Utilisateur:Ernest-Mtl/temp

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celé. Et moi je suis capable de le délivrer. » À ces paroles, le père dit : « Par Allah sur toi ! ô ma fille, délivre-le ! » Elle prit une cruche d’eau et, après avoir murmuré sur cette eau quelques paroles, elle m’aspergea avec quelques gouttes, et dit : « Sors de cette forme-ci et reviens à ta forme première ! » Alors je revins à ma forme première, et je baisai la main de la jeune fille, et je dis : « Je désire maintenant que tu ensorcelles mon épouse comme elle m’a ensorcelé. » Elle me donna alors un peu d’eau et me dit : « Si tu trouves ton épouse endormie, arrose-la avec cette eau, et elle deviendra selon ton désir ! » En effet, je la trouvai endormie, je l’aspergeai avec l’eau, et je dis : « Sors de cette forme-ci et deviens l’image d’une mule ! » Et à l’heure même elle devint mule.

Et c’est elle-même que tu vois là de ton propre œil, ô sultan et chef des rois des genn ! »

Alors le genni se tourna vers la mule et lui dit : « Est-ce vrai cela ? » Et elle se mit à hocher la tête et dit par signe : « Oh oui ! oh oui ! cela est vrai. »

Toute cette histoire fit que le genni se convulsa d’émotion et de plaisir, et fit don au vieillard du dernier tiers du sang.


— Là, Schahrazade vit apparaître le matin, et, discrète, elle cessa de parler, sans profiter davantage de la permission. Alors sa sœur Doniazade lui dit : « Ô ma sœur, que tes paroles sont douces, et gentilles, et savoureuses, et délicieuses en leur fraîcheur ! » Schahrazade répondit : « Mais qu’est cela, comparé à ce que je te raconterai la nuit prochaine, si je suis encore en vie, et si le Roi veut bien me conserver ? » Et le Roi se dit : « Par Allah ! je ne la tuerai que lorsque j’aurai entendu la suite de son récit, qui est étonnant ! »

Puis le Roi et Schahrazade passèrent cette nuit-là enlacés jusqu’au matin. Après quoi, le Roi sortit vers la salle de sa justice. Et le vizir et les officiers entrèrent, et le diwan fut plein de monde. Et le Roi jugea et nomma, et destitua, et termina les affaires, et donna ses ordres, et cela jusqu’à la fin de la journée. Puis le diwan fut levé, et le roi Schahriar rentra dans son palais.


ET LORSQUE FUT
LA TROISIÈME NUIT

Doniazade dit : « Ô ma sœur ! je t’en prie, complète-nous ta narration. » Et Schahrazade répondit : « De tout cœur amical et généreux ! » Puis elle continua :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que, lorsque le troisième cheikh raconta au genni le conte le plus étonnant des trois, le genni s’émerveilla prodigieusement, se convulsa de plaisir et d’émotion, et dit : « Je t’accorde le reste en rachat du crime. Et je relâche le marchand. »

Alors le marchand, tout heureux, alla au-devant des cheikhs, et les remercia beaucoup. Et eux, à leur tour, le félicitèrent pour sa délivrance.

Et chacun d’eux retourna dans son pays.

— Mais, continua Schahrazade, cela n’est pas plus étonnant que l’histoire du pêcheur.

Alors le Roi dit à Schahrazade : « Quelle histoire du pêcheur ? »

Et Schahrazade dit :


Notes


HISTOIRE DU PÊCHEUR AVEC L’ÉFRIT


Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait un pêcheur, homme très avancé en âge, marié, père de trois enfants, et très pauvre de son état.

Il avait coutume de jeter son filet quatre fois par jour, rien de plus. Or, un jour d’entre les jours, à l’heure de midi, il alla au bord de la mer, déposa son panier, jeta son filet, et patienta jusqu’à ce que le filet allât reposer au fond de l’eau. Alors il rassembla les fils, et trouva le filet fort pesant, et ne réussit pas à le tirer à lui. Il porta alors le bout à terre, et l’attacha à un pieu enfoncé en terre. Puis il se dévêtit, plongea dans l’eau autour du filet, et ne cessa de se débattre qu’il ne l’eût fait sortir. Il se réjouit, se rhabilla, et, s’étant approché du filet, il y trouva un âne mort. À cette vue, il se désola, et dit : « Il n’y a de puissance et de force qu’en Allah le Très-Haut, le Tout-Puissant ! » Puis il dit : « Mais, en vérité, ce don d’Allah est étonnant ! » Et il récita ce vers :

Ô plongeur ! tu roules dans les ténèbres de la nuit et la perdition, aveuglément ! Va, cesse les travaux pénibles ; car la Fortune n’aime pas le mouvement !

Puis il retira le filet, en exprima l’eau, et lorsqu’il eut fini de l’exprimer, il étendit ce filet. Puis il descendit dans l’eau et dit : « Au nom d’Allah ! » et jeta de nouveau le filet dans l’eau, et attendit que le filet eût touché le fond ; il essaya alors de le retirer, mais il constata que le filet était fort pesant et adhérait encore plus au fond que la première fois. Aussi crut-il que c’était du gros poisson. Il attacha alors le filet à terre, se dévêtit, plongea, et fit tant qu’il le retira ; et, l’ayant porté sur le rivage, il y trouva une jarre énorme remplie de boue et de sable. À cette vue, il se lamenta et récita quelques vers :

Ô vicissitudes du sort, assez ! Et prenez les humains en pitié !

Quelle tristesse ! Sur la terre, nulle récompense n’est égale au mérite et n’est digne de l’action.

Des fois, je sors de ma maison pour, naïvement, chercher la Fortune. Et on m’apprend qu’il y a longtemps que la Fortune est morte.

Misère ! est-ce ainsi, ô Fortune, qu’à l’ombre tu relègues les sages pour laisser les sots gouverner le monde ?

Puis il jeta la jarre loin de lui, tordit le filet, le nettoya, demanda pardon à Allah pour son mouvement de révolte, et revint vers la mer une troisième fois ; il jeta le filet, attendit que le filet eût atteint le fond et, l’ayant retiré, il y trouva des pots cassés et des verres en morceaux. À cette vue il récita encore un vers d’un poète :

Ô Poète, le vent de la fortune jamais de ton côté ne soufflera ! Ignores-tu, naïf, que ni ta plume de roseau ni les lignes harmonieuses de l’écriture ne t’enrichiront jamais ?

Et, levant la tête au ciel, il s’écria : « Allah ! Tu le sais ! je ne jette mon filet que quatre fois. Or, voici que je l’ai déjà jeté trois fois ! » Après cela, il invoqua encore une fois le nom d’Allah, et jeta son filet dans la mer, et attendit qu’il reposât au fond. Et cette fois, malgré tous ses efforts, il ne réussit point à retirer le filet, qui s’accrochait encore davantage aux roches du fond. Alors il s’écria : « Il n’y a de force et de puissance qu’en Allah ! » Puis il se dévêtit, plongea tout autour du filet et se mit à manœuvrer jusqu’à ce qu’il l’eût dégagé et ramené à terre. Il l’ouvrit et y trouva, cette fois, un grand vase de cuivre jaune, plein et intact ; son embouchure était scellée avec du plomb portant l’empreinte du sceau de notre seigneur Soleïman[1], fils de Daoud. À cette vue le pêcheur se réjouit beaucoup, et se dit : « Voilà une chose que je vendrai dans le souk[2] des chaudronniers, car cela vaut bien au moins dix dinars d’or ! » Il essaya alors de faire ballotter le vase, mais il le trouva trop pesant, et il se dit : « Il me faut absolument l’ouvrir et voir son contenu, que je mettrai dans mon sac ; et je vendrai ensuite le vase au souk des chaudronniers. » Il prit alors son couteau et se mit à manœuvrer jusqu’à ce qu’il eût descellé le plomb ; il renversa alors le vase et le secoua pour verser son contenu par terre. Mais rien ne sortit du vase, si ce n’est une fumée qui monta jusqu’à l’azur du ciel et se déroula à la surface du sol. Et le pêcheur fut prodigieusement étonné. Puis la fumée sortit entièrement, se condensa, se secoua et devint un éfrit dont la tête touchait aux nuages et les pieds traînaient dans la poussière. La tête de cet éfrit était comme une coupole, ses mains comme des fourches, ses pieds comme des mâts, sa bouche comme une caverne, ses dents comme des cailloux, son nez comme une gargoulette, ses yeux comme deux torches ; ses cheveux étaient en désordre et poudreux. À la vue de cet éfrit, le pêcheur fut épouvanté, ses muscles tremblèrent, ses dents se serrèrent violemment, sa salive sécha, et ses yeux s’aveuglèrent à la lumière.

Lorsque l’éfrit vit le pêcheur, il s’écria : « Il n’y a point d’autre Dieu qu’Allah, et Soleïman est le prophète d’Allah ! » et, s’adressant au pêcheur, il lui dit : « Et toi, ô grand Soleïman, prophète d’Allah, ne me tue pas, car jamais plus je ne te désobéirai et ne me mutinerai contre tes ordres ! » Alors le pêcheur lui dit : « Ô géant rebelle et audacieux, tu oses dire que Soleïman est le prophète d’Allah ! D’ailleurs Soleïman est mort depuis déjà mille huit cents ans, et nous sommes à la fin des temps ! Quelle est donc cette histoire ? Et que racontes-tu là ? Et quelle est la cause de ton entrée dans ce vase ? » À ces paroles, le genni dit au pêcheur : « Il n’y a d’autre Dieu qu’Allah ! Laisse-moi t’annoncer une bonne nouvelle, ô pêcheur ! » Le pêcheur dit : « Et que vas-tu m’annoncer ? » Il répondit : « Ta mort ! Et à cette heure même, et de la plus terrible façon ! » Le pêcheur répondit : « Tu mérites pour cette nouvelle, ô lieutenant des afarit[3], que le ciel te retire sa protection ! Et puisse-t-il t’éloigner de nous ! Pourquoi donc veux-tu ma mort ? Et qu’ai-je fait pour mériter la mort ? Je t’ai délivré du vase, je t’ai sauvé de ce long séjour dans la mer et je t’ai ramené sur la terre ! » Alors l’éfrit dit : « Pèse et choisis l’espèce de mort que tu préfères et la façon dont tu aimes le mieux être tué ! » Le pêcheur dit : « Quel est mon crime pour mériter une telle punition ? » L’éfrit dit : « Écoute mon histoire, ô pêcheur. » Le pêcheur dit : « Parle ! et abrège ton discours, car d’impatience mon âme est sur le point de sortir de mon pied ! » L’éfrit dit :


« Sache que je suis un genni rebelle ! Je m’étais mutiné contre Soleïman, fils de Daoud. Mon nom est Sakhr El-Genni ! Et Soleïman dépêcha vers moi son vizir Assef, fils de Barkhia, qui m’emmena, malgré mes efforts, et me conduisit entre les mains de Soleïman. Et mon nez en ce moment-là devint bien humble. À ma vue, Soleïman fit sa conjuration à Allah, et m’enjoignit d’embrasser sa religion et d’entrer sous son obédience. Mais moi, je refusai. Alors il fit apporter ce vase et m’y emprisonna. Puis il le scella avec du plomb et y imprima le nom du Très-Haut. Puis il donna ses ordres aux genn fidèles, qui m’enlevèrent sur leurs épaules et me jetèrent au milieu de la mer. Je séjournai cent ans au fond de l’eau, et je disais en mon cœur : « J’enrichirai éternellement celui qui me délivrera ! » Mais les cent années passèrent et personne ne me délivra. Quand j’entrai dans la seconde période de cent années, je me dis : « Je découvrirai et donnerai les trésors de la terre à celui qui me délivrera ! » Mais personne ne me délivra. Et quatre cents années s’écoulèrent, et je me dis : « J’accorderai trois choses à celui qui me délivrera ! » Mais personne ne me délivra ! Alors je me mis dans une effroyable colère, et je dis en mon âme : « Maintenant je tuerai celui qui me délivrera, mais je lui accorderai le choix de sa mort ! » C’est alors que toi, ô pêcheur, tu vins me délivrer. Et je t’accordai de choisir ton genre de mort !

À ces paroles de l’éfrit, le pêcheur dit : « Ô Allah ! quelle chose prodigieuse ! Il a fallu que ce fût juste moi qui l’aie délivré ! Ô éfrit, fais-moi grâce et Allah te le rendra ! Mais, si tu me fais périr, Allah te suscitera quelqu’un pour te faire périr à ton tour. » Alors l’éfrit lui dit : « Mais si je veux te tuer, c’est justement parce que tu m’as délivré ! » Et le pêcheur dit : « Ô cheikh des afarit, est-ce ainsi que tu me rends le mal pour le bien ! Aussi le proverbe ne ment point ! » Et le pêcheur récita des vers sur ce sujet :

Veux-tu goûter à l’amertume des choses ? — sois bon et serviable.

Oui, je te le jure sur ma vie ! les scélérats ignorent toute gratitude.

Si tu le veux, essaie ! Et ton sort sera celui de la pauvre Magir, mère d’Amer !

Mais l’éfrit lui dit : « Assez abuser des paroles ! Sache qu’il me faut absolument ta mort ! » Alors le pêcheur se dit en lui-même : « Moi, je ne suis qu’un homme, et lui est un genni ; mais Allah m’a donné une raison bien assise ; aussi je vais arranger une combinaison pour le perdre, un stratagème de ma finesse. Et je verrai bien si lui, à son tour, pourra combiner quelque chose avec sa malice et son astuce. » Alors il dit à l’éfrit : « As-tu vraiment décidé ma mort ? » L’éfrit répondit : « N’en doute point. » Alors il dit : « Par le nom du Très-Haut, qui est gravé sur le sceau de Soleïman, je te conjure de répondre avec vérité à ma question ! » Quand l’éfrit entendit le nom du Très-Haut, il fut très ému et très frappé, et répondit : « Tu peux me questionner et je te répondrai avec vérité. » Alors le pêcheur dit : « Comment as-tu pu être contenu tout entier dans ce vase qui peut à peine contenir ton pied ou la main ? » L’éfrit dit : « Est-ce que, par hasard, tu douterais de la chose ? » Le pêcheur répondit : « En effet, je ne le croirai jamais, à moins de te voir de mon propre œil entrer dans le vase ! »

— Mais à ce moment Schahrazade vit apparaître le matin, et cessa les paroles permises.

ET LORSQUE FUT
LA QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que, lorsque le pêcheur dit à l’éfrit : « Je ne te croirai jamais, à moins de t’y voir de mon propre œil ! » l’éfrit s’agita, se secoua et redevint une fumée qui monta jusqu’au firmament, se condensa et commença à entrer dans le vase, petit à petit, jusqu’à la fin. Alors le pêcheur prit rapidement le couvercle de plomb empreint du sceau de Soleïman et en obstrua l’orifice du vase. Puis il héla l’éfrit et lui dit : « Hé ! estime et pèse le genre de mort dont tu préfères mourir, sinon je vais te jeter à la mer, et je me bâtirai une maison sur le rivage, et j’empêcherai quiconque de pêcher, en disant : Ici il y a un éfrit ; délivré, il voudra tuer son libérateur et lui énumérera les variétés de mort pour lui en laisser le choix ! » Quand l’éfrit entendit les paroles du pêcheur, il essaya de sortir, mais il ne le put ; et il vit qu’il était emprisonné, avec, au-dessus de lui, le sceau de Soleïman. Il comprit alors que le pêcheur l’avait enfermé dans le cachot contre lequel ne peuvent prévaloir ni les plus faibles ni les plus puissants parmi les afarit ! Et, comprenant que le pêcheur le portait du côté de la mer, il dit : « Non ! non ! » Et le pêcheur dit : « Il faut ! oh ! il faut ! » Alors le genni commença à adoucir ses termes ; il se soumit et dit : « Ô pêcheur, que vas-tu faire de moi ? » Il dit : « Te jeter à la mer ! Car, si tu y as séjourné mille huit cents ans, moi je vais t’y fixer jusqu’à l’heure du jugement ! Car ne t’ai-je pas prié de me conserver pour qu’Allah te conservât ? et de ne pas me tuer pour qu’Allah ne te tuât point ? Or, tu as repoussé ma prière, et tu as agi avec scélératesse ! Aussi Allah t’a livré entre mes mains. Et je n’ai nul remords de te trahir ! » Alors l’éfrit dit : « Ouvre-moi le vase et je te comblerai de bienfaits ! » Il répondit : « Tu mens, ô maudit ! D’ailleurs, entre toi et moi, il se passe exactement ce qui s’est passé entre le vizir du roi Iounane et le médecin Rouiane ! »


Et l’éfrit dit : « Mais qu’étaient le vizir du roi Iounane et le médecin Rouiane ? Et quelle est cette histoire ? »


HISTOIRE DU VIZIR DU ROI IOUNANE
ET DU MÉDECIN ROUIANE


Le pêcheur dit :

« Sache, ô toi l’éfrit, qu’il y avait, en l’antiquité du temps et le passé de l’âge et du moment, dans la ville de Fars, au pays des Roumann[4], un roi nommé Iounane. Il était riche et puissant, maître d’armées, de forces considérables et d’alliés de toutes les espèces d’hommes. Mais son corps était affligé d’une lèpre dont avaient désespéré les médecins et tes savants. Ni drogues, ni pilules, ni pommades ne produisaient sur lui d’effet, et aucun des médecins ne pouvait lui trouver un remède efficace. Or, un jour, un vieux médecin renommé, appelé Rouiane, vint dans la ville du roi Iounane. Il était versé dans les livres grecs, persans, romains, arabes et syriens ; il avait étudié la médecine et l’astronomie, dont il savait fort bien les principes et les règles, et les bons et mauvais effets ; il possédait les vertus des plantes et des herbes grasses et sèches, et leurs bons et mauvais effets ; il avait enfin étudié la philosophie et toutes les sciences médicales et d’autres sciences encore. Aussi, lorsque le médecin fut entré dans la ville et y eut séjourné quelques jours, il apprit l’histoire du roi et de la lèpre qui affligeait son corps par la volonté d’Allah, et aussi l’insuccès absolu des traitements de tous les médecins et savants. À cette nouvelle, le médecin passa la nuit fort préoccupé. Mais, quand il se réveilla le matin — et que brilla la lumière du jour et que le soleil salua le monde, ce magnifique décor du Très-Bon, — il s’habilla de ses plus beaux vêtements, et entra chez le roi Iounane. Puis il baisa la terre entre ses mains[5], et fit des vœux pour la durée éternelle de sa puissance et des grâces d’Allah et de toutes les meilleures choses. Ensuite il parla et lui apprit qui il était, et dit : « J’ai appris le mal qui t’a frappé dans ton corps ; et j’ai su que la plupart des médecins n’ont pu trouver le moyen de l’enrayer. Or, moi, je vais te traiter, ô roi, et je ne te ferai point boire de médicaments et je ne t’enduirai pas de pommades ! » À ces paroles, le roi Iounane s’étonna prodigieusement, et dit : « Comment feras-tu ? Or, par Allah ! si tu me guéris, je t’enrichirai jusqu’aux fils de tes fils, et je t’accorderai tous tes souhaits et leur réalisation, et tu seras mon compagnon de boisson et mon ami ! » Là-dessus le roi lui donna une belle robe et des présents, et lui dit : « Vraiment, tu me guériras de cette maladie sans médicaments ni pommades ? » Il répondit : « Oui, certes ! Je te guérirai sans fatigue ni peines dans ton corps. » Alors le roi s’étonna de la plus prodigieuse façon, et lui dit : « Ô grand médecin, quel jour et quel moment verra se réaliser ce que tu viens d’avancer ? Hâte-toi de le faire, ô mon enfant ! » Il répondit : « J’écoute et j’obéis ! »

Alors il descendit de chez le roi, et loua une maison où il mit ses livres, ses remèdes et ses plantes aromatiques. Puis il fit des extraits de ses médicaments et de ses simples, en confectionna un maillet court et recourbé dont il creusa l’extrémité, et il y adapta une canne ; et il fit aussi une boule le mieux qu’il put. Quand il eut terminé complètement son travail, il monta chez le roi, le second jour, entra chez lui, et baisa la terre entre ses mains. Puis il lui prescrivit d’aller au meïdane[6] à cheval, et de jouer de la boule et du maillet.

Le roi fut accompagné par ses émirs, ses chambellans, ses vizirs et les chefs du royaume. À peine s’était-il rendu au meïdane que le médecin Rouiane arriva et lui remit le maillet, disant : « Prends ce maillet et empoigne-le de cette façon-ci ; frappes-en le sol du meïdane et la balle, de toute ta force. Et fais en sorte que tu arrives à transpirer de la paume et de tout le corps. De cette façon le remède pénétrera dans ta paume et circulera dans tout ton corps. Lorsque tu auras transpiré et que le remède aura eu le temps d’agir, retourne au palais, et va ensuite au hammam te baigner. Et alors tu seras guéri. Et maintenant que la paix soit avec toi ! »

Alors le roi Iounane prit le maillet du médecin et le saisit à pleine main. De leur côté, des cavaliers choisis montèrent à cheval et lui lancèrent la boule. Alors il se mit à galoper derrière elle, à l’atteindre et à la frapper avec violence, en tenant toujours à la main le maillet fortement serré. Et il ne cessa de frapper la boule, jusqu’à ce qu’il eût bien transpiré de la paume et de tout le corps. Aussi le remède pénétra par la paume et circula dans tout le corps. Lorsque le médecin Rouiane vit que le remède avait circulé dans le corps, il ordonna au roi de retourner au palais et d’aller au hammam prendre un bain immédiatement. Et le roi Iounane revint aussitôt, et ordonna qu’on lui préparât le hammam. On le lui prépara, et, à cet effet, les tapissiers se hâtèrent activement et les esclaves se pressèrent avec émulation et apprêtèrent le linge. Alors le roi entra au hammam et prit un bain, puis se rhabilla à l’intérieur même du hammam, d’où il sortit pour remonter à cheval et retourner au palais, y dormir.

Voilà pour le roi Iounane. Quant au médecin Rouiane, il revint se coucher à la maison, se réveilla le matin, monta chez le roi, lui demanda la permission d’entrer, ce que le roi lui permit, entra, baisa la terre entre ses mains et commença par lui déclamer quelques strophes avec gravité :

Si l’Éloquence te choisissait comme père, elle en refleurirait ! Et nul autre que toi elle ne saurait plus élire !

Ô rayonnant visage dont la clarté effacerait la flamme d’un tison ardent !

Puisse ce glorieux visage rester assez longtemps lumineux dans sa fraîcheur pour voir les rides sillonner le visage du Temps !

Tu m’as couvert des bienfaits de ta générosité, comme le nuage bienfaisant couvre la colline !

Tes hauts exploits t’ont fait atteindre aux sommets de la gloire, et tu es le chéri du Destin qui n’a plus rien à te refuser !

Les vers récités, le roi se leva debout sur ses deux pieds, et se jeta au cou du médecin avec affection. Puis il le fit asseoir à côté de lui, et lui fit cadeau de magnifiques robes d’honneur.

En effet, quand le roi était sorti du hammam, il avait regardé son corps et n’y avait plus trouvé trace de lèpre ; et sa peau était devenue pure comme l’argent vierge. Il s’était réjoui alors de la plus excessive joie, et sa poitrine s’était élargie et dilatée. Quand le matin s’était levé, le roi était entré au diwan, et s’était assis sur son trône : et les chambellans et les grands du royaume étaient entrés ; et aussi le médecin Rouiane : c’est alors qu’à sa vue le roi s’était levé avec empressement et l’avait fait asseoir à ses côtés. Alors on leur servit à tous les deux les mets et les aliments et les boissons durant toute la journée. À la tombée de la nuit, le roi donna au médecin deux mille dinars, sans compter les robes d’honneur et les présents, et lui donna son propre coursier à monter. Et c’est ainsi que le médecin prit congé et retourna à sa maison.

Quant au roi, il ne cessait d’admirer prodigieusement l’art du médecin et de dire : « Il m’a traité par l’extérieur de mon corps, sans m’enduire de pommade ! Or, par Allah ! c’est là une science sublime ! Il me faut donc combler cet homme des bienfaits de ma générosité, et le prendre comme compagnon et ami affectueux pour toujours ! » Et le roi Iounane se coucha joyeux de toute sa joie en se voyant sain de corps et délivré de sa maladie.

Quand donc le roi vint le matin et s’assit sur son trône, les chefs de la nation se tinrent debout entre ses mains, et les émirs et les vizirs s’assirent à sa droite et à sa gauche. Il fit alors demander le médecin Rouiane qui vint et baisa la terre entre ses mains. Alors le roi se leva pour lui, le fit asseoir à ses côtés, mangea avec lui, lui souhaita une longue vie et lui donna des robes d’honneur et d’autres choses encore. Puis il ne cessa de s’entretenir avec lui qu’à l’approche de la nuit ; et il lui fit donner, comme rémunération, cinq robes d’honneur et mille dinars. Et c’est ainsi que retourna le médecin à sa maison, en faisant des vœux pour le roi.

Quand se leva le matin, le roi sortit et entra au diwan, et fut entouré par les émirs, les vizirs et les chambellans Or, parmi les vizirs, il y avait un vizir d’aspect repoussant, au visage sinistre et de mauvais augure, terrible, sordidement avare, envieux et pétri de jalousie et de haine. Lorsque ce vizir vit le roi placer à ses côtés le médecin Rouiane et lui accorder tous ses bienfaits, il en fut jaloux et résolut secrètement sa perte, d’après le proverbe qui dit : « L’envieux s’attaque à toute personne, l’oppression se tient en embuscade dans le cœur de l’envieux : la force la révèle et la faiblesse la tient latente. » Le vizir s’approcha alors du roi Iounane, baisa la terre entre ses mains, et dit : « Ô roi du siècle et du temps, toi qui enveloppas les humains de tes bienfaits, tu as chez moi un conseil de prodigieuse importance, et que je ne saurais te cacher sans être vraiment un fils adultérin : si tu m’ordonnes de te le révéler, je te le révélerai ! » Alors le roi, tout troublé par les paroles du vizir, dit : « Et quel est ton conseil ? » Il répondit : « Ô roi glorieux, les anciens ont dit : Celui qui ne regarde pas la fin et les conséquences, n’aura pas la fortune comme amie, — et je viens justement de voir le roi manquer de jugement, en accordant ses bienfaits à son ennemi, à celui qui désire l’anéantissement de son règne, en le comblant de faveurs, en l’accablant de générosités. Or, moi, je suis, à cause de cela, dans la plus grande crainte pour le roi ! » À ces paroles, le roi fut extrêmement troublé, changea de couleur, et dit : « Quel est celui que tu prétends être mon ennemi, et qui aurait été comblé de mes faveurs ? » Il répondit : « Ô roi, si tu es endormi, réveille-toi ! car je fais allusion au médecin Rouiane ! » Le roi lui dit : « Celui-là est mon bon ami, et il m’est le plus cher des hommes, car il m’a traité avec une chose que j’ai tenue à la main, et m’a délivré de ma maladie, qui avait désespéré les médecins ! Or, certes ! il n’y en a point comme lui en ce siècle, dans le monde entier, en Occident comme en Orient ! Aussi, comment, toi, oses-tu raconter ces choses sur lui ? Quant à moi, dès ce jour je vais lui allouer des gages et des appointements, pour qu’il ait par mois mille dinars ! D’ailleurs, même si je lui donnais la moitié de mon royaume, ce serait peu de chose pour lui ! Aussi je crois fort que tu ne dis tout cela que par jalousie, comme il est raconté dans l’histoire, qui m’est parvenue, du roi Sindabad ! »


— À ce moment, Schahrazade fut surprise par le matin, et s’arrêta dans sa narration. Alors Doniazade lui dit : « Ô ma sœur, que tes paroles sont douces, et gentilles, et délicieuses, et pures ! » Et Schahrazade lui dit : « Mais qu’est cela, comparé à ce que je vous raconterai à tous deux, la nuit prochaine, si je suis encore en vie, et que le Roi veuille bien me conserver ! Alors le Roi dit en son âme : « Par Allah ! je ne la tuerai point avant d’avoir entendu la suite de son histoire, qui est une histoire merveilleuse, en vérité ! » Puis ils passèrent tous deux la nuit, enlacés jusqu’au matin. Et le Roi sortit vers la salle de sa justice, et le diwan fut rempli de monde. Et le Roi jugea et nomma aux emplois, et destitua, et gouverna, et termina les affaires pendantes, et cela jusqu’à la fin de la journée. Puis le diwan fut levé, et le Roi entra dans son palais. Quand s’approcha la nuit il fit sa chose ordinaire avec Schahrazade, la fille du vizir.

QUAND FUT
LA CINQUIÈME NUIT

Schahrazade dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le roi Iounane dit à son vizir : « Ô vizir, tu as laissé l’envie entrer en toi contre le médecin, et tu veux que je le tue, pour qu’ensuite je m’en repente comme se repentit le roi Sindabad après avoir tué le faucon ! » Le vizir répondit : « Et comment cela s’est-il fait ? »

Alors le roi Iounane raconta :


LE FAUCON DU ROI SINDABAD

« On dit qu’il y avait un roi d’entre les rois de Fars qui était grand amateur de divertissements, de promenades dans les jardins et de toutes les espèces de chasse. Aussi il avait un faucon qu’il avait lui-même élevé et qui ne le quittait ni le jour ni la nuit : car, même durant la nuit, il le portait sur son poing ; et, quand il allait à la chasse, il le prenait avec lui, et il lui avait suspendu au cou un gobelet d’or où il le faisait boire. Un jour qu’il était assis dans son palais, soudain voici venir le wekil[7] chargé des oiseaux de chasse, qui lui dit : « Ô roi des siècles, c’est juste l’époque d’aller à la chasse ! » Alors le roi fit ses préparatifs de départ, et prit le faucon sur sa main. Puis on partit et on arriva dans un vallon où on dressa les filets de chasse. Et tout à coup une gazelle tomba dans le filet. Alors le roi dit : « Je tuerai celui à côté de qui passera la gazelle ! » Puis on se mit à rétrécir le filet de chasse autour de la gazelle, qui s’approcha alors du roi, se haussa sur ses pattes de derrière et rapprocha de sa poitrine ses pattes de devant comme si elle voulait baiser la terre devant le roi. Alors le roi fit claquer ses mains l’une contre l’autre pour faire fuir la gazelle, qui alors bondit et fila en passant au-dessus de sa tête et s’enfonça dans le loin des terres. Alors le roi se tourna vers les gardes et les vit qui clignaient de l’œil sur lui. À cette vue, il dit au vizir : « Qu’ont-ils donc, ces soldats, à se faire ainsi des signes ? » Il répondit : « Ils disent que tu as juré de mettre à mort quiconque verra passer la gazelle à son côté ! » Et le roi dit : « Par la vie de ma tête ! il nous faut poursuivre cette gazelle et la ramener ! » Puis le roi se mit à galoper sur les traces de la gazelle ; et le faucon la frappait du bec sur les yeux, et tellement qu’il l’aveugla, et lui donna le vertige. Alors le roi prit son casse-tête, l’en frappa et la fit rouler ; puis il descendit, l’égorgea, l’écorcha et en suspendit la dépouille à l’arçon de la selle. — Or, il faisait chaud, et l’endroit était désert, aride et sans eau. Aussi le roi eut soif et le cheval eut soif. Et le roi se retourna et vit un arbre d’où coulait de l’eau comme du beurre. Or, le roi avait sa main couverte d’un gant de peau ; aussi prit-il le gobelet du cou du faucon, le remplit de cette eau et le plaça devant l’oiseau ; mais l’oiseau donna un cou de patte au gobelet et le renversa. Le roi prit le gobelet une deuxième fois, le remplit, et, pensant toujours que l’oiseau avait soif, le plaça devant lui ; mais le faucon pour la seconde fois donna un coup de patte au gobelet et le renversa. Et le roi se mit en colère contre le faucon, et prit le gobelet une troisième fois, mais le présenta au cheval : et le faucon renversa le gobelet de son aile. Alors le roi dit : « Qu’Allah t’enfouisse, ô le plus néfaste des oiseaux de mauvais augure ! Tu m’as empêché de boire, tu t’en es privé toi-même et aussi tu en as privé le cheval. » Puis il frappa le faucon avec son épée, et lui jeta à bas les ailes. Alors le faucon se mit à lever la tête et à dire par signes : « Regarde ce qu’il y a sur l’arbre ! » Et le roi leva les yeux, et vit sur l’arbre un serpent ; et ce qui coulait était son venin. Alors le roi se repentit d’avoir coupé les ailes au faucon. Puis il se leva, remonta à cheval, partit en emportant avec lui la gazelle, et arriva à son palais. Il jeta alors la gazelle au cuisinier et lui dit : « Prends-la et cuisine-la ! » Puis le roi s’assit sur son trône, ayant sur sa main le faucon. Alors le faucon eut un hoquet et mourut. À cette vue le roi poussa des cris de deuil et d’affliction pour avoir tué le faucon qui l’avait sauvé de la perdition.

Et telle est l’histoire du roi Sindabad ! »

Quand le vizir eut entendu le récit du roi Iounane, il lui dit : « Ô grand roi plein de dignité, quel mal ai-je commis dont tu aurais vu de funestes effets ? Je n’agis ainsi avec toi que par pitié pour toi. Et tu apprendras la vérité de mon dire ! Si tu m’écoutes, tu es sauvé, sinon tu périras comme a péri un vizir rusé qui avait trompé un fils de roi d’entre les rois.


HISTOIRE DU PRINCE ET DE LA GOULE


Le roi en question avait un fils fort enflammé pour la chasse et la chasse à courre, et il avait aussi un vizir. Ce roi ordonna à ce vizir d’être avec son fils partout où il irait. Ce fils, un jour d’entre les jours, sortit à la chasse et à la chasse à courre, et avec lui sortit le vizir de son père. Et tous deux s’en allèrent, et virent une bête monstrueuse. Et le vizir dit au fils du roi : « À toi ! sus à cette bête fauve et poursuis-la ! » Et le prince se mit à poursuivre la bête jusqu’à ce qu’il disparût aux yeux. Et tout à coup la bête disparut dans le désert. Et le prince fut fort perplexe, et ne savait plus où aller, quand il vit au haut du chemin une jeune esclave qui pleurait. Le prince lui dit : « Qui es-tu ? » Elle répondit : « La fille d’un roi d’entre les rois de l’Inde. Pendant que je cheminais dans le désert avec la caravane, l’envie de dormir me prit et je tombai de ma monture sans m’en apercevoir. Et je me trouvai abandonnée toute seule et fort perplexe ! » Quand le prince entendit ces paroles, il fut touché de compassion et la porta sur le dos de sa monture et la mit en croupe et partit. En passant dans une petite île déserte, l’esclave lui dit : « Ô mon maître, je désirerais faire passer une nécessité ! » Alors il la descendit dans l’îlot, et, voyant qu’elle tardait trop et qu’elle était trop lente, il entra derrière elle sans qu’elle s’en aperçût : or c’était une goule ! Et elle disait à ses enfants : « Ô mes enfants, aujourd’hui je vous ai amené un jeune garçon bien gras ! » Et ils lui dirent : « Oh ! porte-le-nous, ô notre mère, pour que nous le mangions dans nos ventres ! » Lorsque le prince entendit leurs paroles, il ne douta plus de sa mort, et ses muscles frémirent, et il fut plein de terreur pour lui-même, et il revint. Quand la goule sortit [de sa tanière] elle vit qu’il avait peur comme un poltron et qu’il tremblait, et elle lui dit : « Qu’as-tu à avoir peur ? » Il répondit : « J’ai un ennemi dont j’ai peur. » Et la goule lui dit : « Toi, tu m’as bien dit ceci : Je suis un prince… ? » Il répondit : « Oui, en vérité. » Elle lui dit : « Alors pourquoi ne donnes-tu pas quelque argent à ton ennemi pour le satisfaire ? » Il répondit : « Oh ! il ne se satisfait pas avec l’argent, et il ne se satisfait qu’avec l’âme ! Or, moi j’en ai bien peur, et je suis un homme victime de l’injustice ! » Elle dit : « Si tu es opprimé, comme tu le prétends, tu n’as qu’à demander l’aide d’Allah contre ton ennemi ; et Il te sauvegardera de ses maléfices et des maléfices de tous ceux dont tu as peur ! » Alors le prince leva la tête vers le ciel, et dit : « Ô Toi, qui réponds à l’opprimé s’il t’implore, et lui découvres le mal, fais-moi triompher de mon ennemi, et éloigne-le de moi, car tu as le pouvoir sur tout ce que tu désires ! » — Lorsque la goule entendit cette prière, elle disparut. Et le prince retourna auprès du roi, son père, et lui rapporta le mauvais conseil du vizir ! Et le roi ordonna la mort du vizir ! »


[Ensuite le vizir du roi Iounane continua en ces termes : ]

« Et toi, ô roi, si tu te fies à ce médecin, il te fera mourir de la pire des morts. Et, malgré que tu l’aies comblé de faveurs, et que tu en aies fait ton intime, il prépare tout de même ta mort. Ne vois-tu pas pourquoi il t’a délivré de la maladie par l’extérieur de ton corps avec une chose que tu as tenue à la main ? Et ne crois-tu pas que c’est simplement pour causer ta perte avec une seconde chose qu’il te fera tenir encore ? » Alors le roi Iounane dit : « Tu dis vrai ! Qu’il soit fait selon ton avis, ô mon vizir de bon conseil. Car il est fort probable que ce médecin est venu en cachette comme un espion pour causer ma perte. En effet, s’il m’a délivré avec une chose que j’ai tenue à la main, il peut fort bien me perdre avec, par exemple, une chose qu’il me ferait sentir ! » Puis le roi Iounane dit à son vizir : « Ô vizir, que devons-nous faire de lui ? » Et le vizir répondit : « Il faut envoyer immédiatement près de lui quelqu’un le mander ; et, quand il se présentera ici, il faut le frapper à travers la nuque, et tu arrêteras ainsi ses maléfices, et tu en seras débarrassé, et tu seras tranquille. Trahis-le donc avant qu’il ne te trahisse ! » Et le roi Iounane dit : « Tu dis vrai, ô vizir ! » Puis le roi envoya mander le médecin qui se présenta joyeux, ignorant ce qu’avait décidé le Clément. — Le poète dit en vers :

Ô toi, qui redoutes les coups du Destin, tranquillise-toi ! Ne sais-tu que tout est entre les mains de Celui qui a formé la terre ?

Car ce qui est écrit est écrit et ne s’efface point ! Et quant à ce qui n’est pas écrit, tu n’as point à le redouter.

Et toi, Seigneur ! pourrais-je jamais passer un jour sans chanter tes louanges ! Et pour qui réserverais-je le don merveilleux de mon style rythmé et ma langue de Poète !

Chaque nouveau don que je reçois de tes mains, Seigneur, est plus beau que le précédent, et me vient même avant son désir !

Aussi, comment pourrais-je ne point chanter ta gloire, toute ta gloire, et te louer en mon âme et en public !

Mais, je dois te l’avouer, jamais ma bouche n’aura d’éloquence assez belle, mon dos assez de force, soit pour chanter, soit pour porter les bienfaits dont tu m’as comblé !

Ô toi, qui es dans la perplexité, remets tes affaires entre les mains d’Allah, le seul Sage ! Et cela fait, ton cœur n’a plus rien à redouter de la part des hommes.

Sache aussi que rien ne se fait par ta volonté, mais par la volonté seule du Sage des Sages !

Ne désespère donc jamais, et oublie toutes les tristesses et tous les soucis ! Ne sais-tu que les soucis usent le cœur du plus ferme et du plus fort ?

Laisse donc tout. Nos projets ne sont que projets d’esclaves impuissants en face du seul Ordonnateur ! Laisse-toi aller ! Et tu goûteras la félicité durable.

Quand donc se présenta le médecin Rouiane, le roi lui dit : « Sais-tu pourquoi je t’ai fait venir en ma présence ? » Et le médecin répondit : « Nul ne sait l’inconnu, si ce n’est Allah le Très-Haut ! » Le roi lui dit : « Je t’ai fait venir pour ta mort, et pour te retirer ton âme ! » Et le médecin Rouiane, à ces paroles, fut prodigieusement étonné du plus prodigieux étonnement, et dit : « Ô roi, pourquoi me tueras-tu, et quelle faute a été par moi commise ? » Et le roi lui répondit : « On dit que tu es un espion, et que tu es venu pour me tuer. Or, moi, je vais te tuer avant que tu ne me tues ! » Puis le roi cria au porte-glaive et lui dit : « Frappe le cou de ce traître, et délivre-nous de ses maléfices ! » Et le médecin dit : « Conserve-moi, et Allah te conservera ! Et ne me tue pas, sinon Allah te tuera ! »

— Puis il lui réitéra sa prière, comme moi je l’avais fait en m’adressant à toi, ô toi, l’éfrit, sans que tu m’aies exaucé ; et, au contraire, tu persistais à vouloir ma mort. —

Ensuite le roi Iounane dit au médecin : « Je ne saurais avoir confiance ni être tranquille avant de t’avoir tué. Car si tu m’as délivré avec une chose que j’ai tenue à la main, je crois fort que tu me tueras avec une chose que je sentirai, ou d’une autre façon ! » Et le médecin dit : « Ô roi, est-ce là ma récompense ? Est-ce ainsi que tu rends le mal pour le bien ! » Mais le roi dit : « Il faut absolument ta mort sans retard ! » Lorsque le médecin eut bien vérifié que le roi voulait sa mort sans recours, il pleura et s’affligea à cause des services rendus à ceux qui n’en étaient point dignes. — Sur ce sujet le poète dit :

La jeune et folle Maïmouna est vraiment dénuée de toute élévation d’esprit ! Mais son père, au contraire, est un homme plein de cœur et compte parmi les plus doués.

Aussi, regardez-le ! il ne marche qu’une lumière à la main, et, de la sorte, il évite la boue des chemins, la poussière des routes, et les glissades dangereuses !

Après cela, le porte-glaive s’avança, banda les yeux du médecin, et, tirant son glaive, il dit au roi : « Avec ta permission ! » Mais le médecin continuait à pleurer et à dire au roi : « Conserve-moi, et Allah te conservera ; et ne me tue pas, sinon Allah te tuera ! » Et il récita les vers du poète :

Mes conseils à moi n’ont eu aucun succès, et les conseils des ignorants ont réussi ! Et je n’ai récolté que le mépris.

Aussi, si je vis encore, je me garderai bien de donner un conseil ! Et si je meurs, mon exemple servira aux autres pour empêcher leur langue de parler.

Puis il dit au roi : « Est-ce là ma récompense ? Voici que tu me traites comme l’a fait un crocodile ! » Alors le roi dit : « Mais quelle est cette histoire de ce crocodile ? » Et le médecin dit : « Oh ! il m’est impossible de te la raconter pendant que je suis dans cet état. Oh ! par Allah sur toi ! conserve-moi, et Allah te conservera ! » Puis il se mit à verser des larmes abondantes. — Alors quelques-uns des favoris du roi se levèrent et dirent : « Ô roi, fais-nous grâce du sang de ce médecin, car nous ne l’avons jamais vu en faute contre toi ; au contraire nous l’avons vu te délivrer de ta maladie qui avait résisté aux médecins et aux savants ! » — Le roi leur répondit : « Vous ignorez le motif de la mort de ce médecin : si je le conservais, je serais perdu sans recours, car celui qui m’a libéré de la maladie en me faisant tenir une chose à la main pourra bien me tuer en me donnant quelque chose à sentir. Or, moi, j’ai bien peur qu’il ne me tue pour toucher le prix convenu de ma mort, car c’est probablement un espion qui n’est venu ici que pour me tuer. Sa mort est donc nécessaire. Après quoi je serai sans crainte pour moi-même ! » Alors le médecin dit : « Conserve-moi pour qu’Allah te conserve, et ne me tue pas, sinon Allah te tuera ! »

— Mais, ô toi l’éfrit ! lorsque le médecin s’assura que le roi devait le tuer sans recours, il lui dit : « Ô roi ! si ma mort est réellement nécessaire, accorde-moi un délai que je descende à ma maison, pour me libérer de toutes choses et recommander à mes parents et à mes voisins de se charger de mon enterrement, et surtout pour donner en cadeau mes livres de médecine. D’ailleurs, j’ai un livre qui est vraiment l’extrait des extraits et le rare des rares, que je veux t’offrir en présent pour que tu le conserves précieusement dans ton armoire. » Alors le roi dit au médecin : « Et quel est ce livre ? » Il répondit : « Il contient des choses inestimables, et le moindre des secrets qu’il révèle est celui-ci : Si tu me coupes la tête, ouvre le livre et compte trois feuilles en les tournant ; lis ensuite trois lignes de la page de gauche, et alors la tête coupée te parlera et te répondra à toutes les questions que tu lui poseras ! » À ces paroles, le roi s’émerveilla à la limite de l’émerveillement, et se trémoussa de joie et d’émotion, et dit : « Ô médecin !… Même si je te coupais la tête, tu parlerais ? » Il répondit : « Oui, en vérité, ô roi ! c’est bien là, en effet, une chose prodigieuse. » Alors le roi lui permit de s’en aller, mais entre des gardiens ; et le médecin descendit à sa maison et termina ce jour-là ses affaires, et le second jour aussi. Puis il remonta au diwan, et aussi vinrent les émirs, les vizirs, les chambellans, les nawabs[8] et tous les chefs du royaume, et le diwan devint comme un jardin plein de fleurs. Alors le médecin entra au diwan et se tint debout devant le roi, en tenant un livre très vieux et une petite boîte à collyre contenant une poudre. Puis il s’assit et dit : « Qu’on m’apporte un plateau ! » On lui apporta un plateau ; il y versa la poudre et l’étendit à la surface. Il dit alors : « Ô roi ! prends ce livre, mais ne t’en sers pas avant de me couper la tête. Lorsque tu l’auras coupée, pose-la sur ce plateau, et ordonne qu’on la presse contre cette poudre pour étancher le sang ; puis tu ouvriras le livre ! » Mais le roi, dans sa hâte, me l’écoutait déjà plus : il prit le livre et l’ouvrit mais il trouva les feuilles collées les unes aux autres. Alors il mit son doigt à la bouche, le mouilla avec sa salive, et réussit à ouvrir la première feuille. Et il fit le même manège pour la deuxième et la troisième feuilles, et chaque fois les feuilles ne s’ouvraient qu’avec grande difficulté. De cette manière, le roi ouvrit six feuilles, essaya de lire, mais ne put y trouver aucune espèce d’écriture. Et le roi dit : « Ô médecin, il n’y a rien d’écrit ! » Le médecin répondit : « Tourne davantage de la même manière ! » Et le roi continua à tourner davantage les feuillets. Mais à peine quelques moments s’étaient-ils écoulés, que le poison circula dans le système du roi, à l’instant et à l’heure mêmes : car le livre était empoisonné. Et alors le roi tomba en de terribles convulsions, et s’écria : « Le poison circule ! » — Et là-dessus le médecin Rouiane se mit à improviser des vers, disant :

Ces juges ! Ils ont jugé, mais en outrepassant leurs droits, et en dépit de toute justice ! Et pourtant, ô Seigneur, la justice existe !

À leur tour, on les a jugés ! S’ils avaient été intègres et bons, on les eût épargnés ! Mais ils ont opprimé, et le sort les a opprimés et les a accablés des pires tribulations !

Ils sont devenus un objet de risée et la pitié du passant ! C’est la loi ! Ceci à cause de cela ! Et la Destinée n’a fait que s’accomplir avec logique !

Comme Rouiane, le médecin, finissait sa récitation, le roi à l’instant même tomba mort.

— Or, maintenant apprends, ô toi, l’éfrit ! que si le roi Iounane avait conservé le médecin Rouiane, Allah l’aurait conservé à son tour. Mais il avait refusé, et avait résolu sa mort.

Et toi, ô l’éfrit ! si tu avais voulu me conserver, Allah t’aurait conservé. »


— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit luire le matin, et s’arrêta discrètement. Et sa sœur Doniazade lui dit : « Que tes paroles sont délicieuses ! » Elle répondit : « Mais qu’est cela comparé à ce que je vous raconterai la nuit prochaine, si je suis encore en vie et que le Roi veuille me conserver ! » Et ils passèrent cette nuit-là dans le bonheur complet et la félicité jusqu’au matin. Puis le roi monta à son diwan. Et lorsqu’il eut levé le diwan, il rentra dans son palais et se réunit avec les siens.


LORSQUE FUT
LA SIXIÈME NUIT

Schahrazade dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lorsque le pêcheur dit à l’éfrit : « Si tu m’avais conservé, je t’aurais conservé ; mais tu n’as voulu que ma mort, et moi, je te ferai mourir emprisonné dans ce vase, et je te jetterai dans cette mer ! » — alors l’éfrit s’écria et dit : « Par Allah sur toi ! ô pêcheur, ne le fais pas ! Et conserve-moi généreusement, sans trop me gronder pour mon action, car si, moi, j’ai été criminel, toi, sois bienfaisant ; et les proverbes connus disent : Ô toi qui fais le bien à celui qui fait le mal, pardonne entièrement le crime du malfaiteur ! Et toi, ô pêcheur, ne me fais point comme a fait Oumama avec Atika ! » Le pêcheur dit : « Et quel est leur cas ? » L’éfrit répondit : « Ce n’est pas le temps de raconter, alors que je suis en prison ; lorsque tu m’auras fait sortir, je te parlerai de leur cas ! » Le pêcheur dit : « Oh, non ! il faut absolument que je te jette à la mer, sans qu’il puisse te rester un moyen d’en sortir ! Lorsque je t’implorais et que j’avais recours à toi, tu ne souhaitais que ma mort sans que j’eusse commis ni une faute à ton égard ni une bassesse quelconque ; et je ne t’ai fait que du bien, car je t’ai libéré du cachot. Aussi lorsque tu t’es ainsi comporté avec moi, j’ai compris que tu étais d’une race mauvaise d’origine. Or, sache bien que je ne vais te jeter à la mer que pour aviser de ton cas quiconque essayerait de te retirer, et il te rejettera une seconde fois, et alors tu séjourneras dans cette mer jusqu’à la fin des temps pour goûter tous les genres de supplice ! » L’éfrit lui répondit : « Relâche-moi, car c’est maintenant le moment de te raconter l’histoire. D’ailleurs, je te promets de ne jamais plus te faire de mal, et je te serai d’une grande utilité dans une affaire qui t’enrichira pour toujours. » Alors le pêcheur prit acte de cette promesse que, s’il le délivrait, l’éfrit ne lui ferait jamais plus de mal, mais lui rendrait service. Puis lorsqu’il se fut fermement assuré de sa foi et de sa promesse, et qu’il lui eut fait prêter serment sur le nom d’Allah Tout-Puissant, le pêcheur ouvrit le vase. Alors la fumée se mit à monter jusqu’à ce qu’elle fût sortie complètement ; et elle devint un éfrit épouvantable de laideur quant à la figure. L’éfrit donna un coup de pied au vase et le jeta dans la mer. Lorsque le pêcheur vit le vase prendre le chemin de la mer, il fut certain indubitablement de sa propre perdition, il urina dans ses vêtements, et dit : « Ce n’est vraiment pas là un bon signe ! » Puis il essaya de se raffermir le cœur, et dit : « Ô éfrit, Allah le Très-Haut a dit : Il vous faut tenir le serment, car il vous en sera demandé compte ! Or, toi, tu m’as promis et juré que tu ne me trahiras pas. Si donc tu me trahis, Allah te punira, car Il est jaloux ! et, s’il est patient, Il n’est pas oublieux ; et, moi, je t’ai dit ce qu’a dit le médecin Rouiane au roi Iounane : Conserve-moi et Allah te conservera ! » — À ces paroles, l’éfrit se mit à rire, et marcha devant lui, et dit : « Ô pêcheur, suis-moi ! » Et le pêcheur se mit à marcher derrière sans trop croire à son salut, et ainsi ils sortirent complètement de la ville et la perdirent de vue, et montèrent sur une montagne, et descendirent dans une vaste solitude au milieu de laquelle se trouvait un lac. Alors l’éfrit s’arrêta et ordonna au pêcheur de jeter son filet et de pêcher ; et le pêcheur regarda dans l’eau et vit des poissons blancs, rouges, bleus et jaunes. À cette vue, le pêcheur s’émerveilla ; puis il jeta son filet, et, l’ayant retiré, il y vit quatre poissons, chaque poisson de couleur différente. À cette vue, il se réjouit, et l’éfrit lui dit : « Entre avec ces poissons chez le sultan et offre-les-lui, et il te donnera de quoi t’enrichir. Et maintenant, par Allah ! veuille bien agréer mes excuses, car maintenant j’ai oublié les bonnes manières depuis le temps que je suis dans la mer, voici déjà plus de mille huit cents ans, sans voir le monde à la surface de la terre ! Quant à toi, tu viendras tous les jours pêcher ici, mais rien qu’une fois ! Et maintenant, qu’Allah te tienne sous sa protection ! » Sur ce, l’éfrit frappa de ses deux pieds la terre, qui s’entrouvrit et l’engloutit.

Alors le pêcheur s’en retourna à la ville tout émerveillé de ce qui lui était arrivé avec l’éfrit ; puis il prit les poissons et les porta à sa maison ; ensuite, ayant pris un pot de terre cuite, il le remplit d’eau et y plaça les poissons, qui se mirent à frétiller dans l’eau contenue dans le pot. Puis, ayant chargé le pot sur sa tête, il s’achemina vers le palais du roi, comme le lui avait prescrit l’éfrit. Lorsque le pêcheur monta chez le roi et lui offrit les poissons, le roi s’émerveilla au comble de l’émerveillement à la vue de ces poissons que lui offrait le pêcheur, car il n’en avait jamais vu de sa vie de semblables en qualité et espèce, et il dit : « Qu’on remette ces poissons à notre négresse la cuisinière ! » Or, cette esclave lui avait été offerte en cadeau, depuis seulement trois jours, par le roi des Roum, et on n’avait pas encore eu le temps d’expérimenter sa cuisine. Aussi le vizir lui ordonna-t-il de faire frire le poisson, lui disant : « Ô bonne négresse, le roi me charge de te dire ceci : Je ne te garde précisément comme un trésor, ô toi la goutte de mon œil, que simplement pour le jour de l’attaque ![9] — Or, fais-nous voir aujourd’hui la preuve de ton art en la cuisson, et la bonté de tes plats ; car le sultan vient de recevoir un homme porteur de cadeaux ! » Ayant dit cela, le vizir s’en retourna après avoir fait toutes ses recommandations : et le roi lui ordonna de donner au pêcheur quatre cents dinars. Le vizir les lui ayant donnés, le pêcheur les mit dans le pan de sa robe, et revint à sa maison, près de son épouse, tout content et joyeux. Puis il acheta à ses enfants tout ce dont ils pouvaient avoir besoin. — Et voilà pour ce qui est du pêcheur !


Quant à ce qui est de la négresse, elle prit le poisson, le nettoya, et le rangea dans la poêle ; puis elle le laissa bien cuire sur un côté, et le tourna ensuite sur le second côté. Mais tout d’un coup le mur de la cuisine s’entr’ouvrit, et laissa entrer dans la cuisine une jeune fille à la taille élancée, aux joues pleines et lisses, aux qualités parfaites, aux paupières fardées de kohl noir, au visage gentil, au corps gracieusement penché ; elle avait sur la tête une écharpe de soie bleue, des boucles aux oreilles, des bracelets aux poignets, et aux doigts des bagues avec de précieuses pierreries ; et elle tenait à la main une baguette en bambou. Elle s’approcha et, enfonçant la baguette dans la poêle, elle dit : « Ô poisson, tiens-tu toujours ta promesse ? » À cette vue, l’esclave s’évanouit ; et la jeune fille répéta une seconde fois et une troisième fois sa question. Alors tous les poissons levèrent la tête de l’intérieur de la poêle et dirent :. « Oh, oui ! oh, oui ! » Puis ils entonnèrent en chœur cette strophe :

Si tu reviens sur tes pas, nous t’imiterons ; si tu remplis ta promesse, nous remplirons la nôtre ; mais si tu essaies d’échapper, nous insisterons jusqu’à ce que tu te sois exécuté !

À ces paroles la jeune fille renversa la poêle, et sortit par l’endroit même d’où elle était entrée, et le mur de la cuisine se souda de nouveau. Quand l’esclave se réveilla de son évanouissement, elle vit que les quatre poissons avaient brûlé et étaient devenus comme le charbon noir, et elle se dit à elle-même : « Ce pauvre poisson ! À peine à l’attaque, que le voilà débandé ! » Et pendant qu’elle continuait à se lamenter, voici que le vizir survint derrière elle au-dessus de sa tête, et lui dit : « Porte les poissons au sultan ! » Et l’esclave se mit à pleurer et apprit au vizir l’histoire et ce qui s’en suivit ; et le vizir fut fort étonné et dit : « C’est vraiment une bien étrange histoire ! » Et il envoya quérir le pêcheur, et, une fois le pêcheur amené, il lui dit : « Il faut absolument que tu nous reviennes avec quatre poissons semblables à ceux que tu avais apportés la première fois ! » Et le pêcheur se dirigea vers l’étang, jeta son filet et le ramena contenant quatre poissons qu’il prit et apporta au vizir. Et le vizir entra les porter à la négresse en lui disant : « Lève-toi les faire frire en ma présence pour que je voie ce qu’il en est de cette affaire ! » Et la négresse se leva, apprêta les poissons, et les mit dans la poêle sur le feu. Or, à peine quelques moments s’étaient-ils écoulés que voici le mur se fendre et la jeune fille apparaître vêtue toujours de ses mêmes vêtements et tenant toujours la baguette à la main. Elle enfonça la baguette dans la poêle et dit : « Ô poissons, ô poissons ! tenez-vous toujours votre promesse ancienne ? » Et les poissons levèrent tous la tête et entonnèrent en chœur cette stance :

Si tu reviens sur tes pas, nous t’imiterons ; si tu accomplis ton serment, nous l’accomplirons ; mais si tu renies tes engagements, nous crierons tant que tu nous en dédommageras !

— À ce moment, Schahrazade vit apparaître le matin, et cessa les paroles permises.


LORSQUE FUT
LA SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que, lorsque les poissons se mirent à parler, la jeune fille renversa la poêle de sa baguette, et sortit par l’endroit d’où elle était entrée, et que le mur se souda. Alors le vizir se leva et dit : « C’est là une affaire que je ne saurais vraiment cacher au roi ! » Puis il se rendit auprès du roi et lui raconta ce qui s’était passé en sa présence. Et le roi dit : « Il me faut voir cela de mon propre œil ! » Et il envoya quérir le pêcheur, et lui enjoignit de revenir avec quatre poissons semblables aux premiers, et lui donna dans ce but trois jours de temps. Mais le pêcheur retourna vite à l’étang et en rapporta immédiatement quatre poissons. Alors le roi ordonna qu’on lui donnât quatre cents dinars ; et, se tournant vers le vizir, il dit : « Prépare toi-même, devant moi, ces poissons ! » Et le vizir répondit : « J’exécute et j’obéis ! » Alors il fit porter la poêle devant le roi et y mit les poissons frire, après les avoir bien nettoyés ; ensuite, une fois cuits sur un côté, il les tourna sur l’autre côté. Et tout d’un coup le mur de la cuisine se fendit et en sortit un nègre semblable à un buffle d’entre les buffles ou à un des géants de la tribu de Had ; et il tenait à la main une branche d’un arbre vert ; et il dit d’une voix distincte et terrible : « Poissons, ô poissons ! tenez-vous toujours votre ancienne promesse ? » Et les poissons levèrent la tête de l’intérieur de la poêle et dirent : « Oui, certes ! oui, certes ! » Et en chœur ils déclamèrent cette construction de vers :

Si tu reviens en arrière, nous reviendrons ! Si tu tiens ta promesse, nous tiendrons la nôtre ! Mais si tu regimbes, nous crierons tant que tu t’exécuteras bien !


Puis le nègre s’approcha de la poêle et la renversa avec la branche, et les poissons brûlèrent et devinrent du charbon noir. Le nègre s’en alla alors par le même endroit d’où il était entré. Lorsqu’il disparut de devant leurs yeux à tous, le roi dit : « C’est là une affaire sur laquelle nous ne pouvons vraiment garder le silence. D’ailleurs, il n’y a pas de doute, ces poissons doivent avoir une histoire étrange. » Il ordonna alors de faire venir le pêcheur et, une fois le pêcheur arrivé, il lui dit : « D’où vient ce poisson ? Il répondit : « D’un étang situé entre quatre collines derrière la montagne qui domine ta ville ! » Et le roi se tourna vers le pêcheur et lui dit : « Combien faut-il de jours pour y arriver ? » Il répondit : « Ô notre seigneur le sultan ! il faut seulement une demi-heure ! » Et le sultan fut fort surpris et ordonna aux gardes d’accompagner le pêcheur à l’instant même. Et le pêcheur, fort contrarié, se mit à maudire secrètement l’éfrit. Et le roi et tous partirent, et montèrent sur une montagne, et descendirent dans une vaste solitude que jamais de leur vie ils n’avaient vue auparavant. Et le sultan et les soldats s’étonnaient de cette étendue déserte située entre quatre montagnes, et de cet étang où se jouaient des poissons de quatre différentes couleurs : rouge, blanc, jaune et bleu. Et le roi s’arrêta et dit aux soldats et à tous ceux qui étaient présents : « Y a-t-il quelqu’un d’entre vous qui ait vu auparavant ce lac dans ce lieu ? » Ils répondirent tous : « Oh, non ! » Et le roi dit : « Par Allah ! je ne rentrerai point dans ma ville et ne m’asseoirai point sur le trône de mon royaume avant de connaître la vérité sur ce lac et sur les poissons qu’il contient ! » Et il ordonna aux soldats de cerner ces montagnes ; et les soldats le firent. Alors le roi appela son vizir. Ce vizir était un érudit, un homme sage, éloquent, versé dans toutes les sciences. Lorsqu’il se présenta entre les mains du roi, le roi lui dit : « J’ai l’intention de faire une chose et vais d’abord te mettre au courant : il m’est venu l’idée de m’isoler complètement cette nuit, et de chercher seul l’explication du mystère de ce lac et de ses poissons. Toi, donc, tu te tiendras à la porte de ma tente et tu diras aux émirs, aux vizirs et aux chambellans : « Le sultan est indisposé et m’a donné l’ordre de ne laisser entrer personne chez lui ! » Et tu ne révèleras à personne mon intention ! » De cette façon le vizir ne pouvait guère désobéir. Alors le roi se déguisa, ceignit son épée et se glissa loin de son entourage sans être vu. Et il se mit à marcher toute la nuit jusqu’au matin sans arrêt, jusqu’au moment où la chaleur, devenue trop forte, le força à se reposer. Après quoi, il se remit à marcher durant tout le reste de la journée et la deuxième nuit jusqu’au matin. Et voici qu’il vit dans le lointain une chose noire ; il s’en réjouit et se dit : « Il est probable que je vais trouver là quelqu’un qui me racontera cette histoire du lac et de ses poissons ! » En s’approchant de cette chose noire, il vit que c’était un palais entièrement bâti avec des pierres noires, consolidé par de larges lames de fer, et il vit que la porte avait un battant ouvert et l’autre fermé. Alors il se réjouit et, s’arrêtant à la porte, il frappa doucement ; mais, n’entendant pas de réponse, il frappa une deuxième et une troisième fois ; puis, n’entendant pas de réponse, il frappa une quatrième fois, mais très violemment : et personne ne lui répondait. Alors il se dit : « Il n’y a pas de doute, ce palais est désert. » Alors, se donnant du courage, il pénétra par la porte du palais et arriva à un corridor. Là, à haute voix il dit : « Ô maîtres du palais, je suis un étranger, un passant du chemin, et je vous demande un peu de provisions pour le voyage ! » Puis il réitéra sa demande une deuxième et une troisième fois ; mais n’entendant pas de réponse, il se raffermit le cœur et se fortifia l’âme et pénétra par le corridor jusqu’au milieu du palais. Et il n’y trouva personne. Mais il vit que tout le palais était somptueusement tendu de tapisseries, et qu’au milieu de la cour intérieure il y avait un bassin surmonté de quatre lions en or rouge et qui laissaient l’eau jaillir de leur gueule en perles éclatantes et en pierreries ; tout autour il y avait de nombreux oiseaux qui ne pouvaient s’envoler hors du palais, empêchés par un large filet qui s’étendait au-dessus du palais. Et le roi s’émerveilla de tout cela, mais il s’affligea de ne pouvoir trouver personne qui pût lui révéler enfin l’énigme du lac, des poissons, des montagnes et du palais. Puis il s’assit entre deux portes en songeant profondément. Mais tout à coup il entendit une plainte faible qui venait comme d’un cœur triste, et il entendit une voix douce qui chantonnait en sourdine ces vers :

Mes souffrances ! oh ! je n’ai pu les tenir secrètes, et mon mal d’amour fut révélé. Et maintenant le sommeil de mes yeux s’est changé en insomnie dans la nuit.

Oh, l’amour ! Il est venu à ma voix, mais aussi quelles tortures à mes pensées !

Pitié ! Laisse-moi goûter le repos ! Et surtout ne t’en va pas visiter Celle qui est toute mon âme, pour la faire souffrir ! Car Elle est ma consolation dans les peines et les périls !

Lorsque le roi entendit ces plaintes murmurées, il se leva et se dirigea du côté d’où il les entendait venir. Il trouva une porte sur laquelle un rideau retombait. Il leva ce rideau, et, dans une grande salle, il vit un jeune homme assis sur un grand lit élevé d’une coudée. Ce jeune homme était beau, d’une taille pliante, doué d’un parler doux et éloquent ; son front était comme une fleur, ses joues comme la rose ; et au milieu de l’une des joues il y avait un grain de beauté comme une goutte d’ambre noir. Et le poète dit :

Svelte et doux, le jeune garçon ! Des cheveux de ténèbres, si noirs qu’ils font la nuit ! Un front de clarté, si blanc qu’il illumine la nuit ! Jamais les yeux des hommes ne furent à telle fête qu’au spectacle de ses grâces.

Tu le reconnaîtras entre tous les jeunes garçons au grain de beauté, unique, qu’il a sur la rose de sa joue, juste au-dessous de l’un de ses yeux !

À sa vue, le roi se réjouit et lui dit : « La paix soit avec toi ! » Et le jeune homme continua à rester assis sur le lit, vêtu de sa robe de soie brodée d’or ; mais, avec l’accent d’une tristesse répandue sur toute sa personne, il rendit au roi le salut et lui dit : « Ô seigneur, excuse-moi de ne me point lever ! » Mais le roi lui dit : « Ô jeune adolescent, éclaire-moi sur l’histoire de ce lac et de ses poissons colorés, et aussi sur ce palais et sur ta solitude et sur la cause de tes larmes ! » À ces paroles, l’adolescent versa d’abondantes larmes qui coulèrent le long de ses joues, et le roi s’étonna et dit : « Ô jeune homme, qu’est-ce qui te fait pleurer ? » Et le jeune homme répondit : « Comment pourrais-je ne point pleurer, alors que je suis dans cet état-ci ? » Et le jeune homme allongea la main vers les longs pans de sa robe et les releva. Et alors le roi vit que toute la moitié inférieure du jeune homme était en marbre, et l’autre moitié, de l’ombilic aux cheveux de la tête, était celle d’un homme. Et le jeune homme dit au roi : « Sache, ô seigneur, que l’histoire des poissons est une chose étrange qui, si elle était écrite avec le poinçon sur le coin intérieur de l’œil pour être vue de tous, serait une leçon pour l’observateur attentif ! »

Et l’adolescent raconta ainsi cette histoire :


HISTOIRE DU JEUNE HOMME ENSORCELÉ
ET DES POISSONS


« Seigneur, sache donc que mon père était roi de cette ville. Son nom était Mahmoud, et il était le maître des Îles-Noires et de ces quatre montagnes. Mon père régna soixante-dix ans, après quoi il s’éteignit dans la miséricorde du Rétributeur. Après sa mort, j’acquis le sultanat et je me mariai avec la fille de mon oncle. Elle m’aimait d’un amour si puissant que, si par hasard je m’absentais loin d’elle, elle ne mangeait et ne buvait qu’elle ne m’eût revu. Et elle demeura sous ma protection durant cinq années, jusqu’à ce qu’elle allât un jour au hammam après avoir ordonné au cuisinier de nous apprêter les mets pour le souper. Et moi j’entrai dans ce palais et je m’endormis dans l’endroit habituel où je m’endormais, et j’ordonnai à deux de mes esclaves femmes de me faire de l’air avec un éventail. Alors l’une se mit derrière ma tête et l’autre à mes pieds. Mais je fus pris d’insomnie en songeant à l’absence de mon épouse et aucun sommeil ne voulait de moi : car, si même mon œil se fermait, mon âme restait en éveil ! Alors j’entendis l’esclave qui était derrière ma tête dire à celle qui était à mes pieds : « Ô Massaouda, combien notre maître a une jeunesse infortunée ! Et quel dommage pour lui d’avoir pour épouse notre maîtresse, cette perfide, cette criminelle ! » Et l’autre répondit : « Qu’Allah maudisse les femmes adultères ! Car cette fille adultérine pourrait-elle jamais avoir quelqu’un d’aussi bon caractère que notre maître, elle qui passe toutes ses nuits dans des lits variés ! » Et l’esclave qui se tenait derrière la tête répondit : « Vraiment notre maître doit être bien insouciant pour ne point tenir compte des actes de cette femme ! » Et l’autre dit : « Mais qu’avances-tu là ? Est-ce que notre maître peut se douter de ce qu’elle fait ? Ou bien crois-tu qu’elle le laisse agir en liberté ? Apprends donc que cette perfide mêle toujours quelque chose à la coupe que boit chaque nuit notre maître avant de s’endormir : elle y met du banj[10] ; et il tombe dans le sommeil. En cet état il ne peut savoir ce qui se passe, ni où elle va, ni ce qu’elle fait. Or, après lui avoir fait boire le vin, elle s’habille et s’en va en le laissant seul, et elle s’absente jusqu’à l’aurore. Quand elle revient, elle lui brûle sous le nez quelque chose à sentir, et alors il se réveille de son sommeil. »

Lorsque j’entendis, seigneur, les paroles des esclaves, la lumière se changea à mes yeux en ténèbres. Et il me tardait fort de voir s’approcher la nuit pour être de nouveau avec la fille de mon oncle. Elle revint enfin du hammam. Alors nous tendîmes la nappe et nous mangeâmes durant une heure en nous servant mutuellement à boire comme d’habitude. Après quoi je demandai le vin que je buvais chaque nuit avant mon sommeil, et elle me tendit la coupe. Alors je me gardai bien de la boire ; mais je fis semblant de la porter à mes lèvres, comme à l’ordinaire ; et je la versai rapidement dans le creux du haut de ma robe, et à l’heure même et à l’instant même je m’étendis sur mon lit en faisant semblant de dormir. Et elle dit alors : « Dors ! Et puisses-tu ne te réveiller jamais plus ! Pour moi, par Allah ! je te déteste, et je déteste jusqu’à ton image ; et mon âme est rassasiée de ta fréquentation ! » Puis elle se leva, mit ses plus beaux vêtements, se parfuma, ceignit une épée, ouvrit la porte du palais et sortit. Alors je me levai et la suivis jusqu’à ce qu’elle fût sortie du palais. Et elle traversa tous les souks de la ville, et enfin elle arriva aux portes de la ville. Alors elle s’adressa aux portes dans une langue que je ne compris point, et les verrous tombèrent et les portes s’ouvrirent, et elle sortit. Et je me mis à marcher derrière elle, sans qu’elle s’en aperçût, jusqu’à ce qu’elle fût arrivée aux collines formées par l’amoncellement des déchets et une citadelle surmontée d’une coupole et bâtie en terre cuite : elle entra par la porte, et, moi, je montai sur la terrasse de la coupole et me mis à la surveiller de haut. Et voici qu’elle entra chez un nègre noir. Ce nègre horrible avait sa lèvre supérieure comme un couvercle de marmite et sa lèvre inférieure comme la marmite elle-même, et ces deux lèvres pendaient si bas qu’elles pouvaient trier les cailloux d’avec le sable. Et il était pourri de maladies ; et il était étendu sur un peu de paille de canne à sucre. À sa vue, la fille de mon oncle baisa la terre entre ses mains ; et lui, il releva la tête vers elle et lui dit : « Malheur à toi ! Pourquoi as-tu tardé jusqu’à cette heure ? J’ai invité les nègres qui se sont mis à boire les vins et se sont mêlés à leurs amoureuses. Quant à moi, je n’ai point voulu boire, à cause de toi. » Elle dit : « Ô mon maître et le chéri de mon cœur ! ne sais-tu pas que je suis mariée avec le fils de mon oncle ; et que je déteste jusques à son image ; et que je me fais horreur d’être avec lui ? D’ailleurs, n’eut été la crainte de te voir toi-même lésé, j’aurais depuis longtemps ruiné la ville de fond en comble et fait que seule la voix du hibou et du corbeau eût été entendue ; et j’aurais transporté les pierres des ruines derrière le mont Caucase ! » Le nègre répondit : « Tu mens, ô débauchée ! Or, moi, je jure sur l’honneur, et sur les qualités viriles des nègres, et sur notre supériorité infinie d’hommes par rapport aux blancs, que si une autre fois, à partir de ce jour, tu te mets ainsi en retard, je répudierai ton amitié et je ne mettrai plus mon corps sur ton corps ! Ô perfide traîtresse ! tu n’es ainsi en retard que parce que tu rassasies ailleurs tes désirs de femelle, ô pourriture, ô la plus infime des femmes blanches ! »

— Ainsi narra le prince en s’adressant au roi. Et il continua :

« Lorsque j’entendis cette conversation et vis de mes yeux ce qui s’ensuivit entre eux deux, le monde se changea en ténèbres devant ma face, et je ne sus plus où je me trouvais. Ensuite la fille de mon oncle se mit à pleurer et à se lamenter humblement entre les mains du nègre, et à dire : « Ô mon amant, ô fruit de mon cœur, il ne me reste que toi ! Si tu me chasses, alors malheur à moi ! Ô mon chéri, ô lumière de mon œil ! » Et elle ne cessa de pleurer et de l’implorer jusqu’à ce qu’il lui pardonnât. Elle fut alors toute heureuse, se leva, se déshabilla de tous ses vêtements et de son caleçon et resta toute nue. Puis elle dit : « Ô mon maître, as-tu de quoi nourrir ton esclave ? » Et le nègre lui répondit : « Enlève le couvercle de la marmite, et tu y trouveras un ragoût fait avec des os de souris que tu mangeras jusqu’à moudre les os ; puis prends ce pot que tu vois et tu y trouveras de la bouza[11] que tu boiras ! » Et elle se leva, et mangea, et but, et se lava les mains ; puis elle revint et se coucha avec le nègre sur la paille de roseaux ; et, toute nue, elle se blottit contre le nègre sous les loques infectes.

Quand je vis toutes ces choses que faisait la fille de mon oncle, je ne pus plus me posséder et je descendis du haut de la coupole, et, me précipitant dans la salle, je pris l’épée que portait la fille de mon oncle, résolu, à les tuer tous deux. Je commençai par frapper le nègre, le premier, sur le cou, et je crus qu’il avait trépassé. »

— À ce moment, Schahrazade vit approcher le matin et s’arrêta discrètement. Et lorsque luisit le matin, le roi Schahriar entra dans la salle de justice, et le diwan fut bondé jusqu’à la fin de la journée. Puis le Roi rentra dans son palais, et Doniazade dit à sa sœur : « Continue, je t’en prie, ton récit ! » Elle répondit : « De tout cœur et comme hommage dû ! »


QUAND DONC FUT
LA HUITIÈME NUIT

Schahrazade dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le jeune homme ensorcelé dit au roi :

« Ayant frappé le nègre pour lui couper la tête, je lui coupai en effet le gosier, la peau et la chair, et je crus l’avoir tué, car il râla un râle terrible et haut. La fille de mon oncle, qui pendant cette scène dormait profondément, se réveilla après mon départ, prit l’épée, qu’elle remit au fourreau, revint à la ville ; entra dans le palais et se coucha dans mon lit jusqu’au matin. Le lendemain donc je vis que la fille de mon oncle avait coupé ses cheveux et mis des habits de deuil. Puis elle me dit : « Ô fils de mon oncle, ne me blâme point de ce que je fais, car je viens d’apprendre que ma mère est morte, que mon père a été tué dans la guerre sainte, que l’un de mes frères est mort piqué par un scorpion et que l’autre a été enterré vivant sous la chute d’un édifice. J’ai donc le droit de pleurer et de m’affliger. » À ces paroles je ne voulus faire semblant de rien, et je lui dis : « Fais ce que tu crois nécessaire, car je ne te le défends pas. » Et elle resta enfermée dans son deuil, ses pleurs et ses accès de douleur folle durant une année entière, depuis le commencement jusqu’à l’autre commencement. L’année finie, elle me dit : « Je veux bâtir pour moi dans ton palais un tombeau en forme de dôme, et je m’y isolerai dans la solitude et les larmes, et je le nommerai la Maison des Deuils ! » Je lui répondis : « Fais ce que tu crois le nécessaire ! » Et elle se bâtit cette Maison des Deuils surmontée d’une coupole, et contenant une tombe comme une fosse. Puis elle y transporta et y plaça le nègre, qui n’était pas mort, mais qui était devenu très malade et très faible, et qui vraiment ne pouvait plus être d’aucune utilité à la fille de mon oncle. Mais cela ne l’empêchait de boire tout le temps du vin et de la bouza. Et depuis le jour de sa blessure il ne pouvait plus parler, et il continuait à vivre, car son terme n’était pas échu. Et elle, tous les jours, entrait chez lui dans la coupole, à l’aube et à la nuit, et était prise près de lui d’accès de pleurs et de folie ; et elle lui donnait à boire des boissons et des choses bouillies. Et elle ne cessa d’agir de la sorte, matin et soir, durant toute la seconde année. Et moi, je patientai sur elle tout le temps ; mais un jour, entrant chez elle à l’improviste, je la trouvai en train de pleurer et de se frapper le visage et de dire ces vers d’une voix triste :

Toi parti, ô bien-aimé, je délaissai les humains et vécus solitaire, car mon cœur ne saurait plus rien aimer, toi parti, ô bien-aimé !

Si tu viens à repasser près de ta bien-aimée, ô recueille, de grâce, sa dépouille mortelle en souvenir de sa vie terrestre, et donne-lui le repos de la tombe, où tu voudras, mais près de toi, si tu viens à repasser près de ta bien-aimée !

Ta voix ! qu’elle se souvienne de mon nom de jadis pour me parler sur la tombe ! Oh ! mais de ma tombe tu n’entendras que le triste son de mes os entrechoqués !

Quand elle eut fini sa plainte, je lui dis, et l’épée nue à la main : « Ô traîtresse, voilà les paroles des perfides qui renient les liaisons passées et foulent l’amitié ! » Et, levant le bras, je m’apprêtais à la frapper, quand elle se leva tout à coup et, apprenant ainsi que l’auteur de la blessure du nègre était moi, elle se leva debout sur ses pieds, et prononça des paroles que je ne compris point, et dit : « Que, par la vertu de ma sorcellerie, Allah te change moitié en pierre et moitié en homme ! » Et à l’heure même, seigneur, je devins comme tu me vois. Et je ne pouvais plus ni bouger ni faire un mouvement ; de la sorte, je ne suis ni un mort ni un vivant. Après qu’elle m’eût mis dans cet état, elle ensorcela les quatre îles de mon royaume et les changea en montagnes avec le lac au milieu ; et elle changea mes sujets en poissons. Mais ce n’est pas tout ! Chaque jour, elle me torture et me fouette avec une lanière de cuir et me donne cent coups jusqu’au sang. Et ensuite elle me met directement sur la peau, en dessous de mes vêtements, une robe en poil couvrant toute ma partie supérieure ! »


Le jeune homme, après ces paroles, se mit à pleurer et récita ces vers :

Dans l’attente de ta justice, ô mon Dieu, et de ton jugement, je patiente puisque tel est ton bon vouloir !

Mais j’étouffe dans mes malheurs ! Et je n’ai d’autre recours que toi, Seigneur, ô Dieu qu’adore notre Prophète béni !

Alors le roi se tourna vers le jeune homme et lui dit : « Tu as ajouté une peine à mes peines ! Mais, dis-moi, où donc se trouve cette femme ? » Il répondit : « Dans le tombeau où se trouve le nègre sous la coupole. Elle vient chez moi chaque jour. Après quoi, elle vient à moi et me déshabille de mes habits et me frappe cent coups de fouet pendant que, moi, je pleure et je crie, et que je ne puis faire un mouvement pour me défendre contre elle. Puis, après m’avoir ainsi châtié, elle s’en retourne auprès du nègre, lui portant matin et soir des vins et des boissons bouillies. » Le roi dit : « Par Allah ! ô brave jeune homme, il me faut te rendre un mémorable service et un bienfait qui passera, après moi, dans le domaine de l’histoire ! » Ensuite le roi continua la conversation jusqu’à l’approche de la nuit. Puis le roi se leva et attendit que vint l’heure nocturne des sorciers. Alors il se déshabilla, ceignit son épée, et se dirigea vers l’endroit où se trouvait le nègre. Là, il vit les chandelles et les lampions suspendus ; il vit aussi l’encens, les parfums et toutes les pommades. Puis il alla directement au nègre, le frappa et le tua. Ensuite il le chargea sur son dos et le jeta au fond d’un puits qui se trouvait dans le palais. Puis il revint, et s’habilla avec les habits du nègre, et se promena un instant sous la coupole en brandissant à la main son glaive nu dans toute sa longueur.

Après une heure, vint la sorcière, la débauchée, auprès du jeune homme. À peine entrée, elle déshabilla le fils de son oncle et prit un fouet et l’en frappa. Alors il cria : « Aïe ! Aïe ! ça suffit ! mon malheur est déjà assez terrible ! Oh ! aie pitié de moi ! » Elle répondit : « Et toi, as-tu eu pitié de moi ? M’as-tu conservé mon amant ? Non ! Eh bien, attends ! » Alors elle lui mit l’habit de poil de chèvre, et plaça les autres vêtements en dessus. Après quoi, elle descendit auprès du nègre, lui portant la coupe de vin et le bol des plantes bouillies. Et elle entra sous la coupole, et pleura et se lamenta en criant : « Ouh ! ouh ! » et dit : « Ô mon maître, parle-moi ! Ô mon maître, cause avec moi ! » Puis elle récita ces vers douloureusement :

Durera-t-il encore, ô mon cœur ! cet éloignement si dur ? L’amour dont tu m’as pénétrée m’est déjà une torture au-delà des forces ! Oh ! jusques à quand ainsi continueras-tu à me fuir !… Si tu n’as voulu que ma détresse et ma misère triste, va, sois heureux, ton souhait est accompli !

Puis elle éclata en sanglots et répéta : « Ô maître, parle-moi, que je t’entende ! » Alors le nègre (prétendu) mit sa langue de travers et se mit à imiter le parler nègre, et dit : « Ha ! ha ! Il n’y a de force et de puissance que par l’aide d’Allah ! » Lorsqu’elle entendit ses paroles (depuis si longtemps qu’il n’avait pas parlé), elle cria de joie et s’évanouit ; mais elle revint à elle et dit : « Oh ! est-ce que mon maître est guéri ! » Alors le roi déguisa sa voix et la rendit très faible et dit : « Ô libertine ! tu ne mérites guère que je t’adresse la parole ! » Elle dit : « Et pourquoi donc ? » Il répondit : « Parce que tous les jours tu ne fais que châtier ton mari, et, lui, de crier et de demander du secours, et tout cela m’enlève le sommeil toute la nuit jusqu’au matin. Et ton mari ne cesse de t’implorer et de te demander grâce, tellement que sa voix me donne l’insomnie. Sans tout cela, depuis longtemps j’aurais repris mes forces. Et c’est justement cela qui m’empêche de te répondre. » Elle dit : « Alors, puisque tu l’ordonnes, je le délivrerai de l’état où il se trouve ! » Et le roi lui dit : « Oui ! délivre-le et rends-nous la tranquillité ! » Elle dit : « J’entends et j’obéis ! » Puis elle se leva et sortit de la coupole. Entrée au palais, elle prit un bol de cuivre rempli d’eau et prononça dessus des paroles magiques. Et l’eau se mit à bouillir comme l’eau bout dans la marmite. Alors elle en aspergea le jeune homme et dit : « Par la force des paroles prononcées, je te somme de sortir de cette forme pour reprendre ta forme première ! » Et le jeune homme se secoua et se leva debout sur ses pieds, et se réjouit de sa délivrance, et s’écria : « J’atteste qu’il n’y a d’autre Dieu qu’Allah, et Mohammad est le prophète d’Allah ! Que la bénédiction et la paix d’Allah soient sur lui ! » Puis elle lui dit : « Va-t’en et ne reviens plus ici, sinon je te tuerai ! » Et elle lui cria à la face. Alors il s’en alla d’entre ses mains. Et elle retourna à la coupole et descendit et dit : « Ô mon maître, lève-toi, que je te voie ! » Et lui, très faible, dit : « Oh ! tu n’as encore rien fait ! Tu ne m’as rendu qu’une partie de ma tranquillité, mais tu n’as pas supprimé la cause principale de mon trouble ! » Et elle dit : « Ô mon chéri, mais quelle est cette cause principale ? » Il dit : « Les poissons du lac, qui ne sont autre chose que les habitants de l’ancienne ville et des quatre îles d’autrefois, ne cessent, tous les minuits, de lever la tête hors de l’eau et de faire des imprécations contre moi et toi. Et tel est le motif qui m’empêche de reprendre mes forces. À toi donc de les délivrer ! Et alors tu pourras venir me prendre par la main et m’aider à me lever, car certainement je serai revenu à la santé ! » Lorsqu’elle entendit les paroles du roi, qu’elle croyait être le nègre, elle lui dit, toute joyeuse : « Ô mon maître, ta volonté je la mets sur ma tête et dans mon œil ! » Et ayant dit : « Au nom l’Allah ! » elle se leva toute heureuse et se mit à courir et, arrivée au lac, elle prit un peu d’eau et…

— À ce moment, Schahrazade vit poindre le matin, et s’arrêta discrètement dans son récit.


LORSQUE FUT
LA NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lorsque la jeune sorcière prit un peu d’eau du lac et prononça dessus des paroles mystérieuses, les poissons se mirent à s’agiter et levèrent la tête et redevinrent des fils d’Adam à l’instant même, et la magie se dénoua qui tenait les habitants de la ville. Et la ville devint une ville florissante avec des souks bien construits, et chaque habitant se mit à exercer son métier. Et les montagnes devinrent des îles comme autrefois. Après quoi, la jeune femme revint immédiatement auprès du roi, croyant toujours qu’il était le nègre, et lui dit : « Ô mon chéri, donne-moi ta main généreuse pour que je l’embrasse ! » Et le roi lui répondit à voix basse : « Approche-toi près de moi ! » Elle s’approcha. Et tout à coup il saisit sa bonne épée et lui en perça la poitrine si fort que la pointe sortit par le dos ; puis il l’en frappa de nouveau et la coupa en deux moitiés. Cela fait, il sortit et trouva le jeune homme ensorcelé qui l’attendait debout. Alors il lui fit des compliments sur sa délivrance ; et le jeune homme lui baisa la main et le remercia avec effusion. Ensuite le roi lui dit : « Veux-tu rester dans ta ville ou venir avec moi dans ma ville ? » Et le jeune homme lui dit : « Ô roi des temps, sais-tu quelle distance il y a d’ici à ta ville ? » Et le roi dit : « Deux jours et demi. » Alors le jeune homme lui dit : « Ô roi, si tu es endormi, réveille-toi ! D’ici pour aller à ta ville, tu mettras une année entière, avec la volonté d’Allah ! Car si tu es venu ici en deux jours et demi, c’est parce que la ville était ensorcelée. D’ailleurs, moi, ô roi, je ne te quitterai pas l’espace d’un clin d’œil ! » Et le roi se réjouit à ces paroles, et dit : « Louange à Allah qui voulut bien te mettre sur mon chemin ! Car désormais tu es mon fils, puisque Allah jusqu’ici ne m’a point accordé d’enfant ! » Alors ils se jetèrent au cou l’un de l’autre, et se réjouirent à la limite de la joie.

Ensuite ils se mirent à marcher jusqu’au palais du jeune roi qui avait été ensorcelé. Et le jeune roi annonça aux notables de son royaume qu’il allait partir pour le saint pèlerinage de la Mecque. Alors on lui fit tous les préparatifs nécessaires. Ensuite lui et le sultan partirent, et le cœur du sultan brûlait pour sa ville, car il en était absent depuis un an. Ils se mirent donc en marche, ayant avec eux cinquante mamalik[12] chargés de cadeaux à offrir. Et ils ne cessèrent de voyager nuit et jour durant une année entière jusqu’à ce qu’ils fussent proches de la ville du sultan. Alors le vizir sortit avec les soldats à la rencontre du sultan, après avoir désespéré de le retrouver. Et les soldats s’approchèrent et baisèrent la terre entre ses mains, et lui souhaitèrent la bienvenue. Alors il entra dans le palais et s’assit sur le trône. Puis il appela le vizir près de lui et le mit au courant de tout ce qui était arrivé. Lorsque le vizir apprit l’histoire du jeune homme, il lui fit des compliments sur sa délivrance et son salut.

Sur ces entrefaites le sultan gratifia beaucoup de personnes ; puis il dit au vizir : « Fais vite venir ici le pêcheur qui m’avait, dans le temps, porté les poissons. » Et le vizir envoya chercher le pêcheur qui avait été la cause de la délivrance des habitants de la ville. Et le roi le fit approcher et lui fit don de robes d’honneur, et l’interrogea sur sa vie et lui demanda s’il avait des enfants ; et le pêcheur lui dit avoir un fils et deux filles. Alors le roi se maria avec l’une des deux filles, et le jeune homme se maria avec l’autre. Puis le roi garda le père près de lui, et le nomma trésorier-caissier en chef. Ensuite il envoya le vizir à la ville du jeune homme, située dans les Îles-Noires, le nomma sultan de ces îles, et envoya avec lui les cinquante mamalik qui l’avaient jadis accompagné lui-même, et envoya avec lui beaucoup de robes d’honneur pour tous les émirs. Alors le vizir lui baisa les deux mains, et sortit pour le départ. Et le sultan et le jeune homme continuèrent à habiter ensemble. — Quant au pêcheur, devenu trésorier-caissier en chef, il s’enrichit beaucoup et devint l’homme le plus riche de son temps. Et ses deux filles étaient les épouses des rois. Et c’est dans cet état qu’ils moururent !

— Mais, continua Schahrazade, ne croyez pas que cette histoire soit plus merveilleuse que celle du Portefaix.


Notes
  1. Salomon, fils de David. Les Arabes le considèrent comme le maître des génies bienfaisants et malfaisants.
  2. Souk, marché.
  3. Afarit est le pluriel d’éfrit.
  4. Les Romains de Byzance et, par extension, tous les chrétiens et spécialement les Grecs.
  5. Baisa la terre entre les mains du roi : c’est-à-dire s’inclina jusqu’à terre et baisa la terre devant le roi.
  6. Place consacrée aux jeux.
  7. Intendant.
  8. Les lieutenants du roi ou ses représentants.
  9. C’est-à-dire pour les grands jours.
  10. Bang ou banj signifie ordinairement chez les Arabes anciens l’extrait de jusquiame ou même tout soporifique à base d’une cannabis quelconque.
  11. Boisson fermentée très appréciée des nègres.
  12. Mamalik, pluriel de mamelouk, esclave.


HISTOIRE DU PORTEFAIX AVEC
LES JEUNES FILLES


Il y avait, dans la ville de Baghdad, un homme qui était célibataire et aussi portefaix.

Un jour d’entre les jours, pendant qu’il était dans le souk, nonchalamment appuyé sur sa hotte, voici que devant lui s’arrêta une femme enveloppée de son ample voile en étoffe de Mossoul, en soie parsemée de paillettes d’or et doublée de brocart. Elle souleva un peu son petit voile de visage, et, d’en dessous, alors, apparurent des yeux noirs avec de longs cils et quelles paupières ! Et elle était svelte et fine d’extrémités, parfaite de qualités. Puis elle dit avec la douceur de sa prononciation : « Ô portefaix, prends ta hotte et suis-moi ! » Et le portefaix, tout saisi, ne pouvait croire aux paroles entendues ; pourtant il prit sa hotte et suivit la jeune femme, qui enfin s’arrêta devant la porte d’une maison. Elle frappa à la porte, et tout de suite un homme nousrani[1] descendit et lui donna, pour un dinar, une mesure d’olives qu’elle mit dans la hotte, en disant au portefaix : « Porte cela et suis-moi ! » Et le portefaix s’écria : « Par Allah ! quel jour béni ! » Et il porta la hotte et suivit la jeune femme. Elle s’arrêta devant la boutique d’un fruitier et acheta des pommes de Syrie, des coings osmani, des pêches d’Oman, des jasmins d’Alep, des nénuphars de Damas, des concombres du Nil, des limons d’Égypte, des cédrats sultani, des baies de myrthe, des fleurs de henné, des anémones rouge-sang, des violettes, des fleurs de grenadier et des narcisses. Et elle mit le tout dans la hotte du portefaix et lui dit : « Porte ! » et il porta et la suivit jusqu’à ce qu’elle fût arrivée devant un boucher auquel elle dit : « Coupe dix artal[2] de viande. » Il coupa les dix artal ; et elle les enveloppa avec des feuilles de bananier, les mit dans la hotte, et dit : « Porte, ô portefaix ! » Il porta et la suivit pour s’arrêter devant le vendeur d’amandes, chez qui elle prit de toutes les espèces d’amandes, et dit : « Porte et suis-moi ! » Et il porta la hotte et la suivit jusque devant la boutique du marchand de douceurs ; là elle acheta un plateau et le couvrit de tout ce qu’il y avait chez le marchand : des entrelacs de sucre au beurre, des pâtes veloutées parfumées au musc et farcies délicieusement, des biscuits appelés saboun, des petits pâtés, des tourtes au limon, des confitures savoureuses, des sucreries appelées mouchabac, des petites bouchées soufflées appelées loucmet-el-kadi, et d’autres appelées assabih-zeinab, faites au beurre, au miel et au lait. Puis elle mit toutes ces variétés de friandises sur le plateau et mit le plateau sur la hotte. Alors le portefaix dit : « Si tu m’avais averti, je serais venu avec un mulet pour charger toutes ces choses ! » Et elle sourit à ces paroles. Puis elle s’arrêta chez le distillateur, et lui acheta dix sortes d’eaux : de l’eau de roses, de l’eau de fleurs d’oranger, et bien d’autres aussi ; elle prit aussi une mesure de boissons enivrantes ; elle acheta également un aspersoir d’eau de roses musquée, des grains d’encens mâle, du bois d’aloès, de l’ambre gris et du musc ; elle prit enfin des chandelles en cire d’Alexandrie. Elle mit le tout dans la hotte et dit : « Porte la hotte et suis-moi ! » Et il porta la hotte et suivit tout en portant la hotte, jusqu’à ce que la jeune dame fût arrivée à un palais magnifique ayant sur le jardin de derrière une cour spacieuse ; il était très élevé, de forme carrée, et imposant ; le portail avait deux battants en ébène, lamés de lames d’or rouge.

Alors l’adolescente s’arrêta à la porte et sonna d’une façon de sonner gentille ; et la porte s’ouvrit avec ses deux battants. Le portefaix regarda alors celle qui lui avait ouvert la porte, et il trouva que c’était une jeune fille de taille élégante et gracieuse, un vrai modèle pour les seins arrondis et saillants, pour sa joliesse, son élégance, sa beauté, et toutes les perfections de sa taille et de son maintien ; son front était blanc comme la première lueur de la nouvelle lune, ses yeux comme les yeux des gazelles, ses sourcils comme le croissant du mois de Ramadan, ses joues comme l’anémone, sa bouche comme le sceau de Soleïman, son visage comme la pleine lune à son lever, ses deux seins comme deux grenades jumelles ; quant à son jeune ventre élastique et pliant, il se cachait sous les vêtements comme une lettre précieuse sous le rouleau qui l’enveloppe.

Aussi, à sa vue, le portefaix sentit sa raison s’envoler et la hotte tomber de dessus sa tête, et il se dit : « Par Allah ! de ma vie je n’ai eu un jour plus béni que ce jour-ci ! »

Alors cette jeune portière, tout en restant à l’intérieur, dit à sa sœur la pourvoyeuse et au portefaix : « Entrez ! Et que l’accueil ici vous soit large et bon ! »

Alors ils entrèrent et finirent par arriver dans une salle spacieuse donnant sur la cour centrale, toute ornée de brocarts de soie et d’or, et pleine de meubles bien exécutés et incrustés de parcelles d’or, et aussi de vases et de sièges sculptés, et de rideaux et de garde-robes soigneusement fermés. Au milieu de la salle, il y avait un lit de marbre incrusté de perles éclatantes et de pierreries ; au-dessus de ce lit était tendue une moustiquaire de satin rouge, et sur le lit il y avait une jeune fille merveilleuse, avec des yeux babyloniens, une taille droite comme la lettre aleph, et un visage si beau qu’il remplissait de confusion le soleil lumineux. Elle était comme une d’entre les brillantes étoiles, et vraiment comme une noble femme d’Arabie, d’après le dire du poète :

Celui qui mesure ta taille, ô jeune fille, et la compare à la délicatesse du rameau pliant, ne dit point toute la vérité, et juge avec erreur, malgré son talent. Car ta taille n’a point d’égale, ni ton corps un frère !

Car le rameau n’est joli que sur l’arbre et tout nu ; mais toi ! De toutes façons, tu es belle, et les habits qui te cachent ne sont qu’un délice de plus !

Alors la jeune fille se leva de dessus le lit, fit quelques pas pour être au milieu de la salle près de ses deux sœurs, et leur dit : « Pourquoi restez-vous ainsi immobiles ? Enlevez le fardeau de dessus la tête du portefaix. » Alors la pourvoyeuse vint devant le portefaix, la portière se mit derrière lui, et, aidées de leur troisième sœur, elles le soulagèrent du fardeau. Ensuite elles enlevèrent tout ce qui était dans la hotte, rangèrent chaque chose à sa place, donnèrent deux dinars au portefaix et lui dirent : « Tourne ton visage et va-t’en, ô portefaix ! » Mais le portefaix regarda les jeunes filles et se mit à admirer toute leur beauté et leurs perfections, et il pensa qu’il n’avait jamais rien vu de pareil. Pourtant il remarqua qu’il n’y avait chez elles aucun homme. Ensuite il vit tout ce qu’il y avait là de boissons, de fruits, de fleurs odorantes et d’autres bonnes choses, et il s’émerveilla à la limite de l’émerveillement, et n’eut plus aucune envie de s’en aller.

Alors l’aînée des jeunes filles lui dit : « Mais qu’as-tu ainsi à ne pas bouger ? Trouverais-tu modique ton salaire ? » Et elle se tourna vers sa sœur, la pourvoyeuse, et lui dit : « Donne-lui encore un troisième dinar. » Mais le portefaix dit : « Par Allah, ô mes maîtresses, mon salaire ordinaire n’est seulement que deux demi-dinars ! Et je n’ai point trouvé modique ce salaire-ci. Mais mon cœur et mon être intime travaillent à votre sujet. Et je me demande quelle peut être votre vie, puisque vous habitez seules et que vous n’avez ici aucun homme qui vous tienne compagnie humaine. Ne savez-vous pas qu’un minaret n’est vraiment bien qu’à la condition d’être l’un des quatre minarets de la mosquée ? Or, ô mes maîtresses, vous n’êtes que trois et il vous manque un quatrième ! Or, vous savez que le bonheur des femmes ne devient parfait qu’avec les hommes ! Et, comme dit le poète, un accord ne saurait être harmonieux à moins de quatre instruments réunis : une harpe, un luth, une cithare et un flageolet ! Or, ô mes maîtresses, vous n’êtes que trois, et il vous manque le quatrième instrument, le flageolet, qui serait un homme sage, plein de cœur et d’intelligence, artiste habile et sachant garder un secret ! »

Et les jeunes filles lui dirent : « Mais, ô portefaix, ne sais-tu pas que nous sommes vierges ? Aussi avons-nous bien peur de nous confier à un indiscret. Et nous avons lu les poètes qui disent : Méfie-toi de toute confidence, car un secret révélé est aussitôt perdu ! »

À ces paroles, le portefaix s’écria : « Je le jure sur votre vie, ô mes maîtresses ! Je suis un homme sage, sûr et fidèle, qui a lu les livres et étudié les annales ! Je ne raconte que des choses agréables, et je garde soigneusement, sans en parler, toutes les choses tristes. En toute occasion j’agis d’après le dire du poète :

Seul l’homme bien doué sait taire le secret. Seuls savent tenir une promesse les meilleurs des humains.

Chez moi le secret est enfermé dans une maison aux solides cadenas dont la clef est perdue et la porte scellée ! »

En entendant les vers du portefaix, et toutes les strophes qu’il leur récita et ses créations de rythmes, elles s’adoucirent beaucoup ; mais, pour faire semblant seulement, elles lui dirent : « Tu sais, ô portefaix, que nous avons dépensé pour ce palais une très forte somme d’argent. As-tu donc sur toi de quoi nous en dédommager ? Car nous ne t’inviterons à t’asseoir avec nous qu’à la condition, pour toi, de dépenser de l’or. Ton désir n’est-il pas de rester chez nous, de devenir notre compagnon de boisson, et surtout de nous faire veiller toute la nuit jusqu’à l’apparition de l’aurore sur nos visages ? » Puis l’aînée des jeunes filles, maîtresse de la maison, ajouta : « Un amour sans argent ne peut, dans le plateau de la balance, servir de bon contre-poids ! » Et la portière dit : « Si tu n’as rien, va-t’en sans rien ! » Mais, à ce moment, la pourvoyeuse intervint, et elle dit : « Ô mes sœurs, cessons ! car, par Allah ! ce garçon n’a en rien diminué notre journée ! D’ailleurs, aurait-il été un autre qu’il n’aurait pas eu cette patience à notre égard. D’ailleurs, tout ce qui lui reviendra comme dépense, je me charge de le payer à sa place. »

Alors le portefaix se réjouit extrêmement et dit à la pourvoyeuse : « Par Allah ! le premier gain de la journée, c’est à toi seule que je le dois ! » Alors toutes les trois lui dirent : « Ô brave portefaix, reste donc ici, et sois certain que tu seras sur notre tête et dans notre œil ! » Aussitôt la pourvoyeuse se leva et se serra la taille. Puis elle rangea les flacons, clarifia le vin en le décantant, prépara la place de réunion tout près de la pièce d’eau, et apporta en leur présence tout ce dont ils pouvaient avoir besoin. Puis elle offrit le vin, et tout le monde s’assit ; et le portefaix, au milieu d’elles, s’imaginait qu’il rêvait dans le sommeil.

Alors la pourvoyeuse offrit le flacon de vin : et on remplit la coupe et on la but, et une deuxième fois, et une troisième fois. Puis la pourvoyeuse la remplit de nouveau et la présenta à ses sœurs, puis au portefaix. Et le portefaix dit quelques vers :

Bois ce vin ! Il est la cause de toute allégresse. Il rend son buveur possesseur des forces et de la santé. Il est pour tous les maux le seul remède guérisseur !

Nul ne boit le vin, cause de toute allégresse, sans en être agréablement ému ! Seule l’ivresse est capable de nous saturer de volupté !

Puis il baisa les mains des trois jeunes filles, et vida la coupe. Puis il alla auprès de la maîtresse de la maison et lui dit : « Ô ma maîtresse, je suis ton esclave, ta chose et ta propriété ! » et récita en son honneur un vers du poète :

À ta porte, un esclave de tes yeux est debout, le moindre de tes esclaves peut-être !

Mais il connaît sa maîtresse ! Il est au courant de sa générosité et de ses bienfaits. Et surtout il sait les remercîments qui lui sont dus.

Alors elle lui dit : « Bois, ô mon ami ! et que cette boisson te soit saine et de délicieuse digestion ! Et qu’elle te donne les forces dans le chemin de la vraie santé ! »

Alors le portefaix prit la coupe, baisa la main de la jeune femme et, d’une voix douce et modulée, en sourdine, il chanta ces vers du poète :

J’offris à mon amie[3] un vin resplendissant à l’égal de ses joues, ses joues si lumineuses que la clarté seule d’une flamme pourrait en rendre l’éclatante vie !

Elle daigna l’accepter, mais elle me dit toute rieuse :

Comment veux-tu me faire boire mes propres joues ?…

Je lui dis : Bois, ô flamme de ce cœur ! Cette liqueur, c’est mes larmes précieuses, sa rougeur est mon sang, et son mélange dans la coupe est toute mon âme !

Alors l’adolescente prit du portefaix la coupe, la porta à ses lèvres, puis alla s’asseoir auprès de sa sœur. Et tous se mirent à danser, à chanter et à jouer avec les fleurs exquises ; et pendant tout ce temps le portefaix les prenait dans ses bras et les embrassait ; et l’une lui disait des plaisanteries, et l’autre l’attirait à elle, et la troisième le frappait avec des fleurs. Et ils continuèrent à boire jusqu’à ce que le ferment eût joué dans leur raison. Lorsque le vin régna tout à fait, la jeune portière se leva, se dépouilla de tous ses vêtements et devint toute nue. Puis elle jeta son âme[4] dans la pièce d’eau et se mit à jouer avec l’eau ; puis elle prit l’eau dans sa bouche et en aspergea avec bruit le portefaix. Ensuite elle se lava tous les membres et fit courir l’eau entre ses jeunes cuisses. Puis elle sortit de l’eau et se jeta dans le sein du portefaix en s’étendant sur le dos et lui dit en faisant signe vers la chose située entre ses cuisses :

« Ô mon chéri, sais-tu le nom de ça ? » Et le portefaix répondit « Ha ! Ha ! d’ordinaire ça s’appelle la maison de la miséricorde ! » Alors elle s’écria : « Youh ! Youh ! N’as-tu pas honte ? » Et elle le prit par le cou et se mit à frapper dessus. Alors il dit : « Non ! Non ! ça s’appelle une vulve ! » Mais elle dit : « Autre chose ! » Et le portefaix dit : « Alors c’est ton morceau de derrière ! » Et elle répliqua : « Autre chose ! » Alors il dit : « C’est ton frelon ! » Elle se mit, à ces paroles, à le frapper si fort sur le cou qu’elle usa la peau. Alors il lui dit : « Dis-moi donc son nom ! » Et elle répondit : « Le basilic des ponts ! » Alors le portefaix s’écria : « Enfin ! la louange soit à Allah pour ton salut, ô mon basilic des ponts ! »

Après cela on fit circuler la coupe et la soucoupe. Puis la seconde jeune fille ôta ses vêtements et se jeta dans la pièce d’eau : elle fit comme sa sœur, puis sortit et alla se jeter dans le giron du portefaix. Là, faisant signe du doigt vers ses cuisses et la chose située entre ses cuisses, elle dit au portefaix : « Ô lumière de mon œil ! quel est le nom de ça ? » Il répondit : « Ta fissure ! » Elle s’écria : « Oh ! les paroles abominables de ce garçon-là ! » Et elle le frappa et le souffleta si fort que toute la salle en retentit. Et il dit : « Alors c’est le basilic des ponts ! » Elle répondit : « Non ! Non ! » et se remit à le frapper sur le cou. Alors il lui demanda : « Mais quel est son nom ? » Elle répondit : « Le sésame décortiqué ! »

La troisième jeune fille alors se leva, se déshabilla et descendit dans le bassin où elle fit comme ses deux sœurs ; puis elle remit ses vêtements et alla s’étendre sur les jambes du portefaix, et lui dit : « Devine son nom ! » en lui faisant signe vers ses parties délicates. Alors il se mit à lui dire : « Il s’appelle comme ceci, il s’appelle comme cela ! » et finit par lui demander, pour qu’elle cessât de le frapper : « Alors dis-moi son nom ! » Elle répondit : « Le khân[5] de Aby-Mansour ! »

Alors le portefaix se leva, ôta ses vêtements et descendit dans la pièce d’eau : et son glaive nageait à la surface de l’eau ! Il se lava tout le corps comme les jeunes filles s’étaient lavées ; puis il sortit du bassin et se jeta dans le giron de la portière et allongea ses deux pieds dans celui de la pourvoyeuse. Puis, d’un signe montrant son mâle, il dit à la maîtresse du logis : « Ô ma souveraine, quel est son nom ? » À ces paroles elles furent toutes les trois prises d’un tel rire qu’elles se renversèrent sur leur derrière, et s’écrièrent : « Ton zebb ! » Il dit : « Mais non ! » et prit de chacune d’elles une morsure. Elles dirent alors : « Ton outil ! » Il répondit : « Que non ! » et prit de chacune un pincement de sein. Et elles, étonnées, lui dirent : « Mais c’est bien ton outil, il est ardent ! c’est bien ton zebb, il est mouvementé ! » Et le portefaix chaque fois hochait la tête, puis les embrassait, les mordait, les pinçait et les serrait dans ses bras ; et elles riaient extrêmement. Elles finirent par lui demander : « Dis-nous donc son nom ! » Alors le portefaix réfléchit un instant, regarda entre ses cuisses, cligna de l’œil, et dit : « Ô mes maîtresses, voici les paroles que vient de me dire cet enfant qui est mon zebb :

« Mon nom est : le mulet puissant et non-châtré, qui broute et paît le basilic des ponts, se délecte à se rationner au sésame décortiqué, et se loge à l’auberge de mon père Mansour ! »

À ces paroles, elles se mirent à rire tellement qu’elles se renversèrent sur leur derrière. Puis on recommença à boire dans la même coupe jusqu’à l’approche de la nuit. Alors elles dirent au portefaix : « Maintenant tourne ton visage et va-t’en en nous faisant voir la largeur de tes épaules ! » Mais le portefaix s’écria : « Par Allah ! il est plus aisé à mon âme de sortir de mon corps qu’à moi de quitter votre maison, ô mes maîtresses ! Joignons cette nuit avec le jour qui vient de s’écouler, et demain chacun pourra s’en aller voir l’état de sa destinée sur le chemin d’Allah ! » Alors la jeune pourvoyeuse intervint et dit : « Par ma vie ! ô mes sœurs, invitons-le à passer la nuit chez nous : nous rirons beaucoup de lui, car c’est un mauvais sujet sans pudeur, et d’ailleurs tout plein de gentillesse ! » Alors elles dirent au portefaix : « Eh bien ! tu pourras loger, cette nuit, chez nous, à la condition d’entrer sous notre gouverne et de ne nous demander aucune explication sur ce que tu verras ou sur le motif de quoi que ce soit ! » Alors il dit : « Oui, certes ! ô mes maîtresses ! » Et elles lui dirent : « Lève-toi alors et lis ce qui est inscrit sur la porte ! » Et il se leva et trouva sur la porte ces paroles écrites avec la peinture d’or :

« Ne parle point de ce qui ne te concerne point, sinon tu entendras des choses qui ne t’agréeront pas ! »

Alors le portefaix dit : « Ô mes maîtresses, je vous prends à témoin que je ne parlerai point de ce qui ne me concerne pas ! »

À ce moment, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.


MAIS LORSQUE FUT
LA DIXIÈME NUIT

Doniazade lui dit : « Ô ma sœur, achève le récit ! » Et Schahrazade répondit : « Amicalement et comme un devoir de générosité ! » Et elle continua :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que, lorsque le portefaix eut fait cette promesse aux jeunes filles, la pourvoyeuse se leva et rangea les mets devant eux, et tous mangèrent avec délices. Après quoi, on alluma les chandelles, on brûla les bois odorants et l’encens ; puis tout le monde se remit à boire et à manger de toutes les friandises achetées au souk, surtout le portefaix, qui en même temps disait toujours des vers bien rythmés en fermant les yeux et hochant la tête. Et soudain on entendit des coups frappés à la porte ; mais cela ne les troubla pas dans leurs plaisirs ; pourtant la jeune portière se leva et se dirigea vers la porte, puis revint et leur dit : « Notre nappe va, en vérité, se trouver au complet cette nuit, car je viens de trouver à la porte trois Ahjam[6] à la barbe rasée et tous trois borgnes de l’œil gauche. Et, vraiment, c’est là une coïncidence étonnante ! J’ai vite vu que c’étaient des étrangers qui doivent venir du pays des Roum ; et chacun d’eux a une physionomie différente, mais tous les trois sont parfaitement réjouissants de figure, tant ils sont ridicules. Si donc nous les faisions entrer, nous nous amuserions bien à leurs dépens ! » Puis elle continua à dire des paroles persuasives à ses compagnes qui enfin lui dirent : « Dis-leur alors qu’ils peuvent entrer, mais pose-leur bien la condition en leur disant : « Ne parlez pas de ce qui ne vous concerne point, sinon vous entendrez des choses qui ne vous agréeront pas ! » Et la jeune fille courut toute joyeuse à la porte et revint en amenant les trois borgnes : et, en effet, ils avaient la barbe rasée, et, de plus, ils avaient des moustaches tordues et retroussées et tout en eux indiquait qu’ils appartenaient à la confrérie des mendiants appelés saâlik[7]. À peine entrés, ils souhaitèrent la paix à l’assistance en se reculant tour à tour. À leur vue, les jeunes filles se tinrent debout et les invitèrent à s’asseoir. Une fois assis, les trois hommes regardèrent le portefaix qui était en pleine ivresse et, quand ils l’eurent bien observé, ils supposèrent qu’il appartenait à leur confrérie et se dirent : « Oh ! mais c’est aussi un saâlouk comme nous ! il va donc pouvoir nous tenir compagnie amicalement ! » Mais le portefaix, qui avait entendu leur réflexion, se leva tout d’un coup, et leur fit de gros yeux et mit ses yeux de travers et leur dit : « Allez ! Allez ! restez donc tranquilles, car je n’ai que faire de vos bonnes grâces ! Et commencez par observer ce qui est écrit là, sur la porte ! » À ces paroles, les jeunes filles éclatèrent de rire et se dirent : « Nous allons bien nous amuser des saâlik et du portefaix ! » Puis elles offrirent à manger aux saâlik, qui mangèrent bien ! Puis la portière leur offrit à boire, et les saâlik se mirent à boire tour à tour et à se passer fréquemment la coupe des mains de la jeune portière. Lorsque la coupe fut en pleine circulation, le portefaix leur dit : « Hohé ! nos frères ! Avez-vous dans vos sacs quelque bonne histoire ou quelque aventure merveilleuse qui puisse nous amuser ? » À ces paroles ils furent fortement stimulés et chauffés, et demandèrent qu’on leur apportât les instruments de plaisir. Alors la portière leur apporta aussitôt un tambour de Mossoul garni de grelots, un luth d’Irak et un flageolet de Perse. Et les trois saâlik se tinrent debout : l’un prit le tambour à grelots, le second prit le luth et le troisième le flageolet. Et tous les trois commencèrent à jouer, et les jeunes filles les accompagnaient en chantant ; quant au portefaix, il se démenait de plaisir et disait : « Ha ! ya Allah ! » tant il était émerveillé de la voix magnifique et harmonieuse des exécutants.

Sur ces entrefaites on entendit de nouveau frapper à la porte. Et la portière se leva pour voir qui il y avait à la porte.

Or, voici quelle était la cause des coups frappés à la porte :

Cette nuit-là le khalifat Haroun Al-Rachid était descendu parcourir sa ville pour voir et entendre par lui-même les choses qui pouvaient se passer ; et il était accompagné de son vizir Giafar Al-Barmaki[8] et de son porte-glaive Massrour, l’exécuteur de ses vengeances. Car il avait pris l’habitude de se déguiser souvent en marchand.

Donc pendant qu’il se promenait cette nuit-là dans les rues de la ville, il trouva cette demeure sur sa route et il entendit le son des instruments et le bruit de la fête. Et le khalifat dit à Giafar : « Je veux que nous entrions dans cette demeure pour voir à qui appartiennent ces voix. » Mais Giafar répondit : « Ce doit être une troupe d’ivrognes. Aussi gardons-nous d’entrer de peur qu’il ne nous en arrive quelque mauvais tour. » Mais le khalifat dit : « Il faut absolument que nous entrions. Et je veux que tu trouves un expédient qui nous permette d’entrer et de les surprendre. » Et Giafar, à cet ordre, répondit : « J’écoute et j’obéis. » Alors Giafar s’avança et frappa à la porte. Et c’est en ce moment que la portière vint ouvrir.

La jeune portière ouvrit donc la porte, et Giafar lui dit : « Ô ma maîtresse ! nous sommes des marchands de Tabariat[9]. Il y a dix jours déjà que nous sommes venus à Baghdad avec de la marchandise, et nous logeons dans le khân des marchands. Aussi l’un des marchands du khân nous avait cette nuit invités chez lui et nous avait offert le repas. Après le repas, qui dura une heure et où il nous avait fait bien manger et bien boire, il nous laissa libres de nous en aller. Nous sortîmes donc ; mais il faisait nuit et nous étions des étrangers : aussi nous perdîmes le chemin du khân où nous logions. Et maintenant nous nous adressons avec ferveur à votre générosité pour que vous nous permettiez d’entrer et de passer la nuit chez vous. Et Allah vous tiendra compte de cette bonne œuvre ! »

Alors la portière les regarda et trouva qu’ils avaient bien la mine de marchands et aussi l’aspect fort respectable. Alors elle alla trouver ses deux compagnes et leur demanda leur avis. Elles lui dirent : « Fais-les entrer ! » Alors elle revint leur ouvrir la porte ; et ils lui demandèrent : « Pouvons-nous entrer, avec votre permission ? » Elle dit : « Entrez ! » Alors le khalifat et Giafar et Massrour entrèrent, et, à leur vue, les jeunes filles se tinrent debout et se mirent à leur service et leur dirent : « Soyez les bienvenus, et que l’accueil ici vous soit large et amical ! Prenez vos aises, ô nos convives ! Mais nous avons à vous poser une condition : « Ne parlez pas de ce qui ne vous concerne point, sinon vous entendrez des choses qui ne vous agréeront pas ! » Ils répondirent : « Oui, certes ! » Et ils s’assirent, et ils furent invités à boire et à faire circuler entre eux la coupe. Puis le khalifat regarda les trois saâlik et vit qu’ils étaient borgnes de l’œil gauche, et il s’en étonna fort. Il regarda ensuite les jeunes filles et vit toute leur beauté et leurs grâces, et il fut fort perplexe et surpris. Mais les jeunes filles continuèrent à s’entretenir avec les convives et à les inviter à boire avec eux ; puis elles présentèrent un vin exquis au khalifat ; mais il refusa en disant : « Je suis un bon hadj ![10] » Alors la portière se leva et plaça devant lui une petite table incrustée finement, sur laquelle elle mit une tasse en porcelaine de Chine : elle versa dans la tasse de l’eau de source qu’elle rafraîchit avec un morceau de neige, et mélangea le tout avec du sucre et de l’eau de roses, puis le présenta, au khalifat. Il l’accepta et remercia beaucoup la jeune fille, et se dit en lui-même : « Il faut que demain je la récompense pour son action et tout le bien qu’elle fait ! »

Les jeunes filles continuèrent à remplir leurs devoirs d’hospitalité et à servir à boire. Mais, lorsque le vin produisit ses effets, la maîtresse de la maison se leva, leur demanda encore leurs ordres, puis elle prit la pourvoyeuse par la main et lui dit : « Ô ma sœur, lève-toi, que nous accomplissions nos devoirs ! » Elle lui répliqua : « À tes ordres ! » Alors la portière se leva, dit aux saâlik de se lever du milieu de la salle et de se ranger contre les portes, enleva tout ce qu’il y avait au milieu de la salle et la nettoya. Quant aux deux autres jeunes filles, elles appelèrent le portefaix et lui dirent : « Allah ! que ton amitié est peu efficace ! Voyons ! tu n’es point un étranger ici, tu es de la maison ! » Alors le portefaix se leva, releva les pans de sa robe, se serra la taille, et dit : « Ordonnez et j’obéis ! » Et elles lui dirent : « Attends à ta place ! » Après quelques instants, la pourvoyeuse lui dit : « Suis-moi et viens m’aider ! » Et il la suivit hors de la salle, et il vit deux chiennes de l’espèce des chiens noirs, et qui avaient des chaînes passées autour du cou. Le portefaix les prit et les conduisit au milieu de la salle. Alors la maîtresse du logis s’approcha, releva ses manches, prit un fouet et dit au portefaix : « Amène ici l’une des chiennes ! » Et il entraîna une des chiennes en la tirant par sa chaîne et la fit s’approcher et la chienne se mit à pleurer et à lever la tête vers la jeune fille. Mais la jeune fille, sans en tenir compte, lui tomba dessus en la frappant avec le fouet sur la tête, et la chienne criait et pleurait ; et la jeune fille ne cessa de la frapper que lorsque ses bras furent las. Alors elle jeta le fouet de sa main, et prit la chienne dans ses bras, la serra contre sa poitrine, essuya ses larmes, et lui embrassa la tête en la tenant entre ses deux mains. Puis elle dit au portefaix : « Remmène-là, et amène-moi la seconde ! » Et le portefaix fit s’approcher la chienne : et la jeune fille la traita comme elle avait traité la première.

Alors le khalifat sentit son cœur se remplir de pitié et sa poitrine se rétrécir de tristesse, et il cligna de l’œil à Giafar pour lui signifier d’interroger la jeune fille à ce sujet. Mais Giafar lui répondit par signes qu’il était préférable de se taire.

Ensuite la maîtresse du logis se tourna vers ses sœurs et leur dit : « Allons ! faisons ce que nous avons l’habitude de faire. » Elles répondirent : « Nous obéissons. » Alors la maîtresse du logis monta sur son lit de marbre lamé d’or et d’argent et dit à la portière et à la pourvoyeuse : « Faites-nous voir maintenant ce que vous savez. » Alors la portière se leva et monta sur le lit à côté de sa sœur, et la pourvoyeuse sortit, alla dans son appartement et en rapporta un sac de satin entouré de franges en soie verte ; elle s’arrêta devant les jeunes filles, ouvrit le sac et en tira un luth. Elle le tendit à la portière qui l’accorda et, le pinçant, chanta des strophes sur l’amour et ses tristesses :

« De grâce ! rendez à mes paupières le sommeil qui s’est enfui, et dites-moi où ma raison s’en est allée !

Lorsque je consentis à loger l’amour dans ma demeure, le sommeil alors se fâcha contre moi et me délaissa ! »

Ils me répondirent : « Qu’as-tu fait, notre ami, toi, que nous savions être de ceux qui marchent dans la voie droite et sûre ? Dis-nous qui a pu ainsi t’égarer. »

Je leur dis : « Ce n’est point moi, mais elle qui vous éclairera ! Moi, je vous répondrai toujours que mon sang, tout mon sang, lui appartient. Je vous répondrai toujours que je préfère de beaucoup le répandre pour elle que le garder en moi dans sa lourdeur !

J’ai choisi une femme pour, en elle, mettre mes pensées, mes pensées qui reflètent son image même ! Aussi, si je chassais cette image, je mettrais le feu à mes entrailles, le feu dévorateur.

Vous m’excuseriez en la voyant ! Car Allah lui-même a orfévré ce bijou, avec la liqueur de vie ; et, avec ce qui est resté de cette liqueur, il a formé la grenade et les perles ! »

Ils me dirent : « Trouves-tu vraiment, ô naïf, dans ton objet aimé, autre chose que des plaintes, des pleurs, des peines et de rares plaisirs ?

Ne sais-tu qu’en te regardant dans l’eau limpide, tu ne verrais plus que l’ombre de toi-même ! Tu bois à une source où l’on est rassasié avant d’avoir pu la goûter seulement. »

Je leur répondis : « Ne croyez point que c’est en la buvant que l’ivresse m’a tenu, mais c’est en la regardant seulement ! Et cela seul a chassé à jamais le sommeil de mes yeux !

Et ce ne sont point les choses passées qui m’ont ainsi consumé, mais seulement son passé à elle ! Et ce ne sont point les choses aimées dont je me suis séparé qui m’ont mis dans cet état, mais seulement sa séparation d’avec moi.

Et maintenant, tourner mes regards vers une autre, le pourrais-je ? moi, dont toute l’âme est attachée à son corps parfumé, aux parfumé d’ambre et de musc de son corps ! »

Lorsqu’elle eut fini son chant, sa sœur lui dit : « Puisse Allah te consoler, ô ma sœur ! » Mais la jeune portière fut prise d’une telle affliction qu’elle déchira ses vêtements et tomba par terre tout-à-fait évanouie.

Mais, par ce mouvement, comme son corps était mis à nu, le khalifat s’aperçut que ce corps portait l’empreinte de coups de fouet et de coups de verges, et il fut étonné à la limite de l’étonnement. Mais la pourvoyeuse s’approcha et jeta un peu d’eau sur le visage de sa sœur évanouie qui recouvra ses sens ; puis elle lui porta une nouvelle robe et l’en revêtit.

Alors le khalifat dit à Giafar : « Tu n’as pas l’air de t’émouvoir ! Ne vois-tu pas l’empreinte des coups sur cette femme ? Quant à moi, je ne puis plus garder le silence, et je n’aurai de repos que je n’aie découvert la vérité sur tout cela et aussi sur l’incident des deux chiennes ! » Et Giafar répondit : « Ô seigneur et maître, rappelle-toi la condition imposée : — Ne parle point de ce qui te concerne pas, sinon tu entendras des choses qui ne t’agréeront point ! »

Sur ces entrefaites, la pourvoyeuse se leva et prit le luth : elle l’appuya sur son sein arrondi, le pinça du bout des doigts et chanta :

Si l’on venait se plaindre à nous de l’amour, que répondrions-nous ? Si nous-mêmes nous étions abîmés par l’amour, que ferions-nous ?

Car, si nous chargeons un interprète de répondre pour nous, l’interprète, en vérité, ne saura point rendre toutes les plaintes d’un cœur amoureux.

Et, si nous patientons et souffrons en silence la fuite du bien-aimé, la douleur aura bientôt fait de nous mettre à deux doigts de la mort !

Ô douleur ! Il n’y a plus pour nous que les regrets, le deuil, et les larmes ruisselantes sur les joues.

Et toi, cher absent, qui as fui les regards de mes yeux et coupé les liens qui t’attachaient à mes entrailles,

Dis ! as-tu, du moins, gardé en toi une trace de notre amour passé, une petite trace qui durerait en dépit du temps ?

Ou as-tu oublié, grâce à l’absence, la cause qui a épuisé toutes mes forces, et, par toi, m’a mis dans cet état de maigreur et de faiblesse ?

Si donc l’exil doit ainsi être mon partage, je demanderai un jour compte à Dieu, notre Seigneur, de toutes mes souffrances !

À ce chant triste, la maîtresse du logis déchira ses habits, comme sa première sœur, pleura et tomba évanouie. Et la pourvoyeuse se leva et l’habilla d’une seconde robe, après avoir pris soin de lui jeter de l’eau sur la figure et de la faire revenir à elle-même. Alors la maîtresse du logis, remise un peu, s’assit sur le lit et dit à la pourvoyeuse : « Je t’en prie, chante encore pour que nous puissions payer nos dettes ! Encore une fois seulement ! » Alors la pourvoyeuse accorda de nouveau le luth et chanta ces strophes :

Jusques à quand cet éloignement et cet abandon si dur ? Ne sais-tu que mes yeux n’ont plus de larmes à répandre ?

Tu me délaisses ! Mais penses-tu ainsi déserter longtemps encore l’ancienne amitié ? Oh ! si ton but n’était qu’allumer en moi la jalousie, tu as réussi !

Si le destin perfide devait toujours favoriser les hommes amoureux, les pauvres femmes ne trouveraient plus un seul jour pour faire leurs reproches aux amants infidèles !

Mais moi, hélas ! à qui dois-je me plaindre pour me décharger un peu de mes malheurs, de mes malheurs par ta main, ô meurtrier de ce cœur !… Hélas ! hélas ! quelle déception n’attend-elle pas le plaignant qui aurait perdu la preuve écrite de sa créance ou d’une dette payée !

Et la tristesse de mon cœur endolori ne fait qu’augmenter de la folie de ton désir ! Je te désire ! Tu m’as promis ! Mais où es-tu ?

Ô frères, musulmans ! je vous laisse le soin de me venger de l’infidèle ! Qu’il éprouve d’égales souffrances ! Qu’à peine son œil va-t-il se fermer pour le repos, qu’aussitôt l’insomnie le rouvre largement !

Il m’a fait atteindre, par l’amour, aux pires humiliations ! Aussi je souhaite qu’un autre, à ma place, éprouve les plus grandes satisfactions, à ses dépens !

C’est moi jusqu’ici qui me suis dépensé pour son amour ! Mais c’est à lui, demain, à lui qui me blâme, de souffrir !

Alors de nouveau la portière tomba évanouie, et son corps mis à nu parut tout couvert de l’empreinte des fouets et des verges.

À cette vue les trois saâlik se dirent les uns aux autres : « Comme il aurait mieux valu pour nous ne pas entrer dans cette maison, même au risque de passer toute la nuit couchés sur les tas de terre, car ce spectacle vient de nous chagriner à nous démolir l’épine dorsale ! » Alors le khalifat se tourna vers eux et leur dit : « Et pourquoi cela ? » Ils répondirent : « C’est que nous sommes si intimement préoccupés de ce qui vient de se passer ! » Alors le khalifat leur demanda : « Alors, vous autres, n’êtes-vous donc pas de la maison ? » Ils répondirent : « Mais non ! Aussi pensons-nous que cette maison appartient à cet homme qui est là à côté de toi ! » Alors le portefaix s’écria : « Ha ! par Allah ! c’est pour la première fois, cette nuit même, que je suis entré dans cette demeure ! Comme il aurait été préférable pour moi d’avoir couché sur les monceaux de terre des décombres plutôt que dans cette maison ! »

Alors tous se concertèrent et dirent : « Nous sommes ici sept hommes, et elles ne sont en tout que trois femmes, pas une de plus ! Demandons-leur l’explication de cet état de choses. Si elles ne veulent pas nous répondre de bonne grâce, elles nous répondront de force ! » Et là-dessus tous tombèrent d’accord, excepté Giafar qui dit : « Trouvez-vous que ce soit là une idée juste et honnête ? Songez que nous sommes leurs hôtes, et qu’elles nous ont fait leurs conditions que nous devons suivre avec droiture ! D’ailleurs voici la nuit qui va finir, et chacun de nous va s’en aller voir l’état de sa destinée sur le chemin d’Allah ! » Puis il cligna de l’œil au khalifat et, le prenant à part, lui dit : « Nous n’avons plus qu’une heure à passer ici. Et je te promets que demain je les amènerai entre tes mains, et nous leur demanderons leur histoire ! » Mais le khalifat refusa et dit : « Je n’ai plus la patience d’attendre jusqu’à demain ! » Puis comme ils continuaient leur dialogue en disant : comme ceci et comme cela ! ils finirent tout de même par se demander : « Mais qui d’entre nous leur posera la question ? » Et quelques-uns opinèrent que cela revenait au portefaix.

Sur ces entrefaites, les jeunes filles leur demandèrent : « Ô bonnes gens, de quoi parlez-vous ? » Alors le portefaix se leva, se tint devant la maîtresse de la maison et lui dit ; « Ô ma souveraine, je te demande et te conjure au nom d’Allah, de la part de tous ces convives, de nous dire l’histoire de ces deux chiennes, et pourquoi tu les as ainsi châtiées pour ensuite pleurer sur elles et les embrasser ! Et dis-nous aussi, pour que nous l’entendions, la cause de l’empreinte des coups de fouet et de verges sur le corps de ta sœur ! Et telle est notre demande ! Et maintenant que la paix soit avec toi ! »

Alors la maîtresse de la maison demanda à tous ceux qui étaient réunis : « Est-ce vrai ce que le portefaix dit en votre nom ? » Et tous, à l’exception de Giafar, répondirent : « Oui, c’est vrai ! » Et Giafar ne dit pas un mot.

Alors la jeune fille, en entendant leur réponse, dit : « Par Allah ! ô nos hôtes, voici que vous venez de commettre à notre égard la pire des offenses et la plus criminelle ! Or, précédemment, nous vous avions posé la condition que si quelqu’un parlait de ce qui ne le regardait pas, il entendrait des choses qui ne lui agréeraient point ! Et ne vous a-t-il pas suffi d’être entrés dans notre maison et d’avoir mangé de nos provisions ? Mais ce n’est point de votre faute, mais de la faute de notre sœur qui vous a amenés chez nous ! »

À ces paroles, elle retroussa ses manches sur ses poignets, frappa le sol trois fois de son pied et s’écria : « Hé ! Accourez vite ! » Et aussitôt s’ouvrit la porte d’une des garde-robes sur lesquelles étaient abaissés les rideaux, et en sortirent sept nègres solides brandissant à la main des glaives aiguisés. Et elle leur dit : « Attachez les bras de ces gens à langue trop longue, et liez-les les uns aux autres ! » Et les nègres exécutèrent l’ordre, et dirent : « Ô notre maîtresse, ô fleur cachée loin du regard des hommes, nous permets-tu de leur trancher la tête ? » Elle répondit : « Patientez encore une heure sur eux ! car je veux, avant de leur couper le cou, les interroger pour savoir qui ils sont ! »

Alors le portefaix s’écria : « Par Allah ! ô ma maîtresse, ne me tue pas pour le crime fait par d’autres ! Eux tous ici ont failli et commis un vrai crime, mais pas moi ! Oh, par Allah ! quelle nuit heureuse et agréable nous aurions passée si nous avions été indemnes de la vue de ces saâlik de malheur ! car ces saâlik de mauvais augure mettraient en ruine, par leur seule présence, la ville la plus florissante rien qu’en y entrant ! » Et là-dessus il récita une strophe :

Qu’il est beau le pardon de la part du fort, qu’il est beau, surtout accordé à un être sans défense !…

Et toi, je te conjure, par l’amitié inviolable qui est entre nous, ne tue point l’innocent à cause du coupable !

Lorsque le portefaix eut fini de parler, la jeune fille se mit à rire.

À ce moment, Schahrazade vit approcher le matin, et elle se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA ONZIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lorsque la jeune fille se mit à rire après s’être mise en colère, elle s’approcha de la compagnie et dit : « Racontez-moi tout ce qu’il faut me raconter, car vous n’avez plus qu’une heure à vivre ! D’ailleurs, si je patiente ainsi, c’est que vous êtes de pauvres gens ; car si vous étiez parmi les plus considérés ou les plus grands de votre tribu, ou si vous étiez des gouvernants, il est certain que je vous aurais expédiés plus vite encore pour vous punir ! »

Alors le khalifat dit à Giafar : « Malheur à nous, ô Giafar ! Révèle-lui qui nous sommes, sinon elle va nous tuer ! » Et Giafar répondit : « Nous n’avons que ce que nous avons mérité ! » Mais le khalifat lui dit : « Il ne faut pas faire de plaisanterie au moment où il faut être sérieux, car chaque chose a son temps ! »

Alors la jeune fille s’approcha des saâlik et leur dit : « Êtes-vous frères ? » Ils lui répondirent : « Non, par Allah ! Nous ne sommes que les plus pauvres des pauvres, et nous vivons de notre métier en posant des ventouses et en faisant des scarifications ! » Alors elle s’adressa à chacun d’eux et lui demanda : « Es-tu né borgne ? » Il répondit : « Non, par Allah ! mais l’histoire de la perte de mon œil est une histoire tellement étonnante que, si elle était écrite avec l’aiguille sur le coin de l’œil, elle serait une leçon à qui la lirait avec respect ! » Et le second et le troisième lui firent la même réponse. Puis tous ensemble lui dirent : « Chacun de nous est d’un pays différent et nos histoires sont étonnantes et nos aventures prodigieusement étranges ! » Alors la jeune fille se tourna vers eux et leur dit : « Que chacun de vous raconte son histoire et la cause de sa venue à notre maison. Et ensuite que chacun de vous porte la main à son front pour nous remercier et qu’il s’en aille à sa destinée ! »

Alors le premier qui s’avança fut le portefaix, qui dit : « Ô ma maîtresse, moi, de mon état d’homme, je suis portefaix, rien de plus ! La pourvoyeuse que voici me fit porter une charge et vint ici avec moi. Et il m’est arrivé avec vous autres ce que vous savez fort bien, et que je ne veux pas répéter ici, vous comprenez pourquoi. Et telle est toute mon histoire, car je n’ajouterai pas un mot de plus. Et je vous souhaite la paix ! »

Alors la jeune fille lui dit : « Allons ! porte un peu la main à ta tête pour voir si elle est bien à sa place, lisse tes cheveux et va-t’en ! » Mais le portefaix dit : « Non, par Allah ! je ne m’en irai que lorsque j’aurai entendu le récit de mes compagnons que voici. »

Alors le premier saâlouk d’entre les saâlik s’avança pour raconter son histoire, et dit :


Notes
  1. Nousrani, c’est-à-dire nazaréen. C’est le nom que les musulmans donnent aux chrétiens.
  2. Artal, pluriel de ratl, poids variant, selon les contrées, entre deux et douze onces.
  3. Dans le texte original : « mon ami ». Les poètes arabes emploient presque toujours, par euphémisme, le genre masculin pour parler de leurs amoureuses.
  4. En arabe on emploie ce mot d’âme pour les mots lui-même, soi-même, eux-mêmes, etc.
  5. Khân, auberge.
  6. Ahjam, pluriel de Ajami. Ce mot désigne tous les peuples partant une langue étrangère à l’arabe, et particulièrement les Persans et, en général, tous ceux qui parlent mal l’arabe. Mais le plus souvent on ne se sert de ce mot que pour désigner les Persans.
  7. Les Persans les appellent des kalendars ou calenders. Le mot saâlouk donne au pluriel saâlik.
  8. Al-Barmaki ou le Barmécide.
  9. Tibériade.
  10. Hadj, pèlerin de la Mecque.



HISTOIRE DU PREMIER SAÂLOUK


« Je vais, ô ma maîtresse, t’apprendre le motif qui m’obligea à raser ma barbe et à perdre mon œil !

Sache donc que mon père était roi. Il avait un frère, et ce frère était roi dans une autre ville. Pour ce qui est de ma naissance, il y eut cette coïncidence que ma mère m’enfanta le jour même de la naissance du fils de mon oncle.

Puis les années passèrent, et puis des années et des jours, et moi et le fils de mon oncle nous grandissions. Il faut que je te dise qu’il m’arrivait d’aller, à des intervalles de quelques années, faire une visite à mon oncle, et même de rester chez lui de nombreux mois. La dernière fois que je lui fis visite, le fils de mon oncle me reçut avec un accueil des plus larges et des plus généreux ; il fit égorger des moutons en mon honneur, et clarifier des vins nombreux. Puis nous commençâmes à boire, et tellement que le vin fut plus fort que nous. Alors le fils de mon oncle me dit : « Ô fils de mon oncle ! toi que j’aime d’une façon toute particulière, j’ai à te demander une chose importante, et je voudrais ne te voir pas me la refuser ou m’empêcher de faire ce que j’ai résolu ! » Je lui répondis : « Certainement, et de tout cœur amical et généreux ! » Alors, pour avoir toute confiance, il me fit prêter le serment le plus sacré en me faisant jurer sur notre sainte religion. Il se leva aussitôt, s’absenta quelques instants, puis s’en revint avec, derrière lui, une femme toute parée, toute parfumée délicieusement, vêtue de vêtements somptueux qui devaient coûter un prix fort considérable. Et il se tourna vers moi, avec la femme derrière lui, et me dit : « Prends cette femme, et précède-moi vers l’endroit que je vais t’indiquer. (Et il m’indiqua l’endroit en me le spécifiant de telle sorte que je le compris bien.) Et là tu trouveras telle tombe au milieu des autres tombes, et tu m’y attendras ! » Et je ne pus lui refuser cela, ni me récuser devant cette demande, à cause du serment que j’avais juré avec ma main droite ! Et je pris la femme et je m’en allai et j’entrai sous le dôme de la tombe avec elle, et nous nous assîmes à attendre le fils de mon oncle que nous vîmes bientôt arriver portant avec lui une tasse remplie d’eau, un sac contenant du plâtre et une hachette. Il déposa tout cela, ne garda avec lui que la hachette, et alla vers la pierre de la tombe sous le dôme ; il enleva les pierres une à une et les rangea de côté ; puis, avec cette hachette, il se mit à creuser la terre jusqu’à ce qu’il eût mis à découvert un couvercle grand comme une petite porte ; il l’ouvrit et au-dessous apparut un escalier voûté. Alors il se tourna vers la femme et lui dit en lui faisant signe : « Allons ! tu n’as qu’à choisir ! » Et la femme tout de suite descendit l’escalier et disparut. Alors il se tourna vers moi et me dit : « Ô fils de mon oncle ! je te prie de compléter le service que tu viens de me rendre. Lorsque je serai descendu là-dedans, tu refermeras le couvercle et tu le recouvriras de terre comme il était auparavant. Et ainsi tu compléteras le service rendu. Quant à ce plâtre qui est dans le sac, et quant à cette eau qui est dans la tasse, tu les mélangeras bien ; puis tu remettras les pierres comme avant, et avec ce mélange tu plâtreras les pierres à leurs jointures comme avant, et tu feras en sorte que nul ne puisse deviner et dire : « Voici une fosse fraîche dont le plâtrage est récent, mais les pierres vieilles ! » Car, ô fils de mon oncle, voici une année entière que j’y travaille, et il n’y a qu’Allah qui le sache ! Et telle est ma prière ! » Puis il ajouta : « Et maintenant puisse Allah ne pas trop m’accabler de tristesse pour ton absence loin de moi, ô le fils de mon oncle ! » Puis il descendit l’escalier et s’enfonça dans la tombe. Quand il eut disparu à mes regards, je me levai, je refermai le couvercle, et je fis comme il m’avait ordonné de faire, de sorte que la tombe redevint comme elle était.

Je revins alors au palais de mon oncle, ; mais mon oncle était à la chasse à pied et à courre ; et alors je m’en allai me coucher cette nuit-là. Puis, quand vint le matin, je me mis à réfléchir sur toutes ces choses de la nuit dernière, et sur tout ce qui était survenu entre moi et le fils de mon oncle ; et je me repentis de l’action que j’avais faite. Mais le repentir ne sert jamais ! Alors je retournai vers les tombes, et je cherchai la tombe en question, sans pouvoir arriver à la reconnaître. Et je continuai mes recherches jusqu’à l’approche de la nuit sans pouvoir en retrouver le chemin. Je retournai alors au palais, et je ne pus ni boire ni manger, et toutes mes idées travaillaient au sujet du fils de mon oncle, et je ne pus tout de même découvrir quoi que ce soit ! Alors je m’affligeai d’une affliction considérable, et je passai toute ma nuit fort affligé jusqu’au matin. Je revins alors une seconde fois au cimetière en pensant à tout ce qu’avait fait le fils de mon oncle, et je me repentis fort de l’avoir écouté ; puis je me remis à chercher la tombe au milieu de toutes les autres tombes, sans pouvoir la découvrir. Je continuai ainsi mes recherches durant sept jours, et je ne trouvai point le vrai chemin. Alors mes soucis et les mauvaises suggestions augmentèrent tellement que je fus sur le point de devenir fou.

Pour trouver un remède et un repos à mes chagrins, je songeai au voyage et je partis pour retourner chez mon père. Au moment même où j’arrivais aux portes de la ville de mon père, une troupe d’hommes surgit, se jeta sur moi et me lia les bras. Alors je fus complètement stupéfait de cette action, vu que j’étais le fils du sultan de la ville, et que ceux-là étaient les serviteurs de mon père et aussi mes jeunes esclaves. Et j’eus une peur considérable, et je me dis en moi-même : « Qui sait ce qui a pu arriver à mon père ! » Alors je me mis à questionner à ce sujet ceux qui m’avaient lié les bras ; et ils ne me rendirent aucune réponse. Mais, peu d’instants après, l’un d’eux, qui était un de mes jeunes esclaves, me dit : « La destinée du temps s’est montrée agressive à l’égard de ton père. Les soldats l’ont trahi et le vizir l’a fait mettre à mort. Quant à nous, nous étions en embuscade pour attendre ta chute entre nos mains. »

Là-dessus, ils m’enlevèrent, et moi je n’appartenais vraiment plus à ce monde, tant ces nouvelles entendues m’avaient consterné, tant la mort de mon père m’avait saisi de douleur. Et ils me traînèrent soumis entre les mains du vizir qui avait tué mon père. Or, entre ce vizir et moi, il y avait une vieille inimitié. Le motif de cette inimitié, c’est que j’étais très enflammé pour le tir à l’arbalète. Or, il y eut cette coïncidence qu’un jour d’entre les jours, où j’étais sur la terrasse du palais de mon père, un grand oiseau descendit sur la terrasse du palais du vizir, alors que le vizir s’y trouvait : je voulus atteindre l’oiseau avec l’arbalète, mais l’arbalète manqua l’oiseau et atteignit l’œil du vizir et l’abîma avec la volonté et le jugement écrit d’Allah ! Comme dit le poète :

Laisse les destinées s’accomplir, et n’essaie de remédier qu’aux actions des juges de la terre !

Devant toute chose n’aie point de joie et n’aie point d’affliction, car les choses ne sont point éternelles !

Nous avons accompli notre destinée, nous avons suivi à la lettre les lignes qui pour nous ont été écrites par le Sort ; car celui pour qui une ligne a été tracée par le Sort ne saurait que la parcourir.

Le saâlouk continua ainsi :

Lorsque j’abîmai ainsi irrémédiablement l’œil du vizir, le vizir n’osa rien dire, car mon père était le roi de la ville.

Et telle était la cause de l’inimitié entre moi et lui.

Quand donc, les bras liés, je fus amené devant lui, il ordonna de me couper le cou ! Alors je lui dis : « Vas-tu me tuer sans un crime de moi ? » Il répondit : « Et quel crime plus considérable que celui-ci ? » Et il me fit signe vers son œil perdu. Alors je lui dis : « Je fis cela par mégarde. » Mais il me répondit : « Si, toi, tu le fis par mégarde, moi, je le ferai d’une façon préméditée ! » Puis il s’écria : « Qu’on l’amène entre mes mains ! » Et on m’amena entre ses mains.

Alors il allongea la main et enfonça son doigt dans mon œil gauche, et me l’abîma complètement.

Et c’est depuis ce temps-là que je suis borgne, comme vous le voyez tous.

Après cela, le vizir me fit lier et mettre dans une caisse. Puis il dit au porte-glaive : « Je te confie celui-ci. Sors ton sabre du fourreau. Et emmène-le d’ici. Prends-le en dehors de la ville, tue-le, et laisse-le là manger par les bêtes fauves. »

Alors le porte-glaive m’emmena et s’en alla jusqu’à ce qu’il sortit de la ville. Il me tira alors de la caisse, lié des mains et enchaîné des pieds, et voulut me bander les yeux avant de me mettre à mort. Alors je me mis à pleurer et à réciter ces strophes :

Je t’ai pris comme une cuirasse à toute épreuve pour me garantir des javelots ennemis : et tu as été toi-même le fer de lance, le fer aigu, qui transperce !

Pour moi, quand la puissance était mon lot, ma main droite, qui devait punir, s’abstenait, en passant l’arme à ma main gauche impuissante. Ainsi j’agissais.

Épargnez-moi donc, de grâce, les reproches cruels et les blâmes, et laissez mes ennemis seulement me lancer les flèches de douleur !

À ma pauvre âme éprouvée par les tortures ennemies, accordez le don du silence, et ne la comprimez pas par la dureté des paroles et leur poids !

— J’ai pris mes amis pour me servir de solides cuirasses ! Ils le furent ! Mais contre moi, entre les mains de mes ennemis !

Je les ai pris pour me servir de flèches meurtrières ! Ils le furent ! Mais dans mon cœur !

J’ai cultivé des cœurs avec ferveur pour les rendre fidèles. Ils furent fidèles ! Mais en d’autres amours !

Je les ai soignés avec toute ma ferveur pour qu’ils soient constants ! Ils furent constants ! Mais dans la trahison !

Lorsque le porte-glaive entendit mes vers, il se rappela alors qu’il avait été le porte-glaive de mon père et que je l’avais moi-même comblé de bienfaits, et il me dit : « Comment allais-je te tuer ? Et je suis ton esclave soumis ! » Puis il me dit : « Bondis ! Tu as la vie sauve ! Et ne reviens plus dans cette contrée, car tu périrais et tu me ferais périr avec toi ; comme dit le poète :

Va ! libère-toi, ami, et sauve ton âme de la tyrannie de tous les liens ! Et laisse les maisons servir de tombeaux à ceux qui les ont bâties !

Va ! Tu trouveras d’autres terres que les tiennes, d’autres pays que ton pays ; mais jamais tu ne trouveras d’autre âme que ton âme !

Songe ! quelle étonnante chose, quelle chose insensée de vivre dans un pays d’humiliations, quand la terre d’Allah est large à l’infini !

Pourtant ! il est écrit !… il est écrit que l’homme dont la destinée est de mourir dans une terre, ne pourra que mourir dans la terre de sa destinée ! Mais toi, connais-tu la terre de ta destinée ?…

Et, surtout, n’oublie point que le cou du lion ne se développe et grossit que lorsque l’âme du lion s’est développée, en toute liberté ! »

Quand il eut fini ces vers, je lui embrassai les mains. Et je ne crus vraiment à mon salut qu’en me voyant déjà au loin envolé.

Par la suite, je me consolai de la perte de mon œil en songeant à ma délivrance de la mort. Et je continuai à voyager, et j’arrivai à la ville de mon oncle. J’entrai donc chez lui, et je lui appris ce qui était arrivé à mon père et ce qui m’était arrivé, à moi, pour perdre ainsi mon œil. Alors il se mit à pleurer beaucoup de pleurs, et s’écria : « Ô fils de mon frère ! tu viens d’ajouter une affliction à mes afflictions et une douleur à mes douleurs. Car je dois t’apprendre, que le fils de ton pauvre oncle qui est devant toi s’est perdu depuis des jours et des jours, et je ne sais ce qui lui est arrivé, et personne ne peut me dire où il est ! » Puis il se mit à pleurer tellement qu’il s’évanouit. Lorsqu’il revint à lui, il me dit : « Ô mon enfant ! je me suis affligé une affliction considérable pour le fils de ton oncle, moi ton oncle ! Et toi, tu viens d’ajouter une peine à mes peines, en me racontant ce qui t’es arrivé et ce qui est arrivé à ton père ! Mais pour toi, ô mon enfant, il vaut encore mieux avoir perdu l’œil que la vie ! »

À ces paroles, je ne pus plus me taire sur ce qui était arrivé au fils de mon oncle, son enfant à lui. Je lui révélai donc, toute la vérité. À mes paroles, mon oncle se réjouit à la limite de la joie, vraiment il se réjouit fort à mes paroles sur son fils. Et il me dit : « Oh ! fais-moi vite voir cette tombe. » Et je lui répondis : « Par Allah ! ô mon oncle, je ne sais son emplacement. Car je suis allé bien des fois la rechercher, sans pouvoir en trouver l’emplacement ! »

Alors, moi et mon oncle, nous allâmes au cimetière, et, cette fois, en regardant à droite et en regardant à gauche, je finis par reconnaître la tombe. Alors, moi et mon oncle, nous fûmes à la limite de la joie, et nous entrâmes sous le dôme ; nous enlevâmes la terre et puis le couvercle ; et, moi et mon oncle, nous descendîmes cinquante marches d’escalier. Lorsque nous arrivâmes au bout de l’escalier, nous vîmes une fumée monter vers nous, qui nous aveugla. Mais aussitôt mon oncle prononça la Parole qui enlève toute crainte à qui la prononce, celle-ci : « Il n’y a de pouvoir et de force qu’en Allah le Très-Haut, le Tout-Puissant ! »

Alors nous marchâmes, et nous arrivâmes dans une grande salle remplie de farine, de grains de toutes les espèces, de mets de toutes sortes, et de bien d’autres choses aussi. Et nous vîmes, au milieu de la salle, un rideau abaissé sur un lit. Alors mon oncle regarda à l’intérieur du lit, et trouva et reconnut son fils, qui était là aux bras de la femme qui était descendue avec lui ; mais tous deux étaient devenus du charbon noir, absolument comme s’ils avaient été jetés dans une fosse de feu !

À cette vue, mon oncle cracha au visage de son fils et s’écria : « Tu le mérites bien, ô scélérat ! Ceci c’est le supplice de ce bas monde, mais il te reste encore le supplice de l’autre monde, qui est plus terrible et plus durable ! » Et ce disant, mon oncle après avoir craché à la figure de son fils, se déchaussa de sa babouche, et de la semelle il le frappa à la face.


— À ce moment de son récit, Schahrazade vit s’approcher le matin, et, discrète, ne voulut point profiter davantage de la permission accordée.


MAIS LORSQUE FUT
LA DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le saâlouk dit à la jeune fille, pendant que toute l’assemblée, ainsi que le khalifat et Giafar, écoutait le récit :


Donc, après que mon oncle, avec la semelle de sa babouche, eût frappé au visage son fils qui était étendu là comme du charbon noir, moi, je fus prodigieusement étonné de ce coup-là. Et je m’affligeai beaucoup sur le fils de mon oncle, en les voyant devenus ainsi du charbon noir, lui et l’adolescente ! Puis je m’écriai : « Par Allah ! ô mon oncle, allons ! allège un peu les soucis de ton cœur ! Car, moi, mon cœur travaille beaucoup ainsi que mon être intime au sujet de ce qui arrive à ton enfant ! Et surtout je m’afflige de le voir ainsi devenu, lui et la jeune fille, du charbon noir ; et de te voir, toi, son père, ne pas te contenter de cela et le frapper avec la semelle de ta babouche ! » Alors mon oncle me raconta ceci :


« Ô fils de mon frère ! sache que cet enfant, qui est le mien, dès son enfance s’enflamma d’amour pour sa propre sœur. Et, moi, toujours je l’éloignais d’elle, et je me disais en moi-même : « Sois tranquille ! ils sont encore trop jeunes ! » Mais pas du tout ! À peine étaient-ils devenus pubères, qu’entre eux survint la mauvaise action, et je l’appris ! Mais, vraiment, je ne le crus pas tout à fait ! Pourtant je le réprimandai une réprimande terrible, et je lui dis : « Prends bien garde à ces actions scélérates, que nul n’a faites avant toi et que nul ne fera après toi ! Sinon, nous serons, parmi les rois, dans la honte et l’ignominie jusqu’à la mort ! Et les courriers à cheval propageront nos histoires dans le monde entier ! Garde-toi donc bien de ces actes, sinon je te maudirai et je te tuerai ! » Puis je pris soin de le séparer d’elle, et de la séparer de lui. Mais il faut croire que cette scélérate l’aimait d’un amour considérable ! Car le Cheitan consolida son œuvre en eux !

Quand donc mon fils vit que je l’avais séparé de sa sœur, il dut alors faire cette place qui est sous terre, sans rien dire à personne. Et, comme tu le vois, il y transporta des mets, et tout cela ! Et il profita de mon absence, quand j’étais à la chasse, pour venir ici avec sa sœur !

C’est alors que la justice du Très-Haut et Très-Glorieux fut émue ! Et elle les brûla tous les deux ici-même ! Mais le supplice du monde futur est encore plus terrible et plus durable ! »


Et là-dessus mon oncle se mit à pleurer, et moi aussi avec lui. Puis il me dit : « Désormais tu seras mon enfant à la place de l’autre ! »

Alors, moi, pendant une heure, je me mis à méditer sur les affaires de ce monde d’ici-bas, et, entre autres choses, à la mort de mon père par ordre du vizir, à son trône usurpé, à mon œil abîmé que vous voyez, vous tous ! et à tout ce qui était arrivé au fils de mon oncle en fait de choses étranges ; et je ne pus m’empêcher de pleurer !

Après cela, nous sortîmes de la tombe ; et nous refermâmes le couvercle ; puis nous le couvrîmes de terre et nous mîmes la tombe dans l’état où elle était auparavant ; et ensuite nous retournâmes à notre demeure.

À peine y étions-nous arrivés et assis, que nous entendîmes des sons d’instruments de guerre, de tambours et de trompettes, et nous vîmes courir des guerriers : et toute la ville fut pleine de rumeurs, de bruit et de la poussière soulevée par les sabots des chevaux. Et vraiment notre esprit devint fort perplexe de ne pouvoir arriver à connaître la cause de tout cela. Enfin le roi, mon oncle, finit par en demander la raison, et on lui répondit : « Ton frère a été tué par son vizir, qui s’est hâté de rassembler tous les soldats et toutes les troupes et de venir ici au plus vite, pour prendre subitement la ville d’assaut ! Mais les habitants de la ville ont vu qu’ils ne pouvaient lui résister : aussi lui ont-ils livré la ville à discrétion ! »

À ces paroles, moi, je me dis en moi-même : « Sûrement, il me tuerait si je tombais entre ses mains ! » Et, de nouveau, les chagrins et les soucis s’amoncelèrent en mon âme, et je me remis à me remémorer tristement tous les malheurs survenus à mon père à ma mère. Et je ne savais plus que faire. D’un autre côté, si je venais à me montrer, les habitants de la ville et les soldats de mon père me reconnaîtraient, et chercheraient à me tuer et à me perdre ! Et je ne trouvai guère d’autre expédient que celui de me raser la barbe. Aussi je me rasai la barbe, je me déguisai sous d’autres habits et je quittai la ville. Et je me mis en marche vers cette ville de Baghdad, où j’espérais arriver en sécurité et trouver quelqu’un qui me fît parvenir jusqu’au palais de l’émir des Croyants, le khalifat du Maître des Univers, Haroun Al-Rachid, à qui je voulais raconter mon histoire et mes aventures.

Je finis par arriver en sécurité dans cette ville de Baghdad, cette nuit même. Et je ne sus où aller ni où venir, et je devins fort perplexe. Mais tout à coup je me trouvai face à face avec ce saâlouk-ci. Alors je lui souhaitai la paix et lui dis : « Je suis étranger. » Il me répondit : « Je suis étranger, moi aussi. » Nous causions amicalement, quand nous vîmes arriver vers nous ce saâlouk-là, notre troisième compagnon. Il nous souhaita la paix et nous dit : « Je suis étranger. » Nous lui répondîmes : « Nous sommes étrangers, nous aussi. » Alors nous marchâmes ensemble jusqu’à ce que les ténèbres nous eussent surpris. Alors la destinée nous conduisit heureusement jusqu’ici, auprès de vous, nos maîtresses !

Et telle est la cause de ma barbe rasée et de mon œil abîmé ! »


À ce récit du premier saâlouk ; la jeune fille lui dit : « Allons ! c’est bien ! et maintenant caresse un peu ta tête[1]. Et va-t’en vite ! »

Mais le premier saâlouk lui répondit : « Ô ma maîtresse, vraiment je ne m’en irai que lorsque j’aurai entendu le récit de tous mes compagnons que voici. »

Pendant ce temps, toute l’assistance était émerveillée de cette histoire étonnante, et le khalifat dit même à Giafar : « Certes, de ma vie je n’ai entendu une aventure pareille à celle de ce saâlouk ! »

Alors le premier saâlouk alla s’asseoir en se croisant les jambes ; et le deuxième saâlouk s’avança, baisa la terre entre les mains de la jeune maîtresse de la maison, et raconta ceci :


Notes
  1. C’est-à-dire : fais le geste de saluer, en portant la main à la tête. C’est une des façons de faire le salut oriental.



HISTOIRE DU DEUXIÈME SAÂLOUK


« Vraiment, ô ma maîtresse, moi je ne suis pas né borgne. Mais mon histoire, que je vais te raconter, est si étonnante que, si elle était écrite avec l’aiguille sur le coin intérieur de l’œil, elle servirait de leçon à qui est capable de s’instruire !

Tel que tu me vois, je suis roi, fils de roi ! Sache aussi que je ne suis point un ignorant : j’ai lu le Koran ; j’en ai lu les sept narrations ; j’ai lu aussi les livres capitaux, les livres essentiels des maîtres de la science ; j’ai lu la science des astres et les paroles des poètes. Enfin, je me suis appliqué tellement dans l’étude de toutes les sciences, que j’ai surpassé tous les vivants de mon siècle.

Aussi mon nom grandit-il auprès de tous les écrivains. De plus, ma renommée s’étendit dans tous les districts et dans toutes les contrées, et ma valeur fut connue de tous les rois. C’est alors que le roi de l’Inde en entendit parler. Et il envoya prier mon père de m’envoyer auprès de lui, et, en même temps qu’il me demandait, il envoya à mon père des cadeaux somptueux et des présents vraiment dignes des rois. Aussi mon père consentit, et me fit préparer six navires pleins de toutes les choses, et je partis.

Notre voyage par mer dura un mois entier, après quoi nous arrivâmes à une terre. Là, nous débarquâmes nos chevaux, qui étaient avec nous dans les navires, et nos chameaux ; et nous chargeâmes dix de nos chameaux de cadeaux destinés au roi de l’Inde. Mais, à peine étions-nous en marche, qu’un nuage de poussière s’éleva en s’approchant, et couvrit toutes les régions du ciel et de la terre, et dura ainsi pendant une heure de la journée ; puis il se dissipa, et d’en dessous apparurent soixante cavaliers semblables à des lions en courroux. Lorsque nous les eûmes bien regardés, nous vîmes que c’étaient des Arabes du désert, des bandits coupeurs déroutés ! Et lorsqu’ils nous eurent aperçus, alors que nous commencions à fuir et que nous avions avec nous dix charges de cadeaux destinés au roi de l’Inde, ils coururent derrière nous et dirigèrent leur galop, toutes rênes lâchées, de notre côté. Alors, nous, nous leur fîmes des signes avec nos doigts, et nous leur dîmes : « Nous sommes des envoyés pour le puissant roi de l’Inde ! Ne nous faites donc pas de mal ! » Et ils nous dirent : « Nous ne sommes pas sur sa terre ni sous sa dépendance ! » Là-dessus, ils tuèrent quelques-uns de mes jeunes serviteurs, pendant que, les autres et moi, nous prenions la fuite dans toutes les directions, moi après avoir été blessé d’une blessure énorme. Pendant ce temps, les Arabes du désert s’occupèrent à piller nos richesses et nos cadeaux restés sur le dos des chameaux.

Quant à moi, dans ma fuite, je ne sus plus ni où j’étais, ni ce que je devais faire. Hélas ! naguère encore, j’étais dans les grandeurs, et maintenant dans la misère et la pauvreté ! Et je persistai dans ma fuite jusqu’à ce que je fusse arrivé au sommet d’une montagne, où je trouvai une grotte ; et je pus enfin m’y reposer et passer la nuit.

Le matin, je sortis de la grotte, et je continuai à marcher jusqu’à ce que je fusse arrivé à une ville splendide et prospère, au climat si merveilleux que l’hiver n’avait sur elle aucune prise et que le printemps la couvrait toujours de ses roses. Aussi je me réjouis fort de ma venue en cette ville, surtout dans l’état de fatigue où je me trouvais, accablé que j’étais par la marche et la fuite. Et vraiment j’étais dans un état triste de pâleur. Et j’étais bien changé.

Dans cette ville, je ne savais où me diriger, quand, passant à côté d’un tailleur qui cousait dans sa boutique, j’allai à lui et je lui souhaitai la paix ! Il me rendit mon souhait de paix, et m’invita cordialement à m’asseoir, et m’embrassa, et m’interrogea avec bonté sur la cause qui m’éloignait de mon pays. Alors je lui racontai tout ce qui m’était arrivé, depuis le commencement jusqu’à la fin. Alors il fut très affligé pour moi, et me dit : « Ô tendre jeune homme, il ne faut rien dire de toute cette histoire à qui que ce soit ! Car j’ai bien peur pour toi du roi de cette ville : c’est le plus grand ennemi de ton père, et il a une ancienne vengeance à tirer de lui ! »

Après cela, il me prépara à manger et à boire ; et moi, je mangeai et je bus, et lui aussi avec moi. Et nous passâmes la nuit à causer ; et il me donna une place dans un coin de sa boutique, où je m’étendis, et lui aussi, pour dormir. Ensuite il m’apporta tout ce dont je pouvais avoir besoin, un matelas et une couverture.

Je demeurai de la sorte chez lui pendant trois jours, après lesquels il me demanda : « Sais-tu un métier qui puisse te faire gagner ta vie ? » Et je lui répondis : « Certes ! je suis un savant versé dans la jurisprudence, maître passé dans les sciences ; je sais lire et je sais compter ! » Mais il me répliqua : « Mon ami, tout ça, ce n’est pas un métier ! Ou plutôt c’est un métier, si tu veux (car il me voyait fort navré), mais il n’est guère achalandé sur le marché de notre ville ! Ici, dans notre ville, personne ne sait ni étudier, ni écrire, ni lire, ni compter. Mais, simplement, on sait gagner sa vie. » Alors je fus fort contrit, et je ne pus que lui répéter : « En vérité, par Allah ! je ne sais rien faire que ce que je viens de t’énumérer ! » Et il me dit : « Alors, mon garçon, serre ta taille ! Et prends une hache et une corde, et va abattre des bûches dans la campagne, jusqu’à ce qu’Allah veuille t’accorder un meilleur sort ! Et surtout, ne révèle à personne ta condition, car on te tuerait ! » À ces paroles, il alla m’acheter une hache et une corde, et m’envoya abattre du bois avec les autres bûcherons, après qu’il eut pris soin de me bien recommander à eux.

Je sortis alors avec les bûcherons et me mis à bûcher. Puis je mis ma charge de bois sur ma tête, je la portai en ville et la vendis pour un demi-dinar. J’achetai de quoi manger pour un peu de petite monnaie, et je gardai soigneusement le restant de la monnaie. Et ainsi, pendant toute une année, je continuai à travailler, et j’allai chaque jour faire visite à mon ami le tailleur, dans sa boutique, où je me reposais au frais, en me croisant les jambes dans mon coin.

Un jour, selon mon habitude, j’étais allé faire du bois à la campagne, et, en y arrivant, je trouvai une forêt touffue où il y avait beaucoup de bûches à faire. Je choisis alors un arbre qui était desséché, et me mis à enlever la terre tout autour de ses racines ; mais, comme j’y travaillais, la hache tout à coup fut prise dans un anneau de cuivre. Alors je retirai la terre tout autour, et je trouvai un couvercle de bois où était attaché l’anneau de cuivre. Et je l’enlevai. Et je découvris, au-dessous, un escalier. Je descendis jusqu’au bas de l’escalier et je trouvai une porte. J’entrai par la porte et je trouvai une magnifique salle d’un palais merveilleux et bien bâti. Et je trouvai à l’intérieur une adolescente admirable à l’égal de la plus belle des perles. Et telle, en vérité, que sa vue effaçait du cœur tout souci, toute affliction et tout malheur. Je la regardai, et aussitôt je m’inclinai dans l’adoration du Créateur qui lui avait dispensé tant de perfections et cette beauté.

Alors elle me regarda et me dit : « Es-tu un être humain ou un genni ? » Je lui répondis : « Un être humain. » Et elle me dit : « Mais, alors, qui a pu te conduire en ce lieu où je me trouve depuis vingt ans sans avoir jamais vu un être humain ? » À ces paroles, que je trouvai pleines de délices et de douceur, je lui dis : « Ô ma maîtresse, c’est Allah qui m’a conduit à ta demeure, pour qu’enfin soient oubliées toutes mes peines et mes douleurs. » Et je lui racontai tout ce qui m’était arrivé, depuis le commencement jusqu’à la fin. Et cela lui fit pour moi beaucoup de peine vraiment, car elle pleura et me dit : « Moi aussi, je vais te raconter mon histoire :

« Sache donc que je suis la fille du roi Aknamus, le dernier roi de l’Inde, maître de l’Île d’Ébène. Il m’avait marié avec le fils de mon oncle. Mais, la nuit même de mes noces, avant que j’eusse perdu ma virginité, un éfrit m’enleva, qui s’appelait Georgirus, fils de Rajmus, fils d’Éblis lui-même ! Il m’emporta et s’envola et me déposa en cet endroit-ci, où il transporta tout ce que je pouvais désirer en fait de confitures et de sucreries, de robes, d’étoffes précieuses, de meubles, de vivres et de boissons. Depuis ce temps-là, il vient me voir tous les dix jours, et couche une nuit avec moi, ici même, et s’en va le matin. Il me prévint aussi que, si j’avais besoin de lui pendant les dix jours réguliers qu’il passait loin de moi, je n’avais, fît-il jour ou fît-il nuit, qu’à toucher de la main ces deux lignes qui sont là écrites, sous la coupole de cette salle. Et, en effet, depuis lors, sitôt que je touche cette inscription, je le vois apparaître. Cette fois-ci, il y a déjà quatre jours qu’il n’est venu, et il lui reste encore six jours à être absent. Aussi pourrais-tu, toi, rester chez moi cinq jours, pour t’en aller ensuite un jour avant son arrivée. »

Et je répondis : « Certes ! je le peux. » Alors elle fut très joyeuse ; elle se leva toute droite, me prit la main, me fit passer à travers une porte à arceaux, et me conduisit finalement à un hammam gentil et agréable et plein d’une douce atmosphère. Alors, tout de suite, je me déshabillai, et elle aussi se déshabilla toute nue ; et tous deux nous entrâmes dans le bain. Après le bain, nous nous assîmes sur l’estrade du hammam, elle à côté de moi, et elle se mit à m’offrir à boire du sirop au musc et elle mit devant moi des pâtisseries délicieuses. Puis nous continuâmes à causer gentiment et à manger de tout cela qui était le bien de l’éfrit, son ravisseur.

Ensuite elle me dit : « Pour ce soir tu vas dormir et te bien reposer de tes fatigues, pour être ensuite bien dispos. »

Et moi, ô ma maîtresse, je voulus bien dormir, après l’avoir beaucoup remerciée. Et j’oubliai, en vérité, tous mes soucis !

À mon réveil, je la trouvai assise à côté de moi, et elle me massait agréablement les membres et les pieds. Alors j’invoquai Allah pour appeler sur elle toutes les bénédictions, et nous nous assîmes à causer pendant une heure, et elle me dit des choses fort gentilles. Elle me dit : « Par Allah ! auparavant, toute seule dans ce palais souterrain, j’avais bien de la tristesse et je sentais ma poitrine se rétrécir, car je ne trouvais personne avec qui causer, et cela pendant vingt ans ! Mais la louange à Allah ! Qu’Il soit glorifié pour t’avoir ainsi conduit près de moi ! »

Puis, de sa voix douce, elle me chanta cette stance :

Si de ta venue
Nous avions été d’avance prévenues,
Pour tapis à tes pieds nous aurions étendu
Le pur sang de nos cœurs et le noir velours de nos yeux !
Nous aurions étendu la fraîcheur de nos joues
Et la jeune chair de nos cuisses soyeuses
Pour la couche, ô voyageur de la nuit !
Car ta place est au-dessus de nos paupières !

À l’audition de ces vers, je la remerciai, la main sur le cœur ; et son amour s’incrusta encore plus violemment en moi ; et s’envolèrent mes soucis et mes peines. Ensuite nous nous mîmes à boire dans la même coupe, et cela jusqu’à la nuit : alors, cette nuit-là, je me couchai avec elle, dans la félicité. Et jamais de ma vie, je n’eus une nuit semblable à cette nuit-là. Aussi, quand vint le matin, nous nous levâmes fort contents l’un de l’autre et dans le bonheur, en vérité !

Alors, moi, tout enflammé encore et surtout pour allonger mon bonheur, je lui dis : « Veux-tu que je te fasse sortir de dessous terre, et que je te débarrasse ainsi de ce genni-là ? » Alors elle se mit à rire, et me dit : « Tais-toi donc, et contente-toi de ce que tu as ! Voyons ! ce pauvre éfrit n’aura qu’un jour sur dix, et, toi, je te promets chaque fois les neuf autres jours ! » Alors, moi, emporté par l’ardeur de la passion, je m’avançai fort loin en paroles, car je lui dis : « Pas du tout ! je vais immédiatement détruire de fond en comble cette coupole où sont gravées ces inscriptions magiques, pour qu’ainsi l’éfrit vienne à ma portée et que je puisse le tuer ! Car, dès longtemps, je suis habitué à me faire un jeu du massacre de tous les éfrits de dessus et de dessous terre ! »

À ces paroles, et pour me calmer, elle se mit à me réciter ces vers :

Ô toi qui demandes un délai avant la séparation, et qui trouves dur l’éloignement, ne sais-tu qu’il est le moyen sûr de ne point s’attacher, mais simplement d’aimer ?

Ne sais-tu songer et te dire que la lassitude est la règle même de tout attachement, et que la rupture est la conclusion de toute amitié !…

Mais moi, sans faire attention à ces vers qu’elle me récitait, je donnai un violent coup de pied à la coupole !…

À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin, et se tut discrètement.

ET LORSQUE FUT
LA TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le deuxième saâlouk, continua ainsi son récit à la jeune maîtresse de la maison :

Quand donc, ô ma maîtresse, j’allongeai à la coupole ce violent coup de pied, la femme me dit « Voici l’éfrit ! Il arrive à nous ! Ne t’avais-je pas prévenu ? Or, par Allah ! tu me perds ! Pourtant songe, toi, à te sauver, et sors par le même endroit d’où tu es venu ! »

Alors, moi, je me précipitai dans l’escalier. Mais malheureusement, à cause de la violence de ma terreur, j’oubliai en bas mes sandales et ma hache. Aussi, comme à peine j’avais grimpé quelques marches de l’escalier, je me retournai un peu pour jeter un dernier coup d’œil à mes sandales et à ma hache ; mais je vis la terre s’entr’ouvrir et en sortir un grand éfrit, horriblement hideux, qui dit à la femme : « Pourquoi cette terrible secousse dont tu viens de m’épouvanter ? Quel malheur t’arrive-t-il donc ? » Elle répondit : « Aucun malheur, en vérité, si ce n’est que tout à l’heure je sentais ma poitrine se rétrécir de ma solitude, et je me levais pour aller boire quelque boisson rafraîchissante qui fît se dilater ma poitrine, et, comme je me levais trop brusquement pour le faire, je glissai et tombai contre la coupole. » Mais l’éfrit lui dit : « Ô l’effrontée libertine ! comme tu sais mentir ! » Puis il se mit à regarder dans le palais, à droite, à gauche, et il finit par trouver mes sandales et ma hache. Alors il s’écria : « Hein ! que signifient ces ustensiles-là ? Dis ! D’où te viennent ces objets d’êtres humains ? » Elle répondit : « Tu viens à l’instant de me les montrer ! Je ne les ai jamais auparavant aperçus ! Probablement ils étaient accrochés derrière ton dos, et tu les auras toi-même apportés ici. » Alors le genni, au comble de la fureur, s’écria : « Quelles paroles absurdes, louches et détournées ! Elles ne sauraient avoir de prise sur moi, ô débauchée ! »

À ces paroles, il la mit toute nue, la mit en croix entre quatre pieux fichés en terre, et, l’ayant mise à la torture, il commença à la questionner sur ce qui était arrivé. Mais, moi, je ne pus tolérer cela davantage ni entendre ses pleurs ; et je montai vite l’escalier en tremblant de terreur ; et, arrivé enfin au dehors, je replaçai le couvercle comme il était, et je le dérobai aux regards en le recouvrant de terre. Et je me repentis de mon action à la limite du repentir. Et je me mis à penser à l’adolescente, à sa beauté, et aux tortures que lui infligeait ce maudit-là, alors qu’elle était avec lui depuis déjà vingt ans. Et surtout je fus bien peiné à la pensée qu’il la torturait à cause de moi. Et, en ce moment, je me remis à penser aussi à mon père et à son royaume et à la misérable condition de bûcheron où j’étais, et, tout en pleurant, je récitai un vers sur ce triste sujet.

Après quoi, je continuai à marcher jusqu’à ce que je fusse arrivé chez mon camarade le tailleur. Et je le trouvai qui, à cause de mon absence, était assis comme s’il eût été sur le feu dans une poêle à frire. Et il était là qui m’attendait avec impatience. Et il me dit : « Hier, ne te voyant pas arriver comme à l’ordinaire, je passai la nuit avec mon cœur chez toi ! Et j’avais peur pour toi d’une bête fauve ou de quelque autre chose semblable dans la forêt. Mais que la louange soit à Allah pour ton salut ! » Alors, moi, je le remerciai pour sa bonté, j’entrai dans la boutique et m’assis dans mon coin ; et je me mis à penser à ce qui m’était arrivé, et à me blâmer moi-même pour le coup de pied que j’avais donné à la coupole. Tout à coup, mon bon ami le tailleur entra et me dit : « Il y a, à la porte de la boutique, une personne, une sorte de Persan, qui te demande et qui a avec lui ta hache et tes sandales. Il les avait portées chez tous les tailleurs de la rue en leur disant : « Je sortis à l’aube pour aller à la prière du matin à l’appel du muezzin, et je trouvai sur ma route ces objets-là sans arriver à savoir à qui ils pouvaient appartenir. Dites-moi donc, vous autres, quel en est le propriétaire ! » Alors les tailleurs de notre rue qui te connaissent, en voyant la hache et les sandales, surent qu’ils t’appartenaient et donnèrent avec empressement ton adresse à ce Persan. Et il est là, qui t’attend à la porte de la boutique. Sors donc, et remercie-le pour sa peine, et prends ta hache et tes sandales. » Mais moi, à ces paroles, je sentis mon teint jaunir et tout mon corps s’affaisser de terreur. Et, pendant que j’étais dans cette prostration, tout d’un coup, la terre, devant mon coin, s’entr’ouvrit, et le Persan en question en sortit. C’était l’éfrit ! Il avait, pendant ce temps-là, mis sa jeune femme à la torture, et quelle torture ! Mais elle ne lui avait rien avoué. Alors il avait pris la hache et les sandales, et lui avait dit : « Je vais te prouver que je suis toujours Georgirus, de la postérité d’Eblis ! Et tu verras si je puis ou non t’amener ici le propriétaire de cette hache et de ces sandales ! »

C’est alors qu’il était venu employer cette ruse, dont j’ai parlé, auprès des tailleurs.

Il entra donc brusquement chez moi, de dessous terre, et aussitôt, sans perdre un instant, il m’enleva ! Il s’envola et s’éleva dans les airs ; puis il descendit et s’enfonça dans la terre ! Quant à moi, je perdis toute connaissance. C’est alors qu’il entra avec moi dans le palais souterrain où j’avais goûté la volupté. Et je vis l’adolescente toute nue, et le sang qui coulait de ses flancs ! Alors mes yeux furent mouillés de larmes. Mais l’éfrit se dirigea vers elle et, l’empoignant, lui dit : « Ô débauchée ! le voici, ton amant ! » Alors l’adolescente me regarda et dit : « Je ne le connais point. Et je ne l’ai jamais vu qu’en ce moment-ci seulement. » Et l’éfrit lui dit : « Comment ? Voici devant toi le corps même du délit et tu n’avoues pas ! » Alors elle dit : « Je ne le connais pas. Et de ma vie je ne l’ai vu. Et il ne me convient pas de mentir à la face d’Allah ! » Alors l’éfrit lui dit : « Si vraiment tu ne le connais point, prends ce sabre et coupe-lui la tête ! » Alors elle prit le sabre, vint à moi et s’arrêta en face de moi. Alors, moi, jaune de terreur, je lui fis un signe négatif avec mes sourcils (pour la prier d’avoir pitié) et mes larmes coulaient le long de mes joues. Alors elle aussi me cligna de l’œil ; mais elle dit à haute voix : « C’est toi qui es la cause de tous nos malheurs ! » Alors, moi, de nouveau je lui fis signe avec mes sourcils, et de ma langue je lui dis des vers à double sens (que l’éfrit ne pouvait bien comprendre) :

Mes yeux savent assez te parler pour que ma langue devienne inutile ! Mes yeux seuls te recèlent les secrets recelés dans mon cœur !

Quand tu m’es apparue, les douces larmes ruisselèrent, et je me fis muet : car mes yeux te parlaient assez de ma flamme !

Les paupières, en clignant, nous expriment tout sentiment ; et nul besoin, pour l’intelligent, de l’usage de ses doigts.

Nos sourcils nous tiennent lieu de toutes les autres choses. Silence donc ! et laissons la parole seulement à l’amour.

Alors la jeune femme comprit et mes signes et mes vers, et elle jeta de ses mains le sabre de l’éfrit. Alors l’éfrit prit le sabre et me le tendit et me dit : « Coupe-lui le cou, et je te relâcherai et je ne te ferai aucun mal ! » Et moi, je dis : « Oui ! » Et je pris le sabre, et je m’avançai courageusement, et je levai le bras ! Alors elle me dit, en me faisant signe avec ses sourcils : « Moi, ai-je lésé tes droits ? » Alors mes yeux furent remplis de larmes, et je jetai de mes mains le sabre et je dis à l’éfrit : « Ô puissant éfrit, ô héros robuste et invincible ! si cette femme était, comme tu le crois, de peu de foi et de raison, elle aurait trouvé licite la chute de ma tête coupée ! Or, au contraire, c’est le sabre lui-même qu’elle a jeté loin d’elle. Comment donc pourrais-je, à mon tour, trouver licite de lui couper le cou, surtout étant donné que jamais je ne l’ai vue avant cette heure-ci ? Donc, jamais je ne commettrai cette action, même si tu devais me faire boire la coupe de la mauvaise mort ! » À ce discours, l’éfrit s’écria : « Ha ! je constate bien maintenant l’amour qui est entre vous deux ! »

Et alors, ô ma maîtresse, ce maudit prit le sabre, en frappa la main de l’adolescente et la coupa ; puis il en frappa l’autre main et la coupa de même ; puis il coupa son pied droit ; puis il coupa son pied gauche. Et ainsi, avec quatre coups, il coupa les quatre membres. Et, moi, je regardais cela de mes yeux et je pensais mourir certainement.

À ce moment, la jeune femme me regarda à la dérobée et me cligna de l’œil. Mais, hélas ! l’éfrit vit ce clignement d’œil, et il s’écria : « Ô fille de putain ! tu viens de commettre un adultère avec ton œil ! » Et alors il la frappa au cou avec le sabre, et lui coupa la tête. Ensuite il se tourna vers moi et me dit : « Sache, ô toi l’être humain, que, dans notre loi à nous, les genni, il nous est permis, et il nous est même licite et recommandable, de tuer l’épouse adultère ! Sache donc que cette adolescente, je l’ai enlevée la nuit de ses noces, quand elle n’avait encore que douze ans, et avant qu’aucun autre eût couché avec elle ou l’eût connue ! Je l’ai portée ici, et je venais la voir un jour sur dix, pour passer la nuit avec elle, et je copulais avec elle sous l’aspect d’un Persan ! Mais du jour que j’ai constaté qu’elle me trompait, je l’ai tuée ! D’ailleurs elle ne m’a trompée qu’avec son œil seulement, l’œil qu’elle a cligné en te regardant. Quant à toi, comme je n’ai pu constater que tu eusses forniqué avec elle pour l’aider à me tromper, je ne te tuerai pas. Mais, tout de même, je veux, pour que tu ne puisses pas rire sur mon dos, te faire quelque mal qui t’enlève ta superbe ! Mais je te laisse choisir la variété que tu préfères parmi tous les maux. »

Alors, moi, ô ma maîtresse, je fus réjoui à la limite de la réjouissance en me voyant échapper à la mort. Et cela m’encouragea à abuser de la grâce. Et je lui dis : « Je ne sais vraiment que choisir au milieu de tous les maux ! Je préfère aucun ! » Alors l’éfrit courroucé frappa le sol du pied et s’écria : « Je te dis de choisir ! Ainsi, choisis sous quelle image tu préfères que je t’ensorcelle ! Préfères-tu l’image d’un âne ? Non ! L’image d’un chien ? L’image d’un mulet ? L’image d’un corbeau ? Ou bien l’image d’un singe ? » Alors je lui répondis, toujours en abusant, car j’avais l’espoir d’une grâce complète : « Par Allah ! ô mon maître Georgirus, de la postérité du puissant Eblis ! si tu me fais grâce, Allah te fera grâce ! car il te saura gré du pardon accordé à un homme bon Mouslem, qui ne t’a jamais fait de tort ! » Et je continuai à l’implorer à la limite de la prière, en me tenant humblement debout entre ses mains, et je lui dis : « Tu me condamnes injustement ! » Alors il me répondit : « Assez de paroles comme cela, sinon la mort ! N’abuse donc pas de ma bonté, car il me faut absolument t’ensorceler ! »

À ces paroles, il m’enleva, fendit la coupole et la terre au-dessus de nous, et s’envola avec moi dans les airs, et si haut que je ne voyais plus la terre que sous l’aspect d’une écuelle d’eau. Alors il descendit sur le sommet d’une montagne et m’y déposa ; il prit un peu de terre dans sa main, grommela quelque chose dessus en grognant comme ça : « Hum ! hum ! hum ! », prononça quelques paroles, puis jeta cette terre sur moi en s’écriant : « Sors de ta forme-ci et prends la forme d’un singe ! » Et, à l’instant même, ô ma maîtresse, je devins un singe, et quel singe ! Vieux d’au moins cent ans et assez laid ! Alors, moi, quand je me vis sous cet aspect, je fus d’abord mécontent et me mis à sauter et je sautais, en vérité ! Puis, comme cela ne me servait de rien, je me mis à pleurer sur moi-même et sur mon moi passé. Et l’éfrit riait d’une façon épouvantable, puis il disparut.

Alors je me mis à réfléchir sur les injustices du sort, et j’appris, à mes dépens, qu’en vérité le sort ne dépend point de la créature.

Après cela, je me mis à dégringoler du sommet de la montagne jusqu’au bas tout à fait. Et je me mis à voyager, en dormant la nuit dans les arbres, et cela durant un mois, jusqu’à ce que je fusse arrivé sur le rivage de la mer salée. Je m’arrêtai là près d’une heure, et je finis par voir au milieu de la mer un navire que le vent favorable poussait vers le rivage, de mon côté. Alors, moi, je me cachai derrière un rocher et j’attendis. Quand je vis les hommes arriver et aller et venir, moi, je m’enhardis et je finis par sauter au milieu du navire. Alors l’un des hommes s’écria : « Chassez vite cet être de mauvais augure ! » Et un autre s’écria : « Non ! tuons-le ! » Et un troisième s’écria : « Oui ! tuons-le avec ce sabre ! » Alors, moi, je me mis à pleurer et j’arrêtai de ma patte le bout du sabre, et mes larmes coulaient abondamment.

Alors le capitaine eut pitié de moi, et leur dit : « Ô marchands, ce singe vient de m’implorer, et j’écoute sa prière ; il est sous ma protection ! Que personne ne l’arrête et ne le chasse ou l’incommode ! » Puis le capitaine se mit à m’appeler et à me dire des paroles agréables et bonnes ; et moi je comprenais toutes ses paroles. Aussi il me prit comme serviteur ; et moi je lui faisais toutes ses affaires et je le servais dans le navire.

Le vent nous fut favorable pendant cinquante jours, et nous atterrîmes à une ville énorme et si pleine d’habitants qu’Allah seul peut en compter le nombre !

À notre arrivée, nous vîmes s’avancer vers notre navire des mamalik qui étaient envoyés par le roi de la ville. Ils s’approchèrent et souhaitèrent la bienvenue aux marchands, et leur dirent : « Notre roi vous fait des compliments pour votre bonne arrivée, et il nous charge de vous communiquer ce rouleau de parchemin, et il dit : Que chacun de vous y écrive une ligne de sa belle écriture ! »

Alors, moi, toujours sous mon aspect de singe, je me levai et brusquement je saisis de leurs mains le rouleau de parchemin, et je sautai avec un peu plus loin. Alors ils eurent peur de me voir le déchirer et le jeter à l’eau. Et ils m’appelèrent avec des cris, et voulurent me tuer. Alors je leur fis signe que je savais et voulais écrire ! Et le capitaine leur dit : « Laissez-le écrire ! Si nous le voyons griffonner, nous l’empêcherons de continuer ; mais si, en vérité, il savait la belle écriture, je l’adopterais pour mon fils ! Car je n’ai jamais vu un singe plus intelligent. »

Alors, moi, je pris le calam, je l’appuyai sur le tampon de l’encrier, en étendant bien l’encre sur les deux faces du calam, et je commençai à écrire.

J’écrivis ainsi quatre strophes improvisées, chacune d’une écriture différente et selon un style différent : la première strophe d’après le mode Rikaa ; la seconde sur le mode Rihani ; la troisième sur le mode Çoulci ; et la quatrième selon le mode Mouchik :

a) Le temps a déjà marqué les bienfaits et les dons des hommes généreux ; mais il a désespéré de pouvoir arriver à dénombrer les tiens jamais !

Après Allah, le genre humain n’a recours qu’à toi, car tu es vraiment le père de tous les bienfaits !

b) Je vous parlerai de sa plume :

Sa plume ! C’est la première et l’origine même des plumes ! Sa puissance est une chose surprenante ; c’est elle qui l’a mis au nombre des savants remarquables.

De cette plume, tenue entre la pulpe de ses cinq doigts, coulent sur le monde cinq fleuves d’éloquence et de poésie !

c) Je vous parlerai de son immortalité :

Il n’y a point d’écrivain qui ne meure ; mais le temps éternise l’écriture de ses mains !

Aussi, ne laisse ta plume écrire que des choses qui pourraient te rendre fier au jour de la Résurrection !

d) Si tu ouvres l’encrier, ne t’y plonge que pour tracer des lignes de donateur, des lignes bienfaisantes !

Mais, si tu ne peux t’en servir pour écrire des donations, du moins que tu t’y plonges pour la beauté ! Et, de la sorte, tu seras parmi ceux qui comptent parmi les plus grands des écrivains !

Quand j’eus fini d’écrire, je leur tendis le rouleau de parchemin. Et tous furent dans la plus grande admiration, puis chacun inscrivit à tour de rôle une ligne de sa plus belle écriture.

Après quoi, les esclaves s’en allèrent porter le rouleau au roi. Lorsque le roi eut pris connaissance de toutes les écritures, il ne fut satisfait que de mon écriture à moi, qui était faite de quatre manières différentes, et pour laquelle j’étais réputé dans le monde entier, quand j’étais encore fils de roi.

Alors le roi dit à tous ses amis qui étaient présents et à ses esclaves : « Allez tous auprès du maître de cette belle écriture, et donnez-lui cette robe d’honneur pour qu’il s’en revête, et faites-le monter sur la plus belle de mes mules, et portez-le en triomphe aux sons des instruments, et amenez-le entre mes mains ! »

À ces paroles, tous se mirent à sourire. Et le roi, qui s’en aperçut, fut très fâché et s’écria : « Comment ! je vous donne un ordre, et vous riez de moi ! » Et ils répondirent : « Ô roi du siècle, nous prendrions bien garde de rire de tes paroles ! mais nous devons te dire que celui qui a écrit cette écriture si belle n’est point un fils d’Adam, mais un singe qui appartient au capitaine du navire ! » Alors le roi fut prodigieusement étonné de leurs paroles, puis il se convulsa d’aise et d’hilarité, et s’écria : « Je désire acheter ce singe ! » Là-dessus, il ordonna à toutes les personnes de sa cour d’aller au navire recevoir le singe et de prendre avec eux la mule et la robe d’honneur, et leur dit : « Il faut absolument que vous le revêtiez de cette robe d’honneur, que vous le fassiez monter sur la mule et que vous l’ameniez ici ! »

Alors tous vinrent au navire et m’achetèrent très cher au capitaine, qui ne voulait pas d’abord ! Puis, moi, je fis signe au capitaine pour lui dire que j’étais très affligé de le quitter. Puis, eux, m’emmenèrent, m’habillèrent avec la robe d’honneur, me firent monter sur la mule, et nous partîmes tous au son des instruments harmonieux de cette ville ; et tous les habitants et toutes les créatures humaines de la ville furent dans la stupéfaction et se mirent à regarder avec un intérêt énorme ce spectacle étonnant et prodigieux.

Lorsqu’on m’eut amené devant le roi et que je le vis, je baisai la terre entre ses mains à trois reprises et puis je restai immobile. Alors le roi m’invita à m’asseoir, et, moi, je me mis à genoux. Alors tous les assistants furent émerveillés, de ma bonne éducation et de ma politesse admirable ; mais c’est encore le roi qui fut dans le plus grand émerveillement. Et aussitôt que je me fus mis ainsi à genoux, le roi ordonna à tout le monde de s’en aller, et tout le monde s’en alla. Il ne resta dans la salle que le roi, l’eunuque en chef, et un jeune esclave favori, et moi, ô ma maîtresse !

Alors le roi ordonna qu’on apportât de quoi manger. Et on apporta une nappe sur laquelle se trouvaient tous les mets qu’une âme peut souhaiter et désirer, et toutes les choses qui font les délices des yeux. Et le roi me fit signe de manger. Alors je me levai et je baisai la terre entre ses mains à sept reprises différentes, et je m’assis très poliment, et je me mis à manger en me rappelant toute mon éducation passée.

Lorsqu’on leva la nappe, je me levai, moi aussi, pour aller me laver les mains ; puis je revins, après m’être lavé les mains, et je pris l’encrier, le calam et une feuille de parchemin, et j’écrivis deux strophes sur l’excellence des pâtisseries arabes :

Ô pâtisseries, douces, fines et sublimes pâtisseries enroulées par les doigts ! Vous êtes la thériaque, antidote de tout poison ! En dehors de vous, pâtisseries, je ne saurais aimer jamais rien ; et vous êtes mon seul espoir, toute ma passion !

Ô frémissements de mon cœur à la vue d’une nappe tendue où, en son milieu, s’aromatise une kenafa[1] nageant au milieu du beurre et du miel, dans le grand plateau !

Ô kenafa ! kenafa amincie en une chevelure appétissante, réjouissante ! mon désir, le cri de mon désir vers toi, ô kenafa, est extrême ! Et je ne pourrais, au risque de mourir, passer un jour de ma vie sans toi sur ma nappe, ô kenafa, ya kenafa !

Et ton sirop ! ton adorable, délicieux sirop ! Haï ! en mangerais-je, en boirais-je jour et nuit, que j’en reprendrais dans la vie future !

Après quoi, je déposai le calam et la feuille, et je me levai et m’en allai m’asseoir respectueusement plus loin. Alors le roi regarda ce que j’avais écrit et le lut, et il s’en émerveilla étonnamment et s’écria : « Est-ce possible qu’un singe puisse posséder une telle éloquence et surtout une si belle écriture ? Par Allah ! c’est la merveille des merveilles ! »

À ce moment, on apporta au roi un jeu d’échecs, et le roi me demanda par signes : « Sais-tu jouer ? » Et moi, avec ma tête, je fis : « Oui, je sais ! » Alors je m’approchai, je rangeai le jeu et je me mis à jouer avec le roi. Et par deux fois je le vainquis ! Alors le roi ne sut plus que penser, et sa raison fut dans la perplexité, et il dit : « Si c’était un fils d’Adam, il aurait surpassé tous les vivants de son siècle ! »

Alors le roi dit à l’eunuque : « Va chez ta jeune maîtresse ma fille, et dis-lui : « Viens vite, ô ma maîtresse, chez le roi ! » car je veux que ma fille puisse jouir de ce spectacle et voir ce singe merveilleux ! »

Alors l’eunuque s’en alla, et il revint bientôt avec sa jeune maîtresse, la fille du roi, qui, à peine m’eut-elle aperçu, se couvrit le visage de son voile et dit : « Ô mon père, comment as-tu pu te résoudre à m’envoyer chercher pour me faire apercevoir par les hommes étrangers ? » Et le roi lui dit : « Ô ma fille, il n’y a ici chez moi que mon jeune esclave, cet enfant que tu vois, et l’eunuque qui t’a élevé, et ce singe, et moi ton père ! De qui donc ici te couvres-tu le visage ? » Alors la jeune fille répondit : « Sache, ô mon père, que ce singe est le fils d’un roi ! Le roi, son père, s’appelle Aymarus, et il est le maître d’un pays de l’intérieur lointain. Ce singe est simplement ensorcelé ; et c’est l’éfrit Georgirus, de la postérité d’Eblis, qui l’a ensorcelé, après avoir tué sa propre épouse la fille du roi Aknamus, maître de l’Île d’Ebène. Ce singe, que tu crois un vrai singe, est donc un homme, mais savant, instruit et fort sage ! »

À ces paroles, le roi s’étonna beaucoup, me regarda, et me dit : « Est-ce vrai, ce que dit de toi ma fille ? » Alors je répondis avec la tête : « Oui ! c’est vrai ! » et je me mis à pleurer. Alors le roi demanda à sa fille : « Mais d’où as-tu appris à discerner s’il est ensorcelé ? » Elle répondit : « Ô mon père, quand j’étais petite, la vieille femme qui était chez ma mère était une vieille sorcière pleine d’artifices et fort versée dans la magie. C’est elle qui m’enseigna l’art de la sorcellerie. Et, depuis, je l’approfondis encore davantage, je m’y perfectionnai et j’appris ainsi près de cent soixante-dix articles de magie ; et le plus insignifiant d’entre ces articles me rendrait capable de transporter ton palais en entier avec toutes ses pierres, et toute la ville derrière le Mont Caucase, de transformer toute cette contrée en un miroir de mer et de changer tous les habitants en poissons ! »

Alors son père s’écria : « Par la vérité du nom d’Allah sur toi ! ô ma fille, délivre alors ce jeune homme, pour que je puisse en faire mon vizir ! Comment ! tu possèdes un talent aussi considérable et je l’ignore ? Oh ! délivre-le pour que vite j’en fasse mon vizir, car ce doit être un jeune homme gentil et plein d’intelligence ! »

Et la jeune fille répondit : « De tout cœur amical et généreux, comme hommages dus ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit s’approcher le matin, et s’arrêta discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le deuxième saâlouk dit à la maîtresse de la maison :

Ô ma maîtresse, la jeune fille, à ces paroles, prit à la main un couteau sur lequel étaient gravées des paroles en langue hébraïque, et avec ce couteau elle traça un cercle au milieu du palais, et au milieu de ce cercle elle écrivit des noms propres et des lignes talismaniques ; puis elle se mit au milieu de ce cercle et marmonna des paroles magiques, et lut dans un très vieux livre des choses que nul ne comprenait, et continua ainsi quelques instants. Tout d’un coup, l’endroit du palais où nous étions fut dans des ténèbres si épaisses que nous crûmes avoir été enterrés vivants sous les ruines du monde. Et, soudain, devant nous apparut l’éfrit Georgirus, sous l’aspect le plus horrible et le plus hideux, avec des mains comme des fourches, des pieds comme des mâts et des yeux comme deux tisons enflammés. Alors, nous tous, nous en fûmes terrifiés. Mais la fille du roi lui dit : « Je ne te souhaite point la bienvenue ! Et je ne te fais pas un accueil cordial, ô toi l’éfrit ! » Alors l’éfrit lui dit : « Ô perfide ! comment peux-tu trahir ton serment ? Ne m’as-tu pas juré et ne sommes-nous pas tombés d’accord que nul de nous deux ne s’occuperait des affaires de l’autre et ne chercherait à les contrarier ? Aussi, ô traîtresse, tu mérites bien le sort qui t’attend ! Attrape ça ! » Et aussitôt l’éfrit se changea en un lion effroyable qui ouvrit la gueule de toute sa largeur et se précipita sur la jeune fille. Alors elle, d’un geste rapide, s’arracha un cheveu de ses cheveux, l’approcha de ses lèvres et marmonna dessus des paroles magiques, et aussitôt le cheveu devint un sabre finement aiguisé. Alors elle saisit le sabre, en frappa violemment le lion, et le coupa en deux moitiés. Mais tout de suite la tête coupée du lion devint un scorpion qui rampa vers le talon de la jeune fille pour le mordre ; mais aussitôt la jeune fille se changea en un serpent gigantesque qui se précipita sur le maudit scorpion, image de l’éfrit, et tous deux engagèrent une bataille serrée. Mais le scorpion tout à coup se changea en un vautour, et aussitôt le serpent devint un aigle qui fondit sur le vautour et se mit à sa poursuite ; il allait l’atteindre, au bout d’une heure de poursuite, quand soudain le vautour se changea en un chat noir, et aussitôt la jeune fille devint un loup : alors, au milieu du palais, le chat et le loup se battirent et se livrèrent une bataille terrible ; et le chat, se voyant vaincu, se changea encore et devint une grosse grenade, rouge et très grosse. Et cette grenade se laissa tomber au fond du bassin qui était dans la cour ; mais le loup se jeta dans le bassin et allait la saisir, quand la grenade s’éleva dans l’air. Mais, comme elle était trop grosse, elle tomba lourdement sur le marbre et elle se fendit : alors tous les grains s’effritèrent un à un, et couvrirent tout le sol de la cour. Alors le loup se changea en un coq qui se mit à les ramasser du bec et à les avaler un à un, et il ne restait plus qu’un seul grain, que le coq allait aussi avaler, quand tout à coup ce grain tomba du bec du coq, car ainsi le voulaient la fatalité et le destin, et alla se loger dans un interstice, près du bassin, et de telle sorte que le coq ne sut plus où. Alors le coq se mit à crier et à battre des ailes et à nous faire signe du bec ; mais nous ne comprenions point son langage ni ce qu’il nous disait. Alors il jeta un cri si terrible, vers nous qui ne le comprenions pas, qu’il nous sembla que le palais s’était effondré sur nous. Puis le coq se mit à tournoyer au milieu de la cour et à chercher le grain jusqu’à ce qu’il l’eût trouvé dans le trou du bassin, et il se précipita dessus pour le becqueter, quand soudain le grain tomba dans l’eau, au milieu du bassin, et se changea en un poisson qui s’enfonça dans l’eau. Alors le coq se changea en une baleine monstrueuse qui sauta dans l’eau et s’y enfonça à la poursuite du poisson et disparut à nos regards pendant une heure de temps. Au bout de ce temps, nous entendîmes de hauts cris et nous tremblâmes de peur. Et aussitôt nous vîmes apparaître l’éfrit sous sa forme hideuse d’éfrit, mais il était tout en feu comme un charbon ardent, et de sa bouche sortait la flamme, et de ses yeux et de ses narines sortaient la flamme et la fumée ; et derrière lui apparut la jeune fille, sous sa forme de fille du roi, mais elle était toute en feu, comme un métal en fusion, et elle se mit à la poursuite de l’éfrit qui arrivait déjà sur nous ! Alors tous nous eûmes une peur terrible d’être brûlés vifs et de perdre la vie, et nous allions nous précipiter tous dans l’eau, quand l’éfrit nous arrêta soudain par un cri épouvantable et sauta sur nous au milieu de la salle qui donnait sur la cour, et souffla du feu sur nos visages ! Mais la jeune fille l’atteignit et souffla du feu sur son visage aussi. Mais tout cela fit que le feu nous atteignit, nous aussi, venant d’elle et de lui ; mais son feu à elle ne nous fit aucun mal, mais son feu à lui au contraire ! Ainsi une étincelle m’atteignit, moi, à mon œil gauche de singe et me l’abîma sans retour ! Et une étincelle atteignit le roi au visage et lui en brûla toute la moitié inférieure, y compris la barbe et la bouche, et lui fit tomber toutes les dents inférieures. Et une étincelle atteignit l’eunuque à la poitrine, et il prit entièrement feu et brûla et mourut à l’instant et à l’heure mêmes !

Pendant ce temps, la jeune fille poursuivait toujours l’éfrit et lui soufflait du feu. Mais tout à coup nous entendîmes une voix qui disait : « Allah est le seul grand ! Allah est le seul puissant ! Il écrase, domine et délaisse le renégat qui renie la foi de Mohammad, maître des hommes ! » Or, cette voix était celle de la fille du roi, qui nous fit signe du doigt et nous montra l’éfrit, qui, entièrement brûlé, était devenu un amas de cendres. Puis elle vint à nous et nous dit : « Vite ! apportez-moi une tasse d’eau ! » On la lui apporta. Alors elle prononça dessus des paroles incompréhensibles, puis m’aspergea avec l’eau et me dit : « Sois délivré, au nom et par la vérité du seul Vrai ! Et, par la vérité du nom d’Allah le Tout-Puissant, reviens à ta première image ! »

Alors je devins un être humain, comme par le passé, mais je restai borgne ! Alors la jeune fille, en manière de consolation, me dit : « Le feu est redevenu feu, mon pauvre enfant ! » Et elle dit la même chose à son père, qui avait la barbe brûlée et les dents tombées ! Puis elle dit : « Quant à moi, ô père, je dois fatalement mourir, car cette mort m’a été écrite ! Pour ce qui est de l’éfrit, je n’aurais pas eu tant de peine à l’anéantir s’il avait été un simple être humain ; je l’aurais tué dès la première fois ! Mais ce qui me fatigua et me donna de la peine, c’est l’éparpillement des grains de la grenade, car le grain que je n’avais pas pu d’abord becqueter était justement le grain principal, qui contenait, à lui seul, l’âme du genni ! Ah ! si j’avais pu l’attraper, ce grain, cet éfrit aurait été anéanti à l’instant même. Mais, hélas ! je ne l’avais pas vu. Car c’était la fatalité du destin ! Et c’est ainsi que j’ai été obligée de lui livrer tant de terribles batailles sous terre, dans l’air et dans l’eau ; et, chaque fois qu’il ouvrait une porte de salut, je lui ouvrais une porte de perdition, jusqu’à ce qu’il ouvrît enfin la terrible porte du feu ! Or, quand la porte du feu est une fois ouverte, on doit mourir ! Mais le destin me permit tout de même de brûler l’éfrit avant d’être brûlée moi-même ! Mais, avant de le tuer, je voulus le décider à embrasser notre foi, qui est la sainte religion des Islams ; mais il refusa, et je le brûlai ! Et moi, à mon tour, je vais mourir ! Et Allah tiendra ma place auprès de vous autres et vous consolera ! »

À ces paroles, elle se mit à implorer le feu jusqu’au moment où, enfin, des étincelles noires jaillirent et montèrent vers sa poitrine et son visage. Et lorsque le feu atteignit son visage, elle pleura, puis elle dit : « Je témoigne qu’il n’y a point d’autre Dieu qu’Allah ! Et je témoigne que Mohammad est l’apôtre d’Allah ! »

À peine ces paroles prononcées, nous la vîmes devenir un amas de cendres, tout à côté de l’amas de l’éfrit.

Alors nous fûmes pour elle dans l’affliction. Et moi, j’eusse souhaité être à sa place, plutôt que de voir sous l’aspect d’un amas de cendres cette figure radieuse de jadis, cette jeune fille qui m’avait rendu un tel bienfait ! Mais il n’y a rien à répliquer à l’ordre d’Allah.

Lorsque le roi vit sa fille devenir un amas de cendres, il s’arracha ce qui lui restait de barbe, et se frappa les joues, et déchira ses vêtements. Et je fis de même. Et tous deux nous pleurâmes sur elle. Ensuite vinrent les chambellans et les chefs du gouvernement, et ils trouvèrent le sultan dans un état d’anéantissement, assis à pleurer à côté de deux amas de cendres. Ils furent fort surpris, et se mirent à tourner autour du roi sans oser lui parler, et cela pendant une heure. Alors le roi revint un peu à lui et leur raconta ce qui était arrivé à sa fille avec l’éfrit. Et ils s’écrièrent : « Allah ! Allah ! quel grand malheur ! quelle calamité ! »

Ensuite vinrent toutes les femmes du palais avec leurs esclaves femmes ; et, pendant sept jours entiers, on fit toutes les cérémonies des condoléances et du deuil.

Puis le roi ordonna la construction d’une grande coupole pour les cendres de sa fille, et la fit terminer en grande hâte, et y fit allumer les chandelles et les lanternes jour et nuit. Quant aux cendres de l’éfrit, on les dispersa dans l’air sous la malédiction d’Allah.

Mais le sultan, après toutes ces peines, fit une maladie telle qu’il faillit en mourir. Cette maladie dura un mois entier. Et, quand les forces lui furent un peu revenues, il me fit appeler, et me dit : « Ô jeune homme, nous tous ici, avant ton arrivée, nous vivions notre vie dans le plus parfait bonheur, à l’abri des méfaits du sort ! Et il a fallu ta venue chez nous pour nous attirer toutes les afflictions. Puissions-nous ne t’avoir jamais vu, ni toi ni ta face de mauvais augure, ta face de malheur qui nous jeta dans cet état de désolation ! Car, premièrement, tu as été la cause de la perte de ma fille, qui, certes, valait plus de cent hommes ! Et, deuxièmement, à cause de toi, il m’est arrivé, en fait de brûlure, ce que tu sais ! et mes dents sont perdues et les autres abîmées ! Et, troisièmement, mon pauvre eunuque, ce bon serviteur qui avait élevé ma fille, a été tué aussi ! Mais ce n’est point de ta faute, et maintenant ta main ne peut y porter remède : et tout cela nous est arrivé, à nous et à toi, par l’ordre d’Allah ! D’ailleurs, Allah soit loué qui a permis à ma fille de te délivrer, toi, en se perdant elle-même ! C’est le destin ! Sors donc, mon enfant, de ce pays ! Car ce qui nous est déjà arrivé à cause de toi nous suffit. Mais tout cela fut décrété par Allah. Sors donc et va en paix ! »

Alors moi, ô ma maîtresse, je sortis de chez le roi, ne croyant pas tout à fait à mon salut. Et je ne sus où aller. Et je me rappelai, dans mon cœur, ce qui m’était arrivé, depuis le commencement jusqu’à la fin : comment les brigands du désert m’avaient laissé sain et sauf, mon voyage pendant un mois et mes fatigues, mon entrée dans la ville en étranger, et ma rencontre avec le tailleur, ma rencontre et mon intimité si délicieuse avec l’adolescente de dessous terre, ma délivrance d’entre les mains de l’éfrit qui voulait d’abord me massacrer, et enfin tout depuis le commencement jusqu’à la fin, y compris mon changement en singe devenu le domestique du capitaine marin, mon achat par le roi pour un prix fort cher, à cause de ma belle écriture, ma délivrance, enfin tout ! Même et surtout, hélas ! le dernier incident qui occasionna la perte de mon œil. Mais je remerciai Allah en disant : « Mieux vaut la perte de mon œil que de ma vie ! » Après cela, et avant de quitter la ville, j’allai au hammam prendre un bain. C’est là que je me suis rasé la barbe, ô ma maîtresse, pour pouvoir voyager en sécurité dans cet état de saâlouk ! Et, depuis, je ne cessai chaque jour de pleurer et de penser à tous les malheurs que j’avais endurés et surtout à la perte de mon œil gauche. Et, chaque fois que j’y pense, les larmes me viennent à l’œil droit et m’empêchent de voir, mais ne m’empêcheront jamais de penser à ces vers du poète :

De ma perplexité, Allah miséricordieux se doute-t-il ? Les malheurs sur moi se sont abattus, et trop tard je les ai sentis !

Pourtant je prendrai patience en face de mes insupportables maux, pour que le monde sache bien que j’ai patienté sur une chose plus amère encore que la patience elle-même !

Car la patience a sa beauté, surtout pratiquée par l’homme pieux ! Quoi qu’il en soit, ce qu’Allah a décidé sur ses créatures doit courir !

Ma mystérieuse bien-aimée connaît tous les secrets de mon lit. Nul secret, fût-il le secret des secrets, ne saurait lui être caché.

Quant à celui qui dit qu’il y a des délices en ce monde, répondez-lui qu’il goûtera bientôt des jours plus amers que le suc de la myrrhe !

Je partis donc et je quittai cette ville, et je voyageai par les pays, et je traversai les capitales, et je me dirigeai vers la Demeure de Paix, Baghdad, où j’espérais arriver auprès de l’émir des Croyants pour lui raconter tout ce qui m’était arrivé.

Après de longs jours, j’arrivai enfin à Baghdad, cette nuit même. Et je trouvai ce frère-ci, le premier saâlouk, qui était là fort perplexe, et je lui dis : « La paix sur toi ! » Et il me répondit : « Et sur toi la paix ! et la miséricorde d’Allah ! et toutes ses bénédictions ! » Alors, je me mis à causer avec lui, et nous vîmes approcher notre frère, ce troisième, qui, après les souhaits de paix, nous dit qu’il était un homme étranger. Et nous lui dîmes : « Nous autres aussi, nous sommes deux étrangers, et nous sommes arrivés cette nuit même dans cette ville bénie ! » Puis, tous trois, nous marchâmes ensemble, et pas un de nous ne savait l’histoire de l’autre. Et le sort et le destin nous conduisirent devant cette porte, et nous entrâmes chez vous !

Et tels sont, ô ma maîtresse, les motifs de ma barbe rasée et de mon œil abîmé ! »


Alors la jeune maîtresse, de la maison dit à ce deuxième saâlouk : « Ton histoire est vraiment extraordinaire ! Aussi, allons ! lisse un peu tes cheveux sur ta tête et va-t’en voir l’état de ton chemin sur la voie d’Allah ! »

Mais il répondit : « En vérité, je ne sortirai d’ici que je n’aie entendu le récit de mon troisième compagnon ! » Alors le troisième saâlouk s’avança et dit :


Notes
  1. Sorte de pâtisserie faite avec des filets très fins de vermicelle.



HISTOIRE DU TROISIÈME SAÂLOUK


« Ô dame pleine de gloire, ne crois pas que mon histoire soit aussi merveilleuse que celle de mes deux compagnons ! Car mon histoire est infiniment plus étonnante.

Si à mes compagnons, ces deux-là, les malheurs furent infligés simplement par le destin et la fatalité, moi, c’est autre chose ! Le motif de ma barbe rasée et de mon œil abîmé, c’est que, moi-même, par ma faute, je me suis attiré la fatalité et me suis rempli le cœur de soucis et de chagrins.

Voici ! Je suis un roi, fils de roi. Mon père s’appelait Kassib, et je suis son fils. Lorsque le roi, mon père, mourut, j’héritai du royaume, et je régnai, et je gouvernai avec justice, et je fis beaucoup de bien à mes sujets.

Mais j’avais un grand amour pour les voyages par mer. Et je ne m’en privais pas, car ma capitale était située au bord de la mer ; et, sur une très large étendue de mer, j’avais des îles qui m’appartenaient, et qui étaient fortifiées en état de défense et de bataille. Et je voulus un jour aller visiter toutes mes îles, et je fis préparer dix grands navires, et j’y fis mettre des provisions pour un mois, et je partis. Le voyage de visite dura vingt jours, au bout desquels, une nuit d’entre les nuits, nous vîmes se déchaîner contre nous les vents contraires, et cela jusqu’à l’aube ; alors, comme le vent s’était un peu calmé et la mer radoucie, au lever du soleil nous vîmes une petite île où nous pûmes nous arrêter un peu : nous allâmes à terre, nous fîmes un peu de cuisine pour manger, nous mangeâmes, nous nous reposâmes deux jours, pour attendre la fin de la tempête, et nous repartîmes. Le voyage dura encore vingt jours, jusqu’à ce qu’un jour nous perdîmes notre route ; les eaux où nous naviguions nous devinrent inconnues, à nous et aussi au capitaine. Car le capitaine, en vérité, ne reconnaissait plus du tout cette mer ! Alors nous dîmes à la vigie : « Regarde la mer avec attention ! » Et la vigie monta sur le mât, puis descendit, et nous dit et dit au capitaine : « À ma droite, j’ai vu des poissons à la surface de l’eau ; et, au milieu de la mer, j’ai distingué au loin quelque chose qui paraissait tantôt noir et tantôt blanc ! »

À ces paroles de la vigie, le capitaine fut épouvanté ; il jeta par terre son turban, s’arracha la barbe et nous dit à nous tous : « Je vous annonce notre perte à tous ! Et pas un seul ne sortira sain et sauf ! » Puis il se mit à pleurer, et nous aussi, avec lui, nous nous mîmes à pleurer sur nous-mêmes. Puis je demandai au capitaine : « Ô capitaine, explique-nous les paroles du veilleur ! » Il répondit : « Ô mon seigneur, sache que du jour où souffla le vent contraire nous perdîmes notre route, et elle est perdue ainsi depuis déjà onze jours ; et il n’y a point de vent favorable qui puisse nous faire revenir dans la bonne voie. Or, sache la signification de cette chose noire et blanche et de ces poissons surnageant à proximité : demain nous allons arriver à une montagne de roches noires, qui s’appelle la Montagne d’Aimant, et les eaux nous entraîneront de force du côté de cette montagne, et notre navire sera mis en pièces, car tous les clous du navire s’envoleront, attirés par la montagne d’aimant, et se colleront sur ses flancs ; car Allah Très-Haut doua d’une vertu secrète cette montagne d’aimant qui, ainsi, attire à elle toute chose en fer ! Aussi tu ne peux t’imaginer la quantité énorme de choses en fer qui se sont accumulées, suspendues à cette montagne, depuis le temps que les navires sont attirés à elle de force ! Allah seul en connaît la quantité. De plus, on voit luire, de la mer, au sommet de cette montagne, un dôme en cuivre jaune soutenu par dix colonnes ; et sur ce dôme il y a un cavalier sur un cheval de cuivre ; et à la main de ce cavalier il y a une lance de cuivre ; et sur la poitrine de ce cavalier il y a, suspendue, une plaque de plomb gravée entièrement de noms inconnus et talismaniques ! Or, sache, ô roi, que tant que ce cavalier sera sur ce cheval, tous les navires qui passeront au-dessous seront mis en pièces, et tous les passagers seront perdus à jamais, et tous les fers des navires iront se coller contre la montagne ! Il n’y aura donc point de salut possible avant que ce cavalier ne soit précipité à bas de ce cheval ! »

À ces paroles, ô ma maîtresse, le capitaine se mit à pleurer des pleurs abondants, et nous fûmes certains de notre perte sans recours, et chacun de nous fit ses adieux à ses amis.

Et, en effet, à peine le matin venu, nous fûmes tout proches de cette montagne aux roches noires d’aimant, et les eaux nous entraînèrent de force de son côté. Puis, quand nos dix navires arrivèrent au bas de la montagne, tout d’un coup les clous des navires se mirent à s’envoler par milliers, avec tous les fers, et allèrent se coller sur la montagne ; et nos navires s’entr’ouvrirent, et nous fûmes tous précipités à la mer.

Alors, toute la journée, nous fûmes en la puissance de la mer, et nous fûmes les uns noyés et les autres sauvés, mais la plus grande partie fut noyée ; et ceux qui furent sauvés ne purent jamais ni se connaître ni se retrouver, car les vagues terribles et les vents contraires les dispersèrent de tous côtés.

Quant à moi, ô ma maîtresse, Allah Très-Haut m’a sauvé pour me réserver d’autres peines, de grandes souffrances et de grands malheurs. Je pus m’accrocher à une planche d’entre les planches, et les vagues et le vent me jetèrent sur la côte, au pied de cette montagne d’aimant !

Alors je trouvai un chemin qui conduisait jusqu’au sommet de la montagne, et qui était construit en forme d’escaliers taillés dans la roche. Et tout de suite j’invoquai le nom d’Allah Très-Haut, et…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit luire le matin, et, discrète, arrêta son récit.

ET LORSQUE FUT
LA QUINZIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le troisième saâlouk, s’adressant à la jeune maîtresse de la maison pendant que les autres compagnons étaient assis les bras croisés, surveillés par les sept nègres qui tenaient l’épée nue à la main, continua :


J’invoquai donc le nom d’Allah, et je l’implorai et je me mis dans l’extase de la prière ; puis je m’accrochai, comme je pus, aux rochers et aux excavations, et je réussis, le vent s’étant enfin calmé par l’ordre d’Allah, à faire l’ascension de cette montagne ; et je me réjouis fort de mon salut à la limite de la joie ! Et il ne me restait plus qu’à atteindre le dôme ; je l’atteignis enfin et je pus y pénétrer. Alors je me mis à deux genoux, et je fis ma prière, et je remerciai Allah pour ma délivrance.

En ce moment, la fatigue me brisait tellement, que je me jetai à terre et m’endormis. Et, pendant mon sommeil, j’entendis une voix qui me disait : « Ô fils de Kassib ! quand tu te réveilleras de ton sommeil, creuse sous tes pieds, et tu trouveras un arc en cuivre et trois flèches en plomb sur lesquelles sont gravés des talismans. Tu prendras cet arc et tu en frapperas le cavalier qui est sur le dôme, et tu rendras ainsi la tranquillité aux humains en les débarrassant de ce fléau terrible ! Lorsque tu auras frappé le cavalier, ce cavalier tombera dans la mer, et l’arc tombera de tes mains sur le sol : alors tu prendras l’arc et tu l’enfouiras sous terre à l’endroit même où il sera tombé ! Cependant, la mer se mettra à bouillonner, puis à déborder jusqu’à atteindre ce sommet où tu te trouves. Et, alors, tu verras sur la mer une barque et, dans la barque, une personne. Mais c’est une autre personne que le cavalier jeté à la mer. Cette personne viendra à toi en tenant à la main un aviron. Et toi, sans crainte, monte avec elle dans la barque ! Mais prends bien garde de nommer le saint nom d’Allah, prends bien garde ! Il ne faut pas, et à aucun prix ! Une fois dans la barque, cette personne te conduira et te fera naviguer pendant dix jours jusqu’à ce qu’elle te fasse arriver à la Mer du Salut. En arrivant dans cette mer, tu y trouveras quelqu’un qui te fera parvenir jusqu’à ton pays. Mais, n’oublie pas, que, tout cela ne se fera qu’à la condition, pour toi, de ne jamais nommer le nom d’Allah ! »

À ce moment, ô ma maîtresse, je me réveillai de mon sommeil, et, plein de courage, je me mis aussitôt à exécuter l’ordre de la voix. Avec l’arc et les flèches trouvées, je frappai le cavalier et le fis tomber. Il tomba à la mer. Et l’arc tomba de ma main ; alors, à la place même, je l’enterrai : et aussitôt la mer s’agita, bouillonna et déborda en atteignant le sommet de la montagne où j’étais. Et, au bout de quelques instants, je vis apparaître au milieu de la mer une barque qui se dirigeait de mon côté. Alors je remerciai Allah Très-Haut. Et, quand la barque arriva tout près, j’y trouvai un homme de cuivre qui avait, sur la poitrine, une plaque de plomb sur laquelle étaient gravés des noms et des talismans. Alors je descendis dans la barque, mais sans prononcer une seule parole. Et l’homme de cuivre se mit à me conduire pendant un jour, pendant deux jours, pendant trois jours, et ainsi de suite jusqu’à la fin du dixième jour. Et alors je vis apparaître, au loin, des îles : c’était le salut ! Alors je me réjouis au comble de la joie et, à cause de la plénitude de mon émotion et de ma gratitude pour le Très-Haut, je nommai le nom d’Allah et le glorifiai et je dis : « Allahou akbar ! Allahou akbar ! »[1]

Mais, à peine avais-je prononcé ces mots sacrés, que l’homme de cuivre me saisit et me lança de la barque dans la mer, puis il s’enfonça au loin et disparut.

Comme je savais nager, je me mis à nager durant le jour entier jusqu’à la nuit, tellement que mes bras furent exténués, et mes épaules fatiguées, et que j’étais anéanti ! Alors, voyant la mort s’approcher, je fis mon acte de foi et me préparai à mourir. Mais, à l’instant même, une vague, plus énorme que toutes les vagues de la mer, accourut de loin comme une citadelle gigantesque et m’enleva et me lança si fort et si loin que je me trouvai du coup sur le rivage d’une des îles que j’avais vues. Ainsi Allah l’avait voulu.

Alors je montai sur le rivage, et je me mis à exprimer l’eau de mes habits ; et j’étendis mes habits par terre pour les faire sécher ; et je m’endormis pour toute la nuit. À mon réveil, je m’habillai de mes habits devenus secs, et je me levai pour voir où me diriger. Et je trouvai, devant moi, une petite vallée fertile ; j’y pénétrai et je la parcourus en tous sens, puis je fis le tour entier de la place où je me trouvais, et je vis que j’étais dans une petite île, entourée qu’elle était par la mer. Alors je me dis en moi-même : « Quelle calamité ! chaque fois que je suis délivré d’un malheur, je retombe dans un autre pire ! » Pendant que j’étais ainsi enfoncé dans de tristes pensées, qui me faisaient désirer la mort avec ferveur, je vis s’approcher sur la mer une barque contenant des gens. Alors, de crainte qu’il ne m’arrivât encore quelque accident fâcheux, je me levai et je grimpai sur un arbre et j’attendis en regardant. Je vis la barque atterrir et en sortir dix esclaves qui tenaient chacun une pelle ; ils marchèrent jusqu’à ce qu’ils fussent au milieu de l’îlot, et, là, ils se mirent à creuser la terre, et finirent par mettre à découvert un couvercle qu’ils enlevèrent, et ouvrirent une porte qui se trouvait au-dessous. Cela fait, ils s’en revinrent vers la barque, et en tirèrent une grande quantité d’objets qu’ils chargèrent sur leurs épaules : du pain, de la farine, du miel, du beurre, des moutons, des sacs remplis, et beaucoup d’autres choses, et toutes les choses que l’habitant d’une maison peut souhaiter ; et les esclaves continuèrent à aller et venir de la porte du souterrain à la barque et de la barque au couvercle jusqu’à ce qu’ils eussent complètement vidé la barque des gros objets ; alors ils en tirèrent des habits somptueux et des robes magnifiques qu’ils mirent sur leurs bras ; et alors je vis sortir de la barque, au milieu des esclaves, un vénérable vieillard, très âgé, cassé par les ans et amaigri par les vicissitudes du temps, et tellement qu’il en était devenu une apparence d’homme. Ce vieillard tenait par la main un jeune garçon d’une beauté affolante, moulé en vérité dans le moule de la perfection, aussi délicat qu’une branche tendre et pliante, aussi adorable que la beauté pure, digne de servir comme le modèle et l’exemple d’un corps parfait, enfin au charme si ensorceleur qu’il m’ensorcela le cœur et fit frémir toute la pulpe de ma chair ! Ils marchèrent jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à la porte, et descendirent, et disparurent à mes yeux ; mais, après quelques instants, tous remontèrent, excepté le jeune garçon ; ils retournèrent, vers la barque, y descendirent et s’éloignèrent sur la mer.

Quand je les vis disparaître tout à fait, je me levai et descendis de l’arbre et courus vers l’endroit qu’ils avaient recouvert de terre. Je me mis à enlever de nouveau la terre et à travailler jusqu’à ce que j’eusse mis à découvert le couvercle ; je vis que ce couvercle était en bois de la grosseur d’une meule de moulin ; je l’enlevai tout de même, avec l’aide d’Allah, et je vis, en dessous, un escalier voûté ; je descendis dans cet escalier de pierre, quoique je fusse fort étonné, et je finis par arriver au bas. Au bas, je trouvai une salle spacieuse, tendue de tapis d’une grande valeur et d’étoffes de soie et de velours, et, sur un divan bas, entre des chandelles allumées et des vases pleins de fleurs et des pots remplis de fruits et d’autres remplis de douceurs, le jeune garçon était assis et se faisait de l’air avec un éventail. À ma vue, il fut pris d’une grande frayeur, mais, avec ma voix la plus harmonieuse, je lui dis : « Que la paix soit avec toi ! » Et il me répondit alors, rassuré : « Et sur toi la paix, et la miséricorde d’Allah et ses bénédictions ! » Et je lui dis : « Ô mon seigneur, que la tranquillité soit ton partage ! Tel que je suis, je suis pourtant un fils de roi, et roi moi-même ! Allah m’a conduit vers toi pour que je te délivre de ce lieu souterrain où j’ai vu des gens te faire descendre pour te faire mourir. Et je viens te délivrer. Et tu seras mon ami, car déjà ta vue seulement m’a ravi la raison ! »

Alors le jeune garçon sourit à mes paroles, avec un sourire de ses lèvres, et m’invita à aller m’asseoir à côté de lui sur le divan, et me dit : « Ô seigneur, je ne suis point en cet endroit pour mourir, mais pour éviter la mort. Sache que je suis le fils d’un très grand joaillier connu, dans le monde entier, pour ses richesses et la quantité de ses trésors ; et sa réputation s’est étendue dans toutes les contrées, par les caravanes qu’il envoyait au loin vendre les pierreries aux rois et aux émirs de la terre. À ma naissance sur le tard de sa vie, mon père fut avisé, par les maîtres de la divination, que ce fils devait mourir avant son père et sa mère ; et mon père, ce jour-là, malgré la joie de ma naissance et la félicité de ma mère, qui m’avait mis au monde après les neuf mois du terme par la volonté d’Allah, fut dans un chagrin considérable, surtout quand les savants, qui avaient lu mon sort dans les astres, lui eurent dit : « Ce fils sera tué par un roi, fils d’un roi nommé Kassib, et cela quarante jours après que ce roi aura jeté dans la mer le cavalier de cuivre de la montagne magnétique ! » Et mon père, le joaillier, fut dans l’affliction. Mais il prit soin de moi, et m’éleva avec beaucoup d’attention jusqu’à ce que j’eusse atteint quinze ans d’âge. Et c’est alors que mon père apprit que le cavalier avait été jeté à la mer, et il se mit à pleurer et à s’affliger tant, et ma mère avec lui, qu’il changea de teint, maigrit de corps et fut tel qu’un très vieux homme cassé par les ans et les malheurs. C’est alors qu’il m’amena dans cette demeure sous terre, dans cette île où, depuis ma naissance, il avait fait travailler les hommes, pour me soustraire aux recherches du roi qui devait me tuer à l’âge de quinze ans, après avoir renversé le cavalier de cuivre. Et mon père et moi nous fûmes certains que le fils de Kassib ne pourrait pas venir me trouver dans cette île inconnue. Et telle est la cause de mon séjour en cet endroit. »

Alors, moi, je pensai en mon âme : « Comment les hommes qui lisent dans les astres peuvent-ils se tromper autant que cela ! Car par Allah ! ce jeune garçon est la flamme de mon cœur, et, pour le tuer, il faut que je me tue moi-même ! » Puis je lui dis : « Ô mon enfant, Allah Tout-Puissant ne voudra jamais qu’une fleur comme toi soit coupée ! Et moi, je suis ici pour te défendre et je resterai avec toi toute ma vie ! » Alors il me répondit : « Mon père viendra de nouveau me prendre à la fin du quarantième jour, car, après ce temps, il n’y aura plus de danger. » Et je lui dis : « Par Allah ! ô mon enfant, je resterai avec toi ces quarante jours, et, après, je dirai à ton père de te laisser venir avec moi dans mon royaume où tu seras mon ami et l’héritier de mon trône ! »

Alors le jeune garçon, fils du joaillier, me remercia avec des paroles gentilles, et je remarquai combien il était plein de politesse, et combien il avait d’inclination pour moi, et moi pour lui. Et nous nous mîmes à causer amicalement, et à manger de toutes les choses délicieuses de ses provisions, qui pouvaient suffire pendant un an à cent invités. Et, après avoir mangé, je constatai combien mon cœur était ravi par les charmes de ce jeune garçon. Et alors nous nous étendîmes et nous nous couchâmes pour toute la nuit. À l’approche du matin, je me réveillai, et je me lavai, et je portai au jeune garçon le bassin de cuivre rempli d’eau parfumée, et il se lava ; et, moi, je préparai la nourriture, et nous mangeâmes ensemble ; et puis nous nous mîmes à causer, puis à jouer ensemble des jeux et à rire jusqu’au soir ; alors nous étendîmes la nappe et nous mangeâmes un mouton farci d’amandes, de raisins secs, de noix muscades, de clous de girofle et de poivre, et nous bûmes de l’eau douce et fraîche, et nous mangeâmes des pastèques, des melons, des gâteaux au miel et au beurre, d’une pâtisserie aussi douce et légère qu’une chevelure et où le beurre n’était pas épargné, ni le miel, ni les amandes, ni la cannelle. Et alors, comme la nuit précédente, nous nous couchâmes, et je constatai combien nous étions devenus amis ! Et nous restâmes ainsi dans les plaisirs et la tranquillité jusqu’au quarantième jour.

Alors, comme c’était le dernier jour, et que le joaillier devait venir, le jeune garçon voulut prendre un grand bain, et je chauffai l’eau dans le grand chaudron, j’allumai le bois, puis je versai l’eau chaude dans le grand baquet de cuivre, j’ajoutai de l’eau froide pour la rendre douce et agréable, et le jeune garçon se mit dedans, et je le lavai moi-même, et je le frottai, et je le massai, et je le parfumai, puis je le transportai dans le lit, et je le couvris de la couverture, et je lui entourai la tête d’une étoffe de soie brodée d’argent, et je lui donnai à boire un sorbet délicieux, et il dormit.

Quand il se fut réveillé, il voulut manger, et je choisis la plus belle des pastèques et la plus grosse, je la mis sur un plateau, je plaçai le plateau sur le tapis, et je montai sur le lit pour prendre le grand couteau qui était suspendu au mur au-dessus de la tête du jeune garçon, et le jeune garçon, pour s’amuser, tout à coup me chatouilla la jambe, et je fus tellement sensible que je tombai sur lui malgré moi, et le couteau que j’avais pris s’enfonça dans son cœur, et il expira à l’instant même.

À cette vue, ô ma maîtresse, je me frappai la figure et je poussai des cris et des gémissements, et je me déchirai les vêtements, et je me jetai sur le sol dans le désespoir et les pleurs. Mais mon jeune ami était mort, et sa destinée s’était accomplie, pour ne pas faire mentir les paroles des astrologues. Mais je levai mes regards et mes mains vers le Très-Haut et je dis : « Ô Maître de l’Univers, si j’ai commis un crime, je suis prêt à être châtié par la justice ! » Et, en ce moment, j’étais plein de courage en face de la mort. Mais, ô ma maîtresse, notre souhait n’est jamais exaucé ni pour le mal ni pour le bien !

Aussi je ne pus supporter davantage la vue de cet endroit, et, comme je savais que le père, le joaillier, devait venir à la fin du quarantième jour, je montai l’escalier, je sortis, et je fermai le couvercle, et le couvris de terre, comme avant.

Quand je fus dehors, je me dis : « Il faut absolument que je regarde ce qui va arriver ; mais il faut que je me cache, sinon je serai massacré par les dix esclaves qui me tueront de la pire mort ! » Et alors je montai sur un grand arbre, qui était près de la place du couvercle, et je m’assis et je regardai. Une heure après, je vis sur la mer apparaître la barque avec le vieillard et les esclaves ; ils descendirent tous à terre et arrivèrent en toute hâte sous l’arbre, mais ils virent la terre toute fraîche encore, et ils furent dans une grande crainte, et le vieillard sentit son âme s’en aller, mais les esclaves creusèrent la terre, ouvrirent la terre et tous descendirent. Alors le vieillard se mit à appeler son fils par son nom, d’une voix haute, et le jeune garçon ne répondit pas, et ils se mirent à chercher partout, et ils le trouvèrent le cœur percé, étendu sur le lit.

À cette vue, le vieillard sentit son âme s’en aller, et s’évanouit, et les esclaves se mirent à se lamenter et à s’affliger, puis ils portèrent, sur leurs épaules, le vieillard en dehors de l’escalier, puis le jeune garçon mort, et ils creusèrent la terre et ensevelirent le jeune garçon dans le linceul. Puis ils transportèrent le vieillard dans la barque, et toutes les richesses qui étaient restées et toutes les provisions, et ils disparurent au loin sur la mer.

Alors, moi, dans un état malheureux, je descendis de l’arbre, et je pensai à ce malheur, et je pleurai beaucoup, et me mis à marcher dans la petite île pendant tout le jour et toute la nuit, dans la désolation. Et je ne cessais de rester ainsi, quand enfin je remarquai que la mer diminuait d’instant en instant, et s’éloignait, et laissait à sec tout l’endroit situé entre l’île et la terre en face. Alors je remerciai Allah, qui voulait enfin me délivrer de la vue de cette île maudite, et j’arrivai de l’autre côté, sur le sable ; puis je montai sur la terre ferme, et me mis à marcher, en invoquant le nom d’Allah. Et ainsi jusqu’à l’heure du coucher du soleil. Et, soudain, je vis au loin apparaître un grand feu rouge ; et je me dirigeai vers ce feu rouge où je pensais trouver des êtres humains en train de cuire un mouton ; mais, quand je fus plus près, je vis que ce feu rouge était un grand palais en cuivre jaune que le soleil brûlait de la sorte, à son coucher.

Alors je fus à la limite de l’étonnement, à la vue de cet imposant palais tout en cuivre jaune, et je regardais la solidité de sa construction, quand soudain je vis sortir, par la grande porte du palais, dix jeunes hommes d’une taille merveilleuse et d’une figure qui louait le Créateur qui l’avait faite si belle ; mais je vis que ces dix jeunes hommes étaient tous borgnes de l’œil gauche, excepté un vieillard vénérable et imposant, qui était le onzième.

À cette vue, je me dis : « Par Allah ! quelle coïncidence étrange ! Comment dix borgnes ont-ils pu faire pour avoir, chacun, l’œil gauche ainsi abîmé, ensemble ? » Pendant que j’étais enfoncé dans ces pensées, les dix jeunes hommes s’approchèrent et me dirent : « Que la paix soit sur toi ! » Et je leur rendis leur souhait de paix, et je leur racontai mon histoire, depuis le commencement jusqu’à la fin ; et je trouve inutile de la répéter, devant toi, une seconde fois, ô ma maîtresse.

À mes paroles, ils furent au comble de l’étonnement et me dirent : « Ô seigneur, entre dans cette demeure, et que l’accueil ici te soit large et généreux ! » J’entrai, et eux avec moi, et nous traversâmes des salles nombreuses et toutes tendues d’étoffes de satin, et enfin nous arrivâmes dans la dernière salle, spacieuse, plus belle que toutes les autres ; au milieu de cette grande salle, il y avait dix tapis étendus sur des matelas ; et, au milieu de ces dix couches magnifiques, il y avait un onzième tapis, sans matelas, mais aussi beau que les dix autres. Alors le vieillard s’assit sur ce onzième tapis, et les dix jeunes hommes chacun sur le sien, et ils me dirent : « Assieds-toi, seigneur, vers le haut de la salle, et ne nous demande rien sur quoi que ce soit de ce que tu verras ici ! »

Alors, après quelques instants, le vieillard se leva, sortit, et revint plusieurs fois en apportant des mets et des boissons, et tous mangèrent et burent, et moi avec eux.

Après cela, le vieillard ramassa tout ce qui restait, et revint s’asseoir. Alors les jeunes gens lui dirent : « Comment peux-tu t’asseoir avant de nous apporter de quoi remplir nos devoirs ! » Et le vieillard, sans parler, se leva et sortit dix fois, et rentra chaque fois avec, sur la tête, un bassin recouvert d’une étoffe en satin et, à la main, une lanterne, et il déposait chaque bassin et chaque lanterne devant chacun des jeunes hommes. Mais il ne me donna rien à moi, et je fus dans une grande contrariété. Mais, lorsque ils eurent enlevé l’étoffe, je vis que chaque bassin contenait de la cendre et de la poudre de charbon et du kohl. Puis ils prirent la cendre et la jetèrent sur leur tête, le charbon, sur leur visage, et le kohl, sur leur œil droit ; et ils se mirent à se lamenter et à pleurer et à dire : « Nous n’avons que ce que nous avons mérité par nos méfaits et nos fautes ! » Et ils ne cessèrent de la sorte qu’avec l’approche du jour. Alors ils se lavèrent dans d’autres bassins apportés par le vieillard, et mirent de nouvelles robes, et ils devinrent comme avant.

Lorsque je vis tout cela, ô ma maîtresse, je fus dans l’étonnement le plus considérable ; mais je n’osai rien demander, à cause de l’ordre imposé. Et, la nuit suivante, ils firent comme la première, et la troisième nuit, et la quatrième. Alors, moi, je ne pus retenir plus longtemps ma langue, et je m’écriai : « Ô mes seigneurs, je vous prie de m’éclairer sur le motif de votre œil gauche abîmé, et de la cendre, du charbon et du kohl que vous mettez sur votre tête, car, par Allah ! je préfère même la mort à cette perplexité où vous m’avez jeté ! » Alors ils s’écrièrent : « Ô malheureux, que demandes-tu ? C’est ta perte ! » Je répondis : « Je préfère ma perte à cette perplexité ! » Alors ils me dirent : « Crains pour ton œil gauche ! » Et je dis : « Je n’ai pas besoin de mon œil gauche si je dois rester dans la perplexité ! » Alors ils me dirent : « Que ton destin s’accomplisse ! Il va t’arriver ce qui nous est arrivé, mais ne te plains pas, car ce sera ta faute ! Et, d’ailleurs, après la perte de ton œil, tu ne pourras pas revenir ici, car nous sommes déjà dix, et il n’y a point de place pour un onzième ! »

À ces paroles, le vieillard apporta un mouton vivant qu’on égorgea, qu’on écorcha, et dont on nettoya la peau. Puis ils me dirent : « Tu vas être cousu dans cette peau de mouton, et tu seras exposé sur la terrasse de ce palais en cuivre. Alors le grand vautour nommé Rokh, qui est capable d’enlever un éléphant, te prendra pour un vrai mouton, et fondra sur toi et t’enlèvera jusqu’aux nuages, puis te déposera sur le sommet d’une haute montagne inaccessible aux êtres humains, pour te dévorer dans son gosier ! Mais alors, toi, avec ce couteau que nous te donnons, tu fendras la peau du mouton et tu sortiras tout entier ; alors le terrible Rokh, qui ne mange pas les hommes, ne te mangera pas et disparaîtra à ta vue ! Alors, toi, tu marcheras jusqu’à ce que tu atteignes un palais dix fois plus grand que notre palais, et mille fois plus magnifique. Ce palais est tout lamé de lames d’or, et toutes ses murailles sont incrustées de grosses pierreries et surtout d’émeraudes et de perles. Alors tu entreras par la porte ouverte, comme nous entrâmes nous mêmes, et tu verras ce que tu verras ! Quant à nous, nous y avons laissé notre œil gauche, et nous supportons encore la punition méritée, et nous l’expions en faisant chaque nuit ce que tu nous as vu faire. Telle est notre histoire, en résumé, car, en détail, elle remplirait les feuilles d’un gros livre carré ! Quant à toi, que maintenant ta destinée s’accomplisse ! »

À ces paroles, comme je tenais à ma résolution, ils me donnèrent le couteau, me cousirent dans la peau du mouton, et m’exposèrent sur la terrasse du palais, et s’éloignèrent. Et, soudain, je me sentis enlever par le terrible oiseau Rokh, qui s’envola ; et, aussitôt que je me sentis déposer à terre sur le sommet de la montagne, je fendis, avec le couteau, la peau du mouton, et je sortis en entier en criant : « Kesch ! Kesch ! » pour chasser le terrible Rokh qui s’envola lourdement, et je vis que c’était un grand oiseau blanc, aussi gros que dix éléphants et aussi grand que vingt chameaux !

Alors je me mis à marcher, et à me hâter, tant j’étais sur le feu de l’impatience, et, au milieu du jour, j’arrivai au palais. À la vue de ce palais, malgré la description des dix jeunes hommes, je fus émerveillé à la limite de l’émerveillement, car il était bien plus magnifique que les paroles. La grande porte d’or, par laquelle j’entrai dans le palais, était entourée par quatre-vingt-dix-neuf portes en bois d’aloès et en bois de sandal, et les portes des salles étaient en ébène incrusté d’or et de diamants ; et toutes ces portes conduisaient à des salles et à des jardins où je vis toutes les richesses accumulées de la terre et de la mer.

Dans la première salle où j’entrai, je me trouvai immédiatement au milieu de quarante adolescentes, qui étaient si merveilleuses de beauté que l’esprit ne pouvait se retrouver au milieu d’elles ni les yeux se reposer de préférence sur l’une, et je fus si plein d’admiration que je m’arrêtai en sentant ma tête tourner.

Alors toutes ensemble se levèrent à ma vue, et, d’une voix agréable, elles me dirent : « Que notre maison soit ta maison, ô notre convive, et que ta place soit sur nos têtes et dans nos yeux ! » Et elles m’invitèrent à m’asseoir, et me placèrent sur une estrade, et s’assirent toutes au-dessous de moi, sur les tapis, et me dirent : « Ô notre seigneur, nous sommes tes esclaves et ta chose, et tu es notre maître et la couronne sur nos têtes ! »

Puis toutes se mirent à me servir : l’une apporta l’eau chaude et les étoffes, et me lava les pieds ; l’autre me versa sur les mains de l’eau parfumée contenue dans une aiguière d’or ; la troisième m’habilla d’une robe toute en soie avec une ceinture brodée de fils d’or et d’argent ; la quatrième me présenta une coupe pleine d’une boisson délicieuse et parfumée aux fleurs ; et celle-ci me regardait, et celle-là me souriait, et l’une me clignait de l’œil, et l’autre me récitait des vers, et celle-là s’étirait les bras devant moi, et l’autre tordait devant moi sa taille sur ses cuisses, et l’une disait : « ah ! » et l’autre : « ouh ! » et celle-ci me disait : « ô toi mon œil ! » et celle-là : « ô toi mon âme ! » et l’autre : « mes entrailles ! » et une autre : « mon foie ! » et une : « ô flamme de mon cœur ! »

Puis toutes s’approchèrent de moi, et se mirent à me masser et à me caresser, et me dirent : « Ô notre convive, raconte-nous ton histoire, car nous sommes ici seules, depuis longtemps, sans un homme, et notre bonheur est maintenant complet ! » Alors, moi, je devins plus calme et je leur racontai une partie de mon histoire seulement, et cela jusqu’à l’approche de la nuit.

Alors on apporta les chandelles par quantité prodigieuse, et la salle fut éclairée comme par le soleil le plus éclatant. Puis on tendit la nappe et on servit les mets les plus exquis et les boissons les plus enivrantes, et on joua des instruments de plaisir et on chanta de la voix la plus enchanteresse, et quelques-unes se mirent à danser, pendant que je continuais à manger.

Après toutes ces réjouissances, elles me dirent : « Ô mon chéri, c’est maintenant le temps du plaisir solide et du lit ; choisis, d’entre nous, celle de ton choix, et sois sans crainte de nous offenser, car chacune de nous aura son tour pendant une nuit, nous les quarante sœurs ; et, après, chacune à son tour recommencera à jouer avec toi dans le lit, toutes les nuits. »

Alors, moi, ô ma maîtresse, je ne sus laquelle des sœurs je devais choisir, car toutes étaient aussi désirables. Alors je fermai les yeux, je tendis les bras et saisis l’une, et j’ouvris les yeux ; mais je les refermai vite, à cause de l’éblouissement de sa beauté. Elle me tendit alors la main et me conduisit dans son lit. Et je passai toute la nuit avec elle. Je la chargeai quarante fois une charge de chargeur ! et elle aussi ! et elle me disait chaque fois : « Youh ! ô mon œil ! Youh ! ô mon âme ! » Et elle me caressait, et je la mordais, et elle me pinçait, et de la sorte toute la nuit.

Et je continuai de la sorte, ô ma maîtresse, chaque nuit avec l’une des sœurs, et chaque nuit beaucoup d’assauts, de part et d’autre ! Et cela pendant une année entière, dans la dilatation et l’épanouissement. Et, après chaque nuit, au matin, l’adolescente de la nuit prochaine venait à moi, et me conduisait au hammam, et me lavait tout le corps, et me massait énergiquement, et me parfumait avec tous les parfums qu’Allah accorde à ses serviteurs.

Et nous arrivâmes ainsi jusqu’à la fin de l’année. Le matin du dernier jour, je vis toutes les adolescentes accourir vers mon lit, et elles pleuraient beaucoup et se dénouaient les cheveux d’affliction et se lamentaient, puis elles me dirent : « Sache, ô lumière de nos yeux, que nous devons te quitter, comme nous avons quitté les autres avant toi, car tu dois savoir que tu n’es pas le premier, et qu’avant toi beaucoup de chargeurs nous ont montées, comme toi, et nous le firent, comme toi ! Seulement, toi, tu es, en vérité, le sauteur le plus riche en sauts et en mesure de large et de long ! Et aussi tu es certes le plus libertin et le plus gentil de tous. C’est pour ces motifs que nous ne pourrons jamais vivre sans toi. » Et je leur dis : « Mais dites-moi pourquoi vous devez me quitter. Car, moi non plus, je ne veux pas perdre la joie de ma vie en vous ! » Elles me répondirent : « Sache que nous sommes toutes les filles d’un roi, mais de mères différentes. Depuis notre puberté, nous vivons dans ce palais, et, chaque année, Allah conduit sur notre chemin un chargeur qui nous satisfait, et nous aussi de même ! Mais, chaque année, nous devons nous absenter durant quarante jours, pour aller voir notre père et nos mères. Et, aujourd’hui, c’est le jour ! » Alors je dis : « Mais, ô délicieuses, je resterai dans la maison à louer Allah jusqu’à votre retour ! » Elles me répondirent : « Que ton désir s’accomplisse ! Voici toutes les clefs du palais, qui ouvrent sur toutes les portes. Ce palais est ta demeure, et tu en es le maître. Mais prends bien garde d’ouvrir la porte de cuivre qui est au fond du jardin, sinon tu ne pourras plus nous revoir et il t’arrivera fatalement un grand malheur. Prends donc bien garde d’ouvrir la porte de cuivre ! »

À ces paroles, toutes vinrent m’accoler et m’embrasser l’une après l’autre, en pleurant et en me disant : « Qu’Allah soit avec toi ! » Et elles me regardèrent en pleurant, et elles partirent.

Alors moi, ô ma maîtresse, je sortis de la salle en tenant les clefs à la main, et je commençai à visiter ce palais, que jusqu’à ce jour-là je n’avais pas eu le temps de voir, tellement mon corps et mon âme avaient été enchaînés dans le lit aux bras de ces adolescentes. Et je me mis, avec la première clef, à ouvrir la première porte.

Lorsque j’ouvris la première porte, je vis un grand jardin tout rempli d’arbres à fruits, tellement grands et tellement beaux que, de ma vie, je n’en avais vu de semblables dans le monde entier ; des eaux dans de petits canaux arrosaient tous les arbres et si bien que les fruits de ces arbres étaient d’une grosseur et d’une beauté merveilleuses. Je mangeai de ces fruits, spécialement des bananes, des dattes longues comme les doigts d’une noble Arabe, des grenades, des pommes et des pêches. Lorsque j’eus fini de manger, je remerciai Allah de ses dons, et j’ouvris la deuxième porte avec la deuxième clef.

Lorsque j’ouvris cette porte, mes yeux et mon nez furent charmés par les fleurs qui remplissaient un grand jardin arrosé par de petits ruisseaux. Il y avait, dans ce jardin, toutes les fleurs qui poussent dans les jardins des émirs de la terre : des jasmins, des narcisses, des roses, des violettes, des jacinthes, des anémones, des œillets, des tulipes, des renoncules et toutes les fleurs de tous les temps. Quand j’eus fini de sentir toutes les fleurs, je cueillis un jasmin et je l’enfonçai dans mon nez et je l’y laissai, pour le respirer, et je remerciai Allah Très-Haut pour ses bontés.

J’ouvris ensuite la troisième porte, et mes oreilles furent charmées par les voix des oiseaux de toutes les couleurs et de toutes les espèces de la terre. Ces oiseaux étaient tous dans une grande cage faite avec des baguettes en bois d’aloès et de sandal ; l’eau à boire de ces oiseaux était contenue dans de petites soucoupes en jade et en jaspe fin et coloré ; les grains étaient contenus dans de petites tasses en or ; le sol était balayé et arrosé ; et les oiseaux bénissaient le Créateur. J’écoutais les voix de ces oiseaux, quand la nuit s’approcha ; et je me retirai ce jour-là.

Mais le lendemain, je sortis en hâte et j’ouvris la quatrième porte, avec la quatrième clef. Et alors, ô ma maîtresse, je vis des choses que même en songe un être humain ne pourrait jamais voir. Au milieu d’une grande cour, je vis une coupole d’une construction merveilleuse : cette coupole avait des escaliers en porphyre qui montaient pour arriver à quarante portes en bois d’ébène incrustées d’or et d’argent ; ces portes, dont les battants étaient ouverts, laissaient voir chacune une salle spacieuse ; chaque salle contenait un trésor différent, et chaque trésor valait plus que mon royaume tout entier. Je vis que la première salle était remplie de grands monceaux alignés de grosses perles et de petites perles, mais les plus grosses étaient plus nombreuses que les petites, et chacune était aussi grosse qu’un œuf de colombe et aussi brillante que la lune dans tout son éclat. Mais la seconde salle surpassait la première en richesse : elle était remplie, jusqu’au haut, de diamants, de rubis rouges, et de rubis bleus[2] et d’escarboucles. Dans la troisième, il y avait seulement des émeraudes ; dans la quatrième, des morceaux d’or naturel ; dans la cinquième, des dinars d’or de toute la terre ; dans la sixième, de l’argent vierge ; dans la septième, des dinars d’argent de toute la terre. Mais les autres salles étaient remplies de toutes les pierreries du sein de la terre et des mers, de topazes, de turquoises, d’hyacinthes, de pierres de l’Yémen, de cornalines de toutes les couleurs, de vases de jade, de colliers, de bracelets, de ceintures, de tous les joyaux employés à la cour des émirs et des rois.

Et moi, ô ma maîtresse, je levai mes mains et mes regards et je remerciai Allah Très-Haut pour ses bienfaits. Et je continuai ainsi, chaque jour, à ouvrir une ou deux ou trois portes, jusqu’au quarantième jour, et mon émerveillement augmentait chaque jour, et il ne me restait plus que la dernière clef, qui était la clef de la porte en cuivre. Et je pensai aux quarante adolescentes, et je fus dans la plus grande félicité en pensant à elles, et à la douceur de leurs manières, et à la fraîcheur de leur chair, et à la dureté de leurs cuisses, et à l’étroitesse de leurs vulves, et à la rondeur et au volume de leurs derrières, et à leurs cris quand elles me disaient : « Youh ! ô mon œil ! Youh ! ô ma flamme ! » Et je m’écriai : « Par Allah ! notre nuit va être une nuit bénie, une nuit de blancheur ! »

Mais le Maudit me faisait sentir la clef de cette porte de cuivre, et elle me tenta énormément, et la tentation fut plus forte que moi, et j’ouvris la porte de cuivre. Mais mes yeux ne virent rien, et mon nez seul sentit une odeur très forte et très hostile à mes sens, et je m’évanouis à l’instant et à l’heure mêmes, et je tombai en deçà de la porte, qui se referma. Lorsque je me réveillai, je persistai dans cette résolution inspirée par le Cheitan, et j’ouvris la porte de nouveau, et j’attendis que l’odeur devînt moins forte.

Alors j’entrai, et je trouvai une salle spacieuse, toute jonchée de safran, et illuminée avec des chandelles parfumées à l’ambre gris et à l’encens et par des lampes magnifiques en or et en argent contenant des huiles aromatiques qui rendaient en brûlant bette odeur forte. Et, entre les flambeaux d’or et les lampes d’or, je vis un merveilleux cheval noir qui avait une étoilé blanche sur le front ; et son pied gauche et sa main droite étaient tachetés de blanc à leurs extrémités ; sa selle était en brocart et sa bride était une chaîne d’or ; son auge était pleine de grains de sésame et d’orge bien criblé ; son abreuvoir contenait de l’eau fraîche parfumée à l’eau de roses. Et moi, ô ma maîtresse, comme ma grande passion était les beaux chevaux et que j’étais le cavalier le plus illustre de mon royaume, je pensai que ce cheval me conviendrait fort ; et je le pris par la bride et je l’amenai dans le jardin, et je montai dessus ; mais il ne bougea pas. Alors je le frappai au cou avec la chaîne d’or. Et aussitôt, ô ma maîtresse, le cheval étendit deux grandes ailes noires que je n’avais pas vues jusqu’à cet instant, cria d’une façon épouvantable, frappa trois fois le sol avec son sabot, et s’envola avec moi dans les airs.

Alors, ô ma maîtresse, la terre tourna devant mes yeux ; mais je serrai mes cuisses et je me tins comme un bon cavalier, et, enfin, le cheval descendit et s’arrêta sur la terrasse du palais en cuivre rouge où j’avais trouvé les dix jeunes hommes borgnes. Et alors il se cabra si terriblement et se secoua si vite qu’il me renversa, et il s’approcha de moi, et abaissa son aile vers mon visage, et enfonça le bout de son aile dans mon œil gauche, et me l’abîma irrémédiablement. Puis il s’envola dans les airs et disparut.

Et moi, je mis ma main sur mon œil perdu, et je marchai de long en large sur la terrasse en me lamentant et en secouant ma main de douleur ! Et tout à coup, je vis apparaître les dix jeunes hommes qui, en me voyant, me dirent : « Tu n’as pas voulu nous écouter ! Et voilà le fruit de ta funeste résolution. Et nous ne pouvons te recevoir au milieu de nous, car nous sommes déjà dix. Mais, en suivant telle et telle route, tu arriveras dans la ville de Baghdad chez l’émir des Croyants, Haroun Al-Rachid, dont la renommée est arrivée jusqu’à nous, et ta destinée sera entre ses mains ! »

Et je partis, et je voyageai jour et nuit, après avoir rasé ma barbe et pris ces habits de saâlouk, pour n’avoir pas à supporter d’autres malheurs, et je ne cessai de marcher jusqu’à ce que je fusse arrivé dans cette demeure de paix, Baghdad, et je trouvai ces deux borgnes-ci, et je les saluai et leur dis : « Je suis un étranger. » Et ils me répondirent : « Nous aussi, nous sommes étrangers. » Et c’est ainsi que nous arrivâmes tous trois dans cette maison bénie, ô ma maîtresse !

Et telle est la cause de mon œil perdu et de ma barbe rasée ! »


À cette histoire extraordinaire, la jeune maîtresse de la maison dit au troisième saâlouk : « Allons ! caresse un peu ta tête et va-t’en. Je te pardonne ! »

Mais le troisième saâlouk répondit : « Je ne m’en irai, par Allah ! que lorsque j’aurai entendu les histoires de tous les autres. »

Alors la jeune fille se tourna vers le khalifat, vers Giafar et vers Massrour et leur dit : « Racontez-moi votre histoire ! »

Alors Giafar s’approcha et lui raconta l’histoire qu’il avait déjà dite, à la jeune portière, en entrant dans la demeure. Aussi, après avoir entendu les paroles de Giafar, la jeune fille leur dit à tous :

« Je vous pardonne à tous, les uns et les autres. Mais allez au plus vite ! »


Et tous sortirent et arrivèrent dans la rue. Alors le khalifat dit aux saâlik : « Compagnons, où allez-vous ainsi ? » Ils répondirent : « Nous ne savons où nous devons aller. » Et le khalifat leur dit : « Venez passer la nuit chez nous. » Et il dit à Giafar : « Prends-les chez toi et amène-les-moi demain, et nous verrons ce qu’il y aura à faire. » Et Giafar ne manqua pas d’exécuter les ordres du khalifat.

Alors le khalifat monta dans son palais, et il ne put goûter aucun sommeil cette nuit-là. Puis, le matin, il se réveilla, et il s’assit sur le trône du royaume ; et fit entrer tous les chefs de son empire. Puis, après que tous les chefs de l’empire furent partis, il se tourna vers Giafar et lui dit : « Amène-moi ici les trois jeunes filles et les deux chiennes et les trois saâlik. Et Giafar partit aussitôt et les amena tous entre les mains du khalifat ; et les jeunes filles se couvrirent de leurs voiles et se tinrent devant le khalifat. Alors Giafar leur dit : « Nous vous tenons quittes, parce que, sans nous connaître, vous nous avez pardonné et que vous nous avez fait du bien. Et voici que maintenant vous êtes entre les mains du cinquième des descendants d’Abbas, le khalifat Haroun Al-Rachid ! Il faut donc que vous ne lui racontiez que la vérité. »


Lorsque les adolescentes eurent entendu les paroles de Giafar, qui parlait pour le prince des Croyants, l’aînée s’avança et dit : « Ô prince des Croyants, l’histoire qui est mienne est tellement surprenante que, si elle était écrite avec les aiguilles sur le coin intérieur de l’œil, elle serait une leçon à qui la lirait avec respect ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin, et s’arrêta discrètement dans son récit.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que l’aînée des jeunes filles s’avança entre les mains de l’émir des Croyants et raconta ainsi cette histoire :


Notes
  1. Formule usitée pour glorifier Dieu : « Dieu est tout-puissant ! »
  2. C’est-à-dire de saphirs.


HISTOIRE DE ZOBÉIDA
LA PREMIÈRE ADOLESCENTE


« Ô prince des Croyants, sache donc que je m’appelle Zobéida ; ma sœur qui t’a ouvert la porte s’appelle Amina ; et ma plus jeune sœur s’appelle Fahima. Nous sommes toutes les trois nées du même père, mais pas de la même mère. Quant à ces deux chiennes-ci, elles sont mes propres sœurs à moi, du même père et de la même mère.

Lorsque notre père mourut, il nous laissa cinq mille dinars qui furent partagés en toute égalité entre nous ; alors ma sœur Amina et ma sœur Fahima nous quittèrent pour habiter dans la maison de leur mère ; et moi et mes deux autres sœurs, nous restâmes ensemble, et moi, je suis la plus jeune de nous trois ; mais je suis moins jeune que mes sœurs de l’autre mère, Amina et Fahima.

Peu de temps après la mort de notre père, mes deux sœurs aînées se préparèrent au mariage et se marièrent chacune avec un homme, et continuèrent à rester quelque temps avec moi, ensemble dans la même maison. Mais bientôt leurs maris se préparèrent pour un voyage commercial, prirent les mille dinars de leurs épouses pour en acheter des marchandises, emmenèrent leurs épouses et partirent tous ensemble, et me laissèrent toute seule.

Ils furent absents de la sorte durant quatre années. Pendant ce temps, les maris de mes sœurs se ruinèrent et perdirent toutes leurs marchandises, et s’en allèrent en abandonnant leurs femmes à elles-mêmes au milieu du pays des étrangers. Et mes sœurs endurèrent toutes les misères et finirent par arriver chez moi sous l’aspect de pauvres mendiantes. À la vue de ces deux mendiantes, je fus loin de reconnaître en elles mes sœurs, et je m’en éloignai. Mais alors elles me parlèrent et je les reconnus et je leur dis : « Comment se fait-il, ô mes sœurs, que vous soyez en cet état ? » Elles me répondirent : « Ô notre sœur, les paroles maintenant ne peuvent plus servir de rien, car le calam a couru sur ce qu’avait ordonné Allah ![1] » À ces paroles, mon cœur fut plein de pitié pour elles, et je les envoyai au hammam, et je vêtis chacune d’elles avec une belle robe neuve, et je leur dis : « Ô mes sœurs, vous êtes les deux grandes et moi je suis la petite ! Et je vous considère comme me tenant lieu de père et de mère ! D’ailleurs, l’héritage qui m’est revenu comme à vous autres a été béni par Allah et s’est accru considérablement. Vous en mangerez avec moi le fruit, et notre vie sera respectable et honorable, et nous serons désormais ensemble ! »

Et, en effet, je les comblai de bienfaits, et elles demeurèrent chez moi durant la longueur d’une année complète, et mon bien était leur bien. Mais, un jour, elles me dirent : « En vérité, le mariage vaut mieux pour nous ; nous ne pouvons plus guère nous en passer, et notre patience, ainsi seules, est épuisée. » Alors je leur dis : « Ô mes sœurs, vous ne trouverez rien de bon dans le mariage, car l’homme vraiment honnête et bon est une chose bien rare en ce temps-ci ! Et n’avez-vous pas déjà essayé du mariage ? Et oubliez-vous ce que vous y avez trouvé ? »

Mais elles n’écoutèrent pas mes paroles, et voulurent, tout de même, se marier sans mon consentement. Alors je les mariai de mon propre argent et je leur fis le trousseau nécessaire. Puis elles s’en allèrent avec leurs maris.

Mais il y avait à peine quelque temps qu’elles étaient parties, que leurs maris se jouèrent d’elles, et leur prirent tout ce que je leur avais donné, et partirent en les abandonnant. Alors elles revinrent chez moi, toutes nues. Et elles me firent beaucoup d’excuses et me dirent : « Ne nous blâme pas, ô sœur ! Tu es, il est vrai, la plus petite en âge d’entre nous, mais la plus parfaite en raison. Nous te promettons, d’ailleurs, de ne jamais plus dire même le mot mariage. » Alors je leur dis : « Que l’accueil chez moi vous soit hospitalier, ô mes sœurs ! Je n’ai personne de plus cher que vous deux ! » Et je les embrassai, et je les comblai encore davantage de générosité.

Nous demeurâmes en cet état une année entière, après laquelle je songeai à charger un navire de marchandises et partir faire le commerce à Bassra[2]. Et, en effet, je préparai un navire, et je le chargeai de marchandises et d’emplettes et de tout ce qui pouvait m’être nécessaire durant le voyage du navire, et je dis à mes sœurs : « Ô mes sœurs, préférez-vous demeurer dans ma maison pendant tout le temps que durera mon voyage jusqu’à mon retour, ou bien aimez-vous mieux partir avec moi ? » Et elles me répondirent : « Nous partirons avec toi, car nous ne pourrons jamais supporter ton absence ! » Alors je les pris avec moi et nous partîmes.

Mais, avant mon départ, j’avais pris soin de diviser mon argent en deux parties : j’en pris avec moi la moitié, et je cachai la seconde moitié, en me disant : « Il est possible qu’il arrive malheur au navire et que nous ayons la vie sauve. Dans ce cas, à notre retour, si nous revenons jamais, nous trouverons là quelque chose qui nous sera utile. »

Nous ne cessâmes de voyager jour et nuit ; mais, par malheur, le capitaine perdit la route. Le courant nous entraîna vers la mer extérieure, et nous entrâmes dans une mer toute autre que celle vers laquelle nous nous dirigions. Et un vent très fort nous poussait, qui ne cessa de dix jours. Alors, dans le lointain, nous aperçûmes vaguement une ville, et nous demandâmes au capitaine : « Quel est le nom de cette ville sur laquelle nous nous dirigeons ? » Il répondit : « Par Allah ! je ne sais point. Je ne l’ai jamais vue, et de ma vie je ne suis entré dans cette mer. Mais enfin, l’important, c’est que nous sommes heureusement hors de danger. Aussi il ne vous reste plus qu’à entrer dans cette ville, et à étaler vos marchandises. Et si vous pouvez les vendre, je vous conseille de les vendre. »

Une heure après, il revint vers nous et nous dit : « Hâtez-vous de sortir vers la ville, et de voir les merveilles d’Allah dans sa création ! Et invoquez son saint nom, pour qu’il vous garde des malheurs ! »

Alors nous allâmes vers la ville, et, à peine y étions nous arrivés, que nous fûmes dans la plus grande stupéfaction : nous vîmes que tous les habitants de cette ville étaient métamorphosés en pierres noires. Mais les habitants seulement étaient pétrifiés ; car, dans tous les souks et dans toutes les rues des marchands, nous trouvâmes les marchandises telles quelles, et toutes les choses en or et en argent telles quelles. À cette vue, nous fûmes très contents et nous nous dîmes : « Il est certain que la cause de tout cela doit être une chose étonnante. » Alors nous nous séparâmes, et chacun alla de son côté dans les rues de la ville, et chacun se mit à travailler et à ramasser pour son compte tout ce qu’il pouvait porter en or, en argent et en étoffes précieuses.

Quant à moi, je montai à la citadelle, et je trouvai qu’elle contenait le palais du roi. J’entrai dans le palais par un grand portail en or massif, et je soulevai le grand rideau de velours, et je vis que tous les meubles à l’intérieur et tous les objets étaient en or et en argent. Et dans la cour et dans toutes les salles, les gardes et les chambellans étaient debout ou assis, mais, tous pétrifiés et comme vivants. Et dans la dernière salle, remplie de chambellans, de lieutenants et de vizirs, je vis le roi assis sur son trône, pétrifié, habillé de vêtements si somptueux et si riches que c’était à en perdre la raison, et il était entouré de cinquante mamalik vêtus de robes, de soie et tenant à la main leurs épées nues. Le trône du roi était incrusté de perles et de pierreries, et chaque perle brillait comme une étoile. Et, en vérité, je faillis en devenir folle.

Mais je continuai à marcher, et j’arrivai dans la salle du harem, et je la trouvai encore plus merveilleuse, et tout, jusqu’aux treillis des fenêtres, était en or ; les murs étaient recouverts de tentures en soie ; sur les portes et les fenêtres, il y avait des rideaux en velours et en satin. Et je vis enfin, au milieu des femmes pétrifiées, la reine elle-même, vêtue d’une robe semée de perles nobles, et ayant sur la tête une couronne enrichie de toutes les espèces de pierres fines, et au cou des colliers et des réseaux d’or admirablement ciselés ; mais elle aussi était pétrifiée en pierre noire.

De là, je continuai à marcher, et je trouvai une porte ouverte, dont les deux battants étaient en argent vierge, et à l’intérieur je vis un escalier en porphyre composé de sept marches ; je montai cet escalier, et, en arrivant au haut, je trouvai une grande salle toute en marbre blanc, recouverte de tapis tissés d’or ; et au milieu de cette salle, entre de grands flambeaux d’or, je vis une estrade d’or parsemée d’émeraudes et de turquoises, et sur cette estrade il y avait un lit d’albâtre incrusté de perles et de pierreries et étoffé d’étoffes précieuses et de broderies. Et je vis, dans le fond, une lumière qui brillait ; je m’approchai et je trouvai que cette lumière était un brillant aussi gros qu’un œuf d’autruche, posé sur un tabouret, et dont les facettes lançaient cette lumière : ce brillant était la perfection même et sa lumière seule éclairait toute la salle.

Pourtant il y avait aussi les flambeaux allumés, mais ils avaient honte devant ce diamant. Et, moi, je me dis : « Si ces flambeaux sont allumés, c’est que quelqu’un les a allumés. »

Alors je continuai à marcher et j’entrai dans d’autres salles, et partout je m’émerveillai, et partout je tâchai de découvrir un être vivant. Et je fus si occupée que je m’oubliai moi-même, et mon voyage, et mon navire, et mes sœurs. Et j’étais encore dans cet émerveillement quand vint la nuit ; alors je voulus sortir du palais, mais je m’égarai, je ne retrouvai plus le chemin, et je finis par arriver dans la salle où il y avait le lit d’albâtre et le brillant et les flambeaux d’or allumés. Alors je m’assis sur le lit, je me couvris à demi de la couverture de satin bleu brodée d’argent et de perles, je pris le saint livre, notre Koran, et, dans ce livre, qui était écrit d’une écriture magnifique en caractères d’or avec du rouge et des enluminures de toutes les couleurs, je me mis à lire quelques versets pour me sanctifier et remercier Allah et me réprimander, et je méditai les paroles du Prophète, qu’Allah bénisse ! puis je m’étendis pour dormir et j’essayai de dormir ; mais je ne le pus. Et l’insomnie me tint éveillée jusqu’au milieu de la nuit.

À ce moment, j’entendis une voix qui récitait Al-Koran, une voix agréable et douce et sympathique. Alors, je me levai en hâte, et je me dirigeai du côté de le voix qui récitait. Et je finis par arriver à une chambre dont la porte était ouverte : j’entrai doucement par la porte, en posant au dehors le flambeau qui m’éclairait dans mes recherches, et je regardai l’endroit et je vis que c’était un sanctuaire ; il était éclairé par des lampes en verre vert suspendues ; et au milieu il y avait un tapis de prière étendu du côté de l’Orient, et sur ce tapis était assis un jeune homme d’aspect très beau qui lisait Al-Koran attentivement et à voix haute, avec beaucoup de rythme. Et je fus dans le plus grand étonnement, et je me demandai comment ce jeune homme pouvait, seul, avoir échappé au sort de toute la ville. Alors je m’avançai et je me tournai vers lui et lui fis mon souhait de paix ; et il tourna vers moi ses regards et me rendit le souhait de paix. Alors je lui dis : « Je te conjure, par la vérité sainte des versets que tu récites du livre d’Allah, de répondre à ma question ! »

Alors il sourit avec tranquillité et douceur, et me dit : « Révèle-moi d’abord, toi la première, ô femme, la cause de ton entrée en cet oratoire, et, à mon tour, je répondrai à la question que tu me fais. » Alors je lui racontai mon histoire, qui l’étonna beaucoup, et je lui demandai alors quelle était cette situation extraordinaire de la ville. Et il me dit : « Attends un peu ! » Alors il ferma le livre sacré et le fit entrer dans un sac en satin ; et il me dit, de m’asseoir à côté de lui. Je m’assis et je le regardai alors attentivement, et je vis qu’il était comme la pleine lune, parfait de qualités, tout plein de sympathie, admirable d’aspect, fin et proportionné de taille ; ses joues étaient comme le cristal, sa figure, de la couleur des dattes fraîches, comme si c’était lui que visait le poète en ces strophes :

Le liseur des astres observait dans la nuit ! Et soudain, devant ses yeux apparut la sveltesse du charmant garçon ! Et il pensa :

« C’est Zohal[3] lui-même, qui donna à cet astre cette noire chevelure éployée, qu’on prendrait pour une comète !

Et quant à l’incarnat de ses joues, c’est Mirrikh[4] qui prit soin de l’étendre ! Et quant aux rayons perçants de ses yeux, ce sont les flèches mêmes de l’Archer aux sept étoiles !

Mais c’est Houtared[5] qui lui fit don de cette merveilleuse sagacité, tandis que c’est Abylssouha qui mit en lui cette valeur d’or ! »

Aussi l’observateur des astres ne sut plus que penser et fut dans la perplexité. C’est alors que l’astre s’inclina vers lui et sourit !

À le regarder ainsi, sa vue me jeta dans le trouble des sens le plus violent, dans les regrets les plus ardents de ne l’avoir pas connu jusqu’à ce jour ; et des braises rouges s’allumèrent dans mon cœur. Et je lui dis : « Ô mon maître et suzerain, raconte-moi maintenant ce que je t’ai demandé ! » Et il me répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il me raconta :

« Sache, ô dame pleine d’honneur, que cette ville était la ville de mon père. Et elle était habitée par tous ses parents et ses sujets. Mon père est ce roi que tu as vu assis sur le trône, et métamorphosé en pierre. Pour ce qui est de la reine que tu as vue, c’est ma mère. Mon père et ma mère étaient des mages, adorateurs du terrible Nardoun. Ils juraient et prêtaient serment sur le feu et la lumière, sur l’ombre et la chaleur, et sur les astres tourneurs !

« Pendant longtemps, mon père n’eut point d’enfants ; et ce n’est qu’à la fin de sa vie que je naquis comme le fils de sa vieillesse. Et mon père m’éleva avec beaucoup de soin ; cependant je grandissais : c’est alors que je fus élu pour la vraie félicité.

« En effet, nous avions chez nous, au palais, une vieille femme très avancée en âge, musulmane, une croyante en Allah et en son Envoyé. Elle y croyait en cachette, et extérieurement elle faisait semblant d’être d’accord avec mes parents. Et mon père avait en elle une très grande confiance, pour ce qu’il voyait en elle de fidélité et de chasteté. Il était pour elle très généreux et il la comblait de sa générosité. Et il croyait fermement qu’elle était de sa foi et de sa religion.

« Aussi, comme je grandissais, il me confia à elle et lui dit : « Prends-le et élève-le bien ; et enseigne-lui les lois de notre religion ; et donne-lui une excellente éducation ; et sers-le bien en en prenant beaucoup de soin ! »

« Et la vieille me prit ; mais elle m’enseigna la religion des Islams, depuis les devoirs de la purification et les devoirs des ablutions jusqu’aux saintes formules de la prière. Et elle m’enseigna et m’expliqua Al-Koran dans la langue du Prophète. Et lorsqu’elle eut complètement terminé mon instruction, elle me dit. « Ô mon enfant, il faut que tu caches cela soigneusement devant ton père, et que tu en gardes absolument le secret, sinon il te tuerait ! »

« Et moi, en effet, je gardai le secret. Et il n’y avait pas longtemps que mon instruction était achevée, quand la sainte vieille mourut, en me faisant ses dernières recommandations. Et je continuai à être en secret un croyant en Allah et en son Prophète. Mais les habitants de la ville ne faisaient que s’endurcir dans leur incrédulité, leur rebellion et leurs ténèbres. Mais un jour qu’ils continuaient à être comme ils étaient, une voix haute de muezzin invisible se fit entendre ; et elle dit d’un ton aussi haut que le tonnerre et qui parvint aussi bien aux oreilles du proche qu’à celles de l’éloigné : « Ô vous autres, habitants de la ville, renoncez à l’adoration du feu et de Nardoun, et adorez le Roi Unique et Puissant !

« À cette voix, il y eut une grande terreur dans le cœur des habitants, qui s’assemblèrent chez mon père, le roi de la ville, et lui demandèrent : « Quelle est cette voix terrifiante que nous venons d’entendre ? Nous sommes encore tout terrifiés de ce holà ! » Mon père leur dit : « Ne soyez point terrifiés de cette voix, et n’en soyez pas épouvantés. Et croyez fermement à vos anciennes croyances. »

« Et alors leur cœur se pencha volontiers vers les paroles de mon père ; et ils ne cessèrent point d’être attachés fermement et enclins à l’adoration du feu. Et ils restèrent dans leur état d’erreur aveugle durant encore une année, jusqu’à l’époque anniversaire du jour où ils avaient entendu la première voix ! Et alors, pour la seconde fois, la voix se fit entendre, puis une deuxième fois, et une troisième fois, et cela une fois chaque année, durant trois années de suite. Mais ils ne cessèrent pas d’être assidus à observer leurs pratiques erronées. Et c’est alors qu’un matin, à l’aube, le malheur et la malédiction s’abattirent sur eux du ciel, et ils furent pétrifiés en pierres noires, eux et leurs chevaux et leurs mulets et leurs chameaux et leurs bestiaux ! Et de tous les habitants, moi seul je fus quitte de ce malheur. Car j’étais le seul croyant.

« Et c’est depuis ce jour-là que je me tiens ici dans la prière, le jeûne et la récitation d’Al-Koran.

« Mais, ô dame pleine d’honneur et de perfections, je suis bien las de la solitude où je me trouve, sans avoir auprès de moi personne qui me tienne compagnie humaine ! »

À ces paroles, je lui dis :

« Ô jeune homme plein de qualités, peux-tu venir avec moi dans la ville de Baghdad ? Là, tu trouveras des savants et de vénérables cheikhs versés dans les lois et la religion. Et, en leur compagnie, tu augmenteras encore en science et en connaissance du droit divin. Et moi, bien que je sois une personne de marque, je serai ton esclave et ta chose ! Je suis, en effet, la maîtresse de mes gens, et j’ai sous mes ordres des hommes, des serviteurs et des jeunes garçons ! Et ici j’ai avec moi un navire chargé entièrement de marchandises. Mais le destin nous jeta sur cette côte, et nous fit connaître cette ville, et nous causa cette aventure. Et le sort a voulu ainsi nous réunir ! »

Puis je ne cessai de lui inspirer le désir du départ avec moi, jusqu’à ce qu’il m’eût répondu par l’affirmative. »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète selon son habitude, s’arrêta dans son récit.


MAIS LORSQUE FUT
LA DIX-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que l’adolescente Zobéida ne cessa d’intéresser le jeune homme et de lui inspirer le désir de la suivre jusqu’à ce qu’il eût consenti.

Et tous deux ne cessèrent de causer que lorsque le sommeil l’emporta sur eux. Alors la jeune Zobéida se coucha et s’endormit cette nuit-là aux pieds du jeune homme. Et elle ne se sentait pas de joie et de bonheur !


(Puis Zobéida continua ainsi son récit au khalifat Haroun Al-Rachid, à Giafar et aux trois saâlik :)


« Lorsque brilla le matin, nous nous levâmes, et nous entrâmes ouvrir tous les trésors, et nous prîmes tout ce qui n’était pas trop lourd à porter et ce qui avait le plus de valeur, et nous descendîmes de la citadelle vers la ville, et nous rencontrâmes mes esclaves et le capitaine qui me cherchaient depuis longtemps. Et lorsqu’ils me virent, ils furent très contents, et me questionnèrent sur le motif de mon absence. Alors je leur racontai ce que j’avais vu, ainsi que l’histoire du jeune homme, et la cause de la métamorphose des habitants de la ville, avec tous les détails. Et ils furent très étonnés à mon récit.

Quant à mes sœurs, à peine me virent-elles avec ce beau jeune homme qu’elles furent très jalouses, et m’envièrent, et furent remplies de haine, et comploteront secrètement la perfidie contre moi.

Sur ces entrefaites, nous allâmes tous au navire, et j’étais fort heureuse, et ma félicité augmentait encore de l’amour du jeune homme. Et nous attendîmes que le vent nous fût favorable, et nous déployâmes les voiles et nous partîmes. Quant à mes sœurs, elles continuèrent à nous tenir compagnie ; et un jour elles me dirent en particulier : « Ô notre sœur, que penses-tu faire de ce beau jeune homme ? » Et je leur dis : « Mon but est de le prendre comme époux. » Puis je me tournai vers lui, et je me rapprochai de lui, et je lui déclarai : « Ô mon maître, mon désir est de devenir ta chose ! Je te prie donc de ne pas me refuser ! » Alors il me répondit : « J’écoute et j’obéis ! » À ces paroles, je me tournai vers mes sœurs et je leur dis : « Je me contente de ce jeune homme pour tout bien ! Quant à toutes mes richesses, dès ce moment elles deviennent votre propriété ! » Et elles me répondirent : « Ta volonté est notre agrément ! » Mais en elles-mêmes elles me réservaient la trahison et le mal.

Nous continuâmes ainsi à naviguer avec un vent favorable, et nous sortîmes de la mer de l’Épouvante et nous entrâmes dans la mer de la Sécurité. Dans cette mer, nous naviguâmes encore pendant quelques jours, et alors nous fûmes tout proches de la ville de Bassra, et nous vîmes, dans le loin, apparaître ses bâtisses. Mais, comme la nuit approchait, nous nous arrêtâmes ; et bientôt tous nous dormîmes.

Mais, pendant notre sommeil, mes deux sœurs se levèrent, et m’enlevèrent, moi et le jeune garçon, avec nos matelas et tout, et nous jetèrent à la mer. Pour le jeune homme, comme il ne savait pas nager, il se noya ; car il était écrit par Allah qu’il serait du nombre des martyrs. Quant à moi, j’étais écrite parmi ceux qui devaient avoir la vie sauve. Aussi, lorsque je tombai à la mer, Allah me gratifia d’un morceau de bois sur lequel je me mis à cheval, et avec lequel je fus emportée par les vagues et jetée sur le rivage d’une île pas trop éloignée. Là, je fis sécher mes habits, je passai toute la nuit, et le matin je me réveillai et je cherchai une route. Et je trouvai une route sur laquelle il y avait des traces de pas d’êtres humains fils d’Adam ! Cette route commençait au rivage et s’enfonçait dans l’île. Alors, moi, après avoir mis mes vêtements devenus secs, je suivis cette route, et je ne cessai de marcher jusqu’à ce que je fusse sur le rivage opposé de l’île, en face de la terre ferme où j’aperçus au loin la ville de Bassra. Et soudain je vis une couleuvre qui courait vers moi, et immédiatement derrière elle courait un gros et grand serpent qui voulait la tuer. Cette couleuvre était tellement lasse et fatiguée de sa course que sa langue pendait hors de sa bouche ! Alors, moi, je fus prise de pitié pour elle, et je saisis une grosse pierre et je la lançai à la tête du serpent, que j’écrasai et que je tuai à l’instant même. Mais aussitôt la couleuvre déploya deux ailes et s’envola dans l’air et disparut. Et je fus au comble de la surprise.

Mais, comme j’étais accablée de fatigue, je m’assis à cette place, puis je m’étendis et je dormis encore pendant une heure de temps. Et, à mon réveil, je trouvai, assise à mes pieds, une jolie négresse qui me massait les pieds et me caressait. Alors, moi, je retirai vivement mes pieds et j’eus une grande honte, car je ne savais pas ce que la jolie négresse voulait de moi ! Et je lui dis : « Qui es-tu et que désires-tu ? » Et elle me répondit : « Je me suis hâtée de venir auprès de toi qui m’as rendu ce grand service en tuant mon ennemi. Car je suis la couleuvre que tu as sauvée du serpent. Et je suis une gennia. Et ce serpent aussi était un genni. Mais il était mon ennemi, et il voulait me violer et me tuer. Et c’est toi seule qui m’as délivrée de ses mains. Alors, moi, à peine délivrée, je m’envolai avec le vent, et je me dirigeai en hâte vers le navire d’où t’avaient précipitée tes deux sœurs. J’ensorcelai tes deux sœurs sous la forme de deux chiennes noires ; et je te les apporte. » Et alors je vis les deux chiennes attachées à un arbre derrière moi. Puis la gennia continua : « Ensuite, je transportai dans ta maison de Baghdad toutes les richesses qui étaient dans le navire, et je le coulai. Quant au jeune homme, il s’est noyé ; et je ne puis rien contre la mort. Car Allah seul est Tout-Puissant ! »

À ces mots, elle me prit dans ses bras, détacha les deux chiennes, mes sœurs, et les enleva aussi, et nous transporta toutes, en s’envolant, et nous déposa saines et sauves sur la terrasse de ma maison à Baghdad, ici-même !

Et je visitai ma maison, et j’y trouvai, rangés en bon ordre, toutes les richesses et tous les objets qui étaient dans le navire. Et aucune chose n’était perdue ni endommagée.

Puis la gennia me dit : « Je t’adjure, par l’inscription sainte du sceau de Soleïman, de frapper chacune de ces deux chiennes, tous les jours, trois cents coups de fouet. Si tu oublies un seul jour d’exécuter cet ordre, j’accourrai et je te changerai, toi aussi, en la même forme ! »

Et moi, je fus bien obligée de lui répondre : « J’écoute et j’obéis ! »

Et c’est depuis ce temps-là, ô prince des Croyants, que je me mis à les fouetter, pour ensuite avoir pitié d’elles et les embrasser !

Et telle est mon histoire !

Mais voici ma sœur Amina, ô prince des Croyants, qui te racontera son histoire qui est encore bien plus étonnante que la mienne. »


À ce récit, le khalifat Haroun Al-Rachid fut au comble de l’émerveillement. Mais il avait hâte de satisfaire pleinement sa curiosité. Aussi il se tourna vers la jeune Amina, qui lui avait ouvert la porte la nuit précédente, et lui demanda : « Mais toi, ô gracieuse, quel est donc le motif de ces traces de coups qui sont sur ton corps ? »


Notes
  1. C’est le « c’était écrit ».
  2. Bassora.
  3. Zohal est le nom de la planète Saturne.
  4. Mirrikh, c’est la planète Mars.
  5. Houtared, c’est Mercure.


HISTOIRE D’AMINA
LA DEUXIÈME ADOLESCENTE


À ces paroles du khalifat, la jeune Amina s’avança et dit :

« Ô émir des Croyants, je ne te répéterai pas les paroles de ma sœur Zobéida sur nos parents. Sache donc que, lorsque notre père mourut, moi et ma sœur la plus petite de nous cinq, Fahima, nous allâmes vivre seules avec notre mère, tandis que ma sœur Zobéida et les deux autres allaient vivre avec leur mère à elles.

Peu de temps après, ma mère me maria avec un vieux riche, l’homme le plus riche de la ville et de son temps. Aussi, une année après, mon vieil époux mourut dans la paix d’Allah, et me laissa comme ma part légale d’héritage, d’après notre code officiel, quatre-vingt mille dinars d’or.

Aussi, moi, je me hâtai de me commander dix robes magnifiques, chaque robe pour mille dinars. Et je ne me privai de rien.

Un jour d’entre les jours, comme j’étais assise à mon aise, une vieille entra me visiter. Cette vieille, je ne l’avais jamais vue auparavant. Elle était horrible : sa figure était une figure aussi laide qu’un vieux derrière : elle avait un nez écrasé, des sourcils pelés, des yeux de vieille libertine, des dents cassées, un nez qui suintait, et le cou de travers. D’ailleurs elle est bien décrite par le poète qui dit :

Cette vieille de mauvais augure ! Si Eblis la voyait, elle lui enseignerait toutes les fraudes, même sans parler, rien que par son silence ! Elle pourrait débrouiller mille mulets têtus qui se seraient embrouillés dans une toile d’araignée, et elle ne déchirerait pas la toile d’araignée ! Elle sait jeter le mauvais sort et commettre toutes les horreurs : elle a chatouillé le cul d’une petite fille, elle a copulé avec une adolescente, elle a forniqué avec une femme mûre, et elle a allumé une vieille femme en l’excitant !

Donc cette vieille entra chez moi et me salua et me dit : « Ô dame pleine de grâces et de qualités ! J’ai chez moi une jeune fille orpheline, et cette nuit est la nuit de ses noces. Et moi je viens te prier — et Allah saura t’accorder la récompense et la rétribution de ta bonté ! — de vouloir nous honorer en assistant aux noces de cette pauvre fille si affligée et si humble, qui ne connaît ici personne et qui n’a pour elle qu’Allah le Très-Haut ! » À ces paroles, la vieille se mit à pleurer et à m’embrasser les pieds. Et moi, qui ne connaissais pas toute sa perfidie, j’eus pitié et compassion d’elle et je lui dis : « J’écoute et j’obéis ! » Alors elle me dit : « Maintenant je vais m’en aller, avec ta permission, et toi, pendant ce temps, prépare-toi et habille-toi, car moi, vers le soir, je reviendrai te prendre. » Puis elle me baisa la main et s’en alla.

Alors, moi, je me levai, et j’allai au hammam, et je me parfumai ; puis je choisis la plus belle de mes dix robes neuves et je m’en habillai ; puis je mis mon beau collier de perles nobles, mes bracelets, mes pendeloques et tous mes bijoux ; puis je mis mon grand voile bleue de soie et d’or, je m’entourai la taille de ma ceinture de brocart, et je mis mon petit voile de visage, après m’être allongé les yeux de kohl. Et voici revenir la vieille qui me dit : « Ô ma maîtresse, la maison est déjà pleine de parentes de l’époux, qui sont les dames les plus nobles de la ville. Je les ai avisées de ton arrivée certaine, et elles ont été très heureuses, et maintenant toutes t’attendent avec impatience. » Alors, moi, j’emmenai avec moi quelques-unes de mes esclaves, et nous sortîmes toutes et nous marchâmes jusqu’à ce que nous fussions arrivées dans une rue large et bien arrosée et où la brise fraîche se jouait. Et nous vîmes un grand portail de marbre surmonté d’une coupole soutenue par des arceaux, et toute en albâtre, et monumentale. Et par ce portail nous vîmes, à l’intérieur, un palais si haut qu’il touchait aux nues. Alors nous entrâmes et, arrivées à la porte de ce palais, la vieille frappa à la porte et l’on ouvrit. Nous pénétrâmes, et nous trouvâmes d’abord un corridor tendu de tapis et de tentures, et au plafond des lampes colorées étaient suspendues et éclairées, et des flambeaux allumés étaient posés tout le long ; et il y avait aussi, suspendus aux murs, des objets en or et en argent, des joyaux, et des armes en métal précieux. Et nous traversâmes ce corridor, et nous arrivâmes dans une salle si merveilleuse qu’il est inutile de la décrire.

Au milieu de cette salle, qui était toute tendue de soieries, il y avait un lit d’albâtre enrichi de perles fines et de pierres précieuses, et recouvert d’une moustiquaire en satin.

À notre vue, une jeune fille sortit de l’intérieur du lit, et elle était comme la lune. Et elle me dit : « Marhaba ! Ahlan ! oua sahlan ! Ô ma sœur, tu nous fais le plus grand honneur humain ! Anastina ![1] Et tu nous es une douce consolation et tu es notre orgueil ! » Puis, en mon honneur, elle récita ces vers du poète :

Si les pierres mêmes de la maison avaient appris la visite de l’hôte charmant, elles se seraient réjouies, elles se seraient mutuellement annoncé la bonne nouvelle, elles se seraient inclinées sur la trace de ses pas !

Elles se seraient, dans leur langage, écriées : « Ahlan ! oua sahlan ! pour les gens pleins de générosité et de grandeur ! »

Puis elle s’assit et me dit : « Ô ma sœur ! je dois te dire que j’ai un frère qui t’a vue un jour à une noce. C’est un jeune homme très bien fait, et bien plus beau que moi. Et, depuis cette nuit-là, il t’a aimée d’un cœur amoureux et très ardent. Et c’est lui qui a donné quelque argent à la vieille femme pour qu’elle allât chez toi et t’amenât ici par l’expédient qu’elle employa. Et il fit cela pour se rencontrer avec toi, chez moi ; car mon frère n’a d’autre désir que de se marier avec toi en cette année-ci bénie par Allah et par son Envoyé. Et il n’y a point de honte à faire les choses licites ! »

Lorsque j’entendis ses paroles, et que je me vis connue et estimée dans cette demeure, je dis à l’adolescente : « J’écoute et j’obéis ! » Alors elle fut remplie de joie, et elle frappa ses mains l’une contre l’autre. À ce signal, une porte s’ouvrit, et un jeune homme comme la lune entra ; d’après le dire du poète :

Il a atteint un tel degré de beauté qu’il est devenu une œuvre vraiment digne du créateur ! un bijou vraiment à la gloire de l’orfèvre qui l’a ciselé !

Il est parvenu à la perfection même de la beauté, à son unité ! Aussi, ne t’étonne point de le voir affoler d’amour tous les humains !

Sa beauté éclate aux yeux, car elle est inscrite sur ses traits. Aussi, je jure qu’il n’y a d’autre beauté que la sienne !

À sa vue, mon cœur inclina vers lui. Alors il s’avança et s’assit près de sa sœur ; et aussitôt le kadi entra avec quatre témoins ; ils saluèrent et s’assirent ; puis le kadi écrivit mon contrat avec ce jeune homme, et les témoins apposèrent leur sceau sur le contrat, et ils s’en allèrent tous.

Alors le jeune homme s’approcha de moi et me dit : « Que notre nuit soit une nuit bénie ! » Puis il dit : « Ô ma maîtresse, je voudrais bien te poser une condition ! » Je lui dis : « Ô mon maître, parle ! Quelle est cette condition ? » Alors il se leva, apporta le Livre Sacré, et me dit : « Tu vas me jurer sur Al-Koran, que jamais tu ne choisiras un autre que moi, et que tu n’auras jamais d’inclination pour un autre ! » Et moi, je lui prêtai serment pour cette condition. Alors il se réjouit extrêmement et me jeta ses bras autour du cou, et je sentis son amour me pénétrer jusqu’à mes entrailles et jusqu’à la masse de mon cœur !

Ensuite les esclaves nous préparèrent la nappe, et nous mangeâmes et nous bûmes jusqu’à satiété. Puis, la nuit venue, il me prit et s’étendit avec moi sur le lit ; et nous passâmes toute la nuit en accolades aux bras l’un de l’autre, jusqu’au matin.

Nous restâmes en cet état durant un mois, dans la félicité et la joie. À la fin de ce mois, je demandai à mon époux la permission d’aller au souk pour acheter quelques étoffes. Il m’accorda cette permission. Alors je mis mes habits et j’emmenai avec moi la vieille femme, qui, depuis, était restée à la maison, et je descendis au souk. Je m’arrêtai à la boutique d’un jeune marchand de soieries que la vieille me recommandait beaucoup pour la qualité de ses étoffes, et qu’elle connaissait depuis longtemps, me disait-elle. Puis elle ajouta : « C’est un jeune garçon qui, à la mort de son père, hérita de beaucoup d’argent et de richesses ! » Puis, se tournant vers le marchand, elle lui dit : « Fais voir ce que tu as de mieux et de plus cher, parmi toutes les étoffes, car c’est pour cette belle adolescente ! » Et il dit : « J’écoute et j’obéis ! » Puis la vieille, pendant que le jeune marchand était occupé à nous déployer les étoffes, continua à me faire son éloge et à me faire remarquer ses qualités ; et, moi, je lui répondis : « Je n’ai que faire de ces qualités et des éloges que tu m’en fais ! car notre but est d’acheter de lui ce dont nous avons besoin, puis de retourner à notre demeure. »

Lorsque nous eûmes choisi l’étoffe voulue, nous offrîmes au marchand l’argent du prix. Mais il refusa de toucher l’argent, et nous dit : « Pour aujourd’hui je n’accepte de vous autres aucun argent ; ceci est un cadeau pour le plaisir et l’honneur que vous me faites de venir à ma boutique ! » Alors, moi, je dis à la vieille : « S’il ne veut pas accepter l’argent, rends-lui son étoffe ! » Alors il s’écria : « Par Allah ! je ne prendrai rien de vous autres ! Tout cela est un cadeau de moi. Maintenant, en retour, accorde-moi, ô belle adolescente, un seul baiser, un seul ! Je considère ce baiser comme de plus haut prix que toutes les marchandises réunies dans ma boutique ! » Et la vieille lui dit en riant : « Ô beau jeune homme, tu es bien fou de considérer ce baiser comme une chose aussi inestimable ! » Puis elle me dit : « Ô ma fille, tu viens d’entendre ce que dit ce jeune marchand ! Sois tranquille, rien de fâcheux ne saurait t’arriver pour un petit baiser qu’il prendrait de toi, et toi, en retour, tu pourrais choisir et prendre selon ton désir parmi toutes ces étoffes précieuses ! » Alors je répondis : « Ne sais-tu pas que je suis liée par le serment ? » Et elle répliqua : « Laisse-le t’embrasser, mais, toi, ne parle pas et ne fais pas de mouvement : de la sorte tu n’auras rien à te reprocher. Et, de plus, tu reprendras cet argent, qui est le tien, et les étoffes aussi. » Enfin, cette vieille continua de la sorte à m’embellir cet acte et je dus consentir à faire entrer ma tête dans le sac et à accepter cette offre. Pour cela, je me couvris les yeux, et j’étendis le pan de mon voile afin que les passants ne vissent pas la chose. Et, alors, le jeune homme passa sa tête sous mon voile, approcha sa bouche de ma joue et m’embrassa. Mais, en même temps, il me mordit à la joue et une morsure si terrible qu’il me coupa la chair ! Et je m’évanouis de douleur et d’émotion.

Quand je revins à moi, je me trouvai étendue sur les genoux de la vieille, qui avait l’air d’être fort affligée pour moi. Quant à la boutique, elle était fermée et le jeune marchand avait disparu. Alors, la vieille me dit : « Qu’Allah soit loué de nous avoir épargné un malheur pire ! » Puis elle me dit : « Maintenant, il nous faut retourner à la maison. Mais, toi, tu feras semblant d’être indisposée, et moi, je t’apporterai un remède que tu appliqueras sur la morsure, et tu guériras à l’instant. » Alors je ne tardai pas à me lever, et, toute à mes pensées et à ma terreur des conséquences, je me mis à marcher jusqu’à ce que je fusse à la maison ; et ma terreur augmentait à mesure que je m’approchais. En y arrivant, j’entrai dans ma chambre et je fis semblant d’être malade.

Sur ces entrefaites, mon époux entra et, tout préoccupé, me dit : « Ô ma maîtresse, quel malheur t’est-il arrivé durant ta sortie ? » Je lui répondis : « Ce n’est rien. Je suis bien portante. » Alors il me regarda avec attention et me dit : « Mais qu’est-ce que cette blessure qui est sur ta joue, juste à l’endroit le plus doux et le plus fin ? » Alors je lui dis : « Lorsque, avec ta permission, je suis sortie aujourd’hui pour acheter ces étoffes, un chameau, qu’était chargé de bûches de bois, m’a serrée dans la rue encombrée, et m’a déchiré mon voile et m’a blessée à la joue comme tu vois. Oh ! ces rues étroites de Baghdad ! » Alors il fut plein de colère et me dit : « Dès demain, je vais aller chez le gouverneur et porter plainte contre les chameliers et les bûcherons, et le gouverneur les fera tous pendre jusqu’au dernier ! » Alors, moi, pleine de compassion, je lui dis : « Par Allah sur toi ! ne te charge pas des péchés d’autrui ! D’ailleurs, c’est de ma faute à moi seule, car je suis montée sur un âne qui se mit à ruer et à galoper, et je suis tombée par terre, et par hasard un morceau de bois s’est trouvé là qui m’a écorché la figure et m’a blessée ainsi à la joue ! » Alors il s’écria : « Demain, je vais monter chez Giafar Al-Barmaki, et je lui raconterai cette histoire, et il tuera tous les âniers de cette ville ! » Alors je m’écriai : « Tu vas donc tuer tout le monde à cause de moi ? Sache donc que cela m’est simplement arrivé par la volonté d’Allah et par le Destin qu’il commande ! » À ces paroles, mon époux ne put plus contenir sa fureur, et s’écria : « Ô perfide ! assez de mensonges ! Tu vas endurer la punition de ton crime ! » Et il me traita avec les paroles des plus dures, et frappa le sol du pied, et cria d’une voix forte en appelant : alors la porte s’ouvrit et sept nègres terribles entrèrent, qui m’arrachèrent de mon lit et me jetèrent au milieu de la cour de la maison. Alors mon époux ordonna à l’un des nègres de me tenir par les épaules et de s’asseoir sur moi ; et il ordonna à un autre nègre de s’asseoir sur mes genoux et de me tenir les pieds. Alors un troisième nègre vint, qui tenait un glaive à la main, et dit : « Ô mon maître, je vais la frapper du glaive et je la couperai en deux parties ! » Et un autre nègre ajouta : « Et chacun de nous coupera un gros morceau de sa chair, et le jettera en pâture aux poissons dans le fleuve de la Dejla[2] ! Car telle doit être la punition de toute personne qui trahit le serment et l’amitié ! » Et, pour appuyer son dire, il récita ces vers :

Si je m’apercevais que j’ai un associé pour celui que j’aime, mon âme se révolterait et s’arracherait à cet amour de perdition ! Et je dirais à mon âme : « Ô mon âme, il vaut mieux pour nous mourir nobles ! Car il n’y a point de bonheur dans un amour avec un ennemi. »

Alors mon époux dit au nègre qui tenait le glaive : « Ô brave Saâd, frappe cette perfide ! » Et Saâd leva le glaive ! Et mon époux me dit : « Et toi, maintenant, dis à voix haute ton acte de foi. Puis remémore-toi un peu toutes les choses et les vêtements et les effets qui t’appartiennent et fais ton testament : car c’est la fin de ta vie ! » Alors je lui dis : « Ô serviteur d’Allah Très-Bon ! donne-moi seulement le temps de faire mon acte de foi et mon testament ! » Puis je levai ma tête vers le ciel, je l’abaissai vers moi-même et je me mis à me considérer et à réfléchir sur l’état misérable et ignominieux où je me trouvais, et les larmes me vinrent et je pleurai, et je récitai ces strophes :

Vous avez allumé la passion dans mes entrailles, pour ensuite rester froid ! Vous avez fait veiller mes yeux durant de longues nuits, pour ensuite vous endormir !

Mais moi ! Je vous avais mis dans un lieu situé entre mon cœur et mes yeux ! Aussi comment mon cœur pourrait-il vous oublier, ou mes yeux cesser de vous pleurer ?…

Vous m’aviez juré une constance inépuisable ; mais à peine aviez-vous conquis mon cœur que vous vous êtes repris !

Et maintenant vous ne voulez point prendre ce cœur en pitié ni compatir à ma tristesse ! N’êtes-vous donc né que pour causer mon malheur et celui de toute jeunesse ?

— Oh ! mes amis, je vous conjure par Allah ! quand je mourrai, écrivez sur la pierre de ma tombe : « Ici est un grand coupable ! Il a aimé ! »

— De la sorte, le passant affligé qui connaît les souffrances de l’amour, en regardant ma tombe y jettera un regard de compassion !

Et, ayant terminé ces vers, je pleurai encore. Lorsqu’il entendit mes vers et vit mes larmes, mon époux fut encore plus furieux et plus excité, et il me dit ces stances :

Si j’ai quitté celui qu’aimait mon cœur, ce n’est point par ennui ni par lassitude ! Il a commis une faute qui mérite l’abandon !

Il a désiré m’associer un autre dans notre commune passion, tandis que mon cœur et mes sens et ma raison ne pouvaient pencher vers une telle association !

Lorsqu’il eut fini ces vers, je me remis à pleurer, pour le toucher, et je me dis en moi-même : « Je vais faire la soumise et l’humble. Et je vais adoucir mes termes. Et peut-être qu’ainsi il me fera grâce de la mort, quitte à prendre tout ce qui m’appartient de richesses ! » Et je me mis à l’implorer et je lui récitai gentiment ces strophes :

En vérité, je te le jure, si tu voulais être juste, tu ne me ferais pas mourir ! Mais on sait que celui qui a jugé la séparation inévitable n’a jamais su être juste !

Tu m’as fait porter tout le poids des conséquences d’amour, alors que mes épaules pouvaient à peine supporter le poids de la chemise fine, ou un poids plus léger même !

Et pourtant ce n’est point de ma mort que je m’étonne, mais je m’étonne simplement de voir mon corps, après la rupture, continuer à te désirer !

Lorsque j’eus fini ces vers, je pleurai. Alors il me regarda, et me repoussa violemment du geste, et m’injuria beaucoup, et me récita ces vers :

Vous vous êtes occupé d’une toute autre amitié que la mienne, et vous m’avez fait sentir tout votre abandon ! Est-ce ainsi que nous étions ?

Mais je vous délaisserai, comme vous m’avez délaissé et avez méprisé mon désir ! Et pour vous j’aurai la même patience que celle par vous témoignée !

Et je me passionnerai pour un autre que vous, puisque pour un autre vous vous êtes incliné ! Et pour toujours la rupture entre nous sera, non point à cause de moi, mais de vous seulement.

Et lorsqu’il eut achevé ces vers, il héla le nègre et lui dit : « Coupe-la en deux moitiés ! Elle ne nous est plus rien ! »

Lorsque le nègre s’avança vers moi, je fus certaine de ma mort et je désespérai de ma vie, et je ne pensai plus qu’à confier mon sort à Allah Très-Haut. Et, au moment même, je vis entrer la vieille femme qui se jeta aux pieds du jeune homme, et se mit à les embrasser, et lui dit : « Ô mon enfant, je te conjure, moi ta nourrice, au nom des soins que je t’ai donnés, de pardonner à cette adolescente, car elle n’a pas commis une faute qui mérite un tel châtiment ! D’ailleurs, tu es encore jeune, et je crains que sa malédiction ne retombe sur toi ! » Puis la vieille se mit à pleurer, et à continuer à le presser de prières pour le convaincre jusqu’à ce qu’il lui eût dit : « Eh bien, à cause de toi, je lui fais grâce ! Mais il me faut tout de même lui faire une marque qui apparaisse sur elle durant le reste de sa vie ! »

À ces mots, il donna des ordres aux nègres qui, aussitôt, me dépouillèrent de mes vêtements, et m’exposèrent ainsi toute nue. Alors il prit lui-même un rameau flexible de coignassier, et me tomba dessus, et se mit à en fustiger tout mon corps, et spécialement mon dos, ma poitrine et mes flancs, et tellement et si fort et si furieusement que je perdis connaissance, après avoir perdu tout espoir de survivre à de tels coups. Il cessa alors de me frapper, et s’en alla, en me laissant étendue sur le sol et en ordonnant aux esclaves de m’abandonner en cet état jusqu’à la nuit, pour, ensuite, à la faveur de l’obscurité, me transporter à mon ancienne maison et me jeter là comme une chose inerte. Et les esclaves firent ainsi, et me jetèrent dans mon ancienne maison, selon l’ordre de leur maître.

Quand je revins à moi, je restai longtemps sans pouvoir bouger à cause de mes meurtrissures ; puis je me traitai avec divers médicaments, et peu à peu je finis par guérir ; mais les traces des coups et les cicatrices restèrent sur mes membres et sur ma chair, comme si j’avais été frappée par des lanières et des fouets ! Et vous avez tous vu ces traces.

Lorsque, au bout de quatre mois de traitement, je finis par guérir, je voulus aller jeter un coup d’œil du côté du palais où j’avais subi cette violence ; mais il était ruiné entièrement, lui, et aussi toute la rue où il était, depuis un bout jusqu’à l’autre ; et à la place de toutes ces merveilles, il n’y avait plus que des monceaux d’ordures accumulées par les déchets de la ville. Et, malgré toutes mes recherches, je ne pus arriver à avoir des nouvelles de mon époux.

C’est alors que je revins auprès de ma plus jeune sœur Fahima, qui était toujours une jeune fille vierge ; et toutes deux nous allâmes faire visite à notre sœur du même père, notre sœur Zobéida, celle-là même qui t’a raconté son histoire avec ses deux sœurs changées en chiennes. Et elle me raconta son histoire, et je lui racontai mon histoire, mais après les salutations d’usage ! Et alors ma sœur Zobéida me dit : « Ô ma sœur, nul en ce monde n’est exempt des malheurs du sort ! Mais, grâce à Allah ! nous sommes encore toutes deux en vie ! Restons donc désormais ensemble. Et surtout que jamais plus le mot mariage ne soit cité, et il nous faut même en perdre le souvenir ! »

Et aussi notre jeune sœur Fahima resta avec nous. Et c’est elle qui remplit à la maison l’office de pourvoyeuse, qui descend au souk faire le marché tous les jours et nous acheter toutes les choses nécessaires ; moi, je suis chargée spécialement d’ouvrir la porte à ceux qui frappent et de recevoir nos invités ; quant à notre grande sœur Zobéida, c’est elle qui range les choses de la maison.

Et nous ne cessâmes de vivre ainsi très heureuses, sans hommes, jusqu’au jour où notre sœur Fahima nous amena le portefaix chargé d’une grande quantité de choses et que nous l’invitâmes à se reposer chez nous un instant. Et c’est alors qu’entrèrent les trois saâlik qui nous racontèrent leurs histoires ; et ensuite vous autres, sous l’aspect de trois marchands. Et tu sais ce qui est arrivé, et comment nous avons été amenées entre tes mains, ô prince des Croyants !

Et telle est mon histoire ! »


Alors le khalifat fut extrêmement émerveillé, et…

— Mais à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, arrêta son récit.

MAIS LORSQUE FUT
LA DIX-HUITIÈME NUIT

Schahrazade continua en ces termes :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’au récit de ces deux histoires des adolescentes Zobéida et Amina, qui étaient là avec leur jeune sœur Fahima et les deux chiennes noires et les trois saâlik, le khalifat Haroun Al-Rachid fut extrêmement émerveillé, et ordonna que ces deux histoires, ainsi que celles des trois saâlik, fussent écrites par les scribes des bureaux, avec une très belle écriture bien soignée, et qu’ensuite les manuscrits fussent déposés dans ses archives.

Ensuite il dit à l’adolescente Zobéida : « Et maintenant, ô dame pleine de noblesse, n’as-tu plus eu des nouvelles de l’éfrita qui a ensorcelé tes deux sœurs sous l’image de ces deux chiennes-ci ? » Et Zobéida répondit : « Émir des Croyants, je pourrais le savoir, car elle m’a donné une mèche de ses cheveux et m’a dit : « Lorsque tu auras besoin de moi, tu n’auras qu’à brûler un de ces cheveux, et aussitôt je t’apparaîtrai, en quelque endroit éloigné que je puisse être, même si j’étais derrière le Mont-Caucase ! » Alors le khalifat lui dit : « Oh ! apporte-moi ces cheveux ! » Et Zobéida lui remit la mèche ; et le khalifat en prit un cheveu et le brûla. Et à peine fut sentie l’odeur du cheveu brûlé, qu’il y eut un tremblement dans tout le palais, et une forte secousse ; et tout à coup la gennia apparut sous la forme d’une jeune fille richement habillée. Comme elle était musulmane, elle ne manqua pas de dire au khalifat : « Que la paix soit avec toi, ô vicaire d’Allah ! » Et le khalifat lui répondit : « Et que sur toi descendent la paix, la miséricorde d’Allah et ses bénédictions ! » Alors elle lui dit : « Sache, ô prince des Croyants, que cette adolescente, qui vient de me faire apparaître sur ton désir, m’a rendu un grand service et a semé en moi des grains qui ont germé ! Aussi, quoi que je fasse pour elle, je ne pourrai jamais reconnaître suffisamment le bien qu’elle m’a fait. Quant à ses sœurs, je les ai changées en chiennes ; et si je ne les ai point fait mourir, c’est simplement pour ne pas occasionner à leur sœur un trop grand chagrin. Maintenant, si, toi, ô prince des Croyants, tu désires leur délivrance, je les délivrerai par égard pour toi et pour leur sœur ! Et, d’ailleurs, je n’oublie point que je suis musulmane ! » Alors il lui dit : « Certes ! je désire que tu les délivres ! Après cela, nous examinerons le cas de la jeune femme au corps meurtri de coups ; et si vraiment je constatais la vérité de son récit, je prendrais sa défense et je la vengerais de celui qui l’aurait ainsi injustement punie ! » Alors l’éfrita dit : « Émir des Croyants, moi, dans un instant, je t’indiquerai celui qui a ainsi traité la jeune Amina et l’a opprimée et lui a pris ses richesses ! Car sache bien qu’il t’est le plus proche parmi les humains ! »

Puis l’éfrita prit une tasse d’eau, et fit sur elle des conjurations ; puis elle en aspergea les deux chiennes et leur dit : « Revenez vite à votre ancienne forme humaine ! » Et, à l’heure même, les deux chiennes devinrent deux adolescentes belles à faire honneur à qui les a créées !

Puis la gennia se tourna du côté du khalifat et dit : « L’auteur de tout ce mauvais traitement contre la jeune Amina est ton propre fils El-Amin ! » Et elle lui raconta l’histoire, que le khalifat put ainsi contrôler par la bouche d’une seconde personne non point humaine, mais gennia !

Alors le khalifat fut très étonné, mais conclut : « Louanges à Allah pour la délivrance de ces deux chiennes par mon entremise ! » Puis il fit venir son fils El-Amin en sa présence, et lui demanda des explications ; et El-Amin lui répondit en lui racontant la vérité. Alors le khalifat fit assembler les kadis et les témoins, dans la même salle où étaient les trois saâlik, fils de rois, et les trois adolescentes avec leurs deux sœurs qui avaient été ensorcelées.

Et alors, par les kadis et les témoins, il remaria son fils El-Amin avec la jeune Amina ; il maria la jeune Zobéida avec le premier saâlouk, fils de roi ; il maria les deux autres jeunes femmes avec les deux autres saâlik, fils de rois ; et, lui-même, fit faire son contrat de mariage avec la plus jeune des cinq sœurs, la vierge Fahima, la pourvoyeuse agréable et douce !

Et il fit bâtir un palais pour chaque couple, et donna à tous de grandes richesses pour qu’ils pussent vivre heureux. Et lui-même, à peine la nuit venue, se hâta d’aller s’étendre entre les bras de la jeune Fahima, avec laquelle il passa fort agréablement cette nuit-là !


— Mais, continua Schahrazade en s’adressant au roi Schahriar, ne crois point, ô Roi fortuné, que cette histoire soit plus étonnante que celle qui va suivre !


Notes
  1. Marhaba ! Ahlan ! oua sahlan ! et Anastina ! Souhaits de bienvenue, intraduisibles mot à mot. Que l’accueil soit cordial, amical et facile !
  2. Le Tigre.


HISTOIRE DE LA FEMME COUPÉE,
DES TROIS POMMES ET DU NÈGRE RIHAN


Schahrazade dit :

Une nuit d’entre les nuits, le khalifat Haroun Al-Rachid dit à Giafar Al-Barmaki : « Je veux que nous descendions cette nuit vers la ville, pour nous informer des actes des gouverneurs et des walis. Et j’ai l’intention bien arrêtée de destituer tous ceux contre lesquels des plaintes me seraient portées ! » Et Giafar répondit : « J’écoute et j’obéis ! »

Et le khalifat et Giafar et Massrour le porte-glaive se déguisèrent et descendirent et se mirent à marcher à travers les rues de Baghdad, lorsqu’en passant dans une ruelle ils virent un vieillard fort âgé qui portait sur la tête un filet de pêche et une couffe, et qui tenait à la main un bâton ; et ce vieillard s’en allait lentement en fredonnant ces strophes :

Ils m’ont dit : « Ô sage ! par ta science tu es entre les humains comme la lune dans la nuit ! »

Je leur répondis : « De grâce épargnez-moi ces paroles ! Il n’y a point d’autre science que celle du Destin ! »

Car moi, avec toute ma science, tous mes manuscrits et mes livres et mon encrier, je ne saurais contre-balancer la force de la Destinée pendant un jour seulement ! Et ceux-là qui parieraient pour moi ne pourraient que perdre leurs arrhes !

En effet, quoi de plus désolant que le pauvre, l’état du pauvre et le pain du pauvre et sa vie !

Si c’est l’été, il épuise ses forces ! Si c’est l’hiver, il n’a pour se chauffer que le cendrier !

S’il cesse de marcher, les chiens se précipitent pour le chasser ! Il est misérable ! Il est un objet d’offenses et de moqueries ! Oh ! qui donc plus que lui est misérable ?

S’il ne se décide point à crier sa plainte aux hommes et à montrer sa misère, quel est celui qui le plaindra ?

Oh ! si telle est la vie du pauvre, que la tombe pour lui est donc préférable !

En entendant ces vers plaintifs, le khalifat dit à Giafar : « Les vers et l’aspect de ce pauvre homme indiquent une grande misère. » Puis il s’approcha du vieux et lui dit : « Ô cheikh, quel est ton métier ? » Il répondit : « Ô mon maître, pêcheur ! Et bien pauvre ! Et j’ai une famille ! Et, depuis midi jusqu’à maintenant, je suis hors de chez moi à travailler, et Allah ne m’a point gratifié encore du pain qui doit nourrir mes enfants ! Aussi je suis dégoûté de moi-même et de la vie, et je ne souhaite plus que la mort ! » Alors le khalifat lui dit : « Peux-tu revenir avec nous vers le fleuve, et jeter, de la rive, ton filet dans le Tigre, et cela en mon nom, pour voir un peu ma chance ? Et tout ce que tu retireras de l’eau, je te l’achèterai et te le payerai cent dinars. » Et le vieux se réjouit à ces paroles et répondit : « J’accepte l’offre et la mets sur ma tête ! »

Et le pêcheur revint avec eux vers le Tigre et y jeta son filet et attendit ; puis il tira la corde du filet et le filet sortit. Et le vieux pêcheur trouva dans le filet une caisse fermée, fort lourde à soulever. Et le khalifat aussi, après essai, la trouva fort lourde. Mais il se hâta de donner les cent dinars au pêcheur, qui s’en alla consolé.

Alors Giafar et Massrourse chargèrent de la caisse et la transportèrent jusqu’au palais. Et le khalifat fit allumer les flambeaux, et Giafar et Massrour s’approchèrent de la caisse et la brisèrent. Ils trouvèrent à rintérieur une grande couffe en feuilles de palmier cousue avec de la laine rouge ; ils coupèrent le fil de laine et ils trouvèrent dans la couffe un tapis ; ils enlevèrent le tapis et, en dessous, ils trouvèrent un grand voile blanc de femme ; ils soulevèrent le voile et, en dessous, ils trouvèrent, blanche comme le vierge argent, une jeune femme massacrée et coupée en morceaux.

À cette vue, le khalifat laissa couler les larmes sur ses joues ; puis il se tourna, plein de fureur, vers Giafar et s’écria : « Ò chien de vizir ! voici que maintenant, sous mon règne, les assassinats se commettent et les victimes sont noyées ! Et leur sang retombera sur moi au jour du jugement, et sera lourdement attaché sur ma conscience ! Or, par Allah ! il faut que j’use de représailles envers l’assassin et que je le tue. Et quant à toi, ô Giafar, je jure par la vérité de ma descendance directe des khalifes Bani-Abbas, que, si tu n’amènes en ma présence l’assassin de cette femme que je veux venger, je te ferai crucifier sur la porte de mon palais, toi et quarante des Baramka[1] tes cousins ! » Et le khalifat était plein de colère ; et Giafar lui dit : « Accorde-moi un délai de trois jours ! » Il répondit : « Je te l’accorde. »

Alors Giafar sortit du palais, et, plein d’affliction, il marcha par la ville et se dit en lui-même : « Comment pourrai-je jamais connaître celui qui a tué cette jeune femme, et où le trouver pour l’amener devant le khalifat ? D’un autre côté, si je lui amenais un autre que l’assassin pour que cet autre meure à sa place, cette action pèserait sur ma conscience. Aussi je ne sais plus que faire. » Et Giafar arriva ainsi à sa maison et y resta durant les trois jours du délai, au désespoir. Et le quatrième jour, le khalifat l’envoya demander. Et lorsqu’il se présenta entre ses mains, le khalifat lui demanda : « Où est le massacreur de la jeune femme ? » Giafar répondit : « Puis-je deviner l’invisible et le caché, pour connaître l’assassin au milieu de toute une ville ? » Alors le khalifat devint très furieux, et ordonna le crucifiement de Giafar sur la porte du palais, et ordonna aux crieurs publics de crier la chose par toute la ville et les environs en disant :

« Quiconque désire assister au spectacle du crucifiement de Giafar Al-Barmaki, vizir du khalifat, et au crucifiement de quarante d’entre les Baramka, ses parents, sur la porte du palais, n’a qu’à sortir pour assister à ce spectacle ! »

Et tous les habitants de Baghdad sortirent de toutes les rues pour assister au crucifiement de Giafar et de ses cousins ; mais personne n’en savait la cause ; et tout le monde était désolé et se lamentait, car Giafar et tous les Baramka étaient aimés pour leurs bienfaits et leur générosité.

Lorsque le bois du supplice fut dressé, on plaça les condamnés au-dessous, et on attendit la permission du khalifat pour l’exécution. Tout à coup, pendant que tous les habitants pleuraient, un beau jeune homme, très proprement habillé, fendit la foule avec rapidité et arriva entre les mains de Giafar et lui dit : « Que la délivrance te soit donnée, ô le maître et le plus grand des grands seigneurs, ô toi l’asile des pauvres gens ! Car c’est moi qui ai tué la femme coupée en morceaux et qui l’ai mise dans la caisse que vous avez pêchée dans le Tigre ! Tue-moi donc en retour, et use de représailles envers moi ! »

Lorsque Giafar entendit les paroles du jeune homme, il se réjouit fort pour lui-même, mais il s’attrista beaucoup pour le jeune homme. Il se mit donc à lui demander des explications plus détaillées, quand soudain un vénérable vieillard écarta la foule et s’avança vivement du côté de Giafar et du jeune homme, les salua et leur dit : « Ô vizir, n’ajoute point foi aux paroles de ce jeune homme, car il n’y a point d’autre assassin de la jeune femme que moi seul ! Et c’est de moi seul que tu dois la venger ! » Mais le jeune homme dit : « Ô vizir, ce vieux cheikh radote et ne sait ce qu’il dit. Je te répète que c’est moi qui l’ai tuée ! C’est donc moi seul qui dois être puni de la même manière ! » Alors le cheikh dit : « Ô mon enfant ! tu es encore jeune, et tu dois aimer la vie ! Mais moi, je suis vieux, et je me suis rassasié de ce monde. Et je servirai de rançon pour toi, pour le vizir et ses cousins. Je te répète donc que c’est moi l’assassin. Et c’est envers moi qu’on doit user de représailles. »

Alors Giafar, avec l’assentiment du chef des gardes, emmena le jeune homme et le vieillard et monta avec eux chez le khalifat. Et il dit : « Émir des Croyants, voici devant toi l’assassin de la jeune femme ! » Et le khalifat demanda : « Où est-il ? « Giafar dit : « Ce jeune homme prétend et affirme qu’il est, lui-même, le meurtrier ; mais ce vieillard dément la chose et affirme à son tour qu’il est, lui-même, le meurtrier. » Alors le khalifat regarda le cheikh et le jeune homme et leur dit : « Qui de vous deux a tué la jeune femme ? » Le jeune homme répondit : « C’est moi ! » et le cheikh dit : « Non ! c’est moi seul ! » Alors le khalifat, sans en demander davantage, dit à Giafar : « Prends les deux et crucifie-les ! » Mais Giafar répliqua : « S’il n’y a qu’un seul meurtrier, la punition du second serait une grande injustice ! » Alors le jeune homme s’écria : « Je jure, par Celui qui a élevé les cieux à la hauteur où ils sont et a étendu la terre à la profondeur où elle est, que c’est moi seul qui ai tué la jeune femme ! Et en voici les preuves ! » Et alors le jeune homme décrivit la trouvaille faite et connue seulement du khalifat, de Giafar et de Massrour. Aussi le khalifat fut convaincu de la culpabilité du jeune homme et fut dans le plus extrême étonnement, et il dit au jeune homme : « Mais pourquoi ce meurtre ? Pourquoi cet aveu de ta part sans y être forcé par les coups de bâton ? Et comment se fait-il que tu demandes ainsi à être puni en retour ? » Alors le jeune homme dit :


« Sache, ô prince des Croyants, que la jeune femme était mon épouse, la fille de ce vieux cheikh qui est mon beau-père. Je me suis marié avec elle quand elle était toute jeune et vierge. Aussi Allah m’a accordé d’elle trois enfants mâles. Et elle continuait toujours à m’aimer et à me servir ; et moi, je continuais à ne rien remarquer en elle de répréhensible.

« Mais, au commencement de ce mois-ci, elle tomba gravement malade ; et aussitôt je fis venir les médecins les plus savants, qui ne manquèrent pas de la guérir bientôt, avec la permission d’Allah ! Et moi, comme, depuis le commencement de sa maladie, je n’avais pas couché avec elle, et que le désir m’en venait en ce moment, je voulus lui faire prendre un bain d’abord. Mais elle me dit : « Avant d’entrer au hammam j’ai une envie que je veux satisfaire. » Et je lui dis : « Et quelle est cette envie ? » Elle me dit : « J’ai envie d’une pomme pour la sentir et y mordre une morsure. » Et moi, immédiatement je m’en allai en ville pour acheter la pomme, dût-elle être au prix d’un dinar d’or ! Et je cherchai chez tous les fruitiers ; mais ils n’avaient point de pommes ! Et je m’en retournai tout triste à la maison, et je n’osai point voir mon épouse, et je passai toute la nuit à penser au moyen de trouver une pomme. Le lendemain, à l’aube, je sortis de ma maison et me dirigeai vers les jardins et me mis à les visiter un par un, arbre par arbre, sans résultat. Mais sur mon chemin je rencontrai un gardien de jardin, un homme âgé, et je me renseignai auprès de lui sur les pommes. Il me dit : « Mon enfant, c’est une chose fort rare à trouver, pour la simple raison qu’elle ne se trouve nulle part, si ce n’est à Bassra, dans le verger du commandeur des Croyants. Mais, là aussi, il est bien difficile d’en avoir, car le gardien réserve les pommes soigneusement pour l’usage du khalifat. »

« Alors, moi, je m’en retournai auprès de mon épouse, et je lui racontai la chose ; mais l’amour que j’avais pour elle me porta à me préparer tout de suite pour le voyage. Et je partis, et je mis quinze jours entiers, nuit et jour, pour aller à Bassra et en revenir ; mais le sort me favorisa, et je revins auprès de mon épouse, porteur de trois pommes achetées au gardien du verger de Bassra pour la somme de trois dinars.

« J’entrai donc fort joyeux et j’offris les trois pommes à mon épouse ; mais elle, à leur vue, ne montra guère de marques de contentement, et les jeta négligemment à côté d’elle. Je vis pourtant que, pendant mon absence, la fièvre avait repris mon épouse, et très violemment, et continuait à la tenir ; et mon épouse resta encore malade dix jours pendant lesquels je ne la quittai pas un instant. Mais, grâce à Allah, au bout de ce temps elle recouvra la santé ; et je pus alors sortir et aller à ma boutique ; et je me remis à vendre et à acheter.

« Or, pendant que j’étais ainsi assis dans ma boutique, vers midi, je vis passer devant moi un nègre qui tenait à la main une pomme avec laquelle il jouait. Alors je lui dis : « Hé ! mon ami, où as-tu pu prendre cette pomme, dis-moi, pour que j’aille moi aussi en acheter de semblables ? » À mes paroles, le nègre se mit à rire et dit : « Je l’ai prise de mon amoureuse ! Comme j’étais allé la voir, et qu’il y avait déjà un certain temps que je ne l’avais vue, je l’ai trouvée indisposée, et à côté d’elle il y avait trois pommes ; et, comme je la questionnais, elle me dit : « Imagine-toi, ô mon chéri, que ce triste cornu de mari que j’ai est parti expressément à Bassra pour me les acheter, et il les acheta pour trois dinars d’or ! » Puis elle me donna cette pomme que j’ai à la main ! »

« À ces paroles du nègre, ô prince des Croyants, mes yeux virent le monde en noir ; et je fermai aussitôt ma boutique, et je revins à la maison après avoir, en route, perdu toute ma raison par la force explosive de ma fureur. Et je regardai sur le lit, et je ne trouvai point, en effet, la troisième pomme. Et je dis alors à mon épouse : « Mais où est la troisième pomme ? » Elle me répondit : « Je ne sais point, et je n’en ai aucune connaissance. » De la sorte je vérifiai les paroles du nègre. Alors je me précipitai sur elle, un couteau à la main, je mis mes genoux sur son ventre et je la hachai à coups de couteau ; je lui coupai ainsi la tête et les membres, puis je mis le tout dans la couffe, en toute hâte, puis je la couvris avec le voile et le tapis et la mis dans la caisse, que je clouai. Je chargeai la caisse sur ma mule et j’allai tout de suite la jeter dans le Tigre, et cela de mes propres mains !

« Ainsi donc, ô commandeur des Croyants, je vous supplie de hâter ma mort en punition de mon crime, que j’expierai de la sorte, car j’ai bien peur d’en rendre compte au jour de la Résurrection !

« Je la jetai donc dans le Tigre, sans être vu de personne, et je revins à la maison. Et je trouvai mon fils aîné qui pleurait ; et, quoique je fusse certain qu’il ignorait la mort de sa mère, je lui demandai pourtant : « Pourquoi pleures-tu ? » Il me répondit : « C’est parce que j’avais pris une des pommes qu’avait ma mère, et que, comme j’étais descendu dans la rue pour jouer avec mes frères, j’ai vu un grand nègre qui passa près de moi et m’arracha la pomme des mains et me dit : « D’où est venue cette pomme ? » Je lui répondis : « Elle m’est venue de mon père, qui était parti et l’avait rapportée à ma mère avec deux autres semblables achetées à Bassra pour trois dinars. » Malgré mes paroles, le nègre ne me rendit pas la pomme, il me frappa et s’en alla avec ! Et moi, maintenant j’ai peur que ma mère ne me frappe à cause de la pomme ! »

« À ces paroles de l’enfant, je compris que le nègre avait émis des propos mensongers sur le compte de la fille de mon beau-père et qu’ainsi je l’avais injustement tuée !

« Alors je me mis à verser d’abondantes larmes, puis je vis arriver mon beau-père, ce vénérable cheikh qui est ici avec moi. Et je lui racontai la triste histoire. Alors il s’assit à côté de moi et se mit à pleurer. Et nous ne cessâmes de pleurer tous deux jusqu’à minuit. Et nous fîmes durer les cérémonies funèbres durant cinq jours. Et, d’ailleurs, jusqu’aujourd’hui nous continuâmes à nous lamenter sur cette mort.

« Je te conjure donc, ô prince des Croyants, par la mémoire sacrée de tes ancêtres, de hâter mon supplice et d’user envers moi de représailles pour venger ce meurtre ! »


À ce récit, le khalifat fut plein d’étonnement et s’écria : « Par Allah ! je ne veux tuer que ce nègre perfide !… »


Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrètement, elle se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le khalifat jura qu’il ne tuerait que le nègre, vu que le jeune homme était excusable. Puis le khalifat se tourna vers Giafar et lui dit : « Amène en ma présence ce nègre perfide qui a été la cause de cette affaire ! Et si tu ne peux me le trouver, je te ferai mourir à sa place ! »

Et Giafar sortit en pleurant, et en se disant : « D’où vais-je pouvoir l’amener en sa présence ? De même que c’est par hasard qu’une cruche qui tombe ne se casse pas, de même, moi, c’est par hasard que j’ai échappé à la mort la première fois. Mais maintenant ?… Pourtant, Celui qui a voulu me sauver la première fois, s’il le veut me sauvera encore la seconde fois ! Quant à moi, par Allah ! je vais m’enfermer dans ma maison, sans bouger, ces trois jours de délai. Car à quoi bon faire des recherches vaines ? Et je me fie à la volonté du Juste Très-Haut ! »

Et, en effet, Giafar ne bougea pas de sa maison durant les trois jours du délai. Et, le quatrième jour, il fit venir le kadi, et fit son testament devant lui ; et il fit ses adieux à ses enfants en pleurant. Puis vint l’envoyé du khalifat qui lui dit que le khalifat était toujours disposé à le tuer si le nègre n’était pas trouvé. Et Giafar pleura encore davantage, et ses enfants pleurèrent avec lui. Puis il prit la plus jeune de ses filles pour l’embrasser une dernière fois, vu qu’il l’aimait plus que tous ses enfants ; et il la serra contre sa poitrine, et versa d’abondantes larmes en pensant qu’il était obligé de l’abandonner. Mais soudain, comme il la pressait contre lui, il sentit quelque chose de rond dans la poche de la fillette, et il lui dit : « Qu’as-tu dans ta poche ? »

Elle répondit : « Ô mon père, une pomme ! C’est notre nègre Rihan[2] qui me l’a donnée. Et je l’ai depuis quatre jours avec moi. Mais je ne pus l’avoir qu’après avoir donné deux dinars à Rihan. »

À ces mots de nègre et de pomme, Giafar eut une grande émotion de joie, et s’écria : « Ô Libérateur ! » Puis il ordonna qu’on fit venir Rihan le nègre. Et Rihan vint, et Giafar lui demanda : « D’où cette pomme ? » Il répondit : « Ô mon maître, il y a cinq jours, en marchant à travers la ville, j’entrai dans une ruelle, et je vis des enfants jouer et, parmi eux, il y en avait un qui tenait cette pomme ; je la lui ravis, et je le frappai ; alors il pleura et me dit : « Elle est à ma mère. Et ma mère est malade. Elle avait eu envie d’une pomme, et mon père était parti la lui chercher à Bassra, avec deux autres pommes, au prix de trois dinars d’or. Et, moi, je pris l’une pour en jouer. » Puis il se mit à pleurer. Mais moi, sans tenir compte de ses pleurs, je vins à la maison avec cette pomme et je la donnai pour deux dinars à ma maîtresse ta petite ! »

À ce récit, Giafar fut dans le plus grand étonnement de voir survenir tous ces troubles et la mort de la jeune femme par la faute de son nègre Rihan. Aussi ordonna-t-il qu’il fût jeté tout de suite au cachot. Puis il se réjouit d’avoir ainsi échappé lui-même à une mort certaine, et il récita ces deux vers :

Si tes malheurs ne sont dus qu’à ton esclave, comment ne songes-tu point à te débarrasser de cet esclave ?

Ne sais-tu que les esclaves pullulent, mais que ton âme est une et ne peut être remplacée !

Mais il se ravisa, et prit le nègre et l’emmena devant le khalifat, à qui il raconta l’histoire.

Et le khalifat Haroun Al-Rachid fut si émerveillé qu’il ordonna que cette histoire fût mise dans les annales pour servir de leçon aux humains.

Mais Giafar lui dit : « Ne t’émerveille pas trop de cette histoire, ô commandeur des Croyants, car elle est loin d’égaler celle du vizir Noureddine et de son frère Chamseddine. »

Et le khalifat s’écria : « Et quelle est cette histoire qui est plus étonnante que celle que nous venons d’entendre ? » Et Giafar dit : « Ô prince des Croyants, je ne te la raconterai qu’à la condition que tu pardonnes à mon nègre Rihan son acte inconsidéré ! » Et le khalifat répondit : « Soit ! je t’accorde la grâce de son sang. »


Notes
  1. Les Barmécides, noble famille arabe.
  2. Rihan, signifie myrthe et aussi toute plante odoriférante.


HISTOIRE DU VIZIR NOUREDDINE,
DE SON FRÈRE LE VIZIR CHAMSEDDINE ET
DE HASSAN BADREDDINE


Alors Giafar Al-Barmaki dit :

« Sache, ô commandeur des Croyants, qu’il y avait, dans le pays de Mesr[1], un sultan juste et bienfaisant. Ce sultan avait un vizir sage et érudit, versé dans les sciences et les lettres, et ce vizir était un vieillard fort âgé ; mais il avait deux enfants semblables à deux lunes : le grand s’appelait Chamseddine et le petit s’appelait Noureddine[2] ; mais Noureddine, le petit, était certainement plus beau et mieux fait que Chamseddine, qui, d’ailleurs, était parfait ; mais Noureddine n’avait pas son égal dans le monde entier. Il était si admirable que sa beauté était connue dans toutes les contrées, et beaucoup de voyageurs venaient en Égypte, des pays les plus éloignés, rien que pour le plaisir de contempler sa perfection et les traits de son visage.

Le sort fit que le vizir, leur père, mourut. Et le sultan en fut fort affligé. Aussi il fit venir les deux enfants, et les fit s’approcher de lui, et leur fit revêtir une robe d’honneur, et leur dit : « Dès ce moment vous occuperez auprès de moi les fonctions de votre père. » Alors ils se réjouirent et embrassèrent la terre entre les mains du sultan. Puis ils firent durer tout un mois les cérémonies funèbres de leur père ; et, après cela, ils entrèrent dans leur nouvelle charge de vizirs ; et chacun d’eux remplissait à tour de rôle, pendant une semaine, les fonctions du vizirat. Et quand le sultan allait en voyage, il ne prenait avec lui que l’un des deux frères.

Or, une nuit d’entre les nuits, il se fit que, le sultan devant partir le lendemain matin, et le tour du vizirat pour cette semaine étant échu à Chamseddine, l’aîné, les deux frères s’entretenaient de choses et d’autres pour passer la soirée. Dans le courant de la causerie, l’aîné dit au cadet : « Ô mon frère, je dois te dire que mon intention est que nous songions à nous marier ; et que ce mariage se fasse la même nuit pour nous deux. » Et Noureddine répondit : « Agis selon ta volonté, ô mon frère, car je suis d’accord avec toi sur toutes choses. » Une fois que ce premier point eut été convenu entre eux, Chamseddine dit à Noureddine : « Lorsque, avec l’agrément d’Allah, nous nous serons unis à deux jeunes filles, et que nous aurons couché avec elles la même nuit, et lorsqu’elles auront enfanté le même jour et — si Allah le veut ! — donné le jour, ton épouse, à une petite fille et, mon épouse, à un petit garçon, eh bien, alors il nous faudra marier les enfants l’un à l’autre, en tant que cousins ! » Alors Noureddine répondit : « Ô mon frère, et alors que penses-tu demander à mon fils comme dot pour lui donner ta fille ? » Et Chamseddine dit : « Je prendrai de ton fils, comme prix de ma fille, trois mille dinars d’or, trois vergers et trois villages des meilleurs en Égypte. Et vraiment cela sera bien peu de chose en compensation de ma fille. Et si le jeune homme, ton fils, ne voulait pas accepter ce contrat, rien ne serait fait entre nous. » À ces paroles, Noureddine répondit : « Tu n’y songes pas ! Quelle est, en vérité, cette dot que tu veux demander à mon fils ? Oublies-tu que nous sommes deux frères, et que nous sommes, même, deux vizirs en un seul ? Au lieu de cette demande, tu devrais offrir à mon fils ta fille en présent, sans songer à lui réclamer une dot quelconque. D’ailleurs, ne sais-tu pas que le mâle vaut toujours plus que la femelle ? Or, mon fils est un mâle, et tu me réclames une dot que ta fille devrait elle-même apporter ! Tu fais comme ce marchand qui, ne voulant pas céder sa marchandise, commence, pour rebuter le client, par hausser au quadruple le prix du beurre ! » Alors Chamseddine lui dit : « Je vois bien que tu t’imagines vraiment que ton fils est plus noble que ma fille. Or, cela me prouve que tu manques tout à fait de raison et de bon sens, et surtout de gratitude. Car, du moment que tu parles du vizirat, oublies-tu que c’est à moi seul que tu dois tes hautes fonctions, et, si je t’ai associé à moi, c’est simplement par pitié pour toi et pour que tu puisses m’aider dans mes travaux. Mais, soit ! tu peux dire ce que bon te semble ! Mais, moi, du moment que tu parles de la sorte, je ne veux plus marier ma fille à ton fils, même au poids de l’or ! » À ces paroles, Noureddine fut très peiné et dit : « Moi non plus, je ne veux plus marier mon fils à ta fille ! » Et Chamseddine répondit : « Oui ! C’est bien fini ! Et maintenant, comme demain je dois partir avec le sultan, je n’aurai pas le temps de te faire sentir toute l’inconvenance de tes paroles. Mais après, tu verras ! À mon retour, si Allah le veut, il arrivera ce qui arrivera ! »

Alors Noureddine s’éloigna, fort affligé de toute cette scène, et s’en alla dormir seul, tout à ses tristes pensées.

Le lendemain matin, le sultan, accompagné du vizir Chamseddine, sortit pour faire son voyage, et se dirigea du côté du Nil, qu’il traversa en barque pour arriver à Guésirah ; et de là il s’en alla du côté des Pyramides.

Quant à Noureddine, après avoir passé cette nuit-là en fort méchante humeur, à cause du procédé de son frère, il se leva de bon matin, fit ses ablutions et dit la première prière du matin ; puis il se dirigea vers son armoire, où il prit une besace qu’il remplit d’or, tout en continuant à penser aux paroles méprisantes de son frère à son égard, et à l’humiliation subie ; et il se rappela alors ces strophes, qu’il récita :

« Pars, ami ! quitte tout et pars ! Tu trouveras bien d’autres amis que ceux que tu laisses ! Va ! sors des maisons et dresse tes tentes ! Habite sous la tente ! C’est là, et rien que là, qu’habitent les délices de la vie !

Dans les demeures stables et civilisées, il n’y a point de ferveur, il n’y a point d’amitié ! Crois-moi ! fuis ta patrie ! déracine-toi du sol de ta patrie ! et enfonce-toi dans les pays étrangers !

Écoute ! j’ai remarqué que l’eau qui stagne se pourrit ! Elle pourrait tout de même guérir de sa pourriture en se remettant à courir ! Mais autrement elle est incurable !

J’ai observé aussi la lune dans son plein, et j’ai appris le nombre de ses yeux, de ses yeux de lumière ! Mais si je ne m’étais donné la peine de faire le tour de ses révolutions dans l’espace, aurais-je connu les yeux de chaque quartier, les yeux qui me regardaient ?

Et le lion ? Aurais-je pu chasser le lion à courre si je n’étais sorti de la forêt touffue ?… Et la flèche ? Serait-elle meurtrière, la flèche, si elle ne s’était détachée avec force de l’arc bandé ?

Et l’or ou l’argent ? Ne seraient-ils point comme une vile poussière, si l’on ne les tirait de leurs gisements ? Et quant au luth harmonieux, tu le sais ! Il ne serait qu’une bûche de bois, si l’ouvrier ne l’avait déraciné de la terre pour le façonner !

Expatrie-toi donc et tu seras aux sommets ! Mais si tu restes attaché à ton sol, jamais tu ne pourras parvenir aux hauteurs !

Lorsqu’il finit de dire les vers, il ordonna à un de ses jeunes esclaves de lui seller une mule couleur d’étourneau, grande et rapide à la marche. Et l’esclave apprêta la plus belle des mules, la sella avec une selle garnie de brocart et d’or, avec des étriers indiens, une housse de velours d’Ispahan, et il fit si bien que la mule parut telle qu’une nouvelle mariée habillée de neuf et toute brillante. Puis Noureddine ordonna encore qu’on mît par-dessus tout cela un grand tapis de soie et un petit tapis de prière ; et, cela fait, il mit la besace pleine d’or et de bijoux entre le grand et le petit tapis.

Cela fait, il dit à l’enfant et à tous les autres esclaves : « Je vais de ce pas faire un tour en dehors de la ville, du côté de Kalioubia, où je compte coucher trois nuits, car je sens que j’ai un rétrécissement de poitrine et je veux aller me dilater là-bas en respirant le grand air. Mais je défends à quiconque de me suivre ! »

Puis, ayant encore pris quelques provisions de route, il monta sur la mule et s’éloigna rapidement. Une fois sorti du Caire, il marcha si bien qu’à midi il arriva à Belbéis, où il s’arrêta ; il descendit de sa mule, pour se reposer et la laisser se reposer, mangea un morceau, acheta à Belbéis tout ce dont il pouvait avoir besoin, soit pour lui soit pour les rations de sa mule, et se remit en route. Deux jours après, à midi précis, grâce à sa bonne mule, il arriva dans la ville sainte, Jérusalem. Là il descendit de sa mule, se reposa, laissa reposer sa mule, tira du sac à provisions quelque chose qu’il mangea ; cela fait, il mit le sac sous sa tête, par terre, après avoir étendu le grand tapis de soie, et s’endormit, tout en pensant toujours avec colère à la conduite de son frère à son égard.

Le lendemain, à l’aube, il remonta en selle, et ne cessa cette fois de marcher à une bonne allure jusqu’à ce qu’il fût arrivé dans la ville d’Alep. Là il se logea dans un des khâns de la ville, et passa trois jours bien tranquillement à se reposer et à laisser se reposer sa mule ; puis, quand il eut bien respiré le bon air d’Alep, il songea à repartir. À cet effet, il remonta sur sa mule, après avoir acheté de ces bonnes sucreries qu’on fait si bien à Alep et qui sont toutes farcies de pistaches et d’amandes avec une croûte de sucre, toutes choses qu’il appréciait beaucoup depuis son enfance.

Et il laissa aller sa mule à sa guise, car il ne savait plus où il était, une fois sorti d’Alep. Et il marcha jour et nuit, si bien qu’un soir, après le coucher du soleil, il parvint à la ville de Bassra ; mais, lui, ne savait pas du tout que cette ville fût Bassra. Car il ne sut le nom de la ville qu’une fois arrivé au khân, où on le renseigna. Il descendit alors de sa mule, déchargea la mule des tapis, des provisions et de la besace, et chargea le portier du khân de promener un peu la mule, pour qu’elle ne prît pas froid en se reposant tout de suite. Et quant à Noureddine lui-même, il étendit son tapis et s’assit se reposer au khân.

Le portier du khân prit donc la mule par la bride et se mit à la faire marcher. Or, il y eut cette coïncidence que, juste à ce moment-là, le vizir de Bassra était assis devant la fenêtre de son palais et regardait dans la rue. Il aperçut donc la belle mule, et vit son magnifique harnachement de grande valeur, et pensa que cette mule devait nécessairement appartenir à quelque vizir d’entre les vizirs étrangers, ou même à quelque roi d’entre les rois. Il se mit donc à la regarder, et fut dans une grande perplexité ; puis il donna ordre à un de ses jeunes esclaves de lui amener tout de suite le portier qui conduisait la mule. Et l’enfant courut chercher le portier et l’amena devant le vizir. Alors le portier s’avança et embrassa la terre entre les mains du vizir, qui était un vieillard très âgé et très respectable. Et le vizir dit au portier : « Quel est le maître de cette mule, et quelle est sa condition ? » Le portier répondit : « Ô mon seigneur, le maître de cette mule est un tout jeune homme fort beau, en vérité, plein de séduction, richement habillé comme un fils de quelque grand marchand ; et toute sa mine impose le respect et l’admiration. »

À ces paroles du portier, le vizir se leva sur ses pieds, et monta à cheval, et alla en toute hâte au khân, et entra dans la cour. À la vue du vizir, Noureddine se leva sur ses pieds et courut à sa rencontre, et l’aida à descendre de cheval. Alors le vizir lui fit le salut d’usage, et Noureddine le lui rendit et le reçut très cordialement ; et le vizir s’assit à côté de lui et lui dit : « Mon enfant, d’où viens-tu et pourquoi es-tu à Bassra ? » Et Noureddine lui dit : « Mon seigneur, je viens du Caire, qui est ma ville et où je suis né. Mon père était le vizir du sultan d’Égypte, mais il est mort pour aller en la miséricorde d’Allah ! » Puis Noureddine raconta au vizir l’histoire depuis le commencement jusqu’à la fin. Et il ajouta : « Mais j’ai bien pris la ferme résolution de ne jamais plus retourner en Égypte, que je n’aie d’abord voyagé partout et visité toutes les villes et toutes les contrées ! »

Aux paroles de Noureddine, le vizir dit : « Mon enfant, ne suis pas ces funestes idées du voyage continuel, car elles te conduiraient à ta perte. Le voyage, sais-tu, dans les pays étrangers, c’est la ruine et la fin des fins ! Écoute mes conseils, mon enfant, car je crains beaucoup pour toi les accidents de la vie et du temps ! »

Puis le vizir ordonna aux esclaves de desseller la mule et desserrer les tapis et les soies ; et il emmena Noureddine avec lui à la maison, et lui donna une chambre, et le laissa se reposer, après lui avoir donné tout ce qui pouvait lui être nécessaire.

Noureddine resta ainsi quelque temps chez le vizir ; et le vizir le voyait tous les jours et le comblait de prévenances et de faveurs. Et il finit par aimer énormément Noureddine, et tellement qu’un jour il lui dit : « Mon enfant, je me fais bien vieux, et je n’ai pas eu d’enfant mâle. Mais Allah m’a accordé une fille qui, en vérité, t’égale en beauté et en perfections ; et, jusqu’à présent, j’ai refusé tous ceux qui me la demandaient en mariage. Mais maintenant, toi, je t’aime d’un si grand amour de cœur, que je viens te demander si tu veux consentir à accepter chez toi ma fille comme une esclave à ton service ! Car je souhaite fort que tu deviennes l’époux de ma fille. Si tu veux bien accepter, je monterai tout de suite chez le sultan, et je lui dirai que tu es mon neveu, nouvellement arrivé d’Égypte, et que tu viens à Bassra expressément pour me demander ma fille en mariage. Et le sultan, à cause de moi, te prendra à ma place comme vizir. Car je deviens fort vieux, et le repos m’est devenu nécessaire. Et ce sera avec un grand plaisir que je réintégrerai ma maison, pour ne plus la quitter. »

À cette proposition du vizir, Noureddine se tut et baissa les yeux ; puis il dit : « J’écoute et j’obéis ! »

Alors le vizir fut au comble de la joie, et immédiatement il ordonna aux esclaves de préparer le festin, d’orner et d’illuminer la salle de réception, la plus grande, celle réservée spécialement aux plus grands parmi les émirs.

Puis il réunit tous ses amis, et invita tous les grands du royaume et tous les grands marchands de Bassra ; et tous vinrent se présenter entre ses mains. Alors le vizir, pour leur expliquer le choix qu’il avait fait de Noureddine en le préférant à tous les autres, leur dit : « J’avais un frère qui était vizir à la cour d’Égypte, et Allah l’avait favorisé de deux fils comme il m’a, moi, vous le savez, favorisé d’une fille. Or, mon frère, avant sa mort, m’avait bien recommandé de marier ma fille à l’un de ses enfants, et je le lui avais promis. Or, justement, voici devant vous ce jeune homme qui est l’un des deux fils de mon frère le vizir. Et il est venu ici dans ce but. Et moi, je désire beaucoup écrire son contrat avec ma fille, et qu’il vienne habiter avec elle chez moi. »

Alors tous répondirent : « Oui, certainement ! Ce que tu fais est sur nos têtes ! »

Et alors tous les invités prirent part au grand festin, burent toutes sortes de vins et mangèrent d’une quantité prodigieuse de pâtisseries et de confitures ; puis, après avoir aspergé les salles avec l’eau de roses, selon la coutume, ils prirent congé du vizir et de Noureddine.

Alors le vizir ordonna à ses jeunes esclaves d’emmener Noureddine au hammam et de lui faire prendre un bain excellent. Et le vizir lui donna une des plus belles robes de ses propres robes ; puis il lui envoya les serviettes, les bassins de cuivre pour le bain, les brûle-parfums et toutes les autres choses nécessaires. Et Noureddine prit le bain, et sortit du hammam après avoir revêtu la belle robe neuve, et il devint aussi beau que la pleine lune dans la plus belle des nuits. Puis Noureddine enfourcha sa mule couleur d’étourneau, et alla au palais du vizir, en passant par les rues où toute la population l’admira et s’exclama sur sa beauté et sur l’œuvre d’Allah. Il descendit de sa mule, et entra chez le vizir, et lui baisa la main. Alors le vizir…

— Mais, à ce moment de son récit, Schahrazade vit apparaître le matin, et, discrète comme elle était, ne voulut point parler davantage cette nuit-là.

MAIS LORSQUE FUT
LA VINGTIÈME NUIT

Schahrazade continua :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le vizir se leva alors, et accueillit avec une grande joie le beau Noureddine, et lui dit : « Va, mon fils, cours et entre chez ton épouse, et sois heureux ! Et demain je monterai avec toi chez le sultan. Et maintenant je n’ai plus qu’à demander pour toi à Allah toutes ses faveurs et tous ses biens. »

Alors Noureddine baisa encore une fois la main du vizir, son beau-père, et entra dans l’appartement de la jeune fille. Et il arriva ce qui arriva !

Voilà pour Noureddine !

Quant à son frère Chamseddine, au Caire… voici. Lorsque le voyage qu’il fit avec le sultan d’Égypte, en allant du côté des Pyramides et de là ailleurs, fut terminé, il revint à la maison. Et il fut tout inquiet de ne pas trouver son frère Noureddine. Il demanda de ses nouvelles aux serviteurs, qui lui répondirent : « Lorsque tu partis avec le sultan, le jour même notre maître Noureddine monta sur sa mule harnachée en grand apparat comme pour les jours de cortège, et nous dit : « Je vais du côté de Kalioubia, et je resterai absent un jour ou deux, car je sens que ma poitrine est rétrécie et qu’elle a besoin d’un peu d’air. Mais que nul de vous ne me suive ! » Et, depuis ce jour-là jusqu’aujourd’hui, nous n’avons plus eu de ses nouvelles. »

Alors Chamseddine fut fort peiné de l’absence de son frère, et sa peine devint de jour en jour plus forte, et il finit par ressentir la plus extrême affliction. Et il pensa : « Certainement, il n’y a d’autre cause de ce départ que les paroles dures que je lui ai dites la veille de mon voyage avec le sultan. Et c’est probablement ce qui l’a poussé à me fuir. Aussi me faut-il réparer mes torts envers ce bon frère, et envoyer à sa recherche. »

Et Chamseddine monta immédiatement chez le sultan, et le mit au courant de la situation. Et le sultan fit écrire des plis cachetés de son sceau, et les envoya, par les courriers à cheval, dans toutes les directions, à tous ses lieutenants dans toutes les contrées, en leur disant, dans ces plis, que Noureddine avait disparu et qu’il fallait le chercher partout.

Mais, quelque temps après, tous les courriers revinrent, sans résultat, car pas un n’était allé à Bassra, où était Noureddine. Alors Chamseddine se lamenta à la limite des lamentations et se dit : « Tout cela est de ma faute ! Et cela n’est arrivé qu’à cause de mon peu de discernement et de tact ! »

Mais, comme toute chose a une fin, Chamseddine se consola à la fin, et après quelque temps il se fiança avec la fille d’un des gros marchands du Caire, et fit son contrat de mariage avec cette jeune fille, et se maria avec elle. Et il arriva ce qui arriva !

Or, il y eut cette coïncidence que la nuit même de la pénétration de Chamseddine dans la chambre nuptiale était justement celle de la pénétration de Noureddine, à Bassra, dans la chambre de sa femme, la fille du vizir. Mais c’est Allah qui permit cette coïncidence du mariage des deux frères la même nuit, pour bien faire voir qu’il est le maître de la destinée de ses créatures !

De plus, tout se passa comme l’avaient combiné les deux frères avant leur querelle, à savoir que les deux épouses furent engrossées la même nuit, et accouchèrent le même jour, à la même heure : la femme de Chamseddine, vizir d’Égypte, accoucha d’une fille qui n’avait pas sa seconde en beauté dans toute l’Égypte ; et la femme de Noureddine, à Bassra, mit au monde un fils qui n’avait pas son second en beauté dans le monde entier de son temps ! Comme dit le poète :

L’enfant !… Est-il gentil ! et fin ! et sa taille !… Boire à même sa bouche ! boire cette bouche et oublier les coupes pleines et les vases débordants !

Boire à ses lèvres, se désaltérer à la fraîcheur de ses joues, se mirer aux sources de ses yeux, oh ! et oublier la pourpre des vins, leurs arômes, leur saveur et toute l’ivresse !

— Si la Beauté en personne venait se mesurer à cet enfant, la Beauté baisserait la tête de confusion !

Et si tu lui demandais : « Ô Beauté ! que penses-tu ? As-tu jamais vu son pareil ? » Elle répondrait : « Comme lui ? en vérité, jamais ! »

Le fils de Noureddine, à cause de sa beauté, fut nommé Hassan Badreddine[3].

Sa naissance fut une occasion de grandes réjouissances publiques. Et le septième jour après sa naissance, on donna des festins et des banquets vraiment dignes des fils des rois.

Une fois les fêtes terminées, le vizir de Bassra prit Noureddine et monta avec lui chez le sultan. Alors Noureddine baisa la terre entre les mains du sultan, et, comme il était doué d’une grande éloquence de langage, d’un cœur vaillant, et très ferré sur les beautés de la littérature, il récita au sultan ces vers du poète :

C’est lui devant qui le plus grand des bienfaiteurs s’incline et s’efface ; car il a gagné le cœur de tous les êtres d’élection !

Je chante ses œuvres, car ce ne sont pas des œuvres, mais des choses si belles qu’on devrait pouvoir en faire un collier qui ornerait le cou !

Et si je baise le bout de ses doigts, c’est que ce ne sont plus des doigts, mais les clefs de tous les bienfaits.

Le sultan, ravi de ces vers, fut fort généreux de dons à l’égard de Noureddine et du vizir, son beau-père, sans savoir un mot du mariage de Noureddine, ni même de son existence ; car il demanda au vizir, après avoir complimenté Noureddine pour ses beaux vers : « Qui est donc ce jeune homme éloquent et beau ? »

Alors le vizir raconta l’histoire au sultan depuis le commencement jusqu’à la fin, et lui dit : « Ce jeune homme est mon neveu ! » Et le sultan lui dit : « Comment se fait-il que je n’en aie pas encore entendu parler ? » Le vizir dit : « Ô mon seigneur et suzerain, je dois te dire que j’avais un frère vizir à la cour d’Égypte. À sa mort, il laissa deux fils dont l’aîné devint vizir à la place de mon frère, tandis que le second, que voici, vint me voir, car j’avais promis et juré à son père de donner ma fille en mariage à l’un de mes neveux. Aussi, à peine était-il arrivé que je le mariais avec ma fille ! C’est un jeune homme, comme tu vois ; et, moi, je me fais vieux, et aussi un peu sourd, et inattentif aux affaires du royaume. Je viens donc demander à mon suzerain le sultan de vouloir bien agréer mon neveu, qui est en même temps mon gendre, comme mon successeur au vizirat ! Et je puis t’assurer qu’il est vraiment digne d’être ton vizir, car il est homme de bon conseil, fertile en idées excellentes et très versé dans la manière de conduire les affaires ! »

Alors le sultan regarda encore mieux le jeune Noureddine, et il fut charmé de cet examen, et agréa le conseil de son vieux vizir, et, sans plus tarder, il nomma Noureddine comme grand vizir à la place de son beau-père, et lui fit présent d’une robe d’honneur magnifique, la plus belle qu’il put trouver, et d’une mule de ses propres écuries, et lui désigna ses gardes et ses chambellans.

Noureddine baisa alors la main du sultan, et sortit avec son beau-père, et tous deux revinrent à leur maison au comble de la joie, et allèrent embrasser le nouveau-né Hassan Badreddine et dirent : « La venue au monde de cet enfant nous a porté bonheur ! »

Le lendemain, Noureddine alla au palais pour remplir ses nouvelles fonctions, et, en arrivant, il baisa la terre entre les mains du sultan et il récita ces deux strophes :

Pour toi les félicités sont tous les jours nouvelles, et les prospérités aussi ! et si bien que l’envieux en a séché de dépit !

Oh ! pour toi puissent tous les jours être blancs ; et noirs les jours de tous les envieux !

Alors le sultan lui permit de s’asseoir sur le divan du vizirat, et Noureddine s’assit sur le divan du vizirat. Et il commença à remplir sa charge, et à conduire les affaires courantes, et à rendre la justice, tout comme s’il était vizir depuis de longues années, et il s’en acquitta si bien, et tout cela sous les yeux du sultan, que le sultan fut émerveillé de son intelligence, de sa compréhension des affaires et de la manière admirable dont il rendait la justice ; et il l’en aima encore davantage, et fit de lui son intime.

Quant à Noureddine il continua à s’acquitter à merveille de ses hautes fonctions ; mais cela ne lui fit pas oublier l’éducation de son fils Hassan Badreddine, malgré toutes les affaires du royaume. Car Noureddine, de jour en jour, devenait plus puissant et plus en faveur auprès du sultan, qui lui fit augmenter le nombre de ses chambellans, de ses serviteurs, de ses gardes et de ses coureurs. Et Noureddine devint si riche que cela lui permit de faire le commerce en grand, comme d’armer lui-même des navires de commerce qui allaient dans le monde entier, de construire des maisons de rapport, de bâtir des moulins et des roues à faire monter l’eau, de planter de magnifiques jardins et vergers. Et tout cela jusqu’à ce que son fils Hassan Badreddine eût atteint l’âge de quatre ans.

À ce moment, le vieux vizir, beau-père de Noureddine, vint à mourir ; et Noureddine lui fit un enterrement solennel ; et lui et tous les grands du royaume suivirent l’enterrement.

Et c’est alors que Noureddine se voua entièrement à l’éducation de son fils. Il le confia au savant le plus versé dans les lois religieuses et civiles. Ce savant vénérable vint tous les jours donner des leçons de lecture à domicile au jeune Hassan Badreddine ; et peu à peu, au fur et à mesure, il l’initia à la connaissance d’Al-Koran, que le jeune Hassan finit par apprendre entièrement par cœur ; après cela le vieux savant, pendant des années et des années, continua à enseigner à son élève toutes les connaissances utiles. Et Hassan ne cessa de croître en beauté, en grâce et en perfection, comme dit le poète :

Ce jeune garçon ! il est la lune et, comme elle, il ne fait que resplendir et croître en beauté, si bien que le soleil emprunte l’éclat de ses rayons aux anémones de ses joues !

Il est le roi de la beauté par sa distinction sans égale. Et l’on est tout porté à supposer que les splendeurs des prairies et des fleurs lui sont empruntées !

Mais, pendant tout ce temps, le jeune Hassan Badreddine ne quitta pas un seul instant le palais de son père Noureddine, car le vieux savant exigeait une grande attention à ses leçons. Mais quand Hassan eut atteint sa quinzième année et qu’il n’eut plus rien à apprendre du vieux savant, son père Noureddine le prit, et lui mit une robe la plus magnifique qu’il put trouver parmi ses robes, et le fit monter sur une mule la plus belle d’entre ses mules et la plus en forme, et se dirigea avec lui vers le palais du sultan, en traversant en grand cortège les rues de Bassra. Aussi tous les habitants, à la vue du jeune Hassan Badreddine, poussèrent des cris d’admiration pour sa beauté, la finesse de sa taille, ses grâces, ses manières charmantes ; et ils ne pouvaient s’empêcher de s’exclamer : « Ya Allah ! qu’il est beau ! Quelle lune ! Qu’Allah le préserve du mauvais œil ! » Et cela jusqu’à l’arrivée de Badreddine et de son père au palais ; et c’est alors que les gens comprirent le sens de ces strophes du poète.[4]

Quant au sultan, lorsqu’il vit le jeune Hassan Badreddine et sa beauté, il fut si stupéfait qu’il en perdit la respiration et oublia cette respiration pendant un bon moment. Et il le fit s’approcher de lui et l’aima beaucoup ; il en fit son favori, le combla de bienfaits, et dit à son père Noureddine : « Vizir, il faut absolument que tu me l’envoies ici tous les jours, car je sens que je ne pourrai plus me passer de lui ! » Et le vizir Noureddine fut bien obligé de répondre : « J’écoute et j’obéis ! »

Sur ces entrefaites, alors que Hassan Badreddine était devenu l’ami et le favori du sultan, Noureddine son père tomba gravement malade, et, sentant qu’il ne tarderait pas à être appelé chez Allah, il manda son fils Hassan, et lui fit ses dernières recommandations et lui dit : « Sache, ô mon enfant, que ce monde est une demeure périssable, mais le monde futur est éternel ! Aussi, avant de mourir, je veux te donner quelques conseils ; écoute-les donc bien et ouvre-leur ton cœur ! » Et Noureddine se mit à donner à Hassan les meilleures règles pour se conduire dans la société de ses semblables et pour se diriger dans l’existence.

Après cela, Nourreddine se remémora son frère Chamseddine le vizir d’Égypte, son pays, ses parents et tous ses amis du Caire ; et, à ce souvenir, il ne put s’empêcher de pleurer de n’avoir pu les revoir. Mais bientôt il pensa qu’il avait encore des recommandations à faire à son fils Hassan, et il lui dit : « Mon enfant, retiens bien les paroles que je vais te dire, car elles sont très importantes. Sache donc que j’ai, au Caire, un frère nommé Chamseddine ; c’est ton oncle, et de plus il est vizir en Égypte. Dans le temps, nous nous sommes quittés un peu brouillés, et moi, je suis ici, à Bassra, sans son consentement. Je vais donc te dicter mes dernières instructions à ce sujet ; prends donc un papier et un roseau, et écris sous ma dictée. »

Alors Hassan Badreddine prit une feuille de papier, sortit l’écritoire de sa ceinture, tira de l’étui le meilleur calam qui était le mieux taillé, plongea le calam dans l’étoupe imbibée d’encre à l’intérieur de l’écritoire ; puis il s’assit, plia la feuille de papier sur sa main gauche et, tenant le calam de la main droite, il dit à son père Noureddine : « Ô mon père, j’écoute tes paroles ! » Et Noureddine commença à dicter : « Au nom d’Allah le Clément, le Miséricordieux… » et il continua à dicter ensuite à son fils toute son histoire depuis le commencement jusqu’à la fin ; de plus il lui dicta la date de son arrivée à Bassra, de son mariage avec la fille du vieux vizir ; il lui dicta sa généalogie complète, ses ascendants directs et indirects, avec leurs noms, les noms de leur père et de leur grand père, son origine, son degré de noblesse personnelle acquise, et enfin toute sa lignée paternelle et maternelle.

Puis il lui dit : « Conserve soigneusement cette feuille de papier. Et si, par la force du destin, il t’arrivait un malheur dans ta vie, retourne dans le pays d’origine de ton père, là où je suis né, moi ton père Noureddine, au Caire la ville prospère ; là tu demanderas l’adresse de ton oncle le vizir, qui demeure dans notre maison ; et salue-le de ma part en lui transmettant la paix, et dis-lui que je suis mort, affligé de mourir à l’étranger, loin de lui, et qu’avant de mourir je n’avais d’autre désir que de le voir ! Voilà, mon fils Hassan, les conseils que je voulais te donner. Je te conjure donc de ne pas les oublier ! »

Alors Hassan Badreddine plia soigneusement le papier, après l’avoir sablé et séché et scellé avec le sceau de son père le vizir ; puis il le mit dans la doublure de son turban, entre l’étoffe et le bonnet, et le cousit ; mais, pour le préserver de l’humidité, il prit bien soin, avant de le coudre, de le bien envelopper d’un morceau de toile cirée.

Cela fait, il ne songea plus qu’à pleurer en baisant la main de son père Noureddine, et en s’affligeant à cette pensée qu’il devait rester seul, tout jeune encore, et être privé de la vue de son père : Et Noureddine ne cessa de faire ses recommandations à son fils Hassan Badreddine jusqu’à ce qu’il rendît l’âme.

Alors Hassan Badreddine fut dans un grand deuil et le sultan aussi, ainsi que tous les émirs, et les grands et les petits. Puis on l’enterra selon son rang.

Quant à Hassan Badreddine, il fit durer deux mois les cérémonies du deuil ; et, pendant tout ce temps, il ne quitta pas un seul instant sa maison ; et oublia même de monter au palais, et d’aller voir le sultan selon sa coutume.

Le sultan, ne comprenant pas que l’affliction seule retenait le beau Hassan loin de lui, pensa que Hassan le délaissait et l’évitait. Aussi il fut fort irrité, et au lieu de nommer Hassan comme vizir successeur de son père Noureddine, il nomma à cette charge un autre, et prit en amitié un autre jeune chambellan.

Non content de cela, le sultan fit plus. Il ordonna de sceller et de confisquer tous ses biens, toutes ses maisons et toutes ses propriétés ; puis il ordonna qu’on se saisît de Hassan Badreddine lui-même, et qu’on le lui amenât enchaîné. Et aussitôt le nouveau vizir prit avec lui quelques-uns d’entre les chambellans et se dirigea du côté de la maison du jeune Hassan, qui ne se doutait pas du malheur qui le menaçait.

Or, il y avait, parmi les jeunes esclaves du palais, un jeune mamelouk qui aimait beaucoup Hassan Badreddine. Aussi, à cette nouvelle, le jeune mamelouk courut très vite et arriva près du jeune Hassan qu’il trouva fort triste, la tête penchée, le cœur endolori, et pensant toujours à son père défunt. Il lui apprit, alors ce qui allait lui arriver. Et Hassan lui demanda : « Mais ai-je encore au moins le temps de prendre de quoi subsister dans ma fuite à l’étranger ? » Et le jeune mamelouk lui répondit : « Le temps presse. Aussi ne songe qu’à te sauver avant tout. »

À ces paroles, le jeune Hassan, habillé tel qu’il était, et sans rien prendre avec lui, sortit en toute hâte, après avoir relevé les pans de sa robe au-dessus de sa tête pour qu’on ne le reconnût pas. Et il se mit à marcher jusqu’à ce qu’il fût hors de la ville.

Quant aux habitants de Bassra, à la nouvelle de l’arrestation projetée du jeune Hassan Badreddine, fils du défunt Noureddine le vizir, de la confiscation de ses biens et de sa mort probable, ils furent tous dans la plus grande affliction et se mirent à dire : « Ô quel dommage pour sa beauté et pour sa charmante personne ! » Et, en traversant les rues sans être reconnu, le jeune Hassan entendit ces regrets et ces exclamations. Mais il se hâta encore davantage et continua à marcher encore plus vite jusqu’à ce que le sort et la destinée fissent que justement il passât à côté du cimetière où était la turbeh[5] de son père. Alors il entra dans le cimetière, et se dirigea entre les tombes, et parvint à la turbeh de son père. Alors seulement il abaissa sa robe, dont il s’était couvert la tête, et entra sous le dôme de la turbeh et résolut d’y passer la nuit.

Or, pendant qu’il était la assis en proie à ses pensées, il vit venir à lui un Juif de Bassra, qui était un marchand fort connu de toute la ville. Ce marchand juif revenait d’un village voisin et regagnait la ville. En passant auprès de la turbeh de Noureddine, il regarda à l’intérieur et vit le jeune Hassan Badreddine, qu’il reconnut aussitôt. Alors il entra, s’approcha de lui respectueusement et lui dit : « Mon seigneur, oh ! comme tu as la mine défaite et changée, toi si beau ! Un malheur nouveau te serait-il arrivé en plus de la mort de ton père le vizir Noureddine que je respectais et qui m’aimait aussi et m’estimait. Mais qu’Allah l’ait en sa sainte miséricorde ! » Mais le jeune Hassan Badreddine ne voulut pas lui dire le motif exact de son changement de mine, et lui répondit : « Comme j’étais endormi, cette après-midi, dans mon lit, à la maison, soudain, dans mon sommeil, je vis mon défunt père m’apparaître et me reprocher sévèrement mon peu d’empressement à visiter sa turbeh. Alors, moi, plein de terreur et de regrets, je me réveillai en sursaut et, tout bouleversé, j’accourus ici en toute hâte. Et tu me vois encore sous cette impression pénible. »

Alors le Juif lui dit : « Mon seigneur, il y a déjà quelque temps que je devais aller te voir pour te parler d’une affaire ; mais le sort aujourd’hui me favorise, puisque je te rencontre. Sache donc, mon jeune seigneur, que le vizir ton père, avec qui j’étais en affaires, avait envoyé au loin des navires qui maintenant reviennent chargés de marchandises en son nom. Si donc tu voulais me céder le chargement de ces navires, je t’offrirais mille dinars pour chaque chargement, et je te les paierais au comptant, sur l’heure. »

Et le Juif tira de sa robe une bourse remplie d’or, compta mille dinars, et les offrit aussitôt au jeune Hassan, qui ne manqua pas d’accepter cette offre, voulue par Allah pour le tirer de l’état de dénûment où il était. Puis le Juif ajouta : « Maintenant, mon seigneur, écris-moi ce papier pour le reçu et appose dessus ton sceau ! » Alors Hassan Badreddine prit le papier que lui tendait le Juif, et le roseau aussi, trempa le roseau dans l’écritoire de cuivre et écrivit ceci sur le papier :

« J’atteste que celui qui a écrit ce papier est Hassan Badreddine, fils du vizir Noureddine le défunt — qu’Allah l’ait en sa miséricorde ! — et qu’il a vendu au Juif tel, fils de tel, marchand à Bassra, le chargement du premier navire qui arrivera à Bassra, navire faisant partie des navires ayant appartenu à son père Noureddine ; et ce, pour la somme de mille dinars, sans plus. » Puis il scella de son sceau le bas de la feuille et la remit au Juif, qui s’en alla après l’avoir salué avec respect.

Alors Hassan se prit à pleurer en pensant à son défunt père et à sa position passée et à son sort présent. Mais, comme il faisait déjà nuit, pendant qu’il était ainsi étendu sur la tombe de son père le sommeil lui vint, et il s’endormit dans la turbeh. Et il resta ainsi endormi jusqu’au lever de la lune ; à ce moment, sa tête ayant roulé de dessus la pierre de la tombe, il fut obligé de se tourner tout entier et de se coucher sur le dos : de la sorte, son visage se trouva en plein éclairé par la lune, et brilla ainsi de toute sa beauté.

Or, ce cimetière était un lieu hanté par les genn de la bonne espèce, des genn musulmans, des croyants. Et, par hasard aussi, une charmante gennia prenait l’air à cette heure, sous les rayons de la lune, et, dans sa promenade, passa à côté de Hassan endormi, et le vit, et remarqua sa beauté et ses belles proportions, et elle fut fort émerveillée et dit : « Gloire à Allah ! oh, le beau garçon ! En vérité, je suis amoureuse de ses beaux yeux, car je les devine d’un noir ! et d’un blanc !… » Puis elle se dit : « En attendant qu’il se réveille, je vais un peu m’envoler pour continuer ma promenade en l’air. » Et elle prit son vol, et monta très haut pour prendre le frais ; là-haut, dans sa course, elle fut charmée de rencontrer en chemin un de ses camarades, un genni mâle, un croyant aussi. Elle le salua gentiment et il lui rendit le salut avec déférence. Alors elle lui dit : « D’où viens-tu, compagnon ? » Il lui répondit : « Du Caire. » Elle lui dit : « Les bons croyants du Caire vont-ils bien ? » Il lui répondit : « Grâce à Allah, ils vont bien. » Alors elle lui dit : « Veux-tu, compagnon, venir avec moi pour admirer la beauté d’un jeune homme qui est endormi dans le cimetière de Bassra ? » Le genni lui dit : « À tes ordres ! » Alors ils se prirent la main et descendirent ensemble au cimetière et s’arrêtèrent devant le jeune Hassan endormi. Et la gennia dit au genni, en lui clignant de l’œil : « Hein ! n’avais-je pas raison ? » Et le genni, étourdi par la merveilleuse beauté de Hassan Badreddine, s’écria : « Allah ! Allah ! il n’a pas son pareil ; il est créé pour mettre en combustion toutes les vulves. » Puis il réfléchit un instant et ajouta : « Pourtant, ma sœur, je dois te dire que j’ai vu quelqu’un qu’on peut comparer à ce charmant jeune garçon. » Et la gennia s’écria : « Pas possible ! » Le genni dit : « Par Allah ! j’ai vu ! et c’est sous le climat d’Égypte, au Caire ! et c’est la fille du vizir Chamseddine ! » La gennia lui dit : « Mais je ne la connais pas ! » Le genni dit : « Écoute. Voici son histoire :

« Le vizir Chamseddine, son père, est dans le malheur à cause d’elle. En effet, le sultan d’Égypte, ayant entendu parler par ses femmes de la beauté extraordinaire de la fille du vizir, la demanda en mariage au vizir. Mais le vizir Chamseddine, qui avait résolu autre chose pour sa fille, fut dans une grande perplexité, et dit au sultan : « Ô mon suzerain et maître, aie la bonté d’agréer mes excuses les plus humbles et de me pardonner dans cette affaire. Car tu sais l’histoire de mon pauvre frère Noureddine qui était ton vizir avec moi. Tu sais qu’il est parti un jour et que nous n’en avons plus entendu parler. Et ce fut, en vérité, pour un motif pas sérieux du tout ! » Et il raconta au sultan le motif en détails. Puis il ajouta : « Aussi, par la suite, je jurai devant Allah, le jour de la naissance de ma fille, que, quoi qu’il pût arriver, je ne la marierais qu’au fils de mon frère Noureddine. Et il y a déjà de cela dix-huit ans. Mais, heureusement, j’ai appris, il y a quelques jours seulement, que mon frère Noureddine s’était marié avec la fille du vizir de Bassra, et qu’il avait eu d’elle un fils. Aussi ma fille à moi, qui est née de mes œuvres avec sa mère, est destinée et écrite au nom de son cousin, le fils de mon frère Noureddine ! Quant à toi, ô mon seigneur et suzerain, tu peux avoir n’importe quelle jeune fille ! L’Égypte en est remplie ! Et il y en a qui sont des morceaux dignes des rois ! »

« Mais, à ces paroles, le sultan fut dans une grande fureur, et s’écria : « Comment, misérable vizir ! je voulais te faire l’honneur d’épouser ta fille, et de descendre jusqu’à toi, et toi, tu oses, sous un prétexte bien stupide et bien froid, me la refuser ! Soit ! Mais, par ma tête ! je vais te forcer à la donner en mariage, en dépit de ton nez, au plus misérable de mes gens ! Or, le sultan avait un petit palefrenier contrefait et bossu, avec une bosse par devant et une bosse par derrière. Le sultan le fit venir sur l’heure, fit écrire son contrat de mariage avec la fille du vizir Chamseddine, malgré les supplications du père ; puis il ordonna au petit bossu de coucher la nuit même avec la jeune fille. De plus, le sultan ordonna que l’on fît une grande noce en musique.

« Quant à moi, ma sœur, sur ces entrefaites, je les laissai ainsi, au moment où les jeunes esclaves du palais entouraient le petit bossu, et lui décochaient des plaisanteries égyptiennes très drôles, et tenaient déjà, chacun à la main, les chandelles de la noce allumées pour accompagner le marié. Quant au marié, je le laissai en train de prendre son bain au hammam, au milieu des railleries et des rires des jeunes esclaves qui disaient : « Pour nous, nous préférerions tenir l’outil d’un âne pelé que le zebb piteux de ce bossu ! » Et, en effet, ma sœur, il est bien laid, ce bossu, et fort dégoûtant. » Et le genni, à ce souvenir, cracha par terre en faisant une horrible grimace. Puis il ajouta : « Quant à la jeune fille, c’est la plus belle créature que j’aie vue dans ma vie. Je t’assure qu’elle est encore plus belle que cet adolescent. Elle s’appelle d’ailleurs Sett El-Hosn[6], et elle l’est ! Je l’ai laissée qui pleurait amèrement, loin de son père auquel on a défendu d’assister à la fête. Elle est toute seule, dans la fête, au milieu des joueurs d’instruments, des danseuses et des chanteuses ; le misérable palefrenier sortira bientôt du hammam ; on n’attend plus que cela pour commencer la fête ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin, et, discrète, remit son récit au lendemain.

ET LORSQUE FUT
LA VINGT-UNIÈME NUIT

Schahrazade dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’à ce récit du genni qui concluait en disant : « Et on n’attend plus que la sortie du bossu du hammam ! » la gennia dit : « Oui ! mais, compagnon, je pense fort que tu te trompes beaucoup en m’affirmant que Sett El-Hosn est plus belle que cet adolescent. Ce n’est pas possible. Car, moi, je t’affirme qu’il est le plus beau de ce temps ! » Mais l’éfrit répondit : « Par Allah ! ô ma sœur, je t’assure que la jeune fille est plus belle encore. D’ailleurs, tu n’as qu’à venir la voir avec moi. C’est facile. Nous profiterons de l’occasion pour frustrer le maudit bossu de cette merveille de chair. Les deux jeunes gens sont dignes l’un de l’autre, et ils se ressemblent tellement qu’on dirait deux frères ou tout au moins deux cousins. Quel dommage ce serait, que le bossu pût copuler avec Sett El-Hosn ! »

Alors la gennia répondit : « Tu as raison, mon frère. Oui, transportons sur nos bras l’adolescent endormi et unissons-le à la jeune fille dont tu parles. De la sorte, nous ferons une chose belle, et, de plus, nous verrons bien quel est le plus beau des deux ! » Et l’éfrit répondit : « J’écoute et j’obéis, car tes paroles sont pleines de bon sens et de justesse ! Allons-y ! » Sur ce, l’éfrit prit le jeune homme sur son dos, et s’envola suivi de près par l’éfrita qui l’aidait pour aller plus vite ; et tous deux, ainsi chargés, finirent par arriver au Caire, à toute vitesse. Là, ils se déchargèrent du beau Hassan, et le déposèrent, toujours endormi, sur un banc dans une rue près de la cour du palais qui était rempli de monde ; et ils le réveillèrent.

Hassan se réveilla, et fut dans le plus extrême ébahissement de ne plus se voir étendu dans la turbeh, sur la tombe de son père, à Bassra. Il regarda à droite. Il regarda à gauche. Et tout lui fut inconnu. Ce n’était plus la même ville, mais une ville tout à fait différente de Bassra. Il fut si surpris qu’il ouvrit la bouche pour crier ; mais aussitôt il vit devant lui un homme très grand et barbu, qui lui cligna de l’œil pour lui dire de ne pas crier. Et Hassan se retint. Cet homme (c’était le genni !) lui présenta une chandelle allumée, et lui enjoignit de se mêler à la foule des gens qui, tous, portaient des chandelles allumées pour accompagner la noce, et lui dit : « Sache que je suis un genni, un croyant ! C’est moi-même qui t’ai transporté ici, pendant ton sommeil. Cette ville, c’est le Caire. Je t’y ai transporté, car je te veux du bien, et je veux te rendre service pour rien, simplement pour l’amour d’Allah et pour ta beauté ! Prends donc cette chandelle allumée, mêle-toi à la foule et va avec elle jusqu’à ce hammam que tu vois. Là, tu verras sortir une espèce de petit bossu, qu’on conduira au palais ; tu suivras ! ou plutôt tu marcheras aux côtés du bossu, qui est un nouveau marié, et tu entreras avec lui dans ce palais, et, arrivé dans la grande salle de réunion, tu te mettras à droite du bossu nouveau marié, comme si tu étais de la maison. Et alors, chaque fois que tu verras arriver en face de vous autres un joueur d’instrument ou une danseuse ou une chanteuse, tu plongeras ta main dans ta poche que, par mes soins, tu trouveras toujours pleine d’or ; et tu prendras l’or à grandes poignées, sans hésiter, et tu le jetteras négligemment à tous ceux-là ! Et n’aie aucune crainte de voir l’or s’épuiser : je m’en charge ! Tu donneras donc une poignée d’or à tous ceux qui t’approcheront. Et prends un air sûr de toi, et ne crains rien ! Et fie-toi à Allah qui t’a créé si beau, et à moi aussi qui t’aime ! D’ailleurs, tout ce qui t’arrive là t’arrive par la volonté et la puissance d’Allah Très-Haut ! » À ces paroles, le genni disparut.

Alors Hassan Badreddine, de Bassra, à ces paroles de l’éfrit, se dit en lui-même : « Que peut bien signifier tout cela ? Et de quel service à me rendre a-t-il voulu parler, cet étonnant éfrit ? » Mais, sans s’arrêter davantage à s’interroger, il marcha, et ralluma sa chandelle, qui s’était éteinte, à la chandelle de l’un des invités, et arriva au hammam juste au moment où le bossu, qui avait fini de prendre son bain, en sortait à cheval et habillé tout de neuf.

Alors Hassan Badreddine, de Bassra, se mêla à la foule, et manœuvra si bien qu’il arriva en tête du cortège, aux côtés du bossu. C’est alors que toute la beauté de Hassan parut dans son merveilleux éclat. D’ailleurs, Hassan était toujours habillé de ses habits somptueux de Bassra : sur la tête, il avait comme coiffure un tarbouche entouré d’un magnifique turban de soie, tout brodé or et argent, et roulé à la mode de Bassra ; et il avait un manteau tissé avec la soie entremêlée de fils d’or. Et cela ne faisait que rehausser son air imposant et sa beauté.

Chaque fois donc qu’une chanteuse ou une danseuse se détachait du groupe des joueurs d’instruments, durant la marche du cortège, et s’approchait de lui, en face du bossu, aussitôt Hassan Badreddine plongeait la main dans sa poche et, la retirant pleine d’or, il jetait cet or par grosses poignées tout autour de lui, et il en mettait aussi de grosses poignées dans le petit tambour à grelots de la jeune danseuse ou de la jeune chanteuse, et le leur remplissait chaque fois ; et cela avec une façon et une grâce sans pareilles.

Aussi toutes ces femmes, ainsi que toute la foule, étaient dans la plus grande admiration, et, de plus, tous étaient ravis de sa beauté et de ses charmes.

Le cortège finit par arriver au palais. Là, les chambellans écartèrent la foule, et ne laissèrent entrer que les joueurs d’instruments et la troupe des danseuses et des chanteuses, derrière le bossu. Et personne autre.

Alors les chanteuses et les danseuses, à l’unanimité, interpellèrent les chambellans et leur dirent : « Par Allah ! vous avez raison d’empêcher les hommes d’entrer avec nous dans le harem, pour assister à l’habillement de la nouvelle mariée ! Mais nous refusons absolument, nous aussi, d’entrer, si vous ne faites entrer avec nous ce jeune homme qui nous a comblées de ses bienfaits ! Et nous refusons de faire fête à la mariée, à moins que ce ne soit en présence de ce jeune homme, notre ami ! »

Et, de force, les femmes s’emparèrent du jeune Hassan, et l’emmenèrent avec elles dans le harem, au milieu de la grande salle de réunion. Il était ainsi le seul homme, avec le petit palefrenier bossu, au milieu du harem, en dépit du nez du bossu qui ne put empêcher la chose. Dans la salle de réunion étaient assemblées toutes les dames, épouses des émirs, des vizirs et des chambellans du palais. Toutes ces dames s’alignèrent sur deux rangs, en tenant chacune une grande chandelle ; et toutes avaient le visage couvert de leur voilette de soie blanche, à cause de la présence des deux hommes. Et Hassan et le bossu nouveau marié passèrent entre les deux files et allèrent s’asseoir sur une estrade élevée, en traversant ces deux rangs de femmes qui s’étendaient depuis la salle de réunion jusqu’à la chambre nuptiale, d’où devait bientôt sortir la nouvelle mariée pour la noce.

À la vue de Badreddine Hassan, de sa beauté, de ses charmes, de son visage lumineux comme le croissant nouveau de la lune, les femmes, d’émotion, s’arrêtèrent de respirer, et sentirent leur raison s’envoler. Et chacune d’elles brûlait de pouvoir enlacer cet adolescent merveilleux, et se jeter dans son giron, et y rester attachée durant une année, ou un mois, ou tout au moins une heure, seulement le temps d’être chargée une fois, et de le sentir en elle !

À un moment donné, toutes ces femmes, à la fois, ne purent plus tenir davantage, et découvrirent leur visage en enlevant leur voile ! Et elles se montrèrent sans retenue, oubliant la présence du bossu ! Et elles se mirent toutes à s’approcher de Hassan Badreddine pour l’admirer de plus près, et pour lui dire une parole ou deux d’amour ou tout au moins pour lui faire un signe de l’œil qui pût lui faire voir combien elles le désiraient. D’ailleurs, les danseuses et les chanteuses renchérissaient encore là-dessus en racontant la générosité de Hassan, et en encourageant ces dames à le servir du mieux. Et les dames se disaient : « Allah ! Allah ! voilà un jeune homme ! Celui-là, oui ! peut dormir avec Sett El-Hosn ! Ils sont faits l’un pour l’autre ! Mais ce maudit bossu, qu’Allah le confonde ! »

Pendant que les dames, dans la salle, continuaient à louer Hassan et à faire des imprécations contre le bossu, soudain les joueuses d’instruments frappèrent sur leurs instruments, la porte de la chambre nuptiale s’ouvrit, et la nouvelle mariée, Sett El-Hosn, entourée des eunuques et des suivantes, fit son entrée dans la salle de réception.

Sett El-Hosn, la fille du vizir Chamseddine, entra au milieu des femmes, et elle brillait comme une houria, et les autres, à côté d’elle, n’étaient que des astres pour lui faire cortège, comme les étoiles entourent la lune sortant de dessous un nuage ! Elle était parfumée à l’ambre, au musc et à la rose ; elle s’était peignée, et sa chevelure brillait sous la soie qui la recouvrait ; ses épaules se dessinaient admirables sous les habits somptueux qui les recouvraient. Elle était, en effet, royalement vêtue ; entre autres choses, sur elle, elle avait une robe toute brodée d’or rouge, et, sur l’étoffe, étaient dessinées des figures de bêtes et d’oiseaux ; mais ce n’était là que la robe extérieure ; car pour les autres robes d’en dessous, Allah seul serait capable de les connaître et de les estimer à leur valeur ! Au cou, elle avait un collier qui pouvait valoir qui sait combien de milliers de dinars ! Chaque pierrerie qui le composait était si rare que nul homme, simple vivant, fût-il le roi en personne, n’en avait vu de semblables.

En un mot, Sett El-Hosn, la nouvelle mariée, était aussi belle que, durant sa quatorzième nuit, l’est la pleine lune !

Quant à Hassan Badreddine, de Bassra, il était toujours assis, faisant l’admiration de tout le groupe des dames. Aussi ce fut de son côté que se dirigea la nouvelle mariée. Elle s’approcha de l’estrade en imprimant à son corps des mouvements fort gracieux, de droite et de gauche. Alors, aussitôt, se leva le palefrenier bossu et se précipita pour l’embrasser. Mais elle le repoussa avec horreur, et se retourna lestement, et, d’un mouvement, se plaça devant le beau Hassan. Et dire que c’était son cousin, et qu’elle ne le savait pas, ni lui non plus !

À la vue de cette scène, toutes les femmes présentes se mirent à rire, surtout quand la jeune mariée s’arrêta devant le beau Hassan, pour lequel elle fut à l’instant consumée d’ardeur, et s’écria en levant les mains au ciel : « Allahoumma ! fais que ce beau garçon devienne mon époux ! Et débarrasse-moi de ce palefrenier bossu ! »

Alors Hassan Badreddine, selon l’avis du genni, plongea la main dans sa poche et la retira pleine d’or, et jeta l’or par poignées aux suivantes de Sett El-Hosn et aux danseurs et aux chanteuses, qui s’écrièrent : « Ah ! puisses-tu posséder, toi, la mariée ! » Et Badreddine sourit gentiment à ce souhait et à leurs compliments.

Quant au bossu, durant toute cette scène, il était délaissé avec mépris, et il siégeait tout seul, aussi laid qu’un singe. Et toutes les personnes qui s’approchaient par hasard de lui, en passant près de lui, éteignaient leur chandelle pour se moquer de lui. Et il resta ainsi tout le temps à se morfondre et à se faire du mauvais sang en son âme. Et toutes les femmes ricanaient en le regardant, et lui décochaient des plaisanteries salées. L’une lui disait : « Singe ! tu pourras te masturber à sec et copuler avec l’air ! » L’autre lui disait : « Vois ! tu es à peine aussi gros que le zebb de notre beau maître ! Et tes deux bosses sont juste la mesure de ses œufs ! » Une troisième disait : « S’il te donnait un coup avec son zebb, il t’enverrait à l’écurie sur ton derrière ! » Et tout le monde riait.

Quant à la nouvelle mariée, sept fois de suite, et chaque fois vêtue d’une façon différente, elle fit le tour de la salle, suivie de toutes les dames ; et elle s’arrêtait, après chaque tour, devant Hassan Badreddine El-Bassraoui. Et chaque robe nouvelle était de beaucoup plus belle que la précédente, et chaque parure dépassait infiniment les autres parures. Et tout le temps, pendant que la nouvelle mariée s’avançait ainsi lentement et pas à pas, les joueuses d’instruments faisaient merveille, et les chanteuses disaient les chansons les plus éperdument amoureuses et excitantes, et les danseuses, en s’accompagnant de leur petit tambour à grelots, dansaient comme des oiseaux ! Et, chaque fois, Hassan Badreddine El-Bassraoui ne manquait pas de jeter l’or par poignées en le répandant par toute la salle ; et toutes les femmes se précipitaient dessus pour avoir quelque chose à toucher de la main de l’adolescent. Il y en eut même qui profitèrent de l’hilarité et de l’excitation générales, du son des instruments et de la griserie du chant, pour simuler, étendues l’une sur l’autre par terre, une copulation, en regardant Hassan assis et souriant ! Et le bossu regardait tout cela fort désolé. Et sa désolation augmentait chaque fois qu’il voyait l’une des femmes se tourner vers Hassan, et, de la main étendue et abaissée brusquement, l’inviter, par signe, vers sa vulve ; ou une autre agiter son doigt du milieu, en clignant de l’œil ; ou une autre, en agitant ses hanches et en se tordant, faire claquer sa main droite ouverte sur sa main gauche fermée ; ou une autre, avec un geste encore plus lubrique, se taper sur les fesses et dire au bossu « Tu en mordras au temps des abricots ! » Et tout le monde de rire.

À la fin du septième tour, la noce était finie, car elle avait duré une bonne partie de la nuit. Aussi les joueuses d’instruments cessèrent de pincer leurs instruments, les danseuses et les chanteuses s’arrêtèrent, et, avec toutes les dames, elles passèrent devant Hassan, soit en lui baisant les mains, soit en lui touchant le pan de la robe ; et tout le monde sortit en regardant une dernière fois Hassan comme pour lui dire de rester là. Et, en effet, il ne resta plus dans la salle que Hassan, le bossu et la nouvelle mariée avec ses suivantes. Alors les suivantes conduisirent l’épouse dans la chambre de déshabillage, la déshabillèrent de ses robes une à une, et en disant chaque fois : « Au nom d’Allah ! » pour conjurer le mauvais œil. Puis elles partirent en la laissant seule avec sa vieille nourrice, qui, avant de la conduire dans la chambre nuptiale, devait attendre que le nouveau marié, le bossu, y arrivât le premier.

Le bossu se leva donc de l’estrade, et, voyant Hassan toujours assis, lui dit sur un ton très sec : « En vérité, seigneur, tu nous as grandement honorés de ta présence et tu nous as comblés de tes bienfaits cette nuit. Mais maintenant attends-tu, pour t’en aller d’ici, que l’on te chasse ? » Alors Hassan, qui, en somme, ne savait au juste ce qu’il devait faire, répondit en se levant : « Au nom d’Allah ! » et il se leva et sortit. Mais à peine était-il hors de la porte de la salle qu’il vit le genni apparaître et lui dire : « Où vas-tu ainsi, Badreddine ? Arrête-toi et écoute-moi bien et suis mes instructions. Le bossu vient d’aller au cabinet d’aisances ; et moi, je m’en charge ! Toi, en attendant, va de ce pas dans la chambre nuptiale, et quand tu verras entrer la nouvelle mariée, tu lui diras : « C’est moi qui suis ton vrai mari ! Le sultan, ton père, n’usa de ce stratagème que par crainte pour toi du mauvais œil des gens envieux ! Quant au palefrenier, c’est le plus misérable de nos palefreniers ; et, pour le dédommager, on lui prépare à l’écurie un bon pot de lait caillé pour qu’il s’en rafraîchisse à notre santé ! » Puis tu la prendras, sans crainte, et, sans hésiter, tu lui enlèveras son voile, et tu lui feras ce que tu lui feras ! » Puis le genni disparut.

Le bossu arriva, en effet, au cabinet d’aisances, pour se décharger avant d’arriver chez la nouvelle mariée, et s’accroupit sur le marbre, et commença ! Mais aussitôt le genni prit la forme d’un gros rat et sortit du trou du cabinet d’aisances, et fit entendre des cris de rat : « Zik ! zik ! » Et le palefrenier frappa des mains pour le faire fuir, et lui dit : « Hesch ! hesch ! » Aussitôt le rat se mit à grossir et devint un gros chat, aux yeux terriblement brillants, qui se mit à miauler de travers. Puis, comme le bossu continuait à faire ses besoins, le chat se mit à grossir et devint un gros chien qui aboya : « Haou ! haou ! » Alors le bossu commença à s’effrayer et lui cria : « Va-t’en, vilain ! » Alors le chien grossit et s’enfla et devint un âne, qui se mit à braire à la figure du bossu : « Hâk ! hi hâk ! » et aussi à péter avec un bruit terrible. Alors le bossu fut plein de terreur, sentit tout son ventre se fondre en diarrhée, et eut à peine la force de crier : « À mon secours, habitants de la maison ! » Alors, de crainte qu’il ne s’échappât de là, l’âne grossit encore et devint un buffle monstrueux, qui obstrua complètement la porte du cabinet d’aisances, et ce buffle, cette fois, parla avec la voix des hommes, et dit : « Malheur à toi, bossu de mon cul ! ô le plus infect des palefreniers ! » À ces paroles, le bossu sentit le froid de la mort l’envahir il glissa avec sa diarrhée sur les carreaux, par terre, à moitié habillé, et ses mâchoires claquèrent l’une sur l’autre, et finirent par se souder d’épouvante ! Alors le buffle lui cria : « Bossu de bitume ! n’as-tu pu trouver une autre femme à charger de ton ignoble outil, que ma maîtresse ? » Et le palefrenier, plein d’épouvante, ne put articuler un mot. Et le genni lui dit : « Réponds-moi, ou je te ferai mordre tes excréments ! » Alors le bossu, à cette effroyable menace, put dire : « Par Allah ! ce n’est point de ma faute ! On m’y a forcé ! Et d’ailleurs, ô souverain puissant des buffles, je ne pouvais point deviner que la jeune fille eût un amant parmi les buffles ! Mais, je le jure, je m’en répons et j’en demande pardon à Allah et à toi ! » Alors le genni lui dit : « Tu vas me jurer par Allah que tu vas obéir à mes ordres ! » Et le bossu se hâta de prêter serment. Alors le genni lui dit : « Tu vas rester ici toute la nuit jusqu’au lever du soleil ! Et alors seulement tu pourras t’en aller ! Mais tu ne diras pas un mot à personne de tout cela, sinon je te casserai la tête en mille morceaux ! Et jamais plus ne remets les pieds du côté de ce palais, dans le harem ! Sinon, je te le répète, je t’écraserai la tête et je t’enfouirai dans la fosse des excréments ! » Puis il ajouta : « Maintenant je vais te mettre dans une position dont je te défends de bouger jusqu’à l’aube ! » Alors le buffle saisit avec ses dents le palefrenier par les pieds et l’enfonça, la tête la première, au fond du trou béant de la fosse du cabinet d’aisances, et lui laissa seulement les pieds hors du trou. Et il lui répéta : « Et surtout prends bien garde de bouger ! » Puis il disparut.

Voilà pour le bossu !

Quant à Hassan Badreddine El-Bassraoui, il laissa le bossu et l’éfrit aux prises, et il pénétra dans les appartements privés, et de là dans la chambre nuptiale, où il s’assit tout au fond. Et à peine était-il là que la nouvelle mariée entra, soutenue par sa vieille nourrice qui s’arrêta à la porte en laissant Sett El-Hosn entrer seule. Et, sans distinguer qui était assis au fond, la vieille, croyant parler au bossu, lui dit : « Lève-toi, vaillant héros, prends ton épouse, et agis brillamment ! Et maintenant, mes enfants, qu’Allah soit avec vous ! » Puis elle se retira.

Alors l’épousée, Sett El-Hosn, le cœur bien faible, s’avança en se disant en elle-même : « Non ! plutôt rendre l’âme que de me livrer à cet immonde palefrenier bossu ! » Mais à peine eut-elle fait quelques pas qu’elle reconnut le merveilleux Badreddine ! Alors elle poussa un cri de félicité, et dit : « Ô mon chéri ! que tu es gentil de m’attendre pendant tout ce temps ! Tu es seul ? Quel bonheur ! Je t’avouerai que j’avais d’abord pensé, en te voyant assis, dans la salle de réunion, côte à côte avec le vilain bossu, que tous deux vous vous étiez associés sur moi ! » Badreddine répondit : « Ô ma maîtresse, que dis-tu là ? Comment veux-tu que ce bossu puisse te toucher ? Et comment pourrait-il être mon associé sur toi ? » Sett El-Hosn répondit : « Mais enfin qui de vous deux est mon mari, toi ou lui ? » Badreddine répondit : « C’est moi, maîtresse ! Toute cette farce du bossu n’a été montée que pour nous faire rire ; et aussi pour t’éviter le mauvais œil, car toutes les femmes du palais ont entendu parler de ta beauté unique ; et ton père a loué ce bossu pour qu’il servît de repoussoir au mauvais œil ; ton père l’a gratifié de dix dinars ; et maintenant, d’ailleurs, le bossu est à l’écurie en train d’avaler, à notre santé, un pot de lait caillé frais ! »

À ces paroles de Badreddine, Sett El-Hosn fut au comble du plaisir ; elle se prit à sourire gentiment et à rire plus gentiment encore ; puis, soudain, ne pouvant plus se retenir, elle s’écria : « Par Allah ! mon chéri, prends-moi ! prends-moi ! Serre-moi ! Fixe-moi sur ton giron ! » Et, comme Sett El-Hosn avait enlevé ses habits d’en dessous, elle se trouva être toute nue sous sa robe. Aussi, en disant ces paroles : « Fixe-moi sur ton giron ! » elle souleva légèrement sa robe à la hauteur de sa vulve et dévoila ainsi dans toute leur magnificence ses cuisses et son cul de jasmin. À cette vue et à l’aspect des détails de cette chair de houria, Badreddine sentit le désir faire le tour de son corps et soulever l’enfant endormi ! Et aussitôt il se leva avec hâte, se déshabilla et se défit de ses vastes culottes à plis innombrables ; il enleva la bourse contenant les mille dinars que lui avait donnés le juif de Bassra, et la mit sur le divan, au dessous des culottes ; puis il enleva son turban si beau et le mit sur une chaise et se couvrit d’un léger turban de nuit qu’on avait mis là pour le bossu ; et il ne resta vêtu que de la fine chemise en mousseline de soie brodée d’or et de l’ample caleçon en soie bleue, attaché à la taille avec un cordon à glands d’or.

Badreddine défit les cordons et s’élança sur Sett El-Hosn qui lui tendait tout son corps ; et ils s’enlacèrent ; et Badreddine enleva Sett El-Hosn et la renversa sur la couche, et fondit sur elle ! Il s’accroupit les jambes écartées, et saisit les cuisses de Sett El-Hosn et les attira à lui en les écartant. Et alors il pointa le bélier, qui était tout prêt, dans la direction du fort, et poussa ce vaillant bélier en l’enfonçant dans la brèche : et aussitôt la brèche céda. Et Badreddine exulta en constatant que la perle était imperforée, et que nul bélier avant le sien ne l’avait pénétrée ni même touchée du bout du nez ! Et il vérifia aussi que ce derrière de bénédiction n’avait jamais été chargé sous l’assaut d’un monteur !

Aussi, au comble de la jouissance, il lui ravit cette virginité, et se délecta tout à son aise au goût de cette jeunesse. Et, clou sur clou, le bélier fonctionna quinze fois de suite, à entrer et à sortir, sans interruption ; et il ne s’en trouva pas mal du tout.

Aussi, dès cet instant, sans aucun doute Sett El-Hosn fut engrossée, comme tu le verras dans la suite, ô émir des Croyants.

Comme Badreddine finissait d’enfoncer les quinze poteaux, il se dit : « C’est probablement assez, pour l’instant. » Et alors il s’étendit à côté de Sett El-Hosn, lui mit la main doucement sous la tête et Sett El-Hosn également l’entoura de ses bras ; et tous deux s’enlacèrent étroitement et, avant de s’endormir, se récitèrent ces strophes admirables :

Ne crains point ! Et que ta lance pénètre l’objet de ton amour ! Et néglige les conseils de l’envieux ; car ce n’est point ton envieux qui servira ton amour !

Songe ! le Clément n’a point créé un spectacle plus beau que celui de deux amants enlacés sur leur couche !

Regarde-les ! les voici collés l’un sur l’autre, couverts de bénédictions ! Leurs mains et leurs bras leur servent d’oreillers !

Lorsque le monde voit deux cœurs liés par l’ardente passion, il essaie de les frapper avec le fer froid !

Mais toi, passe outre ! Toutes les fois que ta destinée met une beauté sur ta route, c’est elle qu’il faut aimer ; c’est avec elle qu’il faut vivre, uniquement !

Voilà pour Hassan Badreddine et Sett El-Hosn, la fille de son oncle !

Quant au genni, il se hâta d’aller chercher la gennia, sa compagne, et tous deux vinrent admirer les deux jeunes gens endormis, après avoir assisté à leurs jeux et compté les coups de bélier. Puis l’éfrit dit à l’éfrita, sa compagne : « Allons, ma sœur, tu vois que j’avais raison ! » Puis il ajouta : « Maintenant il faut qu’à ton tour tu enlèves le jeune homme, et que tu le transportes au même endroit où je l’avais pris, au cimetière de Bassra, dans la turbeh de son père Noureddine ! Et fais vite, et moi, je t’y aiderai, car voici le matin qui va paraître ; et il ne faut pas, vraiment ! » Alors l’éfrita souleva le jeune Hassan endormi, le chargea sur ses épaules, habillé tel qu’il était avec la chemise seulement, car le caleçon n’avait pu tenir au milieu de ses ébats, et elle s’envola avec lui, suivie de près par l’éfrit. À un moment donné, dans cette course à travers l’air, l’éfrit eut des idées lubriques sur l’éfrita, et voulut la violer ainsi chargée du beau Hassan ; et l’éfrita se serait bien laissé faire par l’éfrit ; mais elle eut peur pour Hassan. D’ailleurs, Allah intervint heureusement, et envoya contre l’éfrit des anges qui lancèrent sur lui une colonne de feu qui le brûla. Et l’éfrita et Hassan furent ainsi délivrés du terrible éfrit qui les aurait peut-être abîmés : car l’éfrit est terrible en copulation ! Alors l’éfrita descendit à terre, à l’endroit même où avait été précipité l’éfrit avec lequel elle aurait bien copulé, sans la présence de Hassan pour lequel elle craignait beaucoup.

Or, il était écrit de par le Destin que l’endroit où l’éfrita déposerait le jeune Hassan Badreddine, en n’osant plus le porter plus loin à elle seule, serait tout près de la ville de Damas, dans le pays de Scham[7]. Alors l’éfrita porta Hassan tout près de l’une des portes de la ville, le déposa doucement à terre, et s’envola.

Au lever du jour, on ouvrit les portes de la ville, et les gens, en sortant, furent bien étonnés de voir ce merveilleux adolescent endormi, habillé seulement d’une chemise, portant sur la tête, au lieu d’un turban, un bonnet de nuit, et, de plus, sans caleçon ! Et ils se dirent : « C’est étonnant ce qu’il a dû veiller, pour maintenant être enfoncé dans un si profond sommeil ! » Mais d’autres dirent : « Allah ! Allah ! le bel adolescent ! Heureuse et pleine de chance la femme qui a couché avec lui ! Mais pourquoi est-il ainsi tout nu ? » D’autres répondirent : « Probablement le pauvre jeune homme aura passé au cabaret plus de temps qu’il ne fallait ! Et il a bu plus que sa capacité ! Et en rentrant, le soir, il a dû trouver les portes de la ville fermées, et il s’est décidé à dormir par terre ! »

Or, pendant qu’ils s’entretenaient ainsi, la brise du matin se leva et vint caresser le beau Hassan et souleva sa chemise : on vit alors apparaître un ventre, un ombilic, des cuisses et des jambes, le tout comme le cristal ! un zebb et des œufs fort bien proportionnés. Et cette vue émerveilla tous les gens qui admiraient tout cela.

À ce moment, Badreddine se réveilla et se vit étendu près de cette porte inconnue et entouré par tous ces gens ; aussi fut-il fort surpris et s’écria : « Où suis-je, bonnes gens ? Dites-le moi, je vous prie ! Et pourquoi m’entourez-vous ainsi ? Qu’y a-t-il donc ! » Ils répondirent : « Pour nous, nous nous sommes arrêtés pour te regarder, simplement pour le plaisir ! Mais, pour toi, ne sais-tu pas que tu es à la porte de Damas ? Où donc as-tu pu passer la nuit pour être ainsi tout nu ? » Hassan répondit : « Par Allah ! bonnes gens, que me dites-vous ? Moi, j’ai passé la nuit au Caire. Et vous dites que je suis à Damas ? » Alors tous furent dans la plus grande hilarité, et l’un d’eux dit : « Ô le grand mangeur de haschich ! » Et d’autres dirent : « Mais sûrement tu es fou ! Quel dommage qu’un si merveilleux adolescent soit fou ! » Et d’autres dirent : « Mais enfin quelle est cette étrange histoire que tu nous racontes là ? » Alors Hassan Badreddine dit : « Par Allah ! bonnes gens, je ne mens jamais ! Je vous assure donc, et je vous répète, qu’hier j’ai passé la nuit au Caire, et avant-hier à Bassra, ma ville ! » À ces paroles, l’un s’écria : « Quelle chose étonnante ! » Un autre : « C’est un fou ! » Et quelques-uns se mirent à se ployer de rire et à frapper leurs mains l’une contre l’autre. Et d’autres dirent : « En vérité, n’est-ce point dommage que cet admirable adolescent ait perdu ainsi la raison ! Mais aussi quel fou incomparable ! » Et un autre plus sage, lui dit : « Mon fils reprends un peu tes sens. Et ne dis pas de pareilles sottises. » Alors Hassan dit : « Je sais ce que je dis. Et, de plus, apprenez que durant cette nuit d’hier, au Caire, j’ai passé de fort agréables moments comme nouveau marié ! » Alors tous furent de plus en plus persuadés de sa folie ; et l’un d’eux en riant s’écria : « Vous voyez bien que le pauvre jeune homme s’est marié en rêve ! Était-ce bon, le mariage en rêve ? Combien de fois ? Était-ce une houria ou une putain ? » Mais Badreddine commença à être fort contrarié, et leur dit : « Eh bien, oui ! c’était une houria ! Et je n’ai point copulé en rêve, mais quinze fois entre ses cuisses ; et j’ai pris la place d’un infect bossu, et j’ai même mis le bonnet de nuit qui lui était destiné, et que voici ! » Puis il réfléchit un instant et s’écria : « Mais, par Allah ! braves gens, où est mon turban, où est mon caleçon, où sont ma robe et mes culottes ? Et surtout où est ma bourse ? »

Et Hassan se leva, et chercha autour de lui ses habits. Et tout le monde alors se mit à cligner de l’œil et à se faire signe que l’adolescent était absolument fou.

Alors le pauvre Hassan se décida à entrer en ville dans son accoutrement, et il fut bien obligé de traverser les rues et les souks, au milieu d’un grand cortège d’enfants et de personnes qui criaient : « C’est un fou ! c’est un fou ! » et le pauvre Hassan ne savait plus que devenir, quand Allah eut peur que ce beau garçon ne fût violenté, et il le fit passer à côté de la boutique d’un pâtissier qui venait justement d’ouvrir sa boutique. Et Hassan se précipita dans la boutique, s’y réfugia ; et comme ce pâtissier était un solide gaillard dont les exploits étaient fort réputés en ville, tout le monde eut peur et se retira, laissant Hassan tranquille.

Lorsque le pâtissier, qui s’appelait El-Hadj Abdallah, vit le jeune Hassan Badreddine, il put l’examiner à son aise, et il s’émerveilla à l’aspect de sa beauté, de ses charmes et de ses dons naturels ; et à l’instant même l’amour emplit son cœur, et il dit au jeune Hassan : « Ô jeune garçon gentil, dis-moi, d’où viens-tu ? et sois sans crainte ; raconte-moi ton histoire, car je t’aime déjà plus que mon âme ! » Alors Hassan raconta toute son histoire au pâtissier Hadj Abdallah, et cela depuis le commencement jusqu’à la fin.

Le pâtissier fut extrêmement émerveillé, et dit à Hassan : « Mon jeune seigneur Badreddine, cette histoire est, en vérité, fort surprenante, et ton récit est extraordinaire. Mais, ô mon enfant, je te conseille de n’en plus parler à personne, car c’est dangereux de faire des confidences. Et je t’offre ma boutique, et tu demeureras avec moi, et cela jusqu’à ce qu’Allah daigne finir les disgrâces dont tu es affligé. D’ailleurs, moi, je n’ai point d’enfants, et tu me rendrais fort heureux si tu voulais m’accepter comme père ! Et moi je t’adopterai pour mon fils ! » Alors Hassan Badreddine lui répondit : « Brave oncle ! qu’il soit fait selon ton désir ! »

Aussitôt le pâtissier alla au souk, et acheta des habits somptueux dont il revint le vêtir. Puis il l’emmena chez le kadi, et, devant témoins, il adopta Hassan Badreddine pour son fils.

Et Hassan resta dans la boutique du pâtissier, comme son fils ; et c’est lui qui touchait l’argent des clients, et qui leur vendait les pâtisseries, les pots de confitures, les porcelaines remplies de crème et toutes les douceurs réputées dans Damas ; et il apprit en peu de temps l’art de la pâtisserie, pour lequel il avait un penchant tout particulier, à cause des leçons que lui avait données sa mère, la femme du vizir Noureddine de Bassra, qui préparait les pâtisseries et les confitures devant lui pendant son enfance.

Et la beauté de Hassan, le beau jeune homme de Bassra, le fils adoptif du pâtissier, fut connue de toute la ville de Damas ; et la boutique du pâtissier El-Hadj Abdallah devint la boutique la plus achalandée de toutes les boutiques des pâtissiers de Damas.

Voilà pour Hassan Badreddine !

Mais, pour ce qui est de la nouvelle mariée Sett El-Hosn, la fille du vizir Chamseddine du Caire, voici !

Lorsque Sett El-Hosn se réveilla, le matin de cette première nuit de noces, elle ne trouva pas le beau Hassan à côté d’elle. Aussi elle s’imagina que Hassan était allé au cabinet d’aisances ! Et elle se mit à attendre son retour.

Sur ces entrefaites, le vizir Chamseddine, son père, vint la trouver pour prendre de ses nouvelles. Et il était fort anxieux. Et il était fort révolté en son âme de l’injustice du sultan qui l’avait obligé à marier ainsi la belle Sett El-Hosn, sa fille, avec le palefrenier bossu. Et, avant d’entrer chez sa fille, le vizir s’était dit : « Certainement, je tuerai ma fille si je sais qu’elle s’est livrée à cet immonde bossu ! »

Il frappa donc à la porte de la chambre nuptiale, et appela : « Sett El-Hosn ! » Elle répondit de l’intérieur : « Oui, mon père, je cours t’ouvrir ! » Et elle se leva à la hâte, et courut ouvrir à son père. Et elle était encore devenue plus belle que d’habitude, et son visage était comme éclairé, et son âme toute réjouie d’avoir senti les étreintes merveilleuses de ce beau cerf ! Aussi elle arriva toute coquette devant son père, et s’inclina et embrassa ses mains. Mais son père, à cette vue de sa fille réjouie au lieu d’être affligée de son union avec le bossu, s’écria « Ah ! fille éhontée ! Comment oses-tu paraître devant moi avec cette figure réjouie après avoir couché avec cet infect palefrenier bossu ? » À ces paroles Sett El-Hosn se prit à sourire d’un air entendu, et dit : « Par Allah ! ô père, la plaisanterie a assez duré ! C’est déjà pour moi fort suffisant d’avoir été la risée de tous les invités qui me plaisantaient sur mon prétendu époux, ce bossu qui ne vaut même pas la rognure d’ongle de mon bel amoureux, mon vrai mari de cette nuit ! Oh ! cette nuit ! comme elle a été pleine de délices pour moi aux côtés de mon bien-aimé ! Cesse donc cette plaisanterie, mon père, et ne me parle plus de ce bossu ! » À ces paroles de sa fille, le vizir fut plein de courroux, et ses yeux devinrent bleus de fureur, et il s’écria : « Malheur ! Que dis-tu là ? Comment ! le bossu n’a pas couché avec toi dans cette chambre ? » Elle répondit : « Par Allah sur toi, ô père ! assez me citer le nom de ce bossu ! Qu’Allah le confonde, lui et son père et sa mère et toute sa famille ! Tu sais bien que je connais maintenant la supercherie que tu as faite pour que j’évite le mauvais œil ! » Et elle donna tous les détails des noces et de la nuit à son père. Et elle ajouta : « Oh ! comme j’étais bien, enfoncée dans le giron de mon bien-aimé mari, le bel adolescent aux manières raffinées, aux splendides yeux noirs, aux sourcils arqués ! »

À ces paroles, le vizir s’écria : « Ma fille, es-tu donc folle ? Que dis-tu ? Et où est-il ce jeune homme que tu nommes ton mari ? » Sett El-Hosn répondit : « Il est allé au cabinet d’aisances ! » Alors le vizir, fort inquiet, se précipita au dehors et courut vers le cabinet d’aisances. Et il y trouva le bossu les pieds en l’air et la tête enfoncée profondément dans le trou du cabinet, et immobile ! Et le vizir, extrêmement stupéfait, s’écria : « Que vois-je ? n’est-ce point toi, bossu ? » Et il répéta sa question à haute voix. Mais le bossu ne répondit point, car, toujours terrifié, il s’imagina que c’était le genni qui lui parlait…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA VINGT-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que Giafar continua ainsi l’histoire au khalifat Haroun Al-Rachid :


Le terrifié bossu, pensant que c’était le genni qui lui parlait, eut une peur terrible de répondre. Alors le vizir s’écria, furieux : « Réponds-moi, maudit bossu, ou je vais te trancher le corps avec ce glaive ! » Alors le bossu, la tête toujours enfoncée dans le trou, répondit du fond : « Par Allah ! ô chef des éfrits et des genn, aie pitié de moi ! je te jure que je n’ai pas bougé d’ici toute la nuit, et je t’ai obéi ! » À ces paroles le vizir ne sut plus que penser, et s’écria : « Mais que dis-tu là ? Je ne suis pas un éfrit. Je suis le père de la mariée. » Alors le bossu poussa un gros soupir, et dit : « Toi, tu peux filer d’ici ! Je n’ai rien à voir avec toi ! File vite avant que ne vienne le terrible éfrit ravisseur des âmes ! D’ailleurs, je ne veux plus te voir ; tu es la cause de mon malheur ; tu m’as donné en mariage l’amante des buffles, des ânes et des éfrits ! Maudit sois-tu, toi et ta fille et tous les malfaiteurs ! » Alors le vizir lui dit : « Fou ! allons, sors d’ici, que je puisse entendre un peu ce que tu racontes ! » Mais le bossu répondit : « Je suis peut-être fou, mais je ne serai pas assez insensé pour m’en aller d’ici sans la permission du terrible éfrit ! Car il m’a bien défendu de sortir du trou avant le lever du soleil. Va-t’en donc et laisse-moi en paix ici ! Mais, dis-moi avant, est-ce que le soleil va tarder encore à se lever, ou non ? » Et le vizir, de plus en plus perplexe, répondit : « Mais qu’est-ce donc que cet éfrit dont tu parles ? » Alors le bossu lui raconta l’histoire, son arrivée au cabinet d’aisances où satisfaire ses besoins avant d’entrer chez la nouvelle mariée, l’apparition de l’éfrit sous diverses formes, rat, chat, chien, âne et buffle, et enfin la défense faite et le traitement subi. Puis le bossu se mit à gémir.

Alors le vizir s’approcha du bossu, le saisit par les pieds, et le tira hors du trou. Et le bossu, la figure toute barbouillée et jaune et misérable, cria à la figure du vizir : « Maudit sois-tu, toi et ta fille, l’amante des buffles ! » Et, de crainte de voir apparaître de nouveau l’éfrit, le terrifié bossu se mit à courir de toutes ses forces, en hurlant et en n’osant pas se retourner. Et il arriva au palais, et monta chez le sultan, et lui raconta son aventure avec l’éfrit.

Quant au vizir Chamseddine, il revint comme fou chez sa fille Sett El-Hosn, et lui dit : « Ma fille, je sens ma raison s’envoler ! Éclaire-moi sur cette aventure ! » Alors Sett El-Hosn dit : « Sache donc, mon père, que le jeune homme charmant qui eut l’honneur de la noce pendant toute la nuit, a couché avec moi et a joui de ma virginité ; et sûrement je ferai un enfant. Et, pour te donner une preuve de ce que je t’affirme, voici son turban sur la chaise, ses culottes sur le divan, et son caleçon dans mon lit. De plus, tu trouveras dans ses culottes une chose qu’il y a cachée et que je n’ai pu deviner. » À ces paroles, le vizir se dirigea vers la chaise, et prit le turban et l’examina et le retourna dans tous les sens, puis s’écria : « Mais c’est là un turban comme celui des vizirs de Bassra et de Mossoul ! » Puis il déroula l’étoffe, et trouva sur le bonnet un pli cousu, qu’il se hâta de prendre ; il examina ensuite les culottes et les souleva et y trouva la bourse de mille dinars que le Juif avait donnée à Hassan Badreddine. Dans cette bourse, il y avait en outre un petit papier sur lequel ces mots étaient écrits de la main du Juif : « J’affirme, moi tel, commerçant à Bassra, avoir livré cette somme de mille dinars, de gré à gré, au seigneur Hassan Badreddine, fils du vizir Noureddine qu’Allah ait en grâce ! pour le chargement du premier navire qui aura abordé à Bassra ! » À la lecture de ce papier, le vizir Chamseddine jeta un grand cri et tomba évanoui. Quand il revint à lui, il se hâta d’ouvrir le pli trouvé dans le turban, et immédiatement il reconnut l’écriture de son frère Noureddine. Et alors il se mit à pleurer et à se lamenter en disant : « Ah ! mon pauvre frère, mon pauvre frère ! »

Lorsqu’il se fut un peu calmé, il dit : « Allah est tout puissant ! » Puis il dit à sa fille : « Ma fille, sais-tu le nom de celui auquel tu t’es donnée cette nuit ? C’est mon neveu, le fils de ton oncle Noureddine, c’est Hassan Badreddine ! Et ces mille dinars, c’est ta dot ! Qu’Allah soit loué ! » Puis il récita ces deux strophes :

Je revois ses traces et aussitôt, tout entier, je fonds de désir, je fonds entièrement ! Et au souvenir de la demeure de bonheur, je verse toutes les larmes de mes yeux.

Et je me demande, et je crie sans réponse : « Qui m’a ainsi arraché loin de lui ! Oh ! que celui-là, l’auteur de mes peines, ait pitié et me permette le retour !

Ensuite il relut avec attention le mémoire de son frère, et il y trouva relatée toute l’histoire de Noureddine et la naissance de son fils Badreddine. Et il fut fort émerveillé, surtout quand il eut vérifié et confronté les dates données par son frère avec les dates de son propre mariage au Caire et de la naissance de sa fille Sett El-Hosn. Et il trouva que ces dates se correspondaient point par point.

Il fut si émerveillé qu’il se hâta d’aller trouver le sultan et de lui raconter toute l’histoire, en lui montrant les papiers. Et le sultan, à son tour, fut si émerveillé qu’il ordonna aux écrivains du palais de relater cette histoire admirable et de la conserver soigneusement dans l’armoire.

Quant au vizir Chamseddine, il revint à la maison près de sa fille, et se mit à attendre le retour de son neveu, le jeune Hassan Badreddine. Mais il finit par constater que Hassan avait disparu, sans arriver à en comprendre la cause, et il se dit : « Par Allah ! quelle aventure extraordinaire est cette aventure ! En vérité, on n’en a jamais vu de pareille !… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin, et, discrète, arrêta son récit pour ne point fatiguer le sultan Schahriar, roi des îles de l’Inde et de la Chine !

MAIS LORSQUE FUT
LA VINGTIÈME-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que Giafar Al-Barmaki, vizir du roi Haroun Al-Rachid, continua ainsi l’histoire au khalifat :


Lorsque le vizir Chamseddine vit que son neveu Hassan Badreddine avait disparu, il se dit : « Il est prudent, car le monde est fait de vie et de mort ! que je prenne mes précautions pour que, à son retour, mon neveu Hassan puisse voir la maison dans l’état même où il l’a laissée ! » Le vizir Chamseddine prit donc une écritoire et un calam et une feuille de papier, et inscrivit, objet par objet, toutes les choses et tous les meubles de sa maison. Ainsi il écrivit : « Telle armoire est située en tel endroit ; tel rideau est en tel endroit » ; et ainsi de suite… Quant il eut fini, il cacheta le papier après l’avoir lu à sa fille Sett El-Hosn, et le serra soigneusement dans la caisse à papiers. Après cela, il ramassa le turban, le bonnet, les culottes, la robe et la bourse, et en fit un paquet qu’il enferma avec beaucoup de soin.

Quant à Sett El-Hosn, la fille du vizir, elle devint grosse en effet, à la suite de sa première nuit de noces ; et, au bout de neuf mois pleins, elle accoucha à terme d’un fils comme la lune, qui ressemblait à son père en tous points, aussi beau ! aussi gentil ! aussi parfait ! À sa naissance, les femmes le nettoyèrent et lui noircirent les yeux avec du kohl ; puis on lui coupa le cordon, et on le confia aux bonnes et à la nourrice. Et, à cause de sa beauté surprenante, on le nomma Agib[8].

Lorsque l’admirable Agib eut atteint, jour par jour, mois par mois, année par année, l’âge de sept ans, le vizir Chamseddine, son aïeul, l’envoya à l’école d’un maître fort réputé, et le recommanda beaucoup à ce maître d’école. Et Agib, tous les jours, accompagné de l’esclave noir Saïd, le bon eunuque de son père, allait à l’école, pour revenir à midi et le soir à la maison. Et il alla ainsi à l’école durant cinq ans, jusqu’à ce qu’il eût ainsi atteint l’âge de douze ans. Mais, pendant ce temps, Agib s’était rendu insupportable aux autres enfants de l’école ; il les battait et les injuriait et leur disait : « Qui de vous est comme moi ? Je suis le fils du vizir d’Égypte ! » À la fin, les enfants se réunirent, et allèrent porter plainte au maître d’école contre les mauvais procédés d’Agib. Alors le maître d’école, qui voyait que les exhortations au fils du vizir étaient vaines et qui, à cause de son père le vizir, ne voulait pas lui-même le renvoyer, dit aux enfants : « Je vais vous enseigner une chose que vous lui direz, et qui l’empêchera dorénavant de revenir à l’école. Demain donc, pendant le temps du jeu, réunissez-vous tous autour d’Agib et dites-vous les uns aux autres : « Par Allah ! nous allons jouer à un jeu fort intéressant ! Mais nul ne pourra prendre part à ce jeu qu’à la condition de dire à haute voix son nom et le nom de son père et de sa mère ! Car celui qui ne pourra pas dire le nom de son père et de sa mère sera considéré comme un fils adultérin et ne pourra jouer avec nous ! »

Aussi, le matin, à l’arrivée d’Agib à l’école, les enfants se réunirent autour de lui, se concertèrent entre eux, et l’un d’eux s’écria : « Ah, vraiment oui ! c’est un jeu merveilleux ! Mais nul ne pourra jouer à ce jeu qu’à la condition de dire son nom et le nom de son père et de sa mère ! Allons ! chacun à son tour ! » Et il leur cligna de l’œil.

Alors un des enfants s’avança et dit : « Moi, je m’appelle Nabih ! Ma mère s’appelle Nabiha ! Et mon père s’appelle Izeddine ! » Puis un autre s’avança et dit : « Moi, je m’appelle Naguib ! Ma mère s’appelle Gamila ! Et mon père s’appelle Mustapha ! » Puis le troisième et le quatrième et d’autres aussi dirent de la même manière. Quand vint le tour d’Agib, Agib très fier dit : « Moi, je suis Agib ! Ma mère est Sett El-Hosn ! Et mon père est Chamseddine, vizir d’Égypte ! »

Alors les enfants s’écrièrent tous : « Non, par Allah ! le vizir n’est point ton père ! » Et Agib furieux s’écria : « Qu’Allah vous confonde ! Le vizir est mon père, en vérité ! » Mais les enfants se mirent à ricaner et à frapper des mains, et lui tournèrent le dos en lui criant : « Va-t’en ! tu ne connais pas le nom de ton père ! Chamseddine n’est point ton père ! C’est ton grand-père, le père de ta mère ! Tu ne joueras pas avec nous ! » Et les enfants se débandèrent en éclatant de rire.

Alors Agib sentit sa poitrine se rétrécir, et fut étranglé par les sanglots ! Mais aussitôt le maître d’école s’approcha de lui et lui dit : « Comment, Agib, ne sais-tu pas encore que le vizir n’est point ton père, mais ton grand-père, le père de ta mère Sett El-Hosn ! Quant à ton père, ni toi, ni nous, ni personne ne le connaît. Car le sultan avait marié Sett El-Hosn au palefrenier bossu ; mais le palefrenier ne put coucher avec Sett El-Hosn, et il a raconté par toute la ville que, la nuit de ses noces, les genn l’avaient enfermé, lui palefrenier, pour coucher, eux, avec Sett El-Hosn. Et il a raconté aussi des histoires étonnantes de buffles et d’ânes et de chiens et autres êtres semblables. Ainsi donc, Agib, nul ne connaît le nom de ton père ! Sois donc humble devant Allah et tes camarades qui te considèrent comme un fils adultérin. D’ailleurs, Agib, tu es absolument dans la même situation qu’un enfant vendu sur le marché qui ne connaîtrait point son père. Encore une fois, sache que le vizir Chamseddine est ton grand-père seulement, et que ton père est inconnu. Sois donc modeste dorénavant. »

À ce discours du maître d’école, le petit Agib s’enfuit en courant chez sa mère Sett El-Hosn, et il était tellement étranglé par les pleurs qu’il ne put d’abord rien articuler. Alors sa mère se mit à le consoler, et, le voyant tellement ému, son cœur fondit de pitié, et elle lui dit : « Mon enfant, dis à ta mère la cause de ce chagrin ! » et elle l’embrassa et le caressa. Alors le petit Agib lui dit : « Dis-moi, ma mère, quel est mon père ? » Et Sett El-Hosn fort étonnée lui dit : « Mais c’est le vizir ! » Et Agib lui répondit en pleurant : « Oh, non ! il n’est pas mon père ! Ne me cache pas la vérité ! Le vizir est ton père, à toi ! Mais il n’est pas mon père ! Non, non ! Dis-moi la vérité ou je vais tout de suite me tuer avec ce poignard-ci ! » Et le petit Agib répéta à sa mère les paroles du maître d’école.

Alors, au souvenir de son cousin et mari, la belle Sett El-Hosn se mit à se rappeler sa première nuit de noces et toute la beauté et tous les charmes du merveilleux Hassan Badreddine El-Bassri ! Et, à ce souvenir, elle pleura d’émotion, et soupira ces strophes :

Il alluma le désir dans mon cœur et s’en alla au loin ! Il s’en alla hors de la demeure !

Ma pauvre raison partie ne reviendra qu’à son retour ! Mais moi, en attendant, j’ai perdu le sommeil apaisant et toute ma patience !

Il me quitta, et avec lui mon bonheur me quitta, et il me ravit le repos ! Et depuis lors j’ai perdu tout repos !

Il me quitta, et les larmes de mes yeux pleurent son absence ; elles coulent et leurs ruisseaux rempliraient les mers ;

Qu’un jour puisse se passer sans que mon désir ne me reporte vers lui, sans que mon cœur ne palpite de la douleur de son absence,

Aussitôt son image se lève devant moi, se lève devant mon âme, et je redouble d’amour, de désirs et de souvenirs !

Oh ! c’est toujours lui dont l’image aimée se présente la première à mes yeux dès la première heure du jour ! Et c’est toujours ainsi, car je n’ai point d’autre pensée, ni d’autres amours !

Puis elle ne fit que sangloter. Et Agib, voyant sa mère pleurer, se mit lui aussi à pleurer. Et, pendant que chacun pleurait de son côté, le vizir Chamseddine, entendant des cris et des pleurs entra. Et il fut aussi fort tourmenté et eut le cœur en peine en voyant ainsi pleurer ses enfants, et il leur dit : « Mes enfants, pourquoi pleurez-vous ainsi ? » Alors Sett El-Hosn lui raconta l’aventure du petit Agib avec les enfants de l’école. Et le vizir, à cette histoire, se ressouvint de tous les malheurs passés, déjà arrivés à lui, à son frère Noureddine, à son neveu Hassan Badreddine et enfin au petit Agib, et, à tous ces souvenirs réunis, il ne put s’empêcher de pleurer lui aussi. Et, désespéré, il monta chez le sultan, lui raconta toute l’histoire, lui dit que cette situation ne pouvait plus durer pour son nom et le nom de ses enfants, et lui demanda la permission de partir vers les pays du Levant pour atteindre la ville de Bassra où il comptait retrouver son neveu Hassan Badreddine. Puis il demanda également au sultan de lui écrire des décrets qu’il prendrait avec lui et qui lui permettraient, dans tous les pays où il irait, de faire les recherches nécessaires pour retrouver et ramener son neveu. Puis il se mit à pleurer amèrement. Et le sultan eut le cœur touché, et lui écrivit les décrets nécessaires pour tous les pays et toutes les provinces. Alors le vizir fut fort réjoui, et fit beaucoup de remerciements au sultan et aussi beaucoup de vœux pour sa grandeur, et se prosterna en baisant la terre entre ses mains ; puis il prit congé et sortit. Et, à l’heure même, il fit les préparatifs nécessaires pour le départ ; puis il emmena sa fille Sett El-Hosn et le petit Agib, et partit.

Ils marchèrent le premier jour, puis le deuxième jour et le troisième jour et ainsi de suite, dans la direction de Damas, et enfin ils arrivèrent avec sécurité à Damas. Et ils s’arrêtèrent tout près des portes, au Midan de Hasba, et ils y dressèrent leurs tentes pour se reposer deux jours avant de continuer leur route. Et ils trouvèrent que Damas était une ville admirable, pleine d’arbres et d’eaux courantes, et qu’elle était bien la ville chantée par le poète :

À Damas, j’ai passé un jour et une nuit. Damas ! Son créateur a juré que jamais plus il ne pourrait faire œuvre pareille !

La nuit couvre Damas de ses ailes, amoureusement. Et le matin étend sur elle l’ombrage des arbres touffus.

La rosée sur les branches de ses arbres n’est point rosée, mais perles, perles neigeant au gré de la brise qui les secoue !

Là, dans ses bosquets, c’est la nature qui fait tout : l’oiseau fait sa lecture matinale ; l’eau vive, c’est la page blanche ouverte ; la brise répond et écrit sous la dictée de l’oiseau, et les blancs nuages font pleuvoir leurs gouttes pour l’écriture !

Aussi les gens du vizir ne manquèrent pas d’aller visiter la ville et ses souks pour acheter les choses dont ils avaient besoin et aussi pour vendre les choses rapportées d’Égypte ; et ils ne manquèrent pas d’aller prendre des bains dans les hammams fameux et d’aller à la mosquée des Bani-Ommiah[9], située au centre de la ville et qui n’a pas sa pareille dans le monde entier.

Quant à Agib, lui aussi, accompagné du bon eunuque Saïd, il alla se distraire en ville. Et l’eunuque marchait à quelques pas derrière lui et tenait à la main un fouet capable d’assommer un chameau ; car il connaissait de réputation les habitants de Damas et voulait avec ce fouet les empêcher de s’approcher du joli Agib, son maître. Et, en effet, il ne se trompait pas ; car, à peine eurent-ils vu le bel Agib, les habitants de Damas remarquèrent combien il était gracieux et charmant, et qu’il était plus doux que la brise du Nord, plus délicieux au goût que l’eau fraîche au palais de l’altéré, plus exquis que la santé au convalescent ; et aussitôt tous les gens de la rue et des maisons et des boutiques se mirent à courir derrière Agib et l’eunuque, et à suivre Agib tout le temps sans le quitter, malgré le grand fouet de l’eunuque ; et d’autres couraient encore plus vite, dépassaient Agib, et s’asseyaient par terre sur son passage pour le contempler mieux et plus longuement. Enfin, par la volonté du Destin, Agib et l’eunuque arrivèrent devant une boutique de pâtissier, et, pour échapper à cette foule indiscrète, ils s’arrêtèrent.

Or, cette boutique était justement celle de Hassan Badreddine, père d’Agib. Le vieux pâtissier, le père adoptif de Hassan, était mort, et Hassan avait hérité de la boutique. Donc, ce jour-là, Hassan était en train de préparer un délicieux plat avec des graines de grenade et d’autres choses sucrées et savoureuses. Aussi, lorsqu’il vit Agib et l’esclave s’arrêter, Hassan fut charmé par la beauté du petit Agib, et non seulement charmé, mais ému d’une façon divine et toute cordiale et tout à fait extraordinaire, et il s’écria plein d’amour : « Ô mon jeune seigneur, toi qui viens de conquérir mon cœur et qui règnes déjà sur mon être intime, toi vers lequel je me sens tout attiré du fond de mes entrailles, peux-tu me faire l’honneur d’entrer dans ma boutique ? peux-tu me faire ce plaisir de goûter à mes douceurs, simplement par compassion ! » Et à ces paroles, Hassan, malgré lui, eut les yeux remplis de larmes, et il pleura beaucoup au souvenir qui lui revenait en même temps de sa situation passée et de son sort présent.

Lorsque Agib entendit les paroles de son père, il eut aussi le cœur tout attendri, et il se tourna vers l’esclave et lui dit : « Saïd ! ce pâtissier vient de m’attendrir le cœur. Je m’imagine qu’il doit avoir quitté au loin un enfant à lui, et que, moi, je lui rappelle cet enfant. Entrons donc chez lui pour lui faire plaisir et goûtons de ce qu’il veut nous offrir. Et, si nous compatissons ainsi à sa peine, il est probable qu’Allah aura pitié de nous et nous fera réussir à notre tour dans nos recherches pour mon père ! »

Aux paroles d’Agib, l’eunuque Saïd se récria : « Par Allah ! ô mon maître, il ne faut vraiment pas ! oh ! pas du tout ! Il ne sied point au fils d’un vizir d’entrer dans la boutique d’un pâtissier dans le souk et surtout de manger, comme ça, publiquement ! Ah ! non ! Toutefois, si c’est par crainte de ces vauriens et de ces gens qui te suivent que tu veux entrer dans cette boutique, je saurai bien les éloigner et te défendre contre eux avec ce bon fouet ! Quant à entrer dans la boutique, non, vraiment, jamais ! »

Aux paroles de l’eunuque, le pâtissier Hassan Badreddine fut très affecté, et il se tourna vers l’eunuque avec les yeux pleins de larmes et les joues inondées, et lui dit : « Ô grand ! pourquoi ne veux-tu point compatir et me faire ce plaisir d’entrer dans ma boutique ? Ô toi qui es noir comme la châtaigne, mais blanc intérieurement comme elle ! ô toi qu’ont louangé tous nos poètes par des vers admirables, je puis te révéler le secret de devenir aussi blanc au dehors que tu l’es au dedans ! » Alors le brave eunuque se mit à rire beaucoup et s’écria : « Vraiment ? Vraiment ? Tu le peux ? Et comment donc ? Par Allah ! hâte-toi de me le dire ! » Aussitôt Hassan Badreddine lui récita d’admirables vers à la louange des eunuques :

C’est sa politesse exquise et la douceur de ses manières et sa noblesse de maintien qui l’ont mis comme le gardien respecté des maisons des rois !

Pour le harem, quel incomparable serviteur n’est-il point ! À cause de sa gentillesse, les anges du ciel, à leur tour, descendent pour le servir !

Ces vers étaient, en effet, si merveilleux et si bien à propos et si bien récités, que l’eunuque en fut touché et aussi énormément flatté ; et, prenant la main d’Agib, il entra avec lui dans la boutique du pâtissier.

Alors Hassan Badreddine fut au comble de la joie, et se dépensa en beaucoup de mouvement pour leur faire honneur. Puis il prit le plus joli de ses bols de porcelaine, le remplit de grains de grenade apprêtés au sucre, aux amandes décortiquées, et parfumés délicieusement et juste à point ; puis il leur présenta le bol sur le plus somptueux de ses plateaux de cuivre repoussé et ciselé. Et, les voyant en manger avec des signes de satisfaction, il fut très flatté et très content, et leur dit : « Vraiment, quel honneur pour moi ! Et quelle bonne fortune ! Et puisse cela vous être agréable et de délicieuse digestion ! »

Alors le petit Agib, après les premières bouchées, ne manqua pas d’inviter le pâtissier à s’asseoir en lui disant : « Tu peux rester avec nous et manger avec nous ! Et Allah ainsi nous récompensera en nous faisant réussir dans nos recherches ! » Alors Hassan Badreddine lui dit : « Comment, mon enfant ! Toi, si jeune et déjà éprouvé par la perte de quelqu’un de cher ? » Et Agib répondit : « Mais oui, brave homme, mon cœur est déjà éprouvé et brûlé par l’absence d’un être cher ! Et cet être si cher n’est autre que mon propre père. Et mon grand-père et moi, nous sommes sortis de notre pays pour aller à sa recherche en battant toutes les contrées. » Puis le petit Agib se mit à pleurer à ce souvenir, et Badreddine aussi ne put s’empêcher de prendre part à ces pleurs, et il pleura. Et l’eunuque lui-même hochait la tête avec beaucoup d’assentiment. Mais tout cela ne les empêcha de faire honneur au délicieux bol de grenades parfumées et apprêtées avec tant d’art. Et ils mangèrent jusqu’à satiété, tant c’était exquis.

Mais, comme le temps pressait, Hassan ne put en savoir plus long ; et l’eunuque emmena Agib et s’en alla pour rejoindre les tentes du vizir.

À peine Agib parti, Badreddine sentit son âme s’en aller avec lui, et, ne pouvant résister au désir de le suivre, ferma vite sa boutique et, sans soupçonner aucunement que le petit Agib fût son fils, il sortit et hâta le pas en les suivant et les atteignit avant qu’ils n’eussent franchi la grande porte de Damas.

Alors l’eunuque s’aperçut que le pâtissier les avait suivis, et il se retourna et dit : « Pourquoi nous suis-tu, pâtissier ? » Et Badreddine répondit : « Simplement parce que j’ai une petite affaire à régler en dehors de la ville, et j’ai voulu me joindre à vous deux pour faire route commune, et m’en retourner ensuite. D’ailleurs, votre départ m’a arraché l’âme du corps ! »

À ces paroles, l’eunuque fut très en colère, et s’écria : « En vérité, ce bol nous coûte fort cher ! Quel bol de malheur ! Ce pâtissier va maintenant nous faire tourner notre digestion ! Le voilà maintenant qui se met à nos trousses d’un endroit à l’autre ! » Alors Agib se retourna et vit le pâtissier, et il devint fort rouge et balbutia : « Saïd, laisse-le ! Le chemin d’Allah est libre pour tous les musulmans ! » Puis il ajouta : « Mais s’il continue à nous suivre jusqu’aux tentes, nous saurons alors que vraiment c’est moi qu’il est en train de suivre, et nous ne manquerons pas de le chasser ! » Puis Agib baissa la tête et continua sa route, et l’eunuque derrière lui à quelques pas.

Quant à Hassan, il continua à les suivre jusqu’au Midan de Hasba, là où étaient dressées les tentes. Alors Agib et l’eunuque se retournèrent et le virent à quelques pas derrière eux. Aussi Agib, cette fois, se fâcha et craignit fort que l’eunuque n’allât raconter tout au grand-père : qu’Agib était entré dans la boutique d’un pâtissier et que le pâtissier avait ensuite suivi Agib ! À cette idée qui le terrifia, il prit une pierre, regarda Hassan qui était debout, immobile dans une contemplation et dont les yeux avaient une lueur étrange ; et Agib, pensant que cette flamme des yeux du pâtissier était une flamme équivoque, fut encore bien plus furieux, et, de toutes ses forces, il lança la pierre sur lui, et l’atteignit gravement au front ; puis Agib et l’eunuque se hâtèrent vers les tentes. Quant à Hassan Badreddine, il tomba à terre, évanoui, et eut la figure toute couverte de sang. Mais heureusement il ne tarda pas à revenir à lui-même, et il étancha son sang, et, déchirant un lambeau de l’étoffe de son turban, il se banda le front. Puis il se mit à se réprimander et se dit : « En vérité, c’est bien de ma faute ! J’ai agi d’une façon inconsidérée en fermant ma boutique, et d’une façon incorrecte en suivant ce bel enfant et lui donnant ainsi à penser que je le suivais pour des motifs équivoques ! » Puis il soupira : « Allah karim »[10] et s’en retourna en ville, rouvrit sa boutique et se remit à faire des pâtisseries comme avant et à les vendre, tout en pensant avec douleur à sa pauvre mère à Bassra qui lui avait donné, tout enfant, les premières leçons en l’art du pâtissier ; et il pleura, et, pour se consoler, il se récita cette strophe :

Ne demande point de justice de la part du Sort : tu n’aurais que désillusion ! Car ce n’est point le Sort qui te rendra jamais justice.

Quant au vizir Chamseddine, l’oncle du pâtissier Hassan Badreddine, au bout de trois jours de repos à Damas, il fit lever le campement du Midan, et, continuant son voyage vers Bassra, il prit la route de Homs, puis de Hama, et d’Alep. Et partout il ne manquait pas de faire des recherches. D’Alep il alla à Mardine, puis à Mossoul et à Diarbékir. Et enfin il finit par atteindre la ville de Bassra.

À peine eut-il pris quelque repos qu’il se hâta d’aller se présenter au sultan de Bassra, qui aussitôt le fit entrer, et le reçut avec beaucoup de condescendance, et s’informa avec bonté du sujet qui l’amenait à Bassra. Et Chamseddine lui raconta toute l’histoire et lui dit qu’il était le frère de son ancien vizir Noureddine. Et le sultan, au nom de Noureddine, dit : « Qu’Allah l’ait en sa grâce ! » et il ajouta : « Oui, mon ami, Noureddine était en effet mon vizir et je l’aimais beaucoup, et il est mort, en vérité, il y a de cela quinze ans ! Il laissa, en effet, un fils, Hassan Badreddine, qui était mon favori le plus aimé, et qui, tout à coup, un jour, disparut. Et nous n’en avons plus entendu parler. Mais il y a encore ici, à Bassra, sa mère, l’épouse de ton frère Noureddine, la fille de mon vieux vizir le prédécesseur de Noureddine. »

À cette nouvelle Chamseddine fut au comble de la joie, et dit : « Ô roi ! je voudrais bien voir ma belle-sœur ! » Et le roi le lui permit.

Aussitôt Chamseddine courut vers la demeure de son défunt frère Noureddine, après s’en être fait donner l’adresse et la direction, et ne tarda pas bien-tôt à y arriver, tout en pensant, en route, à son frère Noureddine mort loin de lui dans la tristesse de ne l’avoir pu embrasser ! Et il pleura, et il se récita ces deux strophes :

Oh ! que je retourne vers la demeure de mes nuits passées ! Et que j’en embrasse les murs, tout autour !

Mais ce n’est point l’amour des murs de la maison qui m’a blessé au milieu du cœur, mais l’amour de celui qui habitait la maison !

Il pénétra par une grande porte dans une grande cour, au fond de laquelle s’élevait la maison. La porte de la maison était une merveille de granit et d’arceaux, avivée par des marbres de toutes les couleurs. Au bas de cette porte, sur un marbre magnifique, il trouva le nom de Noureddine, son frère, gravé en lettres d’or. Alors il s’inclina, et baisa le nom et fut très ému et pleura en se récitant ces strophes :

Au matin, chaque jour, je demande de tes nouvelles au soleil qui se lève. Et chaque nuit j’en demande à l’éclair qui brille !

Si je dors, même si je dors, le désir, l’aiguillon du désir, le poids du désir, la scie dentée du désir, me travaille ! Et jamais je ne calme mes douleurs !

Ô mon doux ami, n’allonge point davantage l’absence dure ! Mon cœur est en morceaux, coupé en morceaux par la douleur de l’absence !

Quel jour béni, quel jour incomparable ne serait point celui où nous pourrions enfin nous réunir !

Mais ne va point croire que ton absence m’a occupé l’esprit de l’amour d’un autre ! Car mon cœur n’est pas assez large pour contenir un second amour !

Puis il entra dans la maison et traversa tous les appartements, jusqu’à ce qu’il arrivât à la pièce réservée où se tenait d’ordinaire sa belle-sœur, la mère de Hassan Badreddine El-Bassri.

Or, depuis la disparition de son fils Hassan, elle était tenue enfermée dans cette pièce, à pleurer nuit et jour et à sangloter. Et elle y avait fait bâtir, au milieu, un petit édifice en dôme pour figurer le tombeau de son pauvre enfant qu’elle croyait mort depuis longtemps. Et c’est là qu’elle passait tout son temps, dans les larmes, et c’est là qu’épuisée par la douleur, elle reposait sa tête pour dormir.

Lorsqu’il fut arrivé tout près de la porte de la pièce, Chamseddine entendit la voix de sa belle-sœur, et cette voix douloureuse récitait ces vers :

Ô tombeau ! par Allah, dis-moi ! la beauté, les charmes de mon ami sont-ils effacés ! S’est-il à jamais évanoui, ce spectacle réjouissant de sa beauté ?

Ô tombeau ! certes tu n’es ni le jardin des délices ni le ciel élevé ; mais, dis-moi ! alors comment se fait-il que je vois dans ton intérieur briller la lune et fleurir le rameau ?

Alors le vizir Chamseddine entra. Il salua sa belle-sœur avec le plus grand respect, et lui apprit qu’il était le frère de Noureddine, son époux. Puis il lui raconta toute l’histoire, et comment son fils Hassan, à elle, avait couché une nuit avec sa fille Sett El-Hosn, comment il avait disparu au matin, et enfin comment Sett El-Hosn avait été engrossée et avait accouché d’Agib. Puis il ajouta : « Agib est venu avec moi. C’est ton enfant, puisqu’il est le fils de ton fils par ma fille. »

La veuve, qui s’était tenue assise jusqu’à ce moment comme une femme en grand deuil qui a renoncé aux usages du monde, à cette nouvelle que son enfant était vivant, que son petit-fils était là, et que c’était bien là, en effet, son beau-frère Chamseddine le vizir d’Égypte, se leva vivement et se jeta à ses pieds en les embrassant, et récita ces deux strophes en son honneur :

Par Allah ! comble de dons celui qui vient de m’annoncer cette nouvelle heureuse, car il m’a annoncé la nouvelle la plus heureuse et la meilleure de celles entendues !

Et s’il veut accepter et se contenter de cadeaux, je lui ferai cadeau d’un cœur déchiré par les adieux !

Et le vizir envoya aussitôt chercher Agib, qui arriva. Alors la grand’mère se leva et se jeta au cou d’Agib en pleurant. Et Chamseddine lui dit : « Ô mère, en vérité ce n’est point le moment des larmes, mais des préparatifs de ton départ avec nous vers l’Égypte. Et puisse Allah nous réunir tous avec ton fils Hassan, mon neveu ! » Et la grand’mère d’Agib répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et, à l’instant même, elle se leva, et réunit toutes les choses nécessaires et toutes ses munitions de bouche et toutes ses servantes, et fut bientôt prête.

Alors le vizir Chamseddine monta faire ses adieux au sultan de Bassra. Et le sultan le chargea de présents et de cadeaux pour lui et pour le sultan d’Égypte. Puis Chamseddine, les deux dames et Agib se mirent en route, accompagnés de toute leur suite.

Ils ne cessèrent de marcher jusqu’à ce qu’ils fussent de nouveau à Damas. Ils s’arrêtèrent sur la place du Kânoun et y dressèrent les tentes. Et le vizir dit : « Nous allons maintenant nous arrêter une semaine entière à Damas pour avoir le temps d’acheter des cadeaux et des présents dignes d’être offerts au sultan d’Égypte. »

Aussi, pendant que le vizir était tout entier pris par les riches marchands venus sous les tentes offrir leurs marchandises, Agib dit à l’eunuque : « Baba Saïd, j’ai bien envie d’aller me distraire. Allons-nous-en au souk de Damas, pour nous mettre au courant des nouvelles et aussi pour savoir un peu ce qui a pu advenir au pâtissier dont nous avions mangé les douceurs et dont, en retour, nous avions fendu la tête avec un coup de pierre, alors que nous n’avions eu qu’à nous louer de son hospitalité. En vérité, nous lui avons rendu le mal pour le bien ! » Et l’eunuque répondit : « J’écoute et j’obéis ! »

Alors Agib et l’ennuque sortirent des tentes, car Agib agissait ainsi sous une impulsion aveugle suscitée par l’amour filial inconscient. Arrivés en ville, ils ne cessèrent de marcher dans les souks jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à la boutique du pâtissier. C’était l’heure où les croyants se rendaient à la mosquée des Bani-Ommiah pour la prière de l’asr.

Juste à ce moment, Hassan Badreddine était dans sa boutique occupé à confectionner le même délicieux plat que l’autre fois : grains de grenade aux amandes, sucre et parfums à point ! Aussi Agib put bien observer le pâtissier, et il vit sur son front la trace du coup de pierre qu’il lui avait porté. Alors son cœur en fut encore plus attendri, et il dit : « Que la paix soit avec toi ! ô pâtissier tel ! C’est l’intérêt que je te porte qui me pousse à venir prendre de tes nouvelles. Ne me reconnais-tu pas ? » À peine Hassan l’eut-il vu qu’il sentit ses entrailles se bouleverser, son cœur battre à coups désordonnés, et sa tête se pencher vers le sol comme pour tomber, et sa langue se coller à son palais sans pouvoir articuler un mot. Enfin il put relever la tête vers l’enfant, et tout humilié, tout soumis, il lui récita ces strophes :

J’avais résolu de faire des reproches à mon amoureux ; mais à sa vue seulement j’ai tout laissé là et je n’ai pu maîtriser ni ma langue ni mes yeux !

Je me suis tu et j’ai baissé les yeux devant son aspect imposant et fier ; et j’ai essayé de donner le change sur ce que j’éprouvais ; mais je n’ai pu y réussir.

J’avais donc écrit des feuillets et des feuillets de reproches ; mais, en me retrouvant avec lui, je n’ai pu lire un seul mot.

Puis il ajouta : « Ô mes maîtres, veuillez entrer, simplement par condescendance, et goûter de mon plat. Car, par Allah ! ô jeune garçon, à peine t’ai-je vu, l’autre fois, que mon cœur s’est porté vers toi ! Et je me repens de t’avoir suivi : c’était vraiment folie ! » Mais Agib répondit : « Par Allah ! tu es un ami fort dangereux ! Pour un morceau que tu nous avais fait manger, tu as failli nous perdre ! Or, maintenant, je n’entrerai et ne mangerai chez toi que tu ne m’aies prêté serment de ne point sortir derrière nous ni de nous suivre. Sinon, jamais plus nous ne reviendrons ici : car sache bien que nous allons passer toute une semaine à Damas, le temps que mon grand-père puisse acheter des cadeaux pour le sultan ! » Alors Badreddine s’écria : « J’en fais le serment devant vous deux ! » Alors Agib et l’eunuque entrèrent, et tout de suite Badreddine leur offrit une porcelaine remplie de la délicieuse spécialité aux grains de grenade. Et Agib lui dit : « Viens manger avec nous. Et de la sorte peut-être qu’Allah nous fera réussir dans nos recherches ! » Et Hassan en fut fort heureux, et s’assit en face d’eux. Mais, durant tout le temps, il ne put s’empêcher de contempler Agib ; et il le regardait d’une façon si extraordinaire et si persistante qu’Agib, gêné, lui dit : « Allah ! quel amoureux importun et gênant et lourd tu es, bon homme ! Je te l’avais déjà reproché ! Cesse enfin de me contempler de la sorte et de dévorer ainsi ma figure avec tes yeux ! » À ces paroles Badreddine répondit par ces strophes :

J’ai pour toi, au plus profond de mon cœur, un secret que je ne puis révéler, une pensée intime et cachée que jamais je ne pourrai traduire par les mots !

Ô toi, qui couvres de confusion la brillante lune fière de sa beauté, qui fais honte au matin et à la brillante aurore, ô toi figure radieuse !

Je t’ai voué un culte sans paroles, je t’ai voué, ô vase d’élection, un signe immortel et des vœux qui ne font qu’augmenter et embellir !

Et maintenant, tout entier je fonds en brûlant ! Ton visage, c’est mon paradis ! Sûr ! je vais mourir de ma soif ardente ! Et pourtant, ô toi, tes lèvres pourraient me désaltérer, et me rafraîchir de leur miel !

Après ces strophes, il en récita d’autres aussi belles, mais d’un autre sens, à l’adresse de l’eunuque. Et il continua ainsi, pendant une heure, à réciter des vers, tantôt à l’intention d’Agib, tantôt à l’intention de l’eunuque. Après quoi, comme ils s’étaient bien rassasiés, Hassan se hâta de leur porter tout ce qu’il fallait pour se laver les mains. Pour cela, il leur porta une jolie aiguière en cuivre fort propre et leur versa de l’eau parfumée sur les mains, puis il leur essuya les mains avec une belle serviette en soie de couleur qu’il tenait suspendue à sa ceinture. Puis il les aspergea avec de l’eau de roses contenue dans un aspersoir d’argent qu’il gardait précieusement, pour les grandes occasions, sur l’étagère la plus élevée de la boutique. Et ce ne fut pas tout ! Il sortit un instant de la boutique pour revenir aussitôt en tenant à la main deux gargoulettes remplies de sorbet à l’eau de roses musquée, et leur offrit une gargoulette à chacun, et leur dit : « Veuillez ! Vous mettrez ainsi le comble à votre condescendance ! » Alors Agib prit la gargoulette et but, puis la passa à l’eunuque, qui but et la repassa à Agib, qui but et la repassa à l’eunuque, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’ils se fussent bien rempli le ventre et qu’ils fussent rassasiés comme jamais ils ne l’avaient été de leur vie. Après quoi, ils remercièrent le pâtissier et se retirèrent ce soir-là au plus vite, pour arriver aux tentes avant le coucher du soleil.

Arrivés aux tentes, Agib se hâta d’aller baiser la main à sa grand’mère et à sa mère Sett El-Hosn. Et la grand’mère l’embrassa et se rappela son fils Badreddine, et soupira beaucoup et pleura beaucoup. Après quoi elle récita ces deux strophes :

Si je n’espérais point que les objets séparés doivent un jour être réunis, de ma vie je ne t’aurais jamais plus espéré après ton départ !

Or, moi, je me fis ce serment de ne jamais en mon cœur mettre un autre amour que ton amour. Et Allah mon Seigneur est témoin de mon serment et connaît tous les secrets !

Puis elle dit à Agib : « Mon enfant, où as-tu été te promener ? » Il répondit : « Dans les souks de Damas ! » Elle dit : « Alors tu dois maintenant avoir bien faim ! » Et elle se leva et lui apporta un bol de porcelaine rempli du fameux mélange à base de grains de grenade, cette délicieuse spécialité où elle était fort experte et dont elle avait donné les premières notions à Badreddine, son fils, encore enfant, à Bassra.

Elle dit aussi à l’esclave : « Tu peux manger avec ton maître Agib ! » Mais l’eunuque en lui-même fit la grimace et se dit : « Par Allah ! je n’ai vraiment plus d’appétit ! Je ne pourrai pas avaler une bouchée ! » Il s’assit pourtant à côté d’Agib.

Quant à Agib, lui aussi il s’assit, mais il avait également le ventre tout bourré des choses qu’il avait mangées et bues chez le pâtissier. Il prit pourtant une bouchée et la goûta. Mais il ne put, en vérité, l’avaler tant il était bourré. Et, d’ailleurs, il trouva que ça manquait un peu de sucre. Cela n’était pas vrai. Il était tout simplement rassasié. Aussi, faisant une grimace, il dit à sa grand’mère : « Ça n’est vraiment pas bon, grand’mère ! » Alors la grand’mère fut suffoquée de dépit et s’écria : « Comment, mon enfant, oses-tu prétendre que ma cuisine ne soit pas bonne ! Ne sais-tu point qu’il n’y a pas dans le monde entier quelqu’un qui sache comme moi faire la cuisine, les pâtisseries et les douceurs, si ce n’est peut-être ton père Hassan Badreddine, qui d’ailleurs l’a appris de moi ? » Mais Agib répondit : « Par Allah ! grand’mère, ton plat n’a pas le fini désirable. Il manque un peu de sucre. Et puis ça n’est pas ça. Si tu savais ! Nous venons, je te l’avoue, de faire la connaissance, dans le souk (mais ne le dis pas à grand-père et à ma mère) d’un pâtissier qui nous a offert de ce même plat. Mais… Rien qu’à son fumet on sentait le cœur se dilater de plaisir ! Et quant à son goût, c’était si délicieux qu’il aurait mis en appétit même l’âme d’un individu atteint d’indigestion ! Et quant à ta préparation, en vérité, on ne saurait la comparer à l’autre ni de près ni de loin, et en aucune façon, vraiment, grand’mère ! »

À ces paroles, grand’mère fut dans une colère considérable, et jeta un regard de travers sur l’eunuque et lui dit…


— Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit s’approcher le matin et, discrète, arrêta son récit.

Alors sa sœur, la jeune Doniazade, lui dit : « Ô ma sœur, que tes paroles sont douces et agréables, et que ce conte est délicieux et charmant ! »

Et Schahrazade lui sourit et dit : « Oui, ma sœur, mais qu’est cela comparé à ce que je vous raconterai à tous deux la nuit prochaine, si je suis encore en vie, par la grâce d’Allah et le bon plaisir du Roi ! »

Et le Roi dit en son âme : « Par Allah ! je ne la tuerai point avant d’avoir entendu la suite de son histoire, qui est une histoire merveilleuse et étonnante extrêmement, en vérité ! »

Puis le roi Schahriar et Schahrazade passèrent tous deux le reste de la nuit, enlacés jusqu’au jour.

Alors le roi Schahriar sortit vers la salle de sa justice ; et le diwan fut rempli de la foule des vizirs, des chambellans, des gardes et des gens du palais. Et le Roi jugea, et nomma aux emplois, et destitua, et gouverna, et termina les affaires pendantes, et cela jusqu’à la fin de la journée.

Puis le diwan fut levé, et le Roi rentra dans le palais. Et, quand vint la nuit, il alla trouver Schahzarade, la fille du vizir, et ne manqua pas de faire sa chose ordinaire avec elle.

ET C’ÉTAIT
LA VINGT-QUATRIÈME NUIT


Et la jeune Doniazade ne manqua pas, une fois la chose terminée, de se lever du tapis et de dire à Schahrazade :

« Ô ma sœur, je t’en prie, achève ce conte savoureux qui est l’histoire du beau Hassan Badreddine et de son épouse, la fille de son oncle Chamseddine ! Tu en étais juste à ces mots : « Grand’mère jeta alors un regard de travers sur l’eunuque Saïd et lui dit… » Que lui a-t-elle dit, de grâce ? »

Et Schahrazade sourit à sa sœur et lui dit : « Oui, certes ! c’est de tout cœur et de la meilleure volonté que j’achèverai le récit, mais pas avant que ce Roi bien élevé ne me le permette ! »

Alors le Roi, qui attendait la fin avec un grand désir, dit à Schahrazade : « Tu peux parler. »

Et Schahrazade dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que la grand-mère d’Agib fut courroucée, regarda l’esclave de travers et lui dit : « Malheur ! serait-ce toi qui aurais perverti cet enfant ? Comment as-tu osé le faire entrer dans la boutique des cuisiniers et des pâtissiers ! » À ces paroles de la grand’mère d’Agib, l’eunuque fut très effrayé et se hâta de nier énergiquement la chose. Il dit : « Nous ne sommes point entré dans la boutique ; nous n’avons fait que passer devant ! » Mais l’entêté Agib s’écria : « Par Allah nous y sommes fort bien entrés et nous y avons mangé ! » Et il ajouta malicieusement : « Et je te le répète, grand’mère, c’était bien meilleur que ce que tu nous offres là ! »

Alors grand’mère fut encore plus dépitée, et alla en maugréant informer son beau-frère le vizir du « terrible délit de l’eunuque de goudron ! » Et elle excita tellement le vizir contre l’esclave, que Chamseddine, qui de sa nature était fort colère et qui volontiers se déversait en cris sur les gens, se hâta de se rendre avec sa belle-sœur sous la tente où se trouvaient Agib et l’eunuque. Et il s’écria : « Saïd ! Es-tu entré, oui ou non, avec Agib, dans la boutique d’un pâtissier ? » Et l’eunuque terrifié répondit : « Nous n’y sommes point entrés ! » Mais le malicieux Agib s’écria : « Mais si ! nous y sommes entrés ! Et quant à ce que nous y avons mangé, haha !… grand’mère !… c’était si bon que nous nous en sommes fourré jusque-là ! et ensuite nous avons bu un sorbet délicieux à la neige hachée ! Allah ! que c’était bon ! Et le brave pâtissier n’y avait pas ménagé le sucre, comme grand’mère ! » Alors la colère du vizir redoubla contre l’eunuque auquel la même question fut réitérée ; mais que continua à nier. Alors le vizir lui dit : « Saïd ! tu es un menteur, et tu as l’audace de démentir cet enfant qui certainement dit la vérité. Pourtant je consentirai à te croire si tu peux avaler tout ce bol préparé par ma belle-sœur ! Cela me prouvera que tu es à jeun ! »

Alors Saïd, quoique gonflé à la suite de sa séance chez Badreddine, voulut bien se soumettre à l’épreuve, et il s’assit devant le bol aux grains de grenade et se mit en devoir de commencer ; mais il fut obligé de s’arrêter à la première bouchée, tant il était rempli jusqu’au gosier. Et il rejeta la bouchée qu’il avait déjà prise. Mais il se hâta de dire que, la veille, il avait tellement mangé, sous la tente, avec les autres esclaves, qu’il en avait attrapé une indigestion. Mais le vizir comprit tout de suite que l’eunuque était entré réellement, ce jour même, chez le pâtissier. Il le fit alors étendre par terre par les esclaves, et il lui tomba dessus à coups redoublés et de toute sa force. Alors l’eunuque, roué de coups, finit par demander grâce, tout en continuant à crier : « Ô mon maître, c’est hier que j’ai attrapé une indigestion ! » Comme le vizir était fatigué à force de frapper, il s’arrêta et dit à Saïd : « Voyons ! avoue la vérité ! » Alors l’eunuque se décida et dit : « Eh bien, oui ! seigneur, cela est vrai ! Nous sommes entrés chez un pâtissier dans le souk ! Et son plat était si délicieux que, de ma vie, je n’ai goûté quelque chose d’aussi bon ! Mais aussi quel malheur d’avoir goûté maintenant à ce détestable et horrible plat-ci ! Allah ! que ceci est mauvais ! »

Alors le vizir se mit à rire beaucoup ; mais la grand’mère ne put plus se contenir de dépit, et mortifiée jusqu’au sang, elle s’écria : « Ah ! menteur ! je te défie bien de nous apporter du plat de ton pâtissier ! c’est de ton invention tout ça ! Oui, je te permets d’aller nous chercher une porcelaine contenant de cette même composition ! Et d’ailleurs, si tu l’apportais, cela nous servirait du moins à faire la comparaison entre son travail et le mien ! Mon beau-frère sera juge ! » Et l’eunuque répondit : « Oui, certainement ! » Alors la grand’mère lui donna de la monnaie d’un demi-dinar et un bol de porcelaine vide.

L’eunuque sortit alors et finit par arriver à la boutique et dit au pâtissier : « Voici ! nous venons de faire un pari sur ton plat avec les gens de la maison qui, eux aussi, ont préparé un plat de grains de grenade. Donne-m’en donc pour un demi-dinar. Et surtout soigne-le bien et mets-y tout ton art. Sans cela, je vais encore manger de la bastonnade comme tout à l’heure ! Je t’assure que je suis encore tout fourbu ! » Alors Hassan Badreddine se mit à rire et dit : « Sois sans crainte ! Car ce plat que je vais te donner, il n’y a pas dans le monde une autre personne qui sache réussir le pareil, si ce n’est ma mère ! Et ma mère est maintenant dans des pays si éloignés… ! »

Puis Badreddine remplit la porcelaine de l’esclave avec très grand soin, et termina sa préparation en y ajoutant encore un peu de musc et d’eau de roses. Et l’eunuque prit la porcelaine et s’en revint rapidement vers les tentes. Alors la grand’mère d’Agib la prit et se hâta d’en goûter le contenu pour se rendre compte de son degré de saveur et de bonté. Mais à peine l’eut-elle porté à ses lèvres qu’elle jeta un grand cri et tomba à la renverse… Elle avait deviné la main de son fils Hassan.

Alors le vizir, ainsi que tout le monde, fut dans la stupeur, et on se hâta de jeter de l’eau de roses au visage de la grand’mère qui, au bout d’une heure, finit par revenir à elle. Et elle dit : « Allah ! l’auteur de ce plat à la grenade ne peut être que mon fils Hassan Badreddine, et pas un autre ! J’en suis sûre ! Il y a que moi seule qui sache l’apprêter de cette façon, et c’est moi qui l’ai appris à Hassan ! »

À ces paroles, le vizir fut au comble de la joie et de l’impatience de revoir son neveu et s’écria : « Allah va enfin permettre notre réunion ! » Et aussitôt il fit venir ses serviteurs, réfléchit un instant, combina un projet, et leur dit : « Que vingt hommes d’entre vous autres aillent aussitôt à la boutique du pâtissier Hassan, connu dans le souk sous le nom de Hassan El-Bassri, et qu’ils ruinent cette boutique de fond en comble ! Quant au pâtissier, qu’on lui attache les bras avec la toile de son turban, et qu’on me l’amène ici de force, mais en prenant bien garde de lui faire le moindre mal. Allez ! »

Quant au vizir, il monta immédiatement à cheval, après s’être muni des lettres écrites par le sultan d’Égypte, et se rendit à la maison du gouvernement, le Dâr El-Salam, chez le lieutenant-gouverneur qui représentait à Damas le sultan d’Égypte, son maître ! Arrivé à Dâr El-Salam le vizir communiqua les lettres du sultan au lieutenant-gouverneur, qui aussitôt s’inclina et les embrassa avec respect et les porta à sa tête avec vénération. Puis il s’adressa au vizir et lui dit : « Ordonne ! de qui veux-tu te saisir ? » Il répondit : « C’est simplement d’un pâtissier du souk ! » Et le gouverneur dit : « Rien n’est plus facile ! » Et il ordonna à ses gardes d’aller prêter main forte aux gens du vizir. Le vizir prit alors congé du lieutenant-gouverneur, et revint sous les tentes.

Quant à Hassan Badreddine, il vit arriver à lui tous ces gens armés de bâtons, de pioches et de haches, qui envahirent sa boutique, et mirent tout en pièces, et renversèrent par terre toutes les pâtisseries et les sucreries, et démolirent toute la boutique ; puis ils se saisirent de l’effaré Hassan, et le ligotèrent avec la toile de son turban, sans prononcer un mot. Et l’effaré Hassan pensait : « Allah ! ce doit être le plat de grenades qui est la cause de tout cela ! Qui sait ce qu’ils ont pu y trouver ! »

On finit donc par emmener Hassan sous les tentes, devant le vizir. Et Hassan Badreddine pleura beaucoup et s’écria : « Seigneur ! quel crime ai-je pu commettre ? » Le vizir lui demanda : « C’est bien toi qui as apprêté ce plat de grenades ? » Il répondit : « Oui, mon seigneur ! Auriez-vous trouvé dans ce plat quelque chose qui dût me faire trancher la tête, par hasard ? » Et le vizir répondit avec sévérité : « Te trancher la tête ? Mais ce serait le châtiment le plus doux ! Attends-toi à bien pis ! Tu vas voir ! »

Or, le vizir avait dit aux deux dames de le laisser agir à sa guise ; car il ne voulait leur rendre compte de ses recherches que seulement à son arrivée au Caire.

Il appela donc ses jeunes esclaves et leur dit : « Faites venir ici un de nos chameliers. Et apportez aussi une grande caisse en bois. » Et les esclaves obéirent à l’instant. Puis, sur l’ordre du vizir, ils s’emparèrent du terrifié Hassan et le firent entrer dans la caisse, et refermèrent soigneusement le couvercle. Puis ils le chargèrent sur le chameau, et on leva le camp, et on se mit en route.

On se mit à marcher jusqu’à la nuit. Alors on s’arrêta pour prendre quelque nourriture ; et on fit sortir un moment Hassan de la caisse ; on lui donna aussi à manger, et on le réintégra dans la caisse. Et on continua la route. Et de temps en temps on s’arrêtait, et on faisait sortir Hassan pour l’enfermer de nouveau, après un nouvel interrogatoire du vizir qui lui demandait chaque fois : « C’est bien toi qui as apprêté le plat de grenades ? » Et l’effaré Hassan répondait invariablement : « Oui, seigneur ! » Et le vizir s’écriait : « Liez cet homme et remettez-le dans sa caisse ! »

On continua à voyager de la sorte jusqu’à ce qu’on arrivât au Caire. Mais, avant d’entrer en ville, on s’arrêta dans le faubourg de Zaïdaniah, et le vizir fit de nouveau sortir Hassan de la caisse, et le fit traîner devant lui. Et alors il dit : « Qu’on m’amène vite un charpentier ! » Et le charpentier vint, et le vizir lui dit : « Prends la mesure en long et en large de cet homme, et dresse tout de suite un poteau à sa taille, et adapte ce poteau à un chariot traîné par une paire de buffles ! » Et Hassan épouvanté s’écria : « Seigneur ! Que vas-tu faire de moi ? » Et il répondit : « Te clouer au pilori, et te faire ainsi entrer en ville pour être en spectacle à tous les habitants ! » Et Hassan s’écria : « Mais quel est le crime qui mérite une telle punition ? » Alors le vizir Chamseddine lui dit : « Pour la négligence que tu as apportée dans la préparation du plat de grenades ! Tu n’y as pas mis assez de condiments ni assez de parfums ! » À ces mots Hassan Badreddine se frappa les joues et s’écria : « Ya Allah ! et c’est là mon crime ? Et c’est pour cela que tu m’as fait subir ce long supplice du voyage, et que tu ne m’as donné à manger qu’une fois par jour, et que maintenant tu veux me clouer sur le poteau ? » Et le vizir, fort gravement, répondit : « Mais certainement, c’est à cause du manque d’assaisonnement ! Mais oui ! »

Alors Hassan Badreddine fut à la limite de la stupéfaction, et leva les mains vers le ciel, et se mit à réfléchir profondément ! Et le vizir lui dit : « À quoi penses-tu ? » Il répondit : « Oh ! pas à grand chose ! Simplement aux imbéciles dont tu es certes le chef ! Car, si tu n’étais pas le premier des imbéciles, tu ne me traiterais pas de la sorte pour une pincée d’aromates en moins dans un plat de grenades ! » Et le vizir lui dit : « Mais faut-il encore que je t’apprenne à ne plus récidiver ! Or, pour cela, il n’y avait que ce moyen-là ! » Et Hassan Badreddine lui dit : « En tout cas tes agissements à mon égard sont un crime bien plus considérable ! Et tu devrais te châtier toi-même le premier ! » Alors le vizir lui répondit : « Il n’y a pas à dire, c’est la croix qu’il te faut ! »

Pendant cette conversation, le charpentier, à côté d’eux, continuait à confectionner le bois du supplice et de temps en temps coulait sur Hassan un regard à la dérobée, comme pour lui dire : « Hou ! tu ne l’as pas volé ! »

Sur ces entrefaites, la nuit tomba. Alors on se saisit de Hassan et on lui fit réintégrer sa caisse. Et le vizir lui cria : « C’est pour demain, ton crucifiement ! » Puis il attendit quelques heures, jusqu’à ce que Hassan se fût endormi dans la caisse. Alors il fit charger la caisse à dos de chameau, et donna l’ordre du départ, et on marcha jusqu’à ce qu’on arrivât enfin à la maison, au Caire !

Et ce ne fut qu’alors seulement que le vizir voulut révéler, la chose à sa fille et à sa belle-sœur. Il dit en effet à sa fille Sett El-Hosn : « Louange à Allah qui nous a permis enfin, ô ma fille, de retrouver ton cousin Hassan Badreddine ! Il est là ! Lève-toi, ma fille et sois heureuse ! Et prends bien soin de replacer les meubles et les tapis de la maison et de ta chambre nuptiale exactement dans le même état où ils se trouvaient la première nuit de tes noces ! » Et aussitôt Sett El-Hosn, quoique au comble de l’émotion et de la félicité, donna les ordres nécessaires aux servantes, qui se levèrent aussitôt et se mirent à l’œuvre et allumèrent les flambeaux. Et le vizir leur dit : « Je vais aider votre souvenir ! » Et il ouvrit son armoire et en tira le papier sur lequel il avait la liste des meubles et de tous les objets avec leurs places respectives. Et il leur lut lentement cette liste, et veilla à ce que chaque chose fût remise à sa place première. Et les choses furent si bien faites, que l’observateur le plus attentif se serait cru en train d’assister encore à la nuit de noces de Sett El-Hosn avec le bossu palefrenier.

Ensuite, le vizir plaça, de sa propre main, à leur place occupée jadis, les habits de Badreddine : son turban sur la chaise, son caleçon de nuit dans le lit en désordre, ses culottes et son manteau sur le divan, avec ; au-dessous d’eux, la bourse contenant les mille dinars et l’étiquette du Juif, et il ne manqua de recoudre le pli de toile cirée entre le bonnet et la toile du turban.

Puis il dit à sa fille de s’habiller de la même façon que la première nuit, d’entrer dans la chambre nuptiale et de se préparer à recevoir son cousin et époux Hassan Badreddine, et, quand il serait entré, de lui dire : « Oh ! comme tu as tardé au cabinet d’aisances ! Par Allah ! si tu es indisposé, pourquoi ne le dis-tu pas ? Ne suis-je pas ta chose et ton esclave ? » Il lui recommanda aussi, quoique Sett El-Hosn n’eût guère besoin de cette recommandation, d’être fort gentille pour son cousin et de lui faire passer la nuit le plus agréablement possible, sans oublier la causerie et les beaux vers des poètes.

Puis le vizir marqua la date de ce jour heureux. Et il se dirigea du côté de la chambre où se trouvait la caisse où logeait Hassan ligoté. Il l’en fit extraire pendant son sommeil, délia ses jambes, qui étaient attachées, le déshabilla et lui mit seulement une chemise fine et un bonnet sur la tête, tout comme la nuit des noces. Cela fait, le vizir s’esquiva promptement, en ouvrant les portes qui conduisaient à la chambre nuptiale, et laissa Hassan se réveiller tout seul.

Et Hassan se réveilla bientôt et, tout ahuri de se trouver ainsi presque nu dans ce corridor merveilleusement éclairé et qui ne lui semblait pas inconnu, se dit en lui-même : « Voyons, mon garçon ! es-tu dans le plus profond des songes ou à l’état de veille ? »

Après les premiers moments de stupéfaction, il se hasarda à se lever et à faire quelques pas hors du corridor par l’une des portes qui s’y ouvraient. Et aussitôt il cessa de respirer : il venait de reconnaître exactement la salle où s’était passée la fameuse fête en son honneur et au détriment du bossu, et, par la porte ouverte donnant sur la chambre nuptiale, tout au fond, il vit sur la chaise son turban, et sur le divan ses culottes et ses habits. Alors la sueur lui vint au front, et il l’essuya avec la main. Et il se dit : « Lah ! Lah ! suis-je éveillé ? suis-je endormi ? Tsoh ! Tsoh ! Suis-je fou ? » Il se mit pourtant à s’avancer, mais en avançant d’un pied et en reculant de l’autre, sans oser davantage et en essuyant toujours son front humide de sueur froide. Puis enfin il s’écria : « Mais, par Allah ! il n’y a plus de doute, c’est bien ça, mon garçon ! Ce n’est point un rêve ! Et tu étais, tu as raison, bien enfermé et ligoté dans une caisse ! Non, ce n’est point un rêve ! » Et, en disant cela, il était arrivé à la porte de la chambre nuptiale, et prudemment il y hasarda la tête.

Et aussitôt, de l’intérieur de la moustiquaire de soie bleue et fine, Sett El-Hosn, étendue dans toute sa beauté nue, souleva gentiment le rebord de la moustiquaire et lui dit : « Ô mon maître chéri ! que tu as tardé dans ce cabinet d’aisances ! Oh ! viens vite ! viens ! »

À ces paroles, le pauvre Hassan se mit à rire aux éclats comme un mangeur de haschich ou un fumeur d’opium et se mit à hurler : « Hou ! Hi ! hou ! quel rêve étonnant ! quel rêve incohérent ! » Puis il continua à s’avancer, comme s’il marchait sur des serpents, avec d’infinies précautions, en relevant les pans de sa chemise d’une main et en tâtant l’air de l’autre main, comme un aveugle ou un ivrogne.

Puis, n’en pouvant plus d’émotion, il s’assit sur le tapis et se mit à penser profondément, en faisant avec les mains des signes fous de stupéfaction. Pourtant il voyait là, devant lui, ses culottes telles qu’elles étaient, bouffantes et avec des plis bien réguliers, son turban de Bassra, sa pelisse et, au-dessous, les cordons de la bourse, qui pendaient !

Et, de nouveau, Sett El-Hosn parla de l’intérieur du lit et lui dit : « Qu’as-tu donc, mon chéri ? Je te vois fort perplexe et un peu tremblant. Ah ! tu n’étais pas ainsi au commencement ! Est-ce que, par hasard… ? »

Alors Badreddine, tout en restant assis et en se tenant le front à deux mains, se mit à ouvrir et à fermer la bouche dans un mouvement de rire fou, et put enfin dire : « Ha ! ha ! tu dis que je n’étais pas ainsi au commencement ! Quel commencement ? Et quelle nuit ? Par Allah ! mais il y a des années et des années que je suis absent ! Ha ! ha ! »

Alors Sett El-Hosn lui dit : « Ô mon chéri, calme-toi ! par le nom d’Allah sur toi et tout autour de toi ! calme-toi ! Je parle de cette nuit-ci que tu viens de passer dans mes bras, de celle-ci même où le bélier est entré puissamment quinze fois dans ma brèche ! Mon chéri ! Tu es simplement sorti pour aller au cabinet d’aisances pour faire quelque chose. Et tu as tardé là près d’une heure ! Oh ! je vois que tu dois être indisposé ! Viens donc, que je te réchauffe, viens, mon ami, viens, mon cœur, mes yeux ! »

Mais Badreddine continua à rire comme un fou, puis il dit : « Peut-être dis-tu vrai ! Pourtant… ! j’ai donc dû certainement m’endormir au cabinet d’aisances, et là, tout tranquillement, faire un songe fort désagréable ! » Puis il ajouta : « Oh oui ! fort désagréable ! Imagine-toi que j’ai rêvé que j’étais quelque chose comme cuisinier ou pâtissier dans une ville nommée Damas, en Syrie, très loin ! Oui ! et que j’y ai passé dix ans dans ce métier ! J’ai rêvé aussi d’un jeune garçon, un fils de noble assurément, accompagné d’un eunuque ! Et il m’est arrivé avec eux telle et telle aventure… » Et le pauvre Hassan, sentant la sueur mouiller son front, l’essuya, mais, dans ce mouvement, il sentit la trace de la pierre qui l’avait blessé, et il sauta en criant : « Mais non ! Voici la trace d’un coup de pierre asséné par cet enfant ! Il n’y a pas à dire, cela est bien violent ! » Puis il réfléchit un instant et ajouta : « Ou plutôt non ! C’est bien un rêve en effet ! Ce coup est peut-être un coup que j’ai reçu tout à l’heure de toi, Sett El-Hosn, dans nos ébats ! » Puis il dit : « Je te continue mon songe. Dans cette ville de Damas, j’arrivai, je ne sais comment, un matin, là, comme tu me vois, en chemise seulement et en bonnet blanc ! Le bonnet du bossu ! Et les habitants ! je ne sais trop ce qu’ils me voulaient ! J’héritai, comme ça, de la boutique d’un pâtissier, un vieux brave homme !… Mais oui ! mais oui ! ce n’est point un songe ! J’ai fait un plat de grains de grenade qui, paraît-il, ne contenait pas suffisamment d’aromates !… Et alors !… Voyons !… Ai-je bien rêvé tout cela ? Et n’est-ce point la réalité ?… »

Alors Sett El-Hosn s’écria : « Mon chéri, vraiment quel songe extraordinaire tu as fait ! De grâce, dis-le-moi en entier ! »

Et Hassan Badreddine, tout en s’interrompant pour s’exclamer, raconta à Sett El-Hosn toute l’histoire, songe ou réalité, depuis le commencement jusqu’à la fin. Puis il ajouta : « Et dire que j’ai failli être crucifié ! Et je l’aurais déjà été, si, heureusement, le rêve ne s’était dissipé à temps. Allah ! je suis encore tout en sueur de cette caisse !

Et Sett El-Hosn lui demanda : « Mais pourquoi voulait-on te crucifier ? » Il répondit : « Mais toujours à cause du peu d’aromates dans le plat des grains de grenade ! Oui ! le pilori terrible était là qui m’attendait avec le chariot traîné par une paire de buffles du Nil ! Mais enfin, grâce à Allah, tout cela n’était qu’un rêve, car vraiment la perte de ma boutique de pâtisserie, ruinée de fond en comble, comme ça, m’aurait causé énormément de peine ! »

Alors Sett El-Hosn, n’en pouvant plus, s’élança du lit, et vint se jeter au cou de Hassan Badreddine et le pressa contre sa poitrine en l’embrassant et le dévorant de baisers. Et lui, n’osait pas bouger. Et tout à coup il s’écria : « Non ! non ! tout cela n’est point un rêve ! Allah ! où suis-je ? où est la vérité ? »

Et le pauvre Hassan, transporté doucement au lit aux bras de Sett El-Hosn, s’étendit épuisé et tomba dans un lourd sommeil, veillé par Sett El-Hosn, qui l’entendait murmurer, dans le sommeil, tantôt ces mots : « C’est un rêve ! » tantôt ces mots : « Non ! c’est la réalité ! »

Avec le matin, le calme revint dans les esprits de Hassan Badreddine qui, en se réveillant, se retrouva dans les bras de Sett El-Hosn et vit devant lui, debout au pied du lit, son oncle le vizir Chamseddine, qui aussitôt lui souhaita la paix. Et Badreddine lui dit : « Mais n’est-ce point toi-même, par Allah ! qui m’avais fait lier les bras et qui avais fait ruiner ma boutique ? Et tout cela à cause de la petite quantité d’aromates dans le plat de grains de grenade ? »

Alors le vizir Chamseddine, n’ayant plus aucune raison de se taire, dit :

« Ô mon enfant, voici la vérité ! Tu es Hassan Badreddine, mon neveu, le fils de mon défunt frère Noureddine, le vizir de Bassra ! Et moi, je ne t’ai fait souffrir tout ce traitement que pour avoir une preuve de plus de ton identité et m’assurer que c’est bien toi qui es entré dans le lit de ma fille, la première nuit de ses noces. Et cette preuve, je l’ai eue en te voyant reconnaître (car j’étais caché derrière toi) la maison et les meubles, puis ton turban, tes culottes et ta bourse, et surtout l’étiquette de la bourse et le pli cacheté du turban qui contient les instructions de ton père Noureddine. Tu m’excuseras donc, mon enfant ! car je n’avais que ce moyen en mains pour te reconnaître, moi qui ne t’avais jamais vu auparavant, puisque tu es né à Bassra ! Ah ! mon enfant ! tout cela est dû à un petit malentendu, survenu tout à fait dans le commencement entre ton père, qui est mon frère Noureddine, et moi, ton oncle ! »

Et le vizir lui raconta toute l’histoire, puis il lui dit : « Ô mon enfant ! quant à ta mère je l’ai amenée de Bassra, et tu vas la voir, ainsi que ton fils Agib, le fruit de ta première nuit de noces avec sa mère ! » Et le vizir courut les chercher.

Et le premier qui arriva fut Agib, qui, cette fois, se jeta au cou de son père, sans le craindre comme il craignait le pâtissier amoureux ; et Badreddine, dans sa joie, récita ces vers :

Après ton départ, je me mis à pleurer, à longtemps pleurer. Et les larmes débordèrent de mes paupières.

Et je fis vœu, si jamais Allah réunissait les amants affligés de leur séparation, de ne jamais sur mes lèvres faire tenir le mot de séparation ancienne !

Aussi le bonheur vient de fondre sur moi, et avec tant de rapidité, et je fus dans une telle félicité, que malgré moi je versai les larmes de mes yeux !

Le Destin a juré de toujours rester mon ennemi et la cause de mes peines ! Et moi, ô Destin, Ô Temps, j’ai violé ton serment ! C’est une impiété !

Le bonheur a tenu sa promesse et acquitté ses dettes. Et mon ami m’est revenu ! Toi donc, lève-toi vers celui qui a apporté le bonheur, et relève les pans de ta robe pour le servir !

À peine avait-il fini de les réciter, que la grand-mère d’Agib, sa mère à lui Badreddine, arriva en sanglotant et se jeta dans ses bras presque évanouie de joie.

Et, après de grands épanchements, dans les larmes de la joie, ils se racontèrent mutuellement leur histoires et leurs peines et toutes leurs souffrances.

Puis tous remercièrent Allah pour les avoir enfin tous réunis sains et saufs, et recommencèrent à vivre dans la félicité et dans un bonheur parfait et dans les pures délices, et cela jusqu’à la fin de leurs jours qui furent très nombreux, et en laissant de nombreux enfants tous aussi beaux que la lune et les étoiles. »

— Et telle est, ô Roi fortuné, dit Schahrazade au roi Schahriar, l’histoire merveilleuse que le vizir Giafar Al-Barmaki raconta au khalifat Haroun Al-Rachid, l’émir des Croyants, dans la ville de Baghdad !

Oui ! c’est là l’histoire des aventures du vizir Chamseddine, de son frère le vizir Noureddine et de Hassan Badreddine, fils de Noureddine !


— Aussi le khalifat Haroun Al-Rachid ne manqua pas de dire : « Par Allah que tout cela est étonnant et admirable ! » Et, dans son contentement, non seulement il accorda à son vizir Giafar la grâce du nègre Rihan, mais aussi il prit en grande amitié le jeune homme qui était le mari de la femme coupée dans l’histoire des Trois Pommes, et, pour le consoler de la perte de son épouse injustement sacrifiée, il lui fit don d’une des plus jolies vierges, comme concubine, lui fit de somptueux émoluments, et l’attacha à lui comme son ami intime et son compagnon de table. Puis il ordonna aux écrivains du palais d’écrire cette merveilleuse histoire avec leur plus belle écriture, et de l’enfermer soigneusement dans l’armoire des papiers pour servir de leçon aux enfants de leurs enfants.


Mais continua, la fine et discrète Schahrazade, en s’adressant au roi Schahriar, sultan des îles de l’Inde et de la Chine, ne crois point, ô Roi fortuné, que cette histoire soit aussi admirable que celle que je me réserve de te raconter, si tu n’es pas fatigué ! » Et le roi Schahriar lui dit : « Et quelle est cette histoire ? » Schahrazade répondit : « Elle est de beaucoup plus admirable que toutes les autres ! » Et Schahriar lui dit : « Et quel est son nom ? » Elle répondit :

« C’est l’histoire du Tailleur, du Bossu, du Juif, du Chrétien et du Barbier de Baghdad ! »

Et le roi Schahriar répondit : « Certes, tu peux la raconter ! »


Notes
  1. Mesr ou Massr est le nom que les Arabes donnent aussi bien à l’Égypte qu’à la ville du Caire (Al-Kahirat).
  2. Chamseddine : Soleil de la Religion. Noureddine : Lumière de la Religion.
  3. Hassan : le Beau ; Badreddine : la Pleine Lune de la Religion.
  4. Même poème que celui de la page 206. Ce poème commence par : « Le liseur des astres observait dans la nuit ! »
  5. Tombe.
  6. La Souveraine de Beauté.
  7. Scham : la Syrie ; et se dit aussi pour la ville de Damas.
  8. C’est-à-dire : Merveilleux.
  9. Les Bani-Ommiah ou Ommiades, dynastie de khalifes, à Damas.
  10. Dieu est généreux !