Utilisateur:Kkiki68

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Schiller Friedrich, 1759-1805[modifier]

== LES BRIGANDS -1781- == 
         === DRAME en 5 actes ===
       ===== D'après une traduction de Xavier Marmier. =====
    ===== Publié par la librairie Carpentier (Paris) 1840 =====


Quæ medicamenta non sanant, ferrum sanat quæ ferrum non sanat, ignis sanat. HIPPOCRATE SCHILLER. — TII. 1

     == PERSONNAGES. ==
  • MAXIMILIEN, comte de Moor.
  • CHARLES, FRANZ, ses fils.
  • AMÉLIE D’ÉDELUICH,
  • SPIEGELBERG, SCHWEIZER, GRIMM, RAZMANN, SCHUFTERLE, ROLLER, KOSINSKY, SCHWARZ, libertins puis bandits.
  • HERMANN, bâtard d’un gentilhomme.
  • DANIEL, valet de la maison du comte Moor.
  • MOSER, pasteur.
  • UN RELIGIEUX.
  • BANDES DE BRIGANDS.
  • PERSONNAGES SECONDAIRES.

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ACTE PREMIER[modifier]

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Acte 1, scène I[modifier]

Une salle du château de Moor.

  FRANZ, le vieux MOOR.

FRANZ. Mais, mon père, vous trouvez-vous bien ? Vous êtes si pâle !

Le vieux MOOR. Tout-à-fait bien, mon fils. Que voulais-tu me dire ?

FRANZ. La poste est arrivée… Une lettre de notre correspondant de Leipzig.

Le vieux MOOR, avec empressement. Des nouvelles de mon fils Charles ?

FRANZ. Hum ! hum ! Oui. Il y en a. Mais je crains… je ne sais si… votre santé… Êtes-vous vraiment tout-à-fait bien, mon père ?

MOOR. Comme le poisson dans l'eau... Il parle de mon fils?... D'où vient ta sollicitude? Tu m'as fait deux fois la même question.

FRANZ. Si vous êtes malade... ou si vous avez seulement la plus légère crainte de le devenir... laissez-moi, je vous parlerai dans un temps plus opportun. Cette nouvelle n'est pas faite pour un corps débile.

MOOR. Dieu! Dieu! que vais-je entendre?

FRANZ. Laissez-moi d'abord me retirer à l'écart et verser une larme de compassion sur la perte de mon frère. Je devrais me taire à jamais , car il est votre fils. Je devrais à jamais cacher sa honte, car il est mon frère,... Mais vous obéir est mon premier, mon douloureux devoir. Ainsi pardonnez-moi.

MOOR. O Charles! Charles, si tu savais comme ta conduite torture le cœur de ton père ! Si tu savais comme quelque joyeuse nouvelle de toi prolongerait de dix ans ma vie et me rajeunirait... tandis que maintenant, hélas! chacune de celles que je reçois me fait faire un pas vers la tombe.

FRANZ. S'il en est ainsi, vieillard, adieu. Nous nous arracherions tous aujourd'hui les cheveux sur votre cercueil.

MOOR. Reste. Il n'y a plus qu'un petit pas à faire. Laisse-le suivre sa volonté... Les fautes de nos pères sont poursuivies jusqu'à la troisième et quatrième génération.. Laisse-le accomplir cette fatale sentence.

FRANZ, tirant la lettre de sa poche. Vous connaissez notre correspondant. Voyez. Je donnerais un doigt de ma main droite pour pouvoir déclarer que c'est un menteur, un menteur plein de fiel. Contenez-vous, et pardonnez-moi, si je ne vous laisse pas lire vous-même cette lettre. Vous ne devez pas savoir tout ce qu'elle renferme.

MOOR. Tout, tout, mon fils. Tu m'épargnes les béquilles...

FRANZ lit. « Leipzig, 1" mai : Si je n'étais lié, mon cher ami, par une promesse inviolable qui ne me permet pas de te rien cacher de ce que je puis apprendre sur le sort de ton frère, ma plume innocente ne te tourmenterait plus jamais. Je devine par cent lettres de toi quel déchirement ton cœur fraternel doit éprouver en apprenant des nouvelles de cette sorte. Il me semble que je te vois verser sur ce vaurien, sur ce misérable (le vieux Moor cache son visage). Voyez, mon père , je ne vous lis que le plus doux « ...verser sur ce misérable des milliers de larmes. Hélas! elles ont coulé, elles se sont précipitées par torrent sur mes joues. Il me semble que je vois ton vieux et vénérable père pâle comme la mort. » — Jésus Maria , vous voilà déjà ainsi avant d'avoir rien appris.

MOOR. Continue , continue.

FRANZ. "Pâle comme la mort, retomber en chancelant dans son fauteuil, et maudire le jour où le nom de père lui fut balbutié pour la première fois. On n'a pas pu tout me découvrir, et je ne te dis encore qu'une petite part du peu que je sais. Ton frère paraît avoir comblé la mesure de l'ignominie. Je ne vois pas ce qu'il pourrait faire de plus , à moins que son génie en cela ne dépasse le mien. Après avoir contracté une dette de quarante mille ducats, — une jolie petite somme, mon père , — après avoir déshonoré la fille d'un riche banquier , et blessé mortellement en duel un brave et honnête jeune homme qui lui faisait la cour, hier , à minuit, il avait formé le projet d'échapper aux poursuites de la justice avec sept autres jeunes gens qu'il a entraînés dans sa vie honteuse. » — Mon père, au nom de Dieu, mon père, comment vous trouvez-vous ?

MOOR. C'est assez. Laisse cela, mon fils.

FRANZ. Je vous épargne... « On a envoyé son signalement. Les offensés demandent hautement satisfaction. Sa tête est mise à prix... Le nom de Moor.., Non, mes lèvres tremblantes ne feront pas mourir un père. [Il déchire la lettre.) » — Ne croyez pas cela, mon père, n'en croyez pas un mot.

MOOR, pleurant amèrement. Mon nom! mon noble nom !

FRANZ, lui sautant au cou. Infâme, trois fois infâme Charles. N'en avais-je pas le pressentiment , lorsque tout enfant encore il aimait à suivre les jeunes filles, à courir par monts et par vaux avec de petits vagabonds, lorsqu'il fuyait l'aspect de l'église comme un coupable celui de la prison, lorsqu'il s'en allait jeter dans le chapeau du premier mendiant les deniers qu'il était parvenu à vous arracher, tandis que nous, nous cherchions à édifier notre esprit avec de pieuses prières et des livres de sermons. N'en avais-je pas le pressentiment quand il se plaisait à lire les aventures de Jules César, d'Alexandre-le-Grand et de je ne sais quels autres païens, plutôt que l'histoire de Tobie et de sa pénitence? Ne vous ai-je pas dit cent fois, car mon affection pour lui était toujours subordonnée à mon devoir filial, cet enfant nous jettera tous dans la honte et la douleur. Oh ! si du moins il ne portait pas le nom de Moor! Si mon cœur ne battait pas aussi ardemment pour lui! L'affection impie que je ne puis anéantir me fera accuser un jour devant le tribunal de Dieu.

MOOR. O mes projets !... mes rêves d'or !...

FRANZ. Je le sais bien. C'est là précisément ce que je disais. L'esprit de feu, disiez-vous toujours, qui éclate dans cet enfant, qui le rend si sensible à l'attrait du beau, du grand; cette vérité avec laquelle son âme se reflète dans ses yeux; cette tendresse de sentiment qui lui fait verser des larmes de sympathie à l'aspect de chaque souffrance; cette mâle ardeur qui le porte à grimper au sommet des chênes séculaires, qui l'entraîne à traverser les fossés, les palissades et les torrents; cette ambition enfantine, cette opiniâtreté inflexible, toutes ces belles et brillantes qualités qui germent dans l'âme de ce fils chéri, feront de lui quelque jour un ami dévoué, un excellent citoyen, un héros, un grand homme. Et maintenant voyez, mon père, cet esprit de feu s'est développé, étendu, et il a porté des fruits précieux. Voyez comme cette franchise a dégénéré en effronterie; voyez cette tendresse de sentiment, comme elle soupire doucement pour une coquette! comme elle s'émeut au charme d'une Phryné ! Voyez ce génie de feu, comme il a, dans l'espace de six petites années, si bien consumé la substance de sa vie qu'il ressemble à un cadavre ambulant , et alors arrivent des gens qui n'ont pas honte de dire : « C'est l'amour qui a fait ça. » Voyez cette tête hardie et entreprenante, comme elle combine et exécute des plans qui effacent les actions héroïques d'un Cartouche, d'un Howard. Et quand ces magnifiques germes seront parvenus à leur complète maturité (car que peut-on attendre de complet d'un âge si tendre?) peut-être alors, mon père, aurez- vous la joie de voir votre fils à la tête d'une de ces troupes qui habitent dans le silence sacré des forêts et délivrent de la moitié de son fardeau le voyageur fatigué. Peut-être aussi, avant de descendre dans le tombeau, pourrez-vous faire un pèlerinage à son monument élevé entre ciel et terre. Peut-être .. ô mon père, mon père, mon père, chercher un autre nom, autrement vous courez risque d'être montré au doigt par les merciers et les coureurs de rues qui auront vu à Leipzig la figure de votre fils sur la place du marché.

MOOR. Et toi aussi, mon Franz? et toi aussi? O mes enfants, comme vous lancez vos traits contre mon cœur !

FRANZ. Vous le voyez, je puis être spirituel aussi. Mais mon esprit a l'aiguillon du scorpion. A présent voyez ce vulgaire, ce froid Franz , cette âme de bois , ce Franz enfin revêtu de tous les titres que le contraste entre son frère et lui pouvait vous inspirer quand il s asseyait sur vos genoux ou qu'il vous pinçait les joues, il mourra dans les limites de son domaine, il pourrira, il sera oublié, tandis que la réputation de cette tête universelle volera d'un pôle à l'autre. O ciel! le froid, le sec, le dur Franz te remercie, les mains jointes, de ne pas lui ressembler.

MOOR. Pardonne-moi, mon enfant. Ne t'irrite pas contre un père qui s'est trompé dans ses projets. Dieu, qui m'envoie des larmes par Charles, me les fera essuyer par toi.

FRANZ. Oui , mon père , il les essuiera. Votre Franz emploiera sa vie à prolonger la vôtre. C'est le bonheur de votre vie que je consulterai comme un oracle dans toutes mes actions, le miroir dans lequel je regarderai tout ce que je dois entreprendre. Pas un devoir n'est assez sacré pour que je ne le viole lorsqu'il s'agira de votre vie. Me croyez-vous?

MOOR. Tu as encore de grands devoirs à remplir , mon fils. Que Dieu te récompense de tout ce que tu fus pour moi, de tout ce que tu seras.

FRANZ. Maintenant dites-moi , si vous ne deviez pas nommer ce jeune homme votre fils , vous seriez heureux.

MOOR. Tais-toi, tais-toi. Quand la sage-femme me l'apporta, je le levai vers le ciel, et je m'écriai : «Ne suis-je pas heureux? »

FRANZ. Vous le dites aimé. Mais cette parole s'est- elle réalisée ? Vous enviez au dernier de nos paysans le bonheur de n'être pas père d'un tel fils. Votre douleur vivra aussi longtemps que vous aurez ce fils. Celte douleur grandira avec lui, cette douleur minera votre vie.

MOOR. Oh! elle a fait de moi un vieillard de quatre-vingts ans.

FRANZ. Eh bien ! si vous vous sépariez entièrement de lui?

MOOR. Franz! Franz! Que dis-tu?

FRANZ. N'est-ce pas votre amour pour lui qui fait votre douleur? Sans cet amour, il n'est plus rien pour vous; sans ce répréhensible, ce condamnable amour, il est mort pour vous, il est pour vous comme s'il n'était pas né. Ce n'est pas le sang et la chair, c'est le cœur qui fait de nous des pères et des fils. Cessez de l'aimer, et cet être dégénéré cesse d'être votre fils, quand même il serait taillé dans votre chair. Il a été jusqu'à présent comme la prunelle de vos yeux , mais l'Écriture n'a-t-elle pas dit : Si votre œil vous scandalise, arrachez- le. Il vaut mieux entrer borgne dans le ciel que de descendre avec deux yeux dans les enfers. Il vaut mieux aller au ciel sans enfants que de tomber, père et fils, dans l'abîme. Ainsi parle la Divinité.

MOOR. Tu veux que je maudisse mon fils ?

FRANZ. Non pas, non pas. Ce n'est point votre fils que vous maudirez. Qui appelez-vous votre fils? Celui à qui vous avez donné la vie et qui s'efforce par tous les moyens imaginables d'abréger la vôtre.

MOOR. Oh! cela n'est que trop vrai. C'est une sentence portée contre moi , et c'est par lui que le Seigneur la fait exécuter.

FRANZ. Voyez comme l'enfant chéri de votre cœur se conduit envers vous. C'est par votre intérêt paternel qu'il vous oppresse , par votre amour qu'il vous égorge , par votre cœur qu'il vous poignarde, qu'il vous anéantit. Du moment où vous cessez de vivre , le voilà seigneur de vos biens, maître de ses actions. La digue a disparu , et le torrent peut mugir et suivre son cours en liberté. Mettez-vous un instant à sa place. Que de fois il a dû désirer la mort de son père (que de fois celle de son frère), qui , debout sur son chemin, met un obstacle inébranlable à ses désordres ! Est-ce donc là l'amour qui doit répondre à l'amour? Est-ce là une reconnaissance filiale pour tant de bonté paternelle. Si , pour satisfaire au caprice d'un instant, il sacrifie dix années de votre vie, s'il joue dans une minute de volupté le nom de ses pères qui est resté sans tache pendant sept siècles , l'appellerez vous votre fils? Répondez. Est-ce là un fils?

MOOR. C'est un cruel enfant. Mais c'est mon enfant pourtant, c'est mon enfant pourtant.

FRANZ. Un aimable, un précieux enfant dont la constante étude est de n'avoir plus de père. Oh ! si vous pouviez enfin comprendre cette situation ! Si les écailles pouvaient tomber de vos yeux. Mais votre indulgence l'affermira dans ses folies, et votre conduite le justifiera. Vous éloignerez la malédiction de sa tète , et la malédiction éternelle tombera sur votre tête.

MOOR. C'est juste, c'est bien juste. La faute en est à moi, la faute en est à moi.

FRANZ. Combien de milliers d'hommes, après avoir bu jusqu'à l'ivresse à la coupe de la volupté , se sont améliorés par la souffrance. Cette douleur physique , qui accompagne chaque excès, n'est-elle pas un signe de la volonté divine? L'homme doit-il par une tendresse cruelle renverser cette volonté? Le père doit-il entraîner à jamais dans rabîme le dépôt qui lui fut confié? Pensez-y. Si vous le laissez pour quelque temps en proie à sa misère , ne servira-t-elle pas à le changer, à le rendre meilleur; et si dans cette grande école du malheur il continue à être un scélérat..., alors malheur au père qui par une fausse délicatesse viole les décrets de l'éternelle sagesse... Eh bien! mon père?

MOOR. Je veux lui écrire que je retire ma main de lui.

FRANZ. Ce sera de votre part une action juste et sage.

moor. Qu'il ne reparaisse jamais devant moi.

FRANZ. Cette décision produira un effet salutaire.

MOOR , avec tendresse. Jusqu'à ce qu'il soit changé.

FRANZ. Très-bien , très-bien. Mais s'il vient avec le masque de l'hypocrisie pleurer pour obtenir votre pitié , solliciter par des flatteries votre pardon , et que le lendemain il s'en aille rire de votre faiblesse dans les bras d'une courtisane?,.. Non, mon père , il reviendra de lui-même quand il se sentira la conscience nette.

MOOR. Je vais donc lui écrire à l'instant.

FRANZ. Arrêtez. Encore un mot, mon père. Votre indignation pourrait, j'en ai peur, vous faire employer des expressions qui lui déchireraient le cœur. —Et, d'un autre côté, — ne croyez-vous pas qu'il regarderait déjà comme un indice de pardon une lettre écrite de votre main? Il vaut donc mieux que vous me laissiez le soin de lui écrire.

MOOR. Oui, mon fils, charge-toi de cette tâche. Hélas! elle m'eût brisé le cœur.

FRANZ, avec vivacité. Ainsi, voilà qui est décidé.

MOOR. Écris-lui que des larmes de sang , que des milliers de nuits sans sommeil... Mais ne jette pas mon fils dans le désespoir.

FRANZ. ]Ne voulez-vous pas vous mettre au lit, mon père ? Vous êtes si cruellement affecté.

MOOR. Écris-lui que le sein paternel... Je te le répète, ne jette pas mon fils dans le désespoir. Il sort avec tristesse.

FRANZ, le regardant en riant. Rassure-toi, vieillard, tu ne le serreras jamais sur ta poitrine. Le chemin qui l'y ramènerait lui est fermé comme le ciel à l'enfer. Il était arraché de tes bras, quand tu ignorais encore toi-même que tu pourrais le vouloir. Je serais vraiment un pitoyable novice, si je ne pouvais détacher un fils du cœur de son père, lors même qu'il y serait retenu par des chaînes d'airain. J'ai tracé autour de toi un cercle magique, un cercle de malédiction qu'il ne franchira pas. Courage, Franz. Voilà l'enfant chéri mis à l'écart. Nous commençons à y voir plus clair. Il faut que je ramasse tous ces lambeaux de papier, on pourrait facilement reconnaître mon écriture. (Il reprend les fragments de la lettre qu'il a déchirée. ) Bientôt le chagrin emportera aussi le vieux; et, quant à elle, je lui arracherai aussi ce Charles du cœur, dût-elle y perdre la moitié de sa vie.

J'ai bien le droit d'accuser la nature , et sur mon honneur je le ferai valoir. Pourquoi ne suis-je pas sorti le premier des entrailles de ma mère. Pourquoi pas le seul? Pourquoi m'a-t-elle imposé à moi, et justement à moi, le fardeau de la laideur? comme si, en me donnant le jour, elle n'avait eu qu'un reste à mettre au monde! Pourquoi m'est-il échu, précisément à moi, ce nez de Lapon, cette bouche d'Africain, ces yeux de Hottentot? En vérité , je crois qu'elle a réuni ce qu'il y a de hideux dans les différentes races d'hommes pour me pétrir. Meurtre et mort ! Qui lui a donné le pouvoir de favoriser l'un et de nuire à l'autre? Quelqu'un pouvait-il gagner ses bonnes grâces avant d'exister ou l'offenser avant de naître? Pourquoi donc une telle partialité dans ses œuvres?

Non , non. Je suis injuste envers elle. Elle nous donna à tous deux l'esprit d'invention , elle nous déposa pauvres et nus au bord de cet océan du inonde. Que celui qui peut nager nage , et que celui qui ne sait comment s'y prendre se noie. Elle ne m'a rien accordé de plus. C'est maintenant à moi à voir comment je me tirerai d'affaire. Chacun a des droits égaux aux plus grandes comme aux plus petites parts. Les prétentions sont anéanties par les prétentions , les tentatives par les tentatives , la force par la force. Le bon droit appartient à celui qui l'emporte sur les autres, et la limite de notre force fait notre loi.

On a bien conclu , il est vrai, certains pactes sociaux pour mener le train du monde. Beau langage ! riche monnaie dont on retire un gain du maître pour peu qu'on sache la placer. Conscience î oui , vraiment excellent épouvantail pour éloigner les moineaux des cerisiers, — lettre de change fort bien écrite qui aide aussi le banqueroutier en cas de besoin. Du reste, ce sont là tout autant d'institutions louables pour tenir les sots en respect et maîtriser le peuple , afin que les gens habiles soient plus à leur aise. Vues de près , ce sont pourtant de plaisantes institutions. Elles ressemblent, pour moi , à ces haies que nos paysans plantent prudemment autour de leurs champs afin qu'aucun lièvre ne puisse y entrer, et il est de fait qu'aucun lièvre ne passe par là. Mais leur gracieux seigneur donne un coup d'éperon à son cheval , et galope à travers la moisson.

Pauvre lièvre ! C'est cependant un triste rôle à remplir que celui de lièvre dans ce monde. Mais le gracieux seigneur fait servir le lièvre à son usage.

Ainsi courage. Marchons, Celui qui ne craint rien est aussi puissant que celui qui est redouté de tout le monde. C'est maintenant la mode de porter à son pantalon des boucles que l'on peut relâcher ou serrer à volonté. Nous voulons prendre mesure d'une conscience à la dernière mode d'une conscience que nous puissions déboucler tout à notre aise quand nous en aurons besoin. J'ai entendu discuter au long et au large sur une certaine force du sang qui pourrait échauffer la tête d'un honnête bourgeois.—Voilà ton frère, autrement dit . voilà un homme qui est sorti du même four que toi. il en résulte que sa personne sera pour toi sacrée. Voyez-vous cette étrange conséquence , ce ridicule raisonnement en vertu duquel il faudrait admettre que l'harmonie des esprits est la conséquence du rapprochement des corps, que la même patrie donne les mêmes sensations , et la même nourriture les mêmes penchants. Mais allons plus loin. Voici ton père. Il t'a donné la vie. Tu es sa chair et son sang. Il doit être sacré pour toi, c'est encore là une habile conséquence. Mais je demanderai : Pourquoi m'a-t-il fait? Ce n'est sans doute pas par amour pour moi , car il fallait d'abord que je devinsse un moi. 3ra-t-il connu avant de me faire? a-t-il pensé à moi? m'a-t-il désiré au moment où il me faisait? savait-il ce que je serais? Je ne le souhaite pas pour lui, car alors je pourrais le punir de m'avoir fait. Dois- je le remercier de ce que je suis homme ; non , pas plus que je ne pourrais lui faire un reproche s'il avait fait de moi une femme. Puis je reconnaître l'amour qui ne se fonde pas sur la considération envers moi-même? et cette considération envers moi-même avant que j'existasse moi-même ! Où gît donc à présent le sentiment sacré? Dans l'acte même qui m'a formé ? Comme si cet acte n'était pas l'effet d'une impulsion animale pour apaiser un désir animal. Le caractère sacré est-il dans le résultat de cet acte? Mais c'est là une nécessité inflexible, un résultat que nous voudrions tous éloigner , s'il n'y allait de notre chair et de notre sang. Lui accorderai-je plus de droits parce qu'il m'aime ? C'est une vanité de sa part , c'est le péché favori de tous les artistes qui se mirent dans leur ouvrage quand il serait aussi laid que moi. Voilà donc toute cette sorcellerie que vous enveloppez dans un nuage sacré pour nous faire peur et abuser de notre peur. Faut- il que je me laisse aussi conduire à la lisière comme un enfant ?

A l'œuvre donc ! Courage ! Je veux anéantir autour de moi tout ce qui m'empêche d'être le maître. Je serai le maître. J'enlèverai par la violence ce que je ne puis obtenir par le don de me faire aimer.

Acte 1, scène II.[modifier]


Une auberge sur les frontières de la Saxe
CARL MOOR, plongé dans une lecture; SPIEGELBERG, buvant à une table.

CARL MOOR. Quand je lis dans mon Plutarque la vie des grands hommes, je prends en dégoût ce siècle altéré d'encre.

SPIEGELBERG, lui présentant un verre et buvant. Tu devrais lire Joseph.

MOOR. L'étincelle brillante de Prométhée est consumée , on a recours à présent aux feux d'artifice, aux feux de théâtre qui ne pourraient pas allumer une pipe de tabac. Ils sont là qui se remuent comme des souris sur la massue d'Hercule. L'abbé français enseigne qu'Alexandre n'était qu'un poltron , un professeur pulmonique se met, à chaque parole qu'il prononce, un flacon de vinaigre et disserte sur la force. Des drôles qui tombent en défaillance après avoir fait un enfant discutent sur la tactique d'Annibal , des marmots enfilent des phrases sur la bataille de Cannes , et pâlissent sur les victoires de Scipion, parce qu'ils doivent les expliquer.

SPIEGELBERG. Tu viens de faire là une véritable élégie alexandrienne.

MOOR. Quelle belle récompense de vos fatigues sur le champ de bataille , que de vivre dans un collège et de voir votre immortalité dûment enfermée dans la courroie qui enveloppe vos livres. Quelle compensation pour tant de sang versé que de servir à envelopper les pains d'épice d'un marchand de Nuremberg, ou, si le bonheur vous favorise, d'être porté sur des échasses par lui tragédien français et mis en mouvement par un ressort de marionnettes. Ah ! ah !

SPIEGELBERG, buvant. Lis Joseph, je t'en prie.

MOOR. Fi donc ! Fi de ce siècle de castrats qui ne fait que remâcher les actions du passé, rapetisser les héros de l'antiquité par ses commentaires, et les dénaturer par ses tragédies. La moelle de ses os est tarie, et c'est la bière maintenant qui aide l'homme à se reproduire.

SPIEGELBERG. Le thé, frère, le thé.

MOOR, Ils barricadent la saine nature dans un cercle de fades conventions. Ils n'ont pas le courage de vider un verre de vin, parce qu'ils doivent en outre porter une santé. On les verra ramper devant le décrotteur qui peut les protéger auprès de son excellence, et tourmenter le pauvre diable dont ils n'ont rien à craindre. Ils s'adorent l'un l'autre pour un dîner ; ils s'empoisonneraient l'un l'autre pour un chiffon qui leur aura été enlevé dans une enchère. Ils condamnent le Saducéen qui ne fréquente pas assidûment l'église et viennent devant l'autel compter le fruit de leur usure. Ils se prosternent dans la nef pour montrer la poussière qu'ils emportent à leurs genoux. Ils ont leurs regards fixés sur le prêtre pour voir comment sa perruque est frisée. Ils s'évanouiront en regardant couler le sang d'une oie, et battront des mains en apprenant à la Bourse la banqueroute d'un de leurs concurrents... Et moi qui leur pressais la main avec tant de chaleur. Encore un jour, disais-je. — Inutile. A ton trou , chien! — Et prières, larmes, serments. [Frappant du pied.) Enfer et démon !

SPIEGELBERG. Et Cela pour une couple de misérables ducats?

MOOR. Non. Je n'y puis penser. Emprisonner mou corps dans un corset, et soumettre ma volonté à l'étreinte de la loi. Non. La loi a réduit à la lenteur de la limace ce qui aurait eu le vol de l'aigle. La loi n'a jamais fait un grand homme. C'est la liberté qui enfante des colosses et des choses extraordinaires. Oh ! si l'esprit de Hermann se ranimait dans sa cendre ! Ou on me mette à la tête d'une troupe d'hommes tels que moi, et je veux faire de l'Allemagne une république auprès de laquelle Rome et Sparte ressembleraient à des couvents de nonnes. [Il jette son épée sur la table et se lève.)

SPIEGELBERG, se levant précipitamment. Bravo ! bravissimo. Tu m'amènes juste à point sur ce chapitre. Je veux te dire quelque chose à l'oreille, Moor, quelque chose qui tourne depuis long-temps dans mon esprit. Tu es précisément l'homme qui convient pour cela. Bois donc , frère , bois. Qu'en dis-tu? Si nous nous faisions Juifs, et si nous remettions leur royaume sur le tapis?

MOOR, riant à gorge déployée. Ah! je comprends, je....