Utilisateur:Ernest-Mtl/test MS2

La bibliothèque libre.


Comment les Indiens voyagent au travers de forêts inconnues et sans chemin battu.


Considérons maintenant le fait que les Indiens trouvent leur chemin à travers des forêts qu’ils n’ont jamais traversées auparavant. Ce fait est très-mal compris ; je crois qu’il n’a lieu que dans des conditions très-spéciales, qui montrent que l’instinct n’y est pour rien.

Le sauvage, il est vrai, peut trouver son cheminé à travers les forêts de son pays natal, dans une direction toute nouvelle pour lui ; mais cela tient à ce que, depuis l’enfance, il est habitué à les parcourir, s’orientant au moyen de signes qu’il a observés lui-même ou que d’autres lui ont appris. Les sauvages font de longs voyages dans beaucoup de directions, et toutes leurs facultés étant employées à ce seul objet, ils acquièrent une connaissance complète et exacte de la topographie, non-seulement de leur propre district, mais encore de toutes les régions environnantes. Celui qui a voyagé dans une direction nouvelle, fait part aux autres de ce qu’il a appris, et les descriptions des routes, des localités, des petits incidents du voyage, forment l’une des principales ressources de la conversation ; le soir autour du feu, chaque voyageur, chaque prisonnier appartenant à une autre tribu, vient ajouter son contingent de renseignements. Comme l’existence même des individus, des familles et des tribus dépend de cette connaissance de la nature, toutes les facultés subtiles du sauvage adulte sont employées à l’acquérir et à la perfectionner. Bon chasseur ou bon guerrier, il réussit ainsi à connaître la direction de chaque colline ou chaîne de montagnes, celle de tous les cours d’eau, et leurs confluents, la situation de tous les lieux caractérisés par une végétation particulière, et cela non-seulement dans les limites qu’il a explorées lui-même, mais peut-être encore cent milles au delà. Son observation pénétrante lui fait découvrir les plus petites ondulations de la surface du sol, les changements du sous-sol ou de la végétation, qui seraient tout à fait imperceptibles pour un étranger. Ses yeux regardent sans cesse dans la direction où il marche ; la mousse qui couvre un côté des arbres, la présence de certaines plantes à l’ombre des rochers, le vol des oiseaux le matin ou le soir, sont pour lui autant d’indications qui le guident presque aussi sûrement que le soleil. Si donc il est appelé à trouver son chemin à travers ce même pays dans une direction où il n’a encore jamais été, il est parfaitement à la hauteur de la difficulté. Quel que soit le détour par lequel il est arrivé au point d’où il doit partir, il a observé toutes les directions et les distances si exactement, qu’il sait assez bien où il est, de quel côté se trouve son village, de quel côté l’endroit où il doit aller. Il se met en route et sait qu’après un certain temps, il aura à passer un plateau ou une rivière ; il sait dans quel sens les cours d’eau doivent couler, à quelle distance de leurs sources il doit les passer. Il connaît la nature du sol ainsi que les traits principaux de la végétation dans toute la région. Lorsqu’il approche de quelque contrée où il a déjà été, plusieurs petites indications le guident, mais il les observe si prudemment que ses compagnons blancs ne peuvent point concevoir par quel moyen il s’est dirigé. De temps à autre il change un peu sa direction, mais il n’est jamais embarrassé, il ne se perd jamais, toujours il se sent pour ainsi dire chez lui, jusqu’à ce qu’enfin il arrive à un district bien connu et alors il dirige sa marche de façon à atteindre exactement le lieu désiré. Aux Européens dont il est le guide, il semble être arrivé sans difficulté, sans aucune observation spéciale, et par une marche continue et presque directe. Dans leur étonnement, ils lui demandent s’il a déjà fait la même route une fois ; sur sa réponse négative, ils concluent que quelque instinct infaillible peut seul l’avoir conduit.

Conduisez ce même homme dans un autre pays, très-semblable au sien, mais avec d’autres rivières, d’autres collines, une autre espèce de sol, une autre végétation et une faune différente ; amenez-le par un circuit plus ou moins long à un certain point et demandez-lui de retourner au point de départ par une ligne droite de 50 milles au travers de la forêt, il s’y refusera certainement, ou bien, s’il essaye, il échouera plus ou moins complètement. Son instinct supposé n’agit pas hors de son pays.

Sans doute un sauvage, même dans une contrée nouvelle pour lui, possède des avantages incontestables, résultant de sa grande habitude de la vie dans les bois, de son indifférence à la chance de s’égarer, et de sa perception exacte des directions et des distances ; il peut donc acquérir très-vite une connaissance du pays qui semble merveilleuse à l’homme civilisé ; mais ma propre observation des sauvages dans des forêts m’a convaincu moi-même qu’ils trouvent leur chemin par l’usage des mêmes facultés que nous possédons nous-mêmes. Par conséquent, avoir recours à une force nouvelle et mystérieuse pour expliquer comment les sauvages peuvent faire ce que, dans des conditions semblables, nous ferions presque tous, quoique peut-être moins parfaitement, c’est là un procédé superflu et presque absurde.

Dans le prochain essai, je tâcherai de prouver que beaucoup d’actes qui ont été attribués à l’instinct chez les oiseaux peuvent fort bien s’expliquer par l’exercice de ces facultés d’observation, de mémoire, d’imitation, et ce degré limité de raison, dont ils fournissent des manifestations indubitables.


VI

PHILOSOPHIE DES NIDS D’OISEAUX.


La construction des nids est-elle un effet de l’instinct ou de la raison ?


On dit en général que les oiseaux construisent leurs nids par instinct, tandis que l’homme fait usage de sa raison dans la construction de sa demeure ; et l’on en donne pour preuve le fait que les oiseaux bâtissent toujours sur le même plan, sans y jamais rien changer ; tandis que l’homme modifie et perfectionne ses maisons ; or, dit-on, le progrès caractérise la raison, tandis que l’instinct est stationnaire.

Cette doctrine est généralement, on peut presque dire universellement adoptée. Des personnes dont les opinions diffèrent d’ailleurs sur tout autre sujet, acceptent comme bonne cette explication des faits ; philosophes et poètes, métaphysiciens et théologiens, naturalistes et gens du monde, tous sont d’accord pour la considérer comme probable, l’adoptent même comme une sorte d’axiome, et en font la base de leurs spéculations sur l’instinct et la raison. Une opinion si générale devrait, semble-t-il, reposer sur des faits incontestables, et en être déduite logiquement. Je suis pourtant arrivé à la conclusion que cette manière de voir est non-seulement très-douteuse, mais absolument erronée ; non-seulement elle s’écarte beaucoup de la vérité, mais elle lui est complètement opposée presque en tous points. Bref, je crois que les oiseaux ne font pas leurs nids par instinct et que l’homme ne construit pas sa demeure par raison, que les oiseaux changent et améliorent sous l’influence des mêmes causes qui font progresser l’homme, et que l’espèce humaine ne modifie ni ne perfectionne lorsqu’elle est soumise à des conditions semblables à celles qui sont presque universelles parmi les oiseaux.


L’homme construit-il par raison ou par imitation ?


Examinons d’abord la théorie d’après laquelle la raison détermine seule l’architecture domestique de la race humaine.

On dit que l’homme, animal raisonnable, change et améliore sans cesse sa demeure. Je nie cela entièrement. En général, l’homme ne modifie ni ne perfectionne, pas plus que les oiseaux. Quelle amélioration peut-on voir dans les maisons de la plupart des tribus sauvages ? chacune est aussi invariable que le nid d’une espèce d’oiseau. Les tentes des Arabes sont les mêmes aujourd’hui qu’elles étaient il y a 2 ou 3000 ans, et les villages de boue de l’Égypte ne peuvent guère avoir été améliorés depuis l’époque des Pharaons. Quel progrès peut-on supposer dans les huttes en feuilles de palmier ou dans les cabanes qu’habitent les tribus de l’Amérique du Sud et de l’archipel Malais, depuis que ces régions sont peuplées ? Quant à l’abri grossier que le Patagon se fait avec du feuillage ou que l’habitant de l’Afrique méridionale se creuse dans la terre, nous ne pouvons même les concevoir inférieurs à ce qu’ils sont aujourd’hui. Plus près de nous, la cabane en gazon de l’Irlandais, et la hutte de pierres de la haute Écosse, ne peuvent guère avoir beaucoup progressé depuis 2000 ans.

Or personne ne voit un effet de l’instinct dans cet état stationnaire de l’architecture domestique chez ces peuples sauvages, mais on l’explique plutôt par l’imitation transmise de génération en génération, et par l’absence de toute circonstance qui les aient poussés à améliorer. Personne n’imagine que, si un enfant arabe était transporté en Patagonie ou en Écosse, une fois adulte, il étonnerait ses nouveaux parents en construisant une tente de peaux. D’autre part, il est clair que les conditions physiques, combinées avec le degré de civilisation atteint, rendent pour ainsi dire nécessaires certains types de construction. Le gazon, les pierres, la neige, les feuilles de palmier, le bambou, les branches, sont pris comme matériaux des maisons des différents pays, parce qu’ils sont plus faciles à se procurer qu’aucune autre chose. Le paysan égyptien n’a aucune de ces substances, pas même du bois. Que peut-il donc employer d’autre que la boue ?

Dans les forêts des tropiques, le bambou et les larges feuilles de palmier sont les matériaux naturels pour les maisons ; la forme et le mode de construction seront déterminés en partie par la nature du pays, selon que celui-ci est chaud ou frais, marécageux ou sec, rocailleux ou plat, selon que la contrée est fréquentée par des bêtes sauvages ou exposée aux attaques des hommes. Toutes ces circonstances font adopter un mode particulier de construction qui, confirmé par l’habitude, devient héréditaire et sera conservé longtemps, même lorsque de nouvelles conditions ou une migration dans une région différente lui auront fait perdre son utilité.

Dans toute l’étendue du continent américain, et en règle générale, les maisons des indigènes reposent sur le terrain même ; on les rend sûres et solides au moyen de murs épais et bas, surmontés d’un toit. Par contre, dans presque toutes les îles malaises, les maisons sont élevées sur des pieux, parfois à une grande hauteur, le plancher en bambou étant à claire voie : toute la bâtisse est excessivement mince et légère. Or, quelle peut être la raison de cette différence remarquable entre ces pays, dont bien des parties nous offrent d’ailleurs une ressemblance frappante dans leur constitution physique, leurs productions naturelles et le degré de civilisation de leurs habitants ? Nous en trouvons l’explication, ce me semble, dans l’origine probable et les migrations de leurs populations respectives. On croit que les indigènes de l’Amérique tropicale sont venus du Nord, d’un pays où les hivers sont rudes et où des maisons bâties au-dessus du sol avec des planchers ouverts, seraient inhabitables. Ils se sont dirigés vers le Sud en suivant les chaînes de montagnes et les plateaux, et, sous un climat nouveau, ils ont conservé le mode de construction de leurs ancêtres, modifié seulement par les matériaux qu’ils trouvaient. M. Bates, qui a fait des observations exactes sur les Indiens de la vallée des Amazones, est arrivé à la conclusion qu’ils sont récemment immigrés d’un climat plus froid : « On ne peut, » dit-il, « vivre longtemps parmi les Indiens de l’Amazone supérieure sans être frappé de leur antipathie constitutionnelle pour la chaleur… Leur peau est chaude au toucher et ils transpirent peu… Ils sont agités et mécontents par un temps chaud et sec, mais gais par les jours frais, lorsque la pluie coule en abondance sur leurs dos nus. » Après beaucoup d’autres détails, il conclut : « Comme tout cela diffère du nègre, le véritable enfant des climats tropicaux ! Je me sentais toujours plus porté à admettre que l’Indien Peau-Rouge vit dans ces contrées chaudes comme émigré ou étranger, que sa constitution n’était point originairement faite pour ce climat, auquel elle ne s’est qu’imparfaitement adaptée. »

D’autre part, les races malaises sont certainement de très-anciens habitants des contrées les plus chaudes ; elles ont particulièrement pour habitude de placer leur premier établissement à l’embouchure des rivières, dans des anses, ou bien dans les baies ou détroits peu ouverts. Peuples éminemment maritimes, le canot est pour eux une nécessité de la vie, et ils ne voyagent jamais par terre s’ils peuvent le faire par eau. Conformément à ces goûts, le Malais a construit sa maison sur des pilotis à la manière des habitations lacustres de la vieille Europe ; et ce mode de construction est tellement entré dans ses mœurs que même les tribus qui ont pénétré dans l’intérieur, et se sont établies dans des plaines arides et sur des montagnes rocheuses, continuent à bâtir exactement de la même manière et trouvent de la sécurité à élever leurs demeures au-dessus du sol.


Pourquoi chaque oiseau construit une espèce particulière de nid.


Tels sont les caractères généraux des habitations de l’homme sauvage. Les nids des oiseaux nous en offrent de tout à fait analogues.

Chaque espèce emploie les matériaux qui sont le plus à sa portée, et choisit les situations les plus conformes à ses habitudes. Le troglodyte, par exemple, vivant dans les haies et les bosquets bas, fait en général son nid avec de la mousse, qu’il trouve toujours là où il vit, et qui lui fournit probablement beaucoup d’insectes pour sa nourriture ; mais parfois il varie, employant du foin ou des plumes, lorsqu’il peut se les procurer. Le freux creuse dans les prairies et les champs labourés pour prendre les vers, et, en faisant cela, trouve continuellement des racines et des fibres végétales. Il s’en sert pour revêtir son nid, quoi de plus naturel ! Pour le même usage, le corbeau, qui se nourrit de chair morte, telle que lapins et agneaux, et fréquente les pâturages et les garennes, choisit la laine et la fourrure. L’alouette se tient dans les champs cultivés et fait sur le sol un nid de tiges sèches qu’elle double d’herbes fines, matériaux le plus à sa portée et le mieux adaptés à ses besoins. Le martin-pêcheur construit son nid avec les arêtes des poissons qu’il a mangés. L’hirondelle emploie de l’argile et de la boue prises sur les bords des étangs et des rivières, à la surface desquels elle trouve les insectes dont elle se nourrit. Bref, les matériaux dont les oiseaux font leurs nids, aussi bien que ceux que l’homme sauvage prend pour sa maison, sont donc ceux qui sont le plus à portée ; dans aucun cas, le choix n’est dû à un instinct spécial.

Mais, dira-t-on, ce sont surtout la forme et la structure des nids, plus encore que leurs matériaux, qui nous frappent par leur variété, et sont si merveilleusement adaptées aux besoins, aux habitudes de chaque espèce ; comment s’en rendre compte autrement que par l’instinct ?

Je réponds que nous en trouvons l’explication en grande partie dans les habitudes générales de l’espèce, dans la nature des outils qui lui sont donnés, et les matériaux qu’elle emploie, enfin dans le discernement des moyens les plus propres au but, discernement très-élémentaire, sans doute, mais qui rentre parfaitement dans la capacité intellectuelle de l’oiseau. La délicatesse et la perfection du nid seront proportionnées à la grandeur de l’oiseau, à sa conformation et à ses habitudes. Celui du troglodyte ou du colibri n’est peut-être relativement ni plus parfait ni plus beau que celui du merle, de la pie, de la corneille. Le troglodyte, avec son bec mince, ses longues jambes et sa grande agilité, peut très-facilement former un nid bien tressé des matériaux les plus fins, et il le place dans les arbustes et les haies qu’il fréquente et où il trouve sa nourriture. La mésange, qui hante les arbres fruitiers et les murs, cherchant des insectes dans les fentes et les crevasses, est naturellement conduite à s’établir dans des trous qui la tiennent à l’abri et en sûreté ; sa grande agilité et la perfection de ses outils (bec et pattes), lui permettent de former rapidement un admirable réceptacle pour ses œufs et ses petits. Le pigeon, ayant un corps lourd avec des pattes et un bec faibles, mauvais instruments pour faire une construction délicate, bâtit un nid grossier et plat, formé de bâtons, mis en travers de branches assez fortes pour porter le poids de l’oiseau et de ses petits. Les engoulevents ont les instruments les plus imparfaits de tous : des pattes qui ne peuvent les porter que sur une surface plane, car ils ne peuvent percher, et un bec excessivement large, court et faible, presque caché par des plumes et des soies. Ces oiseaux ne sauraient construire un nid de fibres ou de branches, de poils ou de mousse ; aussi s’en passent-ils généralement, et pondent-ils leurs œufs sur le sol nu, sur une branche plate ou sur le tronc d’un arbre coupé. Le perroquet, avec son gros bec recourbé, son cou et ses pattes trop courtes, son corps pesant, est tout à fait incapable de bâtir un nid comme presque tous les oiseaux. Il ne peut grimper sur une branche, ni se retourner sur place lorsqu’il perche, sans employer son bec aussi bien que ses pattes. Comment alors pourrait-il tresser, ou entremêler les matériaux d’un nid ? Il pond ses œufs dans le trou d’un arbre, au sommet de troncs pourris, ou dans une fourmilière abandonnée, dont la substance est facile à creuser.

Beaucoup de Sterna et de Tringa déposent leurs œufs sur le sable au bord de la mer ; le duc d’Argyll sans doute a raison lorsqu’il attribue cette habitude, non à leur incapacité de former un nid, mais au fait que, dans de pareilles situations, un nid serait apparent et ferait découvrir les œufs. Cependant le choix de la place est évidemment déterminé par les habitudes de ces oiseaux, qui, dans la recherche quotidienne de leur nourriture, parcourent continuellement de grands bancs de sable, à la marée basse. Les mouettes varient beaucoup dans leur manière de nicher, mais celle-ci est toujours en harmonie avec leur conformation et leurs habitudes ; le nid est placé tantôt sur un roc nu, ou sur le bord d’une falaise, tantôt dans un marais ou parmi les algues du rivage ; il est fait d’algues, de touffes d’herbes ou de roseaux, ou encore de débris trouvés sur le rivage, amoncelés les uns par-dessus les autres, avec aussi peu d’ordre et d’art que le comportent les pattes palmées et le bec grossier de ces oiseaux ; le bec surtout est plus propre à prendre le poisson qu’à bâtir un nid délicat.

Le flamant aux longues jambes et au large bec, qui arpente continuellement les bas-fonds humides, se fait avec de la boue un siège conique, au sommet duquel il dépose ses œufs. Il peut de la sorte les couver à son aise, et ils restent à sec, hors de la portée des marées.

Maintenant je crois que, dans toute la classe des oiseaux, on trouvera les mêmes principes généraux, plus ou moins faciles à découvrir, selon que les mœurs de l’espèce sont plus ou moins marquées ou leur conformation plus ou moins spéciale. Il est vrai que, parmi des oiseaux qui diffèrent peu sous ces deux rapports, nous voyons des systèmes de nids très-divers. Mais il n’est point difficile d’expliquer l’origine de ces différences. Elles résultent de ces grands changements climatériques et géologiques que nous savons avoir eu lieu depuis l’apparition des espèces actuelles. On sait que les habitudes simples sont héréditaires, et, comme chaque espèce occupe aujourd’hui un espace différent des autres, nous pouvons être sûrs que de tels changements agiraient différemment sur chacune, réunissant souvent des espèces qui, dans des régions distinctes et soumises à des conditions différentes, avaient déjà acquis leurs habitudes particulières.


Comment les jeunes oiseaux apprennent à construire leurs premiers nids.


On objecte que les oiseaux n’apprennent pas à faire leur nid comme l’homme apprend à bâtir, car tous les individus d’une espèce font exactement le même nid, même s’ils n’en ont jamais vu un seul, et on prétend que cela ne peut s’expliquer que par l’instinct.

Sans doute ce serait là de l’instinct, si c’était vrai, et je demande simplement une preuve du fait allégué. Ce point, si important pour la question en litige, est toujours admis sans preuve, et même contrairement aux preuves, car les faits connus lui sont opposés.

Un oiseau, élevé en cage dès sa naissance, ne fait pas le nid caractéristique de son espèce, même si on lui fournit les matériaux nécessaires ; souvent même on ne lui verra faire aucun nid quelconque, mais entasser grossièrement les matériaux.

On n’a jamais convenablement essayé de lâcher dans un enclos couvert d’un filet, un couple élevé de cette façon, pour voir quel nid pourront produire ses efforts inexpérimentés ; l’expérience a été tentée pour le chant des oiseaux, qui est censé également instinctif et l’on trouve que de jeunes oiseaux n’ont jamais le chant particulier à leur espèce s’ils ne l’ont pas entendu auparavant, tandis qu’ils apprennent facilement le chant de tout autre oiseau avec lequel ils sont associés.


Les oiseaux chantent-ils par instinct ou par imitation ?


L’honorable Daines Barrington soutenait l’opinion que « le chant n’est pas plus inné chez les oiseaux que le langage ne l’est chez l’homme, mais qu’il dépend entièrement de l’enseignement qui leur est donné en tant que leurs organes leur permettent d’imiter les sons qu’ils ont souvent l’occasion d’entendre. »

Il a exposé ses observations dans les « Philosophical Transactions, » 1773 (vol 63). Il dit : « J’ai élevé des linottes prises dans le nid avec les trois alouettes qui chantent le mieux : l’alauda arvensis, l’alauda arborea, et l’anthus pratensis. Chaque linotte, au lieu du chant de son espèce, adopta entièrement celui de son maître. Lorsque le chant de la linotte-alouette des prés fut tout à fait fixé, je plaçai l’oiseau avec deux linottes communes dans une chambre où elles restèrent ensemble pendant trois mois ; la linotte n’emprunta pas un seul passage au chant de ses nouvelles compagnes, mais conserva constamment celui de l’alouette. »

L’auteur expose ensuite que les oiseaux retirés du nid à l’âge de trois ou quatre semaines, ont déjà appris le cri d’appel de leur espèce ; pour éviter cela, il faut les ôter du nid un jour ou deux après leur naissance ; il cite l’exemple d’un chardonneret qu’il avait vu à Knighton (Radnorshire), et qui chantait exactement comme un troglodyte, sans aucun des sons particuliers à son espèce. Cet oiseau, enlevé de son nid un jour ou deux après sa naissance, avait été placé à une fenêtre donnant sur un petit jardin : c’est là sans doute qu’il avait acquis le ramage du troglodyte, n’ayant aucune occasion d’apprendre même l’appel du chardonneret. Le même auteur avait vu aussi une linotte qui, enlevée de son nid à l’âge de deux ou trois jours, avait presque appris à articuler et pouvait répéter les mots « Pretty boy » et quelques autres courtes phrases, aucun autre son n’ayant été proposé à son imitation. Il éleva une autre linotte avec une vengolina (petit pinson d’Afrique) qui, à ce qu’il dit, chante mieux qu’aucun oiseau étranger, excepté l’oiseau moqueur d’Amérique, et l’imitation du maître par l’élève fut si parfaite, qu’il était impossible de les distinguer l’un de l’autre. Chose plus extraordinaire encore, un moineau commun, oiseau qui d’ordinaire ne fait que gazouiller, apprit le chant de la linotte et du bouvreuil en étant élevé avec ces oiseaux. Le rév. W. H. Herbert fit des observations semblables et raconte que les jeunes, quand ils sont enfermés, apprennent facilement le chant des autres espèces et deviennent d’assez bons chanteurs, quoique, dans l’état de nature, ils soient pauvrement doués sous ce rapport. Le bouvreuil, dont le ramage est naturellement faible, dur et insignifiant, a néanmoins une faculté musicale remarquable, car on peut lui enseigner à siffler des airs complets. D’autre part, le rossignol, dont le chant naturel est si beau, montre une grande aptitude, dans la domesticité, à apprendre celui d’autres espèces. Bechstein parle d’un rouge-queue qui, ayant niché sous le bord de son toit, imitait le chant d’un pinson en cage sur une fenêtre au-dessous de lui, tandis qu’un autre, dans un jardin voisin, répétait quelques-unes des notes d’une fauvette à tête noire dont le nid était tout près.

Ces faits, et beaucoup d’autres qu’on pourrait citer, donnent la certitude que le chant particulier de chaque oiseau est acquis par imitation, aussi bien que l’enfant apprend l’anglais ou le français, non par instinct, mais en entendant le langage parlé par ses parents.

Il est particulièrement remarquable que, pour faire acquérir à de jeunes oiseaux un nouveau chant correctement, il faut les soustraire à leurs parents de très-bonne heure ; car, les trois ou quatre premiers jours leur suffisent pour connaître et imiter plus tard le chant de ceux-ci. Cela montre que de très-jeunes oiseaux peuvent entendre et se souvenir, et il serait fort extraordinaire que, puisqu’ils peuvent voir, ils ne pussent ni observer ni se rappeler, et vécussent des jours et des semaines dans un nid sans rien savoir ensuite des matériaux dont il est fait et de la façon dont il est construit. Pendant qu’ils apprennent à s’envoler et à revenir souvent à leur nid, ils peuvent l’examiner à fond à l’intérieur et à l’extérieur ; comme d’ailleurs la recherche de leur nourriture les conduit invariablement parmi les matières dont le nid est composé et à des places semblables à celles où il se trouve, est-il donc bien étonnant qu’ils soient ensuite capables d’en faire un semblable pour leur propre usage ? Ne serait-ce pas bien plus remarquable, s’ils se dérangeaient pour trouver des matériaux tout différents de ceux qu’ont employés leurs parents, les combinaient d’une façon dont ils ne connaîtraient aucun exemple, et formaient une construction tout autre que celle où ils ont été élevés ? Celle-ci est d’ailleurs probablement celle que toute leur organisation peut assembler le plus vite et le plus facilement.

On a cependant objecté que l’observation, l’imitation, la mémoire, ne peuvent rien avoir à faire avec l’habileté architecturale d’un oiseau, parce que les jeunes qui en Angleterre naissent en mai ou juin, bâtissent au mois d’avril ou de mai suivant un nid aussi parfait que celui où ils ont été élevés, sans pourtant en avoir jamais vu bâtir. Mais ces jeunes oiseaux, avant de quitter le nid, ont pu certainement en observer bien des fois la forme, la grandeur, la situation, les matériaux et leur disposition, et en conserver le souvenir jusqu’au printemps suivant, alors que la recherche de leur nourriture met à leur portée les matériaux voulus ; il est très-probable que les oiseaux les plus âgés font leurs nids les premiers, ceux de la dernière couvée suivent alors leur exemple, apprenant d’eux à faire les fondations du nid et à en assembler les éléments[1] ; de plus nous n’avons aucune raison de croire que les jeunes s’accouplent en général entre eux. Il est plus probable que chaque couple ne contient fréquemment qu’un seul sujet né l’été précédent, et qui est donc plus ou moins guidé par l’expérience de l’autre.

Mon ami M. Richard Spruce, bien connu comme voyageur et botaniste, pense que tel est en effet le cas. Il a bien voulu me permettre de publier les observations suivantes, dont il m’a fait part après avoir lu la première édition de mon livre.


De quelle façon les jeunes oiseaux peuvent apprendre à construire leurs nids.


« Parmi les Indiens du Pérou et de l’Équateur, qui ont conservé beaucoup des usages qui caractérisaient leur demi-civilisation avant la conquête espagnole, il règne la coutume que les jeunes gens épousent de vieilles femmes, et réciproquement, les jeunes filles épousent des vieillards. Ils disent qu’un jeune homme, habitué à la sollicitude de sa mère, serait mal partagé s’il n’avait qu’une jeune fille ignorante pour prendre soin de lui, et la jeune fille, de son côté, se trouve mieux d’un homme d’âge mûr, qui peut lui servir de père.

« Nous retrouvons, chez beaucoup d’animaux, quelque chose d’analogue à cette coutume. Un vieux daim vigoureux peut généralement conquérir la femelle de son choix, et même toutes les femelles auxquelles il peut suffire, mais un jeune daim « du premier bois » doit se résigner au célibat, ou se a contenter de quelque respectable douairière.

« Comparez le cas très-semblable du coq domestique et de beaucoup d’autres oiseaux ; considérez quelles seront les conséquences de l’accouplement d’un vieux mâle avec une jeune femelle, ou d’une vieille femelle avec un jeune mâle, ce qui, je crois, a lieu chez le merle, et chez d’autres oiseaux, qui, on le sait, se disputent la possession des femelles les plus belles et les plus jeunes ; dans chaque couple, l’un des conjoints ayant déjà de « l’expérience », enseignera à son jeune compagnon, non-seulement les choses futiles, mais aussi le choix d’un emplacement pour le nid et la manière de le construire : il lui montrera aussi comment on couve les œufs et comment on élève les petits. Telle est, en peu de mots, l’idée que je me fais, de la manière dont un oiseau, à ses premières noces, apprend peut-être tous les devoirs de la vie conjugale. »

J’ai demandé, sur ce point difficile, des renseignements à quelques-uns de nos meilleurs ornithologistes vivant à la campagne, mais sans succès, parce qu’il est presque toujours impossible de distinguer après la première année les jeunes oiseaux des vieux. On m’apprend cependant que chez les merles, chez les moineaux, et beaucoup d’autres espèces, les mâles se battent avec fureur, et le plus fort a naturellement le choix de sa compagne. L’opinion de M. Spruce est au moins aussi vraisemblable que l’opinion contraire, qui veut que les jeunes oiseaux, dans la règle, s’accouplent ensemble, et elle est confirmée, jusqu’à un certain point, par le célèbre observateur américain Wilson. Ce dernier insiste avec force sur la variété des nids d’une même espèce : il dit que les uns sont beaucoup mieux faits que les autres, et il pense que les nids les moins parfaits sont l’ouvrage des oiseaux les plus jeunes, les plus parfaits aux contraire, celui des plus vieux.

En tout cas l’expérience capitale n’a point été faite : on n’a point encore montré qu’un couple d’oiseaux, élevés à part depuis leur naissance et n’ayant jamais vu de nid, soit à même d’en faire un exactement sur le type de celui de leurs parents. Ce serait là l’expérience décisive. Tant qu’elle n’a pas été faite, je ne pense pas que l’on doive attribuer à une faculté inconnue et mystérieuse, un acte parfaitement comparable aux constructions de l’homme sauvage.

Du reste, il ne faut point s’exagérer le degré de connaissance ou d’habileté acquise (d’autres diraient d’instinct) que doit posséder un oiseau pour construire un nid qui nous semble délicatement et artistement fabriqué. N’oublions pas que ce nid a été formé branche par branche, fibre par fibre, grossièrement d’abord, puis les fentes et les irrégularités qui doivent paraître des brèches et des trous énormes aux petits architectes, sont bouchées avec des bouts de branches ou des rejetons introduits au moyen de leur bec mince et de leurs pattes souples ; brin par brin ils déposent les poils, les plumes, le crin, et le résultat nous semble une merveille de dextérité ; il en serait de même de la plus grossière hutte indienne, aux yeux d’un natif de Brobdingnag.

Levaillant décrit le nid d’un petit oiseau africain, qui montre bien que très-peu d’art peut produire une construction très-parfaite. La base en est faite de mousse et de lin entremêlés d’herbe et de touffes de coton ; cette masse d’abord informe, ayant 5 à 6 pouces de diamètre et 4 pouces d’épaisseur, devient sous les pieds de l’oiseau qui la presse et la foule avec persistance, une sorte de feutre. L’oiseau le comprime avec son corps, se retournant dans tous les sens, de façon à le rendre bien ferme et égal, avant d’élever les bords. Ceux-ci sont ajoutés bout par bout, ajustés et battus des pieds et de l’aile, et bien comprimés, le bec servant à rentrer de temps à autre les fibres qui projettent au dehors. Par ces moyens simples et en apparence insuffisants, la surface intérieure du nid est rendue presque aussi unie et aussi compacte qu’une pièce d’étoffe.


Que les œuvres de l’homme sont surtout imitatives.


Mais voyez l’homme civilisé ! dira-t-on. Voyez l’architecture grecque, égyptienne, romaine et gothique ! Quel avancement ! quel progrès ! quels raffinements ! Voilà à quoi mène la raison, tandis que l’oiseau reste toujours au même point.

Mais si ces progrès-là sont nécessaires pour prouver les effets de la raison opposée à l’instinct, alors il n’y a pas de raison chez les peuples sauvages et chez plusieurs des races à moitié civilisées, et celles-ci construisent par instinct, aussi bien que les oiseaux.

L’homme se répand sur toute la terre, et existe dans les conditions les plus diverses ; de là nécessairement des habitudes également variées, il émigre d’un pays à un autre ; il fait la guerre et des conquêtes ; le mélange des races met en contact des coutumes différentes ; celles par exemple d’un peuple émigré ou conquérant sont modifiées par les circonstances nouvelles du pays où il arrive.

La race civilisée qui conquit l’Égypte doit avoir développé son architecture dans un pays de forêts où le bois était abondant ; car il n’est pas probable que l’idée de colonnes cylindriques prit naissance dans une contrée sans arbres. Une race indigène aurait peut-être construit les pyramides, mais non les temples de Luxor et de Karnak. Dans l’architecture grecque, presque chaque trait caractéristique a son origine dans les constructions en bois. Les colonnes, l’architrave, la frise, les astragales, les modillons, la forme du toit, tout cela doit avoir eu son origine dans quelque contrée boisée du Midi ; confirmation frappante de ce qu’enseigne la philologie, savoir, que la Grèce fut colonisée par des peuples venus du nord-ouest de l’Inde. Mais, élever des colonnes et les relier par d’immenses blocs de pierre ou de marbre, ce ne sont pas des actes de raison, mais bien de pure imitation, car c’est la voûte qui est le moyen rationnel de couvrir de grands vides avec la pierre : par conséquent, l’art grec, si parfaitement beau d’ailleurs, est faux dans son principe, et ne constitue point un bon exemple de la raison appliquée à l’architecture.

Que faisons-nous presque tous aujourd’hui, sinon imiter les constructions de ceux qui nous ont précédés ? Nous n’avons pas même été capables de découvrir ou développer un style défini approprié à nos besoins. Nous n’avons aucun style d’architecture nationale, et sous ce rapport nous sommes même inférieurs aux oiseaux, dont chacun a sa forme de nid caractéristique, exactement adaptée à ses besoins et à ses habitudes.


Que les oiseaux changent et améliorent leurs nids lorsque des conditions nouvelles l’exigent.


La grande uniformité qu’offre l’architecture de chaque espèce d’oiseau ne prouve donc point, ainsi qu’on l’a supposé, un instinct spécial, mais nous pouvons l’attribuer à l’uniformité des conditions dans lesquelles vit chacune des espèces. Leur domaine est souvent très-limité, et il est rare qu’elles se rendent dans un pays nouveau pour y rester, de façon à être placées dans des conditions nouvelles. Cependant, lorsque celles-ci se présentent, les oiseaux en profitent aussi librement et aussi sagement que l’homme pourrait le faire.

Les hirondelles de cheminée et de fenêtre sont une preuve vivante d’un changement d’habitudes qui a dû se faire depuis que l’on construit des maisons et des cheminées, c’est-à-dire en Amérique par exemple, dans les trois derniers siècles. Beaucoup de nids sont faits aujourd’hui avec des fils de coton ou de laine au lieu de laine brute ou de crin ; et le choucas montre une prédilection pour les clochers, qui ne peut guère s’expliquer par l’instinct.

Dans les parties les plus peuplées des États-Unis, le troupiale-ballimore construit son nid suspendu, avec toutes sortes de bouts de cordons, d’écheveaux de soie, de tille de jardinier, au lieu des quelques poils et fibres végétales, qu’il ne trouve que difficilement dans les régions sauvages ; et Wilson, observateur très-exact, croit que cet oiseau perfectionne ses nids par la pratique : les individus les plus âgés faisant mieux que les autres.

L’hirondelle pourpre (Progne purpurea) s’empare des gourdes vides et des petites boîtes, qui, dans presque tous les villages et fermes d’Amérique, sont disposées au dehors pour la recevoir ; plusieurs troglodytes d’Amérique font volontiers leurs nids dans des boîtes à cigares, percées d’un petit trou, si celles-ci sont placées dans une situation convenable. Le Xanthorius varius des États-Unis est un excellent exemple des changements que les oiseaux apportent à leurs nids suivant les circonstances : lorsqu’il établit son domicile sur des branches fortes et raides, son nid est presque plat, mais souvent il le suspend aux branches minces d’un saule pleureur, il le fait alors beaucoup plus profond, pour éviter que le vent, en le secouant avec violence, n’en fasse tomber les petits.

On a aussi observé que, dans les contrées chaudes du Midi, les nids sont construits plus légèrement et d’une substance plus poreuse que dans les régions plus froides du Nord.

Notre moineau commun sait aussi bien se conformer aux circonstances. Quand il s’établit sur un arbre (ce qui sans doute était sa seule manière à l’origine), il fait un nid bien construit et couvert, où ses petits sont très-bien abrités ; mais il ne se donne pas autant de peine lorsqu’il trouve un trou commode dans un bâtiment ou dans du chaume : son nid est alors très-imparfaitement construit.

On a observé dans la Jamaïque un curieux exemple de changement d’habitudes récent. Avant 1854 le Tachornis phænicobea habitait exclusivement les palmiers dans quelques districts du pays. Une colonie de ces oiseaux s’établit alors dans deux palmiers cacaotiers à Spanish-Town et y resta jusqu’en 1857, année où un orage abattit l’un de ces arbres et dépouilla l’autre de ses feuilles. Au lieu de rechercher d’autres palmiers, les oiseaux chassèrent les hirondelles qui vivaient dans la cour du palais du Gouvernement, s’emparèrent de la place, et y firent leurs nids sur le sommet des murs d’enceinte et dans les angles formés par les poutres et les solives ; ils occupent encore en grand nombre cet endroit. On remarque qu’ils y forment leurs nids avec beaucoup moins de soin que lorsqu’ils vivaient sur les palmiers, probablement parce qu’ils sont moins exposés.

Au moment où la première édition de cet ouvrage venait de paraître, M. F.-A. Pouchet publia, dans la dixième livraison des Comptes rendus pour l’année 1870, ses observations relatives à un exemple encore plus curieux de perfectionnement dans la construction des nids. Il y a quarante ans, M. Pouchet avait lui-même recueilli, dans de vieilles maisons de Rouen, des nids d’hirondelles de fenêtres (Hirundo urbica), et les avait déposés dans le musée de cette ville. S’étant récemment procuré de nouveaux nids, il fut surpris, en les comparant avec les anciens, d’y voir un changement positif dans la forme et l’arrangement. Cela le décida à étudier la chose de plus près. Les nids modifiés avaient été pris dans un quartier neuf de la ville, et M. Pouchet constata que tous ceux qui provenaient des rues neuves avaient la forme modifiée ; mais en examinant les églises et d’autres bâtiments anciens, ainsi que des rochers habités par ces oiseaux, il trouva beaucoup de nids du type ancien, mélangés avec quelques-uns du nouveau modèle. Il étudia alors les dessins et les descriptions des anciens naturalistes, et il n’y trouva absolument que la forme primitive. Voici, suivant lui, en quoi consiste la différence. L’ancienne forme est une portion de sphère, elle est égale au quart d’un hémisphère quand le nid est situé dans l’angle supérieur d’une fenêtre ; l’ouverture est circulaire et très-petite, tout juste suffisante pour laisser passer l’oiseau. Le nid moderne est, au contraire, plus large que haut, sa forme étant celle d’un segment de sphéroïde aplati ; l’ouverture est très-large et basse, et placée tout près de la surface horizontale à laquelle le nid tient par sa partie supérieure.

M. Pouchet pense que la forme nouvelle est indubitablement un perfectionnement de l’ancienne. Le fond élargi doit laisser aux petits plus de liberté de mouvements qu’ils n’en avaient dans l’ancien nid étroit et profond ; de plus, l’agrandissement de l’ouverture leur permet de regarder au dehors et de prendre l’air ; elle est même assez large pour leur servir en quelque sorte de balcon, et l’on y voit parfois deux petits qui peuvent s’y tenir sans gêner le passage des parents. En même temps, placée si près du sommet, elle a moins d’inconvénients aux points de vue de la pluie, du froid et des ennemis, que le petit trou rond de l’ancien nid. Voilà donc, dans la construction des nids, un progrès aussi évident qu’aucun de ceux qui s’accomplissent en un temps si court dans l’architecture humaine.

Du reste, les nids ne sont pas toujours caractérisés par une structure parfaite et une excellente conformation ; chez beaucoup d’oiseaux, ils présentent de véritables imperfections ; celles-ci sont parfaitement compatibles avec notre théorie, mais beaucoup moins explicables dans l’hypothèse de l’instinct supposé infaillible. Le pigeon voyageur d’Amérique couvre souvent les branches de ses nids jusqu’à les faire casser par le poids, et l’on voit alors le sol couvert de nids, d’œufs et de jeunes oiseaux détruits. Les nids de freux sont souvent si imparfaits que les vents violents en font tomber les œufs ; mais l’oiseau le plus mal partagé sous ce rapport est l’hirondelle de fenêtres ; White de Selborne nous dit en avoir vu s’établir chaque année dans des places où elles risquaient de voir leurs nids emportés par une forte pluie et leurs petits détruits.


Conclusion.


Une appréciation impartiale de tous ces faits confirme, je pense, l’assertion par laquelle j’ai commencé, savoir, que les facultés mentales manifestées par les oiseaux dans la construction de leurs nids, sont de même nature que celles que montre l’homme dans la construction de sa demeure.

Ces facultés sont essentiellement l’imitation, unie à une adaptation partielle et lente aux conditions nouvelles qui s’imposent.

Comparer l’ouvrage des oiseaux avec les manifestations les plus élevées de la science et de l’art humain, c’est rester tout à fait à côté de la question. Je ne prétends pas que l’oiseau soit doué d’une faculté de raisonnement qui en variété ou en étendue soit le moins du monde comparable à celle de l’homme. Je dis simplement que le mode de construction des nids nous offre des phénomènes qui, si on les compare impartialement avec ceux que présente la grande masse des hommes dans la construction des maisons, n’indiquent aucune différence essentielle dans la nature ou l’espèce des facultés employées. Si l’instinct signifie quelque chose, ce ne peut être que la capacité d’accomplir un acte complexe sans enseignement ni expérience. Il implique des idées innées bien définies, et, s’il était prouvé, il renverserait le sensationnalisme de M. Mill et toutes les idées de la philosophie moderne sur l’expérience.

Que l’existence de l’instinct puisse être établie dans d’autres cas, cela n’est pas impossible ; mais dans l’exemple particulier des nids d’oiseaux, qui est généralement considéré comme un de ses principaux appuis, je ne puis rien trouver absolument qui prouve l’existence de quelque chose d’autre que ces facultés rudimentaires de raisonnement et d’imitation qui sont universellement attribuées aux animaux.


VII

THÉORIE DES NIDS D’OISEAUX, MONTRANT LA RELATION DE CERTAINES DIFFÉRENCES DE COULEUR CHEZ LES FEMELLES AVEC LE MODE DE NIDIFICATION.


On doit certainement considérer comme l’un des traits caractéristiques les plus remarquables de la classe des oiseaux, l’habitude qu’ils ont de bâtir une construction plus ou moins compliquée pour y recevoir leurs œufs et leurs petits. Il est très-rare de trouver des travaux analogues chez les autres vertébrés, et ils n’atteignent jamais le même degré de perfection et de beauté. Les nids ont, par conséquent, vivement attiré l’attention, et ont fourni l’un des arguments les plus fréquents en faveur de l’existence d’un instinct aveugle, mais infaillible, chez les animaux inférieurs. L’opinion générale que tout oiseau est rendu capable de bâtir son nid, non par les facultés ordinaires d’observation, de mémoire et d’imitation, mais en vertu d’une impulsion innée et mystérieuse, a eu l’effet déplorable de faire perdre de vue la relation évidente qui existe entre la structure, les mœurs et l’intelligence des oiseaux d’une part, et le genre de nids qu’ils bâtissent d’autre part.

J’en ai traité en détail dans un précédent essai, et nous avons vu que l’examen de la structure, de l’alimentation et des autres particularités de l’existence d’un oiseau, nous permettra de deviner, et souvent avec une grande exactitude, la raison qui lui fait construire son nid avec tels ou tels matériaux, dans telle ou telle situation, et d’une manière plus ou moins compliquée. Je me propose maintenant de considérer la question à un point de vue plus général et d’en discuter l’application à quelques problèmes curieux de l’histoire naturelle des oiseaux.


De l’influence exercée sur la nidification par le changement des conditions et la persistance des habitudes.


Il existe, en dehors des causes mentionnées plus haut, deux facteurs qui doivent avoir exercé une influence importante pour déterminer les détails de la nidification, bien que nous ne puissions que vaguement deviner leur action dans chaque cas particulier.

Ce sont le changement des conditions d’existence extérieures ou intérieures, et l’influence des habitudes héréditaires ou imitatives. La première cause amène des modifications en harmonie avec les changements de l’organisation, du climat, de la faune et de la flore environnantes ; la seconde conserve les particularités ainsi produites, quand même par suite d’autres circonstances elles cessent d’être nécessaires. On a déjà constaté, d’après des faits nombreux, que les oiseaux font des nids appropriés à la situation dans laquelle ils les placent, et les hirondelles, les troglodytes et d’autres oiseaux qui habitent les toits, les cheminées, des nids artificiels, nous montrent que ces animaux sont toujours prêts à profiter des différentes circonstances qui se présentent. Il est donc probable qu’un changement de climat permanent obligerait beaucoup d’oiseaux à modifier la forme ou les matériaux de leurs nids, afin de mieux protéger leurs petits. L’introduction de nouveaux ennemis, dangereux pour les œufs et les petits oiseaux, produirait le même résultat ; une modification dans la végétation d’une contrée entraînerait l’emploi de nouveaux matériaux ; de même, si les caractères internes ou externes d’une espèce variaient lentement, elle serait portée à changer en quelque mesure son mode de construction. Ce résultat pourrait être dû à toutes sortes de modifications, par exemple : la force et la rapidité du vol, dont dépend la distance jusqu’à laquelle l’oiseau ira chercher ses matériaux ; la faculté de se tenir immobile en l’air, qui peut déterminer la place où le nid sera construit ; la force et la puissance préhensile de la patte, relativement au poids de l’oiseau, qui sont absolument nécessaires pour la construction d’un nid délicatement tressé et bien fini. La longueur et la finesse du bec, qui sert comme d’aiguille dans la fabrication des nids les plus fins, composés de matières textiles, la longueur et la mobilité du cou, qui concourent au même but, la possession d’une sécrétion salivaire, comme celle qu’emploient plusieurs hirondelles, certains martinets ou encore le merle-grive, ce sont là autant de particularités qui sont après tout le résultat de l’organisme, et déterminent le plus souvent la nature et le choix des matériaux aussi bien que leur combinaison, la forme et la position de l’édifice. Malgré ces changements, il se conserverait pendant un temps plus ou moins long certains caractères dans la construction des nids, quand même les causes qui les avaient rendus nécessaires auraient disparu. Nous rencontrons partout ces traces du passé, même dans les œuvres de l’homme, en dépit de la raison dont il se vante si fort. Non-seulement les traits principaux de l’architecture grecque ne sont que des copies en pierre d’un original en bois, mais nos copistes modernes de l’architecture gothique bâtissent souvent des contre-forts massifs, pour soutenir un toit en bois, dépourvu de la poussée qui les rendrait nécessaires : ils croient même orner leurs bâtiments en y ajoutant de fausses gouttières en pierre sculptée, dont les fonctions sont en réalité remplies par des conduites modernes, qu’ils appliquent sans avoir égard à l’harmonie du style. De même, quand les chemins de fer ont remplacé les diligences, on a cru devoir donner aux wagons de première classe la forme de plusieurs voitures liées les unes aux autres ; on a conservé les bretelles auxquelles se suspendaient les voyageurs, quand nos routes aujourd’hui macadamisées faisaient de chaque voyage une succession ininterrompue de cahots ; on les trouve même sur les chemins de fer où elles nous rappellent un mode de locomotion dont nous pouvons à peine nous faire une idée. Nous avons encore un exemple de cette routine dans nos chaussures ; quand la mode vint de porter des bottines à élastiques, nous étions si bien habitués à les attacher avec des boutons ou des lacets, qu’une chaussure qui en était dépourvue nous paraissait trop nue, et les cordonniers placèrent souvent une rangée de boutons ou un semblant de lacet, parce que l’habitude nous les rendait nécessaires. Tout le monde reconnaît que les habitudes des enfants et des sauvages nous donnent les indications les plus précieuses sur celles des animaux ; or chacun peut observer de quelle manière les enfants imitent leurs parents, sans avoir égard à la portée ou à l’utilité de leurs actions. Chez les sauvages, certaines coutumes, particulières à chaque tribu, se perpétuent de père en fils, et continuent à exister longtemps après que leur raison d’être a cessé.

Quand nous considérons ces faits et mille autres analogues, qui se produisent tous les jours autour de nous, nous pouvons avec raison attribuer à une cause semblable les détails de l’architecture des oiseaux que nous ne parvenons pas à comprendre. Si nous nous y refusons, il nous faut admettre, ou que les oiseaux sont dans toutes leurs actions guidés par la raison pure plus complètement encore que l’homme ; ou bien qu’un instinct infaillible les conduit au même résultat par une voie différente. Je ne crois pas que la première théorie ait jamais été soutenue par personne, et j’ai déjà montré que la seconde, quoique généralement admise, n’est pas prouvée, et se trouve en contradiction avec un grand nombre de faits. L’un de mes critiques a prétendu que j’admettais l’existence de l’instinct, sous le nom d’habitude héréditaire, mais l’ensemble de mes arguments prouve que ce n’est pas là ma pensée. Les deux termes, d’habitude héréditaire et d’instinct, sont il est vrai synonymes quand ils s’appliquent à une action simple dépendant d’une particularité héréditaire dans la structure, comme par exemple quand les descendants de pigeons culbutants culbutent, ou que ceux de pigeons grosse-gorge gonflent leur jabot ; mais, dans ce cas-ci, je parle simplement des habitudes héréditaires ou plutôt persistantes et imitatives des sauvages, qui construisent leurs maisons comme leurs pères l’ont fait. L’imitation est une faculté d’ordre inférieur à l’invention, les enfants et les sauvages imitent avant de créer, tout comme les oiseaux et les autres animaux.

On voit, d’après ces observations, que le mode de nidification spécial à chaque espèce d’oiseau est probablement le résultat d’une réunion de causes qui l’ont sans cesse modifié en harmonie avec les conditions physiques ou organiques. Les plus importantes de ces causes paraissent être d’abord la structure de l’espèce, et en second lieu le milieu où elle vit, ou ses conditions d’existence. Or nous savons que chacun des caractères, chacune des conditions comprises dans ces termes généraux, est variable : nous avons vu qu’en général, les traits principaux des nids d’un certain groupe d’oiseaux sont en relation avec sa structure organique, et nous pouvons en conclure sans témérité que, si la structure varie, le nid variera aussi en quelque point correspondant. Nous savons encore que les oiseaux modifient la position, la forme et la construction de leurs nids, toutes les fois que les matériaux ou les situations à leur portée subissent quelque changement, que ce soit dû à l’action de l’homme, ou à celle de la nature. Nous devons cependant nous rappeler que tous ces facteurs demeurent stables pendant plusieurs générations, et agissent avec une lenteur proportionnée à celle des agents physiques dont l’œuvre nous est révélée par la géologie ; il est donc évident que la forme et les matériaux des nids, qui en dépendent, sont également stables. Si donc nous trouvons entre le mode de nidification et des caractères insignifiants ou aisément modifiés, une corrélation telle, que l’un des deux faits soit probablement la cause de l’autre, nous serons fondés à croire que ce sont ces caractères variables qui dépendent du mode de nidification, bien loin d’avoir contribué à le déterminer. C’est ce genre de corrélation qui va faire l’objet de notre étude.


Classification des nids.


Nous devons d’abord classer les nids en deux grandes catégories, sans avoir égard à leurs différences ou à leurs analogies même les plus évidentes, mais en nous bornant à constater si le contenu, c’est-à-dire les œufs, les petits ou l’oiseau qui couve, est caché ou exposé à la vue. Nous placerons dans la première classe tous les nids dans lesquels les œufs ou les petits sont entièrement cachés, sans chercher si ce but est atteint au moyen d’un édifice habilement couvert, ou simplement en déposant les œufs sous terre ou dans le creux d’un arbre ; nous grouperons dans la seconde classe tous ceux dont les habitants sont exposés à la vue, sans regarder si le nid est élégamment construit, ou s’il n’y a, à proprement parler, pas de nid du tout. Parmi les premiers, on compte les martins-pêcheurs, qui bâtissent toujours dans les berges des cours d’eau, les pics et les perroquets, qui bâtissent dans les arbres creux, les Ictérides d’Amérique qui ont des nids habilement couverts et suspendus, et le troglodyte commun, dont le nid est recouvert d’un dôme ; nos grives, nos pinsons, nos becs-fins et tous les Dicrourus, les Cotingidés, les Tanagridés des Tropiques, ainsi que tous les pigeons et les rapaces, et un grand nombre d’autres répandus sur tout le globe, se rangent dans la deuxième catégorie.

On verra que cette division des oiseaux d’après leur mode de nidification n’est point en rapport avec la forme et la structure du nid, mais uniquement avec les fonctions qu’il remplit. Elle a cependant certaines relations avec les affinités naturelles, car d’importants groupes d’oiseaux, incontestablement alliés, se rangent exclusivement dans l’une ou l’autre de ces classes ; il est rare que les espèces d’un même genre ou d’une même famille se répartissent entre les deux, quoiqu’elles offrent souvent des exemples des deux modes distincts de nidification compris dans la première. Tous les oiseaux grimpeurs et la plupart des fissirostres, bâtissent des nids recouverts, et, dans ce dernier groupe, les martinets et les engoulevents, dont les nids sont ouverts, sont évidemment très-différents des autres familles auxquelles nos classifications les associent. Les mésanges varient beaucoup dans leur manière de construire ; les unes font des nids ouverts cachés dans des trous, d’autres des nids en dôme, et même suspendus, mais elles sont toutes dans la même classe. Les Sturnidés varient d’une manière analogue ; les Gracula, comme nos étourneaux, bâtissent dans des trous, les beaux étourneaux d’Orient du genre Calornis forment des nids couverts et suspendus, tandis que le genre Sturnopastor niche dans les arbres creux. Les pinsons sont un curieux exemple de la division d’une famille, car tandis que presque toutes les espèces européennes bâtissent des nids ouverts, plusieurs de celles d’Australie les construisent en forme de dôme.


Différences sexuelles de couleur chez les oiseaux.


Si, de l’étude des nids, nous passons à celle des oiseaux mêmes, nous aurons à les considérer d’un point de vue assez inusité ; nous les partagerons en deux groupes : l’un dans lequel les deux sexes sont également ornés de couleurs voyantes, l’autre dans lequel le mâle seul en est paré.

Les différences sexuelles de couleur et de plumage sont très-importantes chez les oiseaux ; on s’en est déjà beaucoup occupé ; elles ont été, en ce qui concerne les oiseaux polygames, fort bien expliquées par le principe de la sélection sexuelle, énoncé par M. Darwin. Nous pouvons assez bien comprendre que la rivalité des mâles en force et en beauté ait produit le brillant plumage et la grande taille des faisans et des grouse mâles, mais cette théorie n’explique pas pourquoi les femelles du toucan, du guêpier, du perroquet, de l’aramacao, et de la mésange, sont toujours aussi vivement colorées que le mâle, tandis que celles du cotinga, du pipra, du langara, des oiseaux de paradis, et de notre merle commun, sont de couleurs si ternes et si peu apparentes qu’on peut à peine les reconnaître comme appartenant à la même espèce que le mâle.


Loi qui relie les couleurs des oiseaux femelles et leur mode de nidification.


Cette anomalie peut s’expliquer par l’influence du mode de nidification, car j’ai reconnu, comme une règle souffrant peu d’exceptions, que, lorsque les deux sexes portent les mêmes couleurs éclatantes et très-apparentes, le nid est de la première classe, soit formé de manière à cacher la couveuse, tandis que, s’il y a contraste, c’est-à-dire si le mâle est de couleurs brillantes et la femelle de couleurs ternes, le nid est ouvert et la couveuse exposée à la vue. Je commencerai par énumérer les faits qui soutiennent cette assertion, et j’expliquerai ensuite de quelle manière je suppose que cette relation s’est établie. Nous examinerons en premier lieu le groupe dans lequel la femelle porte des couleurs apparentes, et ressemble presque toujours exactement au mâle.

1. Martins-pêcheurs (Alcedinidæ). — Chez quelques-unes des plus belles espèces, la femelle et le mâle sont identiques ; chez d’autres, il existe une différence sexuelle, mais qui tend rarement à rendre la femelle moins apparente. Quelquefois la femelle porte sur la poitrine une raie qui manque chez le mâle, c’est le cas chez le Halcyon diops de Ternate. Chez d’autres, en particulier dans plusieurs espèces américaines, cette raie est roussâtre ; dans le Dacelo gaudichaudii, et d’autres du même genre, la queue de la femelle est rousse, tandis que celle du mâle est bleue. Le nid de la plupart des martins-pêcheurs est dans un trou profond creusé dans la terre, on dit que les Tanysiptera font le leur dans les trous des fourmilières de termites, ou quelquefois dans des crevasses sous les rochers.

2. Momots (Momotidæ.) — Les deux sexes de ces beaux oiseaux sont semblables, et leur nid dans un trou sous la terre.

3. Tamatias (Bucconidæ.) — Ces oiseaux portent souvent des couleurs vives, plusieurs ont le bec rouge comme du corail, les sexes sont identiques, et le nid dans un trou pratiqué dans un terrain en pente.

4. Trogons (Trogonidæ.) — Les femelles de ces superbes oiseaux, quoique en général moins brillamment colorées que le mâle, sont encore de couleurs vives. Le nid est dans le creux d’un arbre.

5. Huppes (Upupidæ.) — Le plumage rayé et les longues huppes de ces oiseaux les rendent très-apparents. Les sexes sont semblables et le nid dans un arbre creux.

6. Calaos (Bucerotidæ). — Ces grands oiseaux ont d’énormes becs, colorés, celui de la femelle est d’ordinaire aussi apparent et aussi bien coloré que celui du mâle. Leurs nids sont toujours dans des arbres creux, où la femelle est entièrement cachée.

7. Barbus (Capitonidæ). — Les couleurs de ces oiseaux sont toujours vives, et, chose curieuse, les taches les plus brillantes sont disposées d’une manière très-apparente, autour du cou et de la tête. Les sexes sont semblables, et le nid dans le creux d’un arbre.

8. Toucans (Rhamphastidæ). — Ces beaux oiseaux portent des couleurs vives sur les parties les plus apparentes de leur corps, en particulier sur leur bec, et sur les couvertures inférieures et supérieures de la queue, qui sont blanches, cramoisies ou jaunes. Les sexes sont semblables, et le nid dans le creux d’un arbre.

9. Musophagidæ. — Ici encore la tête et le bec sont dans les deux sexes de couleurs très-vives, et le nid dans le creux d’un arbre.

10. Centropus. — Les couleurs de ces oiseaux sont souvent très-éclatantes. Les deux sexes sont semblables. Le nid est en forme de dôme.

11. Pics (Picidæ). — Les femelles de cette famille diffèrent souvent des mâles, en ce que leur huppe est jaune ou blanche, au lieu d’être cramoisie, mais elles sont presque aussi apparentes qu’eux. Leurs nids sont tous dans le creux des arbres.

12. Perroquets (Psittaci). — La règle, dans ce groupe nombreux, orné des couleurs les plus brillantes et les plus variées, est que les sexes sont identiques : c’est le cas des familles les plus éclatantes, les loris, les kakatoès et les aras macaos, mais on trouve quelquefois de légères différences sexuelles. Ils nichent tous dans des trous, principalement dans les arbres, d’autres fois dans la terre ou dans des fourmilières de termites. Le seul perroquet qui bâtisse un nid visible, le Pezoporus formosus, perroquet terrestre d’Australie, a perdu les teintes brillantes de ses confrères, et porte un plumage sombre, vert grisâtre et noir, nuances éminemment protectrices.

13. Eurylœmidæ. — Chez ces beaux oiseaux orientaux, quelque peu alliés aux cotingas américains, les sexes sont semblables, et ornés des couleurs les plus éclatantes. Le nid est tressé, recouvert, et suspendu à l’extrémité des branches au-dessus de l’eau.

14. Pardalotus (Ampelidæ). — Les femelles de ces oiseaux, originaires d’Australie, diffèrent des mâles, mais sont souvent très-apparentes à cause de leur tête, tachetée de couleurs brillantes. Les nids sont quelquefois en forme de dôme, quelquefois dans des trous d’arbres ou sous la terre.

15. Mésanges (Paridæ). — Ces petits oiseaux sont tous jolis, et plusieurs, surtout parmi les espèces des Indes, sont très-apparents. Les sexes sont semblables, circonstance très-rare parmi les petits oiseaux de notre pays dont les couleurs sont voyantes. Le nid est recouvert ou caché dans un trou.

16. Sitta. — Oiseaux souvent très-jolis. Les sexes sont semblables et le nid dans le trou d’un arbre.

17. Sittella. — La femelle de ces oiseaux, originaires d’Australie, est souvent plus apparente que le mâle, étant tachetée de noir et de blanc. Le nid est, d’après Gould, complètement caché parmi des rameaux verticaux rattachés ensemble.

18. Échelets (Climacteris). — Chez ces oiseaux, originaires d’Australie, les sexes sont semblables, ou bien la femelle est plus apparente que le mâle. Le nid est dans le creux d’un arbre.

19. Estrelda, Amadina. — Chez ces deux genres de pinsons, originaires de l’Orient et d’Australie, la femelle, quoique plus ou moins différente du mâle, est cependant très-apparente, à cause de son croupion rouge, et de ses taches blanches. Ils bâtissent des nids en dôme, ce qui les distingue de presque tous les autres membres de leur famille.

20. Certhiola. — Chez ces jolis petits grimpeurs, originaires d’Amérique, les sexes sont identiques. Le nid est en forme de dôme.

21. Gracula (Sturnidæ). — Ces beaux étourneaux d’Orient sont semblables dans les deux sexes. Ils nichent dans les trous des arbres.

22. Calornis (Sturnidæ). — Ces étourneaux, de belles nuances métalliques, ne présentent pas de différences sexuelles. Ils bâtissent un nid suspendu et recouvert.

23. Icteridæ. — Le plumage noir et rouge ou noir et jaune de ces oiseaux est très-apparent. Les sexes sont semblables. Ils sont célèbres à cause de leurs beaux nids suspendus, en forme de bourse.

On remarquera que cette liste comprend six familles importantes de fissirostres, quatre de scansores, tous les perroquets, et plusieurs genres ainsi que trois familles entières de passereaux, comprenant environ douze cents espèces, soit un septième du nombre total des oiseaux connus.

Les espèces chez lesquelles, le mâle étant brillamment coloré, la femelle a des teintes plus ternes, sont extrêmement nombreuses : nous y trouvons presque tous les Passereaux à couleurs vives, excepté ceux qui sont mentionnés ci-dessus. Voici les principaux.

1. Cotingas (Cotingidæ). — Ce groupe comprend quelques-uns des plus beaux oiseaux du monde ; leurs couleurs les plus habituelles sont des nuances éclatantes, de bleu, de rouge et de pourpre. Les femelles sont toujours de teintes obscures, et souvent d’une nuance verdâtre qui se confond aisément avec le feuillage.

2. Pipra (Pipridæ). — Chez ces oiseaux, dont le chaperon ou la huppe offrent généralement les plus vives couleurs, la femelle est d’ordinaire d’un vert sombre.

3. Tangaras (Tanagridæ). — Ces oiseaux le disputent aux cotingas par la beauté de leurs couleurs, et l’emportent même par la variété. Le plumage des femelles est ordinairement laid et sombre, et toujours moins apparent que celui du mâle.

Dans les familles nombreuses des fauvettes (Sylviadæ), des grives (Turdidæ), des gobe-mouches (Muscicapidæ), des pies-grièches (Laniadæ), une quantité considérable d’espèces sont ornées de couleurs gaies et voyantes ; c’est aussi le cas chez les faisans et les grouses, mais les femelles sont toujours plus ternes, et le plus souvent des couleurs les plus sombres et les moins apparentes. Or, chez toutes ces familles, le nid est ouvert, et je ne connais pas un seul exemple où l’un de ces oiseaux ait bâti un nid en dôme, ou l’ait placé dans le creux d’un arbre, dans un trou du sol, ou dans une cachette quelconque.

Il n’est pas nécessaire, pour élucider cette question, de nous occuper des grands oiseaux, parce qu’il est rare qu’ils se cachent pour pourvoir à leur sûreté. Les couleurs vives sont, en général, absentes chez les rapaces ; d’ailleurs leurs mœurs sont telles qu’une protection spéciale pour la femelle serait inutile. Les femelles des grands échassiers sont souvent aussi éclatantes que les mâles, mais il est probable que ces oiseaux n’ont pas beaucoup d’ennemis, car l’ibis écarlate (Eudocimus ruber), le plus voyant de tous les oiseaux, existe en nombre immense dans l’Amérique du Sud.

Chez les oiseaux de gibier terrestres ou aquatiques, les femelles sont souvent très-simples, tandis que les mâles sont revêtus des plus belles couleurs, et le groupe anormal des Mégapodes nous offre l’exemple curieux d’une identité de couleur dans les deux sexes (couleurs assez vives dans le Mégacephalon et le Talegalla), combinée avec l’habitude de ne pas couver du tout.


Conclusion à tirer des faits qui précèdent.


Considérant l’ensemble des faits que nous venons d’énumérer et qui comprennent presque tous les groupes d’oiseaux brillamment colorés, on admettra, je crois, comme suffisamment établie, la relation entre la couleur des oiseaux et leur mode de nidification. Il existe, il est vrai, quelques exceptions, les unes réelles, les autres apparentes ; j’en parlerai tout à l’heure ; mais je puis les négliger pour le moment, car elles ne sont ni assez nombreuses ni assez importantes pour contre-balancer la masse de preuves qui appuient ma théorie. Voyons ce que nous devons conclure de cette série de rapports entre des groupes de phénomènes si différents au premier abord. Se rattachent-ils à d’autres ? Nous enseignent-ils quelque chose sur les procédés de la nature, ou nous donnent-ils un aperçu des causes auxquelles nous devons la merveilleuse variété, l’harmonie et la beauté des êtres vivants ? Je crois qu’on peut répondre affirmativement à ces questions, et je mentionnerai d’ailleurs, pour prouver la relation que je vois entre tous ces faits, qu’elle me fut d’abord révélée par l’étude de phénomènes analogues chez les insectes, savoir, la ressemblance protectrice et la mimique.

Le premier enseignement qui ressort de ce qui précède, c’est que les femelles des oiseaux ne sont pas incapables de posséder les brillantes couleurs dont les mâles sont si souvent ornés, puisqu’elles les portent toutes les fois qu’elles sont cachées ou protégées pendant l’incubation. La conclusion naturelle est donc que le développement imparfait ou l’absence de brillantes couleurs dans leur plumage, est due au défaut de protection et d’abri pendant cette période importante de leur vie. Cela s’explique facilement si nous admettons l’action de la sélection naturelle ou sexuelle. Comme nous l’avons vu, il arrive souvent que les deux sexes sont parés des mêmes riches couleurs, tandis qu’il est rare qu’ils soient également pourvus d’armes offensives et défensives, quand celles-ci ne sont pas nécessaires à la sûreté individuelle : cela semble indiquer que l’action normale de la sélection sexuelle est de développer chez les deux sexes la couleur et la beauté, par la conservation et la multiplication dans chacun d’eux des variations attrayantes pour l’autre. Plusieurs observateurs minutieux des mœurs des animaux m’ont assuré que les oiseaux et les quadrupèdes mâles prennent souvent en aversion ou en affection une certaine femelle, et nous avons peine à croire qu’ils ne partagent pas, dans une certaine mesure, le goût pour la couleur, si général dans l’autre sexe. Quoi qu’il en soit, le fait reste que dans un grand nombre de cas, la femelle acquiert des couleurs aussi vives et aussi variées que le mâle ; il est donc probable qu’elle les acquiert de la même manière que lui, c’est-à-dire, parce qu’elles lui sont utiles, ou sont en corrélation avec une variation utile, ou encore parce qu’elles plaisent à l’autre sexe. La seule hypothèse possible en dehors de celle-ci, serait qu’elles seraient transmises par l’autre sexe, sans être d’aucune utilité. Ceci, d’après les nombreux exemples cités plus haut, de femelles douées de couleurs vives, impliquerait que les caractères de couleur acquis par l’un des sexes seraient généralement (mais non pas nécessairement) transmis à l’autre. S’il en est ainsi, nous pourrons, je crois, expliquer les phénomènes, même sans admettre qu’un plumage plus ou moins éclatant influence jamais le mâle dans le choix de sa compagne.

La femelle, pendant qu’elle couve dans un nid découvert, est très-exposée aux attaques de ses ennemis, et une variation de couleur qui la rendrait plus apparente, lui serait funeste, ainsi qu’à sa progéniture. Toutes les variations dans cette direction, chez la femelle, seraient donc, tôt ou tard, éliminées, tandis que celles qui tendraient à la confondre avec les objets environnants, tels que le sol ou le feuillage, se continueraient, et conduiraient peu à peu à la possession des teintes brunes, verdâtres et ternes qu’on observe chez presque toutes les femelles dont les nids sont découverts, au moins sur la partie supérieure de leur corps.

Ceci ne signifie pas, comme quelques personnes l’ont pensé, que tous les oiseaux femelles fussent à l’origine aussi beaux que les mâles. Le changement a été graduel, ayant commencé en général à l’origine des genres et des groupes importants ; mais il est certain que les aïeux éloignés d’oiseaux aujourd’hui séparés par de grandes différences sexuelles, furent à peu près ou tout à fait semblables entre eux, ressemblant en général à la femelle actuelle, quelquefois peut-être au mâle tel qu’il est aujourd’hui. Les jeunes oiseaux, qui d’ordinaire ressemblent à la femelle, nous donnent probablement une idée de ce type primitif, et tout le monde sait qu’il est souvent impossible de distinguer les uns des autres, des petits d’espèces alliées et de sexes différents.


La couleur est plus variable que la structure et les mœurs, et a été par conséquent plus généralement modifiée.


J’ai essayé de prouver, en commençant cet essai, que les différences caractéristiques et les traits essentiels des nids d’oiseaux dépendent de la structure de l’espèce et de leurs conditions d’existence passées et présentes. Ces facteurs sont tous deux plus importants et plus fixes que la couleur, et nous en concluons que, dans la plupart des cas, le mode de nidification, dépendant de la structure et du milieu, a été la cause et non l’effet, des différences sexuelles pour ce qui est de la couleur.

Quand un groupe d’oiseaux avait l’habitude constante de nicher dans le creux d’un arbre, comme les toucans, ou dans un trou dans la terre comme les martins-pêcheurs, la protection obtenue par la femelle pendant l’époque importante et périlleuse de l’incubation égalisait les chances d’attaque pour les deux sexes, et permettait à la sélection sexuelle ou à toute autre cause d’agir librement et de développer de brillantes couleurs chez la femelle comme chez le mâle. Quand, au contraire, comme chez les tangaras et les gobe-mouches, un groupe avait l’habitude de faire des nids ouverts, en forme de tasse, dans des situations plus ou moins exposées, le développement de la couleur chez la femelle était continuellement entravé par le danger qu’il lui faisait courir, tandis que chez le mâle les teintes les plus riches se produisaient sans obstacle. À cela cependant, il peut y avoir eu des exceptions, car, chez les oiseaux les plus intelligents et les plus capables de modifier leurs habitudes, le danger que couraient les femelles trop éclatantes a pu conduire à la construction de nids cachés ou fermés, comme ceux des mésanges et des Ictérides. Dans ce cas-là, une protection spéciale cessait d’être nécessaire pour la femelle ; ainsi l’acquisition de la couleur et la modification du nid peuvent avoir quelquefois agi et réagi l’une sur l’autre, de manière à atteindre ensemble leur plein développement.


Cas exceptionnels qui confirment cette explication.


Il existe, dans l’histoire naturelle des oiseaux, quelques curieuses anomalies qui peuvent heureusement servir de pierre de touche pour vérifier cette explication des inégalités de la coloration sexuelle. On sait depuis longtemps que, chez certaines espèces, les mâles partagent ou exercent exclusivement la fonction de l’incubation. On a aussi souvent remarqué que, chez certains oiseaux, les différences sexuelles dans la couleur étaient renversées, le mâle étant de couleurs ternes, la femelle de couleurs vives et souvent plus grande que lui. Je ne sache pas cependant qu’on ait jamais considéré ces deux anomalies comme étant reliées par le lien de causalité jusqu’au moment où je les ai produites à l’appui de ma théorie de l’adaptation protectrice. C’est cependant un fait incontestable, que dans les cas les mieux connus où la femelle est plus apparente que le mâle, il est certain que c’est à celui-ci qu’incombe la charge de l’incubation, on a tout au moins de fortes raisons de le supposer. L’exemple le plus concluant est celui du Phalarope gris (Phalaropus fulicarius), dont les deux sexes sont identiques en hiver, tandis qu’en été c’est la femelle et non pas le mâle, qui revêt le brillant plumage des noces, mais le mâle couve les œufs, déposés sur la terre nue. La femelle du pluvier (Eudromias morinellus) est plus grande et plus vivement colorée que le mâle, et, dans ce cas-ci encore, il est presque certain que c’est le mâle qui couve. Il en est de même chez les Turnices de l’Inde, et M. Jerdon dans ses « Oiseaux des Indes » affirme, d’après les récits des indigènes, qu’après la ponte, les femelles abandonnent leurs œufs et se réunissent en troupes, pendant que les mâles sont occupés à couver. Nous ne connaissons pas exactement les mœurs des autres espèces dont la femelle est plus belle que le mâle. L’exemple des autruches et des émus pourra donner lieu à une objection, c’est le mâle qui couve, et il n’est cependant pas moins apparent que la femelle ; mais cette exception s’explique par deux motifs : d’abord ces oiseaux sont trop grands pour éviter le danger en se cachant, de plus ils ont la force de se défendre contre les ennemis qui attaqueraient les œufs, et peuvent échapper par la fuite à ceux qui les attaqueraient eux-mêmes.

Nous trouvons donc une dépendance réciproque entre une grande quantité de faits relatifs à la coloration sexuelle et au mode de nidification des oiseaux, y compris quelques-unes des anomalies les plus extraordinaires que présente leur histoire ; dépendance qui s’explique par le simple principe que celui des parents auquel est confiée l’incubation a besoin de plus de protection que l’autre. Étant donnée l’imperfection de nos connaissances sur les mœurs de la plupart des oiseaux exotiques, les exceptions à ce principe sont rares, et se présentent en général dans des groupes ou des espèces isolées, tandis que certaines exceptions apparentes sont en définitive des confirmations de la loi.


Exceptions apparentes ou réelles à la loi énoncée page 256.


Les seules exceptions positives que j’ai pu découvrir sont les suivantes :

1. Drongos (Dicrourus). — Ces oiseaux sont d’un noir luisant, leur queue est longue et fourchue. Les sexes sont semblables et leurs nids ouverts. On peut vraisemblablement expliquer ce fait par la raison que ces oiseaux n’ont pas besoin de la protection d’une couleur moins voyante. Ils sont très-querelleurs, attaquent souvent et repoussent les corbeaux, les faucons, les milans, et comme ils sont demi-sociables, les femelles ne risquent guère d’être attaquées pendant l’incubation.

2. Loriots (Oriolidæ). — Les véritables loriots portent de très-vives couleurs ; dans plusieurs espèces orientales les sexes sont tout à fait ou presque semblables et les nids sont ouverts. Cette exception est l’une des plus sérieuses, mais elle confirme cependant la règle jusqu’à un certain point, car on a remarqué que ces oiseaux mettent le plus grand soin à dissimuler leur nid dans l’épaisseur du feuillage et surveillent leurs petits avec une sollicitude incessante. Ils ressentent donc l’absence de la protection dérivée d’une couleur sombre et suppléent à cet inconvénient par le développement des facultés mentales.

3. Brèves (Pittidæ). — Ces oiseaux élégants et de couleurs éclatantes sont généralement semblables dans les deux sexes. Leur nid est ouvert. Cette exception n’est cependant qu’apparente, car il est curieux de constater que presque toutes les couleurs vives sont sur la surface inférieure, le dos étant d’ordinaire brun ou vert olive, la tête noire, rayée de brun ou de blanc ; nuances qui s’harmonisent aisément avec le feuillage, les rameaux et les racines qui entourent le nid, construit ordinairement sur le sol ou près de terre, et qui ainsi concourent à protéger l’oiseau.

4. Grallina Australis. — Cet oiseau est de couleurs tranchées, blanc et noir. Les sexes sont semblables et son nid est construit dans un endroit exposé, sur un arbre ; il est ouvert et fait d’argile. Celle exception est très-frappante au premier abord, mais je ne suis pas convaincu qu’elle soit très-grave. Avant de pouvoir déclarer que la couveuse est réellement très-visible sur son nid, nous devons connaître l’arbre qu’elle habite en général, la couleur de son écorce ou des lichens qui la recouvrent, les teintes du sol et des autres objets environnants. On a remarqué que de petites taches blanches et noires se confondent à une certaine distance en une couleur grise, l’une des plus communes dans la nature.

5. Nectarineidæ. — Chez ces charmants petits oiseaux les mâles seuls sont ornés de vives couleurs, et les femelles sont très-ternes ; cependant dans tous les cas constatés jusqu’à présent, ils bâtissent des nids recouverts. Ceci est une exception négative plutôt que positive, car des causes autres que le besoin de protection peuvent empêcher la femelle d’acquérir les couleurs du mâle ; une circonstance curieuse jette quelque lumière sur ce sujet. On croit que le mâle du Leptocoma zeylanica aide à l’incubation. Il est donc possible que ce groupe d’oiseaux ait anciennement bâti un nid ouvert, et que quelque changement de conditions ayant amené le mâle à couver, l’adoption d’un nid en dôme soit devenue nécessaire. Je dois dire cependant que cette exception est la plus sérieuse que j’aie encore rencontrée.

6. Maluridæ. — Chez ces petits oiseaux, les mâles sont ornés des plus vives couleurs, tandis que les femelles sont de couleurs ternes, et ils bâtissent cependant des nids en forme de dôme. Il faut observer que le plumage du mâle est uniquement nuptial, et qu’il ne le conserve que pendant très-peu de temps ; les deux sexes sont semblables pendant tout le reste de l’année. Il est donc probable que je dôme du nid est destiné à préserver de la pluie ces délicats petits êtres, et qu’une cause encore inconnue aura développé la couleur chez le mâle.

Il est encore un cas, qui au premier abord semble être une exception, mais qui n’en est réellement pas une, et qui mérite d’être mentionné. Chez le Jaseur ordinaire (Bombycilla garrula), les sexes sont presque identiques, et les extrémités rouges des ailes, dont la forme est très-élégante, sont à peu près, sinon tout à fait, aussi apparentes chez la femelle que chez le mâle. Il construit cependant un nid ouvert, et au simple aspect de l’oiseau, on serait porté à croire, d’après ma théorie, qu’il doit bâtir un nid fermé. Mais sa couleur le protège, en fait, d’une manière aussi efficace que possible. Il ne se reproduit que dans des latitudes élevées, et son nid, placé dans des sapins, est principalement formé de lichens ; or les nuances délicates de gris cendré et violacé de la tête et du dos de cet oiseau, le jaune des ailes et de la queue, s’harmonisent admirablement avec les teintes des diverses espèces de ces plantes, tandis que les pointes rouges représentent la fructification d’un lichen commun le Cladonia coccifera. La femelle, dans son nid, n’offre par conséquent aucune couleur distincte de celles qui l’environnent, et ces teintes mêmes sont réparties dans les mêmes proportions sur son corps et sur les alentours ; l’oiseau est donc, à quelque distance, impossible à distinguer de son nid, ou d’un amas naturel des plantes dont celui-ci est fait.

Je crois avoir exposé toutes les exceptions de quelque importance à la loi qui fait dépendre la coloration sexuelle du mode de nidification. On voit qu’elles sont peu nombreuses, comparativement aux exemples qui appuient la loi générale, et, dans plusieurs cas, quelques circonstances dans les mœurs ou la structure de l’espèce suffisent à les expliquer. Il est aussi curieux de rappeler que je n’ai presque pas trouvé d’exceptions positives, c’est-à-dire de cas où des femelles très-éclatantes habitent des nids découverts. On pourra plus rarement encore citer un groupe d’oiseaux chez lequel toutes les femelles portent à leur surface supérieure des couleurs voyantes, et couvent cependant dans des nids ouverts. Les cas nombreux dans lesquels des espèces d’oiseaux dont les deux sexes sont de couleurs ternes, bâtissent des nids couverts ou cachés, n’affectent en rien ma théorie, puisque celle-ci est uniquement destinée à expliquer pourquoi les femelles éclatantes de mâles également éclatants habitent toujours des nids en dôme ou cachés, tandis que les femelles obscures de mâles éclatants ont presque toujours des nids ouverts et exposés. Le fait qu’on retrouve parmi les oiseaux dont les deux sexes sont ternes, des nids de toute espèce, montre simplement que, comme je l’ai affirmé, la coloration de la femelle est, dans la plupart des cas, déterminée par le caractère du nid, et non pas vice versa.

Si cette manière de voir est correcte, si ce sont bien là les influences variées qui ont déterminé les caractères du nid de chaque oiseau, la coloration générale des femelles, ainsi que la relation de ces deux phénomènes entre eux, nous ne pouvons guère espérer une série de témoignages plus complète que celle que nous venons d’exposer. La nature est un réseau si embrouillé de relations complexes, que, quand nous trouvons une série de phénomènes qui se correspondent, dans des centaines d’espèces, de genres et de familles, dans toutes les parties du système, nous sommes forcés d’y reconnaître une connexion réelle ; quand en outre on peut prouver que l’un des deux facteurs de ce problème dépend des conditions d’existence et d’organisation les plus stables et les plus fondamentales, tandis que l’autre est universellement reconnu pour un caractère superficiel et aisément modifié, il reste peu de doute sur leur relation respective de cause et d’effet.


Des modes variés de protection chez les animaux.


L’explication que je viens de tenter, pour rendre compte de ce phénomène, ne s’appuie pas seulement sur les faits que j’ai pu exposer ici. On a vu, dans l’essai sur la mimique, le rôle important rempli par le besoin de protection dans la détermination des formes extérieures et de la couleur, et quelquefois même dans celle de la structure intérieure des animaux. Je puis, comme éclaircissement sur ce dernier point, indiquer les petites épines recourbées, fourchues ou étoilées d’un grand nombre d’éponges, auxquelles on attribue principalement la fonction de rendre ces animaux immangeables. Les Holothuries ont une protection analogue : plusieurs d’entre elles ont, comme le Synapta, des piquants en forme d’ancre, plantés dans la peau ; d’autres (Cuviera squamata) sont couvertes d’une cuirasse calcaire très-dure. Plusieurs de ces dernières sont d’une belle couleur rouge ou violette, et par conséquent très-apparentes, tandis que l’espèce alliée du Trépang, ou bêche de mer (Hololhuria edulis) qui n’est pas munie d’arme défensive, est d’une couleur terne, analogue au sable et à la boue du fond de la mer sur lequel elle repose. Beaucoup des petits animaux marins sont presque invisibles à cause de leur transparence, tandis que ceux dont les couleurs sont vives sont souvent pourvus d’une protection spéciale, soit de tentacules venimeux, comme la physalie, soit d’une cuirasse calcaire, comme les étoiles de mer.


Dans certains groupes les femelles possèdent la protection spéciale qui leur est plus nécessaire qu’aux mâles.


Dans la lutte pour l’existence, la facilité de se cacher est l’un des moyens de conservation les plus efficaces, et cette protection s’acquiert par les modifications de couleur plus facilement que par tout autre moyen, puisque ce caractère est sujet à des variations nombreuses et rapides. L’exemple que je viens de traiter est tout à fait analogue à celui des papillons. En règle générale, le papillon femelle est de couleurs ternes et peu visibles, alors même que le mâle est le plus brillamment paré, mais, quand l’espèce est protégée de ses ennemis par une odeur désagréable, comme c’est le cas des Danaïdes, des Héliconides et des Acréides, les deux sexes étalent les mêmes vives nuances. Parmi les espèces qui cherchent une protection dans l’imitation de ces formes privilégiées, on remarque que chez les Leptalides, insectes faibles et d’un vol lent, la ressemblance existe dans les deux sexes, parce que tous deux ont également besoin de protection, tandis que dans les genres plus vigoureux et d’un vol rapide (Papilio, Pieris, Diadema), les femelles seules, en général, imitent les autres groupes, et deviennent quelquefois par là plus brillantes que leurs mâles, renversant ainsi les caractères usuels et presque universels des deux sexes. Ainsi, dans les merveilleux insectes-feuilles de l’Orient, du genre Phyllium, la femelle seule imite les feuilles vertes, parce que sa sécurité pendant le temps de la ponte est nécessaire à la perpétuation de la race. Chez les mammifères et les reptiles, il y a rarement une différence de couleur entre les sexes, même quand ces couleurs sont brillantes, parce que la femelle n’est pas nécessairement plus exposée au danger que le mâle. On ne connaît pas un seul exemple chez les papillons ci-dessus mentionnés, Diadema, Pieris et Papilio, ni chez aucun autre, d’un mâle qui imite seul les Danaïdes ou les Héliconides. Ce fait peut, je crois, être considéré comme une confirmation de ma manière de voir ; d’autant plus que la couleur, étant bien plus riche chez les mâles, semble devoir se prêter à chaque instant à toute modification utile. Cette observation paraît se rapporter à cette loi générale, que chaque espèce, comme aussi chaque sexe, est susceptible de modification dans la mesure exacte qui lui est nécessaire pour se maintenir dans la lutte pour l’existence, mais pas au delà. L’insecte mâle, par sa structure et par ses mœurs, est moins exposé au danger que sa femelle, requiert une moins grande protection, et ne peut par conséquent pas l’obtenir seul, par le moyen de la sélection naturelle, tandis que la femelle l’acquiert par ce moyen, parce qu’une protection extraordinaire lui est indispensable, soit à cause des risques qu’elle court, soit à cause de sa grande importance au point de vue de la reproduction.

M. Darwin reconnaît que le besoin de protection a pu être quelquefois la cause des couleurs sombres des oiseaux femelles. (Origine des espèces, 4e éd. anglaise, p. 241) ; mais il ne paraît pas attribuer à ce fait un rôle aussi important dans les modifications de couleur, que je suis moi-même porté à le faire. Il rappelle dans le même paragraphe (p. 240), que les oiseaux et les papillons femelles sont tantôt très-ternes, tantôt aussi brillants que les mâles, mais parait considérer ce fait comme dû à des lois particulières d’hérédité, d’après lesquelles les variations de couleur se perpétuent tantôt dans un sexe seulement, tantôt dans les deux. Sans nier l’action d’une telle loi, que M. Darwin me dit pouvoir appuyer sur des faits, j’attribue la différence, dans la plupart des cas, au plus ou moins grand besoin de protection ressenti par les femelles de ces divers groupes d’animaux.

Ceci fut déjà remarqué il y a un siècle par l’Hon. Daines Barrington ; dans le travail déjà cité, il rappelle que tous les oiseaux chanteurs sont petits, et propose, ce que je crois erroné, d’expliquer ce fait par la difficulté qu’auraient de grands oiseaux à se cacher, si leur voix attirait l’attention de leurs ennemis ; il ajoute ensuite : « Je serais porté à croire que c’est pour la même raison que les femelles ne chantent jamais, car ce talent serait encore plus dangereux pour elles durant l’incubation, et c’est ce même motif qui, peut-être, doit expliquer leur infériorité au point de vue du plumage. » Nous avons là un curieux pressentiment de l’idée qui fait le sujet principal de cet essai ; il a passé inaperçu pendant près d’un siècle, et je ne l’ai connu moi-même que tout récemment, M. Darwin l’ayant signalé à mon attention.


Conclusion.


Quelques personnes seront peut-être disposées à penser que les causes auxquelles j’attribue une si grande partie des phénomènes qui frappent nos yeux dans la nature sont trop simples et trop insignifiantes, pour un résultat aussi considérable.

Mais il faut observer que tous les détails de la structure des animaux ont pour but essentiel la conservation de l’individu, et celle de l’espèce. Jusqu’à présent on a trop souvent considéré la couleur comme une circonstance adventice et superficielle, comme un caractère donné à l’animal non à cause de son utilité intrinsèque, mais pour plaire à l’homme, ou même à des êtres encore supérieurs, ou pour ajouter à la beauté et à l’harmonie idéale de la nature. Si tel était le cas, la couleur des êtres organisés serait évidemment une exception à tous les autres phénomènes naturels ; au lieu de se rattacher à des lois générales, et d’être déterminée par des conditions extérieures sans cesse modifiées, elle dépendrait d’une volonté dont les motifs doivent à jamais nous rester inconnus, et nous devrions abandonner toute recherche sur son origine et ses causes. Mais, chose curieuse, à peine avons-nous commencé à examiner et à classer les couleurs des êtres, que nous leur découvrons une relation intime avec une quantité d’autres phénomènes, et que nous les trouvons soumises comme ceux-ci, à des lois générales. J’ai cherché ici à élucider quelques-unes de ces lois en ce qui touche les oiseaux, et j’ai montré l’influence exercée par le mode de nidification sur la couleur des femelles.

J’ai précédemment fait voir jusqu’à quel point et de quelle manière le besoin de protection a déterminé les couleurs des insectes, de quelques groupes de reptiles et de mammifères, et je voudrais maintenant attirer l’attention sur ce fait, établi par M. Darwin, que les vives nuances des fleurs sont aussi soumises à cette grande loi de l’utilité, bien qu’elles eussent été longtemps considérées comme prouvant que la couleur avait été créée pour autre chose que pour le bien de son possesseur. Les fleurs n’ont pas grand besoin de protection, mais les insectes sont très-souvent nécessaires pour les féconder, ou pour maintenir intacte la vigueur de leurs organes reproducteurs. Leurs couleurs éclatantes, comme leur parfum et leurs sécrétions sucrées servent à attirer ces animaux ; nous avons une preuve que c’est là la fonction principale de la couleur, dans le fait que les plantes qui peuvent être parfaitement fécondées au moyen du vent et ne réclament pas l’aide des insectes, n’ont que rarement, ou même jamais, de fleurs éclatantes.

Cette vaste extension du principe général de l’utilité à la question de la couleur dans les deux règnes organiques, nous oblige à reconnaître que le principe du règne de la loi a pris pied sur ce terrain, où jusqu’à présent les défenseurs des créations spéciales se croyaient invincibles. Aux adversaires de l’explication que j’ai donnée des faits cités dans cet essai, je crois pouvoir rappeler, sans manquer à la courtoisie, qu’ils doivent s’attaquer à l’ensemble des phénomènes, et non à un ou deux d’entre eux pris isolément. On est forcé d’admettre qu’un grand nombre de faits se rattachant à la couleur dans la nature, ont été coordonnés et expliqués par la théorie de l’évolution et de la sélection naturelle. Jusqu’à ce qu’on explique un ensemble de faits au moins aussi considérable, au moyen d’une autre théorie, on ne peut s’attendre à ce que nous abandonnions celle qui nous a si bien servi, et qui a révélé un si grand nombre d’harmonies intéressantes autant qu’inattendues, parmi les phénomènes les plus communément présentés par les êtres organisés, phénomènes, il est vrai, très-négligés et peu compris jusqu’à aujourd’hui.



VIII

CRÉATION PAR LOI.


Parmi toutes les critiques qui ont été opposées à la théorie célèbre de M. Darwin sur l’Origine des espèces, il en est une qui séduit particulièrement un grand nombre de personnes instruites et intelligentes ; nous voulons parler de la doctrine que M. le duc d’Argyll a développée dans son ouvrage sur le Règne de la loi. Le noble auteur exprime les sentiments et les idées de cette nombreuse catégorie de gens qui prennent intérêt au progrès de la science en général et de l’Histoire naturelle en particulier, mais qui n’ont jamais étudié par eux-mêmes la nature dans ses détails ; ces personnes n’ont pu acquérir cette connaissance directe de la structure de formes alliées, de ces gradations merveilleuses qui relient entre eux les groupes et les espèces, de la diversité infinie des phénomènes de la variation chez les êtres organisés, connaissance qui est absolument nécessaire pour apprécier entièrement les faits et les raisonnements contenus dans le grand ouvrage de M. Darwin.

Le duc d’Argyll consacre à peu près la moitié de son livre à l’exposition de ce qu’il appelle « Création par loi ; » il explique si clairement les difficultés et les objections qu’il trouve à la théorie de la Sélection naturelle, qu’il me parait convenable de les réfuter complètement ; on verra que ses propres principes conduisent à des conclusions aussi difficiles à accepter qu’aucune de celles qu’il reproche à M. Darwin.

Le duc d’Argyll insiste surtout sur cette idée que nous rencontrons dans toute la nature des preuves d’une Intelligence, et que celles-ci sont particulièrement évidentes, partout où nous constatons soit une combinaison, soit les caractères du beau. C’est là ce qui, d’après l’auteur, indique une surveillance constante, une intervention directe du Créateur, aucun système de lois ne pouvant suffire à l’expliquer.

Or, l’ouvrage de M. Darwin a pour principal objet de montrer que tous les phénomènes qui s’observent chez les êtres vivants, ces organes merveilleux, cette structure complexe, la variété infinie des formes, des grandeurs et des couleurs, les rapports compliqués qui relient les êtres, peuvent avoir été produits par l’action de quelques lois générales fort simples, qui ne sont elles-mêmes pour la plupart que l’énoncé de faits certains. Voici quelles sont les principales de ces lois, les principaux de ces faits.

1. La loi de la multiplication suivant une progression géométrique. — Tous les êtres organisés ont une puissance de multiplication énorme. Bien qu’elle soit plus faible chez l’homme que chez tous les autres animaux, une population humaine, dans des circonstances favorables, peut se doubler en quinze ans, ou centupler en un siècle. La postérité de beaucoup d’animaux ou de plantes peut, en une seule année, atteindre un chiffre dix fois ou mille fois plus considérable que le nombre primitif.

2. Loi de limite des populations. — Le nombre des individus vivants qui représentent chaque espèce dans un pays ou sur toute la surface du globe, est en fait stationnaire. Il suit de la que tout cet énorme accroissement périt presque aussitôt qu’il a été produit, à la seule exception des individus à qui une place est faite par la mort des parents. Voici un exemple simple et frappant : dans une forêt de chênes, chaque arbre sème annuellement autour de lui des milliers et des millions de glands ; mais aucun de ceux-ci ne produira un chêne avant qu’un vieil arbre ait péri ; tous disparaîtront après avoir atteint un degré quelconque de développement.

3. La loi de l’hérédité, ou de la ressemblance de la progéniture avec les parents. — Cette loi est universelle, mais n’est pas absolue. Toutes les créatures ressemblent à leurs parents à un haut degré, et, dans la majorité des cas, très-exactement ; même les particularités individuelles, quelle que soit leur nature, sont presque toujours transmises à quelques-uns des descendants.

4. La loi de la variation. — Elle est fort bien exprimée par ces vers :

No being on this earthly ball,
Is like another, all in all[2].

Les produits ressemblent beaucoup à leurs parents, mais non pas complètement ; chacun possède son individualité. Cette variation elle-même varie quant au degré, mais elle existe toujours, non-seulement dans l’ensemble de l’individu, mais dans chacune de ses parties. Chaque organe, chaque caractère, chaque sentiment est individuel, c’est-à-dire s’éloigne plus ou moins du sentiment, du caractère, de l’organe, qui lui correspond dans tout autre individu.

5. La loi du changement perpétuel auquel sont soumises les conditions physiques à la surface du globe. — La géologie nous enseigne que ce changement a toujours eu lieu dans le passé, et nous savons aussi que partout il se continue aujourd’hui.

6. L’équilibre ou l’harmonie de la nature. — Lorsqu’une espèce est bien adaptée aux conditions qui l’environnent, elle prospère ; si elle l’est imparfaitement, elle décline ; si elle ne l’est pas du tout, elle s’éteint. Ce principe ne saurait guère être contesté, si l’on prend en considération toutes les conditions qui déterminent le bien-être d’un organisme.

Ce n’est là que l’exposé pur et simple de ce qui existe dans la nature, ce sont des faits et des principes qui sont généralement connus, généralement admis, mais aussi, lorsqu’il s’agit de discuter l’origine des espèces, généralement oubliés. De ces faits universellement admis, on peut déduire l’origine de toutes les formes de la nature par un enchaînement logique de raisonnements qui, à chaque pas, se vérifie par son accord avec la réalité ; en même temps qu’on explique ainsi beaucoup de phénomènes curieux dont on ne peut rendre compte autrement. Il est probable que ces lois fondamentales ne sont que le résultat de la nature même de la vie et des propriétés essentielles de la matière, soit brute, soit organisée.

M. Herbert Spencer, dans ses Premiers principes et dans sa « Biologie », me parait avoir assez bien fait comprendre cette connexion ; mais pour le moment nous pouvons accepter ces lois simples sans remonter plus haut, et la question qui se pose est alors celle-ci : ces lois peuvent-elles avoir suffi pour produire la variété, l’harmonie, la combinaison parfaite et la beauté que nous admirons chez les êtres organisés, ou bien faut-il encore admettre l’intervention constante et l’action directe de l’intelligence et de la volonté du Créateur ? Cela n’implique que cette question : Comment le Créateur a-t-il procédé ? Le duc d’Argyll (et je le cite comme ayant bien exprimé les opinions des adversaires les plus intelligents de M. Darwin) maintient que le Créateur a personnellement mis en œuvre des lois générales pour leur faire produire des effets que ces lois par elles-mêmes ne seraient pas capables de produire ; que l’univers seul, avec toutes ses lois intactes, serait une sorte de chaos, sans variété ni harmonie, sans but ni beauté ; qu’il n’y a (et que par conséquent nous pouvons présumer qu’il ne saurait y avoir) dans l’univers, aucune force capable de tirer son développement d’elle-même. Je crois au contraire que l’univers est constitué de façon à être à soi-même son propre régulateur. Aussi longtemps qu’il renferme la vie, les formes dans lesquelles celle-ci se manifeste sont douées de la faculté de s’accommoder les unes aux autres, aussi bien qu’aux circonstances qui les environnent ; cet accord a pour résultat nécessaire la plus grande somme possible de variété, de beauté, de puissance, parce qu’il provient de lois générales, non d’une surveillance continuelle et d’un arrangement des détails après coup.

Au point de vue du sentiment et de la religion, cette théorie me parait être une conception beaucoup plus élevée du Créateur et de l’univers, que celle que l’on peut appeler l’hypothèse de « l’intervention continue » ; mais d’ailleurs ce n’est point une question que doivent décider nos sentiments ou nos convictions ; c’est une question de faits et de raisonnements. Le changement que la géologie nous prouve avoir toujours eu lieu dans les formes de la vie, peut-il s’expliquer par l’action de lois générales, ou bien faut-il absolument pour cela croire à la surveillance incessante d’une intelligence créatrice ? telle est la question que nous avons à examiner, et, si nous faisons voir qu’il y a en faveur de notre théorie des faits et des rapprochements, c’est à nos adversaires qu’incombe la tâche difficile de prouver le contraire.


Que les métaphores de M. Darwin sont exposées à être mal comprises.


M. Darwin, employant continuellement la métaphore pour décrire les variations merveilleuses des êtres organisés, s’est exposé à bien des malentendus, et a donné ainsi à ses adversaires une arme puissante contre lui-même. « Il est curieux, » dit le duc d’Argyll, d’observer le langage que prend instinctivement le disciple très-avancé du pur naturalisme, lorsqu’il veut décrire la structure compliquée de cette curieuse famille de plantes (les Orchidées). Il néglige complètement la réserve que l’on doit mettre à attribuer des intentions à la nature. L’intention est la seule chose qu’il voie, et, quand il ne la voit pas, il la cherche jusqu’à ce qu’il l’ait trouvée. Il a recours à toutes les expressions, à toutes les comparaisons, pour indiquer une intention, un but intelligemment poursuivi : artifice, curieux artifice, admirable artifice, ces termes-là reviennent sans cesse sous sa plume. Voici, par exemple, la phrase dans laquelle il décrit les caractères d’une espèce particulière : « Le labellum développé prend la forme d’un nectaire prolongé, afin d’attirer les Lépidoptères, et nous ferons voir tout à l’heure que probablement le nectar est placé ainsi à dessein, qu’il ne peut être absorbé que lentement, dans le but de laisser à la substance visqueuse le temps de devenir sèche et dure. »

Plusieurs autres exemples d’expressions analogues sont encore cités par le duc, qui prétend qu’il n’y a pour ces « artifices » aucune explication possible, à moins qu’on n’admette un inventeur personnel, qui arrange spécialement les détails de chaque cas, tout en les faisant produire par l’accroissement et la reproduction dans leur marche ordinaire.

Or cette manière de considérer l’origine de la structure des orchidées présente une difficulté à laquelle le duc ne fait aucune allusion. La plupart des plantes à fleurs sont fécondées, ou sans l’intervention des insectes, ou bien, si celle-ci est nécessaire, sans que la structure de la fleur subisse aucune modification bien importante. Il est donc évident qu’il aurait pu être créé des fleurs d’une beauté aussi variée et aussi originale que les orchidées, et qui néanmoins auraient été fécondées sans avoir une structure plus compliquée que celle des violettes, du trèfle, des primevères ou de mille autres espèces. Les étranges dispositions que nous offrent les fleurs de certaines orchidées, sous la forme de ressorts, de trappes et de pièges, ne peuvent pas être nécessaires par elles-mêmes, puisqu’elles manquent dans mille autres fleurs, qui néanmoins atteignent le même but. N’est-ce pas alors une idée extraordinaire, que de s’imaginer le Créateur inventant ces organes compliqués de quelques fleurs, comme un mécanicien inventerait un jouet ou une surprise ingénieuse ? N’est-ce pas une conception plus élevée, que de voir dans ces phénomènes les résultats de ces lois générales qui, à la première apparition de la vie sur la terre, furent coordonnées de façon à produire nécessairement le plus grand développement possible de formes variées ?

Mais prenons l’un des cas les plus simples parmi ceux qui ont été cités, et voyons si nos lois générales sont impuissantes à l’expliquer.


La structure d’une orchidée, expliquée par la Sélection naturelle.


Il y a dans l’île de Madagascar une orchidée, l’Angrœcum sesquipedale, dont le nectaire est excessivement long et profond. D’où provient le développement extraordinaire de cet organe ? Voici comment l’explique M. Darwin.

Le pollen de cette fleur ne peut être enlevé que par quelques papillons de nuit très-grands, qui s’en emparent au moyen de la base de leur trompe, quand ils tâchent d’atteindre le nectar au fond du canal. Les papillons doués de la trompe la plus longue y parviendront le mieux ; ils obtiendront aussi le plus de nectar ; ils préféreront donc les fleurs au nectaire le plus profond, et celles-ci par conséquent seront les mieux fécondées. Ainsi les orchidées au nectaire le plus profond et les papillons à la trompe la plus longue se prêteront un appui mutuel dans la lutte pour l’existence ; il en résultera leur multiplication respective, aussi bien que l’allongement de la trompe du papillon et du nectaire de la plante. Rappelons-nous maintenant que ce dont il faut rendre compte, c’est seulement la longueur inusitée de cet organe. Le nectaire se trouve dans beaucoup d’ordres de plantes ; il est particulièrement répandu chez les orchidées ; mais le cas qui nous occupe est le seul où la longueur de cet organe dépasse un pied. Comment la chose s’est-elle produite ? M. Darwin a prouvé par l’expérience que les papillons qui fréquentent les orchidées, enfoncent dans les nectaires leurs trompes en spirales, et fécondent la plante en transportant le pollen d’une fleur aux stigmates d’une autre. Il a en outre expliqué en détail le mécanisme de ce phénomène, et le duc d’Argyll reconnaît la sûreté de ses observations. Dans les espèces communes dans les îles Britanniques, telles que l’orchis pyramidalis, il n’est pas nécessaire qu’il y ait coïncidence parfaite dans les dimensions du nectaire et de la trompe de l’animal ; aussi un grand nombre d’insectes de diverses grandeurs servent à transporter le pollen, et à opérer la fécondation. Au contraire, pour l’angrœcum sesquipedale, il est nécessaire que la trompe pénètre jusqu’à une partie spéciale de la fleur, ce qui ne peut être accompli que par un grand papillon qui enfouit sa trompe jusqu’à sa base, et s’efforce d’absorber le nectar qui occupe le fond de ce long tube, avec une profondeur d’un ou deux pouces au plus. Considérons maintenant de quelle façon les choses ont dû se passer à l’époque où le nectaire n’avait que la moitié de sa longueur actuelle, soit six pouces environ, et où la fécondation s’opérait par une espèce de papillon qui apparaissait au moment de la floraison et possédait une trompe à peu près égale au nectaire. Parmi les millions de fleurs d’angrœcum produites chaque année, quelques-unes dépassaient la longueur moyenne, d’autres lui restaient inférieures ; pour celles-ci la fécondation était impossible, car le papillon s’emparait de tout leur nectar sans être obligé pour cela d’enfoncer sa trompe jusqu’à sa base même ; elle était au contraire facile pour les autres, et devait se faire le plus complètement pour les plus longues d’entre elles. De cette façon la longueur moyenne du nectaire a dû s’augmenter chaque année, car, les fleurs petites étant stériles et les autres ayant une postérité abondante, l’effet produit a dû être le même que si un jardinier avait détruit les premières et n’avait semé que les graines de la grande variété ; nous savons par expérience que ce procédé a pour résultat d’allonger l’organe auquel on l’applique ; car c’est précisément ce moyen dont on s’est servi pour agrandir et modifier les fruits et les fleurs de nos jardins.

Cependant, les choses marchant ainsi pendant un certain temps, le nectaire acquerra une longueur telle, que beaucoup de papillons ne pourront plus atteindre que la surface du nectar ; quelques-uns seulement, doués de trompes exceptionnellement longues, pourront en absorber une quantité considérable, et les autres, ne pouvant plus tirer de ces fleurs un approvisionnement suffisant, les négligeront ; si le pays ne nourrissait aucune autre espèce de papillons, la plante souffrirait, et le développement du nectaire serait alors arrêté, précisément par la même cause qui jusque-là le favorisait ; mais il y a une immense variété de papillons, avec de grandes différences dans la longueur de la trompe ; l’allongement du nectaire fera intervenir pour la fécondation de nouvelles espèces plus grandes, et leur influence s’exerçant toujours dans le même sens, les papillons les plus grands finiront par accomplir seuls cette fonction. À partir de ce moment, sinon déjà plus tôt, l’insecte subira lui-même une modification ; celui qui a la trompe la plus longue, prendra le plus de nourriture, et sera par conséquent le plus vigoureux ; aussi il fécondera le plus grand nombre de fleurs et laissera la postérité la plus nombreuse. D’autre part, les fleurs douées du nectaire le plus long étant mieux fécondées que toutes les autres, chaque génération verra cet organe s’allonger en même temps que se développera aussi la trompe des papillons. Et ce sera là un résultat nécessaire de ce fait, que comme dans toute la nature, ici aussi les organes des fleurs et des papillons oscillent autour d’une moyenne ; à chaque génération, certains nectaires la dépassent et d’autres lui restent inférieurs, et il en est de mêmes des trompes des papillons. Sans doute mille causes auraient pu arrêter cette marche des choses avant qu’elle eût atteint le point où nous la trouvons parvenue. Si par exemple, à une période quelconque, la variation dans la quantité du nectar avait été plus grande que celle de la longueur du nectaire, il en serait résulté que des papillons plus petits auraient pu l’atteindre, et par conséquent effectuer la fécondation. Il aurait pu encore arriver que, par d’autres causes, la trompe des papillons se fût accrue plus rapidement que le nectaire, ou que cet accroissement fût, de quelque façon, nuisible aux insectes, ou bien encore que l’espèce douée de la trompe la plus longue fût très-diminuée par les attaques de quelque ennemi ou par toute autre cause. Dans tous ces cas-là, l’avantage aurait appartenu aux fleurs qui, avec un nectaire court, auraient pu être fécondées par les papillons de petites espèces. Ce sont évidemment des obstacles de cette nature, qui ont agi dans d’autres parties du monde, et c’est pour cela que nous ne trouvons ce développement extraordinaire du nectaire que dans la seule île de Madagascar et dans une seule espèce d’orchidées. J’ajouterai ici que quelques-uns des grands lépidoptères nocturnes des tropiques ont la trompe presque aussi longue que le nectaire de l’Angræcum sesquipedale. J’ai mesuré exactement celle d’un spécimen du Macrosila cluentius, de l’Amérique du Sud, dans la collection du British Museum, et je l’ai trouvée longue de neuf pouces et quart. Elle est de sept pouces et demi dans le Macrosila Morganii, de l’Afrique tropicale. Une espèce dont la trompe serait de deux ou trois pouces plus longue, pourrait atteindre le nectar dans les plus grandes fleurs de l’Angræcum sesquipedale, dont le nectaire varie en longueur de dix à quatorze pouces. On peut prédire hardiment qu’un tel papillon existe à Madagascar ; le naturaliste qui visitera cette île pourra le chercher avec autant de certitude que les astronomes ont cherché la planète Neptune, et j’ose lui prédire le même succès.

Au lieu de cet agencement merveilleux qui agit par soi-même, on propose la théorie que le Créateur de l’univers, par un acte direct de sa volonté, disposa les forces naturelles qui règlent la croissance de cette seule espèce de plante, de façon à porter son nectaire jusqu’à cette longueur prodigieuse ; et qu’en même temps, par un acte également spécial, il dirigea les sucs nourriciers dans le corps du papillon, de manière à accroître sa trompe exactement dans la même proportion, ayant, au préalable, construit l’Angræcum de telle manière, que l’intervention de l’insecte fût absolument nécessaire au maintien de son existence.

Mais on ne nous donne aucune preuve quelconque, que l’accord ait été établi de cette manière. On allègue seulement le sentiment que nous avons qu’il y a là un agencement très-délicat, et l’impossibilité de le rapporter à aucune cause connue. Je crois au contraire avoir montré qu’un tel agencement n’est pas seulement possible, mais inévitable, à moins que l’on ne conteste sur quelque point l’action de ces lois simples que nous avons déjà reconnu n’être que l’expression de faits positifs.


Adaptation amenée par les lois générales.


Il est difficile de trouver un cas analogue dans la nature inorganique ; mais l’exemple d’un fleuve fera peut-être comprendre le sujet en quelque degré. Supposons qu’une personne, ne sachant rien de la géologie moderne, étudie attentivement le bassin d’un grand fleuve. Près de son embouchure, c’est un chenal large et profond, rempli jusqu’au bord d’une eau qui coule lentement à travers la plaine, apportant à la mer un dépôt fin et abondant ; plus haut dans son cours, il se divise en un certain nombre de canaux plus petits, qui tantôt traversent le fond plat des vallées, tantôt coulent entre des bords élevés ; parfois, dans un district accidenté, le lit est profond et rocailleux entre deux parois perpendiculaires, l’eau est profonde quand le lit est étroit, elle est basse quand il est large. Remontant encore plus haut, l’observateur atteint une région montagneuse, où des centaines de torrents et de ruisseaux, avec leurs mille petits tributaires, recueillent l’eau de chaque mille carré de la surface, chacun de ces canaux est calculé pour la quantité d’eau qu’il doit transporter ; on voit la pente de chacun de ces cours d’eau devenir de plus en plus rapide à mesure qu’on approche de sa source, ce qui lui permet d’emmener l’eau des fortes pluies et d’entraîner les pierres et le gravier qui autrement arrêteraient son cours.

Dans chaque partie du système, on observe une adaptation exacte des moyens au but. L’observateur sera donc porté à dire que ce système doit avoir été fait à dessein, puisqu’il répond si bien à sa destination ; qu’une intelligence peut seule avoir si exactement mesuré les pentes, la capacité et le nombre des canaux à la nature du sol et à la quantité de pluie. Il verra une adaptation spéciale aux besoins de l’homme dans ces larges rivières, tranquilles et navigables, coulant au travers de plaines fertiles qui nourrissent une nombreuse population, tandis que les torrents impétueux des montagnes sont limités à ces régions stériles où ne peuvent vivre que quelques bergers. Il écoutera avec incrédulité le géologue qui lui affirmera que cette adaptation si admirable à ses yeux est un résultat inévitable de l’action des lois générales, que les eaux aidées des forces souterraines ont donné à la contrée sa configuration, formé les collines et les vallées, creusé le lit des rivières et nivelé les plaines. Mais, que notre observateur continue pendant longtemps ses études, qu’il suive de près les petits changements qu’amène chaque année, et se les représente mille fois, dix mille fois augmentés, qu’il visite les différentes régions de la terre, qu’il regarde les évolutions qui s’accomplissent partout, et les preuves incontestables de changements plus grands dans le passé ; alors il comprendra que la surface de la terre, quelque belle et harmonieuse qu’elle lui paraisse, est, dans chacun de ses détails, l’œuvre de forces qui, ainsi qu’on peut le prouver, se contrôlent et se règlent mutuellement.

Bien plus, étendant encore ses recherches, il s’apercevra que tous les inconvénients qu’il pourrait attendre d’un défaut d’harmonie, se présentent en effet quelque part dans la nature, mais qu’ils ne sont pas toujours réellement fâcheux. Regardant par exemple une vallée fertile, il dirait peut-être : « Si le lit de cette rivière n’était pas bien combiné, si, sur une longueur de quelques milles, sa pente prenait une mauvaise direction, l’eau ne pourrait s’échapper, et elle ferait une vaste solitude de cette vallée aujourd’hui remplie d’êtres humains. » Il y a, en effet, des centaines de cas semblables, tous les lacs sont des vallées « dévastées par les eaux », et beaucoup d’entre eux, la mer Morte par exemple, sont un mal positif et font tache dans l’harmonie qui règne sur toute la surface de la terre.

« Si, dirait encore notre observateur, la pluie ne tombait pas ici, et si les nuages passaient au-dessus de nos têtes vers quelque autre région, cette plaine verdoyante et cultivée deviendrait un désert ; » or, il y a, en effet, sur une grande partie de la terre, des déserts semblables, que des pluies abondantes transformeraient en séjours agréables pour l’homme. Il pourrait encore, observant quelque fleuve navigable, penser qu’il suffirait de quelques rochers, ou de bords plus escarpés dans quelques endroits, pour le rendre inutile à l’homme ; et un peu de recherche lui ferait voir dans toutes les parties du monde des rivières par centaines, ainsi rendues impropres à la navigation.

Les choses se passent exactement de même dans la nature organique. Nous apercevons certains exemples de combinaisons admirables, telles que le développement inusité d’un organe, mais il nous échappe des centaines de cas, dans lesquels il n’en est pas ainsi. Sans doute, comme aucun organisme ne peut exister sans être en harmonie avec le monde qui l’entoure, cette harmonie se produira nécessairement d’une manière ou d’une autre, et cette adaptation est rendue possible dans la plupart des cas par la variation incessante, jointe à une puissance de multiplication illimitée. Le monde est ainsi constitué, que l’action de lois générales y produit la plus grande variété possible dans sa configuration et dans ses climats, et des lois aussi générales y ont fait naître les organismes les plus variés adaptés aux diverses conditions de chaque partie de la terre. Nos contradicteurs reconnaîtraient probablement eux-mêmes, dans les différences que présente la surface de la terre, l’action et la réaction réciproque de lois générales prolongées pendant des siècles innombrables : c’est bien ainsi qu’ils expliqueraient les plaines et les vallées, les collines et les montagnes, les déserts, les volcans, les vents et les courants, les lacs, les rivières et les mers, et tous les climats si variés. Ils admettraient que le Créateur ne semble pas guider et contrôler l’action de ces lois, ici déterminant la hauteur d’une montagne, là le lit d’une rivière, rendant ici les pluies plus abondantes, là changeant la direction d’un courant. Ils admettraient probablement que les forces de la nature inorganique se règlent et se combinent d’elles-mêmes, que le résultat oscille nécessairement autour d’une moyenne donnée (qui elle-même change lentement), et que, en dedans de certaines limites, il se produit la plus grande variété possible.

Or, s’il n’est pas nécessaire d’admettre l’intervention d’une intelligence ordonnatrice à chaque pas de l’évolution qui se poursuit incessamment dans le monde inorganique, pourquoi veut-on nous obliger à y croire dans le domaine de la nature organique ? Ici, il est vrai, les lois qui sont à l’œuvre sont plus complexes, les agencements plus délicats, l’adaptation spéciale en apparence plus remarquable ; mais pourquoi mesurer l’intelligence créatrice à la nôtre ? Prétendra-t-on que parce que l’harmonie est complète, elle suppose une machine trop compliquée, si compliquée, que le Créateur n’aurait pas pu la construire assez parfaite ? La théorie de « l’intervention continuelle » met des bornes au pouvoir du Créateur. Elle implique qu’il ne pouvait pas agir dans le monde organique par de simples lois, comme il l’a fait dans le monde inorganique ; qu’il n’a pas su prévoir les conséquences des lois combinées de la matière et de l’esprit ; qu’il se produit continuellement des faits contraires à l’ordre, et qui obligent le Créateur à changer le cours normal de la nature pour maintenir cette beauté, cette variété et cette harmonie, que nous-mêmes, avec nos intelligences bornées, pouvons concevoir comme résultant de lois invariables agissant et se réglant elles-mêmes. Quand même nous ne pourrions concevoir cette idée du monde se gouvernant lui-même, et capable d’un développement indéfini, ce serait rabaisser le Créateur que de lui imputer ce qui ne serait que l’incapacité de notre intelligence. Mais puisque beaucoup d’esprits humains peuvent concevoir, et même prouver en détail, l’action d’une loi invariable dans plusieurs des adaptations de la nature, il semble étrange que, dans l’intérêt de la religion, quelqu’un cherche à démontrer que le système de la nature, bien loin d’être supérieur à l’idée que nous nous en faisons, reste fort au-dessous d’elle. Quant à moi, je ne puis croire que le monde tombât dans le chaos s’il était abandonné à la loi seule ; je ne puis croire qu’il ne possède en lui-même aucun pouvoir de produire la beauté ou la variété, et que l’action directe de la Divinité soit nécessaire pour faire apparaître chaque tache ou raie sur chaque insecte, chaque détail d’organisation dans chacun des millions d’organismes qui vivent ou ont vécu sur la terre. Car il est impossible de tracer une limite. Si quelques modifications organiques peuvent s’expliquer par une loi, pourquoi pas toutes ? Si certaines adaptations ont pu se produire d’elles-mêmes, pourquoi pas les autres ? Si le principe est juste pour quelques variétés de couleur, pourquoi ne l’admettrait-on pas pour toutes celles que nous voyons ? On pense éluder la difficulté en faisant observer que partout apparaît un « but » précis, partant une « combinaison, » et que par conséquent (déduction illogique) on doit y reconnaître l’action directe d’une intelligence, puisque la nôtre produit de semblables « combinaisons » ; on oublie que toute adaptation, quelle que soit son origine, a nécessairement l’apparence d’un arrangement intentionnel ; le lit d’une rivière a l’air d’être fait pour la rivière, tandis qu’il est au contraire fait par elle ; les couches minces d’un dépôt de sable semblent parfois avoir été triées, tamisées et nivelées à dessein ; les côtés et les angles d’un cristal sont parfaitement semblables à ce que ferait la main de l’homme ; pourtant il ne nous parait pas nécessaire d’admettre dans chacun de ces cas l’intervention d’une intelligence créatrice, et nous ne trouvons point de difficulté à reconnaître que ces effets sont produits par la loi naturelle.


Du beau dans la nature.


Laissons pour un instant le côté général de la question, pour discuter un point spécial qui a été présenté comme concluant contre les théories de M. Darwin. Pour quelques personnes, le beau est une pierre d’achoppement aussi bien que la combinaison. Elles ne peuvent concevoir l’Univers comme un système assez parfait pour développer nécessairement toutes les formes du beau ; un objet spécialement beau leur parait dépasser les forces de l’univers, et lui avoir été ajouté par le Créateur pour son plaisir particulier.

Parlant des colibris, le duc d’Argyll dit : « En premier lieu il faut observer pour le groupe entier de ces animaux, que l’on ne peut prouver ni concevoir aucune connexion entre leur beauté admirable et une fonction quelconque essentielle à leur vie. Si une pareille relation existait, leur éclatante beauté appartiendrait aux deux sexes, tandis qu’elle est presque toujours limitée au mâle ; la femelle, avec ses couleurs plus sombres, n’est certainement pas plus mal partagée dans la lutte pour l’existence. » — Puis, après avoir décrit les divers ornements de ces oiseaux, il ajoute : « La beauté et la variété de la forme, prises en elles-mêmes, sont le seul principe ou la seule règle qui paraisse avoir guidé le Créateur lorsqu’il forma ces « oiseaux si merveilleusement beaux… La couleur de topaze de l’aigrette ne vaut pas mieux dans la lutte pour l’existence que ne vaudrait celle du saphir ; une fraise qui se termine en paillettes d’émeraudes, ne vaut pas mieux que si elle se terminait en paillettes de rubis ; une queue ne sera ni plus ni moins utile au vol, qu’elle soit ornée de plumes blanches sur les bords ou dans le milieu… La beauté et la variété sont des choses que nous recherchons pour elles-mêmes, quand nous pouvons employer, pour les obtenir, les forces de la nature ; je ne puis concevoir aucune raison pour contester ou mettre en doute qu’elles aient été aussi le but des formes données aux organismes vivants. » (Reign of law, p. 248.)

Cette affirmation, qu’on ne peut concevoir aucune connexion entre la splendeur des colibris et « une fonction quelconque essentielle à leur vie », est inexacte, car M. Darwin a non-seulement compris, mais encore prouvé, par l’observation et le raisonnement, que la beauté de la couleur et de la forme peut exercer une influence directe sur la fonction la plus importante de la vie, celle de la reproduction. Entre autres variations auxquelles les oiseaux sont sujets, il peut arriver que quelques individus soient doués de couleurs exceptionnellement brillantes, ils sont dès lors attrayants pour les femelles, et par conséquent laissent une progéniture plus nombreuse que la moyenne. L’expérience et l’observation ont montré que cette espèce de sélection sexuelle s’exerce effectivement ; or les lois de l’hérédité amènent nécessairement le développement ultérieur de toute particularité individuelle attrayante ; ainsi la splendeur des oiseaux-mouches est en relation directe avec leur existence même. Il peut être indifférent qu’une aigrette ait la couleur de la topaze ou celle du saphir, mais une aigrette quelconque vaut peut-être mieux que pas d’aigrette du tout. Les diverses conditions auxquelles la forme mère doit avoir été soumise dans les différentes régions de son habitat, auront déterminé des variations de teintes dont quelques-unes étaient avantageuses. La raison pour laquelle les femelles ne sont pas ornées de plumes aussi brillantes que les mâles est suffisamment claire, l’éclat leur serait nuisible en les rendant trop apparentes pendant l’incubation ; la survivance des plus aptes a donc favorisé l’apparition de cette teinte vert foncé qu’on voit sur le dos d’un si grand nombre d’oiseaux-mouches femelles, et qui les protègent le mieux pendant qu’elles accomplissent les importantes fonctions de couver et d’élever les petits.

Si l’on a présentes à l’esprit les lois dont l’action continue régit la multiplication des êtres, la variation et la survivance des plus aptes, le développement de la beauté variée et l’adaptation harmonieuse aux conditions extérieures paraissent des résultats, non-seulement concevables, mais nécessaires.

L’opinion que je combats dans ce moment n’a d’autre base qu’une analogie supposée entre l’esprit du Créateur et le nôtre, en ce qui concerne le goût du beau en lui-même ; mais si cette analogie existe véritablement, alors il ne doit y avoir dans la nature aucun objet qui soit laid ou désagréable à nos yeux : or il est indubitable qu’il y en a un grand nombre. S’il est certain que le cheval et le daim sont beaux et gracieux, en revanche l’éléphant, l’hippopotame, le rhinocéros et le chameau sont l’inverse. Le plus grand nombre des singes ne sont pas beaux ; la plupart des oiseaux n’ont pas de belles couleurs, et un grand nombre d’insectes et de reptiles sont positivement laids. Or, d’où peut venir cette laideur, si l’esprit du Créateur est semblable au nôtre ? Lorsque le principe qui a servi à expliquer une moitié de la création se trouve être inapplicable à l’autre, on ne se tirera pas d’affaire en disant que « c’est là un mystère inexplicable. » Nous savons qu’un homme doué d’un goût élevé et possédant une richesse illimitée, supprime dans tout ce qui dépend de lui les formes et les couleurs disgracieuses et désagréables ; si l’on veut expliquer la beauté de la création par le goût du beau chez le Créateur, nous demandons pourquoi il n’en a pas banni la laideur, comme l’homme riche et éclairé la bannit de sa maison et de sa propriété, et, si nous ne recevons aucune réponse satisfaisante, nous aurons raison de rejeter l’explication qu’on nous offre. Quand il s’agit des fleurs, auxquelles on se réfère toujours spécialement comme prouvant de la manière la plus certaine que le Créateur a voulu le beau en lui-même, on ne tient pas compte de tous les faits. La moitié au moins des plantes de notre globe n’ont pas de fleurs brillantes ou belles, et M. Darwin est récemment arrivé à cette conclusion générale remarquable, que les fleurs sont devenues belles, dans le but unique d’attirer les insectes qui aident à leur fécondation. Il ajoute : « J’ai été amené à cette conclusion, en constatant, comme règle invariable, que, lorsqu’une fleur est fécondée par le vent, elle n’a jamais une corolle de couleur vive. » Voilà un exemple étonnant et le plus inattendu de l’utilité de la beauté, mais il y a plus : il est prouvé que, lorsque la beauté est inutile à la plante, elle ne lui est pas donnée ; on ne peut pas la supposer nuisible, elle est simplement superflue, et, comme telle, refusée. On devrait nous dire comment ce fait peut se concilier avec l’opinion que le beau a été un but en lui-même et a été donné intentionnellement aux objets de la nature.


De quelle façon les formes nouvelles sont produites par la variation et la sélection.


Considérons maintenant une autre objection populaire, que le duc d’Argyll énonce comme il suit : « M. Darwin ne prétend pas avoir découvert la loi ou la règle suivant laquelle les formes nouvelles sont sorties des anciennes. Il ne dit pas que les conditions extérieures, quelles que soient leurs modifications, puissent suffire à les expliquer… Sa théorie paraît être beaucoup plus qu’une simple théorie : elle paraît une vérité scientifique établie, en tant qu’elle explique, au moins en partie, la réussite, la durée et l’extension des formes nouvelles, lorsqu’elles ont une fois pris naissance, mais elle ne dit absolument rien de la loi suivant laquelle ces formes auraient pris naissance. La sélection naturelle ne peut rien faire, si ce n’est avec les matériaux qui lui sont présentés ; elle ne peut s’exercer que parmi des objets divers déjà existants… Ainsi, pour parler exactement, ce n’est point une théorie sur l’origine des espèces, mais a seulement une théorie des causes qui amènent, ou le succès ou l’extinction des formes nouvelles qui peuvent se produire dans le monde. » (Reign of law. p. 230.)

Dans ce passage, comme dans beaucoup d’autres, le duc d’Argyll émet la théorie de la « création par naissance, » il affirme que, pour faire naître chaque forme nouvelle de parents différents d’elle, il a fallu une intervention spéciale du Créateur, dans le but d’imprimer au développement une direction définie ; chaque nouvelle espèce serait donc en fait une création spéciale, quoique son existence ait commencé selon les lois ordinaires de la reproduction. Il affirme ainsi que les lois de la multiplication et de la variation ne peuvent fournir à l’action de la sélection naturelle les matériaux nécessaires au moment nécessaire. Je crois, pour ma part, que l’on peut prouver le contraire logiquement en le déduisant des six lois évidentes énoncées plus haut, mais j’aime mieux faire la preuve au moyen des faits très-nombreux qui établissent que les lois de la multiplication et de la variation suffisent à ce résultat.

L’expérience de tous les cultivateurs et de tous les éleveurs montre que si l’on examine un nombre suffisant d’individus, on est sûr d’y rencontrer toutes les variations cherchées. De là la possibilité d’obtenir des races et des variétés fixes d’animaux et de plantes, et il se trouve qu’une variation quelconque peut être accumulée par sélection, sans que cela affecte matériellement les autres caractères de l’espèce. Chaque génération parait ne varier que dans la direction voulue ; par exemple, dans les navets, les radis, les pommes de terre et les carottes, les racines ou tubercules varient de grandeur, de couleur, de forme et de saveur, tandis que la feuille et la fleur semblent rester presque stationnaires ; au contraire dans le chou et la laitue, on peut modifier la forme et le mode de croissance du feuillage, sans altérer sensiblement la racine, la fleur ni le fruit. Dans le chou-fleur et le brocoli, les têtes varient ; dans les pois, la cosse seule change. Nous obtenons des formes innombrables de pommes et de poires, tandis que les fleurs et les feuilles des arbres restent tout à fait les mêmes. La même chose a lieu pour les groseilles de nos jardins. Mais aussitôt que, dans ce même genre, nous voulons une fleur nouvelle, nous l’obtenons dans le Ribes sanguineum, bien que des siècles de culture n’aient produit aucune différence positive dans les fleurs du Ribes grossularia. Que la mode demande un changement quelconque dans la forme, la grandeur ou la couleur d’une fleur, l’on est sûr qu’il se présente une variation suffisante dans la direction voulue, ce que nous voyons, par exemple, dans les roses, les auricules, les géraniums. Il en est de même lorsque le feuillage d’ornement est en vogue, comme ç’a été le cas récemment ; nous avons des pelargoniums à feuilles zonées et du lierre panaché, et l’on découvre qu’une quantité de nos arbustes les plus communs et de nos plantes herbacées se sont précisément mis à varier dans cette direction alors que cela nous convenait ! Cette variation rapide n’a pas seulement lieu chez les plantes anciennes et connues, cultivées durant une longue suite de générations, mais le rhododendron de Sikim, les fuchsias et les calcéolaires des Andes, ainsi que les pelargoniums du Cap, sont tout aussi accommodants, et varient précisément où, quand, et comment nous le voulons.

Les animaux nous offrent des exemples également frappants. Si nous désirons une qualité spéciale dans une espèce, nous n’avons qu’à en élever un nombre suffisant d’individus en les surveillant attentivement, et nous sommes certains d’y rencontrer la variation voulue qui est susceptible de presque tout le développement qu’on pourra désirer. Dans le mouton, nous obtenons la viande, la graisse et la laine ; dans la vache, le lait ; dans le cheval, la grandeur, la couleur, la force et la vitesse ; dans la volaille, nous avons produit presque toutes les variétés de couleur, de curieuses modifications dans le plumage, et la capacité de pondre en toute saison. Le pigeon nous offre une preuve encore plus remarquable de l’universalité de la variation, car le caprice des éleveurs s’est tour à tour porté sur chacune des parties de cet oiseau, et la variation requise ne leur a jamais manqué. La grandeur et la forme du bec et des pattes ont subi des modifications qui, chez l’oiseau sauvage, caractérisent des genres distincts ; on a augmenté le nombre des plumes de la queue, caractère qui est en général très-permanent et d’une grande importance pour la classification des oiseaux ; on a aussi changé à un degré merveilleux, la taille, la couleur et les mœurs de l’animal. Chez le chien, le degré de modification et la facilité avec laquelle elle s’effectue, sont presque aussi apparents. Quelles variations constantes, et cela dans des directions opposées, n’a-t-il pas fallu pour tirer d’une souche commune le barbet et le lévrier ! Les instincts, les mœurs, l’intelligence, la taille, la vitesse, la forme et la couleur ont toujours varié, de façon à produire précisément les races dont l’homme avait besoin, ou que sa fantaisie ou sa passion lui faisaient désirer. Qu’il ait voulu un boule-dogue pour torturer un autre animal, un lévrier pour la chasse, un limier pour poursuivre ses semblables opprimés, les variations nécessaires ont toujours surgi.

Les faits nombreux, dont nous venons de faire une esquisse rapide, sont parfaitement expliqués par la loi de la variation énoncée au commencement de cet essai. La variabilité universelle, dont les effets sont petits, mais se produisent dans toutes les directions, et qui oscille sans cesse autour d’une moyenne jusqu’à ce qu’une marche précise lui soit imprimée par la sélection naturelle ou artificielle, telle est la base simple de la modification indéfinie des formes vitales ; l’homme produit des modifications partielles, mal équilibrées et par conséquent instables, tandis que celles qui sont dues à l’action libre des lois naturelles, se mettent à chaque pas en harmonie avec les conditions externes par l’extinction de toutes les formes mal adaptées, et sont à cause de cela stables et comparativement permanentes. Pour être conséquents avec eux-mêmes, nos adversaires doivent affirmer que chacune des variations qui ont rendu possibles les changements produits par l’homme, a été déterminée à l’endroit et au moment nécessaire, par la volonté du Créateur. Toutes les races produites par l’horticulteur ou l’éleveur, par l’amateur de chiens ou de pigeons, par le preneur de rats, par le sportsman ou le chasseur d’esclaves, ont été créées au moyen de variétés qui se présentaient quand on en avait besoin ; or ces variétés n’ont jamais fait défaut, il s’ensuivrait donc, que l’Être tout-puissant et tout sage aurait donné sa sanction à des choses que les esprits humains les plus élevés considèrent comme mesquines, triviales, ou dégradantes.

Ainsi me parait complètement réfutée la théorie d’après laquelle toute variation assez caractérisée pour qu’on puisse l’augmenter dans une direction donnée, résulte d’une action directe de l’Esprit créateur, théorie que, du reste, son inutilité absolue suffirait à condamner. La facilité avec laquelle l’homme obtient des races nouvelles, dépend principalement du nombre des individus entre lesquels il peut choisir ; lorsque des centaines d’horticulteurs ou d’éleveurs poursuivent tous le même but, le travail de modification s’effectue rapidement ; or, une race commune à l’état de nature, renferme mille fois ou un million de fois plus d’individus qu’une race domestique, et la survivance des plus aptes doit infailliblement préserver tous ceux qui varient dans la bonne direction, que ce soit dans les caractères les plus apparents ou dans de petits détails, dans des organes externes ou internes ; par conséquent, si les matériaux suffisent à la sélection effectuée par l’homme, ils ne sauraient manquer pour accomplir la grande tâche de maintenir en nombre suffisant des organismes modifiés, parfaitement adaptés aux conditions toujours variables du monde inorganique.


De l’objection basée sur les limites de la variabilité.


Je crois avoir impartialement répondu aux principales objections du duc d’Argyll, et je vais prendre en considération une ou deux de celles qui sont présentées dans un travail sérieux et raisonné, sur l’origine des espèces, inséré dans la North-British Review en juillet 1867. L’auteur cherche d’abord à prouver que la variation est renfermée dans des limites strictes. Lorsque nous commençons à exercer la sélection dans un certain but, la marche de la modification est comparativement rapide, mais lorsqu’elle a atteint un degré considérable, elle se ralentit de plus en plus, et finit par atteindre ses limites, qu’aucun soin dans l’éducation et la sélection ne peut lui faire dépasser. On cite comme exemple le cheval de course ; il est admis que, étant donné pour commencer un certain nombre de chevaux ordinaires, une sélection attentive produirait en quelques années une grande amélioration, et que dans un temps relativement court on pourrait atteindre le type de nos meilleurs coureurs ; mais ce type lui-même n’a pas été perfectionné depuis bien des années, malgré les trésors d’argent et de travail qu’on y a consacrés. On voit dans ce fait la preuve que la variation, dans une direction quelconque, a ses bornes définies, et que nous n’avons aucune raison de croire qu’il n’en fût pas de même pour la sélection naturelle, malgré le temps illimité dont elle dispose. Mais l’auteur ne s’aperçoit pas que cet argument ne répond pas à la véritable question. Il ne s’agit pas, en effet, de savoir si un changement indéfini ou illimité est possible dans une ou dans toute direction, mais bien si les différences que l’on observe dans la nature peuvent avoir été produites par des variations accumulées par sélection. En ce qui concerne la vitesse les animaux terrestres sauvages ne dépassent pas un certain point ; tous les plus rapides, le daim, l’antilope, le lièvre, le renard, le lion, le léopard, le cheval, le zèbre et beaucoup d’autres, ont atteint presque le même degré, et rien n’indique qu’ils fassent aucun progrès dans ce sens, quoique depuis des siècles chacune de ces espèces ait dû voir se conserver les individus les plus rapides, et périr les plus lents ; ils sont depuis longtemps arrivés au maximum de vitesse compatible avec les conditions actuelles, et peut-être avec toutes les conditions terrestres imaginables. Mais, dans les espèces qui étaient restées beaucoup plus en arrière de leurs limites que le cheval, nous avons réussi à obtenir un progrès plus marqué, et à modifier leur forme d’une manière plus sensible. Le chien sauvage est un animal qui chasse beaucoup en société, et compte plus sur sa vigueur que sur sa vitesse : l’homme a produit le lévrier, qui diffère beaucoup plus du loup ou du dingo que le cheval de course du cheval arabe sauvage ; en outre, les chiens domestiques présentent plus de variations de grandeur et de forme que la famille entière des Canidés à l’état de nature. Aucun loup, aucun renard, aucun chien sauvage, n’est aussi petit que nos plus petits terriers ou épagneuls, ni aussi grand que les plus grandes variétés du lévrier ou du terre-neuve, et certainement, parmi les individus sauvages de cette famille, il n’y en a pas deux qui diffèrent autant dans la forme et les proportions que le bichon et le lévrier italien, ou le boule-dogue et le lévrier commun. Par conséquent, l’étendue connue de la variation est plus que suffisante pour faire dériver d’un ancêtre commun, toutes les formes de chiens, de loups et de renards.

On objecte encore que l’on ne peut développer davantage les caractères spéciaux du pigeon grosse-gorge ou du pigeon-paon ; dans ces oiseaux la variation semble avoir atteint ses bornes. Mais elle les a aussi atteintes dans la nature : la queue du pigeon-paon n’a pas seulement un plus grand nombre de plumes qu’aucune des trois cent quarante espèces de pigeons connues, mais plus que les huit mille espèces d’oiseaux connues. Il y a nécessairement une limite au nombre de plumes que peut avoir une queue utile au vol, et on y est probablement arrivé chez le pigeon-paon. Beaucoup d’oiseaux ont l’œsophage ou la peau du cou plus ou moins dilatable, mais elle ne l’est chez aucun oiseau connu autant que chez le grosse-gorge ; ici encore on a probablement obtenu le maximum compatible avec une existence saine. De la même façon, les différences de grandeur et de forme du bec parmi les différentes races de pigeons domestiques, sont plus grandes que celles qu’on observe entre les formes extrêmes du bec chez les différents genres et sous-familles du groupe entier des pigeons.

De ces faits, et de beaucoup d’autres analogues, nous sommes en droit de conclure que, si l’on appliquait à un organe une sélection sévère, nous pourrions, dans un temps relativement court, produire des différences beaucoup plus grandes que celles qui existent entre les espèces à l’état de nature, puisque celles que nous obtenons sont souvent comparables à celles qui distinguent les genres ou les familles. Ainsi, les faits présentés par l’auteur de l’article auquel nous avons fait allusion, concernant les limites définies de la variabilité dans les animaux domestiques, ne sont pas en contradiction avec la théorie d’après laquelle toutes les modifications qui existent dans la nature, sont le résultat de variations faibles et utiles accumulées par la sélection naturelle. En effet, ces modifications mêmes ont des limites également définies et très-semblables.


Objection à l’argument que nous tirons de la classification.


Le même auteur présente une autre objection à laquelle il est à peine nécessaire de répliquer. S’appuyant sur les calculs du professeur Thompson, d’après lesquels le soleil ne peut avoir existé à l’état solide plus de cinq cents millions d’années, il en conclut qu’il ne s’est pas écoulé un temps suffisant pour le développement très-lent de tous les organismes vivants. Quand même ces calculs pourraient prétendre à une exactitude approximative, on ne saurait affirmer sérieusement que cette période n’a pas pu suffire au travail des modifications et du développement organiques. Mais une autre objection de notre adversaire est plus plausible, c’est celle qu’il oppose aux déductions que nous tirons de la classification. L’incertitude qui règne parmi les naturalistes quant à la distinction de l’espèce et de la variété, est aux yeux de M. Darwin un motif très-sérieux pour affirmer que ces deux termes ne peuvent pas s’appliquer à des choses dont la nature et l’origine différeraient complètement. L’écrivain de la North-British Review conteste la valeur de ce raisonnement, parce que les œuvres de l’homme présentent exactement le même phénomène, et il donne comme exemples les inventions brevetées, pour lesquelles il est très-difficile de déterminer si elles sont nouvelles ou anciennes. J’accepte la comparaison, bien qu’elle soit très-imparfaite, et je dis qu’elle est tout en faveur des opinions de M. Darwin. En effet, les inventions de même nature ne se rattachent-elles pas toutes à un ancêtre commun, une machine à vapeur ou une horloge perfectionnée ne sont-elles pas les descendants directs d’une ancienne machine ou d’une ancienne horloge ? Y a-t-il dans l’art et la science, plus que dans la nature, des créations nouvelles ? A-t-on jamais vu surgir une invention absolument originale, et dont aucune portion ne fût dérivée d’un objet déjà fabriqué ou décrit ? Il est donc évident que la difficulté que l’on trouve à distinguer les différentes catégories d’inventions soi-disant nouvelles, est de même nature que celle qu’on trouve à discerner les espèces des variétés : ni les unes ni les autres ne sont des créations absolument nouvelles, mais toutes proviennent également de formes préexistantes, dont elles diffèrent, comme elles diffèrent

  1. J’ai entendu faire à un ami une remarque ingénieuse, c’est que si les jeunes oiseaux observent le nid dans lequel ils ont été élevés, ils doivent le considérer comme une production naturelle aussi bien que les branches et les feuilles entrelacées qui l’entourent, et ne peuvent absolument pas supposer que leurs parents l’aient construit. Cette objection est peut être juste, et, dans ce cas, nous devons avoir recours au mode d’enseignement décrit dans les paragraphes suivants. Du reste la question ne peut être définitivement résolue que par une série d’observations attentives.
  2. Aucun être sur cette boule terrestre n’est de tout point semblable à un autre.