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Utilisateur:Jahl de Vautban/Essais transclusion

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Durand (p. --238).

LA


CITÉ ANTIQUE


ÉTUDE


SUR LE CULTE, LE DROIT, LES INSTITUTIONS


DE LA GRÈCE ET DE ROME.



LA
CITÉ ANTIQUE
ÉTUDE
SUR LE CULTE, LE DROIT, LES INSTITUTIONS
DE LA GRÈCE ET DE ROME
PAR
FUSTEL DE COULANGES
PROFESSEUR D’HISTOIRE À LA FACULTÉ DES LETTRES DE STRASBOURG



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PARIS
DURAND, ÉDITEUR, RUE DES GRÈS, 7
1864




STRASBOURG, TYPOGRAPHIE DE G. SILBERMANN.

INTRODUCTION.

DE LA NÉCESSITÉ D’ÉTUDIER LES PLUS VIEILLES CROYANCES DES ANCIENS POUR CONNAÎTRE LEURS INSTITUTIONS.


On se propose de montrer ici d’après quels principes et par quelles règles la société grecque et la société romaine se sont gouvernées. On réunit dans la même étude les Romains et les Grecs parce que ces deux peuples, qui étaient deux branches d’une même race, et qui parlaient deux idiomes issus d’une même langue, ont eu aussi les mêmes institutions et les mêmes principes de gouvernement et ont traversé une série de révolutions semblables.

On s’attachera surtout à faire ressortir les différences radicales et essentielles qui distinguent à tout jamais ces peuples anciens des sociétés modernes. Notre système d’éducation, qui nous fait vivre dès l’enfance au milieu des Grecs et des Romains, nous habitue à les comparer sans cesse à nous, à juger leur histoire d’après la nôtre et à expliquer nos révolutions par les leurs. Ce que nous tenons d’eux et ce qu’ils nous ont légué nous fait croire qu’ils nous ressemblaient ; nous avons quelque peine à les considérer comme des peuples étrangers ; c’est presque toujours nous que nous voyons en eux. De là sont venues beaucoup d’erreurs. On ne manque guère de se tromper sur ces peuples anciens quand on les regarde à travers les opinions et les faits de notre temps.

Or les erreurs en cette matière ne sont pas sans danger. L’idée que l’on s’est faite de la Grèce et de Rome a souvent troublé nos générations. Pour avoir mal observé les institutions de la cité ancienne, on a imaginé de les faire revivre chez nous. On s’est fait illusion sur la liberté chez les anciens, et pour cela seul la liberté chez les modernes a été mise en péril. Nos quatre-vingts dernières années ont montré clairement que l’une des grandes difficultés qui s’opposent à la marche de la société moderne, est l’habitude qu’elle a prise d’avoir toujours l’antiquité grecque et romaine devant les yeux.

Pour connaître la vérité sur ces peuples anciens, il est sage de les étudier sans songer à nous, comme s’ils nous étaient tout à fait étrangers, avec le même désintéressement et l’esprit aussi libre que nous étudierions l’Inde ancienne ou l’Arabie.

Ainsi observées, la Grèce et Rome se présentent à nous avec un caractère absolument inimitable. Rien dans les temps modernes ne leur ressemble. Rien dans l’avenir ne pourra leur ressembler. Nous essaierons de montrer par quelles règles ces sociétés étaient régies, et l’on constatera aisément que les mêmes règles ne peuvent plus régir l’humanité.

D’où vient cela ? Pourquoi les conditions du gouvernement des hommes ne sont-elles plus les mêmes qu’autrefois ? Les grands changements qui paraissent de temps en temps dans la constitution des sociétés, ne peuvent être l’effet ni du hasard ni de la force seule. La cause qui les produit doit être puissante, et cette cause doit résider dans l’homme. Si les lois de l’association humaine ne sont plus les mêmes que dans l’antiquité, c’est qu’il y a dans l’homme quelque chose de changé. Nous avons en effet une partie de notre être qui se modifie de siècle en siècle ; c’est notre intelligence. Elle est toujours en mouvement, et presque toujours en progrès, et à cause d’elle nos institutions et nos lois sont sujettes au changement. L’homme ne pense plus aujourd’hui ce qu’il pensait il y a vingt-cinq siècles, et c’est pour cela qu’il ne se gouverne plus comme il se gouvernait.

L’histoire de la Grèce et de Rome est un témoignage et un exemple de l’étroite relation qu’il y a toujours entre les idées de l’intelligence humaine et l’état social d’un peuple. Regardez les institutions des anciens sans penser à leurs croyances ; vous les trouvez obscures, bizarres, inexplicables. Pourquoi des patriciens et des plébéiens, des patrons et des clients, des eupatrides et des thètes, et d’où viennent les différences natives et ineffaçables que nous trouvons entre ces classes ? Que signifient ces institutions lacédémoniennes qui nous paraissent si contraires à la nature ? Comment expliquer ces bizarreries iniques de l’ancien droit privé : à Corinthe, à Thèbes, défense de vendre sa terre ; à Athènes, à Rome, inégalité dans la succession entre le frère et la sœur ? Qu’est-ce que les jurisconsultes entendaient par l’agnation, par la gens ? Pourquoi ces révolutions dans le droit, et ces révolutions dans la politique ? Qu’était-ce que ce patriotisme singulier qui effaçait quelquefois tous les sentiments naturels ? Qu’entendait-on par cette liberté dont on parlait sans cesse ? Comment se fait-il que des institutions qui s’éloignent si fort de tout ce dont nous avons l’idée aujourd’hui, aient pu s’établir et régner longtemps ? Quel est le principe supérieur qui leur a donné l’autorité sur l’esprit des hommes ?

Mais en regard de ces institutions et de ces lois, placez les croyances ; les faits deviendront aussitôt plus clairs, et leur explication se présentera d’elle-même. Si, en remontant aux premiers âges de cette race, c’est-à-dire au temps où elle fonda ses institutions, on observe l’idée qu’elle se faisait de l’être humain, de la vie, de la mort, de la seconde existence, du principe divin, on aperçoit un rapport intime entre ces opinions et les règles antiques du droit privé, entre les rites qui dérivèrent de ces croyances et les institutions politiques.

La comparaison des croyances et des lois montre qu’une religion primitive a constitué la famille grecque et romaine, a établi le mariage et l’autorité paternelle, a fixé les rangs de la parenté, a consacré le droit de propriété et le droit d’héritage. Cette même religion, après avoir élargi et étendu la famille, a formé une association plus grande, la cité, et a régné en elle comme dans la famille. D’elle sont venues toutes les institutions comme tout le droit privé des anciens. C’est d’elle que la cité a tenu ses principes, ses règles, ses usages, ses magistratures. Mais avec le temps ces vieilles croyances se sont modifiées ou effacées ; le droit privé et les institutions politiques se sont modifiées avec elles. Alors s’est déroulée la série des révolutions, et les transformations sociales ont suivi régulièrement les transformations de l’intelligence.

Il faut donc étudier avant tout les croyances de ces peuples. Les plus vieilles sont celles qu’il nous importe le plus de connaître. Car les institutions et les croyances que nous trouvons aux belles époques de la Grèce et de Rome, ne sont que le développement de croyances et d’institutions antérieures ; il en faut chercher les racines bien loin dans le passé. Les populations grecques et italiennes sont infiniment plus vieilles que Romulus et Homère. C’est dans une époque plus ancienne, dans une antiquité sans date, que les croyances se sont formées et que les institutions se sont ou établies ou préparées.

Mais quel espoir y a-t-il d’arriver à la connaissance de ce passé lointain ? Qui nous dira ce que pensaient les hommes dix ou quinze siècles avant notre ère ? Peut-on retrouver ce qui est si insaisissable et si fugitif, des croyances et des opinions ? Nous savons ce que pensaient les Aryas de l’Orient, il y a trente-cinq siècles ; nous le savons par les hymnes des Védas qui sont assurément fort antiques, et par les lois de Manou où l’on peut distinguer des passages qui sont d’une époque extrêmement reculée. Mais où sont les hymnes des anciens Hellènes ? Ils avaient, comme les Italiens, des chants antiques, de vieux livres sacrés ; mais de tout cela il n’est rien parvenu jusqu’à nous. Quel souvenir peut-il nous rester de ces générations qui ne nous ont pas laissé un seul texte écrit ?

Heureusement, le passé ne meurt jamais complétement pour l’homme. L’homme peut bien l’oublier, mais il le garde toujours en lui. Car, tel qu’il est à chaque époque, il est le produit et le résumé de toutes les époques antérieures. S’il descend en son âme, il peut retrouver et distinguer ces différentes époques d’après ce que chacune d’elles a laissé en lui.

Observons les Grecs du temps de Périclès, les Romains du temps de Cicéron ; ils portent en eux les marques authentiques et les vestiges certains des siècles les plus reculés. Le contemporain de Cicéron (je parle surtout de l’homme du peuple) a l’imagination pleine de légendes ; ces légendes lui viennent d’un temps très-antique et elles portent témoignage de la manière de penser de ce temps-là. Le contemporain de Cicéron se sert d’une langue dont les radicaux sont infiniment anciens ; cette langue, en exprimant les pensées des vieux âges, s’est modelée sur elles et elle en a gardé l’empreinte qu’elle transmet de siècle en siècle. Le sens intime d’un radical peut quelquefois révéler une ancienne opinion ou un ancien usage ; les idées se sont transformées et les souvenirs se sont évanouis ; mais les mots sont restés, immuables témoins de croyances qui ont disparu. Le contemporain de Cicéron pratique des rites dans les sacrifices, dans les funérailles, dans la cérémonie du mariage ; ces rites sont plus vieux que lui, et ce qui le prouve, c’est qu’ils ne répondent plus aux croyances qu’il a. Mais qu’on regarde de près les rites qu’il observe ou les formules qu’il récite, et on y trouvera la marque de ce que les hommes croyaient quinze ou vingt siècles avant lui.




LIVRE PREMIER.

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Antiques croyances.


CHAPITRE PREMIER.

CROYANCES SUR L’ÂME ET SUR LA MORT.

Jusqu’aux derniers temps de l’histoire de la Grèce et de Rome, on voit persister chez le vulgaire un ensemble de pensées et d’usages qui dataient assurément d’une époque très-éloignée et par lesquels nous pouvons apprendre quelles opinions l’homme se fit d’abord sur sa propre nature, sur son âme, sur le mystère de la mort.

Si haut qu’on remonte dans l’histoire de la race indo-européenne, dont les populations grecques et italiennes sont des branches, on ne voit pas que cette race ait jamais pensé qu’après cette courte vie tout fût fini pour l’homme. Les plus anciennes générations, bien avant qu’il y eût des philosophes, ont cru à une seconde existence après celle-ci. Elles ont envisagé la mort, non comme une dissolution de l’être, mais comme un simple changement de vie.

Mais en quel lieu et de quelle manière se passait cette seconde existence ? Croyait-on que l’esprit immortel, une fois échappé d’un corps, allait en animer un autre ? Non ; la croyance à la métempsycose n’a jamais pu s’enraciner dans les esprits des populations gréco-italiennes ; et elle n’est pas non plus la plus ancienne opinion des Aryas de l’Orient, puisque les hymnes des Védas sont en opposition avec elle. Croyait-on que l’esprit montait vers le ciel, vers la région de la lumière ? Pas davantage ; la pensée que les âmes entraient dans une demeure céleste est d’une époque relativement assez récente en Occident puisqu’on la voit exprimée pour la première fois par le poëte Phocylide ; le séjour céleste ne fut jamais regardé que comme la récompense de quelques grands hommes et des bienfaiteurs de l’humanité. D’après les plus vieilles croyances des Italiens et des Grecs, ce n’était pas dans un monde étranger à celui-ci que l’âme allait passer sa seconde existence ; elle restait tout près des hommes et continuait à vivre sous la terre[1].

On a même cru pendant fort longtemps que dans cette seconde existence l’âme restait associée au corps. Née avec lui, la mort ne l’en séparait pas ; elle s’enfermait avec lui dans le tombeau.

Si vieilles que soient ces croyances, il nous en est resté des témoins authentiques. Ces témoins sont les rites de la sépulture, qui ont survécu de beaucoup à ces croyances primitives, mais qui certainement sont nés avec elles et peuvent nous les faire comprendre.

Les rites de la sépulture montrent clairement que lorsqu’on mettait un corps au sépulcre on croyait en même temps y mettre quelque chose de vivant. Virgile qui décrit toujours avec tant de précision et de scrupule les cérémonies religieuses, termine le récit des funérailles de Polydore par ces mots : nous enfermons l’âme dans le tombeau. La même expression se trouve dans Ovide et dans Pline-le-Jeune ; ce n’est pas qu’elle répondît aux idées que ces écrivains se faisaient de l’âme, mais c’est que depuis un temps immémorial elle s’était perpétuée dans le langage, attestant d’antiques et vulgaires croyances[2].

C’était une coutume, à la fin de la cérémonie funèbre, d’appeler trois fois l’âme du mort par le nom qu’il avait porté. On lui souhaitait de vivre heureuse sous la terre. Trois fois on lui disait : porte-toi bien. On ajoutait : que la terre te soit légère[3]. Tant on croyait que l’être allait continuer à vivre sous cette terre et qu’il y conserverait le sentiment du bien-être et de la souffrance. On écrivait sur le tombeau que l’homme reposait là ; expression qui a survécu à ces croyances et qui de siècle en siècle est arrivée jusqu’à nous. Nous l’employons encore, bien qu’assurément personne aujourd’hui ne pense qu’un être immortel repose dans un tombeau. Mais dans l’antiquité on croyait si fermement qu’un homme vivait là, qu’on ne manquait jamais d’enterrer avec lui les objets dont on supposait qu’il avait besoin, des vêtements, des vases, des armes. On répandait du vin sur sa tombe pour étancher sa soif ; on y plaçait des aliments pour apaiser sa faim. On égorgeait des chevaux et des esclaves, dans la pensée que ces êtres enfermés avec le mort le serviraient dans le tombeau, comme ils avaient fait pendant sa vie. Après la prise de Troie, les Grecs vont retourner dans leur pays ; chacun d’eux emmène sa belle captive ; mais Achille, qui est sous la terre, réclame sa captive aussi, et on lui donne Polyxène[4].

Un vers de Pindare nous a conservé un curieux vestige de ces pensées des anciennes générations. Phryxos avait été contraint de quitter la Grèce et avait fui jusqu’en Colchide. Il était mort dans ce pays ; mais tout mort qu’il était, il voulait revenir en Grèce. Il apparut donc à Pélias et lui prescrivit d’aller en Colchide pour en rapporter son âme. Sans doute cette âme avait le regret du sol de la patrie, du tombeau de la famille ; mais attachée aux restes corporels elle ne pouvait pas quitter sans eux la Colchide.[5]

De cette croyance primitive dériva la nécessité de la sépulture. Pour que l’âme fût fixée dans cette demeure souterraine qui lui convenait pour sa seconde vie, il fallait que le corps, auquel elle restait attachée, fût recouvert de terre. L’âme qui n’avait pas son tombeau, n’avait pas de demeure. Elle était errante. En vain aspirait-elle au repos, qu’elle devait aimer après les agitations et le travail de cette vie ; il lui fallait errer toujours, sous forme de larve ou de fantôme, sans jamais s’arrêter, sans jamais recevoir les offrandes et les aliments dont elle avait besoin. Malheureuse, elle devenait bientôt malfaisante. Elle tourmentait les vivants, leur envoyait des maladies, ravageait leurs moissons, les effrayait par des apparitions lugubres, pour les avertir de donner la sépulture à son corps et à elle-même. De là est venue la croyance aux revenants. Toute l’antiquité a été persuadée que sans la sépulture l’âme était misérable, et que par la sépulture elle devenait à jamais heureuse. Ce n’était pas pour l’étalage de la douleur qu’on accomplissait la cérémonie funèbre, c’était pour le repos et le bonheur du mort[6].

Remarquons bien qu’il ne suffisait pas que le corps fût mis en terre. Il fallait encore observer des rites traditionnels et prononcer des formules déterminées. On trouve dans Plaute l’histoire d’un revenant[7] ; c’est une âme qui est forcément errante parce que son corps a été mis en terre sans que les rites aient été observés. Suétone raconte que le corps de Caligula ayant été mis en terre sans que la cérémonie funèbre fût accomplie, il en résulta que son âme fut errante et qu’elle apparut aux vivants, jusqu’au jour où l’on se décida à déterrer le corps et à lui donner une sépulture suivant les règles. Ces deux exemples montrent clairement quel effet on attribuait aux rites et aux formules de la cérémonie funèbre. Puisque sans eux les âmes étaient errantes et se montraient aux vivants, c’est donc que par eux elles étaient fixées et enfermées dans leurs tombeaux. Et de même qu’il y avait des formules qui avaient cette vertu, les anciens en possédaient d’autres qui avaient la vertu contraire, celle d’évoquer les âmes et de les faire sortir momentanément du sépulcre.

On peut voir dans les écrivains anciens combien l’homme était tourmenté par la crainte qu’après sa mort les rites ne fussent pas observés à son égard. C’était une source de poignantes inquiétudes. On craignait moins la mort que la privation de sépulture. C’est qu’il y allait du repos et du bonheur éternel. Nous ne devons pas être trop surpris de voir les Athéniens faire périr des généraux qui, après une victoire sur mer, avaient négligé d’enterrer les morts. Ces généraux, élèves des philosophes, distinguaient nettement l’âme du corps, et ne croyant pas que le sort de l’une fût attaché au sort de l’autre, il leur semblait qu’il importait assez peu à un cadavre de se décomposer dans la terre ou dans l’eau. Ils n’avaient donc pas bravé la tempête pour la vaine formalité de recueillir et d’ensevelir leurs morts. Mais la foule qui, même à Athènes, restait attachée aux vieilles croyances, accusa ses généraux d’impiété et les fit mourir. Par leur victoire ils avaient sauvé Athènes ; mais par leur négligence ils avaient perdu des milliers d’âmes. Les parents des morts, pensant au long supplice que ces âmes allaient souffrir, étaient venus au tribunal en vêtements de deuil et avaient réclamé vengeance.

Dans les cités anciennes la loi frappait les grands coupables d’un châtiment réputé terrible, la privation de sépulture. On punissait ainsi l’âme elle-même, et on lui infligeait un supplice presque éternel.

Il faut observer qu’il s’est établi chez les anciens une autre opinion sur le séjour des morts. Ils se sont figuré une région, souterraine aussi, mais infiniment plus vaste que le tombeau, où toutes les âmes, loin de leur corps, vivaient rassemblées, et où des peines et des récompenses étaient distribuées suivant la conduite que l’homme avait menée pendant la vie. Mais les rites de la sépulture, tels que nous venons de les décrire, sont manifestement en désaccord avec ces croyances-là : preuve certaine qu’à l’époque où ces rites s’établirent, on ne croyait pas encore au Tartare et aux Champs-Élysées. L’opinion première de ces antiques générations fut que l’être humain vivait dans le tombeau, que l’âme ne se séparait pas du corps et qu’elle restait fixée à cette partie du sol où les ossements étaient enterrés. L’homme n’avait d’ailleurs aucun compte à rendre de sa vie antérieure. Une fois mis au tombeau, il n’avait à attendre ni récompenses ni supplices. Opinion grossière assurément, mais qui est l’enfance de la notion de la vie future.

L’être qui vivait sous la terre n’était pas assez dégagé de l’humanité pour n’avoir pas besoin de nourriture. Aussi à certains jours de l’année portait-on un repas à chaque tombeau. Ovide et Virgile nous ont donné la description de cette cérémonie dont l’usage s’était conservé intact jusqu’à leur époque, quoique les croyances se fussent déjà transformées. Ils nous montrent qu’on entourait le tombeau de vastes guirlandes d’herbes et de fleurs, qu’on y plaçait des gâteaux, des fruits, du sel, et qu’on y versait du lait, du vin, quelquefois le sang d’une victime[8].

On se tromperait beaucoup si l’on croyait que ce repas funèbre n’était qu’une sorte de commémoration. La nourriture que la famille apportait, était réellement pour le mort, exclusivement pour lui. Ce qui le prouve, c’est que le lait et le vin étaient répandus sur la terre du tombeau ; qu’un trou était creusé pour faire parvenir les aliments solides jusqu’au mort ; que, si l’on immolait une victime, toutes les chairs en étaient brûlées pour qu’aucun vivant n’en eût sa part ; que l’on prononçait certaines formules consacrées pour convier le mort à manger et à boire ; que, si la famille entière assistait à ce repas, encore ne touchait-elle pas aux mets ; qu’enfin, en se retirant, on avait grand soin de laisser un peu de lait et quelques gâteaux dans des vases, et qu’il y avait grande impiété à ce qu’un vivant touchât à cette petite provision destinée aux besoins du mort[9].

Ces usages sont attestés de la manière la plus formelle. « Je verse sur la terre du tombeau, dit Iphigénie dans Euripide, le lait, le miel, le vin ; car c’est avec cela qu’on réjouit les morts[10]. » Chez les Grecs, en avant de chaque tombeau il y avait un emplacement qu’ils appelaient πυρὰ et qui était destiné à l’immolation de la victime et à la cuisson de sa chair[11]. Le tombeau romain avait de même sa culina, espèce de cuisine d’un genre particulier et uniquement à l’usage du mort[12]. Plutarque raconte qu’après la bataille de Platée les guerriers morts ayant été enterrés sur le lieu du combat, les Platéens s’étaient engagés à leur offrir chaque année le repas funèbre. En conséquence, au jour anniversaire, ils se rendaient en grande procession, conduits par leurs premiers magistrats, vers le tertre sous lequel reposaient les morts. Ils leur offraient du lait, du vin, de l’huile, des parfums, et ils immolaient une victime. Quand les aliments avaient été placés sur le tombeau, les Platéens prononçaient une formule par laquelle ils appelaient les morts à venir prendre ce repas. Cette cérémonie s’accomplissait encore au temps de Plutarque, qui put en voir le six centième anniversaire[13]. Un peu plus tard, Lucien, en se moquant de ces opinions et de ces usages faisait voir combien ils étaient fortement enracinés chez le vulgaire. « Les morts, dit-il, se nourrissent des mets que nous plaçons sur leur tombeau et boivent le vin que nous y versons ; en sorte qu’un mort à qui l’on n’offre rien, est condamné à une faim perpétuelle[14]. »

Voilà des croyances bien vieilles et qui nous paraissent bien fausses et ridicules. Elles ont pourtant exercé l’empire sur l’homme pendant un grand nombre de générations. Elles ont gouverné les âmes ; nous verrons même bientôt qu’elles ont régi les sociétés, et que la plupart des institutions domestiques et sociales des anciens sont venues de cette source.


CHAPITRE II.

LE CULTE DES MORTS.

Ces croyances donnèrent lieu de très-bonne heure à des règles de conduite. Puisque le mort avait besoin de nourriture et de breuvage, on conçut que c’était un devoir pour les vivants de satisfaire à ce besoin. Le soin de porter aux morts les aliments ne fut pas abandonné au caprice ou aux sentiments variables des hommes ; il fut obligatoire. Ainsi s’établit toute une religion de la mort, dont les dogmes ont pu s’effacer de bonne heure, mais dont les rites ont duré jusqu’au triomphe du christianisme.

Les morts passaient pour des êtres sacrés. Les anciens leur donnaient les épithètes les plus respectueuses qu’ils pussent trouver ; ils les appelaient bons, saints, bienheureux. Ils avaient pour eux toute la vénération que l’homme peut avoir pour la divinité qu’il aime ou qu’il redoute. Dans leur pensée chaque mort était un dieu[15].

Cette sorte d’apothéose n’était pas le privilége des grands hommes ; on ne faisait pas de distinction entre les morts. Cicéron dit : « Nos ancêtres ont voulu que les hommes qui avaient quitté cette vie, fusent comptés au nombre des dieux. » Il n’était même pas nécessaire d’avoir été un homme vertueux ; le méchant devenait un dieu tout autant que l’homme de bien ; seulement il gardait dans cette seconde existence tous les mauvais penchants qu’il avait eus dans la première[16].

Les Grecs donnaient volontiers aux morts le nom de dieux souterrains. Dans Eschyle, un fils invoque ainsi son père mort : O toi qui es un dieu sous la terre. Euripide dit en parlant d’Alceste : « Près de son tombeau le passant s’arrêtera et dira : celle-ci est maintenant une divinité bienheureuse[17]. » Les Romains donnaient aux morts le nom de dieux Mânes. « Rendez aux dieux Mânes ce qui leur est dû, dit Cicéron ; ce sont des hommes qui ont quitté la vie ; tenez-les pour des êtres divins[18]. »

Les tombeaux étaient les temples de ces divinités. Aussi portaient-ils l’inscription sacramentelle Dis Manibus, et en grec θεοῖς χθονίοις. C’était là que le dieu vivait enseveli, manesque sepulti, dit Virgile. Devant le tombeau il y avait un autel pour les sacrifices, comme devant les temples des dieux[19].

On trouve ce culte des morts chez les Hellènes, chez les Latins, chez les Sabins[20], chez les Étrusques ; on le trouve aussi chez les Aryas de l’Inde. Les hymnes du Rig-Véda en font mention. Le livre des lois de Manou parle de ce culte comme du plus ancien que les hommes aient eu. Déjà, l’on voit dans ce livre que l’idée de la métempsychose a passé par-dessus cette vieille croyance ; déjà même auparavant, la religion de Brahma s’était établie. Et pourtant, sous le culte de Brahma, sous la doctrine de la métempsychose, la religion des âmes des ancêtres subsiste encore, vivante et indestructible, et elle force le rédacteur des Lois de Manou à tenir compte d’elle et à admettre encore ses prescriptions dans le livre sacré. Ce n’est pas la moindre singularité de ce livre si bizarre, que d’avoir conservé les règles relatives à ces antiques croyances, tandis qu’il est évidemment rédigé à une époque où des croyances tout opposées avaient pris le dessus. Cela prouve que s’il faut beaucoup de temps pour que les croyances humaines se transforment, il en faut encore bien davantage pour que les pratiques extérieures et les lois se modifient. Aujourd’hui même, après tant de siècles et de révolutions, les Hindous continuent à faire aux ancêtres leurs offrandes. Cette croyance et ces rites sont ce qu’il y a de plus vieux dans la race indo-européenne, et sont aussi ce qu’il y a eu de plus persistant.

Ce culte était le même dans l’Inde qu’en Grèce et en Italie. Le Hindou devait procurer aux mânes le repas qu’on appelait sraddha. « Que le maître de maison fasse le sraddha avec du riz, du lait, des racines, des fruits, afin d’attirer sur lui la bienveillance des mânes[21]. » Le Hindou croyait qu’au moment où il offrait ce repas funèbre, les mânes des ancêtres venaient s’asseoir près de lui et prenaient la nourriture qui leur était offerte[22]. Il croyait encore que ce repas procurait aux morts une grande jouissance : « Lorsque le sraddha est fait suivant les rites, les ancêtres de celui qui offre le repas éprouvent une satisfaction inaltérable[23]. »

Ainsi les Aryas de l’Orient, à l’origine, ont pensé comme ceux de l’Occident relativement au mystère de la destinée après la mort. Avant de croire à la métempsychose, ce qui supposait une distinction absolue de l’âme et du corps, ils ont cru à l’existence vague et indécise de l’être humain, invisible mais non immatériel, et réclamant des mortels une nourriture et des offrandes.

Le Hindou comme le Grec regardait les morts comme des êtres divins qui jouissaient d’une existence bienheureuse. Mais il y avait une condition à leur bonheur ; il fallait que les offrandes leur fussent régulièrement portées par les vivants. Si l’on cessait d’accomplir le sraddha pour un mort, l’âme de ce mort sortait de sa demeure paisible et devenait une âme errante qui tourmentait les vivants ; en sorte que si les mânes étaient vraiment des dieux, ce n’était qu’autant que les vivants les honoraient d’un culte.

Les Grecs et les Romains avaient exactement les mêmes croyances. Si l’on cessait d’offrir aux morts le repas funèbre, aussitôt ces morts sortaient de leurs tombeaux ; ombres errantes, on les entendait gémir dans la nuit silencieuse. Ils reprochaient aux vivants leur négligence impie ; ils cherchaient à les punir, ils leur envoyaient des maladies ou frappaient le sol de stérilité. Ils ne laissaient enfin aux vivants aucun repos jusqu’au jour où les repas funèbres étaient rétablis. Le sacrifice, l’offrande de la nourriture et la libation les faisaient rentrer dans le tombeau et leur rendaient le repos et les attributs divins. L’homme était alors en paix avec eux[24].

Si le mort qu’on négligeait était un être malfaisant, celui qu’on honorait était un dieu tutélaire. Il aimait ceux qui lui apportaient la nourriture. Pour les protéger, il continuait à prendre part aux affaires humaines ; il y jouait fréquemment son rôle. Tout mort qu’il était, il savait être fort et actif. On le priait ; on lui demandait son appui et ses faveurs. Lorsqu’on rencontrait un tombeau, on s’arrêtait, et l’on disait : « Dieu souterrain, sois-moi propice[25]. »

On peut juger de la puissance que les anciens attribuaient aux morts par cette prière qu’Électre adresse aux mânes de son père : « Prends pitié de moi et de mon frère Oreste ; fais-le revenir en cette contrée ; entends ma prière, o mon père ; exauce mes vœux en recevant mes libations. » Ces dieux puissants ne donnent pas seulement les biens matériels ; car Électre ajoute : « Donne-moi un cœur plus chaste que celui de ma mère et des mains plus pures[26]. » Ainsi le Hindou demande aux mânes « que dans sa famille le nombre des hommes de bien s’accroisse, et qu’il ait beaucoup à donner. »

Ces âmes humaines divinisées par la mort étaient ce que les Grecs appelaient des démons ou des héros[27]. Les Latins leur donnaient le nom de Lares, Mânes, Génies. « Nos ancêtres ont cru, dit Apulée, que les Mânes, lorsqu’ils étaient malfaisants, devaient être appelés larves, et ils les appelaient Lares lors qu’ils étaient bienveillants et propices[28]. » On lit ailleurs : « Génie et Lare, c’est le même être, ainsi l’ont cru nos ancêtres[29]. » Et dans Cicéron : « Ceux que les Grecs nomment démons, nous les appelons Lares[30]. »

Cette religion des morts paraît être la plus ancienne qu’il y ait eu dans cette race d’hommes. Avant de concevoir et d’adorer Indra ou Zeus, l’homme adora les morts ; il eut peur d’eux, il leur adressa des prières. Le sentiment religieux commença par là. C’est sans doute à la vue de la mort que l’homme a eu pour la première fois l’idée du surnaturel et qu’il a voulu espérer au delà de ce qu’il voyait. La mort fut le premier mystère ; elle mit l’homme sur la voie des autres mystères. Elle éleva sa pensée du visible à l’invisible, du passager à l’éternel, de l’humain au divin.


CHAPITRE III.

LE FEU SACRÉ.

La maison d’un Grec ou d’un Romain renfermait un autel ; sur cet autel il devait y avoir toujours un peu de cendre et des charbons allumés[31]. C’était une obligation sacrée pour le maître de chaque maison d’entretenir le feu jour et nuit. Malheur à la maison où il venait à s’éteindre ! Chaque soir on couvrait les charbons de cendre pour les empêcher de se consumer entièrement ; au réveil le premier soin était de raviver ce feu et de l’alimenter avec quelques branchages. Le feu ne cessait de briller sur l’autel que lorsque la famille avait péri tout entière ; foyer éteint, famille éteinte, étaient des expressions synonymes chez les anciens[32].

Il est manifeste que cet usage d’entretenir toujours du feu sur un autel se rapportait à une antique croyance. Les règles et les rites que l’on observait à cet égard, montrent que ce n’était pas là une coutume insignifiante. Il n’était pas permis d’alimenter ce feu avec toute sorte de bois ; la religion distinguait, parmi les arbres, les espèces qui pouvaient être employées à cet usage et celles dont il y avait impiété à se servir[33]. La religion disait encore que ce feu devait rester toujours pur[34] ; ce qui signifiait, au sens littéral, qu’aucun objet sale ne devait être jeté dans ce feu, et au sens figuré, qu’aucune action coupable ne devait être commise en sa présence. Il y avait un jour de l’année, qui était chez les Romains le 1er mars, où chaque famille devait éteindre son feu sacré et en rallumer un autre aussitôt. Mais pour se procurer le feu nouveau, il y avait des rites qu’il fallait scrupuleusement observer. On devait surtout se garder de se servir d’un caillou et de le frapper avec le fer. Les seuls procédés qui fussent permis, étaient de concentrer sur un point la chaleur des rayons solaires ou de frotter rapidement deux morceaux de bois d’une espèce déterminée et d’en faire sortir l’étincelle[35]. Ces différentes règles prouvent assez que, dans l’opinion des anciens, il ne s’agissait pas seulement de produire ou de conserver un élément utile et agréable ; ces hommes voyaient autre chose dans le feu qui brûlait sur leurs autels.

Ce feu était quelque chose de divin ; on l’adorait, on lui rendait un véritable culte. On lui donnait en offrande tout ce qu’on croyait pouvoir être agréable à un dieu, des fleurs, des fruits, de l’encens, du vin, des victimes. On réclamait sa protection ; on le croyait puissant. On lui adressait de ferventes prières pour obtenir de lui ces éternels objets des désirs humains, santé, richesse, bonheur. Une de ces prières qui nous a été conservée dans le recueil des hymnes orphiques, est conçue ainsi : « Rends-nous toujours florissants, toujours heureux, o foyer ; o toi qui es éternel, beau, toujours jeune, toi qui nourris, toi qui es riche, reçois de bon cœur nos offrandes, et donne-nous en retour le bonheur et la santé qui est si douce[36]. » Ainsi on voyait dans le foyer un dieu bienfaisant qui entretenait la vie de l’homme, un dieu riche qui le nourrissait de ses dons, un dieu fort qui protégeait la maison et la famille. En présence d’un danger on cherchait un refuge auprès de lui. Quand le palais de Priam est envahi, Hécube entraîne le vieux roi près du foyer ; « tes armes ne sauraient te défendre, lui dit-elle ; mais cet autel nous protégera tous[37]. »

Voyez Alceste qui va mourir, donnant sa vie pour sauver son époux. Elle s’approche de son foyer et l’invoque en ces termes : « O divinité, maîtresse de cette maison, c’est la dernière fois que je m’incline devant toi, et que je t’adresse mes prières ; car je vais descendre où sont les morts. Veille sur mes enfants qui n’auront plus de mère ; donne à mon fils une tendre épouse, à ma fille un noble époux. Fais qu’ils ne meurent pas comme moi avant l’âge, mais qu’au sein du bonheur ils remplissent une longue existence[38]. » Dans l’infortune l’homme s’en prenait à son foyer et lui adressait des reproches ; dans le bonheur il lui rendait grâces. Le soldat qui revenait de la guerre le remerciait de l’avoir fait échapper aux périls. Eschyle nous représente Agamemnon revenant de Troie, heureux, couvert de gloire ; ce n’est pas Jupiter qu’il va remercier ; ce n’est pas dans un temple qu’il va porter sa joie et sa reconnaissance ; il offre le sacrifice d’actions de grâces au foyer qui est dans sa maison[39]. L’homme ne sortait jamais de sa demeure sans adresser une prière au foyer ; à son retour, avant de revoir sa femme et d’embrasser ses enfants, il devait s’incliner devant le foyer et l’invoquer[40].

Le feu du foyer était donc la Providence de la famille. Son culte était fort simple. La première règle était qu’il y eût toujours sur l’autel quelques charbons ardents ; car si le feu s’éteignait, c’était un dieu qui cessait d’être. À certains moments de la journée, on posait sur le foyer des herbes sèches et du bois ; alors le dieu se manifestait en flamme éclatante. On lui offrait des sacrifices ; or l’essence de tout sacrifice était d’entretenir et de ranimer ce feu sacré, de nourrir et de développer le corps du dieu. C’est pour cela qu’on lui donnait avant toutes choses le bois ; c’est pour cela qu’ensuite on versait sur l’autel le vin brûlant de la Grèce, l’huile, l’encens, la graisse des victimes. Le dieu recevait ces offrandes, les dévorait ; satisfait et radieux, il se dressait sur l’autel et il illuminait son adorateur de ses rayons. C’était le moment de l’invoquer ; l’hymne de la prière sortait du cœur de l’homme.

Le repas était l’acte religieux par excellence. Le dieu y présidait. C’était lui qui avait cuit le pain et préparé les aliments[41] ; aussi lui devait-on une prière au commencement et à la fin du repas. Avant de manger, on déposait sur l’autel les prémices de la nourriture ; avant de boire, on répandait la libation de vin. C’était la part du dieu. Nul ne doutait qu’il ne fût présent, qu’il ne mangeât et ne bût ; et, de fait, ne voyait-on pas la flamme grandir comme si elle se fût nourrie des mets offerts ? Ainsi le repas était partagé entre l’homme et le dieu ; c’était une cérémonie sainte, par laquelle ils entraient en communion ensemble[42]. Vieilles croyances, qui à la longue disparurent des esprits, mais qui laissèrent longtemps après elles des usages, des rites, des formes de langage, dont l’incrédule même ne pouvait pas s’affranchir. Horace, Ovide, Pétrone soupaient encore devant leur foyer et faisaient la libation et la prière[43].

Ce culte du feu sacré n’appartenait pas exclusivement aux populations de la Grèce et de l’Italie. On le retrouve en Orient. Les lois de Manou, dans la rédaction qui nous en est parvenue, nous montrent la religion de Brahma complétement établie et penchant même vers son déclin ; mais elles ont gardé des vestiges et des restes d’une religion plus ancienne, celle du foyer, que le culte de Brahma avait reléguée au second rang, mais n’avait pas pu détruire. Le brahmane a son foyer qu’il doit entretenir jour et nuit ; chaque matin et chaque soir il lui donne pour aliment le bois ; mais, comme chez les Grecs, ce ne peut être que le bois de certains arbres indiqués par la religion. Comme les Grecs et les Italiens lui offrent le vin, le Hindou lui verse la liqueur fermentée qu’il appelle soma. Le repas est aussi un acte religieux, et les rites en sont décrits scrupuleusement dans les lois de Manou. On adresse des prières au foyer, comme en Grèce ; on lui offre les prémices du repas, le riz, le beurre, le miel. Il est dit : « Le brahmane ne doit pas manger du riz de la nouvelle récolte avant d’en avoir offert les prémices au foyer. Car le feu sacré est avide de grain, et quand il n’est pas honoré, il dévore l’existence du brahmane négligent. » Les Hindous comme les Grecs et les Romains se figuraient les dieux avides non-seulement d’honneurs et de respect, mais même de breuvage et d’aliment. L’homme se croyait forcé d’assouvir leur faim et leur soif, s’il voulait éviter leur colère.

Chez les Hindous, cette divinité du feu est souvent appelée Agni. Le Rig Véda contient un grand nombre d’hymnes qui lui sont adressées. Il est dit dans l’un d’eux : « O Agni, tu es la vie, tu es le protecteur de l’homme… Pour prix de nos louanges, donne au père de famille qui t’implore, la gloire et la richesse… Agni, tu es un défenseur prudent et un père ; à toi nous devons la vie, nous sommes ta famille. » Ainsi le feu du foyer est, comme en Grèce, une puissance tutélaire. L’homme lui demande l’abondance : « Fais que la terre soit toujours libérale pour nous. » Il lui demande la santé : « Que je jouisse longtemps de la lumière, et que j’arrive à la vieillesse comme le soleil à son couchant. » Il lui demande même la sagesse : « O Agni, tu places dans la bonne voie l’homme qui s’égarait dans la mauvaise… Si nous avons commis une faute, si nous avons marché loin de toi, pardonne-nous. » Ce feu du foyer était, comme en Grèce, essentiellement pur ; il était sévèrement interdit au brahmane d’y rien jeter de sale, et même de s’y chauffer les pieds. Comme en Grèce, l’homme coupable ne pouvait plus approcher de son foyer, avant de s’être purifié de sa souillure.

C’est une grande preuve de l’antiquité de ces croyances et de ces pratiques que de les trouver à la fois chez les hommes des bords de la Méditerranée et chez ceux de la presqu’île indienne. Assurément les Grecs n’ont pas emprunté cette religion aux Hindous, ni les Hindous aux Grecs. Mais les Grecs, les Italiens, les Hindous appartenaient à une même race ; leurs ancêtres, à une époque fort reculée, avaient vécu ensemble dans l’Asie centrale. C’est là qu’ils avaient conçu d’abord ces croyances et établi ces rites. La religion du feu sacré date donc de l’époque lointaine et mystérieuse où il n’y avait encore ni Grecs, ni Italiens, ni Hindous, et où il n’y avait que des Aryas. Quand les tribus s’étaient séparées les unes des autres, elles avaient transporté ce culte avec elles, les unes sur les rives du Gange, les autres sur les bords de la Méditerranée. Plus tard parmi ces tribus séparées et qui n’avaient plus de relations entre elles, les unes ont adoré Brahma, les autres Zeus, les autres Janus ; chaque groupe s’est fait ses dieux. Mais tous ont conservé comme un legs antique la religion première qu’ils avaient conçue et pratiquée au berceau commun de leur race.

Si l’existence de ce culte chez tous les peuples indo-européens n’en démontrait pas suffisamment la haute antiquité, on en trouverait d’autres preuves dans les rites religieux des Grecs et des Romains. Dans tous les sacrifices, même dans ceux qu’on faisait en l’honneur de Zeus ou d’Athéné, c’était toujours au foyer qu’on adressait la première invocation. Toute prière à un dieu, quel qu’il fût, devait commencer et finir par une prière au foyer[44]. À Olympie, le premier sacrifice qu’offrait la Grèce assemblée, était pour le foyer, le second pour Zeus[45]. De même à Rome la première adoration était toujours pour Vesta, qui n’était autre que le foyer[46] ; Ovide dit de cette divinité qu’elle occupe la première place dans les pratiques religieuses des hommes[47]. C’est ainsi que nous lisons dans les hymnes du Rig Véda : « Avant tous les autres dieux il faut invoquer Agni. Nous prononcerons son nom vénérable avant celui de tous les autres immortels. O Agni, quel que soit le dieu que nous honorons par notre sacrifice, toujours à toi s’adresse l’holocauste[48]. » Il est donc certain qu’à Rome au temps d’Ovide, dans l’Inde au temps des brahmanes, le feu du foyer passait encore avant tous les autres dieux ; non que Jupiter et Brahma n’eussent acquis une bien plus grande importance dans la religion des hommes ; mais on se souvenait que le feu du foyer était de beaucoup antérieur à ces dieux-là. Il avait pris, depuis nombre de siècles, la première place dans le culte, et les dieux plus nouveaux et plus grands n’avaient pas pu l’en déposséder.

Les symboles de cette religion se modifièrent suivant les âges. Quand les populations de la Grèce et de l’Italie prirent l’habitude de se représenter leurs dieux comme des personnes et de donner à chacun d’eux un nom propre et une forme humaine, le vieux culte du foyer subit la loi commune que l’intelligence humaine, dans cette période, imposait à toute religion. L’autel du feu sacré fut personnifié ; on l’appela ἑστία, Vesta ; le nom fut le même en latin et en grec, et ne fut pas d’ailleurs autre chose que le mot qui dans la langue commune et primitive désignait un autel. Par un procédé assez ordinaire, du nom commun on avait fait un nom propre. Une légende se forma peu à peu. On se figura cette divinité sous les traits d’une femme, parce que le mot qui désignait l’autel était du genre féminin. On alla même jusqu’à représenter cette déesse par des statues. Mais on ne put jamais effacer la trace de la croyance primitive d’après laquelle cette divinité était simplement le feu de l’autel ; et Ovide lui-même était forcé de convenir que Vesta n’était pas autre chose qu’une « flamme vivante[49]. »

Si nous rapprochons ce culte du feu sacré du culte des morts, dont nous parlions tout à l’heure, une relation étroite nous apparaît entre eux.

Remarquons d’abord que ce feu qui était entretenu sur le foyer n’est pas, dans la pensée des hommes, le feu de la nature matérielle. On ne voit pas en lui l’élément purement physique qui échauffe ou qui brûle, qui transforme les corps, fond les métaux et se fait le puissant instrument de l’industrie humaine. Le feu du foyer est d’une tout autre nature. C’est un feu pur, qui ne peut être produit qu’à l’aide de certains rites et n’est entretenu qu’avec certaines espèces de bois. C’est un feu chaste ; l’union des sexes doit être écartée loin de sa présence[50]. On ne lui demande pas seulement la richesse et la santé ; on le prie aussi pour en obtenir la pureté du cœur, la tempérance, la sagesse. « Rends-nous riches et florissants, dit un hymne orphique ; rends-nous aussi sages et chastes. » Le feu du foyer est donc une sorte d’être moral. Il est vrai qu’il brille, qu’il réchauffe, qu’il cuit l’aliment sacré ; mais en même temps il a une pensée, une conscience ; il conçoit des devoirs et veille à ce qu’ils soient accomplis. On le dirait homme ; car il a de l’homme la double nature : physiquement, il resplendit, il se meut, il vit, il procure l’abondance, il prépare le repas, il nourrit le corps ; moralement, il a des sentiments et des affections, il donne à l’homme la pureté, il commande le beau et le bien, il nourrit l’âme. On peut dire qu’il entretient la vie humaine dans la double série de ses manifestations. Il est à la fois la source de la richesse, de la santé, de la vertu. C’est vraiment le Dieu de la nature humaine. — Plus tard, lorsque ce culte a été relégué au second plan par Brahma ou par Zeus, le feu du foyer est resté ce qu’il y avait dans le divin de plus accessible à l’homme ; il a été son intermédiaire auprès des dieux de la nature physique ; il s’est chargé de porter au ciel la prière et l’offrande de l’homme et d’apporter à l’homme les faveurs divines. Plus tard encore, quand on fit de ce mythe du feu sacré la grande Vesta, Vesta fut la déesse vierge ; elle ne représenta dans le monde ni la fécondité ni la puissance. Elle fut l’ordre ; mais non pas l’ordre rigoureux, abstrait, mathématique, la loi impérieuse et fatale, ἀνάγκη, que l’on aperçut de bonne heure entre les phénomènes de la nature physique. Elle fut l’ordre moral. On se la figura comme une sorte d’âme universelle qui réglait les mouvements divers des mondes, comme l’âme humaine mettait la règle parmi nos organes.

Ainsi la pensée des générations primitives se laisse entrevoir. Le principe de ce culte est en dehors de la nature physique et se trouve dans ce petit monde mystérieux qui est l’homme.

Ceci nous ramène au culte des morts. Tous les deux sont de la même antiquité. Ils étaient associés si étroitement que la croyance des anciens n’en faisait qu’une religion. Foyer, Démons, Héros, dieux Lares, tout cela était confondu[51]. On voit par deux passages de Plaute et de Columèle que dans le langage ordinaire on disait indifféremment foyer ou Lare domestique, et l’on voit encore par Cicéron que l’on ne distinguait pas le foyer des Pénates, ni les Pénates des dieux Lares[52]. Nous lisons dans Servius : « Par foyers les anciens entendaient les dieux Lares ; ainsi Virgile a-t-il pu mettre indifféremment, tantôt foyer pour Pénates, tantôt Pénates pour foyer[53]. » Dans un passage fameux de l’Énéide, Hector dit à Énée qu’il va lui remettre les Pénates troyens, et c’est le feu du foyer qu’il lui remet. Dans un autre passage, Énée invoquant ces mêmes dieux les appelle à la fois Pénates, Lares et Vesta[54].

Nous avons vu d’ailleurs que ceux que les anciens appelaient Lares ou Héros, n’étaient autres que les âmes des morts auxquelles l’homme attribuait une puissance surhumaine et divine. Le souvenir d’un de ces morts sacrés était toujours attaché au foyer. En adorant l’un, on ne pouvait pas oublier l’autre. Ils étaient associés dans le respect des hommes et dans leurs prières. Les descendants, quand ils parlaient du foyer, rappelaient volontiers le nom de l’ancêtre : « Quitte cette place, dit Oreste à sa sœur, et avance vers l’antique foyer de Pélops pour entendre mes paroles[55]. » De même, Énée, parlant du foyer qu’il transporte à travers les mers, le désigne par le nom de Lare d’Assaracus, comme s’il voyait dans ce foyer l’âme de son ancêtre.

Le grammairien Servius, qui était fort instruit des antiquités grecques et romaines (on les étudiait de son temps beaucoup plus qu’au temps de Cicéron), dit que c’était un usage très-ancien d’ensevelir les morts dans les maisons, et il ajoute : « Par suite de cet usage, c’est aussi dans les maisons qu’on honore les Lares et les Pénates[56]. » Cette phrase établit nettement une antique relation entre le culte des morts et le foyer. On peut donc penser que le foyer domestique n’a été à l’origine que le symbole du culte des morts, que sous cette pierre du foyer un ancêtre reposait, que le feu y était allumé pour l’honorer, et que ce feu semblait entretenir la vie en lui ou représentait son âme toujours vigilante.

Ce n’est là qu’une conjecture, et les preuves nous manquent. Mais ce qui est certain, c’est que les plus anciennes générations, dans la race d’où sont sortis les Grecs et les Romains, ont eu le culte des morts et du foyer, antique religion qui ne prenait pas ses dieux dans la nature physique, mais dans l’homme lui-même et qui avait pour objet d’adoration l’être invisible qui est en nous, la force morale et pensante qui anime et qui gouverne notre corps.

Cette religion ne fut pas toujours également puissante sur l’âme ; elle s’affaiblit peu à peu, mais elle ne disparut pas. Contemporaine des premiers âges de la race aryenne, elle s’enfonça si profondément dans les entrailles de cette race, que la brillante religion de l’Olympe grec ne suffit pas à la déraciner et qu’il fallut le christianisme.

Nous verrons bientôt quelle action puissante cette religion a exercée sur les institutions domestiques et sociales des anciens. Elle a été conçue et établie dans cette époque lointaine où cette race cherchait ses institutions, et elle a déterminé la voie dans laquelle les peuples ont marché.


CHAPITRE IV.

LA RELIGION DOMESTIQUE.

Il ne faut pas se représenter cette antique religion comme celles qui ont été fondées plus tard dans l’humanité plus avancée. Depuis un assez grand nombre de siècles, le genre humain n’admet plus une doctrine religieuse qu’à deux conditions : l’une est qu’elle lui annonce un dieu unique ; l’autre est qu’elle s’adresse à tous les hommes et soit accessible à tous, sans repousser systématiquement aucune classe ni aucune race. Mais cette religion des premiers temps ne remplissait aucune de ces deux conditions. Non-seulement elle n’offrait pas à l’adoration des hommes un dieu unique, mais encore ses dieux n’acceptaient pas l’adoration de tous les hommes. Ils ne se présentaient pas comme étant les dieux du genre humain. Ils ne ressemblaient même pas à Brahma, qui était au moins le dieu de toute une grande caste, ni à Zeus Panhellénien, qui était celui de toute une nation. Dans cette religion primitive chaque dieu ne pouvait être adoré que par une famille. La religion était purement domestique.

Il faut éclaircir ce point important ; car on ne comprendrait pas sans cela la relation très-étroite qu’il y a entre ces vieilles croyances et la constitution de la famille grecque et romaine.

Le culte des morts ne ressemblait en aucune manière à celui que les chrétiens ont pour les saints. Une des premières règles de ce culte était qu’il ne pouvait être rendu par chaque famille qu’aux morts qui lui appartenaient par le sang. Les funérailles ne pouvaient être religieusement accomplies que par le parent le plus proche. Quant au repas funèbre qui se renouvelait ensuite à des époques déterminées, la famille seule avait le droit d’y assister, et tout étranger en était sévèrement exclu[57]. On croyait que le mort n’acceptait l’offrande que de la main des siens ; il ne voulait de culte que de ses descendants. La présence d’un homme qui n’était pas de la famille, troublait le repos des mânes. Aussi la loi interdisait-elle à l’étranger d’approcher d’un tombeau[58]. Toucher du pied, même par mégarde, une sépulture, était un acte impie, pour lequel il fallait apaiser le mort et se purifier soi-même. Le mot par lequel les anciens désignaient le culte des morts est significatif ; les Grecs disaient πατριάζειν (πατὴρ), les Latins disaient parentare. C’est que la prière et l’offrande n’étaient adressées par chacun qu’à ses pères. Le culte des morts était uniquement le culte des ancêtres[59]. Lucien, tout en se moquant des opinions du vulgaire, nous les explique nettement quand il dit : « Le mort qui n’a pas laissé de fils ne reçoit pas d’offrandes, et il est exposé à une faim perpétuelle[60]. »

Dans l’Inde comme en Grèce, l’offrande ne pouvait être faite à un mort que par ceux qui descendaient de lui. La loi des Hindous, comme la loi athénienne, défendaient d’admettre un étranger, fût-ce un ami, au repas funèbre. Il était si nécessaire que ces repas fussent offerts par les descendants du mort, et non par d’autres, que l’on supposait que les mânes, dans leur séjour, prononçaient souvent ce vœu : « Puisse-t-il naître successivement de notre lignée des fils qui nous offrent dans toute la suite des temps le riz bouilli dans du lait, le miel, et le beurre clarifié[61]. »

Il suivait de là qu’en Grèce et à Rome comme dans l’Inde, le fils avait le devoir de faire les libations et les sacrifices aux mânes de son père et de tous ses aïeux. Manquer à ce devoir était l’impiété la plus grave qu’on pût commettre, puisque l’interruption de ce culte faisait déchoir les morts et anéantissait leur bonheur. Cette négligence n’était pas moins qu’un véritable parricide multiplié autant de fois qu’il y avait d’ancêtres dans la famille.

Si au contraire les sacrifices étaient toujours accomplis suivant les rites, si les aliments étaient portés sur le tombeau aux jours fixés, alors l’ancêtre devenait un dieu protecteur. Hostile à tous ceux qui ne descendaient pas de lui, les repoussant de son tombeau, les frappant de maladie s’ils approchaient, pour les siens il était bon et secourable.

Il y avait un échange perpétuel de bons offices entre les vivants et les morts de chaque famille. L’ancêtre recevait de ses descendants la série des repas funèbres, c’est-à-dire les seules jouissances qu’il pût avoir dans sa seconde vie. Le descendant recevait de l’ancêtre l’aide et la force dont il avait besoin dans celle-ci. Le vivant ne pouvait se passer du mort, ni le mort du vivant. Par là un lien puissant s’établissait entre toutes les générations d’une même famille et en faisait un corps éternellement inséparable.

Chaque famille avait son tombeau, où ses morts venaient reposer l’un après l’autre, toujours ensemble. Ce tombeau était ordinairement voisin de la maison, non loin de la porte, « afin, dit un ancien, que les fils, en entrant ou en sortant de leur demeure, rencontrassent chaque fois leurs pères, et chaque fois leur adressassent une invocation[62]. » Ainsi l’ancêtre restait au milieu des siens ; invisible, mais toujours présent, il continuait à faire partie de la famille et à en être le père. Lui immortel, lui heureux, lui divin, il s’intéressait à ce qu’il avait laissé de mortel sur la terre ; il en savait les besoins, il en soutenait la faiblesse. Et celui qui vivait encore, qui travaillait, qui, selon l’expression antique, ne s’était pas encore acquitté de l’existence, celui-là avait près de lui ses guides et ses appuis ; c’étaient ses pères. Au milieu des difficultés, il invoquait leur antique sagesse ; dans le chagrin il leur demandait une consolation, dans le danger un soutien, après une faute son pardon.

Assurément nous avons beaucoup de peine aujourd’hui à comprendre que l’homme pût adorer son père ou son ancêtre. Faire de l’homme un dieu nous semble le contre-pied de la religion. Il nous est presque aussi difficile de comprendre les vieilles croyances de ces hommes qu’il l’eût été à eux d’imaginer les nôtres. Mais songeons que les anciens n’avaient pas l’idée de la création. Dès lors le mystère de la génération était pour eux ce que le mystère de la création peut être pour nous. Le générateur leur paraissait un être divin, et ils adoraient leur ancêtre. Il faut que ce sentiment ait été bien naturel et bien puissant, car il apparaît comme principe d’une religion à l’origine de presque toutes les sociétés humaines ; on le trouve chez les Chinois comme chez les anciens Gètes et les Scythes, chez les peuplades de l’Afrique comme chez celles du Nouveau Monde[63].

Le feu sacré, qui était associé si étroitement au culte des morts, avait aussi pour caractère essentiel d’appartenir en propre à chaque famille. Il représentait les ancêtres[64] ; il était la providence d’une famille, et n’avait rien de commun avec le feu de la famille voisine qui était une autre providence. Chaque foyer protégeait les siens et repoussait l’étranger.

Toute cette religion était renfermée dans l’enceinte de chaque maison. Le culte n’en était pas public. Toutes les cérémonies au contraire en étaient tenues fort secrètes. Accomplies au milieu de la famille seule, elles étaient cachées à l’étranger[65]. Le foyer n’était jamais placé ni hors de la maison ni même près de la porte extérieure, où on l’aurait trop bien vu. Les Grecs le plaçaient toujours dans une enceinte, ἕρκος, qui le protégeait contre le contact et même le regard des profanes. Les Romains le cachaient au milieu de leur maison. Tous ces dieux, foyer, Lares, Mânes, on les appelait les dieux cachés, θεοὶ μύχιοι, ou les dieux de l’intérieur, dii Penates[66]. Pour tous les actes de cette religion il fallait le secret ; sacrificia occulta, dit Cicéron[67] ; qu’une cérémonie fut aperçue par un étranger, elle était troublée, souillée, funestée par ce seul regard.

Pour cette religion domestique, il n’y avait ni règles uniformes, ni rituel commun. Chaque famille avait l’indépendance la plus complète. Nulle puissance extérieure n’avait le droit de régler son culte ou sa croyance. Il n’y avait pas d’autre prêtre que le père ; comme prêtre, il ne connaissait aucune hiérarchie. Le pontife de Rome ou l’archonte d’Athènes pouvait bien s’assurer que le père de famille accomplissait tous ses rites religieux, mais il n’avait pas le droit de lui commander la moindre modification. Suo quisque ritu sacrificia faciat, telle était la règle absolue[68]. Chaque famille avait ses cérémonies qui lui étaient propres, ses fêtes particulières, ses formules de prière et ses hymnes[69]. Le père, seul interprète et seul pontife de sa religion, avait seul le pouvoir de l’enseigner, et ne pouvait l’enseigner qu’à son fils. Les rites, les termes de la prière, les chants, qui faisaient partie essentielle de cette religion domestique, étaient un patrimoine, une propriété sacrée, que la famille ne partageait avec personne et qu’il était même interdit de révéler aux étrangers. Il en était ainsi dans l’Inde : « Je suis fort contre mes ennemis, dit le brahmane, des chants que je tiens de ma famille et que mon père m’a transmis[70]. »

Ainsi la religion ne résidait pas dans les temples, mais dans la maison ; chacun avait ses dieux ; chaque dieu ne protégeait qu’une famille et n’était dieu que dans une maison. On ne peut pas raisonnablement supposer qu’une religion de ce caractère ait été révélée aux hommes par l’imagination puissante de l’un d’entre eux ou qu’elle leur ait été enseignée par une caste de prêtres. Elle est née spontanément dans l’esprit humain ; son berceau a été la famille ; chaque famille s’est fait ses dieux.

Cette religion ne pouvait se propager que par la génération. Le père, en donnant la vie à son fils, lui donnait en même temps sa croyance, son culte, le droit d’entretenir le foyer, d’offrir le repas funèbre, de prononcer les formules de prière. La génération établissait un lien mystérieux entre l’enfant qui naissait à la vie et tous les dieux de la famille. Ces dieux étaient sa famille même, θεοὶ ἐγγενεῖς ; c’était son sang, θεοὶ σύναιμοι[71]. L’enfant apportait donc en naissant le droit de les adorer et de leur offrir les sacrifices ; comme aussi, plus tard, quand la mort l’aurait divinisé lui-même, il devait être compté à son tour parmi ces dieux de la famille.

Mais il faut remarquer cette particularité que la religion domestique ne se propageait que de mâle en mâle. Cela tenait sans nul doute à l’idée que les hommes se faisaient de la génération[72]. La croyance des âges primitifs, telle qu’on la trouve dans les Védas et qu’on en voit des vestiges dans tout le droit grec et romain, fut que le pouvoir reproducteur résidait exclusivement dans le père. Le père seul possédait le principe mystérieux de l’être et transmettait l’étincelle de vie. Il est résulté de cette vieille opinion qu’il fut de règle que le culte domestique passât toujours de mâle en mâle, que la femme n’y participât que par l’intermédiaire de son père ou de son mari, enfin qu’après la mort la femme n’eût pas la même part que l’homme au culte et aux cérémonies du repas funèbre. Il en est résulté encore d’autres conséquences très-graves dans le droit privé et dans la constitution de la famille.


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LIVRE II.

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La famille.


CHAPITRE PREMIER.

LA RELIGION A ÉTÉ LE PRINCIPE CONSTITUTIF DE LA FAMILLE ANCIENNE.

Si nous nous transportons par la pensée au milieu de ces anciennes générations d’hommes, nous trouvons dans chaque maison un autel et autour de cet autel la famille assemblée. Elle se réunit chaque matin pour adresser au foyer ses premières prières, chaque soir pour l’invoquer une dernière fois. Dans le courant du jour, elle se réunit encore auprès de lui pour le repas qu’elle se partage pieusement après la prière et la libation. Dans tous ses actes religieux, elle chante en commun des hymnes que ses pères lui ont légués.

Hors de la maison, tout près, dans le champ voisin, il y a un tombeau. C’est la seconde demeure de cette famille. Là reposent en commun plusieurs générations d’ancêtres ; la mort ne les a pas séparés. Ils restent groupés dans cette seconde existence, et continuent à former une famille indissoluble[73].

Entre la partie vivante et la partie morte de la famille, il n’y a que cette distance de quelques pas qui sépare la maison du tombeau. À certains jours, qui sont déterminés pour chacun par sa religion domestique, les vivants se réunissent auprès des ancêtres. Ils leur portent le repas funèbre, leur versent le lait et le vin, déposent les gâteaux et les fruits, ou brûlent pour eux les chairs d’une victime. En échange de ces offrandes, ils réclament leur protection ; ils les appellent leurs dieux, et leur demandent de rendre le champ fertile, la maison prospère, les cœurs vertueux.

Le principe de la famille antique n’est pas uniquement la génération. Ce qui le prouve, c’est que la sœur n’est pas dans la famille ce qu’y est le frère, c’est que le fils émancipé ou la fille mariée cesse complétement d’en faire partie, ce sont enfin plusieurs dispositions importantes des lois grecques et romaines que nous aurons l’occasion d’examiner plus loin.

Le principe de la famille n’est pas non plus l’affection naturelle. Car le droit grec et le droit romain ne tiennent aucun compte de ce sentiment. Il peut exister au fond des cœurs, il n’est rien dans le droit. Le père peut chérir sa fille, mais non pas lui léguer son bien. Les lois de succession, c’est-à-dire parmi les lois celles qui témoignent le plus fidèlement des idées que les hommes se faisaient de la famille, sont en contradiction flagrante, soit avec l’ordre de la naissance, soit avec l’affection naturelle[74].

Les historiens du droit romain ayant fort justement remarqué que ni la naissance ni l’affection n’étaient le fondement de la famille romaine, ont cru que ce fondement devait se trouver dans la puissance paternelle ou maritale. Ils font de cette puissance une sorte d’institution primordiale. Mais ils n’expliquent pas comment elle s’est formée, à moins que ce ne soit par la supériorité de force du mari sur la femme, du père sur les enfants. Or c’est se tromper gravement que de placer ainsi la force à l’origine du droit. Nous verrons d’ailleurs plus loin que l’autorité paternelle ou maritale, loin d’avoir été une cause première, a été elle-même un effet ; elle est dérivée de la religion et a été établie par elle. Elle n’est donc pas le principe qui a constitué la famille.

Ce qui unit les membres de la famille antique, c’est quelque chose de plus puissant que la naissance, que le sentiment, que la force physique ; c’est la religion du foyer et des ancêtres. Elle fait que la famille forme un corps dans cette vie et dans l’autre. La famille antique est une association religieuse plus encore qu’une association de nature. Aussi verrons-nous plus loin que la femme n’y sera vraiment comptée qu’autant que la cérémonie sacrée du mariage l’aura initiée au culte ; que le fils n’y comptera plus, s’il a renoncé au culte ou s’il a été émancipé ; que l’adopté y sera au contraire un véritable fils, parce que, s’il n’a pas le lien du sang, il aura quelque chose de mieux, la communauté du culte ; que le légataire qui refusera d’adopter le culte de cette famille, n’aura pas la succession ; qu’enfin la parenté et le droit à l’héritage seront réglés, non d’après la naissance, mais d’après les droits de participation au culte tels que la religion les a établis.

L’ancienne langue grecque avait un mot bien significatif pour désigner une famille ; on disait ἐπίστιον, mot qui signifie littéralement ce qui est auprès d’un foyer[75]. Une famille était un groupe de personnes auxquelles la religion permettait d’invoquer le même foyer et d’offrir le repas funèbre aux mêmes ancêtres.


CHAPITRE II.

LE MARIAGE.

La première institution que la religion domestique ait établie, fut vraisemblablement le mariage.

Il faut remarquer que cette religion du foyer et des ancêtres, qui se transmettait de mâle en mâle, n’appartenait pourtant pas exclusivement à l’homme ; la femme avait part au culte. Fille, elle assistait aux actes religieux de son père ; mariée, à ceux de son mari.

On pressent par cela seul le caractère essentiel de l’union conjugale chez les anciens. Deux familles vivent à côté l’une de l’autre, mais elles ont des dieux différents. Dans l’une d’elles, une jeune fille prend part depuis son enfance à la religion de son père ; elle invoque son foyer ; elle lui offre chaque jour des libations, l’entoure de fleurs et de guirlandes aux jours de fête, lui demande sa protection, le remercie de ses bienfaits. Ce foyer paternel est son dieu. Qu’un jeune homme de la famille voisine la demande en mariage, il s’agit pour elle de bien autre chose que de passer d’une maison dans une autre. Il s’agit d’abandonner le foyer paternel pour aller invoquer désormais le foyer de l’époux. Il s’agit de changer de religion, de pratiquer d’autres rites et de prononcer d’autres prières. Il s’agit de quitter le dieu de son enfance pour se mettre sous l’empire d’un dieu qu’elle ne connaît pas. Qu’elle n’espère pas rester fidèle à l’un en honorant l’autre ; car dans cette religion c’est un principe immuable qu’une même personne ne peut pas invoquer deux foyers ni deux séries d’ancêtres. « À partir du mariage, dit un ancien, la femme n’a plus rien de commun avec la religion domestique de ses pères ; elle sacrifie au foyer du mari[76]. »

Le mariage est donc un acte grave pour la jeune fille, non moins grave pour l’époux. Car cette religion veut que l’on soit né près du foyer pour qu’on ait le droit d’y sacrifier. Et cependant il va introduire près de son foyer une étrangère ; avec elle il fera les cérémonies mystérieuses de son culte ; il lui révélera les rites et les formules qui sont le patrimoine de sa famille. Il n’a rien de plus précieux que cet héritage ; ces dieux, ces rites, ces hymnes, qu’il tient de ses pères, c’est ce qui le protége dans la vie, c’est ce qui lui promet la richesse, le bonheur, la vertu. Cependant au lieu de garder pour soi cette puissance tutélaire, comme le sauvage garde son idole ou son amulette, il va admettre une femme à la partager avec lui.

Ainsi quand on pénètre dans les pensées de ces anciens hommes, on voit de quelle importance était pour eux l’union conjugale, et combien l’intervention de la religion y était nécessaire. Ne fallait-il pas que par quelque cérémonie sacrée la jeune fille fût initiée au culte qu’elle allait suivre désormais ? Pour devenir prêtresse de ce foyer, auquel la naissance ne l’attachait pas, ne lui fallait-il pas une sorte d’ordination ou d’adoption ?

Le mariage était la cérémonie sainte qui devait produire ces grands effets. Il est habituel aux écrivains latins ou grecs de désigner le mariage par des mots qui indiquent un acte religieux[77]. Pollux, qui vivait au temps des Antonins, mais qui était fort instruit des vieux usages et de la vieille langue, dit que dans les anciens temps, au lieu de désigner le mariage par son nom particulier (γάμος), on le désignait simplement par le mot τέλος, qui signifie cérémonie sacrée[78] ; comme si le mariage avait été, dans ces temps anciens, la cérémonie sacrée par excellence.

Or la religion qui faisait le mariage n’était pas celle de Jupiter, de Junon ou des autres dieux de l’Olympe. La cérémonie n’avait pas lieu dans un temple ; elle était accomplie dans la maison, et c’était le dieu domestique qui y présidait. À la vérité, quand la religion des dieux du ciel devint prépondérante, on ne put s’empêcher de les invoquer aussi dans les prières du mariage ; on prit même l’habitude de se rendre préalablement dans des temples et d’offrir à ces dieux des sacrifices, que l’on appelait les préludes du mariage[79]. Mais la partie principale et essentielle de la cérémonie devait toujours s’accomplir devant le foyer domestique.

Chez les Grecs, la cérémonie du mariage se composait pour ainsi dire de trois actes. Le premier se passait devant le foyer du père, ἐγγύησις ; le troisième au foyer du mari, τέλος ; le second était le passage de l’un à l’autre, πομπή[80].

1o Dans la maison paternelle, en présence du prétendant, le père entouré ordinairement de sa famille, offre un sacrifice. Le sacrifice terminé, il déclare, en prononçant une formule sacramentelle, qu’il donne sa fille au jeune homme. Cette déclaration est tout à fait indispensable au mariage. Car la jeune fille ne pourrait pas aller, tout à l’heure, adorer le foyer de l’époux, si son père ne l’avait pas préalablement détachée du foyer paternel. Pour qu’elle entre dans sa nouvelle religion, elle doit être dégagée de tout lien et de toute attache avec sa religion première.

2o La jeune fille est transportée à la maison du mari. Quelquefois c’est le mari lui-même qui la conduit. Dans certaines villes la charge d’amener la jeune fille appartient à un de ces hommes qui étaient revêtus chez les Grecs d’un caractère sacerdotal et qu’ils appelaient κήρυκες. La jeune fille est ordinairement placée sur un char ; elle a le visage couvert d’un voile et sur la tête une couronne. La couronne, comme nous aurons souvent l’occasion de le voir, était en usage dans toutes les cérémonies du culte. Sa robe est blanche. Le blanc était la couleur des vêtements dans tous les actes religieux. On la précède en portant un flambeau ; c’est le flambeau nuptial. Dans tout le parcours, on chante autour d’elle un hymne religieux, qui a pour refrain ὦ ὑμὴν, ὦ ὑμέναιε. On appelait cet hymne l’hyménée, et l’importance de ce chant sacré était si grande que l’on donnait son nom à la cérémonie tout entière.

La jeune fille n’entre pas d’elle-même dans sa nouvelle demeure. Il faut que son mari l’enlève, qu’il simule un rapt, qu’elle jette quelques cris et que les femmes qui l’accompagnent, feignent de la défendre. Pourquoi ce rite ? Est-ce un symbole de la pudeur de la jeune fille ? Cela est peu probable ; le moment de la pudeur n’est pas encore venu ; car ce qui va s’accomplir dans cette maison, c’est une cérémonie religieuse. Ne veut-on pas plutôt marquer fortement que la femme qui va sacrifier à ce foyer, n’y a par elle-même aucun droit, qu’elle n’en approche pas par l’effet de sa volonté, et qu’il faut que le maître du lieu, et du dieu, l’y introduise par un acte de sa puissance ? Quoi qu’il en soit, après une lutte simulée, l’époux la soulève dans ses bras et lui fait franchir la porte, mais en ayant bien soin que ses pieds ne touchent pas le seuil.

Ce qui précède n’est que l’apprêt et le prélude de la cérémonie. L’acte sacré va commencer dans la maison.

3o On approche du foyer, l’épouse est mise en présence de la divinité domestique. Elle est arrosée d’eau lustrale ; elle touche le feu sacré. Des prières sont dites. Puis les deux époux se partagent un gâteau ou un pain.

Cette sorte de léger repas qui commence et finit par une libation et une prière, ce partage de la nourriture vis-à-vis du foyer, met les deux époux en communion religieuse ensemble, et en communion avec les dieux domestiques.

Le mariage romain ressemblait beaucoup au mariage grec, et comprenait comme lui trois actes, traditio, deductio in domum, confarreatio[81].

1o La jeune fille quitte le foyer paternel. Comme elle n’est pas attachée à ce foyer par son propre droit, mais seulement par l’intermédiaire du père de famille, il n’y a que l’autorité du père qui puise l’en détacher. La tradition est donc une formalité indispensable.

2o La jeune fille est conduite à la maison de l’époux. Comme en Grèce, elle est voilée, elle porte une couronne, et un flambeau nuptial précède le cortége. On chante autour d’elle un ancien hymne religieux. Les paroles de cet hymne changèrent sans doute avec le temps, s’accommodant aux variations des croyances ou à celles du langage ; mais le refrain sacramentel subsista toujours sans pouvoir être altéré : c’était le mot Talassie, mot dont les Romains du temps d’Horace ne comprenaient pas mieux le sens que les Grecs ne comprenaient le mot ὑμέναιε, et qui était probablement le reste sacré et inviolable d’une antique formule.

Le cortége s’arrête devant la maison du mari. Là, on présente à la jeune fille le feu et l’eau. Le feu, c’est l’emblême de la divinité domestique ; l’eau, c’est l’eau lustrale, qui sert à la famille pour tous les actes religieux. Pour que la jeune fille entre dans la maison, il faut, comme en Grèce, simuler l’enlèvement. L’époux doit la soulever dans ses bras, et la porter par dessus le seuil sans que ses pieds le touchent.

3o L’épouse est conduite alors devant le foyer, là où sont les Pénates, où tous les dieux domestiques et les images des ancêtres sont groupés autour du feu sacré. Les deux époux, comme en Grèce, font un sacrifice, versent la libation, prononcent quelques prières, et mangent ensemble un gâteau de fleur de farine (panis farreus).

Ce gâteau mangé au milieu de la récitation des prières, en présence et sous les yeux des divinités domestiques, est ce qui fait l’union sainte de l’époux et de l’épouse[82]. Dès lors ils sont associés dans le même culte. La femme a les mêmes dieux, les mêmes rites, les mêmes prières, les mêmes fêtes que son mari. De là cette vieille définition du mariage que les jurisconsultes nous ont conservée : Nuptiæ sunt divini juris et humani communicatio. Et cette autre : uxor socia humanæ rei atque divinæ[83]. C’est que la femme est entrée en partage de la religion du mari, cette femme que, suivant l’expression de Platon, les dieux eux-mêmes ont introduite dans la maison[84].

La femme ainsi mariée a encore le culte des morts ; mais ce n’est plus à ses propres ancêtres qu’elle porte le repas funèbre ; elle n’a plus ce droit. Le mariage l’a détachée complétement de la famille de son père, et a brisé tous les rapports religieux qu’elle avait avec elle. C’est aux ancêtres de son mari qu’elle porte l’offrande ; elle est de leur famille ; ils sont devenus ses ancêtres. Le mariage lui a fait une seconde naissance. Elle est dorénavant la fille de son mari, filiæ loco, disent les jurisconsultes. On ne peut appartenir ni à deux familles ni à deux religions domestiques ; la femme est tout entière dans la famille et la religion de son mari. On verra les conséquences de cette règle dans le droit de succession.

L’institution du mariage sacré doit être aussi vieille dans la race indo-européenne que la religion domestique ; car l’une ne va pas sans l’autre. Cette religion a appris à l’homme que l’union conjugale est autre chose qu’un rapport de sexes et une affection passagère, et elle a uni deux époux par le lien puissant du même culte et des mêmes croyances. La cérémonie des noces était d’ailleurs si solennelle et produisait de si graves effets qu’on ne doit pas être surpris que ces hommes ne l’aient crue permise et possible que pour une seule femme dans chaque maison. Une telle religion ne pouvait pas admettre la polygamie.

On conçoit même qu’une telle union fût indissoluble, et que le divorce fût impossible. Le droit romain permettait bien de dissoudre le mariage par coemptio ou par usus. Mais la dissolution du mariage religieux était fort difficile[85]. Pour cela, une nouvelle cérémonie sacrée était nécessaire ; car la religion seule pouvait délier ce que la religion avait uni. L’effet de la confarreatio ne pouvait être détruit que par la diffarreatio. Les deux époux qui voulaient se séparer, paraissaient pour la dernière fois devant le foyer commun ; un prêtre et des témoins étaient présents. On présentait aux époux, comme au jour du mariage, un gâteau de fleur de farine[86]. Mais, sans doute, au lieu de se le partager, ils le repoussaient. Puis, au lieu de prières, ils prononçaient des formules d’un caractère étrange, sévère, haineux, effrayant[87], une sorte de malédiction par laquelle la femme renonçait au culte et aux dieux du mari. Dès lors, le lien religieux était rompu. La communauté du culte cessant, toute autre communauté cessait de plein droit, et le mariage était dissous.


CHAPITRE III.

DE LA CONTINUITÉ DE LA FAMILLE ; CÉLIBAT INTERDIT ; DIVORCE EN CAS DE STÉRILITÉ. INÉGALITÉ ENTRE LE FILS ET LA FILLE.

Les croyances relatives aux morts et au culte qui leur était dû, ont constitué la famille ancienne et lui ont donné la plupart de ses règles.

On a vu plus haut que l’homme, après la mort, était réputé un être heureux et divin, mais à la condition que les vivants lui offrissent toujours le repas funèbre. Si ces offrandes venaient à cesser, il y avait déchéance pour le mort qui tombait au rang de démon malheureux et malfaisant. Car lorsque ces anciennes générations avaient commencé à se représenter la vie future, elles n’avaient pas songé à des récompenses et à des châtiments ; elles avaient cru que le bonheur du mort ne dépendait pas de la conduite qu’il avait menée pendant sa vie, mais de celle que ses descendants avaient à son égard. Aussi chaque père attendait-il de sa postérité la série des repas funèbres qui devaient assurer à ses Mânes le repos et le bonheur.

Cette opinion a été le principe fondamental du droit domestique chez les anciens. Il en a découlé d’abord cette règle que chaque famille dût se perpétuer à jamais. Les morts avaient besoin que leur descendance ne s’éteignît pas. Dans le tombeau où ils vivaient, ils n’avaient pas d’autre sujet d’inquiétude que celui-là. Leur unique pensée, comme leur unique intérêt, était qu’il y eût toujours un homme de leur sang pour apporter les offrandes au tombeau. Aussi le Hindou croyait-il que ces morts répétaient sans cesse : « Puisse-t-il naître toujours dans notre lignée des fils qui nous apportent le riz, le lait et le miel. » Le Hindou disait encore : « L’extinction d’une famille cause la ruine de la religion de cette famille ; les ancêtres privés de l’offrande des gâteaux tombent au séjour des malheureux[88]. »

Les populations de l’Italie et de la Grèce ont longtemps pensé de même. S’ils ne nous ont pas laissé dans leurs écrits une expression de leurs croyances aussi nette que celle que nous trouvons dans les vieux livres de l’Orient, du moins leurs lois sont encore là pour attester leurs antiques opinions. À Athènes la loi chargeait le premier magistrat de la cité de veiller à ce qu’aucune famille ne vînt à s’éteindre[89]. De même la loi romaine était attentive à ne laisser tomber aucun culte domestique[90]. On lit dans un discours d’un orateur athénien : « Il n’est pas un homme qui, sachant qu’il doit mourir, ait assez peu de souci de soi-même pour vouloir laisser sa famille sans descendants ; car il n’y aurait alors personne pour lui rendre le culte qui est dû aux morts[91]. » Chacun avait donc un intérêt puissant à laisser un fils après soi, convaincu qu’il y allait de son immortalité heureuse. C’était même un devoir envers les ancêtres dont le bonheur ne devait durer qu’autant que durait la famille. Aussi les lois de Manou appellent-elles le fils aîné « celui qui est engendré pour l’accomplissement du devoir. »

Nous touchons ici à l’un des caractères les plus remarquables de la famille antique. La religion qui l’a formée, exige impérieusement qu’elle ne périsse pas. Une famille qui s’éteint, c’est un culte qui meurt. Il faut se représenter ces familles à l’époque où les croyances ne se sont pas encore altérées. Chacune d’elles possède une religion et des dieux, précieux dépôt sur lequel elle doit veiller. Le plus grand malheur que sa piété ait à craindre, est que sa lignée ne s’arrête. Car alors sa religion disparaîtrait de la terre, son foyer serait éteint, toute la série de ses morts tomberait dans l’oubli et dans l’éternelle misère. Le grand intérêt de la vie humaine est de continuer la descendance pour continuer le culte.

En vertu de ces opinions, le célibat devait être à la fois une impiété grave et un malheur ; une impiété, parce que le célibataire mettait en péril le bonheur des mânes de sa famille ; un malheur, parce qu’il ne devait recevoir lui-même aucun culte après sa mort et ne devait pas connaître « ce qui réjouit les mânes ». C’était à la fois pour lui et pour ses ancêtres une sorte de damnation.

On peut bien penser qu’à défaut de lois ces croyances religieuses durent longtemps suffire pour empêcher le célibat. Mais il paraît de plus que, dès qu’il y eut des lois, elles prononcèrent que le célibat était une chose mauvaise et punissable. Denys d’Halicarnasse qui avait compulsé les vieilles annales de Rome, dit avoir vu une ancienne loi qui obligeait les jeunes gens à se marier[92]. Le traité des lois de Cicéron, traité qui reproduit presque toujours, sous une forme philosophique, les anciennes lois de Rome, en contient une qui interdit le célibat[93]. À Sparte, la législation de Lycurgue privait de tous les droits de citoyen l’homme qui ne se mariait pas[94]. On sait par plusieurs anecdotes que lorsque le célibat cessa d’être défendu par les lois, il le fut encore par les mœurs. Il paraît enfin par un passage de Pollux que dans beaucoup de villes grecques, la loi punissait le célibat comme un délit[95]. Cela était conforme aux croyances ; l’homme ne s’appartenait pas, il appartenait à la famille. Il était un membre dans une série, et il ne fallait pas que la série s’arrêtât à lui. Il n’était pas né par hasard ; on l’avait introduit dans la vie pour qu’il continuât un culte ; il ne devait pas quitter la vie sans être sûr que ce culte serait continué après lui.

Mais il ne suffisait pas d’engendrer un fils. Le fils qui devait perpétuer la religion domestique devait être le fruit d’un mariage religieux. Le bâtard, l’enfant naturel, celui que les Grecs appelaient νόθος et les Latins spurius, ne pouvait pas remplir le rôle que la religion assignait au fils. En effet le lien du sang ne constituait pas à lui seul la famille, et il fallait encore le lien du culte. Or le fils né d’une femme qui n’avait pas été associée au culte de l’époux par la cérémonie du mariage, ne pouvait pas lui-même avoir part au culte[96]. Il n’avait pas le droit d’offrir le repas funèbre et la famille ne se perpétuait pas pour lui. Nous verrons plus loin que, pour la même raison, il n’avait pas droit à l’héritage.

Le mariage était donc obligatoire. Il n’avait pas pour but le plaisir ; son objet principal n’était pas l’union de deux êtres qui se convenaient et qui voulaient s’associer pour le bonheur et pour les peines de la vie. L’effet du mariage, aux yeux de la religion et des lois, était, en unissant deux êtres dans le même culte domestique, d’en faire naître un troisième qui fût apte à continuer ce culte. On le voit bien par la formule sacramentelle qui était prononcée dans l’acte du mariage : ducere uxorem liberûm quærendorum causâ, disaient les Romains ; παίδων ἐπ’ ἀρότῳ γνησίων, disaient les Grecs[97].

Le mariage n’ayant été contracté que pour perpétuer la famille, il semblait juste qu’il pût être rompu si la femme était stérile. Le divorce dans ce cas a toujours été un droit chez les anciens ; il est même possible qu’il ait été une obligation. Dans l’Inde, la religion prescrivait que « la femme stérile fût remplacée au bout de huit ans[98]. » Que le devoir fût le même en Grèce et à Rome, aucun texte formel ne le prouve. Pourtant Hérodote cite deux rois de Sparte qui furent contraints de répudier leurs femmes parce qu’elles étaient stériles[99]. Pour ce qui est de Rome, on connaît assez l’histoire de Carvilius Ruga, dont le divorce est le premier que les annales romaines aient mentionné. « Carvilius Ruga, dit Aulu-Gelle, homme de grande famille, se sépara de sa femme par le divorce, parce qu’il ne pouvait pas avoir d’elle des enfants. Il l’aimait avec tendresse et n’avait qu’à se louer de sa conduite. Mais il sacrifia son amour à la religion du serment, parce qu’il avait juré (dans la formule du mariage) qu’il la prenait pour épouse afin d’avoir des enfants[100]. »

La religion disait que la famille ne devait pas s’éteindre ; toute affection et tout droit naturel devaient céder devant cette règle absolue. Si un mariage était stérile par le fait du mari, il n’en fallait pas moins que la famille fût continuée. Alors un frère ou un parent du mari devait se substituer à lui, et la femme était tenue de se livrer à cet homme. L’enfant qui naissait de là était considéré comme fils du mari et continuait son culte. Telles étaient les règles chez les anciens Hindous ; nous les retrouvons dans les lois d’Athènes et dans celles de Sparte[101]. Tant cette religion avait d’empire ! tant le devoir religieux passait avant tous les autres !

À plus forte raison, les législations anciennes prescrivaient le mariage de la veuve, quand elle n’avait pas eu d’enfants, avec le plus proche parent de son mari. Le fils qui naissait était réputé fils du défunt[102].

La naissance de la fille ne remplissait pas l’objet du mariage. En effet la fille ne pouvait pas continuer le culte, par la raison que le jour où elle se mariait, elle renonçait à la famille et au culte de son père, et appartenait à la famille et à la religion de son mari. La famille ne se continuait, comme le culte, que par les mâles : fait capital, dont on verra plus loin les conséquences.

C’était donc le fils qui était attendu, qui était nécessaire ; c’était lui que la famille, les ancêtres, le foyer réclamaient. « Par lui, disent les vieilles lois des Hindous, un père acquitte sa dette envers les mânes de ses ancêtres et s’assure à lui-même l’immortalité. » Ce fils n’était pas moins précieux aux yeux des Grecs ; car il devait plus tard faire les sacrifices, offrir le repas funèbre, et conserver par son culte la religion domestique. Aussi dans le vieil Eschyle, le fils est-il appelé σωτὴρ ἑστίας πατρὸς, le sauveur du foyer paternel[103].

L’entrée de ce fils dans la famille était signalée par un acte religieux. Il fallait d’abord qu’il fût agréé par le père. Celui-ci, à titre de maître et de gardien viager du foyer, de représentant des ancêtres, devait prononcer si le nouveau venu était ou n’était pas de la famille. La naissance ne formait que le lien physique ; la déclaration du père constituait le lien moral et religieux. Cette formalité était également obligatoire à Rome, en Grèce et dans l’Inde.

Il fallait de plus pour le fils, comme nous l’avons vu pour la femme, une sorte d’initiation. Elle avait lieu peu de temps après la naissance, le neuvième jour à Rome, le dixième en Grèce, dans l’Inde le dixième ou le douzième[104]. Ce jour-là, le père réunissait la famille, appelait des témoins, et faisait un sacrifice à son foyer. L’enfant était présenté au dieu domestique ; une femme le portait dans ses bras et en courant lui faisait faire plusieurs fois le tour du feu sacré[105]. Cette cérémonie avait pour double objet, d’abord de purifier l’enfant[106], c’est-à-dire de lui ôter la souillure que les anciens supposaient qu’il avait contractée par le seul fait de la gestation, ensuite de l’initier au culte domestique. À partir de ce moment, l’enfant état admis dans cette sorte de société sainte et de petite église qu’on appelait la famille. Il en avait la religion, il en pratiquait les rites, il était apte à en dire les prières ; il en honorait les ancêtres, et plus tard il devait y être lui-même un ancêtre honoré.


CHAPITRE IV.

DE L’ADOPTION ET DE L’ÉMANCIPATION.

Le devoir de perpétuer le culte domestique a été le principe du droit d’adoption chez les anciens. La même religion qui obligeait l’homme à se marier, qui prononçait le divorce en cas de stérilité, qui, en cas d’impuissance ou de mort prématurée, substituait au mari un parent, offrait encore à la famille une dernière ressource pour échapper au malheur si redouté de l’extinction ; cette ressource était le droit d’adopter.

« Celui à qui la nature n’a pas donné de fils, peut en adopter un, pour que les cérémonies funèbres ne cessent pas. » Ainsi parle le vieux législateur des Hindous[107]. Nous avons un curieux plaidoyer d’un orateur athénien dans un procès où l’on contestait à un fils adoptif la légitimité de son adoption. Le défendeur nous montre d’abord pour quel motif on adoptait un fils : « Ménéclès, dit-il, ne voulait pas mourir sans enfants ; il tenait à laisser après lui quelqu’un pour l’ensevelir et pour lui faire dans la suite les cérémonies du culte funèbre. » Il montre ensuite ce qui arrivera si le tribunal annule son adoption, ce qui arrivera non pas à lui-même, mais à celui qui l’a adopté ; Ménéclès est mort, mais c’est encore l’intérêt de Ménéclès qui est en jeu. « Si vous annulez mon adoption, vous ferez que Ménéclès sera mort sans laisser de fils après lui, qu’en conséquence personne ne fera les sacrifices en son honneur, que nul ne lui offrira les repas funèbres, et qu’enfin il sera sans culte[108]. »

Adopter un fils, c’était donc veiller à la perpétuité de la religion domestique, au salut du foyer, à la continuation des offrandes funèbres, au repos des mânes des ancêtres. L’adoption n’ayant sa raison d’être que dans la nécessité de prévenir l’extinction d’un culte, il suivait de là qu’elle n’était permise qu’à celui qui n’avait pas de fils. La loi des Hindous est formelle à cet égard[109]. Celle d’Athènes ne l’est pas moins ; tout le plaidoyer de Démosthènes contre Léocharès en est la preuve[110]. Aucun texte précis ne prouve qu’il en fût de même dans l’ancien droit romain, et nous savons qu’au temps de Gaius un même homme pouvait avoir des fils par la nature et des fils par l’adoption. Il paraît pourtant que ce point n’était pas admis en droit au temps de Cicéron ; car dans un de ses plaidoyers l’orateur s’exprime ainsi : « Quel est le droit qui régit l’adoption ? Ne faut-il pas que l’adoptant soit d’âge à ne plus avoir d’enfants, et qu’avant d’adopter il ait cherché à en avoir ? Adopter, c’est demander à la religion et à la loi ce qu’on n’a pas pu obtenir de la nature[111]. » Cicéron attaque l’adoption de Clodius en se fondant sur ce que l’homme qui l’a adopté a déjà un fils, et il s’écrie que cette adoption est contraire au droit religieux.

Quand on adoptait un fils, il fallait avant tout l’initier à son culte, « l’introduire dans sa religion domestique, » « l’approcher de ses pénates[112]. » Aussi l’adoption s’opérait-elle par une cérémonie sacrée qui paraît avoir été fort semblable à celle qui marquait la naissance du fils. Par là le nouveau venu était admis au foyer et associé à la religion. Dieux, objets sacrés, rites, prières, tout lui devenait commun avec son père adoptif. On disait de lui in sacra transiit, il est passé au culte de sa nouvelle famille[113].

Par cela même il renonçait au culte de l’ancienne[114] Nous avons vu en effet que d’après ces vieilles croyances le même homme ne pouvait pas sacrifier à deux foyers ni honorer deux séries d’ancêtres. Admis dans une nouvelle maison, la maison paternelle lui devenait étrangère. Il n’avait plus rien de commun avec le foyer qui l’avait vu naître et ne pouvait plus offrir le repas funèbre à ses propres ancêtres. Le lien de la naissance était brisé ; le lien nouveau du culte l’emportait. L’homme devenait si complétement étranger à son ancienne famille que, s’il venait à mourir, son père naturel n’avait pas le droit de se charger de ses funérailles et de conduire son convoi. Le fil adopté ne pouvait plus rentrer dans son ancienne famille ; tout au plus la loi le lui permettait-elle si, ayant un fils, il le laissait à sa place dans la famille adoptante. On considérait que, la perpétuité de cette famille étant ainsi assurée, il pouvait en sortir. Mais alors il rompait tout lien avec son propre fils[115].

À l’adoption correspondait comme corrélatif l’émancipation. Pour qu’un fils pût entrer dans une nouvelle famille, il fallait nécessairement qu’il eût pu sortir de l’ancienne, c’est-à-dire qu’il eût été affranchi de sa religion[116]. Le principal effet de l’émancipation était le renoncement au culte de la famille où l’on était né. Les Romains désignaient cet acte par le nom bien significatif de sacrorum detestatio[117].


CHAPITRE V.

DE LA PARENTÉ. DE CE QUE LES ROMAINS APPELAIENT AGNATION.

Platon dit que la parenté est la communauté des mêmes dieux domestiques[118]. Quand Démosthènes veut prouver que deux hommes sont parents, il montre qu’ils pratiquent le même culte et offrent le repas funèbre au même tombeau. C’était en effet la religion domestique qui constituait la parenté. Deux hommes pouvaient se dire parents, lorsqu’ils avaient les mêmes dieux, le même foyer, le même repas funèbre.

Or nous avons observé précédemment que le droit de faire les sacrifices au foyer ne se transmettait que de mâle en mâle et que le culte des morts ne s’adressait aussi qu’aux ascendants en ligne masculine. Il résultait de cette règle religieuse que l’on ne pouvait pas être parent par les femmes. Dans l’opinion de ces générations anciennes, la femme ne transmettait ni l’être ni le culte. Le fils tenait tout du père. On ne pouvait pas d’ailleurs appartenir à deux familles, invoquer deux foyers ; le fils n’avait donc d’autre religion ni d’autre famille que celle du père[119]. Comment aurait-il eu une famille maternelle ? Sa mère elle-même, le jour où les rites sacrés du mariage avaient été accomplis, avait renoncé d’une manière absolue à sa propre famille ; depuis ce temps, elle avait offert le repas funèbre aux ancêtres de l’époux, comme si elle était devenue leur fille, et elle ne l’avait plus offert à ses propres ancêtres, parce qu’elle n’était plus censée descendre d’eux. Elle n’avait conservé ni lien religieux ni lien de droit avec la famille où elle était née. À plus forte raison, son fils n’avait rien de commun avec cette famille.

Le principe de la parenté n’était pas la naissance ; c’était le culte. Cela se voit clairement dans l’Inde. Là, le chef de famille, deux fois par mois, offre le repas funèbre ; il présente un gâteau aux mânes de son père, un autre à son grand-père paternel, un troisième à son arrière-grand-père paternel, jamais à ceux dont il descend par les femmes, ni à sa mère ni au père de sa mère. Puis, en remontant plus haut, mais toujours dans la même ligne, il fait une offrande au quatrième, au cinquième, au sixième ascendant. Seulement pour ceux-ci l’offrande est plus légère ; c’est une simple libation d’eau et quelques grains de riz[120]. Tel est le repas funèbre ; et c’est d’après l’accomplissement de ces rites que l’on compte la parenté. Lorsque deux hommes qui accomplissent séparément leurs repas funèbres, peuvent, en remontant chacun la série de leurs six ancêtres, en trouver un qui leur soit commun à tous deux, ces deux hommes sont parents. Ils se disent samanodacas si l’ancêtre commun est de ceux à qui l’on n’offre que la libation d’eau, sapindas s’il est de ceux à qui le gâteau est présenté[121]. À compter d’après nos usages, la parenté des sapindas irait jusqu’au septième degré, et celle des samanodacas jusqu’au quatorzième. Dans l’un et l’autre cas la parenté se reconnaît à ce qu’on fait l’offrande à un même ancêtre ; et l’on voit que dans ce système la parenté par les femmes ne peut pas être admise.

Il en était de même en Occident. On a beaucoup discuté sur ce que les jurisconsultes romains entendaient par l’agnation. Mais le problème devient facile à résoudre, dès que l’on rapproche l’agnation de la religion domestique. De même que la religion ne se transmettait que de mâle en mâle, de même il est attesté par tous les jurisconsultes anciens que deux hommes ne pouvaient être agnats entre eux que si, en remontant toujours de mâle en mâle, ils se trouvaient avoir des ancêtres communs[122]. La règle pour l’agnation était donc la même que pour le culte. Il y avait entre ces deux choses un rapport manifeste. L’agnation n’était autre chose que la parenté telle que la religion l’avait établie à l’origine.

Pour rendre cette vérité plus claire, traçons le tableau d’une famille romaine.

L. Cornelius Scipio, mort vers 250 avant Jésus-Christ.
 
 
Publius Scipio Cn. Scipio
 
 
Luc. Scipio Asiaticus P. Scipio Africanus P. Scipio Nasica
 
 
Luc. Scipio Asiat. P. Scipio Cornélie ép. de Sempr. Gracchus P. Scip. Nasica
 
Scipio Asiaticus Scipio Æmilianus Tib. Sempr. Gracchus P. Scip. Serapio

Dans ce tableau, la cinquième génération, qui vivait vers l’an 140 avant Jésus-Christ, est représentée par quatre personnages. Étaient-ils tous parents entre eux ? Ils le seraient d’après nos idées modernes ; ils ne l’étaient pas tous dans l’opinion des Romains. Examinons en effet s’ils avaient le même culte domestique, c’est-à-dire s’ils faisaient les offrandes aux mêmes ancêtres. Supposons le troisième Scipio Asiaticus, qui reste seul de sa branche, offrant au jour marqué le repas funèbre ; en remontant de mâle en mâle, il trouve pour troisième ancêtre Publius Scipio. De même Scipion Émilien, faisant son sacrifice, rencontrera dans la série de ses ascendants ce même Publius Scipio. Donc Scipio Asiaticus et Scipion Émilien sont parents entre eux ; chez les Hindous on les appellerait sapindas.

D’autre part Scipion Sérapion a pour quatrième ancêtre L. Cornelius Scipio qui est aussi le quatrième ancêtre de Scipion Émilien. Ils sont donc parents entre eux ; chez les Hindous on les appellerait samanodacas. Dans la langue juridique et religieuse de Rome, ces trois Scipions sont agnats ; les deux premiers le sont entre eux au sixième degré, le troisième l’est avec eux au huitième.

Il n’en est pas de même de Tibérius Gracchus. Cet homme qui, d’après nos coutumes modernes, serait le plus proche parent de Scipion Émilien, n’était pas même son parent au degré le plus éloigné. Peu importe en effet pour Tibérius qu’il soit fils de Cornélie, la fille des Scipions ; ni lui ni Cornélie elle-même n’appartiennent à cette famille par la religion. Il n’a pas d’autres ancêtres que les Sempronius ; c’est à eux qu’il offre le repas funèbre ; en remontant la série de ses ascendants, il ne rencontrera jamais un Scipion. Scipion Émilien et Tibérius Gracchus ne sont donc pas agnats. Le lien du sang ne suffit pas pour établir cette parenté, il faut le lien du culte.

On comprend d’après cela pourquoi, aux yeux de la loi romaine, deux frères consanguins étaient agnats et deux frères utérins ne l’étaient pas. Qu’on ne dise même pas que la descendance par les mâles était le principe immuable sur lequel était fondée la parenté. Ce n’était pas à la naissance, c’était au culte seul que l’on reconnaissait les agnats. Le fils que l’émancipation avait détaché du culte, n’était plus agnat de son père. L’étranger qui avait été adopté, c’est-à-dire admis au culte, devenait l’agnat de l’adoptant et même de toute sa famille. Tant il est vrai que c’était la religion qui fixait la parenté.

Sans doute il est venu un temps, pour l’Inde et la Grèce comme pour Rome, où la parenté par le culte n’a plus été la seule qui fût admise. À mesure que cette vieille religion s’affaiblit, la voix du sang parla plus haut, et la parenté par la naissance fut reconnue en droit. Les Romains appelèrent cognatio cette sorte de parenté qui était absolument indépendante des règles de la religion domestique. Quand on lit les jurisconsultes depuis Cicéron jusqu’à Justinien, on voit les deux systèmes de parenté rivaliser entre eux et se disputer le domaine du droit. Mais au temps des Douze-Tables, la seule parenté d’agnation était connue, et seule elle conférait des droits à l’héritage. On verra plus loin qu’il en a été de même chez les Grecs.


CHAPITRE VI.

LE DROIT DE PROPRIÉTÉ.

Voici une institution des anciens dont il ne faut pas nous faire une idée d’après ce que nous voyons autour de nous. Les anciens ont fondé le droit de propriété sur des principes qui ne sont plus ceux des générations présentes ; il en est résulté que les lois par lesquelles ils l’ont garanti, sont sensiblement différentes des nôtres.

On sait qu’il y a des races qui ne sont jamais arrivées à établir chez elles la propriété privée ; d’autres n’y sont parvenues qu’à la longue et péniblement. Ce n’est pas en effet un facile problème, à l’origine des sociétés, de savoir si l’individu peut s’approprier le sol et établir un tel lien entre son être et une part de terre qu’il puisse dire : cette terre est mienne, cette terre est comme une partie de moi. Les Tatares conçoivent le droit de propriété quand il s’agit des troupeaux et ne le comprennent plus quand il s’agit du sol. Chez les anciens Germains la terre n’appartenait à personne ; chaque année la tribu assignait à chacun de ses membres un lot à cultiver, et on changeait de lot l’année suivante. Le Germain était propriétaire de la moisson ; il ne l’était pas de la terre. Il en est encore de même dans une partie de la race sémitique et chez quelques peuples slaves.

Au contraire, les populations de la Grèce et de l’Italie, dès l’antiquité la plus haute, ont toujours connu et pratiqué la propriété privée. On ne trouve pas une époque où la terre ait été commune[123] ; et l’on ne voit non plus rien qui ressemble à ce partage annuel des champs qui était usité chez les Germains. Il y a même un fait bien remarquable. Tandis que les races qui n’accordent pas à l’individu la propriété du sol, lui accordent au moins celle des fruits de son travail, c’est-à-dire de sa récolte, c’était le contraire chez les Grecs. Dans beaucoup de villes les citoyens étaient astreints à mettre en commun leurs moissons, ou du moins la plus grande partie, et devaient les consommer en commun ; l’individu n’était donc pas maître du blé qu’il avait récolté ; mais en même temps, par une contradiction bien singulière, il avait la propriété absolue du sol. La terre était à lui plus que la moisson. Il semble que chez les Grecs la conception du droit de propriété ait suivi une marche tout à fait opposée à celle qui paraît naturelle. Elle ne s’est pas appliquée à la moisson d’abord, et au sol ensuite. C’est l’ordre inverse qu’on a suivi.

Il y a trois choses que, dès l’âge le plus ancien, on trouve fondées et solidement établies dans ces sociétés grecques et italiennes : la religion domestique, la famille, le droit de propriété ; trois choses qui ont eu entre elles, à l’origine, un rapport manifeste, et qui paraissent avoir été inséparables.

L’idée de propriété privée était dans la religion même. Chaque famille avait son foyer et ses ancêtres. Ces dieux ne pouvaient être adorés que par elle, ne protégeaient qu’elle ; ils étaient sa propriété.

Or entre ces dieux et le sol les hommes des anciens âges voyaient un rapport mystérieux. Prenons d’abord le foyer. Cet autel est le symbole de la vie sédentaire ; son nom seul l’indique[124]. Il doit être posé sur le sol ; une fois posé, on ne peut plus le changer de place. Le dieu de la famille veut avoir une demeure fixe ; matériellement, il est difficile de transporter la pierre sur laquelle il brille ; religieusement, cela est plus difficile encore et n’est permis à l’homme que si la dure nécessité le presse, si un ennemi le chasse ou si la terre ne peut pas le nourrir. Quand on pose le foyer, c’est avec la pensée et l’espérance qu’il restera toujours à cette même place. Le dieu s’installe là, non pas pour un jour, non pas même pour une vie d’homme, mais pour tout le temps que cette famille durera et qu’il restera quelqu’un pour entretenir sa flamme par le sacrifice. Ainsi le foyer prend possession du sol ; cette part de terre, il la fait sienne ; elle est sa propriété.

Et la famille qui par devoir et par religion reste toujours groupée autour de son autel, se fixe au sol comme l’autel lui-même. L’idée de domicile vient naturellement. La famille est attachée au foyer, le foyer l’est au sol ; une relation étroite s’établit donc entre le sol et la famille. Là doit être sa demeure permanente, qu’elle ne songera pas à quitter, à moins qu’une nécessité imprévue ne l’y contraigne. Comme le foyer, elle occupera toujours cette place. Cette place lui appartient ; elle est sa propriété, propriété non d’un homme seulement, mais d’une famille dont les différents membres doivent venir l’un après l’autre naître et mourir là.

Suivons les idées des anciens. Deux foyers représentent des divinités distinctes, qui ne s’unissent et qui ne se confondent jamais ; cela est si vrai que le mariage même entre deux familles n’établit pas d’alliance entre leurs dieux. Le foyer doit être isolé, c’est-à-dire séparé nettement de tout ce qui n’est pas lui ; il ne faut pas que l’étranger en approche au moment où les cérémonies du culte s’accomplissent, ni même qu’il ait vue sur lui. C’est pour cela qu’on appelle ce dieu le dieu caché, μύχιος, ou le dieu intérieur, Penates. Pour que cette règle religieuse soit bien remplie, il faut qu’autour du foyer, à une certaine distance, il y ait une enceinte. Peu importe qu’elle soit formée par une haie, par une cloison de bois, ou par un mur de pierre. Quelle qu’elle soit, elle marque la limite qui sépare le domaine d’un foyer du domaine d’un autre foyer. Cette enceinte (ἕρκος) est réputée sacrée[125]. Il y a impiété à la franchir. Le dieu veille sur elle et la tient sous sa garde ; aussi donne-t-on à ce dieu l’épithète de ἑρκεῖος[126]. Cette enceinte tracée par la religion et protégée par elle est l’emblème le plus certain, la marque la plus irrécusable du droit de propriété.

Reportons-nous aux âges primitifs de la race aryenne. L’enceinte sacrée que les Grecs appellent ἕρκος et les latins herctum, c’est l’enclos assez étendu dans lequel la famille a sa maison, ses troupeaux, le petit champ qu’elle cultive. Au milieu s’élève le foyer protecteur. Descendons aux âges suivants : la population est arrivée jusqu’en Grèce et en Italie et elle a bâti des villes. Les demeures se sont rapprochées ; elles ne sont pourtant pas contiguës. L’enceinte sacrée existe encore, mais dans de moindres proportions ; elle est le plus souvent réduite à un petit mur, à un fossé, à un sillon, ou à un simple espace libre de quelques pieds de largeur. Dans tous les cas, deux maisons ne doivent pas se toucher ; la mitoyenneté est une chose réputée impossible. Le même mur ne peut pas être commun à deux maisons ; car alors l’enceinte sacrée des dieux domestiques aurait disparu. À Rome, la loi fixe à deux pieds et demi la largeur de l’espace libre qui doit toujours séparer deux maisons, et cet espace est consacré au « dieu de l’enceinte[127]. »

Il est résulté de ces vieilles règles religieuses que la vie en communauté n’a jamais pu s’établir chez les anciens. Le phalanstère n’y a jamais été connu. Pythagore même n’a pas réussi à établir des institutions auxquelles la religion intime des hommes résistait. On ne trouve non plus, à aucune époque de la vie des anciens, rien qui ressemble à cette promiscuité du village qui était générale en France au douzième siècle. Chaque famille ayant ses dieux et son culte, a dû avoir aussi sa place particulière sur le sol, son domicile isolé, sa propriété.

Les Grecs disaient que le foyer avait enseigné à l’homme à bâtir des maisons[128]. En effet, l’homme qui était fixé par sa religion à une place qu’il ne croyait pas devoir jamais quitter, a dû songer bien vite à élever en cet endroit une construction solide. La tente convient à l’Arabe, le chariot au Tatare ; mais à une famille qui a un foyer domestique, il faut une demeure qui dure. À la cabane de terre ou de bois a bientôt succédé la maison de pierre. On n’a pas bâti seulement pour une vie d’homme, mais pour la famille dont les générations devaient se succéder dans la même demeure.

La maison était toujours placée dans l’enceinte sacrée. Chez les Grecs on partageait en deux le carré que formait cette enceinte ; la première partie était la cour ; la maison occupait la seconde partie. Le foyer, placé vers le milieu de l’enceinte totale, se trouvait ainsi au fond de la cour et près de l’entrée de la maison. À Rome la disposition était différente, mais le principe était le même. Le foyer restait placé au milieu de l’enceinte, mais les bâtiments s’élevaient autour de lui des quatre côtés, de manière à l’enfermer au milieu d’une petite cour.

On voit bien la pensée qui a inspiré ce système de construction : les murs se sont élevés autour du foyer pour l’isoler et le défendre, et l’on peut dire, comme disaient les Grecs, que la religion a enseigné à bâtir une maison.

Dans cette maison la famille est maîtresse et propriétaire ; c’est sa divinité domestique qui lui assure son droit. La maison est consacrée par la présence perpétuelle des dieux ; elle est le temple qui les garde. « Qu’y a-t-il de plus sacré, dit Cicéron, que la demeure de chaque homme ? Là est l’autel ; là brille le feu sacré ; là sont les choses saintes et la religion[129]. » À pénétrer dans cette maison avec des intentions malveillantes il y avait sacrilége. Le domicile était inviolable. Suivant une tradition romaine, le dieu domestique repoussait le voleur et écartait l’ennemi[130].

Passons à un autre objet du culte, le tombeau, et nous verrons que les mêmes idées s’y attachaient. Le tombeau avait une grande importance dans la religion des anciens. Car d’une part on devait un culte aux ancêtres, et d’autre part la principale cérémonie de ce culte, c’est-à-dire le repas funèbre, devait être accomplie sur le lieu même où les ancêtres reposaient[131]. La famille avait donc un tombeau commun où ses membres devaient venir s’endormir l’un après l’autre. Pour ce tombeau la règle était la même que pour le foyer. Il n’était pas plus permis d’unir deux familles dans une même sépulture qu’il ne l’était d’unir deux foyers domestiques en une seule maison. C’était une égale impiété d’enterrer un mort hors du tombeau de sa famille ou de placer dans ce tombeau le corps d’un étranger[132]. La religion domestique, soit dans la vie, soit dans la mort, séparait chaque famille de toutes les autres, et écartait sévèrement toute apparence de communauté. De même que les maisons ne devaient pas être contiguës, les tombeaux ne devaient pas se toucher ; chacun d’eux avait, comme la maison, une sorte d’enceinte isolante.

Combien le caractère de propriété privée est manifeste en tout cela ! Les morts sont des dieux qui appartiennent en propre à une famille et qu’elle a seule le droit d’invoquer. Ces morts ont pris possession du sol ; ils vivent sous ce petit tertre, et nul, s’il n’est de la famille, ne peut penser à se mêler à eux. Personne d’ailleurs n’a le droit de les déposséder du sol qu’ils occupent ; un tombeau, chez les anciens, ne peut jamais être détruit ni déplacé[133] ; les lois les plus sévères le défendent. Voilà donc une part de sol qui, au nom de la religion, devient un objet de propriété perpétuelle pour chaque famille. La famille s’est approprié cette terre en y plaçant ses morts ; elle s’est implantée là pour toujours. Le rejeton vivant de cette famille peut dire légitimement : cette terre est à moi. Elle est tellement à lui qu’elle est inséparable de lui et qu’il n’a pas le droit de s’en dessaisir. Le sol où reposent les morts est inaliénable et imprescriptible. La loi romaine exige que, si une famille vend le champ où est son tombeau, elle reste au moins propriétaire de ce tombeau et conserve éternellement le droit de traverser le champ pour aller accomplir les cérémonies de son culte[134].

L’ancien usage était d’enterrer les morts, non pas dans des cimetières ou sur les bords d’une route, mais dans le champ de chaque famille. Cette habitude des temps antiques est attestée par une loi de Solon et par plusieurs passages de Plutarque. On voit dans un plaidoyer de Démosthènes que, de son temps encore, chaque famille enterrait ses morts dans son champ, et que lorsqu’on achetait un domaine dans l’Attique, on y trouvait la sépulture des anciens propriétaires[135]. Pour l’Italie, cette même coutume nous est attestée par une loi des Douze-Tables, par les textes de deux jurisconsultes, et par cette phrase de Siculus Flaccus : « Il y avait anciennement deux manières de placer le tombeau, les uns le mettant à la limite du champ, les autres vers le milieu[136]. »

D’après cet usage on conçoit que l’idée de propriété se soit facilement étendue du petit tertre où reposaient les morts au champ qui entourait ce tertre. On peut lire dans le livre du vieux Caton une formule par laquelle le laboureur italien priait les Mânes de veiller sur son champ, de faire bonne garde contre le voleur, et de faire produire bonne récolte. Ainsi ces âmes des morts étendaient leur action tutélaire et avec elle leur droit de propriété jusqu’aux limites du domaine. Par elles la famille était maîtresse unique dans ce champ. La sépulture avait établi l’union indissoluble de la famille avec la terre, c’est-à-dire la propriété.

Dans la plupart des sociétés primitives, c’est par la religion que le droit de propriété a été établi. Dans la Bible, le Seigneur dit à Abraham : « Je suis l’Éternel qui t’ai fait sortir de Ur des Chaldéens, afin de te donner ce pays, » et à Moïse : « Je vous ferai entrer dans le pays que j’ai juré de donner à Abraham, et je vous le donnerai en héritage. » Ainsi Dieu, propriétaire primitif par droit de création, délègue à l’homme sa propriété sur une partie du sol. Il y a eu quelque chose d’analogue chez les anciennes populations gréco-italiennes. Il est vrai que ce n’est pas la religion de Jupiter qui a fondé ce droit, peut-être parce qu’elle n’existait pas encore. Les dieux qui conférèrent à chaque famille son droit sur la terre, ce furent les dieux domestiques, le foyer et les mânes. La première religion qui eut l’empire sur leurs âmes fut aussi celle qui constitua chez eux la propriété.

Il est assez évident que la propriété privée était une institution dont la religion domestique ne pouvait pas se passer. Cette religion prescrivait d’isoler le domicile et d’isoler aussi la sépulture ; la vie en commun a donc été impossible. La même religion commandait que le foyer fût fixé au sol, que le tombeau ne fût ni détruit ni déplacé. Supprimez la propriété, le foyer sera errant, les familles se mêleront, les morts seront abandonnés et sans culte. Par le foyer inébranlable et la sépulture permanente, la famille a pris possession du sol ; la terre a été en quelque sorte imbue et pénétrée par la religion du foyer et des ancêtres. Ainsi l’homme des anciens âges fut dispensé de résoudre de trop difficiles problèmes. Sans discussion, sans travail, sans l’ombre d’une hésitation, il arriva d’un seul coup et par la vertu de ses seules croyances à la conception du droit de propriété, de ce droit d’où sort toute civilisation, puisque par lui l’homme améliore la terre et devient lui-même meilleur.

Ce ne furent pas les lois qui garantirent d’abord le droit de propriété, ce fut la religion. Chaque domaine était sous les yeux des divinités domestiques qui veillaient sur lui[137]. Chaque champ devait être entouré, comme nous l’avons vu pour la maison, d’une enceinte qui le séparât nettement des domaines des autres familles. Cette enceinte n’était pas un mur de pierre ; c’était une bande de terre de quelques pieds de large, qui devait rester inculte et que la charrue ne devait jamais toucher. Cet espace était sacré : la loi romaine le déclarait imprescriptible[138] ; il appartenait à la religion. À certains jours marqués du mois et de l’année, le père de famille faisait le tour de son champ, en suivant cette ligne ; il poussait devant lui des victimes, chantait des hymnes, et offrait des sacrifices[139]. Par cette cérémonie il croyait avoir éveillé la bienveillance de ses dieux à l’égard de son champ et de sa maison ; il avait surtout marqué son droit de propriété en promenant autour de son champ son culte domestique. Le chemin qu’avaient suivi les victimes et les prières, était la limite inviolable du domaine.

Sur cette ligne, de distance en distance, l’homme plaçait quelques grosses pierres ou quelques troncs d’arbres, que l’on appelait des termes. On peut juger ce que c’était que ces bornes et quelles idées s’y attachaient par la manière dont la piété des hommes les posait en terre. « Voici, dit Siculus Flaccus, ce que nos ancêtres pratiquaient : ils commençaient par creuser une petite fosse, et dressant le Terme sur le bord, ils le couronnaient de guirlandes d’herbes et de fleurs. Puis ils offraient un sacrifice ; la victime immolée, ils en faisaient couler le sang dans la fosse ; ils y jetaient des charbons allumés (allumés probablement au feu sacré du foyer), des grains, des gâteaux, des fruits, un peu de vin et de miel. Quand tout cela s’était consumé dans la fosse, sur les cendres encore chaudes on enfonçait la pierre ou le morceau de bois[140]. » On voit clairement que cette cérémonie avait pour objet de faire du Terme une sorte de représentant sacré du culte domestique. Pour lui continuer ce caractère, chaque année on renouvelait sur lui l’acte sacré, en versant des libations et en récitant des prières. Le Terme posé en terre, c’était donc, en quelque sorte, la religion domestique implantée dans le sol, pour marquer que ce sol était à jamais la propriété de la famille. Plus tard, la poésie aidant, le Terme fut considéré comme un dieu distinct.

L’usage des Termes ou bornes sacrées des champs paraît avoir été universel dans la race indo-européenne. Il existait chez les Hindous dans une haute antiquité, et les cérémonies sacrées du bornage avaient chez eux une grande analogie avec celles que Siculus Flaccus a décrites pour l’Italie[141]. Avant Rome, nous trouvons le Terme chez les Sabins[142] ; nous le trouvons encore chez les Étrusques. Les Hellènes avaient aussi des bornes sacrées qu’ils appelaient ὅροι, θεοὶ ὅριοι[143].

Le Terme une fois posé suivant les rites, il n’était aucune puissance au monde qui pût le déplacer. Il devait rester au même endroit de toute éternité. Ce principe religieux était exprimé à Rome par une légende : Jupiter ayant voulu se faire une place sur le mont Capitolin pour y avoir un temple, n’avait pas pu déposséder le dieu Terme, et avait dû se résigner à le conserver pour voisin. Cette vieille tradition montre combien la propriété était sacrée ; car le Terme immobile ne signifie pas autre chose que la propriété inviolable.

Le Terme gardait en effet la limite du champ et veillait sur elle. Le voisin n’osait pas en approcher de trop près ; « car alors, comme dit Ovide, le dieu qui se sentait heurté par le soc ou le hoyau, criait : arrête, ceci est mon champ, voilà le tien[144]. » Pour empiéter sur le champ d’une famille, il fallait renverser ou déplacer une borne : or cette borne était un dieu. Le sacrilége était horrible et le châtiment sévère ; la vieille loi romaine disait : « Que l’homme et les bœufs qui auront touché le Terme, soient dévoués[145] ; » cela signifiait que l’homme et les bœufs seraient immolés en expiation. La loi étrusque, parlant au nom de la religion, s’exprimait ainsi : « Celui qui aura touché ou déplacé la borne, sera condamné par les dieux ; sa maison disparaîtra, sa race s’éteindra ; sa terre ne produira plus de fruits ; la grêle, la rouille, les feux de la canicule détruiront ses moissons ; les membres du coupable se couvriront d’ulcères et tomberont de consomption[146]. »

Nous ne possédons pas le texte de la loi athénienne sur le même sujet ; il ne nous en est resté que trois mots qui signifient : « Ne dépasse pas la borne. » Mais Platon paraît compléter la pensée du législateur quand il dit : « Notre première loi doit être celle-ci : que personne ne touche à la borne qui sépare son champ de celui du voisin, car elle doit rester immobile… Que nul ne s’avise d’ébranler la petite pierre qui sépare l’amitié de l’inimitié et qu’on s’est engagé par serment à laisser à sa place[147]. »

De toutes ces croyances, de tous ces usages, de toutes ces lois, il résulte clairement que c’est la religion domestique qui a appris à l’homme à s’approprier la terre, et qui lui a assuré son droit sur elle.

On comprend sans peine que le droit de propriété, ayant été ainsi conçu et établi, ait été beaucoup plus complet et plus absolu dans ses effets qu’il ne peut l’être dans nos sociétés modernes, où il est fondé sur d’autres principes. La propriété était tellement inhérente à la religion domestique qu’une famille ne pouvait pas plus renoncer à l’une qu’à l’autre. La maison et le champ étaient comme incorporés à elle, et elle ne pouvait ni les perdre ni s’en dessaisir. Platon, dans son traité des lois, ne prétendait pas avancer une nouveauté quand il défendait au propriétaire de vendre son champ ; il ne faisait que rappeler une vieille loi. Tout porte à croire que dans les anciens temps la propriété était inaliénable. Il est assez connu qu’à Sparte il était formellement défendu de vendre son lot de terre[148]. La même interdiction était écrite dans les lois de Locres et de Leucade[149]. Phidon de Corinthe, législateur du neuvième siècle, prescrivait que le nombre des familles et des propriétés restât immuable[150]. Or cette prescription ne pouvait être observée que s’il était interdit de vendre les terres et même de les partager. La loi de Solon, postérieure de sept ou huit générations à celle de Phidon de Corinthe, ne défendait plus à l’homme de vendre sa propriété, mais elle frappait le vendeur d’une peine sévère, la perte de tous les droits de citoyen[151]. Enfin Aristote nous apprend d’une manière générale que dans beaucoup de villes les anciennes législations interdisaient la vente des terres[152].

De telles lois ne doivent pas nous surprendre. Fondez la propriété sur le droit du travail, l’homme pourra s’en dessaisir. Fondez-la sur la religion, il ne le pourra plus : un lien plus fort que la volonté de l’homme unit la terre à lui. D’ailleurs ce champ où est le tombeau, où vivent les ancêtres divins, où la famille doit à jamais accomplir un culte, n’est pas la propriété d’un homme seulement, mais d’une famille. Ce n’est pas l’individu actuellement vivant qui a établi son droit sur cette terre ; c’est le dieu domestique, ce sont les ancêtres. L’individu ne l’a qu’en dépôt ; elle appartient à ceux qui sont morts et à ceux qui sont à naître. Elle fait corps avec cette famille et ne peut plus s’en séparer. Détacher l’une de l’autre, c’est altérer un culte et offenser une religion. Chez les Hindous, la propriété, fondée aussi sur le culte, était aussi inaliénable[153].

Nous ne connaissons le droit romain qu’à partir de la loi des Douze-Tables ; il est clair qu’à cette époque la vente de la propriété était permise. Mais il y a des raisons de penser que dans les premiers temps de Rome, et dans l’Italie avant l’existence de Rome, la terre était inaliénable comme en Grèce. S’il ne reste aucun témoignage de cette vieille loi, on distingue du moins les adoucissements qui y ont été portés peu à peu. La loi des Douze-Tables, en laissant au tombeau le caractère d’inaliénabilité, en a affranchi le champ. On a permis ensuite de diviser la propriété, s’il y avait plusieurs frères, mais à la condition qu’une nouvelle cérémonie religieuse serait accomplie et que le nouveau partage serait fait par un prêtre[154] : la religion seule pouvait partager ce que la religion avait autrefois proclamé indivisible. On a permis enfin de vendre le domaine ; mais il a fallu encore pour cela des formalités d’un caractère religieux. Cette vente ne pouvait avoir lieu qu’en présence d’un prêtre qu’on appelait libripens et avec la formalité sainte qu’on appelait mancipation. Quelque chose d’analogue se voit en Grèce : la vente d’une maison ou d’un fonds de terre était toujours accompagnée d’un sacrifice aux dieux[155]. Toute mutation de propriété avait besoin d’être autorisée par la religion.

Si l’homme ne pouvait pas ou ne pouvait que difficilement se dessaisir de sa terre, à plus forte raison ne devait-on pas l’en dépouiller malgré lui. L’expropriation pour cause d’utilité publique était inconnue chez les anciens. La confiscation n’était pratiquée que comme conséquence de l’arrêt d’exil[156], c’est-à-dire lorsque l’homme dépouillé de son titre de citoyen ne pouvait plus exercer aucun droit sur le sol de la cité. L’expropriation pour dettes ne se rencontre jamais non plus dans le droit ancien des cités[157]. La loi des Douze-Tables ne ménage assurément pas le débiteur ; elle ne permet pourtant pas que sa propriété soit confisquée au profit du créancier. Le corps de l’homme répond de la dette, non sa terre ; car la terre est inséparable de la famille. Il est plus facile de mettre l’homme en servitude que de lui enlever son droit de propriété ; le débiteur est mis dans les mains de son créancier ; sa terre le suit en quelque sorte dans son esclavage. Le maître qui use à son profit des forces physiques de l’homme, jouit de même des fruits de la terre ; mais il ne devient pas propriétaire de celle-ci. Tant le droit de propriété est au-dessus de tout et inviolable[158].


CHAPITRE VII.

LE DROIT DE SUCCESSION.

1o Nature et principe du droit de succession chez les anciens.

Le droit de propriété ayant été établi pour l’accomplissement d’un culte héréditaire, il n’était pas possible que ce droit fût éteint après la courte existence d’un individu. L’homme meurt, le culte reste ; le foyer ne doit pas s’éteindre ni le tombeau être abandonné. La religion domestique se continuant, le droit de propriété doit se continuer avec elle.

Deux choses sont liées étroitement dans les croyances comme dans les lois des anciens, le culte d’une famille et la propriété de cette famille. Aussi était-ce une règle sans exception dans le droit grec comme dans le droit romain, qu’on ne pût pas acquérir la propriété sans le culte ni le culte sans la propriété. « La religion prescrit, dit Cicéron, que les biens et le culte de chaque famille soient inséparables, et que le soin des sacrifices soit toujours dévolu à celui à qui revient l’héritage[159]. » À Athènes, voici en quels termes un plaideur réclame une succession : « Réfléchissez bien, juges ; et dites lequel de mon adversaire ou de moi, doit hériter des biens de Philoctémon et faire les sacrifices sur son tombeau[160]. » Peut-on dire plus clairement que le soin du culte est inséparable de la succession ? Il en est de même dans l’Inde : « La personne qui hérite, quelle qu’elle soit, est chargée de faire les offrandes sur le tombeau[161]. »

De ce principe sont venues toutes les règles du droit

de succession chez les anciens. La première est que, la religion domestique étant, comme nous l’avons vu, héréditaire de mâle en mâle, la propriété l’est aussi. Comme le fils est le continuateur naturel et obligé du culte, il hérite aussi des biens. Par là, la règle d’hérédité est trouvée ; elle n’est pas le résultat d’une simple convention faite entre les hommes ; elle dérive de leurs croyances, de leur religion, de ce qu’il y a de plus puissant sur leurs âmes. Ce qui fait que le fils hérite, ce n’est pas la volonté personnelle du père. Le père n’a pas besoin de faire un testament ; le fils hérite de son plein droit, ipso jure heres exsistit, dit le jurisconsulte. Il est même héritier nécessaire, heres necessarius[162]. Il n’a ni à accepter ni à refuser l’héritage. La continuation de la propriété, comme celle du culte, est pour lui une obligation autant qu’un droit. Qu’il le veuille ou ne le veuille pas, la succession lui incombe, quelle qu’elle puisse être, même avec ses charges et ses dettes. Le bénéfice d’inventaire et le bénéfice d’abstention ne sont pas admis pour le fils dans le droit grec et ne se sont introduits que fort tard dans le droit romain.

La langue juridique de Rome appelle le fils heres suus, comme si l’on disait heres sui ipsius. Il n’hérite en effet que de lui-même. Entre le père et lui il n’y a ni donation, ni legs, ni mutation de propriété. Il y a simplement continuation, morte parentis continuatur dominium. Déjà du vivant du père le fils était copropriétaire du champ et de la maison, vivo quoque patre dominus existimatur[163].

Pour se faire une idée vraie de l’hérédité chez les anciens, il ne faut pas se figurer une fortune qui passe d’une main dans une autre main. La fortune est immobile, comme le foyer et le tombeau auxquels elle est attachée. C’est l’homme qui passe. C’est l’homme qui, à mesure que la famille déroule ses générations, arrive à son heure marquée pour continuer le culte et prendre soin du domaine.

2o Le fils hérite, non la fille.

C’est ici que les lois anciennes, à première vue, semblent bizarres et injustes. On éprouve quelque surprise lorsqu’on voit dans le droit romain que la fille n’hérite pas du père, si elle est mariée, et dans le droit grec qu’elle n’hérite en aucun cas. Ce qui concerne les collatéraux paraît, au premier abord, encore plus éloigné de la nature et de la justice. C’est que toutes ces lois découlent, suivant une logique très-rigoureuse, des croyances et de la religion que nous avons observées plus haut.

La règle pour le culte est qu’il se transmet de mâle en mâle ; la règle pour l’héritage est qu’il suit le culte. La fille n’est pas apte à continuer la religion paternelle, puisqu’elle se marie et qu’en se mariant elle renonce au culte du père pour adopter celui de l’époux. Elle n’a donc aucun titre à l’héritage ; s’il arrivait qu’un père laissât ses biens à sa fille, la propriété serait séparée du culte, ce qui n’est pas admissible. La fille ne pourrait même pas remplir le premier devoir de l’héritier, qui est de continuer la série des repas funèbres, puisque c’est aux ancêtres de son mari qu’elle offre les sacrifices. La religion lui défend donc d’hériter de son père.

Tel est l’antique principe ; il s’impose également aux législateurs des Hindous, à ceux de la Grèce et à ceux de Rome. Les trois peuples ont les mêmes lois, non qu’ils se soient fait des emprunts, mais parce qu’ils ont tiré leurs lois des mêmes croyances.

« Après la mort du père, dit le code de Manou, que les frères se partagent entre eux le patrimoine ; » et le législateur ajoute qu’il recommande aux frères de doter leurs sœurs, ce qui achève de montrer que celles-ci n’ont par elles-mêmes aucun droit à la succession paternelle.

Il en est de même à Athènes. Démosthènes dans ses plaidoyers a souvent l’occasion de montrer que les filles n’héritent pas[164]. Il est lui-même un exemple de l’application de cette règle ; car il avait une sœur, et nous savons par ses propres écrits qu’il a été l’unique héritier du patrimoine ; son père en avait réservé seulement la septième partie pour doter sa fille.

Pour ce qui est de Rome, les disposions du droit primitif qui excluaient les filles de la succession, ne nous sont pas connues par des textes formels et précis ; mais elles ont laissé des traces profondes dans le droit des époques postérieures. Les Institutes de Justinien excluent encore la fille du nombre des héritiers naturels, si elle n’est plus sous la puissance du père ; or elle n’y est plus dès qu’elle est mariée suivant les rites religieux[165]. Il résulte déjà de ce texte que, si la fille avant d’être mariée pouvait partager l’héritage avec son frère, elle ne le pouvait certainement pas dès que le mariage l’avait attachée à une autre religion et à une autre famille. Et s’il en était encore ainsi au temps de Justinien, on peut supposer que dans le droit primitif le principe était appliqué dans toute sa rigueur et que la fille non mariée encore, mais qui devait un jour se marier, ne pouvait pas hériter du patrimoine. Les Institutes mentionnent encore le vieux principe, alors tombé en désuétude, mais non oublié, qui prescrivait que l’héritage passât toujours aux mâles[166]. C’est sans doute en souvenir de cette règle que la femme, en droit civil, ne peut jamais être instituée héritière. Plus nous remontons de l’époque de Justinien vers les époques anciennes, plus nous nous rapprochons de la règle qui interdit aux femmes d’hériter. Au temps de Cicéron, si un père laisse un fils et une fille, il ne peut léguer à sa fille qu’un tiers de sa fortune ; s’il n’y a qu’une fille unique, elle ne peut encore avoir que la moitié. Encore faut-il noter que pour que cette fille ait le tiers ou la moitié du patrimoine, il faut que le père ait fait un testament en sa faveur ; la fille n’a rien de son plein droit[167]. Enfin un siècle et demi avant Cicéron, Caton voulant faire revivre les anciennes mœurs fait porter la loi Voconia qui défend : 1o d’instituer héritière une femme, fût-ce une fille unique, mariée ou non mariée ; 2o de léguer à des femmes plus du quart du patrimoine[168]. La loi Voconia ne fait que renouveler des lois plus anciennes ; car on ne peut pas supposer qu’elle eût été acceptée par les contemporains des Scipions si elle ne s’était appuyée sur de vieux principes qu’on respectait encore. Elle rétablit ce que le temps avait altéré. Ajoutons qu’elle ne stipule rien à l’égard de l’hérédité ab intestat, probablement parce que sous ce rapport l’ancien droit était encore en vigueur et qu’il n’y avait rien à réparer sur ce point. À Rome comme en Grèce le droit primitif excluait la fille de l’héritage, et ce n’était là que la conséquence naturelle et inévitable des principes que la religion avait posés.

Il est vrai que les hommes trouvèrent de bonne heure un détour pour concilier la prescription religieuse qui défendait à la fille d’hériter, avec le sentiment naturel qui voulait qu’elle pût jouir de la fortune du père. La loi décida que la fille épouserait l’héritier.

La législation athénienne poussait ce principe jusqu’à ses dernières conséquences. Si le défunt laissait un fils et une fille, le frère, seul héritier, devait épouser sa sœur, à moins qu’il ne préférât la doter[169]. Si le défunt ne laissait qu’une fille, il avait pour héritier son plus proche parent ; mais ce parent, qui était bien proche aussi par rapport à la fille, devait pourtant la prendre pour femme. Il y a plus : si cette fille se trouvait déjà mariée, elle devait quitter son mari pour épouser l’héritier de son père. L’héritier pouvait être déjà marié lui-même ; il devait divorcer pour épouser sa parente[170]. Nous voyons ici combien le droit antique, pour s’être conformé aux croyances religieuses, a méconnu la nature.

La nécessité de satisfaire à la religion, combinée avec le désir de sauver les intérêts d’une fille unique, fit trouver un autre détour. Sur ce point-ci le droit hindou et le droit athénien se rencontraient merveilleusement. On lit dans les Lois de Manou : « Celui qui n’a pas d’enfant mâle, peut charger sa fille de lui donner un fils, qui devienne le sien et qui accomplisse en son honneur la cérémonie funèbre. » Pour cela, le père doit prévenir l’époux auquel il donne sa fille, en prononçant cette formule : « Je te donne, parée de bijoux, cette fille qui n’a pas de frère ; le fils qui en naîtra sera mon fils et célébrera mes obsèques[171]. » L’usage était le même à Athènes ; le père pouvait faire continuer sa descendance par sa fille, en la donnant à un mari avec cette condition spéciale. Le fils qui naissait d’un tel mariage était réputé fils du père de la femme ; il suivait son culte, assistait à ses actes religieux, et plus tard il entretenait son tombeau[172]. Dans le droit hindou cet enfant héritait de son grand-père comme s’il eût été son fils ; il en était exactement de même à Athènes. Lorsqu’un père avait marié sa fille unique de la façon que nous venons de dire, son héritier n’était ni sa fille ni son gendre, c’était le fils de la fille[173]. Dès que celui-ci avait atteint sa majorité, il prenait possession du patrimoine de son grand-père maternel, quoique son père et sa mère fussent encore vivants[174].

Ces singulières tolérances de la religion et de la loi confirment la règle que nous indiquions plus haut. La fille n’était pas apte à hériter. Mais par un adoucissement fort naturel de la rigueur de ce principe, la fille unique était considérée comme un intermédiaire par lequel la famille pouvait se continuer. Elle n’héritait pas ; mais le culte et l’héritage se transmettaient par elle.

3o De la succession collatérale.

Un homme mourait sans enfants ; pour savoir quel était l’héritier de ses biens, on n’avait qu’à chercher quel devait être le continuateur de son culte.

Or la religion domestique se transmettait par le sang, de mâle en mâle. La descendance en ligne masculine établissait seule entre deux hommes le rapport religieux qui permettait à l’un de continuer le culte de l’autre. Ce qu’on appelait la parenté n’était pas autre chose, comme nous l’avons vu plus haut, que l’expression de ce rapport. On était parent parce qu’on avait un même culte, un même foyer originaire, les mêmes ancêtres. Mais on n’était pas parent pour être sorti du même sein maternel ; la religion n’admettait pas de parenté par les femmes. Les enfants de deux sœurs ou d’une sœur et d’un frère n’avaient entre eux aucun lien et n’appartenaient ni à la même religion domestique ni à la même famille.

Ces principes réglaient l’ordre de la succession. Si un homme ayant perdu son fils et sa fille ne laissait que des petits-fils après lui, le fils de son fils héritait, mais non pas le fils de sa fille. À défaut de descendants, il avait pour héritier son frère, non pas sa sœur, le fils de son frère, non pas le fils de sa sœur. À défaut de frères et de neveux, il fallait remonter dans la série des ascendants du défunt, toujours dans la ligne masculine, jusqu’à ce qu’on trouvât une branche qui se fût détachée de la famille par un mâle ; puis on redescendait dans cette branche de mâle en mâle, jusqu’à ce qu’on trouvât un homme vivant ; c’était l’héritier.

Ces règles ont été également en vigueur chez les Hindous, chez les Grecs, chez les Romains. Dans l’Inde « l’héritage appartient au plus proche sapinda ; à défaut de sapinda, au samanodaca[175]. » Or nous avons vu que la parenté qu’exprimaient ces deux mots était la parenté religieuse ou parenté par les mâles, et correspondait à l’agnation romaine.

Voici maintenant la loi d’Athènes : « Si un homme est mort sans enfant, l’héritier est le frère du défunt, pourvu qu’il soit frère consanguin ; à défaut de lui, le fils du frère ; car la succession passe toujours aux mâles et aux descendants des mâles[176]. » On citait encore cette vieille loi au temps de Démosthènes, bien qu’elle eût été déjà modifiée et qu’on eût commencé d’admettre à cette époque la parenté par les femmes.

Les Douze-Tables décidaient de même que si un homme mourait sans héritier sien, la succession appartenait au plus proche agnat. Or nous avons vu qu’on n’était jamais agnat par les femmes. L’ancien droit romain spécifiait encore que le neveu héritait du patruus, c’est-à-dire du frère de son père, et n’héritait pas de l’avunculus frère de sa mère[177]. Si l’on se rapporte au tableau que nous avons tracé de la famille des Scipions, on remarquera que Scipion Émilien étant mort sans enfants, son héritage ne devait passer ni à Cornélie sa tante ni à C. Gracchus qui, d’après nos idées modernes, serait son cousin-germain, mais à Scipion Asiaticus qui était réellement son parent le plus proche.

Du temps de Justinien, le législateur ne comprenait plus ces vieilles lois ; elles lui paraissaient inique, et il accusait de rigueur excessive le droit des Douze-Tables « qui accordait toujours la préférence à la postérité masculine et excluait de l’héritage ceux qui n’étaient liés au défunt que par les femmes[178]. » Droit inique, si l’on veut, car il ne tenait pas compte de la nature ; mais droit singulièrement logique, car partant du principe que l’héritage était lié au culte, il écartait de l’héritage ceux que la religion n’autorisait pas à continuer le culte.

4o Effets de l’émancipation et de l’adoption.

Nous avons vu précédemment que l’émancipation et l’adoption produisaient pour l’homme un changement de culte. La première le détachait du culte paternel, la seconde l’initiait à la religion d’une autre famille. Ici encore le droit ancien se conformait aux règles religieuses. Le fils qui avait été exclu du culte paternel par l’émancipation, était écarté aussi de l’héritage. Au contraire l’étranger qui avait été associé au culte d’une famille par l’adoption, y devenait un fils, y continuait le culte et héritait des biens. Dans l’un et l’autre cas, l’ancien droit tenait plus de compte du lien religieux que du lien de naissance.

Comme il était contraire à la religion qu’un même homme eût deux cultes domestiques, il ne pouvait pas non plus hériter de deux familles. Aussi le fils adoptif, qui héritait de la famille adoptante, n’héritait-il pas de sa famille naturelle. Le droit athénien était très-explicite sur cet objet. Les plaidoyers des orateurs attiques nous montrent souvent des hommes qui ont été adoptés dans une famille et qui veulent hériter de celle où ils sont nés. Mais la loi s’y oppose. L’homme adopté ne peut hériter de sa propre famille qu’en y rentrant ; il n’y peut rentrer qu’en renonçant à la famille d’adoption ; et il ne peut sortir de celle-ci qu’à deux conditions : l’une est qu’il abandonne le patrimoine de cette famille ; l’autre est que le culte domestique, pour la continuation duquel il a été adopté, ne cesse pas par son abandon ; et pour cela, il doit laisser dans cette famille un fils qui le remplace. Ce fils prend le soin du culte et la possession des biens ; le père alors peut retourner à sa famille de naissance et hériter d’elle. Mais ce père et ce fils ne peuvent plus hériter l’un de l’autre ; ils ne sont pas de la même famille, ils ne sont pas parents[179].

On voit bien quelle était la pensée du vieux législateur quand il établissait ces règles si minutieuses. Il ne jugeait pas possible que deux héritages fussent réunis sur une même tête, parce que deux cultes domestiques ne pouvaient pas être servis par la même main.

5o Le testament n’était pas connu à l’origine.

Le droit de tester, c’est-à-dire de disposer de ses biens après sa mort pour les faire passer à d’autres qu’à l’héritier naturel, était en opposition avec les croyances religieuses qui étaient le fondement du droit de propriété et du droit de succession. La propriété étant inhérente au culte, et le culte étant héréditaire, pouvait-on songer au testament ? D’ailleurs la propriété n’appartenait pas à l’individu mais à la famille ; car l’homme ne l’avait pas acquise par le droit du travail, mais par le culte domestique. Attachée à la famille, elle se transmettait du mort au vivant, non d’après la volonté et le choix du mort, mais en vertu de règles supérieures que la religion avait établies.

L’ancien droit hindou ne connaissait pas le testament. Le droit athénien, jusqu’à Solon, l’interdisait d’une manière absolue, et Solon lui-même ne l’a permis qu’à ceux qui ne laissaient pas d’enfants[180]. Le testament a été longtemps interdit ou ignoré à Sparte, et n’a été autorisé que postérieurement à la guerre du Péloponèse[181]. On a conservé le souvenir d’un temps où il en était de même à Corinthe et à Thèbes[182]. Il est certain que la faculté de léguer arbitrairement ses biens ne fut pas reconnue d’abord comme un droit naturel ; le principe constant des époques anciennes fut que toute propriété devait rester dans la famille à laquelle la religion l’avait attachée.

Platon dans son traité des Lois, qui n’est en grande partie qu’un commentaire sur les lois athéniennes, explique très-clairement la pensée des anciens législateurs. Il suppose qu’un homme, à son lit de mort, réclame la faculté de faire un testament et qu’il s’écrie : « O dieux, n’est-il pas bien dur que je ne puisse disposer de mon bien comme je l’entends et en faveur de qui il me plaît, laissant plus à celui-ci, moins à celui-là, suivant l’attachement qu’ils m’ont fait voir ? » Mais le législateur répond à cet homme : « Toi qui ne peux te promettre plus d’un jour, toi qui ne fais que passer ici-bas, est-ce bien à toi de décider de telles affaires ? Tu n’es le maître ni de tes biens ni de toi-même ; toi et tes biens, tout cela appartient à ta famille, c’est-à-dire à tes ancêtres et à ta postérité[183]. »

L’ancien droit de Rome est pour nous très-obscur ; il l’était déjà pour Cicéron. Ce que nous en connaissons ne remonte guère plus haut que les Douze-Tables, qui ne sont assurément pas le droit primitif de Rome, et dont il ne nous reste d’ailleurs que quelques débris. Ce code autorise le testament ; encore le fragment qui est relatif à cet objet, est-il trop court et trop évidemment incomplet pour que nous puissions nous flatter de connaître les vraies dispositions du législateur en cette matière ; en accordant la faculté de tester, nous ne savons pas quelles réserves et quelles conditions il pouvait y mettre[184]. Avant les Douze-Tables nous n’avons aucun texte de loi qui interdise ou qui permette le testament. Mais la langue conservait le souvenir d’un temps où il n’était pas connu ; car elle appelait le fils héritier sien et nécessaire. Cette formule que Gaius et Justinien employaient encore, mais qui n’était plus d’accord avec la législation de leur temps, venait sans nul doute d’une époque lointaine où le fils ne pouvait ni être déshérité ni refuser l’héritage. Le père n’avait donc pas la libre disposition de sa fortune. À défaut de fils et si le défunt n’avait que des collatéraux, le testament n’était pas absolument inconnu, mais il était fort difficile. Il y fallait de grandes formalités. D’abord le secret n’était pas accordé au testateur de son vivant ; l’homme qui déshéritait sa famille et violait la loi que la religion avait établie, devait le faire publiquement, au grand jour, et assumer sur lui de son vivant tout l’odieux qui s’attachait à un tel acte. Ce n’est pas tout ; il fallait encore que la volonté du testateur reçût l’approbation de l’autorité souveraine, c’est-à-dire du peuple assemblé par curies sous la présidence du pontife[185]. Ne croyons pas que ce ne fût là qu’une vaine formalité, surtout dans les premiers siècles. Ces comices par curies étaient la réunion la plus solennelle de la cité romaine ; et il serait puéril de dire que l’on convoquait un peuple, sous la présidence de son chef religieux, pour assister comme simple témoin à la lecture d’un testament. On peut croire que le peuple votait, et cela était même, si l’on y réfléchit, tout à fait nécessaire ; il y avait en effet une loi générale qui réglait l’ordre de la succession d’une manière rigoureuse ; pour que cet ordre fût modifié dans un cas particulier, il fallait une autre loi. Cette loi d’exception était le testament. La faculté de tester n’était donc pas pleinement reconnue à l’homme, et ne pouvait pas l’être tant que cette société restait sous l’empire de cette vieille religion. Dans les croyances de ces âges anciens, l’homme vivant n’était que le représentant pour quelques années d’un être constant et immortel, qui était la famille. Il n’avait qu’en dépôt le culte et la propriété ; son droit sur eux cessait avec sa vie.

6o Le droit d’aînesse.

Il faut nous reporter au delà des temps dont l’histoire a conservé le souvenir, vers ces siècles éloignés pendant lesquels les institutions domestiques se sont établies et les institutions sociales se sont préparées. De cette époque il ne reste et ne peut rester aucun monument écrit. Mais les lois qui régissaient alors les hommes ont laissé quelques traces dans le droit des époques suivantes.

Dans ces temps lointains on distingue une institution qui a dû régner longtemps, qui a eu une influence considérable sur la constitution future des sociétés, et sans laquelle cette constitution ne pourrait pas s’expliquer. C’est le droit d’aînesse.

La vieille religion établissait une différence entre le fils aîné et le cadet : « L’aîné, disaient les anciens Aryas, a été engendré pour l’accomplissement du devoir envers les ancêtres, les autres sont nés de l’amour. » En vertu de cette supériorité originelle, l’aîné avait le privilége, après la mort du père, de présider à toutes les cérémonies du culte domestique ; c’était lui qui offrait les repas funèbres et qui prononçait les formules de prière ; « car le droit de prononcer les prières appartient à celui des fils qui est venu au monde le premier. » L’aîné était donc l’héritier des hymnes, le continuateur du culte, le chef religieux de la famille. De cette croyance découlait une règle de droit : l’aîné seul héritait des biens. Ainsi le disait un vieux texte que le dernier rédacteur des Lois de Manou insérait encore dans son code : « L’aîné prend possession du patrimoine entier, et les autres frères vivent sous son autorité comme ils vivaient sous celle de leur père. Le fils aîné acquitte la dette envers les ancêtres, il doit donc tout avoir[186]. »

Le droit grec est issu des mêmes croyances religieuses que le droit hindou ; il n’est donc pas étonnant d’y trouver aussi, à l’origine, le droit d’aînesse. Sparte le conserva plus longtemps que les autres villes grecques, parce qu’elle fut plus longtemps fidèle aux vieilles institutions ; chez elle le patrimoine était indivisible et le cadet n’avait aucune part[187]. Il en était de même dans beaucoup d’anciennes législations qu’Aristote avait étudiées ; il nous apprend en effet que celle de Thèbes prescrivait d’une manière absolue que le nombre des lots de terre restât immuable, ce qui excluait certainement le partage entre frères. Une ancienne loi de Corinthe voulait aussi que le nombre des familles fût invariable, ce qui ne pouvait être qu’autant que le droit d’aînesse empêchait les familles de se démembrer à chaque génération[188].

Chez les Athéniens, il ne faut pas s’attendre à trouver cette vieille institution encore en vigueur au temps de Démosthènes ; mais il subsistait encore à cette époque ce qu’on appelait le privilége de l’aîné[189]. Il consistait à garder, en dehors du partage, la maison paternelle ; avantage matériellement considérable, et plus considérable encore au point de vue religieux ; car la maison paternelle contenait l’ancien foyer de la famille. Tandis que le cadet, au temps de Démosthènes, allait allumer un foyer nouveau, l’aîné, seul véritablement héritier, restait en possession du foyer paternel et du tombeau des ancêtres ; seul aussi il gardait le nom de la famille[190]. C’étaient les vestiges d’un temps où il avait seul le patrimoine.

On peut remarquer que l’iniquité du droit d’aînesse, outre qu’elle ne frappait pas les esprits sur lesquels la religion était toute-puissante, était corrigée par plusieurs coutumes des anciens. Tantôt le cadet était adopté dans une famille et il en héritait ; tantôt il épousait une fille unique ; quelquefois enfin il recevait le lot de terre d’une famille éteinte. Toutes ces ressources faisant défaut, les cadets étaient envoyés en colonie.

Pour ce qui est de Rome, nous n’y trouvons aucune loi qui se rapporte au droit d’aînesse. Mais il ne faut pas conclure de là qu’il ait été inconnu dans l’antique Italie. Il a pu disparaître et le souvenir même s’en effacer ; mais au delà des temps à nous connus il avait été en vigueur, car l’existence de la gens romaine et sabine ne s’expliquerait pas sans lui. Comment une famille aurait-elle pu arriver à contenir plusieurs milliers de personnes libres, comme la famille Claudia, ou plusieurs centaines de combattants, tous patriciens, comme la famille Fabia, si le droit d’aînesse n’en eût maintenu l’unité pendant une longue suite de générations et ne l’eût accrue de siècle en siècle en l’empêchant de se démembrer ? Ce vieux droit d’aînesse se prouve par ses conséquences et, pour ainsi dire, par ses œuvres. La vieille langue latine en a conservé d’ailleurs un vestige qui, si faible qu’il soit, mérite pourtant d’être signalé. On appelait sors un lot de terre ; consortes se disait donc de ceux qui n’avaient entre eux qu’un domaine et qui vivaient ensemble sur un même lot. Or ce mot consortes est resté dans la langue[191], et quoique le droit d’aînesse n’existât plus et que la loi permît le partage du patrimoine, il a continué à s’appliquer à des frères et même à des parents à un degré assez éloigné, comme si ces frères et ces parents eussent continué à vivre sur le même lot et à n’avoir, à eux tous, qu’une même propriété. Ce mot subsistait comme un témoignage de l’antique indivisibilité du patrimoine et de la famille.


CHAPITRE VIII.

L’AUTORITÉ DANS LA FAMILLE.

1o Principe et nature de la puissance paternelle chez les anciens.

La famille n’a pas reçu ses lois de la cité. Si c’était la cité qui eût établi le droit privé, il est probable qu’elle l’eût fait tout différent de ce que nous l’avons vu. Elle eût réglé d’après d’autres principes le droit de propriété et le droit de succession ; car il n’était pas de son intérêt que la terre fût inaliénable et le patrimoine indivisible. La loi qui permet au père de vendre et même de tuer son fils, loi que nous trouvons en Grèce comme à Rome, n’a pas été imaginée par la cité. La cité aurait plutôt dit au père : La vie de ta femme et de ton enfant ne t’appartient pas plus que leur liberté ; je les protégerai, même contre toi ; ce n’est pas toi qui les jugeras, qui les tueras s’ils ont failli ; je serai leur seul juge. Si la cité ne parle pas ainsi, c’est apparemment qu’elle ne le peut pas. Le droit privé existait avant elle. Lorsqu’elle a commencé à écrire ses lois, elle a trouvé ce droit déjà établi, vivant, enraciné dans les mœurs, fort de l’adhésion universelle. Elle l’a accepté, ne pouvant pas faire autrement, et elle n’a osé le modifier qu’à la longue. L’ancien droit n’est pas l’œuvre d’un législateur ; il s’est au contraire imposé au législateur. C’est dans la famille qu’il a pris naissance. Il est sorti spontanément et tout formé des antiques principes qui la constituaient. Il a découlé des croyances religieuses qui étaient universellement admises dans l’âge primitif de ces peuples et qui exerçaient l’empire sur les intelligences et sur les volontés.

Une famille se compose d’un père, d’une mère, d’enfants, d’esclaves. Ce groupe, si petit qu’il soit, doit avoir sa discipline. À qui donc appartiendra l’autorité première ? Au père ? Non. Il y a dans chaque maison quelque chose qui est au-dessus du père lui-même ; c’est la religion domestique, c’est ce dieu que les Grecs appellent le foyer-maître, ἑστία δέσποινα, que les Latins nomment Lar familiaris. Cette divinité intérieure, ou, ce qui revient au même, la croyance qui est dans l’âme humaine, voilà l’autorité la moins discutable. C’est elle qui va fixer les rangs dans la famille.

Le père est le premier près du foyer ; il l’allume et l’entretient ; il en est le pontife. Dans tous les actes religieux il remplit la plus haute fonction ; il égorge la victime ; sa bouche prononce la formule de prière qui doit attirer sur lui et les siens la protection des dieux. La famille et le culte se perpétuent par lui ; il représente à lui seul toute la série des ancêtres et de lui doit sortir toute la série des descendants. Sur lui repose le culte domestique ; il peut presque dire comme le Hindou : c’est moi qui suis le dieu. Quand la mort viendra, il sera un être divin que les descendants invoqueront.

La religion ne place pas la femme à un rang aussi élevé. La femme, à la vérité, prend part aux actes religieux, mais elle n’est pas la maîtresse du foyer. Elle ne tient pas sa religion de la naissance ; elle y a été seulement initiée par le mariage ; elle a appris de son mari la prière qu’elle prononce. Elle ne représente pas les ancêtres puisqu’elle ne descend pas d’eux. Elle ne deviendra pas elle-même un ancêtre ; mise au tombeau, elle n’y recevra pas un culte spécial. Dans la mort comme dans la vie, elle ne compte que comme un membre de son époux.

Le droit grec, le droit romain, le droit hindou, qui dérivent de ces croyances religieuses, s’accordent à considérer la femme comme toujours mineure. Elle ne peut jamais avoir un foyer à elle ; elle n’est jamais chef de culte. À Rome, elle reçoit le titre de materfamilias, mais elle le perd si son mari meurt[192]. N’ayant jamais un foyer qui lui appartienne, elle n’a rien de ce qui donne l’autorité dans la maison. Jamais elle ne commande ; elle n’est même jamais libre ni maîtresse d’elle-même. Elle est toujours près du foyer d’un autre, répétant la prière d’un autre ; pour tous les actes de la vie religieuse il lui faut un chef, et pour tous les actes de la vie civile un tuteur.

La loi de Manou dit : « La femme pendant son enfance dépend de son père ; pendant sa jeunesse, de son mari ; son mari mort, de ses fils ; si elle n’a pas de fils, des proches parents de son mari ; car une femme ne doit jamais se gouverner à sa guise[193]. » Les lois grecques et romaines disent la même chose. Fille, elle est soumise à son père ; le père mort, à ses frères ; mariée, elle est sous la tutelle du mari ; le mari mort, elle ne retourne pas dans sa propre famille, car elle a renoncé à elle pour toujours par le mariage sacré[194] ; la veuve reste soumise à la tutelle des agnats de son mari, c’est-à-dire de ses propres fils, s’il y en a, ou à défaut de fils, plus proches parents[195]. Son mari a une telle autorité sur elle, qu’il peut avant de mourir lui désigner un tuteur et même lui choisir un second mari[196].

Pour marquer la puissance du mari sur la femme, les Romains avaient une très-ancienne expression que leurs jurisconsultes ont conservée ; c’est le mot manus. Il n’est pas aisé d’en découvrir le sens primitif. Les commentateurs en font l’expression de la force matérielle, comme si la femme était placée sous la main brutale du mari. Il y a grande apparence qu’ils se trompent. La puissance du mari sur la femme ne résultait nullement de la force plus grande du premier. Elle dérivait, comme tout le droit privé, des croyances religieuses qui plaçaient l’homme au-dessus de la femme. Ce qui le prouve, c’est que la femme qui n’avait pas été mariée suivant les rites sacrés, et qui par conséquent n’avait pas été associée au culte, n’était pas soumise à la puissance maritale[197]. C’était le mariage qui faisait la subordination et en même temps la dignité de la femme. Tant il est vrai que ce n’est pas le droit du plus fort qui a constitué la famille.

Passons à l’enfant. Ici la nature parle d’elle-même assez haut ; elle veut que l’enfant ait un protecteur, un guide, un maître. La religion est d’accord avec la nature ; elle dit que le père sera le chef du culte et que le fils devra seulement l’aider dans ses fonctions saintes. Mais la nature n’exige cette subordination que pendant un certain nombre d’années ; la religion exige davantage. La nature fait au fils une majorité : la religion ne lui en accorde pas. D’après les antiques principes, le foyer est indivisible et la propriété l’est comme lui ; les frères ne se séparent pas à la mort de leur père ; à plus forte raison ne peuvent-ils pas se détacher de lui de son vivant. Dans la rigueur du droit primitif, les fils restent liés au foyer du père et par conséquent soumis à son autorité ; tant qu’il vit, ils sont mineurs.

On conçoit que cette règle n’ait pu durer qu’autant que la vieille religion domestique était en pleine vigueur. Cette sujétion sans fin du fils au père disparut de bonne heure à Athènes. Elle subsista plus longtemps à Sparte, où le patrimoine fut toujours indivisible. À Rome, la vieille règle fut scrupuleusement conservée : le fils ne put jamais entretenir un foyer particulier du vivant du père ; même marié, même ayant des enfants, il fut toujours en puissance[198].

Du reste il en était de la puissance paternelle comme de la puissance maritale ; elle avait pour principe et pour condition le culte domestique. Le fils né du concubinat n’était pas placé sous l’autorité du père. Entre le père et lui il n’existait pas de communauté religieuse ; il n’y avait donc rien qui conférât à l’un l’autorité et qui commandât à l’autre l’obéissance. La paternité ne donnait par elle seule aucun droit au père.

Grâce à la religion domestique, la famille était un petit corps organisé, une petite société qui avait son chef et son gouvernement. Rien dans notre société moderne ne peut nous donner une idée de cette puissance paternelle. Dans cette antiquité, le père n’est pas seulement l’homme fort qui protége et qui a aussi le pouvoir de se faire obéir ; il est le prêtre, il est l’héritier du foyer, le continuateur des aïeux, la tige des descendants, le dépositaire des rites mystérieux du culte et des formules secrètes de la prière. Toute la religion réside en lui.

Le nom même dont on l’appelle, pater, porte en lui-même de curieux enseignements. Le mot est le même en grec, en latin, en sanscrit ; d’où l’on peut déjà conclure que ce mot date d’un temps où les Hellènes, les Italiens et les Hindous vivaient encore ensemble dans l’Asie centrale. Quel en était le sens et quelle idée présentait-il alors à l’esprit des hommes ? on peut le savoir, car il a gardé sa signification première dans les formules de la langue religieuse et dans celles de la langue juridique. Lorsque les anciens en invoquant Jupiter l’appelaient pater hominum Deorumque, ils ne voulaient pas dire que Jupiter fût le père des dieux et des hommes ; car ils ne l’ont jamais considéré comme tel et ils ont cru au contraire que le genre humain existait avant lui. Le même titre de pater était donné à Neptune, à Apollon, à Bacchus, à Vulcain, à Pluton, que les hommes assurément ne considéraient pas comme leurs pères ; ainsi le titre de mater s’appliquait à Minerve, à Diane, à Vesta qui étaient réputées trois déesses vierges. De même dans la langue juridique le titre de pater ou paterfamilias pouvait être donné à un homme qui n’avait pas d’enfants, qui n’était pas marié, qui n’était même pas en âge de contracter le mariage. L’idée de paternité ne s’attachait donc pas à ce mot. La vieille langue en avait un autre qui désignait proprement le père, et qui, aussi ancien que pater, se trouve comme lui dans les langues des Grecs, des Romains et des Hindous (gânitar, γεννητὴρ, genitor). Le mot pater avait un autre sens. Dans la langue religieuse on l’appliquait aux dieux ; dans la langue du droit, à tout homme qui avait un culte et un domaine. Les poëtes nous montrent qu’on l’employait à l’égard de tous ceux qu’on voulait honorer. L’esclave et le client le donnaient à leur maître. Il était synonyme des mots rex, ἄναξ, βασιλεὺς. Il contenait en lui, non pas l’idée de paternité, mais celle de puissance, d’autorité, de dignité majestueuse.

Qu’un tel mot se soit appliqué au père de famille jusqu’à pouvoir devenir peu à peu son nom le plus ordinaire, voilà assurément un fait bien significatif et qui paraîtra grave à quiconque veut connaître les antiques institutions. L’histoire de ce mot suffit pour nous donner une idée de la puissance que le père a exercée longtemps dans la famille et du sentiment de vénération qui s’attachait à lui comme à un pontife et à un souverain.

2o Énumération des droits qui composaient la puissance paternelle.

Les lois grecques et romaines ont reconnu au père cette puissance illimitée dont la religion l’avait d’abord revêtu. Les droits très-nombreux et très-divers qu’elles lui ont conférés peuvent être rangés en trois catégories, suivant qu’on considère le père de famille comme chef religieux, comme maître de la propriété ou comme juge.

I. Le père est le chef suprême de la religion domestique ; il règle toutes les cérémonies du culte comme il l’entend ou plutôt comme il a vu faire à son père. Personne dans la famille ne conteste sa suprématie sacerdotale. La cité elle-même et ses pontifes ne peuvent rien changer à son culte. Comme prêtre du foyer, il ne reconnaît aucun supérieur.

À titre de chef religieux, c’est lui qui est responsable de la perpétuité du culte et par conséquent de celle de la famille. Tout ce qui touche à cette perpétuité, qui est son premier soin et son premier devoir, dépend de lui seul. De là dérive toute une série de droits :

Droit de reconnaître l’enfant à sa naissance ou de le repousser. Ce droit est attribué au père par les lois grecques[199] aussi bien que par les lois romaines. Tout barbare qu’il est, il n’est pas en contradiction avec les principes sur lesquels la famille est fondée. La filiation, même incontestée, ne suffit pas pour entrer dans le cercle sacré de la famille ; il faut le consentement du chef et l’initiation au culte. Tant que l’enfant n’est pas associé à la religion domestique, il n’est rien pour le père.

Droit de répudier la femme, soit en cas de stérilité, parce qu’il ne faut pas que la famille s’éteigne, soit en cas d’adultère, parce que la famille et la descendance doivent être pures de toute altération.

Droit de marier sa fille, c’est-à-dire de céder à un autre la puissance qu’il a sur elle. Droit de marier son fils ; le mariage du fils intéresse la perpétuité de la famille.

Droit d’émanciper, c’est-à-dire d’exclure un fils de la famille et du culte. Droit d’adopter, c’est-à-dire d’introduire un étranger près du foyer domestique.

Droit de désigner en mourant un tuteur à sa femme et à ses enfants.

Il faut remarquer que tous ces droits étaient attribués au père seul, à l’exclusion de tous les autres membres de la famille. La femme n’avait pas le droit de divorcer, du moins dans les époques anciennes. Même quand elle était veuve, elle ne pouvait ni émanciper ni adopter. Elle n’était jamais tutrice, même de ses enfants. En cas de divorce, les enfants restaient avec le père, même les filles. Elle n’avait jamais ses enfants en sa puissance. Pour le mariage de sa fille, son consentement n’était pas demandé[200].

II. On a vu plus haut que la propriété n’avait pas été conçue, à l’origine, comme un droit individuel, mais comme un droit de famille. La fortune appartenait, comme dit formellement Platon et comme disent implicitement tous les anciens législateurs, aux ancêtres et aux descendants. Cette propriété, par sa nature même, ne se partageait pas. Il ne pouvait y avoir dans chaque famille qu’un propriétaire qui était la famille même, et qu’un usufruitier qui était le père. Ce principe explique plusieurs dispositions de l’ancien droit.

La propriété ne pouvant pas se partager et reposant tout entière sur la tête du père, ni la femme ni le fils n’en avaient la moindre part. Le régime dotal et même la communauté de biens étaient alors inconnus. La dot de la femme appartenait sans réserve au mari, qui exerçait sur les biens dotaux non-seulement les droits d’un administrateur, mais ceux d’un propriétaire. Tout ce que la femme pouvait acquérir durant le mariage, tombait dans les mains du mari. Elle ne reprenait même pas sa dot en devenant veuve[201].

Le fils était dans les mêmes conditions que la femme : il ne possédait rien. Aucune donation faite par lui n’était valable, par la raison qu’il n’avait rien à lui. Il ne pouvait rien acquérir ; les fruits de son travail, les bénéfices de son commerce étaient pour le père. Si un testament était fait en sa faveur par un étranger, c’était son père et non pas lui qui recevait le legs. Par là s’explique le texte du droit romain qui interdit tout contrat de vente entre le père et le fils. Si le père eût vendu au fils, il se fût vendu à lui-même, puisque le fils n’acquérait que pour le père[202].

On voit dans le droit romain et l’on trouve aussi dans les lois d’Athènes que le père pouvait vendre son fils[203]. C’est que le père pouvait disposer de toute la propriété qui était dans la famille, et que le fils lui-même pouvait être envisagé comme une propriété, puisque ses bras et son travail étaient une source de revenu. Le père pouvait donc à son choix garder pour lui cet instrument de travail ou le céder à un autre. Le céder, c’était ce qu’on appelait vendre le fils. Les textes que nous avons du droit romain ne nous renseignent pas clairement sur la nature de ce contrat de vente et sur les réserves qui pouvaient y être contenues. Il paraît certain que le fils ainsi vendu ne devenait pas l’esclave de l’acheteur. Ce n’était pas sa liberté qu’on vendait, mais seulement son travail. Même dans cet état, le fils restait encore soumis à la puissance paternelle, ce qui prouve qu’il n’était pas considéré comme sorti de la famille. On peut croire que cette vente n’avait d’autre effet que d’aliéner pour un temps la possession du fils par une sorte de contrat de louage. Plus tard elle ne fut usitée que comme un moyen détourné d’arriver à l’émancipation du fils.

III. Plutarque nous apprend qu’à Rome les femmes ne pouvaient pas paraître en justice, même comme témoins[204]. On lit dans le jurisconsulte Gaius : « Il faut savoir qu’on ne peut rien céder en justice aux personnes qui sont en puissance, c’est-à-dire à la femme, au fils, à l’esclave. Car de ce que ces personnes ne pouvaient rien avoir en propre on a conclu avec raison qu’elles ne pouvaient non plus rien revendiquer en justice. Si votre fils, soumis à votre puissance, a commis un délit, l’action en justice est donnée contre vous. Le délit commis par un fils contre son père ne donne lieu à aucune action en justice[205]. » De tout cela il résulte clairement que la femme et le fils ne pouvaient être ni demandeurs, ni défendeurs, ni accusateurs, ni accusés, ni témoins. De toute la famille, il n’y avait que le père qui pût paraître devant le tribunal de la cité ; la justice publique n’existait que pour lui.

Si la justice, pour le fils et la femme, n’était pas dans la cité, c’est qu’elle était dans la maison. Leur juge était le chef de famille, siégeant comme sur un tribunal, en vertu de son autorité maritale ou paternelle, au nom de la famille et sous les yeux des divinités domestiques[206].

Tite-Live raconte que le Sénat voulant extirper de Rome les Bacchanales, décréta la peine de mort contre ceux qui y avaient pris part. Le décret fut aisément exécuté à l’égard des citoyens. Mais à l’égard des femmes, qui n’étaient pas les moins coupables, une difficulté grave se présentait ; les femmes n’étaient pas justiciables de l’État ; la famille seule avait le droit de les juger. Le Sénat respecta ce vieux principe et laissa aux maris et aux pères la charge de prononcer contre les femmes la sentence de mort.

Ce droit de justice que le chef de famille exerçait dans sa maison, était complet et sans appel. Il pouvait condamner à mort, comme faisait le magistrat dans la cité ; aucune autorité n’avait le droit de modifier ses arrêts. « Le mari, dit Caton l’ancien, est juge de sa femme ; son pouvoir n’a pas de limite ; il peut ce qu’il veut. Si elle a commis quelque faute, il la punit ; si elle a bu du vin, il la condamne ; si elle a eu commerce avec un autre homme, il la tue. » Le droit était le même à l’égard des enfants. Valère-Maxime cite un certain Atilius qui tua sa fille coupable d’impudicité, et tout le monde connaît ce père qui mit à mort son fils, complice de Catilina.

Les faits de cette nature sont nombreux dans l’histoire romaine. Ce serait s’en faire une idée fausse que de croire que le père eût le droit absolu de tuer sa femme et ses enfants. Il était leur juge. S’il les frappait de mort, ce n’était qu’en vertu de son droit de justice. Comme le père de famille était seul soumis au jugement de la cité, la femme et le fils ne pouvaient trouver d’autre juge que lui. Il était dans l’intérieur de sa famille l’unique magistrat.

Il faut d’ailleurs remarquer que l’autorité paternelle n’était pas une puissance arbitraire, comme le serait celle qui dériverait du droit du plus fort. Elle avait son principe dans les croyances qui étaient au fond des âmes, et elle trouvait ses limites dans ces croyances mêmes. Par exemple, le père avait le droit d’exclure le fils de sa famille ; mais il savait bien que, s’il le faisait, la famille courait risque de s’éteindre et les mânes de ses ancêtres de tomber dans l’éternel oubli. Il avait le droit d’adopter l’étranger ; mais la religion lui défendait de le faire s’il avait un fils. Il était propriétaire unique des biens ; mais il n’avait pas, du moins à l’origine, le droit de les aliéner. Il pouvait répudier sa femme ; mais pour le faire il fallait qu’il osât briser le lien religieux que le mariage avait établi. Ainsi la religion imposait au père autant d’obligations qu’elle lui conférait de droits.

Telle a été longtemps la famille antique. Les croyances qu’il y avait dans les esprits ont suffi, sans qu’on eût besoin du droit de la force ou de l’autorité d’un pouvoir social, pour la constituer régulièrement, pour lui donner une discipline, un gouvernement, une justice, et pour fixer dans tous ses détails le droit privé.


CHAPITRE IX.

LA MORALE DE LA FAMILLE.

L’histoire n’étudie pas seulement les faits matériels et les institutions ; son véritable objet d’étude est l’âme humaine ; elle doit aspirer à connaître ce que cette âme a cru, a pensé, a senti aux différents âges de la vie du genre humain.

Nous avons montré, au début de ce livre, d’antiques croyances que l’homme s’était faites sur sa destinée après la mort. Nous avons dit ensuite comment ces croyances avaient engendré les institutions domestiques et le droit privé. Il reste à chercher quelle a été l’action de ces croyances sur la morale dans les sociétés primitives. Sans prétendre que cette vieille religion ait créé les sentiments moraux dans le cœur de l’homme, on peut croire du moins qu’elle s’est associée à eux pour les fortifier, pour leur donner une autorité plus grande, pour assurer leur empire et leur droit de direction sur la conduite de l’homme.

La religion de ces premiers âges était exclusivement domestique ; la morale l’était aussi. La religion ne disait pas à l’homme, en lui montrant un autre homme : voilà ton frère. Elle lui disait : voilà un étranger ; il ne peut pas participer aux actes religieux de ton foyer, il ne peut pas approcher du tombeau de ta famille, il a d’autres dieux que toi et il ne peut pas s’unir à toi par une prière commune ; tes dieux repoussent son adoration et le regardent comme leur ennemi ; il est ton ennemi aussi.

Dans cette religion du foyer, l’homme ne prie jamais la divinité en faveur des autres hommes ; il ne l’invoque que pour soi et les siens. Un proverbe grec est resté comme un souvenir et un vestige de cet ancien isolement de l’homme dans la prière. Au temps de Plutarque on disait encore à l’égoïste : tu sacrifies au foyer, ἑστίᾳ θύεις. Cela signifiait : tu t’éloignes de tes concitoyens, tu n’as pas d’amis, tes semblables ne sont rien pour toi, tu ne vis que pour toi et les tiens. Ce proverbe était l’indice d’un temps où toute religion était autour du foyer, où l’horizon de la morale et de l’affection ne dépassait pas le cercle étroit de la famille.

Il est naturel que l’idée morale ait eu son commencement et ses progrès comme l’idée religieuse. Le dieu des premières générations, dans cette race, était bien petit ; peu à peu les hommes l’ont fait plus grand ; ainsi la morale, fort étroite d’abord et fort incomplète, s’est insensiblement élargie jusqu’à ce que, de progrès en progrès, elle arrivât à proclamer le devoir d’amour envers tous les hommes. Son point de départ fut la famille, et c’est sous l’action des croyances de la religion domestique que les devoirs ont apparu d’abord aux yeux de l’homme.

Qu’on se figure cette religion du foyer et du tombeau, à l’époque de sa pleine vigueur. L’homme voit tout près de lui la divinité. Elle est présente, comme la conscience même, à ses moindres actions. Cet être fragile se trouve sous les yeux d’un témoin qui ne le quitte pas. Il ne se sent jamais seul. À côté de lui, dans sa maison, dans son champ, il a des protecteurs pour le soutenir dans les labeurs de la vie et des juges pour punir ses actions coupables. « Les Lares, disent les Romains, sont des divinités redoutables qui sont chargées de châtier les humains et de veiller sur tout ce qui se passe dans l’intérieur des maisons. » « Les Pénates, disent-ils encore, sont les dieux qui nous font vivre ; ils nourrissent notre corps et règlent notre âme[207]. »

On aimait à donner au foyer l’épithète de chaste et l’on croyait qu’il commandait aux hommes la chasteté. Aucun acte matériellement ou moralement impur ne devait être commis à sa vue.

Les premières idées de faute, de châtiment, d’expiation semblent être venues de là. L’homme qui se sent coupable ne peut plus approcher de son propre foyer ; son dieu le repousse. Pour quiconque a versé le sang, il n’y a plus de sacrifice permis, plus de libation, plus de prière, plus de repas sacré. Le dieu est si sévère qu’il n’admet aucune excuse ; il ne distingue pas entre un meurtre involontaire et un crime prémédité. La main tachée de sang ne peut plus toucher les objets sacrés[208]. Pour que l’homme puisse reprendre son culte et rentrer en possession de son dieu, il faut au moins qu’il se purifie par une cérémonie expiatoire[209]. Cette religion connaît la miséricorde ; elle a des rites pour effacer les souillures de l’âme ; si étroite et si grossière qu’elle soit, elle sait consoler l’homme de ses fautes mêmes.

Si elle ignore absolument les devoirs de charité, du moins elle trace à l’homme avec une admirable netteté ses devoirs de famille. Elle rend le mariage obligatoire ; le célibat est un crime aux yeux d’une religion qui fait de la continuité de la famille le premier et le plus saint des devoirs. Mais l’union qu’elle prescrit ne peut s’accomplir qu’en présence des divinités domestiques ; c’est l’union religieuse, sacrée, indissoluble de l’époux et de l’épouse. Que l’homme ne se croie pas permis de laisser de côté les rites et de faire du mariage un simple contrat consensuel, comme il l’a été à la fin de la société grecque et romaine. Cette antique religion le lui défend, et s’il ose le faire, elle l’en punit. Car le fils qui vient à naître d’une telle union, est considéré comme un bâtard, νόθος, spurius, c’est-à-dire comme un être qui n’a pas place au foyer ; il n’a droit d’accomplir aucun acte sacré ; il ne peut pas prier[210].

Cette même religion veille avec soin sur la pureté de la famille. À ses yeux, la plus grave faute qui puisse être commise est l’adultère. Car la première règle du culte est que le foyer se transmette du père au fils ; or l’adultère trouble l’ordre de la naissance. Une autre règle est que le tombeau ne contienne que les membres de la famille ; le fils de l’adultère est un étranger qui est enseveli dans le tombeau. Tous les principes de la religion sont violés ; le culte est souillé, le foyer devient impur, chaque offrande au tombeau devient une impiété. Il y a plus : par l’adultère la série des descendants est brisée ; la famille, même à l’insu des hommes vivants, est éteinte, et il n’y a plus de bonheur divin pour les ancêtres. Aussi le Hindou dit-il : « Le fils de l’adultère anéantit dans cette vie et dans l’autre les offrandes adressées aux mânes[211]. »

Voilà pourquoi les lois de la Grèce et de Rome donnent au père le droit de repousser l’enfant qui vient de naître. Voilà aussi pourquoi elles sont si rigoureuses, si inexorables pour l’adultère. À Athènes il est permis au mari de tuer le coupable. À Rome le mari, juge de la femme, la condamne à mort. Cette religion était si sévère que l’homme n’avait pas même le droit de pardonner complétement et qu’il était au moins forcé de répudier sa femme[212].

Voilà donc les premières lois de la morale domestique trouvées et sanctionnées. Voilà, outre le sentiment naturel, une religion impérieuse qui dit à l’homme et à la femme qu’ils sont unis pour toujours et que de cette union découlent des devoirs rigoureux dont l’oubli entraînerait les conséquences les plus graves dans cette vie et dans l’autre. De là est venu le caractère sérieux et sacré de l’union conjugale chez les anciens et la pureté que la famille a conservée longtemps.

Cette morale domestique prescrit encore d’autres devoirs. Elle dit à l’épouse qu’elle doit obéir, au mari qu’il doit commander. Elle leur apprend à tous les deux à se respecter l’un l’autre. La femme a des droits ; car elle a sa place au foyer ; c’est elle qui a la charge de veiller à ce qu’il ne s’éteigne pas[213]. Elle a donc aussi son sacerdoce. Là où elle n’est pas, le culte domestique est incomplet et insuffisant. C’est un grand malheur pour un Grec que d’avoir « un foyer privé d’épouse[214]. » Chez les Romains, la présence de la femme est si nécessaire dans le sacrifice, que le prêtre perd son sacerdoce en devenant veuf[215].

On peut croire que c’est à ce partage du sacerdoce domestique que la mère de famille a dû la vénération dont on n’a jamais cessé de l’entourer dans la société grecque et romaine. De là vient que la femme a dans la famille le même titre que son mari : les Latins disent paterfamilias et materfamilias, les Grecs οἰκοδεσπότης et οἰκοδέσποινα, les Hindous grihapati, grihapatni. De là vient aussi cette formule que la femme prononçait dans le mariage romain : ubi tu Caius, ego Caia, formule qui nous dit que, si dans la maison il n’y a pas égale autorité, il y a au moins dignité égale.

Quant au fils, nous l’avons vu soumis à l’autorité d’un père qui peut le vendre et le condamner à mort. Mais ce fils a son rôle aussi dans le culte ; il remplit une fonction dans les cérémonies religieuses ; sa présence, à certains jours, est tellement nécessaire que le Romain qui n’a pas de fils, est forcé d’en adopter un fictivement pour ces jours-là, afin que les rites soient accomplis[216]. Et voyez quel lien puissant la religion établit entre le père et le fils ! On croit à une seconde vie dans le tombeau, vie heureuse et calme si les repas funèbres sont régulièrement offerts. Ainsi le père est convaincu que sa destinée après cette vie dépendra du soin que son fils aura de son tombeau, et le fils, de son côté, est convaincu que son père mort deviendra un dieu et qu’il aura à l’invoquer.

On peut deviner tout ce que ces croyances mettaient de respect et d’affection réciproque dans la famille. Les anciens donnaient aux vertus domestiques le nom de piété : l’obéissance du fils envers le père, l’amour qu’il portait à sa mère, c’était de la piété, pietas erga parentes ; l’attachement du père pour son enfant, la tendresse de la mère, c’était encore de la piété, pietas erga liberos. Tout était divin dans la famille. Sentiment du devoir, affection naturelle, idée religieuse, tout cela se confondait et ne faisait qu’un.

Il paraîtra peut-être bien étrange de compter l’amour de la maison parmi les vertus ; c’en était une chez les anciens. Ce sentiment était profond et puissant dans leurs âmes. Voyez Anchise qui, à la vue de Troie en flammes, ne veut pourtant pas quitter sa vieille demeure. Voyez Ulysse à qui l’on offre tous les trésors et l’immortalité même, et qui ne veut que revoir la flamme de son foyer. Avançons jusqu’à Cicéron ; ce n’est plus un poëte, c’est un homme d’État qui parle : « Ici est ma religion, ici est ma race, ici les traces de mes pères ; je ne sais quel charme se trouve ici qui pénètre mon cœur et mes sens[217]. » Il faut nous placer par la pensée au milieu des plus antiques générations pour comprendre combien ces sentiments, affaiblis déjà au temps de Cicéron, avaient été vifs et puissants. Pour nous la maison est seulement un domicile, un abri ; nous la quittons et l’oublions sans trop de peine, ou si nous nous y attachons, ce n’est que par la force des habitudes et des souvenirs. Car pour nous la religion n’est pas là ; notre dieu est le Dieu de l’univers et nous le trouvons partout. Il en était autrement chez les anciens ; c’était dans l’intérieur de leur maison qu’ils trouvaient leur principale divinité, leur providence, celle qui les protégeait individuellement, qui écoutait leurs prières et exauçait leurs vœux. Hors de sa demeure, l’homme ne se sentait plus de dieu ; le dieu du voisin était un dieu hostile. L’homme aimait donc alors sa maison comme il aime aujourd’hui son église.

Ainsi ces croyances des premiers âges n’ont pas été étrangères au développement moral de cette partie de l’humanité. Ces dieux prescrivaient la pureté et défendaient de verser le sang ; la notion de justice, si elle n’est pas née de cette croyance, a du moins été fortifiée par elle. Ces dieux appartenaient en commun à tous les membres d’une même famille ; la famille s’est ainsi trouvée unie par un lien puissant, et tous ses membres ont appris à s’aimer et à se respecter les uns les autres. Ces dieux vivaient dans l’intérieur de chaque maison ; l’homme a aimé sa maison, sa demeure fixe et durable qu’il tenait de ses aïeux et léguait à ses enfants comme un sanctuaire.

L’antique morale, réglée par ces croyances, ignorait la charité ; mais elle enseignait du moins les vertus domestiques. L’isolement de la famille a été, chez cette race, le commencement de la morale. Là les devoirs ont apparu, clairs, précis, impérieux, mais resserrés dans un cercle restreint. Et il faudra nous rappeler, dans la suite de ce livre, ce caractère étroit de la morale primitive ; car la société civile, fondée plus tard sur les mêmes principes, a revêtu le même caractère, et plusieurs traits singuliers de l’ancienne politique s’expliqueront par là.


CHAPITRE X.

LA GENS À ROME ET EN GRÈCE.

On trouve chez les jurisconsultes romains et les écrivains grecs les traces d’une antique institution qui paraît avoir été en grande vigueur dans le premier âge des sociétés grecque et italienne, mais qui, s’étant affaiblie peu à peu, n’a laissé que des vestiges à peine perceptibles dans la dernière partie de leur histoire. Nous voulons parler de ce que les Latins appelaient gens et les Grecs γένος.

On a beaucoup discuté sur la nature et la constitution de la gens. Il ne sera peut-être pas inutile de dire d’abord ce qui fait la difficulté du problème.

La gens, comme nous le verrons plus loin, formait un corps dont la constitution était tout aristocratique ; c’est grâce à son organisation intérieure que les patriciens de Rome et les Eupatrides d’Athènes perpétuèrent longtemps leurs priviléges. Lors donc que le parti populaire prit le dessus, il ne manqua pas de combattre de toutes ses forces cette vieille institution. S’il avait pu l’anéantir complétement, il est probable qu’il ne nous serait pas resté d’elle le moindre souvenir. Mais elle était singulièrement vivace et enracinée dans les mœurs ; on ne put pas la faire disparaître tout à fait. On se contenta donc de la modifier : on lui enleva ce qui faisait son caractère essentiel et on ne laissa subsister que ses formes extérieures, qui ne gênaient en rien le nouveau régime. Ainsi à Rome les plébéiens imaginèrent de former des gentes à l’imitation des patriciens ; à Athènes on essaya de bouleverser les γένη, de les fondre entre eux et de les remplacer par les dèmes que l’on établit à leur ressemblance. Nous aurons à revenir sur ce point quand nous parlerons des révolutions. Qu’il nous suffise de faire remarquer ici que cette altération profonde que la démocratie a introduite dans le régime de la gens est de nature à dérouter ceux qui veulent en connaître la constitution primitive. En effet, presque tous les renseignements qui nous sont parvenus sur elle, datent de l’époque où elle avait été ainsi transformée. Ils ne nous montrent d’elle que ce que les révolutions en avaient laissé subsister.

Supposons que, dans vingt siècles, toute connaissance du moyen âge ait péri, qu’il ne reste plus aucun document sur ce qui précède la révolution de 1789, et que pourtant un historien de ce temps-là veuille se faire une idée des institutions antérieures. Les seuls documents qu’il aurait dans les mains lui montreraient la noblesse du dix-neuvième siècle, c’est-à-dire quelque chose de fort différent de la féodalité. Mais s’il songeait qu’une grande révolution s’était accomplie, il en conclurait à bon droit que cette institution, comme toutes les autres, avait dû être transformée, et il penserait que cette noblesse n’était plus qu’une ombre ou qu’image affaiblie et altérée d’une autre noblesse incomparablement plus puissante. Puis s’il examinait avec attention les faibles débris de l’antique monument, quelques expressions demeurées dans la langue, quelques termes échappés à la loi, de vagues souvenirs ou de stériles regrets, il devinerait peut-être quelque chose du régime féodal et se ferait des institutions du moyen-âge une idée qui ne serait pas trop éloignée de la vérité. La difficulté serait grande assurément ; elle n’est pas moindre pour celui qui aujourd’hui veut connaître la gens antique ; car il n’a d’autres renseignements sur elle que ceux qui datent d’un temps où elle n’était plus que l’ombre d’elle-même.

Nous commencerons par analyser tout ce que les écrivains anciens nous disent de la gens, c’est-à-dire ce qui subsistait d’elle à l’époque où elle était déjà fort modifiée. Puis à l’aide de ces restes nous essaierons d’entrevoir le véritable régime de la gens antique.

1o Ce que les écrivains anciens nous font connaître de la gens.

Si l’on ouvre l’histoire romaine au temps des guerres puniques, on rencontre trois personnages qui se nomment Claudius Pulcher, Claudius Nero, Claudius Centho. Tous les trois appartiennent à une même gens, la gens Claudia.

Démosthènes dans un de ses plaidoyers produit sept témoins qui certifient qu’ils font partie du même γένος, celui des Brytides. Ce qui est remarquable dans cet exemple, c’est que les sept personnes citées comme membres du même γένος, se trouvaient inscrites dans six dèmes différents ; ce qui permet de croire que le γένος ne correspondait pas exactement au dème et n’était pas comme lui une simple division administrative[218].

Voilà donc un premier fait avéré ; il y avait des gentes à Rome, des γένη à Athènes. On pourrait citer des exemples relatifs à beaucoup d’autres villes de la Grèce et de l’Italie et en conclure que, suivant toute vraisemblance, cette institution a été universelle chez ces anciens peuples.

Chaque gens avait un culte spécial. En Grèce on reconnaissait les membres d’une même gens « à ce qu’ils accomplissaient des sacrifices en commun depuis une époque fort reculée[219]. » Plutarque mentionne le lieu des sacrifices de la gens des Lycomèdes, et Eschine parle de l’autel de la gens des Butades[220].

À Rome aussi, chaque gens avait des actes religieux à accomplir ; le jour, le lieu, les rites étaient fixés par sa religion particulière[221]. Le Capitole est bloqué par les Gaulois ; un Fabius en sort et traverse les lignes ennemies, vêtu du costume religieux et portant à la main les objets sacrés ; il va offrir le sacrifice sur l’autel de sa gens qui est situé sur le Quirinal. Dans la seconde guerre punique, un autre Fabius, celui qu’on appelle le bouclier de Rome, tient tête à Annibal ; assurément la République a grand besoin qu’il n’abandonne pas son armée ; il la laisse pourtant entre les mains de l’imprudent Minucius : c’est que le jour anniversaire du sacrifice de sa gens est arrivé et qu’il faut qu’il coure à Rome pour accomplir l’acte sacré[222].

Ce culte devait être perpétué de génération en génération, et c’était un devoir de laisser des fils après soi pour le continuer. Un ennemi personnel de Cicéron, Claudius, a quitté sa gens pour entrer dans une famille plébéienne ; Cicéron lui dit : « Pourquoi exposes-tu la religion de la gens Claudia à s’éteindre par ta faute ? »

Les dieux de la gens, Dii gentiles, θεοὶ γενέθλιοι, ne protégeaient qu’elle et ne voulaient être invoqués que par elle. Aucun étranger ne pouvait être admis aux cérémonies religieuses. On croyait que si un étranger avait une part de la victime ou même s’il assistait seulement au sacrifice, les dieux de la gens en étaient offensés et tous les membres étaient sous le coup d’une impiété grave.

De même que chaque gens avait son culte et ses fêtes religieuses, elle avait aussi son tombeau commun. On lit dans un plaidoyer de Démosthènes : « Cet homme ayant perdu ses enfants les ensevelit dans le tombeau de ses pères, dans ce tombeau qui est commun à tous ceux de sa gens. » La suite du plaidoyer montre qu’aucun étranger ne pouvait être enseveli dans ce tombeau. Dans un autre discours, le même orateur parle du tombeau où la gens des Busélides ensevelit ses membres et où elle accomplit chaque année un sacrifice funèbre ; « ce lieu de sépulture est un champ assez vaste qui est entouré d’une enceinte, suivant la coutume ancienne[223]. »

Il en était de même chez les Romains. Velléius parle du tombeau de la gens Quintilia, et Suétone nous apprend que la gens Claudia avait le lieu de la sépulture sur la pente du mont Capitolin[224].

L’ancien droit de Rome considère les membres d’une gens comme aptes à hériter les uns des autres. Les Douze-Tables prononcent que, à défaut de fils et d’agnats, le gentilis est héritier naturel. Dans cette législation, le gentilis est donc plus proche que le cognat, c’est-à-dire plus proche que le parent par les femmes.

Rien n’est plus étroitement lié que les membres d’une gens. Unis dans la célébration des mêmes cérémonies sacrées, ils s’aident mutuellement dans tous les besoins de la vie. La gens entière répond de la dette d’un de ses membres ; elle rachète le prisonnier, elle paie l’amende du condamné. Si l’un des siens devient magistrat, elle se cotise pour payer les dépenses qu’entraîne toute magistrature[225].

L’accusé se fait accompagner au tribunal par tous les membres de sa gens ; cela marque la solidarité que la loi établit entre l’homme et le corps dont il fait partie. C’est un acte contraire à la religion que de plaider contre un homme de sa gens ou même de porter témoignage contre lui. Un Claudius, personnage considérable, était l’ennemi personnel d’Appius Claudius le décemvir ; quand celui-ci fut cité en justice et menacé de mort, Claudius se présenta pour le défendre et implora le peuple en sa faveur, non toutefois sans avertir que s’il faisait cette démarche, « ce n’était pas par affection, mais par devoir[226]. »

Si un membre de la gens n’avait pas le droit d’en appeler un autre devant la justice de la cité, c’est qu’il y avait une justice dans la gens elle-même. Chacune avait en effet son chef, qui était à la fois son juge, son prêtre, et son commandant militaire[227]. On sait que lorsque la famille sabine des Claudius vint s’établir à Rome, les trois mille personnes qui la composaient, obéissaient à un chef unique. Plus tard, quand les Fabius se chargent seuls de la guerre contre les Véiens, nous voyons que cette gens a un chef qui parle en son nom devant le Sénat et qui la conduit à l’ennemi[228].

En Grèce aussi, chaque gens avait son chef ; les inscriptions en font foi, et elles nous montrent que ce chef portait assez généralement le titre d’archonte[229]. Enfin à Rome comme en Grèce, la gens avait ses assemblées ; elle portait des décrets, auxquels ses membres devaient obéir, et que la cité elle-même respectait[230].

Tel est l’ensemble d’usages et de lois que nous trouvons encore en vigueur aux époques où la gens était déjà affaiblie et presque dénaturée. Ce sont là les restes de cette antique institution.

2o Examen de quelques opinions qui ont été émises pour expliquer la gens romaine.

Sur cet objet, qui est livré depuis longtemps aux disputes des érudits, plusieurs systèmes ont été proposés. Les uns disent : la gens n’est pas autre chose qu’une similitude de nom[231]. D’autres : Le mot gens désigne une sorte de parenté factice. Suivant d’autres, la gens n’est que l’expression d’un rapport entre une famille qui exerce le patronage et d’autres familles qui sont clientes. Mais aucune de ces trois explications ne répond à toute la série de faits, de lois, d’usages, que nous venons d’énumérer.

Une autre opinion, plus sérieuse, est celle qui conclut ainsi : la gens est une association politique de plusieurs familles qui étaient à l’origine étrangères les unes aux autres ; à défaut de lien du sang, la cité a établi entre elles une union fictive et une sorte de parenté religieuse.

Mais une première objection se présente. Si la gens n’est qu’une association factice, comment expliquer que ses membres aient un droit à hériter les uns des autres ? Pourquoi le gentilis est-il préféré au cognat ? Nous avons vu plus haut les règles de l’hérédité, et nous avons dit quelle relation étroite et nécessaire la religion avait établie entre le droit d’hériter et la parenté masculine. Peut-on supposer que la loi ancienne se fût écartée de ce principe au point d’accorder la succession aux gentiles, si ceux-ci avaient été les uns pour les autres des étrangers ?

Le caractère le plus saillant et le mieux constaté de la gens, c’est qu’elle a en elle-même un culte, comme la famille a le sien. Or si l’on cherche quel est le dieu que chacun adore, on remarque que c’est presque toujours un ancêtre divinisé, et que l’autel où elle porte le sacrifice est un tombeau. À Athènes, les Eumolpides vénèrent Eumolpos auteur de leur race ; les Phytalides adorent le héros Phytalos, les Butades Butès, les Busélides Busélos, les Lakiades Lakios, les Amynandrides Cérops[232]. À Rome, les Claudius descendent d’un Clausus ; les Cæcilius honorent comme chef de leur race le héros Cæculus, les Calpurnius un Calpus, les Julius un Julus, les Clœlius un Clœlus[233].

Il est vrai qu’il nous est bien permis de croire que beaucoup de ces généalogies ont été imaginées après coup ; mais il faut bien avouer que cette supercherie n’aurait pas eu de motif, si ce n’avait été un usage constant chez les véritables gentes de reconnaître un ancêtre commun et de lui rendre un culte. Le mensonge cherche toujours à imiter la vérité.

D’ailleurs la supercherie n’était pas aussi aisée à commettre qu’il nous le semble. Ce culte n’était pas une vaine formalité de parade. Une des règles les plus rigoureuses de la religion était qu’on ne devait honorer comme ancêtres que ceux dont on descendait véritablement ; offrir ce culte à un étranger était une impiété grave. Si donc la gens adorait en commun un ancêtre, c’est qu’elle croyait sincèrement descendre de lui. Simuler un tombeau, établir des anniversaires et un culte annuel, c’eût été porter le mensonge dans ce qu’on avait de plus sacré, et se jouer de la religion. Une telle fiction fut possible au temps de César, quand la vieille religion des familles ne touchait plus personne. Mais si l’on se reporte au temps où ces croyances étaient puissantes, on ne peut pas imaginer que plusieurs familles, s’associant dans une même fourberie, se soient dit : nous allons feindre d’avoir un même ancêtre ; nous lui érigerons un tombeau, nous lui offrirons des repas funèbres, et nos descendants l’adoreront dans toute la suite des temps. Une telle pensée ne devait pas se présenter aux esprits, ou elle était écartée comme une pensée coupable.

Dans les problèmes difficiles que l’histoire offre souvent, il est bon de demander aux termes de la langue tous les enseignements qu’ils peuvent donner. Une institution est quelquefois expliquée par le mot qui la désigne. Or le mot gens est exactement le même que le mot genus, au point qu’on pouvait les prendre l’un pour l’autre et dire indifféremment gens Fabia et genus Fabium ; tous les deux correspondent au verbe gignere et au substantif genitor, absolument comme γένος correspond à γεννᾷν et à γονεύς. Tous ces mots portent en eux l’idée de filiation. Les Grecs désignaient aussi les membres d’un γένος par le mot ὁμογάλακτες, qui signifie nourris du même lait. Que l’on compare à tous ces mots ceux que nous avons l’habitude de traduire par famille, le latin familia, le grec οἶκος. Ni l’un ni l’autre ne contient en lui le sens de génération ou de parenté. La signification vraie de familia est propriété ; il désigne le champ, la maison, l’argent, les esclaves, et c’est pour cela que les Douze-Tables disent en parlant de l’héritier, familiam nancitor, qu’il prenne la succession. Quant à οἶκος, il est clair qu’il ne présente à l’esprit aucune autre idée que celle de propriété ou de domicile. Voilà cependant les mots que nous traduisons habituellement par famille. Or est-il admissible que des termes dont le sens intrinsèque est celui de domicile ou de propriété, aient pu être employés souvent pour désigner une famille, et que d’autres mots dont le sens interne est filiation, naissance, paternité, n’aient jamais désigné qu’une association artificielle ? Assurément cela ne serait pas conforme à la logique si droite et si nette des langues anciennes. Il est indubitable que les Grecs et les Romains attachaient aux mots gens et γένος l’idée d’une origine commune. Cette idée a pu s’effacer quand la gens s’est altérée, mais le mot est resté pour en porter témoignage.

Le système qui présente la gens comme une association factice, a donc contre lui, 1o la vieille législation qui donne aux gentiles un droit d’hérédité, 2o les croyances religieuses qui ne veulent de communauté de culte que là où il y a communauté de naissance, 3o les termes de la langue qui attestent dans la gens une origine commune. Ce système a encore ce défaut qu’il fait croire que les sociétés humaines ont pu commencer par une convention et par un artifice, ce que la science historique ne peut pas admettre comme vrai.

3o La gens est la famille ayant encore son organisation primitive et son unité.

Tout nous présente la gens comme unie par un lien de naissance. Consultons encore le langage : les noms des gentes, en Grèce aussi bien qu’à Rome, ont tous la forme qui était usitée dans les deux langues pour les noms patronymiques. Claudius signifie fils de Clausus, et Butadès fils de Butès.

Ceux qui croient voir dans la gens une association artificielle, partent d’une donnée qui est fausse. Ils supposent qu’une gens comptait toujours plusieurs familles ayant des noms divers, et ils citent volontiers l’exemple de la gens Cornélia qui renfermait en effet des Scipions, des Lentulus, des Cossus, des Sylla. Mais il s’en faut bien qu’il en fût toujours ainsi. La gens Marcia paraît n’avoir jamais eu qu’une seule lignée ; on n’en voit qu’une aussi dans la gens Lucrétia, et dans la gens Quintilia pendant longtemps. Il serait assurément fort difficile de dire quelles sont les familles qui ont formé la gens Fabia ; car tous les Fabius connus dans l’histoire appartiennent manifestement à la même souche ; tous portent d’abord le même surnom de Vibulanus ; ils le changent tous ensuite pour celui d’Ambustus, qu’ils remplacent plus tard par celui de Maximus ou de Dorso.

On sait qu’il était d’usage à Rome que tout patricien portât trois noms. On s’appelait, par exemple, Publius Cornelius Scipio. Il n’est pas inutile de rechercher lequel de ces trois mots était considéré comme le nom véritable. Publius n’était qu’un nom mis en avant, prœnomen ; Scipio était un nom ajouté, agnomen. Le vrai nom était Cornélius ; or ce nom était en même temps celui de la gens entière. N’aurions-nous que ce seul renseignement sur la gens antique, il nous suffirait pour affirmer qu’il y a eu des Cornelius avant qu’il y eût des Scipions, et non pas, comme on le dit souvent, que la famille des Scipions s’est associée à d’autres pour former la gens Cornélia.

Nous voyons en effet par l’histoire que la gens Cornélia fut longtemps indivise et que tous ses membres portaient également le surnom de Maluginensis et celui de Cossus. C’est seulement au temps du dictateur Camille qu’une de ses branches adopte le surnom de Scipion ; un peu plus tard, une autre branche prend le surnom de Rufus, qu’elle remplace ensuite par celui de Sylla. Les Lentulus ne paraissent qu’à l’époque des guerres des Samnites, les Céthégus que dans la seconde guerre punique. Il en est de même de la gens Claudia. Les Claudius restent longtemps unis en une seule famille et portent tous le surnom de Sabinus ou de Regillensis, signe de leur origine. On les suit pendant sept générations sans distinguer de branches dans cette famille d’ailleurs fort nombreuse. C’est seulement à la huitième génération, c’est-à-dire au temps de la première guerre punique, que l’on voit trois branches se séparer et adopter trois surnoms qui leur deviennent héréditaires : ce sont les Claudius Pulcher qui se continuent pendant deux siècles, les Claudius Centho qui ne tardent guère à s’éteindre, et les Claudius Nero qui se perpétuent jusqu’au temps de l’empire.

Il ressort de tout cela que la gens n’était pas une association de familles, mais qu’elle était la famille elle-même. Elle pouvait indifféremment ne comprendre qu’une seule lignée ou produire des branches nombreuses ; ce n’était toujours qu’une famille.

Il est d’ailleurs facile de se rendre compte de la formation de la gens antique et de sa nature, si l’on se reporte aux vieilles croyances et aux vieilles institutions que nous avons observées plus haut. On reconnaîtra même que la gens est dérivée tout naturellement de la religion domestique et du droit privé des anciens âges. Que prescrit en effet cette religion primitive ? Que l’ancêtre, c’est-à-dire l’homme qui le premier a été enseveli dans le tombeau, soit honoré perpétuellement comme un dieu et que ses descendants réunis chaque année près du lieu sacré où il repose, lui offrent le repas funèbre. Ce foyer toujours allumé, ce tombeau toujours honoré d’un culte, voilà le centre autour duquel toutes les générations viennent vivre et par lequel toutes les branches de la famille, quelque nombreuses qu’elles puissent être, restent groupées en un seul faisceau. Que dit encore le droit privé de ces vieux âges ? En observant ce qu’était l’autorité dans la famille ancienne, nous avons vu que les fils ne se séparaient pas du père ; en étudiant les règles de la transmission du patrimoine, nous avons constaté que, grâce au droit d’aînesse, les frères cadets ne se séparaient pas du frère aîné. Foyer, tombeau, patrimoine, tout cela à l’origine était indivisible. La famille l’était par conséquent. Le temps ne la démembrait pas. Cette famille indivisible, qui se développait à travers les âges, perpétuant de siècle en siècle son culte et son nom, c’était véritablement la gens antique. La gens était la famille, mais la famille ayant conservé l’unité que sa religion lui commandait, et ayant atteint tout le développement que l’ancien droit privé lui permettait d’atteindre.

Cette vérité admise, tout ce que les écrivains anciens nous disent de la gens, devient clair. Cette étroite solidarité que nous remarquions tout à l’heure entre ses membres n’a plus rien de surprenant ; ils sont parents par la naissance. Ce culte qu’ils pratiquent en commun n’est pas une fiction ; il leur vient de leurs ancêtres. Comme ils sont une même famille, ils ont une sépulture commune. Pour la même raison, la loi des Douze-Tables les déclare aptes à hériter les uns des autres. Pour la même raison encore, ils portent un même nom. Comme ils avaient tous, à l’origine, un même patrimoine indivis, ce fut un usage et même une nécessité que la gens entière répondît de la dette d’un de ses membres, et qu’elle payât la rançon du prisonnier ou l’amende du condamné. Toutes ces règles s’étaient établies d’elles-mêmes lorsque la gens avait encore son unité ; quand elle se démembra, elles ne purent pas disparaître complétement. De l’unité antique et sainte de cette famille il resta des marques persistantes dans le sacrifice annuel qui en rassemblait les membres épars, dans le nom qui leur restait commun, dans la législation qui leur reconnaissait des droits d’hérédité, dans les mœurs qui leur enjoignaient de s’entr’aider.

4o La famille (gens) a été d’abord la seule forme de société.

Ce que nous avons vu de la famille, sa religion domestique, les dieux qu’elle s’était faits, les lois qu’elle s’était données, le droit d’aînesse sur lequel elle s’était fondée, son unité, son développement d’âge en âge jusqu’à former la gens, sa justice, son sacerdoce, son gouvernement intérieur, tout cela porte forcément notre pensée vers une époque primitive où la famille était indépendante de tout pouvoir supérieur, et où la cité n’existait pas encore.

Que l’on regarde cette religion domestique, ces dieux qui n’appartenaient qu’à une famille et n’exerçaient leur providence que dans l’enceinte d’une maison, ce culte qui était secret, cette religion qui ne voulait pas être propagée, cette morale qui ignorait la charité et prescrivait l’isolement : il est manifeste que des croyances de cette nature n’ont pu prendre naissance dans les esprits des hommes qu’à une époque où les grandes sociétés n’étaient pas encore formées. Si le sentiment religieux s’est contenté d’une conception si étroite du divin, c’est que l’association humaine était alors étroite en proportion. Le temps où l’homme ne croyait qu’aux dieux domestiques, est aussi le temps où il n’existait que des familles. Il est bien vrai que ces croyances ont pu subsister ensuite, et même fort longtemps, lorsque les cités et les nations étaient formées. L’homme ne s’affranchit pas aisément des opinions qui ont une fois pris l’empire sur lui. Ces croyances ont donc pu durer, quoiqu’elles fussent alors en contradiction avec l’état social. Qu’y a-t-il en effet de plus contradictoire que de vivre en société civile et d’avoir dans chaque famille des dieux particuliers ? Mais il est clair que cette contradiction n’avait pas existé toujours et qu’à l’époque où ces croyances s’étaient établies dans les esprits et étaient devenues assez puissantes pour former une religion, elles répondaient exactement à l’état social des hommes. Or le seul état social qui puisse être d’accord avec elles est celui où la famille vit indépendante et isolée.

C’est dans cet état que toute la race aryenne paraît avoir vécu longtemps. Les hymnes des Védas en font foi pour la branche qui a donné naissance aux Hindous, les vieilles croyances et le vieux droit privé l’attestent pour ceux qui sont devenus les Grecs et les Romains.

Si l’on compare les institutions politiques des Aryas de l’Orient avec celles des Aryas de l’Occident, on ne trouve presque aucune analogie. Si l’on compare, au contraire, les institutions domestiques de ces divers peuples, on s’aperçoit que la famille était constituée d’après les mêmes principes dans la Grèce et dans l’Inde ; ces principes étaient d’ailleurs, comme nous l’avons constaté plus haut, d’une nature si singulière, qu’il n’est pas à supposer que cette ressemblance fût l’effet du hasard ; enfin, non-seulement ces institutions offrent une évidente analogie, mais encore les mots qui les désignent sont souvent les mêmes dans les différentes langues que cette race a parlées depuis le Gange jusqu’au Tibre. On peut tirer de là une double conclusion : l’une est que la naissance des institutions domestiques dans cette race est antérieure à l’époque où ses différentes branches se sont séparées ; l’autre est qu’au contraire la naissance des institutions politiques est postérieure à cette séparation. Les premières ont été fixées dès le temps où la race vivait encore dans son antique berceau de l’Asie centrale ; les secondes se sont formées peu à peu dans les diverses contrées où ses migrations l’ont conduite.

On peut donc entrevoir une longue période pendant laquelle les hommes n’ont connu aucune autre forme de société que la famille. C’est alors que s’est produite la religion domestique, qui n’aurait pas pu naître dans une société autrement constituée et qui a dû même être longtemps un obstacle au développement social. Alors aussi s’est établi l’ancien droit privé, qui plus tard s’est trouvé en désaccord avec les intérêts d’une société un peu étendue, mais qui était en parfaite harmonie avec l’état de société dans lequel il est né.

Plaçons-nous donc par la pensée au milieu de ces antiques générations dont le souvenir n’a pas pu périr tout à fait et qui ont légué leurs croyances et leurs lois aux générations suivantes. Chaque famille a sa religion, ses dieux, son sacerdoce. L’isolement religieux est sa loi ; son culte est secret. Dans la mort même ou dans l’existence qui la suit, les familles ne se mêlent pas ; chacune continue à vivre à part dans son tombeau, d’où l’étranger est exclu. Chaque famille a aussi sa propriété, c’est-à-dire sa part de terre qui lui est attachée inséparablement par sa religion ; ses dieux Termes gardent l’enceinte, et ses Mânes veillent sur elle. L’isolement de la propriété est tellement obligatoire que deux domaines ne peuvent pas confiner l’un à l’autre et doivent laisser entre eux une bande de terre qui soit neutre et qui reste inviolable. Enfin chaque famille a son chef, comme une nation aurait son roi. Elle a ses lois, qui sans doute ne sont pas écrites, mais que la croyance religieuse grave dans le cœur de chaque homme. Elle a sa justice intérieure au-dessus de laquelle il n’en est aucune autre à laquelle on puisse appeler. Tout ce dont l’homme a rigoureusement besoin pour sa vie matérielle ou pour sa vie morale, la famille le possède en soi. Il ne lui faut rien du dehors ; elle est un état organisé, une société qui se suffit.

Mais cette famille des anciens âges n’est pas réduite aux proportions de la famille moderne. Dans les grandes sociétés la famille se démembre et s’amoindrit ; mais en l’absence de toute autre société, elle s’étend, elle se développe, elle se ramifie sans se diviser. Plusieurs branches cadettes restent groupées autour d’une branche aînée, près du foyer unique et du tombeau commun.

Un autre élément encore entra dans la composition de cette famille antique. Le besoin réciproque que le pauvre a du riche et que le riche a du pauvre, fit des serviteurs. Mais dans cette sorte de régime patriarcal, serviteurs ou esclaves c’est tout un. On conçoit en effet que le principe d’un service libre, volontaire, pouvant cesser au gré du serviteur, ne peut guère s’accorder avec un état social où la famille vit isolée. D’ailleurs la religion domestique ne permet pas d’admettre dans la famille un étranger. Il faut donc que par quelque moyen le serviteur devienne un membre et une partie intégrante de cette famille. C’est à quoi l’on arrive par une sorte d’initiation du nouveau venu au culte domestique.

Un curieux usage, qui subsista longtemps dans les maisons athéniennes, nous montre comment l’esclave entrait dans la famille. On le faisait approcher du foyer, on le mettait en présence de la divinité domestique ; on lui versait sur la tête de l’eau lustrale et il partageait avec la famille quelques gâteaux et quelques fruits[234]. Cette cérémonie avait de l’analogie avec celle du mariage et celle de l’adoption. Elle signifiait sans doute que le nouvel arrivant, étranger la veille, serait désormais un membre de la famille et en aurait la religion. Aussi l’esclave assistait-il aux prières et partageait-il les fêtes[235]. Le foyer le protégeait ; la religion des dieux Lares lui appartenait aussi bien qu’à son maître[236]. C’est pour cela que l’esclave devait être enseveli dans le lieu de la sépulture de la famille.

Mais par cela même que le serviteur acquérait le culte et le droit de prier, il perdait sa liberté. La religion était une chaîne qui le retenait. Il était attaché à la famille pour toute sa vie et même pour le temps qui suivait la mort.

Son maître pouvait le faire sortir de la basse servitude et le traiter en homme libre. Mais le serviteur ne quittait pas pour cela la famille. Comme il y était lié par le culte, il ne pouvait pas sans impiété se séparer d’elle. Sous le nom d’affranchi ou sous celui de client, il continuait à reconnaître l’autorité du chef ou patron et ne cessait pas d’avoir des obligations envers lui. Il ne se mariait qu’avec l’autorisation du maître, et les enfants qui naissaient de lui, continuaient à obéir.

Il se formait ainsi dans le sein de la grande famille un certain nombre de petites familles clientes et subordonnées. Les Romains attribuaient l’établissement de la clientèle à Romulus, comme si une institution de cette nature pouvait être l’œuvre d’un homme. La clientèle est plus vieille que Romulus. Elle a d’ailleurs existé partout, en Grèce aussi bien que dans toute l’Italie. Ce ne sont pas les cités qui l’ont établie et réglée ; elles l’ont au contraire, comme nous le verrons plus loin, peu à peu amoindrie et détruite. La clientèle est une institution du droit domestique, et elle a existé dans les familles avant qu’il y eût des cités.

Il ne faut pas juger de la clientèle des temps antiques d’après les clients que nous voyons au temps d’Horace. Il est clair que le client fut longtemps un serviteur attaché au patron. Mais il y avait alors quelque chose qui faisait sa dignité : c’est qu’il avait part au culte et qu’il était associé à la religion de la famille. Il avait le même foyer, les mêmes fêtes, les mêmes sacra que son patron. À Rome, en signe de cette communauté religieuse, il prenait le nom de la famille. Il en était considéré comme un membre par l’adoption. De là un lien étroit et une réciprocité de devoirs entre le patron et le client. Écoutez la vieille loi romaine : si le patron a fait tort à son client, qu’il soit maudit, sacer esto, qu’il meure. Le patron doit protéger le client par tous les moyens et toutes les forces dont il dispose, par sa prière comme prêtre, par sa lance comme guerrier, par sa loi comme juge. Plus tard, quand la justice de la cité appellera le client, le patron devra le défendre ; il devra même lui révéler les formules mystérieuses de la loi qui lui feront gagner sa cause. On pourra témoigner en justice contre un cognat, on ne le pourra pas contre un client ; et l’on continuera à considérer les devoirs envers les clients comme fort au-dessus des devoirs envers les cognats[237]. Pourquoi ? C’est qu’un cognat, lié seulement par les femmes, n’est pas un parent et n’a pas part à la religion de la famille. Le client, au contraire, a la communauté du culte ; il a, tout inférieur qu’il est, la véritable parenté, qui consiste, suivant l’expression de Platon, à adorer les mêmes dieux domestiques.

La clientèle est un lien sacré que la religion a formé et que rien ne peut rompre. Une fois client d’une famille, on ne peut plus se détacher d’elle. La clientèle est même héréditaire.

On voit par tout cela que la famille des temps les plus anciens, avec sa branche aînée et ses branches cadettes, ses serviteurs et ses clients, pouvait former un groupe d’hommes fort nombreux. Une famille, grâce à sa religion qui en maintenait l’unité, grâce à son droit privé qui la rendait indivisible, grâce aux lois de la clientèle qui retenaient ses serviteurs, arrivait à former à la longue une société fort étendue qui avait son chef héréditaire. C’est d’un nombre indéfini de sociétés de cette nature que la race aryenne paraît avoir été composée pendant une longue suite de siècles. Ces milliers de petits groupes vivaient isolés, ayant peu de rapports entre eux, n’ayant nul besoin les uns des autres, n’étant unis par aucun lien ni religieux ni politique, ayant chacun son domaine, chacun son gouvernement intérieur, chacun ses dieux.


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LIVRE III.

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La cité.


CHAPITRE PREMIER.

LA PHRATRIE ET LA CURIE ; LA TRIBU.

Nous n’avons présenté jusqu’ici et nous ne pouvons présenter encore aucune date. Dans l’histoire de ces sociétés antiques, les époques sont plus facilement marquées par la succession des idées et des institutions que par celles des années.

L’étude des anciennes règles du droit privé nous a fait entrevoir, par delà les temps qu’on appelle historiques, une période de siècles pendant lesquels la famille fut la seule forme de société. Cette famille pouvait alors contenir dans son large cadre plusieurs milliers d’êtres humains. Mais dans ces limites l’association humaine était encore trop étroite : trop étroite pour les besoins matériels, car il était difficile que cette famille se suffît en présence de toutes les chances de la vie ; trop étroite aussi pour les besoins moraux de notre nature, car nous avons vu combien dans ce petit monde l’intelligence du divin était insuffisante et la morale incomplète.

La petitesse de cette société primitive répondait bien à la petitesse de l’idée qu’on s’était faite de la divinité. Chaque famille avait ses dieux, et l’homme ne concevait et n’adorait que des divinités domestiques. Mais il ne devait pas se contenter longtemps de ces dieux si fort au-dessous de ce que son intelligence peut atteindre. S’il lui fallait encore beaucoup de siècles pour arriver à se représenter Dieu comme un être unique, incomparable, infini, du moins il devait se rapprocher insensiblement de cet idéal en agrandissant d’âge en âge sa conception et en reculant peu à peu l’horizon dont la ligne sépare pour lui l’Être divin des choses de la terre.

L’idée religieuse et la société humaine allaient donc grandir en même temps.

La religion domestique défendait à deux familles de se mêler et de se fondre ensemble. Mais il était possible que plusieurs familles, sans rien sacrifier de leur religion particulière, s’unissent du moins pour la célébration d’un autre culte qui leur fût commun. C’est ce qui arriva. Un certain nombre de familles formèrent un groupe, que la langue grecque appelait une phratrie, la langue latine une curie[238]. Existait-il entre les familles d’un même groupe un lien de naissance ? Il est impossible de l’affirmer. Ce qui est sûr, c’est que cette association nouvelle ne se fit pas sans un certain élargissement de l’idée religieuse. Au moment même où elles s’unissaient, ces familles conçurent une divinité supérieure à leurs divinités domestiques, qui leur était commune à toutes, et qui veillait sur le groupe entier. Elles lui élevèrent un autel, allumèrent un feu sacré et instituèrent un culte.

Il n’y avait pas de curie, de phratrie, qui n’eût son autel et son dieu protecteur. L’acte religieux y était de même nature que dans la famille. Il consistait essentiellement en un repas fait en commun ; la nourriture avait été préparée sur l’autel lui-même et était par conséquent sacrée ; on la mangeait en récitant quelques prières ; la divinité était présente et recevait sa part d’aliments et de breuvage.

Ces repas religieux de la curie subsistèrent longtemps à Rome ; Cicéron les mentionne, Ovide les décrit[239]. Au temps d’Auguste ils avaient encore conservé toutes leurs formes antiques. « J’ai vu dans ces demeures sacrées, dit un historien de cette époque, le repas dressé devant le dieu ; les tables étaient de bois, suivant l’usage des ancêtres, et la vaisselle était de terre. Les aliments étaient des pains, des gâteaux de fleur de farine, et quelques fruits. J’ai vu faire les libations ; elles ne tombaient pas de coupes d’or ou d’argent, mais de vases d’argile ; et j’ai admiré les hommes de nos jours qui restent si fidèles aux rites et aux coutumes de leurs pères[240]. » À Athènes ces repas avaient lieu pendant la fête qu’on appelait Apaturies[241].

Il y a des usages qui ont duré jusqu’aux derniers temps de l’histoire grecque et qui jettent quelque lumière sur la nature de la phratrie antique. Ainsi nous voyons qu’au temps de Démosthènes, pour faire partie d’une phratrie, il fallait être né d’un mariage légitime dans une des familles qui la composaient. Car la religion de la phratrie, comme celle de la famille, ne se transmettait que par le sang. Le jeune Athénien était présenté à la phratrie par son père, qui jurait qu’il était son fils. L’admission avait lieu sous une forme religieuse. La phratrie immolait une victime et en faisait cuire la chair sur l’autel ; tous les membres étaient présents. Refusaient-ils d’admettre le nouvel arrivant, comme ils en avaient le droit s’ils doutaient de la légitimité de sa naissance, ils devaient enlever la chair de dessus l’autel. S’ils ne le faisaient pas, si après la cuisson ils partageaient avec le nouveau venu les chairs de la victime, le jeune homme était admis et devenait irrévocablement membre de l’association[242]. Ce qui explique ces pratiques, c’est que les anciens croyaient que toute nourriture préparée sur un autel et partagée entre plusieurs personnes établissait entre elles un lien indissoluble et une union sainte qui ne cessait qu’avec la vie.

Chaque phratrie ou curie avait un chef, curio, magister curiæ, φρατρίαρχος, dont la principale fonction était de présider aux sacrifices[243]. Peut-être ses attributions avaient-elles été, à l’origine, plus étendues. La phratrie avait ses assemblées, son tribunal, et pouvait porter des décrets. En elle, aussi bien que dans la famille, il y avait un dieu, un culte, un sacerdoce, une justice, un gouvernement. C’était une petite société qui était modelée exactement sur la famille.

L’association continua naturellement à grandir, et d’après le même mode. Plusieurs curies ou phratries se groupèrent et formèrent une tribu.

Ce nouveau cercle eut encore sa religion ; dans chaque tribu il y eut un autel et une divinité protectrice.

Le dieu de la tribu était ordinairement de même nature que celui de la phratrie ou celui de la famille. C’était un homme divinisé, un héros. De lui la tribu tirait son nom ; aussi les Grecs l’appelaient-ils le héros éponyme. Il avait son jour de fête annuelle. La partie principale de la cérémonie religieuse était un repas auquel la tribu entière prenait part[244].

La tribu, comme la phratrie, avait des assemblées et portait des décrets, auxquels tous ses membres devaient se soumettre. Elle avait un tribunal et un droit de justice sur ses membres. Elle avait un chef, tribunus, φυλοβασιλεύς[245]. Dans ce qui nous reste des institutions de la tribu, on voit qu’elle avait été constituée, à l’origine, pour être une société indépendante, et comme s’il n’y eût eu aucun pouvoir social au-dessus d’elle.


CHAPITRE II.

NOUVELLES CROYANCES RELIGIEUSES.

1o Les dieux de la nature physique.

Avant de passer de la formation des tribus à la naissance des cités, il faut parler d’un grand événement qui s’accomplit dans la vie intellectuelle de ces antiques populations.

Quand nous avons recherché les plus anciennes croyances de ces peuples, nous avons trouvé une religion qui avait pour objet les ancêtres et pour principal symbole le foyer ; c’est elle qui a constitué la famille et établi les premières lois. Mais cette race a eu aussi, dans toutes ses branches, une autre religion, celle dont les principales figures ont été Zeus, Héra, Athéné, Junon, celle de l’Olympe hellénique et du Capitole romain.

De ces deux religions, la première prenait ses dieux dans l’âme humaine ; la seconde prit les siens dans la nature physique. Si le sentiment de la force vive et de la conscience qu’il porte en lui, avait inspiré à l’homme la première idée du Divin, la vue de cette immensité qui l’entoure et qui l’écrase, traça à son sentiment religieux un autre cours.

L’homme des premiers temps était sans cesse en présence de la nature ; les habitudes de la vie civilisée ne mettaient pas encore un voile entre elle et lui. Son regard était charmé par ces beautés ou ébloui par ces grandeurs. Il jouissait de la lumière, il s’effrayait de la nuit, et quand il voyait revenir « la sainte clarté des cieux », il éprouvait de la reconnaissance. Sa vie était dans les mains de la nature ; il attendait le nuage bienfaisant d’où dépendait sa récolte ; il redoutait l’orage qui pouvait détruire le travail et l’espoir de toute une

année. Il sentait à tout moment sa faiblesse et l’incomparable force de ce qui l’entourait. Il éprouvait perpétuellement un mélange de vénération, d’amour et de terreur pour cette puissante nature.

Ce sentiment ne le conduisit pas tout de suite à la conception d’un Dieu unique régissant l’univers. Car il n’avait pas encore l’idée de l’univers. Il ne savait pas que la terre, le soleil, les astres sont des parties d’un même corps ; la pensée ne lui venait pas qu’ils pussent être gouvernés par un même Être. Aux premiers regards qu’il jeta sur le monde extérieur, l’homme se le figura comme une sorte de république confuse où des forces rivales se faisaient la guerre. Comme il jugeait les choses extérieures d’après lui même et qu’il sentait en lui une personne libre, il vit aussi dans chaque partie de la création, dans le sol, dans l’arbre, dans le nuage, dans l’eau du fleuve, dans le soleil, autant de personnes semblables à la sienne ; il leur attribua la pensée, la volonté, le choix des actes ; comme il les sentait puissants et qu’il subissait leur empire, il avoua sa dépendance ; il les pria et les adora ; il en fit des dieux.

Ainsi, dans cette race, l’idée religieuse se présenta sous deux formes très-différentes. D’une part, l’homme attacha l’attribut divin au principe invisible, à l’intelligence, à ce qu’il entrevoyait de l’âme, à ce qu’il sentait de sacré en lui. D’autre part, il appliqua son idée du divin aux objets extérieurs qu’il contemplait, qu’il aimait ou redoutait, aux agents physiques qui étaient les maîtres de son bonheur et de sa vie.

Ces deux ordres de croyances donnèrent lieu à deux religions que l’on voit durer aussi longtemps que les sociétés grecque et romaine. Elles ne se firent pas la guerre ; elles vécurent même en assez bonne intelligence et se partagèrent l’empire sur l’homme ; mais elles ne se confondirent jamais. Elles eurent toujours des dogmes tout à fait distincts, souvent contradictoires, des cérémonies et des pratiques absolument différentes. Le culte des dieux de l’Olympe et celui des héros et des mânes n’eurent jamais entre eux rien de commun. De ces deux religions, l’une, celle des morts, ayant été fixée à une époque très-lointaine, resta toujours immuable dans ses pratiques, mais ses dogmes s’effacèrent peu à peu ; l’autre, celle de la nature physique, plus jeune et plus progressive, se développa librement à travers les âges, modifiant peu à peu ses légendes et ses doctrines, et augmentant sans cesse son autorité sur l’homme.

2o Rapport de cette religion avec le développement de la société humaine.

On peut croire que les premiers rudiments de cette religion de la nature sont fort antiques ; ils le sont peut-être autant que le culte des ancêtres ; mais comme elle répondait à des conceptions plus générales et plus hautes, il lui fallut beaucoup plus de temps pour se fixer en une doctrine précise[246]. Il est bien avéré qu’elle ne se produisit pas dans le monde en un jour et qu’elle ne sortit pas toute faite du cerveau d’un homme. On ne voit à l’origine de cette religion ni un prophète ni un corps de prêtres. Elle naquit dans les différentes intelligences par un effet de leur force naturelle. Chacune se la fit à sa façon. Entre tous ces dieux, issus d’esprits divers, il y eut des ressemblances, parce que les idées se formaient en l’homme suivant un mode à peu près uniforme ; mais il y eut aussi une très-grande variété, parce que chaque esprit était l’auteur de ses dieux. Il résulta de là que cette religion fut longtemps confuse et que ses dieux furent innombrables.

Pourtant les éléments que l’on pouvait diviniser n’étaient pas très-nombreux. Le soleil qui féconde, la terre qui nourrit, le nuage tour à tour bienfaisant ou funeste, telles étaient les principales puissances dont on pût faire des dieux. Mais de chacun de ces éléments des milliers de dieux naquirent. C’est que le même agent physique, aperçu sous des aspects divers, reçut des hommes différents noms. Le soleil, par exemple, fut appelé ici Héraclès (le glorieux), là Phœbos (l’éclatant), ailleurs Apollon (celui qui chasse la nuit ou le mal) ; l’un le nomma l’Être élevé (Hypérion), l’autre le bienfaisant (Alexicacos) ; et, à la longue, les groupes d’hommes qui avaient donné ces noms divers à l’astre brillant, ne reconnurent pas qu’ils avaient le même dieu.

En fait, chaque homme n’adorait qu’un nombre très-restreint de divinités ; mais les dieux de l’un n’étaient pas ceux de l’autre. Les noms pouvaient, à la vérité, se ressembler ; beaucoup d’hommes avaient pu donner séparément à leur dieu le nom d’Apollon ou celui d’Hercule ; ces mots appartenaient à la langue usuelle et n’étaient que des adjectifs qui désignaient l’Être divin par l’un ou l’autre de ses attributs les plus saillants. Mais sous ce même nom les différents groupes d’hommes ne pouvaient pas croire qu’il n’y eût qu’un dieu. On comptait des milliers de Jupiters différents ; il y avait une multitude de Minerves, de Dianes, de Junons qui se ressemblaient fort peu.

Chacune de ces conceptions s’étant formée par le travail libre de chaque esprit et étant en quelque sorte sa propriété, il arriva que ces dieux furent longtemps indépendants les uns des autres, et que chacun d’eux eut sa légende particulière et son culte.

Comme la première apparition de ces croyances est d’une époque où les hommes vivaient encore dans l’état de famille, ces dieux nouveaux eurent d’abord, comme les démons, les héros et les lares, le caractère de divinités domestiques. Chaque famille s’était fait ses dieux, et chacune les gardait pour soi, comme des protecteurs dont elle ne voulait pas partager les bonnes grâces avec des étrangers. C’est là une pensée qui apparaît fréquemment dans les hymnes des Védas ; et il n’y a pas de doute qu’elle n’ait été aussi dans l’esprit des Aryas de l’Occident ; car elle a laissé des traces visibles dans leur religion. À mesure qu’une famille avait, en personnifiant un agent physique, créé un dieu, elle l’associait à son foyer, le comptait parmi ses pénates et ajoutait quelques mots pour lui à sa formule de prière. C’est pour cela que l’on rencontre souvent chez les anciens des expressions comme celles-ci : les dieux qui siégent près de mon foyer, le Jupiter de mon foyer, l’Apollon de mes pères[247]. « Je te conjure, dit Tecmesse à Ajax, au nom du Jupiter qui siége près de ton foyer. » Médée la magicienne dit dans Euripide : « Je jure par Hécate, ma déesse maîtresse, que je vénère et qui habite le sanctuaire de mon foyer. » Lorsque Virgile décrit ce qu’il y a de plus vieux dans la religion de Rome, il montre Hercule associé au foyer d’Évandre et adoré par lui comme divinité domestique.

De là sont venus ces milliers de cultes locaux entre lesquels l’unité ne put jamais s’établir. De là ces luttes de dieux dont le polythéisme est plein et qui représentent des luttes de familles, de cantons ou de villes. De là enfin cette foule innombrable de dieux et de déesses, dont nous ne connaissons assurément que la moindre partie : car beaucoup ont péri, sans laisser même le souvenir de leur nom, parce que les familles qui les adoraient se sont éteintes ou que les villes qui leur avaient voué un culte ont été détruites.

Il fallut beaucoup de temps avant que ces dieux sortissent du sein des familles qui les avaient conçus et qui les regardaient comme leur patrimoine. On sait même que beaucoup d’entre eux ne se dégagèrent jamais de cette sorte de lien domestique. La Déméter d’Éleusis resta la divinité particulière de la famille des Eumolpides ; l’Athéné de l’acropole d’Athènes appartenait à la famille des Butades. Les Potitii de Rome avaient un Hercule et les Nautii une Minerve[248]. Il y a grande apparence que le culte de Vénus fut longtemps renfermé dans la famille des Jules et que cette déesse n’eut pas de culte public dans Rome.

Il arriva à la longue que, la divinité d’une famille ayant acquis un grand prestige sur l’imagination des hommes et paraissant puissante en proportion de la prospérité de cette famille, toute une cité voulut l’adopter et lui rendre un culte public pour obtenir ses faveurs. C’est ce qui eut lieu pour la Déméter des Eumolpides, l’Athéné des Butades, l’Hercule des Potitii. Mais quand une famille consentit à partager ainsi son dieu, elle se réserva du moins le sacerdoce. On peut remarquer que la dignité de prêtre, pour chaque dieu, fut longtemps héréditaire et ne put pas sortir d’une certaine famille[249]. C’est le vestige d’un temps où le dieu lui-même était la propriété de cette famille, ne protégeait qu’elle et ne voulait être servi que par elle.

Il est donc vrai de dire que cette seconde religion fut d’abord à l’unisson de l’état social des hommes. Elle eut pour berceau chaque famille et resta longtemps enfermée dans cet étroit horizon. Mais elle se prêtait mieux que le culte des morts aux progrès futurs de l’association humaine. En effet les ancêtres, les héros, les mânes étaient des dieux qui, par leur essence même, ne pouvaient être adorés que par un très-petit nombre d’hommes et qui établissaient à perpétuité d’infranchissables lignes de démarcation entre les familles. La religion des dieux de la nature était un cadre plus large. Aucune loi rigoureuse ne s’opposait à ce que chacun de ces cultes se propageât ; il n’était pas dans la nature intime de ces dieux de n’être adorés que par une famille et de repousser l’étranger. Enfin les hommes devaient arriver insensiblement à s’apercevoir que le Jupiter d’une famille était, au fond, le même être ou la même conception que le Jupiter d’une autre ; ce qu’ils ne pouvaient jamais croire de deux Lares, de deux ancêtres, ou de deux foyers.

Ajoutons que cette religion nouvelle avait aussi une autre morale. Elle ne se bornait pas à enseigner à l’homme les devoirs de famille. Jupiter était le dieu de l’hospitalité ; c’est de sa part que venaient les étrangers, les suppliants, « les vénérables indigents, » ceux qu’il fallait traiter « comme des frères. » Tous ces dieux prenaient souvent la forme humaine et se montraient aux mortels. C’était bien quelquefois pour assister à leurs luttes et prendre part à leurs combats ; souvent aussi c’était pour leur prescrire la concorde et leur apprendre à s’aider les uns les autres.

À mesure que cette seconde religion alla se développant, la société dut grandir. Or il est assez manifeste que cette religion, faible d’abord, prit ensuite une extension très-grande. À l’origine, elle s’était comme abritée sous la protection de sa sœur aînée, auprès du foyer domestique. Là le dieu nouveau avait obtenu une petite place, une étroite cella, en regard et à côté de l’autel vénéré, afin qu’un peu du respect que les hommes avaient pour le foyer allât vers le dieu. Peu à peu le dieu, prenant plus d’autorité sur l’âme, renonça à cette sorte de tutelle ; il quitta le foyer domestique ; il eut une demeure à lui et des sacrifices qui lui furent propres. Cette demeure (ναὸς, de ναίω, habiter) fut d’ailleurs bâtie à l’image de l’ancien sanctuaire ; ce fut, comme auparavant, une cella vis-à-vis d’un foyer ; mais la cella s’élargit, s’embellit, devint un temple. Le foyer resta à l’entrée de la maison du dieu, mais il parut bien petit à côté d’elle. Lui qui avait été d’abord le principal, il ne fut plus que l’accessoire. Il cessa d’être le dieu et descendit au rang d’autel du dieu, d’instrument pour le sacrifice. Il fut chargé de brûler la chair de la victime et de porter l’offrande avec la prière de l’homme à la divinité majestueuse dont la statue résidait dans le temple.

Lorsqu’on voit ces temples s’élever et ouvrir leurs portes devant la foule des adorateurs, on peut être assuré que l’association humaine a grandi.


CHAPITRE III.

LA CITÉ SE FORME.

La tribu, comme la famille et la phratrie, était constituée pour être un corps indépendant, puisqu’elle avait un culte spécial dont l’étranger était exclu. Une fois formée, aucune famille nouvelle ne pouvait plus y être admise. Deux tribus ne pouvaient pas davantage se fondre en une seule ; leur religion s’y opposait. Mais de même que plusieurs phratries s’étaient unies en une tribu, plusieurs tribus purent s’associer entre elles, à la condition que le culte de chacune d’elles fût respecté. Le jour où cette alliance se fit, la cité exista.

Il importe peu de chercher la cause qui détermina plusieurs tribus voisines à s’unir. Tantôt l’union fut volontaire, tantôt elle fut imposée par la force supérieure d’une tribu ou par la volonté puissante d’un homme. Ce qui est certain, c’est que le lien de la nouvelle association fut encore un culte. Les tribus qui se groupèrent pour former une cité, ne manquèrent jamais d’allumer un feu sacré et de se donner une religion commune.

Ainsi la société humaine, dans cette race, n’a pas grandi à la façon d’un cercle qui s’élargirait peu à peu, gagnant de proche en proche. Ce sont au contraire de petits groupes qui, constitués longtemps à l’avance, se sont agrégés les uns aux autres. Plusieurs familles ont formé la phratrie, plusieurs phratries la tribu, plusieurs tribus la cité. Famille, phratrie, tribu, cité, sont d’ailleurs des sociétés exactement semblables entre elles et qui sont nées l’une de l’autre par une série de fédérations.

Il faut même remarquer qu’à mesure que ces différents groupes s’associaient ainsi entre eux, aucun d’eux ne perdait pourtant ni son individualité ni son indépendance. Bien que plusieurs familles se fussent unies en une phratrie, chacune d’elles restait constituée comme à l’époque de son isolement ; rien n’était changé en elle, ni son culte, ni son sacerdoce, ni son droit de propriété, ni sa justice intérieure. Des curies s’associaient ensuite ; mais chacune gardait son culte, ses réunions, ses fêtes, son chef. De la tribu on passa à la cité, mais les tribus ne furent pas pour cela dissoutes, et chacune d’elles continua à former un corps, à peu près comme si la cité n’existait pas. En religion il subsista une multitude de petits cultes au-dessus desquels s’établit un culte commun ; en politique, une foule de petits gouvernements continuèrent à fonctionner et au-dessus d’eux un gouvernement commun s’éleva.

La cité était une confédération. C’est pour cela qu’elle fut obligée, au moins pendant plusieurs siècles, de respecter l’indépendance religieuse et civile des tribus, des curies et des familles, et qu’elle n’eut pas d’abord le droit d’intervenir dans les affaires particulières de chacun de ces petits corps. Elle n’avait rien à voir dans l’intérieur d’une famille ; elle n’était pas juge de ce qui s’y passait ; elle laissait au père le droit et le devoir de juger sa femme, son fils, son client. C’est pour cette raison que le droit privé, qui avait été fixé à l’époque de l’isolement des familles, a pu subsister dans les cités et n’a été modifié que fort tard.

Ce mode d’enfantement des cités anciennes est attesté par des usages qui ont duré fort longtemps. Si nous regardons l’armée de la cité, dans les premiers temps, nous la trouvons distribuée en tribus, en curies, en familles[250], « de telle sorte, dit un ancien, que le guerrier ait pour voisin dans le combat celui avec qui, en temps de paix, il fait la libation et le sacrifice au même autel. » Si nous regardons le peuple assemblé, dans les premiers siècles de Rome, il vote par curies et par gentes[251]. Si nous regardons le culte, nous voyons à Rome six Vestales, deux pour chaque tribu ; à Athènes, l’archonte fait le sacrifice au nom de la cité entière, mais il est assisté pour la cérémonie religieuse d’autant de ministres qu’il y a de tribus.

Ainsi la cité n’est pas un assemblage d’individus : c’est une confédération de plusieurs groupes qui étaient constitués avant elle et qu’elle laisse subsister. On voit dans les orateurs attiques que chaque Athénien fait partie à la fois de quatre sociétés distinctes ; il est membre d’une famille, d’une phratrie, d’une tribu et d’une cité. Il n’entre pas en même temps et le même jour dans toutes les quatre, comme le Français qui du moment de sa naissance appartient à la fois à une famille, à une commune, à un département et à une patrie. La phratrie et tribu ne sont pas des divisions administratives. L’homme entre à des époques diverses dans ces quatre sociétés et il monte, en quelque sorte, de l’une à l’autre. L’enfant est d’abord admis dans la famille par la cérémonie religieuse qui a lieu dix jours après sa naissance. Quelques années après, il entre dans la phratrie par une nouvelle cérémonie que nous avons décrite plus haut. Plus tard il devient membre de la tribu. Enfin, à l’âge de seize ou de dix-huit ans, il se présente pour être admis dans la cité. Ce jour-là, en présence d’un autel et devant les chairs fumantes d’une victime, il prononce un serment par lequel il s’engage, entre autres choses, à respecter toujours la religion de la cité. À partir de ce jour-là il est initié au culte public et devient citoyen[252]. Que l’on observe ce jeune Athénien s’élevant d’échelon en échelon, de culte en culte, et l’on aura l’image des degrés par lesquels l’association humaine a passé. La marche que ce jeune homme est astreint à suivre, est celle que la société a d’abord suivie.

Un exemple rendra cette vérité plus claire. Il nous est resté sur les antiquités d’Athènes assez de traditions et de souvenirs pour que nous puissions voir avec quelque netteté comment s’est formée la cité athénienne. À l’origine, dit Plutarque, l’Attique était divisée par familles, κατὰ γένη[253]. Quelques-unes de ces familles de l’époque primitive, comme les Eumolpides, les Cécropides, les Géphyréens, les Phytalides, les Lakiades, se sont perpétuées jusque dans les âges suivants. Alors la cité athénienne n’existait pas ; mais chaque famille, entourée de ses branches cadettes et de ses clients, occupait un canton et y vivait dans une indépendance absolue. Chacune avait sa religion propre : les Eumolpides, fixés à Éleusis, adoraient Déméter ; les Cécropides, qui habitaient le rocher où fut plus tard Athènes, avaient pour divinités protectrices Poséidon et Athéné. Tout à côté, sur la petite colline fut l’Aréopage, le dieu protecteur était Arès ; à Marathon c’était un Hercule, à Prasies un Apollon, un autre Apollon à Phlyes, les Dioscures à Céphale et ainsi de tous les autres cantons[254].

Chaque famille, comme elle avait son dieu et son autel, avait aussi son chef. Quand Pausanias visita l’Attique, il trouva dans les petits bourgs d’antiques traditions qui s’étaient perpétuées avec le culte ; or ces traditions lui apprirent que chaque bourg avait eu son roi avant le temps où Cécrops régnait à Athènes[255]. N’était-ce pas le souvenir d’une époque lointaine où ces grandes familles patriarcales, semblables aux clans celtiques, avaient chacune son chef héréditaire, qui était à la fois prêtre et juge ? Une centaine de petites sociétés vivaient donc isolées dans le pays, ne connaissant entre elles ni lien religieux ni lien politique, ayant chacune son territoire, se faisant souvent la guerre, étant enfin à tel point séparées les unes des autres que le mariage entre elles n’était pas toujours réputé permis[256].

Mais les besoins ou les sentiments les rapprochèrent. Insensiblement elles s’unirent en petits groupes, par quatre, par cinq, par six. Ainsi nous trouvons dans les traditions que les quatre bourgs de la plaine de Marathon s’associèrent pour adorer ensemble Apollon Delphinien[257] ; les hommes du Pirée, de Phalère et de deux cantons voisins s’unirent de leur côté et bâtirent en commun un temple à Hercule[258]. À la longue cette centaine de petits États se réduisit à douze confédérations[259]. Ce changement, par lequel la population de l’Attique passa de l’état de famille patriarcale à une société un peu plus étendue, était attribué par les traditions aux efforts de Cécrops ; il faut seulement entendre par là qu’il ne fut achevé qu’à l’époque où se plaçait le règne de ce personnage, c’est-à-dire vers le seizième siècle avant notre ère. On voit d’ailleurs que ce Cécrops ne régnait que sur l’une des douze associations, celle qui fut plus tard Athènes ; les onze autres étaient pleinement indépendantes ; chacune avait son dieu protecteur, son autel, son feu sacré, son chef[260].

Plusieurs générations se passèrent pendant lesquelles le groupe des Cécropides acquit insensiblement plus d’importance. De cette période, il est resté le souvenir d’une lutte sanglante qu’ils soutinrent contre les Eumolpides d’Éleusis, et dont le résultat fut que ceux-ci se soumirent, avec la seule réserve de conserver le sacerdoce héréditaire de leur divinité[261]. On peut croire qu’il y a eu d’autres luttes et d’autres conquêtes dont le souvenir ne s’est pas conservé. Le rocher des Cécropides, où s’était peu à peu développé le culte d’Athéné et qui avait fini par adopter le nom de sa divinité principale, acquit la suprématie sur les onze autres États. Alors parut Thésée, héritier des Cécropides. Toutes les traditions s’accordent à dire qu’il réunit les douze groupes en une cité. Il réussit en effet à faire adopter dans toute l’Attique le culte d’Athéné Polias, en sorte que tout le pays célébra dès lors en commun le sacrifice des Panathénées. Avant lui chaque bourgade avait son feu sacré et son prytanée ; il voulut que le prytanée d’Athènes fût le centre religieux de toute l’Attique[262]. Dès lors l’unité athénienne fut fondée ; religieusement, chaque canton conserva son ancien culte, mais tous adoptèrent un culte commun ; politiquement, chacun conserva ses chefs, ses juges, son droit de s’assembler, mais au-dessus de ces gouvernements locaux il y eut le gouvernement central de la cité[263].

De ces souvenirs et de ces traditions si précises qu’Athènes conservait religieusement, il nous semble qu’il ressort deux vérités également manifestes ; l’une est que la cité a été une confédération de groupes constitués avant elles ; l’autre est que la société ne s’est développée qu’autant que la religion s’élargissait. On ne saurait dire si c’est le progrès religieux qui a amené le progrès social ; ce qui est certain, c’est qu’ils se sont produits tous les deux en même temps et avec un remarquable accord.

Il faut bien penser à l’excessive difficulté qu’il y avait pour les populations primitives à fonder des sociétés régulières. Le lien social n’est pas facile à établir entre ces êtres humains qui sont si divers, si libres, si inconstants. Pour leur donner des règles communes, pour instituer le commandement et faire accepter l’obéissance, pour faire céder la passion à la raison, et la raison individuelle à la raison publique, il faut assurément quelque chose de plus fort que la force matérielle, de plus respectable que l’intérêt, de plus sûr qu’une théorie philosophique, de plus immuable qu’une convention, quelque chose qui soit également au fond de tous les cœurs et qui y siége avec empire.

Cette chose-là, c’est une croyance. Il n’est rien de plus puissant sur l’âme. Une croyance est l’œuvre de l’esprit, mais nous ne sommes pas libres de la modifier à notre gré. Elle est notre création, mais nous ne le savons pas. Elle est humaine, et nous la croyons dieu. Elle est l’effet de notre puissance et elle est plus forte que nous. Elle est en nous ; elle ne nous quitte pas ; elle nous parle à tout moment. Si elle nous dit d’obéir, nous obéissons ; si elle nous trace des devoirs, nous nous soumettons. L’homme peut bien dompter la nature, mais il est assujetti à sa pensée.

Or une antique croyance commandait à l’homme d’honorer l’ancêtre ; le culte de l’ancêtre a groupé la famille autour d’un autel. De là la première religion, les premières prières, la première idée du devoir et la première morale ; de là aussi la propriété établie, l’ordre de la succession fixé ; de là enfin tout le droit privé et toutes les règles de l’organisation domestique. Puis la croyance grandit, et l’association en même temps. À mesure que les hommes sentent qu’il y a pour eux des divinités communes, ils s’unissent en groupes plus étendus. Les mêmes règles, trouvées et établies dans la famille, s’appliquent successivement à la phratrie, à la tribu, à la cité.

Embrassons du regard le chemin que les hommes ont parcouru. À l’origine, la famille vit isolée et l’homme ne connaît que les dieux domestiques, θεοὶ πατρῷοι, dii gentiles. Au-dessus de la famille se forme la phratrie avec son dieu, θεὸς φράτριος, Juno curialis. Vient ensuite la tribu et le dieu de la tribu, θεὸς φύλιος. On arrive enfin à la cité, et l’on conçoit un dieu dont la providence embrasse cette cité entière, θεὸς πολιεὺς, penates publici. Hiérarchie de croyances, hiérarchie d’association. L’idée religieuse a été, chez les anciens, le souffle inspirateur et organisateur de la société.

Les traditions des Hindous, des Grecs, des Étrusques racontaient que les dieux avaient révélé aux hommes les lois sociales. Sous cette forme légendaire il y a une vérité. Les lois sociales ont été l’œuvre des dieux ; mais ces dieux si puissants et si bienfaisants n’étaient pas autre chose que les croyances des hommes.


Nous avons cherché, d’après tous les souvenirs de l’antiquité, quel avait été le mode d’enfantement de l’État chez les anciens ; cela était nécessaire pour nous rendre compte de sa nature et de ses institutions. Mais il faut faire ici une réserve. Si les premières cités se sont formées par la confédération de petites sociétés constituées antérieurement, ce n’est pas à dire que toutes les cités à nous connues aient été formées de la même manière. L’organisation municipale une fois trouvée, il n’était pas nécessaire que pour chaque ville nouvelle on recommençât la même route longue et difficile. Il put même arriver assez souvent que l’on suivit l’ordre inverse. Lorsqu’un chef, sortant d’une ville déjà constituée, en alla fonder une autre, il n’emmena d’ordinaire avec lui qu’un petit nombre de ses concitoyens et il s’adjoignit beaucoup d’autres hommes qui venaient de divers lieux et pouvaient même appartenir à des races diverses. Mais ce chef ne manqua jamais de constituer le nouvel État à l’image de celui qu’il venait de quitter. En conséquence, il partagea son peuple en tribus et en phratries. Chacune de ces petites associations eut un autel, des sacrifices, des fêtes ; chacune imagina même un ancien héros qu’elle honora d’un culte, et duquel elle vint à la longue à se croire issue.

Souvent encore il arriva que les hommes d’un certain pays vivaient sans lois et sans ordre, soit que l’organisation sociale n’eût pas réussi à s’établir, comme en Arcadie, sait qu’elle eût été corrompue et dissoute par des révolutions trop brusques, comme à Cyrène et à Thurii. Si un législateur entreprenait de mettre la règle parmi ces hommes, il ne manquait jamais de commencer par les répartir en tribus et en phratries, comme s’il n’y avait pas d’autre type de société que celui-là. Dans chacun de ces cadres il instituait un héros éponyme, il établissait des sacrifices, il inaugurait des traditions. C’était toujours par là que l’on commençait, si l’on voulait fonder une société régulière. Ainsi fait Platon lui-même lorsqu’il imagine une cité modèle[264].


CHAPITRE IV.

LA VILLE.

Cité et ville n’étaient pas des mots synonymes chez les anciens. La cité était l’association religieuse et politique des familles et des tribus ; la ville était le lieu de réunion, le domicile de cette association.

Il ne faudrait pas nous faire des villes anciennes l’idée que nous donnent celles que nous voyons s’élever de nos jours. On bâtit quelques maisons, c’est un village ; insensiblement le nombre des maisons s’accroît, c’est une ville ; et nous finissons, s’il y a lieu, par l’entourer d’un fossé et d’une muraille. Une ville, chez les anciens, ne se formait pas à la longue, par le lent accroissement du nombre des hommes et des constructions. On fondait une ville d’un seul coup, tout entière en un jour.

Mais il fallait que la cité fût constituée d’abord, et c’était l’œuvre la plus difficile et ordinairement la plus longue. Une fois que les familles, les phratries et les tribus étaient convenues de s’unir et d’avoir un même culte, aussitôt on fondait la ville pour être le sanctuaire de ce culte commun. Aussi la fondation d’une ville était-elle toujours un acte religieux.

Nous allons prendre pour premier exemple Rome elle-même, en dépit de la vogue d’incrédulité qui s’attache à cette ancienne histoire. On a bien souvent répété que Romulus était un chef d’aventuriers, qu’il s’était fait un peuple en appelant à lui des vagabonds et des voleurs, et que tous ces hommes ramassés sans choix avaient bâti au hasard quelques cabanes pour y enfermer leur butin. Mais les écrivains anciens nous présentent les faits d’une tout autre façon ; et il nous semble que, si l’on veut connaître l’antiquité, la première règle doit être de s’appuyer sur les témoignages qui nous viennent d’elle. Ces écrivains parlent à la vérité d’un asile, c’est-à-dire d’un enclos sacré où Romulus admit tous ceux qui se présentèrent ; en quoi il suivait l’exemple que beaucoup de fondateurs de villes lui avaient donné. Mais cet asile n’était pas la ville ; il ne fut même ouvert qu’après que la ville avait été fondée et complétement bâtie. C’était un appendice ajouté à Rome ; ce n’était pas Rome. Il ne faisait même pas partie de la ville de Romulus ; car il était situé au pied du mont Capitolin, tandis que la ville occupait le plateau du Palatin. Il importe de bien distinguer le double élément de la population romaine. Dans l’asile sont les aventuriers sans feu ni lieu ; sur le Palatin sont les hommes venus d’Albe, c’est-à-dire les hommes déjà organisés en société, distribués en gentes et en curies, ayant des cultes domestiques et des lois. L’asile n’est qu’une sorte de hameau ou de faubourg où les cabanes se bâtissent au hasard et sans règles ; sur le Palatin s’élève une ville religieuse et sainte.

Sur la manière dont cette ville fut fondée, l’antiquité abonde en renseignements ; on en trouve dans Denys d’Halicarnasse qui les puisait chez des auteurs plus anciens que lui ; on en trouve dans Plutarque, dans les Fastes d’Ovide, dans Tacite, dans Caton l’Ancien qui avait compulsé les vieilles annales, et dans deux autres écrivains qui doivent surtout nous inspirer une grande confiance, le savant Varron et le savant Verrius Flaccus que Festus nous a en partie conservé, tous les deux fort instruits des antiquités romaines, amis de la vérité, nullement crédules, et connaissant assez bien les règles de la critique historique. Tous ces écrivains nous ont transmis le souvenir de la cérémonie religieuse qui avait marqué la fondation de Rome, et nous ne sommes pas en droit de rejeter un tel nombre de témoignages.

Il n’est pas rare de rencontrer chez les anciens des faits qui nous étonnent ; est-ce un motif pour dire que ce sont des fables, surtout si ces faits qui s’éloignent beaucoup des idées modernes, s’accordent parfaitement avec celles des anciens ? Nous avons vu dans leur vie privée une religion qui réglait tous leurs actes ; nous avons vu ensuite que cette religion les avait constitués en société ; qu’y a-t-il d’étonnant après cela que la fondation d’une ville ait été aussi un acte sacré et que Romulus lui-même ait dû accomplir des rites qui étaient observés partout ?

Le premier soin du fondateur est de choisir l’emplacement de la ville nouvelle. Mais ce choix, chose grave et dont on croit que la destinée du peuple dépend, est toujours laissé à la décision des dieux. Si Romulus eût été Grec, il aurait consulté l’oracle de Delphes ; Samnite, il eût suivi l’animal sacré, le loup ou le pivert. Latin, tout voisin des Étrusques, initié à la science augurale[265], il demande aux dieux de lui révéler leur volonté par le vol des oiseaux. Les dieux lui désignent le Palatin.

Le jour de la fondation venu, il offre d’abord un sacrifice. Ses compagnons sont rangés autour de lui ; ils allument un feu de broussailles, et chacun saute à travers la flamme légère[266]. L’explication de ce rite est que, pour l’acte qui va s’accomplir, il faut que le peuple soit pur ; or les anciens croyaient se purifier de toute tache physique ou morale en sautant à travers la flamme sacrée.

Quand cette cérémonie préliminaire a préparé le peuple au grand acte de la fondation, Romulus creuse une petite fosse de forme circulaire. Il y jette une motte de terre qu’il a apportée de la ville d’Albe[267]. Puis chacun de ses compagnons s’approchant à son tour, jette comme lui un peu de terre qu’il a apporté du pays d’où il vient. Ce rite est remarquable, et il nous révèle chez ces hommes une pensée qu’il importe de signaler. Avant de venir sur le Palatin, ils habitaient Albe ou quelque autre des villes voisines. Là était leur foyer ; c’est là que leurs pères avaient vécu et étaient ensevelis. Or la religion défendait de quitter la terre où le foyer avait été fixé et où les ancêtres divins reposaient. Il avait donc fallu, pour se dégager de toute impiété, que chacun de ces hommes usât d’une fiction, et qu’il emportât avec lui, sous le symbole d’une motte de terre, le sol sacré où ses ancêtres étaient ensevelis et auquel leurs mânes étaient attachés L’homme ne pouvait se déplacer qu’en emmenant avec lui son sol et ses aïeux. Il fallait que ce rite fût accompli pour qu’il pût dire en montrant la place nouvelle qu’il avait adoptée : ceci est encore la terre de mes pères, terra patrum, patria ; ici est ma patrie, car ici sont les mânes de ma famille.

La fosse où chacun avait ainsi jeté un peu de terre, s’appelait mundus ; or ce mot désignait, dans l’ancienne langue la région des mânes[268]. De cette même place, suivant la tradition, les âmes des morts s’échappaient trois fois par an, désireuses de revoir un moment la lumière. Ne voyons-nous pas encore dans cette tradition la véritable pensée de ces anciens hommes ? En déposant dans la fosse une motte de terre de leur ancienne patrie, ils avaient cru y enfermer aussi les âmes de leurs ancêtres. Ces âmes réunies-là devaient recevoir un culte perpétuel et veiller sur leurs descendants. Romulus à cette même place posa un autel et y alluma du feu. Ce fut le foyer de la cité[269].

Autour de ce foyer doit s’élever la ville, comme la maison s’élève autour du foyer domestique ; Romulus trace un sillon qui marque l’enceinte. Ici encore les moindres détails sont fixés par un rituel. Le fondateur doit se servir d’un soc de cuivre ; sa charrue est traînée par un taureau blanc et une vache blanche. Romulus, la tête voilée et sous le costume sacerdotal, tient lui-même le manche de la charrue et la dirige en chantant des prières. Ses compagnons marchent derrière lui en observant un silence religieux. À mesure que le soc soulève des mottes de terre, on les rejette soigneusement à l’intérieur de l’enceinte, pour qu’aucune parcelle de cette terre sacrée ne soit du côté de l’étranger[270].

Cette enceinte tracée par la religion est inviolable. Ni étranger ni citoyen n’a le droit de la franchir. Sauter par-dessus ce petit sillon est un acte d’impiété ; la tradition romaine disait que le frère du fondateur avait commis ce sacrilége et l’avait payé de sa vie[271].

Mais pour que l’on puisse entrer dans la ville et en sortir, le sillon est interrompu en quelques endroits[272] ; pour cela Romulus a soulevé et porté le soc ; ces intervalles s’appellent portae ; ce sont les portes de la ville.

Sur le sillon sacré ou un peu en arrière, s’élèvent ensuite les murailles ; elles sont sacrées aussi[273]. Nul ne pourra y toucher, même pour les réparer, sans la permission des pontifes. Des deux côtés de cette muraille, un espace de quelques pas est donné à la religion ; on l’appelle pomœrium[274] ; il n’est permis ni d’y faire passer la charrue ni d’y élever aucune construction.

Telle a été, suivant une foule de témoignages anciens, la cérémonie de la fondation de Rome. Que si l’on demande comment le souvenir a pu s’en conserver jusqu’aux écrivains qui nous l’ont transmis, c’est que cette cérémonie était rappelée chaque année à la mémoire du peuple par une fête anniversaire qu’on appelait le jour natal de Rome. Cette fête a été célébrée dans toute l’antiquité, d’année en année, et le peuple romain la célèbre encore aujourd’hui à la même date qu’autrefois, le 21 avril ; tant les hommes, à travers leurs incessantes transformations, restent fidèles aux vieux usages !

On ne peut pas raisonnablement supposer que de tels rites aient été imaginés pour la première fois par Romulus. Il est certain au contraire que beaucoup de villes avant Rome avaient été fondées de la même manière. Varron dit que ces rites étaient communs au Latium et à l’Étrurie. Caton l’Ancien qui, pour écrire son livre des Origines, avait consulté les annales de tous les peuples italiens, nous apprend que des rites analogues étaient pratiqués par tous les fondateurs de villes. Les Étrusques possédaient des livres liturgiques où était consigné le rituel complet de ces cérémonies[275].

Les Grecs croyaient, comme les Italiens, que l’emplacement d’une ville devait être choisi et révélé par la divinité. Aussi quand ils voulaient en fonder une, consultaient-ils l’oracle de Delphes[276]. Hérodote signale comme un acte d’impiété ou de folie que le Spartiate Doriée ait osé bâtir une ville « sans consulter l’oracle et sans pratiquer aucune des cérémonies prescrites, » et le pieux historien n’est pas surpris qu’une ville ainsi construite en dépit des règles n’ait duré que trois ans[277]. Thucydide rappelant le jour où Sparte fut fondée mentionne les chants pieux et les sacrifices de ce jour-là. Le même historien nous dit que les Athéniens avaient un rituel particulier et qu’ils ne fondaient jamais une colonie sans s’y conformer[278]. On peut voir dans une comédie d’Aristophane un tableau assez exact de la cérémonie qui était usitée en pareil cas. Lorsque le poëte représentait la plaisante fondation de la ville des Oiseaux, il songeait certainement aux coutumes qui étaient observées dans la fondation des villes des hommes ; aussi mettait-il sur la scène un prêtre qui allumait un foyer en invoquant les dieux, un poëte qui chantait des hymnes, et un devin qui récitait des oracles.

Pausanias parcourait la Grèce vers le temps d’Adrien. Arrivé en Messénie, il se fit raconter par les prêtres la fondation de la ville de Messène et il nous a transmis leur récit[279]. L’événement n’était pas très-ancien ; il avait eu lieu au temps d’Épaminondas. Trois siècles auparavant, les Messéniens avaient été chassés de leur pays, et depuis ce temps-là ils avaient vécu dispersés parmi les autres Grecs, sans patrie, mais gardant avec un soin pieux leurs coutumes et leur religion nationale. Les Thébains voulaient les ramener dans le Péloponèse pour attacher un ennemi aux flancs de Sparte ; mais le plus difficile était de décider les Messéniens. Épaminondas qui avait affaire à des hommes superstitieux, crut devoir mettre en circulation un oracle prédisant à ce peuple le retour dans son ancienne patrie. Des apparitions miraculeuses attestèrent que les dieux nationaux des Messéniens, qui les avaient trahis à l’époque de la conquête, leur étaient redevenus favorables. Ce peuple timide se décida alors à rentrer dans le Péloponèse à la suite d’une armée thébaine. Mais il s’agissait de savoir où la ville serait bâtie ; car d’aller réoccuper les anciennes villes du pays, il n’y fallait pas songer ; elles avaient été souillées et funestées par la conquête. Pour choisir la place où l’on s’établirait, on n’avait pas la ressource ordinaire de consulter l’oracle de Delphes ; car la Pythie était alors du parti de Sparte. Par bonheur, les dieux avaient d’autres moyens de révéler leur volonté ; un prêtre messénien eut un songe où l’un des dieux de sa nation lui apparut et lui dit qu’il allait se fixer sur le mont Ithôme et qu’il invitait le peuple à l’y suivre. L’emplacement de la ville nouvelle étant ainsi indiqué, il restait encore à savoir les rites qui étaient nécessaires pour la fondation ; mais les Messéniens les avaient oubliés ; ils ne pouvaient pas d’ailleurs adopter ceux des Thébains ni d’aucun autre peuple ; et l’on ne savait comment bâtir la ville. Un songe vint fort à propos à un autre Messénien : les dieux lui ordonnaient de se transporter sur le mont Ithôme, d’y chercher un if qui se trouvait auprès d’un myrte et de creuser la terre en cet endroit. Il obéit ; il découvrit une urne, et dans cette urne des feuilles d’étain, sur lesquelles se trouvait gravé le rituel complet de la cérémonie sacrée. Les prêtres en prirent aussitôt copie et l’inscrivirent dans leurs livres. On ne manqua pas de croire que l’urne avait été déposée là par un ancien roi des Messéniens avant la conquête du pays.

Dès qu’on fut en possession du rituel, la fondation commença. Les prêtres offrirent d’abord un sacrifice ; on invoqua les anciens dieux de la Messénie, les Dioscures, le Jupiter de l’Ithôme, les anciens héros, les ancêtres connus et vénérés. Tous ces protecteurs du pays l’avaient apparemment quitté, suivant les croyances des anciens, le jour où l’ennemi s’en était rendu maître ; on les conjura d’y revenir. On prononça des formules qui devaient avoir pour effet de les déterminer à habiter la ville nouvelle en commun avec les citoyens. C’était là l’important ; fixer les dieux avec eux était ce que ces hommes avaient le plus à cœur, et l’on peut croire que la cérémonie religieuse n’avait pas d’autre but. De même que les compagnons de Romulus creusaient une fosse et croyaient y déposer les mânes de leurs ancêtres, ainsi les contemporains d’Épaminondas appelaient à eux leurs héros, leurs ancêtres divins, les dieux du pays ; ils croyaient par des formules et par des rites les attacher au sol qu’ils allaient eux-mêmes occuper et les enfermer dans l’enceinte qu’ils allaient tracer. Aussi leur disaient-ils : « Venez avec nous, o Êtres divins, et habitez en commun avec nous cette ville. » Une première journée fut employée à ces sacrifices et à ces prières. Le lendemain on traça l’enceinte, pendant que le peuple chantait des hymnes religieux.

On est surpris d’abord quand on voit dans les auteurs anciens qu’il n’y avait aucune ville, si antique qu’elle pût être, qui ne prétendît savoir le nom de son fondateur et la date de sa fondation. C’est qu’une ville ne pouvait pas perdre le souvenir de la cérémonie sainte qui avait marqué sa naissance ; car chaque année elle en célébrait l’anniversaire par un sacrifice. Athènes, aussi bien que Rome, fêtait son jour natal.

Il arrivait souvent que des colons ou des conquérants s’établissaient dans une ville déjà bâtie. Ils n’avaient pas de maisons à construire ; car rien ne s’opposait à ce qu’ils occupassent celles des vaincus. Mais ils avaient à accomplir la cérémonie de la fondation, c’est-à-dire à poser leur propre foyer et à fixer dans leur nouvelle demeure leurs dieux nationaux. C’est pour cela qu’on lit dans Thucydide et dans Hérodote que les Doriens fondèrent Lacédémone, et les Ioniens Milet, quoique les deux peuples eussent trouvé ces villes toutes bâties et déjà fort anciennes.

Ces usages nous disent clairement ce que c’était qu’une ville dans la pensée des anciens. Entourée d’une enceinte sacrée et s’étendant autour d’un autel, elle était le domicile religieux qui recevait les dieux et les hommes de la cité. Tite-Live disait de Rome : « Il n’y a pas une place dans cette ville qui ne soit imprégnée de religion et qui ne soit occupée par quelque divinité… Les dieux l’habitent. » Ce que Tite-Live disait de Rome, tout homme pouvait le dire de sa propre ville ; car, si elle avait été fondée suivant les rites, elle avait reçu dans son enceinte des dieux protecteurs qui s’étaient comme implantés dans son sol et ne devaient plus le quitter. Toute ville était un sanctuaire ; toute ville pouvait être appelée sainte[280].

Comme les dieux étaient pour toujours attachés à la ville, le peuple ne devait pas non plus quitter l’endroit où ses dieux étaient fixés. Il y avait à cet égard un engagement réciproque, une sorte de contrat entre les dieux et les hommes. Les tribuns de la plèbe disaient un jour que Rome, dévastée par les Gaulois, n’était plus qu’un monceau de ruine, qu’à cinq lieues de là il existait une ville toute bâtie, grande et belle, bien située, et vide d’habitants depuis que les Romains en avaient fait la conquête, qu’il fallait donc laisser là Rome détruite et se transporter à Veii. Mais le pieux Camille leur répondit : « Notre ville a été fondée religieusement ; les dieux mêmes en ont marqué la place et s’y sont établis avec nos pères. Toute ruinée qu’elle est, elle est encore la demeure de nos dieux nationaux. » Les Romains restèrent à Rome.

Quelque chose de sacré et de divin s’attachait naturellement à ces villes que les dieux avaient élevées[281] et qu’ils continuaient à remplir de leur présence. On sait que les traditions romaines promettaient à Rome l’éternité. Chaque ville avait des traditions semblables. On bâtissait toutes les villes pour être éternelles.


CHAPITRE V.

LE CULTE DU FONDATEUR ; LA LÉGENDE D’ÉNÉE.

Le fondateur était l’homme qui accomplissait l’acte religieux sans lequel une ville ne pouvait pas être. C’était lui qui posait le foyer où devait brûler éternellement le feu sacré ; c’était lui qui par ses prières et ses rites appelait les dieux et les fixait pour toujours dans la ville nouvelle.

On conçoit le respect qui devait s’attacher à cet homme sacré. De son vivant, les hommes voyaient en lui l’auteur du culte et le père de la cité ; mort, il devenait un ancêtre commun pour toutes les générations qui se succédaient ; il était pour la cité ce que le premier ancêtre était pour la famille, un Lare familier. Son souvenir se perpétuait comme le feu du foyer qu’il avait allumé. On lui vouait un culte, on le croyait dieu et la ville l’adorait comme sa Providence. Des sacrifices et des fêtes étaient renouvelés chaque année sur son tombeau[282].

Tout le monde sait que Romulus était adoré, qu’il avait un temple et des prêtres. Les sénateurs purent bien l’égorger, mais non pas le priver du culte auquel il avait droit comme fondateur. Chaque ville adorait de même celui qui l’avait fondée. Cécrops et Thésée que l’on regardait comme ayant été successivement fondateurs d’Athènes, y avaient des temples. Abdère faisait des sacrifices à son fondateur Timésios, Théra à Théras, Ténédos à Ténès, Délos à Anios, Cyrène à Battos, Milet à Nélée, Amphipolis à Hagnon[283]. Au temps de Pisistrate, un Miltiade alla fonder une colonie dans la Chersonèse de Thrace ; cette colonie lui institua un culte après sa mort, « suivant l’usage ordinaire[284]. » Hiéron de Syracuse ayant fondé la ville d’Ætna, y jouit dans la suite du culte des fondateurs[285].

Il n’y avait rien qui fût plus à cœur à une ville que le souvenir de sa fondation. Quand Pausanias visita la Grèce, au second siècle de notre ère, chaque ville put lui dire le nom de son fondateur avec sa généalogie et les principaux faits de son existence. Ce nom et ces faits ne pouvaient pas sortir de la mémoire, car ils faisaient partie de la religion, et ils étaient rappelés chaque année dans les cérémonies sacrées.

On a conservé le souvenir d’un grand nombre de poëmes grecs qui avaient pour sujet la fondation d’une ville. Philochore avait chanté celle de Salamine, Ion celle de Chio, Criton celle de Syracuse, Zopyre celle de Milet ; Apollonius, Hermogène, Hellanicus, Dioclès avaient composé sur le même sujet des poëmes ou des histoires. Peut-être n’y avait-il pas une seule ville qui ne possédât son poëme ou au moins son hymne sur l’acte sacré qui lui avait donné naissance.

Parmi tous ces anciens poëmes, qui avaient pour objet la fondation sainte d’une ville, il en est un qui n’a pas péri, parce que si son sujet le rendait cher à une cité, ses beautés l’ont rendu précieux pour tous les peuples et tous les siècles. On sait qu’Énée avait fondé Lavinium, d’où étaient issus les Albains et les Romains, et qu’il était par conséquent regardé comme le premier fondateur de Rome. Il s’était établi sur lui un ensemble de traditions et de souvenirs que l’on trouve déjà consignés dans les vers du vieux Nævius et dans les histoires de Caton l’ancien. Virgile s’empara de ce sujet et écrivit le poëme national de la cité romaine.

C’est l’arrivée d’Énée, ou plutôt c’est le transport des dieux de Troie en Italie qui est le sujet de l’Énéide. Le poëte chante cet homme qui traversa les mers pour aller fonder une ville et porter ses dieux dans le Latium,

dum conderet urbem
Inferretque Deos Latio.

Il ne faut pas juger l’Énéide avec nos idées modernes. On se plaint souvent de ne pas trouver dans Énée l’audace, l’élan, la passion. On se fatigue de cette épithète de pieux qui revient sans cesse. On s’étonne de voir ce guerrier consulter ses Pénates avec un soin si scrupuleux, invoquer à tout propos quelque divinité, lever les bras au ciel quand il s’agit de combattre, se laisser ballotter par les oracles à travers toutes les mers, et verser des larmes à la vue d’un danger. On ne manque guère non plus de lui reprocher sa froideur pour Didon et l’on est tenté de dire avec la malheureuse reine :

Nullis ille movetur
Fletibus, aut voces ullas tractabilis audit.

C’est qu’il ne s’agit pas ici d’un guerrier ou d’un héros de roman. Le poëte veut nous montrer un prêtre. Énée est le chef du culte, l’homme sacré, le divin fondateur, dont la mission est de sauver les Pénates de la cité,

Sum pius Æneas raptos qui ex hoste Penates
Classe veho mecum.

Sa qualité dominante doit être la piété, et l’épithète que le poëte lui applique le plus souvent est aussi celle qui lui convient le mieux. Sa vertu doit être une froide et haute impersonnalité, qui fasse de lui, non un homme, mais un instrument des dieux. Pourquoi chercher en lui des passions ? il n’a pas le droit d’en avoir, ou il doit les refouler au fond de son cœur,

Multa gemens multoque animum labefactus aurore,
Jussa tamen Divum insequitur.

Déjà dans Homère Énée était un personnage sacré, un grand-prêtre, que le peuple « vénérait à l’égal d’un dieu, » et que Jupiter préférait à Hector. Dans Virgile il est le gardien et le sauveur des dieux troyens. Pendant la nuit qui a consommé la ruine de la ville, Hector lui est apparu en songe. « Troie, lui a-t-il dit, te confie ses dieux ; cherche-leur une nouvelle ville. » Et en même temps il lui a remis les choses saintes, les statuettes protectrices et le feu du foyer qui ne doit pas s’éteindre. Ce songe n’est pas un ornement placé là par la fantaisie du poëte. Il est au contraire le fondement sur lequel repose le poëme tout entier ; car c’est par lui qu’Énée est devenu le dépositaire des dieux de la cité et que sa mission sainte lui a été révélée.

La ville de Troie a péri, mais non pas la cité troyenne ; grâce à Énée, le foyer n’est pas éteint, et les dieux ont encore un culte. La cité et les dieux fuient avec Énée ; ils parcourent les mers et cherchent une contrée où il leur soit donné de s’arrêter,

Considere Teucros
Errantesque Deos agitataque numina Trojæ.

Énée cherche une demeure fixe, si petite qu’elle soit, pour ses dieux paternels,

Dis sedem exiguam patriis.

Mais le choix de cette demeure, à laquelle la destinée de la cité sera liée pour toujours, ne dépend pas des hommes ; il appartient aux dieux. Énée consulte les devins et interroge les oracles. Il ne marque pas lui-même sa route et son but ; il se laisse diriger par la divinité :

Italiam non sponte sequor.

Il voudrait s’arrêter en Thrace, en Crète, en Sicile, à Carthage avec Didon ; fata obstant. Entre lui et son désir du repos, entre lui et son amour, vient toujours se placer l’arrêt des dieux, la parole révélée, fata.

Il ne faut pas s’y tromper : le vrai héros du poëme n’est pas Énée ; ce sont les dieux de Troie, ces mêmes dieux qui doivent être un jour ceux de Rome. Le sujet de l’Énéide c’est la lutte des dieux romains contre une divinité hostile. Des obstacles de toute nature pensent les arrêter,

Tantæ molis erat romanam condere gentem !

Peu s’en faut que la tempête ne les engloutisse ou que l’amour d’une femme ne les enchaîne. Mais ils triomphent de tout et arrivent au but marqué,

Fata viam inveniunt.

Voilà ce qui devait singulièrement éveiller l’intérêt des Romains. Dans ce poëme ils se voyaient, eux, leur fondateur, leur ville, leurs institutions, leurs croyances, leur empire. Car sans ces dieux la cité romaine n’existerait pas[286].


CHAPITRE VI.

LES DIEUX DE LA CITÉ.

Il ne faut pas perdre de vue que, chez les anciens, ce qui faisait le lien de toute société c’était un culte. De même qu’un autel domestique tenait groupés autour de lui les membres d’une famille, de même la cité était la réunion de ceux qui avaient les mêmes dieux protecteurs et qui accomplissaient l’acte religieux au même autel.

Cet autel de la cité était renfermé dans l’enceinte d’un bâtiment que les Grecs appelaient prytanée et que les Romains appelaient temple de Vesta[287].

Il n’y avait rien de plus sacré dans une ville que cet autel, sur lequel le feu sacré était toujours entretenu. Il est vrai que cette grande vénération s’affaiblit de bonne heure en Grèce, parce que l’imagination grecque se laissa entraîner du côté des plus beaux temples, des plus riches légendes et des plus belles statues. Mais elle ne s’affaiblit jamais à Rome. Les Romains ne cessèrent pas d’être convaincus que le destin de la cité était attaché à ce foyer qui représentait leurs dieux. Le respect qu’on portait aux Vestales prouve l’importance de leur sacerdoce. Si un consul en rencontrait une sur son passage, il faisait abaisser ses faisceaux devant elle. En revanche, si l’une d’elles laissait le feu s’éteindre ou souillait le culte en manquant à son devoir de chasteté, la ville qui se croyait alors menacée de perdre ses dieux, se vengeait sur la Vestale en l’enterrant toute vive.

Un jour, le temple de Vesta faillit être brûlé dans un incendie des maisons environnantes. Rome fut en alarmes, car elle sentit tout son avenir en péril. Le danger passé, le Sénat prescrivit au consul de rechercher les auteurs de l’incendie, et le consul porta aussitôt ses accusations contre quelques habitants de Capoue qui se trouvaient alors à Rome. Ce n’était pas qu’il eût aucune preuve contre eux, mais il faisait ce raisonnement : « Un incendie a menacé notre foyer. Cet incendie qui devait briser notre grandeur et arrêter nos destinées, n’a pu être allumé que par la main de nos plus cruels ennemis. Or nous n’en avons pas de plus acharnés que les habitants de Capoue, cette ville qui est présentement l’alliée d’Annibal et qui aspire à être à notre place la capitale de l’Italie. Ce sont donc ces hommes-là qui ont voulu détruire notre temple de Vesta, notre foyer éternel, ce gage et ce garant de notre grandeur future[288]. » Ainsi un consul, sous l’empire de ses idées religieuses, croyait que les ennemis de Rome n’avaient pas pu trouver de moyen plus sûr de la vaincre que de détruire son foyer. Nous voyons là les croyances des anciens ; le foyer public était le sanctuaire de la cité ; c’était ce qui l’avait fait naître et ce qui la conservait.

De même que le culte du foyer domestique était secret et que la famille seule avait droit d’y prendre part, de même le culte du foyer public était caché aux étrangers. Nul, s’il n’était citoyen, ne pouvait assister au sacrifice. Le seul regard de l’étranger souillait l’acte religieux[289].

Chaque cité avait des dieux qui n’appartenaient qu’à elle. Ces dieux étaient ordinairement de même nature que ceux de la religion primitive des familles. On les appelait Lares, Pénates, Génies, Démons, Héros[290] ; sous tous ces noms, c’étaient des âmes humaines divinisées par la mort. Car nous avons vu que, dans la race indo-européenne, l’homme avait eu d’abord le culte de la force invisible et immortelle qu’il sentait en lui. Ces Génies ou ces Héros étaient la plupart du temps les ancêtres du peuple[291]. Les corps étaient enterrés soit dans la ville même, soit sur son territoire, et comme, d’après les croyances que nous avons montrées plus haut, l’âme ne quittait pas le corps, il en résultait que ces morts divins étaient attachés au sol où leurs ossements étaient enterrés. Du fond de leurs tombeaux ils veillaient sur la cité ; ils protégeaient le pays, et ils en étaient en quelque sorte les chefs et les maîtres. Cette expression de chefs du pays appliquée aux morts, se trouve dans un oracle adressé par la Pythie à Solon : « Honore d’un culte les chefs du pays, les morts qui habitent sous terre[292]. » Ces opinions venaient de la très-grande puissance que les antiques générations avaient attribuée à l’âme humaine après la mort. Tout homme qui avait rendu un grand service à la cité, depuis celui qui l’avait fondée jusqu’à celui qui lui avait donné une victoire ou avait amélioré ses lois, devenait un dieu pour cette cité. Il n’était même pas nécessaire d’avoir été un grand homme ou un bienfaiteur ; il suffisait d’avoir frappé vivement l’imagination de ses contemporains et de s’être rendu l’objet d’une tradition populaire, pour devenir un héros, c’est-à-dire, un mort puissant dont la protection fût à désirer et la colère à craindre. Les Thébains continuèrent pendant dix siècles à offrir des sacrifices à Étéocle et à Polynice[293]. Les habitants d’Acanthe rendaient un culte à un Perse qui était mort chez eux pendant l’expédition de Xerxès[294]. Hippolyte était vénéré comme dieu à Trézène[295]. Pyrrhus, fils d’Achille était un dieu à Delphes[296], uniquement parce qu’il y était mort et y était enterré. Crotone rendait un culte à un héros par le seul motif qu’il avait été de son vivant le plus bel homme de la ville[297]. Athènes adorait comme un de ses protecteurs Eurysthée, qui était pourtant un Argien ; mais Euripide nous explique la naissance de ce culte, quand il fait paraître sur la scène Eurysthée près de mourir et lui fait dire aux Athéniens : « Ensevelissez-moi dans l’Attique ; je vous serai propice, et dans le sein de la terre je serai pour votre pays un hôte protecteur[298]. » Toute la tragédie d’Édipe à Colone repose sur ces croyances : Athènes et Thèbes se disputent le corps d’un homme qui va mourir et qui va devenir un dieu.

C’était un grand bonheur pour une cité de posséder des morts quelque peu marquants[299]. Mantinée parlait avec orgueil des ossements d’Arcas, Thèbes de ceux de Géryon, Messène de ceux d’Aristomène[300]. Pour se procurer ces reliques précieuses on usait quelquefois de ruse. Hérodote raconte par quelle supercherie les Spartiates dérobèrent les ossements d’Oreste[301]. Il est vrai que ces ossements, auxquels était attachée l’âme du héros, donnèrent immédiatement une victoire aux Spartiates. Dès qu’Athènes eut acquis de la puissance, le premier usage qu’elle en fit, fut de s’emparer des ossements de Thésée qui avait été enterré dans l’île de Scyros, et de leur élever un temple dans la ville, pour augmenter le nombre de ses dieux protecteurs.

Outre ces héros et ces génies, les hommes avaient des dieux d’une autre espèce, comme Jupiter, Junon, Minerve, vers lesquels le spectacle de la nature avait porté leur pensée. Mais nous avons vu que ces créations de l’intelligence humaine avaient eu longtemps le caractère de divinités domestiques ou locales. On ne conçut pas d’abord ces dieux comme veillant sur le genre humain tout entier ; on crut que chacun d’eux appartenait en propre à une famille ou à une cité.

Ainsi il était d’usage que chaque cité, sans compter ses héros, eût encore un Jupiter, une Minerve ou quelque autre divinité qu’elle avait associée à ses premiers pénates et à son foyer. Il y avait ainsi en Grèce et en Italie une foule de divinités poliades. Chaque ville avait ses dieux qui l’habitaient[302].

Les noms de beaucoup de ces divinités sont oubliés ; c’est par hasard qu’on a conservé le souvenir du dieu Satrapès qui appartenait à la ville d’Élis, de la déesse Dindymène à Thèbes, de Soteira à Ægium, de Britomartis en Crète, de Hyblæa à Hybla. Les noms de Zeus, Athéné, Héra, Jupiter, Minerve, Neptune nous sont plus connus et nous savons qu’ils étaient souvent appliqués à ces divinités poliades. Mais de ce que deux villes donnaient à leur dieu le même nom, gardons-nous de conclure qu’elles adoraient le même dieu. Il y avait une Athéné à Athènes et il y en avait une à Sparte ; c’étaient deux déesses. Un grand nombre de cités avaient un Jupiter pour divinité poliade ; c’étaient autant de Jupiters qu’il y avait de villes. Dans la légende de la guerre de Troie on voit une Pallas qui combat pour les Grecs, et il y a chez les Troyens une autre Pallas qui reçoit un culte et qui protége ses adorateurs[303]. Dira-t-on que c’était la même divinité qui figurait dans les deux armées ? Non certes ; car les anciens n’attribuaient pas à leurs dieux le don d’ubiquité. Les villes d’Argos et de Samos avaient chacune une Héra poliade ; ce n’était pas la même déesse, car elle était représentée dans les deux villes avec des attributs bien différents. Il y avait à Rome une Junon ; à cinq lieues de là, la ville de Veii en avait une autre ; c’était si peu la même divinité que nous voyons le dictateur Camille, assiégeant Veii, s’adresser à la Junon de l’ennemi pour la conjurer d’abandonner la ville étrusque et de passer dans son camp. Maître de la ville, il prend la statue, bien persuadé qu’il prend en même temps une déesse, et il la transporte dévotement à Rome. Rome eut dès lors deux Junons protectrices. Même histoire, quelques années après, pour un Jupiter qu’un autre dictateur apporta de Préneste[304], alors que Rome en avait déjà trois ou quatre chez elle[305].

La ville qui possédait en propre une divinité, ne voulait pas qu’elle protégeât les étrangers, et ne permettait pas qu’elle fût adorée par eux. La plupart du temps un temple n’était accessible qu’aux citoyens. Les Argiens seuls avaient le droit d’entrer dans le temple de la Héra d’Argos[306]. Pour pénétrer dans celui de l’Athéné d’Athènes il fallait être Athénien[307]. Les Romains, qui adoraient chez eux deux Junons, ne pouvaient pas entrer dans le temple d’une troisième Junon qu’il y avait dans la petite ville de Lanuvium[308].

Il faut bien reconnaître que les anciens ne se sont jamais représenté Dieu comme un être unique qui exerce son action sur l’univers. Chacun de leurs innombrables dieux avait son petit domaine ; à l’un une famille, à l’autre une tribu, à celui-ci une cité : c’était là le monde qui suffisait à la Providence de chacun d’eux. Quant au Dieu du genre humain, quelques philosophes ont pu le deviner, les mystères d’Éleusis ont pu le faire entrevoir aux plus intelligents de leurs initiés, mais le vulgaire n’y a jamais cru. Pendant longtemps l’homme n’a compris l’être divin que comme une force qui le protégeait personnellement, et chaque homme ou chaque groupe d’hommes a voulu avoir son dieu. Aujourd’hui encore chez les descendants de ces Grecs, on voit des paysans grossiers prier les saints avec ferveur ; mais on doute s’ils ont l’idée de Dieu ; chacun d’eux veut avoir parmi ces saints un protecteur particulier, une Providence spéciale. À Naples chaque quartier a sa Madone ; le lazzarone s’agenouille devant celle de sa rue, et il insulte celle de la rue d’à côté ; il n’est pas rare de voir deux facchini se quereller et se battre à coups de couteau pour les mérites de leurs deux Madones. Ce sont là des exceptions aujourd’hui, et on ne les rencontre que chez de certains peuples et dans de certaines classes. C’était la règle chez les anciens.

Chaque cité avait son corps de prêtres qui ne dépendait d’aucune autorité étrangère. Entre les prêtres de deux cités il n’y avait nul lien, nulle communication, nul échange d’enseignement ni de rites. Si l’on passait d’une ville à une autre, on trouvait d’autres dieux, d’autres dogmes, d’autres cérémonies. Les anciens avaient des livres liturgiques ; mais ceux d’une ville ne ressemblaient pas à ceux d’une autre. Chaque cité avait son recueil de prières et de pratiques qu’elle tenait fort secret ; elle eût cru compromettre sa religion et sa destinée, si elle l’eût laissé voir aux étrangers. Ainsi la religion était toute locale, toute civile, à prendre ce mot dans le sens ancien, c’est-à-dire spéciale à chaque cité[309].

En général, l’homme ne connaissait que les dieux de sa ville, n’honorait et ne respectait qu’eux. Chacun pouvait dire ce que, dans une tragédie d’Eschyle, un étranger dit aux Argiennes : « Je ne crains pas les dieux de votre pays et je ne leur dois rien[310]. »

Chaque ville attendait son salut de ses dieux. On les invoquait dans le danger, on les remerciait d’une victoire. Souvent aussi on s’en prenait à eux d’une défaite ; on leur reprochait d’avoir mal rempli leur office de défenseurs de la ville. On allait quelquefois jusqu’à renverser leurs autels et jeter des pierres contre leurs temples[311].

Ordinairement ces dieux se donnaient beaucoup de peine pour la ville dont ils recevaient un culte ; et cela était bien naturel ; ces dieux étaient avides d’offrandes et ils ne recevaient de victimes que de leur ville. S’ils voulaient la continuation des sacrifices et des hécatombes, il fallait bien qu’ils veillassent au salut de la cité[312]. Voyez dans Virgile comme Junon « fait effort et travaille » pour que sa Carthage obtienne un jour l’empire du monde. Chacun de ces dieux, comme la Junon de Virgile, avait à cœur la grandeur de sa cité. Ces dieux avaient mêmes intérêts que les hommes leurs concitoyens. En temps de guerre, ils marchaient au combat au milieu d’eux. On voit dans Euripide un personnage qui dit, à l’approche d’une bataille : « Les dieux qui combattent avec nous valent bien ceux qui sont du côté de nos ennemis[313]. » Jamais les Éginètes n’entraient en campagne sans emporter avec eux les statues de leurs héros nationaux, les Éacides. Les Spartiates emmenaient dans toutes leurs expéditions les Tyndarides[314]. Dans la mêlée, les dieux et les citoyens se soutenaient réciproquement, et quand on était vainqueur c’est que tous avaient fait leur devoir.

Si une ville était vaincue, on croyait que ses dieux étaient vaincus avec elle[315]. Si une ville était prise, ses dieux eux-mêmes étaient captifs.

Il est vrai que sur ce dernier point les opinions étaient incertaines et variaient. Beaucoup étaient persuadés qu’une ville ne pouvait jamais être prise tant que ses dieux y résidaient. Lorsqu’Énée voit les Grecs maîtres de Troie, il s’écrie que les dieux de la ville sont partis, désertant leurs temples et leurs autels. Dans Eschyle, le chœur des thébaines exprime la même croyance lorsqu’à l’approche de l’ennemi il conjure les dieux de ne pas quitter la ville[316].

En vertu de cette opinion, il fallait pour prendre une ville en faire sortir les dieux. Les Romains employaient pour cela une certaine formule qu’ils avaient dans leurs rituels et que Macrobe nous a conservée : « Toi, o très-grand, qui as sous ta protection cette cité, je te prie, je t’adore, je te demande en grâce d’abandonner cette ville et ce peuple, de quitter ces temples, ces lieux sacrés, et t’étant éloigné d’eux, de venir à Rome chez moi et les miens. Que notre ville, nos temples, nos lieux sacrés te soient plus agréables et plus chers ; prends-nous sous ta garde. Si tu fais ainsi, je fonderai un temple en ton honneur[317]. » Or les anciens étaient convaincus qu’il y avait des formules tellement efficaces et puissantes que, si on les prononçait exactement et sans y changer un seul mot, le dieu ne pouvait pas résister à la demande des hommes. Le dieu, ainsi appelé, passait donc à l’ennemi, et la ville était prise.

On trouve en Grèce les mêmes opinions et des usages analogues. Encore au temps de Thucydide, lorsqu’on assiégeait une ville, on ne manquait pas d’adresser une invocation à ses dieux pour qu’ils permissent qu’elle fût prise[318]. Souvent, au lieu d’employer une formule pour attirer le dieu, les Grecs préféraient enlever adroitement sa statue. Tout le monde connaît la légende d’Ulysse dérobant la Pallas des Troyens. À une autre époque, les Éginètes voulant faire la guerre à Épidaure, commencèrent par enlever deux statues protectrices de cette ville et les transportèrent chez eux[319].

Hérodote raconte que les Athéniens voulaient faire la guerre aux Éginètes ; mais l’entreprise était hasardeuse ; car Égine avait un héros protecteur d’une grande puissance et d’une singulière fidélité ; c’était Éacus. Les Athéniens, après avoir mûrement réfléchi, remirent à trente années l’exécution de leur dessein ; en même temps ils élevèrent dans leur pays une chapelle à ce même Éacus et lui vouèrent un culte. Ils étaient persuadés que si ce culte était continué sans interruption durant trente ans, le dieu n’appartiendrait plus aux Éginètes, mais aux Athéniens. Il leur semblait en effet qu’un dieu ne pouvait pas accepter pendant si longtemps de grasses victimes sans devenir l’obligé de ceux qui les lui offraient. Éacus serait donc à la fin forcé d’abandonner les intérêts des Éginètes et de donner la victoire aux Athéniens[320].

Il y a dans Plutarque cette autre histoire[321]. Solon voulait qu’Athènes fût maîtresse de la petite île de Salamine qui appartenait alors aux Mégariens. Il consulta l’Oracle. L’Oracle lui répondit : « Si tu veux conquérir l’île, il faut d’abord que tu gagnes la faveur des héros qui la protégent et qui l’habitent. » Solon obéit ; au nom d’Athènes, il offrit des sacrifices aux deux principaux héros salaminiens. Ces héros ne résistèrent pas aux dons qu’on leur faisait ; ils passèrent du côté d’Athènes, et l’île privée de protecteurs fut conquise.

En temps de guerre, si les assiégeants cherchaient à s’emparer des divinités de la ville, les assiégés de leur côté les retenaient de leur mieux. Quelquefois on attachait le dieu avec des chaînes pour l’empêcher de déserter. D’autres fois on le cachait à tous les regards pour que l’ennemi ne pût pas le trouver. Ou bien encore on opposait à la formule par laquelle l’ennemi essayait de débaucher le dieu, une autre formule qui avait la vertu de le retenir. Les Romains avaient imaginé un moyen qui leur semblait plus sûr : ils tenaient secret le nom du principal et du plus puissant de leurs dieux protecteurs[322] ; ils pensaient que, les ennemis ne pouvant jamais appeler ce dieu par son nom, il ne passerait jamais de leur côté et que leur ville ne serait jamais prise.

On voit par là quelle singulière idée les anciens se faisaient des dieux. Ils furent très-longtemps sans concevoir la Divinité comme une puissance suprême. Chaque famille eut sa religion domestique, chaque cité sa religion nationale. Une ville était comme une petite Église complète, qui avait ses dieux, ses dogmes et son culte. Ces croyances nous semblent bien grossières ; mais elles ont été celles du peuple le plus spirituel de ces temps-là, et elles ont exercé sur ce peuple et sur le peuple romain une si forte action que la plus grande partie de leurs lois, de leurs institutions, et de leur histoire est venue de là.

CHAPITRE VII.

LA RELIGION DE LA CITÉ.

1o Les repas publics.

On a vu plus haut que la principale cérémonie du culte domestique était un repas qu’on appelait sacrifice. Manger une nourriture préparée sur un autel, telle fut, suivant toute apparence, la première forme que l’homme ait donnée à l’acte religieux. Le besoin de se mettre en communion avec la divinité fut satisfait par ce repas auquel on la conviait, auquel on ne doutait pas qu’elle ne fût présente, et dont on lui donnait sa part.

La principale cérémonie du culte de la cité était aussi un repas de cette nature ; il devait être accompli en commun, par tous les citoyens, en l’honneur des divinités protectrices. L’usage de ces repas publics était universel en Grèce ; on croyait que le salut de la cité dépendait de leur accomplissement[323].

L’Odyssée nous donne la description d’un de ces repas sacrés ; neuf longues tables sont dressées pour le peuple de Pylos ; à chacune d’elles cinq cents citoyens sont assis, et chaque groupe a immolé neuf taureaux en l’honneur des dieux. Ce repas, que l’on appelle le repas des dieux, commence et finit par des libations et des prières[324]. L’antique usage des repas en commun est signalé aussi par les plus vieilles traditions athéniennes ; on racontait qu’Oreste, meurtrier de sa mère, était arrivé à Athènes au moment même où la cité, réunie autour de son roi, accomplissait l’acte sacré[325].

Les repas publics de Sparte sont fort connus ; mais on s’en fait ordinairement une idée qui n’est pas conforme à la vérité. Or se figure les Spartiates vivant et mangeant toujours en commun, comme si la vie privée n’eût pas été connue chez eux. Nous savons au contraire par des textes anciens que les Spartiates prenaient souvent leurs repas dans leur maison, au milieu de leur famille[326]. Les repas publics avaient lieu deux fois par mois, sans compter les jours de fête. C’étaient des actes religieux de même nature que ceux qui étaient pratiqués à Athènes, à Argos et dans toute la Grèce[327].

Outre ces immenses banquets, où tous les citoyens étaient réunis et qui ne pouvaient guère avoir lieu qu’aux fêtes solennelles, la religion prescrivait qu’il y eût chaque jour un repas sacré. À cet effet, quelques hommes choisis par la cité devaient manger ensemble, en son nom, dans l’enceinte du prytanée, en présence du foyer et des dieux protecteurs. Les Grecs étaient convaincus que si ce repas venait à être omis un seul jour, l’État était menacé de perdre la faveur de ses dieux.

À Athènes, le sort désignait les hommes qui devaient prendre part au repas commun, et la loi punissait sévèrement ceux qui refusaient de s’acquitter de ce devoir. Les citoyens qui s’asseyaient à la table sacrée, étaient revêtus momentanément d’un caractère sacerdotal ; on les appelait parasites ; ce mot, qui devint plus tard un terme de mépris, commença par être un titre sacré[328]. Au temps de Démosthènes, les parasites avaient disparu ; mais les prytanes étaient encore astreints à manger ensemble au Prytanée. Dans toutes les villes il y avait des salles affectées aux repas communs[329].

À voir comment les choses se passaient dans ces repas, on reconnaît bien une cérémonie religieuse. Chaque convive avait une couronne sur la tête ; c’était en effet un antique usage de se couronner de feuilles ou de fleurs chaque fois qu’on accomplissait un acte solennel de la religion. « Plus on est paré de fleurs, disait-on, et plus on est sûr de plaire aux dieux ; mais si tu sacrifies sans avoir une couronne, ils se détournent de toi[330]. » « Une couronne, disait-on encore, est la messagère d’heureux augure que la prière envoie devant elle vers les dieux[331]. » Les convives, pour la même raison, étaient vêtus de robes blanches ; le blanc était la couleur sacrée chez les anciens, celle qui plaisait aux dieux[332].

Le repas commençait invariablement par une prière et des libations ; on chantait des hymnes. La nature des mets et l’espèce de vin qu’on devait servir étaient réglées par le rituel de chaque cité. S’écarter en quoi que ce fût de l’usage suivi par les ancêtres, présenter un plat nouveau ou altérer le rhythme des hymnes sacrés, était une impiété grave dont la cité entière eût été responsable envers ses dieux. La religion allait jusqu’à fixer la nature des vases qui devaient être employés, soit pour la cuisson des aliments, soit pour le service de la table. Dans telle ville, il fallait que le pain fût placé dans des corbeilles de cuivre ; dans telle autre, on ne devait employer que des vases de terre. La forme même des pains était immuablement fixée[333]. Ces règles de la vieille religion ne cessèrent jamais d’être observées, et les repas sacrés gardèrent toujours leur simplicité primitive. Croyances, mœurs, état social, tout changea ; ces repas demeurèrent immuables. Car les Grecs furent toujours très-scrupuleux observateurs de leur religion nationale.

Il est juste d’ajouter que lorsque les convives avaient satisfait à la religion en mangeant les aliments prescrits, ils pouvaient, immédiatement après, commencer un autre repas plus succulent et mieux en rapport avec leur goût. C’était assez l’usage à Sparte[334].

La coutume des repas sacrés était en vigueur en Italie autant qu’en Grèce. Aristote dit qu’elle existait anciennement chez les peuples qu’on appelait Œnotriens, Osques, Ausones[335]. Virgile en a consigné le souvenir, par deux fois, dans son Énéide ; le vieux Latinus reçoit les envoyés d’Énée, non pas dans sa demeure, mais dans un temple « consacré par la religion des ancêtres ; là ont lieu les festins sacrés après l’immolation des victimes ; là tous les chefs de famille s’asseyent ensemble à de longues tables. » Plus loin, quand Énée arrive chez Évandre, il le trouve célébrant un sacrifice ; le roi est au milieu de son peuple ; tous sont couronnés de fleurs ; tous, assis à la même table, chantent un hymne à la louange du dieu de la cité.

Cet usage se perpétua à Rome. Il y eut toujours une salle où les représentants des curies mangèrent en commun. Le Sénat, à certains jours, faisait un repas sacré au Capitole[336]. Aux fêtes solennelles, des tables étaient dressées dans les rues, et le peuple entier y prenait place. À l’origine, les pontifes présidaient à ces repas ; plus tard on délégua ce soin à des prêtres spéciaux que l’on appela epulones.

Ces vieilles coutumes nous donnent une idée du lien étroit qui unissait les membres d’une cité. L’association humaine était une religion ; son symbole était un repas fait en commun. Il faut se figurer une de ces petites sociétés primitives rassemblée tout entière, du moins les chefs de famille, à une même table, chacun vêtu de blanc et portant sur la tête une couronne ; tous font ensemble la libation, récitent une même prière, chantent les mêmes hymnes, mangent la même nourriture préparée sur le même autel ; au milieu d’eux les aïeux sont présents, et les dieux protecteurs partagent le repas. Ce qui fait le lien social, ce n’est ni l’intérêt, ni une convention, ni l’habitude ; c’est cette communion sainte pieusement accomplie en présence des dieux de la cité.

2o Les fêtes et le calendrier.

De tout temps et dans toutes les sociétés, l’homme a voulu honorer ses dieux par des fêtes ; il a établi qu’il y aurait des jours pendant lesquels le sentiment religieux règnerait seul dans son âme, sans être distrait par les pensées et les labeurs terrestres. Dans le nombre de journées qu’il a à vivre, il a fait la part des dieux.

Chaque ville avait été fondée avec des rites qui, dans la pensée des anciens, avaient eu pour effet de fixer dans son enceinte les dieux nationaux. Il fallait que la vertu de ces rites fût rajeunie chaque année par une nouvelle cérémonie religieuse ; on appelait cette fête le jour natal ; tous les citoyens devaient la célébrer.

Tout ce qui était sacré donnait lieu à une fête. Il y avait la fête de l’enceinte de la ville, amburbalia, celle des limites du territoire, ambarvalia. Ces jours-là, les citoyens formaient une grande procession, vêtus de robes blanches et couronnés de feuillage ; ils faisaient le tour de la ville ou du territoire en chantant des prières ; en tête marchaient les prêtres, conduisant des victimes qu’on immolait à la fin de la cérémonie[337].

Venait ensuite la fête du fondateur. Puis chacun des héros de la cité, chacune de ces âmes que les hommes invoquaient comme protectrices, réclamait un culte ; Romulus avait le sien, et Servius Tullius, et bien d’autres, jusqu’à la nourrice de Romulus et à la mère d’Évandre. Athènes avait de même la fête de Cécrops, celle d’Érechthée, celle de Thésée ; et elle célébrait chacun des héros du pays, le tuteur de Thésée, et Eurysthée, et Androgée, et une foule d’autres.

Il y avait encore les fêtes des champs, celle du labour, celle des semailles, celle de la floraison, celle des vendanges. En Grèce comme en Italie, chaque acte de la vie de l’agriculteur était accompagné de sacrifices, et on exécutait les travaux en récitant des hymnes sacrés. À Rome, les prêtres fixaient chaque année le jour où devaient commencer les vendanges, et le jour où l’on pouvait boire du vin nouveau. Tout était réglé par la religion. C’était la religion qui ordonnait de tailler la vigne ; car elle disait aux hommes : il y aura impiété à offrir aux dieux une libation avec le vin d’une vigne non taillée[338].

Toute cité avait une fête pour chacune des divinités qu’elle avait adoptées comme protectrices, et elle en comptait souvent beaucoup. À mesure que le culte d’une divinité nouvelle s’introduisait dans la cité, il fallait trouver dans l’année un jour à lui consacrer. Ce qui caractérisait ces fêtes religieuses, c’était l’interdiction du travail, l’obligation d’être joyeux, le chant et les jeux en public. La religion athénienne ajoutait : gardez-vous dans ces jours-là de vous faire tort les uns aux autres[339].

Le calendrier n’était pas autre chose que la succession des fêtes religieuses. Aussi était-il établi par les prêtres.

À Rome on fut longtemps sans le mettre en écrit ; le premier jour du mois, le pontife, après avoir offert un sacrifice, convoquait le peuple et disait quelles fêtes il y aurait dans le courant du mois. Cette convocation s’appelait calatio, d’où vient le nom de calendes qu’on donnait à ce jour-là.

Le calendrier n’était réglé ni sur le cours de la lune ni sur le cours apparent du soleil ; il n’était réglé que par les lois de la religion, lois mystérieuses que les prêtres connaissaient seuls. Quelquefois la religion prescrivait de raccourcir l’année et quelquefois de l’allonger. On peut se faire une idée des calendriers primitifs, si l’on songe que chez les Albains le mois de mai avait douze jours et que mars en avait trente-six[340].

On conçoit que le calendrier d’une ville ne devait ressembler en rien à celui d’une autre, puisque la religion n’était pas la même entre elles, et que les fêtes, comme les dieux, différaient. L’année n’avait pas la même durée d’une ville à l’autre. Les mois ne portaient pas le même nom ; Athènes les nommait tout autrement que Thèbes, et Rome tout autrement que Lavinium. Cela vient de ce que le nom de chaque mois était tiré ordinairement de la principale fête qu’il contenait ; or les fêtes n’étaient pas les mêmes. Les cités ne s’accordaient pas pour faire commencer l’année à la même époque, ni pour compter la série de leurs années à partir d’une même date. En Grèce, la fête d’Olympie devint à la longue une date commune, mais qui n’empêcha pas chaque cité d’avoir son année particulière. En Italie chaque ville comptait les années à partir du jour de sa fondation.

3o Le cens.

Parmi les cérémonies les plus importantes de la religion de la cité il y en avait une qu’on appelait la purification. Elle avait lieu tous les ans à Athènes[341] ; on ne l’accomplissait à Rome que tous les quatre ans. Les rites qui y étaient observés et le nom même qu’elle portait, indiquent que cette cérémonie devait avoir pour vertu d’effacer les fautes commises par les citoyens contre le culte. En effet cette religion si compliquée était une source de terreurs pour les anciens ; comme la foi et la pureté des intentions étaient peu de chose, et que toute la religion consistait dans la pratique minutieuse d’innombrables prescriptions, on devait toujours craindre d’avoir commis quelque négligence, quelqu’omission ou quelqu’erreur, et l’on n’était jamais sûr de n’être pas sous le coup de la colère ou de la rancune de quelque dieu. Il fallait donc, pour rassurer le cœur de l’homme, un sacrifice expiatoire. Le magistrat qui était chargé de l’accomplir (c’était à Rome le censeur, avant le censeur c’était le consul, avant le consul le roi), commençait par s’assurer à l’aide des auspices que les dieux agréeraient la cérémonie. Puis il convoquait le peuple par l’intermédiaire d’un héraut qui se servait à cet effet d’une formule sacramentelle. Tous les citoyens, au jour dit, se réunissaient hors des murs ; là, tous étant en silence, le magistrat faisait trois fois le tour de l’assemblée, poussant devant lui trois victimes, un mouton, un porc, un taureau (suovetaurile) ; la réunion de ces trois animaux constituait chez les Grecs comme chez les Romains un sacrifice expiatoire. Des prêtres et des victimaires suivaient la procession ; quand le troisième tour était achevé, le magistrat prononçait une formule de prière, et il immolait les victimes[342]. À partir de ce moment, toute souillure était effacée, toute négligence dans le culte réparée, et la cité était en paix avec ses dieux.

Pour un acte de cette nature et d’une telle importance, deux choses étaient nécessaires : l’une était qu’aucun étranger ne se glissât parmi les citoyens, ce qui eût troublé et funesté la cérémonie ; l’autre était que tous les citoyens y soient présents, sans quoi la cité aurait pu garder quelque souillure. Il fallait donc que cette cérémonie religieuse fût précédée d’un dénombrement des citoyens. À Rome et à Athènes on les comptait avec un soin très-scrupuleux ; il est probable que leur nombre était prononcé par le magistrat dans la formule de prière, comme il était ensuite inscrit dans le compte rendu que le censeur rédigeait de la cérémonie.

La perte du droit de cité était la punition de l’homme qui ne s’était pas fait inscrire. Cette sévérité s’explique. L’homme qui n’avait pas pris part à l’acte religieux, qui n’avait pas été purifié, pour qui la prière n’avait pas été dite ni la victime immolée, ne pouvait plus être un membre de la cité. Vis-à-vis des dieux, qui avaient été présents à la cérémonie, il n’était plus citoyen[343].

On peut juger de l’importance de cette cérémonie par le pouvoir exorbitant du magistrat qui y présidait. Le censeur, avant de commencer le sacrifice, rangeait le peuple suivant un certain ordre, ici les sénateurs, là les chevaliers, ailleurs les tribus. Maître absolu ce jour-là, il fixait la place de chaque homme dans les différentes catégories. Puis, tout le monde étant rangé suivant ses prescriptions, il accomplissait l’acte sacré. Or il résultait de là qu’à partir de ce jour jusqu’à la lustration suivante, chaque homme conservait dans la cité le rang que le censeur lui avait assigné dans la cérémonie. Il était sénateur, s’il avait compté ce jour-là parmi les sénateurs ; chevalier, s’il avait figuré parmi les chevaliers. Simple citoyen, il faisait partie de la tribu dans les rangs de laquelle il avait été ce jour-là ; et même, si le magistrat avait refusé de l’admettre dans la cérémonie, il n’était plus citoyen. Ainsi la place que chacun avait occupée dans l’acte religieux et où les dieux l’avaient vu, était celle qu’il gardait dans la cité pendant quatre ans. L’immense pouvoir des censeurs est venu de là.

À cette cérémonie les citoyens seuls assistaient ; mais leurs femmes, leurs enfants, leurs esclaves, leurs biens meubles et immeubles étaient, en quelque façon, purifiés en la personne du chef de famille. C’est pour cela qu’avant le sacrifice chacun devait donner au censeur l’énumération des personnes et des choses qui dépendaient de lui.

La lustration était accomplie au temps d’Auguste avec la même exactitude et les mêmes rites que dans les temps les plus anciens. Les pontifes la regardaient encore comme un acte religieux ; les hommes d’État y voyaient au moins une excellente mesure d’administration.

4o La religion dans l’assemblée, au Sénat, au tribunal, à l’armée ; le triomphe.

Il n’y avait pas un seul acte de la vie publique dans lequel on ne fît intervenir les dieux. Comme on était sous l’empire de cette idée qu’ils étaient tour à tour d’excellents protecteurs ou de cruels ennemis, l’homme n’osait jamais agir sans être sûr qu’ils lui fussent favorables.

Le peuple ne se réunissait en assemblée qu’aux jours où la religion le lui permettait. On se souvenait que la cité avait éprouvé un désastre un certain jour ; c’était, sans nul doute, que ce jour-là les dieux avaient été ou absents ou irrités ; sans doute encore ils devaient l’être chaque année à pareille époque pour des raisons inconnues aux mortels. Donc ce jour était à tout jamais néfaste : on ne s’assemblait pas, on ne jugeait pas, la vie publique était suspendue.

À Rome, avant d’entrer en séance, il fallait que les augures assurassent que les dieux étaient propices. L’assemblée commençait par une prière que l’augure prononçait et que le consul répétait après lui.

Il en était de même chez les Athéniens : l’assemblée commençait toujours par un acte religieux. Des prêtres offraient un sacrifice ; puis on traçait un grand cercle en répandant à terre de l’eau lustrale, et c’était dans ce cercle sacré que les citoyens se réunissaient[344]. Avant qu’aucun orateur prit la parole, une prière était prononcée devant le peuple silencieux. On consultait aussi les auspices, et s’il se manifestait dans le ciel quelque signe d’un caractère funeste, l’assemblée se séparait aussitôt[345].

La tribune était un lieu sacré, et l’orateur n’y montait qu’avec une couronne sur la tête.[346]

Le lieu de réunion du sénat de Rome était toujours un temple. Si une séance avait été tenue ailleurs que dans un lieu sacré, les décisions prises eussent été entachées de nullité ; car les dieux n’y eussent pas été présents. Avant toute délibération, le président offrait un sacrifice et prononçait une prière. Il y avait dans la salle un autel où chaque sénateur, en entrant, répandait une libation en invoquant les dieux[347].

Le sénat d’Athènes n’était guère différent. La salle renfermait aussi un autel, un foyer. On accomplissait un acte religieux au début de chaque séance. Tout sénateur en entrant s’approchait de l’autel et prononçait une prière. Tant que durait la séance, chaque sénateur portait une couronne sur la tête comme dans les cérémonies religieuses[348].

On ne rendait la justice dans la cité, à Rome comme à Athènes, qu’aux jours que la religion indiquait comme favorables. À Athènes, la séance du tribunal avait lieu près d’un autel et commençait par un sacrifice[349]. Au temps d’Homère, les juges s’assemblaient « dans un cercle sacré. »

Festus dit que dans les rituels des Étrusques se trouvait l’indication de la manière dont on devait fonder une ville, consacrer un temple, distribuer les curies et les tribus en assemblée, ranger une armée en bataille. Toutes ces choses étaient marquées dans les rituels, parce que toutes ces choses touchaient à la religion.

Dans la guerre la religion était pour le moins aussi puissante que dans la paix. Il y avait dans les villes italiennes[350] des colléges de prêtres appelés féciaux qui présidaient, comme les κήρυκες chez les Grecs, à toutes les cérémonies sacrées auxquelles donnaient lieu les relations internationales. Un fécial, la tête voilée, une couronne sur la tête, déclarait la guerre en prononçant une formule sacramentelle. En même temps, le consul en costume sacerdotal faisait un sacrifice et ouvrait solennellement le temple de la divinité la plus ancienne et la plus vénérée de l’Italie. Avant de partir pour une expédition, l’armée étant rassemblée, le général prononçait des prières et offrait un sacrifice. Il en était exactement de même à Athènes et à Sparte[351].

L’armée en campagne présentait l’image de la cité ; sa religion la suivait. Les Grecs emportaient avec eux les statues de leurs divinités. Toute armée grecque ou romaine portait avec elle un foyer sur lequel on entretenait nuit et jour le feu sacré[352]. Une armée romaine était accompagnée d’augures et de pullaires ; toute armée grecque avait un devin.

Regardons une armée romaine au moment où elle se dispose au combat. Le consul fait amener une victime et la frappe de la hache ; elle tombe : ses entrailles doivent indiquer la volonté des dieux. Un aruspice les examine, et si les signes sont favorables, le consul donne le signal de la bataille. Les dispositions les plus habiles, les circonstances les plus heureuses ne servent de rien si les dieux ne permettent pas le combat. Le fond de l’art militaire chez les Romains était de n’être jamais obligé de combattre malgré soi, quand les dieux étaient contraires. C’est pour cela qu’ils faisaient de leur camp, chaque jour, une sorte de citadelle.

Regardons maintenant une armée grecque, et prenons pour exemple la bataille de Platée. Les Spartiates sont rangés en ligne, chacun a son poste de combat ; ils ont tous une couronne sur la tête, et les joueurs de flûte font entendre les hymnes religieux. Le roi, un peu en arrière des rangs, égorge les victimes. Mais les entrailles ne donnent pas les signes favorables, et il faut recommencer le sacrifice. Deux, trois, quatre victimes sont successivement immolées. Pendant ce temps, la cavalerie perse approche, lance ses flèches, tue un assez grand nombre de Spartiates. Les Spartiates restent immobiles, le bouclier posé à leurs pieds, sans même se mettre en défense contre les coups de l’ennemi. Ils attendent le signal des dieux. Enfin les victimes présentent les signes favorables ; alors les Spartiates relèvent leurs boucliers, mettent l’épée à la main, combattent et sont vainqueurs.

Après chaque victoire on offrait un sacrifice ; c’est là l’origine du triomphe qui est si connu chez les Romains et qui n’était pas moins usité chez les Grecs. Cette coutume était la conséquence de l’opinion qui attribuait la victoire aux dieux de la cité. Avant la bataille, l’armée leur avait adressé une prière analogue à celle qu’on lit dans Eschyle : « À vous, dieux qui habitez et possédez notre territoire, si nos armes sont heureuses et si notre ville est sauvée, je vous promets d’arroser vos autels du sang des brebis, de vous immoler des taureaux, et d’étaler dans vos temples saints les trophées conquis par la lance[353]. » En vertu de cette promesse, le vainqueur devait un sacrifice. L’armée rentrait dans la ville pour l’accomplir ; elle se rendait au temple en formant une longue procession et en chantant un hymne sacré, θρίαμβος[354].

À Rome la cérémonie était à peu près la même. L’armée se rendait en procession au principal temple de la ville ; les prêtres marchaient en tête du cortége, conduisant des victimes. Arrivé au temple, le général immolait les victimes aux dieux. Chemin faisant, les soldats portaient tous une couronne, comme il convenait dans une cérémonie sacrée, et ils chantaient un hymne comme en Grèce. Il vint à la vérité un temps où les soldats ne se firent pas scrupule de remplacer l’hymne, qu’ils ne comprenaient plus, par des chansons de caserne ou des railleries contre leur général. Mais ils conservèrent du moins l’usage de répéter de temps en temps le refrain, Io triumphe[355]. C’était même ce refrain qui donnait à la cérémonie son nom.

Ainsi en temps de paix et en temps de guerre la religion intervenait dans tous les actes. Elle était partout présente, elle enveloppait l’homme. L’âme, le corps, la vie privée, la vie publique, les repas, les fêtes, les assemblées, les tribunaux, les combats, tout était sous l’empire de cette religion de la cité. Elle réglait toutes les actions de l’homme, disposait de tous les instants de sa vie, fixait toutes ses habitudes. Elle gouvernait l’être humain avec une autorité si absolue qu’il ne restait rien qui fût en dehors d’elle.

Ce serait avoir une idée bien fausse de la nature humaine que de croire que cette religion des anciens était une imposture et pour ainsi dire une comédie. Montesquieu prétend que les Romains ne se sont donné un culte que pour brider le peuple. Jamais religion n’a eu une telle origine, et toute religion qui en est venue à ne se soutenir que par cette raison d’utilité publique, ne s’est pas soutenue longtemps. Montesquieu dit encore que les Romains assujettissaient la religion à l’État ; c’est le contraire qui est vrai ; il est impossible de lire quelques pages de Tite-Live sans en être convaincu. Ni les Romains ni les Grecs n’ont connu ces tristes conflits qui ont été si communs dans d’autres sociétés entre l’Église et l’État. Mais cela tient uniquement à ce qu’à Rome, comme à Sparte et à Athènes, l’État était asservi à la religion ; ou plutôt, l’État et la religion étaient si complétement confondus ensemble qu’il était impossible non-seulement d’avoir l’idée d’un conflit entre eux, mais même de les distinguer l’un de l’autre.


CHAPITRE VIII.

LES RITUELS ET LES ANNALES.

Le caractère et la vertu de la religion des anciens n’était pas d’élever l’intelligence humaine à la conception de l’absolu, d’ouvrir à l’avide esprit une route éclatante au bout de laquelle il pût entrevoir Dieu. Cette religion était un ensemble mal lié de petites croyances, de petites pratiques, de rites minutieux. Il n’en fallait pas chercher le sens ; il n’y avait pas à réfléchir, à se rendre compte. Le mot religion ne signifiait pas ce qu’il signifie pour nous ; sous ce mot nous entendons un corps de dogmes, une doctrine sur Dieu, un symbole de foi sur les mystères qui sont en nous et autour de nous ; ce même mot, chez les anciens, signifiait rites, cérémonies, actes de culte extérieur. La doctrine était peu de chose ; c’étaient les pratiques qui étaient l’important ; c’étaient elles qui étaient obligatoires et qui liaient l’homme (ligare, religio). La religion était un lien matériel, une chaîne qui tenait l’homme esclave. L’homme se l’était faite, et il était gouverné par elle. Il en avait peur et n’osait ni raisonner, ni discuter, ni regarder en face. Des dieux, des héros, des morts réclamaient de lui un culte matériel, et il leur payait sa dette, pour se faire d’eux des amis, et plus encore pour ne pas s’en faire des ennemis.

Leur amitié, l’homme y comptait peu. C’étaient des dieux envieux, irritables, sans attachement ni bienveillance, volontiers en guerre avec l’homme. Ni les dieux n’aimaient l’homme, ni l’homme n’aimait ses dieux. Il croyait à leur existence, mais il aurait voulu qu’ils n’existassent pas. Même ses dieux domestiques ou nationaux, il les redoutait, il craignait incessamment d’être trahi par eux. Encourir la haine de ces êtres invisibles était sa grande inquiétude. Il était occupé toute sa vie à les apaiser, paces deorum quærere, dit le poëte. Mais le moyen de les contenter ? Le moyen surtout d’être sûr qu’on les contentait et qu’on les avait pour soi ? On crut le trouver dans l’emploi de certaines formules. Telle prière, composée de tels mots, avait été suivie du succès qu’on avait demandé ; c’était sans doute qu’elle avait été entendue du dieu, qu’elle avait eu de l’action sur lui, qu’elle avait été puissante, plus puissante que lui, puisqu’il n’avait pas pu lui résister. On conserva donc les termes mystérieux et sacrés de cette prière. Après le père, le fils les répéta. Dès qu’on sut écrire, on les mit en écrit. Chaque famille, du moins chaque famille religieuse, eut un livre où étaient contenues les formules dont les ancêtres s’étaient servis et auxquelles les dieux avaient cédé[356]. C’était une arme que l’homme employait contre l’inconstance de ses dieux. Mais il n’y fallait changer ni un mot ni une syllabe, ni surtout le rhythme suivant lequel elle devait être chantée. Car alors la prière eût perdu sa force, et les dieux fussent restés libres.

Mais la formule n’était pas assez : il y avait encore des actes extérieurs dont le détail était minutieux et immuable. Les moindres gestes du sacrificateur et les moindres parties de son costume étaient réglés. En s’adressant à un dieu, il fallait avoir la tête voilée ; à un autre, la tête découverte ; pour un troisième, le pan de la toge devait être relevé sur l’épaule. Dans certains actes, il fallait avoir les pieds nus. Il y avait des prières qui n’avaient d’efficacité que si l’homme, après les avoir prononcées, pirouettait sur lui-même de gauche à droite. La nature de la victime, la couleur de son poil, la manière de l’égorger, la forme même du couteau, l’espèce de bois qu’on devait employer pour faire rôtir les chairs, tout cela était fixé pour chaque dieu par la religion de chaque famille ou de chaque cité. En vain le cœur le plus fervent offrait-il aux dieux les plus grasses victimes ; si l’un des innombrables rites du sacrifice était négligé, le sacrifice était nul. Le moindre manquement faisait d’un acte sacré un acte impie. L’altération la plus légère troublait et bouleversait la religion de la patrie, et transformait les dieux protecteurs en autant d’ennemis cruels. C’est pour cela qu’Athènes était sévère pour le prêtre qui changeait quelque chose aux anciens rites[357] ; c’est pour cela que le sénat de Rome dégradait ses consuls et ses dictateurs qui avaient commis quelque erreur dans un sacrifice.

Toutes ces formules et ces pratiques avaient été léguées par les ancêtres qui en avaient éprouvé l’efficacité. Il n’y avait pas à innover. On devait se reposer sur ce que ces ancêtres avaient fait, et la suprême piété consistait à faire comme eux. Il importait assez peu que la croyance changeât : elle pouvait se modifier librement à travers les âges et prendre mille formes diverses, au gré de la réflexion des sages ou de l’imagination populaire. Mais il était de la plus grande importance que les formules ne tombassent pas en oubli et que les rites ne fussent pas modifiés. Aussi chaque cité avait-elle un livre où tout cela était conservé.

L’usage des livres sacrés était universel chez les Grecs, chez les Romains, chez les Étrusques[358]. Quelquefois le rituel était écrit sur des tablettes de bois, quelquefois sur la toile ; Athènes gravait ses rites sur des tables de cuivre, afin qu’ils fussent impérissables. Rome avait ses livres des pontifes, ses livres des augures, son livre des cérémonies, et son recueil des Indigitamenta. Il n’y avait pas de ville qui n’eût aussi une collection de vieux hymnes en l’honneur de ses dieux[359] ; en vain la langue changeait avec les mœurs et les croyances ; les paroles et le rhythme restaient immuables, et dans les fêtes on continuait à chanter ces hymnes sans les comprendre.

Ces livres et ces chants, écrits par les prêtres, étaient gardés par eux avec un très-grand soin. On ne les montrait jamais aux étrangers. Révéler un rite ou une formule, c’eût été trahir la religion de la cité et livrer ses dieux à l’ennemi. Pour plus de précaution, on les cachait même aux citoyens, et les prêtres seuls pouvaient en prendre connaissance.

Dans la pensée de ces peuples, tout ce qui était ancien était respectable et sacré. Quand un Romain voulait dire qu’une chose lui était chère, il disait : cela est antique pour moi. Les Grecs avaient la même expression.

Les villes tenaient fort à leur passé, parce que c’était dans le passé qu’elles trouvaient tous les motifs comme toutes les règles de leur religion. Elles avaient besoin de se souvenir, car c’était sur des souvenirs et des traditions que tout leur culte reposait. Aussi l’histoire avait-elle pour les anciens beaucoup plus d’importance qu’elle n’en a pour nous. Elle a existé longtemps avant les Hérodote et les Thucydide ; écrite ou non écrite, simple tradition orale ou livre, elle a été contemporaine de la naissance des cités. Il n’y avait pas de ville, si petite et obscure qu’elle fût, qui ne mît la plus grande attention à conserver le souvenir de ce qui s’était passé en elle. Ce n’était pas de la vanité, c’était de la religion. Une ville ne croyait pas avoir le droit de rien oublier ; car tout dans son histoire se liait à son culte.

L’histoire commençait en effet par l’acte de la fondation, et disait le nom sacré du fondateur. Elle se continuait par la légende des dieux de la cité, des héros protecteurs. Elle enseignait la date, l’origine, la raison de chaque culte, et en expliquait les rites obscurs. On y consignait les prodiges que les dieux du pays avaient opérés et par lesquels ils avaient manifesté leur puissance, leur bonté, ou leur colère. On y décrivait les cérémonies par lesquelles les prêtres avaient habilement détourné un mauvais présage ou apaisé les rancunes des dieux. On y mettait quelles épidémies avaient frappé la cité et par quelles formules saintes on les avait guéries, quel jour un temple avait été consacré et pour quel motif un sacrifice avait été établi. On y inscrivait tous les événements qui pouvaient se rapporter à la religion, les victoires qui prouvaient l’assistance des dieux et dans lesquelles on avait souvent vu ces dieux combattre, les défaites qui indiquaient leur colère et pour lesquelles il avait fallu instituer un sacrifice expiatoire. Tout cela était écrit pour l’enseignement et la piété des descendants. Toute cette histoire était la preuve matérielle de l’existence des dieux nationaux ; car les événements qu’elle contenait étaient la forme visible sous laquelle ces dieux s’étaient révélés d’âge en âge. Même parmi ces faits il y en avait beaucoup qui donnaient lieu à des fêtes et à des sacrifices annuels. L’histoire de la cité disait au citoyen tout ce qu’il devait croire et tout ce qu’il devait adorer.

Aussi cette histoire était-elle écrite par des prêtres. Rome avait ses annales des pontifes ; les prêtres sabins, les prêtres samnites, les prêtres étrusques en avaient de semblables[360]. Chez les Grecs il nous est resté le souvenir des livres ou annales sacrées d’Athènes, de Sparte, de Delphes, de Naxos, de Tarente[361]. Lorsque Pausanias parcourut la Grèce, au temps d’Adrien, les prêtres de chaque ville lui racontèrent les vieilles histoires locales ; ils ne les inventaient pas ; ils les avaient apprises dans leurs annales.

Cette sorte d’histoire était toute locale. Elle commençait à la fondation, parce que ce qui était antérieur à cette date n’intéressait en rien la cité ; et c’est pourquoi les anciens ont si complétement ignoré leurs origines. Elle ne rapportait aussi que les événements dans lesquels la cité s’était trouvée engagée, et elle ne s’occupait pas du reste de la terre. Chaque cité avait son histoire spéciale, comme elle avait sa religion et son calendrier.

On peut croire que ces annales des villes étaient fort sèches, fort bizarres pour le fond et pour la forme. Elles n’étaient pas une œuvre d’art, mais une œuvre de religion. Plus tard sont venus les écrivains, les conteurs comme Hérodote, les penseurs comme Thucydide. L’histoire est sortie alors des mains des prêtres et s’est transformée. Malheureusement, ces beaux et brillants écrits nous laissent encore regretter les vieilles annales des villes et tout ce qu’elles nous apprendraient sur les croyances et la vie intime des anciens. Mais ces livres, qui paraissent avoir été tenus secrets, qui ne sortaient pas des sanctuaires, dont on ne faisait pas de copie et que les prêtres seuls lisaient, ont tous péri, et il ne nous en est resté qu’un faible souvenir.

Il est vrai que ce souvenir a une grande valeur pour nous. Sans lui on serait peut-être en droit de rejeter tout ce que la Grèce et Rome nous racontent de leurs antiquités ; tous ces récits, qui nous paraissent si peu vraisemblables parce qu’ils s’écartent de nos habitudes et de notre manière de penser et d’agir, pourraient passer pour le produit de l’imagination des hommes. Mais ce souvenir qui nous est resté des vieilles annales, nous montre le respect pieux que les anciens avaient pour leur histoire. Chaque ville avait des archives où les faits étaient religieusement déposés à mesure qu’ils se produisaient. Dans ces livres sacrés chaque page était contemporaine de l’événement qu’elle racontait. Il était matériellement impossible d’altérer ces documents, car les prêtres en avaient la garde, et la religion était grandement intéressée à ce qu’ils restassent inaltérables. Il n’était même pas facile au pontife, à mesure qu’il en écrivait les lignes, d’y insérer sciemment des faits contraires à la vérité. Car on croyait que tout événement venait des dieux, qu’il révélait leur volonté, qu’il donnait lieu pour les générations suivantes à des souvenirs pieux et même à des actes sacrés ; tout événement qui se produisait dans la cité faisait aussitôt partie de la religion de l’avenir. Avec de telles croyances, on comprend bien qu’il y ait eu beaucoup d’erreurs involontaires, résultat de la crédulité, de la prédilection pour le merveilleux, de la foi dans les dieux nationaux ; mais le mensonge volontaire ne se conçoit pas ; car il eût été impie ; il eût violé la sainteté des annales et altéré la religion. Nous pouvons donc croire que dans ces vieux livres, si tout n’était pas vrai, du moins il n’y avait rien que le prêtre ne crût vrai. Or c’est pour l’historien qui cherche à percer l’obscurité de ces vieux temps, un puissant motif de confiance, que de savoir que, s’il a affaire à des erreurs, il n’a pas affaire à l’imposture. Ces erreurs mêmes, ayant encore l’avantage d’être contemporaines des vieux âges qu’il étudie, peuvent lui révéler, sinon le détail des événements, du moins les croyances sincères des hommes.

Ces annales, à la vérité, étaient tenues secrètes ; ni Hérodote ni Tite-Live ne les lisaient. Mais plusieurs passages d’auteurs anciens prouvent qu’il en transpirait quelque chose dans le public et qu’il en parvint des fragments à la connaissance des historiens.

Il y avait d’ailleurs à côté des annales, documents écrits et authentiques, une tradition orale qui se perpétuait parmi le peuple d’une cité : non pas tradition vague et indifférente comme le sont les nôtres, mais tradition chère aux villes, qui ne variait pas au gré de l’imagination, et qu’on n’était pas libre de modifier ; car elle faisait partie du culte et elle se composait de récits et de chants qui se répétaient d’année en année dans les fêtes de la religion. Ces hymnes sacrés et immuables fixaient les souvenirs et ravivaient perpétuellement la tradition.

Sans doute on ne peut pas croire que cette tradition eût l’exactitude des annales. Le désir de louer les dieux pouvait être plus fort que l’amour de la vérité. Pourtant elle devait être au moins le reflet des annales et se trouver ordinairement d’accord avec elles. Car les prêtres qui rédigeaient et qui lisaient celles-ci, étaient les mêmes qui présidaient aux fêtes où les vieux récits étaient chantés.

Il vint d’ailleurs un temps où ces annales furent divulguées ; Rome finit par publier les siennes ; celles des autres villes italiennes furent connues ; les prêtres des villes grecques ne se firent plus scrupule de raconter ce que les leurs contenaient. On étudia, on compulsa ces monuments authentiques. Il se forma une école d’érudits, depuis Varron et Verrius Flaccus jusqu’à Aulu-Gelle et Macrobe. La lumière se fit sur toute l’ancienne histoire. On corrigea quelques erreurs qui s’étaient glissées dans la tradition et que les historiens de l’époque précédente avaient répétées ; on sut, par exemple, que Porsenna avait pris Rome et que l’or avait été payé aux Gaulois. L’âge de la critique historique commença. Mais il est bien digne de remarque que cette critique, qui remontait aux sources et étudiait les annales, n’y ait rien trouvé qui lui ait donné le droit de rejeter l’ensemble historique que les Hérodote et les Tite-Live avaient construit.


CHAPITRE IX.

GOUVERNEMENT DE LA CITÉ. LE ROI.

1o Autorité religieuse du roi.

Il ne faut pas se représenter une cité, à sa naissance, délibérant sur le gouvernement qu’elle va se donner, cherchant et discutant ses lois, combinant ses institutions. Ce n’est pas ainsi que les lois se trouvent et que les gouvernements s’établissent. Les institutions politiques de la cité naquirent avec la cité elle-même, le même jour qu’elle ; chaque membre de la cité les portait en lui-même ; car elles étaient en germe dans les croyances et la religion de chaque homme.

La religion prescrivait que le foyer eût toujours un prêtre suprême ; elle n’admettait pas que l’autorité sacerdotale fût partagée. Le foyer domestique avait un grand-prêtre, qui était le père de famille ; le foyer de la curie avait son curion ou phratriarque ; chaque tribu avait de même son chef religieux, que les Athéniens appelaient le roi de la tribu. La religion de la cité devait avoir aussi son prêtre suprême.

Ce prêtre du foyer public portait le nom de roi. Quelquefois on lui donnait d’autres titres ; comme il était, avant tout, prêtre du prytanée, les Grecs l’appelaient volontiers prytane ; quelquefois encore ils l’appelaient archonte. Sous ces noms divers, roi, prytane, archonte, nous devons voir un personnage qui est surtout le chef du culte ; il entretient le foyer, il fait le sacrifice et prononce la prière, il préside aux repas religieux.

Il importe de prouver que les anciens rois de l’Italie et de la Grèce étaient des prêtres. On lit dans Aristote : « Le soin des sacrifices publics de la cité appartient, suivant la coutume religieuse, non à des prêtres spéciaux, mais à ces hommes qui tiennent leur dignité du foyer, et que l’on appelle ici rois, là prytanes, ailleurs archontes[362]. » Ainsi parle Aristote, l’homme qui a le mieux connu les constitutions des cités grecques. Ce passage si précis prouve d’abord que les trois mots, roi, prytane, archonte, ont été longtemps synonymes ; cela est si vrai qu’un ancien historien, Charon de Lampsaque, écrivant un livre sur les rois de Lacédémone, l’intitula Archontes et prytanes des Lacédémoniens[363]. Il prouve encore que le personnage que l’on appelait indifféremment de l’un de ces trois noms, peut-être de tous les trois à la fois, était le prêtre de la cité, et que le culte du foyer public était la source de sa dignité et de sa puissance.

Ce caractère sacerdotal de la royauté primitive est clairement indiqué par les écrivains anciens. Dans Eschyle, les filles de Danaüs s’adressent au roi d’Argos en ces termes : « Tu es le prytane suprême, et c’est toi qui veilles sur le foyer de ce pays[364]. » Dans Euripide, Oreste meurtrier de sa mère dit à Ménélas : « Il est juste que, fils d’Agamemnon, je règne dans Argos ; » et Ménélas lui répond : « Es-tu donc en mesure, toi meurtrier, de toucher les vases d’eau lustrale pour les sacrifices ? Es-tu en mesure d’égorger les victimes[365] ? » La principale fonction d’un roi était donc d’accomplir les cérémonies religieuses. Un ancien roi de Sicyone fut déposé, parce que, sa main ayant été souillée par un meurtre, il n’était plus en état d’offrir les sacrifices[366]. Ne pouvant plus être prêtre, il ne pouvait plus être roi.

Homère et Virgile nous montrent les rois occupés sans cesse de cérémonies sacrées. Nous savons par Démosthènes que les anciens rois de l’Attique faisaient eux-mêmes tous les sacrifices qui étaient prescrits par la religion de la cité, et par Xénophon que les rois de Sparte étaient les chefs de la religion lacédémonienne[367]. Les lucumons étrusques étaient à la fois des magistrats, des chefs militaires et des pontifes[368].

Il n’en fut pas autrement des rois de Rome. La tradition les représente toujours comme des prêtres. Le premier fut Romulus, qui était instruit dans la science augurale et qui fonda la ville suivant des rites religieux. Le second fut Numa : « Il remplissait, dit Tite-Live, la plupart des fonctions sacerdotales ; mais il prévit que ses successeurs, ayant souvent des guerres à soutenir, ne pourraient pas toujours vaquer au soin des sacrifices, et il institua les pontifes pour remplacer les rois, quand ceux-ci seraient absents de Rome. » Ainsi le pontificat romain n’était qu’une sorte d’émanation de la royauté primitive.

Ces rois-prêtres étaient intronisés avec un cérémonial religieux. Le nouveau roi, conduit sur la cime du mont Capitolin, s’asseyait sur un siége de pierre, le visage tourné vers le midi. À sa gauche était assis un augure, la tête couverte de bandelettes sacrées et tenant à la main le bâton augural. Il figurait dans le ciel certaines lignes, prononçait une prière, et posant la main sur la tête du roi, il suppliait les dieux de marquer par un signe visible que ce chef leur était agréable. Puis, dès qu’un éclair ou le vol des oiseaux avait manifesté l’assentiment des dieux, le nouveau roi prenait possession de sa charge. Tite-Live décrit cette cérémonie pour l’installation de Numa ; Denys assure qu’elle eut lieu pour tous les rois et, après les rois, pour les consuls ; il ajoute qu’elle était pratiquée encore de son temps[369]. Un tel usage avait sa raison d’être : comme le roi allait être le chef suprême de la religion et que de ses prières et de ses sacrifices le salut de la cité allait dépendre, on avait bien le droit de s’assurer d’abord que ce roi était accepté par les dieux.

Les anciens ne nous renseignent pas sur la manière dont les rois de Sparte étaient élus ; mais nous pouvons tenir pour certain qu’on faisait intervenir dans l’élection la volonté des dieux. On reconnaît même à de vieux usages qui ont duré jusqu’à la fin de l’histoire de Sparte, que la cérémonie par laquelle on les consultait était renouvelée tous les neuf ans ; tant on craignait que le roi ne perdît les bonnes grâces de la divinité. « Tous les neuf ans, dit Plutarque[370], les éphores choisissent une nuit très-claire, mais sans lune, et ils s’asseyent en silence, les yeux fixés vers le ciel. Voient-ils une étoile traverser d’un côté du ciel à l’autre, cela leur indique que leurs rois sont coupables de quelque faute envers les dieux. Ils les suspendent alors de la royauté, jusqu’à ce qu’un oracle venu de Delphes les relève de leur déchéance. »

2o Autorité politique du roi.

De même que dans la famille l’autorité était inhérente au sacerdoce et que le père, à titre de chef du culte domestique, était en même temps juge et maître, de même le grand-prêtre de la cité en fut aussi le chef politique. L’autel, suivant l’expression d’Aristote, lui conféra la dignité et la puissance. Cette confusion du sacerdoce et du pouvoir n’a rien qui doive surprendre. On la trouve à l’origine de presque toutes les sociétés, soit que dans l’enfance des peuples il n’y ait que la religion qui puisse obtenir d’eux l’obéissance, soit que notre nature éprouve le besoin de ne se soumettre jamais à d’autre empire qu’à celui d’une idée morale.

Nous avons dit combien la religion de la cité se mêlait à toutes choses. L’homme se sentait à tout moment dépendre de ses dieux et par conséquent de ce prêtre qui était placé entre eux et lui. C’était ce prêtre qui veillait sur le feu sacré ; c’était, comme dit Pindare, son culte de chaque jour qui sauvait chaque jour la cité[371]. C’était lui qui connaissait les formules de prière auxquelles les dieux ne résistaient pas ; au moment du combat, c’était lui qui égorgeait la victime et qui attirait sur l’armée la protection des dieux. Il était bien naturel qu’un homme armé d’une telle puissance fût accepté et reconnu comme chef. De ce que la religion se mêlait au gouvernement, à la justice, à la guerre, il résulta nécessairement que le prêtre fut en même temps magistrat, juge, chef militaire. « Les rois de Sparte, dit Aristote, ont trois attributions : ils font les sacrifices, ils commandent à la guerre, et ils rendent la justice[372]. » Denys d’Halicarnasse s’exprime dans les mêmes termes au sujet des rois de Rome.

Les règles constitutives de cette monarchie furent très-simples et il ne fut pas nécessaire de les chercher longtemps ; elles découlèrent des règles mêmes du culte. Le fondateur qui avait posé le foyer sacré, en fut naturellement le premier prêtre. L’hérédité était la règle constante, à l’origine, pour la transmission de ce culte ; que le foyer fût celui d’une famille ou qu’il fût celui d’une cité, la religion prescrivait que le soin de l’entretenir passât toujours du père au fils. Le sacerdoce fut donc héréditaire et le pouvoir avec lui[373].

Un trait bien connu de l’ancienne histoire de la Grèce prouve d’une manière frappante que la royauté appartint, à l’origine, à l’homme qui avait posé le foyer de la cité. On sait que la population des colonies ioniennes ne se composait pas d’Athéniens, mais qu’elle était un mélange de Pélasges, d’Éoliens, d’Abantes, de Cadméens. Pourtant les foyers des cités nouvelles furent tous posés par des membres de la famille religieuse de Codrus. Il en résulta que ces colons, au lieu d’avoir pour chefs des hommes de leur race, les Pélasges un Pélasge, les Abantes un Abante, les Éoliens un Éolien, donnèrent tous la royauté, dans leurs douze villes, aux Codrides[374]. Assurément ces personnages n’avaient pas acquis leur autorité par la force, car ils étaient presque les seuls Athéniens qu’il y eût dans cette nombreuse agglomération. Mais comme ils avaient posé les foyers, c’était à eux qu’il appartenait de les entretenir. La royauté leur fut donc déférée sans conteste et resta héréditaire dans leur famille. Battos avait fondé Cyrène en Afrique : les Battiades y furent longtemps en possession de la dignité royale. Protis avait fondé Marseille : les Protiades, de père en fils, y exercèrent le sacerdoce et y jouirent de grands priviléges.

Ce ne fut donc pas la force qui fit les chefs et les rois dans ces anciennes cités. Il ne serait pas vrai de dire que le premier qui y fut roi fut un soldat heureux. L’autorité découla du culte du foyer. La religion fit le roi dans la cité, comme elle avait fait le chef de famille dans la maison. La croyance, l’indiscutable et impérieuse croyance, disait que le prêtre héréditaire du foyer était le dépositaire des choses saintes et le gardien des dieux. Comment hésiter à obéir à un tel homme ? Un roi était un être sacré ; βασιλεῖς ἱεροὶ, dit Pindare. On voyait en lui, non pas tout à fait un dieu, mais du moins « l’homme le plus puissant pour conjurer la colère des dieux[375], » l’homme sans le secours duquel nulle prière n’était efficace, nul sacrifice n’était accepté.

Cette royauté demi-religieuse et demi-politique s’établit dans toutes les villes, dès leur naissance, sans efforts de la part des rois, sans résistance de la part des sujets. Nous ne voyons pas à l’origine des peuples anciens les fluctuations et les luttes qui marquent le pénible enfantement des sociétés modernes. On sait combien de temps il a fallu, après la chute de l’empire romain, pour retrouver les règles d’une société régulière. L’Europe a vu durant des siècles plusieurs principes opposés se disputer le gouvernement des peuples, et les peuples se refuser quelquefois à toute organisation sociale. Un tel spectacle ne se voit ni dans l’ancienne Grèce ni dans l’ancienne Italie ; leur histoire ne commence pas par des conflits ; les révolutions n’ont paru qu’à la fin. Chez ces populations, la société s’est formée lentement, longuement, par degrés, en passant de la famille à la tribu et de la tribu à la cité, mais sans secousses et sans luttes. La royauté s’est établie tout naturellement, dans la famille d’abord, dans la cité plus tard. Elle ne fut pas imaginée par l’ambition de quelques-uns ; elle naquit d’une nécessité qui était manifeste aux yeux de tous. Pendant de longs siècles elle fut paisible, honorée, obéie. Les rois n’avaient pas besoin de la force matérielle ; ils n’avaient ni armée ni trésor ; mais, soutenue par des croyances qui étaient puissantes sur l’âme, leur autorité était sainte et inviolable.

Une révolution, dont nous parlerons plus loin, renversa la royauté dans toutes les villes. Mais en tombant elle ne laissa aucune haine dans le cœur des hommes. Ce mépris mêlé de rancune qui s’attache d’ordinaire aux grandeurs abattues, ne la frappa jamais. Toute déchue qu’elle était, le respect et l’affection des hommes restèrent attachés à sa mémoire. On vit même en Grèce une chose qui n’est pas très-commune dans l’histoire, c’est que dans les villes où la famille royale ne s’éteignit pas, non-seulement elle ne fut pas expulsée, mais les mêmes hommes qui l’avaient dépouillée du pouvoir, continuèrent à l’honorer. À Éphèse, à Marseille, à Cyrène, la famille royale, privée de sa puissance, resta entourée du respect des peuples et garda même le titre et les insignes de la royauté[376].

Les peuples établirent le régime républicain ; mais le nom de roi, loin de devenir une injure, resta un titre vénéré. On a l’habitude de dire que ce mot était odieux et méprisé : singulière erreur ! les Romains l’appliquaient aux dieux dans leurs prières. Si les usurpateurs n’osèrent jamais prendre ce titre, ce n’était pas qu’il fût odieux, c’était plutôt qu’il était sacré[377]. En Grèce la monarchie fut maintes fois rétablie dans les villes ; mais les nouveaux monarques ne se crurent jamais le droit de se faire appeler rois et se contentèrent d’être appelés tyrans. Ce qui faisait la différence de ces deux noms, ce n’était pas le plus ou le moins de qualités morales qui se trouvaient dans le souverain ; on n’appelait pas roi un bon prince et tyran un mauvais. C’était la religion qui les distinguait l’un de l’autre. Les rois primitifs avaient rempli les fonctions de prêtres et avaient tenu leur autorité du foyer ; les tyrans de l’époque postérieure n’étaient que des chefs politiques et ne devaient leur pouvoir qu’à la force ou à l’élection.

CHAPITRE X.

LE MAGISTRAT.

La confusion de l’autorité politique et du sacerdoce dans le même personnage n’a pas cessé avec la royauté. La révolution qui a établi le régime républicain, n’a pas séparé des fonctions dont le mélange paraissait fort naturel et était alors la loi fondamentale de la société humaine. Le magistrat qui remplaça le roi, fut comme lui un prêtre en même temps qu’un chef politique.

Quelquefois ce magistrat annuel porta le titre sacré de roi[378]. Ailleurs le nom de prytane[379], qui lui fut conservé, indiqua sa principale fonction. Dans d’autres villes, le titre d’archonte prévalut. À Thèbes, par exemple, le premier magistrat fut appelé de ce nom ; mais ce que Plutarque dit de cette magistrature montre qu’elle différait peu d’un sacerdoce. Cet archonte, pendant le temps de sa charge, devait porter une couronne[380], comme il convenait à un prêtre ; la religion lui défendait de laisser croître ses cheveux et de porter aucun objet en fer sur sa personne, prescriptions qui le font ressembler un peu aux flamines romains. La ville de Platée avait aussi un archonte, et la religion de cette cité ordonnait que, pendant tout le cours de sa magistrature, il fût vêtu de blanc[381], c’est-à-dire de la couleur sacrée.

Les archontes athéniens, le jour de leur entrée en charge, montaient à l’acropole, la tête couronnée de myrte, et ils offraient un sacrifice à la divinité poliade[382]. C’était aussi l’usage que dans l’exercice de leurs fonctions ils eussent une couronne de feuillage sur la tête[383]. Or il est certain que la couronne, qui est devenue à la longue et est restée l’emblême de la puissance, n’était alors qu’un emblême religieux, un signe extérieur qui accompagnait la prière et le sacrifice[384]. Parmi ces neuf archontes, celui qu’on appelait Roi était surtout le chef de la religion ; mais chacun de ses collègues avait quelque fonction sacerdotale à remplir, quelque sacrifice à offrir aux dieux[385].

Les Grecs avaient une expression générale pour désigner les magistrats ; ils disaient οἱ ἐν τέλει, ce qui signifie littéralement ceux qui sont à accomplir le sacrifice[386] : vieille expression qui indique l’idée qu’on se faisait primitivement du magistrat. Pindare dit de ces personnages que par les offrandes qu’ils font au foyer, ils assurent le salut de la cité[387].

À Rome, le premier acte du consul était d’accomplir un sacrifice au forum. Des victimes étaient amenées sur la place publique ; quand le pontife les avait déclarées dignes d’être offertes, le consul les immolait de sa main, pendant qu’un héraut commandait à la foule le silence religieux et qu’un joueur de flûte faisait entendre l’air sacré[388]. Peu de jours après, le consul se rendait à Lavinium, d’où les pénates romains étaient issus, et il offrait encore un sacrifice.

Quand on examine avec un peu d’attention le caractère du magistrat chez les anciens, on voit combien il ressemble peu aux chefs d’État des sociétés modernes. Sacerdoce, justice et commandement se confondent en sa personne. Il représente la cité qui est une association religieuse au moins autant que politique. Il a dans ses mains les auspices, les rites, la prière, la protection des dieux. Un consul est quelque chose de plus qu’un homme ; il est l’intermédiaire entre l’homme et la divinité. À sa fortune est attachée la fortune publique ; il est comme le génie tutélaire de la cité. La mort d’un consul funeste la république[389]. Quand le consul Claudius Néron quitte son armée pour voler au secours de son collègue, Tite-Live nous montre combien Rome est en alarmes sur le sort de cette armée ; c’est que, privée de son chef, l’armée est en même temps privée de la protection céleste ; avec le consul sont partis les auspices, c’est-à-dire la religion et les dieux.

Les autres magistratures romaines qui furent, en quelque sorte, des membres successivement détachés du consulat, réunirent comme lui des attributions sacerdotales et des attributions politiques. On voyait, à certains jours, le censeur, une couronne sur la tête, offrir un sacrifice au nom de la cité et frapper de sa main la victime. Les préteurs, les édiles curules présidaient à des fêtes religieuses[390]. Il n’y avait pas de magistrat qui n’eût à accomplir quelque acte sacré ; car dans la pensée des anciens toute autorité devait être religieuse par quelque côté. Les tribuns de la plèbe étaient les seuls qui n’eussent à accomplir aucun sacrifice ; aussi ne les comptait-on pas parmi les vrais magistrats. Nous verrons plus loin que leur autorité était d’une nature tout à fait exceptionnelle.

Le caractère sacerdotal qui s’attachait au magistrat, se montre surtout dans la manière dont il était élu. Aux yeux des anciens il ne semblait pas que les suffrages des hommes fussent suffisants pour établir le chef de la cité. Tant que dura la royauté primitive, il parut naturel que ce chef fût désigné par la naissance, en vertu de la loi religieuse qui prescrivait que le fils succédât au père dans tout sacerdoce ; la naissance semblait révéler assez la volonté des dieux. Lorsque les révolutions eurent supprimé partout cette royauté, les hommes paraissent avoir cherché, pour suppléer à la naissance, un mode d’élection que les dieux n’eussent pas à désavouer. Les Athéniens, comme beaucoup de peuples grecs, n’en virent pas de meilleur que le tirage au sort. Mais il importe de ne pas se faire une idée fausse de ce procédé, dont on a fait un sujet d’accusation contre la démocratie athénienne ; et pour cela il est nécessaire de pénétrer dans la pensée des anciens. Pour eux le sort n’était pas le hasard ; le sort était la révélation de la volonté divine. De même qu’on y avait recours dans les temples pour surprendre les secrets d’en haut, de même la cité y recourait pour le choix de son magistrat. On était persuadé que les dieux désignaient le plus digne en faisant sortir son nom de l’urne. Cette opinion était celle de Platon lui-même qui disait : « L’homme que le sort a désigné, nous disons qu’il est cher à la divinité et nous trouvons juste qu’il commande. Pour toutes les magistratures qui touchent aux choses sacrées, laissant à la divinité le choix de ceux qui lui sont agréables, nous nous en remettons au sort. » La cité croyait ainsi recevoir ses magistrats des dieux[391].

Au fond les choses se passaient de même à Rome. La désignation du consul ne devait pas appartenir aux hommes. La volonté ou le caprice du peuple n’était pas ce qui pouvait créer légitimement un magistrat. Voici donc comment le consul était choisi. Un magistrat en charge, c’est-à-dire un homme déjà en possession du caractère sacré et des auspices, indiquait parmi les jours fastes celui où le consul devait être nommé. Pendant la nuit qui précédait ce jour, il veillait, en plein air, les yeux fixés au ciel, observant les signes que les dieux envoyaient, en même temps qu’il prononçait mentalement le nom de quelques candidats à la magistrature[392]. Si les présages étaient favorables, c’est que les dieux agréaient ces candidats. Le lendemain, le peuple se réunissait au Champ-de-Mars ; le même personnage qui avait consulté les dieux, présidait l’assemblée. Il disait à haute voix les noms des candidats sur lesquels il avait pris les auspices ; si parmi ceux qui demandaient le consulat, il s’en trouvait un pour lequel les auspices n’eussent pas été favorables, il omettait son nom[393]. Le peuple ne votait que sur les noms qui étaient prononcés par le président[394]. Si le président ne nommait que deux candidats, le peuple votait pour eux nécessairement ; s’il en nommait trois, le peuple choisissait entre eux. Jamais l’assemblée n’avait le droit de porter ses suffrages sur d’autres hommes que ceux que le président avait désignés ; car pour ceux-là seulement les auspices avaient été favorables et l’assentiment des dieux était assuré.

Ce mode d’élection, qui fut scrupuleusement suivi dans les premiers siècles de la république, explique quelques traits de l’histoire romaine dont on est d’abord surpris. On voit, par exemple, assez souvent que le peuple veut presque unanimement porter deux hommes au consulat, et que pourtant il ne le peut pas ; c’est que le président n’a pas pris les auspices sur ces deux hommes, ou que les auspices ne se sont pas montrés favorables. Par contre, on voit plusieurs fois le peuple nommer consuls deux hommes qu’il déteste[395] ; c’est que le président n’a prononcé que deux noms. Il a bien fallu voter pour eux ; car le vote ne s’exprime pas par oui ou par non ; chaque suffrage doit porter deux noms propres, sans qu’il soit possible d’en écrire d’autres que ceux qui ont été désignés. Le peuple, à qui l’on présente des candidats qui lui sont odieux, peut bien marquer sa colère en se retirant sans voter ; il reste toujours dans l’enceinte assez de citoyens pour figurer un vote.

On voit par là quelle était la puissance du président des comices, et l’on ne s’étonne plus de l’expression consacrée, creat consules, qui s’appliquait non au peuple mais au président des comices. C’était de lui en effet, plutôt que du peuple, qu’on pouvait dire : il crée les consuls ; car c’était lui qui découvrait la volonté des dieux. S’il ne faisait pas les consuls, c’était au moins par lui que les dieux les faisaient. La puissance du peuple n’allait que jusqu’à ratifier l’élection, tout au plus jusqu’à choisir entre trois ou quatre noms, si les auspices s’étaient montrés également favorables à trois ou quatre candidats.

Il est hors de doute que cette manière de procéder fut fort avantageuse à l’aristocratie romaine ; mais on se tromperait si l’on ne voyait en tout cela qu’une ruse imaginée par elle. Une telle ruse ne se conçoit pas dans les siècles où l’on croyait à cette religion. Politiquement elle était inutile dans les premiers temps, puisque les patriciens avaient alors la majorité dans les suffrages. Elle aurait même pu tourner contre eux en investissant un seul homme d’un pouvoir exorbitant. La seule explication qu’on puisse donner de ces usages ou plutôt de ces rites de l’élection, c’est que tout le monde croyait très-sincèrement que le choix du magistrat n’appartenait pas au peuple, mais aux dieux. L’homme qui allait disposer de la religion et de la fortune de la cité devait être révélé par la voix divine.

La règle première pour l’élection d’un magistrat était celle que donne Cicéron : « Qu’il soit nommé suivant les rites. » Si plusieurs mois après, on venait dire au Sénat que quelque rite avait été négligé ou mal accompli, le Sénat ordonnait aux consuls d’abdiquer, et ils obéissaient. Les exemples sont fort nombreux ; et si, pour deux ou trois d’entre eux, il est permis de croire que le Sénat fut bien aise de se débarrasser d’un consul ou inhabile ou mal pensant, la plupart du temps au contraire on ne peut pas lui supposer d’autre motif qu’un scrupule religieux.

Il est vrai que lorsque le sort ou les auspices avaient désigné l’archonte ou le consul, il y avait une sorte d’épreuve par laquelle on examinait le mérite du nouvel élu. Mais cela même va nous montrer ce que la cité souhaitait trouver dans son magistrat, et nous allons voir qu’elle ne cherchait pas l’homme le plus courageux à la guerre, le plus habile ou le plus juste dans la paix, mais le plus aimé des dieux. En effet le Sénat athénien demandait au nouvel élu s’il avait quelque défaut corporel, s’il possédait un dieu domestique, si sa famille avait toujours été fidèle à son culte, si lui-même avait toujours rempli ses devoirs envers les morts[396]. Pourquoi ces questions ? c’est qu’un défaut corporel, signe de la malveillance des dieux, rendait un homme indigne de remplir aucun sacerdoce et par conséquent d’exercer aucune magistrature ; c’est que celui qui n’avait pas de culte de famille ne devait pas avoir part au culte national et n’était pas apte à faire les sacrifices au nom de la cité ; c’est que si la famille n’avait pas été toujours fidèle à son culte, c’est-à-dire si l’un des ancêtres avait commis un de ces actes qui blessaient la religion, le foyer était à jamais souillé et les descendants détestés des dieux ; c’est enfin que si lui-même avait négligé le tombeau de ses morts, il était exposé à leurs redoutables colères et était poursuivi par des ennemis invisibles. La cité aurait été bien téméraire de confier sa fortune à un tel homme. Voilà les principales questions que l’on adressait à celui qui allait être magistrat. On ne se préoccupait ni de son caractère ni de son intelligence. On tenait surtout à s’assurer qu’il était apte à remplir les fonctions sacerdotales et que la religion de la cité ne serait pas compromise dans ses mains.

Cette sorte d’examen était aussi en usage à Rome. Il est vrai que nous n’avons aucun renseignement sur les questions auxquelles le consul devait répondre. Mais il nous suffit que nous sachions que cet examen était fait par les pontifes[397].


CHAPITRE XI.

LA LOI.

Chez les Grecs et chez les Romains, comme chez les Hindous, la loi fut d’abord une partie de la religion. Les anciens codes des cités étaient un ensemble de rites, de prescriptions liturgiques, de prières, en même temps que de dispositions législatives. Les règles du droit de propriété et du droit de succession y étaient éparses au milieu des règles des sacrifices, de la sépulture et du culte des morts.

Ce qui nous est resté des plus anciennes lois de Rome, qu’on appelait lois royales, est aussi souvent relatif au culte qu’aux rapports de la vie civile. L’une d’elles interdisait à la femme coupable d’approcher des autels ; une autre défendait de servir certains mets dans les repas sacrés ; une troisième disait quelle cérémonie religieuse un général vainqueur devait faire en rentrant dans la ville. Le code des Douze-Tables, quoique plus récent, contenait encore des prescriptions minutieuses sur les rites religieux de la sépulture. L’œuvre de Solon était à la fois un code, une constitution, et un rituel ; l’ordre des sacrifices et le prix des victimes y étaient réglés ainsi que les rites des noces et le culte des morts.

Cicéron dans son traité des lois trace le plan d’une législation qui n’est pas tout à fait imaginaire. Pour le fond comme pour la forme de son code il imite les anciens législateurs. Or voici les premières lois qu’il écrit : « Que l’on n’approche des dieux qu’avec les mains pures ; — que l’on entretienne les temples des pères et la demeure des Lares domestiques ; — que les prêtres n’emploient dans les repas sacrés que les mets prescrits ; — que l’on rende aux dieux Mânes le culte qui leur est dû. » Assurément le philosophe romain se préoccupait peu de cette vieille religion des Lares et des Mânes ; mais il traçait un code à l’image des codes anciens et il se croyait tenu d’y insérer les règles du culte.

À Rome c’était une vérité reconnue qu’on ne pouvait pas être un bon pontife si l’on ne connaissait pas le droit, et, réciproquement, que l’on ne pouvait pas connaître le droit si l’on ne savait pas la religion. Les pontifes furent longtemps les seuls jurisconsultes. Comme il n’y avait presque aucun acte de la vie qui n’eût quelque rapport avec la religion, il en résultait que presque tout était soumis aux décisions de ces prêtres et qu’ils se trouvaient les seuls juges compétents dans un nombre infini de procès. Toutes les contestations relatives au mariage, au divorce, aux droits civils et religieux des enfants, étaient portées à leur tribunal. Ils étaient juges de l’inceste comme du célibat. Comme l’adoption touchait à la religion, elle ne pouvait se faire qu’avec l’assentiment du pontife. Faire un testament, c’était rompre l’ordre que la religion avait établi pour la succession des biens et la transmission du culte ; aussi le testament devait-il, à l’origine, être autorisé par le pontife. Comme les limites de toute propriété étaient marquées par la religion, dès que deux voisins étaient en litige, ils devaient plaider devant le pontife ou devant des prêtres qu’on appelait frères arvales. Voilà pourquoi les mêmes hommes étaient pontifes et jurisconsultes ; droit et religion ne faisaient qu’un[398].

À Athènes, l’archonte et le roi avaient à peu près les mêmes attributions judiciaires que le pontife romain[399].

Le mode de génération des lois anciennes apparaît clairement. Ce n’est pas un homme qui les a inventées. Solon, Lycurgue, Minos, Numa ont pu mettre en écrit les lois de leurs cités ; ils ne les ont pas faites. Si nous entendons par législateur un homme qui crée un code par la puissance de son génie et qui l’impose aux autres hommes, ce législateur n’exista jamais chez les anciens. La loi antique ne sortit pas non plus des votes du peuple. La pensée que le nombre des suffrages pouvait faire une loi, n’apparut que fort tard dans les cités, et seulement après que deux révolutions les avaient transformées. Jusque-là les lois se présentent comme quelque chose d’antique, d’immuable, de vénérable. Aussi vieilles que la cité, c’est le fondateur qui les a posées, en même temps qu’il posait le foyer, moresque viris et mœnia ponit. Il les a instituées en même temps qu’il instituait la religion. Mais encore ne peut-on pas dire qu’il les ait imaginées

</references>

  1. Sub terra censebant reliquam, vitam agi mortuorum. Cic., Tuscul., I, 16. Euripide, Alceste, 163 ; Hecube, 114.
  2. Ovide, Fast., V, 451. Pline, Epist., VII, 27. Virgile, En., III, 67. La description de Virgile se rapporte à l’usage des cénotaphes ; il était admis que lorsqu’on ne pouvait pas retrouver le corps d’un parent, on lui faisait une cérémonie qui reproduisait exactement tous les rites de la sépulture, et l’on croyait par là enfermer, à défaut du corps, l’âme dans le tombeau. Euripide, Helen., 1061, 1240. Scholiast. ad Pindar. Pythic, IV, 284. Virgile, VI, 505 ; XII, 214.
  3. Iliade, XXIII, 221. Pausan., II, 7, 2. Virgile, En., III, 68. Catulle, 98, 10. Ovide, Trist., III, 3, 43 ; Fast., IV, 852 ; Metam., X, 62. Juvenal., VII, 207. Martial, I, 89 ; V, 35 ; IX, 30. Servius, ad Æn., II, 644 ; III, 68 ; XI, 97. Tacite, Agric., 46.
  4. Euripide, Hecube., passim ; Alcest., 618 ; Iphigen., 162. Hom., Iliade, XXIII, 166. Virgile, En., V, 77 ; VI, 221 ; XI, 81. Pline, Hist. nat., VIII, 40. Suétone, Cæsar, 84. Lucien, De luctu., 14.
  5. Pindare, Pythiq., IV, 284, édit. Heyne. Voy. Scholiast., ibid.
  6. Hom., Odyss., XI, 12. Euripide, Troad., 1085. Hérodote, V, 92. Virgile, VI, 371, 379. Horace, Odes, I, 23. Ovide, Fast., V, 483. Pline, Epist., VII, 27. Suétone, Calig., 59. Servius, ad Æneid., III, 68.
  7. Plaute, Mostellaria.
  8. Virgile, En., III, 300 et sqq. ; V, 77. Ovide, Fast., II, 540.
  9. Hérodote, II, 40. Euripide, Hecub., 536. Pausan., II, 10. Virgile, V, 98. Donat., in Terent. Adelph,IV, 2, 48. Ovide, Fast., II, 566. Lucien, Charon.
  10. Eschyl., Choéph., 476. Euripide, Iphigen., 162 ; Orest., 115-125.
  11. Euripide, Electr., 513.
  12. Festus, v. Culina.
  13. Plutarq., Aristide, 21.
  14. Lucien, De luctu. Cic., Pro Flacco, 38. Tacite, Hist., II, 95.
  15. Eschyle, Choéph., 469. Sophocle, Antig., 451. Plutarq., Solon, 21 ; Quest. rom., 52 ; Quest. gr., 5. Virgile, V, 47 ; V, 80.
  16. Cic., De legib., II, 22. Saint Augustin, Cité de Dieu, IX, 11 ; VIII, 26.
  17. Euripide, Alcest., 1003.
  18. Cic., De legib., II, 9. Varron, dans saint Augustin, Cité de Dieu, VIII, 26.
  19. Virgile, En., IV, 34. Aulu-Gelle, X, 18. Plutarq., Quest. rom., 14. Euripide, Troy., 96 ; Electr., 513. Suéton., Néron, 50.
  20. Varron, De ling. lat., V, 74.
  21. Lois de Manou, III, 82 ; I, 95 ; III, 122, 127.
  22. Ibid., III, 189.
  23. Ibid., III, 146, 274.
  24. Ovide, Fast., II, 553. Ainsi, dans Eschyle, Clytemnestre avertie par songe que les mânes d’Agamemnon sont irrités contre elle, se hâte d’envoyer des aliments et des libations sur son tombeau.
  25. Euripide, Alceste, 1004. — « On croit que si nous n’avons aucune attention pour ces morts et si nous négligeons leur culte, ils nous font du mal, et qu’au contraire ils nous font du bien si nous nous les rendons propices à nos offrandes. » Porphyr., De abstin., II, 37. Voy. Horace, Odes, III, 23 ; Platon, Lois, IX, p. 926, 927.
  26. Eschyle, Choeph., 122-135.
  27. Le sens primitif de ce dernier mot paraît avoir été celui d’homme mort. La langue des inscriptions qui est celle du vulgaire chez les Grecs, l’emploie souvent avec cette signification. Bœckh, Corp. inscript., nos 1629, 1723, 1781, 1784, 1786, 1789, 3398. — Ph. Lebas, Monum. de Morée, p. 205. Voy. Théognis, édit. Welcker, v. 513. Les Grecs donnaient aussi au mort le nom de δαίμων, Eurip., Alcest., 1140 et Schol., Eschyle, Pers., 620. Pausan., VI, 6.
  28. Servius, ad Æneid, III, 63.
  29. Censorinus, 3.
  30. Cic., Timée, 11. Denys d’Halic. traduit Lar familiaris par ὁ κατ’ οἰκίαν ἥρως (Antiq. rom., IV, 2).
  31. Les Grecs appelaient cet autel de noms divers, βωμὸς, ἐσχάρα, ἑστία ; ce dernier finit par prévaloir dans l’usage et fut le mot dont on désigna ensuite la déesse Vesta. Les Latins appelaient le même autel ara ou focus.
  32. Hymnes homér., XXIX. Hymnes orph., LXXXIV. Hésiode, Opera, 732. Eschyle, Agam., 1056. Euripide, Hercul. fur., 503, 599. Thucyd., I, 136. Aristoph., Plut., 795. Caton, De re rust., 143. Cic., Pro domo, 40. Tibulle, I, 1, 4. Horace, Epod., II, 43. Ovide, A. A., I, 637. Virgile, En., II, 512.
  33. Virgile, VII, 71. Festus, v. Felicis. Plutarq., Numa, 9.
  34. Euripide, Hercul. fur., 715. Caton, De re rust., 143. Ovide, Fast., III, 698.
  35. Ovide, Fast., III, 143. Macrobe, Sat., I, 12. Festus, felicis. Julien, Orais. à la louange du soleil.
  36. Hymnes orph., 84. Plaute, Captiv., II, 2. Tibulle, I, 9, 74. Ovide, A. A., I, 637. Pline, Hist. nat., XVIII, 3.
  37. Virgile, En., II, 523. Horace, Epit., I, 5. Ovide, Trist., IV, 8, 21. Perse, Sat., V, 31.
  38. Euripide, Alcest., 162-168.
  39. Eschyle, Agam., 1015.
  40. Caton, De re rust., 2. Euripide, Hercul. fur., 523.
  41. Ovide, Fast., VI, 315.
  42. Plutarq., Quest. rom., 64 ; Comm. sur Hésiode, 44. Hymnes homér., 29.
  43. Horace, Sat., II, 6, 66. Ovide, Fast., II, 631. Pétrone, 60.
  44. Hymnes hom., 29 ; Ibid., 3, v. 33. Platon, Cratyle, 18. Hesychius, ἀφ’ ἑστίας. Diodore, VI, 2. Aristoph., Oiseaux, 865.
  45. Pausan., V, 14.
  46. Cic., De nat. Deor., II, 27.
  47. Ovide, Fast., VI, 304.
  48. Rig Véda, trad. Langlois, t. I, p. 40, 43, 147.
  49. Ovide, Fast., VI, 291.
  50. Hésiode, Opera, 731. Plutarq., Comm. sur Hés., fragm. 43, édit. Didot.
  51. Tibulle, II, 2. Horace, Odes, IV, 11. Ovide, Trist., III, 13 ; V, 5. Les Grecs donnaient à leurs dieux domestiques ou héros l’épithète de ἐφέστιοι ou ἑστιοῦχοι. Eustath., in Odyss., p. 1756, 20 ; 1814, 10.
  52. Plaut., Aulul., II, 7, 16 : In foco nostro Lari. Columel., XI, 1, 19 : Larem focumque familiarem. Cic., Pro domo, 41 ; Pro Quintio, 27, 28.
  53. Servius, in Æneid., III, 134.
  54. Virgile, IX, 259 ; V, 744.
  55. Euripide, Orest., 1140-1142.
  56. Servius, in Æneid., V, 84 : VI, 132. Voy. Platon, Minos, p. 315.
  57. Cic., De legib., II, 26. Varron, De ling. lat., VI, 13 : Ferunt epulas ad sepulcrum quibus jus ibi parentare. Gaius, II, 5, 6 : Si modo mortui funus ad nos pertineat. Plutarque, Solon.
  58. Pittacus omnino accedere quemquam vetat in funus aliorum. Cic., De legib., II, 26. Plutarque, Solon, 21. Démosth., in Timocr. Isée, 1.
  59. Du moins à l’origine ; car ensuite les cités ont eu leurs héros topiques et nationaux, comme nous le verrons plus loin.
  60. Lucien, De luctu.
  61. Lois de Manou, III, 138 ; III, 274.
  62. Euripide, Helen., 1168.
  63. Chez les Étrusques et les Romains il était d’usage que chaque famille religieuse gardât les images de ses ancêtres rangées autour de l’atrium. Ces images étaient-elles de simples portraits de famille ou des idoles ?
  64. ἑστία πατρῴα, focus patrius. De même dans les Védas, Agni est encore invoqué quelquefois comme dieu domestique.
  65. Isée, VIII, 17, 18.
  66. Cic., De nat. deor., II, 27.
  67. Cic., De arusp. resp., 17.
  68. Varron, De ling. lat., VII, 88.
  69. Hésiode, Opera, 753. Macrobe, Sat., I, 10. Cic., De legib., II, 11.
  70. Rig Véda, tr. Langlois, t. I, p. 113. Les lois de Manou mentionnent souvent les rites particuliers à chaque famille : VIII, 3 ; IX, 7.
  71. Sophocle, Antig., 199 ; Ibid., 659. Rappr. πατρῴοι θεοί dans Aristoph., Guêpes, 388 ; Eschyle, Perses, 404 ; Sophocle, Électre, 411 ; θεοὶ γενέθλιοι, Platon, Lois, V, p. 729 ; Di generis, Ovide, Fast., II, 631.
  72. Les Védas appellent le feu sacré la cause de la postérité masculine. Voy. le Mitakchara, trad. Orianne, p. 139.
  73. L’usage des tombeaux de famille est incontestable chez les anciens ; il n’a disparu que quand les croyances relatives au culte des morts se sont obscurcies. Les mots τάφος πατρῴος, τάφος τῶν προγόνων reviennent sans cesse chez les Grecs, comme chez les Latins tumulus patrius ou avitus, sepulcrum gentis. Voyez Hérodote, II, 136. Démosth., in Eubul., 28 ; in Macart., 79. Lycurg., in Leocr., 25. Cic., De offic., I, 17 : monumenta majorum, sepulcra communia. Cic., De legib., II, 22 : mortuum extra gentem inferri fas negant. Ovide, Trist., IV, 3, 45. Velleius, II, 119. Suétone, Néron, 50 ; Tibère, 1. Digeste, XI, 5 ; XVIII, 1, 6. Il y a une vieille anecdote qui prouve combien on jugeait nécessaire que chacun fût enterré dans le tombeau de sa famille. On raconte que les Lacédémoniens, sur le point de combattre contre les Messéniens, attachèrent à leur bras droit des marques particulières contenant leur nom et celui de leur père, afin qu’en cas de mort le corps pût être reconnu sur le champ de bataille et transporté au tombeau paternel. Justin, III, 5. Voy. Eschyle, Sept., 889 (914), τάφων πατρῴων λάχαι. Les orateurs grecs attestent fréquemment cet usage ; quand Isée, Lysias, Démosthènes veulent prouver que tel homme appartient à telle famille et a droit à l’héritage, ils ne manquent guère de dire que le père de cet homme est enterré dans le tombeau de cette famille.
  74. Il est bien entendu que nous parlons ici du droit le plus ancien. Nous verrons dans la suite que ces vieilles lois ont été modifiées.
  75. Hérodote, V, 72, 73, Denys d’Halic., I, 24 ; III, 99.
  76. Étienne de Byzance, πάτρα.
  77. θύειν γάμον ou γαμήλια. Pollux, VIII, 107. Démosth., p. 1312, 1320, τέλος γάμοιο, Hom., Odyss., XX, 74. Sacrum nuptiale, Tite-Live, XXX, 14.
  78. Pollux, III, 3, 38.
  79. προτέλεια, προγάμια. Poll., III, 38.
  80. Homère, Il., XVIII, 391. Hésiode, Scutum, v. 275. Hérodote, VI, 129, 130. Plutarq., Thes., 10 ; Lycurg. passim ; Solon, 20 ; Aristid., 20 ; Quest. gr., 27. Démosth., in Stephanum, II. Isée, III, 39. Euripide, Hélène, 722-725 ; Phén., 345. Harpocrat., v. γαμήλια. Pollux, III, c. 3. — Même usage chez les Macédoniens. Quinte-Curce, VIII, 16.
  81. Varr., De ling. lat., V, 61. Denys d’Hal., II, 25, 26. Ovide, Fast., II, 558. Plutarq., Quest. rom., 1 et 29 ; Romul., 15. Pline, Hist. nat., XVIII, 3. Tacite, Ann., IV, 16 ; XI, 27. Juven., Sat., X, 329-336. Gaius, Inst., I, 112. Ulpien, IX. Digeste, XXIII, 2, 1. Festus, v. rapi. Macrobe, Sat., I, 15. Servius, ad Æn., IV, 168. — Mêmes usages chez les Étrusques, Varron, De re rust., II, 4. — Mêmes usages chez les anciens Hindous, Lois de Manou, III, 27-30, 172 ; V, 152 ; VIII, 227 ; IX, 194. Mitakchara, trad. Orianne, p. 166, 167, 236.
  82. Nous parlerons plus tard des autres formes de mariage qui furent usitées chez les Romains et où la religion n’intervenait pas. Qu’il nous suffise de dire ici que le mariage sacré nous paraît être le plus ancien ; car il correspond aux plus anciennes croyances et il n’a disparu qu’à mesure qu’elles s’affaiblissaient.
  83. Digeste, XXIII, 2., 1 Code, IX, 32, 4. Denys d’Halic., II, 25 : κοινωνὸς χρημάτων καὶ ἱερῶν. Étienne de Byz., πάτρα.
  84. Platon, Lois, VIII, p. 841.
  85. Denys d’Halic., II, 25.
  86. Festus, v. diffarreatio. Pollux, III, c. 3 : ἀποπομπή. On lit dans une inscription : sacerdos confarreationum et diffarreationum. Orelli, no 2648.
  87. φρικώδη, αλλόκοτα, σκυθρώπα. Plutarq., Quest. rom., 50.
  88. Bhagavad-Gita, I, 40.
  89. Isée, VII, 30-32.
  90. Cic., De legib., II, 19. : perpetua sint sacra.
  91. Isée, VII, 30.
  92. Denys d’Halic., IX, 22.
  93. Cic., De legib., III, 2.
  94. Plutarq., Lycurgue ; apophth. des Lacéd.
  95. Pollux, III, 48.
  96. Isée, VII. Démosth. contre Macartatos.
  97. Ménandre, fr. 185, éd. Didot. Alciphr., I, 16. Eschyle, Agam., 1166, éd. Hermann.
  98. Lois de Manou, IX, 81.
  99. Hérodote, V, 39 ; VI, 61.
  100. Aulu-Gelle, IV, 3. Valère-Maxime, (II, 1, 4), Denys (II, 25) et Plutarque (Quest. rom., 14) confirment pleinement le récit d’Aulu-Gelle.
  101. Xénoph., Gouv. des Lacéd., 1. Plutarq., Solon, 20. Lois de Manou, IX, 121.
  102. Lois de Manou, IX, 69, 146. De même chez les Hébreux, Deutéronome, 25.
  103. Eschyle, Choéph., 264.
  104. Aristoph., Oiseaux, 922. Démosth. contre Bæotos, p. 1016. Macrobe, Sat., I, 17. Lois de Manou, II, 30.
  105. Platon, Thééthète. Lysias, dans Harpocration, v. ἀμφιδρόμια.
  106. Puer lustratur, Macrobe, Sat., I, 17.
  107. Lois de Manou, IX, 10.
  108. Isée, II, 10-46.
  109. Lois de Manou, IX, 168, 174. Dattaca-Sandrica, tr. Orianne, p. 260.
  110. Isée, II, 11-14.
  111. Cic., Pro domo, 13, 14. Aulu-Gelle, V, 19.
  112. ἐπὶ τὰ ἱερὰ ἄγειν, Isée, VII. Venire in sacra, Cic., Pro domo, 13 ; in penates adsciscere, Tac., Hist., I, 15.
  113. Valère-Maxime, VII, 7. Cic., Pro domo, 13 : est heres sacrorum.
  114. Amissis sacris paternis, Cic., ibid.
  115. Isée, VI, 44 ; X, 11. Démosth. contre Léochares. Antiphon, Frag., 15. Comp., Lois de Manou, IX, 142.
  116. Consuetudo apud antiquos fuit ut qui in familiam transiret prius se abdicaret ab ea in qua natus fuerat. Servius, ad Æn., II, 156.
  117. Aulu-Gelle, XV, 27.
  118. Platon, Lois, V, p. 729.
  119. Patris non matris familiam sequitur, Digeste, L, 16, 196.
  120. Lois de Manou, V, 60.
  121. Mitakchara, tr. Orianne, p. 213.
  122. Gaius, I, 156 ; III, 10. Ulpien, 26. Instit. de Justinien, III, 2 ; III, 5.
  123. Quelques historiens ont émis l’opinion qu’à Rome la propriété avait d’abord été publique et n’était devenue privée que sous Numa. Cette erreur vient d’une fausse interprétation de trois textes de Plutarque (Numa, 16), de Cicéron (Républiq., II, 14) et de Denys (II, 74). Ces trois auteurs disent en effet que Numa distribua des terres aux citoyens ; mais ils indiquent très-clairement qu’il n’eut à faire ce partage qu’à l’égard des terres conquises par son prédécesseur, agri quos bello Romulus ceperat. Quant au sol romain lui-même, ager Romanus, il était propriété privée depuis l’origine de la ville.
  124. ἑστία, ἵστημι, stare. Voy. Plutarq., De primo frigido, 21 ; Macrobe, I, 23 ; Ovide, Fast., VI, 299.
  125. ἕρκος ἱερὸν. Sophocle, Trachin., 606.
  126. À l’époque où cet ancien culte fut presque effacé par la religion plus jeune de Zeus, et où l’on associa Zeus à la divinité du foyer, le dieu nouveau prit pour lui l’épithète de ἑρκεῖος. Il n’en est pas moins vrai qu’à l’origine le vrai protecteur de l’enceinte était le dieu domestique. Denys d’Halic. l’atteste (I, 67) quand il dit que les θεοὶ ἑρκεῖοι sont les mêmes que les Pénates. Cela ressort d’ailleurs du rapprochement d’un passage de Pausanias (IV, 17) avec un passage d’Euripide (Troy., 17) et un de Virgile (Én., II, 514) ; ces trois passages se rapportent au même fait et montrent que le Ζεὺς ἑρκεῖος n’est autre que le foyer domestique.
  127. Festus, v. ambitus. Varron, De ling. lat., V, 22. Servius, ad Æn., II, 469.
  128. Diodore, V, 68.
  129. Cic., Pro domo, 41.
  130. Ovide, Fast., V, 141.
  131. Telle était du moins la règle antique, puisque l’on croyait que le repas funèbre devait servir d’aliment aux morts. Voy. Euripide, Troyenn., 381.
  132. Cic., De legib., II, 22 ; II, 26. Gaius, Instit., II, 6. Digeste, XLVII, 12. Il faut noter que l’esclave et le client, comme nous le verrons plus loin, faisaient partie de la famille, et étaient enterrés dans le tombeau commun. — La règle qui prescrivait que chaque homme fût enterré dans le tombeau de la famille souffrait une exception dans le cas où la cité elle-même accordait les funérailles publiques.
  133. Lycurgue, contre Léocrate, 25. À Rome, pour qu’une sépulture fût déplacée il fallait l’autorisation des pontifes. Pline, Lettr., X, 73.
  134. Cic., De legib., II, 24. Digeste, XVIII, 1, 6.
  135. Loi de Solon, citée par Gaius au Digeste X, 1, 13. Démosth., contre Calliclès. Plutarq., Aristide, 1.
  136. Siculus Flaccus, édit. Goez, p. 4, 5. Voy. Fragm. terminalia, édit. Goez, p. 147. Pomponius, au Digeste XLVII, 12, 5. Paul, au Digeste VIII, 1, 14.
  137. Lares agri custodes, Tibulle, I, 1, 23. Religio Larum posita in fundi villæque conspectu. Cic., De legib., II, 11.
  138. Cic., De legib., I, 21.
  139. Caton, De re rust., 141. Script. rei agrar., éd. Goez, p. 308. Denys d’Hal., II, 74. Ovide, Fast., II, 639. Strabon, V, 3.
  140. Sicul. Flacc., éd. Goez, p. 5.
  141. Lois de Manou, VIII, 245. Vrihaspati, cité par Sicé, Législat. hindoue, p. 159.
  142. Varron, De ling. lat., V, 74.
  143. Pollux, IX, 9. Hesych., ὅρος. Platon, Lois, VIII, p. 842.
  144. Ovid., Fast., II, 677.
  145. Festus, vo Terminus.
  146. Script. rei agrar., édit. Goez, p. 258.
  147. Platon, Lois, VIII, p. 842.
  148. Plutarque, Lycurgue, Agis. Aristote, Polit., II, 6, 10 (II, 7)
  149. Aristote, Polit., II, 4, 4 (II, 5).
  150. Id., ibid., II, 3, 7.
  151. Eschine, contre Timarque. Diog. Laërce, I, 55.
  152. Arist., Polit., VII, 2.
  153. Mitakchara, trad. Orianne, p. 50. Cette règle disparut peu à peu quand le brahmanisme devint dominant.
  154. Ce prêtre était appelé agrimensor. Voy. Scriptores rei agrariae.
  155. Stobée, 42.
  156. Cette règle disparut dans l’âge démocratique des cités.
  157. Une loi des Éléens défendait de mettre hypothèque sur la terre, Arist., Polit., VII, 2. L’hypothèque était inconnue dans l’ancien droit de Rome. Ce qu’on dit de l’hypothèque dans le droit athénien s’appuie sur un mot mal compris de Plutarque.
  158. Dans l’article de la loi des Douze-Tables qui concerne le débiteur insolvable, nous lisons si volet suo vivito ; donc le débiteur devenu presque esclave, conserve encore quelque chose à lui ; sa propriété, s’il en a, ne lui est pas enlevée. Les arrangements connus en droit romain sous les noms de mancipation avec fiducie et de pignus étaient, avant l’action Servienne, des moyens détournés pour assurer au créancier le paiement de la dette ; ils prouvent indirectement que l’expropriation pour dettes n’existait pas. Plus tard, quand on supprima la servitude corporelle, il fallut trouver moyen d’avoir prise sur les biens du débiteur. Cela n’était pas facile ; mais la distinction que l’on faisait entre la propriété et la possession, offrit une ressource. Le créancier obtint du préteur le droit de faire vendre, non pas la propriété, dominium, mais les biens du débiteur, bona. Alors seulement, par une expropriation déguisée, le débiteur perdit la jouissance de sa propriété.
  159. Cic., De legib., II, 19, 20. Festus, vo everriator.
  160. Isée, VI, 51. Platon appelle l’héritier διάδοχος θεῶν, Lois, V, p. 740.
  161. Lois de Manou, IX, 186.
  162. Digeste, XXXVIII, 16, 14.
  163. Institutes, III, 1, 3 ; III, 9, 7 ; III, 19, 2.
  164. Démosth., in Bœotum. Isée, X, 4. Lysias, in Mantith., 10.
  165. Institutes, II, 9, 2.
  166. Institutes, III, 2, 3.
  167. Cic., De rep., III, 7.
  168. Cic., in Verr., I, 42. Tite-Live, XLI, 4. Saint Augustin, Cité de Dieu, III, 21.
  169. Démosth., in Eubul., 21. Plutarque, Thémist., 32. Isée, X, 4. Corn. Népos, Cimon. Il faut noter que la loi ne permettait pas d’épouser un frère utérin ni un frère émancipé. On ne pouvait épouser que le frère consanguin, parce que celui-là seul était héritier du père.
  170. Isée, III, 64 ; X, 5. Démosth., in Eubul., 41. La fille unique était appelée ἐπίκληρος, mot que l’on traduit à tort par héritière ; il signifie qui est à côté de l’héritage, qui passe avec l’héritage, que l’on prend avec lui. En fait la fille n’était jamais héritière.
  171. Lois de Manou, IX, 127, 136. Vasishta, XVII, 16.
  172. Isée, VII.
  173. On ne l’appelait pas petit-fils ; on lui donnait le nom particulier de θυγατριδοῦς.
  174. Isée, VIII, 31 ; X, 12. Démosth., in Steph., II, 20.
  175. Lois de Manou, IX, 186, 187.
  176. Démosth., in Macart. ; in Leoch. Isée, VII, 20.
  177. Institutes, III, 2, 4.
  178. Ibid., III, 3.
  179. Isée, X. Démosth., passim. Gaius, III, 2. Institutes, III, 1, 2. Il n’est pas besoin d’avertir que ces règles furent modifiées dans le droit prétorien.
  180. Plutarque, Solon, 21.
  181. Id., Agis, 5.
  182. Aristote, Polit., II, 3, 4.
  183. Platon, Lois, XI.
  184. Uti legassit, ita jus esto. Si nous n’avions de la loi de Solon que les mots διάθεσθαι ὅπως ἂν ἐθέλῃ, nous supposerions aussi que le testament était permis dans tous les cas possibles ; mais la loi ajoute ἂν μὴ παῖδες ὦσι.
  185. Ulpien, XX, 2. Gaius, I, 102, 119. Aulu-Gelle, XV, 27. Le testament calatis comitiis fut sans nul doute le plus anciennement pratiqué : il n’était déjà plus connu au temps de Cicéron (De orat., I, 53).
  186. Lois de Manou, IX, 105-107, 126. Cette ancienne règle a été modifiée à mesure que la vielle religion s’est affaiblie. Déjà dans le code de Manou on trouve des articles qui autorisent le partage de la succession.
  187. Fragments des histor. grecs, coll. Didot, t. II, p. 211.
  188. Aristote, Polit., II, 9 ; II, 3.
  189. πρεσβεία, Démosth., Pro Phorm., 34.
  190. Démosth., in Bœot. de nomine.
  191. Sors patrimonium significat : Festus, vo Sors. Consortes est employé avec le sens de frères par Cic., in Verr., II, 3, 23 ; Tite-Live, XLI, 27 ; Velleius, I, 10 ; avec le sens de parents par Lucrèce, III, 772 ; VI, 1280.
  192. Festus, vo materfamiliæ.
  193. Lois de Manou, V, 147, 148.
  194. Elle n’y rentrait qu’en cas de divorce. Démosth., in Eubulid., 41.
  195. Démosth., in Steph., II ; in Aphob. Plutarq., Thémist., 32. Denis d’Halic., II, 25. Gaius, I, 149, 155. Aulu-Gelle, III, 2. Macrobe, I, 3.
  196. Démosth., in Aphobum ; pro Phormione.
  197. Cic., Topic., 14. Tacite, Ann., IV, 16. Aulu-Gelle, XVIII, 6. On verra plus loin qu’à une certaine époque et pour des raisons que nous aurons à dire, on a imaginé des modes nouveaux de mariage et qu’on leur a fait produire les mêmes effets juridiques que produisait le mariage sacré.
  198. Lorsque Gaius dit de la puissance paternelle : jus proprium est civium romanorum, il faut entendre que le droit romain ne reconnaît cette puissance que chez le citoyen romain ; cela ne veut pas dire qu’elle n’existât pas ailleurs et ne fût pas reconnue par le droit des autres villes. Cela sera éclairci par ce que nous dirons du droit civil.
  199. Hérodote, I, 59. Plutarque, Alcib., 23 ; Agésilas, 3.
  200. Démosth., in Eubul., 40 et 43. Gaius, I, 155. Ulpien, VIII, 8. Institutes, I, 9. Digeste, I, 1, 11.
  201. Gaius, II, 98. Toutes ces règles du droit primitif furent modifiées par le droit prétorien.
  202. Cic., De legib., II, 20. Gaius, II, 87. Digeste, XVIII, 1, 2.
  203. Plutarque, Solon, 13. Denys d’Halic., II, 26. Gaius, I, 117 ; I, 132 ; IV, 79. Ulpien, X, 1. Tite-Live, XLI, 8. Festus, vo deminutus. Code, VIII, 47, 10.
  204. Plutarque, Publicola, 8.
  205. Gaius, II, 96 ; IV, 77, 78.
  206. Il vint un temps où cette juridiction fut modifiée par les mœurs ; le père consulta la famille entière et l’érigea en un tribunal qu’il présidait. Tacite, XIII, 32. Digeste, XXIII, 4, 5. Platon, Lois, IX.
  207. Plutarque, Quest. rom., 51. Macrobe, Sat., III, 4.
  208. Hérodote, I, 35. Virgile, Én., II, 719. Plutarque, Thésée, 12.
  209. Apoll. de Rhodes, IV, 704-707. Eschyle, Choeph., 96. Pollux, VIII, 104.
  210. Isée, VII. Démosth., in Macartatum.
  211. Lois de Manou, III, 175.
  212. Démosth., in Neœram, 87.
  213. Caton, 143. Denys d’Hal., II, 22. Lois de Manou, III, 62 ; V, 151.
  214. Xénoph., Gouv. de Lacéd.
  215. Plutarque, Quest. rom., 50.
  216. Denys d’Hal., II, 20, 22.
  217. Cic., De legib., II, 1. Pro domo, 41.
  218. Démosth., in Neær., 71. Voy. Plutarque, Thémist., I. Eschine, De falsa leg., 147. Boeckh, Corp. inscr., 385. Ross, demi Attici, 24. La gens chez les Grecs est souvent appelée πάτρα : Pindare, passim : Étienne de Byzance, πάτρα.
  219. Hésychius, γεννῆται. Pollux, III, 52 ; Harpocration, ὀργεῶνες.
  220. Plutarque, Thémist., I. Eschine, De falsa legat., 147.
  221. Cic., De arusp. resp., 15. Denys d’Hal., XI, 14. Festus, Propudi.
  222. Tite-Live, V, 46 ; XXII, 18. Valère-Maxime, I, 1, 11. Polybe, III, 94. Denys d’Hal., II, 21 ; IX, 19 ; VI, 28. Pline, XXXIV, 13. Macrobe, III, 5.
  223. Démosth., in Macart., 79 ; in Eubul., 28.
  224. Velléius, II, 119. Suétone, Tib., I ; Néron, 50.
  225. Tite-Live, V, 32. Denys d’Hal., Fragm., XIII, 5. Appien, Annib., 28.
  226. Denys d’Hal., XI, 14. Tite-Live, III, 58.
  227. Denys d’Hal., II, 7.
  228. Id., IX, 5.
  229. Bœckh, Corp. inscr., 397, 399. Ross, demi Attici, p. 24.
  230. Tite-Live, VI, 20. Suétone, Tib., 1. Ross, demi Attici, 24.
  231. Deux passages de Cicéron, Tuscul., I, 16, et Topiques, 6, ont singulièrement embrouillé la question. Il faut bien reconnaître que Cicéron, comme presque tous ses contemporains, ignorait ce que c’était que la gens. Les explications qu’il en donne ne sont pas seulement incomplètes, elles sont puériles.
  232. Démosth., in Macart., 79. Pausanias, I, 37. Inscription des Amynandrides, citée par Ross, p. 24.
  233. Festus, vis Cæculus, Calpurnii, Clœlia.
  234. Démosth., in Stephanum, I, 74. Aristoph., Plutus, 768. Ces deux écrivains indiquent clairement une cérémonie, mais ne la décrivent pas. Le scholiaste d’Aristophane ajoute quelques détails.
  235. Ferias in famulis habento. Cic., De legib., II, 8 ; II, 12.
  236. Quum dominis tum famulis religio Larum. Cic., De legib., II, 11.
  237. Caton, dans Aulu-Gelle, V, 3 ; XXI, 1.
  238. Hom., Iliade, II, 362. Démosth., in Macart. Isée, III, 37 ; VI, 10 ; IX, 33. Phratries à Thèbes, Pindare, Isthm., VII, 18, et Scholiaste. À la phratrie athénienne correspondait l’ὠβὴ des Spartiates. Phratrie et curie étaient deux termes que l’on traduisait l’un par l’autre : Denys d’Hal., II, 85 ; Dion Cassius, fr. 14.
  239. Cic., De orat., I, 7. Ovide, Fast., VI, 305. Denys, II, 65.
  240. Denys, II, 23. Quoi qu’il en dise, quelques changements s’étaient introduits. Les repas de la curie n’étaient plus qu’une vaine formalité, bonne pour les prêtres. Les membres de la curie s’en dispensaient volontiers, et l’usage s’était introduit de remplacer le repas commun par une distribution de vivres et d’argent : Plaute, Aululaire, V, 69 et 137.
  241. Aristoph., Acharn., 146. Athénée, IV, p. 171. Suidas, ἀπατούρια.
  242. Démosth., in Eubul. ; in Macart. Isée, VIII, 18.
  243. Denys, II, 64. Varron, V, 83. Démosth., in Eubul., 23.
  244. Démosth., in Theocrinem. Eschine, III, 27. Isée, VII, 36. Pausan., I, 38. Schol. in Demosth., 702. — Il y a dans l’histoire des anciens une distinction à faire entre les tribus religieuses et les tribus locales. Nous ne parlons ici que des premières ; les secondes leur sont bien postérieures. L’existence des tribus est un fait universel en Grèce. Iliade, II, 362, 668 ; Odyssée, XIX, 177. Hérodote, IV, 161. Thucydide, III, 92.
  245. Eschine, III, 30, 31. Aristote, Fragm. cité par Photius, vo ναυκραρία. Pollux, VIII, 111. Bœckh, Corp. inscr., 82, 85, 108. L’organisation politique et religieuse des trois tribus primitives de Rome a laissé peu de traces. Ces tribus étaient des corps trop considérables pour que la cité ne fît pas en sorte de les affaiblir et de leur ôter l’indépendance. Les plébéiens d’ailleurs ont travaillé à les faire disparaître.
  246. Est-il nécessaire de rappeler toutes les traditions grecques et italiennes qui faisaient de la religion de Jupiter une religion jeune et relativement récente ? La Grèce et l’Italie avaient conservé le souvenir d’un temps où les sociétés humaines existaient déjà et où cette religion n’était pas encore formée. Ovide, Fast., II, 289 ; Virgile, Géorg., I, 126. Eschyle, Euménides. Pausanias, VIII, 8. De même il y a apparence que chez les Hindous les Pitris ont été antérieurs aux Dévas.
  247. ἑστιοῦχοι, ἑφέστιοι, πατρῷοι, ὁ ἐμος Ζεὺς, Euripide, Hécub., 345 ; id., Médée, 395. Sophocle, Ajax, 492. Virgile, VIII, 543. Hérodote, I, 44.
  248. Tite-Live, IX, 29. Denys, VI, 69.
  249. Hérodote, V, 64, 65 ; IX, 27. Pindare, Isthm., VII, 18. Xénophon, Hell., VI, 8. Platon, Lois, p. 759 ; Banquet, p. 40. Cic., De divin., I, 41. Tacite, Ann., II, 54. Plutarque, Thésée, 23. Strabon, IX, 421 ; XIV, 634. Callim., Hymne à Apoll., 84. Pausanias, I, 37 ; VI, 17 ; X, 1. Apollodore, III, 13. Harpocration, v. Εὐνίδαι. Bœckh, Corp. inscript., 1340.
  250. Hom., Iliade, II, 362. Varron, De ling. lat., V, 89. Isée, II, 42.
  251. Aulu-Gelle, XV, 27.
  252. Démosth., in Eubul. Isée, VII ; IX. Lycurg., I, 76. Schol. in Demosth., p. 438. Pollux, VIII, 105. Stobée, De republ.
  253. Plutarque, Thésée, 24 ; Ibid., 13.
  254. Pausanias, I, 15 ; I, 31 ; I, 37 ; II, 18.
  255. Pausanias, I, passim.
  256. Plutarque, Thésée, 13.
  257. Id., Ibid., 14.
  258. Pollux, VI, 105. Étienne de Byz., ἐχελίδαι.
  259. Philochore cité par Strabon, IX.
  260. Thucydide, II, 16. Pollux, VIII, 111.
  261. Pausanias, I, 38.
  262. Thucydide, II, 15. Plutarque, Thésée, 24. Pausanias, I, 26 ; VIII, 2.
  263. Plutarque et Thucydide disent que Thésée détruisit les prytanées locaux et abolit les magistratures des bourgades. S’il essaya de le faire, il est certain qu’il n’y réussit pas ; car longtemps après lui nous trouvons encore les cultes locaux, les assemblées, les rois de tribus. Bœckh, Corp. inscr., 82, 85. Démosth., in Theocrinem. Pollux, VIII, 111. — Nous laissons de côté la légende d’Ion, à laquelle plusieurs historiens modernes nous semblent avoir donné trop d’importance en la présentant comme le symptôme d’une invasion étrangère dans l’Attique. Cette invasion n’est indiquée par aucune tradition. Si l’Attique eût été conquise par ces Ioniens du Péloponèse, il n’est pas probable que les Athéniens eussent conservé si religieusement leurs noms de Cécropides, d’Érechthéides, et qu’ils eussent, au contraire, considéré comme une injure le nom d’Ioniens (Hérodote, I, 143). À ceux qui croient à cette invasion des Ioniens et qui ajoutent que la noblesse des Eupatrides vient de là, on peut encore répondre que la plupart des grandes familles d’Athènes remontent à une époque bien antérieure à celle où l’on place l’arrivée d’Ion dans l’Attique. Est-ce à dire que les Athéniens ne soient pas des Ioniens, pour la plupart ? Ils appartiennent assurément à cette branche de la race hellénique ; Strabon nous dit que dans les temps les plus reculés l’Attique s’appelait Ionia et Ias. Mais on a tort de faire du fils de Xuthos, du héros légendaire d’Euripide, la tige de ces Ioniens ; ils sont infiniment antérieurs à Ion, et leur nom est peut-être beaucoup plus ancien que celui d’Hellènes. On a tort de faire descendre d’Ion tous les Eupatrides et de présenter cette classe d’hommes comme une population conquérante qui eût opprimé par la force une population vaincue. Cette opinion ne s’appuie sur aucun témoignage ancien.
  264. Platon, Lois, V, 738, VI, 771. Hérodote, IV, 161.
  265. Cic., De divin., I, 17. Plutarq., Camille, 32. Pline, XIV, 2 ; XVIII, 12.
  266. Denys, I, 88.
  267. Plutarque, Romulus, 11. Dion Cassius, Fragm., 12. Ovide, Fast., IV, 821. Festus, vo Quadrata.
  268. Festus, vo Mundus. Servius ad Æn., III, 134. Plutarque, ibid.
  269. Ovide, ibid. Le foyer fut déplacé plus tard. Lorsque les trois villes du Palatin, du Capitolin et du Quirinal s’unirent en une seule, le foyer ou temple de Vesta fut placé sur un terrain neutre entre les trois collines.
  270. Plutarque, Rom., 11. Ovide, Fast., 825-829. Varron, De ling. lat., V, 143. Festus, vo Primigenius ; vo Urvat. Virgile, V, 755.
  271. Voyez Plutarque, Quest. rom., 27.
  272. Caton, dans Servius, V, 755.
  273. Cic., De nat. deor., III, 40. Digeste, I, 8, 8. Gaius, II, 8.
  274. Plutarque, ibid. Varron, V, 143. Tite-Live, I, 44. Aulu-Gelle, XIII, 14
  275. Varron, L. L., V, 143. Caton, dans Servius, V, 755. Festus, vo Rituales.
  276. Hérodote, passim. Diodore, XII, 10. Pausanias, VII, 2. Athénée, VIII, 62.
  277. Hérodote, V, 42.
  278. Thucydide, V, 16 ; III, 24.
  279. Pausanias, IV, 27.
  280. Ἵλιος ἵρη, ἵεραι Αθῆναι (Aristoph., Chev., 1319), Λακεδαίμονι δίῃ (Théognis, v. 837) ; ἵεραν πόλιν dit Théognis en parlant de Mégare.
  281. Neptunia Troja, θεόδμητοι Αθῆναι. Voy. Théognis, 755 (Welcker).
  282. Pindare, Pyth., V, 129, ; Olymp., VII, 145. Cic., De nat. deor., III, 19. Catulle, VII, 6.
  283. Hérodote, I, 168. Pindare, Pyth., IV. Thucyd., V, 11. Strabon, XIV, 1. Plutarq., Quest. gr., 28. Pausanias, I, 34 ; III, 1. Clément d’Alex., Cohortat., p. 35.
  284. Hérodote, VI, 38
  285. Diodore, XI, 78.
  286. Nous n’avons pas à examiner ici si la légende d’Énée répond à un fait réel ; il nous suffit d’y voir une croyance. Elle nous montre ce que les anciens se figuraient par un fondateur de ville, quelle idée ils se faisaient du penatiger, et pour nous c’est là l’important. Ajoutons que plusieurs villes, en Thrace, en Crète, en Épire, à Cythère, à Zacynthe, en Sicile, en Italie, croyaient avoir été fondées par Énée et lui rendaient un culte.
  287. Le prytanée contenait le foyer commun de la cité ; Denys d’Hal., II, 23. Pollux, I, 7. Sclioliaste de Pindare, Ném., XI. Scholiaste de Thucydide, II, 15. Il y avait un prytanée dans toute ville grecque : Hérodote, III, 57 ; V, 67 ; VII, 197. Polybe, XXIX, 5. Appien, G. de Mithr., 23 ; G. puniq., 84. Diodore, XX, 101. Cic., De signis, 53. Denys, II, 65. Pausanias, I, 42 ; V, 25 ; VIII, 9. Athénée, I, 58 ; X, 24. Bœckh, Corp. inscr., 1193. À Rome, le temple de Vesta n’était pas autre chose qu’un foyer : Cic., De legib., II, 8 ; II, 12. Ovide, Fast., VI, 297. Florus, I, 2. Tite-Live, XXVIII, 31.
  288. Tite-Live, XXVI, 27.
  289. Virgile, III, 408. Pausanias, V, 15. Appien, G. civ., I, 54.
  290. Ovide, Fast., II, 616.
  291. Plutarque, Aristide, 11.
  292. Plutarq., Solon, 9.
  293. Pausanias, IX, 18.
  294. Hérodote, VII, 117.
  295. Diodore, IV, 62.
  296. Pausanias, X, 23. Pindare, Ném., 65 et suiv.
  297. Hérodote, V, 47.
  298. Euripide, Héracl., 1032.
  299. Pausanias, I, 43. Polybe, VIII, 30. Plaute, Trin., II, 2, 14.
  300. Pausanias, IV, 32 ; VIII, 9.
  301. Hérodote, I, 68.
  302. Hérodote, V, 82. Sophocle, Phil., 134. Thucydide, II, 71. Euripide, Électre, 674. Pausanias, I, 24 ; IV, 8 ; VIII, 47. Aristoph., Oiseaux, 828 ; Chev., 577. Virgile, IX, 246. Pollux, IX, 40. Apollodore, III, 14.
  303. Homère, Iliade, VI, 88.
  304. Tite-Live, V, 21, 22 ; VI, 29.
  305. Varron dit même qu’il y avait à Rome 300 Jupiters différents.
  306. Hérodote, VI, 81.
  307. Hérodote, V, 72.
  308. Ils n’acquirent ce droit que par la conquête. Tite-Live, VIII, 14.
  309. Il n’existait de cultes communs à plusieurs cités que dans le cas de confédérations ; nous en parlerons plus loin.
  310. Eschyle, Suppl., 858.
  311. Suét., Calig., 5 ; Sénèque, De vita beata, 36.
  312. Cette pensée se voit souvent chez les anciens. Ex. : Théognis, 759 (Welcker).
  313. Euripide, Héracl., 347.
  314. Hérodote, V, 65 ; V, 80.
  315. Virgile, Én., I, 68.
  316. Eschyle, Sept chefs, 202.
  317. Macrobe, III, 9.
  318. Thucydide, II, 74.
  319. Hérodote, V, 83.
  320. Hérodote, V, 89.
  321. Plutarque, Solon, 9.
  322. Macrobe, III, 9.
  323. σωτήρια τῶν πολέων σύνδειπνα. Athénée, V, 2.
  324. Homère, Od., III, 5-9 ; 43-50 : 339-341.
  325. Athénée, X, 49.
  326. Athénée, IV, 17 ; IV, 21. Hérodote, I, 57. Plutarque, Cléomène, 13.
  327. Cet usage est attesté, pour Athènes, par Xénophon, Gouv. d’Ath., 2 ; le scholiaste d’Aristophane, Nuées, 393 ; Athénée, X, 49 ; pour la Crète et la Thessalie, par des auteurs que cite Athénée, IV, 22 ; pour Argos, par une inscription, Bœckh, 1122 ; pour d’autres villes, par Pindare, Ném., XI ; Théognis, 269 ; Pausanias, V, 15 ; Athénée, IV, 32 ; IV, 61 ; I, 58 ; X, 24 ; X, 25 ; XI, 66.
  328. Plutarque, Solon, 24. Athénée, VI, 26.
  329. Démosth., Pro corona, 53. Aristote, Pol., VII, 1, 19. Pollux, VIII, 155.
  330. Fragment de Sapho, dans Athénée, XV, 16.
  331. Athénée, XV, 19.
  332. Platon, Lois, XII, 956. Cicéron, De legib., II, 18. Virgile, V, 70, 774 ; VII, 135 ; VIII, 274. De même chez les Hindous dans les actes religieux il fallait porter une couronne et être vêtu de blanc : Lois de Manou, IV, 66, 72.
  333. Athénée, I, 58 ; IV, 32 ; XI, 66.
  334. Athénée, IV, 19 ; IV, 20.
  335. Aristote, Pol., IV, 9, 3.
  336. Denys, II, 23. Aulu-Gelle, XII, 8. Tite-Live, XL, 59.
  337. Tibulle, II, 1. Festus, vo Amburbiales.
  338. Varron, VI, 16. Virgile, Géorg., I, 340-350. Pline, XVIII, 29. Festus, vo Vinalia. Théophr., Caract., 3. Plutarque, Quest. rom., 40 ; Numa, 14.
  339. Loi de Solon, citée par Démosthènes, in Timocrat.
  340. Censorinus, 22. Macrobe, I, 14 ; I, 15. Varron, V, 28 ; VI, 27.
  341. Diogène Laërce, Vie de Socrate, 23. Harpocration, φαρμακὸς. De même on purifiait chaque année le foyer domestique : Eschyle, Choéph., 966.
  342. Varron, L. L., VI, 86. Valère-Maxime, V, 1, 10. Tite-Live, I, 44 ; III, 22 ; VI, 27. Properce, IV, 1, 20. Servius, ad Eclog., X, 55 ; ad Æn., VIII, 231. Tite-Live attribue cette institution au roi Servius ; on peut croire qu’elle est plus vieille que Rome, et, qu’elle existait dans toutes les villes aussi bien qu’à Rome. Ce qui l’a fait attribuer à Servius, c’est précisément qu’il l’a modifiée, comme nous le verrons plus tard.
  343. Les citoyens absents de Rome devaient y revenir pour la lustration ; aucun motif ne pouvait les en dispenser. Velléius, II, 15.
  344. Aristoph., Acharn., 44. Eschine, in Timarch., I, 21 ; in Ctesiph., 176, et Schol. Dinarque, in Aristog., 14.
  345. Aristoph., Acharn., 171.
  346. Aristoph., Thesmoph., 381, et Schol. : στέφανον ἔθος ἦν τοῖς λέγουσι στεφανοῦσθαι πρῶτον.
  347. Aulu-Gelle, d’après Varron, XIV, 7. Cicéron, ad Famil., X, 12. Suétone, Aug., 35. Dion Cassius, LIV, p. 621. Servius, VII, 153.
  348. Andocide, De myst., 44 ; De red, 15. Antiphon, Pro chor., 45. Lycurgue, in Leocr., 122. Démosth., in Midiam, 114. Diodore, XIV, 4.
  349. Aristophane, Guêpes, 860-865. Homère, Iliade, XVIII, 504.
  350. Denys, II, 73. Servius, X, 14.
  351. Denys, IX, 57. Virgile, VII, 601. Xénophon, Hellen., VI, 5.
  352. Hérodote, VIII, 6. Plutarq., Agésilas, 6 ; Public., 17. Xénoph., Gouv. de Lacéd., 14. Denys, IX, 6. Julius Obsequens, 12, 116. Stobée, 42.
  353. Eschyle, Sept chefs, 252-260. Euripide, Phénic., 573.
  354. Diodore, IV, 5. Photius : θρίαμβος, ἐπίδειξις νίκης, πομπή.
  355. Varron, L. L., VI, 64. Pline, H. N., VII, 56. Macrobe, I, 19.
  356. Denys, I, 75. Varron, VI, 90. Cic., Brut., 16. Aulu-Gelle, XIII, 19.
  357. Démosth., in Néær., 116, 117.
  358. Pausanias, IV, 27, Plutarque, contre Colotès, 17. Pollux, VIII, 128. Pline, H. N., XIII, 21. Valère-Maxime, I, 1, 3. Varron, L. L., VI, 16. Censorinus, 17. Festus, vo Rituales.
  359. Plutarque, Thésée, 16. Tacite, Ann., IV, 43. Élien, H. V., II, 39.
  360. Denys, II, 49. Tite-Live, X, 38. Cicéron, De divin., II, 41 ; I, 33 ; II, 23. Censorinus, 12, 17. Suétone, Claude, 42. Macrobe, I, 12 ; V, 19. Solin, II, 9. Servius, VII, 678 ; VIII, 398. Lettres de Marc-Aurèle à Fronton, IV, 4.
  361. Plutarque, contre Colotès, 17. Athénée, XI, 49. Plutarque, Solon, 11 ; Morales, p. 869. Tite-Live, XXI, 9. Tacite, Ann., IV, 43.
  362. Aristote, Polit., VII, 5, 11 (VI, 8). Comparez Denys, II, 65.
  363. Suidas, vo Χάρων.
  364. Eschyle, Suppl., 371 (357).
  365. Euripide, Oreste, 1605.
  366. Nicolas de Damas, dans les Fragm. des hist. grecs, t. III, p. 394.
  367. Démosth., contre Néère. Xénophon, Gouv. de Lacéd., 13.
  368. Virgile, X, 175. Tite-Live, V, 1. Censorinus, 4.
  369. Tite-Live, I, 18. Denys, II, 6 ; IV, 80.
  370. Plutarque, Agis, 11.
  371. Pindare, Ném., XI, 5.
  372. Aristote, Polit., III, 9.
  373. Nous ne parlons ici que du premier âge des cités. On verra plus loin qu’il vint un temps où l’hérédité cessa d’être la règle. À Rome la royauté ne fut jamais héréditaire ; cela tient à ce que Rome est de fondation relativement récente et date d’une époque où le pouvoir royal était attaqué et amoindri presque partout.
  374. Hérodote, I. Pausanias, VI. Strabon.
  375. Sophocle, Édipe roi, 34.
  376. Strabon, IV, 171 ; XIV, 632 ; XIII, 608. Athénée, XIII, 576.
  377. Tite-Live, III, 39. Suétone, Jules César, 1 et 6. Cic., Républ., I, 33.
  378. À Mégare, à Samothrace. Tite-Live, XLV, 5 ; Bœckh, Corp. inscr., 1032.
  379. Bœckh, 1845. Pindare, Ném., XI.
  380. Plutarque, Quest. rom., 40.
  381. Id., Aristide, 21.
  382. Thucydide, VIII, 70 ; Apollodore, Fragm., 21 (coll. Didot).
  383. Démosth., in Midiam, 33. Eschine, in Timarch., 19.
  384. Plutarque, Nicias, 3 ; Phocion, 37. Cic., in Verr., IV, 50.
  385. Pollux, VIII, ch. 9. Lycurgue, coll. Didot, t. II, p. 362.
  386. Thucyd., I, 10 ; II, 10 ; III ; 36 ; IV, 65. Comparez : Hérod., I, 133 ; III, 18 ; Eschyle, Pers., 204 ; Agam., 1202 ; Eurip., Trach., 238.
  387. Pindare, Ném., XI.
  388. Cic., De lege agr., II, 34. Tite-Live, XXI, 63. Macrobe, III, 3.
  389. Tite-Live, XXVII, 40.
  390. Varron, L. L., VI, 54. Athénée, XIV, 79.
  391. Platon, Lois, III, p. 690 ; VI, p. 759. Comparez : Démosth., in Aristog., p. 832 ; Démétrius de Phal., fr., 4. Il est surprenant que plusieurs historiens modernes représentent ce mode d’élection par le sort comme une invention de la démocratie athénienne. Il était au contraire en pleine vigueur quand dominait l’aristocratie (Plut., Périclès, 9). Lorsque la démocratie prit le dessus, elle garda le tirage au sort pour le choix des archontes, auxquels elle ne laissait aucun pouvoir effectif, et elle l’abandonna pour le choix des stratéges, qui eurent alors la véritable autorité. Nous reviendrons sur ce point. Il importe de ne pas attribuer à la démocratie un procédé de gouvernement qu’elle a au contraire fait disparaître dans les limites où cela lui était possible.
  392. Valère-Maxime, I, 1, 3. Plutarque, Marcellus, 5.
  393. Velléius, II, 92. Tite-Live, XXXIX, 39. Valère-Maxime, III, 8, 3.
  394. Denys, IV, 84 ; V, 19 ; V, 72 ; V, 77 ; VI, 49.
  395. Tite-Live, II, 42 ; II, 43.
  396. Platon, Lois, VI, p. 759. Xénophon, Mémor., II. Pollux, VIII, 85, 86, 95.
  397. Denys, II, 73.
  398. Cic., De legib., II, 9 ; II, 19 ; De arusp. resp., 7. Denys, II, 73. Tacite, Ann., I, 10 ; Hist., I, 15. Dion Cassius, XLVIII, 44. Pline, Hist. Nat., XVIII, 2. Aulu-Gelle, V, 19 ; XV, 27.
  399. Pollux, VIII, 90.