Utilisateur:MathieuAndro/Guyot Inventeur 1867

La bibliothèque libre.

Page:Fichier:Guyot_Inventeur_1867.pdf/1[modifier]

Page:Fichier:Guyot_Inventeur_1867.pdf/2[modifier]

HARVARD UNIVERSITY 

Page:Fichier:Guyot_Inventeur_1867.pdf/4[modifier]

GRADUATB SCHOOL 
OF BUSINESS 
ADMINISTRATION 
BAKER LIBRARY 
» r- 
._ r 
r 
Digitized by Google
Digitized by Google
 I 
L'INVENTEUR 
Digitized by Google
 PARIS. — IMPRIMERIE DE ROUGE FRERES, DUNON ET FRESNÉ, 
Digitized by Google
 YVES GUYOT BIBLIOTL 
L'INVENTEUR 
PARIS 
LIBRAIRIE ARMAND LE CHEVALIER 
RUE DE RICIIELIEU, G . 
1H0 7 
Tout droit» réservés 
, , . ... r , 
==* ' - > 1 ==
CHAMBRE de COMMERCE do PARIS 
EX. 
Digitized by Google
 -M 
V 
I 
-■ 
==# ==
INTRODUCTION 
Certains hommes, plus optimistes que Pangloss, satisfaits 
de l'état de choses actuel, se trouvant bien et croyant que 
tout le monde jouit de leur bonheur, adversaires des ré- 
formes et des progrès qui pourraient troubler leur béati- 
tude, ne manquent pas de dire chaque fois qu'on parle 
devant eux des misères de l inventeur : a À quoi bon 
ces déclamations, ces lieux communs? nous les connais- 
sons. Autrefois, sans doute, les inventeurs étaient persé- 
cutés, honnis, condamnés le plus souvent à mourir de 
misère. Mais, maintenant, il n'en est plus ainsi : ils 
jouissent du droit commun, ils rencontrent môme de 
nombreux encouragements. Pourquoi donc leur faire 
une situation à part et plaider une cause qui n'existe 
pas? » 
Nous connaissons aussi, nous, ces raisons qu'à notre 
tour nous pourrions traiter de lieux communs : ce sont 
t 
Digitized by Google
 2 i/lNVENTEUIl. 
celles que nous répètent tous les gouvernants et tous les 
satisfaits. En vain leur montre-t-on quelque plaie béante, 
hideuse, gangrenée , ils répondent sans s'émouvoir : « Tout 
est pour le mieux dans le meilleur des mondes possible. » 
Nous nous permettrons de n'être pas de l'avis de ces 
médecins Tant Mieux. Qu'ils nous prouvent tout d'abord 
qu'il n'y a plus de misères à soulager, de chancres à extir- 
per, de douleurs à guérir, et alors nous pourrons nous 
montrer joyeux. Sans doute, le sort de l'inventeur s'est 
amélioré depuis la Révolution; mais le sort de l'ouvrier s'est 
aussi amélioré, le gouvernement aussi s'est amélioré. Est-ce 
à dire pour cela que tout soit fait et que nous pouvons nous 
reposer? Je crois que nous aurions tort de nous endormir 
dans une sécurité trompeuse avant que l'état social soit 
arrivé à la perfection absolue. « Il n'y a rien de fait, disait 
César, tant qu'il reste quelque chose à faire. » 
Du reste, la cause de l'inventeur n'est pas une cause 
isolée : elle est celle de toutes les énergies brisées, broyées 
par les puissances tyranniques de notre organisation so- 
ciale. Dans notre société étroite où la place de chacun est 
numérotée comme la case d'un bureau, où la caste égyp- 
tienne vit encore avec son odieux despotisme, où tout 
semble arrangé pour comprimer les forces de l'individu, 
où l'air et la lumière sont parcimonieusement distribués à 
chacun, où on craint les Hercules, où on a peur des Titans, 
où on ne veut que des pygmées inoffensifs, malheur à celui 
qui, se sentant plein de force et de vie, essaye de briser les 
entraves qui le retiennent et veut prendre une autre route 
que le sentier de la routine ! Notre société est effrayée par 
les hommes forts et essaye de les amoindrir autant que pos- 
Digitized by Google
 INTRODUCTION. 3 
sible ; son idéal n'est pas le développement des forces indi- 
viduelles, il est leur compression. Et ne se rendeut-ils pas 
coupables du crime de lèse-humanité, ces gouvernants qui, 
terrifiés par tout ce qui est grand et fort, voudraient arrêter 
la séve, mêler l'eau au sang pour paralyser toute énergie ; 
qui disent hautement que leur tache est de modérer l'essor 
des individus, qui osent avouer que le présent est leur but, 
qu'à leurs yeux l'avenir est le mal, et qui, pour ce motif, 
présentent la plus grande résistance possible à tous ceux 
qui veulent pousser l'humanité en avant, dans quelque 
chemin que ce soit? Est-ce le rôle qu'ils doivent jouer? Le 
mandat que leur donnent les peuples est-il un brevet de 
geôlier? et s'il n'est au contraire qu'une simple procura- 
tion, l'exécutent-ils en les enfermant dans des digues 
étroites que ne peuvent briser que des colères amonce- 
lées? Et alors, s'ils manquent à leur devoir, le leur n'est-il 
pas de réclamer contre la manière dont ils remplissent 
la mission qu'il leur a confiée? Ne doivent-ils pas élever la 
voix pour toutes les énergies qu'ils oppriment, pour toutes 
les forces qu'ils font se consumer et s'épuiser dans une 
lutte stérile contre les mailles du filet avec lequel ils les 
enserrent? 
C'est pourquoi nous écrivons ce livre, car au nombre de 
ceux qui souffrent le plus cruellement de ce système de 
contrainte est l'inventeur, astre à courbe excentrique, se 
heurtant sans cesse contre les planètes qui accomplissent 
tranquillement leur course et brisent par leur puissance 
d'inertie ceux qui viennent les choquer. Il a un grand 
malheur : il est trop puissant pour s'astreindre à la vie de 
mollusque qui semble l'idéal de la majorité des Français ; 
4 l'inventeur. 
et cependant le Français, peut-être plus que tout autre, 
est remuant, actif, entreprenant. Pourquoi donc se con- 
damne-t-il le plus souvent à végéter dans un bureau, à 
pourrir dans une administration, et n'a-t-il d'autre but 
que de se nourrir à l'auge du budget, au lieu d'aller, 
comme l'Anglais, chercher au loin la richesse quand il ne 
la trouve pas auprès de lui, ou de se lancer dans les gigan- 
tesques et aventureuses entreprises dans lesquelles l'Amé- 
ricain trouve si souvent une fortune inespérée? Ah 1 c'est 
que nous manquons de liberté ; c'est que nous sommes 
habitues à ne marcher que soutenus par bs lisières de 
l'autorité ; c'est que nous invoquons sans cesse, et à propos 
de tout, l'État comme notre ange tutélaire, parce qu'il 
nous a forcés, depuis Napoléon, à ne pouvoir rien faire 
sans lui. Nous voudrions voir disparaître cette funeste 
tendance. Il faut que le souffle chaud et puissant qui ani- 
mait nos pères sous la Révolution et leur faisait faire tant 
de prodiges, remplisse encore nos poumons, si nous ne 
voulons pas nous laisser dépasser par les peuples qui nous 
entourent et qui déjà, sous bien des rapports, nous sont 
supérieurs, quoi que puissent dire les chauvins. Et pour- 
quoi nous dépassent-ils? pourquoi serons-nous bientôt 
réduits à nous traîner à leur remorque, si ce n'est parce 
que l'industrie prend chez eux des proportions colossales 
qu'elle n'atteint nullement chez nous? N'est-ce pas elle qui 
fait la supériorité de l'Angleterre et de l'Amérique? Car elle 
est maintenant la seule puissance ; les autres sont passées au 
second rang; ce n'est plus 1 epée qui fait la grandeur d'un 
peuple, c'est la machine. 
Ce u'est que d'hier qu'elle est née et que d'hier que 
Digitized by Google
 INTRODUCTION. fi 
nous connaissons sa force. La société antique l'ignorait 
complètement : ses philosophes, perdus dans les nuages 
d'une philosophie ergoteuse reposant sur des phénomènes 
mal observés et mal interprétés, môme quand elle est le 
plus intimement liée à la nature, comme l'épicurisme et 
le péripatétisme ; ses citoyens absorbés tout entiers par les 
préoccupations de la vie politique, les luttes de V Agora et du 
Forum, le noble métier des armes, dédaignaient souveraine- 
ment l'artisan, méprisaient même certains métiers, — les 
tanneurs, par exemple, — regardaient le travail comme 
chose vile, soin d'esclave, et l'abandonnaient à un être ni 
bète ni homme, chargé (Je pourvoir aux besoins de la vraie 
société. C'était fort juste. Le travail étant le devoir, le 
besoin étant le droit, l'Athénien, le Spartiate ou le Romain, 
peuples vainqueurs, peuples forts, s'arrogèrent le droit et 
imposèrent le devoir au vaincu. 
Aussi l'industrie n'existait- elle réellement pas : cette 
mère nourrice était moins que la courtisane Laïs ou l'im- 
pératrice Messaline. Au lieu d'avoir ses palais au milieu de 
Rome, elle était condamnée à habiter quelque humble 
échoppe ou une bouche d'égout. Elle était reléguée au 
dernier rang, regardée comme infâme, et son seul contact 
était une souillure. 
Elle ne devait pas se relever au milieu de l'invasion des 
barbares; elle devait encore moins se relever sous l'in- 
fluence de l'esprit catholique et aristocratique qui dominait 
le moyen âge. Le caractère entièrement spiritualiste du 
catholicisme rejetait toute préoccupation matérielle : il 
chassait Pan pour le remplacer par une divinité étrangère. 
S'il soulageait le pauvre, s'il affranchissait l'esclave, il créait 
6 l'inventeur. 
le serf; pour lui, le salaire était au-dessous de l'aumône, la 
mendicité au-dessus du travail. 
Quelques congrégations religieuses, il est vrai, se livrèrent 
à des occupations manuelles ; mais elles furent loin de laver 
le travail de l'ignominie dont il était souillé. Elles ne le 
considérèrent jamais comme le but de la vie humaine ; ce 
n'était qu'un châtiment, une mortification. 
Dans ces conditions, le travail devait rester et resta l'at- 
tribution d'un être mi-parti esclave, mi-parti affranchi. 
Le serf et le vilain durent pourvoir aux besoins de la société 
guerrière et cléricale. « Travaille, vilain, travaille! » a dit 
Rabelais. 
Et voyez le Symbole, comme il se rapporte bien à cet 
état de choses 1 La Bible raille le travail dans la figure de 
Tubalcaïn et des constructeurs de la tour de Babel ; les 
dieux poursuivent Hercule, le grand défricheur; Jupiter 
enchaîne, sur un rocher, Prométhée, le créateur du feu ; 
la nature, au moyen âge, est personnifiée en Satan. 
Les artisans, livrés à toutes les exactions des seigneurs, 
à tous leurs abus de pouvoir, un jour se levèrent, et, sui- 
vant le grand mouvement communal du douzième siècle, 
pour résister aux oppressions qui les accablaient ils s'uni- 
rent entre eux et fondèrent les corporations, maîtrises et 
jurandes, sortes de réminiscence des corps de métiers 
romains. 
Seulement, comme dans cette société tout était privilège, 
comme ces corporations ne se formèrent elles-mêmes que 
par privilège, elles gardèrent pendant toute leur durée un 
caractère d'exclusion. Voulant avoir avant tout une forte 
organisation , elles ne cherchèrent que les constitutions 
Digitized by Google
INTRODUCTION. 7 
les plus fortes possible, sans se préoccuper de liberté. Elles 
se constituèrent, sur le modèle de l'organisation sociale au 
milieu de laquelle elles se trouvaient, en véritables aristo- 
craties. Chacune d'elles prit d'abord soin de s'isoler dans 
son coin, bien agglomérée, bien unie, de manière qu'il ne 
pût y avoir de désertion ni d'intrusion dans son sein. Elles 
apportèrent dans leurs statuts cet esprit exclusif et orgueil- 
leux qui était alors le maître du monde ; elles formèrent, 
elles aussi, de petites féodalités sur lesquelles régnaient 
les maîtres. Ceux-ci cherchèrent, autant que possible, à 
restreindre leur nombre et à faire de la maîtrise une caste 
héréditaire en obligeant celui qui n'était pas de leur sang 
à remplir, pour y arriver, une foule de conditions à peu 
près insurmontables. Chacun des maîtres voulut devenir 
un petit baron; l'artisan fut un serf à leurs yeux. 
Aussi quelles difficultés entassées à plaisir pour décou- 
rager le malheureux qui avait la haute ambition de vouloir 
faire partie de cette noblesse 1 11 devait d'abord faire un 
apprentissage de cinq ans chez un seul maître et ensuite 
travailler pendant cinq ans comme compagnon. Dans cer- 
taines corporations, un maître ne pouvait avoir plus d'un ap- 
prenti ; les perruquiers ne devaient en prendre un que tous 
les trois ans. Enfin, ces dix ans de noviciat sont subis; mais 
tout n'est pas terminé : le candidat doit passer au moins un 
an à faire un chef-d'œuvre que doivent juger des jurés 
choisis parmi les maîtres. 
Ceux-ci, voulant restreindre autant que possible leur 
nombre, naturellement trouvaient son chef-d'œuvre détes- 
table et le brisaient impitoyablement, à moins que le pauvre 
ouvrier n'adoucît leur rigueur à l'aide] « de présents et de 
8 l'inventeur. 
banquets. » Mais si ses ressources étaient épuisées par l'ar- 
gent qu'il avait dépensé pour construire ce chef-d'œuvre 
et le temps qu'il y avait consacré, il se voyait condamné 
sans retour. Voulant fuir la tyrannie des maîtres, il essayait 
de s'isoler, de travailler à son compte. Alors, malheur à 
lui s'il était trouvé I Tourmenté par ses tyrans, il devait 
se soumettre à leur despotisme; et il voyait, le malheu- 
reux, arriver au degré de maîtrise des hommes incapables, 
sans nul effort, mais à qui leur naissance ou leur argent 
donnait ce droit. 
Si cet esprit exclusif dominait à l'intérieur de ces petites 
sociétés, il devait encore se manifester au dehors. Elles 
avaient leurs guerres privées, comme les autres seigneuries : 
par leurs luttes perpétuelles, elles troublaient tout ordre, 
arrêtaient tout essor, toute production, suspendaient tout à 
coup les travaux, apportaient les plus grandes perturbations 
dans l'industrie et en même temps comprimaient tout élan, 
toujours prêtes qu'elles étaient à se révolter contre toute in- 
novation qu'eût essayé de faire une rivale. 
Voici, entre autres, un exemple assez remarquable et 
assez curieux de cet esprit de jalousie qui existait entre 
chacune d'elles. 
C'est le procès des poulaillers et des rôtisseurs. Dans le 
quatorzième siècle, ces derniers tentèrent de mettre la vo- 
laille et le gibier à la broche, comme les viandes de bou- 
cherie. Les premiers réclamèrent contre cet abus. Louis XII, 
croyant que du moment que les rôtisseurs rôtissaient un 
bœuf, ils pouvaient tout aussi bien rôtir un poulet, leur ac- 
corda en Io09 le privilège de vendre toutes sortes de viandes, 
en poil et en plume, habillées, lardëes et rôties. Mais les 
INTRODUCTION. 9 
poulaillers ne se tinrent pas pour battus : ils pensèrent que 
le roi avait outre-passé ses pouvoirs et ils en appelèrent au 
Parlement. Louis XII mourut avant le combat; les poulail- 
lers auraient pu dire que c'était de peur. François I er , prince 
héroïque et chevaleresque, ne craignit pas les broches des 
poulaillers et soutint de nouveau celles des rôtisseurs en 
leur accordant des lettres patentes. En 1578, le Parlement 
jugea enfin la cause; les rôtisseurs triomphèrent et purent 
enfin rôtir à leur aise, mais ils ne jouirent de leur bonheur 
que pendant soixante ans. En 1628, les poulaillers parvin- 
rent à faire rendre un arrêt qui interdisait aux rôtisseurs 
de faire nopces et festins, et de vendre, ailleurs que chez 
eux, plus de trois plats de viande bouillie et trois plats de 
fricassée. 
On comprendra facilement combien devaient être vivaccs 
et nombreuses ces querelles, quand on saura que six corpo- 
rations contribuaient à l'équipement d'un cheval : les cha- 
puisiers faisaient le fond de la selle ; les bourreliers, les 
troussequins ; les peintres selliers, les ornements ; les bla- 
sonniers, les armoiries; les lormiers, le mors, les gour- 
mettes et les étriers ; enfin venaient les éperonniers. Les 
lormiers firent aux bourreliers un procès qui dura un demi- 
siècle, pour les empêcher d'exposer en vente mors, gour- 
mettes et chanfreins. 
Le naturalisme réagit enfin contre le spiritualisme du 
moyen Age. Roger Bacon célèbre la puissance de l'homme 
sur la matière. François Bacon trace à la science l'itiné- 
raire qu'elle doit suivre : des têtes immenses, encyclopédi- 
ques sondent, mesurent, étudient la matière dans toutes 
se$ formes, dans toutes ses manifestations ; les artistes sont 
10 l'inventeur. 
savants comme Léon Batista Alberti, comme Léonard de 
Vinci, comme Michel-Ange ; les savants sont artistes comme 
Bernard Palissy. Tous se jettent sur cette nouvelle proie, 
trop longtemps dédaignée, et livrée maintenant à l'activité 
humaine. Rabelais proclame un nouveau dieu : Gaster, le 
grand inventeur. 
L'industrie, poussée et pressée par la science, fait quel- 
ques pas en avant : elle se dégage de la routine du moyen 
Age; elle commence, sous l'influence de l'individualism.e que 
proclame Luther, à vouloir rompre avec le passé. 
Mais c'est en vain : elle se brise contre les mille liens qui 
la retiennent; les corporations subissent les diverses phases 
que parcourt la royauté, mais ne sont pas abolies : d'abord 
aristocratiques, isolées,' soumises à une classe privilégiée, 
formant de petits corps séparés, petites sociétés féodales dans 
une société toute féodale , elles changèrent de caractère 
quand la royauté voulut renverser toutes les puissances ri- 
vales qui se partageaient la France, et substituer au désordre 
qui régnait partout l'unité monarchique. 
Voulant détruire les libertés communales, les associa- 
tions de bourgeois, comme elle voulait détruire les grandes 
seigneuries, pour remplacer les franchises municipales et 
l'indépendance féodale par le pouvoir royal, elle attaqua 
toutes les castes; et les maîtrises durent subir le sort com- 
mun. 
Pour y parvenir, Henri III promulgua, en 1581, un édit 
dont le préambule développe fort bien le but qu'il se pro- 
pose : appliquer une législation uniforme à toutes les corpo- 
rations de la France, c'est-à-dire substituer à l'aristocratie 
de la maîtrise le privilège royal, en protégeant l'artisan 
Digitized by Google
INTRODUCTION. 11 
contre la tyrannie des maîtres et en lui permettant d'obtenir 
plus facilement le degré de maîtrise. 
Mais cet édit n'apporta aucun remède au mal; il déplaça 
le pouvoir, et ce fut fout : il arracha l'ouvrier au despotisme 
• du maître, non pour l'affranchir, mais pour le soumettre à 
la domination royale. Celle-ci s'empara de la police du tra- 
vail, tenant enfermés dans ses règlements les individus et 
les corporations. Au lieu de laisser les maîtrises former une 
petite caste héréditaire, elle s'arrogea la prérogative de les 
créer. Elles ne furent plus, il est vrai, un privilège de nais- 
sance; elles devinrent une faveur royale. Si l'artisan qui 
voulait arriver au degré de maîtrise n'eut plus à l'obtenir 
des maîtres, il n'en dut pas moins l'acheter; payer à ceux-ci 
ou payer à la royauté n'était pas une grande amélioration 
dans son sort; maître pour maître, qu'importe? C'est tou- 
jours l'histoire de l'ane et des voleurs. Il n'y eut réellement 
à profiter de ce déplacement de pouvoir que la monarchie, 
pour laquelle le trafic et la création des maîtrises devinrent 
une excellente exploitation financière dont on ne se faisait 
faute. Avènement à la couronne, mariages, naissances de 
princes, de princesses, et ceci et cela, autant de prétextes 
pour en créer de nouvelles, toutes de faveur, pour les- 
quelles on n'exigeait pas môme le chef-d'œuvre et autres 
preuves demandées de la capacité du candidat. 
Henri IV, par un édit de 1608, sous prétexte de mettre 
un terme à cet abus, révoqua toutes les créations de maî- 
trises antérieures à son avènement, et fit fermer les bouti- 
ques et ouvroirs de ceux qui en étaient pourvus. C'était une 
excellente spéculation ; les anciennes maîtrises étant dé- 
truites, il fallait en créer de nouvelles : cette exploitation 
Digitized by Google
12 l'inventeur. 
fiscale, il est vrai, amenait quelques perturbations dans 
l'industrie et était d'une injustice assez flagrante, puisqu'elle 
dépossédait des gens qui avaient acheté des maîtrises de 
bonne foi, croyant que le privilège royal était une sûre ga- 
rantie; mais tout cela n'était que misères de détail; en ce 
bon temps on n'y regardait pas de si près : le Minotaure 
royal avait faim, il fallait le nourrir. 
Aussi fut ce en vain que le tiers état, dans les cahiers si 
remarquables qu'il présenta aux états généraux de 1614, 
demanda que « toutes maîtrises de métiers érigées depuis 
les états tenus dans la ville de Blois, en l'an 1576, fussent 
éteintes, sans que, par ci-après, elles pussent être remises, 
ni aucunes autres nouvelles établies ; et fût l'exercice des- 
dits métiers laissé libre aux pauvres sujets , sans Visita- 
tion de leurs ouvrages et marchandises par experts et pru- 
d'hommes qui à ce seraient commis par les juges de la 
police. » 
C'était demander la liberté du travail. Le cri s'élevait 
encore trop tôt pour être compris. 
Car alors le travail n'était pas regardé' comme un droit 
que l'homme apporte en naissant. 
Si l'idée du travail s'était transformée depuis l'antiquité, 
ce n'était nullement dans l'intérêt individuel ou social ; 
ce n'était que dans l'intérêt du principe qui dominait tous 
les autres, du principe monarchique. Le travail, en effet, 
avait été regardé comme un droit attaché à la royauté, que 
le roi pouvait vendre, et que ses sujets devaient acheter. 
Ceux-là donc qui, sans permission, sans privilège ou sans 
charte, voulaient employer leurs forces étaient coupables, 
comme ceux qui ne voulaient pas payer la gabelle. Ils por- 
Digitized by Google
INTRODUCTION. 13 
taient atteinte aux droits de la couronne et devaient être 
punis rigoureusement. 
Ayant grandi avec la royauté, cette idée domina le siècle 
si despotique de Louis XIV. Le grand roi, qui eût voulu 
être la seule puissance du monde , voulait conduire l'in- 
dustrie comme il conduisait sa cour. Il l'enserra donc, par 
la main de Colbert, dans un réseau de règlements d'où elle 
ne pouvait s'échapper. Toute initiative personnelle, en 
dehors des choses permises, dut être sévèrement réprimée, 
et on essaya, par toutes les entraves possibles, d'arrêter les 
tentatives novatrices. 
Colbert donna certains procédés qui devaient être em- 
ployés à l'exclusion de tous autres, et dans lesquels toute 
innovation était une contravention. Par exemple, le 18 mars 
1671 , il publia une instruction en trois cent dix-sept ar- 
ticles, pour composer toutes les couleurs, et plus tard, une 
autre en soixante -quatorze articles pour composer les 
drogues. 
Ici je vais citer les plus remarquables règlements de 
Colbert, pour montrer à quel régime tyrannique l'indus- 
trie était soumise. 
Ses règlements concernant le tissage entrent dans les 
détails les plus minutieux. Les laines doivent être visitées 
avant d'être mises en vente; elles ne doivent pas être te- 
nues dans un lieu humide, ni être mouillées, ni être mê- 
lées de différentes qualités, sous peine de 100 livres d'a- 
mende. L'ordonnance du mois d'août 1GG9 prescrit les lon- 
gueurs et largeurs que doivent avoir les draps, serges 
rases, façons de Chartres, de Châlons, de Reims; les ca- 
melots, bouracans, étaraines, fracs, droguets, tiretaines. 
Digitized by Google
\\ l'inventeur. 
Elle accorde, pour son exécution, un délai de quatre mois, 
après lesquels tous les anciens métiers seront brisés. 
Tous les draps devaient être visités ou marqués au retour 
du foulon, et confisqués, s'ils n'étaient pas conformes aux 
règlements. 
Le nombre des fils à la chaîne, la largeur du peigne, la 
qualité de la laine étaient déterminés. 
L'ordonnance du 16 octobre (717 prescrit un poids de 
quatre onces pour les bas d'homme, ni plus ni moins. Ce- 
pendant elle fait une petite concession : elle permet de fa- 
briquer des bas de moindre poids pour l'étranger; elle ac- 
corde, en outre, à la ville de Lyon la permission de fabriquer 
des bas avec de la soie teinte; mais elle maintient la prohi- 
bition pour les autres villes de fabrique. Un arrêt du 22 no- 
vembre 1720 autorise la fabrication de bas à deux fils pour 
l'Italie et autres pays du Midi. Une nouvelle ordonnance 
du 6 mars 1769 augmente le poids des bas : les bas de filo- 
selle pour hommes pèseront cinq onces; pour femmes, 
trois onces. 
En 1676 paraît un règlement pour les fabriques de toile 
de Normandie, prescrivant la qualité du lin ou du chanvre, 
le nombre de fils pour les toiles blancardes, fleurets et ré- 
formées; la largeur et la longueur qu'elles doivent avoir; 
défendant de les blanchir et de les acheter sans qu'elles 
soient marquées. L'ordonnance de 1711 impose l'obliga- 
tion de porter, à cette fin, à la halle de Rouen, toutes les 
toiles de métier. 
Cependant, jusqu'au 23 octobre 1699, la chapellerie avait 
échappé aux règlements; alors elle tombe aussi sous leurs 
coups. Les chapeaux de pure laine, de castor et de quelques 
Digitized by Google
INTRODUCTION. 
15 
autres poils, sont permis; mais l'emploi du poil de lièvre 
est rigoureusement prohibe. Vous devinez pourquoi? Le 
lièvre, étant un instrument de plaisir, ne pouvait être utile. 
D'autres chapeliers s'avisent un beau jour de mêler du 
poil de vigogne au poil de castor; cette innovation rendait 
les chapeaux plus solides, ce qui ne faisait nullement l'af- 
faire de la corporation. Aussi demanda-t-elle un édit qui 
prohibât cette nouvelle manière de fabriquer. Elle l'obtint; 
mais quel fut le résultat? Les chapeliers étrangers adop- 
tèrent les chapeaux de vigogne, dont l'usage était meilleur; 
et les Anglais et les Allemands, qui auparavant venaient 
chercher chez nous leurs couvre-chefs, préférèrent les nou- 
veaux chapeaux et renoncèrent aux nôtres. Du reste, ce 
fait se représentait chaque fois qu'un besoin nouveau se 
faisait sentir; nos fabricants, ne pouvant le satisfaire, ne 
pouvaient écouler leurs produits. Le gouvernement s'aper- 
cevant alors qu'un règlement nuisait au commerce, il le ré- 
voquait? Pas le moins du monde. Au lieu d'essayer d'ap- 
porter remède à cet état de choses par la liberté, il modifiait 
le règlement en en faisant un nouveau. 
Ainsi , en 1669, prescriptions de largeur pour draps du 
Levant: arrêt du conseil du 22 octobre 1697, modifiant ces 
largeurs. Le 20 novembre 1708, autre arrêt apportant de 
nouvelles modifications; 20 janvier 1743, arrêt réglant 
les largeurs des draps de Sedan; 12 janvier 1744, prescrip- 
tions de nouvelles largeurs. 
Quelles entraves! quelles gênes! Il fallait sans cesse faire 
et défaire. Aujourd'hui le fabricant tissait une étoffe que, 
le lendemain, un règlement lui défendait de vendre. 
Une ordonnance de 1669 fixe à une aune la largeur des 
46 l'inventeur. 
serges et ratines du Dauphiné. Les étrangers refusent de 
les prendre. Ce ne fut qu'en 1698 qu'on permit aux fabri- 
cants de revenir à l'ancienne largeur. Pendant vingt-neuf 
ans, cette industrie avait donc été condamnée à perdre tout 
ce qu'elle exportait auparavant. 
Mais ce n'est pas tout encore : l'homme est aussi régle- 
menté que la chose 1 Avaient seuls droit de fabriquer et de 
vendre tels, et non tels autres, dans tels lieux, et non ail- 
leurs. Hors les sergiers et drapiers, nul ne pouvait tisser 
des étoffes, sous peine de 450 livres d'amende. 
Défense aux teinturiers en laine de teindre la soie et le 
fil , et vice versa. Cordonniers et savetiers, libraires et bou- 
quinistes, bouchers et charcutiers, barbiers, chirurgiens 
et barbiers vulgaires, fripiers et tailleurs, clc, etc., étaient 
perpétuellement en guerre, sous prétexte qu'ils empiétaient 
les uns sur les autres. 
La religion s'en mêle : nul ne peut être apprenti s il n'est 
catholique... 
L'âge est réglé de même. 
L'homme marié ne peut apprendre un état. 
Défense aux étrangers d'importer leur industrie en 
France. Bien plus même, pour la fabrication de Lyon, par 
exemple, l'apprenti devait être né à Lyon, dans le Forez, 
le Beaujolais, le Bourbonnais, la Bresse, le Bugey, l'Au- 
vergne ou le Vivarais, et non ailleurs. 
De môme, chaque industrie a des villes assignée?, hors 
desquelles elle ne peut s'établir. Le compagnon ne peut 
arriver à la maîtrise dans ui autre ville que celle où il a 
fait son apprentissage. 
Le temps du travail est limité. Défense à certaines 
Digitized by Google
INTRODUCTION. 17 
fabriques de travailler en telle saison. Par ordonnance 
du 28 juin 1723, toutes manufactures de toiles à car- 
reaux et rayées, siamoises, fichus, steinkerque, à l'ex- 
ception de celles de la ville de Rouen, cesseront, chaque 
année, toute fabrication , depuis le 1 er juillet jusqu'au 
15 septembre. L'ordonnance du 20 février 1717 défend 
de blanchir les toiles et linons avant le 15 mars et 
après le 10 octobre, sous peine d'une amende de 500 livres, 
portée, par l'arrêt du 24 août de la même année, à 
1 ,500 livres. 
Que pouvait faire, au milieu de tout cela, un pauvre 
protestant comme Denis Papin? S'exiler, aller chercher 
ailleurs un pays où il pût travailler et trouver une pro- 
tection. 
Ce pays était l'Angleterre. 
D'abord elle fut remplie aussi, elle, de corporations dont 
l'établissement était considéré comme une prérogative royale 
et un revenu du fisc. Elles avaient le môme esprit d'exclu- 
sion qu'en France. Quand Édouard III appela les ouvriers 
flamands pour établir des fabriques de draps fins, ce ne 
fut pas sans peine qu'il parvint à les protéger. Rien de plus 
tyrannique que les statuts de ces corporations Sous Eli- 
sabeth, il fut ordonné que nul ne pourrait exercer un 
métier avant d'avoir fait un apprentissage de sept années; 
heureusement que les villages furent exceptés de cette ri- 
gueur, le règlement n'étant applicable qu'aux villes àe 
marc/té. L'ouvrier ne devait faire qu'une chose, il était 
condamné perpétuellement à toujours tourner la môme 
meule. Que les spécialistes doivent regretter le bon vieux 
temps où un ouvrier en carrosses ne pouvait faire faire les 
2 
Digitized by Google
18 l'inventeur. 
roues par un de se9 ouvriers, mais était obligé de s'adresser 
à un ouvrier en roues I 
Qu'importait? La reine Anne avait besoin d'argent, et, 
comme elle n'aimait pas à s'adresser au Parlement, elle ex- 
ploitait la veine que lui ouvrait cette concession de mono- 
poles. Le roi Charles 1 er essaya de l'imiter ; mais l edit de 1623 
vint l'arrêter, en faisant , dans un long et prolixe préam- 
bule, une sorte de déclaration de la propriété industrielle, 
qu'il était réservé à notre légUlation de 1791 de formuler 
dans son style bref et ferme. Ils ne devraient pas oublier, 
lord Granville et les autres chefs de l'école actuelle qui es- 
père anéantir le brevet, que l'Angleterre doit, en grande 
partie, sa prospérité industrielle à la proclamation d'un 
principe que ne soupçonnaient alors nullement les autres 
peuples. 
Il est vrai que, quelquefois, en France, l'inventeur trou- 
vait une petite protection à la cour : quand le roi avait 
suffisamment écouté ses courtisans, était ennuyé de ses 
courtisanes, avait donné à déjeuner à ses levrettes, il 
daignait jeter un regard sur un pauvre diable qui passait 
sa vie en face d'un four, et alors il nommait Bernard 
Palissy son faiseur de figurines royales. 
Plus tard nous voyons accorder quelques privilèges, 
privilèges révocables à volonté, variables dans les motifs 
de leur octroi, dans leurs circonscriptions, dans leurs 
clauses, dans leur sanction pénale; œuvres de faveur, non 
de justice. 
Privilège, en 1665, accordé par Golbert, pour l'importa- 
tion de l'art de souffler les glaces, qui n'avait été pratiqué 
qu'à Venise. 
Digitized by Google
INTRODUCTION. 19 
Un second, en 1668, pour les glaces coulées. 
Deux privilèges réunis par le successeur de Colbert, 
en 1695. 
En 1720, à Anthus, privilège de vingt ans pour manu- 
facture de ferblanc. 
En 1725, nouveau privilège à une compagnie connue 
sous le nom d'Ant. d'Azincourt. 
En 175*5, privilège de vingt ans à Charles Renard, pour 
fabrication de la porcelaine de Saxe. 
En 1757, Louis Renard en obtint un. 
Mais qu'importait? Ces privilèges, tout de faveur, ne 
constituaient pas un droit, et, par conséquent, ne pouvaient 
donner de sécurité à personne. 
En outre, on voit que ces privilèges ne sont guère donnés 
que pour des objets d'importation ; il n'y a rien dans ce fait 
qui doive nous étonner : la liberté du travail n'existant pas 
en France, l'artisan était soumis à tous les règlements 
royaux; il n'y avait pas possibilité de devenir inventeur. 
Voyez, en effet, à quels tourments, à quelles misères 
étaient soumis les hommes hardis, les hommes d'initiative 
et de progrès qui tentaient d'apporter quelque modification 
aux procèdes ou aux productions de l'industrie, gardés pré- 
cieusement par la routine 1 
Les chefs des toiliers, des merciers, des fabricants de soie 
de Lyon, de Tours et de Rouen, parvinrent à arrêter com- 
plètement l'industrie des toiles peintes en criant bien haut : 
« que la fabrication des toiles peintes ruinerait le royaume 
et réduirait à la mendicité la population ouvrière; que tout 
était perdu si l'administration ne s'opposait à l'établissement 
de la nouvelle industrie. » 
Digitized by Google
20 L'INVENTEUR. 
Des fabricants de Nantes et de Rennes voulurent établir 
des manufactures d'étoffes de laine, fil et coton ; ils avaient 
fait de nombreuses préparations qui leur garantissaient une 
bonne et solide couleur ; mais à peine cet établissement 
était-il formé, que la compagnie des sergiers lui contesta le 
droit de fabriquer l'étoffe, et la corporation des teinturiers 
le droit de la teindre. Procès alors à n'en plus finir ; les 
capitaux destinés à l'exploitation de la nouvelle industrie 
y furent mangés. L'arrêt fut enfin rendu en 16G0, leur don- 
nant raison, vu que ce genre de fabrication n'était pas com- 
pris dans les règlements antérieurs; mais ils avaient épuisé 
leurs ressources et étaient incapables d'exploiter leurs ma- 
nufactures. 
Quand Argant eut inventé les lampes à double courant, 
ferblantiers, serruriers, taillandiers, maréchaux grossiers, 
poussèrent une immense clameur, prétendant que les sta- 
tuts réservaient aux membres de leurs communautés le droit 
de fabriquer des lampes. Il fut obligé de plaider contre eux. 
Réveillon ne put parvenir à fabriquer en paix les papiers 
peints, les premiers qu'on ait faits en France, qu'après 
avoir obtenu le titre de Manufacture royale. Ce titre était 
lui-môme un privilège très-abusif. Mais il en est ainsi dans 
toutes les sociétés reposant sur l'arbitraire et la contrainte; 
on est sans cesse obligé de leur appliquer le régime homœo- 
pathique : similia similibus. Pour corriger un vice, il faut 
créer un autre vice. 
L'an 1761, on trouva le moyen de vernir et d'emboutir 
la tôle. Mais, pour exploiter cette invention, il fallait em- 
ployer des outils et des ouvriers appartenant à diverses pro- 
fessions. L'inventeur, n'étant pas riche, ne pouvait pas 
Digitized by Google
INTRODUCTION. 21 
payer les droits exigés pour être admis dans les corporations 
dont ces professions dépendaient. Aussi alla-t-il s'établir à 
l'étranger, et son invention ne fut rendue à la France 
qu'on 1793. 
Lenoir avait besoin d'un petit fourneau pour préparer les 
métaux : il en construisit un ; les syndics de la corporation 
des fondeurs vinrent eux-mêmes le démolir. Nouvelle ten- 
tative, nouvelle exécution; il lui fallut enfin, pour être 
tranquille, avoir une autorisation du roi, qui lui fut accor- 
dée par exception extraordinaire. 
Gomment veut-on que l'inventeur pût se produire, en- 
serré dans le réseau des rivalités jalouses, consacrées par la 
loi? Puis ce n'était pas tout : en admettant qu'il pût, à 
force de volonté, de courage et de bonheur, surmonter tous 
les obstacles, il lui restait à triompher encore de la grande 
difficulté et de la plus insurmontable, des entraves mises par 
l'administration à la production et au débouché des produits. 
En effet, sans cesse la maréchaussée, les inspecteurs 
tombaient dans les ateliers, bouleversant tout, s'appropriant 
les procédés secrets, les dévoilant, suspendant le travail, 
ruinant souvent le crédit par une fausse ou mauvaise inter- 
prétation de l'état des affaires : « coupant, dit Roland, sou- 
vent quatre-vingts, quatre-vingt-dix, cent pièces d'étoffes 
dans une seule matinée, en confisquant un nombre 
énorme, frappant en même temps le fabricant de lourdes 
amendes, brûlant les objets de contravention en place pu- 
blique, les jours du marché, les attachant au carcan avec le 
nom du fabricant, et menaçant de l'y attacher lui-même en 
cas de récidive. Et pourquoi toutes ces sévérités, toutes ces 
inquisitions? Uniquement pour une matière inégale, ou 
Digitized by Google
22 L'INVENTEUR. 
pour un tissage irrégulier, ou pour le défaut de quelque fil 
en chaîne, ou pour celui de l'application d'un nom, quoique 
cela provînt d'inattention, ou pour une couleur de faux 
teint, quoique donnée pour telle... » 
«J'ai vu faire, continue Roland, des descentes chez des 
fabricants, avec une bande de satellites, bouleverser leurs 
ateliers, répandre l'effroi dans leur famille, couper des 
chaînes sur le métier, les enlever, les saisir, assigner, ajour- 
ner, faire subir des interrogatoires, confisquer, amender 
les sentences affichées, et tout ce qui s'ensuit : tourments, 
disgrâces, la honte, frais, discrédit. Et pourquoi? pour avoir 
fait des pannes en laine qu'on faisait en Angleterre, et que 
les Anglais vendaient partout, môme en France; et cela, 
parce que les règlements de France ne faisaient mention 
que de pannes en poil ! » 
Veuillez bien remarquer que ceci se passait à la fin 
du dix-huitième siècle ; que devait-ce donc être aupara- 
vant ? 
Quand on considère cet assemblage de règlements con- 
tradictoires, ce tohu-bohu d'ordonnances, ce galimatias 
d'arrêts en tous sens, on se demande comment notre indus- 
trie n'a pas succombé. 
Cependant la grande école philosophique, s'occupant de 
tout ce qui concernait l'homme, vint appeler l'attention du 
monde sur le travail. 
Une des plus belles œuvres et des plus grandes qui aient 
été conçues et exécutées apparaît alors. Diderot sent l'im- 
portance des arts mécaniques ; il voit l'indifférence avec la- 
quelle ils sont traités , et alors il se met au métier de 
l'ouvrier, il se fait son apprenti, il construit des modèles, il 
Digitized by Google
INTRODUCTION. 23 
scrute tous les procédas industriels, il devine les secrets de 
fabrique, et il fait de la description des divers moyens em- 
ployés par l'homme pour dompter la matière la partie la 
plus neuve et la plus importante de l'Encyclopédie; il voit 
en môme temps la gêne que lui imposent tout l'échafaudage 
des corporations, le despotisme des maîtrises, les difficultés 
de l'apprentissage, les démarcations ridicules qui existent 
entre chaque métier; et il termine son travail en poussant 
ce cri d'avenir : « Affranchissons le travailleur! » La voix 
puissante de Diderot est entendue; elle pénètre jusque dans 
les provinces les plus reculées; tout le monde se préoccupe 
de ces travaux qui jusqu'alors étaient demeurés inaperçus. 
Les économistes traitent ces questions de production, et 
viennent à leur tour demander la liberté du travail. 
Sous l'impulsion de ce mouvement, une déclaration du 
roi , du 24 décembre 1762, essaya de régulariser les privi- 
lèges. 
Mais, chose étrange, chose qui prouve l'aveuglement, 
l'esprit de restriction, de contrainte de tout l'ancien système 
monarchique, en essayant de régler cette matière, cette or- 
donnance attribue le mal, non pas à l'absence de loi protec- 
trice et bienfaitrice, changeant le privilège en droit, non 
pas au peu de garanties données aux inventeurs, non pas à 
l'arbitraire, mais bien à l'étendue des privilèges et à leur 
durée! 
La première loi, véritable loi ayant pour but la protection 
des inventeurs, est donc une loi de restriction; elle fixe 
pour limite ce fameux terme de quinze ans qu'en un siècle 
nous n'avons pas encore pu parvenir à doubler. 
Enfin cette loi existait, c'était quelque chose ; mais à qui 
24 l'inventeur. 
l'appliquer, l'inventeur étant un phénomène à peu près 
inconnu. 
Pour qu'il pût naître, se manifester, il fallait que la li- 
berté de l'industrie fût proclamée. 
Un homme, Turbot, imbu des idées de perfectibilité 
qu'entrevoyait ce siècle, réformateur par tempérament, li- 
béral par principes, l'essaya en 1776. 
Voici le préambule de l'édit de Turgot : 
« Dans presque toutes les villes, l'exercice des différents 
arts et métiers est concentré dans les mains d'un petit 
nombre de maîtres, réunis en communauté, qui peuvent 
seuls, à l'exclusion de tous les autres citoyens, fabriquer 
ou vendre les objets du commerce particulier dont ils ont 
le privilège exclusif; en sorte que ceux de nos sujets qui, 
par goût ou par nécessité, se destinent à l'exercice des arts 
et métiers ne peuvent y parvenir qu'en acquérant la maî- 
trise, à laquelle ils ne sont reçus qu'après des épreuves aussi 
longues et aussi nuisibles que superflues, et après avoir sa- 
tisfait à des droits et à des exactions multipliés, par lesquels 
une partie des fonds dont ils auraient eu besoin pour mon- 
ter leur commerce, ou leur atelier, ou même pour subsister, 
se trouve consommée en pure perte. 
« Ceux dont la fortune ne peut suffire à ces pertes sont 
réduits à n'avoir qu'une existence précaire sous l'empire 
des maîtres, à languir dans l'indigence ou à porter hors de 
leur patrie une industrie qu'ils auraient pu rendre utile à 
l'État. 
« Toutes les classes de citoyens sont privées du droit de 
choisir les ouvriers qu'ils voudraient employer et des avan- 
tages que leur donnerait la concurrence, par le bas prix et 
INTRODUCTION. 25 
la perfection du travail. On ne peut souvent exécuter l'ou- 
vrage le plus simple sans recourir à plusieurs ouvriers de 
communautés différentes, sans essuyer les lenteurs, les in- 
fidélités, les exactions que nécessitent et favorisent les pré- 
tentions de ces différentes communautés et des caprices de 
leur régime arbitraire et intéressé. » 
Dans le préambule de Tédit, Turgot se trompait en attri- 
buant le mal à la faculté même de l'association, et en ne 
trouvant d'autre remède pour affranchir le travail que 
d'étouffer cette liberté. 
Non, ce n'était pas cette liberté qui était la cause du mal : 
c'étaient les privilèges attachés à ces corporations, c'étaient 
les pouvoirs abusifs qui leur étaient donnés. 
A côté de cette erreur, il affirmait une idée véritablement 
révolutionnaire; il arrachait un des fleurons de la couronne 
royale pour le rendre au peuple, en condamnant la préro- 
gative que s'arrogeait la monarchie sur le travail. 
« Nous nous hâtons, dit-il, de rejeter une pareille 
maxime. Dieu , en donnant à l'homme des besoins, en lui 
rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit 
de travailler la propriété de tous, et la première, la plus 
sacrée, la plus imprescriptible de toutes. » 
Mais un simple édit ne pouvait changer toute l'ancienne 
organisation industrielle, qui était liée à tous les vices de la 
société de l'époque. 
Il fallait, pour proclamer un principe nouveau, que ces 
vices fussent expurgés. 
Pour aplanir les montagnes, il faut la poudre : pour 
briser un ordre social, il faut des révolutions; les entraves 
ne devaient être brisées qu'avec le trône; cette liberté, 
Digitized by Google
26 l'inventeur. 
comme les autres, ne pouvait être proclamée que sur les 
ruines de la Bastille. 
Aussi, les corporations détruites par Turgot en 1776 
étaient-elles rétablies la même année. 
Cependant jamais une tentative, si infructueuse qu'elle 
soit, n'a échoué entièrement : elle laisse toujours un sou- 
venir. Cette idée de la liberté du travail, si effrayante tout 
d'abord pour cette société qui ne vivait que de contrainte et 
avait soif de règlements, préoccupait les esprits et, en 1778, 
Necker faisait une enquête à son sujet. 
Mais les vrais principes économiques étaient si peu con- 
nus, que ce furent des fabricants qui s'opposèrent à l'abro- 
gation de ces règlements : presque tous conclurent au 
régime prohibitif. Il est vrai que chacun ne demandait pas 
mieux qu'il lui fût le plus favorable possible et le plus défa- 
vorable à ses rivaux. Mais même ceux qui avaient eu à s'en 
plaindre, comme les fabricants de Roubaix, par exemple, 
espérant sans doute qu'il pourrait leur servir un jour, l'ap- 
puyèrent, alléguant les plus étranges raisons pour le sou- 
tenir. 
Cependant les lettres patentes données à Marly, le 
5 mai 1779, renouvelèrent la tentative d'affranchissement 
de l'industrie : 
« 11 sera désormais, dit l'article 1 er , permis à tous les 
fabricants et manufacturiers de suivre, dans la fabrica- 
tion de leurs étoffes, telles dimensions et combinaisons 
qu'ils jugeront à propos, et de s'assujettir à l'exécution des 
règlements. » 
Et, dit le préambule : 
« Nous avons remarqué que si les règlements sont utiles 
Digitized byTiooglê 
IMTRODUCTION. 27 
pour servir de frein à la rapidité mal entendue et pour as- 
surer la confiance publique, ces institutions ne devaient pas 
s'étendre jusqu'au point de circonscrire l'imagination et le 
génie d'un homme industrieux, et encore moins jusqu'à 
résister à la succession des modes et à la diversité des 
goûts. » 
On le voit, cela ne suffit pas : on veut bien donner un 
peu de liberté, mais le règlement reste toujours utile; les 
lettres patentes ne sont donc qu'une sorte de compromis, 
non la proclamation d'un droit. 
Les déclarations de principes n'appartiennent qu'aux 
violentes commotions sociales : il faut qu'elles jaillissent 
de ces volcans comme la lave incandescente, brûlant et 
détruisant tout ce qu'elle touche, se figeant ensuite et de- 
venant rocher. 
Et il faut que ce soit une commotion immense, ébranlant 
tout un monde. L'avénement des Etats-Unis à l'indépen- 
dance ne fut même pas assez fort pour transformer les prin- 
cipes qui régissaient l'industrie. Ce peuple, jeune et re- 
mueur d'idées, toucha bien à ce sujet. Il plaça dans sa 
Constitution, parmi les matières s'appliquant à tous les 
états, celte déclaration concernant les droits des inven- 
teurs : a Afin d'exciter les progrès des arts et des sciences 
utiles, est assuré, pour des espaces de temps limités, aux 
auteurs et aux inventeurs, un droit exclusif sur leurs écrits 
et sur leurs œuvres. » 
C'était bien : la tendance était bonne, c'était un témoi- 
gnage de sympathie pour les travailleurs ; mais ce n'était 
pas non plus une déclaration formelle; on assurait un droit, 
on ne le proclamait pas. 
28 l'inventeur. 
II fallait la Révolution française pour affirmer au monde 
les deux grands droits du travailleur, sans lesquels il ne 
peut être qu'un esclave ou un serf : ces droits devaient être 
formulés par des hommes affamés de justice, dont le but 
était de combattre toutes les anciennes iniquités, d'arracher 
toutes les entraves qui enserraient l'homme, et de le livrer 
enfin à lui-même et à sa propre initiative, en lui disant : 
« Marche! maintenant nulle barrière ne t'arrêtera plus; tu 
es ce que tu dois être : ton maître 1 tu ne dépends plus du 
bon plaisir d'un seigneur ou d'un roi; tu peux travailler où 
bon te semblera, à ce qu'il te plaira, sans craindre la tyrannie 
des maîtres, les persécutions du fisc ; fabriquer ce que tu 
voudras, sans être forcé de faire marquer tes produits du 
sceau royal ; tu t'appartiens; en un mot, tu es libre : il n'y 
a plus de privilèges! » 
Séance mémorable que cette séance de la nuit du 4 au S 
août 4789, qui vit s'écrouler, sous le souffle de quelques 
orateurs, tout l'édifice des privilèges, corporations et ju- 
randes, s'appuyant d'un côté sur le trône, de l'autre sur la 
Bastille. 
La trombe révolutionnaire, emportant tout sur sa route, 
entraîna aussi dans la débâcle les privilèges accordés aux 
inventeurs, parce qu'ils étaient privilèges. 
Mais ensuite, lorsque l'Assemblée nationale, voyant la 
place nette, fonda sur tous ces débris les grands principes 
de la société moderne, elle rétablit comme droit ce qu'elle 
avait anéanti comme privilège et formula cette déclaration 
dans son bref et ferme langage : « Toute découverte ou 
toute invention dans tous les genres d'industrie est la pro- 
priété de son auteur. » 
Digitized by G 
INTRODUCTION 29 
Vous entendez : ils sont enfin proclamés, les deux droits 
imprescriptibles du travailleur, sans lesquels il ne peut 
vivre, il ne peut produire, il ne peut innover, inventer, 
créer; principes dérivant l'un de l'autre, liés intimement, 
dont on ne peut supprimer l'un sans supprimer l'autre. 
Maintenant, l'œuvre dont la Révolution avait jeté la base 
est-elle complète? C'est ce que nous examinons dans ce 
livre. 
D'abord, nous sommes revenus en arrière en ce qui con- 
cerne la propriété industrielle; nos législateurs de 1843 
n'ont pas osé maintenir ce principe absolu ; de ce droit ils 
ont fait un privilège, assujetti par conséquent à tout l'ar- 
bitraire auquel forcément est soumise toute concession de 
cette nature. 
Or, en voyant les maux qu'entraîne cet arbitraire, con- 
vaincu que la propriété industrielle n'est pas un vain mot, 
comme nous espérons le démontrer contre certains écono - 
mistes qui, sous prétexte de liberté, la repoussent, comme 
s'il y avait un motif assez puissant pour faire nier un droit, 
nous demandons à nos législateurs de revenir à la déclara- 
tion pure et simple de l'Assemblée nationale et d'en suivre 
toutes les conséquences. 
Ce sera juste et en outre ce sera un immense bienfait 
pour l'humanité entière. Nous ne devons pas oublier quelle 
importance a prise l'industrie en notre siècle, non-seulement 
parce qu'elle a eu la science pour la soutenir et la féconder, 
mais encore parce qu'un semblant de droit est venu la pro- 
téger. Que sera-ce donc* quand l'inventeur jouira d'un droit 
réel, débarrassé de toutes les restrictions qui en ce moment 
en font un leurre? 
Digitized by Google
30 l'inventeur. 
Est-il nécessaire de prouver qu'en utilisant toutes les 
forces de la nature, tous les agents gratuits, l'industrie di- 
minue l'effort qui nous est nécessaire pour la satisfaction 
de nos besoins et par conséquent perfectionne l'individu en 
augmentant sa puissance et en allongeant sa vie, tandis 
qu'en facilitant les relations entre les peuples, elle tue la 
guerre et perfectionne l'être social? Ceux qui nient ses bien- 
faits prouvent simplement qu'ils sont aveugles. 
Mais qu'est-ce que l'industrie sans l'inventeur? n'est-elle 
pas un cloaque, un bourbier, un marais stagnant? Le bloc 
est là, inutile, sans vie; il faut que la main de l'homme 
vienne l'animer ; c'est le rôle de l'inventeur : il est créateur 
comme l'artiste. Sans lui la production est étroite, insuffi- 
sante, n'est pas en rapport avec les besoins ; c'est lui qui 
vient l'agrandir et, en diminuant son prix, favoriser le 
progrès. 
Nous avons vu à quoi avaient abouti les efforts faits sous 
l'ancien régime pour favoriser l'industrie, en l'enserrant 
dans mille entraves, sous prétexte de la protéger. Nous ne 
pouvons demander pareille chose. Bien loin de là, nous ne 
croyons pas que l'intervention de l'État soit jamais utile, et 
nous ne lui réclamons aucune prime d'encouragement. 
Pour nous, l'énergie humaine ne se développe que par la 
liberté; c'est elle que nous invoquons et elle seule. Le meil- 
leur gouvernement est celui qui gouverne le moins et qui 
laisse le plus d'initiative à l'individu. Nous sommes donc 
partisan de la liberté la plus large possible, persuadé 
qu'elle seule doit enfanter les merveilles qu'on attendait 
autrefois des règlements de Colbertet que nous avons encore 
trop l'habitude d'attendre de l'État. Etquel'on ne vienne pas 
Digitized by Google
INTRODUCTION. 31 
nous objecter les dangers de l'individualisme; l'exemple de 
l'Amérique a prouvé qu'ils étaient chimériques : l'indivi- 
dualisme ne mène pas à l'isolement; il mène au contraire 
à l'association. Cette nouvelle puissance ne fait qu'apparaître 
en France. Nous la connaissons mal encore et nous en 
avons peur. Des lois vexatoires, en compriment l'essor 
et en arrêtent le développement. Nous-mêmes ne sommes- 
nous pas coupables? Habituis par la longue tutelle à 
laquelle nous avons été soumis à ne pas compter sur nous- 
mêmes et à compter toujours sur la protection du gouver- 
nement, nous n'osons encore marcher sans son appui. 
Or il faut, si nous voulons parvenir au but auquel nous 
devons tous tendre, réagir contre cette habitude. Il faut 
que nous n'ayons foi qu'en nos propres forces; et alors 
nous deviendrons puissants, parce que nous voudrons beau- 
coup. Nous nous accoutumerons à compter sur nous, sur 
nous seuls ou sur nos égaux, et non plus sur le Pouvoir. Les 
hommes énergiques et indépendants ne seront plus broyés 
par le laminoir de l'État, n'étoufferont plus dans le moule 
où ils sont enfermés. Les individualités se développe- 
ront à l'aise. Comme rien ne gênera plus leur essor, 
elles trouveront à employer des forces qu'elles consument 
dans une inaction forcée ou en roulant un rocher de Sisyphe 
qui retombe perpétuellement sur elles. Nul n'aura plus 
peur de l'excès de la production, parce que la consommation 
sera immense. On ne cherchera plus l'égalité de la médio- 
crité, on cherchera l'égalité de la grandeur. L'inventeur ne 
sera plus un être persécuté, parce qu'il ne ressemble pas à 
tous les autres, parce qu'il innove et que nos esprits tran* 
quilles ont peur de toute innovation; parce qu'il ne suit 
Digitized by Google
32 l'inventeur. 
pas la ligne assignée à chacun de nous et qu'il dérange 
beaucoup de gens. Il aura assez d'espace pour s'étendre. La 
liberté, la liberté dans sa plus large expression : voilà donc 
ce que nous demandons. L'association, voilà ce que nous 
conseillons. 
De l'association, nous n'en doutons pas, doivent naître 
les plus grands bienfaits pour l'inventeur. Les quelques so- 
ciétés qui se sont élevées le prouvent déjà, malgré les limites 
forcément imposées à leur développement. Elles créent la 
tradition de l'esprit humain, elles réunissent, coordonnent 
mille matériaux, insignifiants quand ils sont isolés, très- 
importants quand ils sont groupés ; elles épargnent à l'in- 
venteur une multitude de travaux préparatoires, quantité de 
recherches, de démarches fatigantes et rebutantes : elles lui 
créent mille ressources, lui permettent mille essais, et, en 
unissant les hommes de talents différents, elles les complè- 
tent souvent l'un par l'autre ; elles doivent, en outre, exercer 
la plus heureuse influence sur le sort matériel de l'inventeur 
en lui venant en aide, pendant ses travaux préparatoires, 
puis en facilitant l'exploitation de son invention par la pu- 
blicité, par les recommandations, par les relations qu'elles 
lui feront contracter, en le mettant surtout en rapport 
direct avec le public et en l'arrachant aux griffes desloups- 
cerviers toujours à la piste du malheureux qui a du génie et 
qui n'a pas de capital. 
Mais pour que l'association puisse, en se développant sur 
une large échelle, arriver à ces résultats, il est nécessaire 
que la législation devienne plus libérale qu'elle ne l'est. Il 
est impossible d'agir avec puissance quand, à chaque in- 
stant, on est arrêté par un article du Gode ou un règlement 
Digitized by Google
INTRODUCTION. 33 
de police. Que la liberté vienne, et tous les maux qui écra- 
sent l'inventeur disparaîtront : nous n'en doutons pas. Alors 
s'évanouiront les vieux préjugés du passé qui l'oppriment, 
parce qu'il veut être libre au milieu d'êtres qui sacrifient la 
liberté à leur tranquillité; alors l'éducation étroite, mesquine, 
routinière, fausse, que nous recevons maintenant avec tant 
de parcimonie, se transformera en éducation pratique et 
universelle qui ira donner aux génies bruts, non dégrossis, 
le choc nécessaire pour en faire jaillir la flamme ; alors s'é- 
vanouira cette vieille science officielle, représentée par ces 
vieux savants, hommes arrivés et satisfaits qui, au lieu de 
penser à l'avenir, ne pensent qu'au passé. Alors s'éteindront 
ces honteuses demandes sans cesse adressées à l'État, cette 
quête perpétuelle, cette mendicité organisée abaissant ceux- 
là mêmes qui y ont recours ; alors changera complètement 
notre esprit public encore si bas, si petit, si aveugle, si 
routinier, si étroit : la liberté rend dignes d'elle ceux qui 
en jouissent. 
YVES GUYOT. 
Digitized by Google
 uiginzeo 
by Google 
L'INVENTEUR 
CHAPITRE I 
Développement de» forces individuelle*. 
§ 1. — La véritable richesse. — Des hommes ! des hommes ! — La peur 
du feu. — Les Ignorants. — L'instruction comme en Turquie. 
§ II. — Définitions diverses de l'instruction. — Les grands hommes que 
veut faire l'État. — M. Dupanloup et l'éducation. — Les réformes de 
M. Duruy. — Le baccalauréat. — La préparation do l'examen. — Veut- 
on avoir des hommes* ou des perroquets? — De la mémoire, p?is de 
raison. — L'Université et Uelvélius. — La vocation. — Les mauvais 
sujets. — Arago, le grec et le latin. — La circulaire du fi avril. — 
M. Leneveux et M. Emile de Girardin. — Autres opiuions. — Les 
moutons de Panurge. 
§ III. — L'enseignement supérieur. — Les Facultés des sciences. — En- 
seignement officiel et enseignement libre. — Enseignement uniforme 
et enseignement universel. — Facultés de médecine. — Docteurs et 
officiers de santé. — Ecoles spéciales. — L'Ecole navale et les marins 
du commerce. — L'École polytechnique. — Opinion d'Auguste Comte : 
Propres k tout et vous à rien. — Balzac. — Les occupations d'un ingé- 
nieur. — Les damnés de Dante. — Ce que devient un vieil ingénieur. 
— Les concours. — Les officiers d'artillerie. — École centrale des arts 
et manufactures. — Les grands hommes se forment seuls. — Les inven- 
teurs ne sont pas des savants. — L'enseignement professionnel. — 
M. Corbon. — Une école d'inventeurs. — La ligue de l'enseignement. 
— Le budget de l'instruction publique. 
§ IV. — Musées, bibliothèques. — Le colportage. 
i 
, Le» économistes et les gouvernements cherchent par tous 
les moyens possibles à augmenter la richesse sociale ; mais 
les moyens dont ils se sont servis jusqu'à présent sont mau- 
vais, parce qu'ils n'ont jamais reposé sur des principes ab- 
Digitized by Google
30 
l'inventeur 
solus et immuables. Ce n'est pas le système protectioniste 
qui empêchera notre industrie d'être en souffrance, non 
plus que les autres lois, décrets ou règlements du môme 
genre. Pour créer la richesse sociale, il n'y a qu'un moyen : 
c'est d'empêcher toute force de se perdre. Malheureusement, 
jusqu'à ce jour, la plupart des gouvernements n'ont pas 
voulu comprendre cette vérité si simple : ils font venir du 
guano du Pérou à grands frais, ils donnent des privilèges 
aux navires qui l'apportent, mais ils se gardent bien d'uti- 
liser tout l'engrais qui s'échappe parles égouts de nos villes, 
va empoisonner nos fleuves et se perdre dans la mer. Lisez 
les admirables pages de Victor Hugo sur ce sujet. Si l'en- 
grais est le plus puissant moyen de culture, si Olivier de 
Serres a dit : « En agriculture, que faut-il? de l'engrais, 
toujours de l'engrais et encore de l'engrais! » il n'est pas 
moins vrai qu'avant tout, pour qu'un peuple soit grand, il 
faut des hommes. 
Des hommes ! des hommes! voilà ce que nous demandons. 
Je ne désire pas, en poussant ce cri, une grande augmen- 
tation de la population ; je prends le chiffre d'hommes que 
nous possédons, et je pose alors cette question : « Ces 
hommes emploient-ils toutes les forces dont la nature a 
doué chacun d'eux?» 
Eh bienl non évidemment. Sur dix millions d'hommes, 
il n'y en pas dix mille qui usent de toute leur énergie et de 
toute leur intelligence. Quelle terreur ne doit pas inspirer 
à l'homme qui pense et à l'homme qui calcule cette im- 
mense perte de richesses naturelles? La société actuelle est 
une machine à vapeur dont le foyer est disposé de telle 
sorte, que le combustible employé ne produit pas un pour 
cent d'effet utile. Quel est le mécanicien qui ne condam- 
nerait pas une semblable machine? Pourtant notre ordre 
social actuel n'est pas meilleur, et il se trouve des gens qui 
se vantent, qui sont contents du statu quo y qui ne veulent 
pas qu'on y touche, qui poussent des rugissements de co- 
Digitized by 
DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES 37 
1ère chaque fois qu'un esprit mal fait ne partage pas leur 
optimisme. C'est cette immense perte de calorique qui 
explique la lenteur du progrès. 
Il faut donc que nous nous attachions à améliorer le 
foyer de notre machine. Il faut que nous lui donnions 
une nouvelle disposition et do meilleurs combustibles. 
Il faut que sa flamme ait une surface immense comme 
dans la chaudière tubulaire, et que passant et repassant en 
mille tours au milieu de la masse à échauffer, elle produise 
cette force irrésistible qui brise tous les obstacles. 
ChaufTons donc les cerveaux ; allumons partout de vastes 
foyers ; jetons-y les combustibles qui s'enflamment le plus 
facilement, qui produisent le plus de chaleur, afin qu'il n'y 
ait plus nul ôtre à mourir de froid. 
Mais les gouvernements ont peur des incendies et des 
explosions; et, au lieu de chercher à faire des foyers qui 
produisent le plus de chaleur possible, ils s'ingénient à en 
construire qui ne donnent qu'une toute petite chaleur, 
juste assez pour ne pas laisser geler ceux qui peuvent s'en 
approcher... 
Ceux qui peuvent s'en approcher, car bien peu sont ad- 
mis à venir réchauffer à leur flamme leurs pauvres mem- 
bres grelottants. 
Et cependant, si vous leur donniez, à ces pauvres déshé- 
rités, la chaleur dont ils ont besoin, quelle force et quelle 
énergie n'auraient-ils pas? qui vous dit que le casseur de 
pierres, que le balayeur des rues, que le manœuvre, ne fût 
pas devenu un homme de génie, si son cerveau avait reçu 
le choc qui fait jaillir l'étincelle du silex? et alors, s'ils sont 
dix mille dans cette triste position, quel crime de lèse-hu- 
manité n'avez-vous pas commis ! J'ai connu un meunier 
qui a opéré d'immenses travaux de dessèchement, lesquels 
eussent fait honneur à plus d'un ingénieur, et qui ne savait 
ni lire ni écrire ; j'ai vu un paysan faire de la trigonométrie, 
sans le savoir. 
Digitized by Google
38 l'inventeur. 
==* ==
Que seraient devenus ces hommes, s'ils avaient reçu une 
éducation proportionnée à leurs facultés? Chacun d'eux 
avait peut-être 1 étoffe d'un Riquet ou d'un Pascal ; et, faute 
d'éducation pour leur révéler leur force, leur permettre 
d'agrandir le théâtre sur lequel ils travaillaient, d'employer 
leurs facultés, ils se sont bopojés, l'un à diriger son moulin, 
l'autre à. bêcher la terre. 
Il faut remédier à un pareil état de choses. Une partie 
de la société ne doit pas demeurer dans l'obscurité, tandis 
que l'autre absorbe la lumière. Quand donc ne seront plus 
vraies ces douloureuses paroles de Voltaire : « Il y a plus 
de différence entre Descartes et un paysan , qu'entre ce 
dernier et un cochon. » On lui a reproché ces paroles. Le 
reproche est injuste , car elles sont vraies. Si jamais vous 
vous êtes trouvé dans le fond de quelque campagne, vous 
avez dû être épouvanté de l'absence d'idées, de l'ignorance 
des moindres choses qui y règne, comme si vous vous 
trouviez dans le vide et que vous cherchiez en vain quelque 
aspérité où vous accrocher. 
Les hommes qui vivent dans leur cabinet, qui sans cesse 
remuent des idées, qui apprennent continuellement et ont 
chaque jour une nouvelle soif d'apprendre, sont bien terri- 
fiés quand ils voient sur une statistique que la proportion 
des hommes sachant lire est de 28 à 100; que la propor- 
tion des enfants fréquentant d'une manière assidue l'école 
est de 46,4 à 400; mais ils ne peuvent se figurer, s'ils ne 
les ont vues, palpées en quelque sorte, les sinistres consé- 
quences de cette ignorance qui s'étend sur près de la moitié 
de la population française. 
Et les gouvernements, qui ont autre chose à faire, qui ont 
à entretenir une armée, à envoyer des expéditions en Chine 
ou au Mexique « pour créer des débouchés à nos produits » 
ne sont pas ému3 par ce spectacle ! Tranquilles, ils dai- 
gnent à peine répondre à ceux qui les pressent de faire 
cesser celte épouvantable disette d'instruction. Ils parlent, 
Digitized by 
DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 39 
à ceux qui leur demandent des réformes, de la prospérité 
nationale; ils disent qu'ils cherchent à l'augmenter par 
tous les moyens possibles, violents ou pacifiques; ils don- 
nent un prix de quelques milliers de francs à un inventeur 
quelconque ; ils le gratifient d'une décoration ; et ils croient 
avoir tout fait !... Ils n'ont rien fait, car ils n'augmenteront 
la prospérité publique, ils n'enrichiront réellement la na- 
tion, ils ne feront naître des inventions que par l'instruc- 
tion. C'est ce qu'ont admirablement compris tous les dépar- 
tements où l'industrie a atteint un haut développement. 
Les manufacturiers intelligents ont môme fondé des écoles 
dans leurs usines, sachant que le seul moyen de lutter avec 
des nations rivales, surtout avec l'Angleterre, depuis le 
traité de commerce, était non pas de se plaindre et de de- 
mander l'ancien régime, mais de préparer des ouvriers qui 
pussent égaler les ouvriers étrangers ou les surpasser. 
Il faut donc que l'instruction soit répandue à foison ; il 
faut qu'elle inonde, qu'elle envahisse tout, degré ou de force. 
Il faut forcer le père à donner l'éducation à son enfant; il 
faut lui offrir toutes les ressources possibles pour qu'il ac- 
complisse ce devoir. 
Je ne viendrai pas, dans un ouvrage où je ne traite cette 
question qu'incidemment, répéter ce qu'ont déjà si bien 
dit MM. J. Simon et Duruy sur cette question. Je ne citerai 
que les chiffres de la dernière statistique, qui prouvent sura- 
bondamment la nécessité des réformes que demandent tous 
ceux, de quelque parti qu'ils soient, qui veulent hâter la 
marche de la civilisation. 
27,642 écoles sont installées dans des maisons apparte- 
nant aux communes; 10,465 sont louées parles communes, 
509 sont prêtées par des particuliers, 70 appartiennent à 
des associations religieuses. 
20,585 maisons affectées à des écoles laïques et 2,! 67 af- 
fectées à des écoles congréganistes sont convenables. 1 5,634 
ne sont pas convenablement disposées, parmi lesquelles 
Digitized by Google
40 
l'inventeur. 
44,762 sont affectées aux écoles laïques et 872 aux écoles 
congréganistes. 
Les communes ont donc à faire construire 10,744 mai- 
sons dont elles ne sont pas propriétaires, et à faire appro- 
prier 8,245 maisons qui ne conviennent pas à leur destina- 
tion. La dépense à faire est évaluée à 134,422,693 fr. 
Le mobilier doit être complété dans 16,659 écoles et re- 
nouvelé dans 11,700 écoles. Les dépenses ont été fixées à 
3,648,703 fr. ; ajoutés aux 134 millions 122,693 fr. néces- 
saires pour l'appropriation ou la construction des écoles, 
ils forment un total de 137,741,396 fr. qui représentent la 
somme que les communes, les départements et l'État ont 
encore à s'imposer pour la bonne installation des écoles 
spéciales aux garçons ou mixtes. 
Les écoles publiques de garçons ou mixtes ont été fré- 
quentées, en 1863, par 2,399,293 enfants. Les écoles laï- 
ques ont reçu 1,986,441 élèves; les écoles congréganistes, 
412,852 élèves . 
Les élèves payants sont au nombre de 1 million 553,762 
(64 p. 100); les élèves gratuits, au nombre de 845,531 
(36 p. 100). Le nombre des écoles absolument gratuites est 
de 1 ,886 pour les laïques et de 866 pour les congréganistes. 
Sur les 2,399,293 enfants, 831,258 ont fréquenté l'école 
d'un à six mois; le nombre d'élèves qui ont fréquenté l'école 
d'un à neuf mois est de 1,286,744. Il n'y a donc que 
1,122,549 enfants (46 p. 100) qui fréquentent l'école plus 
de neuf mois ou toute l'année. 
519,185 enfants sont sortis des écoles en 1863. 70,386 
ne savaient ni lire ni écrire; 133,850 ne savaient que lire 
et écrire; 234,255 savaient lire, écrire et compter; 80,794 
possédaient quelques connaissances accessoires. En somme, 
204,236 élèves n'ont emporté de l'école que des connais- 
sances insignifiantes. 
Le nombre des écoles publiques ayant plus de 80 élèves 
est de 8,480. 
Digitized by G 
DÉVELOPPEMENT DES FORCES* INDIVIDUELLES. 41 
D'après le dernier recencement, sur une population de 
37,382,225 habitants, on compte 4,018,427 enfants de 7 
à 13 ans. Les enfants recevant l'instruction dans les écoles 
primaires étant au nombre de 3,143,540, il en resterait 
874,887 qui n'auraient fréquenté aucune école ; mais il faut 
en retrancher les enfants qui reçoivent l'enseignement à 
domicile et dans les établissements d'instruction secondaire. 
Ce chifTre peut être fixé approximativement à 180,000. On 
peut évaluer à 692,678 les enfants qui ne reçoivent l'in- 
struction ni dans l'école primaire, ni dans un autre établis- 
sement, ni dans la famille. 
Tels sont les résultats que produit l'instruction primaire 
d'après les documents officiels. Or, en voyant plus de la 
moitié des enfants n'aller à l'école que d'une manière in- 
suffisante, en voyant 204,236 élèves n'emporter de l'école 
que « des connaissances insignifiantes », il faut bien en 
arriver à reconnaître que l'instruction obligatoire est néces- 
saire. Tout en admettant en principe que l'instruction obli- 
gatoire pouvait être imposée aux parents par la loi, rien ne 
me répugnait plus qu'une pareille nécessité : mais les chif- 
fres de la statistique sont là; mais j'ai vu par expérience 
la nonchalance, l'indifférence du paysan pour l'instruction 
de ses enfants ; j'ai même vu l'aversion que témoignaient 
contre l'école de riches fermiers, parce qu'ils prétendaient 
que leurs enfants pouvaient leur être utiles en leur écono- 
misant un pâtour; et, en adversaire de bonne foi, malgré 
les plaidoyers de MM. Laboulaye et Louis Reybaud contre 
l'instruction obligatoire, j'en suis arrivé à penser que l'état 
actuel des choses la réclamait absolument. En la procla- 
mant, vous n'attaquez pas le droit du père, vous défendez 
celui du fils ; vous protégez l'avenir contre le passé. L'année 
dernière, M. Pelletan demandait la liberté de la presse 
comme en Turquie; je demande l'instruction comme en 
Turquie: 4 ou 5 individus sur 100, au maximum, n'ont 
pas fréquenté l'école; tandis qu'à Paris nous trouvons 
42 
l'inventeur. 
\2 ouvriers sur 100 ne sachant ni lire ni écrire; tandis que, 
dans la Vendée, 44 jeunes gens sur 400, dans le Mor- 
bihan 53, dans les Côtes-du-Nord 56, dans le Finistère 60, 
sont absolument privés d'instruction. Et nous prétendons 
être le peuple le plus éclairé de la terre 1 
Il faut donc, et le plus vite possible et par les moyens les 
plus énergiques, changer complètement le système actuel 
de l'instruction primaire, afin que, tous ayant les moyens 
d'apprendre, nul ne soit plus condamné, par sa naissance, 
à rester plongé toute sa vie dans l'ignorance. Alors, quand 
ces réformes seront accomplies, quand toutes les intelli- 
gences aujourd'hui engourdies pourront se réveiller, il sor- 
tira du fond de ces ateliers et de ces campagnes où ils dor- 
ment une légion de génies qui, venant se joindre à ceux qui 
existent déjà, apporteront à l'œuvre de la civilisation leur 
puissant secours. 
II 
A côté de cette œuvre sur laquelle il n'est pas besoin 
d'insister, parce que tout le monde maintenant, sauf 
certains esprits rétrogrades qui ont peur du mouvement et 
de la lumière, comprend la nécessité de cette réforme, il y 
en a une autre dont on s'occupe moins et qui est tout aussi 
importante. 
Jadis, sous Louis XIV, on déGnissait l'instruction : «l'art 
de manier et de façonner les esprits ». 
Cette définition est encore restée celle du ministère de 
l'instruction publique. Il ne l'a pas encore changée pour 
celle que donne Kant : « Développer chaque individu dans 
toute la perfection dont il est susceptible » ; il n'a pas 
compris que le développement de toutes les forces et de 
toutes les énergies individuelles est le but que doit pour- 
suivre la société dans l'éducation. Elle ne peut l'atteindre 
Digitized by Google
DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. '43 
qu'en donnant à l'homme nue bonne nutrition et en le dé- 
barrassant de tous les langes qui l'enserrent. 
Mais ministres, professeurs et autres fonctionnaires croient 
qu'il est, au contraire, de leur devoir de comprimer autant 
que possible ce développement; ils ficellent chaque homme 
comme une momie ou le chargent de fers comme Latude. 
Ils cherchent bien à augmenter la richesse sociale, ils 
veulent rendre leur pays grand et puissant, ils ont le désir 
d'avoir de grands hommes et de faire de grandes choses ; 
mais, de peur que la chaudière n'éclate, ils ont supprimé 
le feu; de peur qu'il n'y ait des incendies, ils ont défendu les 
allumettes; de peur que le vin ne fermente, ils y ont mis de 
l'eau ; de peur que le canon ne crève, ils ont mouillé la 
poudre. 
Ah! ils auraient bien voulu des grands hommes, mais ils 
auraient voulu des hommes qui se pliassent à toutes leurs 
volontés, qui fussent malléables comme de la cire, souples 
comme des gants. Et comme les grands hommes ordinaire- 
ment ne sont pas si flexibles, ils ont encore mieux aimé s'en 
passer que risquer de trouver en face d'eux des Hercules, 
marchant droit, ne se dérangeant devant personne et abat- 
tant à coups de massue ceux qui voudraient les empêcher 
de parcourir librement leur chemin. 
Les Hercules effrayent singulièrement les pygraées gou- 
vernementaux. 
Cela se conçoit : avec eux, impossible de rester tranquille; 
les hommes de haute stature et de forte encolure occupent 
un grand espace et ils veulent en jouir librement; ils ont 
besoin d'air pour leurs vastes poumons, et ils veulent res- 
pirer à leur aise, et tant qu'ils n'ont pas conquis l'espace 
dont ils ont besoin, tant qu'ils n'ont pas la quantité d'air 
qui est nécessaire à leur vie, ils s'agitent, se remuent et 
ébranlent tout à chacun de leurs mouvements. 
Dans une société bien constituée, bien réglementée, où 
chacun a sa petite place déterminée par l'autorité et d'où 
44 l'inventeur. 
il ne doit pas sortir, les Hercules sont fort gênants. 
Aussi faut-il les empocher de se produire, donc il faut 
les prendre dès leur naissance, les emmaillotter étroitement, 
comprimer chacun de leurs membres, arrêter le vaste dé- 
veloppement de leur poitrine, et puis les passer ensuite 
au laminoir du collège. Il faut changer la barre de fer in- 
flexible en souple ûl de fer. 
Il n'y aura peut-être pas de grands hommes, mais il n'y 
aura pas d'hommes dangereux. 
Il est vrai que Napoléon I" s'étonnera que, sous son 
règne, n'ait pu se produire aucun chef-d'œuvre, malgré les 
prix et les encouragements qu'il donnait à la littérature. 
Naïveté des despotes 1 ils voudraient que le palmier qui est 
coupé par le pied donnât encore des fruits; ils prennent à 
tache d'arrêter tout développement individuel, ils cherchent 
à paralyser toutes les forces à l'aide de narcotiques; ils font 
tous leurs efforts pour arrêter toutes les énergies ; ils veulent 
changer les lions en moutons, ils veulent n'avoir à gouver- 
ner que des Lilliputiens, ils veulent ne régner que sur des 
pygmées : et ils s'étonnent qu'à leur voix, quand ils en 
éprouvent le besoin, les pygmées ne soient pas des Titans, 
que les Lilliputiens ne soient pas forts comme des Milon 
de Crotone, que les moutons n'aient pas la puissance des 
lions. Ils ont fait un peuple impuissant et ils voudraient que 
ces eunuques procréassent 1 
Quelle indignation ne doit-on pas éprouver quand on voit 
le système de dégradation qu'emploient certains gouverne- 
ments sur les peuples I Au lieu d'élever des hommes, ce qui 
serait leur devoir, de développer leurs facultés, ils les atro- 
phient 1 Il n'y a pas de paroles qui répondent à la colère 
que doit soulever un tel spectacle. 
Pour les despotes, l'éducation est toujours l'art de manier 
et de façonner les esprits ; quand donc comprendront-ils 
qu'elle est l'art d'élever les hommes ? 
Il faut que ce soient des prélats, comme M. Dupanloup, 
Digitized by Google
DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 45 
c'est-à-dire des hommes qui luttent contre le progrès et la 
civilisation moderne, qui viennent donner ces définitions, 
que des gouvernements prétendus civilisateurs ne veulènt 
pas admettre. 
Je viens de vanter le rapport de M. Duruy sur l'instruc- 
tion primaire; mais je ne partage pas la môme admiration 
pour les réformes qu'il a faites dans l'éducation secondaire, 
et j'ai été profondément étonné que la plupart des journaux 
s'accordassent à les louer : car ces réformes, au lieu d'être 
progressives, d'essayer de s'accorder avec le mouvement ac- 
tuel, de vouloir faire mieux qu'autrefois, nous ramènent en 
arrière. 
En effet, qu'a voulu faire M. Duruy? augmenter le cadre 
du baccalauréat et supprimer graduellement la scission des 
études. 
Eh bienl le cadre du baccalauréat n'est-il pas déjà trop 
vaste? Voyez ce qu'en dit M. Dupanloup dans son ouvrage 
sur l'éducation, et lisez l'éloquent passage dans lequel il le 
flétrit. 
Savez-vousce qu'est le baccalauréat? C'est un examen de 
perroquets, excellent pour les jeunes gens doués de peu 
d'intelligence et doués d'une grande mémoire, d'une grande 
facilité, comme disent les parents et les professeurs. C'est 
une pure affaire de mnémotechnie, où la palme appartient à 
celui qui sait le plus de mots et connaît le moins de choses. 
Le baccalauréat n'est pas destiné, comme on pourrait le 
croire, à peser le bagage de connaissances qu'a pu acquérir 
un jeune homme; pas le moins du monde: des bacheliers 
excellents qui ont passé leur examen avec le plus grand succès, 
qui ont reçu les félicitations de l'Université, dont le nom 
même a été publié par les journaux, ne savent rien. 
Toute leur science est une vessie : si on la presse, elle 
s'évanouit. 
Ce sont des jeunes gens à brillantes facettes. Us ont été 
bien taillés par leurs professeurs, bien polis par dix ans de 
46 
l'inventeur. 
frottement sur les bancs du collège; vus de loin, ils font un 
certain effet : ils citent des dates précises ; ils savent en quelle 
année Mérovée est mort; ils vous réciteront tous les noms 
des rois d'Égypte; ils placeront à propos un vers latin, et 
même un vers grec... Eprouvez le diamant, vous trouverez 
du stras. 
Le baccalauréat ne travaille qu'en faux ; les jeunes gens 
énergiques, vigoureux ne peuvent pas entrer dans son 
moule. 
Pour lui la surface est tout, peu lui importe le fond. Il ne 
demande au jeune homme que de la mémoire ; il ne lui de- 
mande pas d'idées; il regarde l'homme comme une de ces 
tablettes de cire dont se servaient les Romains ; l'homme est 
une machine à apprendre ; quant à la raison, il peut s'en 
passer. 
Les aspirants au baccalauréat connaissent bien les opi- 
nions de leurs examinateurs, et ils en profitent. 
Savez-vous comment se prépare cet examen ? on achète 
un Manuel, celui de Lefranc, par exemple, et, deux ou trois 
mois avant 1 examen, on se met à peu près à l'apprendre 
par cœur. Rien de plus commode que ce Manuel; M. Le- 
franc est un homme intelligent : il a compris les nécessités 
du baccalauréat. Ancien membre de l'Université, il les 
connaît par expérience. Aussi a-t-il rédigé son Manuel dans 
le sens demandé par les professeurs, c'est-à-dire que ce 
Manuel ne contient qu'une masse de faits, de formules, de 
dates sans liaison entre eux, n'apprenant rien, ne disant 
rien à l'intelligence. Mais qu'on le sache par cœur, qu'on 
le récite à peu prôs, et on passe un examen triomphal. 11 
est vrai qu'on est si abruti par cette étude, qu'il faut au 
moins un mois pour s'en remettre. Au bout d'un mois on 
a oublié tout cela, on s'est débarrassé le cerveau de tout ce 
fatras inutile, on redevient soi-même et on recouvre l'intel- 
ligence quand on a oublié la dernière ligne du Manuel. 
Alors, les deux ou trois mois qui ont précédé ou suivi le 
Digitized by Google
: 
DÉVELOPPEMENT DBS FORCES INDIVIDUELLES. Al 
baccalauréat vous apparaissent comme un mauvais rêve, 
comme un cauchemar qui vous a rempli le cerveau et a 
manqué de vous reodre idiot. 
Est-il nécessaire de demander si c'est à cet examen que 
devraient aboutir dix années de collège? Un examen, oui 
ou non, doit-il avoir pour but la récitation d'un Manuel, et 
la palme doit-elle être donnée à celui qui Ta le mieux récité? 
Est-ce à l'intelligence ou à la mémoire qu'il faut s'adresser? 
Veut-on avoir des hommes ou des perroquets? 
Et n'est-ce pas une chose triste réellement qu'après avoir 
passé cet examen, on soit obligé de s'en purger à peu près 
complètement pour redevenir homme? 
Voilà donc le résultat donné par le baccalauréat : vous 
faites perdre à l'homme les dix plus belles années de sa vie 
pour aboutir à un examen qu'il devra oublier aussitôt après 
l'avoir passé! 
Chose facile, du reste, car le bachelier n'a rien appris. Je 
me rappelle qu'un bachelier ès sciences ne savait pas, le 
jour même où il avait été reçu à son examen, la différence 
qu'il y a entre une pompe foulante et une pompe as- 
pirante ! 
Et cependant, grâce à une heureuse mémoire, un certain 
brio, il avait eu beaucoup de succès : il est vrai que tout 
était fort confus dans sa tête et dans ses paroles; mais il 
avait récité imperturbablement sans s'arrêter et sans cher- 
cher à comprendre ce qu'il récitait. Précieuse chose que 
cet aplomb, dont les examinateurs se contentent le plus 
souvent! 
Aussi voit-on tous les jours des jeunes gens bien plus 
faibles, pour me servir du terme consacré, que d'autres, 
dans leurs classes, passer un examen triomphal. Us ont 
plus de blague, plus de surface, moins de fond : là est 
leur avantage. 
Eh bien ! est-ce la surface des jeunes gens qu'on doit dé- 
velopper? Veut-on donc des jeunes gens qui puissent citer 
48 
l'inventeur. 
des dates sans savoir un mot d'histoire, se servir de termes 
scientifiques sans en connaître la valeur, parler de philo- 
sophie sans y rien comprendre, et formuler hardiment des 
jugements d'après le Manuel Lefranc? 
Veut-on obtenir de petits pédants, qui parlent de tout, se 
mêlent de tout, connaissent tout? Et c'est là un des ca- 
ractères des bacheliers. Ils ont un amour-propre immense, 
infini ; comme en deux mois, ils ont appris l'histoire uni- 
verselle, la logique, la physique, la géométrie, etc., dans 
le Manuel Lefranc, ils se figurent posséder la science uni- 
verselle. 
Aussi dit-on : l'outre cuidance d'un bachelier, comme : 
la pédanterie d'un professeur. 
Et il faut de sévères leçons pour les faire rentrer un peu 
en cux-môraes et leur montrer la nullité de leur savoir. Et 
cependant ce ne sont pas eux qui devraient les recevoir, car 
ils ne sont pas responsables de l'esprit qu'on leur a donné; 
la punition devrait frapper le professeur qui les a gonflés et 
bouffis comme de petits ballons. 
Il faut bien les presser un peu pour faire sortir la bêtise 
et l'orgueil qu'ils ont amassés. 
Tel est le beau résultat qu'obtient notre éducation uni- 
versitaire. 
Il n'est pas nécessaire de prouver qu'il est mauvais. Vous 
ne pouvez m'accuscr de charger les faits que je viens d'ex- 
poser, vous ne pouvez nier que les examens ne se passent 
ainsi. Que ceux qui douteraient de la réalité de ce que 
j'avance interrogent tous les professeurs, et ils en rece- 
vront la confirmation. Qu'ils interrogent les jeunes gens qui 
viennent de passer les Fourches Caudines avec le plus de 
succès, ceux que Ton appelle de « bons sujets », et ils 
verront qu'ils n'ont rien gardé de leur examen , qu'ils ne 
savent rien. 
Cela pourra les étonner, et cependant ce fait n'a rien 
d'étonnant. 
Digitized by Google
DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 49 
Tout le monde sait qu'il y a deux mémoires : la mémoire 
des mots, et la mémoire des faits et des idées. Les deux 
mémoires s'excluent réciproquement. Laquelle faut-il déve- 
lopper? Est-il nécessaire de répondre à cette question ? La 
mémoire des mots n'est-elle pas une chose toute secondaire, 
qui ne peut servir à l'homme, qui ne le forme pas? 
La mémoire des faits et des idées, au contraire, n'est-elle 
pas une des bases les plus solides sur lesquelles puisse s'as- 
seoir la raison? N'est-elle pas l'élément le plus indispensable 
du jugement humain? Juger, en effet, c'est comparer; et 
pour comparer, il faut savoir. 
Par conséquent c'est donc celle-là qu'il faut s'attacher à 
développer, nourrir, remplir de manière que les jeunes gens 
deviennent des hommes. 
Et c'est celle-là précisément que l'Université ne connaît 
pas. Elle a une sorte de haine contre elle. On dirait qu'elle 
voudrait l'étouffer. 
Et cela se comprend. 
« Napoléon, a dit Edouard Laboulaye, fait de l'Univer- 
sité une sorte de couvent laïque et lui donne à administrer 
l'âme de ses sujets. » 
Aussi regarde-t-elle la raison comme son ennemie, et 
s'acharne-t-elle à en détruire tous les germes dans l'esprit 
des jeunes gens qui lui sont confiés. Au lieu de développer 
les facultés qui se montrent chez eux, elle les combat; au 
lieu d'essayer de rendre plus puissantes les forces na- 
turelles dont la nature a doué chacun d'eux, elle les an- 
nihile. 
Elle cultive l'esprit humain : soit; mais aveuglément. 
Elle veut exiger des sols les plus différents les mômes pro- 
duits; et pour cela elle ordonne le même engrais et le même 
labour, et elle croit avoir bien rempli sa tâche; et elle re- 
garde comme mauvais le terrain qui ne rapporte pas des 
récoltes qui sont contraires à sa nature. 
Si un agriculteur en faisait autant, on lui rirait au nez ; 
4 
Digitized by Google
50 
l'inventeur 
mais ici, il ne s'agit pas du sol, il s'agit de l'homme, et 
c'est bien différent ! 
Le baccalauréat est comme l'anneau dont on se sert pour 
mesurer le macadam; toutes les pierres qui sont trop 
grosses pour passer à travers doivent être brisées de nou- 
veau : ce qui prouve que l'éducation des jeunes gens est 
aussi mal faite que possible, puis ju'au lieu de développer 
leurs forces on cherche à les anéantir. 
« Nos lycées d'internes, dit Edouard Laboulaye, lycées 
impériaux ou municipaux, demi-séminaires et demi-caser- 
nes, ne sont pas meilleurs pour l'esprit que pour le corps. S'il 
y manque d'air et de place, il y manque plus encore de cetle 
liberté qui, dés l'enfance, apprend à l'individu à se con- 
duire... L'obéissance passive fait des soldats et des prêtres; 
elle ne fait pas des citoyens. » 
Et n'cst-il pas vraiment atroce, ce lit de Procuste sur 
lequel on étend toutes les intelligences? 
Ah I on rit des bacheliers! on ne leur porte nul in- 
térêt; les parents les traitent de paresseux; les hommes 
sérieux sont tentés de ne pas trouver les examinateurs 
assez sévères... Ah! si on savait toutes les tortures aux- 
quelles le baccalauréat soumet les intelligences, on fré- 
mirait... 
Heureusement que les jeunes gens le passent à un âge où 
leur intelligence est encore malléable; alors la souffrance 
est moins vive pour eux ; mais \,o\ir ceux dont le cerveau a 
déjà acquis la dureté qu'il doit avoir plus tard, c'est un 
supplice atroce. 
Et à ceux dont le cerveau est encore une cire molle, le 
baccalauréat laisse une empreinte funeste qui ne s'efface 
pas toujours, et fait d'hommes qui auraient pu devenir re- 
marquables, de simples crétins. 
Ne doit-on donc pas réagir contre cette violence? N'est-ce 
pas en la détruisant qu'on peut faire faire des progrès à 
l'instruction publique ? Développer les forces individuelles 
Digitized by Google
DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 51 
au lieu de les comprimer, voilà le but qu'on doit se pro- 
poser; ce sera par lui qu'on arrivera à élever le niveau 
moral et intellectuel du genre humain. 
Eh bien ! puisque jusqu'à présent on a fait précisément 
le contraire de ce qu'on eût dû faire, il faut changer com- 
plètement de méthode. 
Jusqu'ici, l'Université a suivi l'idée d'Helvétius, qui pré- 
tend que tous les hommes naissent avec des facultés égales 
et qu'ils ne diffèrent que par l'éducation. Alors, comme elle 
est bonne logicienne, elle a voulu être conséquente avec 
elle-même. 
Il faut chercher l'égalité, a-t-elle dit; et puisque les 
hommes ne diffèrent que par l'éducation, il faut leur donner 
une éducation égale, leur faire subir le môme examen pour 
les rendre égaux. 
Certes, l'égalité est une très-bonne et très-belle chose ; 
mais elle n'existe pas plus entre les intelligences qu'entre 
les tailles; et il y a des enfants de génie comme il y a des 
enfants idiots. 
Or la même éducation, les mêmes méthodes ne conve- 
nant pas à ces enfants, on ne peut exiger d'eux les mêmes 
résultats. 
Par conséquent, il ne faut pas donner la même éducation 
à tous, aboutissant au même examen. 
Car les enfants sont loin de n'avoir pas de vocation : en 
voyant les différences qui existent entre le caractère de 
deux enfants du même âge, on s'en convainc parfaite- 
ment. En voici un qui est rêveur, en voici un autre qui est 
gai, celui-ci est emporté par sun imagination, celui-là ré- 
fléchit; l'un sera artiste, l'autre mathématicien. 
On ne peut pas nier ces différences : il suffit d'avoir re- 
gardé une fois deux enfants pour les avoir reconnues. Il 
n'y a pas besoin de se livrer à de grandes spéculations 
philosophiques pour l'établir. C'est un fait. 
Maintenant, la vocation n'est pas quelquefois très-bien 
Digitized by Google
52 
L'INVENTEUR. 
marquée. C'est vrai ; mais elle n'en existe pas moins et elle 
se montre tôt ou tard. 
Les parents, les hommes sérieux ne l'admettent pas. 
Joseph Prudhomme est au-dessus de cela. 
Tàtez-donc un peu les bosses de vos enfants et voyez 
quelles sont celles qui sont le plus développées chez eux. 
Quel haro on pousserait contre moi si j'allais émettre 
cette idée dans le sein de quelque honorable famille. 
Non, non, ce n'est pas ainsi que cela doit se faire. 
Je prends un père entre cent mille ; il dit, en reniflant une 
prise de tabac : 
— J'ai été reçu bachelier, mon ûls le sera. 
De plus le fils prendra du tabac, aura un gros ventre et 
un fils auquel il répétera les mômes paroles , si le bacca- 
lauréat existe encore. Et voilà comment se font les éduca- 
tions. Si le fils a de l'énergie, et s'il ne peut plier ses facultés 
au niveau universitaire, et si un penchant violent l'emporte 
vers certaines études et l'éloigné des autres, eh bienl il 
passera pour un mauvais élève. Et si enfin, ne pouvant 
contraindre plus longtemps sa nature, il rompt avec cette 
éducation qui veut l'atrophier et sous laquelle il ne veut pas 
se courber, il est repoussé par toute sa famille, mis à l'index 
et reçoit cette terrible épithète : 
— C'est un mauvais sujet ! 
Voilà l'histoire de mille jeunes gens. 
Et ces jeunes gens, en général, sont les meilleurs de la 
société, ceux qui sont les plus forts, ceux qui pourraient 
lui rendre Je plus de services. Ceux qui, ne succombant 
pas dans la lutte, malgré le lycée et leur famille, parvien- 
nent à s'élever, le prouvent bien. 
Voyez tous nos artistes, tous nos littérateurs, tous nos 
inventeurs, à bien peu d'exceptions près, ils se sont formés 
seuls, en dépit du lycée, en dépit de leurs parents. 
Qu'est-ce donc qu'une éducation qui est en lutte conti- 
nuelle avec les natures énergiques, au lieu de les développer 
DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 53 
dans leur sens le plus favorable? N'est-ce pas réellement 
une chose atroce que ce combat qu'entreprennent la famille 
et le collège pour étouffer la plante quand elle veut s'élever; 
pour atrophier le jeune homme, le dessécher, comme un 
jockey anglais, afin qu'il ne dépasse pas le poids régle- 
. nientaire? 
Pour remédier à cet état de choses, il ne faut pas vouloir 
soumettre toutes les intelligences au môme joug; il faut va- 
rier les études selon les aptitudes, laisser à chaque jeune 
homme le choix d'une spécialité qu'il devra cultiver princi- 
palement. 
Il y a longtemps qu'Arago a demandé, à la Chambre des 
députés, la liberté entière pour chaque collège et pour 
chaque élève de varier ses études selon les lieux et les capa- 
cités, chose qui comportait par conséquent l'abolition du 
baccalauréat. 
« Dans nos écoles modernes, taillées du nord au midi, 
de l'est à l'ouest, exactement sur le même patron ; soumises 
à des règles communes, à une discipline uniforme ; où les 
enfants n'arrivent d'ailleurs qu'à l'âge de neuf à dix ans, 
pour n'en sortir qu'à dix-huit ou vingt, les individualités 
s'effacent, disparaissent ou se couvrent d'un masque de 
convention. » 
Et quand on lui objectait qu'il pourrait arriver que l'étude 
du grec et du latin en souffrît, il disait simplement : 
« Messieurs, c'est peut-être un malheur, mais je m'y rési- 
gnerais sans un très-grand chagrin. » 
« L'instruction de Bayonne doit-elle être la même que 
celle du Havre ? » demandait-il. 
Non sans doute. Eh bien! l'instruction de Paul, qui a 
de l'imagination, de l'enthousiasme, doit-elle être la même 
que celle de Pierre qui est froid et calculateur? — Non. 
On ne peut pas plus les soumettre tous les deux à digérer 
Ja même dose de latin, de grec, d'histoire, de géographie, 
de logique, qu'on ne peut donner la même dose de jalap ou 
Digitized by Google
54 
l'inventeur 
de rhubarbe à doux hommes d'un tempérament différent. 
La scission qui avait lieu au sortir de la quatrième était 
mauvaise, parce qu'elle était insuffisante ; mais elle était un 
acheminement à diversifier les études. Déjà on avait créé 
des cours spéciaux poui la marine et pour le commerce. 
On pouvait espérer que le ministère de l'instruction pu- 
blique suivrait celte tendance, qu'il irait en restreignant 
de cadre du baccalauréat qui était beaucoup trop vaste. 
Mais M. Duruy est venu rétablir un baccalauréat unique. 
N'est-ce donc pas rétrograder complètement et ne doit-on 
pas s'élever contre cette réforme, comme contre toutes les 
tendances rétrogrades? 
Si avec la scission, à partir de la classe de troisième, le 
baccalauréat était rempli de tous les inconvénients que j'ai 
montrés plus haut, s'il ne développait que la mémoire des 
mots sans rien apprendre, s'il ne donnait que de la surface 
sans donner aucune profondeur, s'il laissait au bout de dix ans 
de collège les jeunes gens complètement nus, s'il n'était qu'un 
exercice mnémotechnique dont le cerveau ne gardait nulle 
trace, nulle impression durable, nul germe qui pût fructifier, 
que sera-ce donc maintenant, quand il n'y aura plus qu'un 
baccalauréat qui augmentera encore les vices du système? 
Il faut donc réagir contre cette tendance déplorable; il 
faut demander qu'on multiplie les études spéciales, qu'on 
diminue les études générales, si l'on veut empêcher la jeu- 
nesse de perdre ses plus belles années au collège sans nul 
profit, si l'on veut avoir des hommes forts et vigoureux qui 
augmenteront la puissance et la gloire de la France. 
Tous les penseurs sont unanimes pour demander un 
remaniement de notre système d'éducation. 
Le grec et le latin sont de vieux préjugés qu'il faut se- 
couer. Lisez l'excellente critique qu'Edmond About en a 
faite dans le Progrès, lui qui est un homme d'esprit en dépit 
du prix de philosophie qu'il a gagné au concours. 
Il est vrai que M. Duruy a fondé, ou du moins encouragé 
Digitized by Google
DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 55 
renseignement spécial industriel dans les lycées. Mais ce 
n'est qu'une branche greffée sur l'autre; c'est un accessoire 
au lieu d'ôtre une chose principale ; c'est une espèce d'au- 
mône faite aux enfants « qui ne peuvent disposer d'un gros 
capital de temps et d'argent » (circulaire du 6 avril 1860); 
et encore, dans cet enseignement industriel, M. le ministre 
a-t-il soin de faire remarquer que les études littéraires y 
occupent une très-grande place. « En môme temps que les 
scissions appliquées mettront son esprit dans une voie pra- 
tique, les cours de littérature, d'histoire et de morale lui 
donneront le goût de s'élever au-dessus des réalités du 
monde physique pour arriver beau, au au bien et à Dieu, 
d'où viennent et en qui se confondent toutes les perfec- 
tions. » Pauvre science I elle ne sufOt pas par elle-même 
pour développer l'intelligence, ou plutôt non, on a encore 
peur d'elle. Sans cesse Dieu doit ôtre mis en face d'elle ! 
« La matière éternelle comme son étemel auteur! » dit 
M. Costc. 
Cet enseignement n'est qu'une transaction bien timide : 
cependant nous devons la louer c'est plus qu'autrefois, mais 
ce n'est pas assez. Il a le défaut de tous les compromis et 
demi-mesures. Ce que nous demandons, c'est une réforme 
entière, universelle. 
Permettez-moi de citer le programme d'éducation posé 
par M. Leneveux : 
« Le grec et le latin ne seraient enseignés qu'à ceux qui 
auraient quelque chance de s'en servir dans les lettres ou 
dans les sciences. 
« Des langues étrangères pourraient ôtre réservées pour 
les voyageurs et les commerçants futurs. 
« Les enfants ne seraient plus surchargés, comme ils le 
sont encore, de travaux écrasants pour leur jeune intelli- 
gence: « L'enfance de l'homme, dit Michelet, comme celle 
« des plantes et de toute chose, a besoin de repos, d'air, de 
« douce liberté. Tout semble combiné pour étouffer les en- 
30 
l'inventeur 
« fants. Les aimons-nous? oui, sans doute... et cependant 
v nous les tuons. » 
« Les vocations artistiques ne seraient plus vouées à tant 
de souffrances et de luttes, puisque des écoles spéciales 
leur seraient ouvertes et les moyens de se perfectionner mis 
à leur portée. 
« Les aptitudes industrielles diverses trouveraient, à leur 
tour, des écoles professionnelles où l'instruction scientiCque 
se combinerait avec l'apprentissage des métiers. 
« Le temps de la jeunesse ne serait plus gaspillé comme 
il l'est aujourd'hui ; l'industriel et le négociant ne regrette- 
raient pas d'avoir perdu de longues années à apprendre ce 
dont ils n'avaient nullement besoin et à ignorer ce qui leur 
aurait été si utile. » 
M. Emile de Girardin veut, de son côté, que l'instruction 
commune se borne aux limites suivantes : lecture, écriture, 
orthographe, géographie, calcul, dessin linéaire, comptabi- 
lité. Voilà le tronc : ce que chacun doit savoir; au delà, 
chacun pourra apprendre ce qu'il voudra, selon ses apti- 
tudes. 
« Instruction universelle , dit-il, n'est pas ici une expres- 
sion employée pour dire : la même instruction donnée à 
tous. Loin de làl Telle que je l'entends, instruction univer- 
selle signifie instruction nécessaire, et rien de plus; consé- 
quemment instruction graduée et variée selon le niveau et 
la diversité des aptitudes. Certes, ce n'est pas moi qui vou- 
drais prendre pour exemple cette instruction uniforme que 
l'Université exige sous le nom de baccalauréat ès lettres et 
baccalauréat ès sciences, véritable lit de Procuste dans lequel 
elle mesure indistinctement les mémoires les plus inégales, 
étend impitoyablement les aptitudes les plus diverses. Un 
tel enseignement est le pire de tous les communismes, la 
pire de toutes les promiscuités, car c'est le communisme et 
la promiscuité des intelligences. Aussi, quels n'en sont pas 
les tristes résultats au double point de vue de la société et 
Digitized by Google
DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 57 
de l'individu ! Quels hommes forme cette instruction com- 
muniste ! Ne semble-t-il pas qu'en eux tout ressort soit 
brisé, toute spontanéité éteinte I Hors du chemin battu, 
quand il est obstrué, et il l'est souvent, ils sont incapables 
de s'en frayer aucun autre. Il ne semble pas que ce soient 
des hommes se dirigeant par la force qui leur est propre, 
il semble que ce soient des machines se mouvant en raison de 
l'impulsion reçue. 
« A l'exception du parc de Versailles et d'une allée des 
Tuileries, où cette barbarie est restée en usage et en hon- 
neur, on a renoncé à tailler et à rogner les arbres comme 
on les taillait et rognait sous Louis XIV, qui ne permettait 
ni à une branche ni à une feuille de dépasser une autre 
feuille et une autre branche : branches et feuilles ont re- 
couvré leur liberté. Un jour aussi, je l'espère, les intelli- 
gences recouvreront la leur; elles cesseront d'être assu- 
jetties à cette uniformité d'études que l'Université leur 
inflige, et dont celle-ci semble avoir emprunté l'idée aux 
jardins dessinés par Le Nôtre... Si l'élève, qui saura lire et 
écrire, a une aptitude exclusive pour la littérature, celui-là 
ne sera pas contraint de perdre son temps à pâlir sur les 
livres de géométrie; il ne sera pas contraint de faire à sa 
nature une violence qui, le plus souvent, n'aboutit qu'à 
émousser en lui le goût de l'étude, qu'à l'éteindre; se dé- 
veloppant toujours dans le sens naturel de ses dispositions, 
tout progrès qu'il fera le stimulera d'autant plus qu'il aura 
moins coûté. Si, au contraire, l'élève qui aura appris le 
calcul et le dessin linéaire a une aptitude marquée pour la 
géométrie et les mathématiques, celui-ci ne sera pas con- 
traint de perdre son temps à graver machinalement et péni- 
blement dans sa mémoire rebelle force mots latins et grecs 
dont plus tard il ne saura que faire et qui cependant lui 
auront coûté à retenir infiniment plus de peine qu'il ne lui 
en eût fallu pour s'élever à la hauteur des théorèmes les 
plus difficiles à démontrer, les plus difficiles à résoudre. 
4 
Digitized by Google
r>8 
l'inventeur 
« Chacun n'apprenant ainsi que ce qu'il préférera ap- 
prendre et que ce qu'il sera utile qu'il sache, il y aura plus 
d'hommes spéciaux, et il y aura moins d'hommes superficiels 
qui, ayant la prétention d'être aptes à tout, ne sont en 
réalité aptes à rien : ce sera un double progrès. 
« D'un élève qui, naturellement et sans efforts, eût pu 
devenir un bon littérateur, que gagne-t-on à en faire un 
mauvais géomètre? et d'un élève qui, naturellement et 
sans efforts, eût pu devenir un bon géomètre, que gagne-t-on 
à en faire un mauvais littérateur? On y gagne d'en faire 
chèrement et laborieusement deux hommes médiocres. 
C'est donc à cela qu'aboutit la violence intellectuelle exercée 
sur la liberté des vocations parla tyrannie universitaire! 
Mais y a-t-il lieu de s'étonner que, fabrique de médiocrité, 
l'Université ne produise que médiocrité? la logique des 
causes s'atteste par leurs effets. » 
Depuis longtemps déjà, d'autres penseurs ont condamné 
les mauvaises tendances de l'éducation dont on sature les 
jeunes gens. 
Montaigne dit : « Nous ne travaillons qu'à remplir la 
mémoire et laissons l'entendement et la conscience vides. • 
Érasme : « Les premiers qui se présentent sont les véné- 
rables docteurs en grammaire, autrement les pédants... ils 
se croient les premiers hommes du monde. Ce qui les rend 
principalement heureux, c'est la haute idée qu'ils ont de 
leur érudition; ils ne sèment que des impertinences, que 
des sottises dans l'esprit des enfants... Ils passent ainsi 
chez les parents de leurs sujets pour des hommes d'une 
science profonde, ces sots croyant bonnement tout ce que 
nos pédants leur disent. » 
Voltaire : « Vous m'avez donné là une plaisante éduca- 
tion... Lorsque j'entrai dans le monde, je voulus m'aviser 
de parler et on se moqua de moi... Le pays môme où je suis 
né était ignoré de moi ; je ne connaissais ni les lois princi- 
pales, ni les intérêts de ma patrie... Je savais du latin et 
Digitized by Google
: 
DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 59 
des sottises... Il faut que chacun apprenne de bonne heure 
tout ce qui peut le faire réussir dans la profession à laquelle 
il est destiné... La plupart de nos éducations sont ridicules 
et celles que l'on reçoit dans les arts et métiers sont infini- 
ment meilleures. » 
Vauvenargues : « On instruit les enfants à craindre et à 
obéir. On les excite encore à être copistes, à quoi ils ne 
sont déjà que trop enclins; nul ne songe à les rendre origi- 
naux, entreprenants, indépendants. » 
Spurzheim : « La môme sorte d'éducation convient-elle à 
tous les individus? La réponse est négative sous beaucoup 
de rapports. » 
Laurentic : « En apprenant les mêmes choses à tous les 
enfants, on ne prépare aucune disposition particulière, on 
n'a compris aucune vocation, on ne favorise aucun génie 
pour l'avenir. 
« Les études modernes arrivent principalement à ce ré- 
sultat, qu'elles multiplient les esprits sans vocation : et il 
n'y a pas de pire fléau. » 
Basti «t : « Les grades universitaires ont le triple incon- 
vénient ^uniformiser l'enseignement et de l'immobiliser, 
après lui avoir imprimé la désertion la plus funeste.,, 
« Si encore les connaissances exigées pour le baccalau- 
réat avaient quelques rapports avec les besoins et les inté- 
rêts de notre époque I Si, du moins, elles n'étaient qu'inu- 
tiles 1 mais elles sont déplorablement funestes. Fausser 
l'esprit humain, c'est le problème que semble s'être posé 
et qu'ont résolu les corps auxquels a été livré le monopole 
de l'enseignement. 
« Les Grecs, qui n'apprenaient pas le latin , ne man- 
quaient pas d'intelligence, et nous ne voyons pas que les 
femmes françaises en soient dépourvues, non plus que de 
bon sens. » 
Rousseau : « Vos enfants ignoreront jusqu'à leur propre 
langue, mais ils en parleront d'autres qui ne sont en usage 
60 l'inventeur. 
nulle part; ils sauront composer des vers qu'à peine ils 
pourront comprendre ; sans savoir démêler l'erreur de la 
vérité, ils posséderont l'art de les rendre méconnaissables 
par des arguments spéciaux... » 
Lamartine : « J'ai souvent déploré moi-même ces persis- 
tances de la routine, qui donnent à une époque l'éducation 
d'une autre époque, qui enseignent à des Français la langue 
des Latins et des Grecs. » 
Bernardin de Saint-Pierre : « Sept années d'humanités, 
deux de philosophie, trois de théologie, douze ans d'ennui, 
d'ambition et de sufGsance, sans compter les années que 
de bons parents font doubler à leurs enfants, pour les ren- 
forcer, disent-ils; à quoi donc tout cela sert-il à la plupart 
des hommes? Quelle utilité le plus grand nombre en tire-t-il 
dans le monde pour la perfection de ses propres lumières 
et pour la pureté de sa diction ? » 
Charles Dunoyer : « Que l'étude des lettres grecques et 
latines soit un complément très-désirable pour certaines 
éducations spéciales, celle des érudits notamment, pour celle 
encore des hommes qui ont une éducation véritablement 
littéraire, on ne peut sûrement le nier. Mais qu'elle doive 
former en général le fond môme de l'éducation, et servir de 
base pour tout le monde à ce qu'on appelle les humanités ; 
que les peuples modernes les plus cultivés ne puissent faire 
leurs humanités dans leur propre langue et dans celles des 
nations voisines qui méritent le plus d'être cultivées, c'est 
infiniment plus contestable assurément... Au fond, rien ne 
semble plus stupide et plus fou, au moins de la part du très- 
grand nombre, que de consacrer de longues années, prises 
sur la partie la plus précieuse de la vie humaine, unique- 
ment à apprendre deux langues que le plus grand nombre 
n'a pas le moindre intéfôt à savoir ; deux langues que l'uni- 
versalité des personnes qui les étudient apprennent d'ail- 
leurs fort mal, que presque tout le monde se hate d'oublier 
dès aussitôt et après les avoir apprises, et dont l'étude, que 
Digitized by Google
DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 61 
son défaut d'objet, sa durée, et probablement aussi le vice 
des méthodes employées, tendent à rendre si rebutante, 
n'a souvent d'autre résultat que de faire prendre en aver- 
sion toute espèce de travail intellectuel. Quelle singularité 
n'est-ce point que de donner à l'étude de ces langues une 
importance si follement exagérée 1 d'en faire, sinon l'objet 
unique, au moins l'objet le plus fondamental et de beau- 
coup le plus considérable de toute l'éducation!... Quoi de 
plus bizarre encore que de préparer les hommes aux pro- 
fessions les plus diverses par un seul genre de travail, et 
par un travail qui n'a de rapport bien direct avec aucune 
de ces professions ! Nous avons dans l'Inde, observe un 
écrivain anglais, cent mille de nos compatriotes qui s'étaient 
préparés à ce voyage en faisant des vers barbares sur Apol- 
lon, Mars, Mercure, et qui, du reste, n'avaient appris au- 
cune des langues que parlent les cent millions d'individus 
sur lesquels s'exerce leur domination. A notre tour, nous 
pourrions dire : Nous avons dans nos champs, dans nos 
ateliers, dans nos comptoirs, dans nos études, dans nos la- 
boratoires, des milliers d'individus qui se sont préparés à 
la pratique de l'art agricole, de la fabrication, du com- 
merce et d'une multitude de professions, en employant de 
longues années à faire des versions et des thèmes, ou à en- 
filer dans un certain ordre des ïambes, des dactyles et des 
spondées. » 
Alphonse Karr : « J'ai fait sans cesse une guerre acharnée 
h cette instruction sans éducation, à ces études exclusive- 
ment littéraires qui vous laissent désarmé et ignorant aux 
portes de la vie, et, en 1850, à Paris, très-propre à vivre à 
Rome soixante-dix ans avant Jésus-Christ, conformément 
aux lois romaines, dussent les lois françaises vous envoyer 
aux galères. » 
J.-B. Say : « De la manière dont l'instruction publique 
est organisée en France et, je le crois, dans la plupart des 
États de l'Europe, elle tend à multiplier dans les professions 
Digitized by Google
l'inventeur. 
lettrées plus d'individus que ces professions n'en peuvent 
nourrir ; ce n'est pas seulement un mal pour eux-mêmes , 
c'en est un pour la société. Beaucoup d'entre eux, ne pou- 
vant subsister de leur état, n'ont d'autre ressource que de 
vivre aux dépens du public. » 
Je pourrais multiplier ces citations à l'inflni : celles-ci 
suffisent pour condammer l'éducation actuelle. 
Dans un ouvrage qui a pour but la revendication des 
droits de l'homme, je ne pouvais manquer de m'appesaiitir 
sur cette question. Il est d'un intérêt constant, flagrant, 
immédiat de réformer au plus tôt cette éducation vicieuse 
qu'on donne à la jeunesse. 
A ceux qui ne reçoivent maintenant nulle instruction, 
donnez-en ; à ceux qui en reçoivent une fausse, erronée, 
donnez-en une autre. L'homme ne doit plus perdre dix ans 
de sa vie à recevoir une éducation qui ne lui servira jamais 
à rien, qu'il oubliera le lendemain du jour où il aura quitté 
les bancs du collège et qu'il sera obligé de refaire et de re- 
commencer complètement pour pouvoir être un homme. 
Que de génies qui meurent étouffés dès leur enfance par 
cette horrible étreinte à laquelle ils sont soumis au mo- 
ment de leur développement ! Il faut supprimer cet étau 
qui les serre, ce lamiuoir qui les brise. Il faut que le jeune 
arbre puisse pousser en toute liberté, ayant un libre es- 
pace pour étendre à droite et à gauche ses branches touf- 
fues. Il n'y a pas de végétation vigoureuse saus air et sans 
liberté. 
Et avouons-le, le clergé, malgré son esprit de rou- 
tine, est supérieur aux prétendus esprits libéraux parti- 
sans de l'Université. Les jésuites donnent une meilleure édu- 
cation que les lycées. Le collège de Sorrèze, qu'a fondé La- 
cordaire, a été, pendant tout le temps qu'il a plié à son 
inspiration, un modèle d'établissement d'instruction. Il 
avait supprimé cette effrayante obligation de douze heures 
de travail à laquelle sont soumis les enfants, et à laquelle les 
Digitized by Google
DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 63 
hommes faits ne peuvent pas résister. Au lieu d'êtres étiolés, 
chétifs, que l'ennui livre aux plus pernicieuses et aux plus 
funestes habitudes, il s'attachait à former des esprits sains 
dans un corps sain en multipliant les exercices corporels, 
en plein air. Il variait les études selon les facultés de chaque 
élève. Et enfin, disons-le, pour montrer l'esprit libéral qui 
avait présidé à sa fondation, les (.lèves de religions dissi- 
dentes n'en étaient pas exclus. Malheureusement, le direc- 
teur actuel n'a pas eu le talent nécessaire pour perpétuer ces 
traditions et il a commencé par en faire un établissement 
exclusivement catholique. 
Quand donc l'esprit libéral pénétrcra-t-il dans l'édu- 
cation ? Quand donc parents et professeurs cesseront-ils de 
combattre le développement intellectuel qu'ils devraient fa- 
voriser de toute leur puissance? 
Les hommes qui sont à la téte du gouvernement ne con- 
naissent jamais les causes intimes qui amènent les cfFets les 
plus pernicieux. Ils ne tiennent jamais compte des individus. 
Us n'eut confiance qu'en leurs lois et leurs règlements. Ils 
croient qu'en publiant un décret, ils ont tout fait. Ils sont 
convaincus qu'on doit marteler l'homme comme une barre 
de fer et que plus il est forgé, meilleur il est. 
S'ils connaissaient les souffrances inlimes qu'occasionnent 
leurs lois et règlements ; s'ils savaient quelle perte de force 
immense résulte de la lutte qu'ils obligent tous les hommes 
à engager contre leurs institutions; s'ils savaient quelles 
entraves ils mettent au progrès en empêchant les fortes 
personnalités de se produire, en leur faisant perdre la plus 
grande partie de leur énergie dans des combats stériles; 
s'ils savaient quelle immense lacune ils creusent dans 
l'existence de chaque homme, en le faisant se livrer pen- 
dant douze ans à des travaux inutile?, et en le forçant de 
passer autant de temps à combler cette lacune : certes, il 
n'est pas à douter qu'à moins qu'ils ne fussent plus rétifs que 
tous les mulets du monde, ils ne se hâtassent de changer 
Digitized by Google
64 
l'inventeur. 
l'éducation administrative qu'ils ont infiltrée dans l'esprit 
et dans le caractère français. 
Car voici le résultat qu'amène chez le peuple le plus in- 
dépendant du monde la consécration de cet enseignement 
par l'autorité : Le père voit que tous les parents font rece- 
voir leurs fils bacheliers ; il s'empresse de faire à son tour 
recevoir son fils bachelier. Pourquoi? parce que tout le 
monde le fait, parce que le baccalauréat est une affaire de 
bon genre. Un chapelier dont le fils doit faire des chapeaux 
fera recevoir, son fils bachelier, s'il est à l'aise ; un agricul- 
teur dont le fils doit cultiver la terre fera recevoir son fils 
bachelier, s'il en a le moyen. Un peu de latin ne fait pas de 
mal, dit-il; cela pose un homme, ça développe son intelli- 
gencé. Et tous les moutons de Panurge se suivent l'un 
l'autre, condamnant leurs fils à passer tous dans le même 
moule. 
Et vous voulez que votre industrie soit prospère ! et vous 
voulez que le monde marche ! et vous prétendez que vous 
êtes les apôtres du progrès !... 
Commencez donc par faire des hommes du présent afin 
qu'ils soient les hommes de l'avenir, au lieu d'être les 
hommes du passé ! 
111 
Voilà donc l'éducation que donne le lycée aux jeunes 
gens. Quand ils en sont sortis, quel enseignement trouvent- 
ils? un seul et unique, celui du gouvernement. Pour- 
quoi le gouvernement garde-t-il ainsi l'enseignement su- 
périeur? Voici la réponse que fait un homme qui y 
occupe une chaire, M. Edouard Laboulaye : « Il n'y a 
aucune raison scientifique qui puisse autoriser l'État à 
garder pour lui l'enseignement des lettres, des sciences, 
Digitized by Google
DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 05 
du droit, de la médecine. Toutes les études vivent de 
liberté. » 
Laissons de côté les lettres et le droit, qui ne touchent 
pas directement à notre sujet. Commençons par l'ensei- 
gnement des sciences. 
Et d'abord, quelle est la protection que lui donne l'État? 
Pour juger cette protection, lisez la préface dont M. Du- 
jardin, professeur à la Faculté des sciences de Rennes, fai- 
sait précéder son Histoire des helminthes, et vous verrez 
que, pendant tout le temps qu'a duré ce travail, privé de 
tout secours, obligé de se livrer seul à des travaux qui 
eussent nécessité des préparateurs, il n'a trouvé nul en- 
couragement. 
Et puis, à quoi servent la plupart des cours qui y ont 
lieu? Il y a un cours de mathématiques pures : le plus sou- 
vent, le professeur ne le fait que pour son appariteur. Le 
cours de physique obtient, en général, un assez grand 
nombre d'auditeurs; mais quels sont ces auditeurs? Des 
vieux soldats retraités qui trouvent là des expériences qui 
les amusent, du feu et de la lumière; des dames, faisant plus 
ou moins les bas-bleus , qui n'écoutent pas un mot des 
démonstrations, mais qui s'intéressent extrêmement, sans 
y rien comprendre, au ludion et aux phénomènes élec- 
triques que produit l'appareil Rumkorf. — Nulle sympa- 
thie entre le professeur et ses auditeurs : il ne les connaît 
pas de nom, pas plus à Paris qu'en province. Fourcroy ne 
pourrait plus maintenant découvrir, parmi ses élèves, le 
garçon apothicaire qui devint Vauquelin. 
Est-ce pour ce résultat que l'État entretient des labora- 
toires et paye ces professeurs ? Son ambition est alors 
modeste. Si ses prétentions sont plus hautes, et il serait de 
toute justice qu'elles le fussent, alors il doit changer complè- 
tement l'esprit qui préside à l'organisation de ces Facultés. 
Mais comment le changer? Quel est le vice fondamental 
de ces établissements? 
5 
Digitized by Google
GO 
l'inventeur. 
Le voici : Ces établissements sont, avant tout, adminis- 
tratifs; dépendant du ministère de l'instruction publique, ils 
sont condamnés à ne faire que de la science orthodoxe. 
Leurs professeurs n'ont nulle initiative. Ils doivent se traî- 
ner dans l'ornière, sans pouvoir en sortir. De plus, ils 
n'ont aucun motif d'émulation, carie public qui les entend 
n'est pas le plus souvent capable d'apprécier leur mérite. 
Il faut commencer par affranchir ces établissements du 
joug auquel ils sont soumis. Si le gouvernement veut qu'ils 
soient réellement utiles, que leur rôle soit efficace, que leur 
influence soit réelle, il doit les délivrer de la centralisation 
qui les enchaîne complètement, leur faire perdre la déplo- 
rable uniformité qui les distingue : et pour qu'il y arrive, il 
ne doit plus se mêler de l'enseignement qui s'y professe. 
Les cours doivent se changer en conférences, dans les- 
quelles des esprits indépendants viendront tour à tour faire 
part de leurs lumières et de leurs travaux. Si l'État veut en- 
core s'intéresser à ces Facultés, il doit borner son rôle à un 
rôle de subvention : qu'il entretienne des laboratoires, ou- 
verts à tous ceux qui voudront y travailler, qu'il ait des 
monuments dans lesquels chacun pourra venir exposer la 
somme de ses connaissances, et alors cet enseignement, au- 
jourd hui inutile, deviendra réellement ce qu'il doit être. Les 
savants ne resteront plus confinés à Paris. Quand l'un d'eux 
aura lait une découverte importante, il se mettra en route 
et, grâce à la rapidité actuelle de nos voies de communica- 
tion, il fera profiter de sa science tous les centres scienti- 
fiques de la France. Comme le public ne sera plus éternel- 
lement condamné à entendre le même professeur, à 
recommencer tous les ans le môme cours, il se précipitera 
en masse sur la pâture nouvelle que lui offriront les nova- 
teurs qui viendront l'instruire. Un choc d'idées résultera 
toujours de ce tournoi qui éveillera les esprits, tandis que 
maintenant l'enseignement suit tranquillement son cours, 
comme un fleuve bien élevé, et est encore plus souvent stag- 
Digitized by Google
DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 67 
nant, comme un étang. Que faut-il pour que ce résultat 
arrive? Bien peu de chose : il faut que l'État s'efface et 
donne à chacun le droit de tout dire ; il faut qu'il recon- 
naisse le droit le plus sacré, le plus inné dans l'homme : 
la liberté absolue de la parole. Alors, quand ce droit sera 
reconnu, tout cet enseignement des Facultés aujourd'hui si 
raide, si guindé, si pédant, fait tout entier par des hommes 
de second ordre, sera grand, large et puissant, fait par des 
hommes de premier mérite : à l'enseignement officiel 
succédera l'enseignement individuel. 
Que le gouvernement donne la liberté d'association et la 
liberté de parole, qu'il ne fasse plus traîner pendant deux ou 
trois mois la moindre autorisation de Société scientifique, 
qu'il n'arrête pas sans cesse les chercheurs, et alors aura lieu 
cette puissante émancipation intellectuelle dont la libre 
Amérique nous donne maintenant un si magnifique exem- 
ple. En effet, la liberté d'association obtenue, la décentrali- 
sation s'opère avec rapidité. Si le siège d'un grand nombre 
d'associations, du plus grand nombre môme, est à Paris, 
elles auront cependant de nombreuses ramifications en 
province. Racines et branches, couvrant toute la France, 
viendront se réunir au tronc. Il y aura une unité vraie, et 
non plus une unité factice comme celle qui existe en ce mo- 
ment; l'uniformité n'est pas l'universalité; à l'enseigne- 
ment uniforme succédera l'enseignement universel. 
Les travailleurs provinciaux trouveront de sérieux et de 
précieux encouragements. Les associations mettront à leur 
disposition les moyens de réaliser leurs conceptions ou de 
poursuivre leurs études, et leur donneront des secours et des 
encouragements efficaces. Les intelligences subiront alors 
ce frottement si nécessaire pour les électriser, et qui 
n'existera, ne pourra jamais exister tant qu'un enseigne- 
ment officiel comprimera toutes les tentatives novatrices et 
ne donnera que des secours insuffisants aux chercheurs. 
Enfin, du moment que la liberté d'association et de parole 
Digitized by Google
> 
m L'KNVENTEIH. 
existera, l'inventeur pourra rapidement divulguer son in- 
vention. 11 pourra aller de ville en ville faire appel aux sous- 
criptions, comme quelques-uns l'ont déjà fait ; il pourra 
aller exposer sa découverte partout où il y aura une chaire 
pour parler, un public pour l'entendre. Ce fut ainsi que 
Franklin, en Amérique, rendit populaires ses expériences 
sur l'électricité et put trouver des ressources pour en pour- 
suivre de nouvelles. Car cette liberté de parole est le plus 
puissant moyen de divulgation qui existe : et c'est elle 
seule qui manque, tous à l'en\i la demandent et n'atten- 
dent qu'elle; que demain l'autorisation soit donnée à tous 
de se faire entendre, et tous les hommes actifs, tous ceux 
qui savent, répandront des connaissances de tout ordre et 
de tout genre aussi bien dans le fond de nos campagnes que 
dans nos villes. Il n'y aura pas un médecin de village 
qui n'apprendra l'hygiène aux paysans et pas un vétéri- 
naire qui ne leur enseignera les principes de zootechnie 
dont ils ne se doutent pas. 
Après les Facultés des sciences viennent les Facultés de 
médecine. Rien de plus étroit encore que leur organisation, 
rien de plus aristocratique que l'esprit qui les régit. 
N'est pas médecin qui veut. 11 faut être très-riche pour 
obtenir un diplôme de docteur. Il faut pouvoir vivre pen- 
dant plusieurs années à Paris ; il faut payer des examens 
qui sont d'un prix très-élevé. 
•De plus, on a trouvé bon d'obliger les médecins à passer 
un double examen de baccalauréat, baccalauréat ès lettres 
et baccalauréat ès sciences, sous prétexte que « le médecin 
doit être lettré afin de ne pas être inférieur à son client ». 
Cette nouvelle obligation, combinée avec la difficulté, 
bien plus, l'impossibilité de vivre à Paris avec peu d'argent, 
a fait diminuer de près d'un tiers le nombre des étudiants 
en médecine, aspirant au doctorat. De deux mille sept 
cents qu'ils étaient en 1835, ils sont tombés à quinze cents 
ou dix-huit cents. 
Digitized by Google
DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. G9 
Cette disette de médecins est une plaie pour le pays : et 
que déjeunes gens souffrent de ne pouvoir continuer des 
études vers lesquelles ils se sentent poussés par une puis- 
sante vocation, mais auxquelles ils sont obligés de renoncer 
parce qu'ils n'ont pas le moyen de les poursuivre! Ils sont 
condamnés à n'être qu'officiers de santé. Pourquoi ce titre 
est-il, en quelque sorte, un brevet d'incapacité? Un séna- 
teur, M. DumaSj convient qu'ils peuvent être aussi bons 
médecins que les autres. Pourquoi sont-ils condamnés à 
une infériorité blessante? Que de grands avocats qui ne sont 
pas reçus docteurs en droit I II n'y a pas de distinction 
offensante entre la licence et le doctorat. Pourquoi n'en 
est-il pas de môme dans la médecine? Pourquoi les offi- 
ciers de santé ne peuvent-ils exercer leur profession que 
dans le département pour lequel ils sont désignés? Pour- 
quoi, s'ils habitent sur la frontière de deux départements, 
ne peuvent-ils guérir que d'un côté de la limite? Toutes ces 
choses ne sont-elles pas vexatoires? Ces distinctions, ces 
délimitations ne sont-elles pas ridicules? 
Que d'énergies comprimées, que de jeunes gens qui au- 
raient pu devenir de grands médecins ont été enlevés à la 
science, parce que leur fortune ne leur permettait pas de 
se faire docteurs et de pouvoir, grâce à ce titre, exercer leur 
profession dans toute la France. Si le hasard n'avait pas fa- 
vorisé Dupuytren, ne l'avait pas arraché de son village, 
aurions-nous donc eu le célèbre chirurgien? Le destin ne 
sourit pas ainsi à tous, et beaucoup sont condamnés, 
par l'insuffisance de leurs ressources, à aller enterrer leur 
talent dans le fond d'une campagne, parce qu'un officier de 
santé ne peut exercer dans une ville ; là, ils sont dénués de 
moyens pour poursuivre leurs études, continuer leurs tra- 
vaux, acquérir de nouvelles connaissances. Ils peuvent à 
peine, à l'aide des journaux scientifiques, se maintenir 
au courant de la science. Découragés, fatigués, désillu- 
sionnés, renonçant à touto ambition, ils 6e contentent 
Digitized by Google
70 
L'INVENTEUR. 
de suivre leur routine, se marient, ont des enfants, font 
valoir un petit coin de terre que leur a apporté leur femme 
en dot, s'occupent de leurs affaires, fument, boivent et 
s'abrutissent en un mot... 
Encore autant d'hommes enlevés à la science et à la 
cause de la civilisation 1 
Et le Muséum d'histoire naturelle? Et le Collège de 
France? Et la Sorbonne? Entrons dans un de ces établisse- 
ments et nous connaîtrons immédiatement les professeurs 
des autres, vu que la plupart des savants, qui sont arrivés 
à occuper une de leurs chaires, débordés tout à coup d'ac- 
tivité, font tous les efforts possibles pour occuper les autres. 
Il est vrai qu'Auguste Laurent, Gherardt, Gratiolet, meurent 
dans des places infimes, acceptées par désespoir; mais 
M. Balard a deux chaires, M. Valenciennes et M. Milne 
Edward en ont chacun quatre : tout est pour le mieux; de 
plus leurs fils, s'ils en ont, leur succéderont certainement; 
car les chaires créent ni plus ni moins que des majorats 
scientifiques. Le Muséum est la propriété de ses membres. 
Ils y sont chez eux et nul ne peut les en extirper, eux et 
leur génération. Aussi en usent-ils à leur aise avec les col- 
lections, qui sont mal tenues et dispersées, que nul inven- 
taire ne garantit. Du reste, c'est par cet ordre que brillent 
tous nos établissements scientifiques. Le 25 février 1858, 
n'a-t-on pas découvert, par hasard, dans des décombres, 
parmi de vieilles ferrailles, à l'Observatoire, l'étalon du 
mètre? Sous prétexte de réparation, n'a-l-on pas abîmé le 
mètre de Borda? 
Voilà des faits qui prouvent la curieuse organisation 
qui place sans contrôle, dans la main de quelques auto- 
crates, nos grands établissements scientifiques. 
De plus, les professeurs y sont privés de toute indépen- 
dance parce qu'ils dépendent entièrement de quelques gros 
messieurs qui peuvent les tuer ou les faire avancer, à leur 
gré. M. Tom Richard, au Conservatoire des arts et mé- 
Digitized by Google
DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 71 
tiers, n'a-t-il pas été destitué parce qu'il avait refusé de con- 
sacrer cinq ou six leçons aux appareils du général Morin? 
Que dire des Écoles spéciales du gouvernement? Saint- 
Cyr n'a pour but que de préparer des sous-lieutenants, qui, 
une fois ce grade atteint, s'empressent d'oublier tout ce 
qu'ils ont appris. 
Vient ensuite l'École de la marine. Elle forme de bons 
officiers, soit. Mais pourquoi tenir dans une position si 
inférieure vis-à-vis de ces messieurs de la marine impé- 
riale les marins du commerce? Parmi ceux-ci se trouvent 
souvent des hommes très-distingués ; dans tous les cas, ils 
sont plus utiles que les marins de l'État. Cependant ils 
n'ont pas de grades : à bord des vaisseaux de l'État, ils se 
trouvent dans une position inférieure; ils sont mal vus 
par leurs collègues et même par l'équipage ; et cependant 
un grand nombre de baleiniers pourraient faire des voyages 
de découvertes avec une supériorité marquée sur les offi- 
ciers de la marine impériale ; des pêcheurs, des capitaines 
de navires de commerce connaissent admirablement cer- 
taines côtes et certaines plages qu'ils ont l'habitude de 
fréquenter, et pourraient, s'ils y étaient appelés, faire d'excel- 
lents travaux d'hydrographie; des hommes de mer, des 
capitaines de stearnboats, qui ont d'excellentes notions et 
d'excellentes idées sur la navigation, ne demandent que les 
moyens de les appliquer. La marine de l'État, tout le monde 
le signale, est dans un état de malaise extrême. Beaucoup 
d'officiers donnent leur démission : on ne trouve plus le 
nombre de candidats nécessaires à l'École navale. La marine 
est tuée par le régime administratif auquel elle est soumise. 
Maintenant arrivons à l'École polytechnique. C'est l'École 
par excellence, le peuple français est fier de l'avoir; c'est 
un honneur d'y être admis, c'est un honneur d'en être 
sorti. 
Très-bien. Mais quels bienfaits rapporte-t-elle au pays? 
Auguste Comte, reçu le premier à cette École à l'âge de seize 
Digitized by Google
72 
l'inventeur. 
ans, professeur de mathématiques à vingt-cinq, disait à An- 
toine Etex : « que cette École avait produit ce qu'elle devait 
produire ; que s'il avait eu un fils, il aurait préféré le voir 
entrer à l'École des arts et métiers de Châlons qu'à l'École 
polytechnique; qu'aux Écoles des arts et métiers, du moins, 
un élève pouvait sortir avec des connaissances réelles et 
d'un futur praticien, au lieu que dans l'École célèbre, ses 
élèves, sortant même des premiers, n'étaient le plus souvent 
que des bons à rien et propres à tout. » 
Bons à rien et propres à tout , voilà ce qui caractérise 
universellement toute notre éducation secondaire et supé- 
rieure. On entasse connaissances sur connaissances dans la 
tête des jeunes gens, matières sur matières; on leur farcit le 
cerveau d'une gigantesque macédoine ; on y jette un vaste 
tohu-bohu de sciences de toutes sortes ; puis on leur dit : 
« Tirez-vous de là comme vous pourrez. » Et ce qui le 
prouve, c'est que les spécialités puissantes n'ont aucune 
chance d'être admis à cette École ; Evariste Galois, le prodi- 
gieux mathématicien, mort à vingt et un ans, y fut refusé, 
alors qu'il résolvait les plus formidables questions dans son 
cabinet. 
De plus, rien de pratique, rien qui puisse servir. Des 
mathématiques pures, voilà ce qu'on leur donne. Quand il 
s'agit de les appliquer, ils éprouvent un étrange embarras. 
Us savent, savent beaucoup, mais ils ne savent rien d'utile. 
Leurs cerveaux sont fatigués par l'effroyable travail auquel 
ils ont été soumis; ils sont si pleins qu'on n'y peut plus y 
rien mettre ; ils sont desséchés par le feu auquel on les a li- 
vrés sans interruption, dans le four où on les a mis. 
Arago a fait suivre sa Biographie de Gay-Lussac d'une 
longue liste, aussi détaillée que possible, des divers travaux 
qu'ont exécutés les anciens élèves de l'École polytechnique, 
afin de justifier cette École des accusations portées plusieurs 
fois contre elle. 
Mais que prouve-t-il? Il prouve que quelques»uns de ces 
Digitized by Go 
DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 73 
messieurs ont fait, quelque chose. Personne n'a jamais dit 
le contraire; on a toujours reconnu que tous les anciens 
élèves de la célèbre École n'étaient pas des nullités. Mais 
il ne prouve pas, il ne peut pas prouver que tous ceux 
qui en sortent soient de grands hommes. Certes, nous ne 
demandons pas l'impossible, mais nous demandons que les 
résultats soient eu raison de l'effort. Quod est demons- 
trandum. 
Lisez cette confession d'un ingénieur que nous révèle 
Balzac, dans le Curé de village: 
« Je frémis aujourd'hui, quand je pense à l'effroyable 
conscription de cerveaux livrés chaque année à l'État 
par l'amhition des familles qui, plaçant de si cruelles études 
au temps où l'adulte achève ses diverses croissances, doit 
produire des malheurs inconnus, en livrant à la lueur des 
lampes certaines facultés précieuses qui, plus tard, se se- 
raient développées grandes et fortes... 
« L'Etat, en France, est sans entrailles ni paternité; il 
semble faire ses expériences in anima vili. Jamais il n'a 
demandé l'horrible statistique des souffrances qu'il a cau- 
sées; il ne s'est pas enquis, depuis trente-six ans, du nombre 
de fièvres cérébrales qui se déclarent, ni des désespoirs qui 
éclatent au milieu de cette jeunesse, ni des destructions 
morales qui la déciment. 
« Tels sont les efforts que la France demande aux jeunes 
gens qui sortent de cette École (polytechnique). Voyons 
maintenant les destinées de ces hommes triés avec tant de 
soin dans toute la génération ? 
« On entre à l'École des ponts et chaussées ; on en sort à 
vingt-quatre ans ; on est alors ingénieur aspirant aux ap- 
pointements de 150 francs par mois. 
« Par un bonheur inouï, peut-être à cause de la distinc- 
tion que mes études m'avaient value, je fus nommé à vingt- 
cinq ans, en 1828, ingénieur ordinaire ; on m'envoya dans 
Une 6ous-préfocture, à 2,500 francs d'appointements* Quel 
Digitized by Google
74 
l'inventeur. 
est le garçon épicier qui, jeté dans une boutique à seize ans, 
ne se trouverait pas à vingt-six sur le chemin d'une fortune 
indépendante? J'appris alors à quoi tendaient ces terribles 
déplacements de l'intelligence, ces efforts gigantesques de- 
mandés par l'État. L'État m'a fait mesurer des pavés ou des 
tas de cailloux sur les routes. J'ai eu à entretenir, réparer 
et quelquefois construire des cassis, des ponceaux, et à faire 
régler des accotements, à curer ou bien ouvrir des fossés. 
Dans le cabinet, j'avais à répondre à des demandes d'aligne- 
ment ou de plantation et d'abatage d'arbres. Telles sont, 
en effet, les principales et souvent les uniques occupations 
des ingénieurs ordinaires, en y joignant de temps en temps 
quelques opérations de nivellement qu'on nous oblige à faire 
nous-mêmes, et que le moindre de nos conducteurs, avec 
son expérience seule, fait toujours beaucoup mieux que nous, 
malgré toute notre science. Nous sommes près de quatre 
cents ingénieurs ou élèves ingénieurs, et comme il n'y a 
que cent et quelques ingénieurs en chef, tous les ingénieurs 
ordinaires ne peuvent pas atteindre à ce grade supérieur; 
d'ailleurs, au-dessus de l'ingénieur en chef, il n'existe pas 
de chef absorbant , car il ne faut pas compter comme 
moyen d'absorption douze ou quinze places d'inspecteurs 
généraux ou divisionnaires, places à peu près aussi inutiles 
dans notre corps que celles des colonels dans l'artillerie, 
où la batterie est l'unité. » 
Lisez aussi, dans l'Éloge de Fresnel, la peinture que trace 
Arago des misérables occupations auxquelles est soumis tout 
jeune ingénieur. « Combien, dit-il, un esprit de cette portée 
ne devait pas être péniblement affecté, quand il comparait 
l'usage qu'il aurait pu faire de ces heures qui passent 
si vite, avec la manière dont il les dépensait I » 
Voilà donc où on arrive avec cette gigantesque École : 
à former des mesureurs de cailloux, des constructeurs de 
ponceaux 1 
N'est-ce pas un (beau résultat , et la dépense de force 
Digitized by Google
DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 75 
qui a eu lieu pour y arriver est-elle en rapport avec lui 1 
En outre, rien de plus aristocratique que cette École : 
il faut être riche pour y entrer; l'éducation que néces- 
site son admission coûte cher, et le prix de la pension 
est élevé. 
Ensuite, vous en sortez ingénieur tout jeune, bourré de 
mathématiques, mais incapable de faire le moindre travail . 
A côté de vous, — non, — sous vos ordres, il y a un con- 
ducteur des ponts et chaussées, plus intelligent que vous, 
sachant mieux dresser un plan, concevoir et exécuter un 
projet. Il est depuis vingt ans dans le métier; il l'a étudié, 
il Ta pratiqué. Il peut avoir une profonde intelligence; mais 
il n'a pas eu le moyen d'aller à l'École polytechnique; il a 
été obligé pour soutenir sa vieille mère de se hâter d'entrer 
dans cette administration, où il a dû déposer l'espoir à la 
porte, comme les damnés de Dante : car il est condamné à 
ne jamais dépasser son grade, il doit mourir conducteur 
des ponts et chaussées, il lui est interdit d'avoir une am- 
bition plus élevée ; toute sa vie, malgré le talent qu'il pourra 
avoir, le génie qui pourra l'inspirer, il sera soumis à un 
ingénieur qu'il n'égalera jamais. Maintenant, tout soldat 
porte dans sa giberne le bâton de maréchal : pourquoi donc 
n'en est-il pas partout ainsi? 
Croyez-vous donc que, dans cette pépinière déjeunes con- 
ducteurs, ne se trouvent pas des hommes de mérite et qui 
n'attendent que des encouragements et de l'indépendance 
pour se distinguer. Le corps des ponts et chaussées ob- 
tient-il donc, avec son organisation actuelle, des succès si 
brillants qu'il faille le maintenir à toute force? Voyez la 
critique qui en a été faite à la dernière cession du Corps 
législatif : ((Les ponts et chaussées emploient quelques mil- 
liers de francs partout où un agent voyer en dépense quel- 
ques centaines, et ce n'est pas mieux. » Donc, puisque 
vous ne pouvez invoquer cette considération, mettez fin, et 
le plus tôt possible, à cet état de choses. Vous ferez un acte 
Digitized by Google
76 l'inventeur. 
de justice, et en même temps vous ouvrirez toute une riche 
mine d'intelligences qui jusqu'à présent a été cachée par 
l'orgueil pédant de MM. les ingénieurs. 
Cette réforme opérée, il ne faut pas laisser tant de talents 
se consumer dans des occupations stupides. Il n'y a pas de 
pays comme la France qui sache occuper les gens dans un 
travail inutile et improductif. Avoir des armées d'employés 
pour ne rien faire est le problème que semble sans cesse se 
poser l'État. Au lieu d'essayer de simplifier les rouages 
et de supprimer toutes les pièces inutiles, il les augmente 
chaque jour. Aussi les bureaux d'ingénieurs regorgent-ils 
d'employés qui passent leur vie à ne rien faire et à se 
plaindre du gouvernement qui leur donne des appointe- 
ments trop faibles. Si l'État ne veut pas diminuer le 
nombre de ses salariés, qu'il les occupe ; qu'il envoie les 
ingénieurs en mission, qu'il leur fasse exécuter de grands 
travaux, mais qu'au moins il se serve des gens qu'il paye, 
quitte à les payer plus cher. N'y a-t-il donc plus rien à 
faire? n'y a-t-il plus de canaux à creuser, de routes à 
ouvrir, de ponts à construire, de chemins de fer à tracer? 
Qu'on y travaille, et, si l'on dépense quelques centaines 
de millions dans ces travaux, au moins rapporteront- 
Us plus que la somme, si minime qu'elle soit, qu'on perd 
aujourd'hui complètement, grâce à l'apathie dans laquelle 
on laisse pourrir tout le corps des ponts et chaussées. 
Mais pourquoi donc garder ce corps? Pourquoi, quand il 
s'agit d'une grande entreprise, ne pas la mettre au con- 
cours? Pourquoi l'État ne veut-il se servir que des lumières 
de ses employés, au lieu d'utiliser les lumières de tous? 
On connaît les hauts faits de MM. les ingénieurs en 
chef des ponts et chaussées. Je ne me permettrai de citer 
que l'histoire du pont des Invalides, de peur qu'on ne m'ac- 
cuse de diffamation ou d'attaques envers un corps constitué; 
mais il y a d'autres et de nombreux exemples du môme 
genre. 
Digitized by Google
DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 77 
La plupart des ingénieurs se rouillent, comme les offi- 
ciers en garnison. N'ayant rien à faire , ou n'ayant à 
remplir que des fonctions insigniflantes, ils s'abrutissent : 
ils se marient, se font leur petite vie, se donnent leurs pe- 
tites habitudes et prennent des plaisirs en proportion du 
temps qu'ils ont passé, enfoncés dans les mathématiques jus- 
qu'au cou. Ils ne manquent pas un bal du préfet ni du re- 
ceveur général. Ils tracassent leurs employés; n'ayant 
nulle émulation, n'étant excités par rien, ils oublient ce 
qu'ils ont pu apprendre. 
Je connais un brave ingénieur en chef qui passe sa vie à 
préparer un ouvrage sur les voies romaines. Voici com- 
ment il le prépare. Un des employés de son bureau, jeune 
homme fort instruit et fort capable, mais qui, n'étant pas 
sorti de l'École polytechnique, ne pourra jamais franchir la 
modeste condition dans laquelle il est entré, emploie le 
temps qui lui est payé par le gouvernement à courir à 
droite et à gauche, toujours aux frais du gouvernement, 
pour amasser les matériaux de cet ouvrage; puis revient, 
les coordonue et les remet à son ingénieur en chef. 
Celui-ci les prend, les lit, ne les comprend pas toujours, 
et les transmet alors aux employés de son bureau afin 
qu'ils les recopient en magnifique écriture, avec entêtes 
en lettres romaines, notes en italique et titres en go- 
thique. Quand l'ouvrage sera fini, il y mettra son nom et 
s'imaginera l'avoir fait. 
Et voilà comment les choses se passent 1 et voilà comment 
les fonds de l'État sont dilapidés 1 et voilà comment nous 
sommes écrasés sous les impôts I et voilà comment notre 
richesse publique reste stationnai re et pourquoi nous nous 
traînons à la remorque de l'Angleterre I 
Pourquoi conserver une administration qui rapporte de 
semblables fruits, une machine qui produit des effets d'une 
telle valeur? Pourquoi ne pas la supprimer? 
Qu'on mette au concours les grands travaux à exécuter; 
Digitized by Google
78 
l'inventeur 
que tous puissent y participer, et que le plus habile rem- 
porte la palme: n'est-ce pas de toute justice? Déjà les con- 
cours ont lieu pour les monuments à édifier. Pourquoi n'en 
serait-il pas de môme pour la construction des voies ferrées, 
des canaux, des vaisseaux? Croit-on que l'émulation qui 
en naîtrait, qui pousserait vingt, trente, quarante, cinquante 
hommes de talent à étudier la môme question avec achar- 
nement, avec passion, parce que chacun d'eux aurait l'es- 
poir du succès, ne produirait rien? Est-ce que de ces études 
multipliées, faites avec soin, ne jailliraient pas mille idées 
lumineuses? est-ce que tous ces travaux ne fourniraient pas 
d'immenses matériaux à l'aide desquels s'élèveraient de 
grands monuments? Nul doute que cette émulation ne 
donne un développement considérable aux efforts indivi- 
duels. Qui nierait que le génie humain, ainsi encouragé, 
ne prît un gigantesque essor? La société n'aurait-elle pas 
d'immenses avantages à ce qu'on procédât ainsi : avantage 
individuel, en ouvrant une arène à tous ceux qui se senti- 
raient assez forts pour y descendre et y venir disputer la 
victoire; qui donnerait, à celui qui la remporterait, gloire 
et richesse; avantage collectif, en assurant une discussion 
plus sévère pour l'adoption des divers plans qui seraient 
présentés : discussion qui pourrait être faite par un jury 
nommé ad hoc. Ce ne sont pas des ingénieurs, pas plus 
que des savants, qui ont fait les grands travaux : Watt, 
Brunei, Stephenson, Erikson n'étaient pas sortis de l'École 
polytechnique ni d'aucun établissement qui y ressem- 
blât; c'est Windsor qui a apporté l'éclairage en France, 
Whcastone qui a apporté le télégraphe électrique; et, pas 
plus que Jacquard, Philippe de Girard, Sauvage et tant d'au- 
tres inventeurs de notre siècle, ils n'étaient sortis de l'Ecole 
polytechnique ni n'appartenaient au grand corps des ponts 
et chaussées. 
Après les ingénieurs viennent les officiers d'artillerie que 
forme aussi cette École. Quel est le sortkle ceux-ci? Ils sortent 
Digitized by Google
DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 79 
de l'École tout bourrés de mathématiques. A quoi sont-ils 
destinés? A surveiller le pansage des chevaux, le fourniment 
des équipages et des soldats et à faire de temps en temps tirer 
quelques coups de canon. Belle occupation vraiment 1 Aussi 
l'officier qui, le plus souvent, avait aspiré à entrer dans le 
corps des ingénieurs, en est-il vite dégoûté. Il profite de sa 
liberté pour s'amuser, et comme, en général, il a une cer- 
taine fortune, parce qu'on ne sort guère de l'École polytech- 
nique si on n'a pas d'argent, il trouve toutes les facilités 
désirables pour jeter ses gourmes. Il est si heureux de 
n'avoir plus de cours à suivre ni d'examens à passer; il a 
pris en telle aversion l'étude, parce qu'il en est saturé et 
qu'il ne peut plus en absorber, qu'il jette toute espèce de 
livres de côté, ne quitte pas le café, où il fume et boit sans 
cesse, etc. — A trente ans, me disait l'un d'eux, nous 
sommes fatalement perdus. 
Pourquoi donc, si vous tenez à conserver une armée per- 
manente, dirai-je encore à l'État, ne créez-vous pas,t impuissant, il le déclare lui-même; cessons de solli- 
citer; c'est un débiteur qui n'a pas le sou; contentons-nous 
de lui envoyer un protêt... Ou plutôt faisons-nous mêmes. 
Pourquoi tous les professeurs ne suivent-ils pas l'exemple 
de M. Frémy qui, avec l'aide de quelques coopérateurs, a 
fondé une école de chimie pratique, à laquelle il doit joindre 
un laboratoire de découvertes? 
Il veut que les jeunes gens qui, au sortir de leurs études, 
se livrent à la culture des sciences ne soient plus réduits à 
consumer leur temps dans de vaines luttes contre les né- 
cessités de la vie, et aient à leur disposition ces moyens qui 
manquent à tant de chercheurs. 
Mais ce n'est pas à l'État que M. Frémy s'adresse : il le 
connaît bien ; c'est à l'initiative privée; il est du devoir des 
industriels qui ont profité de la science de la remercier en ap- 
portant leur concours à ce projet, dont la réalisation est d'une 
absolue nécessité. « On ne concevrait pas, dit M. Claude 
Bernard, un chimiste sans laboratoire... Le laboratoire est 
la condition sine quâ non du développement de toutes les 
sciences expérimentales. » Sans lui, nulle découverte n'est 
possible. Si donc nous voulons que la science progresse, 
ouvrons des laboratoires, et agissons, nous qui avons intérêt 
à son progrès. Laissons l'État jouir tranquillement de son 
repos, faisons par nous-mêmes. 
Cependant, puisque, d'accord avec les municipalités, il 
l'inventeur. 
dirige les musées, ne pourrait-il pas les multiplier et les 
compléter. La plupart des villes de province n'ont pas le 
plus petit établissement ressemblant au Conservatoire des 
arts et métiers. 
Les Facultés de province ont des cabinets de physique, 
mais ces cabinets sont parfaitement invisibles... 
Les bibliothèques publiques ont une administration dé- 
plorable. Elles ne contiennent, en province, que très-peu 
d'ouvrages scientifiques : ce sont les derniers qu'elles 
achètent. Elles aiment bien mieux faire l'acquisition d'un 
vieil in-folio que d'ouvrages savants et utiles. 
Il y a encore à s'élever contre le désordre qui y règne 
presque toujours, et dont la Bibliothèque impériale présente 
un magnifique exemple. 
Je ne parle pas du temps que font perdre aux travailleurs 
les recherches qui s'y font et dont ils sont obligés d'attendre 
le résultat; on est bien heureux quand on ne renvoie pas 
votre bulletin d'une salle dans une autre et quand vous ne 
passez pas une demi-heure avant d'avoir obtenu le volume 
demandé, quand on l'obtient (I). 
Tous les jours on vous répond : « Monsieur, nous avons 
tel ouvrage, mais il est égaré, et vous comprenez que nous 
ne pouvons le faire chercher dans les deux millions de vo- 
lumes que nous possédons! » 
M. Chassin demande une brochure à la Bibliothèque. On 
lui répond qu'elle est au cartonnage. Au bout de six mois, 
il renouvelle sa demande ; on lui fait la même réponse ! 
Et que d'exemples semblables! Il n'est pas un travailleur 
qui n'ait maudit mille fois l'administration de la Biblio- 
thèque! 
Autre question : Pourquoi la bibliothèque du Conserva- 
(!) Je ne parle pas de mille autre? petits ennuis. Pourquoi la Biblio- 
thèque ne s'organiserail-ellc pas sur le plan de celle du Britisli Muséum ? 
Serait-ce par amour-propre national ? 
Digitized by Google
_ — ^ 
DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 93 
- 
toire des arts et métiers n'est-elle ouverte au public que 
trois fois par semaine? Pourquoi la Bibliothèque impériale 
n'est-elle ouverte que de dix heures à quatre heures? 
Et si j'ai un travail pressé à faire 1 et si je ne peux pas 
venir à ces heures-là 1 vous m'enlevez donc les moyens de 
travailler; votre bibliothèque n'est qu'une illusion pour moi. 
Dans la vieille Bibliothèque royale, il y avait trente chan- 
deliers et une lampe d'argent, allumés sans cesse, pour 
qu'on pût y travailler à toute heure. Pourquoi n'en est-il 
plus de même maintenant? pourquoi? pourquoi? 
Mais comme l'État ou l'administration ont réponse à tout, 
il faut que l'initiative privée fasse tous ses efforts pour n'en 
avoir pas besoin et constitue en aussi grand nombre qu'elle 
le pourra les bibliothèques populaires, sur le plan de celles 
que Franklin a fondées en 1730 en Amérique, où elles ont 
atteint un si beau développement. Elles commencent à 
peine à paraître à Paris, et encore quels livres les com- 
posent I elles sont surveillées et elles ne sont pas libres. Que 
voulez-vous faire avec un pareil régime? La meilleure vo- 
lonté, la plus acharnée, pourra-t-elle former une bonne 
bibliothèque sous le régime de Vindexî Espérons que la 
Société que préside M. Boussingault parviendra à sur- 
monter ces difficultés et à atteindre le but qu'elle se pro- 
pose. 
En dehors de Paris, si j'en excepte quelques villes qui, 
grâce à la persévérance de quelques hommes de bien, de- 
viennent des villes modèles, nous ne trouverons nulle ten- 
tative analogue. 
Le gouvernement, il est vrai , a voulu fonder des Biblio- 
thèques communales : seulement, à voir le choix des ou- 
vrages dont il les compose, on dirait qu'il voudrait écouler 
des rossignols de librairie. Un exemple de l'intelligence 
qui préside à cette distribution de livres : il envoie des 
traités d'esthétique aux paysans bas-bretons! 
Mais comme les bibliothèques publiques, quelque grandes 
9-1 
l'inventeur 
que soient les ressources quelles offrent, ne sont jamais aussi 
commodes que les bibliothèques particulières, il faut que 
celles-ci puissent se multiplier à bas prix. La librairie fait 
de louables efforts dans ce sens. La Bibliothèque natio- 
nale , la Bibliothèque utile, et quelques autres publica- 
tions du môme genre, doivent donner d'excellents résul- 
tats. Que la liberté devienne plus grande, que les jour- 
naux ne soient plus soumis à l'impôt écrasant du timbre, et 
alors une foule de connaissances variées, diverses, pourront 
être plus facilement répandues. Chaque Français aura son 
journal, chaque commune son organe, comme en Amérique. 
La lumière brillera pour tous. 
La plus nécessaire des libertés de ce genre est la liberté 
du colportage. Eu ce moment, seuls peuvent circuler les ou- 
vrages les plus faux et les plus arriérés. Pour recevoir la 
bienheureuse estampille, il faut qu'un livre ne parle que du 
bon Dieu, de ses saints, etc., et condamne le progrès. La 
Clef des songes, voilà un ouvrage précieux et inoffensif qui 
peut passer partout; mais la Science du bonhomme Richard 
est dangereuse. Les membres de la commission du colpor- 
tage sont faciles à effaroucher. Ils ont sans cesse peur que l'es- 
prit révolutionnaire ne vienne troubler la tranquillité dans 
laquelle sont plongées les classes inférieures. Ils posent leur 
éteignoir sur tout livre qui contient les aspirations de l'es- 
prit moderne. Ils ne laissent passer que les bons livres, 
c'est-à-dire des ouvrages ennuyeux et niais qui , au lieu 
de répandre dans les populations le goût de l'instruc- 
tion, le désir d'apprendre, ne font au contraire que les en 
éloigner. 
Il est urgent, il est nécessaire, vous voyez, que notre 
éducation soit changée profondément; il ne faut plus 
qu'il y ait un homme à ne pas savoir écrire; il ne faut plus 
que nos lycées soient des étouffoirs, que nos écoles ne pro- 
duisent que des bons à tout et propres à rien; il ne faut 
plus que nos ouvriers soient encore soumis à l'apprentissage 
Digitized by Google
DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 95 
routinier ; il faut que chaque homme puisse développer ses 
facultés à Taise, il faut que nul obstacle ne soit plus mis à 
ce développement, il faut qu'il puisse employer toutes ses 
forces et toute son énergie; il faut que l'enfant et l'adulte 
puissent avoir toutes les ressources nécessaires à leurs 
travaux. 
Elevons l'homme, grandissons-le, augmentons-le, ren- 
forçons-le! 
CHAPITRE II 
I/Inventeur. 
§ I. — Comment on devient inventeur. — Bernard Palissy. — Hasard 
et révélation; Colomb; Pedro; Alvarez Cabrai; Galilée; les ouvriers 
foutainicrs de Florence; Jeûner; Galv.nii ; Niepcc; Hargreaves; Scne- 
felder; Grey; Daguerre; Newcomen ; Amontons; Bcaiidouin et l'esprit 
du monde; manomètre Bourdon; une voile déchirée et un matelot ivre. 
— L'inspiration; la filiation de l'idée; la tradition; lampe des mineurs; 
du Vervey et Galvani; Villiam Lee; le caoutchouc; les ballons; la 
phrénologie ; l'inoculation; Habaut-Pommier et la vaccine; Charles 
Brise et l'artillerie légère; Gaétan et Coock ; l'Amérique; gravure à 
l'eau-fortu; le thermomètre; l'abbé de l'Kpée, Pierre Ponce, Vallis, 
Amman, Bonnet, Pereira; le potassium; Deîisle et Ballery ; la pisci- 
culture ; le* allumettes ; les ponts suspendus ; les tunnels ; presse 
hydraulique; fusées de guerre; fusils; blutoir mécanique ; sondes; for- 
ceps; spéculum; scarificateur; anesthésiques; cartons; stuc; emploi du 
fer dans les constructions; télescope; machine électrique; alchimie et 
astrologie; écluses; télégraphe; méthode prosthaphérétique ; paraton- 
nerre; télégraphie électrique; locomotives; rails; machine Jacquard ; 
life-boats; lampes ; éclairage au gaz. — L'idée dans l'air; la plauète de 
M. Le Verrier; l'ovariotomie ; Spencer et Jaeobi; Scheele et Priestley; 
Franklin et Bévis; l'imprimerie. — La Révolution; sa force génératrice. 
— Idée commune; Olivier Ewans; la vaccine. — Les satisfaits; les dé- 
daigneux; les routiniers; la timbale; la clarinette basse; l'œuf de 
Colomb. — Naissance de l'idée; que conclure? quel est l'inventeur? 
sans manifestation, néant; la théorie du succès; les créanciers de la 
société; inventeurs et perfectionneurs ; l'association; son but; la cité 
de l'intelligence. 
§ IL — Caractère de l'inventeur. — Vie errante. — La tyrannie de l'idée. 
— Aveuglement de l'inventeur. — Dix inventions par jour. — L'enfan- 
tement de l'idée; Otto de Guéricke ; Bernard Palissy; lutte contre la 
nature et contre la misère. — Courage. — Le char de Jaggernaut. — 
Misère. — L'inventeur amateur. — Le génie, et les circonstances; Sax; 
Conté, etc. — Suppression du hasard dans la société. 
I 
« Sache qu'il y a vin^t-cinq ans passés, dit Bernard 
Palissy, qu'il me fut montré une coupe de terre, tournée et 
esmaillée, d'une telle beauté, que dès lorsj'entray en dispute 
l'inventeur. 
07 
avec ma propre pensée, en me remémorant plusieurs pro- 
pos, qu'aucuns m'avaient tenus, en se mocquant de moy, 
lorsque je peindois les images. Or, voyant que l'on com- 
mençoit à les délaisser au pays de mon habitation, aussi que 
la vitrerie n'avoit pas grande requeste, je vay penser que 
si j'avois trouvé l'invention de faire des esmaux je pourrois 
faire des vaisseaux de terre et autre chose de belle ordon- 
nance, parce que Dieu m'avoit donné quelque chose d'en- 
tendre de la pourtraiture, et dès lors sans avoir aucun 
esgard que je n'avois nulle connoissance des terres argi- 
leuses, je me mis à chercher les esmaux, comme un homme 
qui taste en ténèbres. » 
Et le voilà qui' tout en exerçant son métier de géomètre, 
se met à étudier la nature, la géologie qui n'existait pas 
encore, à ramasser des échantillons, à broyer, combiner, 
mélanger toutes sortes de substances, et à fondre tous ces 
mélanges pour parvenir à son but. 
Colomb croit qu'en allant toujours à l'ouest il rencontrera 
l'Asie ; il fait des démarches auprès de toutes les cours de 
l'Europe; il court de ville en ville, annonçant sa nouvelle 
foi ; il plaide sa cause devant tous les tribunaux ; il s'em- 
barque enfin; un de ses matelots crie un matin : Terre 1 
Colomb aborde sur une île qu'il croit être le Japon et qui 
est l'île de Cuba ; suppose que les côtes de Veragua sont 
près de l'embouchure du Gange, donne aux naturels le nom 
de Chinois qu'emploient encore les Espagnols pour désigner 
les Indiens et découvre l'Amérique. 
Un coup de vent jette le portugais Pedro Alvarez Cabrai 
sur les côtes du Brésil, et lui ouvre ce magnifique pays. 
Galilée voit osciller une lampe, suspendue à un pla- 
fond : ces oscillalions lui révèlent la théorie du pen- 
dule. 
Des ouvriers fontainiers s'aperçoivent que l'eau ne peut 
A'icver dans un corps de pompe au dessus de trente-deux 
pieds; Torricelli découvre la pesanteur de l'air. 
7 
08 
L 1S VKNTfclR. 
Un jour Jenner voit traire une vache et découvre la vac- 
cine. 
Galvani dissèque une grenouille dans son laboratoire; 
un de ses amis Taisait en ce moment quelques expé- 
riences de physique au moyen d'une machine électrique 
ordinaire; un de ses aides-anatomistes touche avec la pointe 
d'un scalpel les nerfs cruraux de la grenouille, dont les 
membres inférieurs se contractent ; et ce fait donne lieu à 
d'immenses découvertes. 
Qui suivra les voies ténébreuses par lesquelles Niepce fut 
amené, à la suite de quelques essais ayant pour but de rem- 
placer la pierre par l'étain dans la lithographie, à se poser 
ce gigantesque problème qui eût fait reculer tous les sa- 
vants : fixer les objets par la lumière. 
Une boule de cire tombe dans l'essence de térébenthine. 
Bachelier retrouve la peinture sur cire. 
En 1767, Har^reaves voit un rouet qui, renversé par acci- 
dent, continue de tourner en s'éloignant à une assez grande 
distance de la fileuse, et il invente le métier dit Jean- 
nette. 
Un jour Senefclder écrit un mémoire de blanchisseuse 
sur le coin d'une pierre, il lave avec de l'eau forte, étendue 
d'eau, ces caractères tracés avec une encre composée de 
cire, de savon et de noir de fumée : le principe de la litho- 
graphie est trouvé. 
Grey s'aperçoit qu'un duvet de plume qui était dans le 
voisinage d'un tube élcctrisé, fermé par des bouchons, 
est attiré vers l'un d'eux, puis repoussé; il découvrealors le 
transport de l'électricité à distance. 
Continuant ses expériences, il emploie une corde de 
chanvre pour servir de conducteur à l'électricité; cette 
corde était très-lourde, ayant quatre-vingts pieds de lon- 
gueur. Il la soutient avec des cordons de soie, parce qu'ils 
lui présentaient plus de garanties de solidité que ceux de 
toute autre matière, et il s'aperçoit qu'il faut distinguer 
Digitized by Goo 
l'INVEiN'TEL'R 
yy 
entre les corps conducteurs et les corps non conducteurs 
de l'électricité. 
Une cuiller d'argent est laissée par mégarde sur une 
plaque d'argent iodée. Par l'action de la lumière ambiante, 
elle y marque son empreinte. Daguerre substitue l'iode aux 
substances résineuses dont on s'était servi jusqu'alors. « Ce 
fut le premier pas vers la solution d'un problème qui avait 
coûté vingt ans de recherches. » 
Newcomen trouve ce passage dans un livre : a Si Papin 
pouvait faire le vide sous le piston, la machine à vapeur se- 
rait trouvée. » Il est frappé de cette idée et la réalise. 
L'eau froide tombe un jour, à travers un trou survenu 
par accident dans le piston, dans la partie inférieure du cy- 
lindre et opère rapidement la condensation de la vapeur ; 
les machines à double pression sont inventées. 
Araontons est sourd, cette infirmité lui fait inventer le 
télégraphe. 
A Grossenhayn, en Saxe, vivait jadis un savant bailli ap- 
pelé Baudouin qui, avec le docteur Fltiben, avait cherché le 
moyen de recueillir l'esprit du monde, spiritum mundi. Un 
jour Baudouin, à la suite d'une expérience sur cet impor- 
tant objet, cassa une cornue dans laquelle il avait calciné 
de la craie et de l'esprit de nitre ; il remarqua que le produit 
qui y restait brillait dans l'obscurité ; le phosphore était 
découvert. 
Le manomètre Bourdon est inventé en redressant un 
serpentin. 
Je m'arrête ici : à quoi bon poursuivre plus loin cette 
^numération? N'est-ce pas toujours la répétition de cette 
histoire que raconte Diderot : « L 'Écossais nous dit : « Ima- 
ginez que nos voiles étaient déchirées, nos mûts rompus^ 
nus matelots épuisés de fatigue, le vaisseau sans gouvernail, 
abandonné aux flots, le vent nous portant avec fureur droit 
contre les rochers; douze autres et moi assis en silence 
dans la chambre du capitaine, la téte baissée, les bras 
Digitized by Google
100 
l'inventeur 
croisés, les yeux fermés, en attendant à chaque minute le 
naufrage et la mort. On est bien vieux quand on a passé 
une entière journée dans ces transes-là. Ce fut un matelot 
ivre qui nous sauva. Il y avait à fond de cale une vieille 
voile pourrie et criblée de trous ; il alla la chercher et la 
tendit comme il put. Les voiles neuves qui recevaient la 
masse du vent, avaient été déchirées comme du papier. 
Celle-ci en arrêtant et en faisant échapper une partie, il 
rasa le pied des rochers terribles, mais n'y toucha pas... » 
Inspiration d'ivrogne, inspiration de génie; c'est tout 
un. Le génie n'est-il pas une névrose? N'est-ce pas un îlot 
baigné par la folie, comme dit M. Emile Augier? Quel est 
le premier germe d'une invention? Où aller chercher son 
point de départ? Dans quelles profondeurs était cachée la 
première idée d'une œuvre ? Comment en a-t-elle été arra- 
chée? Quelle torche a éclairé les ténèbres qui l'envelop- 
paient? Où était-elle? Quels sentiers a parcourus le premier 
qui la trouva? Où a-t-elle germé pour la première fois? 
Qu'est-elle devenue depuis le jour où elle naquit dans un 
cerveau jusqu'au jour où elle se manifesta à l'univers tout 
entier? Comment a-t-elle pu rester pendant si longtemps 
cachée, enfouie, latente? Comment un jour a-t-elle passé 
dans l'air, a-t-elle germé dans dix cerveaux à la fois? 
Comment un courant l'a-t-il apportée à une génération et 
l'a-t-il déposée dans ces dix cerveaux? Comment suivre 
cette tradition de l'invention ? Quel d'Hozier pourrait 
dresser sa généalogie? Qui pourrait exposer sa filiation? 
Quel historien pourrait pénétrer ses origines?... Nul : on 
voit parfois quand on remonte dans le passé, quand on s'en- 
fouit dans les vieux bouquins auxquels personne ne songe, 
et dont la poussière n'est essuyée que bien rarement par la 
manche de quelque érudit, curieux et chercheur, une inven- 
tion apparaître, il y a deux, trois, quatre, cinq siècles avant 
le moment où elle est entrée réellement dans la vie sociale. 
Avec de la bonne volonté môme, on peut trouver que toutes 
Digitized by Google
L'iN VENTEUIl. 
101 
les inventions remontent à l'antiquité. Lisez Duttens, Coste, 
le Vieux Neuf d'Édouard Fournier, l'ouvrage de M. Saint- 
Germain le Duc, et vous verrez que les latrines anglaises 
étaient connues en France en 1769; que Kuncket avait dé- 
couvert un siècle et demi avant Davy la lampe des mineurs 
(Davy même est précédé par Stephenson) ; qu'en 1700, Du 
Vervey avait produit sciemment les mêmes" phénomènes, 
que plus tard Galvani observa par hasard; que, sous 
Henri IV, William Lee établit en France une machine à 
fabriquer des bas; qu'en 1713, Beaumer prévoyait le caout- 
chouc; que la lithographie était inventée dès 1580. D'après 
Nodier, de Bergerac aurait inventé les ballons. Gavallo, 
h Londres, passe aussi pour avoir précédé Montgolfler. 
On dit encore que la phrénologie était connue des Brah- 
rnes; que l'inoculation était connue en Géorgie, et que ce 
fut Rabaut Pommier qui le premier eut l'idée d'inoculer 
aux hommes la picote des vaches pour les préserver de la 
petite vérole ; que ce fut Charles Brise qui inventa, à Arques, 
l'artillerie légère et non pas Frédéric le Grand; que les Is- 
landais, les Scandinaves, Cabot, les Basques auraient dé- 
couvert l'Amérique avant Colomb; que Gaétan aurait 
abordé aux îles Sandwich vers le milieu du seizième siècle, 
bien avant Cook par conséquent. Sont-ce les Italiens ou les 
Allemands qui ont inventé la gravure à l'eau forte? La 
découverte du thermomètre a été successivement attribuée 
à Bacon, à Fludd, à Drebbel, à Sanctorius, à Scarpi, à 
Galilée. La découverte de la pisciculture est attribuée aux 
Chinois, au comte de Goldstein, à Rémy et à Gchin. 
L'abbé del'Épée passe en général pour être le premier in- 
stituteur des sourds-muets, mais le père Feijoo réclame en 
faveur du bénédictin Pierre Ponce l'honneur de cette décou- 
verte; les Anglais interviennent dans le débat en faveur de 
Vallis ; les Hollandais en faveur d'Amman; d'aucuns font 
honneur de cette découverte a Jean-Paul Bonnet. Coste im- 
mole l'abbé de l'Épée à Pereira. 
102 
l'inventeur. 
Quand Davy parvint à produire le potassium, on sup- 
posa que les alchimistes d'Orient en faisaient usage pour 
la composition du fe ; grégeois. — Delisle, en 1823, pro- 
pose l'hélice qu'avait déjà inventée Dallery. — Ce furent les 
frères Havart de Rouen qui, en 1740, eurent la première 
idée du velours de coton. — Les allumettes étaient connues 
dès le dix-septième siècle; il a fallu près de deux siècles 
pour les rendre d'un usage pratique. — Les Chinois, dhv 
on, ont connu de tout temps les ponts suspendus; les 
Assyriens, les tunnels; les prêtres étruriens, le paraton- 
nerre; ceci est difficile à croire, mais enfin!... 
Ce qui est plus sûr, c'est que la presse hydraulique a été 
inventée par Pascal, mais exécutée par l'Anglais Bramah. 
Les Indiens ont inventé les fusées de guerre ; au seizième 
siècle, on connaissait les fusils se chargeant par la culasse. 
Cardan parle d'un blutoir mécanique. 
Les sondes, attribuées à Décan, sont décrites dans le 
Traité de la passion calculeuse de Ant. Guéner. 
On a trouvé un forceps à Pompeï. 
Un spéculum a été décrit et figuré par Ambroise Paré. 
Un scarificateur est gravé dans l'Officine d'Ésaïe Lelièvre, 
publiée en 1583. 
En 4681, Papin avait écrit un traité des opérations sans 
douleur, et au moyen âge on avait le vin de mandragore. 
Dès le dix-huitième siècle, on avait des cartons incom- 
bustibles et indestructibles. On en faisait des voitures, des 
maisons, des vaisseaux. 
Le stuc était connu au seizième siècle. 
Dès le dix-huitième siècle, on employait le fer dans les 
constructions. 
Roger Bacon eut l'idée du télescope. 
On tâtonne d'abord; on prend un morceau d'ambre; puis 
Otto de Guericke fait une sphère de soufre ; Haukshee rem- 
place cette sphère de soufre par un cylindre de verre; et on 
a la machine électrique. 
l'inybnteur 
103 
Toujours la même histoire : l'alchimie a préparé la chi- 
mie ; l'astrologie a préparé l'astronomie. 
Pendant le moyen âge, on trouva l'usage des pertuis ré- 
pandu en France. Au commencement du quinzième siècle, 
ils sont convertis en écluses. On attribue cette innovation à 
deux ingénieurs deViterbe. Delà elle passa en Hollande. 
Léonard de Vinci appliqua ce système sur les canaux de 
l'Adda et du Tessin, dans les États de Venise, en le perfec- 
tionnant. Dans les premières années du seizième siècle, il 
l'importa en France, et ce motif le fait passer généralement 
pour en être l'auteur. 
Le télégraphe est connu de toute antiquité; on en trouve 
Fiilée dans l'Iliade, dans Eschyle ; les Gaulois, les Espa- 
gnols, correspondaient à l'aide de signaux; Tamerlan se 
servait de drapeaux pour manifester ses intentions aux villes 
assiégées. Araontons invente un télégraphe qui est oublié ; 
l'abbé Chappe renouvelle ses expériences. D'après Robert- 
son, il en emprunte l'idée à son oncle. Pour l'un et pour 
l'autre, était-ce une réinvention ou un plagiat? 
On dit que l'idée du canal de Languedoc appartient au 
jardinier de Riquet, qui s'en serait emparé pour la fé- 
conder. 
Avant la découverte des logarithmes, on se servait pour 
réduire les calculs de la trigonométrie rectiligne ou sphéri- 
que à de simples additions et soustractions, de la méthode 
prosthaphérétique. On la trouve d'abord décrite dans un 
ouvrage de Werner de Nuremberg; elle fut imaginée de 
nouveau, vers 1582, par Tycho et Wittichius; Juste Byrge 
l'étendit ensuite à tous les cas de la trigonométrie rectiligne 
et sphérique. 
Ils sont dix, ils sont vingt, ils sont cinquante, ils sont 
mille qui par leurs travaux, par leurs efforts, par leurs 
idées, ont amené un résultat trouvé un jour par un seul 
homme. 
Est-ce Wall, est-ce Franklin, est-ce Nollet, est-ce Ho- 
un 
l'inventeur. 
mas qui ont découvert l'analogie physique de la foudre et 
de l'électricité. Non, on ne peut pas dire : c'est celui-ci, 
c'est celui-là; Romas avait fait ses expériences avant Fran- 
klin ; c'est aux efforts collectifs de tous les physiciens du 
dix-huitième siècle qu'on doit la découverte du paratonerre; 
et c'est à un seul homme qu'en reviendrait la gloire ! quelle 
injustice I 
Non, car toutes ces idées étaient vagues, étaient confuses; 
elles étaient sans application, il leur manquait quelque 
chose, et ce quelque chose était tout; c'était la connaissance 
du pouvoir des pointes. 
Mais d'abord Franklin qui en eut l'intuition n'en vit pas 
toute la portée; il ne parle que d'une expérience à exécuter; 
— soit. 
Quel est le père de la télégraphie électrique? nous la trou- 
vons indiquée dans un poPme latin de Strada, paru en 1617 : 
naturellement cela ne suffît pas; mais ensuite une lettre 
publiée dans le Scots Magazine, datée du 1" février 1753, 
et signée des deux initiales C. M., décrit un appareil; 
en 1760, Lesage de Genève en construit un; en 1787, Lo- 
mond en fait un autre à Paris ; puis viennent les essais de 
Reiser, de Bettancourt, de François Salva. 
Cela est parfaitement vrai, nous avons des documents qui 
le prouvent; mais de là à la télégraphie électrique utile, 
avec toutes ses applications, il y a loin ; car à cette époque 
on ne connaissait que l'électricité statique, et l'électricité 
dynamique pouvait seule fonder la télégraphie. 
Mais alors Volta serait-il donc l'inventeur du télégraphe? 
ue devrait-ce pas être à lui qu'appartiendrait le brevet? 
Mais Arago et Ampère ont découvert un phénomène ca- 
pital, l'aimantation temporaire; mais qui l'a utilisée? 
M. Wheastone disait, en 1838, qu'il avait compté soixante- 
deux prétendants à l'invention de cette application de 
l'électricité î 
Rien de plus curieux, et en môme temps de plus em- 
Digitized by Google
L*IW YENTEUR. 
105 
brouillé, de plus obscur que ces traditions scientifiques. 
Trevithick et Vivian font d'abord une voiture à vapeur à 
haute pression, selon le système d'Evans, mais en en 
perfectionnant beaucoup de détails. Us essaient de l'ap- 
pliquer au transport sur les routes; mais elle était trop 
pesante. 
Alors, pour ne pas perdre tout le fruit de leurs travaux, 
ils la placent sur des rails, qui servaient dans les mines au 
transport de la houille. 
Ce n'était qu'un pis aller, dont ils n'espéraient guère, 
grâce au préjugé qui soutenait que les roues devaient pa- 
tiner sans avancer sur les rails. 
Voilà comment arriva la réalisation des chemins de fer. 
Les rails eux-mêmes étaient connus depuis longtemps. 
Au dix-septième siècle on s'était servi d'ornières pour 
faciliter la traction ; puis étaient venus les rails en bois ; on 
les avait ensuite revêtus de bandes de fer; en 1738 pour la 
première fois on avait appliqué des rails de fonte ; on sup- 
prima ensuite les rebords qui donnaient trop de frottement, 
pour les remplacer par de simples bandes de fer. Pour em- 
pêcher alors les roues de quitter la voie, on les arma d'une 
saillie intérieure. 
Voyons la généalogie des divers métiers qui ont engendré 
le métier Jacquart : — le métier de Jean Calabrais, importé 
en France au quinzième siècle; — en 1620, Dagon invente 
le métier à la grande tire ; — en 1687, Galantier et Blache 
inventent le métier à la petite tire ; — en 1723, Basile Bou- 
chon invente le métier pour petit façonné ; — 1728, métier 
à grand façonné; — en 1744, Vaucanson crée le métier 
avec cylindres ronds; — en 1766, Ponçon invente le métier 
pour faire plusieurs armures; — en 1798, Vezier invente 
le métier petit façonné, dit ligature ; et ce n'est qu'en 1804 
que Jacquart, appliquant le carton de Falcon à la machine 
de Vaucanson et y substituant le cylindre carré, crée la ma- 
chine qui porte son nom et qui n'arrive à sa perfection 
Digitized by Google
106 l'inventeue. 
qu'en 1812, grâce à un ouvrier nommé Breton qui invente 
l'étui du battant, la presse et la pièce coudée. 
LionelLukin, carrossier de Londres, mort en 1834, a pour 
épitaphe sur son tombeau, dans le cimetière de Hythe : « A 
la mémoire de Lionel Lukin, le premier qui ait construit 
un lifr-boat; il fut inventeur de re principe de sauvetage 
par lequel tant de personnes ont échappé sur mer à une 
mort certaine; il reçut du roi un brevet d'invention en 
178;>. » 
Or, voici ce qu'on répond : il est vrai qu'il avait fait le 
plan et construit le modèle d'un canot, avec chambres à 
air; niais le canot a-t-il été éprouvé? N'est-ce pas plutôt 
à M. Greathead qu'on doit accorder la priorité de cette in- 
vention si utile. 
En 1789 un navire appelé Y Aventure sombrait à l'em- 
bouchure de la Tyne. On ne put. lui porter secours. Cet 
événement donna lieu à une souscription en faveur de 
celui qui inventerait un canot de sauvetage. 
Wouldave et Greathead en présentèrent chacun un. Ce 
dernier remporta le prix. On se servit de canots de son 
système jusqu'en 1849. Cette année, l'un d'eux chavira et 
noya vingt personnes. Le duc de Northumberland offrit un 
prix de 100 guinées à l'inventeur d'un bateau qui se redres- 
serait toujours par sa propre force. 
Deux cent quatre-vingts plans furent présentés. Ce fut 
M. Beuhing qui remporta le prix. 
En 1783, la mèche circulaire des lampes est inventée 
par Argand ; Carcel remonte les lampes au moyen d'un 
mouvement d'horlogerie; et M. Franchot vient régler l'af- 
fluence de l'huile. 
Un jour Philippe Lebon se trouvait à la campagne chez 
son père. Il étudiait les propriétés chimiques de la fumée 
qui s'échappait d'une fiole remplie de sciure de bois et 
placée sur des charbons ardents. Tout à coup cette fumée 
prend feu en jetant une vive lumière. 
Digitized by Google
l'inventeur. 
107 
Ce fut une révélation pour Lebon. Les chimistes de 
l'époque connaissaient ce phénomène, mais ils n'en pré- 
voyaient pas l'application. Lebon comprit l'immense avenir 
qui était réservé à l'utilisation de cette propriété. Il se mit 
aussitôt à faire des essais en grand, dans lesquels il dé- 
pensa beaucoup d'argent. Il put bientôt présenter au public 
des thermolampes, cela n'empêche pas qu'on lit sur une 
tombe du père Lachaise : « Windsor, inventeur de l'éclai- 
rage au gaz. » 
Continuons rénumération de ces faits, nous tirerons la 
conclusion ensuite : conclusion excessivement importante 
comme vous le verrez. 
Par moments un souffle passe dans l'air ; tout était calme, 
tout était paisible; nul ne songeait à l'avenir, ni au passé; 
l'humanité semblait dormir d'un sommeil profond; et voilà 
que ce souffle agite les tètes, remue les cerveaux, leur ap- 
porte une influence magnétique, établit entre dix, entre 
quinze, entre vingt hommes une correspondance électrique; 
et voilà que ces dix hommes, que ces quinze, que ces vingt 
hommes, sans avoir échangé, sans avoir communiqué leurs 
idées, sans se connaître personnellement et sans connaître 
leurs travaux respectifs, se mettent, comme s'ils obéissaient 
à un mot d'ordre, à étudier la même question, à suivre les 
mômes phénomènes, et arrivent presque en même temps 
aux mômes résultats : c'est ainsi que M. Leverrier, un An- 
glais, un Américain, et un autre Français produisent leurs 
titres à la même découverte, faite en môme temps ; c'est 
ainsi que cette merveille chirurgicale qu'on nomme l'ova- 
riotomie est découverte à peu près à la même heure en 
Angleterre et à Strasbourg; c'est ainsi que Spencer et Ja- 
cobi découvrent en môme temps la galvanoplastie ; c'est 
ainsi que Scheele et Priestley arrivent chacun de leur côté, 
presque au môme instant, à la découverte de l'oxygène ; 
c'est ainsi que Francklin et Bevis construisent en même 
temps des batteries électriques; que Hugon produit sa 
Digitized by Google
l'iNVENTEt'Il. 
machine en môme temps que M. Lenoir ; c'est ainsi que 
l'intelligence humaine, demandant un plus rapide moyen 
que la main des scribes pour se répandre, fait naître à 
la même époque plusieurs tentatives pour réaliser la mul- 
tiplication des écrits, tentatives qui enfantent la xylogra- 
phie, la chalcographie et enfin la typographie. 
Ou bien, il faut qu'une crise vienne tout à coup faire 
surgir les inventions ; quand le monde ne sent pas le besoin 
direct d'une chose nouvelle, quand ce besoin ne s'impose 
pas, tout dort, la science se préoccupe de chimères ; les sa- 
vants passent leur vie dans leur laboratoire, comme un 
employé de bureau passe sa vie dans son bureau, c'est-à- 
dire à ne rien faire ; tout est calme, tout est tranquille et le 
progrès est stagnant. Mais vienne une secousse qui ébranle 
tous les cerveaux, qui change tout un ordre social et qui, en 
transformant la société, transforme ses besoins, alors appa- 
raissent Monge, Berthollet, Conti, Lebon, Ghaptal, qui en 
un an font plus d'inventions qu'un siècle, en temps ordi- 
naire, n'en eût produit; aussi voyez pendant la révolution 
quel magnifique essor prend l'industrie française 1 On in- 
nove, on invente, on s'habitue à tout utiliser, à ne rien 
perdre, on apprend à faire de la poudre, à fondre les canons, 
la science refait son éducation ; il ne s'agit plus en ce 
moment de copier le passé, de se traîner à la remorque des 
anciens, de respecter les traditions ; il s'agit, au contraire, 
de créer tout dans de nouvelles conditions. Alors savants et 
ouvriers, pris de la fièvre qui fait battre le pouls à tout un 
peuple, transportent dans leurs travaux l'ardeur que mon- 
trent nos volontaires à la frontière, l'omniscience que mon- 
trent nos hommes à la Convention; et la révolution est 
non-seulement une révolution sociale, mais encore une 
révolution scientifique et industrielle. 
Ou bien, il y a une idée qui court les rues, un vieux 
proverbe, un jouet avec lequel s'amusent les enfants. 
Tout le monde connaît l'idée; tout le monde connaît le 
l'inventeur. 
109 
jouet; mais ni l'un ni l'autre n'ont fixé l'attention de per- 
sonne; à quoi bon? ne sont-ils pas trop communs? Tout à 
coup cette idée ou ce jouet frappent un homme ; il les con- 
sidère, les tourne et les retourne, il aperçoit des horizons 
nouveaux ; partant de ce point si simple, si petit, si infime, 
il se lance dans une voie immense ; il a pris un caillou que 
tous foulaient au pied ; il le taille, il le polit, il le passe 
à la meule de son intelligence et il en fait un diamant. 
En Amérique les enfants s'amusent à un jeu appelé pé- 
tards de Noël ; ils bouchent la lumière du fusil avec une 
cheville, introduisent de l'eau dans le canon, sur laquelle 
ils mettent une forte bourre et le font chauffer. La vapeur 
d'eau chasse la cheville avec une violente détonation. Oli- 
vier Evans, âgé de 18 ans, simple ouvrier charron, voit 
ce jeu, s'aperçoit delà puissance expansive de la vapeur, 
comprend qu'elle peut être utilisée comme force motrice, 
s'étonne qu'on n'ait jusqu'alors employé la vapeur que pour 
faire le vide, elle, dont la puissance est si grande, et aussitôt 
combine les machines dans lesquelles elle agit par sa seule 
élasticité, puis est jetée ensuite dans l'atmosphère! C'est 
la transformation de la machine de Papin ; c'est la grande 
conception de nos machines actuelles. 
La vaccine aussi était un fait' populaire, connu des 
pâtres des environs de Montpellier et des pâtres du comté 
de Glocester; mais sans Rabaut-Pommier et sans Jeûner ce 
fait si important serait peut-être encore enfoui dans ces pays. 
Bah 1 toutes ces choses sont trop communes, qui donc pen- 
serait à aller les ramasser et à les appliquer? Traditions 
et croyances populaires! chimères! rêves! folies! supersti- 
tions! arrière donc! crient tous les savants et autres gens 
entendus ; et alors les remèdes contre la rage, contre le 
croup, contre les brûlures, qui se conservent dans les cam- 
pagnes et guérissent, quoi qu'on en dise, restent le secret 
de quelques gens et ne dépassent pas le canton, où encore 
l'officier de santé, qui se croit un grand personnage et ré- 
110 
L IN VENTE UR. 
pondrait comme Pic de la Mirandole (le omni re scibili^ les 
poursuit à outrance. 
Et puis tout n 'est-il pas pour le mieux dans le meilleur 
des mondes possibles? A quoi bon innover, chercher du 
nouveau? Restons tranquillement enveloppés dans notre 
robe de chambre, assis dans un bon fauteuil, au coin du 
feu, au lieu de courir à travers rochers et précipices à 
quelque découverte nouvelle. Oh 1 le fameux cri : conten- 
tons-nous de ce que nous avons ; ce cri qui arrête tout élan, 
engourdit toute énergie, le cri du fumeur d'opium, le cri 
du fatalisme turc, le cri de l indolence orientale, qui donc 
la proféré? Contentons-nous de ce que nous avons; res- 
tons dans le statu quo : que de gens qui repètent ces mon- 
struosités, qui se gardent bien d'essayer d'améliorer ce 
qu'ils ont, qui font tous leurs efforts pour arrêter ceux-là 
qui voient au delà du présenti Le perfectionnement à ap- 
porter est peut-être bien simple; il saute aux yeux; maïs 
à quoi bon? 
Cela me rappelle la réponse que flrent à un voyageur 
français des ouvriers de carrières de marbre en Italie. 
Sur son observation, qu'ils feraient mieux d'employer des 
brouettes pour transporter les débris, que de se servir de pe- 
tits paniers gênants, mal commodes et ne contenant rien, ils 
lui dirent : — Pourquoi?... tout le monde lait comme cela. 
Il y a un instrument de musique qui paraît exister depuis 
que le monde existe : c'est la timbale. La timbale s'est 
composée de tout temps d'une peau tendue sur un chau- 
dron ; le chaudron était bien gênant ; il coûtait cher, il 
était encombrant au possible, de sorte qu'on ne pouvait pas 
mettre plus de deux timbales dans un orchestre, ce qui 
était assez pauvre; munie de cet appendice, elle était du 
transport le plus difficile, il fallait deux hommes pour la 
porter avec toules les précautions possibles, de peur de la 
bossuer; compositeurs et musiciens faisaient bien des do- 
léances sur le malheureux chaudron; mais quant à changer 
Digitized by Google
l'inventeur. 
11! 
la forme de la timbale, nul n'y songeait. Comprenez donc, 
la timbale avait toujours existé telle qu elle était; il fallait 
se résigner, et on s'était résigné jusqu'à ce que Sax, un 
homme qui ne respecte pas positivement une chose parce 
qu elle est vieille, s'aperçut un beau jour que la timbale 
pouvait parfaitement exister sans le chaudron, bien plus 
même, que le chaudron n'était qu'un accessoire nuisible, 
parce qu'il rendait le son confus. 
Et le voilà qui se met à faire d'excellentes timbales, sans 
chaudron, plus faciles à fabriquer, beaucoup moins chères, 
solides, légères et permettant la superposition de tout un 
jeu de cet instrument. 
11 y avait jadis une clarinette basse si défectueuse qu'on 
avait été forcé de l'abandonner à peu près complètement; 
« il a suffi à Sax d'ouvrir un petit trou, grand comme la 
tête d'une épingle, à un certain endroit qu'il lallait trouver, 
pour faire parler admirablement le haut de l'instrument, 
devenu aujourd'hui le mentor de nos orchestres. » 
Et voilà tout ! l'histoire de l'œuf de Colomb I éternel 
svmbole I 
Qu'est-ce donc que la première idée d'une invention? Qui 
peut suivre sa trace sur cette pâte molle que l'on appelle le 
cerveau humain? Elle naît, rayon lumineux; elle traverse 
l'obscurité, perce les ténèbres sans qu'on sache sa généa- 
logie, sans qu'on puisse expliquer les gradations par les- 
quelles elle a passé pour arriver à se formuler complète, 
vive et claire. Hier, nul ne la voyait, entourée de ténèbres 
qu'elle était ; elle n'était accessible à aucun œil, et aujour- 
d'hui la voici qui illumine tout un monde nouveau. 
Que conclure? que conclure ? 
— Vous dites vous-mêmes, me dira-t-on, que l'inven- 
tion n'est qu'une affaire de tradition et de hasard ; qu'il 
est impossible de déterminer précisément dans quel cerveau 
naquit la première idée, quelles phases elle a suivies de- 
puis, par quelles filières elle a passé, avant d'apparaître au 
U2 
l'inventeur 
jour, de se manifester hautement, de devenir un fait pra- 
tique. A qui donc sont dues la gloire et la propriété d'une 
nouvelle invention? Cette gloire que demain un homme 
pourra venir vous disputer, cette propriété dont il est im- 
possible de suivre la tradition, peuvent-elles exister? 
Question immense, sous ses apparences subtiles, que 
celte filiation de l'idée, car c'est d'elle que dépendent les 
droits des inventeurs ; et il m'est impossible de ne pas 
l'aborder en finissant ce paragraphe, quoique j'y revienne 
dans le chapitre consacré spécialement à la propriété in- 
dustrielle. 
Que nous disent tous ces faits? que l'idée est d'abord 
un avorton, qui ne peut marcher, qui ne peut se sou- 
tenir, mal bâti, tortu et bossu comme Quasimodo : cette 
idée est un embryon. Elle périt, si un homme profitant de 
l'expérience de ses devanciers, fort de la science actuelle, 
ne vient pas à son secours, ne la pétrit pas, ne la remanie 
pas, ne la fait pas passer par le corset de fer de son cer- 
veau, ne l'emboîte pas dans un brodequin inflexible, ne la 
redresse pas envers et contre tous, et un jour ne la tire du 
coin où il l'avait cachée, par honte de sa faiblesse, de ses 
difformités, pour la présenter au monde, droite, grande, 
belle et forte, en disant : 
— Voilà mon enfant, et cet enfant est un messie 1 
Mais au lieu d'être deux, ils ont pu être vingt à la redres- 
ser successivement. A qui sera la gloire? à qui sera le 
profit? 
Sans manifestation, néant. A celui qui l'a tenue dans 
bon coin, qui n'a pu encore la faire assez belle pour la 
produire, à celui qui l'a travaillée en silence, sans rien 
dire à personne, à celui-là : Rien 1 — à peine un sou- 
venir. 
Rien î ai-je dit. J'entends d'ici les clameurs qui accueil- 
lent ce mot. Rien î mais n'est-ce pas une indigne et une 
odieuse spoliation ; mais en refusant tout bénéfice à celui 
Digitized by 
l'inventeur. 
qui ne réussit pas ou qui ne réussit qu'à moitié, vous rail- 
lez tous les martyrs, vous découragez tous les enthou- 
siastes, vous émettez une infâme doctrine, vous formulez 
une infâme théorie, la théorie du succès. 
A ces accusations, je réponds hautement : oui, je formule 
la théorie du succès : réfutez-la si vous le pouvez : la société 
ne doit de reconnaissance morale ou de reconnaissance 
matérielle qu'à celui qui la fait profiter directement d'une 
œuvre quelconque. Elle ne doit absolument rien à l'écri- 
vain qui garde ses ouvrages dans son cabinet, à l'inventeur 
qui conserve précieusement ses projets dans ses cartons; 
ils ne sont ses créanciers que ceux-là qui lui apportent une 
certaine somme; ceux qui ne lui fournissent rien, ne peu- 
vent rien exiger d'elle : cela est de bonne économie ; vous 
ne pouvez rien répondre à cela. 
Mais vous m'arrêtez et vous dites : Il est vrai que direc- 
tement les hommes chez lesquels a germé la première idée 
n'ont rien apporté à la société ; mais indirectement, n'est- 
ce pas eux qui ont tout fait? Si Papin n'avait pas inventé 
sa marmite, aurions-nous maintenant nos steamboats et nos 
locomotives?... etc. Et parce que Papin aura été malheu- 
reux, parce qu'il n'aura pu exécuter son œuvre, parce que 
cette œuvre même, en admettant qu'il pût l'exécuter, n'eût 
été dans ce moment que de peu d'utilité à la société, faudra- 
t-il donc ne lui accorder qu'un peu de gloire et ne lui don- 
ner qu'un petit bénéfice ? Si vous adoptez cette doctrine, 
vous placerez alors le perfectionneur au-dessus de l'inven- 
teur : Watt sera supérieur à Papin ! 
Vous le voyez, je ne recule devant aucun argument ; je 
mets en avant ceux qui paraissent devoir être les plus forts ; 
je ne dissimule rien, je ne recule devant aucun d'eux. 
Eh bien! oui, il faut en arriver à cette conclusion : oui, 
l'inventeur tant qu'il n'a pu rendre son œuvre pratique ne 
peut rien demander à la société en retour de ses efforts : 
oui, il faut l'avouer, quelque triste que ce soit, la société ne 
8 
Digitized by Google
lli 
LllN VKNTKUR 
peut pas prélever sur sa fortuue une récompense pour celui 
dont les œuvres ne se sont pas encore manifestées d'une 
manière profitable pour elle, ne lui ont pas apporté les bé- 
néûces immédiats. 
C'est triste, je l'avoue; mais il ne peut en être autrement, 
cette situation est forcée. 
Mais ne vous épouvantez pas tout d'abord, et ne croyez 
pas que, pour ces raisons, je condamne le premier inventeur 
à ne pouvoir réclamer aucun droit. Au contraire, j'espère 
que, plus tard, lui ou ses descendants pourront profiter am- 
plement de la première idée qu'il aura conçue. Si autrefois 
Papin eût été condamné à ne percevoir nul bétuficc de son 
invention, si en ce moment-ci, il serait encore condamné à 
périr dans la misère auprès de son œuvre, il n'en sera pas 
de même dans l'avenir. Quand les inventeurs se seront or- 
ganisés, se seront réunis en associations, alors chacun d'eux 
percevra une part de gloire et d'argent, proportionnelle à 
la part d'utilité qu'il aura eue dans l'enfantement de la 
nouvelle œuvre: alors disparaîtront les monstruosités dont 
nous traçons en ce moment le tableau. 
Mais, déplus, l'inventeur aura toujours la certitude de 
pouvoir employer toutes ses forces, d'amener son œuvre 
à la limite extrême imposée à son p r énie. Il ne sera plus, 
comme Sauvage, vingt ans sans pouvoir faire un essai 
sur une échelle suflisante; il n'échouera plus comme au- 
trefois, faute de secours et d encouragements ; il ne sera 
plus empêché de faire produire à son œuvre les résultats 
qu'on en peut attendre ; si son idée est complète, il pourra 
l'appliquer immédiatement et en recueillir les bénéfices : 
si son idée est incomplète, mais cependant a été utile à la 
question, l'association qui poursuivra son œuvre, lui don- 
nera une part de bénéfices en raison de sa valeur, ou s'il est 
mort, en gratifiera ses descendants. Alors, nulle injustice 
envers l'inventeur ne se produira plus ; la société remplira 
son devoir, payera sa dette et ne lui fera plus banqueroute. 
Digitized by Google
l'inventeur. 
L'inventeur ne travaillera plus pour le roi de Prusse; il re- 
cevra un juste salaire de ses efforts, et si, en mourant, il 
n'a pas le bonheur de voir son invention triompher com- 
plètement, il emportera du moins dans la tombe la conso- 
lation de penser que ses enfants ne seront pas dépouillés de 
son héritage et que son œuvre ne périra pas, que d'autres 
la Lcondrontet qu'elle vivra. 
L'association! ai-je dit; grand motet grande chose. L'as- 
sociation seule pourra assurer et équilibrer les droits de 
l'inventeur : seule elle pourra leur rendre une complète 
justice ; seule elle pourra hâter la marche du progrès. 
Que fera-t-elle en effet? Elle recueillera les traditions, elle 
établira des rapports entre les hommes qui poursuivront la 
môme œuvre; elle empêchera les idées de se perdre, en 
concentrant les forces disséminées, éparses, sans lien entre 
elles; elle économisera le temps; elle arrêtera cette déper- 
dition immense d'efforts dans lesquels se consument tant 
d'inventeurs, parce qu'isolés ils ignorent souvent les tra- 
vaux faits sur la môme matière, travaux dont la connaissance 
supprimerait mille obstacles, résoudrait mille questions dont 
ils ne voient pas eux-mêmes la solution, soit que la nature 
de leur esprit s'y oppose, soit que le manque d'observations 
ou de documents sur ce point les arrête; elle recueillera les 
idées et les faits, elle les groupera ; elle en portera rapide- 
ment la connaissance à tous ceux qui s'intéressent à la ques- 
tion; elle sauvera de l'oubli les efforts antérieurs; elle en 
tiendra compte; elle déterminera le rôle qu'aura joué cha- 
que pionnier; elle biffera le hasard qui a eu une si grande 
influence sur la vie et les œuvres de la plupart des inven- 
teurs ; elle permettra à chacun d'utiliser toutes ses forces, 
d'employer tout son talent et toute son énergie; elle sup- 
primera les chances aléatoires auxquelles l'inventeur a été 
soumis jusqu'alors et les changera en certitude. 
Voilà ce que l'association devra faire et voilà ce qu'elle 
fera le jour où elle pourra prendre une libre expansion et 
116 
l'IH VENTEUIl. 
où tous les inventeurs, au lieu d'être défiants, de s'isoler, 
s'uniront pour arriver à la réalisation de l'œuvre. 
L'association, de même qu'elle sera le plus grand moteur 
social, de même qu'elle fera cesser toutes les tyrannies par- 
ticulières, toutes les injustices qui, appliquées à des indi- 
vidus, restent impunies, de même qu'elle mettra une borne 
à toutes ces oppressions contre lesquelles l'être isolé ne peut 
réclamer, de même qu'elle doit être le levier social, de même 
l'association sera le plus grand moteur scientifique. 
Vas soli! Malheur à celui qui marche seul ! a dit la Bible. 
Nul ne peut rien isolé. Le progrès naît de l'association des 
idées et des faits. C'est le frottement qui produit l'électri- 
cité; c'est le frottement des hommes entre eux qui électrise 
les cerveaux. Il y a une tradition évidente entre chaque 
siècle; tout siècle est la synthèse du siècle précédent : il 
absorbe tout ce qu'il a produit, et c'est cette nourriture qui 
le rend fort et vigoureux, qui le rend plus puissant que 
l'autre siècle ; nous sommes fils de Voltaire, de Rousseau, 
de Montesquieu, de Diderot, de Turgot, de tous les ency- 
clopédistes, de Mirabeau, de Danton, de Robespierre, de 
tous les révolutionnaires, en croyances politiques et philo- 
sophiques; nous sommes fils de Newton, de Lavoisier, de 
d'Alembert, de Clairaut, de Bayen, de Galvani, de Volta, 
de Franklin, de Hatiy, de Geoffroi Saint-Hilaire, de Watt, 
de Jouffroy, de tous les savants, inventeurs et découvreurs 
en matière scientifique ; mais jusqu'à présent la chaîne qui 
nous a unis à nos pères a été souvent brisée, ressoudée, rom- 
pue encore, réunie de nouveau, au prix d'efforts individuels 
immenses ; notre but doit être de supprimer ces efforts, en 
ayant soin que cette chaîne ne se rompe jamais. Mais en 
même temps qu'il y aura sécurité et garantie pour l'inven • 
teur précédent, il y aura aplanissement de mille obstacles 
pour son successeur; l'invention ne demandera plus de si 
prodigieux efforts ; elle naîtra presque d'elle-même par la 
force des choses. Quand une idée sera dans l'air, il n'y aura 
Digitized by Google
l'inventeur, 117 
plus choc comme entre Le verrier et les autres compéti- 
teurs de sa planète, entre Spencer et Jacobi, etc. 
Les hommes qui poursuivront cette idée se reconnaî- 
tront, s'uniront et iront de concert au but qu'elle doit 
atteindre. Quand viendra une de ces crises qui précipitent 
l'activité humaine, qui obligent de faire sortir les inven- 
tions du sol en le frappant du pied, alors tous seront prêts 
pour la lutte , les matériaux seront préparés, la tâche de 
l'homme se réduira à les édiûer. 
Helvétius a dit avec raison : « Les idées qu'on appelle à 
tort neuves ne proviennent jamais d'un homme, elles ré- 
sultent d'une association de pensées et non d'une unique 
pensée. 
« On en retrouve en outre le germe plus ou moins lon- 
guement indiqué dans les générations et aux époques pré- 
cédentes, môme les plus éloignées. Comme un arbre, l'idée 
subit l'état de graine, de développement et de force avant 
d'atteindre la maturité. » 
Associons-nous pour ne laisser se perdre aucune idée, pour 
assurer les droits à tous, pour sauver les droits des inven- 
teurs en même temps que pour assurer ceux de la société, 
pour supprimer le hasard I Et alors quand de vastes associa- 
tions de chaque art, de chaque métier, de chaque branche de 
la science rempliront le monde, l'inventeur trouvera partout 
aide et soutien, lumière et force ; et nul ne sera plus, sous 
quelque prétexte que ce soit, dépouillé du fruit de ses u\i • 
vaux ; le premier qui conçut l'idée nouvelle aura sa part de 
droit comme celui qui venant le dernier s'inspira de l'es- 
quisse, mais acheva l'œuvre. Chaque ouvrier aura son sa- 
laire de gloire et d'argent : toutes les injustices dont le 
tableau est si hideux seront supprimées; l'inventeur ne 
sera plus un misérable paria, n'ayant nulle espèce de droit 
pour le protéger. Les associations formeront une nouvelle 
cité ; il ne sera plus permis à nul d'ignorer qu'elle existe; 
elle réunira dans son sein tous ces enfants perdus, tous ces 
Digitized by Google
l/lNVKNTErn. 
tirailleurs do l'idée, dispersés à la surface du monde ; elle 
en formera un peuple imposant qui aura son budget et son 
armée. Tous ceux que Romulus appela à lui quand il traça 
l'enceinte de sa ville étaient proscrits, sans asile et sans 
patrie; bientôt en se groupant, ils purent prendre le 
titre qui devint le plus beau qui existât, celui de citoyens 
Romains, et marcher a la conquête du monde ; de même 
tous les artistes, écrivains, inventeurs, aujourd'hui sépa- 
rés, sans lien entre eux, formeront, en se réunissant, la 
cité de l'intelligence et feront eux aussi la conquête de 
l'univers. 
II 
En attendant qu'unis et serrés les uns contre les autres, 
les inventeurs forment une phalange indissoluble, ils vont, 
disséminés par le monde, ils errent inquiets, cherchint la 
vérité et un asile. Ils n'ont pas de toit où abriter leur tête, 
car ils effrayent tous les timides; et comme Hercule et 
comme Esus, ils obéissent à cette voix du progrès qui leur 
crie sans cesse : Marche ! marche ! 
Un prince cesse-t-il de les protéger, ils vont à une autre 
cour chercher quelque asile; une université leur ôte leur 
chaire, ils vont chercher une autre tribune ; et quand ils ne 
peuvent la trouver, ils se retirent, comme Abeilard, dans le 
désert et y portent la vie ! 
Ils comprennent, avant tous les autres, la grande union 
des hommes ; ils ne s'inquiètent pas de la pitrie de leurs 
auditeurs : que leur importe? pourvu que leur voix soit en- 
tendue et forme des disciples. Jadis les apôtres parcouraient 
le monde pour répandre leur foi ; ils étaient pauvres et per- 
sécutés, et finissaient par le martyre. Plus tard les portes, 
comme Camoëns, Cervantès et Dante étaient chassés d exil 
en exil ; puis ce sont les inventeurs qui errent ainsi : 
Digitized by Google
L'i N VENTE l* R. 
11!) 
c'est Colomb qui parcourt pendant 40 ans les mers, va 
de Venise en Portugal, de Portugal en Espagne plaidant 
sa cause devant tous; c'est Kepler, c'est Tycho-Brahé 
errant en Allemagne; c'est Papin exilé de France à cause 
de sa foi, se réfugiant en Angleterre, puis en Allema- 
gne et revenant mourir dans la misère à Londres : c'est 
Fulton venant d'Amérique en Angleterre, d'Angleterre en 
France et retournant dans sa patrie; c'est Fairnbnirn par- 
courant toute l'Angleterre avant de s'arrêter; c'est Brunei 
qui, destiné à l'état ecclésiastique, part à 17 ans comme 
volontaire sur une corvette, visite rAmérique et revient en 
Angleterre. 
C'est Senefelder courant l'Allemagne comme auteur, 
comme acteur et venant enfin inventer la lithographie à 
Vienne ; e'est Erikson, abandonné en Suède, apportant ses 
locomotives et ses bateaux à hélice à l'Angleterre, et, s'y 
voyant repoussé, va construire aux Etats-Unis son terrible 
Monitor. 
Ce besoin de mouvement, de nouveauté, est dans leur 
sang : ils errent parce qu'ils ne trouvent pas d'asile; mais 
ils errent aussi par passion, par goût, ils ne peuvent pat 
rester en place; Paracelse est un voyageur infatigable; 
Montgolfier se sauve du collège à l'âge de 13 ans et va vivre 
en ermite sur les bords de la Méditerranée; Kennedy par- 
court toute l'Angleterre avant de s'établir. Esprits indé- 
pendants, altérés d'air, ayant besoin d'espace, eux qui 
aspirent sans cesse l'avenir, ils ne peuvent rester enfermés! 
Ah! s'ils se tenaient tranquilles! Ah! s'ils étaient bons 
privs de famille, bons époux. Ahl s'ils faisaient deux parts 
de leur vie, l'une consacrée à la satisfaction des besoins 
matériels, au gain nécessaire pour entretenir leur existence 
et l'autre à la réalisation de leur œuvre, comme ils sont en 
L'énérai gens adroits et intelligents, ils pourraient vivre heu- 
reux. Les bonnes gens qui raisonnent ainsi 1 gens calmes, 
gens tranquilles, qui rangent notre vie en partie double ! 
Digitized by Google
l'inventeur. 
Faites de votre cœur un registre et de votre cerveau une case 
de bureau, certes vous pourrez vivre heureux, certes vous 
pourrez faire fortune, gagner une jolie aisance, mais vous 
ne créerez jamais rien. Il vous est aisé de dire avec calme 
que tel est un fou qui mange son argent tandis qu'il pour - 
rait en gagner; car vous ne connaissez pas l'empire d'une 
idée fixe, vous ne savez pas ce que c'est que cette fonte dé- 
vorante qui brûle le sang, s'infiltre dans chaque veine, 
remplit tout l'être et brûle dans le cerveau toute idée qui 
tomberait dedans. Si autrefois le monde n'avait pas été une 
fournaise, aurait-il le granit? vous ne pouvez demander à 
l'homme de génie la froideur de Thomme médiocre. Niepce 
est sans doute un mauvais citoyen, un égoïste, parce qu'il 
n'entend pas le canon, les pas des chevaux, le choc des ar- 
mées, les écroulements de trône qui ébranlent le monde en 
4814. Ce que vous blâmez en lui est ce qui fait sa force. 
Vous connaissez l'œuvre de Richter : Pégase est enchatné, 
on lui lie les ailes, il est attelé à la charrette, il est accou- 
plé au bœuf: il se débat, il essaye de briser ses entraves, il 
renverse le tombereau, il tue le charretier, il écrase tout ce 
qui se présente à lui, jusqu'à ce qu'épuisé par les privations, 
succombant sous les coups, il tombe !... Il en est de même 
de l'inventeur : ce n'est pas son idée qui est à lui; c'est lui 
qui appartient à son idée. Dès qu'elle s'est emparée de son 
esprit, il ne s'appartient plus ; il doit la suivre, s'y soumet- 
tre, subir tous ses caprices et toutes ses fantaisies. 
Il ne sait pas toujours où elle le mène. Pas plus que 
Shakespeare, pas plus que Michel-Ange, il ne connaît la 
portée de son œuvre : comme nous l'avons déjà vu, Colomb 
croit aller en Asie et il découvre l'Amérique; Senefelder 
veut graver sur pierre et il découvre la lithographie; Papin 
veut cuire des légumes et il invente la machine à vapeur; 
Beaudouin veut faire de Y esprit du monde et il trouve le 
phosphore; Arkwright s'occupe du mouvement perpétuel 
et arrive à construire son ingénieux métier; Niepce veut 
Digitized by GoqQle, 
l'inventeur. 
121 
Hthographier sur métaux et il photographie; Gifffard cherche 
la direction des ballons et trouve l'injecteur auquel il a 
donné son nom, etc. 
Qu'importent leurs erreurs? qu'importent leurs chi- 
mères? ils marchent toujours. Pour faire le moins, il faut 
vouloir le plus : ce n'est qu'en pensant ainsi qu'on arrive à 
faire de grandes choses. Aussi l'inventeur n'écoute-t-il pas 
tous ceux qui lui crient qu'il est insensé et qu'il doit s'ar- 
rêter : il va toujours, sans reculer devant nul obstacle. Ce 
qui fait sa force c'est son entêtement. Il n'y a pas de grands 
hpmmes sans une grande volonté. Ceux-là qui manquent 
de persistance, qui se rebutent au premier échec, sont des 
caractères faibles, sans énergie. Pour arriver au but, il ne 
faut pas craindre le danger ni la fatigue. Il faut avoir un 
cœur de bronze dans un corps de fer. 
Ah! c'est qu'on ne réussit pas tout à coup; c'est que la 
route n'est pas tracée, belle, bien propre et bien ratissée ; 
c'est qu'elle est semée d'ornières dans lesquelles on verse, 
de bourbiers qui vous retiennent, de rochers qui vous ar- 
rêtent, de broussailles qui vous déchirent et qui vous cin- 
glent : c'est qu'on ne peut y avancer que pas à pas, la 
hache d'une main, la torche de l'autre, comme dans les fo- 
rêts d'Amérique ; et il faut de hardis et vigoureux pion- 
niers pour oser s'aventurer dans ces solitudes sans fin et 
sans issue, qui engloutissent, sans en laisser nulle trace, 
l'imprudent qui a eu plus d'audace que de force. 
Il y a des gens qui croient que les inventions viennent 
toutes faites au monde, qu'on les trouve sous une feuille 
de chou comme les petits enfants. Allez donc parler de 
l'enfantement d'une œuvre à ces gens ; ils vous riront au 
nez. « Mais rien n'est plus facile que d'inventer, disent-ils. 
Il me semble que si je voulais m'en occuper, je ferais dix 
inventions par jour. » 
J'ai connu un homme fort ignorant, cela va sans dire, 
qui disait un jour : 
122 
l/l N YENTEUIl. 
«Je m'étais r.ssocié avec un jeune homme. Il médisait, 
en me promenant : — Tiens tu devrais bien inventer telle 
chose. Et le soir je lui donnai* son invention !... » 
J'en ai connu un autre qui faisait des inventions en s'ha- 
billant, en déjeurant, en se promenant, en causant, en dî- 
nant, chez lui, dans la rue, au spectacle, le jour, la nuit et 
plus fort que feu le marquis de Boissy, qui ne bénissait 
l'empereur que quand il ne dormait pas, il en faisait en 
dormant. 
C'est absolument comme ces petits commis greffiers, 
clercs de notaires, calicots et autres qui disent en lisaDt 
Molière ou Voltaire : « Mais ce n'est pas si malin d'écrire 1 
quand on a un peu d'idées î... j'en ferais bien autant, moi!» 
Malheur ! malheur à ceux-là, car leur sot amour-propre 
les condamne d'avance; ils ne feront jamais rien, car ils 
n'ont jamais pensé. 
Oh 1 que le langage de celui qui a connu les luttes de 
l'idée est différent. Allez demander à l'écrivain quelle filière 
ont suivie ses idées avant qu'il ait pu les transporter sur le 
papier et les faire vivre I Suivez les luttes de la pensée, son 
cours si divers, parfois si calme, d'autres fois si tempétueux, 
rompu souvent, terrible et dévorant jusque dans sa tran- 
quillité, et alors vous serez effrayé et vous ne croirez plus h 
la facilité que vous prêtez au cerveau d'engendrer les gran- 
des choses; vous aurez plus de respect pour les hommes 
qui sont si supérieurs à vous : apprenez à les connaître pour 
apprendre ce que vous leur devez, ne contemplez pas seu- 
Iemer.t les résultats et ne les trouvez pas tout simples ; suivez 
la marche qu'a été obligé de parcourir celui qui les a ob- 
tenus , et alors vous ne vous effrayerez plus de la fortune 
qu'il pourra faire si on lui reconnaît la propriété de son 
œuvre. 
Le voyez-vous seul avec sa pensée, la nuit, à la lueur de 
sa lampe, combinant, calculant, cherchant à harmoniser 
toutes les parties de son invention, demandant à l'observa- 
l'inventeur 
123 
tion, à toute la science passée et présente, des matériaux, 
obligé de faire cinquante découvertes, cent inventions 
pour produire son œuvre, appelant à son secours la chi- 
mie, la physique, la géologie, la zoologie, tout ce qui est 
inconnu et ce qui est à connaître, leur appliquant, à toutes 
ces connaissances immenses, la règle des mathémati- 
ques; — le jour, forcé d'être technologue, mécanicien, 
de connaître la trempe de l'acier, le maniement du for, de 
savoir la résistance de tous les matériaux, leurs propriétés 
diverses, de travailler lui-même de ses mains, de faire 
passer sa pensée dans la pensée de ses aides, de faire corn - 
prendre par intuition une chose qui n'existe pas encore? Le 
voyez-vous se heurtant à mille obstacles, aux accidents or- 
dinaires qui surviennent dans toute fabrication et de plus 
à toutes les chances imprévues de la création; forcé d'aller 
partout, de voir tout, de consulter mille hommes, de lire 
mille ouvrages, de multiplier les pas et les démarches pour 
puiser di s renseignements , vérifier des faits, faire de nou- 
velles observations? Si vous vous figurez alors l'inventeur, 
méditant la nuit, courant et travaillant le jour, vous serez, 
effrayé en songeant à l'immense dépense (îe force et d'ac- 
tivité qu'il est obligé de faire; vous ne croirez plus qu'une 
invention n'est rien a produire; vous aurez le vertige en 
comprenant son existence fiévreuse, et vous ne lui ména- 
gerez plus ni gloire ni récompenses. 
Si l'écrivain est obligé à une immense dépense de force, 
d'activité, d'énergie, s'il est soumis à un immense travail 
de cerveau; si le peintre est obligé à de longues études, à 
de longs tâtonnements, nul cependant n'est condamné à 
toutes les tortures que doit subir la pensée de l'inventeur, 
car nul, comme lui, n'est forcé de lutter, avec la même 
force, en même temps avec sa pensée et les obstncles ma- 
tériels. 
II est non-seulement, en effet, condamné à marcher dans 
ses idées, à suivre leur cours,à les faire passer de l'état d'em- 
Digitized by Google
i2i l'inventeur. 
brvon, à l'état de fœtus, à les former, à les nourrir; mais 
il doit encore les enfanter, et nul enfantement, je vous le 
dis, n'est aussi terrible que celui-là. Il ne peut aller que par 
des tâtonnements. Ce qu'il a fait hier, il faut qu'il le dé- 
truise demain. Il s'aperçoit aujourd'hui que le calcul qu'il 
croyait vrai est faux. Ici c'est une loi scientifique qui lui 
a fait commettre une erreur; là c'est un de ses matériaux 
qui n'a pas les qualités qu'il lui attribuait. Puis c'est un 
ouvrier qui a mal compris et mal exécuté son plan ; c'est le 
plan lui-même qui est erroné en certains endroits, chose 
dont il ne peut s'apercevoir qu'en le traduisant. Il faut qu'il 
le corrige, et la lutte recommence terrible, acharnée entre 
sa pensée et la matière. 
Qui donc peindra cette lutte si passionnée, si ardente, si 
dévorante que si peu de gens soupçonnent? 
Je ne vais pas suivre les essais qu'a faits chaque inventeur 
pour accomplir son œuvre. Souvent ils ont été retracés, 
mais ils ne l'ont peut-être pas été assez intimement. Les 
dernières histoires des inventions et découvertes qui ont été 
publiées jusqu'à ce jour n'ont pas suffisamment pénétré 
dans le drame de l'enfantement qui a précédé toute œuvre, 
drame émouvant et terrible, mais impossible à suivre dans 
toutes ses phases. 
Je vais seulement ici citer un fait, qui vous prouvera les 
difficultés qui se rencontrent dans l'exécution de la moindre 
invention. 
Un jour, un bourgmestre de Magdebourg conçoit la ma- 
gnifique idée de faire le vide. 
D'abord, pour la réaliser, Otto de Guericke essaye de se 
servir d'un tonneau fermé de toutes parts. Il applique 
à sa partie inférieure un tuyau de pompe à incendie. Il 
fait jouer la pompe ; mais, môme avant que toute l'eau 
fût évacuée, la pression atmosphérique brisait le tonneau. 
Otto de Guericke ne se décourage pas, il en relie les 
douves avec des cercles plus forts. 
Digitized by Google
l'inventeur. 
Mais alors, à mesure que l'eau est expulsée, on entend 
un sifflement : c'est l'air qui pénètre dans le tonneau à 
travers les pores du bois. 
Otto de Guericke recommence encore. 
Il enferme un plus petit tonneau dans un tonneau plus 
grand, tous les deux étant également remplis d'eau. Le 
tuyau de la pompe s'adapte à la partie inférieure du petit 
tonneau. 
On fait jouer la pompe. L'opération va bien. Mais un 
léger gargouillement annonce que l'air s'est encore fait 
jour à travers les deux tonneaux et quand, au bout de trois 
jours, on retira le petit tonneau, on le trouva à moitié 
plein d'eau. 
Otto de Guericke recommence. Seulement il apporte 
deux modifications à sa machine. Au lieu de tonneaux, il 
se sert de sphères de cuivre. Il ne les remplit plus d'eau 
et fait agir la pompe directement sur l'air. 
L'opération réussit parfaitement d'abord, mais quand 
une partie de l'air fut chassée, on ne put soulever le piston 
qu'avec les plus grands efforts, et il arriva un moment où, 
au grand effroi des assistants, la sphère vola en éclats. 
Otto de Guericke comprit de suite la cause de cet acci- 
dent: la sphère n'était pas parfaitement ronde. 
Il recommence de nouveau : cette fois il réussit. 
Vous voyez quelle lutte contre la nature est obligé de 
soutenir Otto de Guericke, par quels tâtonnements il est 
obligé de passer. Mais il est riche, mais il peut faire facile- 
ment des expériences ; qu'eût-ce donc été, si, non-seule- 
ment il avait eu à dompter ces difficultés, mais encore à 
vaincre la misère I 
Il est un homme que vous connaissez tous, qui est de- 
venu en quelque sorte légendaire, non pas tant par ce 
qu'il a fait, quoique son œuvre soit merveilleuse, que 
par le récit simple) naïf, mais intime des souffrances qu'il 
a endurées pour parvenir à réaliser cette œuvre; cet 
L'i.Wt.NTEL'ft. 
homme, est-il besoin de le dire, est Bernard de Palk>y. 
Il veut faire dos émaux. Il n'a nulle connaissance des 
terres argileuses. Il se met à les éludier pendant ûngl- 
cinq ans, les mêlant, les déposant sur des tessons de 
poterie, les taisant cuire aux fourneaux de tous les po- 
tiers voisins, puia aux fourneaux des verriers, et enfin 
à un fourneau de sa propre invention. Après plusieurs 
années de travaux et de luttes il parvient à découvrir 
l'émail blanc. Mais ce n'est encore que le premier pas. 11 
lui reste encore à découvrir les émaux coloriés. Il hésite 
tout d'abord à poursuivre son œuvre, en voyant les efforts 
qu elle lui a déjà coûtés et ceux qu'elle doit encore exiger de 
lui. Mais cette incertitude ne dure qu'un moment; il se 
relève, il reprend courage ; il se livre de nouveau à ses tra- 
vaux; pendant six mois, il fait de nouvelles poterie», puis 
il construit un four avec les débris d'un autre qui lui a\ait 
déjà servi. « Or parce que le dit four avoit si fort chauffé 
l'espace de six jours et nuits, le mortier et la brique du 
dit four s'estoient liquéfiés et vitrifiés de telle sorte, qu'en 
desunçonnant j eus les doigts coupés et incisés en tant 
d'endroits que je fus contraint à manger mon potage ayant 
les doigts enveloppés de drapeaux. Quand j'eusse deflbit 
le dit four, il fallut ériger l'autre, ce qui ne fut pas sans 
grand peine : d'autant qu'il me falloit aller quérir l'eau, 
le mortier et la pierre, sans aucun avde et sans aucun repos, 
le fait, je fis cuire, l'œuvre susdite en première cuisson et 
puis, par emprunt ou autrement, je trouvay moyen d'avoir 
des eatoffes pour faire des esmaux, pour couvrir la dite be- 
sogne, s'estant bien portée en première cuisson. Mais 
quand j'eus acheté les dites étoffes, il me survint un labeur 
qui nie cuida faire rendre l'esprit. Car après que par plu- 
sieurs jours je me fus lassé à piler et calciner mes matières, 
il me les convint broyer, sans aucun aide, à un moulin à 
bras auquel il falloit ordinairement deux puissants hommes 
[mur le virer; le désir que j'avois de parvenir à mon entre* 
Digitized by Google
L'iN VENTEUIl. [27 
prise me faisoît faire dos choses que j'eusse estimées impos- 
sibles. Quand les dites couleurs furent broyées, je couvris 
tous mes vaisseaux et médailles du dit esmail, puis ayant 
le tout mis et arrange de dans le fourneau, je commençay 
à faire du feu, pensant retirer de ma fournée trois ou quatre 
cents livres, et continuay le dit feu, jusques à ce que j'eus 
quelques indice et espérance que mes esmaux fussent 
fondus et que ma fournée se portoit bien. Le lendemain 
quand je vins à tirer mon œuvre, ayant premièrement osté 
le feu, mes tristesses et douleurs furent augmentées si 
abondamment que je perdis toute contenance. Car com- 
bien que mes esmaux fussent bons et ma besogne bonne, 
néantmoins deux accidents estoient survenus à la dite 
fournée, lesquels avoient tout çasté. Et, alin que tu t'en 
donnes de garde, je te dirai quels ils sont. Aussi après 
ceux-là je t'en diroi un nombre d'autres, afln que mon mal- 
heur te serve de bonheur, et que ma perte te serve de 
gain. C'est parce que le mortier de quoy j'avois maçonné 
mon four estoit plein de cailloux, lesquels sentant la véhé- 
mence du feu (lorsque mes esmaux comraençoient à liqué- 
fier), se crevèrent en plusieurs pièces, faisant plusieurs pets 
et tonnerres dans le dit four. Or ainsi que les esclats des dits 
cailloux sautoient contre ma besogne, l'esmail, qui estoit 
déjà liquéfié et rendu en matière glueuse, print les dits 
eailloux et se les attacha par toutes les parties de mes vais- 
seaux et médailles, qui sans cela ^e fussent trouvés beaux. 
Ainsi connoissant que mon fourneau estoit assez chaut, je 
le laissai se refroidir jusqu'au lendemain. Quand j'eus de- 
meuré quelque temps au lit et que j'eus considéré en moy 
inesme qu'un homme qui seioit tombé dans un fossé, son 
devoir seroit de tascherà se relever, en cas pareil, je me 
mis à faire quelques peintures, et par plusieurs moyens je 
repris peine de recouvrer un peu d'argent : puis je disois 
en moy même que toutes mes pertes et hazards étoient 
passés et qu'il n'y avait rien de plus qui nu peust empêcher 
Digitized by Google
128 
l'inventeur 
que je ne fisse de bonnes pièces; et me prins comme au- 
paravant à travailler au dit art. 
« Mais en cuisant une autre fournée, il me vint un acci- 
dent duquel je ne me doutois pas ; car la véhémence de la 
flambe du feu avoit porté quantité de cendres contre mes 
pièces, de sorte que par tous les endroits où la dite cendre 
avoit touché, mes vaisseaux estoient rudes et mal polis, à 
cause que l'esmail estant liquéfié s'estait joint avec les dites 
cendres. Nonobstant toutes ces pertes, je demeuroy en es- 
pérance de me remonter par le moyen dudit art ; car je fis 
faire grand nombre de lanternes de terre à certains potiers 
pour enfermer mes vaisseaux quand je les mettois au four, 
afin que par le moyen des dites lanternes mes vaisseaux fus- 
sent garantis de la cendre. L'invention se trouva bonne et 
m'a servi jusques aujourd'huy. 
« Mais ayant obvié au hazard de la cendre, il me survint 
d'autres fautes et accidents tels, que quand j'a vois fait une 
fournée, elle se trouvoit trop cuite et aucunes fois trop peu, 
et tout perdu par ce moyen. J 'estais si nouveau que je ne 
pouvois discerner du trop ou du peu. Aucune fois ma be- 
sogne estait cuitte sur le devant et point cuitte à la partie de 
derrière ; l'autre après que je voulois obvier à tel accident, 
je faisois brûler le derrière, et le devant n'estoit point cuit. 
Aucune fois mes esmaux estoient mis trop clairs et autre 
fois trop épais, qui me causoit de grandes pertes. Aucune 
fois que j'a vois dedans le four diverses couleurs d'esmaux, 
les uns estoient brûlés premier que les autres fussent fon- 
dus. Bref j'ai ainsi tasteté l'espace de quinze ou seize ans; 
quand j'avois appris à me donner garde d'un danger, il 
m'en survenoit un autre, duquel je n'eusse jamais pensé. 
Durant ces temps-là je fis plusieurs fourneaux lesquels 
m'engendroient de grandes pertes auparavant que j'eusse 
connoissance du moyen pour les eschauûer également. En- 
fin je trouvai moyen de faire quelques vaisseaux de quelques 
esmaux entremêlés en manière de jaspe. Cela m'a nourri 
Digitized by 
l'invente un» 
129 
quelques ans; mais en me nourrissant de ces choses, je 
cherchois toujours à passer plus outre avec frais et misère, 
comme tu sais que je fais encore à prosent. 
« Quand j'eus inventé le moyen de faire des pièces rusti- 
ques, je fus en plus grande peine et en plus d'ennuy qu'au- 
paravant. Car ayant fait un certain nombre de bassins rus- 
tiques et les ayant fait cuire, mes esmaux se trouvoient les 
uns beaux et bien fondus, autres mal fondus, autres estoient 
brûlés, à cause qu'ils estoient composés de plusieurs ma- 
tières qui estoient fusibles à plusieurs degrés. Le verd des lé- 
zards estoit brûlé premier que la couleur des serpens fut 
fondue ; aussi la couleur des serpens, écré\isses, tortues et 
cancres, estoit fondue auparavant que le blanc eust reçu au- 
cune beauté. Toutes ces fautes m'ont causé un tel labeur et 
tristesse d'esprit qu'auparavant que j'aye eu mes esmaux 
fusibles à un mesme degré de feu, j'ay cuidé entrer jusqu es 
à la porte du scpulcbre. Aussi en me travaillant à telles af- 
faires je me suis trouvé l'espace de plus de dix ans si fort 
escoulé en ma personne, qu'il « y avoit aucune forme ny 
apparence de bosse aux bras ny aux jambes : ainsi estoient 
mesdites jambes toutes d'une venue ; de sorte que les liens 
de quoi j'attachois mes bas de chausses estoient, soudain 
que je cheminois, sur les talons avec le résidu des chausses. » 
Quelle vie pendant vingt-cinq ansl quel labeur de tous 
les jours, de tous les instants! que d'études I que de tenta- 
tives 1 et quand vous voyez le fruit de tant de travaux échouer 
tout d'un coup, quand vous voyez des essais tentés avec tant 
de .peines ne pas réussir, ne vous sentez-vous pas le cœur 
serré, et pris d'une sorte d'effroi? Ces échecs successifs me 
font éprouver une sorte de désespoir agacé du genre de celui 
que produit sur moi le cousin Pons livré sans secours à son in- 
fâme portière : n'est-ce pas toujours le fond du même drame? 
un homme se débattant contre d'insaisissables ennemis, 
luttant contre un Protée qui se dérobe à chacun de ses coups, 
combattant un Antée qui prend de nouvelles forces chaque 
9 
Digitized by Google
130 
l'inventeur 
fois qu'il touche la terre, essayant de remplir le tonneau des 
Danaïdes ou de rouler le rocher de Sisyphe. Effrayant ta- 
bleau que celui de l'inventeur travaillant et travaillant en- 
core, échouant et recommençant ses tentatives le lendemain. 
Ne sont-elles pas épouvantables les alternatives d'espoir et 
de désespoir, qui aujourd'hui vous portent au ciel et demain 
vous plongent en enfer. La vie d'un homme s'use vite dans 
ces luttes : bien étonnés sont des gens en apprenant qu'un 
écrivain, un artiste, qu'un inventeur meurent de l'enfante- 
ment de leur œuvre comme une femme meurt en mettant 
au monde un nouvel être. Pour vaincre toutes les difficultés 
qui s'entassent, qui redoublent, qui renaissent d'elles- 
mêmes, qui se multiplient à chaque pas, qui poussent, 
quand elles sont vaincues, plus abondantes et plus touffues, 
comme les branches d'un chêne émondé, l'homme doit être 
fort comme une barre de fer, flexible comme l'acier. Il doit 
résister à la tempête, ne se laisser ébranler par rien, sup- 
porter sans plier tous les fardeaux, et puis, quand ils sont 
trop lourds, quand ils vont le briser, il doit s'incliner pour 
se redresser avec plus de force, comme un ressort qu'on 
débande. Rien ne doit le rebuter : il faut qu'il ne recule 
devant aucune difficulté, aucune répugnance, aucune dou- 
leur : l'idée est là, impérieuse, qui commande et à la- 
quelle il doit obéir. 
Alors il grimpera, comme Vésale, aux gibets pour déta- 
cher les cadavres et s'en faire des squelettes ; il se privera 
pendant une disette d'eau à bord de son bâtiment, d'une 
partie de sa ration pour arroser son plant de café comme 
Déclieux; esclave pendant le jour, il triomphera du som- 
meil et passera ses nuits à construire son métier, comme 
Jacquard. 
Il éprouvera, comme Stephenson, une lampe de sûreté 
pour les mineurs, dans une mine remplie de gaz qui pourra 
faire explosion au moindre contact de la flamme; menacé à 
chaque instant d'être foudroyé, mais prêt à sacrifier sa vie 
l'inventeur 
131 
à la science, il approchera, comme Homas, son excitateur du 
conducteur ; il se livrera, comme Galvani, aux expériences 
qui avaient coûté la vie à Richmann, pour éprouver les 
effets du choc en retour; il s'enlèvera lY'piderme avec des 
vésicatoires, comme Humboldt, pour faire des expériences 
sur l'électricité animale. Pas plus que le voyageur, l'inventeur 
ne craint les dangers. Les souffrances de Mungo-Park n'ont 
fait reculer aucun explorateur de l'Afrique. Plus une reli- 
gion a de martyrs, plus elle trouve de fidèles. Qu'importent, 
qu'importent quelques vies humaines dans la grande mêlée 
du progrès? 
Ils sont mille qui ont échoué, qui sont morts à la peine, 
que le stupide public a attachés au pilori avec le stigmate 
de fou ; et cependant cet exemple ne décourage ni les uns 
ni les autre». D'autres et d'autres encore viennent s'offrir 
chaque jour en holocauste. Le martyre de leurs prédéces- 
seurs ne les effraye pas. Leur sang au contraire les enivre. 
En avant I en avant! et ils se jettent dans la mêlée; ils 
voient tomber autour d'eux et de beaux jeunes gens et de 
vigoureux vieillards ; qu'importe? Ils marchent toujours, 
sans regarder en arrière, sans entendre les cris de douleur 
qui s'élèvent autour d'eux ; ils franchissent les cadavres de 
leurs prédécesseurs, ils repoussent les timides qui vou- 
draient les retenir et ils vont la tête haute, les regards fixés 
sur le but qu'ils se proposent; ils vont jusqu'à ce qu'ils 
tombent ou qu'ils arrivent. 
Quand le char de Jaggernaut se met en mouvement, la 
multitude se précipite, et tous, à l'envi, se jettent sous les 
roues du dieu ; ils entendent les hurlements de douleur de 
ceux qui, brisés par le char, vivent encore et se tordent 
dans les convulsions de l'agonie , ils entendent le craque- 
ment des os sous les roues ; ils sentent le sang chaud dont 
elles sont couvertes : c'est horrible, et cependant nul ne re- 
cule ; les victimes attirent les victimes, et on s'en étonne I 
Ah ! ceux-là qui s'en étonnent, c'est qu'ils n'ont jamais été 
l'inventeur. 
dominés par une foi ardente; sinon, ils sauraient que la 
foi éteint la douleur dans le corps et la crainte dans le 
cœur. 
Mais leur foi, à eux, à tous ces malheureux qui se font 
broyer par le char, est une foi étroite : ils ne se tuent que 
dans l'espoir d'une autre vie plus heureuse ; leur mort est 
égoïste. 
L'inventeur se jette sous les roues d'un char ; mais ce 
n'est pas dans le vain espoir d'une autre vie : s'il se fait 
broyer, c'est pour faire avancer la machine humaine. 
En avant 1 en avant 1 qu'il meure, mais qu'il réussisse I 
que rien ne l'arrête ! qu'il s'attende à tout souffrir, mais 
qu'il marche ! Il donnera pour réussir sa vie dans ce monde 
et son salut dans l'autre ; quand épuisé par le travail, il 
désespérera, il appellera, comme Faust, Méphistophelès à 
son secours. 
Quelle lutte que celle de l'inventeur, lutte contre sa pen- 
sée, contre les obstacles matériels que présente la réalisation 
de son idée et le plus souvent encore contre la misère! Il est 
seul, et s'il abaisse un moment son orgueil, pour demander 
un morceau de pain moins encore pour lui que pour son œu- 
vre, on lui répond ce qu'on disait à Bernard de Palissy : 
« 11 lui appartient bien de mourir de faim, parce qu'il dé- 
laisse son métier. » Mais évidemment et bien fou celui qui 
s'en étonnerait 1 pourquoi délaisse-t-il son métier, cet in- 
sensé? Il pourrait vivre heureux et gagner de l'argent I 
Oui, oui, c'est un fou, il est indigne de toute pitié, on ne 
doit pas le secourir. Qu'il crève comme un chien ! ce sera 
bien fait! Et un cri de réprobation unanime s'élève! Mais, 
ne pourrait-il pas, disent les modérés, ne se livrer à sa folie 
que le dimanche ! au lieu d'aller au café comme les uns, 
pécher à la ligne comme les autres, il pourrait s'occuper 
de sa toquade ; mais au moins qu'il travaille le reste de la 
semaine L 
C'est cela: ces bonnes gens veulent qu'on soit inventeur 
L'ilf VENTEUIl. 
433 
amateur, comme certaines gens veulent être peintres, mu- 
siciens, écrivains amateurs ! Aussi voyez les œuvres de ces 
messieurs! elles sont ridicules et rien déplus. La science 
pas plus que l'art ne souffre de partage. Il faut se livrer 
tout entier à elle, s'abandonner à ses caprices, subir com- 
plètement son joug, dût-elle vous conduire à l'hôpital, en 
retour de votre obéissance. 
Écoutez encore Bernard Palissy : que l'exemple de ses 
souffrances apprenne à la foule, aux indifférents, à ceux 
qui ne se doutent pas du sort de l'inventeur, quelle consi- 
dération ils doivent avoir pour l'homme qui se soumet à de 
telles extrémités, sans regret, afin d'arriver à doter le 
monde d'une création nouvelle. 
« J'étois endetté en plusieurs lieux, dit-il, et j'avois or- 
dinairement deux enfants aux nourrices, ne pouvant payer 
leurs salaires. Personne ne me secouroit... mon esprit di- 
soit.,, tu n'as rien de quoy poursuivre ton affaire; comment 
pourras-tu nourrir ta famille et acheter les choses requises 
pour passer le temps de quatre ou cinq mois qu'il faut au- 
paravant que tu puisses jouir de ton labeur?... » 
11 prend un potier « commun » pour économiser le 
temps : 
« Mais c'estoit une chose pitoyable ; car j'estois contraint 
de nourrir ledit potier en une taverne à crédit, parce que 
je n'avois nul moyen en ma maison... 11 fallut donner con- 
gé au potier auquel, par faute d'argent, je fus contraint 
de donner mes vestements pour son salaire...» 
Puis ce sont les matériaux qui lui manquent pour faire 
un four... 11 emploie les débris de celui qui lui avait déjà 
servi ; mais ils se trouvent de mauvaise qualité et lui font 
perdre sa fournée, et cette fournée lui avait coûté six vingts 
écus. 
« J'avois emprunté le bois et les estoffes (matériaux), et 
si avois emprunté partie de ma nourriture en faisant la dite 
besongne, j'avois tenu en espérance mes créditeurs qu'ils 
L'IN YENTBUR. 
seroient payés de l'argent qui proviendrait des pièces de la 
dite fournée, qui fut cause que plusieurs accoururent dès le 
matin quand je comraençois à désenfourner. Dont par ce 
moyen furent redoublées mes tristesses... J'ay été plusieurs 
années que n'ayant rien de quoy faire couvrir mes four- 
neaux, j'estois toutes les nuits à la merci des pluies et vents, 
sans avoir aucun secours, aide, ny consolation, sinon des 
chats -huants qui chantoyent d'un côté et les chiens qui hur- 
loient de l'autre . Parfois il se le voit des vents et tempêtes 
de telle sorte le dessus et le dessous de mes fourneaux 
que j'eslois contraint de quitter là tout, avec perte de mon 
labeur; et je me suis trouvé plusieurs fois qu'ayant tout 
quitté, n'ayant rien de sec sur moy, à cause des pluyes qui 
estoient tombées, je m'en allois coucher à la minuit ou au 
point du jour, accoustré de telle sorte comme un homme 
qu'on auroit traîné par tous les bourbiers de la ville, et en 
m'en allant ainsi retirer, j 'allois bricolant sans chandelle, 
et tombant d'un costé et d'autre, comme un homme qui se- 
roityvre de vin, rempli de grandes tristesses; d'autant 
qu'après avoir longuement travaillé, je voyois mon labeur 
perdu... » 
Méditez ces paroles, vous qui êtes toujours prêts à railler 
la misère de l'inventeur; méditez-les, vous qui dites que 
c'est lui qui la cause ; méditez-les, vous qui voulez vous lan- 
cer sur la même voie. Si vous ne vous sentez pas le diable 
au corps, elles vous décourageront : si, au contraire, vous 
avez une énergique volonté, elles seront le coup de fouet qui 
décide le cheval à franchir la barrière. 
Àvez-vous vu au salon de 1864 le tableau de Deho- 
dencq? Il fait partie de ces toiles qui devraient être placées 
dans le vestibule de tout corps législatif, sénat, chambre 
du conseil, académie, etc. Au lieu de délibérer devant de 
grandes figures qui ne disent rien, des gloires bien con- 
nues, bien joufflues, bien portantes, bien nourries, bien 
roses et bien blanches, en pleine santé, ils devraient être 
Digitized by Gc 
l'irvinteur. 435 
entourés de tout ce qui rappelle les douleurs de l'humanité, 
les sombres luttes qui la torturent, les cruelles misères 
qu'elle subit. 
Ce tableau de Dehodencq représente un homme en effet 
qui est un des saints et un des martyrs des idées nouvelles : 
cet homme est Christophe Colomb; mais ici il n'a encore 
découvert l'Amérique que dans son cerveau ; il n'a pas en- 
core accompli son voyage et rapporté à la reine d'Espagne 
de l'or, des diamants et des sauvages ; il est regardé comme 
un fou et traité comme tel, repoussé partout, méprisé, hon- 
ni, bafoué, réduit à demander l'aumône, un morceau de 
pain pour vivre ! 
Méditez, o législateurs qui vous attachez à comprimer 
toutes les facultés de l'homme au lieu de les développer; 
méditez, ô corps savants qui avez réduit tant d'inventeurs 
et de découvreurs au désespoir, cette phase de la vie de 
Colomb. Je voudrais que ce spectacle frappât sans cesse vos 
yeux afin que vous l'ayez toujours présent à la mémoire. 
Ah ! elle est sombre et triste cette légende de l'inventeur ; 
ici elle nous montre Charles Avisseau de Tours, jetant 
dans son creuset l'anneau nuptial de sa femme pour trouver 
l'alliage de l'or et des métaux; ailleurs Aloys Senefelder, 
aîné de neuf enfants, forcé de les soutenir avec un maigre 
talent d'auteur et d'acteur, ne pouvant pas même se faire 
soldat, car la Bavière ne veut pas d'un étranger dans son 
armée; Delambre, vivant de pain et d'eau; Davy, misérable 
garçon apothicaire; Denis Papin, traînant une existence 
de misère; Robert, en mourant; Lee et Hargreaves, subis- 
sant le même sort; Adam de Crappone, forcé d'abandonner 
son entreprise à ses créanciers avant d'avoir pu l'achever ; 
Philippe Lebon se ruinant dans les essais de gaz à éclai- 
rage et périssant dans l'oubli; Vidal, auteur de l'ébullios- 
cope, mourant à la peine, après avoir épuisé toutes ses 
ressources; Dallery, brisant son bateau faute de 30,000 fr. 
pour l'achever; M. Ruolz, passant un an, dans une sorte 
Digitized by Google
136 
l'inventeur. 
de grenier de la rue du Colombier, ouvert à tous les vents, 
à essayer toutes les substances chimiques qui pouvaient 
l'amener au résultat qu'il poursuivait. 
11 ne suffit donc pas d'avoir du génie et d'en user, dit 
Quinola avec raison, il faut encore des circonstances... Le 
hasard ! un fameux misérable. 
Écoutez ce que raconte M. 0. Comettant de Sax : 
Sax était à bout de ressources ; il y avait trois jours qu'il 
vivait avec un sou de pain par jour. Il allait mourir d'ina- 
nition, quand il rencontra un ami, M. D... 
— Viens avec moi, lui dit-il, je crois avoir trouvé un em- 
placement qui peut servir à ton installation. 
C'était une sorte de remise, un piètre local, qu'eussent 
dédaigné bien des gens ; Sax se serait trouvé très-heureux 
de le posséder; mais il fallait de l'argent pour le louer et 
s'installer ; et il n'en avait pas. Il s'en expliqua franchement 
avec le propriétaire. Heureusement que celui-ci le comprit, 
et lui dit : 
— Eh bien! monsieur Sax, je vous laisse mon loge- 
ment; et comme vous réussirez, dans un an, j'espère vous 
me payerez. 
Pour comble de bonheur, D... dit encore à Sax : 
— J'ai 4,000 francs, c'est tout mon avoir; je les mets 
à ta disposition ; j'ai confiance en toi comme homme et 
artiste. 
Et si Sax n'avait pas trouvé cette confiance dans le pro- 
priétaire, n'avait pas rencontré cet ami, que serait-il de- 
venu? 
Cette question fait dresser les cheveux sur la tête; car il 
y en a d'autres qui n'ont pas eu ce bonheur. 
Que seraient devenus Dupuytren, Davy, si le hasard ne 
les avait pas favorisés de môme. Cugnot, sans une dame, 
mourait de misère à Bruxelles. 
Si Conté n'eût trouvé des protecteurs il serait resté tran- 
quillement à cultiver son champ. 
Digitized by Goo 
i,*IH YENTEUH 
137 
Quelle est donc l'organisation de cette société dans la- 
quelle il faut que le hasard fasse presque tout, môme pour 
les hommes les plus puissants. Ces exemples ne sont-ils pas 
sa condamnation la plus terrible? Voilà des hommes qui 
ont passé dans le monde laissant après eux un sillon lumi- 
neux; et si un jour une circonstance toute fortuite n'était 
pas venue les arracher de l'obscurité où ils étaient, ils y se- 
raient restés toute leur vie. 
Dans une société bien organisée, doit-il donc y avoir de 
ces hasards? 
Mais remarquez bien que je ne demande pas que l'inter- 
vention de l'État les prévienne : j'ai horreur de cette inter- 
vention ; c'est le despotisme. 
Ce que je demande, c'est que l'éducation librement et 
largement départie à tous aille chercher jusque dans le 
fond des campagnes les diverses aptitudes, les révèle à 
ceux qui les ont et qui souvent, faute de lumière pour voir 
clair en eux-mêmes, ne les aperçoivent pas; c'est que l'as- 
sociation, établissant de nombreux rapports et concentrant 
les études et les facultés de môme ordre sur chaque point 
de la science, permette à chacun de venir trouver tous ses 
frères en croyance, de chercher en eux, mais au grand 
jour et en plein soleil, l'assistance que se donnent les francs- 
maçons entre eux et de diriger ses travaux sur le point où 
le pousse sa vocation. 
Maintenant un utilise tout, depuis l'écaillé d'huître jus- 
qu'aux chiffons ; il n'y a plus de déchets. L'association em- 
pêchera aussi de se perdre tant de richesses intellectuelles 
qui sont les déchets du monde, et de la valeur desquels on 
commence seulement en ce moment à sentir l'importance. 
Allez demander à la Seine combien ses eaux vertes et 
sombres emportent chaque année de millions de kilogram- 
mes d'engrais à la mer : allez lui demander aussi à combien 
d'inventeurs elle a servi de linceul , et l'inventeur est 
l'homme-engrais de la civilisation. 
Digitized by Google
138 
L'INVENTEUR 
L'association doit s'attacher à provenir ces immenses hé- 
catombes du désespoir, cette immense déperdition de forces 
qui restent ignorées, impuissantes et inoccupées , parce 
qu'isolées elles ne peuvent servir à rien ; elles sont comme 
une machine à vapeur sans eau et sans charbon ; elles se 
rouillent, elles s'oxydent, elles s'usent par leur inactivité, 
plus que si elles étaient employées tous les jours ; elles 
sont dans la société un poids inutile et gênant. 
A l'association de leur fournir l'eau et le charbon, de les 
mettre en mouvement et de leur faire dépenser tout ce 
qu'elles ont d'énergie et de puissance; à l'association de les 
empêcher de se consumer en tant de pas, de démarches, 
d'efforts isolés et si souvent infructueux, en tant d'études 
étrangères, éparses, isolées, qu'il faut aller puiser aux 
sources les plus diverses, en groupant tous les faits de 
môme ordre, toutes les observations qui les relatent, toutes 
les idées qui les éclairent, tous les hommes qui les con- 
naissent. A l'association de séparer l'inventeur de sa vieille 
compagne, la misère, en lui prodiguant les ressources dont 
il a besoin, pour l'arracher aux préoccupations étrangères 
au but qu'il poursuit, pour lui fournir tous les éléments qui 
peuvent assurer son succès. Voilà le rôle qu elle doit jouer, 
rôle immense, comme on le voit. Je ne dirai pas avec 
M. Taylor : « L'association est le mariage de la Providence 
avec la liaison. » Mais je dirai, l'association, c'est la sup- 
pression du destin, du hasard , de la fatalité, c'est la vie 
de l'homme devenant mathématique, allant du point A au 
point B sans détour et sans station; c'est l'avènement de 
la certitude. 
Digitized by Gc 
CHAPITRE III 
1/lnventenr et la famille. 
La femme. — NoutcIIc» luttes. — Nécessite- de changer l'éducation de la 
femme. — La femme ne comprend pas l'homme. — Elle ne comprend 
pus le travail. — Opinions de MM. Jules Simon, Kdmond Texier, 
Daniel Stern, Rigault, Féneton. — La mère. — Influence de la femme. 
— La Temme de l'industriel. 
% 
Voilà les premières luttes qu'a à subir l'inventeur. Ne 
sont-elles pas déjà effrayantes? Au moins doivent-elles 
s'arrêter là? Non, au contraire, elles ne sont que le prélude 
du combat. L'inventeur trouvera des ennemis partout, il ne 
fera pas un pas dans la voie douloureuse qu'il doit par- 
courir sans en rencontrer, et les premiers qu'il rencon- 
trera sont ceux-là qui devraient l'encourager, le soutenir, le 
consoler dans ses échecs; ce sont les membres de sa famille. 
Comment en serait-il autrement? il néglige ses affaires, il 
ne s'occupe plus de ses enfants, il n'embrasse plus sa 
femme, il est distrait à table, il reste enfermé seul dans sa 
chambre des heures entières, la tete dans ses mains, en 
ayant l'air de ne penser à rien, ou bien tout à coup il se met 
à griffonner, à tracer des pattes de mouche, des chiffres et 
des lignes en tout sens, qu'on ne peut déchiffrer. 
La femme peut môme dire à l'homme : 
« J'ai montré cela à un homme capable... et il m'a dit 
qu'on n'y pouvait rien comprendre. » 
Alors comme les affaires sont négligées, bientôt la femme 
commence à faire des reproches à l'homme; les scènes de 
ménage surgissent, les enfants pleurent aux oreilles de 
leur papa, la femme l'appelle mauvais père, et lui, lui qui 
poiie en germe dans son cerveau l'avenir de l'humanité, 
no 
LIN VENTE K R. 
est obligé d'entendre les étroites et égoïstes observations 
d'une femme qui ne veut ni ne peut comprendre son génie; 
là où il voudrait chercher des consolations après les luttes 
solitaires de sa pensée en travail, il ne trouve que dédains 
et paroles amôres. C'est en vain qu'il voudrait se reposer 
sur le sein de sa femme, puiser des encouragements dans 
son sourire, s'entendre dire : 
— Oh! oui, tu as raison, tu es un grand homme, jo 
t'admire et je t'aime! 
Non, au lieu de ces paroles, il n'entend que reproches; 
lui qui aurait tant besoin d'encouragements quand il doute, 
de consolations quand il désespère, il est condamné à 
s'isoler ; il voudrait trouver quelqu'un qui le comprit, à qui 
il pût ouvrir son cœur et son cerveau, à qui il pût faire 
partager son culte et son enthousiasme, et il est condamné 
à se renfermer seul à seul avec sa pensée. Il voudrait com- 
muniquer son feu sacré à sa femme pour qu'elle l'aidât, si 
ce n'est avec sa tôte, du moins avec son cœur, et quand il 
veut montrer le nouveau venu, cette femme en est jalouse, 
le repousse comme un intrus, et alors l'inventeur entend 
ces dures paroles : 
— Tu n'es qu'un mauvais père, tu foules aux pieds tes 
devoirs, tu ne m'aimes plus, tu oublies tes enfants, on a 
raison de dire que tu es un fou. 
Et alors, s'il redresse la téte et s'écrie : 
— Mais malheureuse, tu ne comprends donc pas que cet 
enfant est le plus beau que je puisse procréer, qu'il est ap- 
pelé à faire plus dans le monde qu'Alexandre, César ou 
Napoléon?. . . 
— Laisse-moi avec tes folies... tais-toi, tu n'es qu'un 
égoïste, lui répond-elle. 
Ah ! oui, il est égoïste ce hardi pionnier de la civilisation 
qui veut féconder le monde. Il est égoïste Bernard de Pa- 
lissy quand, au Heu de faire servir ses talents au bien-être 
de sa famille, il brise ses meubles pour alimenter son 
Digitized by Google
£ 
l'inventeur et la famille, 
m 
four. Aussi comme on le punit bien. Il a échoué, un 
accident a détruit le prix de six mois de travail. Il rentre 
chez lui las, abattu, désespéré, découragé. Trouve-t-il un 
visage souriant qui l'accueille, qui l'embrasse, qui lui 
donne de nouveau du courage ? Voici ce qu'il trouvait, il 
le dit lui-même : 
a Je n'avois en ma maison que reproches; au lieu de me 
consoler, l'on me donnoit des malédictions. » 
Sa femme, une autre Xantippe, le faisait fuir de chez 
lui. 
« Je m'allois souvent pourmener dans la prairie de 
Xaintes, en considérant mes misères et mes ennuys; et 
sur toutes choses de ce qu'en ma maison même je ne pou- 
vois avoir nulle patience, ny faire rien qui fût trouvé 
bon. » 
Et la nuit quand la pluie ou le froid le forcent d'a- 
bandonner son four et qu'il rentre chez lui dans le plus 
pitoyable état, il trouve « en sa chambre une seconde per- 
sécution pire que la première, qui me fait à présent esmer- 
veille que je ne suis consumé de tristesse. » 
Oui, en effet, il y a de quoi s'esmerveiller. Quel enfer 
que cette vie ! au dehors déceptions, labeurs continus, fati- 
gues, moqueries; au dedans misère et gronderies. N'est-ce 
pas à s'arracher les cheveux, à se déchirer la poitrine de 
rage et de désespoir? et l'inventeur ainsi persécuté ne doit-il 
pas plus d'une fois se poser cette question : 
— En admettant que mon idée soit bonne, dois-je la 
poursuivre? Quel est mon devoir ou de m 'acharner après 
elle, ou bien d'y renoncer; de ne m'occuper que de ma 
femme et de mes enfants, d'être bon flls, bon père et 
bon époux comme tous les autres hommes qui m'en- 
tourent? 
Et alors quelles luttes terribles allument ces réflexions 
dans son sein ! Quels désespoirs le prennent et le plongent 
dans l'abîme! Quel combat a lieu dans ce cerveau entre 
Digitized by Google
142 
L15 TEHTECR. 
l'idée lumineuse, l'idée d'avenir et la réalité sombre; entre 
l'idéal qu'il rêve et le morceau de pain que lui demandent 
ses enfants! 
Quelle lutte! Où est le devoir? quel chemin suivre? 
Quelle situation! quelles pressions exercent sur un homme 
ces divers sentiments î comme elles écrasent, comme elles 
courbent son corps! comme les soucis qu'elles allument ri- 
dent son front, font blanchir ses cheveux ! 
Ah l quand donc la femme comprendra-t-elle son rôle 
d'ange gardien ? quand donc sera-t-elle muse ? quand donc 
servira-t-elle de divinité inspiratrice et consolatrice au 
génie ? 
Quand? le jour où son éducation sera changée ; le jour, 
où au lieu de chercher par tous les moyens possibles à 
l'empêcher d'apprendre, sous prétexte de morale, on la li- 
vrera à elle-même ; où, au lieu de la forcer à rester la femme 
du XVII e siècle, on en fera la femme dn XIX e siècle; le jour 
où on renoncera aux idées du bonhomme Chrysale pour 
l'émanciper; le jour où le père dira : J'aime mieux que ma 
fille soit Aspasie que Mlle Prud'homme. 
Jusqu'à ce moment, et je crois malheureusement que 
nous en sommes loin, nous pourrons admettre que les 
femmes auront toujours de la prédilection pour les sots, 
comme le dit irrévérencieusement un petit traité paru dans 
le XVIII* siècle, sur l'amour des femmes pour les sots ; jus- 
qu'à ce moment sera vraie la maxime de Chamfort que «les 
femmes sont faites pour commercer avec nos faiblesses, nos 
folies, mais non avec notre raison » ; jusqu'à ce moment 
Balzac pourra dire : « Avez-vous remarqué que les femmes 
n'aiment en général que les imbéciles? » 
Et comment, en serait-il autrement? La femme ne sait 
rien, ne comprend rien, est étrangère à tout ce qui occupe 
l'homme. La société pour elle est une énigme qu'elle ne 
cherche môme pas à déchiffrer. La politique est un grimoire 
qu'elle ne peut épeler; toutes les grandes questions vitales 
)igitized by GoogL* 
l'inventeur et la famille. 
qui passionnent l'humanité n'ont pas de sens pour elle; elle 
ne comprend pas le progrès, elle ne sait ce que signifie le 
mot de liberté, pas plus qu'elle ne comprend celui de civi- 
lisation : elle se demande à quoi servent les débats parle- 
mentaires qui émeuvent tant les hommes ; elle a pitié de 
son mari qui en parle avec chaleur et discute les discours de 
Jules Favre et de M. Rouher. 
Là est une des plus grandes plaies de notre société : 
M. Jtdes Simon l'a parfaitement signalée dans son livre de 
l'École en disant : « La femme est du XVII e siècle...» 
Mais est-ce parce que la femme est moins intelligente que 
l'homme, est-ce parce qu'elle est plus enfant que lui, 
qu'elle reste ainsi en retard ? 
Non, évidemment. Si la femme n'est pas de notre siècle, 
c'est parce que l'éducation qu'on lui a donnée est fausse et 
mauvaise. 
Le Voltairien de 1830, le libéral bâtard qui représentait 
le Constitutionnel de l'époque, rejetait tout culte catholique 
et traitait les prêtres de calotins ; mais il n'en voulait pas 
moins que son enfant fût baptisé, communiât, suivît son 
catéchisme, et exigeait que sa femme pratiquât les exer- 
cices du culte et élevât pieusement sa fille; il envoyait même 
celle-ci passer trois ou quatre ans dans un couvent. 
Alors qu'en résultait-il, c'est que cette fille voyant la 
conduite de son père donner un tel démenti à ses paioles, 
tiraillée parles maximes de son confesseur, ne comprenait 
rien au mouvement social et ne pensait que par permission 
de son directeur. 
De là éducation incomplète et fausse ; de là scission entre 
l'homme et la femme. 
Ce n'est ni le cigare, ni la garde nationale qui ont amené 
cet effet. La cause est plus grande. 
L'homme ne trouve pas dans sa femme la compagne 
qu'il cherchait : aucun lien sympathique ne les unit l'un à 
l'autre ; si l'homme veut parler à la femme de politique, 
Digitized by Google
144 
l'inventeur 
d'affaires, de sciences, la femme lui répond : — Tu m'en- 
nuies! 
Et c'est vrai, il l'ennuie; et pour lui plaire, il faut qu'il 
se mette l'esprit à la torture ; et comme cette contrainte le 
lasse, il laisse sa femme aller où bon lui semble, prend sa 
canne et va de son côté. 
Les deux époux ne se voient que le moins souvent possi- 
ble. Leur vie est séparée. Monsieur fait demander à madame 
si elle peut le recevoir. Chacun vit à part. Nul lien com- 
mun. Madame demande de l'argent à son mari quand* 
elle en a besoin. Si celui-ci lui explique qu'il ne peut lui en 
donner, lui parle de ses affaires, elle le boude, et si ces re- 
fus se renouvellent souvent, elle en arrivera à le haïr. Elle 
ne voudra entendre à rien et fera peser sur son mari les 
plus injustes soupçons. En vain celui-ci fera-t-il tous ses 
efforts pour lui être agréable, jamais elle ne trouvera qu'il 
remplit tous ses devoirs à son égard. S'il refuse de la mener 
à un théâtre parce qu'il a besoin de travailler, elle ne 
pourra jamais se figurer que cette raison soit autre chose 
qu'un prétexte. Ce n'est pas sa faute, elle ne comprend 
rien. 
w On parle du cœur de la femme, de ses charmes physi- 
ques, des vertus de son âme ; mais de son intelligence, il 
n'en est pas question, disait il y a quelque temps un rédac- 
teur de la Vie Parisienne. Il semble que cette intelligence 
est une laideur, un obstacle, une espèce de champignon 
moral contre lequel on lutte dès l'enfance... La mieux éle- 
vée est celle qui ignore le plus de choses... On l'a élevée à 
l'étouffée, on la fait vivre sous cloche, on l'entortille dans 
les bandelettes aux mille tours de la niaiserie... » 
<(Je voudrais, dit le même M. Ed. Texier, qu'on les ho- 
norât plus en les flattant moins, qu'on pût leur parler 
comme à des êtres raisonnables et qu'on ne se crût pas 
obligé de préparer à leur usage une sorte de conversation 
fade, douceâtre, écœurante à force de niaiserie, qu'on les 
Digitized by Go 
l'inventeur et la famille. 
traitât en un mot, — non comme de jolis enfants, — mais 
comme des intelligences. » 
« Vous laissez, dit Daniel Stern, nos petils esprits tout en- 
tiers entre nous à nos petites idées, à nos petites médita- 
tions, à nos petites médisances, à nos petits chiffons, et res- 
tez à l'écart comme des demi-dieux dans le monde des 
grands intérêts, des grandes affaires, des grandes pensées. » 
H. Rigault a dit : 
« Nous qui nous vantons du progrès de nos lumières, 
nous en sommes restés, pour la plupart, aux idées du bon- 
homme Chrysale sur l'éducation des femmes. Le dé, le fil 
et les aiguilles sont le fond de leur bibliothèque. Nous 
coupons les ailes à leur esprit... » 
« On accuse l'esprit des femmes d : ôtre frivole, c'est l'édu- 
cation qu'on leur donne qui est frivole, » ajoute Jules Si- 
mon. Est-ce que Sophie Germain, en 1816, n'obtint pas le 
grand prix de mécanique? 
« L'éducation donnée aux femmes est fausse, impré- 
voyante, superficielle, mal dirigée,» reprend Daniel Stern. 
Fénelon dès le XVII e siècle réclamait en faveur de l'ins- 
truction desiilles, instruction qui, encore à l'heure actuelle, 
est à créer aussi bien pour les familles riches que pour les 
familles pauvres. 
Pour les familles riches, nous venons de voir où aboutis- 
sait l'éducation donnée aux filles. 
Pour les familles pauvres, tout est à faire. Si en France 
en 4863, sur 100 hommes, 29,27 ne savent pas signer; sur 
100 femmes, il y en a, dans les villes, 44,16, à la campagne 
48,09 privées d'instruction. 
Qu'y a-t-il d'étonnant à ce que presque la moitié des 
filles ne sache pas signer en France? Notre pays se compose 
de 37,766 communes. Combien y a-t-il d'écoles publiques 
de filles? 14,059. N'est-ce pas monstrueux? 
Ajoutez que sur 13,766 écoles, 7,861 sont dirigées par 
des religieuses. 
10 
Digitized by Google
146 
l'inventeur. 
Et nous nous plaignons, et nous accusons la femme de 
ne pas connaître ses desoirs. N'est-ce donc pas cette >ock té 
qui fait preuve d'une telle incurie que nous devons maudire ? 
Tout s'enchaîne dans le monde : il vous semble à vous 
que l'éducation des femmes importe peu; et cependant vous 
venez de voir quelle influence elle a à tout moment sur l'a- 
venir de la société. Sans vouloir la faire inspiratrice de tous 
les sentiments, on ne peut nier que son appui soit puissant 
pour l'homme, que son influence soit grande sur son en- 
fant, a Si vous voulez faire des hommes, formez d'abord 
des mères, a dit Ch. Sauvestre. » Lisez les belles pages que 
Michelet a consacrées à cette cause. 
La femme s'enthousiasme facilement, parce qu'elle est 
moins prudente et plus impressionnable que l'homme : elle 
croit bien ce qu elle croit : comme elle a toujours un peu 
de vanité orgueilleuse, elle emploie tous les moyens pour 
faire prévaloir son avis; elle aime à causer, elle est un ex- 
cellent moyen de publicité : soignez l'éducation de la femme 
et alors au lieu de la trouver sans cesse contre vous, vous la 
trouverez à vos côtés et elle vous servira puissamment: 
elle partagera vos travaux comme madame Gay Lussac par- 
tageait ceu\ de son mari, comme la femme d'Euler prenait 
part aux siens. 
Voyez quelle influence a toujours eue la femme, et plus 
les peuples ont été civilisés, plus elle a été reconnue. Péri- 
clès demandait des conseils à Aspasie; Socrate l'aimait ; la 
nymphe Egérie n'est pas une fable; c'est Ninon de Lenclos 
qui a formé Voltaire ; c'est Mme de Warens qui a fait Rous- 
seau. Il n'y a pas un grand homme qui n'ait subi l'influence 
d'une femme, que cette femme fût sa mère ou sa maîtresse. 
Il a fallu l'enthousiasme d'une icm.ne pour découvrir l'A- 
mérique : Oberkampf quitte son père, encouragé par sa 
mère, femme d'une grande force de caractère, qui l'envoie 
en France perfectionner son instruction : c'est sa mère qui 
a élevé Fairbairn et l'a fait ce qu'il est devenu. 
Digitized by Google
l'inventeur et la famille. 
U7 
Voilà le rôle de la femme : — encourager, consoler, sou- 
tenir sou mari dans les diverses épreuves qu'il a à subir, 
dans les travaux qu'il poursuit; — élever dignement ses 
enfants comme Cornélie élevait les Gracqucs. 
Alors on ne verra plus la femme être sans cesse en lutte 
contre l'homme et être un nouveau souci joint à ses autres 
soucis. 
Je connais six inventeurs qui sont en possession de fem- 
mes. Les malheureux I vous ne vous figurez pas quels tour- 
ments ils éprouvent. Il ne reçoivent pas une lettre que leur 
femme ne jette sur eux un regard soupçonneux; ils ne re- 
çoivent pas une visite, sans que leur femme leur fasse une 
scène quand l'étranger est parti. Défense à eux de sortir. 
S'ils veulent aller où leurs travaux les appellent, ils doivent 
se sauver furtivement. 
Ces hommes sont, ils est vrai, dans l'industrie. C'est ce 
qui rend leur position si pénible. La femme ici est non- 
seulement ennemie du progrès par principe, elle l'est encore 
par intérêt. Elle a apporté en efTet un certain capital à son 
mari en se mariant avec lui. Elle s'occupe de ses affaires. 
Elle est non-seulement sa femme, mais encore son associée; 
et alors elle regarde avec épouvante tous les projets qui 
pourraient compromettre leur sécurité commerciale. Son 
mari lui dira en vain qu'il y a une fortune à gagner avec 
son invention, elle n'y croira pas; elle ne voit que le présent 
qui est sûr et solide, parce qu'elle est ignorante; elle ne 
peut pas comprendre ses plans, et par conséquent, comme 
elle ne voit que des épures, des dessins, des calculs qui ne 
lui représentent rien de sensible, comme la réalisation de 
ces plans coûtera de l'argent et du temps, elle ne veut rien 
risquer. Elle n'a pas de confiance dans le génie de son 
mari. 
Bizarre chose que la femme ne croit pas dans la force de 
l'homme qu'elle aime; qu'elle doute sans cesse de sa puis- 
sance. 
Digitized by Google
H8 l'inventeur. 
Vous avez lu les Ressources de Qii'mola : 
Là, l'inventeur trouve cette femme dévouée, qui a foi en 
lui et est prête à se sacrifier pour son œuvre et sa gloire; 
qui admire son génie comme un soleil et veut se réchauffer 
à lui ; qui, si elle ne comprend pas sa pensée, essaye du 
moins de s'y initier. 
Et cependant cette femme, assourdie par le concert de 
dénégations qui s'élève autour d'elle, entendant tous les 
gens sérieux regarder Fontanarès sinon comme un fou, du 
moins comme un orgueilleux qui devrait se laisser guider 
par Don Ramon, en vient aussi, elle, à douter de lui ! 
Apprenons à la femme à comprendre, pour que ces doutes 
terribles ne se représentent plus; donnotib-Jui une forte et 
solide éducation pour qu'elle soit la digne mère de nos en- 
fants; élevons-là, comme le voulail la Convention, pour la 
liberté et non pour l'esclavage, pour l'avenir et non pour le 
passé 1 
Digitized by Google
CHAPITRE IV 
I^es négations. 
§ I. — Les amis; les bons conseils. — Les idéologues; réponse de 
M. Rooss; la valeur d'une idée; les hommes d'expérience; pouvoir do 
la sottise. 
§ II. — La peur du ridicule. — Les rétrogrades. — Les conservateurs. — 
A quoi servent les manches coudés et les soufflets. — Obstacles opposés 
h la science par les religions ; André Vésale ; défense aux vipères 
d'avoir du venin, à la foudre de tomber sur les églises; hérésies; 
anathèmcs aux chemins de fer; Romas accusé de sorcellerie. — Le 
paratonnerre interdit de par la loi ; Olivier Ewans et la législature de 
Pensylvanie; Fulton hué. — Les chemins de fer et les paysans duLan- 
cashire; la ville do Saint-Amand et Versailles. — La politique et le 
télégraphe; Charles Nodier et le gaz h éclairage. — Le wagon do 
M. Leprovost. — Nécessité pour les inventeurs d'aller en Angleterre; 
inventions rejetées par l'Angleterre; Erikson; Medhurst. — Les hommes 
pratiques; Caton et Olivier de Serres; les fumiers pailleux et les tau- 
pinières. — Triomphe du faux sur le vrai. 
§ III. — Haines suscitées par l'intérêt contre l'inventeur; Arkwright; 
Jouve; Ilargreaves; Jacquard; dévastation des chemins de fer en 1848; 
M.Robinson et les ouvriers irlandais; Papin et les bateliers du Weser; 
Fulton; Parmentier; Riquet; l'abbé Chappe; cherche-fuites Maccaud; 
Sax; la calomnie. — L'amour-propre; William Lee et les dames de 
Marie de Médicis; Hergstrasser et le télégraphe de l'abbé Chappe; 
l'abbé Nollet et le paratonnerre. — Le patriotisme; les Anglais et 
Franklin; les Anglais et Papin; escamotage d'un document important; 
apaisement des haines nationales. 
I 
L'inventeur est uni à son œuvre, il ne peut plus la quit- 
ter; il l'aime d'un amour immense; il ne vit que par elle; 
il ne pense qu'à elle. 
Mais en même temps, il la cache, il n'en fait part à per- 
sonne. Il en est jaloux et il lui semble qu'il commet une 
mauvaise action. 
Bientôt ses amis s'aperçoivent des changements qui sont 
Digitized by Google
150 
l'inventeur. 
survenus dans ses manières et dans son existence. Ils se 
disent : 
— Que diable a donc un tel?... L'autre jour je l'ai trouvé, 
marchant la tête basse, comme s'il avait commis un crime, 
et il ne m'a même pas répondu quand je lui ai dit bonjour. 
— Ah 1 tu ne sais pas? répond l'autre, il est inventeur!... 
Il ne me l'a pas dit... mais je l'ai compris... il faudra l'en- 
voyer à Charenton. 
Et les deux amis rient d'un air de pitié dédaigneuse, en 
haussant les épaules, du pauvre diable qui s'en va la tête 
basse et ne rend pas les saluts, parce qu'il ne voit, n'entend, 
ne comprend qu'une chose : l'idée qui est devant lui. 
Ou bien ils font une plaisanterie dans le genre de celle 
que l'on faisait à la cour sur le marquis de Jouffroy. 
— « Connaissez-vous, disait-on, ce gentilhomme de la 
Franche-Comté qui embarque des pompes à feu sur les ri- 
vières et qui prétend faire accorder l'eau avec le feu. 
— C'est un idéologue , disait Bonaparte ; et quand il 
avait dit ce mot, il avait condamné un homme. 
Aux yeux des trois quarts des gens, l'inventeur aussi n'est 
qu'un idéologue, un homme à idée, c'est-à-dire un fou. 
Dans les difficiles et longs procès qu'eut à soutenir James 
Watt, les avocats de ses adversaires lui reprochaient aussi 
de n'avoir inventé que des idées. 
— Allez, leur dit M. Rooss, allez vous frotter à ces com- 
binaisons intangibles, ainsi qu'il vous platt d'appeler les 
machines de Watt, et ces prétendues idées abstraites vous 
écraseront comme des moucherons, vous lanceront dans les 
airs, à perte de vue. » 
Que de gens on trouve qui ne comprennent pas la valeur 
d'une idée ! 
Pour eux, et par cela même qu'ils n'ont pas d'idées, ils 
trouvent que ce sont choses toutes naturelles, qui viennent 
simplement dans la tête, qu'on acquiert sans travail. 
Ils admireront bien, ces gens, un hercule qui enlèvera un 
zed by G 
LES NÉGATIONS 
151 
tonneau avec ses dents ou qui, comme M. Paul, résistera à 
des chevaux. 
Mais quant à admirer ces rêveurs, ces utopistes, ces cer- 
veaux brûlés, ces visionnaires, ces originaux qui ne pensent 
pas, ne vivent pas, n'agissent pas comme tous les autres 
mortels, oh! ils sont bien au-dessus de celai Ce ne sont pas 
eux qui se laissent prendre à ces chimères et à ces lubies, 
eux hommes d'expérience 1 
Et le malheureux inventeur, déjà écrasé par ses propres 
luttes avec son invention, voit arriver vers lui ses amis, 
ces Joseph Prudhomme, ces hommes d'expérience qui lui 
lui disent d'un air contristé : 
— Mon cher, vraiment je suis désolé de vous voir vous 
enfoncer dans la voie où vous êtes lancé. Croyez-en mon 
expérience : tous les inventeurs se ruinent ; ce sont des 
têtes fêlées. Renoncez donc à toutes ces folies-là. Je vous ai 
connu raisonnable dans un temps, redevenez-le. 
Et puis, il donne, cet homme d'expérience, une petite 
tape d'amitié sur l'épaule de l'inventeur qui reste, la tête 
basse, et sent par ces paroles, dites d'un ton de bienveil- 
lance et d'intérêt, toutes ses luttes morales se réveiller. 
Les tourments recommencent plus vivaces que jamais; 
les morsures sont empoisonnées. 
Ohl qu'elle est dangereuse la piqûre d'un homme d'ex- 
périence 1 Oh I quand un homme, tout brûlant d'enthou- 
siasme, va se lancer à la recherche d'une idée, va se faire 
tuer pour une noble cause, va se ruiner pour sauver un 
ami, quand un cœur chaud bat dans une poitrine à tous les 
nobles sentiments, quand tout votre être est en feu, y a-t-il 
rien de plus douloureux que cette douche avec laquelle vient 
vous glacer un homme tranquille, à la conscience calme, 
en puisant une prise de tabac dans sa tabatière. 
— Vous êtes fou, croyez-en mon expérience 1 
Oh! «Dieu vous garde des hommes d'expérience! » dit 
Alexandre Dumas ; car ce sont les égoïstes, les Sganarelle, 
152 l'inventeur. 
les Sancho Pança, le laid dans la nature humaine; et il 
\aut mieux, croyez-moi bien, être Don Quichotte, chercher 
la justice partout , dût-on s'escrimer parfois contre des 
moulins à vent, secourir tous les malheurs et briser toutes 
les tyrannies, recevoir toutes les ignominies, toutes les rail- 
leries, tous les outrages, être abreuvé de toutes les amer- 
tumes, être roué de coups, être broyé par toutes les forces 
brutales, que de se plonger tranquillement dans un lit de 
plumes bien douillet, de se retrancher du mouvement hu- 
main dans un égoïsrae bien claquemuré, contre toutes les 
folles idées qui pourraient faire battre le cœur ou bouillon- 
ner le cerveau, que de devenir un homme d'expérience. 
Les hommes d'expérience ! que de cerveaux ils brisent 1 
que de flammes ils éteignent! que de généreux élans ils 
arrêtent! que de battements de cœur ils compriment! 
C'étaient des hommes d'expérience qui disaient à Ber- 
nard Palissy, quand celui-ci avait déjà le cœur brisé par 
les gémissements de sa femme et de ses enfants : 
« Il lui appartient bien de mourir de faim, parce qu'il 
délaisse son mestier. » 
C'était d'eux qu'il « ne reeevoit que honte et confusion, n 
en retirant sa fournée. 
C'étaient eux qui le traitaient « de fol » parce qu'il avait 
bris ' ses émaux manques, tandis que s'il avait voulu les 
vendre, h en eût eu « pius de huit francs. » 
C'était deux qu'il pouvait dire : « J'estois méprisé et 
moequé de tous. » 
Ils le méprisaient! ils le raillaient dans leur sagesse : et 
cependant lui était le grand homme et eux étaient des im- 
béciles ! Oh ! le pouvoir de la bêtise ! 
Pouvoir si grand, que parfois l'inventeur le subit et, met- 
tant la tête dans ses mains, se dit : 
— Allons! encore un qui vient traiter mes idées de 
folies!... Serait-ce donc vrai?... Tout !e temps que j'ai dé- 
pensé à mes travaux, toutes les souffrances que j'ai subies, 
LES R KG AT IONS. 
i r>3 
toutes les veilles qui ont brisé mon corps, toutes ces luttes 
qui ont voûte mon dos et blanchi mes cheveux ; tout cela 
serait chimère et vanité !... 
Et alors parfois à force d'entendre répéter sans cesse cela 
par les hommes positifs qui ont bien fait leur chemin dans 
le inonde, que l'on regarde universellement comme des 
hommes dans l'avis desquels on peut avoir toute confiance, 
qui sont les oracles de la localité, le malheureux finit par 
croire que tant de gens ne peuvent se tromper, qu'il a tort, 
qu'il doit renoncer à ses folies, et il brûle ses plans et brise 
ses modèles l 
Mais s'il réagit bientôt contre ce découragement, si la 
vigueur de son caractère l'empêche de se laisser étouffer 
par cet amas de stupidités qu'on entasse sur lui, s'il se relève 
comme Galilée et s'écrie : Et pourtant elle tourne!... S'il 
ose s'indigner contre ses ineptes contradicteurs, abattre 
sous des paroles de mépris leurs honteuses théories, châtier 
d'un coup de fouet sanglant ces lâches égoïstes, marquer 
au fer rouge ces idiots, alors, on ne le plaint plus, on ne 
lui adresse plus de ces douces paroles, vraies jattes de lait 
empoisonnées, qui font bouillir le sang, de ces consola- 
tions mensongères, de ce* encouragements méchants qui 
commencent de la manière la plus amicale possible, mais 
qui se terminent par un seulement!!!... comme dans les 
Faux Bonshommes. 
Au moins l'inventeur est débarrassé de ces pilules dorées 
qui brûlent la gorge. 
On l'attaque ouvertement avec un mélange de pitié et de 
dédain; on lance sur lui des bruits calomnieux ; ces hom- 
mes disent d'un air satisfait en se frottant les mains : 
— J'ai essayé de le rotirer du gouffre dans lequel il 
s'enfonce; mais il n'a pas compris mes bontés; il m'a re- 
poussé comme si je voulais autre chose que son bien t ... 
cV»t un pauvre fou à qui il faut bien laisser suivre sa des- 
tinée, puisqu'il ne veut rien entendre. 
Digitized by Google
154 
l'inventeur 
Et puis concert d'acclamations sur ce brave homme si 
sage et si généreux ; ovation complète ! 
Et puis colère et mépris contre ce fou qui n'a pas écouté 
décemment des conseils si sages. 
Et alors les railleries pleuvent, les traits arrivent de toutes 
parts ; on parle de l'interdire, le moyen est proposé sérieu- 
sement à sa famille. 
Et puis on appelle le marquis de Jouffroy, Jouffroy la 
pompe, le bateau de Fulton, la folie Fulton ; on traite Papin 
de charlatan, etc. 
Toutes ces criailleries, tous ce* croassements de corbeaux, 
tous ces bourdonnements de frelons, agitent les nerf», 
écorchent les oreilles, agacent continuellement l'homme 
d une grande sensibilité nerveuse que fait bondir la moin- 
dre piqûre. 
Voltaire n'a-t-il pas passé sa vie dans une colère perpé- 
tuelle contre Palissot, l'abbé Desfontaines et Fréron en par- 
ticulier, colère qui les a sauvés de l'oubli ? 
Mirabeau ne rugissait- il pas, à la tribune, quand il 
était atteint par le moindre pygmée et , pour l'écraser, ■ 
n'ébranlait-il pas le monde entier? 
C'est toujours la fable du lion et du moucheron. 
Et quelque stoïcisme et quelque indifférence qu'ait un 
homme pour toutes ces petites misères, il n'en arrive pas 
moins qu'il se trouve toujours à un certain moment une 
parole envenimée qui le fait bondir. 
Comprenez-vous l'atroce position de l'homme qui se 
débat au milieu de toute cette meute. 
Il se sent fort et vigoureux, il écraserait entre ses dix 
doigt le plus robuste d'entre eux ; et, cependant comme 
Guliver enchaîné par les Lilliputiens, il ne peut bouger et, 
immobile, il est condamné à recevoir toutes les aiguilles 
qu'ils lui lancent. 
Il est comme le lion, pris dans un Clet, qu'il ne peut 
briser. Il rugit, il étouffe de rage, impuissant, parfois il 
Digitized by Google
LES NÉGATIONS. 455 
fait une pointe, un vigoureux effort; il croit qu'il va tout 
briser, le filet cède mais ne se déchire pas. 
II 
L'inventeur produit son œuvre au dehors, il espère que 
dans un cercle plus large, il ne trouvera pas les mêmes ti- 
raillements; il pense que, de par le monde, il y a des hom- 
mes intelligents qui l'appuieront. 
Vain espoir I au loin il trouve la même incrédulité qu'au- 
près de lui; partout les sots élèvent la voix contre son œuvre 
ou, chose pire encore, la dédaignent et l'étouffent sous leur 
indifférence. 
«L'un me raille, l'autre m'injurie; un troisième m'invite 
à écrire un poème épique, travail aussi utile que la mise en 
marche d'une machine; j'écoute sans répondre. Dieu sait ce 
qu'il me faut pour persister quand je m'entends appeler 
fanfaron, charlatan, trompeur, homme avide. » 
George Stephenson à son fils. 
Ces paroles que disait Pascal au dix-septième siècle sont 
encore profondément vraies: 
« Ceux qui sont capables d'inventer sont rares, ceux 
qui n'inventent point sont en plus grand nombre, et par 
conséquent les plus forts, et l'on voit que pour l'ordinaire, 
ils refusent aux inventeurs In gloire qu'ils cherchent et 
qu'ils méritent par leurs inventions. S'ils s'obstinent à la 
vouloir et à traiter avec mépris ceux qui n'inventent pas, 
tout ce qu'ils y gagnent, c'est qu'on leur donne des noms 
ridicules, et qu'on les traite de visionnaires. » 
Il est vrai que quelques hommes se trouvent qui savent 
l'apprécier et en voient toute la grandeur, tous les avan- 
tages. Mais ils sont en si petit nombre qu'osassent-ils parler, 
ils ne pourraient se faire entendre. Et puis ils ont peur, ils 
n'osent soutenir trop hautement la nouvelle invention par 
• 
Digitized by Google
156 
l'inventeur. 
crainte du ridicule. La plupart sont atteints d'une maladie 
que M. de la Lantlellc a appelée la poltronnerie française, 
maladie que nous avons en effet au plus haut degré, mais 
que nous ne sommes pas, il faut le dire, les seuls à ressentir. 
Aussi l'invention n 'est-elle accueillie que par l'indifférence 
ou les huées et les sifflets. 
Les deux grandes classes des rétrogrades et des consena- 
teurs l'arrêtent. 
Curieux sont les hommes qui les composent, et ils valent 
bien la peine qu'on les considère un moment. 
Les rétrogrades invoquent sans cesse le bon vieux temps; 
les plus hardis remontent jusqu'au temps où l'on avait le 
bonheur de manger des glands, ce qui devait les constiper 
effroyablement, et de vivre tout nus ; mais ceux-ci sont des 
exceptions; il faut être Baudelaire pour le soutenir sérieuse- 
ment et se fâcher si on le contredit. Le vrai rétrograde re- 
monte à deux ou trois cents ans; il évoque le beau siècle de 
Louis XIV ; il parle de ses bonnes mœurs, et en les compa- 
rant aux nôtres, il s'écrie : ô temporal ô mores ! Il aime 
mieux la chandelle que le gaz, sans cependant suivre l'exem- 
ple de la Meilleraye ; il préfère les vieilles routes décrites par 
madame de Sévigné et Young aux chemins de fer, les cour- 
riers au télégraphe; la révocation de ledit de Nantes à la li- 
berté de conscience; la roue à la guillotine. 
C'est un misanthrope haïssant tout ce qu'il voit, pleurant 
sur les misères du présent et vantant le bonheur passé ; un 
Timon du moderne, un Pangloss du vieux temps. 
Il y a de vieux marins qui déplorent l'invention de la va- 
peur, sous prétexte qu'elle tue le vrai matelot, qu'elle em- 
pêche toutes ces savantes manœuvres qui constituaient la 
vraie habileté du métier. 
Il y a de vieux officiers qui ont lu tous les mémoires des 
grands capitaines du passé ; ils les admirent et avec raison; 
mais leur admiration n'a pas de bornes; ils ont sans cesse 
les noms de Turenne ou de Condé à la bouche, voire môme 
Digitized by Goo& 
LES NÉGATIONS 
157 
ceux de César ou d'Alexandre, et ils blâment Napoléon de 
n'avoir pas suivi la môme tactique qu'eux dans certaines 
circonstances. 
Le conservateur a dix mille livres de rentes, un gros ven- 
tre, une figure réjouie: il ne regrette pas le passé, on est 
mieux de son temps et où pourrait-on être mieux? C'est un 
optimiste à qui tout apparaît couleur de rose; il se trouve 
bien où il est et ne voudrait jamais changer de place; il 
peut aimer les voyages, mais au coin de son feu, et en se di- 
sant à chaque pays : Diderot avait profondément raison de pré- 
tendre que le voyageur est un homme qui, ayant un superbe 
palais, passerait savie à courir de la cave au grenier sans en 
jouir; il peut approuver la révolution, mais à la condition 
qu'elle ne recommence pas; il admire le chemin de fer, 
pourvu qu'on ne cherche pas la navigation aérienne; il 
trouve le télégraphe électrique fort agréable, mais tiès-suf- 
lisant; pour lui ce qui a été est mal, ce qui sera sera mal, 
ce qui est est bien. A force d'aller, il prétend qu'on se cas- 
sera les jambes, et comme il tient essentiellement aux sien- 
nes, il ne veut pas marcher. Il se réfugie dans son époque 
comme une huître dans sa coquille. Tout mouvement le 
trouble; les journaux lui donnent le cauchemar; les nou- 
velles découvertes lui font peur; qu'on fasse ce qu'on voudra 
après moi, mais au moins qu'on respecte ma quiétude. Il 
crie à l'insatiable ambition de l'homme; il accepte le pro- 
grès à la condition qu'il s'arrête où il c>t; il veut bien de la 
liberté de la presse, mais elle doit être sage; il invoquera 
l'exemple de JoufTroy ou de Fulton pour le passé ; mais il 
traitera de fou ou de charlatan tout homme qui se présen- 
tera dans les mômes conditions; pour lui, vivre c'est jouir; 
jouir demande le repos ; il faut donc se reposer : il passe sa 
vie à dormir et à manger; il est très-heureux ; il ne com- 
prend pas que ceux qui n'ont pas de lit ou de pain veuil- 
lent en avoir ; il crie à l'inconduitc des ouvriers ; il prétend 
que tous les écrivains sont vendus ; il ne voit qu'un mobile: 
Digitized by Google
158 
l'inviktbur. 
l'égoïsme ; il ne peut comprendre ceux qui sont prêts à 
verser leur sang ou à se ruiner pour une noble cause; il dit 
d'eux : ils cachent quelque chose ; bien entendu que ce 
quelque chose est, selon lui, quelque vilenie! 
Il voudrait briser le mouvement de l'horloge des siè- 
cles à l'heure où il se trouve. 
Il paraît du reste que l'homme de tout temps a eu une 
grande aversion pour les innovations, à en croire cette 
vieille histoire, et que ce n'est pas seulement en France 
qu'on a peur des inventions. 
Timothée le Milésien avait essayé d'introduire dans 
Sparte une nouvelle lyre plus perfectionnée que l'ancienne. 
Les Spartiates rendirent un décret ainsi conçu : « Attendu 
que Timothée le Milésien... ayant changé la lyre heptacorde 
et introduit dans cet instrument plusieurs sons, corrompt 
les oreilles de notre jeunesse, etc. , en conséquence nous 
voulons que nos rois et nos éphores réprimandent ledit Ti- 
mothée, lui enjoignant de couper les quatre cordes super- 
flues de son instrument. » 
Pourquoi aussi ces nouvelles cordes? Autrefois on ne fai- 
sait pas ainsi, on s'en passait bien et les choses allaient 
cahin-caha, tant bien que mal. 
Nous ne vivons que de progrès et nous faisons encore 
comme les Spartiates. 
Écoutez cette petite anecdote que je trouve dans le Ma- 
gasin pittoresque, t. 34 : « En 1844, dit l'auteur d'un ar- 
ticle sur l'emmanchement des outils, je voulus faire faire 
l'essai des manches cambrés, par un entrepreneur de tra- 
vaux publics dans le Vivarais. Ce brave homme se décida à 
grand'peine à emmancher une seule pelle suivant le tracé 
que je lui avais dessiné sur un mur. Cette pelle excita d'a- 
bord une grande risée, il fallut la donner à un garçon de 
quinze ans, souffre-douleur de son métier, qui gagnait dix 
sous quand les bons terrassiers étaient payés dix francs; 
puis le souffre-douleur faisant, avec la pelle ù manche cam- 
Digitized by Google
LES NÉGATIONS. 159 
bré, plus d'ouvrage que les plus forts, ceux-ci la lui enle- 
vèrent, et, comme il n'y en avait qu'une, ils se battirent 
pour l'avoir. La première fois que je revis ce chantier, l'en- 
trepreneur me dit : 
— Voyez, monsieur, à quoi servent les manches cam- 
brés? cela ne sert qu'à faire battre les ouvriers. » 
Quelle magnifique réponse I et que de réponses pareilles 
sont faites tous les jours. Quel malheur qu'on ne les enre- 
gistre pas! ce serait un beau répertoire de la bôtise hu- 
maine. 
En attendant qu'on le fasse d'une manière complète, ap- 
portons-y notre petit contingent. 
J'ai lu je ne sais où une fort jolie histoire : les soufflets 
étaient inconnus au Chili : un voyageur croit faire une ex- 
cellente spéculation en y important une cargaison complète, 
il fait des expériences publiques pour montrer tous les 
avantages de cet instrument; il en distribue, voyant qu'on 
n'en achetait pas; quelques gens, il est vrai, s'en servirent 
pour allumer leur feu... en guise de bois sec. 
« On a dû dire de la première lampe carcel, dit Roque- 
plan : cela éclaire trop! On a dû le dire du premier bec de 
gaz ! On a dit certainement, en Kgypte, en voyant la pre- 
mière pyramide : « C'est trop haut! » On disait de Rossini 
que sa musique faisait trop de bruit; on dit lors de la pre- 
mière représentation du Juif errant que les saxtuba déchi- 
raient les oreilles, crevaient le tympan. 
Évidemment ! M. Roqueplan était bien bon de dire : « on 
a dû le dire ; » il eût pu affirmer qu'on l'a dit. 
H en a été de môme pour le canon. Machiavel, dont Na- 
poléon admirait le traité sur la guerre, trouve que les armes 
à feu sont de si peu d'effet qu'il espère qu'on en abandon- 
nera bientôt l'usage. Montaigne est du même avis. 
Et maintenant c'est bien pis; l'homme tel que l'a con- 
struit notre société, commence toujours par avoir peur de 
ce qui est nouveau. Ce n'est qu'à la longue qu'il s'y habitue 
Digitized by Google
UH) l'inventeur. 
==* ==
•et pour qu'il s'y habitue, il faut un laps de temps d'une cer- 
taine étendue. 
Ici c'est la religion qui s'en mêle : les Arabes s'occu- 
pèrent énormément des sciences naturelles; mais ils ne 
firent faire aucun pas à i'anatomie, parce ce que le prophète 
avait taxé d'impureté quiconque approche des cadavres. 
Si une religion matérialiste comme l'islamisme faisait 
une pareille défense, une religion spiritualité, comme le 
catholicisme, devait encore se montrer plus intolérante 
pour les chercheurs qui iraient demander à la mort les se- 
crets de la vie. Aussi Vésale, qui avait osé braver ce préjugé, 
cxpia-t-il son courage de sa vie. On prétendit, pour le 
perdre, qu'ayant ouvert un cadavre, on avait vu palpiter son 
cœur sous le tranchant du scalpel, crime que la mort de- 
vait expier. « Chose inouïe, dit Richerand, la postérité, 
comme les contemporains, n'a élevé aucun doute sur la réa- 
lité du fait qui donna lieu à cette accusation absurde. Quels 
témoins en déposèrent? Pour mettre le cœur à découvert, il 
faut ouvrir la puitrine, couper les cartilages, scier les côtes, 
enlever le sternum, faire en un mot des incisions longues, 
profondes et bien capables de ranimer la vie, avant que le 
cœur puisse être aperçu par la division du péricarde, son 
enveloppe. Afin de donner quelque vraisemblance à l'accu- 
sation, on peut supposer que l'un des spectateurs, penché 
et s'appuyant sur le cadavre, aura fait refluer le sang vei- 
neux dans les oreillettes ; un frémissement obscur , un 
mouvement ondulatoire en résultant, on aura vu dans cet 
effet mécanique quelque signe de vie et jeté un cri d'effroi, 
répété par les ennemis de Vésale, trop heureux de cette 
occasion pour le perdre. 
« Bientôt l'ignorance, l'envie et la mauvaise foi dénatu- 
rèrent le fait eu l'exagérant, l'inquisition demanda la mort 
du coupable, et les prières de Philippe II obtinrent difficile- 
ment, dit-on, que la peine fût commuée en un pèlerinage à 
la'ïerre Sainte. Vésale s'achemina donc vers Jérusalem, de 
Digitized by Google
LES NÉGATIONS. 
161. 
compagnie avec un Malatesta, général des troupes de Ve- 
nise. Ballotté par des fortunes diverses durant ce périlleux 
voyage, il fut à son tour jeté par la tempête sur les côtes de 
l'île de Zante, où il mourut de faim le 15 octobre 1564. » 
C'était bien fait, pourquoi ne s'en était-il pas tenu à 
l'anatomie de Galien? pourquoi avait-il voulu innover? 
pourquoi était-il un chercheur? 
Charas, en Espagne, exerça la profession de médecin. 
Ses confrères cherchaient un moyen de le perdre. Or, un 
archevêque de Tolède meurt juste à point et est canonisé 
saint. Son successeur annonce que toutes les vipères de son 
diocèse ont perdu leur venin. Charas devant une nombreuse 
assistance fait mordre deux poulets par une vipère... Les 
deux poulets meurent. Poursuivi pour ce fait, il est pris, 
et languit quatre mois et demi dans les cachots de l'in- 
quisition d'où il ne sort qu'à grand'peine. 
Quand on inventa en Angleterre les vanneries, les paysans 
prétendirent qu'il était contre la volonté de la Provdence 
de produire ainsi un vent factice au lieu de demander 
au ciel, par une ardente prière, le vent nécessaire pour 
vanner le blé et d'attendre le moment marqué par le 
Dieu d'Israël. 
La tour de la cathédrale de Sienne était souvent fou- 
droyée : en 1776 on voulut y mettre un paratonnerre. Ce 
ne fut pas sans peine, on l'appelait la bayuette hérétique; 
et on pensait que mettre le clocher sous sa protection 
était faire injure au ciel. 
Dans la province de Beyra, en Portugal, une famille 
allemande vient exploiter des pyrites cuivreuses. Comme elle 
emploie beaucoup d'ouvriers et fait augmenter le salaire 
des autres, on accuse tout d'abord la fumée de l'usine de 
détruire la végétation; cela ne suffit pas, on accuse cette 
famille d'hérésie et un jour de procession on brise tout. 
Nos évêques se servent bien des chemins de fer pour aller 
voir le pape et ils paraissent même trouver ce mode de 
ifrl 
L'JN VEMfcUR. 
locomotion as»ez commode; ils bénissent les chemins de 
fer, — leur position officielle les y oblige, — mais ils s'en 
vengent en prêchant hardiment contre eux. N'avons-nous 
pas entendu l'archevêque de Rennes leur lancer ana- 
thème à Sainte-Anne et les appeler les chemins d'enfer? 
Ou appelle le chemin de fer chemin d'enfer. On traite 
Ilomas de >orcier. Étant venu à Rordeaux, où de Nérac 
sa réputation l'avait précédé, pour faire des expériences, 
il déposa son cerf-volant chez un cafetier en atteudant 
un orage. La foudre tomba précisément sur cette mai- 
son. On accusa le malheureux cerf-volant d'avoir attiré 
le tonnerre; le peuple te porta en foule à la maison, 
menaçant de tout dévaster, si on ne lui livrait pas la cause 
de cet accident. On fut obligé do la lui jeter et il s'em- 
pressa de la mettre en pièces. Quand Homas, depuis ce 
jour, passait dans les rues de Bordeaux , on s'écartait 
sur son pacage, en le montrant avec terreur. 
Ou reste, quoi dV tonnant que cette merveilleuse inun- 
tion frappât le peuple de stupéfaction et de terreur su- 
perstitieuse? 11 était ignorant et des gens qui auraient 
dû être plus instruits que lui, au lieu de l'éclairer, fai- 
saient cau.se commune avec lui. En 1783, M. Vissery, 
élève, à Siiut-Omer, un paratonnerre sur sa demeure. 
Aussitôt grande inquiétude dans les esprits ; d'étranges 
rumeurs circulent dans la ville. La foule se réunit mena- 
çante autour de la maison, (pie dominait l'appareil suspect. 
La municipalité de Saint-Omer, au lieu de dissiper le ras- 
semblement et d'expliquer qu'il n'y avait pas lieu à se fâ- 
cher, intima l'ordre à M. de Vissery d'abattre son paraton- 
nerre. Celui-ci protesta et il fallut un jugement du tribunal 
d'Arras, en date du 31 mai 1783, provoqué par une bril- 
lante plaidoierie de Robespierre, pour permettre à M. Vis- 
sery de protéger son habitation contre la foudre. 
L'inventeur n'est pas seulement traité de fou par 1c 
peuple. La masse accepterait plus facilement les choses 
Digitized by Go( 
■I i 
» 
LES NÉGATIONS. 163 
nouvelles si elle était éclairée; mais ce sont les ignorants 
pédants qui croient savoir quelque chose qui repoussent les 
nouveautés; ce sont 1 os conservateurs. 
Avec quel dédain la législation de l'État de Pensylvanie 
accueille, en 1786, le privilège que demande Olivier 
Evans pour ses voitures à vapeur. Les voyez-vous, d'ici, ces 
braves magistrats, souriant d'un air protecteur et se disant, 
en refusant à l'inventeur de mentionner sa demande : 
« Entre nous, le pauvre Olivier n'a pas la téte saine. » Il 
est vrai que la législation de l'État de Maryland ne fui pas 
si difficile : elle lui donna le privilège demande, a vu, avait- 
elle soin de mettre dans ses considérants, que cela ne peut 
nuire à personne. » Puisque cela ne pouvait faire ni bien 
ni mal, pourquoi refuser de faire plaisir à un pauvre diable? 
Ou bien on rit, on pousse des huées et des sifflets. Quand 
Fulton monta sur son bateau, il fut accueilli ainsi : il est 
vrai que quelques moments après ils se changeaient en ap- 
plaudissements et en acclamations! 
Mais une invention a-t-clle réussi, ce n'est pas une raison 
pour qu'on l'adopte. 
Je ne parle pas en ce moment des gouvernements qui ont 
rejeté successivement les bateaux à vapeur, les chemins de 
fer et les télégraphes électriques, je traite cette question 
ailleurs; je parle seulement ici du public. 
Quand Labarraque dér infecta les boyauderies avec du 
chlore, les ouvriers s'en plaignaient très-fort : ils regret- 
taient l'ancienne puanteur au milieu de laquelle ils vi- 
vaient. 
On appelait par dérision le chariot à support de Mands- 
lay, la glissoire. 
Quand le petit Renaut construisit ses galiotcs à bombes, 
on le traita de fou. Une fois construites, on prétendit qu'elles 
ne tiendraient pas la mer. Il répondit a ces négations en 
bravant un orage. 
Quand, il y a dix-huit ans, un journaliste proposa défaire 
Digitized by Google
i64 l'inventeur. 
de la place dcCharing-Cross le centre de toules les lignes 
britanniques, on cria au vandalisme, à l'anarchie... main- 
tenant le projet se réalise. 
Quand Franklin voulut introduire en agriculture le sul- 
fate de chaux comme engrais, les possesseurs de salines le 
combattirent de toutes leurs forces, craignant de ne plus 
vendre le schlot. Ils cherchaient un argument : les routi- 
niers le trouvèrent : ils prétendirent que le plâtre attirait 
la foudre. On sait comment Franklin répondit à ces atta- 
ques. Il écrivit sur un champ en lettres gigantesques : 
« Ceci a été couvert de plâtre, » et dans cet endroit l'herbe 
certifia elle-même sa puissante influence. 
Les paysans du Lancashire se levèrent en armes contre le 
premier chemin de fer. 
Il y a vingt ans la ville de Saint- Amand (Nord) était en 
fête, faisait gronder son bourdon et illuminait tous ses 
murs. Elle avait remporté une grande victoire : le chemin 
de fer ne passerait pas près de la ville 1 il n'enlèverait pas 
ses vivres! il n'augmenterait pas la consommation ! 
« A l'ouverture du chemin de fer de Versailles , dit 
M. Perdonnet, il y a vingt-quatre ans, personne, pas môme 
le maire de la ville, ne vint recevoir le train d'inauguration : 
les administrateurs arrivés seuls se rendirent à l'auberge où 
ils dînèrent à leurs frais, avant de repartir toujours seuls 
pour Paris. Il y a deux ans on inaugurait un petit embran- 
chement de Troyes à Bar-sur-Seine : à l'arrivée du train on 
tirait le canon; les administrateurs, escortés par une haie 
de pompiers, étaient reçus par le maire qui leur faisait un 
discours auquel répondait le président du conseil : ils 
étaient solennellement conduits à un banquet offert par la 
ville; ils avaient pour convives le préfet, le sous-préfet ; 
des toasts étaient portés; le soir il y avait bal et feu d'arti- 
fice. Comparez cette réception et celle d'il y a vingt-quatre 
ans! » 
Voilà le progrès, mais il n'a pas de railway à sa disposi- 
Digitized by GoOQ 
LES NÉGATIONS. 
105 
tion; il n'a encore que l'allure de la tortue ; quand ira-t-il 
plus vite? 
D'autrefois on n'accuse plus les inventeurs de sortilèges ; 
mais on fait peser sur eux d'autres accusations aussi graves 
et aussi stupides. Les préjugés se modifient avec le temps, 
mais ils restent. 
Sous la Révolution, le peuple qui ne croyait plus à Dion 
ni au diable n'avait plus garde de fulminer des accusations 
de sorcellerie. 
Mais les frères Ghappe ayant établi dans le parc de Le- 
pelletier Saint-Fargeau à Ménilmontant, un autre télégra- 
phe, après la destruction de celui qu'ils avaient élevé à la 
barrière de l'Etoile, la foule croit que cet appareil cache 
quelque machination avec le roi et les prisonniers du Tem- 
ple, et il y met le feu, menaçant de jeter aussi les mécani- 
ciens dans les flammes. 
La politique s'en mêlait sous la Révolution ; elle s'en môla 
de même sous la Restauration. Quand le gaza éclairage eut 
fait son tour en Angleterre et revint en France, le parti li- 
béral le soutenait. Il fallait entendre les reproches que lui 
adressait le drapeau blanc à ce sujet! Charles Nodier se met 
de la partie ; il publie un ouvrage contre ce nouveau mode 
d'éclairage, dans lequel il se livre à toutes sortes de jeux 
de mots et de plaisanteries sur les anciennes lumières et le 
progrès des lumières. Que n'invoquc-t-il pas contre le gaz? 
Il le regarde comme le feu grisou et il s'écrie : « Quelle au- 
dace que celle qui l'appliquerait, par une fausse bravade ou 
par une fausse économie à des usages inutiles et perni- 
cieux ! m 
Après la question des dangers vient celle des indus- 
tries qu'il compromet. « Il ruine une branche de com- 
merce 1» dit-il; il semble à M. Nodier qu'on ne peut rien 
répondre à cet argument. Les habitants du faubourg Pois- 
sonnière firent un mémoire contre l'éclairage au gaz. On 
alla jusqu'à prétendre qu'il était nuisible à la végétation ; 
Digitized by Google
100 
l'inventeur. 
et c'est encore une opinion qui a coups aujourd'hui parmi 
beaucoup de gens. 
Môme les machine? d'une utilité immédiate, évidente, 
dont chacun peut constater les effets par ses yeux, éprouvent 
la plus grande difficulté à être acceptées par le public; quant 
à espérer qu'elles seront estimées à leur valeur, il n'y faut 
pas songer. Ce fut ce qui arriva à la machine d'Arkwright 
dont tous pouvaient cependant apprécier facilement les 
résultats. 
Voici un fait tout récent qui fait bien le pendant de ce- 
lui-là. 
M. Leprovost a construit de ses deniers un wagon de 
première classe présentant toutes les améliorations deman- 
dées par le public, tous les jours, avec tant d'instance. Il ne 
coûte pas plus cher que les autres wagons. On s'en est servi 
avec succès sur la ligne de l'Est, ce qui ne Ta pas fait adop- 
ter. M. Leprovost n'a eu d'autre ressource que d'en appeler 
au jugement de tous, en l'exposant dans les ateliers de la 
maison Godillot, puis dans la rue Saint-Ho oré, 
Mais pourquoi ne l'a-t on pas adopté ? Mystère des mys- 
tères I 
Peut-être que s'il allait quelque temps en Angleterre, il 
aurait chance d'être mieux accueilli ensuite par nous. Il 
faut que les inventions fassent leur tour d'Angleterre 
comme les ouvriers font leur tour de France. Les chemins 
bruneaux étaient connus, il y a trois siècles en France, le 
Mac-Adam nous est revenu d'Angleterre avec un nom an- 
glais. C'est incroyable combien nous sommes Anglais. Le 
nom môme donné à notre bilan social est anglais : budget 
vient de bougette, vieux mot donné par nous à l'Angleterre 
et qui nous est revenu métamorphosé. Denis Papin trouve 
la puissance motrice de la vapeur; mais il a fallu qu'elle 
fût appliquée par Newcomen, Savery, Watt, Stephenson, 
après quoi, non sans peine, les bateaux à vapeur et les lo- 
comotives reviennent en France. J. Lebon conçoit le projet 
Digitized by Google
LES NÉGATIONS. 
de nous éclairer avec du gaz : on le traite de fou et on le 
laisse se ruiner tranquillement. Il faut que Windsor nous 
rapporte cette invention. Le métier à bas est tout d'abord 
inventé à Nîmes d'où il va en Angleterre. La teinture du 
coton en rouge, un nouveau métier à gaz ont pris succes- 
sivement le même chemin. Nicolas Briot invente un balan- 
cier pour frapper les monnaies; il passe aussi la Manche 
d'où il revient en France, non sans peine, par la protec- 
tion du chancelier Séguier. 
« La plupart des inventeurs français sont morts dans la 
misère, ou ils n ont trouvé à appliquer leurs idées que sur 
le sol étranger, » dit Arago. 
Et cependant l'Angleterre est bien loin d'adopter facile- 
ment aussi, elle, une nouvelle invention. Seulement nous 
sommes aveugles et elle n'est que borgne. Mais elle 
rejette le bateau de Fulton, celui d'Erickson ; elle a aussi, 
elle, son bon petit contingent de négations; et je ne la 
ménage pas dans d'autres chapitres. Je ne cite ici que 
ce fait : 
M. Medhurst, ingénieur danois, propose d'utiliser la 
pression de l'air pour le transport des lettres et marchan- 
dises. Le public ne s'y intéresse nullement. Brochures, 
plans, modèles furent dédaignés. Quelques années après 
un M. Vallance prend un brevet pour cette môme inven- 
tion : il n'a pas plus de succès. M. Medhurst reprend ses 
projets et propose un système entièrement nouveau. En 
1838 MM. Glegg et Samuda, constructeurs anglais, le per- 
fectionnent. Ils font leurs premiers essais en France, à 
Chaillot et au Havre. Inutile de dire qu'ils n'obtinrent au- 
cun succès : tous les hommes pratiques s'en moquèrent. 
Cependant, comme ils avaient réussi, ils établirent en grand 
leur appareil à la porte môme de leurs ateliers. Qu'im- 
porte? Des hommes sérieux, des hommes d'un grand nom, 
que j'aimerais assez a pouvoir citer, s'en moquèrent, haus- 
sèrent les épaules, traitèrent le projet de fantaisiste, et il fut 
Digitized by Google
168 L'iN VKNTEUR. 
impossible à MM. Clegg et Samuda de trouver le plus faible 
appui à Londres. 
Oh ! les hommes pratiques, les hommes positifs, qui n'ont 
plus de cœur, jusques à quand donc seront-ils les obstacles 
du progrès? C'était Gaton qui conseillait d'abandonner les 
vieux esclaves et de les laisser mourir de faim; Caton qui 
formulait ce dicton qui a servi de texte au théâtre d'agri- 
culture d'Olivier de Serres: « ne change point de soc, ayant 
pour suspecte toute nouvelleté. » Ces paroles sont encore 
en profonde vénération auprès de tous les laboureurs. Fran- 
klin est forcé d'écrire sur un champ ensemencé le mot plâ- 
tre pour donner un témoignage manifeste de sa puis- 
sance ; la charrue Dombasle est encore rejetée par bon 
nombre de paysans; ils ne font pas de moyettes; ils objec- 
tent contre les piocheuses, le fumier trop pailleux et contre 
les faucheuses, les taupinières. Ne riez pas; j'ai entendu 
de mes propres oreilles deux braves gens les repousser pour 
ces raisons. Mais faites donc pourrir vos fumiers 1 mais dé- 
truisez donc vos taupinières! 
Voyez-vous la terrible position de l'inventeur trouvant 
ces réponses hôtes, recevant ces pavés à chaque pas qu'il 
fait. Que devient son œuvre au milieu de cette légion d'im- 
béciles acharnés après elle? Comment peut-il l'imposer à 
tous les gens qui ne veulent même pas l'examiner, la voir et 
qui la condamnent d'avance. Quelle prise peut-il avoir sur 
les hommes, qui même après avoir vu des résultats prati- 
ques, avoir palpé en quelque sorte ses avantages, ne la con- 
damnent pas moins parce qu'elle est une chose nouvelle? 
Quel courage ne faut-il pas qu'il ait pour soutenir contre 
tous une vérité que tous renient? Quelle persévérance doit- 
il employer pour la faire comprendre à ces hommes qui ne 
veulent pas l'écouter, qui condamnent son œuvre sans l'en- 
tendre, qui sont tous pleins de préventions contre elle, qui 
sont ses ennemis systématiques, et qui, s'il veut monter à 
la tribune, sifflent et poussent des huées pour couvrir sa voix. 
Digitized by Google
LES NÉGATIONS. 
1G9 
Quel désespoir doit-il ressentir en voyant souvent triom- 
pher le faux sur le vrai I Quels sentiments durent remuer le 
cœur de Jouffroy quand, jeune et inconnu, il présente con- 
curremment avec Perrier, appuyé par Ducrest, gentilhomme 
très répandu à la cour de Louis XVI et dont le nom fait au- 
torité, un projet de machine à vapeur appliquée à un ba- 
teau; et quand il voit, lui qui est seul dans le vrai sous le 
rapport du mécanisme et du calcul de la force à employer, 
adopter le projet de Perrier, et quand à la suite de l'échec 
qui résulte de cet essai, la compagnie aux frais de laquelle 
il s'était fait, se dissout, refusant de recommencer une nou- 
velle expérience et le condamnant ainsi à agir seul, livré à 
ses propres forces ! 
Ce doit être un désespoir dans le genre de celui qu'é- 
prouverait Brunelleschi si, sortant de sa tombe, il voyait la 
manière dont ses continuateurs ont achevé son dôme à Flo- 
rence ; ce doit être une rage impuissante telle que l'a repré- 
sentée le Puget, ce grand artiste, aussi lui dédaigné et in- 
compris, dans son Milon de Crotone qui plein de force et 
de vie ne peut cependant ouvrir l'arbre qui s'est refermé 
sur ses doigts et se voit dévoré vivant par les loups. 
Les loups pour l'inventeur ce sont les routiniers de 
toutes sortes : Roger Bacon va en prison, Galilée est 
soumis aux tortures de l'inquisition, et son fils poussé 
par la superstition brûle ses papiers ; Colomb est chargé 
de fers, Bernard de Palissy est une des victimes de 
la Saint - Barthélémy , Sauvage est emprisonné pour 
dettes, Jouffroy meurt aux Invalides, Lebon est assas- 
siné. 
Quel effrayant martyrologe, et que M. Laboulaye fait bien 
de s'écrier : « L'histoire de l'humanité, c'est l'histoire des 
martyrs ! » Ils sont tous chassés, poursuivis, traqués comme 
des bétes fauves, jetés dans des fosses comme des animaux 
dangereux, abattus comme des chiens enragés , tous ceux 
qui apportent une nouvelle foi au monde. Ici ce sont des 
HO L'FNVPÎITEUn. 
échifauds, là des bûchers qui se drossent contre eoi. Il faut 
que le progrès soit arrosé avec du sang. 
III 
Après les obstacles que la stupidité humaine a dressés 
devant la nouvelle invention, viennent ceux que suscitent 
la jalousie, les rivalités, l'amour-propre ou l'intérêt; ceux 
qui éprouvent l'un ou l'autre de ces sentiments ne reculent 
devant aucun moyen pour parvenir à leurs fins. Ici c'est le 
peuple, la foule, la masse qui ne croit pas à l'utilité des ma- 
chines, qui se voit menacée par leur emploi de manquer de 
travail et qui, alors furieuse, aveugle, n'écoutant rien, se 
rue sur la nouvelle invention et son auteur, brise ses appa- 
reils et menace de le tuer lui-môme. 
Les ouvriers du Lancashire se précipitent en armes con- 
tre le premier chemin de fer ; Arkwright est obligé de quit- 
ter Preston, parce que le bruit se répand qu'il veut dimi- 
nuer la main-d'œuvre. 
Les ouvriers tournaisiens tentent d'assommer Jouve ; le 
même préjugé fait briser le métier de Hargreaves ; de 
môme l'invention de Jacquard supprimant deux ou trois 
hommes par métier , on détruit ses premières machines et 
sa vie est menacée. 
Il faut le dire, à la honte de notre siècle, en 1848 des 
mariniers, des < elusiers, des conducteurs de voitures incen- 
dièrent la station de Saint-Denis, détruisirent le pont du 
chemin de fer à Asnières, ses bâtiments à Saint-Germain et 
brûlèrent le pont de Bi game, sur la ligne de Rouen. 
Les imprimeurs eux-mêmes brisèrent, il y a quinze ans, 
les presses mécaniques I 
M. Robinson, à Dublin, veut construire une machine à 
clous, en voyant que la fabrication à la main, seule en usage 
en Irlande, ne pouvait rivaliser avec la fabrication mécani- 
LES NÉGATIONS 
171 
que dont se servait l'Angleterre. Mais quand il essaya d'en 
faire usage, les ouvriers s'y opposèrent de la manière la plu» 
violente. Malgré toute l'énergie qu'il déploya, il ne put 
triompher de leur résistance. Ils croyaient avoir remporté 
une grande victoire : Qu'en résulta-t-il ? c'est que bientôt 
l'établissement de M. Robinson tomba, qu'ils furent privés 
entièrement d'ouvrage et que l'Irlande fut dépouillée de ce 
genre d'industrie. 
Qui ne connaît le triste sort du bateau de Papin? 
Quand celui-ci eut visité la machine de Savery, il songea 
à appliquer cette force motrice à un bateau. On avait cru 
jusqu'en 18S1 que cette machine n'était pas sortie du do- 
maine delà théorie. Mais une correspondance de Papin avec 
Leibnitz, retrouvée par M. Kuhlmann et communiquée à 
F Académie des sciences, a prouvé que cette machine avait 
été appliquée à un bateau construit sur la Fulda. 
Malheureusement Papin avait à Marbour** des ennemis 
puissants; les dissentiments qui s'étaient élévés entre lui et 
eux le forcèrent de quitter l'Allemagne, et il prit la résolu- 
tion de faire transporter son bateau en Angleterre. 
Il demande alors, 7 juillet 1707, la permission de faire 
passer son bate:iu delà Fulda dans le Weser; mais il paraît 
que les administrations de cette époque étaient aussi lentes 
que celles de nos jours; car nous avons une nouvelle lettre 
en date du 1 er août, où il se plaint du temps qu'on met à lui 
répondre. 
Dans cette nouvelle lettre, il est enchanté de son bateau : 
il le montre triomphant du courant avec une telle force 
qu'on avait de la peine à reconnaître s'il y avait une diffé- 
rence dans sa vitesse en le remontant . 
Mais dans le post-scriptum de cette lettre, dans laquelle il 
s'enivre de son succès et montre tant d'espérance, il se 
plaint de nouveaux tirnillements, de nouveaux échecs. Les 
bateliers ne veulent pas permettre h son bateau de passer 
dans le Weser ; il faudrait une permission de Son Alteme 
172 
l'inventeur. 
l'Électeur de Hanovre, et s'il la refuse, alors que deviendra 
le fruit de tant d'efforts et de travaux ? Il ne lui restera plus 
qu'à abandonner et à détruire l'œuvre commencée ; cette 
nouvelle invention, appelée à révolutionner le monde, devra 
périr en son enfance faute d'une permission. 
La permission n'arrivait pas cependant. Alors Papin, ré- 
duit au désespoir, tourmenté par cette idée dévorante, croit 
pouvoir s'en passer. Le 25 septembre il s'embarque sur la 
Fulda et arrive à Brème où, en se réunissant, la Fuldaet 
la Wera forment le Weser. 
Là il veut faire entrer son bateau dans les eaux du Weser. 
Mais les mariniers s'y opposent. Et comme lui, le grand 
homme, l'homme de génie, s'indignait contre l'imbécillité 
de ces gens qui ne comprenaient pas son œuvre, et par une 
stupide jalousie voulaient l'arrêter, faute d'une malheureuse 
formule administrative; eh bien! ces gens mirent sa ma- 
chine en pièces! 
Ah! dites-le moi, en voyant l'ignorance et une stupide 
jalousie détruire ainsi le premier bateau à vapeur, ne sentez- 
vous pas passer dans vos nerfs le frisson d'indignation qui 
arrête la parole sur vos lèvres, vous étreint la gorge et le 
crâne et ne laisse échapper qu'un blasphème contre la sot- 
tise humaine ! qu'une plainte pour le génie ! 
Et lui, Papin, déjà vieux, faible, malade, qui comptait sur 
son bateau pour s'introduire auprès de la reine d'Angleterre, 
pour obtenir du pain et un asile pour sa vieillesse, pour voir 
triompher enfin, en grand, dans la pratique, son invention, 
se trouve privé de toutes ressources, jeté dans la misère! 
Il n'a plus de patrie : l'édit de Nantes le condamne à errer 
hors de France. Il lui reste l'Angleterre ; mais Robert Boyle, 
son ami, est mort ; les savants avec lesquels il avait des re- 
lations sont disparus ou l'ont oublié ; et s'il obtient de la 
Société royale de Londres quelques secours qui, en l'empê- 
chant de mourir de faim, ne l'en laissent pas moins dans 
la misère, il ne peut avoir les ressources qu'il lui faudrait 
Digitized by G< 
LES NÉGATIONS 
173 
pour recommencer ses expériences, remplacer son bateau 
détruit sur le Weser ! 
L'histoire de Papin se renouvelle pour Fulton. Quand il 
a réussi, on objecte que le système de navigation à vapeur 
est préjudiciable au pays, qu'il nuit aux constructions na- 
vales. On répète les vieilles erreurs qui tendent à arrêter 
tout nouvel élan. Des paroles ne suffisant pas, on en vient 
aux faits. Des bâtiments à voile heurtèrent souvent à dessein 
son bateau et l'endommagèrent. La législation de l'Etat de 
New- York fut obligée de réprimer ces tentatives par la pri- 
son et l'amende. 
Ce n'est pas seulement le peuple qui se livre à ces manœu- 
vres insensées ; ce sont tous les hommes qui ont intérêt à ce 
que le nouveau progrès ne se manifeste pas. Singulier aveu- 
glement que celui qui leur fait croire qu'ils pourront faire 
dérailler l'humanité en mettant une plume sur la voie. 
Parmentier était traité non-seulement de fou, de mono- 
mane, mais encore d'homme dangereux. Il donnait au peu- 
ple des espérances chimériques et subversives de l'ordre pu- 
blic, en voulant que tout le monde mangeât. Et que d'accu- 
sations contre la pomme de terre étaient fulminées et par la 
cour, et par la ville, et par le clergé, et par les routiniers et 
par les accapareurs que protégeait Louis XV et qui avaient 
tout intérêt à arrêter cette nouvelle source de bien-être pour 
le peuple. 
Les seigneurs de Saxe combattirent avec acharnement 
Schubart pour maintenir leurs privilèges de vainc pâture, 
de jachère, etc. Ils allèrent jusqu'à le dénoncer comme un 
démagogue dangereux. Les Sociétés d'agriculture, fidèles à 
leur rôle, le combattirent de toutes leurs forces. 
Quand Riquet construisait son canal, tous les braves gens 
dont les terres expropriées n'avaient pas été payées assez 
cher à leur gré, faisaient de même tous leurs efforts pour 
entraver ses opérations et les discréditer. 
Qui expliquera le fait suivant? 
Digitized by Google
171 
L'l.\ YËATfiL'R 
L'abbé Chappe venait d'obtenir, à force d'insistance et de 
démarches, l'autorisation d'élever un de ses télégraphes sur 
le petit pavillon de gauche de la barrière de l'Étoile. Une 
nuit, des hommes ma&qués enlevèrent ce télégraphe. 
M. Maccaud invente un cherche-fuites fort commode, 
d'un usage très-facile. Vous croyez qu'on va le mettre im- 
médiatement en usage. Erreur! il e.^t de l'intérêt des com- 
pagnies de laisser les tissures s'entretenir, car, quand elles 
sont bien bouchées, le consommateur réalise immédiate- 
ment une économie de 20 à 30 0/0. Il est de l'intérêt des 
appareilleurs de gaz de prolonger éternellement leurs tra- 
vaux de réparation; et alors on n'adopte pas l'appareil Mac- 
caud. On ne s'en sert que dans les cas difficiles et on le 
contrefait. 
Et puis quelles jolies petites perfidies, quelles insinua- 
tions : 
Sax joue de sa clarinette par devant les membres du 
jury de l'Exposition de 1844 et enlève leur admiration : 
— Ne voyez-vous pas, dit Habeneck, que Sax est un 
exécutant hors ligne? Il jouerait aussi bien sur un manche à 
balai. 
Or ce compliment enlevait au facteur ce qu'il accordait 
au virtuose. 
M. Oscar Comettant, sous le titre d'un inventeur an dix- 
neuvième siècle y nous a raconté la très-curieuse biogra- 
phie du célèbre facteur d'instruments de cuivre; elle est 
pleine de faits instructifs. (Juand Sax voulut renouveler la 
musique militaire, il n'y eut pas d'injures qu'on ne lui 
lançât. Je compris bien, les facteurs se croyaient menacés 
dans leurs plus chers intérêts. 
Aussi comme les injures ne suffisent pas quand on veut 
prouver quelque chose, attaquaient-ils la réforme tentée 
par Sax avec les plus curieux arguments, dont voici quel- 
ques-uns : 
et Avec les instruments de Sax, dit {'Europe musicale du 
Digitized by Go 
LES NKUATIIJNS. 173 
21 avril 1845, les musiciens seront bientôt sur les dents et 
une partie sera constamment à l'hôpital. 
« On réduira les musiques militaires à un déplorable 
état d'uniformité. 
a On sait que le système S;ix consiste eu une combi- 
naison de bugles de tout calibre. Ces instruments sont gé- 
néralement sourds, et en tète d'un régiment on ne les en- 
tendrait pas. » 
Et puis vient enfin cette fameuse question morale qui se 
reproduit devant toute nouvelle invention : « Voyez-vous la 
ruine de milliers de familles qu'apporte le nouveau système. 
Dix mille maîtres, contre-maîtres, ouvriers, femmes et en- 
fants seront réduits à la misère; plus de dix mille musi- 
ciens seront forcés de recommencer leur éducation instru- 
mentale. Les marchands de musique militaire seront éga- 
lement ruinés, car la musique qu'ils ont gravée deviendra 
désormais inutile : tout le répertoire musical de l'armée, 
composé et arrangé* pour notre système, ne sera plus bon 
qu'à être livré aux flammes ou vendu au poids. Cette perte 
peut être estimée à un million. Car chaque régiment pos- 
sède des archives musicales, dont le prix d'achat seul est 
évalué à 12,000 francs. » 
Voilà ce que disait la protestation des facteurs : « Il faut 
avouer, dit Oscar Comettant, que si messieurs les facteurs 
étaient sincères en attribuant aux instruments de Sax une 
si funeste influence, ils se sont montrés bien coupables, 
puisqu'à une certaine époque ils ont laissé les anciens ins- 
trumenU pour contrefaire les nouveaux, avec une touchante 
unanimité, au mépris de tout le mal qu'ils en avaient 
dit... » 
Et puis à leur intérêt si touchant pour eux-mêmes, pour 
les ouvriers, pour les musiciens, ne pouvait-on pas ré- 
pondre : 
Et les marchands de cuivre? et les ouvriers graveurs? et 
les marchands de papier? 
Digitized by Google
17G 
L'iN VENTEUn. 
Sax venait en France précédé d'une réputation non pas 
seulement d'habile facteur, mais d'inventeur. Le premier 
titre eût été jusqu'à un certain point une bonne recomman- 
dation : on eût bien pu l'envier, être jaloux de lui, mais on 
eût cherché à l'employer ; il y avait des ressources avec lui 
dans ce cas. 
Mais il était inventeur 1 chose grave, tort impardonnable 
pour les facteurs et les ouvriers et qui devait immédiate- 
ment les animer de toute la malveillance possible à son 
égard : car il substituait les chemins de fer aux routes et, 
par conséquent, il devait avoir contre lui tous les maîtres de 
poste et les postillons. 
Cela ne manqua pas d'arriver : c'était un homme dange- 
reux qui fabriquait les instruments de bois et les instru- 
ments de cuivre à la fois, — choses que se partageaient 
auparavant les maisons spéciales; — qui faisait entièrement 
fabriquer tous les instruments chez lui, au lieu de les faire 
passer par trente-six ateliers; — qui, enfin, apportait des 
instruments tels qu'on n'en avait jamais vu. 
Haro sur lui donc ! Et alors voici qu'une vaste conspira- 
tion s'ourdit; une ligue avec président, délégués, trésoriers, 
s'organise savamment et fait des appels de fonds pour l'ac- 
cabler sous le poids des procès; on le ruine, on le vole, on 
abuse de sa confiance, on brise ses outils, on le force à se 
soumettre à la main des usuriers, on le discrédite, on 
l'empêche d'avoir des fonds, on lui enlève ceux qu'il a: 
il lutte énergiquement, alors on a recours aux grands 
moyciis : un jour on essaye de l'assassiner ! 
Donizetti veut employer ses instruments; on le force d'y 
renoncer. 
Quand on a tout épuisé, on arrive à la calomnie, arme 
commode qui ne coûte rien, et dont il est impossible de pa- 
rer les blessures : la calomnie, cet excellent moyen dont 
parle Beaumarchais : 
« La calomnie, monsieur! vous ne savez guère ce que 
Digitized by Google
LES NÉGATIONS. 
177 
vous dédaignez : j'ai vu les plus honnêtes gens près d'en 
être accablés. Croyez qu'il n'y a pas de plate méchanceté, 
pas d'horreurs, pas de conte absurde qu'on ne fasse adopter 
aux oisifs d'une grande ville eu s'y prenant bien ; et nous 
avons ici des gens d'une adresse... d'abord un bruit léger, 
rasant le sol comme l'hirondelle avant l'orage, pianis ? imo, 
murmure, file et sème en courant le trait empoisonné. Telle 
bouche le recueille et piano, piano aussi le glisse dans l'o- 
reille adroitement. Le mal est fait : il germe, il rampe, il 
chemine et rinforzando de bouche en bouche, il va le diable; 
puis tout à coup, ne sais comment, vous voyez la calom- 
nie se dresser, siffler, s'enfler, grandir à vue d'œil. Elle 
s'élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, 
entraine, éclate et tonne, et devient, grâce au ciel, un cri 
général, un crescendo public, un chorus universel de haine 
et de proscription. Qui diable y résisterait?» 
Avec elle on fait perdre le crédit; on dit qu'un billet que 
veut négocier Sax est un billet de complaisance qui ne sera 
jamais soldé, et on l'empêche de le négocier; on discrédite 
des actions qu'il émet. 
L'absurdité n'arrête pas; au contraire, la calomnie est 
crue en raison de sa stupidité. On accuse Bernard Palissy 
de fabriquer de la fausse monnaie, et on renouvelle cette 
accusation <tupide contre Sax. 
On comprend tous ces faits, à la rigueur, en y mettant 
de la bonne volonté, il est vrai, mais enfin on les comprend; 
l'intérêt est une influence si grande sur nous autres pau- 
vres mortels l Mais on ne comprendrait certainement, pas 
les faits suivants, si on ne savait que l'amour p opre sur 
certains esprits a une non moins grande influence. Est-ce 
lui ou l'intérêt qui a dicté aux dames de la cour la petite 
méchanceté suivante? Gomme il me semble assez difficile 
de juger l'intention, je place ici le fait comme transition 
naturelle entre ceux que je viens d'exposer et ceux qui 
vont suivre. 
12 
178 
Les dames de la cour étaient chargées de tricoter les bas 
de laine que portait Marie de Médicis. C était un grand 
honneur et dont elles étaient fort jalouses. Aussi quand 
William Lee menaça de les remplacer dans cette fonction 
par son métier, décousirent-elles clandestinement les bas de 
la reine qui lurent jugi s mauvais. Le crédit de l'inventeur 
fut perdu et il mourut de chagrin. 
Quand le télégraphe de l'abbé Ghappe eut enfin triom- 
phé, Bergstrasser qui s'en était aussi occupé le mutila, et 
plaida tant qu'il put auprès de ses compatriotes, pour 
prouver qu'il ne valait rien et n'était bon qu'à amuser les 
badauds. 
Mais voici un fait pour lequel le doute n'est pas possible; 
il ne relève que de l'amour-propre. Quand parut le paraton- 
nerre, l'abbé Nollet avait à Paris le monopole de l'électricité ; 
il s'en était fait sa chose à lui. Malheureusement il avait eu 
beau s'en occuper toute sa vie, soit qu'il lui manquât cette 
étinrelle qui doit s'allumer dans le ceneau pour qu'il y ait 
invention, soit que le hasard se fût refusé à lui fournir une 
occasion de faire une invention, il n'avait pu rien apporter 
de nouveau h la science. Cela le chagrinait fort et le rendait 
fort envieux des hommes qui, comme Franklin, sans s'oc- 
cuper entièrement de cette question, l'éclipsaient complète- 
ment par l'éclat de leurs découvertes. Aussi l'abbé Nollet 
était-il l'adversaire systématique de l'Américain, et quand 
une traduction des lettres de Franklin parut, il prétendit 
qu'elles ne venaient pas d'Amérique, mais qu'elles avaient 
été fabriquées à Paris par ses ennemis. Puis ne pouvant 
plus se flatter de cette illusion, il se mit en devoir de les 
réfuter, l'homme troublant le physicien, et le faisant par 
conséquent aller un peu à tort et à travers. Je détache le 
passage suivant contre le p iratonnerre, qui le prouve suffi- 
samment. 
« Quelle apparence y a-t-il que la matière fulminante 
contenue daus un nuage capable de couvrir une grande 
Digitized by Google
LES NÉGATIONS. 
179 
ville se filtre dans l'espace de quelques minutes par une 
aiguille grosse comme le doigt ou par un fil de métal qui 
servirait à la prolongerl À quiconque aurait assez de crédu- 
lité pour se prêter à une pareille idée, ne pourrait-on pas 
aussi dire d'ajuster de petits tubes le long des torrents pour 
prévenir les désordres de l'inondation? S'il ne fallait que des 
corps pointus ou éminents pour nous garantir des coups 
de tonnerre, les flèches des clochers ne su fïi raient-elles pas 
pour nous procurer cet avantage ? car, outre que la plupart 
ont une croix dont les bras sont presque toujours terminés 
en poiote, ce que l'on met au bout est si peu de chose, par 
rapport à la grandeur des objets, que ces édifices sont plus 
pointus vis à vis un nuage, qu'une aiguille a coudre ne peut 
l'être a l'égard d une barre électrisée. Cependant on sait de 
tout temps que la foudre ne les i éjecte guère, non plus 
que la cime la plus aiguôdes moutagm feriunt... summos 
fulmina montes, » 
Et voilà cependant par quels arguments, dont il est inutile 
de démontrer la fausseté aujourd'hui, il engageait la plupart 
des physiciens français à combattre le paratonnerre. Quel- 
ques-uns même dépassèrent son ardeur belliqueuse : lui 
se contentait d'appeler le paratonnerre un petit écart de 
M. Franklin, fort à déplorer. Un de ses disciples, l'abbé 
Poncelet, voulait qu'un règlement de police défendit de ter- 
miner les édifices en pointe, et ordonnât de leur donner 
des surfaces convexes; bien plus encore, on devait, dans un 
intérêt public, interdire de planter des arbres de haute îige 
auprès des habitations. Il reprend pour motiver son arJeur 
les arguments de l'abbé Nollet, en essayant de les rendre 
plus forts par les hyperboles avec lesquelles il les couvre. 
Essayer d'éviter les accidents du tonnerre avec une petite 
barre de fer, u c'est comme si, disait-il, je voyais un char- 
latan, muni d'un vase contenant environ une pinte, entre- 
prendre dévider l'immense bassin de l'Océan, pour pa^er 
à pied sec eu Angleterre. » 
l'inyestegr. 
Et tous tant qu'ils étaient honnirent si bien le paraton- 
nerre, qu'ils en arrivèrent à en faire un objet d'exécration 
publique. 
Et à l'amour-propre de Nollet se joignit sans doute un 
peu d'amour-propre national. Quand donc les hommes 
comprendront-ils qu'ils sont tous solidaires et que peu im- 
porte que telle chose vienne d'Asie ou d'Afrique, pourvu 
qu'elle soit bonne? Malheureusement jusqu'à présent chaque 
peuple a regardé les autres pcuples"comme ennemis. Long- 
temps on a cru qu'une nation ne pouvait prospérer que si 
ses voisines étaient pauvres. Montesquieu est allé jusqu'à 
dire qu'il était de bonne politique de les attaquer si on 
voyait qu'elles étaient trop puissantes. Au lieu de grouper 
les intérêts communs, on a cherché à les diviser. Jadis, un 
peuple se privait de sel parce qu'il ne pouvait en obtenir 
que de ses voisins. L'Angleterre, par esprit national, a 
voulu se servir de paratonnerres à boule, parce que les pa- 
ratonnerres pointus venaient d'un Américain. Les Anglais 
sont des types eu ce genre. Leur orgueil ne souffre pas 
qu'une autre nation les dépasse en quoi que ce soit. Ils 
sont à la piste de toute- les revendications. A les entendre, 
ce sont eux qui ont tout découvert et tout inventé. 
Ainsi le docteur Hobison dit : « Papin n'était ni physicien 
ni mécanicien. » Mais en revanche Robert Stuart célèbre 
leolipyle de l'évéque Wiikins; le docteur Hobison, le 
D r Uees, MM. Millington, Nkholson, Lardner, Alderson, 
Tregdod, Tuomas Young, Paidington, font dater l'histoire 
de la machine à vapeur du marquis de Worcester. 
Mais il y avait un document qui gênait singulièrement 
ce système historique. 
En lG9o, Denis Papin avait publié un ouvrage inti- 
tulé : Recueil de diverses pièces touchant quelques machines. 
Les écrivains anglais ont feint d'ignorer l'existence de cet 
ouvrage dans lequel étaient développées les idées de Papin, 
el qui établissait d'une manière certaine ses droits à l in- 
4 
Digitized by Google
LES NÉGATIONS. 
181 
vention de la machine à vapeur : cela ne suffisait pas; il 
n'existait à Paris, en 1830, qu'un exemplaire de cet ou- 
vrage appartenant à M. Molard. Cet exemplaire passa en- 
suite à la Bibliothèque royale. 
Eh bien I il y fut volé par un Anglais! 
Il n'y a pas de fait, vous voyez, devant lequel recule un 
Anglais pour satisfaire sa vanité nationale. Il n'y a pas de 
stupidité qui lui fasse peur quand ce sentiment le domine. 
Aniger a fait un long plaidoyer tendant à prouver qu'Héron 
d'Alexandrie était inventeur de la machine à vapeur, pour 
enlever cette gloire à Papin. 
Les télégraphes employés en Angleterre sont tous d'orir 
gine anglaise. Il est vrai qu'en France, au lieu de nous 
servir des télégraphes américains et anglais, nous avons 
voulu tout d'abord appliquer à la télégraphie électrique le 
système de signaux des télégraphes aériens. 
Les Américains rendent aux Anglais l'exclusion dont ces 
derniers les frappent : la taxe pour l'obtention des patentes 
est, aux Etats-Unis, de 300 dollars pour les étrangers, et 
de 500 dollars pour les Anglais. 
Tous les peuples partagent plus ou moins ce faux esprit 
national : Que de nations ne veulent pas adopter le système 
métrique parce qu'il est né en France! 
A coté de ces faits, plaçons-en un qui fait honneur à la 
France, et que l'on est heureux de pouvoir citer au milieu 
de toutes ces petitesses, que j'irais môme jusqu'à appeler 
des infamies, car ce sont des crimes de lèse-humanité. 
Un prix avait été fondé par l'empereur, destiné au physi- 
cien qui ferait la plus importante découverte sur l'électri- 
cité. C'était Davy qui le méritait : En 1808, au milieu de 
nos guerres contre l'Angleterre, on eut le courage de le lui 
décerner. Il est vrai qu'on ne lui donna pas le prix de 
60,000 fr., auquel il avait droit, et qu'on ne lui octroya 
que 3,000 fr.; mais il n'en fut pas moins beau et noble à 
nous de reconnaître ainsi sa supériorité. 
182 l'inventeur. 
Maintenant les jalousies, les haines nationales, sont de 
plus en plus en voie d'apaisement. Les rapports des délé- 
gués des ouvriers à l'exposition de Londres, de 1862, les 
discours tenus au congrès de Genève, le prouvent. Ils ne 
parlent plus de la perfide Albion ; ils rendent justice à ses 
produits; ils se montrent impartiaux. Tous commencent 
à comprendre qu'au delà de la patrie, il y a l'humanité. 
Digitized by Google
CHAPITRE V 
L'Inventeur et la science officielle. 
§ I. — Littérature et science officielle. — Le respect de l'autorité. — Un 
coup de boutoir. — La meute. — Un examen dan» l'ancienne Faculté 
de Pnri9. — Je hais lo sexe en gros; je l'adore en détail. — L'amour 
du repos.— La moralité de M. Pouchet. — Trop jeunes ! pas de. bruit! 
— La béte noire de l'académicien. — Démon et bouc-émissaire. — Un 
calembour scientifique. — Napoléon et la marquise de Monldéjar. — 
« Écrasons l'infâme! » — La noblesse des corps savants; arbres généa- 
logiques; la Faculté de Montpellier et Adam; la Faculté du Paris et 
Charlomagne; l'Université et le pape. — Uobertson, Biot et Gay-Lussac. 
— Trop vieux! trop vieux! — «Si on les écoutait tous, il n'y en aurait 
pas un de mort! » — Bertrand et Cuvier. — Les communications. — 
M. Élie de Beaumont. — Les commissions. — Les jurys; les pompiers 
de Lille; vaches bretonnes et vaches Durharn; la peigneuse llcilmaun. 
— L'amour du beau. — L'administration de la science. — Français et 
latin. — Charité, s'il vous plaît. 
§ IL — L'orthodoxie scientifique. — Josué et Cuvier. — Colomb et les 
Pères de l'Église. — L'infaillibilité. — Renaudot; Hippocrate et Guy- 
Patio. — Galien et l'anatomie. — La mort du foie. — Les charlatans. 
— Adam et l'antimoine. — Le parlement et la médecine. — « Le corps 
humain est une bonne fonUine.» — Docteurs et chirurgiens. — Hydro- 
phobie et rage. — « La science, c'est moi! » — Sous bénéfice d'inven- 
taire. — A bas les fétiches! 
§ III. — Négations. — La vie est courte et l'éternité est longue. — Para- 
tonneres en pointe et paratonnerres en boule. — Papin. — Ewans. — 
Oberkampf. — Lardner et les bateaux a vapeur. — Life-boats. — Les 
navires cuirassés. — Fulton. — Locomotives. — « La santé des voya- 
geurs.» — Une locomotive en plein champ. — Télégraphie électrique. 
— La Condamine et le caoutchouc. — Le gaz à éclairage. — L'épicier 
Garus. — Autres négations, — L'utilité de la douleur. — Le docteur 
Velpeau et le docteur Noir. 
§ IV. — Les prodiges. — La médecine niée par les médecins; tohu-bohu. 
— Allopathes et homœopathes. — L'eau de goudron. — La gélatine.— 
Le magnétisme. — L'homme fossile. — L'empirisme. — Un chimiste 
et un chapelier. — Philippe de Paracelse. — « Cela n'est pas! » — 
« C'est contraire h un principe de Pascal.» — La nature et la théorie. 
— Les rails. — Euler et Doliand. — Bonnet et l'organogénie. — Le 
bélier hydraulique. — Opinions vulgaires dédaignées par les savants. 
Digitized by Google
181 
L'INVENTEUR. 
§ V. — Le syllogisme et les mathématiques. — Les coniques et la salu* 
brité dos hôpitaux. — Faux comme une statistique. — Le pont des 
Invalides. — Mauperluis. — M. Lalannc et les chemins do fer. — « De 
linfluence des mathématiques sur l'esprit humain. »> — La force du 
cygne et du martinet. — Le despotisme des mathématiciens. — Opinions 
dt* d'AIcmbert, Biot, Poisson, sur les mathématiques. 
§ VI. — « Facile est in exprriunfio decipi. n — Verres de France et verres 
d'Allemagne. — Cochons et moines. — Windsor. — Photographie. — 
Le sucre et les chiens. — Une poudre de salon. 
§ VII. — La science pure. — Biot. — M. Duruy. — César Birotteau et 
Vaiiquel'm. — Antagonisme. — Les utilitaires. — Les savants et les 
grands hommes. 
§ VIII. — L'esprit académique; opinion de Balzac. — Bornes et cal- 
vaires. - L'F.tat. — La centralisation. — Les sociétés scientiliques do 
province. — Société des amis des sciences. — Les encouragements aca- 
démiques.— La science libre. 
I 
On a tout dit de l'Académie française : les chiffres l'ont 
jugée depuis longtemps. — Combien d'hommes remar- 
quables, combien d'hommes nuls? Faites le bilan, il est 
facile à établir: tout est dit. 
Mais il y a à côté d'elle d'autres académies peu connues 
du public ; elles vivent à l'ombre et on ne sait ce qui se passe 
dans leur sein. Elles font et défont à leur aise, ne craignant 
guère la publicité que peuvent donner à leurs actes quel- 
ques hommes spéciaux. Tranquilles et en sécurité, elles 
se disent : « Est-ce que le public s'inquiète de nous? 
Est-ce qu'il écoute les quelques voix isolées et rares qui s'é- 
lèvent contre nous? Que lui importe qu'un pauvre diable 
ait été évincé par nous? Il ne comprend rien à ce que nous 
faisons, et comme nous avons un brevet de savants, il nous 
croit sur parole. » 
Et sur ce, ils vivent pleins de quiétude, croyant être à 
l'abri de toute espèce d'éventualités fâcheuses. Ils sont gar- 
dés par quatre honnêtes lions verts qui montrent les dénis, 
et ils dorment leur sommeil. Quel est donc le téméraire 
qui sera assez hardi pour affronter les terribles colères de 
L*INY ENTEUR ET LA SCIENCE OFFICIELLE. 485 
ces gardiens? Bien fou qui viendra s'y exposer. Les plus 
hardis même et les plus batailleurs ne se permettent 
que quelques escarmouches. Ils lancent un petit trait de 
temps en temps; quand ils trouvent une occasion trop 
belle, ils ne peuvent échapper à la tentation. Mais une fois 
le trait lancé ils se repentent; ils ont tous plus ou moins 
d'ambition. Qui ne caresse l'espoir d'aller s'asseoir dans le 
vieux temple du sommeil? On y est si bien et si douillette- 
ment. Ils comprennent que s'ils troublent la tranquillité 
de leurs aînés, ils ne peuvent aspirer à devenir leurs 
cadets. 
Us rentrent donc dents et griffes, môme et surtout alors 
qu'ils devraient les sortir. Pour être ami de la vérité, on 
n'en est pas moins homme; et l'homme fait taire le publi- 
ciste, parce qu'il considère que places et sinécures aident à 
faire bouillir la marmite, et que décorations ornent bien 
l'habit. Or dans le giron scientifique nul ne peut rien s'il 
n'est appuyé par quelques grosses têtes de l'Institut : donc, 
chapeau bas devant elle; fût-elle ornée comme celle de Mi- 
das, il faut crier : Oh ! la belle tête, oh I la bonne tête, oh ! 
la forte têtel II faut donc être politique et connaître l'éco- 
nomie de parole telle que la délinit Voltaire. Si parfois tu 
fais semblant d'être en colère, ce n'est que pour brûler de 
plus fins encens. Tu te donnes un air indépendant, et tu 
n'en es que plus souple. Il y a longtemps que La Bruyère a 
dépeint ce caractère. La belle chose et la belle vertu que le 
désintéressementl Mais qui donc en France ne court pas à la 
grande curée? Où sont les philosophes qui, comme ceux de 
Couture, regardent l'orgie sans s'y mêler? Et voilà pour- 
quoi le bon public croit que tout est pour le mieux dans le 
meilleur des mondes possibles, et que l'Académie des 
sciences est le premier corps savant du monde, et qu'elle 
est infaillible, et que toutes ses paroles sont paroles d'Evan- 
gile, et qu'une fois qu'elle a prononcé, est insensé et per- 
vers qui en appelle de son jugement. Le bon public res- 
Digitized by Google
486 
l'inventeur 
semble donc encore aux moutons de Panurge, il est toujours 
naïf et crédule; ce qu'on lui dit, il le croit; s'il voit un gros 
bonnet, vite il met chapeau bas : il est fier d'être dominé 
par ce bonnet ; la servitude a son orgueil, et l'inventeur qui 
est repoussé tous les lundis par l'Académie des sciences 
chante quand même les louanges de cette Académie. Qui 
n'est un peu Chauvin ? L'Anglais est tout aussi ûer de la 
Société royale de Londres. Pour lui, c'est aussi le premier 
corps savant du monde. Le Bas-Breton est fier du jury de 
Landernau qui a déclaré que sa vache était mauvaise. Tout 
le monde savant, et à tous les degrés, exerce une pression 
effrayante sur la société, grâce à cette entente universelle, 
et de ceux à qui il fait du bien et de ceux qu'il blesse et 
qui ne veulent pas montrer leur blessure. Académiciens et 
jurys, Français et étrangers, tous corps constitués payés 
par l'Etat, s'abritant à l'ombre du pouvoir, administrations 
de la science, chargées de faire les comptes de la lumière 
et de la mettre en coupe réglée, vivent ainsi protégés par 
les cadavres de leurs victimes. Allons! un coup de boutoir 
sur toute cette meute de savants braillarde et couarde, fai- 
néante et vorace. * 
Ecoutez-la cette meute. Elle hurle ainsi depuis qu'il y 
a un corps savant. Entrez dans l'ancienne faculté. Quel 
tapage I Vous vous bouchez les oreilles: qu'y a t-il donc? 
Ah 1 c'est un pauvre diable qui passe son examen du bac- 
calauréat Il est sur la sellette depuis cinq heures du matin, 
et il est près de midi. La meute aboie, gronde, le mord, le 
déchire avec dents et griffes. C'est h qui en emportera un 
petit morceau, l'abattra, le piquera, l'écorchera; c'est môme 
une obligation pour chacun des bacheliers déjà reçus de 
courir sus à lui. 11 est le blanc sur lequel chacun doit tirer. 
Le voyez-vous, le pauvre hère, pendant sept heures de suite, 
accablé sous les traits, les lourds arguments, les subtiles 
arguties de toute cette foule acharnée après lui? 11 est là 
seul contre tous et chacun, et tous sont sans pitié. Ils ont 
Digitized by Google
l'invebteur et la science officielle. 187 
passé par les mômes épreuves, il les lui font subir à son 
tour. C'est à qui brillera à ses dépens. Le bachelier, c'est 
l'âne de la fable! Malheur à lui s'il perd un moment la 
tête, s'il se laisse emporter ou abattre ! 11 doit faire face à 
tout, il faut qu'il n'oublie rien, ne hasarde rien. Une omis- 
sion, et dix adversaires vont la relever; un mol imprudent, 
et aussitôt ils vont le retourner contre lui. 
Pour comble de dérision le candidat doit fournir à ses 
ennemis les moyens de réparer leurs forces. Dans une salle 
attenant à la salle d'examens, on leur sert à ses frais du vin 
et des rafraîchissements. Là, ils peuvent aller chercher de 
nouveaux arguments ou de nouveaux traits d'esprit au fond 
du verre. Ils peuvent rafraîchir leur gosier desséché par le 
feu de la dispute, — le candidat seul ne doit puiser ses 
forces qu'en lui-môme. 
A quoi bon cette citation et quel rapport peut-il y avoir 
entre ce pauvre hère et l'inventeur qui se présente devant 
l'Académie. Le rapport? Il est bien simple à établir. L'in- 
venteur n'a non plus à faire devant l'Académie qu'à des en- 
nemis prévenus contre son œuvre, antipathiques à son in- 
vention. 
Certes, je ne saurais médire de chacun des membres de 
l'Académie pris en particulier, mais que de choses à dire 
sur l'Académie considérée dans son ensemble? 
Je hais le sexe en gros, je l'adore en détail. L'Académie 
ressemble à tout collège, à toute congrégation. Un homme 
qui, en dehors de son enceinte, conserve sa verve, son ori- 
ginalité, sa personnalité, devient académicien des qu'il s'as- 
seoit dans son fauteuil ; et l'académicien, envisagé ainsi, est 
un assez laid personnage; une sorte de Sganarelle ou de 
Joseph Prud'homme, craignant toute grande chose, trem- 
blant devant toute révolution, n'ayant qu'un amour, celui 
du repos. Bien convaincu que son fauteuil lui a été donné 
pour se délasser de ses fatigues, il est ennemi de toute nou- 
veauté qui peut troubler ses loisirs. Avant tout, une séance 
Digitized by Google
l'inventeur. 
académique est destinée à servir d'opium à ses assistants, 
procurant un sommeil paisible et une bonne digestion. 
Vous n'avez qu'à lire tous les discours et éloges académi- 
ques passés et présents, pour vous convaincre que tout nou- 
vel arrivant est si bien frappé de cette vérité que, dès qu'il 
est élu, il commence parsemer des pavots sur la tôte de ses 
confrères. 
Et la preuve de cet amour de la tranquillité est la mora- 
lité caduque qu'affichent les académiciens; car les acadé- 
mies sont excessivement morales. Elles sont, ce semble, les 
gardiennes des bonnes mœurs. Jules Janin ne pourra ja- 
mais faire un discours académique qu' « à la porte de l'Aca- 
démie française, » à cause de certains tableaux de Y Ane 
mort et la femme guillotinée; Théophile Gautier, qui a 
commis mademoiselle de Maupin, ne doit pas avoir plus 
d'espoir; M. Villrmain a parfaitement prouvé à M. Taine 
qu'il ne pouvait prétendre, avec les principes religieux 
qu'il professe, à aucun prix ; qu'ils ne s'étonnent donc pas 
de se voir préférer MM. tels et tels. 
De même pour l'Académie des sciences. Les théories de 
M. Pouchet pouvant avoir leurs dangers, il a fallu que la 
vie privée de leur auteur garantît leur innocence. M. FJou- 
rens a eu soin de dégager la responsabilité de l'Académie, 
en motivant les raisons qui faisaient admettre, nonobstant, 
l'insertion d'un mémoire de M. Pouchet au compte rendu : 
d Voici une réponse de M. Pouchet à M. Coste. Je consi- 
dère sa théorie comme très-aventurée : mais M. Pouchet est 
un homme très-entendu et aussi très-moral. M. Pouchet a 
autant de moralité que de talent. J'ai lu sa réponse et je 
suis d'avis de l'insérer au compte rendu. » 
Avis aux inventeurs et à tous ceux qui veulent soumettre 
quelqu'idée à l'Académie. Qu'ils aient soin de joindre à 
leurs communications un certificat de bonnes vie et mœurs; 
un billet de confession ne saurait non plus leur faire de 
mal. 
Digitized by 
l'inventeur et la science officielle. 189 
Aussi, comme la jeunesse est l'âge des violentes passions 
qui peuvent parfois rompre l'équilibre si nécessaire aux 
bonnes mœurs, les Académies se défient-elles énormément 
des jeunes gens. 
Ils sont si fols ! Et sait-on où ils vont? Il faut qu'ils aient 
des précédents pour garantir leur moralité. Sinon, que ca- 
chent les idées et les inventions qu'ils apportent : Timeo Da- 
naos... Prenons garde ! 
Qu'on ne m'accuse pas de charger le tableau. Voici ce 
que dit M. Aymar Bression : « La jeunesse d'un inventeur 
est passée à l'état de principe pour le jury. Un inventeur 
aura beau débuter par un coup de maître... on semble se 
défier de lui... il faut qu'il attende, qu'il combatte, qu'il 
souffre, qu'il se ruine souvent, et qu'il force la porte de 
l'enceinte sacrée. » 
Et puis il y a encore un autre danger à décerner des 
prix à des inventeurs trop jeunes. Je ne parle pas de l'or- 
gueil que pourraient leur inspirer les encouragements pré- 
maturés, danger cependant qui dans l'intérêt religieux et 
moral doit être fort à considérer, l'orgueil étant un péché 
capital. 
De plus l'expérience a instruit MM. les académiciens et 
jurés, — j'ai déjàdit que je mettais tous ces messieurs dans 
le même sac, — et ils sont hommes de prévoyance : ils pen- 
sent à l'avenir. Aussi disent-ils à Sax qui avait mérité la 
médaille d honneur par neuf inventions, toutes remarqua- 
bles, présentées à l'Exposition belge de 1841 : « Il vA trop 
jeune (!) et on n'aurait plus rien à lui offrir l'année sui- 
vante. » Ce sont les propres termes du rapport. 
Mais cette raison ne pourrait bien être qu'un prétexte. 
Le vrai motif est que les jeunes gens sont turbulents; les 
académiciens sont en général gens mariés ; — la morale 
l'exige, — et pères de famille. Or, ils savent par expérience 
que s'ils achètent un tambour à leur fils, leur fils leur cas- 
sera la tête avec le jouet. Aussi, eux, amoureux du repos, 
Digitized by Google
!!><> 
l'iîiventmur. 
se gardent-ils de leur offrir pour étrennesdes instruments 
si bruyants. Une médaille ou toute autre récompense pour 
un inventeur jeune est un tambour avec lequel il troublera 
leur repos. Or, voulant dormir avant tout, il leur est désa- 
gréable qu'on vienne battre la charge au pied du lit sur 
lequel ils dorment mollement enfoncés jusqu'au cou dans 
une litière de pensées toutes faites. Ils sont si bien, faisant 
leur ron-ron comme un chat dans la cendre 1 Rien ne les 
agite, leur chemin est fait; ils sont arrivés, ils n'ont plus 
qu'à se maintenir au roc académique, comme l'huître à son 
rocher, et, en broutant des X, à attendre tranquillement le 
jugement dernier. 
Comment ne détesteraient-ils pas tous ces brouillons, 
tous ces gens à idées novatrices, gens remuants, bouillants, 
turbulents, qui viennent troubler leur repos! Comme il est 
bien facile du s'en débarrasser en leur disant : « Vous m'ap- 
portez quelque chose de nouveau, c'est absurde. » Réponse 
qui dispense de toutes sortes d'études et de travail ; c'est si 
vite dit, c'est bien plus commode que de chercher conscien- 
cieusement ce qu'il peut y avoir de bon et de mauvais dans 
un projet présenté. Les académiciens n'y suffiraient pas, les 
malheureux I s'ils devaient accomplir le devoir qu'ils sont 
censés remplir. 
— a Si je m'occupais des affaires des autres, aurais-je le 
temps de faire les miennes? disait tranquillement l'un 
d'eux à un inventeur, qui, pour la millième fois, lui deman- 
dait qu'il voulût bien examiner son projet. 
Quel ennemi pour eux que l'inventeur! quelle tête de 
Méduse! Le débiteur ne voit pas arriver de plus mauvais 
œil son créancier. C'est un perturbateur de leur repos par- 
ticulier ; et comme ils croient que leur amour du repos est 
généralement partagé, ils le regardent comme un pertur- 
bateur du repos public, et je suis persuadé qu'en leur Ame 
et conscience, ils s'imaginent rendre un vrai service à la 
société, eu même temps qu ils s'en rendent un à eux-mêmes 
Digitized by Google
l'inventeur et la science officielle. 101 
en forçant de se tenir tranquille ret homme qui roule dans 
sa tête l'horrible pensée de vouloir bouleverser le monde. 
Ils ne sont pas loin de le regarder comme un démon évoqué 
par Gallot, et de se mettre à la place de saint Antoine. 
Aussi n'y a-t-il rien d'étonnant à ce que la Faculté de 
médecine jadis déduisit gravement en plein conseil « de ce 
que Renaudot étant né à Loudun, lieu affectionné par les 
démons, de ce que Tertullien ayant montré dans son Apo- 
hffétique que, pour se mettre en crédit, le diable avait re- 
cours au débit des nouvelles et à celui des recettes pour les 
maladies, qu'il était quelque chose comme le diable, » et sé- 
rieusement le proclamât. 
Quel diable en effet que l'inventeur 1 C'était Satan pour 
le moyen âge qui se séparait de la terre et ne voulait vivre 
que dans le ciel. Actuellement c'est le troublv-joie de l'aca- 
démicien, c'est le démon qui vient tourmenter ses veilles, 
c'est le cauchemar qui trouble son sommeil, c'est le lutin 
qui l'assiège à sa table, à son feu, au chevet de son lit; c'est 
le goutTre que Pascal voyait toujours à ses pieds, le follet 
qui suit le Breton attardé dans les marais. 
Il n'y a pas d'académicien qui ne s'anirne en parlant de 
ce monstre. Il le voue à la mort, aux furies, et supplie tous 
les soirs Proserpine ou madame Satan de lui préparer de 
bons supplices pour l'avenir. Quel malheur qu'ils n'existent 
pas pour le présent. Ahl si les juifs avaient eu une Acadé- 
mie des sciences chargée de juger les inventeurs, nul doute 
qu'ils n'eussent remplacé le bouc émissaire, — qui n'en pou- 
vait mais, — par cet animal appelé inventeur qui ramasse 
en lui toutes sortes d'élucubrations pour en forger un 
monstre. 
Mais nous ne sommes plus au temps de Moïse ; il n'y a 
plus de bouc émissaire consacré par la loi, cependant tout 
n'est pas perdu. Il y a encore moyen de se débarrasser 
d'un homme. Notre dictionnaire possède certaines épithètes 
qui, lancées par certaines doctes et imposantes bouches, 
Digitized by Google
102 l'inventeur. 
impriment un stigmate indélébile sur certains fronts et 
font fuir de celui qui le porte, comme d'un pestiféré, tous les 
honnêtes et braves gens. La marque supprimée pour les ga- 
lériens est ressuscitée de toutes manières. Il est vrai qu'elle 
est quelquefois dangereuse à appliquer. Le bourreau peut 
se brûleries doigts, s'il n'y prend bien garde, avec le fer 
rouge dont il se sert. L'ancienne Faculté avait appelé Har- 
vey circulator, sous prétexte qu'il avait découvert la circu- 
lation du sang, mais circidator veut aussi dire charlatan. 
De là, tirez la conclusion, elle est facile. Mais qui a été 
marqué par ce mot, je vous prie? est-ce Harvey ou la Fa- 
culté? 
Mais l'effet est produit; la calomnie a fait son chemin, 
voilà un homme mort et enterré, chantons son De profun- 
dis d une voix joyeuse 1 
Parbleu! enterrons-en le plus possible. Si on les écou- 
tait tous, où en serait-on? Décidément Napoléon le Grand 
est un grand homme. Comme il avait raison de dire de Fui- 
ton: «N'ya-t-il pas dans chaque capitale une foule d'a- 
venturiers qui prétendent toujours avoir fait mille inven- 
tions, et qui ne cherchent qu'à faire des dupes?» Chassons- 
les donc, renvoyons-les dans leurs pays. La marquise de 
Montdéjar était une femme d'esprit; bien mieux, — une 
femme de bon sens ; bien plus, — une femme de tête. La 
preuve en est qu'elle a su faire son chemin, puisqu'elle était 
maîtresse royale. Aussi pouvez-vous vous fier en toute sû- 
reté à ce qu'elle disait : « Depuis que Colomb a donné le 
Nouveau-Monde à l'Espagne, on nous en offre un tous les 
quinze jours. » 
Que faire, je vous le demande, d'une pareille quantité de 
mondes? Il faut bien les mettre en réserve. A quoi s'occu- 
peraient, nos enfants si nous faisions tout? Laissons-leur 
donc de l'ouvrage. 
Voici encore une vérité qu'il faut avouer. Tout inventeur 
qui se présente à un académicien lui fait une grosse injure ; 
l'inventeur bt la science officielle. 193 
ne lui dit-il pas en effet : — Gomment? vous êtes un des 
soixante-cinq hommes les plus savants de France, et vous 
n'avez pas su in\enter ce que j'ai inventé, moil simple ou- 
vrier, qui ne suis pas même sorti de l'Ecole polytechnique 
dont vous êtes examinateur? 
Dire pareilles choses aux académiciens, quelle audace I 
Ne dépasse-t-elle pas toute limite? Aussi est-il facile de 
comprendre qu'ils regardent tout inventeur comme un en- 
nemi, et qu'ils partagent entièrement le sentiment que 
Guy-Patin manifestait en ces termes, contre Renaudot: 
« Je voudrais le voir dans un tombereau avec le bour- 
reau ! » 
Renaudot n'était pas inventeur. 11 était surtout novateur. 
Les novateurs sont encore peut-être plus en exécration aux 
académiciens que les inventeurs, car ils apportent avec eux 
un nouveau danger, et par suite un nouveau motif de 
haine. 
Le novateur est plus qu'un trouble-fête, plus qu'un im- 
portun, plus qu'un créancier, plus qu'un ennemi pour l'a- 
cadémicien : c'est un successeur! qui peut ruiner ses théo- 
ries et ses affirmations, qui fait ombre à sa gloire, tache à 
son soleil. C'est donc un duel entre eux, un duel acharné, 
car l'un a la vérité pour mobile, et l'autre a l'amour-pro- 
pre. Aussi l'académicien cmploic-t-il tout ce qui lui reste de 
forces pour écraser t infâme. Mais pour lui Y infâme n'est 
pas le passé, c'est l'avenir. Les académiciens ont retourné le 
mot de Voltaire pour leur usage personnel. Cette interpré- 
tation pour nous, pour la société, pour le monde entier, ca- 
che quelque chose de très-grave. Au dix-huitième siècle, ce 
mot « écrasons l'infâme » était inscrit sur la bannière de la 
philosophie, et signifiait : « Guerre au passé avec tout son 
cortège de traditions, de superstitions, de préjugés, d'er- 
reurs, d'infamies et de crimes 1 » Or les académiciens se 
vantent de représenter le passé, et par conséquent retour- 
nent ce mot contre l'avenir. Us donnent à l'Académie la 
13 
Digitized by Google
L'iltVRNTEUR. 
vieille devise de la Faculté de Paris ; ils l'intitulent : Veteris 
disciplines retinentissima , — gardienne des mœurs an- 
tiques. — C'est probablement ce motif qui a inspiré à 
M. Flourens la jolie petite phrase sur la moralité de 
M. Pouchet, que nous avons signalée plus haut. 
Gomme ils aiment le passé, tous ces corps vénérables, 
tous ces corps savants! C'est à qui aura la plus haute no- 
blesse. La grande douleur de l'Académie des sciences est 
de n'avoir qu'une origine de deux siècles. Parlez-moi de la 
noblesse de la Faculté de Montpellier t celle-là compte. 
Quelques gens modestement attribuent sa fondation à Mè- 
rovée. Mais fi donc 1 Ce n'est pas assez pour Courtaud. Cour- 
taud, lui, remonte directement à la source. Il la fait descen- 
dre d'Adam, en droite ligne. La Faculté de Paris n'osa pas 
élever si haut ses prétentions; elle se contenta de procla- 
mer qu'elle datait de Charlemagne. Et il faut voir Guy- 
Patin, ce défenseur acharné de toutes les bonnes traditions 
(car il est doyen), plaider pour l'antiquité de la noble Fa- 
culté. Ohl comme ils sont bien nobles I ils ont raison de le 
prétendre, les aristocrates 1 Ils en ont tous les vices, despo- 
tisme et ignorance. En se vantant de remonter à Charle- 
magne, pourquoi n'ajouteraient-ils pas, comme les barons 
du moyen âge : « Avons déclaré ne pas savoir signer, en 
notre qualité de nobles. » 
Et l'Université ! Elle ne pouvait prétendre à une pareille 
ancienneté, les Établissements de Saint-Louis étaient là. 
Mais comme elle était heureuse de pouvoir s'intituler « fille 
aînée des rois de France! » Un beau jour ce titre ne lui 
suffit môme plus. Elle tint à faire remonter au saint-siége 
ses privilèges et sa constitution. 
Trop vieux, trop vieux! J'en suis f&ché, mais vous êtes 
usés, ensemble et séparément, institution et membres! Que 
voulez- vous ? tout passe en ce monde, — même les théories 
scientifiques. Celles-ci, d'après M. Dumas, n'ont pas la vie 
dure, les pauvrettes ! Dix ans, c'est le terme fatal de leur 
Digitized by Go 
L'INVENTEUR ET LA SCIENCE OFFICIELLE. 195 
durée. Aussi qu'en résulte-t-il? C'est que le malheureux qui 
devient académicien voit un jour sombrer sa théorie de- 
vant une autre, ou bien s'engloutir à tout jamais sous quel- 
que fait nouveau. Or c'est à l'académicien à juger le nou- 
veau fait ou la nouvelle théorie. C'est cruel, il faut l'avouer. 
La position est embarrassante, ou plutôt non, — il prend 
rapidement son parti, il ne peut donner tort à l'œuvre par 
laquelle il est tout; il ne peut renier une fille qui lui a ap- 
porté en naissant un chapeau à claque, une épée et les 
plumes vertes. Il faut qu'il maintienne son système, qu'il 
le suive quand môme, sous peine de se dire à lui-même : 
« Je suis ici à tort, j'ai volé ma place. » 
Que diable! on a beau avoir soixante ou soixante-dix ans, 
ne plus rien faire, savoir qu'on est un vieil arriéré, — on 
ne se dit pas de ces choses-là soi-même, — demandez plu- 
tôt à Bridoison. 
Alors quoi d'étonnant dans la haine des académiciens 
pour les nouveautés ? « L'Université, dit Renan, fermait ses 
portes à l'étude du grec, parce que les bons docteurs n'a- 
vaient pas connu cette langue. » Nos académiciens vou- 
draient faire dévorer par leurs lions verts tout homme qui 
apporte quelque vérité nouvelle. Ils vivent de l'erreur, 
n'est-il pas naturel qu'ils essayent d'anéantir le vrai? 
Aussi comme ils détestent tous les remueurs d'idées; 
comme ils sont effrayés qu'ils ne les distancent, comme ils 
craignent qu'ils n'apportent un flambeau dans toutes les 
vieilles boiseries qui supportent l'Institut et qu'ils ne brû- 
lent et le temple et ses prêtres! On ne doit porter de lu- 
mière dans le sanctuaire qu'entourée de toile métallique 
comme une lampe de Davy. Il est vrai que cet appareil n'é- 
claire que faiblement, mais n'y voit-on pas toujours assez? 
Si un profane veut venir leur disputer quelque chose, 
comme ils s'acharnent après lui, comme ils l'écrasent dans 
leurs chaires, où nul ne peut les contredire. Comme ils se 
servent de leur titre d'académiciens en guise de massue 1 
Digitized by Google
1% 
l'inventeur. 
Quel bouclier assez fort, en effet, pour résister à une pareille 
arme? En France, nous aimons l'autorité tout en deman- 
dant à grands cris la liberté, et nous donnons toujours rai- 
son à l'homme riche, à l'homme titre, contre le pauvre dia- 
ble qui n'a pour lui que la raison et le droit. 
Lisez les mémoires de Robertson, vous y verrez des choses 
curieuses. Robertson était un prestidigitateur, un faiseur 
de tours, un entrepreneur de spectacles, un saltimbanque. 
Il était très-savant, à la vérité; ce fut lui qui apporta en 
France la découverte du galvanisme. 11 s'en occupait ar- 
demment alors que l'Académie n'en savait pas un mot. 
Mais qu'importe 1 Quand le galvanisme eut fait son chemin 
et eut montré, en dépit de tout, qu'il était une immense 
chose, vite Delalande, qui n'avait fait nulle expérience, n'a- 
v lit jeté qu'un coup d'œil sur cette découverte, puis ne s'en 
était plus occupé, réclama la priorité de l'importation par 
quelques lignes insérées dans le Journal de Paris. Ces quel- 
ques lignes ont suffi pour qu'elle lui soit reconnue. 
Robertson était un aéronaute très-hardi, très-habile, très- 
ingénieux. Ce fut lui qui le premier s'éleva à une hauteur 
qui n'a jamais été dépassée. Mais MM. Biot et Gay-Lussac, 
académiciens, ayant une chaire, répétèrent chaque fois 
qu'ils en trouvèrent l'occasion, que c'étaient eux qui avaient 
atteint la plus grande altitude. 11 se trouva des gens dispo- 
sés à le répéter, des professeurs qui le redirent chaque jour 
aux quatre coins de la France, et Robertson fut proprement 
enterré et oublié. Ils se gardèrent bien de mentionner aussi 
les expériences qu'il avait faites et pour lesquelles il avait 
entrepris le voyage. Le môme Robertson refait le miroir 
d'Archimède. Il présente son modèle à l'Académie, il est 
applaudi, — puis oublié. M. Trouillet fait une révolution 
dans la manière de cultiver la vigne. Il est inaperçu de 
tous, excepté des vignerons. Il est vrai que c'est eux que 
cela regarde ; les académiciens n'aiment en celte matière 
que le résultat. 
Digitized by Gooq 
L*IN VINTEU R ET LA SCIENCE OFFICIELLE. 497 
Enterrer les gens, c'est le fort de l'Académie. L'Académie 
est l'administration .des pompes funèbres de l'idée. Elle sait 
faire les choses proprement, elle engloutit dans ses cartons 
les projets, les plans, les mémoires, tout ce qui lui est pré- 
senté, comme on jette les pauvres diables dans la fosse 
commune. Impossible de reconnaître ensuite un seul de 
ces morls. Pour plus de précautions, elle voudrait les en- 
voyer ad patres en silence, sans tambour ni trompette, la 
nuit, dans une salle bien clause, en petit comité. Ce n'est 
pas sans peine qu'elle voit certaines gens toujours prêts à 
lui dire : « Tu as bien ou mal conduit ce décès, » ou à lui 
crier: « Mais, malheureuse, il vit encore! » L'Académie 
répète alors ce mot d'un fossoyeur : « Bah! si on les écou- 
tait tous, il n'y en aurait pas un de mort. » Cependant de 
pareils mots font mauvais effet, répétés au dehors. Aussi 
est-ce avec une visible répugnance que l'Académie permet 
aux journalistes de rendre compte de ses séances. Elle est 
de l'avis de Naudé : « La presse fait les peuples trop savants, 
tant en leurs propres affaires qu'en celles de leurs voisins... ; 
et pour moi, il ne me semble pas à propos que la menue 
populace sache tant de nouvelles. » 
Il ne fallait rien moins qu'un homme entêté comme un 
Breton qu'il était pour parvenir à pénétrer tous les lundis 
dans le sanctuaire et dire au public ce que faisaient les 
dieux. Ceux-ci, — en véritables dieux, — voulaient vivre loin 
du jour, loin de la foule, cachés à tous les regards, comme 
les empereurs d'Orient. Ils pensaient, non sans quel- 
que raison, que quand le public serait initié à leurs occu- 
pations, ils perdraient quelque considération. Aussi quand 
Bertrand et les fondateurs du Globe voulurent les mettre en 
présence du public, s'en défendirent-ils tant qu'ils purent. 
Cuvier, qui, pour plus d'une raison, ne devait pas aimer le 
grand jour, lit voter contre les intrus des lois draconiennes. 
Heureusement qu'ils ne s'en effrayèrent pas et que, malgré 
les cerbères, ils entrèrent. Mais quelle étroite publicité, et 
Digitized by Google
it)8 l'inventeur. 
accordée encore comme à regret! Les travaux sont reçus, 
mais à peine indiqués, encore moins analysés. La corres- 
pondance est un fardeau pour le secrétaire (M. Élie de Beau- 
mont) qui s'en débarrasse le plus vite possible. Elle est dé- 
pouillée au commencement de la séance, au milieu du bruit 
de ceux qui entrent, de ceux qui saluent, de ceux que l'air 
poussiéreux et sépulcral de l'Institut prend à la gorge et 
force à éternuer, — si bien qu'on n'entend rien, tandis 
qu'en Angleterre, dans une réunion de deux mille person- 
nes, pas un mot ne se perd. Le compte rendu officiel ne 
fait nullement mention de ces communications qui, aussitôt 
signalées, sont enfouies à perpétuité dans les cartons où nul 
ne peut aller les retrouver. Quant aux journalistes, le moyen 
de les signaler alors qu'ils ont affaire à un secrétaire dont 
M. Cazin a pu dire : « La voix lui manque quand il s'agit 
de nous faire connattre ces mémoires, ces notes, ces lettres, 
traitant de toutes les sciences, renfermant souvent de pré- 
cieux renseignements sur leur application. Les noms de 
leurs auteurs arrivent à peine à nos oreilles, et rarement il 
nous est possible de savoir les sujets de ces communications 
qui ont demandé beaucoup d'études, de soins et de peine.» 
Quant aux mémoires, plans, projets, etc., que l'Acadé- 
mie est en quelque sorte forcée d'analyser, c'est bien pis. 
L'Académie nomme une commission ad hoc. Cette commis- 
sion, loin des regards du public, fonctionne tranquillement, 
sans se presser,^ quand elle fonctionne: — « Les inven- 
teurs, dit Vacquerie, qui soumettent une idée à l'Institut, 
sont livrés sans garantie à un tribunal secret et irresponsa- 
ble, dont aucun public ne juge le jugement. Les découvertes 
sont jugées à huis-clos, comme les procès indécents. La 
pensée est une obscénité. » 
Aussi, quand après avoir tardé bien longtemps à donner 
une solution, elles se décident cependant à formuler une 
opinion, elles trouvent tout simple de rendre un jugement 
de non-lieu. Puis, comme elles ont les pièces en main, et 
Digitized by Google
l'inventeur et la science officielle. 499 
ne les communiquent pas, le procès est bien et dûment ju- 
gé; l'inventeur est condamne avec toute raison, en toute 
justice. C'est pis que l'instruction criminelle secrète qui 
nous indigne tous. 
Ce n'est point pour dire du mal de l'Académie, mail 
quelquefois la manière dont sont composées les commissions 
ne présente pas toutes les garanties désirables. Rousseau 
lui ayant présenté son système de notation musicale, troig 
académiciens fort savants, mais ne sachant pas déchiffrer 
une note, furent nommés pour l'examiner. 
Le marquis de Jouffroy voulant fonder une Compagnie 
pour exploiter son système de navigation par la vapeur, s'a- 
dresse pour obtenir un privilège à M. de Calonne. Celui-ci 
en référa à l'Académie des sciences. Elle nomma, selon l'u- 
sage antique et (solennel, une commission, mais en ayant 
soin de mettre parmi ses membres le même Perrier qui 
avait été autrefois le rival de Jouffroy. Être juge et partie 
dans une question a toujours paru incompatible avec le 
bon droit; mais la jurisprudence académique a des li- 
cences. 
Le jugement h porter sur la valeur de l'invention de • 
Jouffroy était simple. Il avait fait une expérience devant 
des milliers de spectateurs, elle refusa d'ajouter foi à cette 
voix publique qui proclamait le succès, elle exigea que 
l'expérience fût renouvelée à Paris. Mais le marquis de 
Jouffroy avait été ruiné par la construction de sou bateau, 
et .*on œuvre fut perdue, parce que l'Académie n'avait pas 
môme accepte la signature du notaire juré et des quatre 
témoins que voulait imposer Voltaire aux théories du pro- 
fesseur Kœnig. 
La manière de procéder n'a pas changé. On nomme une 
commission pour décerner un prix à l'auteur du meilleur 
traité sur la génération spontanée. Elle se compose de six 
membres : quatre sont des adversaires convaincus de l'hé- 
térogénie. M. Geoffroy Saint-Hilaire et M. Serres seuls 
Digitized by Google
200 
l'inventeur 
n'avaient pas de parti pris. Le premier meurt, le second est 
remplacé : MM. Coste et Cl. Bernard leur succèdent. Dé- 
sormais la commission ne compte plus un juge; elle ne 
compte que des ennemis de l'hétérogénie. M. Miine Ed- 
wards dit ouvertement à M. Pouchet : — Je donne le prix 
à M. Pasteur. Les hétérogénistes n'ont plus qu'un parti à 
prendre : se retirer du concours. C'est ce qu'ils font, et 
M. Pasteur resté seul, triomphe sinon sans gloire, du moins 
sans péril. 
En 4864, une nouvelle commission est chargée a de faire 
répéter en sa présence les expériences dont les résultats sont 
invoqués comme favorables ou comme contraires à la doc- 
trine des générations spontanées. » M. le général Morin, 
président de l'Académie, nomme ses membres : ce sont 
MM. Flourens, Dumas, Milne Edwards, Brongniart et Ba- 
lard, tous des adversaires de l'hétérogénie. Noble impartia- 
lité ! Cette commission a soin de tracer d'avance le pro- 
gramme des expériences qui devront être faites. Des expé- 
riences! je me trompe. La commission ne veut voir que la 
seule expérience de M. Pasteur : deux réunions ont lieu; la 
commission persiste et n'admet l'examen d'aucune des étu- 
des auxquelles voulaient la faire se livrer MM. Pouchet, 
Musset et Fleury pour s'éclairer complètement sur la ques- 
tion. Ces messieurs sont encore obligés de se retirer sans 
avoir rien fait. 
Mais au moins, il y avait eu une commission; il y eut 
môme un rapport : or les hétérogénistes avaient joui d'une 
grande faveur, à en croire du moins M. Velpeau (séance 
du 28 mai 60). 
Un savant étranger demande un rapport sur une commu- 
nication, on demande les raisons qui auraient empêché la 
commission de le faire. M. Velpeau plein d'étonnement ré- 
pond : — Mais si les commissions s'acquittaient de leur de- 
voir, des séances de vingt-quatre heures ne suffiraient 
pas .' 
Diqitized by Go 
l'invehteur et la science officielle. 201 
Mais tout marche, tout fonctionne : voyons ce qui arrive, 
laissons un moment de côté l'Académie des sciences, et 
parlons des jurys; et comme leur organisation repose sur 
les mêmes principes que celle de l'Académie, je les cite à 
l'appui de la thèse que je soutiens. 
Dans un concours de musique qui eut lieu à Fontaine- 
bleau, et où figurait la grande harmonie de Paris fondée 
par Sax, le jury était présidé par M. Garafa qui avait été 
vaincu par l'inventeur, au Champ de Mars 1845. Consé- 
quence naturelle : la grande harmonie que Meyerbeer avait 
déclaré être la première musique de l'Europe, n'obtint 
qu'une seconde mention, et la médaille d'or fut donnée à 
la musique des pompiers de Lille. 
Heureux pompiers de Lille! C'est triste, mais il en est 
ainsi, et non-seulement pour cela, mais encore pour bien 
d'autres choses. Aussi comment compose-t-on les jurys? 
J'aurais peut-être bien des choses à dire des jurys des ex- 
positions des beaux-arts; mais de ceux-là je ne parle pas. 
Restons dans notre sujet, ne nous occupons que des choses 
industrielles. Voyez les commissions agricoles qui sont 
chargées dans les départements de décerner le prix quin- 
quennal et la coupe d'honneur aux fermes les mieux tenues. 
Leurs membres sont tous étrangers au pays; ils ne connais- 
sent pas, ou s'ils le connaissent, c'est vaguement, comme 
toute chose que l'on apprend dans les livres, ou par ouï dire, • 
mais qu'on n'a ni vue ni pratiquée, les procédés de culture 
particuliers à la région, les améliorations qui sont le plus à dé- 
sirer pour le pays, les races qui conviennent particulièrement 
au sol et aux débouchés, etc. Ils sont forcés de décider sur un 
examen très-rapide, sans se rendre compte des nécessités 
locales. Aussi, qu'en résulte-t-il? C'est que souvent ils don- 
nent la plus mauvaise direction aux cultivateurs de la con- 
trée, en encourageant les choses bonnes en elles-mêmes," 
mais non appropriées au pays. En Bretagne par exemple, au 
concours régional de Hennés, j'ai vu le fait suivant : les va- 
Digitized by Google
t 
202 l'iïiventktjr. 
ches du pays, mi-b retonnes, mi-normandes, bonnes lai- 
tières avant tout, sont la gloire et la richesse de l'Ille-et- 
Vilaine. Tout le monde connaît le beurre de la Prévalaye. 
Or le durham, excellente race à viande, ne produit pas de 
lait. Mais les animaux de cette race sont beaux, ont de jolies 
formes, élégantes, fines, séduisantes : croisés avec les va- 
ches de notre pays, ils donnent des produits très-beaux, il 
est vrai, mais qui ont un malheur : c'est qu'ils ne produi- 
sent pas de lait. Cette considération n'a nullement empêché 
le jury de primer, de préférence aux autres, les vaches de 
cette catégorie. Que voulez-vous! les jurys aiment ce qui 
flatte l'œil, 
Ainsi, en 1846, une nouvelle peigneuse fut inventée par 
Heilman : depuis les découvertes de Philippe de Girard, 
c'était l'invention la plus importante qui eût paru. Mais la 
pauvre machine, n'ayant pas un aspect imposant, n'eut pas 
l'honneur ni le bonheur d'attirer les regards du jury. 
Revenons à l'Académie. Elle est l'administration de la 
science, chargée de l'aligner, de la balayer, de la nettoyer, 
de la niveler, comme l'administration des ponts et chaus- 
sées balaye, aligne, nivelle et nettoie les routes. De temps à 
autre elle met la science en coupe réglée, comme l'admi- 
nistration des eaux et forêts met les bois. Quoi d'étonnant 
que l'Académie ait le goût des règlements? Ne date-t-elle 
pas du règne de Colbert, l 'homme-règlement. Elle perdrait 
entièrement son caractère si elle ne partageait pas cette mo- 
nomanie toute française. 11 faut bien qu'elle s'occupe à les 
faire, à défaut d'autre occupation. Et puis quoi de plus com- 
mode qu'un bon article pour se débarrasser d'un opportun? 
Vous présentez un projet, vite on vous présente un ar- 
ticle. M. Béchamp apportait l'année dernière à l'Académie 
le résumé d'un mémoire, comptant sur son insertion au 
compte rendu. M. de Beaumont lui répondit que « les 
usages de l'Académie, relativement aux travaux qui ont été 
rendus par la voix de l'impression, ne lui permettaient pas 
Digitized by Google
l'inventeur et la science officielle. 203 
d'accéder à ses désirs. » Un mémoire est envoyé d'Athènes, 
écrit en grec moderne, le secrétaire répond qu'on fera sa- 
voir à l'auteur que sa communication est comme non ave- 
nue, « les mémoires adressés à l'Académie devant être 
écrits en latin ou en français. » 
Que dire d'un corps savant qui n'a pas le moyen de faire 
traduire un mémoire en langue étrangère? N'aimez-vous 
pas la clause qui exige que le mémoire soit écrit en latin au 
moins! Ces messieurs le comprendraient-ils, d'abord? Et 
puis, en quel latin, je vous prie, peut-on exprimer les termes 
(le la science actuelle? Vapeur, électricité, télégraphe, com- 
ment dire toutes ces choses? Et les pièces mécaniques? Et 
les instruments, et les lois physiques? Gomment? comment ? 
Je vous le demande. 
Autre question. Pourquoi les comptes rendus de l'Acadé- 
mie des sciences sont-ils limités? L'article 1 er du règlement 
qui les concerne est ainsi conçu : u Les extraits des mé- 
moires lus par les membres comprendront au plus huit 
pages par numéro, et un membre ne pourra donner aux 
comptes rendus plus de cinquante pages par numéro. » 
Pourquoi cette limite? Mais, en France, nous avons l'es- 
prit de restriction. Nous avons toujours peur de faire trop 
en grand. Aussi, qu'arrive-t-il? C'est que si l'Académie se 
trouve encombrée, — ce qui serait toujours à désirer, — 
elle est obligée de supprimer des choses utiles et intéres- 
santes. Du reste, il faut reconnaître qu'elle viole quelque- 
fois cette règle quand il s'agit d'un des ses membres aimés, 
comme M. Pasteur, par exemple. 
Et ce corps prétend être le premier corps savant du 
monde ! Ses membres le proclament et on le publie au de- 
hors. Puisqu'il est si grand, que ne peut-il agrandir un peu, 
selon le besoin, le format de ses comptes rendus ? Est-ce son 
imprimeur qui le gône ? N'a-t-il pas assez d'argent pour 
payer quelques pages de plus par numéro? Alors, mes 
sieurs, charité, s'il vous plaît 1 
l'inventeur. 
II 
Molière a attaqué la Faculté de Paris comme un reste de 
la féodalité; nous, nous attaquons l'Académie comme un 
reste de despotisme. 
L'Académie est despote, parce qu'elle est une assemblée 
de prêtres chargés de conserver le dogme scientifique. Ses 
membres ont la mission de veiller à ce qu'on ne 1 attaque 
pas. Leur rôle est tout entier dans le passé. S'ils se lancent 
vers l'avenir, ils manquent à leur devoir. Leur symbole est 
autorité. Leur formule est celle de l'ancienne Faculté. Le 
progrès pour eux n'existe pas; ils n'admettent que ce qui 
est fait. L'esprit de leur constitution le leur ordonne. 
Ils doivent veiller à ce qu'on ne fasse rien de contraire aux 
lois scientifiques promulgées antérieurement. Leur premier 
principe est l'immobilité. Ils sont conservateurs par essence. 
Ils sont prêtres : c'est tout dire. On peut leur appliquer en 
toute sécurité, et bien entendu en tout bien tout honneur, 
ce que Garnier Pagès dit des Jésuites : 
«Ah! c'est qu'ils représentent une idée î le passé! Le 
passé dans son intérêt, ses préjugés, ses privilèges, ses 
abus, ses oppressions, ses crimes. A toutes les époques, il 
y aura des jésuites, quoi qu'on fasse : et il n'y aura pour les 
vaincre qu'une puissance plus forte, plus colossale encore, 
les peuples qui représentent l'idée contraire : l'avenir! l'ave- 
nir avec ses lumières, ses améliorations, ses dévouements, 
ses sacrifices. Telle est la croyance des peuples! Telle est la 
loi de l'humanité!... » 
Josué arrêtant le soleil est, en effet, le symbole qui se 
perpétue partout où il y a des prêtres, quelque culte qu'ils 
professent. 
C'est un roi pontife qui a, le premier, formulé la néga- 
Digitized by Google
l'inventeur et la science officielle. 205 
tion du progrès : c'est Salomon qui a dit : « Rien de nou- 
veau sous le soleil. » 
Il avait raison à son point de vue. Les religions doivent 
renier tout progrès. L'Académie est le temple d'une reli- 
gion, de la religion scientifique. Un de ses pontifes, Guvier 
aussi, a nié le progrès. Quoi d'étonnant à cela? Il est dans 
son rôle. Toute religion repose sur le principe d'autorité; 
tous ceux qui l'attaquent, parce qu'il enchaîne l'homme, 
parce qu'il arrête son essor, parce qu'il lui défend de s'é- 
carter de la voie qu'ont suivie ses pères, de sortir de l'or- 
nière creusée par l'infime chariot antique pour s'élancer 
sur la voie de fer, parce que c'est en son nom que le tyran 
s'écrie : « Tu n'iras pas plus loin! » tous ceux qui protestent 
contre lui, qui n'admettent pas de dogme scientifique, qui 
ne veulent être guidés que par le libre examen, sont-ils des 
révolutionnaires traités par tous les conservateurs du passé, 
d'insurgés, de rebelles, de révoltés. 
En effet, pendant le moyen âge et à la Renaissance, quel 
est l'apôtre du progrès? C'est Satan ; sa femme est la sor- 
cière. Le prêtre les attaquait avec acharnement, invoquant 
contre eux l'autorité biblique. 
C'est cette autorité qui livre Galilée à l'Inquisition et 
jette Roger Bacon en prison. 
C'est devant cette autorité que Colomb est forcé d'exposer 
ses projets. Or, voyez-vous Colomb, un révolutionnaire, un 
homme s'affranchissant des vieilles entraves, des préjugés, 
être obligé de plaider l'avenir devant ces hommes du passé! 
Le voyez-vous comparaissant devant ce tribunal ecclésias- 
tique qui l'écrase par les textes tirés de la Genèse, des 
psaumes, des prophètes, de l'Evangile, des épîtres, accompa- 
gnés des commentaires de saint Chrysostome, de saint Au- 
gustin, de saint Jérôme, de saint Basile, de saint Gré- 
goire, de saint Ambroise, tous ennemis de la rotondité de 
la terre; par saint Augustin qui déclare la doctrine des 
antipodes incompatible avec les fondements delà foi; par 
L IN VRffTEUR. 
Lactanre, qui s'écrie : « Est-il rien de plus absurde que de 
croire qu'il y a des antipodes ayant les pieds opposés âux 
nôtres; des gens qui marchent la tête en bas et les talons 
en l'air? » Voyez-vous Colomb obligé devant ses juges d'in- 
voquer non pas la raison, mais des textes bibliques con- 
traires à ceux-là 1 Pitoyable comédie! 
Mais un jour l'autorité, la tradition religieuse perdit sa 
cause devant la raison. A la Sorbonne succédèrent la Fa- 
culté de Paris et l'Université; mais si la tradition changea, 
l'autorité resta. A l'infaillibilité papale succéda l'infailli- 
bilité des anciens. Les savants n'invoquèrent plus les textes 
bibliques, ils invoquèrent Aristote et constituèrent ce que 
plus tard on a appelé sa docte cabale. La science se consti- 
tue une tradition d'où il est défendu de s'écarter. La Fa- 
culté de médecine dit par la bouche de Perreau : « Il faut 
rejeter toutes ces nouveautés autant dangereuses en reli- 
gion qu'en notre art. » S'écarter de la règle devient un 
parjure : le récipiendaire devait s'engager par serment à 
ne jamais suivre d'autre doctrine que celle du maître. 
La môme comédie qui se joue maintenant devant l'Aca- 
démie, au nom de Pascal, de Newton, de Lavoisier, etc., 
se jouait au nom d' Aristote : on apportait un fait nouveau, 
il était réfuté par Aristote. On alléguait... « Il n'y a pas de 
fait qui tienne, disait un brave docteur d'un air rogue, 
devant deux mots d'Aristote. » 
C'était Aristote pour les uns : les organogénistes n'ont 
longtemps juré que par lui, comme d'autres médecins ne 
juraient que par Galien ou Hippocrate. Galien par-ci, Ga- 
lien par-là, Galien toujours; rien qu'il n'eût prédit, prouvé, 
montré, indiqué. Quant à Hippocrate, c'était un dieu inat- 
taquable, c'était au dix-septième siècle sa théorie seule 
qu'on devait prendre pour guide dans l'observation. Voye« 
ce que valent à Renaudot de la part de Guy-Patin, quelques 
légères paroles sur luil II a commis un sacrilège ni plus ni 
moins. 
Digitized by Google
i/lNVENTEUR ET LA SCIENCE OFFICIELLE. 
20? 
« Qui eût jamais cru qu'un docteur de Paris eût osé 
parler si légèrement de ce souverain dictateur de la mé- 
decine? Proh! Dexun immortalium fidem! Où est la foi, 
l'honneur, la conscience de cet écrivain? » 
Quant à Galien, voici quelques faits qui prouvent le res- 
pect qu'on lui portait. Dans l'antiquité, on ne connaissait 
qu'un squelette humain. Il était conservé à la bibliothèque 
d'Alexandrie et on faisait des voyages considérables pour 
aller le voir. Galion ne parait pas avoir connu d autres 
squelettes que celui-là. Il est à supposer que les descrip- 
tions anatomiques qu'il nous a laissées ont été faites d'après 
des singes. Qu'importe? Jusqu'à ce que Sylvius, Mondini et 
Vésale osassent faire des dissections, on ne connut l'orga- 
nisation humaine que sur la fui du maître et on ne mit pas 
un seul instant en doute l'excellence de ses principes, 
malgré cependant quelques erreurs assez jolies qui devaient 
se manifester de temps à autre. Mais ce n'est pas tout. 
Les hommes même qui voulurent expérimenter par eux- 
mêmes, disséquer des cadavres, les premiers anatoinistes 
n'en restèrent pas moins sous le joug de Galien. Dubois 
d'Amiens, par exemple, plus connu sous le nom latin de 
Sylvius, le seul anatomiste dont les descriptions, bien que 
trop abrégées, puissent être citées avec éloge, avant Vésale, 
plutôt que de révoquer en doute l'infaillibilité de Galien, 
prétendit que la nature s'était livrée à de capricieux écarts. 
Et tous, tous sont ainsi; ils ne peuvent se débarrasser des 
lisières dans lesquelles ils sont enserrés. Ils ont une mo- 
destie admirable; ils aiment mieux croire Galien que se 
laisser diriger par leurs propres observations. Van Hel- 
mont avoue lui-môme naïvement qu'il ne comprend pas 
ce qu'il enseigne, mais il l'enseigne. Aquapendente a en- 
trevu le développement centripète. S'il avait osé poursuivre 
la voie dans laquelle il s'était engagé, nul doute qu'il 
n'eût posé ses véritables bases; mais Galien est là! et par 
vénération pour Galien il lâche la proie pour l'ombre. 
Digitized by Google
208 
l'inventeur 
Riolan s'identifie avec Galien et ne le quitte pas. Il eut 
peur pour les affections de toute sa vie quand parurent les 
innovations médicales qui signalèrent le dix-septième siècle. 
Pour lui c'était le renversement de toutes les bonnes doc- 
trines et il dépensa sa science et son talent à se tromper 
lui-même pour éviter cet épouvantable malheur. 
Gaspard Aselli découvre l'existence des veines lactées. 
Mais il est disciple de Galien, et par conséquent il fait 
aboutir au foie les vaisseaux chylifères. Pecquet attaqua 
cette doctrine et montra que le chyle se jetait directement 
dans le sang sans passer par le foie. Et Galien ? Quid de 
nostrà fiet medicinâ? s'écria avec désespoir un docteur de 
la Faculté de Montpellier. Et le foie, que devenait-il le mal- 
heureux? 11 était détruit, il était mort. Bartholin lui fit une 
épitaphe, et plus tard si on lui objectait des arguments 
tirés des fonctions du foie, il s'écriait : « C'est impossible, 
puisqu'il est mort 1 • Bartholin était hardi, il aimait les 
places nettes : voilà pourtant où pousse le respect de l'au- 
torité 1 
Une fois qu'il s'empare d'un esprit, il l'absorbe tout en- 
tier, il le métamorphose, le retourne comme un gant. 
Guy-Patin hait Descartes parce qu'il doute, il lui croit 
l'arrièrc-pensée de faire prévaloir de nouveaux principes en 
médecine. Et cependant Guy-Patin est un esprit très-irrévé- 
rencieux pour les prêtres et pour les cardinaux, et môme 
pour le roi, et aussi pour la Providence. Mais il est doyen 1 
Titre oblige I 
En cette qualité il poursuivit avec acharnement tous les 
hommes qui apportèrent quelque innovation dans la méde- 
cine du dix-septième siècle; il poursuivit Henaudotde toutes 
ses fureurs, il essaya de le clouer à terre avec toutes les 
flèches de son esprit, de le réduire en poudre à l'aide des 
foudres de son éloquence. Malheureux Renaudot quelles co- 
lères il attira sur sa tête! Nous avons déjà vu qu'il avait été 
démon et sacrilège. Ajoutons à ces faits quelques autres 
Digitized by Google
l'inventeur et la science officielle. 209 
faits instructifs, qui donneront une idée de la tyrannie 
qu'exercent les savants quand ils se mettent à être tyrans. 
Renaudot est déclaré traître et fils de traître, parce qu'il 
soutient l'antimoine. La Faculté de médecine ne le regarde 
que comme un vil charlatan. Charlatanisme sont ses re- 
mèdes et consultations donnés gratuitement aux pauvres ! 
Infâme usure sont ses prêts sur gage aux pauvres, qui sont 
l'origine du Mon t-de- Piété 1 Infâme trafic sont ses essais 
pour faciliter les transactions commerciales ! Mais il y avait 
un moyen de se débarrasser de lui : fut bien avisé et mé- 
rita les remerciements unanimes de la part de la Faculté, 
celui qui y songea le premier. Renaudot n'avait pas pris 
ses grades dans la Faculté de Paris. Par conséquent il exer- 
çait illégalement la médecine dans cette ville. On joignit à 
cette accusation celle d'usure, et il fut traduit devant 
le parlement. Les braves conseillers se montrèrent aussi 
bêtes que ses accusateurs : ils le condamnèrent. La Faculté 
même voulut étendre cette exclusion à toute sa race. Il fal- 
lut un autre arrêt du parlement pour la forcer à recevoir 
ses fils docteurs. 
Du reste, quand pour ou contre, les docteurs avaient usé 
toutès leurs plumes à écrire pamphlets, brochures, in-folios, 
avaient épuisé toute leur érudition à invoquer Hippo- 
crate et les Saintes Écritures, l'histoire et les Pères, l'ex- 
périence et l'autorité; quand ils étaient à bout de res- 
sources et à bout de force, l'un d'eux finissait par présenter 
une requête au parlement qui décidait de la valeur de la 
théorie par un bon arrêt : ce fut ce qui arriva pour l'anti- 
moine. Quel nom Adam a-t-il donné dans le Paradis ter- 
restre à l'antimoine? demandaient les uns. — Vin éraé- 
tique, vin hérétique, criaient les autres. — La plus 
belle promesse que Dieu pût faire à son peuple était de le 
loger dans un palais d'antimoine, proclamaient les parti- 
sans. — Tel en est mort, répondaient les adversaires. — 
Non, c'est faux, il est mort de telle chose. Comment se 
H 
210 
L'iKYERTEia. 
reconnaître au milieu d'une pareille cacophonie? Alors le 
parlement calme et digne intervenait et assurait, de par 
arrêt, que tel remède guérissait et que telle autre drogue 
tuait. C'est ainsi que les arrêts de 4566 et 1615 proscri- 
vent l'antimoine. Us restent en vigueur jusqu'en 1665. 
Mais la plupart des médecins les violaient impunément. 
Alors le 10 décembre 1665, Jacques Thé\art présenta au 
parlement une requête tendant à obtenir l'existence légale 
de l'antimoine; François Blondel en présenta une autre 
demandant le contraire. Ce fut ce dernier qui triompha. 
Mais Le Vignois, le doyen en fonctions, forma à son tour 
opposition. La procédure, une procédure gigantesque, 
commença alors. 
Enfin, avis pris de la Faculté, quatre-vingt-douze doc- 
teurs sur cent deux finirent par se prononcer en faveur de 
l'antimoine. 
Ce n'était pas sans peine. 
Encore Blondel, fidèle à sa haine, poursuit-il le procès 
avec un tel acharnement qu'il se ruine et vend ses meu- 
bles en 1668. 
Rien d'étonnant que l'antimoine ait soulevé tant de co- 
lères, car c'était un remède chimique, et la Faculté avait 
en grande aversion tout ce qui avait rapport à la chimie. Ce 
n'est pas qu'elle lui eût donné la définition de Nadar : « La 
chimie est ce qui pue. » Mais elle la regardait comme une 
invention diabolique, ne servant qu'à empoisonner les gens. 
Or elle voulait bien les tuer à force de saignées ; elle s'en 
glorifiait même : « N'avons-nous pas découvert la fréquente 
saignée ? disait la bonne Faculté. Le corps contient vingt- 
quatre livres de sang ; on peut en perdre vingt sans mou- 
rir ; donc... et on répétait avec Botat : Le sang dans le corps 
humain est comme l'eau dans une bonne fontaine : plus on 
en tire, plus il s'en trouve. » 
Guy-Patin est un saigneur enragé; il fait saigner sa 
femme douze fois pour une fluxion de poitrine, son fils 
Digitized by Google
l'inventeur et la science officielle. 2H 
vingt fois pour une fièvre continue. Il saigne les enfants de 
trois jours et les vieillards de quatre-vingts ans. Il appelle 
fourbe et athée un médecin qui a refusé d'être saigné, et il 
souhaite que le diable le saigne. Mais si on pouvait tuer les 
gens impunément par ce moyen, défense de leur admi- 
nistrer des drogues qui pussent les empoisonner; les nova- 
teurs même se séparent des chimistes qu'ils regardent 
comme ennemis de la Faculté : ils se défendent comme des 
enragés de faire alliance avec eux. Pierre Ozan soutient une 
thèse en faveur de l'antimoine ; mais remarquez bien que 
c'est Hippocrate qui a découvert ses vertus purgatives, si- 
non... il se garderait bien de les vanter. Ahl si Hippocrate 
avait découvert aussi la circulation du sang, certes la bonne 
Faculté s'en ferait le champion et la soutiendrait envers et 
contre tous. Mais c'était Harvey qui avait fait cette décou- 
verte. Pourquoi donc refaire la science pour le plaisir d'un 
médecin étranger ? De même pouvait-on admettre l'anti- 
moine, qui venait de Montpellier, et le quinquina qui venait 
d'Amérique ? 
L'orgueil de la Faculté le lui défendait. Elle n'était peut- 
être pas absolument ennemie du progrès, dit M. Maurice 
Reynaud, auquel nous empruntons presque tous ces détails, 
mais elle voulait que le progrès vînt d'elle et non d'ailleurs; 
car rien de plus orgueilleux et de plus exclusif qu'un corps 
savant. La grande prétention des médecins au dix-septième 
siècle était d'être nobles : aussi quel dédain pour les chi- 
rurgiens qui n'étaient que des manœuvres aux yeux des 
docteurs. 
Si un candidat au doctorat avait exercé la chirurgie, il 
devait s'engager sur serment et par acte passé devant no- 
taire, à renoncer à l'exercice d'un art aussi infime; « car, 
disent les statuts, il convenait de garder dans toute sa di- 
gnité et son intégrité, la dignité du corps médical. » 
En vertu de ce principe, le docteur ne devait pas se souil- 
ler les mains en touchant un cadavre. U ne devait pas 
Digitized by Google
212 
L'INVENTEUR 
descendre à une fonction aussi basse. C'était un exercice 
bon pour un manœuvre, un chirurgien barbier. Le maître 
restait dans sa chaire, tandis que l'autre fouillait le cadavre 
avec son scalpel. Il en savait, le barbier, souvent bien plus 
que le docteur; mais il lui était interdit, de parla loi, d'être 
savant. Il devait se taire et ne point montrer sa science. 
« Doclor non sinat dissectorem divagari y sed continent in 
offtcio disscctandi. » Plus tard, le professeur Bourdelin ter- 
minait chacune de ses leçons par ces mots : « Tels sont, 
messieurs, les principes et la théorie de cette opération, 
ainsi que monsieur va vous le prouver par ses expériences. » 
Alors arrivait Rouelle qui prouvait tout le contraire. 
Comme c'est bien digne de ces bons professeurs qui du 
costinne faisaient une afïaire d'État. « Nous jurons et pro- 
mettons solennellement de faire nos leçons en robe longue 
à grandes manches, ayant le bonnet carré sur la tète et la 
chausse d'écarlate h l'épaule... » 
Nos médecins actuellement, il est vrai, endossent assez 
difficilement la robe ; ils ne sont pas si pédants, — dans le 
costume, — mais ils n'en gardent pas moins le même esprit 
d'exclusion. Voyez le fait qui a eu lieu en 1864, et où, je 
vous prie? Dans la Société de chirurgie. Ahl ses membres 
ont oublié l'infime position dans laquelle ils étaient tenus 
jadis. Mais il s'agissait de M. Ozanam , et M. Ozanam est 
médecin homœopathe : donc sus contre lui! — Mais dans la 
communication qu'il demandait à faire, il ne s'agissait pas 
d'homeeopathie ; il n'était question que d'une opération chi- 
rurgicale : c'était ce que faisait observer M. Larrey. Qu'im- 
porte? s'écrie un membre. M. Ozanam ne doit pas souiller 
cette salle de sa présence, et les murs rougiraient d'être les 
échos de sa voix ! Et on refusa à M. Ozanam l'autorisation 
de faire sa communication. 
Quelle pitié ! et comme on rirait de pareils faits s'ils n'a- 
vaient pas des conséquences si grave?. 
C'est sans doute ce sentiment d'aristocratie qui fait re- 
Digitized by Google
l'inventeur et la science officielle. 213 
pousser tous les noms populaires donnés aux choses pour les 
remplacer par des termes scientifiques qui ne signifient 
rien, — bien plus môme, — qui sont erronés. 
Ainsi pourquoi avoir donné à la rage le nom d'hydro- 
phobie? Oh ! c'est parce que le terme rage est trop commun, 
est un mot français, est un mot populaire. Le mot d'hydro- 
phobie, au contraire, est composé de deux mots grecs. C'est 
bien plus beau, il est vrai ; mais quel avantage autre que 
celui-là présente-t-il, en admettant toutefois que ce soit un 
avantage? Il n'exprime pas plus que l'autre la cause de la 
maladie. Au lieu d'une série d'effets, il n'en exprime qu'un, 
et encore cet effet est erroné, car les animaux enragés n'ont 
pas cette fameuse haine de l'eau qu'on a voulu leur attribuer. 
Pourquoi alors le maintenir? parce que son étymologie 
ne peut être comprise de tout le monde ! Puissante raison ! 
Je me suis appesanti et non sans motif sur le respect que 
professaient les vieux savants pour l'autorité de l'Église ou 
des anciens. Nous rions maintenant de leurs vieilles er- 
reurs, de leurs vieux préjugés, des sottises qu'ils leur fai- 
saient commettre. Nous nous indignerons bientôt des sot- 
tises que font nos académiciens et autres savants patentés 
actuels non plus au nom des mêmes dieux, mais en vertu 
des mômes principes. Il ne faut pas oublier que le pro- 
testant n'est qu'un catholique perfectionné : c'est pour ce 
motif que le clergé anglican s'oppose à l'étude du sanscrit 
comme le clergé catholique s'opposait à l'étude de la Bible. 
C'est toujours l'autorité demandant l'obscurité. Les acadé- 
miciens modernes raillent les docteurs de la vieille Faculté 
comme les protestants se moquent des catholiques du trei- 
zième siècle. Mais ils suivent les mômes errements. Du 
reste, voici une citation curieuse, empruntée à une confé- 
rence faite par quelqu'un qui tient de bien près à l'Aca- 
démie, et chose étonnante I qui a un esprit fort libéral. 
a Avec l'autorité, disait, il y a quelque temps M. G. Flou- 
rens à Bruxelles, il était impossible de découvrir aucune 
2U 
l'inventeur. 
vérité, de supprimer aucune erreur : tout ce que te maître 
avait dit était loi. En vain les sens afiirm lient un fait, ea 
vain la raison l'admettait. S'il était contraire à la révélation 
d'Aristote, on le réputait faux et non avenu. Toute la 
science consistait à démontrer plus ou moins mal ce que 
l'on avait appris. On pouvait môme, grâce aux syllogismes, 
le démontrer sans y rien comprendre. » 
Dans trois siècles d'ici, n'en dira-t-on pas autant de 
l'Académie? 
L'autorité! toujours l'autorité, c'est le symbole qui a pré- 
sidé à sa naissance et qu'elle gardera jusqu'à sa mort. 
Un jour, en eEfet, Louis XIV trouva bon de favoriser les 
sciences, il donna ordre à Golbert de fonder l'Académie et 
de donner des pensions à quelques adulateurs. 
Maintenant pourquoi s'étonner qu'elle soit si régle- 
mentée émanant de l'homme qui avait la passion du règle- 
ment? qu'elle soit si despote, devant sa naissance à l'homme 
qui a dit : «L'État c'est moi! • Prenant cette célèbre phrase 
et la changeant pour son usage personnel, chacun de ses 
membres dit de môme : « La science c'est moi ! » Donc 
guerre à tous ceux qui veuleut s'élever auprès de moi; je 
n'admets pas d'égaux, je n'admets pas de rivaux, je n'ad- 
mets que des aïeux. De ce sentiment vient le respect que 
professent nos savants pour la tradition. 
Certes nous sommes bien loin de vouloir, avec Des- 
cartes, isoler l'homme, l'enfermer seul avec lui-même 
dans un poôle, et lui faire oublier tout ce qui a été fait 
avant lui. 
Non, nous accoptons la tradition, — nous recevons avec 
plaisir cet héritage de nos pères, — mais sous bénéfice 
d'inventaire. 
La loi scientifique ne peut pas être plus absolue que la 
loi civile. 
Ce que nous ne voulons pas, c'est qu'à la place de l'au- 
torité biblique ou de l'autorité des anciens, on mette l'au- 
Digitized by Gc 
l'inventeur et la science officielle. 215 
torité de la tradition scientifique; ce que nous ne voulons 
pas, c'est qu'à l'autorité rétrograde qu'invoquaient la Sor- 
bonne, la Faculté de Paris ou l'Université, on substitue une 
autorité tout aussi rétive à aller de l'avant; qu'une immo- 
bilité entêtée, essence de tout despotisme, arrête le pro- 
grès; qu'on se serve du nom de Pascal comme on se ser- 
vait du nom d'Aristote pour assommer les novateurs. La 
science vit de liberté, elle est incompatible avec l'autorité. 
Que dire d'un corps savant qui se traîne à la remorque de 
tout pouvoir, qui dans Je dix-septième siècle ne s'occupe 
pas de Papin, parce qu'il est protestant, n'ose même pas 
inscrire une fois son nom dans le volumineux recueil de ses 
travaux, qui ne mentionne pas une seule de ses tentatives, 
au moment où elles occupaient l'Angleterre et l'Allemagne 
tout entières ? Quel respect doit-on professer pour un 
corps qui vient de montrer dernièrement tant d'hésitation 
pour admettre dans son sein M. Léon Foucault? Que 
pensez-vous de savants qui prétendent que les ingénieurs 
Watt, Brunei, Stephenson, étaient des ignorants parce 
qu'ils s'étaient faits tout seuls ? 
Vous devez penser que si on admet la définition que 
donna de l'écrevisse le dictionnaire de l'Académie française: 
a l'écrevisse est un petit poisson rouge qui marche à recu- 
lons, » les académiciens sont des écrevisses. De plus ils ont 
quelque chose des moutons de Panurge, car ils suivent 
tous la même voie. 
Janus est la plus splendide personnification de la société : 
les jeunes, les ardents, les forts, les travailleurs, les indé- 
pendants, les courageux, regardent en avant; les vieux, les 
ambitieux de croix, do places et de titres, les timides, les 
poltrons, les paresseux, regardent en arrière. 
S'ils ne faisaient encore que regarder, ils seraient inof- 
fensifs. Mais ils ne se contentent pas seulement d'être les 
amants platoniques du passé ; ils veulent forcer bon gré 
mal gré tous les autres à partager leur amour. 
210 
l'inventeur 
Ne pourrait-on pas appliquer à l'Académie ces paroles 
d'Eugène Pelletan ? 
« Vous maudissez, je le sais, ce gigantesque accroisse- 
ment de vie, qui puise sans cesse dans la nature une force 
incommensurable, une infatigable destinée. Vous regrettez 
que la voix humaine parle au delà des horizons visibles pourle 
regard, à des siècles encore à naître, qui, du fond de leurs 
ténèbres, l'entendent déjà. Plus l'homme se rapproche de 
Dieu par une participation de plus en plus grande à l'in- 
fini, plus vous êtes tentés de le croire déchu. Vous jetez 
encore l'anathème à l'arbre de la science, vous déplorez le 
moyen de l'imprimerie, l'invention de l'imprimerie. Vous 
imitez l'exemple de Platon. Le sublime rêveur écrivit un 
|our contre l'écriture, » 
Vous, académiciens et autres savants jurés, vous com- 
battez de même au nom de la science. Aussi est-ce en de- 
hors de vous, dans le passé comme dans le présent, que se 
fait tout progrès. • La vraie et grande renaissance, celle 
que l'Italie a la gloire éternelle d'avoir fondée, dit Renan, 
s'est faite complètement en dehors des universités. Bien 
plus, elle compta dans les universités ses ennemis les plus 
acharnés, elle ameuta les docteurs de toute espèce. Elle fut 
l'œuvre de Florence, non de Padoue, dos gens du monde, 
non des professeurs, ni Pétrarque, ni Boccace, ni Bacon, ni 
Descartes ne sont des hommes d'Université. L'Université de 
Paris en premier, au seizième siècle, atteignit le dernier 
degré du ridicule et de l'odieux, par sa sottise, son intolé- 
rance, son parti pris de repousser toutes les études nou- 
velles. »> 
Académiciens, on en dira autant de vous dans trois siè- 
cles d'ici, vous pouvez en être certains; mais vous voudriez 
en vain éviter ce malheur; vous ne le pouvez pas, vous êtes 
condamnés à le subir, parce que vous êtes la science offi- 
cielle, la science réglementée, la science privilégiée, la 
science bureaucratique, et la science ne peut vivre dans l'at- 
Digitized by Google
I 
l'inventeur et la science officielle. 2H 
mosphère d'un bureau. 11 lui faut à elle les vastes horizons 
dans lesquels elle peut s'étendre librement. Quand on essayo 
de la renfermer dans un palais, elle étouffe et elle meurt. 
Elle ne peut vivre qu'avec de l'air et de la lumière. 
Aussi sont-ils tous des esprits libres et indépendants 
ceux-là qui ont fait avancer la science, des révolutionnaires 
de l'idée. « L'esprit d'examen, a dit avec raison Jules Simon, 
a renversé l'ancien régime par les encyclopédistes, il a 
transformé l'industrie par la science, et la société par l'in- 
dustrie. » Il n'a pu se manifester que chez des hommes 
maîtres d'eux-mêmes, maîtres de leurs doctrines ; il n'a pas 
pu naître, il ne pourra jamais naître chez des hommes en- 
régimentés. Académiciens, traduisez : impuissants I 
Qu'est-ce qui a fait la grandeur de Bacon, de Vésale, de 
Descartes? c'est qu'ils ont osé regarder l'autorité de l'église 
et l'autorité des anciens en face et qu'ils ont osé la renverser. 
Qu'est-ce qui a fait la grandeur de Pascal? — C'est qu'il a 
réduit à néant la prétendue loi de l'horreur du vide que 
les physiciens de son époque tenaient pour sacrée. 
Qu'est-ce qui a fait la grandeur de Boërhaave? c'est qu'il 
a abandonné les vains systèmes des médecins ses prédé- 
cesseurs et contemporains pour ne suivre que l'observation. 
Il est immortel le nom de Bayen parce qu'il a eu l'audace 
d'éteindre le phlogistique de Stahl qui domina toute la 
chimie du dix -huitième siècle, auquel Lavoisier n'osa tou- 
cher que timidement et qui était un obstacle immense au 
progrès de la chimie. 
Suivons l'exemple de ces hommes hardis, si nous vou- 
lons faire de grandes choses. Vénérons certains noms, mais 
ne nous laissons pas intimider par eux. Certes Pascal, 
Newton, Descartes, Lavoisier, Arago, etc., étaient de grands 
hommes comme Aristote, Hippocrate et Galien, mais ils ne 
sont pas, ils ne doivent pas être des fétiches auxquels 
nous ne devons pas toucher. Les lois qu'ils ont formulées ne 
sont pas immuables. Chacune de leurs paroles n'est pas un 
Digitized by Google
218 
L'INVENTEUR 
oracle. Nous avons appris à faire bon marché de l'infailli- 
bilité humaine ; à force d'avoir été trompés, nous ne croyons 
plus tout sur parole; nous voulons discuter et examiner li- 
brement toutes les affirmations et nous ne reconnaissons 
plus maintenant à nul le droit de condamner l'avenir au 
nom du passé. 
III 
Gomment, en effet, reconnattrons-nous ce droit à qui 
que ce soit, quand nous avons vu les savants nier successi- 
vement toutes les grandes découvertes modernes qui sont 
maintenant des faits accomplis? Il n'y a qu'une chose qui 
m'étonne, c'est que tant de soufflets donnés coup sur coup 
aux dénégateurs n'aient pas corrigé leurs successeurs de 
cette manie; c'est qu'il se trouve encore des gens assez 
hardis pour dire et répéter tous les jours : ■ Gela n'est pas, 
cela ne peut pas être. » N'ont-ils pas présentes à l'esprit 
tant de découvertes dont on a parlé de même et qui cependant 
existent et sont même très-vivaces? C'est une preuve que 
la sagesse des nations est mille fois sage quand elle dit : 
a L'exemple du prochain ne corrige personne. » Mais la 
paresse est une si bonne chose et qu'on a tant de peine à 
quitter l Qui ne sacrifie toujours l'avenir au moment pré- 
sent? Qu'importe que dans vingt-cinq ans on se moque de 
moi ou qu'on s'indigne contre moi, dit chaque académicien, 
si une machine, un nouveau fait scientifique, une loi nou- 
velle que j'aurai niés, viennent à réussir? Je préfère et de 
beaucoup ce petit malheur posthume à la fatigue présente. 
Au diable un examen sérieux ; la vie est courte et l'éternité 
est longue. 
Aussi l'académicien, fort de son titre et de sa position 
inexpugnable, répète-t-il au sujet des novateurs et des no- 
vations ces paroles de Guizot : « Je les honore de mon dé- 
Digitized by Google
l'inventeur et la science opfici ell e. 219 
dain. » Il caresse avec amour cette phrase de Renan : « Le 
dédain est une fine et délicieuse volupté qu on savoure à 
soi seul. 11 est discret, car il se suffit... » Et il en accable 
toute novation! Quel excellent moyen en effet pour tuer un 
homme ou supprimer une chose 1 Gomme il est sûr et tran- 
quille 1 Aussi est-il le mot d'ordre généralement admis par 
. MM. les académiciens. 
Et, partant de ce principe, que n'ont-ils pas dédaigné? 
Que n'onUls pas nié? Que n'ont-ils pas condamné? Est-il 
une seule découverte ou invention qui n'ait pas été traitée 
d'erreur par un savant juré? Et pourquoi cette invention 
était-elle une fausseté? Oh! par une raison p^remptoire, 
ils disaient à priori : Gela n'est pas parce que cela n'est pas. 
Que répondre à cet argument? Ne soulève-t-il pas toutes 
les difficultés ? 
Vous apportez une communication et vous la lisez : une 
explosion d'hilarité l'accueille; comme c'est facile 1 comme 
c'est commode! comme ça vous démonte un homme! Ne 
vous déconcertez pas, cela ne vaut pas la peine. Rappelez- 
vous Franklin et vous rirez des rieurs. 
Quand Gollinson lut à la Société royale de Londres les 
lettres de l'illustre Américain dans lesquelles il exposait sa 
théorie du pouvoir des pointes, quelle bonne cause grasse 
pour la digne société ! p )intes d'esprit, contre-pointes de 
fer; oh! les bonnes huées! oh! les bonnes risées! et les 
pauvres lettres ne furent point jugées dignes d'être men- 
tionnées parmi les communications adressées h la société, 
ni d'être insérées dans les Transactions philosophiques. Elles 
furent alors publiées à part et en dépit de la fin de non re- 
cevoir qu'on leur avait opposée, elles obtinrent un immense 
succès qui força, en quelque sorte, la digne société d'en 
prendre connaissance. Mais elle voulut sauver les appa- 
rences et avoir les honneurs de la guerre; le passage qui 
traitait du paratonnerre fut supprimé à la lecture. Il est 
vrai que les savants anglais avaient une raison pour rejeter 
Digitized by Google
l'ixyesteur. 
cette belle invention ; Franklin était Américain et le pa- 
triotisme existe, môme parmi les savants. Ils poussèrent 
ce noble sentiment jusqu'au dévouement. Franklin, par 
exemple, répond aux huées des membres de la société 
royale de Londres en réalisant l'idée du paratonnerre, 
bientôt il est impossible de nier son utilité. Une Société de 
savants ne peut s'avouer vaincue ; or la Société royale a nié 
le pouvoir des pointes, donc Wilson et autres savants, 
malgré les faits, prétendent que sa forme le rend dangereux. 
De nombreux mémoires sont publiés pour le démontrer; le 
roi Georges, en bon Anglais et par conséquent en ennemi 
des Américains, fait élever sur son palais des paratonnerres 
terminés en boule! Il voulait se faire foudroyer par patrio- 
tisme. 
Gela n'est pas, parce que cela n'est pas. M. Pouchet est 
Français : il n'y a pas de question patriotique en jeu. Mais 
M. Pouchet est novateur, cela suffît pour le faire condamner 
quand il relève la génération spontanée de l'oubli dans lequel 
les rigueurs de la science officielle l'avaient ensevelie. Ce fut 
fort heureux, et pour lui et pour la science qu'il ne fût pas 
tout à fait le premier venu, car si des titres ne l'eussent 
soutenu, le secrétaire perpétuel eût négligé de parler de 
sa communication, les comptes rendus n'en eussent pas 
fait mention et la presse n'en eût eu connaissance. 11 
est facile de le .préjuger en voyant l'explosion de colère 
qu'elle souleva. Tous les membres de la docte assemblée se 
levèrent en masse pour protester contre cette témérité. 
M. Milne Edwards s'excuse de discuter une pareille ques- 
tion, bien indigne d'occuper les moments précieux de ce 
corps si occupé. Tous ces cadavres scientifiques secouèrent 
le linceul sous lequel ils dormaient si paisiblement et 
trouvèrent de la voix ; nier la vie : c'était dans leur rôle. 
Enfin, le novateur put se faire entendre. Il balaya en 
quelques mots toutes les vieilles objections qu'on lui oppo- 
sait comme des obstacles indestructibles, et l'Académie 
l'inventeur et la science OFFICIELLE. 221 
ébranlée finit par mettre au concours cette question : « Es- 
sayer des expériences bien faites pour jeter un jour nou- 
veau sur la génération spontanée.» Que ne commençait-elle 
par là? Mais son premier mouvement l'emporta : il est tou- 
jours le môme : « Chassez le naturel, il revient au galop. » 
M. Poucbet publie au bout de cinq mois un grand ouvrage 
intitulé : Hétérogénic ou génération spontanée basée sur de 
nouvelles expériences. Que fait l'Académie? Elle n'en dit 
mot. Toutes les expériences qu'elle avait invoquées étaient 
victorieusement réfutées. Son embarras explique donc faci- 
lement son silence. Heureusement qu'arrive M. Pasteur. 
C'est un auxiliaire pour combattre les nouvelles doctrines, 
et le docte corps, pour le récompenser du secours qu'il 
lui donne, s'empresse de se l'adjoindre et de lui dé- 
cerner le prix qu'elle avait proposé sur la génération spon- 
tanée. 
Voilà un fait qui montre assez bien l'esprit de routine et 
d'aversion qu'ont les corps savants pour le progrès. Ce n'est 
que le commencement. Voulez -vous des exemples de néga- 
tions? Consultez l'histoire des inventions; vous n'avez qu'à 
vous baisser et à en prendre. 
A-t-on nié et a-t-on nié le pouvoir de la vapeur! Que 
n'a-t-on pas dit contre elle et contre ceux qui s'en occu- 
paient! 
Un régent de collège traitait Papin de hâbleur et d'aven- 
turier, et la preuve, disait le bon régent de collège, qu'il 
n'est que cela et pas autre chose, « c'est qu'il prétend na- 
viguer avec un vaisseau sans voiles ni rames, et pourvu 
seulement de roues, et encore sur la haute mer. » 
Un régent est un embryon de savant : au tour des sa- 
vants faits. 
On ne trouve pas le nom de Papin mentionné une seule 
fois dans le recueil des Mémoires de l'Académie des sciences. 
Il est vrai qu'il était protestant, et que sous Louis XIV les 
protestants n'étaient pas en odeur de sainteté, et que les 
Digitized by Google
l'inventeur. 
savants tenaient à passer pour bons catholiques : c'est une 
raison à alléguer. 
Mais les corps savants, qui n'avaient pas le même motif 
de garder le silence sur la machine de Papin, n'en tinrent 
pas plus compte. Son mémoire, publié dans les actes de 
l'Académie de Leipsick, ne fut reproduit par aucun recueil 
scientifique. A la vérité le physicien Hooke en parla à la 
Société royale de Londres ; mais il se garda bien de montrer 
le germe contenu dans cette machine; il ne s'attacha qu'à 
en faire voir les défauts. 
Plus tard le même Robert Hooke essayait de dissuader 
Newcomen de tenter d'appliquer la marmite de Papin à la 
construction d'une machine. 
Et partout de même. 
Quand Olivier Ewans put construire une voiture à vapeur 
du fruit de ses épargnes, toutes les fortes têtes, les gens sé- 
rieux de Philadelphie venaient la voir pour s'en moquer. 
Un ingénieur, jouissant d'un certain renom scientifique, 
prouva, clair comme deux et deux font quatre, qu'une voi- 
ture ne pourrait jamais rouler par l'action de la vapeur. 
Quand Oberkampf importa en France l'art d'imprimer le 
coton, douze savants croisèrent contre lui leurs plumes et 
écrivirent douze mémoires. 
Mais vous croyez naïvement que dès qu'une chose a 
réussi, les dénégateurs se taisent devant le succès. Erreur I 
Quand ils ne peuvent plus nier l'invention tout entière, ils 
en nient l'application. Ainsi quand des bateaux à vapeur eu- 
rent accompli avec succès des voyages aux Indes, les sa- 
vants et les vieux marins n'en niaient pas moins qu'on pût 
faire régulièrement, avec ces navires, le voyage d'Améri- 
que, prétendant qu'ils ne pourraient franchir une distance de 
mille quatre cents lieues sans trouver un point de relâche. 
Un savant de Londres, Lardner, apprenant que malgré 
toutes ces négations on allait tenter l'expérience, se mit en 
fureur; il accourut à Bristol, donna des conférences, se 
Digitized by Google
l'inventeur et la science officielle. 223 
livra à des séries de calcul, et écrivit un livre pour prouver 
« qu'essayer de traverser l'Atlantique avec des bateaux à 
vapeur, c'était prétendre aller dans la lune. » 
Quelque temps après le Great Western traversait l'Océan 
en quinze jours et le Sirius faisait le même trajet en dix- 
huit jours. 
Autres négations : en voici une faite par les officiers de 
marine, corps scientifique et constitué et rétif. Jusqu'en 
1852, ils accusaient de chasser des fantômes ceux qui cher- 
chaient à animer les bateaux d'une force en quelque sorte 
personnelle de redressement, de self-return. 
Ils pouvaient voir tous les jours un jouet de saltim- 
banque, le turabler, se relever obstinément dans quelque 
position qu'on le plaçât. Mais c'était trop simple, il fallait 
bien mieux déclarer que ce qui se faisait tous les jours était 
impossible ; le système qu'on voulait appliquer aux bateaux 
était aussi, lui, sans doute trop simple, c'est pour ce motif 
qu'on ne le voyait pas. 
Les officiers prétendaient aussi que les navires cuirassés 
n'avaient pas de hauteur de batteries suffisante ; la moindre 
agitation de la mer devait éteindre leur feu; les poids 
énormes qu'ils portaient sur leurs flancs devaient les faire 
rouler considérablement ; ils devaient gouverner mal à 
cause de leur longueur; ils ne devaient pas pouvoir s'élever 
à la lame ; le poids de leur coque, l'action réciproque du 
fer et du bois, les courants galvaniques qui devaient s'éta- 
blir entre le fer des plaques et le cuivre du doublage de- 
vaient les user rapidement. 
Que d'accusations 1 Non-seulement l'expérience les a faci- 
lement réduites à néant, mais encore elle a donné un ré- 
sultat que n'attendaient pas les plus chauds partisans de 
ces navires. On n'avait jamais osé espérer qu'ils fussent 
bons voiliers; et quand on a essayé de les faire naviguer 
sous voile, sans l'aide de leurs machines, quand on leur a 
fait exécuter les manœuvres les plus difficiles, et de jour et 
Digitized by Google
224 
L'lNVMT£UR. 
de nuit, dans le canal qui sépare les Açores des Canaries, 
ils ont viré vent debout, vent arrière, suivi toutes les al- 
lures, y compris celle au plus près. 
Fulton après avoir poursuivi une foule d'études mécani- 
ques et d'inventions, en Angleterre où il avait reçu une 
foule de médailles et de lettres de remercîments, mais peu 
ou prou d'argent, vint en France pour essayer d'en tirer 
parti. Au mois de décembre 4797, les ressources lui man- 
quant pour tenter des expériences, il proposa au directoire 
un système de bateaux sous-marins pour faire sauter les 
vaisseaux. Son projet fut, comme tous les projets doivent 
l'être, renvoyé à une commission qui en bonne commission 
qu'elle était, commença par le déclarer impraticable. 
Quelque temps après, ses expériences réussissaient par- 
faitement. 
J'aime ces démentis donnés par les faits aux'savants asser- 
mentés. Quel malheur qu'ils ne les corrigent pas un peu ! 
Revenons aux chemins de fer. 
Que n'a-t-on pas dit contre eux? Les ingénieurs Walker 
et Rastrick, chargés d'une enquête sur les locomotives et les 
machines fixes, préféraient ces dernières. C'est naturel! Les 
locomotives étaient si dangereuses! Si une vache venait à 
se trouver devant le train au moment où il était en marche! 
Quel affreux malheur!... pour la vache! Et puis les voya- 
geurs! transportés avec cette vitesse, n'étoufferaient-ils pas? 
Ne riez pas, ce n'est pas une charge que je fais, c'est un 
tableau. Voyez à quelle aberration peut arriver un savant 
tel qu'Arago. Il s'opposait et très-sérieusement à l'intro- 
duction des chemins de fer en France : « Les souterrains, 
disait-il, seront nuisibles à la santé des voyageurs.» 
Et plein de sollicitude pour cette question hygiénique, il 
aimait mieux qu'on étouffât en diligence. 
Même depuis l'établissement des chemins de fer, que de 
choses niées et bafouées qui en étaient une conséquence 
toute naturelle. M. Charles Lavollée connaît bien le carac- 
l'inventeur et la science officielle. 225 
tère des jurés quand il dit : « Il y a quinze ans... l'idée 
d'une locomotive en plein champ eût été certainement 
taxée de folie. Quelle figure ébahie et moqueuse aurait faite 
un comice rural devant lequel un inventeur serait venu 
proposer de creuser des sillons à la vapeur I » 
Sont-elles assez jolies toutes ces négations ? Nous venons 
de voir nier toutes les grandes inventions modernes, 
la vapeur, le paratonnerre, les navires cuirassés : au tour 
maintenant de la télégraphie électrique. 
En 1842, M. Pouillet forcé de parler de la télégraphie 
électrique, à propos d'un système d'éclairage pour la télé- 
graphie aérienne proposé par M. Jules Guyot, déclara 
qu'eile n'était qu'une utopie d'une réalisation impossible. 
Le grand génie d'Arago reparut ici, il prouva le contraire. 
Malheureusement il ne put lui non plus se dégager entière- 
ment des préjugés. Quand M. Wheastone vint à Paris, 
mandé par le gouvernement pour établir un télégraphe, 
Arago lui-même et les autres savants français prétendirent 
à priori que les communications entre deux villes éloi- 
gnées ne pourraient se faire sans station intermédiaire. En 
vain M. Wheastone prouva le contraire, des difficultés sans 
nombre s'élevèrent; l'inventeur fut blessé et rompit. On 
crut qu'on pouvait parfaitement se passer de lui. 
Orgueil! jalousie! dédain! toujours les mômes senti- 
ments! ils sont la dominante des savants. 
Continuons cette triste liste des infamies qu'ils ont com- 
mises, des stupidités qu'ils ont faites. Accablons-les sous 
le nombre; ne craignons pas de multiplier les exemples; il 
faut que le poids soit si lourd qu'ils ne puissent le porter; 
il faut les écraser sous lui. Que chacun apporte sa pierre, 
la jette au tas commun, de manière qu'ils ne puissent ja- 
mais se relever sous la masse accumulée sur eux. 
Continuons : il n'y a pas une seule des applications mo- 
dernes du caoutchouc que Fresneau n'ait annoncée. L'Aca- 
démie ne fit pas attention à son mémoire et ne le publia pas. 
15 
Digitized by Google
l'inventeur 
La Condamine seul essaya d'en montrer le mérite. Mais La 
Condamine était un voyageur, un hémme qui n'était pas 
tout entier absorbé par de vaines hypothèses, aussi sa voix 
n'était-elle guère écoutée. De plus ou ne l avait admis dans 
le temple qu'avec la plus grande difficulté, sous prétexte 
qu'il était devenu sourd au service de la science. Ils ne 
veulent pas, les bous académiciens, que 1 Institut soit un 
hôtel des invalides de la science; malheureusement il est 
situé sur la rive gauche et il a un dôme, et ceux qui ha- 
bitent les deux palais ont le même respect pour le passé, la 
même aversion pour le pri sent. 
Gomme tous ces vieux hommes sont ennemis des lu- 
mières 1 Quand Windsor proclamait les avantages de 
l'éclairage au gaz et voulait le faire adopter, les savants se 
liguaient contre lui. Il avait d'abord trouvé cet esprit d'op- 
position en Angleterre; après en avoir triomphé là, il le 
retrouva en France. Que ne prétendait-on pas? les houilles 
du continent seraient impropres à produire le gaz; les 
tuyaux souterrains qui le conduiraient pourraient faire sau- 
ter Paris; il empêcherait la végétation... Le câble transatlan- 
tique met en communication le nouveau monde et l'ancien, 
en dépit des négations : M. Cabinet, furieux de ce succès, 
s'écrie vite qu'il ne durera pas six mois 1 
Passons maintenant aux négations des docteurs de la 
docte Faculté. Nous avons déjà parlé de leur orgueil, de leur 
esprit d'exclusion dans le paragraphe précédent. Voyons 
maintenant quelles conséquences en récitent. 
Voici une histoire assez curieuse que raconte M. Edouard 
Fournier. L'épicier Garus débitait sous la régence la grande 
panacée qui n'était autre que l'élixir de propriété de Para- 
celse. « La duchesse de Berry, fille du régent, tomba ma- 
lade et fut bientôt à toute extrémité. Le> médecins en déses- 
péraient, mais, selon l'usage, ne voulaient, laisser approcher 
de la malade aucun vendeur de panacée. Toutes étaient, 
comme aujourd'hui, proscrites sans examen. 
Digitized by 
==* ==
l'inventeur et la science officielle. 227 
« On n'en tint pas compte et Garus fut mandé. Il ne ré- 
pondit de rien, car, disait-il, on l'avait fait venir trop tard. 
Cependant, sur les instances du régent, on administra son 
élixirqui fit merveille; il doubla la dose et la guérison parut 
à peu près assurée. Chirac, cependant, qui était le médecin 
ordinaire, remuait ciel et terre pour être rappelé ; il y par- 
vint, et une nuit pendant que Garus dormait sur un ca- 
napé, dans une chambre voisine de celle de la princesse, il 
se glissa près d'elle et lui présenta un julep de sa façon. 
C'était un affreux purgatif qui la tua. 
« La princesse était morte, mais la forme était sauvée. 
Ne vaut-il pas mieux mourir avec la permission de la Fa- 
culté qu'avoir l'audace de s'en passer pour guérir! 
« Ajoutons qu'aujourd'hui l'élixir de Garus est recom- 
mandé par tous les médecins, » 
Et que de remèdes ont eu le môme sorti Ils sont d'abord 
rejetés par les médecins, comme d'infâmes poisons : puis 
ils font malgré tout leur chemin peu à peu, quoique obligés 
de se cacher, quoique ne pouvant guérir au grand jour. 
Et n'est-ce pas de même qu'a dû, jusqu'à ce jour, agir 
toute vérité. Les pamphlets du dix-huitième siècle n'étaient- 
ils pas aussi, eux, imprimés sournoisement dans les caves, 
et distribués la nuit, en cachette? C'est l'histoire de tout le 
progrès. 
Nous avons déjà vu qu'au dix-septième siècle, la Faculté 
traitait 1 emétique d'hérétique. Le mercure fut de même 
repoussé par tous les médecins du seizième siècle, et au 
dix-huitième la vaccine était unanimement condamnée. Il 
fallut près de trois cents ans au quinquina pour être adopté 
par les savants, et encore n'eut-il le bonheur de trouver 
place dans le codex que, parce que Louis XIV, atteint 
d'une fièvre inlrrmittente qui faisait perdre leur latin aux 
docteurs, voulut bieu>c livrer à un charlatan qui lui admi- 
nistra la poudre d'Amérique et le guérit, malgré les cla- 
meurs de la Faculté. La lithotritie a trouvé un adversaire 
Digitized by Google
L'JNVENTEUH. 
acharné en M. Vclpeau qui la pratique maintenant. Piorry 
invente la plessimétrie et est traité de fou. Le traitement 
de l'angine par la glace, malgré tous les succès qu'il a rem- 
portés, n'a été adopté qu'avec les plus grandes difficultés, 
par les médecins français. 
En 1828, une lettre de M. Hickman, médecin anglais, 
annonçant qu'il avait trouvé le moyen d'obtenir l'insensibi- 
lité chez les opérés, ayant été communiquée à l'Académie 
de médecine, fut, malgré l'opinion de Larrey, fort mal ac- 
cueillie, eton refusa d'y prêter un seul moment d'attention. 
Il fallait que les malades se résignassent à souffrir; voilà 
l'avis unanime. Tous ceux qui vouaient arracher l'huma- 
nité à la douleur étaient condamnés d'avance. On ne les 
traitait plus de sorciers; le temps en est passé, on les trai- 
tait de charlatans et de fous. M. Vclpeau, qui est habitué à 
regarder les nouveautés comme des chimères, n'avait garde 
de faire grâce à celle-ci. Quand les expériences de Jobert 
et de Malgaignc eurent réussi, il invoqua contre l'éthérisa- 
tion l'effet stupéfiant qu'elle pourrait produire sur les ma- 
lades. Il finit cependant par se convertir; mais Magendie, 
qu'on eût pu appeler le bourreau des chiens, n'était pas plus 
tendre pour les hommes; il protesta « contre dos essais im- 
prudents au nom de la morale et de la sécurité publique » 
et vanta « futilité de la douleur. » 
Il faut être médecin pour se figurer que le mal est bien 
et que le malheureux à qui on coupe une jambe doit se ré- 
jouir de sentir tailler ses chairs et scier ses os. 
N'est-elle pas magnifique cette unanimité de médecins, 
moins un, pour repousser un des plus grands bienfaits qui 
aient été donnés par notre siècle à l'humanité. La sup- 
pression de la douleur! Admirez la splendeur de l'argu- 
mentation qu'on dirige contre elle. 
Qui sait, si, il y a quelques années, l'Académie fie méde- 
cine, en faisant condamner le docteur Vriès comme un char- 
latan, n'a pas commis un autre crime de lèse-humanité? Du 
Digitized by Google
L'INVENTEUR ET LA SCIENCE OFFICIELLE. 229 
moins tout semble le prouver jusqu'à présent, j'ose le dire, 
car le rapport que M. Velpeau a lu devant l'Académie 
n'est qu'un réquisitoire basé sur l'autorité de son auteur, 
non sur des faits. Ce que les médecins ne peuvent nier, 
c'est leur caractère. Cagliostro le savait bien lui qui, ayant 
fait de nombreuses guérisons, s'était aliéné le corps mé- 
dical. Aussi répondait-il à deux étudiants qui étaient venus 
le consulter : « Surabondance de bile cbez MM. les mem- 
bres de la Faculté. » Toujours la même maladie : la con- 
versation suivante que rapporte M. Os. Comettant le prouve 
bien. 
« Je vous ai dit, mon cher Desnoyers, que certains mé- 
decins font, dans je ne sais quel but, tous les efforts pour 
insinuer à Sax qu'il n'est pas guéri. Sax les écoute avec 
une bienveillance et un sang-froid qui m 'étonnent toujours. 
Il est vrai que le célèbre Hufeland dit quelque part qu'un 
des meilleurs moyens de vivre longtemps est de donner à 
son imagination une direction agréable. 
« L'autre jour arrive chez le facteur un médecin (il en 
vient cinquante par jour). J'entre au moment où ce mon- 
sieur dont ln physionomie était souriante, dont la voix était 
douce et persuasive, disait à Sax : « Je vous assure, mon- 
sieur Sax, que vous n'êtes pas guéri. 
« — Pourtant je dors bien, je mange bien, je suis fort, 
j'ai l'esprit lucide, je ne souffre nulle part, et je ne me suis 
jamais senti si plein de vie. 
« — Ça ne fait rien, monsieur Sax, vous n'êtes pas guéri : 
je vous assure, foi d'honnête homme, que vous n'êtes pas 
guéri. Ça ne vous fait rien, n'est-ce pas, que je vous dise ça? 
« — Non, répondit Sax, vous pouvez continuer, car je ne 
demande qu'à être longtemps malade, comme je le suis en 
ce moment. 
« — Ah ! tant mieux que ça ne vous fasse rien, ce que je 
vous dis. Eh bien, croyez-le bien, le cancer, voyez-vous, ne 
pardonne jamais. Ah! monsieur Sax, je n'ai pas l'honneur 
Digitized by Google
L'iN VBNTE OR. 
d'être connu de vous, mais aussi vrai qu'il y a un Dieu, la 
tumeur reviendra. 
«À ce moment Sax appela son commis pour lui donner un 
ordre et lui remettre quelques papiers. L'ordre donné et les 
papiers remis, l'inventeur se retourna du côté du médecin 
étranger et lui dit : 
« — Je vous demande pirdon, monsieur, de vous avoir 
interrompu, veuillez reprendre vos observations. 
« — Ça ne vous fait rien, bien sûr, monsieur Sax? 
« — Ça ne me fait rien, dit Sax. 
« — Je vous disais donc que la tumeur reviendrait un 
beau jour au moment où vous vous y attendrez le moins : les 
ganglions repousseront avec une nouvelle force, et, cette 
fois, monsieur Sax, aucune médecine, pas plus la médecine 
européenne que la médecine indienne, pas plus les grands 
docteurs que les empiriques ne vous sortiront de là! Ah! 
croyez-le bien, je vous en prie, je vous en supplie même, 
croyez-le, vous n'êtes pas guéri et vous êtes plus près de 
la crise fatale que jamais. 
« — Et que voulez-vous que j'y fasse? demanda Sax. 
« — Malheureusement, il n'y' a rien à faire : il n'y a qu'à 
vous résigner... Ça ne vous fait rien, n'est-ce pas, que 
je vous dise ça? 
« — Ça ne me fait rien, répondit Sax sur le même ton 
de voix et avec la même insouciance. 
« — Ah ! que vous nie faites plaisir en me répétant cela ! 
j'aurais été si malheureux de vous faire de la peine! 
« Et le médecin se retira lentement en disant encore, 
mais à demi-voix : « Ah ! oui, je suis bien heureux que 
ça ne vous fasse rien, ce que je vous dis là. » 
«Et entre autres personnes qui assistaient à cette scène 
d'un comique si funèbre, nous citerons MM. Viel, Mareuse, 
et notre savant compositeur, Georges Kastner. 
« Une autre fuis, Sax reçut la visite de trois médecins, qui, 
sans doute, s'étaient réunis (l'union fait la force) pour bien 
Digitized by 
l'inventeur et la sctence officielle. 23! 
constater la guérison du facteur, à laquelle ils ne voulaient 
pas croire. Ces hommes de l'art étaient d'un caractère vio- 
lent. Ils furent si surpris et on aurait presque dit si désap- 
pointés, de trouver Sax vivant et bien vivant, qu'ils 
s'emportèrent en invectives contre le médecin javanais, 
crièrent à perdre haleine, et oubliant, ou faisant semblant 
d'oublier la présence chez lui du maître de la maison, frap- 
pèrent à coups de poing sur la table en jurant qu'on n'avait 
jamais guéri de cancer et qu'on n'en guérirait jamais 
«Quand ils furent partis, Sax, se tournant du côté de 
Berlioz, lui dit avec le plus grand sang -froid : « Je ne pou- 
vais pourtant pas me laisser mourir pour être agréable aux 
médecins ! » 
Il eut grand tort, vraiment, car tel était le désir de ces 
Messieurs; mourir dans les règles, c'est toujours la même 
histoire, et jamais ils ne pardonnent aux imprudents qui 
ne veulent pas suivre cette loi, et à leurs confrères qui 
sont assez hardis et assez forts pour les dispenser de 
cet acte toujours très-ennuyeux à remplir. Malheur, en 
eCfet, à ceux-là qui osent gu rir sans être patentés, ou qui 
étant patentés, guérissent par d'autres moyens que ceux 
reconnus et préconisés par la Faculté. Malheur à Raspail 
pour avoir essayé d'innover et de combattre les erreurs que 
se plaisent à répandre et à entretenir les chefs de la science. 
C'est le même cri d'orgueil et de jalousie insensée qu'a 
poussé la Faculté au dix-septième siècle contre Renaudot, 
qui retentit encore au milieu du dix-neuvième. Malheur 
au docteur Vriès qui s'avise d'apporter un remède des 
Indes et de guérir les cancers, sans avoir recours aux opé- 
rations dangereuses, douloureuses et insuffisantes dont on 
s'est servi jusqu'à ce jourl 
On veut bien, il est vrai, après le retentissement causé 
par la guérison de Sax, donner une petite satisfaction à 
l'opinion publique. Sax est guéri, la presse le répète; les 
médecins le nient en vain : le fait est là; lutter contre lui 
232 
L*IH VENTEU R. 
est impossible. Alors, M. Velpeau fait une petite conces- 
sion : il permet à M. Vriès de franchir le seuil de l'hôpital 
de la Charité dont il est dictateur; il lui livre 16 cancéreux 
dont les médecins ont désespéré ; M. Vriès les accepte et 
répond de leur guérison au bout de six mois; là, Velpeau 
proclame lui-même « qu'il lui paraît loyal et convenable de 
n'en rien dire avant de les avoir suivis jusqu'au bout, » 
Et au bout de deux mois, M. Velpeau, manquant à l'en- 
gagement qu'il a pris, manquant de loyauté et de conve- 
nance^ c'est lui-même qui le constate, chasse honteusement 
M. Vriès de l'hôpital, et rend un ukase académique par 
leque il déclare qu'il est sûr que le médecin noir ne peut 
guérir les malades qui lui ont été confiés, qu'il n'est qu'un 
charlatan et un fou, passible maintenant des tribunaux et 
indigne de l'attention de la science. Et comment M. Vel- 
peau pouvait-il être sûr que M. Vriès ne pouvait guérir 
ses malades, puisqu'ill'a arrêté au milieu de son traitement? 
Et n'est-ce pas avec raison que M. Vriès lui disait : « Vous 
m'avez manqué deux fois de parole, monsieur : une pre- 
mière fois en me promettant six mois et en ne m'en accor- 
dant que deux ; une seconde fois en vous engageant solen- 
nellement en plein amphithéâtre, à ne pas chercher à 
connaître mon secret et même à ne pas me le demander, 
tandis que vous avez fait analyser mes pilules, comme si 
vous aviez pu croire qu'un homme de ma race ne prendrait 
pas ses précautions et vous laisserait autre chose que l'ac- 
cessoire de son moyen. » 
Ce sont des soufflets dont l'empreinte reste sur la joue 
qui les a reçus. Certes, cette lutte du docteur noir contre 
l'Académie de médecine sera aussi curieuse que la lutte 
de Renaudot contre la Faculté. 
A côté des questions spéciales se trouvent les questions 
d'honneur, qu'il est permis à tout le monde déjuger; et, 
en face de ces faits, je ne crois pas qu'il soit difficile de 
deviner de quel côté est la loyauté. Faut-il avoir foi aux 
)igitized by Google 
l'inventeur et la science officielle. 233 
médecins qui nient: la guérison de Sax ou à celui qui a 
accompli cette guérison? Que supposer de l'homme qui 
s'est servi de l'influence de son nom et de sa puissance 
pour terrasser un adversaire, non pas loyalement, non pas 
à armes égales, mais en manquant à deux engagements 
sacrés? Et pourquoi avez-vous manqué à ces engagements, 
monsieur Velpeau? — Par humanité? Mais vous dites vous- 
même que vous désespériez des malades confiés à M. Vriès; 
vous avouez que de toutes manières vous étiez impuissant 
devant leur mal, qu'ils étaient condamnés ; et vous leur fer- 
mez la seule porte de salut qui leur restait, après l'avoir 
entr'ouverte î Vous devez un terrible compte à l'humanité, 
monsieur Velpeau; vous lui devez compte de ces seize ma- 
lades qu'il aurait peut-être sauvés; vous lui devez compte en 
outre de tous les malheureux qui succombent aujourd'hui, 
qui succomberont demain à cette redoutable maladie. 
— Mais étes-vous sûr qu'il eût guéri? me dira-t-on. 
— Non, évidemment, quoiqu'il y ait un préjugé en sa 
faveur, puisqu'il a guéri Sax. Mais vous ne pouvez pas me 
prouver que son remède était chimérique, puisque vous 
n'avez pas tenu vos engagements avec lui; puisque vous ne 
lui avez pas donné le laps de temps qu'il demandait : il lui 
a fallu sept mois pour guérir Sax ; évidemment, si on le 
lui avait enlevé au bout de deux mois, il ne l'eût pas sauvé. 
Enfin, disons que les considérants sur lesquels s'appuie 
la partie scientifique de son rapport n'ont pas paru très- 
concluants à tous les médecins. M. H. Castelnau, dans le 
Moniteur des hôpitaux, disait : 
« Au nombre des parce que qui laissent à désirer, nous 
nous contenterons de citer les suivants : 
a M. Velpeau dit qu'il ne croyait pas au spécifique du 
cancer : 1° Parce qu'il n'est pas vraisemblable qu'une lésion 
aussi matérielle, aussi réfractaire que les cancers, se laisse 
atteindre par une atteinte végétale donnée à l'intérieur et 
qui ne produit aucun effet appréciable. 
Digitized by Google
234 
l'inventeur. 
« Dans un sens qu'on ne peut pas prêter à M. Velpeau, 
mais qui ressortirait évidemment de cette phrase malveil- 
lamraent interprétée, un remè le qui ne produirait auctm 
effet ne pourrait évidemment guérir le cancer, mais il est 
possible et rien ne démontre que si l'antidote du cancer est 
jamais trouvé, ce ne soit parmi les substances végétales; 
quant à l'effet produit, le quinquin;t n'en produit souvent 
pas d'autres que de guérir la fièvre et de faire diminuer la 
rate, c'est-à-dire qu'il fait ce que M. Velpeau considère 
comme impossible. 
« Sur dix-huit parce que, il y en a au moins six qui n'ont 
guère plus de valeur que le précédent, et qui ne peuvent, 
par conséquent, que nuire aux intérêts que M. Velpeau a 
voulu défendre. » 
En effet, que disent ces dix-huit parce que? Ils disent : 
je suis infaillible, nous sommes infaillibles. 
Mais nous l'avons déjà dit : nous ne croyons plus à l'in- 
faillibilité humaine, tant de fois démentie par les faits, et 
que M. Velpeau se rappelle qu'au delà du tribunal acadé- 
mique, au delà du tribunal de police correctionnelle, il y a 
le tribunal de la postérité qui pourra bien un jour le tra- 
duire à sa barre! 
Quel malheur que toutes les académies ne puissent 
cacher leur injustice comme le fît, en HGi , l'Académie des 
beaux-arts qui, ayant donné injustement le prix de Rome à 
un sculpteur qui ne l'avait pas mérité, fît briser tous les 
bas-reliefs du concours. 
M. Velpeau, dont nous venons de parler assez longtemps, 
terminait son rapport par ces mots : 
« Ce que je voyais et ce que j'entendais était contraire à 
l'ordre logique des choses. » 
Comme cette phrase sent bien son académicien ! Comme 
IV 
Digitized by GooqI< 
l'inventeur et la science officielle. 235 
elle est digne de ces messieurs! Cela est contraire à l'ordre Io- 
nique des choses; donc... cela n'est pas, — ou plutôt cela est 
contraire à nos affirmations, à nos théories; donc cela n'est 
pas. Gens naïfs qui croyez que les théories sont faites pour 
expliquer la nature : erreur 1 La nature est faite pour les 
théories, c'est leur très-humble vassale. Vous vous imaginez 
que la théorie est déduite des faits : folie ! Ce sont les faits 
qui sont adaptés à la théorie. 
Quand les anciens étaient embarrassés pour expliquer un 
phénomène, ils le plaçaient au rang des prodiges : exemples : 
Le cheval de l'e ipereur Tibère, du corps duquel jaillissaient 
des étincelles quand on le frottait avec la main ; les javelots 
des soldats romains qui, pendant la nuit qui précéda la 
victoire que Posthumius remporta sur les Sahins, brillaient 
comme des flambeaux; de môme un verset du Coran décla- 
rant que la femme peut porter trois ans, les musulmans 
crient au prodige! Prodige! mot absurde, qui n'a pas de 
sens, puisqu'il signifie qu'il ne peut pas être ; mais mot 
commode pour expliquer ce qu'on ne peut comprendre. 
Maintenant nos savants, quand ils se trouvent en présence 
d'un fait dont ils ne peuvent donner nulle explication, au- 
quel ils ne peuvent adapter nulle théorie, s'en tirent d une 
autre manière. 
Ainsi de nombreux paysans voient tomber une pierre à 
Lucé. Lavoisier, Cadet et Fougeroux terminent ainsi un 
rapport sur ce fait : 
« L'opinion qui nous paraît la plus probable, celle qui 
cadre le mieux avec les principes reçus en physique, avec 
les faits rapportés par M. Bachelay, et avec nos propres 
expériences, c'est que cette pierre, qui peut-être était cou- 
verte d'une petite couche de verre ou de gazon, aura été 
frappée par la foudre et aura été ainsi mise en évidence. » 
Les principes défendaient à la pierre de tomber. 11 fallut 
qu'un académicien, M. Lhot, vît des aérolithes de ses propres 
yeux pour que les principes acquis leur permissent d'exister. 
236 
l'invebteur 
J'aimais encore mieux le système des anciens. Au moins 
eux ne rejetaient pas le fait sous prétexte qu'il était contre 
les règles imposées par eux à la nature. 
Des démentis nombreux, dans le genre de celui que je 
viens de signaler, donnés aux savants par la nature qui 
n'avait pas tenu compte de leurs négations, ne les em- 
pêchent pas de poursuivre le même système. 
Cependant on pourrait leur adresser une toute petite 
question, avec toute l'humilité qu'un pauvre mortel doit 
éprouver devant les immortels : 
— Pourquoi, Messieurs, puisque vous êtes infaillibles, 
vous envoyez-vous donc chaque jour de lourds pavés à la 
tête et vous adressez-vous réciproquement les démentis les 
plus formels? 
Commençons par vous, Messieurs les médecins, qui êtes 
les plus exclusifs de tous, les plus orgueilleux et qui, de 
plus, non-seulement avez le privilège de nier une invention 
et une découverte, mais encore celui de la faire déclarer 
pernicieuse de par les tribunaux, et de faire condamner 
ceux-là qui l'apportent, à quelques années de prison. Etes- 
vous bien sûrs de ne jamais vous tromper? N'avez-vous 
jamais erré? Etes-vous toujours d'accord entre vous? Et 
voyons un peu ce que pensent de votre science ceux de vos 
confrères qui ont eu le courage de dire la vérité. 
Commençons par Bichat, qui, pour n'être pas docteur, 
n'en était pas moins savant : 
<( La matière médicale est, de toutes les sciences, celle 
où se peignent le mieux les travers de l'esprit humain. Que 
dis-je? ce n'est point une science... C'est un mélange in- 
fâme d'idées inexactes, d'observations souvent puériles, de 
moyens illusoires, de formules aussi bizarrement conçues 
que fastidieusement assemblées. On dit que la pratique de 
la médecine est rebutante, je dis plus : elle n'est pas, le plus 
souvent, celle d'un homme raisonnable, t quand on èn puise 
les principes dans la plupart de nos matières médicales. » 
Digitized by Gc 
L*IN VEKTEUR BT LA SCIENCE OFFICIELLE. 237 
A un autre : le docteur Guyard raconte cette anecdote : 
a Une dame de nos amies disait un jour à son médecin : 
« — Dites-moi donc un peu, docteur, par quel secret vous 
autres, médecins, vous n'êtes jamais malades. 
u — C'est, répondit le naïf docteur, parce que nous dînons 
confortablement du produitdenos ordonnances, sans jamais 
rien prendre des drogues que nous ordonnons. » 
Boërhaave dit : « Si l'on vient à peser le bien qu'a pro- 
curé une poignée de vrais fils d'Esculape, et le mal que 
Timmense quantité de médecins a fait au genre humain, 
depuis l'origine de l'art jusqu'à ce jour, on pensera sans 
doute qu'il serait plus avantageux qu'il n'y eût jamais eu 
de médecins dans le monde. » 
Continuons : c'est Stahl qui parle : 
« Je voudrais qu'une main hardie entreprît de nettoyer 
cette étable d'Augias. J'ose pénétrer dans cette science 
peuplée d'erreurs, où la langue est aussi défectueuse que 
la pensée, où tout est à refondre, les principes et la ma- 
tière. » 
Young disait que la médecine était une loterie; d'après 
lui le docteur RadcUffe n'avait acquis sa réputation et 
n'avait obtenu ses succès qu'en administrant des remèdes 
k contre-temps. 
Le docteur Brown reconnut que les fièvres abandonnées 
a leur cours naturel n'étaient ni plus longues ni plus graves 
que lorsqu'on les coupait par les meilleures méthodes. 
Frappart s'écriait douloureusement : « Médecine, pauvre 
science! Médecins, pauvres savants I Malades, pauvres vic- 
times! » 
Guy-Patin, ce féroce médecin, appelait aussi la médecine 
l'art de deviner; Barthez n'y croyait pas; Broussais se po- 
sait cette question : « La médecine a-t-elle été plus nuisible 
qu'utile à la société?» Corvisart a lancé cette boutade contre 
elle : « Bah! elle ne sert à. rien; » Foda lui a donné un 
rôle consolateur : « Si elle ne fait aucun bien, elle soulage 
Digitized by Google
238 
l'inventeur. 
par la magie de l'espérance. » Rostan a proclamé que 
« chacune de ses formules était une erreur; » Sydenham a 
avancé que « ce qu'un qualifie d'art médical est bien plutôt 
l'art de faire la conversation et de babiller que l'art de 
guérir; » Sprengel affirme « que le scepticisme en médecine 
est le comble de la science et que le principe le plus sage 
consiste à regarder toutes les opinions avec l'œil de l'indif- 
férence, sans en adopter aucune. » Magendie avouait, lui : 
« Sachez-le bien, la maladie suit le plus habituellement sa 
marche sans être influencée par la médication dirigée 
contre elle. Si même je disais toute ma pensée, je dirais 
que c'est surtout dans les services où la médication est la 
plus active que la mortalité est la plus considérable. » 
M.Chomeldit : «Les ténèbres enveloppent encore la branche 
la plus importante de la médecine. » Bouchardat déclare 
enfin que « la science médicale n'est pas faite. » 
Certes, nous n'aurions pas besoin de I autorité de si 
savants médecins pour le voir. Les querelles des allopathos 
et des homœopalhes ne nous le prouvent-elles pas suffisam- 
ment? Si ces Messieurs étaient si sûrs de leur science, ^e 
diraient-ils donc des injures comme ils s'en jettent à la 
figure? 
« Les allopatbes, crient les homœopathes, sont des assas- 
sins : le fond- de la médecine allopathique est complétr- 
ment faux et absurde. Li s médecins allô,. allies tuent les 
malades en les soignant, et les empoisonnent en les pur- 
geant. Menteurs insignes, fourbes ! 1 Les allopathes, à leur 
tour, n'ont garde de demeurer en reste et décrient : «On 
ne peut appliquer la méthode d'Hahncmanu sans être un 
ignorant abject, un pauvre illuminé, un mi-érable char- 
latan. L'homœopathie est le comble de la folie et de l im- 
pudence. Il y a à Berlin troi- médecins homœopathes, un 
fripon et deux L mirants... » Et c'est devant les tribunaux 
que ces Messieurs invoquent, comme jadis la Faculté de 
Paris invoquait le Parlement, que se disaient ces jolies 
Digitized by Gc 
L'iNVENTELR ET LA SCIENCE OFFICIELLE. 23\) 
choses, il y a quelques aimées. E^t-ce que ces épithètes ne 
valent pas bien les traîtres, fils de traîtres, hérétiques, sa- 
crilèges, que se lançaient à la face les bons médecins du 
XVII" siècle? Décidément la médecine vieillit, mais le mé- 
decin ne change pas. 
Et ce sont ces Messieurs, qui ne sont pas plus sûrs de 
leur science, qui viennent invoquer V ordre logique des 
choses, et, au nom de la théorie, interrompre les expériences 
de M. Vriés. Messieurs, un peu de modestie; et pour es- 
sayer de vous guérir du péché d'orgueil, permettez-moi de 
vous raconter cette petite anecdote : 
Les membres de la Société royale de Lonflres, sous l'in- 
fluence de Berkeley, ne voyaient que l'eau de goudron et 
croyaient que tout lui était possible. Un jour, un médecin 
de province leur adresse une lettre dans laquelle il leur an- 
nonce qu'un matelot, tombé du grand mât de son navire, 
s'était cassé la jambe en mille morceaux, mais qu'en rap- 
prochant les parties fracturées, en liant et en versant sur 
le tout de l'eau de goudron chaude et épaisse, on avait 
raccommodé parfaitement la fracture. 
Là-dessus, grande discussion : mais l'eau de goudron 
avait tant de puissance I 
Huit jours se passent : le doute chez les uns, la foi chez 
les autres ; enfin une lettre arrive dans laquelle le médecin 
provincial s'excusait fort d'avoir omis un tout petit détail : 
la jambe du matelot était une jambe de bois. 
C'était Hill, qui, par vengeance, avait fait cette mystifi- 
cation au savant corps. 
Votre doctrine n'est pas immuable, ce qu'elle devrait 
être si elle était infaillible. Tour à tour vous rejetez un re- 
mède que vous adopoz le lendemain. Vous êtes connue les 
jolies femmes: aujourd'hui les nez en trompette, demain 
les nez droits : hier les tailles courtes, dans huit jours les 
tailles longues; c'est la mode. Hâtez -vous tant qu'il guérit, 
disait Mme de Séviyné eu parlant du café. L'huile de co- 
240 l'inventeur. 
pahu, au XVII* siècle, était un baume universel; mainte- 
nant elle a perdu une partie de ses vertus. 
Au XVII* siècle la saignée est à la mode ; vous avez vu 
quel soigneur enragé élait Guy- Patin. Broussais met de 
nouveau en avant un autre moyen de tirer du sang du corps 
humain; ce sont les sangsues : il préconise ensuite les 
émollients ; et vite tous les médecins se servent de ces deux 
remèdes. Plus tard viennent l'huile de foie de morue et 
l'iode ; maintenant le moyen de guérir est l'expectation. 
Demain il en .paraîtra un autre qui changera à son tour. 
Et vos négations! et vos discussions! Aujourd'hui vous 
rejetez l'antimoine, l'éraétique, la circulation du sang, que 
vous serez forcés d'adopter demain. Un jour, M. Darcet in- 
vente un nouveau système alimentaire composé de la gé- 
latine extraite des os. Pendant trois mois, à l'hôpital de la 
Charité, il y soumet malades, convalescents, gens de ser- 
vice. L'expérience semble a\oir parf «itement réussi, et tous 
les établissements de charité s'empressent de suivre ce 
mode d'alimentation. Ce fut une sorte de fureur : à Reims, 
par exemple, de 1830 à 1832, l'appareil destiné à faire des 
tablettes de gélatine avait fourni plus de deux cent mille 
rations. 
Mais ce qui réussissait à la Charité ne réussissait pas, 
paraît-il, à l'Hôtel-Dieu, et en 1836, M. le docteur Donne 
lut tout d'un coup un mémoire à l'Institut, dans lequel 
il niait toute espèce de propriété nutritive à la gélatine. 
C'était déclarer que tous les médecins qui avaient, pendant 
sept ans, conseillé l'emploi de la gélatine, étaient des Anes : 
et alors quelle responsabilité! Eh quoi! ils auraient nourri 
pendant sept ans des malheureux avec une matière nou 
nourrissante, et par conséquent ils les auraient fait 
lentement mourir de faim. MM. Julia Fontenelîe, Gan- 
nal, Edwards et Balzac étudièrent de nouveau cette 
question. M. Gannal conclut d'un côté que la gélatine est 
nourrissante tant qu'elle existe à son premier état de disso- 
Digitized by Go 
l'inventeur et la science officielle. 241 
lution dans le bouillon ordinaire, mais qu'elle perd toute 
espèce de propriété nutritive dès qu'elle est convertie en 
gelée; M. Julia Fontenelle déclare au contraire qu'elle est 
un excellent adjuvant de nutrition. — Je ne parle pas des 
débats postérieurs : cet exemple ne montre-t-il pas combien 
la médecine peut errer; de quel engouement elle est prise 
tout d'un coup pour telle chose qui à ses yeux devient su- 
périeure à tout? — La Faculté déclarait que les soupes de 
gélatine « étaient préférables pour les malades aux bouil- 
lons de bœuf ordinaire. » Et c'est vous, noble Faculté, qui 
errez ainsi, qui faites de pareilles sottises, qui osez procla- 
mer que vous êtes infaillible î Et de vos discussions sur le ma- 
gnétisme, qu'est-il résulté? Quand Bertrand, le premier, 
apporta cette question devant vous et vous força de vous 
prononcer, votre commission se déclara pour le magné- 
tisme : de nombreux débats en résultèrent, mais n'appor- 
tèrent aucun jour sur cette question : et c'est vous, igno- 
rants comme les autres quand il s'agit d'une nouvelle ques- 
tion, qui osez parler avec cette autorité, au nom de la science 
passée. Vous êtes bien fiers, messieurs les savants, quand 
il s'agit d'écraser un pauvre novateur ou inventeur : à vous 
entendre, vous n'auriez jamais commis d'erreurs; vous eus- 
siez toujours nagé dans un océan de lumière; la nature 
n'aurait plus de secrets pour vous; vous auriez porté le 
flambeau de votre science dans ses coim les plus reculés. Il 
est donc bon de vous remettre devant les yeux certaines 
petites anecdotes dans le genre de celle-ci, qui ne prouvent 
pas toujours en faveur de votre pénétration. 
En 1863, à propos de l'homme fossile, auquel je crois 
du reste, M. Desnoyers, ayant examiné les ossements de 
divers pachydermes dont la race est éteinte, avait conclu, 
d'après leurs stries, leurs incisions et leurs coupures, que 
l'homme avait dû être contemporain de ces animaux. 
Or, M. Eugène Robert répond quelque temps après à 
M. Desnoyers : « M'étant rendu à l'École des mines pour 
16 
2-42 
l'inventeur 
y étudier les indices signalés par M. Desnoyers, la personne 
qui prépare les ossements fossiles de cet établissement inc 
déclara formellement que les blessures d'ossements des en- 
virons de Chartres, résultaient de sa maladresse à les débar- 
rasser de la terre qui les enveloppait et qu'il ne fallait y 
voir que des coups du burin ou du ciseau employés par elle 
dans leur nettoyage. 
Et vous, messieurs les académiciens, qui, pour soutenir 
une théorie, commettez des naïvetés semblables, vous vien- 
drez tenir une conversation dans le genre de celle-ci : 
— Vous prétendez guérir, allez, vous n'êtes qu'un mi- 
sérable charlatan, car nous qui sommes des gens sérieux, 
nous ne guérissons pas. Nous avons fait nos preuves. 
— Mais le malade que vous disiez incurable se porte 
bien. 
— Ce n'est pas vrai. 
— L'avez-vous vu? 
— Non. 
— Voulez-vous le voir? 
— Non, mon temps est trop précieux pour me déranger 
gratis. 
Et puis on le traite d'empirique, comme si ce terme était 
une injure, et on le fait traduire en police correctionnelle 
pour exercice illégal de la médecine. 
C'est l'histoire du docteur Vriès. 
Empirique ! je réclame ce titre comme un honneur. Em- 
pirique, c'est l'homme qui observe, qui compare, qni cher- 
che, qui trouve ; et l'autre qui, la tête bourrée de formules 
toutes faites, ne cherche qu'à les appliquer au hasard, sans 
regarder si elles sont vraies ou fausses, c'est le médecin de 
Molière ! 
N'est-ce pas l'empirisme qui amena Gilbert, Otto de 
Guerick, Grey, Wehler, Mussenbroek, Nollet, Dufay lui- 
môme, Lemonnier, Devis, à constater les divers faits pro- 
duits par la machine électrique et qui devaient donner de 
Digitized by Google
, 
L'INVENTEUR et la science officielle. 343 
si merveilleux résultats, quand, se basant sur eux, on ferait 
une théorie générale des propriétés de ce fluide? 
Et qu'est-ce que la médecine? si ce n'est un art d'expéri- 
mentation. Est-ce qu'elle peut procéder autrement que par 
l'empirisme ? 
« Nous médecins, écrit modestement un des rédacteurs 
de Y Union médicale, nous avouons humblement notre 
ignorance; nous nous bornons à constater les propriétés 
des médicaments quand le hasard nous les révèle, quand 
l'expérimentation nous les démontre ; et nous n'allons pas 
plus loin. » — « Empirisme partout, voilà l'état de la méde- 
cine, » disait Malgaigne. 
N'est-ce pas l'empirisme qui a découvert l'éthérisation ? 
N'est-ce pas l'empirisme qui est le père de toute science? 
N'est-ce pas l'empirisme qui a révélé à Torricelli et à Pascal 
la pesanteur de l'air? N'est-ce pas l'empirisme qui a révélé 
aux académiciens de Florence la porosité des métaux? 
N'est-ce pas l'empirisme qui a conduit Lavoisier à trouver 
la composition de l'air? N'est-ce pas l'empirisme ? 
Mais à quoi bon vous citer certaines découvertes ou inven- 
tions comme nées de l'empirisme, quand toutes, absolu- 
ment toutes, en sont le produit, la théorie ne pouvant pas 
être faite d'une manière certaine, avant que l'expérience 
l'ait justifiée. Expérimenter, il faut toujours que vous en 
veniez là : car la science acquise est négative et le fait contre 
lequel vous l'invoquez peut venir le lendemain la renverser. 
« La vérité, dit M. Dunoyer, est que tous les arts ont 
commencé d'une manière empirique. » En principe c'est là 
la bonne manière d'aller. Je ne crois pas qu'il y ait de meil- 
leure preuve de ce que j'avance ici que l'histoire suivante : 
Piallat me racontait qu'un jour un fabricant de chapeaux 
de paille était allé le trouver en sa qualité de chimiste, 
en le priant de lui indiquer un procédé pour blanchir 
les chapeaux de paille de la meilleure manière possible. On 
les frotta d'abord avec une brosse de chiendent imprégnée 
244 
l'inventeur. 
de potasse d'Amérique ; ensuite on les badigeonna avec un 
enduit composé d'acide sulfureux, d'amidon de blé et de 
carbonate de plomb. Cependant le fabricant n'était pas ar- 
rivé au résultat qu'il voulait atteindre. Ses divers essais 
avaient échoué. 
— Si nous remettions le chapeau dans l'acide sulfureux, 
dit-il. 
Piallat, bon chimiste, s'y opposa en lui prouvant que son 
chapeau deviendrait noir au lieu de blanchir. Cependant il 
n'avait pas convaincu le fabricant, et celui-ci n'en fit pas 
moins à sa téte. 
Eh bien! que résulta-t-il de cet essai? C'est que le cha- 
peau qui devait scientifiquement devenir noir, acquit une 
magnifique blancheur ! 
Et c'est au nom de cette science acquise qui reçoit de pa- 
reils démentis que vous niez le progrès! Aussi, quand on 
voit ces faits se renouveler chaque jour, comment ne parta- 
gerait-on pas l'indignation de Paracelse contre les apôtres 
de ces doctrines : 
« Ce qui fait un médecin ce sont les cures, et non pas les 
empereurs, les papes, les facultés, les privilèges, les acadé- 
mies... Vous me traînez dans la boue ! vous êtes de la race 
des vipères et je ne dois attendre de vous que du venin... 
Imposteurs! vous ignorez même ces simples... je ne vous 
confierais pas un chien... Vous me reprochez de perdre 
aussi des malades... est-ce que je puis rappeler de la mort 
ceux que vous avez déjà tués? Quand vous avez donné 
à un tel une demi-livre de vif-argent, à tel autre une 
livre, quand ce vif-argent est dans la moelle, qu'il coule 
dans les veines, qu'il adhère aux articulations, comment 
réparer le mal?... Vous parlez d'anatomie, vous disséquez 
des pendus... plût à Dieu que vous vissiez des malades! 
Devant le mal, vous restez comme un veau devant un 
charlatan ! » 
Mais bah ! est-ce que les médecins patentés et jurés tuent 
Digitized by Google
l'inventeur et la SCIENCE OFFICIELLE. 243 
des malades? Ne les guérissent-ils pas tous au contraire? 
Ils ne doivent jamais avoir tort, pas plus que les autres aca- 
démiciens. L'Académie n'est-elle pas un clergé, et un 
clergé ne désavoue jamais un de ses membres ; un curé fait 
une sottise dans sa paroisse, l'évôque le gronde, et l'envoie 
dans un autre endroit, le plus souvent avec avancement, 
afin de prouver au public qu'il avait raison. Un ingénieur 
construit le pont des Invalides, le pont s'écroule, l'ingé- 
nieur est appelé au conseil général des ponts et chaussées. 
Tous sont prêts à agir envers lui comme les Romains à 
l'égard de Varron; à le remercier de sa défaite. 
Il le faut bien : que deviendrait la science, s'ils ne se 
soutenaient réciproquement? Aussi croyez-le bien, leur plus 
grand désir, nous l'avons déjà vu, serait de laver leur linge 
sale en famille. Que la publicité est chose ennuyeuse quand 
elle vient révéler des aventures comme celle arrivée à 
M. Desnoyers, commenter le rapport de M. Velpeau, mon- 
trer M. Le Verrier et Delaunay se traitant réciproquement 
d'ânes, et M. A. Pontécoulant accusant ce dernier de dé- 
loyauté et de plagiat, et faire assister les profanes aux 
discussions qui s'élèvent dans le sein de la docte assem- 
blée. Dans toute discussion, évidemment, il y a un des 
adversaires qui fait erreur, à moins qu'ils ne se trom- 
pent tous les deux à la fois, ce qui arrive encore assez sou- 
vent. Toute discussion prouve donc une chose à coup sûr, 
c'est la faillibilitc des académiciens, chose que le public de- 
vait ignorer : malheureusement, il le sait toujours tôt ou 
tard, et il apprend à donner à leurs négations leur juste 
valeur, ce qui n'empêche pas messieurs les académiciens de 
continuer à nier avec acharnement toutes les choses nou- 
velles en vertu des lois préexistantes. 
Le courageux directeur du Musée de l'Industrie belge, 
feu Jobard, est l'inventeur du gaz à éclairage extrait de 
l'eau. En 1833, en ayant fait part à M. Thénard, il reçut 
pour répense : « Cela n'est pas vrai , car cela n'est pas 
Digitized by Google
240 
L'INVENTEUR. 
possible. » Au nom de cette vérité scientifique, l'Académie 
des sciences repousse le calcul infinitésimal. L'Académie a 
refusé d'admettre les observations de Pevssonel, sur l'ani- 
malité des coraux et des madrépores, celles du général 
d'Aboville sur la génération des marsupiaux, celles de Cha- 
miso sur la génération alternante de la salpa pinnata. 
Les savants disent au moins crûment les choses : si dans 
leur monde, le duel était en usage pour venger tous les dé- 
mentis, quelle moisson de savants ! 
Vol ta du reste a fait encore mieux ; il voit une expérience 
et dit : « J'ai vu, mais je n'y crois pas.» Un savant est plus 
incrédule que saint Thomas quand la théorie le lui ordonne. 
Voici une conversation que rapporte M. Vict. Meunier, 
qui vous édifiera complètement à ce sujet. Cette conversa- 
tion eut lieu entre lui et M. Dupuis, au sujet d'un mémoire 
que ce dernier avait déposé à l'Académie et portant ce titre : 
Discussion du paradoxe hydrostatique et expérience faite à 
cette occasion. 
(C'est M. Dupuis qui parle.) « Une commission fut 
nommée, elle se composait de MM. Cauchy, Poncelet, Pouillet 
et Despretz. J'allai voir M. Cauchy. Dès que je lui eus ex- 
posé l'objet de ma visite : — Le fait que vous annoncez est 
impossible, me dit-il. — J'ignore s'il est impossible, ré- 
pondisse, mais je sais qu'il est vrai. — Non, cela ne se 
peut. Vous êtes en contradiction avec un principe établi 
par Pascal. — Du moins venez voir l'expérience. — Je 
n'irai pas. Cherchez des gens qui aient le temps de se do- 
ranger. D'ailleurs j'ai remis votre note à M. Despretz. 
«J'arrive chez M. Despretz. Il me regarde d'un air mo- 
queur. Je lui dis : — Ah ! je sais ce que vous allez me ré- 
pondre, mais je ne vous demande qu'une chose, veuillez 
examiner le fait. — Nous verrons, dit M. Despretz. Cela 
n'est pas pressé, nous avons bien le temps. » Je le quittai 
sans avoir pu obtenir un rendez-vous. . 
C'est bien cela : il y a deux siècles un homme proclame 
Digitized by Google
l'inventeur et la. science officielle. Ml 
une loi. Il se trouve que la science ayant marché depuis ce 
temps-là, un fait vient prouver qu'elle est fausse. Le fait 
existe et est -patent; mais la loi existe antérieurement, le 
fait est donc contre les règles et est déclaré impossible. 
Ou bien, rien ne presse. Pourquoi donc aller si vite 
Allons doucement, ne nous pressons pas. 
Enfin M. Dupuis, s'apercevant qu'on ne voulait pas aller 
voir son appareil, force en quelque sorte M. Despretz à 
l'examiner. 
L'appareil fonctionne bien et prouve ce que M. Despretz 
avait avancé. 
Impossible de nier ! mais il y a alors un autre moyen de 
sauver la loi tout en admettant le fait. L'appareil ne vaut 
rien, dit-on. 
— C'est votre enveloppe qui fléchit, et vous n'auriez pas 
de résultat si l'appareil était en verre. 
M. Dupuis établit alors un appareil en verre. 
— Ce sont vos ajustages en caoutchouc qui fléchissent : 
Aussitôt ils sont remplacés par des ajustages en cuivre. 
M. Despretz ne dit plus rien alors. M. Dupuis le prie du 
moins d'en faire un rapport à l'Académie. 
— C'est toujours le même effet... la chose n'en vaut pas 
la peine, je suis sûr de moi. , 
M. Dupuis s'adresse alors de nouveau à l'Académie. 
Que fait l'Académie ? Elle le renvoie à la commis- 
sion ! 
N'est-ce pas une scène de haute comédie dans le genre 
de celle que nous avons rapportée à propos de la guérison 
de Sax. Mais M. Despretz me permettra-t-il de lui demander 
si Pascal, au nom duquel il condamne M. Dupuis, avait eu 
le même respect pour les lois scientifiques de son temps, 
pour l'horreur du vide par exemple, qui faisait foi dans le 
dix-septième siècle, il eût fait la révolution d'où a daté 
réellement la physique moderne? 
Qu'importe? Bon pour ce temps-là, répondra le physicien 
Digitized by Google
248 
l'inventeur 
du dix-neuvième siècle. Oui certainement à cette époque, il 
y avait des absurdités qu'il était bon de détruire: mais 
maintenant la science repose sur des principes certains et 
ne peut errer. 
C'est l'histoire des esprits rétrogrades et conservateurs 
de tous les temps ; je ne dis pas qu'autrefois, il n'ait été 
nécessaire de faire une petite révolution... Mais mainte- 
nant tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes 
possibles. Toujours la doctrine de Pangloss. 
Aussi nie-t-on comme on niait autrefois, au nom des 
théories préalables. Il est bien fâcheux que le passé ne 
puisse instruire ces routiniers obstinés ; mais l'histoire ne 
les corrige pas plus que la comédie ne corrige les mœurs. 
Chacun reconnaît son voisin dans l'être vicieux ou ridicule 
que le poète flagelle devant les yeux et livre au mépris du 
public, mais n'a garde de se reconnaître lui-même. Les 
médecins de nos jours reconnaissent bien la stupidité des 
docteurs en bonnet carré : ils sont les premiers à en rire, 
mais ils n'ont garde d'avouer qu'ils les imitent. Ainsi tout 
marche en ce monde. Mais qu'importe? L'auteur drama- 
tique a raison de poursuivre sa tâche, quelque petit que 
soit le bien qu'il puisse faire; poursuivons donc la nôtre 
aussi, nous, et espérons qu'en montrant la non-valeur des 
négations qui ont été si nombreuses jusqu'à ce jour, nous 
pourrons changer en affirmations quelques-unes de celles 
qui se seraient produites demain, ou du moins détruire la 
confiance que tant de gens ont encore en celles qui se pro- 
duisent appuyées par l'autorité d'un nom académique. C'est 
toujours le môme principe ; nier un fait s'il n'y a pas de 
théorie qui puisse l'expliquer : c'est lui qui poussa les phy- 
siciens à refuser longtemps d'admettre que l'électricité 
pouvait exister dans une atmosphère sereine. C'est cet 
amour de la théorie qui a poussé Volta à passer sous silence 
la diminution d'intensité qu'éprouve au bout de quelques 
instants,le courant électrique produit par une pile, l'altéra- 
Digitized by G 
l'inventeur et la science officielle. 24<J 
tion d'un des métaux du couple; le changement qu'intro- 
duit dans la nature de l'électricité le renversement des 
pôles; les décompositions chimiques qui ont lieu pen- 
dant le travail des piles; — parce que ces faits étaient 
en désaccord avec sa doctrine. C'est bien mesquin , 
certainement, niais voilà où pousse l'amour des sys- 
tèmes. 
Voyez donc encore une fois ce que sont les lois anté- 
rieures des physiciens. 
Longtemps ils ont cru, et il y en a qui le croient encore, 
que le son obéit aux mômes lois que l'air qui lui sert de 
véhicule, or Jobard dit: « Il n'y a pas de son dans le vide 
et, chose extraordinaire, on ne s'entend pas parler dans la 
cloche à plongeur, dans l'air comprimé à une ou deux at- 
mosphères. 
« Il n'est pas vrai que l'air se réfléchisse comme le son, 
car la lumière, en faisant l'angle de réflexion égal à l'angle 
d'incidence, nous avons étrangement surpris le célèbre 
Datton en lui démontrant, dans son cabinet de Manchester, 
que le vent suit les parois des corps sur lesquels il est lancé. 
On éteint aisément de la sorte une bougie placée derrière 
une bouteille sur laquelle on souffle avec un tube... On 
confond mal à-propos les vibrations de l'air avec celles du 
son. » 
Et non-seulement au nom des théories antérieures, les 
savants nient, mais encore créent des difficultés qui n'exis- 
tent pas. Nous en avons eu un exemple qui ne saurait être 
trop répété, dans la peino que se donnaient les théoriciens 
pour chercher par quel moyen on pourrait rendre les 
roues des locomotives assez adhérentes aux rails , pour 
qu'elles ne se bornassent pas à tourner sur place sans 
avancer, tandis qu'il eût été si simple de commencer par 
expérimenter afin de se rendre compte d'une manière cer- 
taine, des modifications qu'il fallait faire. Mais ce moyeu 
était bien trop simple, il fallait bien mieux mettre la charrue 
Digitized by Google
l'inventeur. 
avant les bœufs et s'évertuer à résoudre un problème qui 
n'avait pas lieu d'être posé. 
Que d'efforts pour arriver à sa solution 1 Trevithick et 
Vivian s, pour augmenter le frottement, proposaient de 
mettre une cheville ou griffe ayant prise sur le sol. Ce ne 
fut pas la seule invention destinée à tourner cet obstacle 
qui n'existait pas. M. Blenkinsop construisit, d'après ces 
données, une locomotive dont les roues ne servaient que de 
supports à la machine; l'appareil destiné à donner le mou- 
vement était une roue dentée mise en mouvement par la 
vapeur et venant s'engrener dans un rail fait en forme de 
crémaillère. On comprend quelle perte de force devait ré- 
sulter de l'application de ce système. Cependant on s'en 
servit pendant plus de douze ans au transport de la houille. 
En 1812, parut un autre appareil du môme genre, tout 
aussi vicieux, destiné à triompher de la mérne chimère : la 
locomotive était remorquée sur divers points fixes à l'aide 
d'une corde qui s'enroulait sur une espèce de tambour. 
Puis vient M. Brunton qui arme sa locomotive de bé- 
quilles, s'abaissant, se relevant alternativement, prenant 
un point d'appui sur le sol et poussant la machine. 
Enfin, M. Blackettsc décida à finir par où on aurait dû 
commencer. Il rechercha à l'aide d'expériences sur le chemin 
de fer de Wylam, quel degré d'adhérence existait entre les 
rails et les roues. 
Et que vit-il? Il vit que l'obstacle contre lequel on luttait 
depuis dix ans n'existait pas ; il vit que cette théorie contre 
aquelle venaient se briser tous les efforts était fausse. 
Grâce à cette expérience un an après, Stephcnson lan- 
çait sur une voie de fer la Fusrc. Et elle marcha h l'ébahis- 
sement général. 
Qu'est ce donc quand la théorie est appuyée d'un grand 
nom? Alors on raisonne et on calcule avec acharnement et 
on ne se décide qu'à la dernière extrémité à faire une ex- 
périence directe. 
Digitized by G( 
l'inventeur et la sgibnge officielle. 251 
Lorsqu'en 1747 Euler eut l'idée de rendre les lunettes 
achromatiques, à l'aide d'objectifs formés de verre et d'eau, 
Dolland, célèbre opticien anglais, s'appuyant sur une loi 
que Newton avait établie dans son optique sur la dispersion 
de la lumière, soutint longtemps, d'après cette autorité, que 
les recherches d'Euler étaient vaines, et se donna beaucoup 
de mal pour le prouver, au lieu de vérifier tout de suite les 
appareils du géomètre allemand. Il est vrai que quand il 
tenta l'expérience, celle-ci ayant réussi, il eut la bonne foi 
de convenir que Newton avait pu se tromper, et de chercher 
à réaliser l'idée primitive. 
Pourquoi donc s'acharner tant à combattre par la théorie 
des choses qu'il serait si facile d'expérimenter? Mais la 
théorie est là, et il faut qu'on s'en serve. L'horreur du vide 
était aussi jadis une théorie que les faits avaient plus d'une 
fois dû combattre; mais s'il ne s'était pas trouvé un esprit 
hardi pour se demander en vertu de quel principe l'eau ne 
pouvait pas s'élever à plus de 32 pieds dans un corps de 
pompe, elle eût encore longtemps régné en souveraine. Un 
autre savantl'eût expliquée d'une autre manière : n'explique- 
t-on pas tout ce qu'on veut? Il y a tant de moyens de 
tourner la difficulté : il y a des procédés si simples pour 
rendre compte de ce qu'on ne peut comprendre. Bonnet 
loue hautement les physiologistes d'avoir abandonnné la 
science de Torganogénie, en leur montrant avec quelle faci- 
lité le système des préexistences expliquait des choses re- 
connues inexplicables dans la voie positive et expérimen- 
tale. Aquapendentc saisit la comparaison de la construc- 
tion d'un navire dont Galieu se sert pour expliquer le 
développement du poulet, il prouve que la nature ne 
peut pas agir autrement que l'art, et il en conclut que la 
nature commence par bâtir la charpente, pour former # 
les os ! 
Oh! éternelle stupidité de l'homme qui veut que la na- 
ture suive les lois qu'il lui platt de tracer, lui obéisse, soit 
Digitized by Google
252 
l'ikvektiur. 
môme si sympathique pour lui, qu elle ne puisse agir au- 
trement qu'il ne fait. 
Mais l'homme ne voit-il donc pas que les choses les plus 
simples sont le plus souvent en contradiction avec ses théo- 
ries : Posez ce problème, par exemple : 
a Étant donnée une source courant au bas d'une hau- 
teur, sans autre appareil qu'un tuyau de conduite garni de 
deux soupapes, forcer les eaux à s'élever d'elles-mêmes jus- 
qu'au sommet. » 
Eh bien ! au premier regard, n'est-il pas absurde, chi- 
mérique; n'est-il pas contraire à une des lois fondamen- 
tales de la mécanique, l'égalité du niveau des liquides placés 
dans deux vases communiquants? Certes. 
Et cependant les deux soupapes que vous ajoutez à ce 
tuyau renversent cette loi, et vous avez, grâce à elles, le bé- 
lier hydraulique. 
Pourquoi donc être si fiers de ce que nous savons, quand 
chaque jour nous découvrons quelque chose qui vient ren- 
verser nos assertions précédentes? 
C'était un fait bien avéré et bien reconnu que tous les 
poissons étaient ovipares. Or voici que M. Jakson pèche, en 
Californie, un poisson vivipare. Il l'envoie à M. Agassiz, et 
celui-ci confirme complètement sa découverte. 
Mais il faut voir l'acharnement des savants contre ces 
faits que tout le monde connaît, qui sont pour les bonnes 
femmes un article de foi et que les ignorants répètent; leur 
orgueil leur défend de les admettre, et il faut l'autorité d'un 
grand nom pour oser glisser jusque dans l'Académie que la 
voix du peuple pourrait bien être dans ce cas la voix de 
Dieu. Ainsi à propos des aérolithes, appelés pierres du 
tonnerre, que l'on niait, dont on riait, voici ce qu'un jour 
Arago a fini par dire : 
« Sans vouloir assurément réveiller les idées surannées 
touchant les pierres de tonnerre, je dirai qu'il n'est point 
prouvé qu'on doive rejeter comme mensongères toutes les 
Digitized by Google
l'inventeur et la science officielle. 253 
relations où il est parlé de coups de foudre accompagnes 
d'une chute de matière. Sur quoi se fonderait-on pour s'in- 
scrire en faux contre ce fait?... (Suit la citation d'un passage 
de Bayle.) 
Puis les expériences de Fusinieri viennent montrer l'étin- 
celle électrique chargée de particules pondérables. 
« C'était encore, dit M. Meunier, une chose admise par 
tous les physiciens que la lune en son plein n'exerce sur 
notre atmosphère aucune action calorifique ; en un j&ur le 
résultat négatif de tant d'expériences délicates a été renversé 
par la conclusion positive d'une expérience de M. Melloni, 
bientôt confirmée par celle de MM. Knox, Zantedcschi, etc. 
« Qui nierait que les physiciens sont d'autant plus portés 
à restreindre le rôle météorolique de la lune, que le public 
est porté à lui en attribuer un plus grand, ne connaîtrait 
ni le cœur humain en général, ni le cœur des savants en 
particulier. » 
Ils donnent une puissance énorme à la science qu'ils pos- 
sèdent, puisqu'ils la mettent au-dessus de la nature : ils 
restreignent, ils nient la science à venir. Il y a dix ans, 
tous les savants niaient qu'on pût jamais prédire le temps. 
Arago, seul, faisait cettte restriction « dans l'état de nos 
connaissances actuelles; » les autres disaient : toujours. 
Maintenant M. Le Verrier admet que l'on peut réaliser cette 
chimère. C'est une immense concession : aussi a-t-il im- 
médiatement soin d'ajouter : k Jamais la prévision du temps 
ne dépassera vingt-quatre heures.» Dans le même moment, 
il est vrai, M. Coulvier-Gravier prétend qu'il peut s'étendre 
à quatre jours, et à bien moins de frais que M. Le Verrier 
pour ses vingt-quatre heurs. Mais M. Le Verrier le traite 
d'ignorant, parce que lui directeur de l'Observatoire ne 
s'est occupé qu'incidemment de météorologie, tandis que 
l'autre savant s'en est occupé toute sa vie. 
Qui peut sonder les abîmes du cœur d'un savant, surtout 
quand il est rempli par un système ? 
Digitized by Google
i>:>4 
l'inventeur. 
Oh! les systèmes! les systèmes! Que Voltaire avait bien 
raison d'être furieux contre eux! Dès qu'un homme s'at- 
tache à un système, il devient aveugle. Il a peut-être tout 
d'abord été guidé par la raison. Mais le système s'empare 
ensuite en maître de cette raison, il ne la laisse plus libre 
un seul moment; elle ne peut plus secouer son joug; elle 
doit plier, se faire petite, rampante, ne croire que ce qu'il 
veut, ne voir que ce qu'il voit, rejeter môme l'évidence, fût- 
clle frappante, s'il l'ordonne. 
Que les savants feraient bien de méditer profondément 
ces paroles de Harvey, qui sont si vraies : 
« La science des réalités n'est-elle pas assez difficile? 
n'est-elle pas a^sez longue? Faut-il y ajouter l'étude de nos 
rêves et la contradiction de nos suppositions? » 
Je livre encore cette maxime d'Ed. Laboulayc à leurs mé- 
ditations : 
« Les paradoxes de la veille sont les vérités du lende- 
main. » 
« Celui qui s'enorgueillit dans une négation cynique est 
insensé ou pervers, » a dit G. Sand. 
Cessez donc, savants, de croire vos systèmes infaillibles 
et en leur nom d'arrêter le progrès : cessez d'entraver la 
marche du monde, de rebuter, de décourager, de persécu- 
ter les inventeurs pour satisfaire un vain amour-propre; 
craignez que le lendemain du jour où vous aurez rejeté une 
invention parce qu'elle est en contradiction avec un de vos 
systèmes, on ne dise : Non-seulement il s'était trompé, 
mais encore il fut de mauvaise foi... 
Autrefois, l'école avait le syllogisme; vous savez à quelles 
belles absurdités on arrivait avec le syllogisme ; vous con- 
naissez tous celle-ci, qui, quoique non scientifique, n'en 
V 
l'inventeur et la science officielle. 255 
est pas moins belle : — Un cheval rare est cher. — Or, un 
bon cheval à bon marché est rare. — Donc, un bon cheval 
à bon marché est cher ; ou encore celle-ci : — Le manger 
salé fait boire beaucoup. Or, boire beaucoup fait passer la 
soif. Donc, le manger salé fait passer la soif. 
L'abbé Guibald raconte à son correspondant Manegoldus, 
mayister scho/œ, le bon syllogisme qu'il fit à l'empereur 
d'Allemagne Conrad III : « Unum,inquam,habetis oculum ! 
quod cum dedisset; duos, inquam, oculos habetisl quod 
cum absolutè annuisset; unus, inquam, et duo très sunt; 
ergo très oculos habetis. » 
C'est une des gloires de François Bacon d'avoir détruit 
ce tyran de l'esprit humain; d'avoir posé comme bases de la 
science l'examen et l'expérimentation sur la nature. 
Maintenant, l'Académie a remplacé le syllogisme par les 
calculs préalables à toute expérience et à toute observation. 
Elle s'en nourrit comme ses ancêtres se nourrissaient de 
l'autre affection de l'esprit humain. Elle en mange comme 
Eugène Sue mangeait du homard. Elle en est arrivée à ne 
plus pouvoir vivre sans eux et à tout leur sacrifier. 
Dans la séance du l Cr août 1864, M. Chasles a lu un 
mémoire contenant des formules et des théorèmes relatifs 
aux coniques qui doivent toucher des courbes d'ordre quel- 
conque ; le mémoire occupe huit pages et demi du compte 
rendu. Dans le môme numéro, il y a en outre : une lettre 
adressée à M. Chasles par M. Cayley, sur le même sujet, 
occupant deux pages ; trois pages de remarques de M. Dar- 
boux sur la théorie des surfaces orthogonales; une page 
d'une lettre de M. Moutard sur les lignes de courbure d'une 
classe de surfaces du 4 e ordre ; une note de six pages de 
M. Nicolas Aléxéeff, sur la réduction d'une intégrale con- 
tenant un radical de second degré d'un polynôme de qua- 
trième, à la forme conique d'une intégrale elliptique» et 
sur le calcul du module. 
Tous ces travaux sont fort remarquables, soit ; ils méri- 
256 l'inventeur. 
taient parfaitement d'occuper les dix-neuf pages du compte 
rendu ; mais ces raisons ne me font pas trouver bonne cette 
mention : « Le mémoire de M. Batailhé (sur l'insalubrité 
des hôpitaux), trop étendu pour être reproduit intégrale- 
ment au compte rendu, et, par sa nature, peu susceptible 
d'analyse, est renvoyé à l'examen d une commission com- 
posée de MM. Rayer, Velpeau et J. Cloquet. » 
Les coniques, les surfaces orthogonales et autres choses 
de ce genre, sont bien plus importantes que la question de 
la salubrité des hôpitaux, au moment où on bâtit un hôpital 
aussi insalubre que possible. Donc, place aux coniques, aux 
surfaces orthogonales, lignes de courbure, intégrales, 
choses qui pressent, qui sont à l'ordre du jour, dont la société 
ne peut pas se passer un seul moment, dont les lecteurs du 
compte rendu sont excessivement affamés. Quant aux ma- 
lades, on aura toujours le temps de s'en occuper. 
Je ne saurais trop m'associera ces paroles de M. Jeunesse: 
« 11 faudrait ne pas être de son siècle pour ne pas aimer 
les mathématiques... Et, cependant, nous l'avouons sans 
détour, c'est avec un véritable effroi que nous voyons les 
solutions des questions géométriques absorber une vaste 
étendue des comptes rendus de l'Académie des sciences, 
alors que les solutions ne sont pas accompagnées d'appli- 
cations pratiques. » 
Mais que voulez-vous? les académiciens ont cette pas- 
sion ; je la leur pardonnerais encore s'ils ne l'employaient 
pas comme ils appliquent les lois scientifiques, pour com- 
battre le progrès. 
L'académicien triomphe complètement quand il vous 
écrase sous une masse de calculs^ de chiffres, de formules al- 
gébriques. Il est sûr de lui : jamais on ne pourra dire qu'il 
s'est trompé; il est infaillible. 
— Je vais vous prouver par les chiffres que cela ne peut 
avoir lieu, dit-il. 
— Est-ce bien sûr? peut-on lui demander. 
l'inventeur et la science officielle. 257 
— Comment, répond-il, qui peut nier l'évidence des 
chiffres? y a-t-il quelque chose de plus certain? est-ce que 
deux et deux ne font pas quatre? 
Très-bien, tout cela; loin de moi de nier que deux 
et deux font quatre ; mais cette vérité ne me prouve pas 
l'évidence de tous les calculs passés, présents et à venir; 
les chiffres se trompent comme tout le monde, de bonne 
ou de mauvaise foi. 
Vous connaissez tous le proverbe : faux comme une sta- 
tistique. Qu'est-ce pourtant, si ce n'est un calcul? Eh 
bien I grâce à elle, voici à quel résultat on arrive. Si vous 
voulez, je vais vous faire trois pages de calcul pour vous 
démontrer vous avez peur et j'arrive tout droit au 
résultat. 
L'illusion statistique dont je vous parle a été signalée par 
M. Tourret, k la Chambre des députés, en 1841; les parti- 
sans du passé l'invoquaient pour prouver qu'il y avait di- 
minution dans la consommation de la viande et crier : 
— <( Vantez donc le progrès ! voyez à quel résultat il ar- 
rive! La consommation moyenne de la viande est diminuée; 
Je peuple en mange moins qu'autrefois 1 Vive le bon vieux 
temps 1 voilà un argument que vous ne pouvez pas réfuter : 
ce sont des chiffres, cela! » 
Le fait prouve comme quoi un calcul très-juste par lui- 
môme, qui présente un aspect invincible, peut être faux 
en réalité. Et cependant sur les lois antérieures et sur les 
calculs se basent tous les savants; voilà par quels moyens ils 
réfutent toutes les inventions. Il faut entendre les mathéma- 
ticiens, les élèves de l'École polytechnique vous démontrer 
par A +B que telle chose ne peut pas être : la chose a eu 
lieu la veille; qu'importe? c'est la nature qui est dans son 
tort, mais pas le calcul. 
Tout dépend de la différence des points de vue. 
« Les mathématiques, dit M. G. Flourens, ne possèdent 
point, comme on le suppose, la vérité infuse; si elles n'é- 
17 
Digitized by Google
258 
l'imventbur 
taient redressées par l'expérience, elles se tromperaient; la 
vérité absolue est dans le lait, non dans le chiffre. Elles 
n'ont aucun moyen supérieur de discerner le faux du vrai, 
elles mènent également à l'un et à l'autre; le chiffre, 
comme le syllogisme, est un instrument qui fonctionne 
bien, s'il est dirigé par un bon jugement. » 
Bernard Palissy l'avait dit depuis longtemps dans une 
discussion à laquelle il fait se livrer des instruments de 
géométrie et des arts. C'est à qui triomphera du compas ou 
de la règle : puis l'aplomb et le niveau viennent rabaisser 
l'orgueil des premiers. Palissy s'évertue alors à leur prouver 
qu'ils peuvent certainement être excellents, que leur mérite 
personnel peut être immense; mais qu'avant toutes choses, 
ils dépendent de la main qui les emploie, et que si celle-ci 
est maladroite, ils ne feront rien de bien. 
Que les mathématiciens se le disent I qu'ils réfléchissent 
aussi à ces paroles de M. de la Landelle : 
a En fait de mécanique, je me défle fort des calculs qui 
ne sont pas fondés sur des expériences préalables. Les ob- 
servations astronomiques ont précédé de fort loin les calculs 
sur la mécanique céleste. Et cependant, que d'erreurs ont, 
de siècle en siècle, relevées les astronomes en basant des 
calculs nouveaux sur des observations nouvelles. Et en fait 
d'applications industrielles, lorsque l'expérimentateur qui 
voit et qui observe seul est sujet à mal voir et à conclure 
au rebours de la réalité, faute d'avoir tenu compte d'un dé- 
tail, comment un mathématicien raisonnant par hypo- 
thèse et par inductions, n'omettrait-il pas quelque coeffi- 
cient qui, multipliant ou divisant le résultat déGnitif, le 
rendra beaucoup trop fort ou trop faible, beaucoup moins 
favorable ou radicalement faux. » 
C'est pour le même motif que Robertson dit : « Nulle 
évidence mathématique. » 
Bacon avait dit aussi, longtemps avant lui : 
« Je ne sais en effet par quel hasard les mathématiques 
Digitized by 
l'inventeur et la science officielle. 259 
et la logique, qui ne devraient se comporter à l'égard de la 
physique que comme de simples savants, se targuant au 
contraire d'une supériorité de certitude, s'ingèrent d'exer- 
cer sur elle leur domination. » 
Voici une page fort remarquable de Diderot sur la même 
question : 
« Michel-Ange cherche la forme qu'il donnera au dôme 
de l'église Saint-Pierre de Rome. C'est une des plus belles 
formes qu'il fût possible de choisir. Quelle raison avait-il de 
donner sa préférence, entre tant de figures successives qu'il 
dessinait sur son papier, à celle-ci plutôt qu'à celle-là? Pour 
résoudre les difficultés, je me rappelai que M. de la Hire, 
grand géomètre de l'Académie des sciences, arrivé à Rome 
dans un voyage d'Italie qu'il fit, fut touché comme tout le 
monde de la beauté du dôme de Saint-Pierre. Mais son ad- 
miration ne fut pas stérile : il voulut avoir la courbe qui 
formait ce dôme ; il la fit prendre et il en chercha les pro- 
priétés parla géométrie. Quelle ne fut pas sa surprise lors- 
qu'il vit que c'était celle de la plus grande résistance. 
Michel-Ange, cherchant à donner à son dôme la figure la 
plus belle et la plus élégante, après avoir bien tâtonné, était 
tombé sur celle qu il fallait lui donner, s'il eût cherché à 
lui donner le plus de résistance et le plus de solidité. A ce 
propos deux questions : comment se fait-il que la courbe 
de plus grande résistance dans un dôme, dans une voûte, 
soit la courbe d'élégance et de beauté? comment se fait-il 
que Michel-Ange ait été conduit à cette courbe de la plus 
grande résistance. Gela ne se conçoit pas, disait-on; c'est 
une affaire d'instinct. Et qu'est-ce que l'instinct? Oh! cela 
s'entend de reste. Je dis à cela que Michel-Ange, polisson 
au collège, avait joué avec ses camarades; qu'en luttant, en 
poussant de l'épaule, il avait bientôt senti quelle inclinaison 
il fallait qu'il donnât à son corps pour résister le plus for- 
tement à son antagoniste ; que cent fois dans sa vie, il n'eût 
pas été dans le cas d'étayer des choses qui chancelaient, et 
260 l'inventeur. 
de chercher l'inclinaison de l'étai la plus avantageuse ; qu'il 
avait quelquefois pose des livres les uns sur les autres, que 
tous se débordaient et qu'il avait fallu en contre-balancer 
les efforts, sans quoi la pile se serait renversée; et qu'il avait 
appris de cette manière à faire le dôme de Saint-Pierre de 
Home sur la courbe de la plus grande résistance. Un mur 
est sur le point de se renverser, envoyez chercher un char- 
pentier; lorsque le charpentier aura posé les étais, envoyez 
chercher d'Alembert ou Glairaut; et l'inclinaison du mur 
étant donnée, proposez à l'un ou à l'autre de ces géomètres 
de trouver l'inclinaison selon laquelle l'étai appuiera le plus 
fortement, vous verrez que l'angle du charpentier et du géo- 
mètre sera le même. Vous avez pu remarquer que les ailes 
des moulins à vent sont de biais, et forment un angle avec 
Taxe qui les soutient; sans cela elles ne tourneraient pas: 
cet angle a une quantité telle que l'aile tournera le plus sou- 
vent dans un angle de cette quantité. Gomment se fait-il 
que quand le géomètre eut examiné celui que l'habitude, 
l'usage avaient déterminé, ils ont su que c'était précisément 
celui que la plus haute géométrie aurait préféré? Affaire de 
calcul d'un côté, affaire d'expérience de l'autre. » 
Mais les mathématiciens n'admettent pas que ce puisse 
être affaire' d'expérience. 
Ils veulent que le chiffre soit tout : — Expériences! — 
chimères! — Observations! — erreurs! Ils n'admettent 
pas que les mathématiques ne doivent jouer que le rôle 
d'un instrument de précision : être par exemple ce que 
le niveau est à l'œil. Ils veulent que les mathématiques 
soient à la fois l'œil et le niveau. 
Aussi dégoûtent-ils tous les hommes pratiques de se ser- 
vir de cet instrument qui, cependant, leur serait si utile; 
à force de vouloir trop bien faire, ils ne parviennent à rien 
faire ; ils ont la manie de simplifier leurs formules quand 
même, et, devant les problèmes complexes, il faut toujours 
se méfier des formules simples. 
Digitized by Google
l'inventelti et la science officielle. 201 
Voici ce que disait Jobard, en 1841, à propos des instru- 
ments de Sax dans un rapport sur l'exposition de l'industrie 
française : 
« II a découvert des lois qu'aucun traité d'acoustique n'a 
pu lui enseigner : car, il faut l'avouer, les savants n'ont été 
que de peu d'utilité en la facture. Leurs théories du son et 
leurs calculs n'ont jamais pu les guider dans le percement 
des tubes extracylindriques. Les facteurs préfèrent s'en 
rapporter aux tâtonnements répétés et à leur instinct plus 
ou moins développé, que de pâlir en vain sur des équations 
algébriques auxquelles il manque tant d'éléments indispen- 
sables. » 
Mettez, en effet, un mathématicien en face d'une ques- 
tion pratique et vous verrez comment il s'en tirera. Il con- 
naît la résistance des matériaux, il consulte les tables, 
il a appliqué toutes les mathématiques pures et transcen- 
dantes au calcul des équilibres. Ainsi préparé, on lui donne 
un pont à construire et il se met à l'œuvre. Son pont 
s'écroule : c'est l'histoire du pont'des Invalides. 
Voici ce que me racontait, il y a quelque temps, un en- 
trepreneur. 
Il est chargé de la construction d'un grand établissement 
public. Les ingénieurs lui donnent telles et telles données. 
Il connaît son métier, ne les contredit pas, mais se garde 
bien de suivre leurs plans. Il arrive à. une réussite complète 
et les autres n'y voient que du feu. 
Une sérieuse étude et qui n'a guère été faite, c'est celle 
de l'influence des mathématiques sur l'esprit humain. 
a Béte comme un mathématicien, » c'est un vieux pro- 
verbe connu de tout le monde, et si jamais proverbe fut 
vrai, ce fut celui-là. 
Un des plus vieux exemples de cette influence nous est 
offert par Maupertuis. 
Maupertuis, de calcul en calcul, en arriva à proposer 
une ville où on ne parlât que latin, — à vouloir endormir 
262 
l'inventeur. 
à l'aide de l'opium et disséquer pendant leur sommeil les 
Patagons, hauts de douze pieds, pour connaître la nature 
de l'âme, — à vouloir percer un trou jusqu'au noyau de la 
terre, — à vouloir boucher les pores et les conduits de la 
respiration, ce qui, d'après lui, aurait permis aux hommes 
d'atteindre l'âge de Mathusalem, — à prétendre qu'un 
corps attiré vers un centre par des forces qui accélèrent 
continuellement son mouvement, s'arrêtera au plus fort de 
sa volée, et que, parfois môme, il retournera immédiate- 
ment en arrière, sans aucune cause. 
Et cela n'a rien d'étonnant. 
Voltaire n'a-t-il pas raison de faire dire dans son abjura- 
tion au docteur Akakia : « Il n'emploiera plus 60 pages de 
calcul pour arriver à une conclusion qu'on peut établir par 
un raisonnement de 10 lignes; item, toutes les fois qu'il 
retroussera ses bras pour calculer trois jours et trois nuits 
de suite, il se donnera la patience de raisonner auparavant 
pendant un quart d'heure sur le choix des principes qu'il 
conviendra d'employer ; et s'il trouve, comme on l'en as- 
sure, qu'il pourra se passer d'une bonne partie de son calcul, 
il nous gratiflera de ce qu'il a de trop et dont il sait bien que 
nous avons grand besoin. » 
N'a-t-il pas raison de lui conseiller d'essayer l'usage de 
l'ellébore, dont la dose serait réglée par M. Licberkuhn. 
J'adresserai la môme prière à M. Lalanne que Voltaire à 
Maupertuis, et en échange du service que je lui demande, 
je lui donnerai le môme conseil. 
M. Lalanne, dans un essai de théorie de réseaux des che- 
mins de fer, fondée sur l'observation des faits et sur les lois 
primordiales qui président au groupement dçs populations, 
proclame une loi qu'il appelle équilatérée et dont voici le 
principe: «Trois agglomérations de population de môme 
ordre tendent à occuper las sommets d'un triangle équila- 
téral. » Partant de là, il en arrive à formuler cette autre loi : 
«La distance entre deux agglomérations de population d'un 
Digitized by Goo 
l'invbrteor bt la science officielle. 263 
môme ordre et voisines, doit être un multiple exact de la 
distance entre deux agglomérations d'un ordre inférieur. » 
Et si on applique ces règles aux 89 préfectures, 368 sous- 
préfectures, 2,876 cantons, 37,157 communes de la 
France, la distance des deux préfectures est égale à deux 
fois celle de deux sous-préfectures, à six fois celle de deux 
cantons, à vingt-quatre fois celle de deux communes. 
M. Lalanne applique ensuite ces lois aui chemins de fer : 
4° Les mailles d'un réseau tendent, en se multipliant, 
vers la forme triangulaire; 
2* Ces triangles tendent à se grouper, six par six, au- 
tour d'un môme point central , foyer d'un hexagone et 
de six rayonnements dirigés vers les sommets de l'hexagone ; 
3° S'il y a dans un réseau des pointements quintuples, 
par compensation, il y a des pointements sextuples en 
nombre à peu près égal, dont la moyenne est six; 
4° Dans certains centres de converge exceptionnels, le 
nombre des rayonnements peut s'élever à 12; c'est ordinai- 
rement dans la capitale des États 
Que ne peut prouver le calcul? Oh! le bon instrument 
inaltérable, s'appliquant à tout et faisant tout ce qu'on 
veut. Fiez-vous donc encore aux méthématiques, quand on 
obtient avec elles des résultats semblables. Vous avez fait 
un calcul et ce calcul vous satisfait pleinement. N'espérez 
pas trop; vous pourriez bien avoir une déception. Oh 1 le 
bon billet qu'a la Châtre. 
Mais le mathématicien y croit, lui 1 il est si naïf. 
C'est quelque chose de splendide que sa naïveté. Ca- 
lino devait avoir quelque part une petite bosse mathéma- 
ticienne; Joseph Prudhomme ne dirait pas mieux que cer- 
tains de ces messieurs. 
Ainsi n'est-elle pas digne de ces deux illustres person- 
nages, cette réflexion d'un mathématicien, amenée par une 
série de calculs, de formules algé briques, en parlant de la 
locomotion aérienne ? 
2G4 l'inventeur. 
« Du reste on ne peut pas prétendre atteindre à une 
grande vitesse ; elle ne sera que trois ou quatre fois plus 
grande que celle d'une locomotive 1 » (Landur.) 
Rien d'audacieux comme un mathématicien dans l'ab- 
' surdité : il la voit, il la sent, qu'importe? il ferme les yeux, 
il va en avant, sans crainte, sans peur, avec une superbe 
indifférence pour le résultat auquel il arrive. Tous sont 
prêts à répéter avec Maupertuis : Uoc quidem verùaîi vi- 
detur minus consentaneam. Quidquid verosit huic calculo 
potius quam nostro judicio est fidendum. « Gela ne paraît 
pas pouvoir être vrai. Mais quoi qu'il en puisse être, il faut 
mieux en croire le calcul que notre jugement. » 
Garnot veut connaître les chances diverses qu'on a de 
toucher une cible. Le calcul lui révélant que la plus grande 
est pour une balle tombant au hasard, il prescrit aux soldats 
de tirer en l'air. 
M. Foucou a publié dans la Revue parisienne un travail 
sur le vol des oiseaux. Ce travail est très-étudié, il repose 
sur des calculs, et il arrive à des résultats dans ce genre : 
soixante-quinze martinets ont la force d'un cheval vapeur. 
Soixante-quinze martinets avoir la force d'un cheval va- 
peur I Le moindre moutard qui aura observé ces oiseaux, qui 
en aura tenu dans ses mains, qui aura résisté à leurs efforts 
pour se sauver, comprendra parfaitement que chacun d'eux 
n'a pas la force d'un soixante-quinzième de cheval vapeur. 
Mais M. Foucou est encore bien modeste : Navier et au- 
tres savants prétendent que l'aigle est de la force de vingt- 
six chevaux (i). Borelli a calculé que les muscles de l'oiseau 
excédaient dix mille fois son poids; M. André prouvait, 
il y a quelque temps, que le cygne avait la force de dix che- 
vaux de trait. Mais qu'importe? les mathématiques l'ont 
dit, il faut le croire. 
(1) M. d'Esterno, se fondant sur des observations, a calculé que 
son erreur était de 38 p. 100. 
Digitized by G( 
L'iN VENTEUIl ET LA SCIENCE OFFICIELLE. 205 
Maupertuis est encore bien raisonnable, en disant qu'il 
vaut mieux croire le calcul que notre jugement; il aurait 
pu dire, il vaut mieux ajouter foi aux chiffres qu'à nos yeux., 
Un jour un élève de l'École polytechnique me démontra 
par A plus B qu'une expérience que j'avais vue n'avait pas 
pu avoir lieu. 
Voilà de jolies petites bévues de savants, basées sur le 
calcul et qui devraient les corriger à tout jamais de recom- 
mencer. 
Mais ils recommenceront toujours et quand même : les 
gens à système et particulièrement les médecins et les ma- 
thématiciens sont intraitables ; comme Néron ils tueraient 
leur mère si elle ne les applaudissait pas. 
Les mathématiques sont ennemies de toutes sortes de li- 
bertés. C'est peut-être pour cela que je leur déclare la 
guerre. 
Voyez Galilée : il ne dit pas positivement : Croyez ou 
mourez, mais après avoir énoncé le principe des vitesses 
virtuelles, il déclare pour toute démonstration, que, « qui- 
conque niera le théorème ou conservera le plus léger doute 
prouvera qu'il est stupide et ignare. » 
Il en est de môme pour M. Foucault, comme le fait fort 
bien remarquer un autre mathématicien, M. Bertrand : 
« 11 marche en avant, il affirme, et s'il trouve un contra- 
dicteur sur son passage, il le jette de côté en lui disant 
qu'il est aveugle. » 
Et M. Bertrand, — nul ne contestera sa compétence — 
ajoute : 
a Les géomètres purs en embrassant avec une savante 
monotonie l'infinie variété des détails connus dans l'ap- 
plication des formules, en vantant l'élégance et l'unifor- 
mité de leurs méthode?, en y pliant peu à peu l'enseigne- 
ment tout entier de la science dans tous les pays, ont 
acquis à leurs procédés préférés une autorité, je dirai 
presque une tyrannie, sous laquelle les méthodes opposées, 
266 
L INVENTEUR 
plonges dans un sommeil que nul ne troublait plus, sem- 
blaient mourir faute d'aliments. » 
Vous voyez, je prends contre les calculs et les mathéma- 
ticiens des armes, mAme chez des mathématiciens. Quel- 
ques-uns ont la bonne foi de dire un peu la vérité sur leur 
compte et de mettre en doute leur infaillibilité. Au moins 
on ne pourra pas me dire : qui attaque les mathémati- 
ques? des ignorants, des gens qui ne les savent pas et qui 
alors en parlent comme un aveugle des couleurs. 
Ahl vous voulez des autorités, eh bien en voici : 
M. Biot. Admettez-vous celle-là? Eh bien, voici ce qu'il 
dit des mathématiques : 
« On ne ferait presque jamais de nouveaux pas dans les 
sciences physiques, on n'oserait jamais y pressentir de 
lointains rapports, s'il fallait n'essayer de rapprocher les 
faits que lorsque le calcul peut s'y appliquer rigoureuse- 
ment. » 
Poinsot réagissant contre les géomètres purs, « avait 
montré que, dans la mécanique, rien ne dispense de con- 
sidérer les choses en elles-mêmes, sans jamais les perdre 
de vue dans le coin du raisonnement. » 
« Maintenant, dit M. Bertrand, nul n'oserait contester 
l'importance et la hauteur des travaux mécaniques de 
Poinsot; il semble évident déjà que la postérité doit placer 
l'illustre auteur de la statique bien au-dessus des contem- 
porains, jadis plus célèbres, qui l'ont si longtemps mé- 
connu. » 
Mais Poisson disait au sein du bureau des longitudes : 
« Si Poinsot se présentait à l'Ecole polytechnique, ma con- 
science ne me permettrait pas de l'y admettre 1 » 
Pourquoi? parce que sa science était pratique ; parce que, 
sans duute, il avait dît « que le calcul n'était qu'un instru- 
ment; » que ses résultats avaient toujours besoin d'être 
vériflés d'un autre côté par quelque raisonnement simple 
ou par l'expérience ; qu'enlin il ne faut pas croire que les 
Digitized by Google
l'inventeur et la science officielle. 267 
lois de l'équilibre, par exemple, soient subordonnées aux 
formules de l'algorithmie. 
Et d'Alembert n'a-t-il pas dit aussi : 
« Il faut avouer pourtant que les géomètres abusent quel- 
quefois de cette application de l'algèbre à la physique. Au 
défaut d'expériences propres à servir de bases à leur calcul, 
ils se permettent des hypothèses, les plus commodes à la 
vérité qu'il leur est possible, mais souvent très-éloignées de 
ce qui est réellement dans la nature. On a voulu réduire en 
calcul jusqu'à l'art de guérir, et le corps humain, cette ma- 
chine si compliquée, a été traité, par nos médecins algé- 
bristes, comme le serait la machine la plus simple ou la 
plus facile à décomposer. » 
Et après ces faits, après ces citations émanant de ces 
mathématiciens, dont vous ne pourriez nier l'autorité, 
croyez-vous donc que parce qu'un académicien viendra me 
dire : cela est impossible, parce que le calcul ne l'admet 
pas, je croirai qu'il a profondément raison, je m'inclinerai 
devant lui et je renoncerai à tout jamais à mon invention 
en soupirant : il paraît qu'elle est absurde puisque le calcul 
ne l'admet pas. Non, je ne me soumettrai pas parce que je 
serai en contradiction avec un chiffre; bien plus môme, je 
ne renoncerai pas à mon invention parce qu'une ou plu- 
sieurs expériences auront échoué. 
VI 
J'ai terminé le paragraphe précédent en disant que l'in- 
succès d'une ou plusieurs expériences ne me ferait môme 
pas renoncer à mon invention, car je me souviendrai de 
l'axiome de Galvani :« Facile est in experiundo decipi; » de 
ce que dit Herschel des appareils auxquels presque toujours 
on est forcé de recourir pour les faire. « Quant aux erreurs 
de fabrication et d'ajustement, on en doit regarder l'exis- 
Digitized by Google
268 
L'INVENTEUR. 
tence non pas comme probable, mais comme certaine, 
quelles que soient la forme et l'espèce de l'instrument. » Je 
me rappellerai enfin les faits suivants qui prouvent que un. 
deux, trois... dix échecs ne doivent pat.- vous décourager. 
Des expériences laites par MM. Loest et Robertson, à 
Hambourg, répétées par M. Sacharof, à Saint-Pétersbourg, 
ne réussirent pas quand elles furent faites par MM. Biotet 
Gay-Lussacà Paris. 
M. Molet, ayant écrit à l'Académie qu'ayant appris d'un 
ouvrier armurier que, par une forte compression de l'air 
dans le canon d'un fusil, le chiffon qui bouchait le canon 
s'était allumé, il avait constamment obtenu le môme ré- 
sultat. 
M. Biot fut chargé de répéter l'expérience. Il ne réussit 
pas. Il fut décidé que M. Molet s'était fait illusion. 
Quelque temps après, on vendait sur le Pont-Neuf des 
briquets pneumatiques. 
Lorsque M. de Humboldt fit des expériences sur les 
gymnotes, il ne réussit point à en obtenir l'étincelle et il 
ne parvint à constater aucune action sur les électrora êtres 
les plus sensibles, toutes choses tant de fois obtenues et 
constatées depuis. 
Quand M. de Humboldt annonça à l'Académie le résultat 
d'une expérience capitale de M. du Bois-Rcymond, savoir, 
qu'une contraction musculaire produit un courant suscep- 
tible de dévier Paipuille du galvanomètre, on s'empressa de 
répéter l'expérience; maison n'obtint aucun des résultats 
annoncés et il fallut que l'auteur vint lui-môme les produire 
à Paris. 
La première fois que M. Jobert de Lamballe essaya 
d'éthériser un malade, il n'obtint aucun succès par suite 
de la mauvaise disposition de l'appareil. Deux jours après, 
il réussissait complètement. 
Dans la première expérience que Horace Wels fit avec le 
protoxyde d'azote, à Boston, devant Charles Warera, il 
Digitized by Google
l'inventeur et la science officielle. 269 
échoua et fut couvert de huées et de sifflets. Il en fit une 
maladie, s'abandonna et se donna la mort au moment 
où Féthérisation triomphait partout, après avoir en vain 
réclamé la priorité à Londres et à Paris où il avait été 
éconduit partout; au moment où on donnait le prix Mon- 
thyon à Jackson, et où Maorton palpait l'argent que lui avait 
rapporté son brevet. 
Quand Mussenbroek découvrit la bouteille de Leyde, il 
écrivit à Réaurnur : 
« Quand on fait cette expérience avec du verre d'Angle- 
terre, l'effet est nul et presque nul ; il faut que le verre soit 
d'Allemagne, il ne suffirait pas môme qu'il fût de Hollande.» 
Nollet voulut répéter l'expérience ; mais il n'avait pas de 
verre d'Allemagne; alors, sans compter sur un résultat, il 
se résigna à tenter l'épreuve avec du verre de France; l'é- 
preuve réussit, même au delà de ses désirs, à son grand 
étonnement ; car il ressentit une secousse terrible. Pourquoi 
donc les verres de France réussirent-ils à Paris tandis que 
Mussenbroek avait échoué avec eux; tout simplement de ce 
que les verres allemands dont il s'était servi étaient bien 
secs, tandis que les parois externes des autres étaient hu- 
mides. 
Et voilà comment, faute d'un point, Martin perdit son 
âneî 
Quand les théories de Galvani se répandirent en Europe 
par la publication de son mémoire, fruit de onze ans de re- 
cherches, elles produisirent un effet immense; aussitôt, de 
toutes parts on se mit à répéter ses expériences, mais les 
contradicteurs survinrent aussitôt : Reil s'éleva d'abord 
contre ses théories; Pfaff, professeur à Stuttgard, le com- 
battit ensuite : enfin Volta vint engager la fameuse lutte 
qui dura six ans et qui est une des plus belles et des plus 
intéressantes que nous montre l'histoire de la science, et 
dont Galvani devait sortir vainqueur; cela prouve qu'en ex- 
périences comme en mathématiques tout dépend du point 
Digitized by Google
270 
l'ihv jentbur. 
de vue et que ce qui est coacluant pour l'uu ne Test pas 
pour l'autre. 
Vous le voyez : il ne suffit pas qu'une expérience soit in- 
suffisante pour que vous la condamniez avec raison; vous 
ne pouvez exiger, et malheureusement c'est ce que vous 
faites, que du premier coup on arrive à la perfection; la 
moindre erreur de détail peut compromettre tout succè> ; et 
le lendemain, quand elle sera corrigée, l'épreuve peut être 
victorieuse. 
Bien plus : on peut aller jusqu'à dire : l'insuccès d'une 
expérience, insuccès complet, absolu, ne peut pas prouver 
à priori contre elle. . 
Mais en France nous allons plus vite. 
Une expérience mal faite, et voilà une chose jugée. Basile 
Valentin isole un métal. Il a l'idée de l'appliquer à l'art de 
guérir. Il en fait prendre à «les porcs ; les porcs engraissent 
à vue d'œil, et se trouvent fort bien de ce régime. Encou- 
ragé par ce succès, il eu fait prendre à des moines. Les 
moines s'en trouvent fort mal. Donc le remède est fait pour 
les porcs, non pour les moines, et Valentin baptise son 
métal du nom d'antimoine. 
Windsor, persévérant, remuant, convaincu, obtient en 
Angleterre un capital de 1,250,000 fr. pour appliquer le 
gaz à éclairage. Il le dépense tout entier dans des expé- 
riences. En France, il eût été perdu : on l'eût traité de vo- 
leur; on l'eût mis à Clichy ; en Angleterre on lui confie de 
de nouveau 480,000 fr. Il en a été de môme pour le cable 
transatlantique? Après quatre échecs successifs, eussent été 
bien fous ceux qui eussent tenté une cinquième épreuve 1 
Mais si les spéculateurs anglais ont cette audace, les sa- 
vants de cette nation ressemblent aux autres, et quand ils 
n'ont pu résoudre un problème, ils le déclarent insoluble. 
— ilumphry Davy et Welgewood avaient fait mille essais 
infructueux de photographie , puis les avaient abandonnes 
en déclarant toute tentative de ce genre inutile. Un savant, 
Diaitized k 
3VC 
l'inventeur et la science officielle. 271 
plein de respect pour l'autorité de ces deux grands noms, 
n'eût jamais tenté de les reprendre. Niepce et Daguerre, 
demi-savants, osèrent s'attaquer à ce problème et réussirent. 
Audaces fortuna juvat. Rien ne doit décourager l'inventeur : 
iléchoueaujourd'hui, qu'il recommence demain. Dût-il toute 
sa vie rouler le rocher de Sisyphe, qu'il ne se désespère pas; 
un jour peut-être parviendra-t-il à l'empêcher de retomber. 
Dût-il faire le travail des Danaîdes, qu'il recommence 
chaque jour, avec l'espoir de remplir enfin son tonneau. Si 
l'un jette le manche après la cognée, qu'un autre ramasse 
manche et cognée et continue le labeur abandonné. Il n'y 
a pas de résultat auquel la volonté, la persévérance et le 
génie ne puissent arriver. 
Mais revenons aux expériences et à la manière dont les 
académiciens les font. Voici deux faits que je n'hésite pas à 
qualiûer d'odieux. 
Quelquefois les savants, quand il s'agit de faire triompher 
leur théorie, n'y apportent pas toujours peut-être, je n'irai 
pas jusqu'à dire la bonne foi, mais le soin, l'exactitude 
nécessaires, de sorte qu'ils arrivent à des conclusions dans 
le genre de celles de Magendie à propos du sucre. Il lui 
niait toutes sortes de propriétés nutritives; il soumit des 
chiens à son régime absolu. Les chiens crevèrent au bout 
de quelques semaines; et victorieusement il écrivit : « Vous 
voyez bien que j'avais raison l » 
Cela ne prouvait cependant pas grand'chose, les chiens 
étant des animaux essentiellement carnivores et auxquels 
une pareille nourriture, donnée sans aucun mélange, ne 
peut suffire. 
Voici encore un fait du même genre et qui n'est pas 
vieux. Quand la poudre coton parut, si elle t rouva un grand 
succès auprès du public, elle ne trouva que le plus complet 
dédain auprès des savants. Ils l'appelaient poudre de salon, 
et pour prouver leur dire, ils faisaient des essais sur des 
matières mal préparées, et le colonel Piobert et le colonel 
272 
L INVENTEUR. 
Morin apportaient, tous les lundis à l'Académie des 
sciences, des résultats accablants pour la nouvelle décou- 
verte : du reste, en voici un spécimen qui se trouve dans les 
comptes rendus de l'Académie. (1846. 2 e semestre, p. 811.) 
« Malgré le vague des renseignements transrais jusqu'à 
ce jour sur les effets de la poudre coton ou coton azoté, 
ainsi que le désigne M. Pelouze, auquel on doit la connais- 
sance de cette matière vague, qui ferait même douter de 
ses propriétés balistiques, l'artillerie n'en a pas moins 
étudié cette substance. Des essais qui ont été faits ont 
montré que ce coton, contrairement à ce qui avait été an- 
noncé, donnait ordinairement un résidu d'eau et de char- 
bon; que la combustion ne donnait pas lieu à un très-grand 
développement de chaleur; qu'elle a produisait peu de gaz, 
à tel point qu'il s'échappait quelquefois en totalité par la 
lumière et par le vent du projectile sans le déplacer, que le 
volume des charges les plus faibles était en général très- 
considérable et excédait celui qu'il est convenable d'affecter 
à la charge des armes à feu. » 
Les auteurs concluent que cette singulière substance ne 
paraît nullement propre à remplacer la poudre à canon. 
En effet, elle n'est pas propre, du moins en ce moment, 
à remplacer la poudre a canon, parce que son inflammation 
est trop rapide, parce que son explosion est trop violente, 
parce que non-seulement elle lance le projectile, mais brise 
la pièce. 
Certes, voilà des raisons tout autres que celles de 
MM. Piobert et Morin. 
Ne doit-on pas s'indigner contre ces Messieurs, qui, au 
lieu d'accueillir une invention nouvelle avec la présomption 
qu'elle est réelle et utile, font au contraire tous leurs efforts 
pour prouver qu'elle est mauvaise? Est-ce agir de bonne foi? 
Cette manière de se comporter envers les nouveautés n'est- 
elle pas entièrement contraire à ce que devrait être l'esprit 
de l'Académie? Quand on vient apporter une invention, ne 
Digitized by Goo< 
l'inventeur bt la science officielle. 273 
devraient-ils pas être favorables au progrès qu'elle repré- 
sente, au lieu de lui opposer négations obstinées, théories 
préalables, calculs faussés, expériences au moins douteuses? 
Malheureusement, on ne pourra pas plus changer l'esprit 
des académiciens que celui des avocats généraux ; pour 
ceux-ci, l'accusé sera toujours un coupable; pour ceux-là, 
^ tout inventeur sera un fou; et ils ne songeront pas, dans 
leur rage de condamner, qu'une condamnation injuste est 
un stigmate éternel appliqué sur le nom de celui qui l'a 
provoquée. 
VII 
Mais qu'importe à ces Messieurs? Ils se soucient bien de 
l'utilité, des applications de la science, du progrès de l'in- 
dustrie, du développement de richesse quelle donne, des 
bienfaits matériels qu'elle apporte. Tout cela aux yeux des 
académiciens n'est qu'affaire de commerçants, d'ouvriers, 
d'hommes pratiques; et eux ne sont pas des homme spra- 
tiques; ils s'en font gloire; ils n'admettent que la théorie 
pure; elle seule est digne de fixer leur attention, d'attirer 
leurs regards, de préoccuper leur intelligence. Le reste, à 
leurs yeux, est bon pour les êtres grossiers qui s'occupent 
de ce qui se fait sur la terre; mais eux sont des esprits qui 
ne mangent que des logarithmes et se nourrissent unique- 
ment de mathématiques ; ce sont des esprits éthcrés qui ne 
vivent que dans les étoiles situées à quelques millions de 
lieues; ce sont des esprits pour lesquels les gaz valent 
mieux qu'un beafteck. Comment voulez-vous que des 
hommes spiritualisés à ce degré, qui alignent des chiffres 
représentant des milliards et des milliards, puissent s'a- 
baisser à s'occuper de quelques misérables centaines de 
millions que produira une nouvelle invention; qui sont ha- 
bitués à voler de monde en monde sans difficulté, ne soient 
pas remplis de dédain pour un homme qui s'évertuera à 
18 
i>7-4 
l'inventeur. 
chercher le moyen de rapprocher les peuples, de faciliter 
les communications et d'augmenter la vie humaine en 
diminuant les distances? On ne peut exiger d'eux, évidem- 
ment, de se préoccuper de ces infîmes détails. La science 
pure est la seule qu'on doive adorer dans le temple de l'Ins- 
titut. Jeunes gens, vous devez \ous f lire ses disciples; si vous 
avez le malheur de l'abandonner un seul moment pour 
vous occuper de sa rivale, vous serez repoussés par l'acadé- 
micien comme par un père à qui vous demanderiez sa fille 
en mariage et qui vous verrait faire la cour à sa servante. 
Ecoutez donc les conseils de M. Biot sous peine de vous 
abaisser, de vous dégrader, de perdre votre avenir, de re- 
noncer aux palmes académiques et aux traitements qui en 
sont les conséquences et envers lesquels les immortels 
agissent comme de simples mortels : « Continuons, dit 
M. Biot, à étudier la nature dans ses secrets intimes, à 
découvrir, mesurer, calculer, les forces qu'elle met en 
œuvre, nullement préoccupés des applications profitables 
que fon pourra /aire. * Sans doute qu'avec son ami Gay- 
Lussac, il a reproché à Pellegrini-Savigny d'avoir dégradé 
la science en s'occupant des questions d'alimentation. 
Et ce qui fait voir le respect que nous avons en France 
pour l'autorité, c'est que les journaux qui, de leur nature, 
doivent se préoccuper avant tout, des choses pratiques, di- 
rectement utiles, qui ont une influence immédiate sur la 
richesse sociale, la répartition des produits et des forces, 
l'équilibre des besoins et des ressources des populations, 
les rapports des peuples entre eux, ont presque tous ap- 
plaudi ce discours. C'est une contradiction ; mais l'homme 
est ainsi fait que M. Duruy, ministre de l'instruction pu- 
blique, se préoccupant aussi, lui, par mission, par devoir 
et par politique, des améliorations à faire au bien-être des 
populations, a dit de son coté dans le discours qu'il a pro- 
noncé, en 18G4, a la Sorbonne : 
« La science véritable est la théorie. Avec elle seulement} 
Digitized by Oc 
l'inventeur et la science officielle. 275 
on fait de ces hommes qui, de temps à autre, laissent 
tomber du haut de leurs études austères quelques vérités 
pratiques que l'industrie ramasse comme celles qui se 
sont échappées des mains de Papin, d'Ampère et de Che- 
vreul. » 
Je crois que le lieu influençait peut-être un peu les idées 
de M. Duruy, car autrement comment expliquer ce dédain 
pour l'industrie? Voyez-vous l'homme pratique aux pieds du 
savant, ramassant les miettes qu'il laisse tomber de sa table. 
D'après M. Duruy tous les hommes pratiques seraient des 
César Birotteau à qui des Vauquelin daigneraient parfois 
donner des recettes dont ils pussent se servir. Qu'ils ne 
s'avisent donc pas de se présenter dans le temple de la 
science ; ils en seraient honteusement chassés comme Ile- 
naudot était repoussé du sein de la Faculté de Paris, sous 
prétexte qu'il guérissait les malades, — ce qui est pratique; 
— qu'il favorisait les transactions commerciales, les em- 
prunts, en fondant une sorte de bourse et de banque, — ce 
qui sentait le marchand; — qu'il avait une pharmacie, — 
ce qui sentait l'apothicaire; — qu'il avait fondé une gazette, 
— innovation très-commode, très-utile, organe de publicité, 
arme contre l'ignorance des masses, moyen de diffusion 
des lumières, — toutes choses fort criminelles aux yeux des 
braves docteurs. Ah ! au lieu de s'occuper de tout cela, il 
eût bien mieux fait de passer sa vie à mesurer le saut des 
puces, comme faisait Socrate selon Aristophane. C'est bien 
plus beau et bien plus digne de l'esprit humain. Il ne doit 
s'appliquer qu'à des problèmes de cette espèce dans lesquels 
il peut trouver une magnifique pâture et une grande satis- 
faction. Quels beaux travaux on peut faire sur des ques- 
tions de ce genre 1 
« On entend lire à l'Institut des rapports d'une clarté 
remarquable et d'une trè-;-hauîe portée, dit M. Lucien Platt. 
Les comptes rendus témni.j lient de l'activité et de la per- 
sévérance de plusieurs académiciens; mais les rapports ont 
270 
i/lH VEUT EUR 
pour objet une découverte scientifique et exclusivement 
scientifique; l'Académie semble tenir à honneur de ne ré- 
gner que sur la théorie pure; elle dédaigne la pratique. » 
C'est l'histoire des alchimistes dont on s'est tant moqué; 
il y a eu des alchimistes dans tous les siècles, il y en aura 
toujours, leur point de vue change : voilà tout. 
Que cherchaient les alchimistes? non la matière, mais 
l'absolu. Ils idéalisaient la science, la spiritualisaient et, à 
force de s'absorber dans leurs déductions, ils arrivaient à un 
point extrême, où il n y avait rien. Il en est de même 
maintenant. Qu'y a-t-il au bout de certains problèmes 
mathématiques? N'est-ce pas avec une haute raison que 
M. Littrù dit : 
« A une époque toute récente on a fait de Part pour 
l'art; avec quel profit? Le résultat est là pour en témoigner. 
Aujourd'hui on fait de la science pour la science, stérile 
exercice dont le public favorablement prévenu par de glo- 
rieux et récents services, et d'ailleurs juge encore peu com- 
pétent, appréciera bientôt sévèrement la vanité, m 
En voyant cette indifférence, bien plus même cette anti- 
pathie de ceux-là qui s'intitulent savants, comment n'arrive- 
rait-ou pas à se demander quelle est en définitive l'utilité de 
ces messieurs, qui eux-mêmes se proclament des inutilités? 
Quel est lu but que nous devons poursuivre en ce siècle, si 
ce n'est l'alliance de la théorie et de la pratique? C'est en 
vain que les savants le nieraient; qu'ils jettent un regard 
autour d'eux et ils verront que c'est là où tendent les efforts 
de tous les travailleurs ; les métaphysiciens purs sont main- 
tenant relégués au second plan ; on ne chicane plus sur les 
mots ; la critique s'est métamorphosée ; nul ne s'amuse plus 
à relever dans un ouvrage les tournures de phrases qui ne 
plaisent pas; on s'occupe avant tout de l'ensemble, des 
tendances de toute œuvre d'art; la philosophie de l'histoire 
ne consiste plus à chercher le plus ou moins de validité 
d'un document historique, l'exactitude précise d'une date: 
Digitized by Google
L 'inventeur et la science officielle. 277 
qu'importe pour elle si tel prince est né à une heure cin- 
quante-cinq minutes ou à deux heures dix minutes? Ce 
qu'elle cherche, c'est la tradition humaine, le développe- 
ment parallèle de l'individu et de la société ; ce qu'elle con- 
state, c'est le mouvement social et elle juge l'importance du 
fait d'après la part d'influence qu'il a eue sur le progrès. Le 
progrès! — Ce grand mot créé depuis un siècle seulement 
et qui explique cette grande chose, existant dcpuTS J Çue le 
monde est monde, mais niée ou non connue avant que 
des hommes profondément humains vissent que la seule 
science digne de l'homme est celle qui s'occupe [d'amé- 
liorer l'individu et d'amener la société au point où le 
citoyen jouisse de tous ses droits en satisfaisant tous ses 
besoins. — Le progrès maintenant est la seule divinité 
à laquelle les penseurs rendent un culte; et nous pou- 
vons dire hautement qu'il ne tardera pas à renverser 
les autels de ces dieux obscurs et mystiques dans l'ado- 
ration desquels se consumaient de vigoureux esprits. 
Aussi arrière maintenant à tous ces gens qui voudraient 
les rétablir ! arrière à ces savants qui cherchent encore 
une pierre philosophale quelconque! ce ne sont pas des 
hommes. 
Le mot est dur, mais il est vrai, ils sont dignes seulement 
du titre d'homme, ceux-là qui, se serrant les uns contre les 
autres en rang pressé, forment la légion qui a écrit sur sa 
bannière le grand mot : « Humanité. • Et ils sont nom- 
breux ceux-là, travailleurs de toutes sortes et à tous les de- 
grés : ouvriers qui n'ont que leurs bras, ouvriers qui n'ont 
que leur cerveau; et les idées sont les chaînes qui unissent 
leur phalange. Mais que dire de ceux-là qui devraient les 
forger et qui au contraire les dessoudent ; qui se séparent de 
la masse, s'isolent, s'en écartent avec dédain, en disant aux 
autres : Vous êtes indignes de combattre avec nous, vous 
Êtes des vilains dont le cœur ne doit pas battre près du 
nôtre; allez seuls et isolés, en avant, armés comme vous 
Digitized by Google
278 
l'invïnteub. 
pourrez; nous autres nous sommes cuirassés; faites-nous un 
rempart de votre corps, et quand vous aurez comblé le 
fossé avec vos cadavres, nous passerons sur eux ; quand 
vous aurez été étreints par ce [terrible combattant que Ton 
appelle la nature, et que vous aurez été brisés dans cette 
étreinte, vos corps nous serviront de piédestal pour arriver 
jusqu'aux lauriers qui nous décoreront ; les honneurs et la • 
gloire seront pour nous ; combattants de la première heure, 
allez pleins de confiance, nous, nous sommes les moisson* 
neurs du champ que vous aurez engraissé avec votre sang. 
Honte à ceux-là qui devraient être chefs et qui au lieu de 
marcher en tête se couvrent, comme le duc d'Aiguillon pen- 
dant la'bataille de Saint-Cast, « de farine et de gloire (I).» 
Mais qu'importe aux savants 1 Comme Louis XIV, leur 
grandeur les retient au rivage , leur dignité les empêche de 
s'engager dans la mêlée; le soin de leur immortalité leur 
fait craindre les horions. Oh 1 que la science pure vaut 
mieux! elle ne ruine pas, elle ne blesse pas, elle ne tue 
pasl Elle est toujours digne et solennelle et n'expose 
pas aux railleries du vulgaire ! Seulement elle ne sert à 
rien, c'est une arme dont la poignée est parfaitement ci- 
selée, mais dont la lame est de plomb et non d'acier. Or, 
nous préférons maintenant à ces joujoux les choses réelles ; 
nous nous moquons des fantaisies pour n'estimer que les 
vérités; un bûcheur d'idées comme Proudhon vaut mieux 
à nos yeux qu'un ciseleur de phrases comme Théophile 
Gautier. 
Gela n'empêche pas que l'homme qui réunit les deux qua- 
lités ne soit un très-grand homme, mais il ne faut pas que 
l'homme qui se contente de tailler des phrases et de faire 
brillerdes mots se croie supérieur au premier et le méprise; 
s'imagine qu'il peut parfaitement se passer de ces qua- 
lités et qu'il n'a pas besoin de penser pour écrire. Malheu- 
(1) Paroles de U Chalotais. 
Digitized by Google
I 
l'inventeur et la science officielle. 279 
reusement c'est ce qui a lieu. Le penseur ne demanderait 
pa3 mieux que de savoir s'exprimer, persuader et con- 
vaincre; il recherche même ces qualités; mais le littérateur 
pur, lui, fait de l'art pour l'art et affecte de dédaigner le 
penseur. Il vient alors un moment où il y a nécessairement 
antagonisme entre ces deux tendances; ceux qui suivent 
chacune d'elles ne se comprennent plus entre eux, et ils se 
haïssent. Le penseur se demande ce que lui veut celui-là 
qui le rebute par le vent qui remplit ses phrases, et se dit 
un beau jour : « Si le talent d'écrire ne conduit qu'à ce 
résultat, à quoi bon?... » A quoi bon'?... Voilà aussi ce 
que se répète l'industriel, l'ingénieur pratique en voyant la 
nullité des travaux des savants purs. 11 les repousse et, ren- 
dant dédain pour dédain, il les rejette. De là naît aussi an- 
tagonisme entre la science et l'industrie; elles se séparent 
l'une de l'autre, au lieu de s'unir tellement qu'elles ne for- 
meraient plus qu'une seule chose poursuivant un seul but; 
elles ignorent mutuellement leurs ressources et leurs besoins; 
au lieu de se soutenir, elles luttent ensemble. L'industriel 
manque de connaissances théoriques, il le comprend; il 
sentie besoin qu'il en aurait, mais il ne sait où les prendre; 
il les voit si éloignées de lui, atteignant un but si contraire 
au sien, qu'il se rebute et essaye de s'en passer. Le savant, 
lui, ne fait rien de son côté pour venir en aide à l'inventeur, 
et s'il le voit se noyer, au lieu de lui tendre la main, il lui fait 
une longue démonstration pour lui prouver que s'il avait 
connu le cours de la rivière, il n'aurait pas perdu pied : — 
La fable du Maître d'École et de l'Enfant qui se noie. 
M. Transon dit : « Gomment la science connaîtra-t-elle les 
besoins de l'industrie et comment l'industrie connaîtra- 
t-elle les ressources de la science, aussi longtemps que ces 
deux ordres de travaux, science et industrie, seront parti- 
culièrement affectés à des classes de la société si distincte! 
l'une de l autrc? » 
Il n'y a plus de classes maintenant dans la société, ou 
Digitized by Google
280 l'inventeur. 
plutôt il ne devrait plus y en avoir. Nul ne devrait être ex- 
clusivement savant ou exclusivement industriel ; pour être 
véritablement l'un des deux il faut réunir les connaissances 
que doivent avoir les deux. Malheureusement le savant ne 
veut pas être un homme pratique et de plus il décourage, il 
empêche môme l'homme pratique de devenir savant. 
Oh î pourquoi donc, savants, ôtes-vous les seuls hommes 
parmi ceux qui véritablement comptent dans le monde in- 
tellectuel qui regardez ce titre d'utilitaires, le plus beau 
qu'un homme puisse mériter, comme une injure? Pourquoi 
donc vouloir vous enfermer dans de pures abstractions, sans 
jamais songer à les appliquer! 
Aussi qu'en résulte-t-il pour vous? C'est que vous qui 
regardez les inventeurs et les découvreurs comme des ou- 
vriers ; vous qui montrez un si parfait dédain pour eux, 
vous êtes dédaignés à votre tour. La popularité est toute 
pour eux et s'éloigne de vous. Ce sont eux qui absorbent 
toute la gloire et, à vous, il ne reste que les louanges et 
les flatteries de quelques disciples. 
Au lieu de vous associer au mouvement social, vous vous 
en séparez. Vous formez une coterie, vous vous enfermez 
dans votre couvent qui s'appelle l'Académie. Aussi ne vous 
étonnez pas quand les amis du progrès, tous ceux-là qui as- 
pirent au noble titre d'utilitaires, s'indignent contre vous. 
Vous pouvez, vous drapant dans votre morgue, affecter 
du dédain pour eux ; mais vous, vous serez couverts du dé- 
dain de l'humanité tout entière. Voyez parmi vos confrères : 
il n'y a que ceux qui, joignant la pratique à la théorie, ont 
voulu soulager les misères de leur siècle, aider à l'avance- 
ment des peuples qui ont conquis une gloire et une popula- 
rité durables. 
On se souvient de Berthollet, moins pour ses travaux de 
chimie distincte, que pour l'application de ses produits, au 
blanchiment des toiles, pour la production du salpêtre. 
Il en est de môme de Monge, cet énergique savant qui, 
tized by G 
L'iH YEN TEUB ET LA SGI ElfGE OFFICIELLE. 281 
alors que la Convention décrétait que la patrie était en dan- 
ger, consacrait toutes les ressources de la science à lui pro- 
curer de nouvelles armes. 
N'en est-il pas de môme de Ghaptal, de Conté, dont les 
travaux furent sans cesse dirigés vers un but utile? 
Ah ! c'est qu'alors le titre de savant n'était pas une siné- 
cure et que la Convention n'admettait pas que l'Académie 
fût un lieu de repos. C'est sous cette impulsion que Delam- 
bre, mesurant les deux fameuses bases de Melun et de Per- 
pignan, et devenant ainsi un des fondateurs du système 
métrique, a laissé son nom à la postérité. 
Si d'Alembert s'était renfermé dans ses études géométri- 
ques, qui les connaîtrait maintenant? Mais il devient un des 
créateurs de l' Encyclopédie , et alors son nom est conquis à 
l'immortalité. 
A quoi Franklin doit-il sa gloire, comme savant? A ce 
que tandis que les autres se lançaient dans des théories sur 
l'électricité météorologique, lui dédaigna ce sujet qui ne de- 
vaitapporter aucune conséquence utile pour réaliser l'idée du 
paratonnerre, objet pratique, devant rendre de grands ser- 
vices à l'humanité : et c'est pour cela que lui, Franklin, 
ancien apprenti, pauvre diable s'il en fut, ignorant si vous 
voulez, vous éclipse. 
Geoffroy Saint-Hilaire ne doit la popularité de son nom 
qu'à ses travaux, ses efforts, ses tentatives pour organiser 
sur de larges bases l'acclimatation des animaux et végétaux 
étrangers. 
Croyez-vous donc que je ne préfère pas le colonel Siebold 
qui a passé quarante ans dans de continuels efforts pour 
propager en Europe les merveilles végétales de l'Orient à 
quelque savant bourré d'X? 
Qui a rendu les grands noms de médecins si célèbres, 
c'est que partout à leur science s'est jointe la pratique : c'est 
que non-seulement on les a vus dans leur chaire, majs en- 
core à l'hôpital. 
282 
l'invbntkur 
Qui a fait la grandeur d'Arago? Ce ne sont pas, croyez-le 
bien, ses savants calculs, ses hautes spéculations scientifi- 
ques : ce sont ses tendances à populariser la science, à la 
répandre, à la faire comprendre par tous, à montrer quelle 
utilité elle peut avoir dans la pratique ; c'est son ardeur 
à soutenir le progrès, quoique quelquefois lui-môme ait été 
atteint du mal caduc épidémique parmi les académi- 
ciens. 
Mais quantà vous, savants, qui avez passé votre vie à faire 
des logarithmes, à résoudre des problèmes, à vous lancer 
dans des spéculations abstraites, qui vous connaît? qui vous 
aime? qui vous salue avec vénération quand vous passez? 
qui vous presse la main? qui vient vous accompagner jus- 
qu'à la tomhe, en disant: 
Ce fut un grand homme ! 
Et cela est de toute justice : vous avez voulu vous séparer 
du monde; vous avez oublié que dans la science comme en 
tout, le vrai n'est rien sans l'utile; vous avez cru que la 
théorie de l'art pour l'art existait encore, tandis que le plus 
grand de ses apôtres, Victor Hugo lui-même, a proclamé sa 
mort ; vous vous êtes entourés de nuages et vous n'avez pas 
voulu montrer votre visage, quoi d'étonnant à ce que per- 
sonne ne vousconniisse? Vous vous êtes enfermés dans un 
cloître, où vous avez végété sans avoir nul rapport avec nous, 
pourquoi donc aurions-nous de la sympathie pour vous? 
Vousn'ôtes pas un de nos frères, nous ne vous connaissons 
pas; vous n'avez pas combattu avec nous. Quand Geoffroy 
Saint-Hilaire a dit à l'Académie des sciences : « La question 
sociale est la première dont il soit nécessaire de s'occuper 
aujourd'hui ; » il n'a éveillé nul écho sous les voûtes de l'Ins- 
titut. Sa phrase même n'a pas été comprise, le mathémati- 
cien haussant les épaules quand on vient lui parler de pro- 
grès, de liberté et d'humanité, choses qui nous font battre 
le cœur, à nous autres ignorants, qui sommes des hommes. 
Quand donc les savants comprendront-ils que « la science 
Digitized by Google
l'inventeur et la science officielle. 283 
ne doit pas être une satisfaction Égoïste de l'âme qui l'ac- 
quiert et s'élève pnr là au -dessus de la foule? dès qu'elle 
n'est point profitable a cette foule, elle est fausse » (G. Flou- 
rens) ; — que le savant qui n'est que savant, ne sait que faire 
de sa science, qu'elle ne peut lui servir à rien I (Dunoyer.) 
Mais môme quand il veut faire un effort pour la propager, 
il a tellement l'habitude de la voir sous un point de vue 
étroit, qu'il ne peut l'élargir. Il continue son système de 
pédantisme et d'inutilité, et il mérite que M. Texier lui 
adresse cette boutade : « Vous voulez servir la science? en- 
fermez-vous dans son sanctuaire et ne travaillez que pour 
vous, et fermez bien les portes. Vous voulez faire un jour- 
nal savant? prenez un titre grec, pirlez latin, entourez - 
vous d'à et de formule* algébriques, mais gardez-vous bien 
d'écrire en français. » Restez donc ce que vous êtes, ô dieux 
delà science, ne vous humanisez pas; mus permettez-moi 
de vous jauger à votre mesure et de ne pas avoir plus de 
respect pour vous que nous n'en avons pour les fétiches des 
nègres de Guinée : comme eux, vous n'êtes que des idoles 
inutiles ; vous ne comprenez pas votre siècle, vous ne vous 
mêlez pas à la vie de l'humanité, vous ne vous incarnez pas 
dans votre époque, vous ne vous identiGez pas avec ses be- 
soins et ses aspirations, vous dédaignez vos contemporains 
et la postérité pour vous plonger dans des spéculations 
égoïstes, vous vous enfermez dans une sphère d'où ne jaillit 
nul rayon. Soyez donc livrés au mépris de l'humanité et aux 
railleries de Rabelais, de Molière et de Voltaire, ces hommes 
si profondément humains 1 
VIII 
Mais on découvrira plus facilement la quadrature du 
cercle, le mouvement perpétuel ou la direction des ballons, 
qu'on ne changera l'esprit de l'Académie. 
I 
28i l'ikverteue. 
Cet esprit tient à sa nature, à sa composition, à son orga- 
nisation. 
Tant que l'Académie restera une sorte de chambre sou- 
veraine, s'inquiétant peu du public, jugeant en grand ap- 
pareil, revêtue d'une espèce d'infaillibilité, ayant fort peu de 
membres aptes à se prononcer sur chacune des nombreuses 
questions qui lui sont soumises; tant qu'elle sera une chamhre 
haute au lieu d'être une assemblée démocratique, une cour 
et non un jury, elle gardera tous ses vices, et ses vices 
sont ceux de tout corps constitué, de toute administration, 
et l'Académie est l'administration de la lumière. 
On n'administre pas un corps impondérable; les acadé- 
mies sont donc parfaitement inutiles : si elles n'étaient en- 
core qu'inutiles I Mais elles sont nuisibles : rappelons les 
• réflexions de Balzac au sujet des ingénieurs des ponts et 
chaussées : 
« La hiérarchie en de pareils corps a pour effet de subor- 
donner des capacités actives à d'anciennes capacités éteintes 
qui, tout en croyant mieux faire, altèrent ou dénaturent 
ordinairement les conceptions qui leur sont soumises, peut- 
être dans le seul but de ne pas voir mettre leur existence 
en question; et telle me semble être l'unique influence 
qu'exerça sur les travaux publics, en France, le conseil gé- 
néral des ponts et chaussées. Supposez néanmoins qu'entre 
trente et quarante ans, je sois ingénieur de première classe. 
Hélas! je vois mon avenir; il est écrit à mes yeux. Mon in- 
génieur en chef a soixante ans, il est sorti avec honneur, 
comme moi, de cette fameuse école; il a blanchi dans deux 
départements à faire ce que je fais; il y est devenu l'homme 
le plus ordinaire qu'il est possible d'imaginer. Il est retombé 
de toute la hauteur à laquelle il s'était élevé ; bien plus, il 
n'est pas au niveau de la science, la science a marché, il est 
resté stationnaire, il a oublié ce qu'il savait I D'abord spé- 
cialement tourné vers les sciences exactes et les -mathéma- 
tiques par son éducation, il a négligé tout ce qui n'était pas 
Digitized by Go 
L'INVENTEUR EL LA SCIENCE OFFICIELLE. 285 
sa partie. Aussi ne sauriez-vous vous imaginer jusqu'où va 
sa nullité dans les autres branches des connaissances hu- 
maines. Le calcul lui a desséché le cœur et le cerveau... 
l'extinction de ses talents l'a conduit à faire dépenser un 
million au lieu de 200,000 fr. au département. J'ai voulu 
protester, éclairer le préfet, mais un ingénieur de mes amis 
m'a cité l'un de nos camarades devenu la béle noire de l'ad- 
ministration pour un fuit de ce genre... Dès qu'un des 
nôtres commet une lourde faute, l'administration, qui ne 
doit jamais avoir tort, le retire du service actif en le faisant 
inspecteur. » 
Ajoutons aussi que l'État est mesquin dans la manière 
dont il rétribue la science ; ihie donne pas au savant des ré- 
compenses en rapport avec ses travaux; il lui donne des 
charges, des fonctions qui l'usent, l'abrutissent comme l'in- 
génieur en chef. 11 charge un homme de génie d'aller faire 
faire des additions à des moutards et il tue Ampère en l'as- 
sujettissant à des devoirs, incompatibles avec sa nature 
distraite, pour lesquels il n'était assurément pas besoin 
d'un homme supérieur, et qu'il remplissait fort mal. 
Est-ce donc en envoyant des hommes de génie inspecter 
des enfants qu'on prétend honorer et encourager la science? 
Y a-t-il besoin d'être Le Verrier pour bien apprécier si les 
élèves de troisième connaissent suffisamment les éléments 
de la géométrie? N'est-ce pas ridicule? De plus, sous pré- 
texte de donner une récompense, n'infligez-vous pas une 
torture? Le savant, le vrai savant regarde le temps comme 
le plus précieux de ses biens. Si vous prenez ce temps, si 
vous prenez sa pensée, vous le frappez par cela môme 
d'impuissance, vous le réduisez à l'inertie; si, à un Age 
déjà avancé et où la pensée a pris un pli qu'elle ne peut plus 
perdre, vous le forcez de se livrer à des travaux qui lui sont 
antipathiques, vous le tuez. Et vous appelez cela encourager 
la science! Quant à moi je me défierai toujours des sénateurs 
qui auront nom Dumas, Le Verrier, etc. Il faut qu'ils né- 
Digitized by Google
2fifi 
l'inventbub 
gligcnt une chose sur deux. C'est impossible autrement. On 
ne peut pas courir deux lièvres à la fois, dit sagement le pro- 
verbe. Le savant, en endossant l'habit de sénateur, devient 
un autre homme; il se métamorphose; ou bien, s'il n'est 
que savant, comment peut-il devenir un homme politique? 
Pour avoir découvert sa planète, M. Le Verrier sait-il mieux 
ce qui se passe sur la nôtre? 
Que veut-on que suit un corps se composant de pareils 
membres, si ce n'est un corps caduque, arriéré, routinier, 
inintelligent, sans initiative, sans puissance, s'écriant sans 
cesse : O temporal ô mores! regrettant le passé et haïssant 
le présent, encore plus l'avenir. 
« S'attachant surtout à conserver le dogme scientifique 
le plus généralement accepté, a dit fort bien M. L. Figuier, 
les académies ne peuvent représenter l'idée de l'avenir, ni 
celle du progrès. » 
L'Académie n'a-t-elle pas perpétuellement menti à sa 
devise : lneenit et perfeeit? 
Pourquoi donc garder cette borne qui ne peut servir 
qu'à briser les audacieux qui viendront se heurter témérai- 
rement contre elle sans savoir la tourner? Pourquoi ne pas 
l'arracher comme on s'est décidé à arracher les vieux cal- 
vaires placés dans les carrefours auxquels venaient se heur- 
ter les charrettes, mais que la superstition maintenait? 
Apprenons donc à nous passer de l'Académie. 
Malheureusement, nous autres Français, nous sommes 
do véritables plantes parasites : on croirait que nous ne 
pourrions nous tenir seuls debout; il faut toujours que nous 
cherchions un tuteur quelconque sur lequel nous appuyer. 
Nous manquons de l'esprit d'initiative : nous avons été >i 
longtemps soumis à tous les despotismes que nous nous en 
sommes fait une habitude; nous cro\onsque nous ne pou- 
vons rien faire en dehors du gouvernement; dès qu'une 
question se présente, vite, il faut s'adresser à l'état. Ahl si 
l'État voulait! Ah! si l'État savait l Ah! si l'État par-ci, si 
Digitized by Google
l'inventeur et la science officielle. 287 
TÉtat par-là! Et comme si rien ne nous regardait, nous, 
membres de l'État, nous attendons placidement, en nous 
permettant à peine quelques murmures, que l'État veuille 
bien s'occuper de la chose qui nous intéresse. Or le gou- 
vernement, dans les matières scientifiques, est représenté 
par l'Académie : c'est donc vers l' Académie que se tournent 
tous les regards. 
Et cela précisément parce que l'Académie est dans la 
complète dépendance du pouvoir exécutif. Ce n'est pas au 
corps savant qu'on s'adresse; c'est au corps composé de 
savants qui sont devenus depuis des .personnages dans 
l'Etat. La grande autorité de M. Dumas, le chimiste l — 
NonI La grande autorité de M. Dumas, sénateur. — La 
grande autorité de M. Le Verrier, l'astronome. — Nonl — 
— La grande autorité de M. Le Verrier, sénateur 1 C'est 
parce qu'ils sont sénateurs, qu'ils régissent souverainement 
la science, non pour un autre motif. Ils sont puissants : ils 
disposent de mille grâces, ils peuvent dispenser mille fa- 
veurs; donc, tendons les mains vers eux! Dans un pays 
indépendant, cette situation politique en dehors de la 
science ferait faire peu de cas de leurs appréciations par 
des savants. En France, il en est tout autrement. La 
science y est centralisée comme toute chose. L'État a une 
science officielle comme il a un enseignement officiel. Tous 
les deux ne doivent admettre que de bonnes doctrines, non 
susceptibles de troubler lu société. C'est pour ce motif que 
M. Pasteur invoquait contre les hétérogénistes le matéria- 
lisme et l'athéisme auxquels leur doctrine les conduisait. 
Les savants arrivés dépendent du pouvoir et les autres dé- 
pendent d'eux; tous sont employés comme pour les autres 
fonctions ; et malheur à eux si leurs doctrines ne sont pas 
orthodoxes. L'Angleterre, l'Allemagne, l'Italie, les États- 
Unis ont de nombreux rentres scientifiques indépendants. 
Il n'en est pas de même chez nous. L'Académie des sciences 
ne peut rien innover sans l'approbation de l'Etat : l'Etat 
Digitized by Google
288 l'inyeïiteub. 
peut tout innover sans son approbation; il peut changer le 
nombre des sections et le nombre des membres de chacune 
sans même la consulter. Voilà ce qui explique la souplesse 
de tous les savants qui n ont pas assez de caractère pour 
sacrifier leurs avantages personnels à la vérité; voilà ce qui 
explique en même temps l'inimitié qui accueille tous ceux 
qui sont indépendants. Mais ce n'en est pas moins parfait 
ainsi. L'Académie est un des bureaux du ministère de 
l'Instruction publique. Il faut la vénérer dans chacun de ses 
membres, et dire à l'un : — Vous êtes le soleil de la phy- 
siologie ; — à l'autre : — Vous êtes le soleil de la chimie; 
— à un troisième : — Vous êtes le soleil de l'astronomie; 
— ce à quoi ils vous répondent comme M. Flourens : — 
Comme vous me comprenez bien! 
Et nous, moutons de Panurge, courbés sous le joug de la 
tradition, nous essayons de nous rapprocher autant que 
possible des rayons de ces soleils; et nous n'osons rien 
faire si nous ne sommes éclairés par eux. 
C'est à ce point que Thénard fonde une société de se- 
cours des amis des sciences : mais quels seront les Amis des 
sciences ayant droit d'être secourus? 11 n'y aura que ceux 
« qui auront présenté à l'Académie un mémoire jugé digne 
au moins de recevoir son approbation. » Que vous semble 
de cette définition? N'est-elle pas passablement arbitraire 
et étroite? Nous avons vu que quelquefois ce ne sont pas 
les plus mauvaises choses qui ne paraissent pas dans les 
comptes rendus. Leurs auteurs pourront donc être frustrés 
des secours auxquels ils devraient avoir droit en faveur 
de gens beaucoup moins méritants, mais plus favorisés du 
sort? Pourquoi donc, puisque cette société est indépendante 
de l'Institut, prendre ses jugements, dont il serait quelque- 
fois assez embarrassé de rendre compte, pour critérium? 
Malheur à ceux qui auront attaqué quelque erreur acadé- 
mique : ils ne seront pas considérés comme savants ! N'est- 
ce donc pas à la société de juger elle-même quels seront les 
Digitized by 
l'invbntbur et la science officielle. 289 
hommes dignes de sa sympathie, puisqu'elle est basée sur 
le libre concours du public? 
Apprenons donc à secouer ce joug autoritaire. 
L'Académie est impuissante de sa nature : si elle peut don- 
ner quelques rares conseils aux inventeurs, elle ne peut di- 
riger activement leurs travaux, les aider d'une manière 
efficace, leur accorder des secours réels, employer leurs 
forces dans un but déterminé. Quelques encouragements 1 
voilà où se borne son rôle; rôle étroit, que la Convention eût 
voulu, avec sa puissante unité, rendre immense; mais rôle 
qu'elle ne peut prendre désormais, le gouvernement, si 
riche pour l'armée, si pauvre pour la science, lui donnât-il 
des millions. Le lendemain du jour où M. Dumas avait 
fait un magnifique rapport sur la découverte deRuolz, 
celui-ci ne pouvait pas trouver cent écus pour l'exploiter. 
Qu'on cesse de s'adresser à l'Académie, que des sociétés 
libres la remplacent. Vous présentez un mémoire à ce corps 
vénérable; combien parmi ses membres sont en état de le 
comprendre ? L'Académie des sciences est composée d'élé- 
ments hétérogènes... « Les sciences inorganiques et les 
sciences organiques s'y regardent sans se comprendre et 
s'y parlent sans s'écouter.» (Littré.) Vous croyez vous adres- 
ser aux soixante-cinq hommes les plus savants de France ; 
vous ne vous adressez en réalité qu'à cinq ou six auxquels 
vous décernez un brevet d'infaillibilité. Pourquoi donc, au 
lieu d'agir ainsi, ne portez-vous pas vos travaux à une so- 
ciété spéciale ? Croyez-vous qu'ils ne seront pas mieux ap- 
préciés, mieux discutés par des centaines d'hommes s'y 
intéressant, que par quelques hommes parlant devant des 
gens complètement étrangers au sujet que vous traitez. Les 
sociétés botanique, zoologique, géologique, biologique, an- 
thropologique, géographique, des ingénieurs civils, existent 
déjà. Allez, savants et inventeurs, leur porter vos travaux ; 
réunissez-vous à elles; cessez d'aller à l'Académie. Ah! il 
est vrai que ce conseil est difficile à suivre, les privilèges 
19 
l'inventeur 
dont elle est investie, le prestige dont les pnjugés l'entou- 
rent, les ressources pécuniaires qu'elle possède, l'influence 
qu'elle peut avoir sont autant de chaînes qui vous y lient. 
Brisez-les, puisque vous n'avez qu'à vous plaindre d'elle et 
que rarement vous pouvez vous louer de ses arrêts. Du jour 
où nul ne s'adressera plus à elle, elle tombera comme un 
vieil édifice pourri que rien ne soutient plus, et les sociétés 
qui, en ce moment, languissent auront l'influence quelles 
doivent avoir. Ce seront elles qui seront les véritables véhi- 
cules du progrès et qui le feront atteindre le but auquel il 
veut parvenir. Que les ressources particulières se réunissent 
et elles compenseront facilement la maigre pâture que livre 
TÉtat à l'Académie. Mais quand ces résultats arriveront-ils? 
Quand? quand des hommes complètement indépendants, 
sans souci du pouvoir et des faveurs, dégagés de tout esprit 
d'intrigue, libres de toutes places officielles, se trouveront à 
leur tête. Malheureusement c'est ce qui n'a pas lieu. Une 
société veut se fonder. Aussitôt elle se met à la recherche 
de gros bonnets auxquels elle doit se rallier comme au plumet 
de Henri IV. Elle ne sait quels termes serviles employer à 
leur égard; elle s'en sert comme enseigne et en même 
temps elle leur fait une réclame ; au lieu de n'agir sévère- 
ment que selon les principes de la vérité, elle s'avilit pour 
mériter leur faveur. Toute société en France, qui se déclare 
indépendante, n'a rien de plus pressé que de chercher à 
perdre son indépendance. Les fondateurs se mettent en 
quête de membres de l'Académie qui veuillent bien en faire 
partie, parce que ce titre en impose aux badauds ; parce que 
ce titre y amène beaucoup de gens qui, par ce moyen, es- 
sayent de se rapprocher de ces dispensateurs de faveur : ils 
ne font rien, ces gros personnages; ils n'apparaissent ja- 
mais aux séances; mais dans les bulletins, on les comble 
de louanges; un mot d'eux: c'est une parole d'évangile; 
on leur rendrait le môme honneur que les Thibétains ren- 
dent à leur Lama. Loin de nous, ces fétiches 1 ne cesserai-je 
Digitized by Google
L'INVENTEUR ET LA SCIENCE OFFICIELLE. 291 
de répéter. Vuus voulez faire une œuvre indépendante! 
Proclamez tout d'abord votre indépendance et dégagez- 
vous de ce honteux servilisme. Ne vous inquiétez pas des 
hommes, inquiétez-vous des choses; n'attachez pas votre 
fortune à un nom, attachez-la à vos œuvres. Toute société 
qui se fonde est grosse de son avenir; d'elle dépend son 
succès : qu'elle soit sérieuse et intéressante; que réellement 
elle soit à la hauteur du progrès scientifique; qu elle l'ac- 
célère, et elle réussira en dépit des entraves et des mauvais 
vouloirs. Quand donc nous déshabituerons-nous du respect 
de l'autorité? Ne cherchons pas de centralisation, c'est elle 
qui l'amène; je ne suis pas partisan de l'unité que les chi- 
mistes, dans le congrès de Garlsruhe, voulaient donner à 
la science ; je crois que M. Vict. Meunier, dans son projet 
d'association scientifique, veut aussi trop unifier et unifor- 
miser; j'adresse le même reproche au projet d'Institut 
de Progrès social de M. Ch. Duveyrier. Que chaque bran- 
che des connaissances crée son centre à elle; qu'elle 
réunisse dans un groupe tous ses travailleurs; qu'elle ait 
son journal pour disséminer partout leurs travaux; qu'elle 
ait môme ses concours; cela suffit. Ce qu'il faut surtout, 
c'est que rien ne se perde. Diderot voulait qu'une académie 
des arts mécaniques se fondât et publiât cinquante volumes 
in-4 résumant toutes les observations réunies jusqu'à ce 
jour et tenant compte de toutes celles qui se produiraient. 
Il était dans le vrai : mais au lieu d'une académie unique 
qu'il y en ait plusieurs; si je veux savoir dans quel état se 
trouve l'anthropologie, je consulte les bulletins de la 
société qui s'occupe de cette science; si je veux connaître 
le passé et l'avenir de la locomotion aérienne, je consulte 
YAcronaute, etc. Si j'ai quelque fait nouveau à apporter, 
c'est à ces centres divers que je m'adresse. Ce seront eux 
qui me donneront de véritables encouragements et de 
véritables moyens de poursuivre mon œuvre. 
Dans beaucoup de provinces se sont fondées des sociétés 
292 
l'inventeur. 
savantes. Ces sociétés tiennent chaque année un congrès; 
mais sont-elles indépendantes? Leur congrès se réunit sous 
la présidence de M. Le Verrier ou de M. Milne Edwards. 
Leur ordre du jour est réglé d'avance. C'est l'Académie 
qui dirige leurs travaux ou plutôt les arrête. Le président 
essaye de se faire applaudir et baille sur son siège ; quand les 
applaudissements sont terminés pour lui : — Abrégez 1 
abrégez ! ne cesse-t-il de dire à chacun. 
Leurs membres ont fait deux cents lieues pour se voir 
quelques heures et pour ne rien dire. Du reste, ils devaient 
s'y attendre. Du moment que toutes ces sociétés sont sous 
la dépendance du pouvoir central, il leur est encore plus 
impossible d'être indépendantes à Paris que dans leur pro- 
vince. « Elles sont trop placées sous la discipline de MM. les 
membres des comités établis auprès du ministère de l'ins- 
truction publique, disait M. Gatien Arnoult avec raison, on 
dépouille les académies de province de leur dignité, en leur 
donnant des juges officiels, vis-à-vis desquels on les met po- 
sitivement et ostensiblement en situation d'infériorité. » 
C'est-à-dire qu'on regarde leurs membres comme des en- 
fants : on les dirige comme s'ils étaient en classe ; et puis 
s'ils ont été bien sages et s'ils ont fait un bon devoir, on 
leur donne des prix. 
Que sont donc ces prix de l'Académie? A l'Académie 
française le prix de poésie en un demi-siècle a révélé le 
poëte Bornier : elle a trois ans pour trouver un jeune 
homme hors ligne ; après avoir mûrement réfléchi, elle 
trouve dans son sein un jeune homme né en 1797. Comme 
c'est encourageant 1 Et l'Académie des sciences? Elle a un 
malheureux prix de quatre cent cinquante francs à donner 
à une invention mécanique quelconque : depuis plusieurs 
années, elle n'a pas trouvé une invention qui valût ce prix. 
Et dans le procès que M. le docteur Guillon a intenté à l'A- 
cadémie, Tannée dernière, à propos du prix fondé par 
M. d'Argenteuil sur les maladies des voies urinaires, n'a-t-il 
Digitized by Google
l'inventeur et la science oppiciille. 293 
pas montré que les procédés employés à l'égard des concur- 
rents ne sont pas toujours tels qu'ils devraient être, que 
ce prix ne serait jamais accordé à aucun chirurgien de Pa- 
ris pouvant porter ombrage à certains membres, que pour 
ce motif on avait déprécié les travaux d'un autre chirurgien 
distingué, à qui on a alloué une récompense insignifiante ? 
Il y a un prix fondé par M. de Tremont, un prix annuel 
de mille francs « pour aider un savant sans fortune dans les 
frais de travaux et d'expérience, etc. » 
En 1859, l'Académie le décerne pour trois ans et à qui? 
à M. Ruhmkorff « qui est l'ingénieur de prédilection des 
savants de tous les pays.» C'est M. le rapporteur lui-môme 
qui le dit. 
Il faut avouer aussi que ce n'est pas toujours de sa faute si 
l'Académie des sciences ne trouve pas à décerner ses prix ou 
ne les décerne pas au plus digne. Le mouvement scientifi- 
que ne reçoit plus d'elle son impulsion ; il le reçoit de la so- 
ciété entière. Ce sont les besoins nouveaux qui l'enfantent. 
L'Académie n'a nulle initiative en cette matière : elle peut 
tout au plus le suivre : il lui est aussi impossible qu'à l'Etat 
d'être à la tête du progrès : tous les deux ne peuvent que se 
mettre à sa remorque; l'un et l'autre sont impuissants à 
l'engendrer : ce sont les forces individuelles qui le consti- 
tuent et non des corps politiques ou savants. Mais non-seu- 
lement ils ne l'engendrent pas, mais encore le plus souvent 
ils lui résistent parce qu'ils ne le comprennent pas. Gens 
parvenus, ils ne cherchent qu'à conserver, au lieu de cher- 
cher à avancer. Aussi de même que nous voyons l'Etat met- 
tre obstacle à l'œuvre de la civilisation, voyons-nous l'Aca- 
démie se mettre en dehors du mouvement scientifique, et 
au lieu de le pousser en avant, chercher à le retenir. Les 
prix qu'elle décerne, au lieu d'être en rapport avec les études 
du moment, sont en dehors d'elle. Le travailleur qui n'a 
plus besoin qu'on lui impose de tâche, qui est assez grand et 
assez raisonnable pour savoir ce qu'il doit faire, ne s'en in- 
2)4 
L*IN V E!îTEDB. 
quiète guère et ne se distrait pas de ses études pour cou- 
rir après ce vain fantôme. 
Il ne tourne plus uniquement des regards vers cette as- 
semblée, attendant qu'elle lui dicte une composition ; il tra- 
vaille tout seul, ne demandant d'inspiration qu'au mouve- 
ment social tout entier. C'est à lui qu'appartient maintenant 
l'initiative et non à MM. tel et tel. 
Du reste, je l'ai déjà dit ailleurs : récompenses, prix, etc., 
ne sont que des hochets : l'inventeur n'a droit qu'à un prix, 
à la rémunération que lui donnera le public de son inven- 
tion. Hors de là tout est faux; nous ne sommes plus des en- 
fants pour nous contenter de ces vaines satisfactions; nous 
rions de ces encouragements qui n'en sont pas, qui n'aident 
en rien l'inventeur dans l'accomplissement de sa tâche, qui 
ne le récompensent pas de ses efforts d'une manière propor- 
tionnelle aux services qu'il rend à la société, et dont le refus 
souvent le décourage et l'empêche de trouver des capitalistes. 
Pourquoi donc continuer a regarder les arrêts de ce corps 
comme des oracles et à les solliciter humblement, quand 
tous les inventeurs connaissent leur valeur. Ils savent que 
l'Académie ne peut rien, que son rôle n'est qu'un rôle né- 
gatif; pourquoi s'empressent-ils donc, comme des moutons 
de Panurge, de lui demander son opinion sur leurs travaux? 
S'ils veulent avancer rapidement, qu'ils perdent cette éter- 
nelle préoccupation de ses jugements, qu'ils agissent sans 
s'en plus soucier que si elle n'existait pas, qu'ils ne mettent 
plus leur espoir en elle, mais qu'ils tournent ailleurs leurs 
regards. 
La formule de l'Académie est autorité ; la formule de la 
science est liberté. 
Ces deux formules ne peuvent s'accorder. « La science 
sans liberté est une contradiction dans les termes, a dit Jules 
Simon. » 
Donc l'inventeur doit chercher des encouragements et des 
ressources en dehors d'elle. 
Digitized by Google
l'inventeur et la science officielle. 295 
Mais où? 
Dans le siècle où les grands principes de souveraineté du 
peuple, de suffrage universel, de liberté ont été proclamés, 
est née une nouvelle puissance : cette puissance est l'asso- 
ciation. 
C'est elle maintenant qui résume toutes les forces actives 
de la société, qui apprend à chacun à ne plus compter sans 
cesse sur le pouvoir et à compter sur soi, qui importe le 
grand principe de self governmeni qui paraissait si anti- 
pathique à nos traditions, à notre routine, à nos préjugés. 
Habituons-nous à ne plus nous traîner à la remorque de 
l'État et à agir par nous-mêmes. Serrons-nous, unissons- 
nous, groupons-nous au lieu de nous isoler. Formons légion 
et nous serons forts pour lutter contre la nature comme pour 
lutter contre la tyrannie des préjugés. Que de vastes associa- 
tions, fondées, formées parles intéressés et par les hommes 
de dévouement qui ne reculent devant aucun sacrifice pour 
faire avancer l'humanité, pour servir la cause du progrès, 
unissent les travailleurs entre eux, leur donnent tous les 
documents dont ils peuvent avoir besoin, fassent que chacun 
profite du travail de tous, et, en môme temps, se réunissant 
en jurys, encouragent par l'argent, par des relations d'ate- 
liers et d'ouvriers, les inventeurs, et entreprennent les 
vastes travaux collectifs dont ne se soucie guère l'Institut 1 
Ces associations seront seules fortes; elles ne feront pas 
comme l'Académie française qui entreprend un diction- 
naire qui, du train dont il va, sera fini dans deux mille ans 
d'ici; elles faciliteront les travaux, elles ouvriront des dé- 
bouchés, elles créeront des rapports, elles établiront des 
relations, et quand elles jugeront qu'une invention est 
bonne, elles ne donneront pas des prix, mais elles la prô- 
neront, elles établiront sa supériorité, elles apprendront 
au public les avantages qu'il peut en retirer et elles la fe- 
ront adopter. Leurs encouragements se borneront à aider 
les inventeurs dans la réalisation de leur œuvre et dans son 
296 
L'INVENTEUR. 
exploitation. Ce sont les seuls encouragements qui doivent 
être donnés et reçus dans notre siècle, car ce sont les seuls 
qui soient efficaces et qui soient dignes et de ceux qui les 
donnent et de ceux qui les reçoivent. Donc plus d'acadé- 
mies, plus de corps savants constitués : des sociétés d'encou- 
ragement et des sociétés commerciales ; plus de science 
bureaucratique: la science indépendante ; plus de science 
stipendiée par l'État : la science puisant en elle-même ses 
propres ressources ; plus de despotisme scientifique : la li- 
berté de la science! 
Digitized by ( 
CHAPITRE VI 
Propriété Industrielle. 
§ I. — La loi do 1843. — La propriété industrielle déclarée privilège. 
— Le travail engendre-t-il la propriété? — Mirabeau, Proudhon, Fré- 
déric Passy, Victor Modeste, Bastiat, Quesnay, Guizot,Thiers, J. Droz. 
— Propriété industrielle ou communisme. — Do ut des! Mutualité des 
services. — Le capital et les agents naturels. — Opinions de Diderot, 
Smith, Chaptal, Lakanal, Portalis, Ch. Laboulaye, Louis-Napoléon Bo- 
naparte. — Une contradiction de Proudhon. 
§ II. — L'inventeur ôte-t-il à la société? Le hasard; propriété intellec- 
tuelle et propriété foncière; la priorité. — Faux spiritualisme dè la loi. 
§ III. — La nouveauté de l'invention; brevets d'application et d'importa- 
tion; l'enquête. 
§ IV. — La propriété est exclusive. — Un argument de M. Barthélémy. 
• — Le droit commun. — La propriété industrielle est une propriété nu* 
generis. 
§ V. — Abolition des brevets. — L'enquête anglaise de 1851. — Intérêt 
des inventeurs d'après lord Granville. — Bramah et Maudslny. — 
Marques de fabrique. — Jakson et Morton. — Autre contradiction de 
Proudhon. — « A chacun selon se» œuvres. » — Les charmes de la pa- 
ternité. — Procédés agricoles brevetés. 
§ VI. — Le monopole; sans brevet, pas d'inventions. 
§ VII. — L'inventeur est-il apte à perfectionner son invention? — Les 
perfectionnements. 
§ VIII. — Pérennité de la propriété industrielle. — La durée des brevets. 
— Les petites inventions ; Bucking. 
§ IX. — Remède au monopole; l'expropriation. — MM. Breulier et 
Desnos- Gardissal. — Solution proposée par M. Corbin; contradiction 
dans les termes. — Autres solutions; M. Hetzel. — La préemption de 
M. Émile de Girardin. 
§ X. — Ni concession, ni privilège, un droit! — Déclaration du 7 jan- 
vier 1791. — Les principes en législation. — Leibnitz et les législateurs 
de 1843. 
§ XI. — Principe mauvais, conséquences mauvaises. — Cas de nullité. 
— Cas de déchéance. — Le domaine public. — M. Fourneyron. — 
L'intérêt particulier et l'intérêt public. 
Digitized by Google
298 
l'inveïiteur. 
§ XII. — La taxr 1 ; M. Carpma* 1 !. — « Impôt sur le» progrès, s. g. d. g. • 
§ XIII. — L'an tnri tt> ; examen préalable, 
Nous venons de voir l'inventeur placé en face du monde 
savant officiel et les singuliers encouragements qu'il lui 
donne; voyons-le maintenant en face de la législation; 
voyons quelle protection elle accorde à ses droits ; voyons 
s'il jouit du droit commun comme le prétendent cer- 
taines gens. 
Nous avons, dans l'introduction de ce livre, jeté un re- 
gard sur la position de l'inventeur dans l'ancien régime, et 
nous nous sommes arrêté au moment où la révolution ve- 
nait de reconnaître la propriété de son œuvre. 
Elle n'eut malheureusement pas le courage de pousser le 
principe jusqu'à ses dernières conséquences. Timide dans» 
son application, elle l'admit, mais elle eut peur des déduc- 
tions qu'elle pouvait en tirer. Elle transigea avec lui ; elle 
n'osa pas le déclarer inviolable. 
Elle eut le tort de se rappeler la déclaration du roi du 
24 décembre 1762, qui réglait les privilèges donnés aux 
inventeurs et leur assignait une durée de quinze ans. 
L'Assemblée nationale n'osa dépasser cette limite. Inconsé- 
quence manifeste! Eh quoi! Elle reconnaissait le droit de 
propriété à l'inventeur sur son œuvre, et elle lui refusait 
la pérennité de ce droit perpétuel par essence. Tout en l'ad- 
mettant, en le formulant, en le proclamant, elle le déniait! 
C'était commettre une monstrueuse injustice, qui devait 
avoir les plus malheureuses conséquences. 
Quand, en 1843, il s'agit de réformer la loi sur nos bre- 
vets d'invention, nos législateurs s'en aperçurent fort bien. 
1 
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 290 
Dans son rapport sur le projet, Philippe Dupin dit avec 
raison : 
« Un des caractères dominants de la propriété est la 
perpétuité. Or l'Assemblée nationale est en contradiction 
quand elle proclame le droit que donne l'invention, un 
droit de propriété, et quand en môme temps elle ne garantit 
à son auteur la jouissance que pendant un laps de temps. » 
Cela était fort vrai. Nos législateurs de 1843, hommes 
timides et indécis, partisans du gouvernement constitu- 
tionnel et autres Choses de transition, cherchèrent un moyen 
de tourner la difficulté et de ne pas retomber dans cette in- 
conséquence. Il y en avait un bien simple : c'était de pro- 
clamer la pérennité de la propriété industrielle. Mais ce » 
moyen, ou ils ne le virent pas, ou ils en eurent peur. Ils 
préférèrent retourner en arrière, remonter au delà de la 
révolution, jusqu'à la monarchie, supprimer la déclaration 
du droit de propriété des inventeurs, changer la nature du 
brevet, ne plus le laisser un simple acte assurant un droit, 
mais, merveilleux moyen de trancher le nœud gordien, 
en faire, de nouveau, un privilège I 
Que dire d'une législation qui contient de pareils mots 
dans son Gode? 
Ah I législateurs, vous refusez le droit de propriété à l'in- 
venteur et vous lui concédez un privilège. Privilège l mais 
ce mot vous condamne! Tout privilège n'est-ii pas une injus- 
tice de son essence? Ahl vous croyez que le brevet est un 
privilège et vous osez soutenir et réglementer un pareil abus! 
A vos yeux sans doute ce privilège, délivré par une admi- 
nistration, est de môme nature que le privilège délivré par 
une autre administration, aux maisons de tolérance, et je 
ne désespère pas, si vous ôtes logiques, de voir créer aussi 
un saint Lazare pour les inventeurs. 
Vous n'avez même pas le courage de votre opinion; en 
concédant un privilège aux inventeurs, vous prétendez 
commettre un acte de justice. Vous dites : — Il n'est pas juste 
300 
l'inventeor. 
que cet homme qui a travaillé, qui a souffert, qui a créé, 
ne profite pas de son œuvre, au moins pendant un certain 
temps. 
Eh bien! non, toute transaction est honteuse; si vous 
ne croyez pas que l'inventeur ait un droit, abandonnez-le, 
laissez-le crever de misère dans quelque coin quand il aura 
produit son œuvre qui apportera des millions à la société. 
Mais ne lui faites pas l'aumône d'un privilège. 
Tout ou rien ! Cessez d'être timides, n'ayez pas peur, 
condamnez l'inventeur avec lord Grandville, ou proclamez 
son droit de propriété en lui accordant toutes les consé- 
quences qui en dérivent ! 
• Et vous êtes forcés par la nature des choses d'en arriver 
là, ou bien vous vous rendrez coupables du plus éclatant 
déni de justice qui ait jamais été commis, car l'inventeur 
possède ce droit par essence, car c'est avec raison que Mira- 
beau s'est écrié : « Les découvertes des inventions et des 
arts étaient une propriété avant que l'Assemblée nationale 
l'eût déclaré 1 » 
Nous pouvons dire nous aussi : Si vous n'accordez qu'un 
privilège à l'inventeur, l'inventeur n'en est pas moins pro- 
priétaire de droit si ce n'est de fait. 
L'invention est une propriété, disons-nous, et vous devez 
l'admettre à moins que vous ne niiez toute espèce de pro- 
priété et que vous ne disiez avec Proudhon : « La propriété 
c'est le vol I » 
Oui ou non, le travail peut-il engendrer la propriété? 
voilà la première question à résoudre. 
« La propriété, disait la déclaration des droits et des 
devoirs qui précédait la constitution de l'an m, est le droit 
de jouir et de disposer de ses biens, de ses revenus, du 
fruit de son travail et de son industrie. » 
Il y a une école d'économistes qui soutient le contraire; 
elle prétend que le travail est insuffisant pour engendrer la 
propriété; MM. Frédéric Passy et Victor Modeste, quoique 
Digitized by Google
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 301 
partisans de la propriété intellectuelle, sont de cet avis. 
Proudhon a bien vu que c'était cette contradiction qui faisait 
leur faiblesse. Aussi, au lieu de combattre les divers au- 
teurs qui se sont occupés de cette question s'est-il attaché 
uniquement à eux : — Vous voulez la propriété intellectuelle 
et vous niez que le travail engendre la propriété, a-t^il pu 
s'écrier; et alors, sans difficulté, il les a réfutés, mais en 
môme temps il s'est mis en contradiction avec lui-même. 
Car quelle a été toujours sa foi ? la propriété des services. 
Et n'est-ce pas cette propriété que nous demandons en 
ce moment pour l'inventeur ? et n'est-ce pas la seule 
vraie? 
C'est une des gloires de Bastiat qui a jeté tant de lumière 
sur l'économie politique d'avoir précisément proclamé que 
la propriété naissait du travail. 
a II y aies dons naturels, dit-il parfaitement, les maté- 
riaux gratuits, les forces gratuites : c'est le domaine de la 
communauté. 
« Il y a de plus les efforts humains consacrés à recueillir 
les matériaux, à diriger les forces, efforts qui s'échangent, 
s'évaluent et se compensent : c'est le domaine de la pro- 
priété. 
« En d'autres termes, nous ne sommes pas propriétaires 
de l'utilité des choses, mais de leur valeur, et la valeur n'est 
que l'appréciation des services réciproques. 
« Les hommes, s'ils sont libres, n'ont et ne peuvent avoir 
d'autre propriété que celle de la valeur ou de leurs ser- 
vices... Ira-t-on jusqu'à dire qu'un homme n'est pas pro- 
priétaire de sa propre peine? Que dans l'échange ce n'est 
pas assez de céder gratuitement les agents naturels, il faut 
encore céder gratuitement ses propres services? » 
Évidemment non. Ce serait retomber dans l'esclavage, 
puisque vous êtes forcés d'admettre qu'on vous rendra des 
services rémunérés... A moins que vous ne disiez avec 
Quesnay que le travail étant improductif, vous ne lui devez 
Digitized by Google
302 l'inventeur. 
rien, ce qui est un merveilleux moyen de ne pas payer voire 
dette en sauvant votre honneur. 
A moins encore que vous ne regardiez le travail comme 
un simple moyen de répression qu'il faut imposer et non 
paye/, et que vous ne disiez avec Guizot : « Vous n avez 
contre le despotisme révolutionnaire des classes pauvres 
qu'une garantie efficace, puissante, le travail, la nécessité 
incessante du travail, » et que, partant de ce principe, vous 
n'alliez môme jusqu'à regarder l'inventeur comme un 
ennemi public, l'invention ayant le plus souvent pour but 
de diminuer le travail manuel. 
Mais cessons ces cruelles railleries. 
Mettons de nouveau en présence deux anciens ennemis : 
opposons M. Thiers à M. Guizot. 
M. Thiers, suivant Bastiat, dit : « Je crois pouvoir dire 
sans être un tyrau, ni un usurpateur : la première de mes 
propriétés, c'est moi, moi-même moi d'abord, puis mes 
facultés physiques et intellectuelles, mes pieds, mes yeux, 
mes mains, mon cerveau, en un mot mon âme et mon 
corps. » 
L'homme doit utiliser ces facultés « par le travail, le tra- 
vail opiniâtre et intelligent... » Mais quand il les a em- 
ployées, il est d'une équité évidente que le résultat de son 
travail lui profite à lui, non à un autre, devienne sa pro- 
priété, sa propriété exclusive. Gela est équitable, cela est 
nécessaire... » 
Vous le voyez : elles sont propriétés, facultés physiques 
et facultés intellectuelles, d'après M. Thiers, que vous n'ac- 
cuserez pas d'être un fanatique, qui est universellement 
reconnu pour être un homme pratique, trop pratique 
môme, pratique à ce point qu'il nie la propriété intel- 
lectuelle. 
Dans une juste proportion, vous direz avec J. Droz : 
« S'il y a une propriété que l'on doit respecter plus que les 
autres, c'est celle des hommes qui n'ont que leurs bras et 
Digitized by Google
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 
303 
leur industrie. Géncr le travail, c'est leur ôter le moyen de 
vivre. Un tel vol est un assassinat. » Vous ne commettrez 
pas le crime de refuser à l'inventeur la propriété de son 
œuvre; vous ne serez pas effrayés du prix que méritent les 
services qu'il vous rend ; quoique sachant que tel homme 
du fond de son cabinet rend plus de services à la société 
que cinq cents hommes travaillant à l'aide de leurs mus- 
cles, vous ne craindrez pas de payer à cet homme le prix 
que vous payez aux cinq cents autres ; vous aimerez mieux 
acquitter votre dette que le dépouiller, lui faire banque- 
route. 
J'aime Marie quand il vient dans son magnifique langage 
exposer ainsi l'origine de la propriété intellectuelle et de- 
mander sa proclamation : 
« La première occupation n'est vraiment pas ce qui 
fonde la propriété, ce qui la légitime, ce qui fonde et fixe 
ses droits Mais supposez que le premier occupant ap- 
plique son intelligence à la chose dont il s'est emparé; sup- 
posez que sous la force de son intelligence, de sou activité, 
cette chose se transforme, que, sans valeur hier, elle prenne 
de la valeur grâce à la pensée qui agit sur elle ; alors tout 
change, la chose possédée devient une tout autre chose. 
L'homme se l'assimile par son travail et s'identifie avec elle; 
il y met le cachet, la vive empreinte de sa personnalité. 
Dès lors, la chose devient la personne elle-même, elle de- 
vient une propriété, parce que la personne qui se l'est 
assimilée, qui vit en elle, s'appartient elle-même. » 
Les économistes pourront tenir peu de compte de ces 
principes qu'ils appelleront des phrases, comme le renard 
trouvait les raisins trop verts. 
Mais parce qu'une vt-rité est exprimée en splendides pa- 
roles, doit-elle donc cesser d'être une vérité? 
Est-il vrai, oui ou non, que la propriété n'est que la fé- 
condation d'un agent naturel gratuit par nos facultés? 
Et alors, si vous admettez ce principe, que les agents 
304 L'iHVENTEUH. 
naturels ne sont pas une propriété, qu'ils sont sans valeur 
par eux-mêmes, qu'ils n'acquièrent de la valeur et ne de- 
viennent propriétés que par le travail de l'homme, vous 
payerez les services de l'inventeur. 
Vous êtes placés entre ces deux alternatives : ou com- 
mettre le crime de refuser son salaire à l'inventeur, ou nier 
que l'homme soit maître de ses facultés, soit libre de les 
développer, de les diminuer, de les anéantir à son aise, et 
dire avec une école communiste : « L'homme n'est pas 
propriétaire de ses facultés, il n'en est qu'usufruitier. » 
(J. Leroux.) 
Alors, si vous dites cela, la thèse est changée. Vous êtes 
ennemis de toute espèce de propriété; ne discutons plus 
cette question : nous différons de principe; le principe 
doit être discuté ailleurs. 
Mais si au contraire, vous accordez la propriété au travail 
physique, vous accorderez la propriété au travail intellectuel. 
« Qu'est-ce que le travail, sinon l'action de l'individu 
sur le monde physique et intellectuel, dit M. H. Gastille? 
En quoi le travail de la pensée diffère-t-il du travail des 
mains, sinon dans la manière dont il s'exerce ? Le but 
n'est-il pas toujours le même? N'est-ce pas toujours le 
moyen d'assimilation de l'objectif sur le subjectif?» 
Or, c'est le travail qui produit le plus et que tous ne peu- 
vent pas faire, qui a le plus de droits. Son auteur doit donc 
être payé en raison de la difficulté qu'il a eue à vaincre et 
de la richesse qu'il a donnée au monde. Donc, honneurs et 
richesses à des Papin, des Fulton, des Watt, des Morse I 
Ils leur sont dus en vertu du grand axiome de saint 
Simon : — A chacun selon ses œuvres!.... 
Reconnaissez avec Kant que « Toute découverte utile est 
la prestation d'un service rendu à la société, » et que, par 
conséquent, la société contracte envers son auteur une dette 
en rapport avec le service, ou dites avec J. Leroux : «Le 
travail n'est point individuel, mais social; il s'accomplit de 
Digitized by Google
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 
la part de chacun dans un but général et les fruits appar- 
tiennent à tous. » 
Mais cette définition vous effraie, parce qu'elle sent le 
communisme; et cependant vous y êtes amenés logique- 
ment si vous niez le droit qu'acquiert l'inventeur par l'em- 
ploi de ses facultés intellectuelles. 
Le nom de Proudhon est un épouvantail pour vous, et 
cependant vous devez dire avec lui, toujours si vous êtes 
logiques : 
« Toute capacité travailleuse est, de même que tout in- 
strument de travail, un capital accumulé, une propriété 
collective; l'inégalité de traitement et de fortune, sous 
prétexte d'inégalité de capacité, est injustice ou vol.» A cela 
je réponds : Non, car il faut calculer les résultats donnés 
par les capacités ; et si une de ces capacités apporte un mil- 
lion à l'association, n'est-il pas juste qu'elle reçoive une 
récompense proportionnée au produit qu'elle crée ? 
Allez encore plus loin et dites avec Proudhon : « Tout 
travail humain résultant d'une force collective , toute 
propriété devient indivise, le travail détruit la pro- 
priété. » 
Le travail détruit la propriété ; vous ajoutez , vous : Le 
génie détruit la propriété. 
En vain l'inventeur avec ces deux éléments vous don- 
ncia-t-il richesses sur richesses, qu'importe? Vous direz : 
Voilà un homme qui travaille, voilà un homme qui a du 
génie, nous ne lui devons rien ! 
Honte à ceux-là qui raisonnent ainsi et qui refusent 
d'admettre la mutualité des services. 
Do ut des! Je donne potn* que tu me donnes, peut dire 
l'inventeur à la société. Je t'apporte une valeur immense : 
il faut que tu me la payes, et il faut que tu me la payes en 
proportion des services que je te rends. Ce sont eux qui 
font la valeur. C'est moi qui t'apporte le plus. Par consé- 
quent c'est donc moi qui ai la plus grande valeur. Voilà le 
20 
300 L'iHVENTIUk. 
langage que pourrait tenir l'inventeur à la société ; et que 
lui répondre? 
Rien, vous ne pouvez rien objecter à cette vérité : « La 
propriété est le droit d'appliquer à soi-même ses propres 
efforts ou de ne les céder que moyennant la cession en re- 
tour d'efforts équivalents. » (Bastiat.) 
Et vous ne reconnaîtriez pas à l'inventeur ce droit ! 
Quel illogisme 1 Plus le service rendu serait grand, plus 
vous refuseriez à l'homme qui le rend la récompense de ses 
peines, de ses efforts, de ses travaux, de ses labeurs, en 
prenant ce mot dans la large acception du latin labar. 
Quant à moi, j'appelle brutalement les choses par leur 
nom, et je dis hautement que la société, si elle refuse à 
l'inventeur le droit de propriété de son œuvre, commet une 
spoliation. 
Vous annihilez pour lui toutes les règles de la justice, 
vous le mettez hors du droit commun, vous en faites un 
paria. 
Vous lui refusez à lui le bénéfice de l'échange ; car 
qu'est-ce que l'échange? L'union des forces, a dit Bastiat, 
et lui vous l'en privez! 
L'inventeur apporte à la société : 
« 1° Un apport intellectuel ; 
« 2° La matérialisation de cet apport pour que la société 
puisse se l'assimiler ; 
« 3° Un acte de confiance et d'abandon, c'est-à-dire la pu- 
blication des voies et moyens à l'aide desquels on l'ob- 
tiendra après lui (1). » 
Et la société ne donnera rien en retour à l'inventeur, 
elle ne lui reconnaîtra en échange aucun droit, elle recevra 
l'aumône, elle l'acceptera avec reconnaissance, elle tendra 
honteusement la main prête à la refermer dès qu'elle tiendra 
la proie qu'elle convoitait, et, comme le misérable qui 
Dumery. 
Digitized by Google
si W. 
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE 
307 
trompe la charité publique, tout en remerciant l'inventeur, 
elle dira : — Quelle bonne dupe! 
Et il se trouvera des gens pour dire que cela est juste, 
que cela est bien ! 
Mais alors supprimez donc de suite tout salaire, réta- 
blissez l'esclave antique, dites à une classe d'hommes : 
— Travaillez pendant que je jouis. Inventez pour satis- 
faire mes fantaisies. 
Quel malheur que les inventions ne se fassent pas sur 
commande, à la mécanique ! 
C'est sans doute précisément parce que l'invention est un 
travail supérieur que vous lui refusez le bénéfice que vous 
accordez à l'autre. 
Mais aux gens qui ne trouvent pas que le travail suffit 
pour engendrer la propriété, qui veulent qu'il s'y joigne le 
capital, qui demandent quel capital a l'inventeur, je répon- 
drai par ces paroles de M. Maturse : 
« Il y a deux sortes de capital : le capital intellectuel et 
le capital matériel ; le premier est la force vive, le second la 
bielle; l'un est indéfini, créateur : c'est le progrès, l'avenir, 
la ressource; l'autre fini, insuffisant: c'est l'instrument de 
routine, le passé. Les deux sont objet de propriété dont le 
principe est un absolu. » 
Qu'avez-vous maintenant à objecter contre le droit de 
propriété de l'inventeur, si vous admettez que le travail 
donne ce droit, que le capital le donne. 
Mais on ne convainc pas un sourd ; vous répétez encore, 
ô bornes qui arrêtez le progrès, que de même que le travail de 
l'inventeur n'est pas le môme que celui de l'ouvrier, le ca- 
pital intellectuel est entièrement différent du capital en nu- 
méraire, et vous prétendez que l'inventeur est une sorte de 
voleur qui s'empare de forces physiques appartenant à 
tout le monde et qu'il ne peut s'approprier. 
Ici encore je ne vous demande qu'une chose : soyez logi- 
ques, poussez votre système jusqu'à ses dernières consé- 
308 
l'inventeur. 
qucnccs, ayez le ^courage de vos principes, et vous arri- 
verez à nier que la propriété foncière soit une propriété, 
comme vous avez déjà été amenés à nier que le capital et le 
travail engendrent la propriété. 
Vous dites que les forces physiques dont je me sers ap- 
partiennent à tout le monde. Très-bien. Ce sont les agents 
naturels. Voici la définition qu'en donne Say : 
« Cette expression agents naturels comprend non-seule- 
inent les corps inanimés dont l'action travaille à créer des 
valeurs, mais encore les lois du monde physique, comme 
la gravitation qui fait descendre le poids d'une horloge, le 
magnétisme qui dirige l'aiguille d'une boussole, l'élasticité 
de l'acier, la pesanteur de l'atmosphère, la chaleur qui se 
dégage de la combustion, etc. » 
Voilà les agents naturels qu'emploie l'inventeur ; voilà ceux 
dont nous demandons la propriété pour lui quand il les appli- 
que ; et si vous la lui refusez, vous devez aussi refuser le droit 
de propriété au laboureur qui ne fait pas autre chose qu'ex- 
ploiter des agents naturels, la force végétative du sol, son 
exposition au soleil, les irrigations que lui donne un fleuve. 
« Un troupeau de moutons, dit Say, est le résultat non- 
seulement du soin du maître et du berger, des avances faites 
pour le nourrir, l'abriter, le tondre, mais il est aussi le ré- 
sultat de l'action des viscères et des organes de ces animaux 
dont la nature a fait les frais. » 
Vous admettez cependant la propriété de ce troupeau de 
moutons, et vous me refusez la propriété de mon inven- 
tion. 
Vous dites, messieurs Van Akkersdyck, Coquelin, Web- 
ster, Tieleman, Schialoja, Wolowski, Chevalier, Rogier et 
Piercot, que l'invention est un don de Dieu qui appartient 
à tout le monde. 
Alors dites aussi avec l'roudhon : 
« Qui a droit de: faire payer l'usage du sol, de celte ri- 
chesse qui n'est pas le fait de l'homme? A qui est dû le fer- 
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 309 
mage de la terre? au producteur de la terre sans doute? 
Qui a fait la terre? Dieu. En ce cas, propriétaire, retire-toi. » 
Et cependant, législateurs qui avez refusé, qui refusez 
encore le droit de propriété à l'inventeur, vous l'admettez 
tous cette propriété immobilière, c 'est-a-dire le droit perpé- 
tuel d'exploiter un fonds que le propriétaire n'a pas créé et 
vous refusez ce droit à l'inventeur sur une chose dont il 
est le créateur. 
Que pouvez-vous répondre aux maximes suivantes sur la 
propriété intellectuelle? 
Diderot : « L'auteur est maître de son ouvrage, ou per- 
sonne dans la société n'est maître de son bien. » 
Smith dit : « La plus sacrée et la plus inviolable des pro- 
priétés est celle de sa propre industrie, parce qu elle est la 
source originaire de toutes les autres propriétés. » 
Chaptal : « Une découverte est la propriété de l'auteur : 
elle est la plus sacrée de toutes, puisqu'elle est l'œuvre du 
génie; elle doit être accueillie et respectée, puisqu'elle ajoute 
à la masse de nos richesses. Le gouvernement doit donc la 
garantir entre les mains de l'inventeur. » 
Lakanal : « De toutes les propriétés, la moins susceptible 
de contestations est sans contredit celle des productions du 
génie. » 
Portalis : « Si l'homme peut s'approprier les choses qui 
sont hors de lui et qui lui sont complètement étrangères, 
comment ne pourrait-il pas, nous ne dirons pas acquérir, 
mais conserver la propriété de ses pensées, de la manifes- 
tation extérieure des opérations de son intelligence, des in- 
ventions de son génie, des combinaisons et du jeu de son 
imagination? » 
Benjamin Constant : « La propriété industrielle doit se 
placer au-dessus de la propriété foncière; l'une est la valeur 
de la chose, et l'autre la valeur de l'homme. » 
Charles Laboulaye : « Est-il une propriété plus sacrée 
que celle de l'inventeur, en est-il une que la société doive 
310 
l'invihteur 
entourer de plus de sollicitude à double titre : parce qu'elle 
est débitrice envers l'inventeur qui vient augmenter ses 
richesses, parce que cette propriété est le moyen mis à la 
disposition de l'homme de génie d'arriver à la fortune, 
qu'elle est par suite pour l'industrie la seule forme de so- 
ciété admissible, celle qui laisse arriver dans les positions 
les plus élevées, les plus capables et les plus dignes ? » 
Enfin je rappellerai à l'empereur Napoléon III ce que le 
prince Louis-Napoléon Bonaparte écrivait : 
« L'œuvre intellectuelle est une propriété comme une 
terre, comme une maison; elle doit jouir des mêmes droits 
et ne pouvoir être aliénée que pour cause d'utilité pu- 
blique. » 
Ce qui distingue nos adversaires c'est l'illogisme. Eh 
quoi ! ils admettent toute autre propriété et ils n'admettent 
pas celle-là ! Eh quoi ! l'homme serait propriétaire de tout, 
excepté de lui-même, de ses facultés, du fruit de son travail! 
Proudhon a publié un ouvrage intitulé les Majorais litté- 
raires^ dans lequel il combat de toute sa force ce genre de 
propriété, et c'est lui qui a dit : 
« Mais ce que l'on ne me fera jamais regarder comme 
juste, c'est que tanais que l'État n'accorde aux brevetés 
d'invention qu'une jouissance de quatorze ans, il livre à 
perpétuité la rente du sol. » 
C'est sans doute une antinomie; mais cette phrase sortie 
de sa bouche n'en prouve pas moins une chose : c'est qu'il 
regarde les deux propriétés comme liées l'une à l'autre, et 
que quand il cherche à combattre celle-ci, dans les Majorats 
littéraires , par tous les moyens possibles il ne se sert que d'un 
artifice oratoire, et tous, législateurs et propriétaires qui 
ne voulez pas du communisme et n'êtes pas partisans de 
cette propriété, vous êtes fatalement amenés à renoncer 
à vos maisons, à vos terres, à vos rentes, à condamner 
toute sorte de propriétés, car la propriété industrielle, ré- 
pétons-nous, est inhérente à tout système social se basant 
Digitized by Go 
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 311 
sur la propriété; le jour où régnera le communisme, dé- 
truisez-la; mais en attendant proclamez-la, défendez-la, 
car elle est vraie, car elle est juste, car elle est l'avenir ! 
II 
Nous venons de reconnaître qu'il fallait nécessairement 
admettre le droit de propriété de l'inventeur sur son inven- 
tion, ou qu'il fallait nier que le travail, le capital ou la pos- 
session du sol pussent engendrer la propriété. 
Maintenant vous venez nous adresser une nouvelle objec- 
tion ; vous venez dire : 
L'inventeur ôte plutôt qu'il ne donne à la société, car 
il n'est jamais seul inventeur; des difficultés insurmontables 
se présentent pour rechercher la priorité ; on ne peut jamais 
dire à coup sûr : Tel homme a inventé telle chose; ils étaient 
dix, ils étaient vingt, ils étaient mille qui avaient prouvé 
cela avant lui. II ne fait qu'emprunter à la société, et l'a- 
bandon de son invention à la société n'est que le rembour- 
sement de cet emprunt. (V. ch. 2.) 
Et partant de ce point, vous dites : 
« Tant mieux pour celui qui réussit le dernier; mais 
a-t-il donc plus de droits que ses prédécesseurs? Pierre, 
Paul, Jacques, profitant de cette base, auraient tout aussi 
bien pu faire ce qu'il a fait. Il se prétend propriétaire; er- 
reur : Que nous importe que ce soit lui qui ait fait cette 
invention? un autre l'eût sûrement faite I » (Coquelin.) 
« Il n'est devenu inventeur que par accident,» comme dit 
Vigarosy. 
Évidemment c'est incontestable. 
S'il n'était pas né, il ne se fût pas trouvé tel jour dans tel 
endroit, dans telle disposition, pensant à telle chose, ayant 
lu tel livre; il n'eût rien inventé. 
Ceci n'est pas douteux : c'est plus sûr qu'un axiome. 
Digitized by Google
312 l'inventiur. 
Et alors vous pouvez dire avec Legentil : 
« Le hasard entre pour beaucoup dans une invention 
tout entière; il serait étrange qu'il pût jamais conférer un 
droit de propriété. » 
Très-bien ; mais je vous demande à mon tour si la pro- 
priété foncière, ou la propriété immobilière, n'est pas le 
plus souvent le fruit de mille hasards, d'une succession de 
circonstances heureuses, mais indépendantes de la volonté 
de l'homme, et encore je ne parle pas du plus grand des 
hasards, de la naissance. 
Allons plus loin : le plus souvent la propriété immobilière 
est chose honteuse pour celui qui la possède ; de quels vols, 
de quels dois n 'est-elle pas souvent le fruit? N'est-ce pas 
avec raison que J.-B. Say dit en parlant d'elle : « Il n'y a 
pas un héritage qui ne remonte à une spoliation violente 
ou frauduleuse, récente ou ancienne? » Et cependant vous 
la reconnaissez, cette propriété; vous en faites le soutien 
de l'ordre social actuel; vous criez bien haut contre ceux 
qui l'attaquent, et vous n'accorderiez pas le même béné- 
fice à la propriété industrielle, qui, bien rarement, a des 
origines aussi hasardeuses et aussi malhonnêtes! car, à 
moins qu'elle ne soit un vol manifeste, elle est le fruit du 
travail et du génie. 
Maintenant, autre ressemblance entre l'inventeur et le 
propriétaire foncier : le propriétaire d'immeubles ne rend 
aucun service à la société, par cela même qu'il possède cet 
immeuble; c'est un homme parfaitement inutile; celui 
qui exploite le sol est seul producteur, et par conséquent 
mérite bien de la société; de même l'homme de génie 
qui travaille, mais qui a tous ses travaux précieusement ser- 
rés dans un cabinet, d'où il ne les laisse jamais sortir, qui, 
égoTstement, s'enferme avec eux et en jouit pour lui-même, 
sans jamais les laisser échapper; qui les entasse, comme 
l'avare légendaire entasse ses écus dans sa cave, les dérobant 
ainsi à la richesse publique. 
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE 
313 
Celui-là n'a droit nullement à la reconnaissance pu- 
blique. 
La société ne lui doit rien, puisqu'il ne lui rend nul ser- 
vice. 
En vertu de la loi de réciprocité, de mutualité des ser- 
vices, il ne peut lui demander qu'elle lui garantisse aucun 
droit. 
Par conséquent, il ne suffît pas d'avoir trouvé pour être 
propriétaire de son invention ; il faut encore manifester, 
appliquer et exploiter. Avant toute chose, l'inventeur doit 
produire. On ne mange pas des abstractions. Qu'il s'affirme 
donc par ses œuvres! 
Cette doctrine commence à être admise par tous les 
hommes de progrès qui se sont occupés de cette question. 
Les jurys industriels repoussent les vaines curiosités, 
'es choses nuageuses et douteuses, les embryons de ma- 
chines qui ne servent à rien ; les jurys agricoles demandent 
aux propriétaires les bénéfices qu'ils tirent de leur exploita- 
tion ; tous veulent de la pratique. 
Le procès Rohffs-Segrig a fait enfin admettre dans la 
jurisprudence que « le premier qui fait réellement jouir la 
société d'un progrès matériel doit être considéré comme le 
véritable inventeur. » Pour reconnaître cette vérité, il a 
fallu sept années de procédure, trois jugements, quatre ar- 
rêts de Cour impériale et deux arrêts de la Cour de cas- 
sation. 
11 n'y a rien d'étonnant qu'il ait fallu que la jurispru- 
dence passât par tant de phases avant de reconnaître cette 
vérité, car elle est opposée, il faut le dire, à l'esprit de la loi. 
La loi a le tort d'être toute spiritualiste , de n'avoir en- 
visagé l'invention qu'au point de vue de l'abstraction et 
d'avoir en conséquence exigé la nouveauté absolue. 
Comprenez- vous toutes les conséquences de ce principe : 
il faut que l'invention n'ait aucune ramification dans le passé 
ni dans le présent, qu'elle naisse seule et isolée pour qu'elle 
Digitized by Google
3M 
l'inventeur. 
Foit valable, qu'elle sorte, comme Minerve, toute armée du 
cerveau de l'inventeur, pour qu'elle soit viable : chose le 
plus souvent impossible, puisque toute invention a une tra- 
dition. Ex nihilo nihil! 
Vous vous effrayez donc à tort de la difficulté de recher- 
cher quel est le véritable auteur d'une invention : la loi, telle 
qu'elle existe, voudrait disséquerlescerveauides inventeurs 
pour y chercher le germe de leur invention, comme Mau- 
pertuis voulait disséquer des têtes de patagons pour y voir 
la nature de l'âme; or les deux choses étant impossibles, 
que la loi cesse donc de courir après une chimère irréali- 
sable; qu'elle n'essaye pas de suivre la série des idées; ce 
ne sont pas elles qu'elles doivent breveter : une idée? Quid? 
— Quelque chose d'immatériel. Vous ne pouvez la saisir 
que quand elle est traduite. 
Pour le peintre, elle se traduit par le tableau ; pour le 
littérateur, par le livre; pour l'inventeur, par la machine. 
C'est celle-ci que vous devez breveter; c'est la réalisation 
de l'idée et non l'idée. 
Tant qu'elle n'est pas formulée, elle n'existe qu'à l'étal 
de rêve. 
Elle n'est qu'un embryon, et un embryon ne naît pas 
viable ; il faut qu'il devienne fœtus. 
Aussi est-ce avec raison que M. Dumery dit fort bien : 
« Une nation véritablement industrielle considère la 
cause ou l'origine comme l'accessoire, et, pour elle, le 
principal c'est le résultat palpable, c'est le progrès réalisé, 
converti en travail manufacturier. » 
Soyons donc franchement matérialiste; ne faisons pas 
d'idéologie pour une chose toute matérielle. Quel est le but 
do l'industrie? Faire jouir l'homme. 
Mettons donc un peu de côté l'idée première , et encou- 
rageons surtout celui-là qui, s'en emparant, la matérialise 
par l'exécution matérielle. C'est réellement celui-ci qui rend 
le plus de services à la société. 
Digitized by GooqI 
PROPRIÉTÉ INDUSTRIEL LE 
315 
Sans manifestation, néant. Cette maxime est profondé- 
ment vraie. Lisez Coste, Dutens, le Vieux Neuf de M. Ed. 
Fournier, le livre de M. Saint-Germain Leduc, et vous 
verrez que si on n'admet pas ce principe, il n'y a pas une 
invention qu'on ne puisse faire remonter au delà du déluge. 
(Voir ch. 2.) 
III 
La conséquence de ce principe est facile à voir : toutes 
les vaines disputes sur l'antériorité et la priorité tombent, 
et vous pouvez facilement affirmer que celui-là est proprié- 
taire qui manifeste ou exploite. 
Avec l'obligation que la loi impose à l'inventeur de ne 
faire breveter qu'une invention entièrement nouvelle, nul 
inventeur ne peut être en sécurité. Il faudrait que le breveté 
eût une érudition immense, qu'il sût toutes les langues, 
qu'il connût tous les livres, qu'il n'ignorât rien de ce qui a 
été fait avant lui. Évidemment lui demander de pareilles 
conditions est folie, et voilà pourtant celles que la loi lui de- 
mande. Si on vient en effet à apprendre que, dans un livre 
chinois remontant à un millier d'années, son invention est 
constatée, son brevet est annulé de droit, son invention 
tombe dans le domaine public. C'est atroce, c'est épouvan- 
table, mais il en est ainsi. Nul inventeur ne peut jamais 
être assuré de la validité de son brevet. Sans aller en Chine, 
on peut exhumer à tout moment un article d'un journal 
quelconque paraissant à Carpentras ou à Quimper-Co- 
rentin, se tirant à 500 exemplaires et n'ayant nul écho, et, 
cet article en main, venir lui dire : 
— Vous n'êtes pas inventeur ; c'est moi qui le suis, vous 
n'êtes qu'un contrefacteur. 
Et cela arrive, ce n'est pas une charge que je fais, nous 
verrons quelque part l'inventeur être accusé par ses contre- 
Digitized by Google
31 fi 
I." m VENTE ru. 
facteurs de contrefaçon, sous prétexte qu'il se servait d'une 
idée qu'ils connaissaient, mais qu'ils n 'employaient pas. 
Naturellement les juges ne peuvent qu'appliquer la loi, leur 
conscience se trouble et ils commettent des iniquités mon- 
strueuses. 
Aussi était-ce avec raison que le comité de l'Association 
des inventeurs et des artistes industriels proposait la rédac- 
tion suivante : 
« Sont réputées nouvelles toutes les découvertes ou in- 
ventions qui n'ont jamais été exploitées commercialement 
ou industriellement en France, ou qui ont cessé de l'être 
depuis 10 ans. a 
Mais la commission désignée pour reviser la loi en 1856 
s'empressa de rejeter cette rédaction : « Si peu qu'ait ima- 
giné l'inventeur, encore est-il juste qu'il ait imaginé quelque 
chose, » dit-elle dans son rapport. 
Cela est parfaitement juste, surtout si l'on veut, si l'on 
exige la nouveauté absolue; c'est une dérivation du prin- 
cipe, mais ce n'est pas une réfutation de l'article proposé 
par l'association des inventeurs. 
« La seconde raison, dit la commission, c'est qu'il est 
difficile de comprendre qu'un individu puisse , par une 
simple formalité, retirer du domaine public une invention 
qui appartient à tous et qu'il est loisible à chacun d'exécuter 
pour en faire l'objet d'une propriété particulière. » 
Il est vrai que ce procédé était dans le domaine public, 
mais sous quelle forme? si bien caché, si bien enfoui dans 
les rayons poudreux d'une bibliothèque, dans les colonnes 
d'un journal, que nul ne pensait à le déterrer et à s'en 
servir. 
11 était dans le domaine public, il était môme connu de 
tout le monde; soit, mais si personne ne s'en servait, ne 
voyait le parti qu'on pouvait en tirer, ne devient-il donc 
pas la propriété de l'homme d'initiative qui l'a pris, l'a 
ressuscité et en a fait chose sienne, en lui donnant une 
Digitized by Google
Propriété industrielle. 317 
nouvelle vie? Cet homme n'a-t-ilpas couru des risques dans 
cette entreprise? Est-il juste qu'il les supporte seul, tandis 
que le bénéfice de ce procédé appartiendra à tous? 
« Qu'importe que la description en soit ancienne ou ait 
été livrée au public hors de notre territoire î continue le 
rapport; elle n'en est pas moins tombée dans ce vaste et 
commun réservoir qu'on nomme le domaine public. » 
La mer aussi est un vaste et commun réservoir ; mais si 
j'y pèche un poisson, ce poisson m'appartiendra. 
La commission témoigne ensuite la crainte qu'une foule 
de gens, sans aucun mérite personnel, s'approprient les 
découvertes des savants et les fassent breveter. 
Ce qui lui fait peur m'encourage au contraire. Ou le sa- 
vant est inventeur, ou il ne fait que pondre un œuf. Mais 
cet œuf il faut le féconder et le oouver : là est le difficile. 
Un savant découvre une nouvelle propriété d'un corps 
quelconque. 
Que fera-t-on de cette propriété? Comment l'utilisera-t-on 
au profit de l'humanité? Là est le rôle de l'industriel, de 
l'homme pratique; là aussi commencent des difficultés im- 
menses et qui souvent sont insurmontables. Il y a bien de 
la distance entre la réalisation de l'idée et la conception de 
l'idée. Combien j'ai vu de gens qui vous apportent un projet 
quelconque, à moitié faitl Si on leur demande et ceci? et 
cela? 
— Oh! vous arrangerez cela, disent-ils. 
11 n'est pas si facile que se l'imaginent ces gens dar~ 
ranger cela. La réalisation d'une idée n'est pas rien, 
quoi que puissent en dire les spiritualistes; et s'ils soutien- 
nent que celui qui la réalise est sans mérite personnel, ils 
déclarent que Watt, Stephenson, Morse, sont des crétins. 
Mais c'est en vain que la loi essaye d'échapper à la vérité 
et de s'égarer dans des nuages spiritualistcs ; elle est forcée 
de revenir au vrai sens que doit avoir le brevet, en décla- 
rant nul celui qui ne porte que sur des principes, méthodes 
Digitized by Google
l'inventeur 
ou systèmes, et en exigeant que la description du brevet 
mentionne expressément l'application industrielle qu'il se 
propose. 
M. Legentil, adversaire fougueux de la propriété indus- 
trielle, dit : 
a A quoi devra-t-il (l'exploitateur) le privilège? Au ha- 
sard peut-être? » 
Peut-être, en effet I N'y a-t-il pas toujours un peu de 
hasard dans toutes les actions de la vie? Vous avez dit vous- 
même que l'inventeur ne devait souvent son invention 
qu'au hasard; cet argument ne peut donc avoir dans votre 
bouche nulle valeur contre les brevets d'exploitation. 
L'homme qui l'obtiendrait serait dans le même cas que 
l'inventeur. 
Vous dites plus loin : 
« Mais si cette découverte avait été connue, on l'aurait 
appliquée. Ce n'est pas sûr. Peut-être ne l'a-t-on pas appli- 
quée parce qu'on ne croyait pas qu'elle en valût la peine. » 
Il était impossible de mieux vous condamner vous- 
même. Ah ! vous prétendez qu'il n'a aucun mérite l'homme 
qui, retrouvant un procédé que tout le monde néglige, dont 
personne ne soupçonne l'utilité, est assez clairvoyant pour 
voir dans ce procédé des qualités que personne n'y voit, est 
assez hardi pour s'en emparer et s'en servir! Mais c'est une 
réinvention qu'il fait 1 La vapeur aussi était dans le domaine 
public, mais personne, avant Denis Papin, ne songeait à 
s'en servir. 
« Si le savant n'a pas le droit de faire breveter le résultat 
pratique de ses recherches, personne n'a droit à un brevet, 
car aucun brevet n'est mieux mérité. » 
Mais il me semble que le droit au brevet existe pour tout 
le monde, aussi bien pour le savant que pour l'industriel, 
pourvu que le savant ne fasse pas de la science pure; j'avoue 
ne pas comprendre cette objection. 
Le principe du brevet d'exploitation ou d'application,— 
Digitized by Google
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 
319 
appelez-le comme vous voudrez, — est si juste que parfois 
on est obligé, en ce moment môme, de faire exception à la 
règle imposée par la législation des brevets, et que sous le 
nom de privilèges on donne de véritables brevets d'appli- 
cation. 
Qu'est _ ce, en effet, que le privilège accordé à une com- 
pagnie de chemin de fer, à la compagnie de l'Isthme de 
Suez, si ce n'est un brevet d'application ayant une durée 
de quatre-vingt-dix-neuf ans? 
Si nous sommes partisans des brevets d'applications, — 
a fortiori le sommes-nous des brevets d'importation. 
La loi de 1791 admettait les brevets d'importation : 
chaque fois que nous jetons un regard sur les conquêtes 
qu'a faites la Révolution et que nous voyons celles que nous 
essayons de faire, nous ne pouvons nous empêcher de re- 
marquer combien nous avons rétrogradé depuis ce temps. 
Maintenant, en tout et partout, nous nous épuisons à de- 
mander des progrès qui étaient accomplis il y a plus de 
soixante-dix ans. 
Naturellement, en 1843, quand il s'agit d'abolir les bre- 
vets d'importation, on trouva quantité de bonnes raisons 
pour justifier cette disposition de la loi ; les relations sont 
plus fréquentes entre les peuples, il est facile de connaître 
les découvertes qui se font à l'étranger... 
Ici je vous arrête. Facile, dites-vous? facile de savoir tout 
ce qui s'est fait dans l'univers entier, quand l'homme le 
plus érudit ne connaît pas tout ce qui s'est fait en France 
sur le sujet qu'il traite ! 
Facile! à la condition que le breveté soit technologue, 
bibliomane, omniglotte, etc.; qu'il puisse répondre comme 
Pic de la Mirandole, de onini re scibili. 
Raisonnez donc un peu, et posez-vous cette question, 
législateurs : 
Est-ce qu'une enquête universelle est praticable pour 
le breveté? Est*ce qu'il peut connaître toutes les inven- 
Digitized by Google
320 
l'inventeur 
tions qui ont été faites dans toutes les parties du monde? 
Et puis quels frais nécessiteraient des recherches de ce 
genre ? 
Et cependant, sous l'empire de la législation actuelle, 
s'il ne les fait pas, un beau jour va se présenter devant lui 
un homme, le poing sur la hanche, le sourire railleur, qui 
va lui dire en se posant avec aplomb et frisant sa mous- 
tache : 
— Niais! tu te reposes sur ton brevet, tu ne sais donc pas 
qu'on pratique en Chine ta prétendue invention? Oui, elle 
a été trouvée sous le règne de Tchou le Grand, il y a cinq 
cent quatre-vingt-huit ans. Donc ton brevet est de nulle 
valeur ! 
C'est ridicule à force d'atrocité. 
Mais hors cette considération qui est d'une importance 
immense et sur laquelle on ne saurait trop revenir, pour 
assurer la sécurité à l'inventeur, il faut encore consi- 
dérer l'intérêt public qui est attaché à la création des bre- 
vets d'importation. 
Un exemple : la loi de 1817, faite pour la Belgique et la 
Hollande, n'admettait aucun brevet d'importation pour ob- 
jets qui eussent pu être apportés par lé commerce, tels que 
lampes, briquets, puis pour inventions relatives à l'indus- 
trie sucrière, au gaz, à la fabrication des armes, etc. Qu'en 
résultait-il? C'est que la Belgique était alors tributaire pour 
tous ces objets de la France et de l'Angleterre. 
Refuser la protection, c'est empêcher d'importer l'œuvre, 
c'est forcer d'aller la chercher au dehors ; si un homme 
hardi, voulant rendre un service social, l'importe, il se 
ruine; et ce n'est que quand plusieurs ont succombé, après 
des désastres et des douleurs immenses, des retards consi- 
dérables, que l'on finit par jouir d une chose dontnos voi- 
sins usent depuis vingt ans. 
Mais rien ne presse! éternelle réponse des gens heureux 
et satisfaits qui ne peuvent comprendre l'axiome arglais : 
Digitized by 
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 
321 
Times is moncy, qui ne voient pas le mouvement social, qui 
ne sentent pas le progrès et qui croient que le monde est un 
marais ; et alors ces grenouilles qui l'habitent, heureuses et 
calmes, se contentant parfaitement d'un soliveau pour roi, 
disent aux inventeurs étrangers : 
« Si vous ne venez pas chez moi implanter votre œuvre, 
tant pis pour votre création : elle n'aura pas l'honneur d'être 
importée parmi nous. » (Duméry.) 
Et, se croisant tranquillement les bras, ces gens attendent; 
dix ans, vingt ans, trente ans sont perdus, des millions et 
des millions sont soustraits à la richesse publique ; qu'im- 
porte? 
Mais nos adversaires s'écrient : Les voyages d'exploration 
de nos savants, de nos industriels, de nos marins, doivent 
nous ouvrir le vaste domaine de l'industrie étrangère; il 
n'est pas juste que quelques gens en fassent leur profit en 
l'exploitant. 
Une distinction : Je fais un voyage d'exploration, je sup- 
pose, d'histoire naturelle au frais de l'État. Les collections, 
les notions, les documents tenant à cette branche des con- 
naissances humaines, lui appartiennent évidemment. Mais 
les études que je fais en dehors du but de mon voyage sont 
à moi et je peux en faire mon profit à mon retour. A fortiori, 
si moi, industriel, j'entreprends un voyage à mes frais, si 
dans ce voyage, par exemple, je découvre dans une hutte 
de trappeur américain un procédé industriel, un re- 
mède, etc., entièrement ignoré dans l'ancien monde, 
doit-il être ma propriété si je l'importe en France? 
Enfin, les bénéfices que nos marins ou nos savants pour- 
raient retirer de ces importations à leur retour, s'ils avaient 
la propriété des découvertes industrielles qu'ils auraient pu 
faire dans le cours de leurs voyages, seraient un puissant 
moyen d'encouragement qui les engagerait à poursuivre cer- 
taines études dont ils ne se préoccupent nullement dans 
l'état actuel des choses. 
21 
322 
l'inventeur. 
Mais on invoque contre les brevets d'importation un sen- 
timent de sollicitude pour les inventeurs étrangers. 
Ce sentiment fort louable honore les législateurs de 1813, 
mais il y a moyen de le concilier fort simplement avec ce 
que nous proposons. 
Accordons un délai à l'inventeur étranger; favorisons-le, 
parfaitement. Quant à la longueur du délai , je ne m'en 
occupe pas. C'est une question spéciale et ce sont les 
principes de la propriété industrielle que je m'attache à 
établir. 
Nous répétons : ce délai accordé, il est nécessaire de créer 
des brevets d'importation, ou du moins de les comprendre 
dans la définition du brevet, en n'exigeant plus la nouveauté 
pour lui. 
Si, comme certains légitimistes, je parlais sans cesse de 
mon pays de France, aflichant un patriotisme qu'ils n'ont 
pas dans le cœur ; si j'étais chauvin, je dirais : 
La prospérité de notre pays est intéressée h la création de 
ces brevets; en les refusant, vous empêchez l'introduction 
en France de richesses nouvelles que se créent les autre? 
nations, vous devenez leurs tributaires pour tout un genre 
de produits, vous vous traînez à leur remorque au lieu de 
marcher de front avec elles. 
IV 
Nous venons de réfuter l'objection qu'invoquent nos ad- 
versaires, se basant sur les difficultés de connaître le véri- 
table inventeur. 
Voici une autre objection qu'ils nous opposent contre la 
propriété industrielle ; 
« Voyez les divers caractères essentiels de la propriété, 
disent-ils, et vous verrez que vous ne pouvez attribuer 
aucun d'eux h l'invention. Que répondrez-vous, par exem- 
Digitized by 
P KO TRI ÉTÉ INDUSTRIELLE. 
3^3 
pie, à cet argument : la propriété est exclusive de sa 
nature. » 
Eh bien! et la propriété de l'inventeur, ne l'est-elle pas ? 
Vous dites : Voilà un champ que j'exploite seul. Il m'ap- 
partient bien en propre. Sa propriété est exclusive ; voilà 
une vraie propriété ; et vous niez qu'il en soit de même pour 
une invention. 
Personne ne prend votre champ ; c'est vrai ; vous l'ex- 
ploitez seul et comme vous l'entendez; c'est vrai. 
Mais grâce à qui? au garde champêtre qui vous la pro- 
tège, cette propriété ! Sans lui, est-ce que je ne pourrais 
pas, si j étais le plus fort, vous forcer de la partager avec 
moi ou de l'exploiter en commun? 
Mais vous n'admettez pas cet argument; vous répondez 
par la bouche de Philippe Dupin : « A l'inverse des choses 
matérielles que la propriété rencontre dans la main d'un 
seul (la propriété intellectuelle) demeure entière pour cha- 
cun, quoique partagée entre un grand nombre; elle est 
comme l'air que tous respirent, comme la lumière qui luit 
pour tous. » 
J'avoue ne pas bien saisir le sens de cette objection : la 
propriété intellectuelle n'est pas le moins du monde indi- 
vise comme l'air; elle n'est pas impalpable comme la lu- 
mière : sa première condition est de se traduire par le livre 
ou la machine ; or livre et machine sont deux objets par- 
faitement visibles et palpables. 
M. Barthélémy avouait bien s dans son rapport sur le 
projet de loi relatif aux brevets d'invention présenté en 
1843, que « rien n'est plus intimement uni à l'homme que 
sa pensée, » mais il ajoutait : « Il faut la protéger, » et il 
en arrivait à cette conclusion : 
« N'est-il pas juste que l'inventeur, en retour de cette 
protection que lui donne la société, lui abandonne son in- 
vention au bout de quinze ans ? » 
Singulière prétention, en vérité 1 Dans notre heureuse 
Digitized by Google
'S2\ 
L'INVENTEUR. 
civilisation toute de paix, de concorde et d'honnêteté, je 
reconnais, il est vrai, qu'il faut que vous protégiez mon in- 
vention, n'ayant pas la naïveté de croire que tout le monde 
sera assez honnête pour me laisser en jouir tranquil- 
lement. 
Mais, en le faisant, vous ne faites que remplir le devoir 
qui vous est imposé à l'égard de tout citoyen ; je vous paye, 
je vous abandonne un certain revenu chaque année pour 
que vous protégiez ma vie et mes biens. 
Et moi inventeur, qui ne vous demande que le droit 
commun, la protection donnée à mon œuvre, à l'œuvre de 
ma chair et de mon sang, vous me mettez hors de ce droit 
commun. Vous me donnez, il est vrai, une certaine pro- 
tection, — et quelle protection 1 aussi limitée, aussi étroite, 
aussi parcimonieuse que possible, que vous me faites payer 
au delà de toute proportion, et en retour vous exigez que je 
vous donne mon bien, vous vous en emparez brutalement, 
vous m'en dépouillez sans vergogne ; et vous osez soutenir 
que cela est juste I et vous ajoutez dérisoirementque je suis 
bien heureux de vous trouver, que vous êtes grands et gé- 
néreux à mon égard I 
Je suis si heureux de vous trouver, en effet, que, chaque 
fois que je puis m'en dispenser, je ne prends pas de brevet. 
Mais j'oubliais une chose, une toute petite chose, en ré- 
clamant le droit commun pour moi : c'est que vous ne re- 
connaissez pas que la propriété industrielle soit une pro- 
priété comme toutes les autres. 
Vous dites en effet : « La propriété de l'inventeur est 
une propriété sut generis. » 
Mais par ces mots n'avouez-vous pas que l'invention est 
une propriété ? Elle est sut gcncris y parbleu I Toute pro- 
priété n'est-elle pas sui generis? n'y a-t-il pas une certaine 
différence entre le meuble et l'immeuble? Une action de la 
Banque resserable-t-elle à un fonds de terre? 
Vous dites encore : « Un des caractères de la propriété 
Digitized by Google
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 
325 
est le pouvoir qu'elle donne au propriétaire d'en user et 
d'en abuser. » 
Et qui donc alors est plus propriétaire que l'inventeur? 
Cette œuvre qu'il crée, ne peut-il pas l'anéantir? Ne peut-il 
la garder secrète? Môme en l'exploitant, ne peut-il pas déro- 
ber ses principes à tous les regards et les emporter avec lui 
dans la tombe? N'est-il pas le maître de la transporter où 
il veut? 
Enfin vous ne voulez pas admettre ces arguments ; vous 
niez mon droit de propriété, à moi inventeur ; eh bien, à 
votre aise! J'ai inventé une machine qui doit augmenter 
la richesse sociale d'un produit de 40 ou 50 millions par 
an ; vous, consommateurs, vous en retirerez un bénéfice 
immense. Vous ne voulez pas partager ce bénéfice avec 
moi; vous voulez le garder tout entier pour vous, et vous 
m'envoyez, moi son créateur, mourir sur quelque grabat... 
Gomme vous voudrez I Je garderai mon invention pour 
moi ; elle me suivra dans la tombé ; vous n'en profiterez 
pas. J'ai voulu vous faire riche et vous voulez me laisser 
pauvre; eh bien, je ne vous enrichirai pas! Vous ne voulez 
pas remplir à mon égard la loi de réciprocité; à mon tou 
je ne veux pas vous être utile; c'est mon droit! 
Qu'avez-vous à répondre à ces paroles; il ne vous reste 
plus qu'une ressource : c'est d'avoir un tortionnaire, une 
roue, un chevalet, des coins, de l'huile bouillante, du plomb 
fondu, et de m'arracher mon secret parla question; c'est 
de créer une inquisition de l'intelligence! 
V 
Ce n'est pas assez de nier la propriété des inventeurs, de 
ne leur accorder qu'une protection factice, fictive en quelque 
sorte, et de la leur faire payer un prix exorbitant; il y a 
des hommes qui vont jusqu'à dire que l'inventeur n'a au- 
Digitized by Google
320 
l'inventeur. 
cune espèce de droits sur son œuvre, et qui, en conséquence, 
ne veulent lui assurer, pour aucun laps de temps et en 
aucun cas, sa jouissance exclusive. 
Cette théorie a formé une nombreuse école en Angle- 
terre, ayant lord Granville pour chef. 
Sous sa direction, en 1851, fut faite une enquête dans 
laquelle MM. Gubitt, Brunei, Ricardo, le colonel Reid, 
Fairrie, uaffineur de sucre, Haie, fabricant de bougies 
stéariques, Mercier, se prononcèrent contre les patentes. 
Sur quoi se sont-ils basés pour nier tout droit à l'inven- 
teur? — Ils se sont bien gardés d'examiner les principes; 
ils n'ont nullement discuté le droit de l'inventeur; ils n'ont 
traité que des questions subséquentes, manière fort commode 
de procéder. Lord Granville présente par exemple cet argu- 
ment, comme ayant une force invincible : 
« Les lois des patentes donnent un stimulant factice à de 
prétendus inventeurs et les empêchent de s'occuper d'un 
travail qui serait plus iftile pour eux et pour le public. » 
Et, plein de sollicitude pour ces prétendus inventeurs, 
lord Granville immole au besoin de les protéger malgré eux, 
contre leur folie, les droits des vrais inventeurs. Pour les 
ramener dans une bonne voie, les faire retourner à leur 
meule, les arrêter dans leurs élans inconsidérés, il crie :— 
Supprimons les patentes ! 
Ce n'est pas tout : ils vont encore plus loin, ces lords et 
ces gros négociants. 
Ils soutiennent qu'il est de l'intérêt de l'inventeur de 
n'avoir pas de droits, « Sans lois de patentes, disent-ils, il 
ne serait pas privé de récompense. » Le patron est là; et 
l'ouvrier qui ferait une invention trouverait des avantages 
suffisants à la lui donner. 
Voici un tendre exemple de cette mansuétude, de cette 
bienveillance du patron pour l'ouvrier inventeur, et cet 
exemple est pris à l'Angleterre. 
Bramah ne peut rendre d'un usage pratique sa presse 
Digitized by Google
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 
327 
hydraulique. Maudslay y ajoute le collier en cuir ambouti 
et supprime la difficulté contre laquelle tous les efforts de 
Bramah venaient se briser. Gomment celui-ci récompense- 
t-il l'intelligent ouvrier qui lui a été d'un si grand secours, 
non-seulement pour cette invention, mais encore pour celle 
de ses serrures de sûreté? Je vais vous le dire; quand, forcé 
par des charges de famille, Maudslay demande à Bramah 
de lui augmenter ses appointements qui étaient de trente 
shillings par semaine, celui-ci lui refuse brutalement cette 
augmentation. 
Vous voyez que ces avantages tant promis par lord 
Granville consistent tout simplement à retirer les marrons 
du feu et à les voir croquer par un autre. 
Je n'en admire pas moins profondément cette mansué- 
tude du noble lord pour l'inventeur : Ouvrier, tu entends? 
aie confiance dans ton patron : regarde-le comme ta pro- 
vidence; abandonne-toi complètement à lui; laisse-le jouir 
de tes droits ; ne crains rien, tu trouveras ta récompense 
dans ce noble désintéressement, à moins que le jour où tu 
viendras lui dire : « Je n'ai pas de pain dans le ventre, » 
il ne te réponde, comme jadis un honnête fabricant de Lyon : 
« Nous y fourrerons des baïonnettes. » Ces choses-là ne se 
réfutent pas, en vérité. 
Mais, nous dites-vous, la plupart de ces hommes qui ont 
condamné les patentes, ce sont des hommes pratiques, des 
fabricants! 
Et n'est-ce pas précisément cette qualité qui doit faire 
accepter avec réserve leur témoignage? Ce sont des hommes 
qui exploitent des inventions et ce ne sont pas des inven- 
teurs, ce sont des hommes qui ont intérêt à pouvoir s'em- 
parer d'une invention, sans rien payer; à pouvoir dépouiller 
l'inventeur pauvre, sans lui donner aucune redevance. Une 
idée pareille devait naître chez une aristocratie d'argent 
comme l'aristocratie anglaise; ils ont peur, tous ces hommes 
riches mais sans initiative, de se voir dépasser en fortune 
328 
L'INYENTECR 
et en influence par des hommes aujourd'hui prolétaires que 
leur génie peut rendre demain millionnaires. Et pour les 
empêcher de gravir les degrés de l'échelle sociale, aveuglés 
par l'orgueil et par l'intérêt, ils oublient que l'Angleterre 
doit sa supériorité industrielle à sa loi de 1623, qui, la pre- 
mière, en proclamant les droits de l'inventeur, encouragea 
ses ouvriers et attira à elle les hommes énergiques qui ne 
trouvaient ni droit ni protection dans leur pays I Ils ou- 
blient que seules sont privées d'inventions les nations qui 
ne protègent pas les inventeurs 1 
Autres objections contre les brevets : 
En voici une très-sérieuse : 
Tout s'enchaîne : tant que dans l'industrie vous ne ren- 
drez pas chacun responsable de ses œuvres, comme par 
l'amendement Tinguy dans la presse, en exigeant que la 
signature du producteur soit appliquée sur tous ses pro- 
duits, le breveté étant le seul producteur connu, son brevet 
lui est nuisible. 
Les intermédiaires, tous ces gens qui tripotent en volant 
en même temps le producteur et le consommateur qu'ils 
isolent l'un de l'autre, lui refusent leur concours, tâchent 
de l'étouffer, parce qu'une fois l'entreprise lancée, le bre- 
veté sera connu et qu'alors, comme on s'adressera directe- 
ment à lui, eux ne trouveront rien à gagner. 
Aussi ne me contenterai- je pas de désirer avec M. Vo- 
lowski des marques de fabrique facultatives : c'est une me- 
sure transitoire et partielle; et ces mesures transitoires et 
partielles ne signifient rien. Je réclame donc pour nous la 
marque de fabrique obligatoire qu'ont les Chinois et que 
M. Paixhans a demandée vainement à la Chambre des dé- 
putés. 
Nos adversaires mettent encore en avant une objection 
qui peut tenter au premier abord, quoiqu'elle ne porte pas 
sur le fond de la question : 
« Est-ce qu'on ne peut jouir d'une invention qu'en l'ex-' 
Digitized by G( 
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 
329 
ploitant seul? Quand les inventions retomberaient dans le do- 
maine public à la suite de l'expiration des brevets, personne 
n'en jouirait donc plus? il n'y aurait donc plus d'exploita- 
tion profitable? » 
Il y a une bien grande différence entre une invention 
qui tombe dans le domaine public et une invention qui 
naît; la première a déjà fait ses preuves ; on a eu le temps 
de Tétudier; on connaît la meilleure manière de l'exploiter. 
En est-il donc de même de la seconde ? Celle-ci n'est-elle 
pas si hasardeuse que toujours les capitalistes reculent de- 
vant l'entreprise de son exploitation? 
« Lui-même peut encore continuer à faire des bénéfices 
à côté de ses concurrents. » 
Certainement, parce qu'il y a quinze ans qu'il exploite 
cette invention, parce qu'il est installé, qu'il a des relations, 
des débouchés ; qu'il l'a fait accepter au consommateur et 
qu'il a un roulement d'affaires. 
Encore une objection bien grosse qu'on vous présente 
avec fracas. 
Je découvre une merveille qui doit être un bienfait im- 
mense pour l'humanité. Je prends un brevet, je le monopo- 
lise à mon profit ; n'est-ce pas atroce? En agissant ainsi, 
est-ce que je ne fais pas preuve d'un monstrueux égoïsme? 
Aussi quand Jakson et Morton ont pris un brevet pour 
l 'éthérisation, quelles clameurs on a poussées contre eux! 
Jakson en fut tellement ému qu'il refusa de toucher sa part 
de bénéfices. 
Il eut tort, je le déclare hautement. Il serait plaisant, en 
vérité, que plus la découverte serait belle, moins elle devrait 
rapporter de bénéfices à l'inventeur I II serait le bienfaiteur 
de l'humanité, et il ne devrait rien exiger d'elle en retour ! 
S'il osait dire timidement qu'elle a contracté une dette 
envers lui, il serait honni et bafoué ! S'il osait demander 
qu'on la lui payât, il entendrait crier haro sur lui l 
En partant de ce principe, auraient seuls le droit de ré- 
Digitized by Google
:j:io 
l'inventeur 
clamer les bénéfices d'une invention les inventeurs de 
jouets d'enfants ou babioles du môme genre; les autres se- 
raient des gens horribles s'ils en faisaient autant. 
Voilà Jakson qui fait une des plus belles découvertes que 
l'homme peut espérer de faire, et parce que lui et Morton 
veulent en tirer parti pour eux-mêmes tout en en dotant le 
monde, M. Louis Figuier s'écrie avec indignation : « Ainsi 
il ne consentait à affranchir de la douleur que ceux qui au- 
raient le moyen de payer le privilège. » 
Eh non! il ne s'agit pas de cela. On n'a jamais trouvé 
mauvais qu'un médecin se fit payer. Jakson découvre l'éthe- 
risation ; il ne demande pas que les malheureux qui ont à 
se faire couper une jambe payent le privilège de se faire 
endormir; mais il demande, en prenant un brevet, que les 
associations de médecins ou les gouvernements lui achètent 
sa découverte pour la répandre dans le monde ; il pouvait, 
il devait garder son brevet jusqu'à ce que tous les pays du 
monde vinssent lui dire : 
— Vous avez trouvé un bienfait social. Vous devez en 
doter le monde, mais vous en serez payé, autant que faire 
se peut, en proportion de sa grandeur. 
Et comme il n'y a pas d'estimation possible d'une pa- 
reille découverte, tous les gouvernements du monde, appe- 
lant à eux la générosité publique et saignant un peu leur 
budget, pour réparer autant que possible les maux qu'il 
cause en consacrant des millions à l'entretien de leurs ar- 
mées, devaient lui donner une somme proportionnée à la 
population de leur pays. 
L'inventeur ainsi était légitimement exproprié et non in- 
justement dépouillé; s'il arrachait tant de malheureux à 
d'atroces douleurs, il n'était pas condamné à n'en retirer 
nul bénéfice pour lui-môme. 
II est vrai que Proudhon dit : 
« L'homme supérieur se doit tout entier à la société dans 
laquelle il n'est pas, il ne peut rien. Il sait qu'en le traitant 
Digitized by Google
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 
comme le dernier de ses membres, la société est quitte 
envers lui. » 
Fort bien pour ceux qui ont assez de dévouement pour se 
consacrer à l'humanité par simple amour pour elle. Mais de 
ce dévouement faut-il faire une loi? 
Eh quoi 1 vous appelez libre une association dans laquelle 
l'inégalité des capacités est injustice ou vol, si elle amène 
l'inégalité de salaire. 
Et vous dites qu'elle est libre cette association : belle li- 
berté en vérité qui m'empêchera, moi homme fort, de ga- 
gner plus qu'un homme faible ; qui ordonnera que moi 
homme de génie, qui apporterai mille ressources à l'asso- 
ciation, je ne sois pas traité autrement qu'un idiot, ôtre 
non-seulement improductif, mais encore à charge à l'asso- 
ciation ! 
Et vous croyez que moi j'aurai assez de dévouement pour 
ne pas essayer de tirer parti de ma force et de mon génie 1 
Ce serait trop de désintéressement en vérité. S'il me semble 
bon de le faire, laissez-moi agir ainsi, à mon gré ; mais ne 
m'y forcez pas, ou votre association n'est que le plus ter- 
rible de tous les esclavages : l'esclavage des énergies I 
Mais pourquoi réfuter ainsi ces paroles de Proudhon; 
quand lui-même, dans son œuvre la plus fortement pensée 
et la plus fortement écrite, ayant bien compris Terreur dans 
laquelle il était tombé, va jusqu'à dire dans sa réfutation 
des communistes : 
« Gomment des écrivains à qui la langue économique est 
familière oublient-ils que supériorité de talents est syno- 
nyme de supériorité de besoins ; que, bien loin d'attendre 
des personnalités vigoureuses quelque chose de plus que 
du vulgaire, la société doit constamment veiller à ce qu'elles 
ne reçoivent plus qu'elles ne rendent?... 
« Supposer que le travailleur de haute capacité pourra se 
contenter en faveur des petits, de moitié de son salaire, 
fournir gratuitement ses services et produire, comme dit le 
Digitized by Google
332 L'INVENTEUR. 
peuple, pour le roi de Prusse, c'est-à-dire pour cette abstrac- 
tion qui se nomme la société, le souverain, ou mes frères, 
c'est fonder la société sur un sentiment, je ne dis pas inac- 
cessible à l'homme, mais qui, érigé systématiquement en 
principe, n'est qu'une fausse vertu, une hypocrisie dange- 
reuse. . . 
« Dévouement ! je nie le dévouement ; c'est du mysti- 
cisme. Parle-moi de doit et avoir, seul critérium à mes 
yeux du juste et de l'injuste, du bien et du mai dans la 
société. A chacun suivant ses œuvres d'abord! » 
« A chacun suivant ses œuvres, » répète Proudhon après 
Saint-Simon. Là est la loi de justice, là est la loi du progrès. 
Vous essayerez en vain d'en substituer une autre, vous 
n'y parviendrez pas; vous n'arriverez qu'à paralyser les 
forces, à engourdir les intelligences, à arrêter tout essor, à 
plonger l'homme dans une indifférence semblable à celle du 
Turc, de l'Indien, du lazzarone, qui, sûrs de trouver de 
quoi manger, ne bougent plus dès qu'ils ont quelques cen- 
times en poche. 
C'est en vain que M. Cabet dira : « Celui que son génie 
rend plus utile, n'est-il pas assez récompensé par la satis- 
faction qu'il en éprouve? » 
L'homme est égoïste; s'il aime à travailler, il aime à 
jouir. De plus, il est un animal remplissant toutes les fonc- 
tions de la bôte ; il mange. 
C'est en vain que Vigarosy dit aussi : 
« L'inventeur n'a-t-il pas pour lui le charme de la pa- 
ternité ? » 
C'est en vain qu'il propose, pour le récompenser, de 
créer un ordre de mérite avec de petites médailles de pre- 
mière, de deuxième et de troisième classes. 
Charme et médailles ne remplacent pas plus la jouissauce 
d'un droit qu'ils ne remplacent un bifteck. 
Je comprends la délicatesse de ce bon Vigarosy qui ne 
veut pas matérialiser l'invention (c'est lui-môme qui sou- 
Digitized by Google
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 333 
ligne ce mot), en lui permettant de nourrir son auteur. 
Cependant je crois qu'il ne vivait pas plus de paternité et 
de vanité que les amoureux ne vivent d'amour et d'eau 
fraîche. 
Mais, nous dit-on encore : « J'invente un procédé agricole; 
ce procédé, tout le monde l'imite et je ne puis empêcher 
personne de l'imiter. Bien mieux, l'administration excite 
tout le monde à le faire. Les journaux publient mon inven- 
tion, et pourtant cette concurrence peut me nuire. » 
Eh bien, qu'est-ce que cela prouve? que, si le procédé 
agricole ne peut pas être breveté, — ce qui n'est pas prouvé, 
— il y a une lacune dans la loi, qu'il devrait pouvoir l'être, 
qu'il est une propriété comme toute autre invention, qu'on 
doit pouvoir vendre le droit de l'imiter. 
— Mais des procédés agricoles sont brevetés dans les 
Romagnes, et cependant l'agriculture y est dans le plus 
piteux état. 
Soit : je n'examine pas les causes qui peuvent arrêter ses 
progrès. 
Mais il y a une réponse bien simple à faire à cette objec- 
tion : Quels sont les pays où l'industrie est le moins déve- 
loppée? Ce sont ceux dans lesquels il n'existe pas de brevets ! 
VI 
Mais voici une bien grosse , bien lourde , bien grande, 
bien effrayante objection ! 
Nous vous accordons le droit de propriété que possède 
l'inventeur sur son œuvre, soit; mais pouvons-nous le lais- 
ser toujours en jouir? 
« Il nciaut pas qu'en France on enchaîne, dit le conseil 
d'État, par le monopole ce qui partout ailleurs, serait libre 
de cette entrave. » 
Et M. Lafond de Saint-Miir disait cette année : « Décréter 
- 
Digitized by Google
334 
L'INVENTEUR. 
la perpétuité de la propriété intellectuelle, tandis que les 
autres peuples ne l'admettent pas, serait faire un métier 
de dupes. Attendons du moins que l'Europe se conver- 
tisse ! » 
Voilà bien les timides et les poltrons qui admettent les 
principes, mais reculent devant les conséquences, ce qu'a 
fait, il faut le dire, l'Assemblée nationale elle-même en 1791 . 
Elle avait préféré être en contradiction avec elle-môme plu- 
tôt que de supprimer la déclaration du droit. Ceux-ci, 
n'ayant pas ce courage, veulent être logiques et, par peur 
des conséquences, ils condamnent les principes. Quanta 
moi, je suis de ceux qui disent : Périssent nos colonies plu- 
tôt qu'un principe 1 On avance pour justifier l'expropria- 
tion violente faite à l'inventeur au bout de quinze ans de 
jolies raisons dans le genre de celle-ci, que contenait le rap- 
port de la commission sur le projet de loi des droits d'au- 
teur, présenté dans la séance du 13 mars 1841 : « Que veut 
la société ? Ne pas dépouiller, mais jouir. » 
Et alors comme il faut que la société jouisse, vous ferez 
comme M. Bonjean un magnifique éloge de l'inventeur; 
vous vous apitoyerezsur son sort; mais vous conclurez que 
le brevet ne doit pas durer plus de quinze ans. 
C'est encore pour ce motif que M. Nogent-Saint-Laurent 
s'écriait : 
« 11 y a, en effet, dans la conscience quelque chose qui dit 
qu'il faudrait faire pour l'inventeur ce qu'on fait pour 
l'homme de lettres... Mais il y a une différence profonde 
au point de vue des conséquences. Un livre a une utilité 
relativement grande; mais une invention, une machine, qui 
fait avancer une science, une industrie, c'est bien différent ! 
l'utilité est bien plus considérable ! » 
Comme l'utilité est bien plus considérable, comme l'in- 
venteur rend bien plus de services à la société, et comme la 
société doit jouir, il faut dépouiller complètement l'inven- 
teur du fruit de son œuvre, et, bien loin de prolonger la du- 
Digitized by Google
~4 
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 
rée de son brevet, dans l'intérêt social, il faut môme le sup- 
primer! Puissante logique réellement! plus un homme 
sera utile, moins il aura le droit d'exiger un fort salaire. Que 
ne dites-vous plutôt tout de suite : L'idiot qui ne sert à rien 
recevra de la société cent mille francs par an, l'homme de 
génie ne recevra pas un sou? Et on ose présenter, en termes 
pompeux, de semblables sottises au Corps législatif du 
peuple le plus éclairé du monde, répète ce Corps législatif 
tous les jours. Heureusement qu'il nous est permis de dis- 
cuter ses opinions et ses actes, tout en les subissant. 
Eh bien, suivez ce système, supprimez le brevet et at- 
tendez le résultat : vous arriverez a celui où parviennent 
tous les peuples qui ne l'admettent pas dans leur législation; 
vous n'aurez plus besoin de brevets parce que vous n'aurez 
plus d'inventeurs. Nous avons vu dans l'introduction ce 
qu'était le brevet sous l'ancien régime, et combien il y 
avait d'inventeurs. La Russie octroie une sorte de pri- 
vilège facultatif et n'a pas de brevet. Jamais il ne s'y com- 
met une invention ; la Suisse, la Sicile, la Grèce, la Tur- 
quie, la Perse, l'Inde, l'Amérique du Sud, ne connaissent 
ni brevets ni inventions. En Hanovre et en Saxe le brevet 
d'invention existe, mais pour cinq ans seulement. Ces deux 
pays ne voient pas éclore plus d'inventions que les autres. — 
Rappelez-vous ces paroles de M. Dumery : « Le brevet c'est 
la lumière, c'est le progrès ; et la lumière et le progrès n'ont 
jamais été et ne seront jamais des entraves » ; et celles-ci de 
M, Oscar Comettant : « Le brevet, une entrave ! mais s'il 
en était ainsi, plus un pays serait affranchi de concessions 
accordées aux inventeurs, plus il verrait son industrie pros- 
pérer, ses manufactures s'agrandir, ses hommes de génie se 
multiplier. En est-il ainsi? » 
Or nous venons de voir que c'est précisément le contraire 
qui arrive. 
Au reste, le monopole que le brevet crée n'est pas si ef- 
frayant que vous voulez bien le dire. 
Digitized by Google
336 
l'inventeur. 
Voici ce que dit M. Charles Laboulaye, qui cependant e»t 
plus opposé que tout autre au monopole : 
« Non-seulement le monopole est juste qui consiste 
exclusivement à rendre le producteur propriétaire de son 
œuvre, mais encore il est favorable à la production de la 
richesse considérée d'une manière générale, tout en satis- 
faisant à cette condition de justice, que le produit du travail 
va trouver celui qui l'a mérité; » et ailleurs il ajoute: 
« Considérons Watt venant d'inventer sa machine à vapeur, 
offrant à toutes les fabriques de remplacer par sa machine, 
avec un immense avantage, les manèges qui les faisaient 
mouvoir. Il réalise ainsi une immense fortune. En quoi la 
société aurait-elle à se plaindre d'un résultat en rapport 
avec les services qui lui ont été rendus et dont l'éclat en- 
couragera les efforts trop souvent infructueux de milliers de 
travailleurs, comme la gloire militaire, le bâton de maré- 
chal d'un seul excite la gloire d'une armée. Ce qu'il faut 
nier et combattre ce sont les monopoles dus à d'autres 
causes que la supériorité, engendrés par des privilèges op- 
pressifs, contre lesquels ne peuvent lutter l'intelligence et 
la capacité. » 
Oui, respectons le monopole qui naît du travail et de l'in- 
telligence, comme la chose la plus sacrée qui soit au 
monde. 
Guerre, au contraire, guerre jusqu'à ce que mort s'en 
suive, guerre et par tous les moyens à tous les privilèges 
achetés à force de bassesses ou à prix d'argent, au détriment 
des droits de l'homme utile. 
Rappelons-nous la lutte de Jakson contre la vaste orga- 
nisation de la banque des États-Unis et soyons prêts à la 
recommencer chaque fois que l'occasion s'en présentera. 
Elle est sainte cette guerre, et tout homme de cœur doit lever 
sa bannière et parcourir le monde la croix d'une main et 
l'épéc de l'autre, comme Pierre l'Ermite. 
La croix 1 svmbolc du martyre de l'homme utile; la 
Digitized by Google
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 
337 
croix î le plus beau pilori qu'ait élevé la barbarie contre la 
civilisation ; la croix I que Glaize a placée entre la coupe de 
Socrate et les fers de Colomb! Mais respect au monopole 
créé par l'inventeur I 
« Un grand nombre d'industries se créeraient et devien- 
draient l'apanage de quelques-uns. » Non, elles devien- 
draient l'apanage d'un grand nombre d'hommes. 
Ce monopole relatif donnerait plus de certitude et moins 
de crises à l'ouvrier, il augmenterait le travail et la con- 
fiance, quoique je ne sois pas, comme Jobard, ennemi de la 
concurrence et que je ne croie pas que le monopole l'ar- 
rête. 
Du reste, tranquillisez-vous sur les dangers du monopole 
de l'inventeur. Je ne veux même pas ici vous faire valoir 
les avantages que pourrait en retirer l'industrie, vous rap- 
peler que sans les brevets on ne ferait pas l'article Pa- 
ris, etc., etc. Je dis avec M. Frédéric Thomas :« Qu'on fasse 
ceci et cela, peu nous importe, pourvu qu'on arrive à la 
même destination : la pérennité industrielle. » 
Et quand ce monopole devrait exister, n'ayez pas peur de 
l'aristocratie qu'il pourrait créer ; assez longtemps a régné 
l'aristocratie du nom, de l'argent et du sabre ; il est bien 
temps enfin qu'apparaisse l'aristocratie du génie. Il ne sera 
pas à plaindre le peuple qui aura celle-là à sa tête. 
VII 
Continuons l'étude des objections de détail qui , le prin- 
cipe ne pouvant être détruit, se bornent à attaquer son ap- 
plication. Que de gens ne veulent même pas discuter ce 
principe, mais, se basant sur des considérations ultérieures, 
vous présentent comme un argument sans réplique cette 
phrase : L'inventeur n'est pas apte à perfectionner son in- 
vention. 
22 
Digitized by Google
338 
l'inyesteur. 
Je l'admets, soit, je ne vous chicanerai pas sur si peu de 
chose ; je passe outre et je vous dis à mon tour que la re- 
connaissance de la propriété industrielle n'empêchera pas 
le moins du monde les hommes ayant des perfectionne- 
ments étrangers à apporter à une invention, de les exploi- 
ter et d'en profiter. 
Nul ne peut, en effet, empêcher de perfectionner sa dé- 
couverte ; vous ne voulez pas conclure un traité avec moi, 
très-bien, fabriquez vos machines ; je vous les achèterai et 
j'y appliquerai mon perfectionnement; bien plus même, je 
vous achète simplement le droit de faire votre machine, le 
même prix que si vous me la vendiez toute faite ; vous avez 
trop d avantage pour que vous puissiez refuser ce marché, 
et moi je la construis comme je l'entends. C'est ce dernier 
moyen que les compagnies de chemins de fer emploient pour 
se servir de l'injecteur Giffard. 
Ceci n'est donc pas une difficulté. Je n'admets pas qu'il 
puisse être interdit à tout homme étranger à l'invention 
d'y apporter des perfectionnements; ce serait arrêter tout 
progrès. Évidemment il y a une certaine différence entre 
la première locomotive Stephenson et les locomotives 
Crampton et Erikson. De plus, sans aller plus loin, de tout 
petits perfectionnements à peine visibles sont parfois fort 
importants; j en citerai un exemple emprunté au métier de 
vitrier. Au commencement de ce siècle encore, le diamant 
dont on se sert pour couper le verre était placé dans un 
petit cercle conique en fer. Un ouvrier ne parvenait à être 
sûr de son trait, avec cet instrument, qu'environ au bout 
de sept ans de pratique, et après avoir perdu quantité de 
verre. « Ceci tenait à la difficulté de trouver l'angle précis 
sous lequel le diamant coupe et de le guider sur le verre 
suivant l'inclinaison convenable, une fois cet angle trouvé.» 
Maintenant il n'en est plus ainsi : « le diamant est fixé dans 
une petite pièce carrée de cuivre, une de ses arêtes étant 
à peu près parallèle à l'un des côtés du carré. Un ou- 
Digitized by Google
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 
vrier exercé tient cette arête de diamant serrée contre une 
règle et essaye ainsi, en usant chaque fois à la lime, le côté 
de la monture en cuivre jusqu'à ce qu'il ait trouvé que le 
diamant forme un trait net sur le verre; alors le diamant et 
la monture sont fixés par une petite tige semblable à un 
porte-crayon au moyen d'un anneau qui permet un petit 
mouvement angulaire. De cette manière le premier venu 
peut appliquer de suite l'arête taillante à son angle conve- 
nable, pourvu qu'il tienne le côté de la monture en cuivre 
pressé contre la règle (i). » 
Vous le voyez, voilà un bien petit perfectionnement, 
presque imperceptible, et cependant voilà sept ans de la vie 
d'un homme et des montagnes de verre économisés. 
Eh bien l il en est de même partout. Par conséquent, je ne 
crierai pas comme certains auteurs, et entre autres M. Cor- 
bin, contre les monstres de perfectionneurs, j'admets avec 
lui qu'il faut protéger l'inventeur pendant les premiers 
temps qu'il a pris son brevet ; évidemment il faut lui laisser 
cet avautage, c'est de toute justice : mille petites améliora- 
tions de détail peuvent lui venir ù l'idée en expérimentant 
et en appliquant son invention. Elles doivent lui appartenir; 
il ne faut pas qu'un homme habile puisse venir, immédiate- 
ment après la publication de son œuvre, apporter des modi- 
fications faciles avoir et que l'inventeur verra parfaitement 
lui-même, que son intérêt le poussera à faire le plus tôt pos- 
sible ; mais un délai d'un an ou de deux ans écoulés, le per- 
fectionneur doit pouvoir se présenter et améliorer à son tour. 
VIII 
Vos folles terreurs feraient sourire si elles n'avaient de 
si fatales conséquences; mais comme vous avez peur du mo- 
{{) Encyc. Mod. Pierre Leroux et Jean Reynaud. 
310 
L'INVENTEUR. 
nopole, ô législateurs timorés ; comme vous vous en faites un 
monstre devant lequel vous reculez avec épouvante ; comme 
vous le regardez comme une sorte de boite de Pandore d'où 
doivent sortir tous les maux, vous le combattez en mainte- 
nant, contre toute justice et toute rai-on, ce fatal terme de 
quinze ans ; vous vous en tenez à cette limite imposée par 
la déclaration du roi de 17G2, et en un siècle vous n'avez 
pus encore osé la doubler. 
Chose étrange môme et qui prouve la difficulté avec la- 
quelle une vérité pénètre dans le monde, des hommes comme 
MM. Breulier etDesnos-Gardissal, qui revendiquent le droit 
de propriété pour l'inventeur, n'admettent pas qu'on lui 
délivre un titre perpétuel; ils trouvent qu'une pareille pré- 
tention serait excessive et déraisonnable , quelle mène à 
l impossible y et cependant, illogisme! ils admettent cette 
perpétuité pour la propriété littéraire et artistique. Nous 
qui aimons les principes tranchés, nous soutenons au con- 
traire la pérennité de la propriété industrielle. Doubler ce 
terme de quinze ans, ce serait encore prendre une mesure 
fausse, transitoire, et tout ce qui est transitoire passe, le 
nom l'indique. Mais revenons à ce terme de quinze ans fixé 
par les législateurs à la durée du brevet. Qu'en résulte-t-il? 
C'est que plus l'invention est grande, plus les maux de l'in- 
venteur sont grands ! 
Quinze ans, savez-vous ce que c'est pour le progrès d'une 
idée, vous qui avez dit à l'homme : Tu dois créer et exploiter 
en ce temps une œuvre que, jusqu'à ce jour, après des mil- 
lions d'années, nul n'avait encore créée? Et vous voulez, 
vous, exiger que cet homme puisse enfanter sa découverte 
et l'exploiter dans ce laps de temps I 
Répondez si vous le pouvez aux questions que \ous 
adresse M. 0. Comettant : 
« Dites-moi, combien, quinze ans après l'invention de 
Philippe de Girard, nous avions d'usines à lin? combien 
nous avions de chaudières tubulaires après quinze ans de 
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 341 
la prise du brevet par Dallery? combien nous avions de ba- 
teaux à vapeur, quinze ans après que Fulton eut découvert 
les bateaux à vapeur ? 
« Combien nous avions de bateaux à hélice quinze ans 
après l'invention de Sauvage? 
« Combien on comptait de kilomètres de chemins de fer 
quinze ans après la pose des premiers rails en France? 
« Quel était le résultat obtenu par l'immortel Watt lui- 
même quinze ans après la prise de son brevet? 
« Il était à ce point négatif que le gouvernement, pour ré- 
compenser l'inventeur, dut à deux reprises différentes pro- 
longer la durée de son brevet. » 
Et Howe, l'inventeur de la machine à coudre, il prend 
un brevet en 1846 ; en 4833, il ne lui rapportait pas de 
quoi payer ses frais. Et l'ingénieur Descroizilles, quel bé- 
néfice a-t-il retiré de ses procédés volumétriques? et Cellier 
Blumenthal, de l'invention de la distillation continue? et 
Ebelmen, de son invention du chauffage par l'oxyde de 
carbone? 
L'Angleterre sent si bien l'insuffisance du terme de qua- 
torze ans fixé pour l'expiration du brevet, qu'une des dis- 
positions de la loi de 183o autorise la prolongation des pa- 
tentes au delà de cette limite. 
Il en était de môme aux États-Unis, d'après l'article 5 de 
la loi de i836. La patente pouvait avoir une prolongation 
de sept ans, à la volonté du conseil des patentes. 
Enfin, en France, notre loi autorise aussi cette prolonga- 
tion, mais par l'intervention du Corps législatif; elle a été 
appliquée deux fois : à Sax et au docteur Boucherie. 
Ces dispositions sont profondément injustes, puisqu'elles 
créent des inégalités entre les brevetés, mais elles montrent 
que les législateurs ont été effrayés eux-mêmes par le peu 
de durée qu'ils avaient imposée au brevet ; seulement, au 
lieu de trancher la difficulté par la racine, ils ont cherché 
un palliatif, et ils sont arrivés à créer une iniquité, pour 
342 
l'inventeur. 
corriger la loi. Toujours : similia similibus! guérir vice 
par vice, injustice par injustice. 
Ce qu'il y a d'atroce dans le terme de quinze ans que 
vous assignez au brevet, c'est que non-seulement l'inven- 
teur n'a pas le temps d'exploiter son invention de manière 
à rembourser ses peines et ses dépenses, mais c'est qu'en- 
core ce terme l'empoche de trouver les capitaux nécessaires 
pour exploiter son invention. Qui ira risquer son argent 
dans une entreprise aussi hasardeuse que toutes celles de ce 
genre, quand, à peine installé, la loi viendra le priver de son 
droit et le jeter en pâture à tous les vautours qui se le par- 
tageront! Que de fabriques au bout de quinze ans n'ont 
pu encore parvenir à rembourser le capital qui a été 
dépensé pour leur installation ! Pourquoi a-t-on donné au 
propriétaire de la mine une concession perpétuelle? C'est 
afin qu'il puisse trouver les capitaux nécessaires pour 
l'exploiter 1 Et on veut que l'inventeur, venant apporter 
une chose nouvelle, inconnue, que l'on n'acceptera pas 
sans résistance; qui n'a pas de clientèle, qui peut-être 
n'en aura qu'au bout d'un très-long laps de temps, quand 
des expériences multipliées auront acquis une assez grande 
notoriété à son invention; qui doit tout créer, qui doit fa- 
çonner des ouvriers, les former, leur donner l'habitude de 
ce nouveau genre de travail auquel il les soumet et devant 
lequel ils sont toujours rétifs; qui doit encore tâtonner 
et hésiter dans le choix des matériaux, dans leur mode 
d'emploi, etc., etc.. toutes choses que connaît parfaite- 
ment le moindre inventeur, mais que nos législateurs ne 
connaissent pas, parce qu'ils fréquentent plus les salons 
que les usines; — on veut, dis-je, que cet inventeur ob- 
tienne, dans cet espace de quinze ans, des bénéfices suffi- 
sants pour le récompenser de ses efTorts et de son œuvre 1 
Aussi est-ce en vain qu'il cherche des capitaux; il se voit 
repoussé par tous ceux qui les possèdent, quoique trouvant 
peut-être son invention bonne et destinée à rapporter de 
Digitized by Google
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 
343 
beaux bénéfices, s'ils pouvaient l'exploiter exclusivement 
pendant trente, quarante ou cinquante ans, et non pendant 
quinze ans. 
Aussi que d'inventeurs à partager le sort de Garcel 1 
Carcel, n'ayant qu'un brevet de dix ans, ne pouvant trou- 
ver des capitaux pour l'exploiter, était réduità confectionner 
sa lampe pièce à pièce « comme un horloger de province 
fabrique au prix de 60 francs une montre que Genève et 
Neufcbâtel peuvent livrer à 20 francs. » 
Il mourut dans la misère ! 
On invoque encore cet argument, on dit : A quoi bon 
prolonger la durée des brevets, puisque tous n'arrivent pas 
à leur terme ? 
D'après les statistiques il résulte que sur 2,035 brevets 
pris en 1844-45, il n'en restait que 248 en 1854, c'est-à- 
dire, dix ans après, que sur 2,048 brevets pris en 1846, 
189 restaient seulement en 1854. 
Mais ce n'est pas un argument à invoquer, car quelle est 
la cause qui constitue l'abandon de ces brevets? Elle est fa- 
cile à montrer. 
• C'est le prix énorme de la taxe que beaucoup d'inven- 
teurs ne peuvent payer. 
Et puis il y a des inventions qui ne sont faites que pour 
un moment, les inventions qui concernent les modes, par 
exemple, la fabrication des ressorts en acier ou de la cou- 
leur Solfcrino; puis il y en a d'autres qui ne sont pas nées 
viables. Heureux ceux qui inventent des babioles, fantaisies, 
affaires de modes, choses fugitives, sans importance réelle 
dans le grand mouvement de l'humanité ! Ils font leur for- 
tune, comme les inventeurs des objets que la fantaisie du 
beau sexe a mis en vogue, tels que ceux que nous venons de 
citer ; ils lèguent môme leur nom à leur œuvre, plus heu- 
reux que Colomb. Praslin a légué son nom aux pralines, 
Bucking a légué le sien à ses harengs fumés, et Charles- 
Quint, en 1556, vint de Middlebourg à Zievled en Zélande, 
> 
Digitized by Google
'Mi l'inventeur. 
tout exprès pour voir sa tombe. Heureux ces hommes I C'est 
à leur avantage qu'est faite la loi ; c'est pour eux que tourne 
la roue de la fortune ; c'est à eux que les honneurs sont 
rendus ! 
ÏX 
Mais nos adversaires ont encore peur; ils ne peuvent 
ni ne veulent ôtre rassurés par toutes ces raisons. La 
considération que l'intérêt môme des inventeurs les empê- 
chera de mettre au progrès les barrières qu'ils redoutent, 
ne les fait pas revenir de leur effroi, et ils continuent 
toujours à crier : Prenez garde au monopole ! que nous op- 
poserez-vous contre ces apanages perpétuels qui nous me- 
nacent? Quel est le remède que vous apporterez au danger 
d'une aristocratie de génie, il est vrai, mais qui deviendra 
une aristocratie d'argent, plus terrible encore que celle qui 
s'est élevée en 1830? 
Vous voulez un remède radical, un remède qui arrête ia 
maladie dans son germe, tue le monstre à sa naissance : 
vous en avez un bien simple et bien facile à appliquer. Et 
pour composer ce remède, vous n'avez nullement besoin de 
passer au creuset de votre législation les injustices, les ty- 
rannies, les compromis, les demi-mesures, les demi-satis- 
factions, toutes ces choses avec lesquelles non-seulement on 
ne parvient qu'à composer une drogue affreuse d'aspect et 
de goût, mais encore avec lesquelles on ne compose qu'un 
poison qui paralyse toutes les forces, qui jette dans l'orga- 
nisme un de ces principes délétères qui, pénétrant dans la 
circulation, amènent la consomption. Le remède que je vous 
propose est simple; cette simplicité môme est une garantie 
de bonté, il est facile à appliquer ; il n'exige aucune de ces 
mille précautions qui sont autant d'entraves et dont l'oubli 
peut amener de graves accidents ; il est enfin connu; depuis 
Digitized by Google
rROPRÎKTÉ INDUSTRIELLE. 345 
longtemps on en fait usage; en ce moment on l'applique sur 
la plus large échelle. Il repose sur le principe le plus juste 
et le plus sacré de tous : l'intérêt public; sans lui on ne pour- 
rait pas créer une ligne de chemin de fer, aligner une rue, 
ouvrir un port, construire un monument. En même temps 
il ne lèse pas l'intérêt privé. Il le ménage en faisant cepen- 
dant passer l'autre avant lui. Quel est ce moyen? C'est le 
couteau sur lequel s'appuie le fléau de la balance dans les 
plateaux de laquelle sont ces deux intérêts opposés : c'est 
en un mot l'expropriation pour cause d'utilité publique! 
Vous le voyez, ce moyen ne détruit en rien le droit de 
propriété que possède l'inventeur sur son œuvre, tout en 
sauvegardant Jes intérêts de la société; il le consacre même, 
puisqu'il ne peut s'appliquer qu'à une propriété. 
Mais je veux l'expropriation pour la propriété industrielle 
telle qu'elle existe maintenant pour la propriété immobi- 
lière; telle que l'a consacré l'article 17 de la déclaration des 
3 et 14 septembre 1791 : « La propriété étant un droit in- 
violable et sacré, nul ne peut en être privé si ce n'est lorsque 
la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidem- 
ment, et sous la condition d'une juste et préalable indem- 
nité. » 
Elle ne doit différer absolument que par quelques points 
de pratique qui n'ont nul rapport entre eux. En dehors de ces 
divergences, ces deux expropriations doivent être semblables 
ou plutôt ne faire qu'une seule chose, de même que la pro- 
priété immobilière, la propriété mobilière, la propriété ar- 
tistique, la propriété littéraire, ne forment qu'un seul et 
même droit. 
Aussi suis-je bien éloigné de dire avec MM. Breulicr et 
Desnos-Gardissal : 
« Que les modes d'expropriation, de la fixation du quan- 
tum et de la nature de l'indemnité, étant excessivement 
\ariés et dépendant des différentes natures des propriétés, 
des temps et des lieux, on peut reconnaître un de ces modes 
Digitized by Google
346 
l'inventeur. 
d'expropriation et d'évaluation dans les restrictions analo- 
gues à celles apportées, dans le régime actuel, contre les 
perfection neurs au profit de l'inventeur. » 
Quoi ! dirai-je à ces messieurs, vous reconnaissez que le 
droit que possède l'inventeur sur son œuvre est un droit de 
propriété ; vous voulez que le brevet soit une consécration 
de ce droit et non plus un privilège ou une concession, et 
après avoir posé ces principes, vous venez les renier main- 
tenant ; vous dites que la perpétuité de la propriété ne peut 
exister pour l'invention, tout en avouant qu'elle peut exister 
pour l'œuvre littéraire; et vous proposez, quoi? une amé- 
lioration de la législation actuelle, mais non pas un change- 
ment; effrayés des conséquences du principe que vous avez 
posé, vous vous arrêtez tout à coup, vous hésitez et, au lieu 
d'aller en avant et de proclamer hautement que la propriété 
de l'inventeur ne peut être expropriée que comme la pro- 
priété immobilière, avec indemnité et toutes les garanties 
qui sont attachées à ce mode d'expropriation, vous reculez 
et vous dites avec les hommes qui ont fait la loi de 4843, et 
les conservateurs et les partisans du statu quo : « En échange 
do la protection que la société donne à l'inventeur, il est 
juste qu'il lui abandonne son œuvre au bout d'un certain 
temps. » 
Cette conclusion ne m'étonne pas; M. Breulier est avocat, 
M. Breulier est habitué à se préoccuper des petits rouages 
de la législation; il veut présenter avant tout un projet pra- 
tique et il a peur des difficultés que peut rencontrer l'appli- 
cation des principes qu'il a posés. 
Ne retombons pas dans ce défaut qui a tant fait de mal à 
notre législation, qui a paralysé en partie les efforts du Con- 
grès de Bruxelles et répétons hautement au législateur cette 
vieille devise : 
Fay ce que doibs, advienne que pourra. 
M. Corbin a proposé un autre système : 
« Au bout de dix ans l'invention tombe dans le domaine 
Digitized by C 
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE 
347 
public, et dans le cours des dix années qui suivront l'inven- 
teur pourra demander une indemnité d'expropriation à 
l'Etat. » 
Cette mesure vaut mieux que celle proposée par M. Breu- 
lier, du moins elle reconnaît plus formellement le droit de 
l'inventeur ; si son œuvre tombe dans le domaine public, 
par le fait seul du temps, il ne perd pas tout droit sur elle, 
il peut demander à l'État une indemnité. 
Mais cette mesure n'est encore qu'une demi-mesure, ce 
n'est pas une mesure radicale. 
L'invention tombe encore forcément dans le domaine pu- 
blic; une fois qu'elle est devenue la propriété de tous, l'in- 
venteur peut demander une indemnité d'expropriation. 
M. Corbin ne s^st donc pas aperçu qu'il y a contradiction 
dans les termes du système qu'il a proposé, car on ne 
peut exproprier une chose qui est devenue la propriété de 
tous par le fait seul du temps? A quoi bon, je vous le de- 
mande? Et puis comment l'inventeur pourr.a-t-il réclamer 
son droit? Vous savez que ledomainè public lâche difficile- 
ment ce qu'il tient ; je n'ai pas besoin de vous citer le procès 
qui traîne depuis tant d'années à propos des terrains con- 
cédés dans la baie du Mont-Saint-Michel. Or s'il commen- 
çait par prendre l'œuvre, que répondrait-il à l'inventeur qui 
viendrait la lui réclamer? il répondrait : Nous possédons 1 
Et quel recours pourrait avoir l'inventeur contre lui? Ne 
serait-il pas forcé de lui abandonner une œuvre qui ne lui 
appartient déjà plus, parce que dix ans se sont écoulés? Il y 
aurait, il est vrai, un jury d'expropriation; — tout ce que 
vous voudrez, mais pourquoi ce jury accorderait-il une forte 
indemnité à l'inventeur? Il n'a pas besoin de prendre son 
œuvre; il l'a, elle est à lui, et les jurés, en hommes de bon 
sens, penseront qu'on paye toujours assez cher ce qu'on 
possède déjà. 
L'inventeur donc, par cela môme qu'au bout de dix ans 
il n'est plus propri Haire de son invention, ne peut être ex- 
un 
I/INVENTKUR. 
proprié, la somme que vous lui donnez n'est plus le prix de 
son œuvre, c'est une gratification, une récompense; or pri- 
vilèges, concessions , récompenses, gratifications, s'entre- 
valent, ce ne sont pas eux que doit apporter une invention 
à son auteur; ce qu'elle doit lui apporter, c'est son produit, 
et tant que la législation ne lui garantira pas ce résultat, 
elle sera injuste et aura besoin d'être réformée. 
Je m'étonne encore que M. Jobard, le créateur du mo- 
nautopote, un des premiers et des plus acharnés défenseurs 
de la propriété industrielle, lui ait assigné, dans son projet 
de loi sur les brevets d'invention, fait pour la Belgique, un 
terme de quatre-vingt-dix-neuf ans. 
Certes c'était un terme plus long que ceux fixés jusqu'à 
ce jour, c'était un terme qui garantissait à l'inventeur tout 
le profit qu'il pourrait tirer de son invention, car avec la 
rapidité dont marche ce siècle de vapeur et d'électricité, il 
est probable qu'une invention au bout de quatre-vingt-dix- 
neuf ans est à, peu près remplacée par ses filles. C'était 
uu ternie beaucoup plus favorable que celui qu'assigne 
M. Corbin, quoiqu'il essaye de pallier le défaut que présente 
son peu de durée par l'indemnité que peut réclamer i in- 
venteur après son expiration, mais c'était un terme fixe et 
par cela même il doit être condamné. Une chose indéfinie 
par essence ne peut avoir de limites fixes, tracées d'avance. 
On ne met pas de bornes à l'infini, on ne dit pas à l'éter- 
nité : Tu t'arrêteras là et tu n'iras pas plus loin. 
Voici encore deux genres d'expropriation que je cite 
simplement. 
L'un regarde la propriété littéraire. M. Hetzel propose 
que les œuv res de l'auteur tombent dans le domaine public, 
mais dans le domaine public payant, à la charge de chaque 
éditeur de payer tant pour cent au propriétaire. 
Il pourrait en être facilement de même pour les inven- 
tions : vous faites un exemplaire de ma machine, donnez 
tant. 
Digitized by Google
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 
3*9 
La Société des auteurs dramatiques impose aux théâtres 
une rétribution pour les pièces tombées dans le domaine 
public, de môme que pour les pièces des auteurs vivants. 
Elle verse ce produit dans sa caisse, et quand un descendant 
de la famille d'un auteur est dans une situation pénible, 
dont la souffrance est aggravée par l'éclat même du nom 
qu'il porte, la commission des auteurs dramatiques lui 
fournit, comme une sorte de restitution, le denier qu'elle a 
récolté sur le produit même de l'œuvre. 
Vient encore le système de M. Émile de Girardin. 
M. Émile de Girardin partisan des choses absolues et ra- 
dicules, voulant avant tout qu'on pose des principes et qu'on 
s'y conforme, dit : 
« Je n'admets pas, je ne veux pas admettre de différence 
entre la propriété industrielle, la propriété scientifique, la 
propriété littéraire, la propriété artistique ou toute autre 
propriété. » 
Son système a donc le grand avantage de s'appliquer à 
toutes les propriétés; ce système est la préemption. 
Voici ce qu'il entend par la préemption : 
« L'incontestable stimulant du travail, c'est la possession 
incontestée de ses fruits, sous la seule réserve à qui ne les 
détient pas, de ne pouvoir se les approprier qu'après paye- 
ment préalable de leur valeur vénale, authentiquement 
constatée. 
« De là le droit de préemption universel. Qu'est-ce que la 
préemption?... C'est le droit d'expropriation pour cause 
d'utilité publique, individualisé et universalisé; c'est Je droit 
de l'État souverain transporté aux mômes conditions et par 
les mêmes considérations, à l'individu souverain ; c'est enfln 
le droit individuel d'expropriation pour cause d'utilité pu- 
blique. » 
Je n'ai pas en ce moment à discuter le principe de la 
préemption ; mais comme il s'applique à tous les genres de 
propriété, comme le jour où il sera appliqué, il placera la 
Digitized by Google
3o0 
l'inventeur. 
propriété de l'inventeur dans le droit commun, c'est le plus 
juste, le plus rationnel des divers moyens présentés pour 
concilier l'intérêt de la société et l'intérêt de l'inventeur. 
II y a une considération qui a fait reculer certains auteurs 
devant la faculté de l'expropriation laissée à l'État, aux 
compagnies, aux particuliers, d'exproprier une invention. 
— Qui nous dit, ont allégué ces auteurs, qu'un inventeur 
ne pourra pas garder son secret et par conséquent se dé- 
rober par là à la charge de l'expropriation? 
Cet argument est juste, mais il ne semble pas avoir des 
bases bien solides, et le danger qu'il prévoit ne doit pas nous 
inspirer des craintes bien sérieuses. 
Il est impossible à bien des inventeurs de conserver leur 
secrcl, il n'y a guère de mécanisme que l'on puisse sous- 
traire à la connaissance du public, ce ne seraient guère 
que des secrets de chimie qui pussent être ainsi dérobés, 
procLdés industriels ou remèdes; et encore l'inventeur 
n'aura-t-il pas sans cesse à craindre qu'un jour un .cher- 
cheur ne découvre ce qu'il veut cacher? et alors ce chercheur 
pourrait parfaitement jouir de ce secret que l'autre aurait 
voulu conserver. 
Enfin si l'inventeur ne voulait pas le divulguer, il y au- 
rait un moyen bien simple de l'y contraindre : lui défendre, 
— je le dis hautement, quoique je ne sois guère partisan du 
mot ni de la chose qu'il représente, — de l'exploiter. 
Mais du res(e ne craignons pas qu'on soit souvent obligé 
d'en arriver à une pareille rigueur; l'intérêt même de l'in- 
venteur le poussera à divulguer lui-même ce secret de peur 
qu'un autre s'en empare. 
Mais, dit-on encore, n'y aurait-il pas un danger pour 
l'inventeur en laissant ce droit à l'État? Qui vous dit qu'un 
jour ne paraîtra pas un fonctionnaire quelconque possédé 
de la môme rage d'expropriation que le préfet actuel de la 
Seine? et alors quel danger pour les inventeurs ! Autant 
vaudrait conserver le système existant en ce moment ! L in* 
Digitized by Google
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 
33 i 
vcnteur serait sans cesse exposé à se voir privé du jour au 
lendemain de son œuvre. 
Soit, mais au moins il n'en serait plus privé, comme au- 
jourd'hui, par la loi, sans avoir en retour nulle compensa- 
lion; son intérêt personnel ne serait plus complètement im- 
molé à l'intérêt général; s'il subissait les charges du droit 
commun, il jouirait de ses avantages; c'est ce droit que 
nous ne cessons de réclamer pour lui. 
X 
Proclamons donc la pérennité delà propriété industrielle, 
qu'elle soit l'égale de toutes les autres propriétés. Disons 
hautement : 
La propriété industrielle, la propriété foncière, la pro- 
priété mobilière, la propriété artistique, ne forment qu'un 
?>eul et même droit avant des modes divers. 
Le temps de justice est arrivé; ne laissons pas'plus long- 
temps les choses dans l'état où elles sont aujourd'hui ; abro- 
geons cette législation bâtarde qui nous régit; changeons 
complètement la nature du brevet, proclamons dans notre 
Cude que la propriété industrielle est une propriété ; effa- 
rons à jamais de ses colonnes le mot privilège, rayons aussi 
celui de concession. Qu'est-ce qu'une concession? Ne crée- 
t— elle pas un privilège, un monopole aussi avec tous ses 
abus et de la part de ceux qui l'obtiennent et de la part de 
ceux qui l'accordent ? 
L'autorité qui octroie une concession , selon son bon 
plaisir, d'après l'ancienne formule royale, ne se donne- 
t-elle pas le droit, par cela môme qu'elle accorde une con- 
cession, de la retirer quand elle veut, d'en fixer les condi- 
tions, l'élcndue, la durée selon son bon plaisir ; d'élever le 
chiffre de la taxe au taux qu'elle voudra? 
Mais il est vrai que nous avons réglé cela ; les concessions 
352 
L INVENTEUR. 
ou pri\iié^es donné» aux inventeurs ont une taie, une 
durée, des cas de nullité et de déchéance prévus par la loi. 
Nous sommes bien remonté» jusqu'à l'ancien régime pour 
fabriquer celte loi de 1844 ; mais au lieu de donner les pri- 
vilèges à tort et à travers, plus au crédit qu'au mérite, plus 
aux sollicitations qu'au travail, nous les donnons à tous ceux 
qui ont le moyen de payer la taxe et qui apportent une 
œuvre nouvelle. 
Décidément tout est pour lemieux dans le meilleur des 
mondes possibles, comme dit l'éternel Pangloss, et nous 
sommes dans un grand siècle un grand peuple. 
Il y a des gens qui viennent nous dire : — Vous voyez 
les merveilles qu'a faites l'industrie depuis la révolution. 
Donc le régime actuel est suffisant, il est môme bon I 
Ces gens me crispent les nerfs; et ne regardez donc pas, 
malheureux, ce qu'on a fait; regardez ce qu'on aurait dû 
faire. Et alors quand vous verrez quelle immense somme 
de force a été perdue, vous ne serez plus si optimistes; 
vous ne voterez plus en faveur du statu quo; vous ne ferez 
plus à l'iuventeur une concession ; vous ne lui accorderez 
plus un privilège, vous lui reconnaîtrez un droit. 
Vite! vite! crie Victor Hugo. 
Qu'il a bien raison de crier ainsi . 
Vous est-il arrivé quelquefois, après avoir passé en revue 
tout ce que devrait, tout ce que pourrait faire l'homme, de 
jeter un regard sur ce qu'il a fait? 
Et alors en voyant le néant de ses productions, en voyant le 
temps qu'il perd, les richesses qu'il ne daigne pas ramasser, 
les forces qu'il n'emploie pas, n'avez-vous pas senti la 
sueur vous perler sur le front, une sorte de vertige vous 
siisir ? 
Étrange inconséquence des hommes qui ont sans cesse 
peur des principes, qui ne veulent dire ni blanc ni noir, ni 
oui ni non ; qui craignent de porter une cocarde, d'afdcher 
une opinion ; qui veulent ménager la chèvre et le chou, les 
Digitized by 
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 
353 
légitimistes et les républicains, allier la révolution au catho- 
licisme, ménager le droit des inventeurs et le droit de la 
société, ne pas dépouiller mais jouir. Ils disent que l'in- 
vention n'est pas une propriété, mais ils cherchent tous les 
moyens possibles pour la rendre propriété pendant quinze 
ans. 
Seulement, au delà de ce terme, elle n'existe plus : ce sont 
des utopistes ceux-là qui veulent le prolonger, ce sont même 
quelque peu des ennemis du bien public, puisqu'ils veulent 
protéger l'inventeur aux dépens des droits de la société. 
Ils sont magnifiques vraiment : ils donnent des privilèges, 
ils en font des lois; ils les règlent à ce point que Jobard a pu 
dire d'eux : « Les anciens privilèges étaient de véritables 
privilèges, les nôtres sont de véritables droits, mais ils lais- 
sent subsister le mot de la chose. » 
Les législateurs ont eu certainement l'intention d'ac- 
corder un droit à l'inventeur, mais un droit de quinze 
ans, soumis à toutes les entraves, à une taxe écrasante, 
à de nombreux cas de nullité, à la déchéance, à mille 
mesures tortionnaires, parce que ces privilèges, tout droits 
qu'ils aient la prétention d'être, ne sont que des privilèges. 
Détruisons les privilèges! c'est mon delenda Carthagol 
Car le privilège paralyse l'industrie, les forces de l'in- 
venteur, l'exploitation de ses inventions; le privilège blesse 
tous les intérêts et n'en protège aucun ; il laisse pendantes 
toutes les questions et n'en tranche aucune. 
Nos législateurs de la loi de 1814 auraient bien dû relire 
un peu les considérants de l'Assemblée nationale qui pré- 
cèdent son décret du 7 janvier 1791 : 
« Considérant que toute idée nouvelle dont la manifesta- 
tion ou le développement peut devenir utile à la société, 
appartient primitivement à celui qui l'a conçue, et que et 
serait attaquer les droits de l homme dans leur essence que 
de ne pas regarder une découverte industrielle comme la 
propriété de son auteur. » 
S3 
Digitized by Google
354 
l'iwvbktkur. 
Pais, après avoir parlé des maux qui étaient résultés de 
l'ancien état de choses, l'Assemblée nationale ajoute : 
« Considérant enfin que tous les principes de justice, 
d'ordre public et d'intérêt national lui commandent impé- 
rieusement de fixer désormais l'opinion des citoyens fran- 
çais sur ce genre de propriété, par une loi qui la consacre 
et la protège, décrète... w 
C'est que les législateurs de notre révolution ne reculaient 
pas devant la proclamation des principes ; voulant fonder 
une nouvelle société, ils l'appuyaient sur une forte base ; et 
comme il n'y a de fort, comme il n'y a de solide que les 
principes, ils les enfonçaient dans le sol, pour servir de 
fondement à tout l'édifice social. 
Depuis la révolution, il n'en est plus ainsi. ^L'Empire, so- 
ciété fausse et qui reculait devant les vérités absolues, s'est 
bien gardé de proclamer la propriété intellectuelle dans son 
Code, parce que ses créateurs ont le plus souvent louvoyé, 
pris des biais; c'est ce qui explique le manque d'unité de 
nos lois, défaut que sont encore venus aggraver les di- 
vers gouvernements qui se sont succédé et dont l'es- 
prit contradictoire devait engendrer des lois contradic- 
toires. 
De plus tous les gouvernements sentaient qu'ils ne repo- 
saient pas sur une base immuable et solide. Ils comprenaient 
qu'ils n'étaient que des pis-aller que la société subissait, 
mais n'admettait pas et qu'elle jetterait d'un coup d'épaule 
à terre, des qu'elle serait lasse de les supporter. 
Us voyaient qu'ils étaient en contradiction avec le droit 
moderne, proclamé par la révolution; ils comprenaient 
qu'ils n'étaient que le gouvernement du moment, mais 
qu'ils n'avaient pas d'avenir. 
Aussi, au lieu d'essayer de fonder une législation durable, 
reposant sur des principes concordants, d'essayer de lui im- 
primer l'unité, ils fabriquaient des lois pour le cas présent. 
Au lieu de regarder dans l'avenir, ils ne voyaient qu'à 
Digitized by Google
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 
333 
leurs pieds. Myopes, ils prenaient leur horizon pour les 
bornes du monde. 
Je cite ici un aveu que faisait M. Renouard dans son 
Traité des droits d auteur : 
« C'est parce qu'on se laisse aller à éluder la discussion des 
principes fondamentaux que les questions restent confuses, 
que les lois rédigoes comme au hasard et sans une pensée 
d'ensemble se prêtent à toutes les argumentations, que la 
jurisprudence flotte sans boussole. » Malheureusement 
M. Renouard a été un peu entaché de ce vice ; il a aussi, lui, 
sacriûé les principes à la pratique du moment. Bien que 
peut-être aussi entaché du même défaut, Lamartine disait : 
« Le législateur proclame rarement des principes ab- 
solus ; surtout quand ce sont des vérités nouvelles, il pro- 
clame des applications relatives, pratiques. » 
La loi sur les droits des héritiers des auteurs vient encore 
de le prouver. La discussion du principe de la propriété 
intellectuelle a été écartée ; le projet de loi n'a été présenté 
que comme a un compromis, une trêve sous les armes. » 
Il ne nie ni n'affirme le droit naturel, le droit primordial, il 
ne s'en occupe pas. Si nous voulons que notre législation 
soit réellement sérieuse, homogène, juste , en rapport avec 
nos idées, cessons de pratiquer ce malheureux système ; ne 
faisons pas des lois d'un jour, faisons des lois d un siècle ; 
donnons des bases à l'édifice et ne le bâtissons pas à fleur de 
terre, sans nous donner la peine de l'asseoir sur aucune 
fondation. 
Malheureusement tant que seront à la tête du pouvoir 
des hommes qui n'admettent le droit moderne qu'avec 
toutes sortes de petites restrictions, nous aurons bien de la 
peine à obtenir une législation telle que nous la demandons ; 
nous obtiendrons peut-être par-ci par-là, par surprise, 
quelques lois telles que nous les desirons, mais ce sera un 
escamotage ; nous ne les prendrons qu'en profitant d'un 
moment de sommeil des députés du gouvernement; et en- 
Digitized by Google
l'inventeub. 
corc nous les aurons tout étranglées, torturées, amincies, 
diminuées par leurs laminoirs. 
Voyez donc ce que sont les gens du juste milieu : 
Je vous ai cité tout h l'heure l'opinion de M. Renouard; 
eh bien, M. Renouard, partisan des principes en législation, 
se garde bien de proclamer le principe de la propriété in- 
dustrielle dans son ouvrage sur les inventeurs. Bien plus 
même, il reproche à Boufflers d'avoir repoussé le terme de 
privilège que l'on donnait sous l'ancien régime à la protec- 
tion accordée à l'inventeur, et d'avoir proclamé que l'inven- 
teur avait un droit, un droit de propriété sur son œuvre; 
et non-seulement M. Renouard dit qu'il a eu tort de sou- 
tenir cette thèse, mais encore il insinue que Boufflers 
s'apercevait parfaitement que la protection qu'il proposait 
de donner à l'inventeur n'était qu'un privilège! 
0 les contradictions des hommes qui, partant d'un point, 
ont peur de suivre la ligne droite, voyant sans cesse au bout 
un précipice, comme Pascal voyait un gouffre à ses pieds, et 
qui, en proie à cette hallucination, mais n'osant revenir en 
arrière, cherchent des haltes h droite et à gauche de la vraie 
route où ils puissent s'arrêter pour se dispenser d'arriver 
au but qui leur fait peur. 
C'est ce qui est arrivé aux rapporteurs de la loi de 1844 ; 
certainement tous avaient d'excellentes intentions; ils vou- 
laient protéger l'inventeur; mais l'enfer est pavé de bonnes 
intentions et, avec la meilleure volonté du monde, ils ne 
sont arrivés qu'à faire une loi effroyable. Il ne faut pas leur 
en vouloir, ils étaient timides. 
C'est toujours l'histoire de Leibnitz : 
Leibnitz argumentait bien contre la torture. Cette bar- 
barie le révoltait certes. Il eût voulu sa suppression. Mais 
cependant, se disait-il, je ne sais comment on pourrait s'en 
passer, c'est un mal nécessaire. Il faut le garder. 
Et on garde de même le brevet actuel en dépit du bon 
sens et du droit. Et même ce petit pays qui est auprès de 
Digitized by Google
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 357 
nous, qui parle notre langue et qui, sous tant de rapports, 
nous devance, dans sa loi du 24 mai 18oi qui est la plus 
libérale qui ait encore paru, n'a pas osé s'affranchir com- 
plètement des préjugés qui existent encore. Cette loi n'est 
encore qu'un simple compromis, le brevet n'est qu'un privi- 
lège un peu plus favorable qu'il ne l'est dans les autres pays, 
mais n'est qu'un privilège. 
Quand donc pourrons-nous nous affranchir de « ce système 
bâtard qui entrave le progrès industriel et n'enrichit per- 
sonne? » (H. Castille.) 
Qui entrave le progrès industriel : oui certes, dirai-je 
avec M. H. Castille. Je l'ai déjà assez prouvé. 
« Qui n'enrichit personne, » ajoute-t-il. Ici je me sépare de 
lui. Oui, la loi sur les brevets actuels enrichit quelqu'un; 
mais ce quelqu'un n'est pas l'inventeur; ce n'est pas le 
créateur de l'œuvre qui en profite, lui n'a aucun espoir à 
en attendre; il ne doit jamais compter sur les profits qu'elle 
pourra lui rapporter. Ceux qu'elle enrichit, ce sont les ri- 
ches spéculateurs qui ont le moyen de se passer une fan- 
taisie de quelques milliers de francs et qui achètent alors 
son invention à l'inventeur aux abois; ce sont les loups- 
cerviers à la piste de tous les malheureux égarés dans les 
sentiers difficiles de cette plaine aride qu'on appelle l'inven- 
tion et qu'ils dévorent dès qu'ils les voient las et découragés. 
Voilà ceux que notre loi enrichit, ceux à qui elle profite ; 
mais quanta l'inventeur, il n'a rien à attendre d'elle. 
« Parmi les poôtes et les artistes, parmi ce peuple à part 
qui crée ou, si vous voulez, qui combine, la classe la plus 
incomprise, la plus durement traitée par la loi est celle des 
inventeurs. Anomalie singulière si l'on daigne considérer 
que de tous les producteurs intellectuels , ce sont ceux de 
l'invention qui facilitent, sur la plus large échelle, la géné- 
ration des produits matériels. » 
Digitized by Google
358 
l'inventeur. 
XI 
Nous allons passer en revue les diverses tortures inven- 
tées par les législateurs de 1843 contre les inventeurs. Ils 
eussent voulu étouffer 1 invention, paralyser son germe, 
décourager tout homme assez audacieux pour se risquer 
dans cette voie périlleuse, qu'ils eussent eu de la peine à 
mieux faire. Et cependant ce n'est pas leur faute; ils 
croyaient lui être très-favorables, lui donner toutes les sau- 
vegardes possibles, lui créer un petit Eldorado, à l'aide de 
son brevet, dans lequel il eût Glé des jours d'or et de soie. 
Mais partant de leur malheureux point qu'il faut a ne pas 
dépouiller mais faire jouir; que le brevet n'est qu'un privi- 
lège; que l'inventeur n'a pas un droit de propriété sur son 
œuvre, » ils sont arrivés à des conséquences rigoureuse- 
ment nécessaires de leur principe; et alors le principe étant 
injuste, les conséquences ont été injustes. 
D'abord prenons la première : les cas de nullité et de 
déchéance des brevets. 
Savez-vous au milieu de combien d'écueils est forcé de 
naviguer l'inventeur? Ils sont au nombre de quinze; plus 
peut-être, — mais à coup sûr pas moins. 
Avec notre loi, quinze cas de déchéance sans recours se 
présentent; quatre cas sont sans cesse permanents; sept 
autres doivent être établis contradictoirement. 
Quelle sécurité voulez-vous qu'ait l'inventeur? Il est à 
peu près dans la mêmn position qu'un capitaine voyant son 
navire emporté sur des brisants au milieu desquels il peut 
à peine passer : une fausse manœuvre, un oubli, une hési- 
tation du timonier et le navire est perdu. lien est de même 
de l'invention. 
Quelles précautions il faut pour prendre un brevet va- 
lable! Malheur à celui qui oublie le plus petit détail 1 Use 
Digitized by Google
I 
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 359 
verra privé à tout jamais de son œuvre. Je ne parle pas 
du cas de nullité de droit qui plane sans cesse sur sa tête, 
véritable épée de Daraoclès qui le menace à tout instant : 
le cas où la nouveauté absolue de son invention viendrait à 
être contestée. J'ai déjà assez longuement démontré l'ab- 
surdité de la loi actuelle sous ce rapport sans que j'aie be- 
soin d'y revenir. 
Cependant comme des hommes entreprenants pourraient 
prendre un brevet au détriment d'un inventeur, il faut 
prendre des précautions contre eux, disent nos adversaires. 
Soit; mais pourquoi ne pas prendre les mômes précau- 
tions ni plus ni moins que celles dont on use pour la sécu- 
rité de la propriété foncière et établir une prescription après 
laquelle nul ne sera plus admis à venir disputer à l'inven- 
teur la validité de son brevet? M. Oscar Comettant demande 
que ce terme ne dépasse pas deux ans. Il demande en 
outre, chose fort juste, que l'homme convaincu d'avoir de 
mauvaise foi et injustement intenté cette action contre le 
breveté puisse être condamné envers lui à des dommages 
et intérêts en rapport avec le tort causé par lui. 
Vient le cas de nullité pour la non-exploitation d'un brevet. 
Avec ce cas, voilà les conséquences où l'on arrive : 
0. Comettant cite ce fait : « Je connais un inventeur qui 
a imaginé un nouveau propulseur de bateau à vapeur. Le 
modèle qu'il a fait de son bateau, et que j'ai vu, représente 
dix ans de travail et 50,000 francs de capital employés en 
essais de tous genres. Il faut un million de francs pour que 
l'inventeur puisse faire sur des steamers navigables l'appli- 
cation de son système. Il y a un an et demi qu'il a pris un 
brevet pour cette belle machine. Si dans six mois il n'a pas 
trouvé le million qu'il cherche, et que, par conséquent, il 
n'ait pu mettre son idée en pratique avant ce délai fatal de 
deux ans fixé par la loi, il se verra dépossédé sans aucune 
indemnité, en faveur de la société, c'est-à-dire en faveur 
du premier banquier venu qui voudra exploiter le nouveau 
Digitized by Google
l'inventeur. 
propulseur. De tant d'efforts et des 50,000 francs employés 
il ne restera à l'inventeur et à ses enfants qu'un petit mo- 
dèle de bateau valant bien 300 francs pour un amateur de 
curiosités... » 
La loi est implacable; il n'y a rien à objecter contre elle; 
il faut qu'il se soumette. 
Pourquoi cette loi? Ah! c'est qu'il ne faut pas laisser 
l'inventeur s'engourdir et lui permettre de laisser son in- 
vention en friche : il faut le pousser, le hâter; il faut faire 
son bonheur malgré lui, absolument comme les soldats 
russes sont forcés de chanter et de rire sous peine du knout. 
11 est vrai qu'un général russe s'étonnait qu'ils ne riassent 
pas de si bon cœur que les soldats français. Brave général, 
de s'étonner de si peu de chose l 
Il en est de môme pour l'inventeur; l'inventeur n'a vrai- 
ment pas plus besoin d'être stimulé par le glaive vengeur 
de la loi que le soldat français d'être stimulé par le knout 
pour rire et chanter. Il est toujours prêt à exploiter son 
œuvre; chaque jour qu'il perd en la laissant dormir est un 
jour de tourments pour lui ; son intérêt est de la mettre en 
circulation le plus vite possible ; car c'est son exploitation 
qui doit lui rapporter richesses et gloire. Il n'y a pas 
de danger qu'il ne s'empresse pas de s'emparer des deux 
mobiles les plus puissants de l'activité humaine dès qu'il 
pourra le faire. Soyez bien sûrs, ô législateurs, que ce n'est 
jamais par sa faute qu'il laisse sommeiller son œuvre, pas 
plus que ce n'est la faute du jeune écrivain qui ne peut pas 
trouver un éditeur de ne pas publier son livre. Et s'il ne 
peut pas paraître dans un laps de temps très-limité, est-ce 
une raison de le livrer au domaine public? Jamais per- 
sonne n'a osé soutenir que l'auteur était déchu de tous ses 
droits parce qu'il n'avait pas eu la chance de voir s'ouvrir 
devantlui les colonnes d'un journal ou la caisse d'un éditeur. 
Mais pour l'inventeur, c'est tout différent : il y a deux poids 
et deux mesures pour tous les hommes qui ne partent pas 
Digitized by Google
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 
361 
de principes absolus; sans cesse ballottés d'une chose à 
une autre, ils ne peuvent pas plus trouver l'équilibre 
que le Parisien à son premier voyage de Calais à Dou- 
vres quand la mer est un peu forte : ils sont renvoyés, 
comme un volant, par toutes les raquettes du monde; et 
étourdis, confondus par ces chocs successifs, ce va-et-vient 
perpétuel, ils ne peuvent plus se reconnaître au milieu du 
labyrinthe des choses humaines et errent au hasard à tra- 
vers, sans trouver de fil conducteur pour marcher certaine- 
ment et dire : Voilà le vrai chemin, le chemin de la vérité 
et de la lumière! 
Donc s'ils admettent que l'auteur n'est pas déchu de ses 
droits parce qu'il garde son livre en portefeuille pendant 
deux ans, trois ans ou quatre ans, ils croient souveraine- 
ment juste que l'inventeur n'ait plus droit sur sa création, 
s'il ne l'a exploitée dans un délai de deux ans. Il ne faut pas 
que la société soit lésée, disent-ils : il faut qu'elle jouisse! 
L'inventeur peut être un paresseux. En général, il n'aime 
pas les détails financiers, les mille petits ressorts que savent 
si bien manier les gens d'affaires. Il faut le pousser, le 
faire sortir de son apathie, le faire se remuer malgré lui. 
Mais l'écrivain, en gardant son ouvrage en portefeuille, 
ne lèsc-t-il pas aussi la société? Ne l'empêche- t-il pas de 
jouir? Et cependant vous n'avez nullement l'idée de le forcer 
h la produire avant l'époque qu'il juge convenable. 
Quant à tirer l'inventeur de son apathie, vous proposez 
une chose que j'appellerai une atrocité, une monstruosité : 
vous dites que cet homme est inhabile de sa nature à ex- 
ploiter son invention; et alors, au lieu de le laisser tranquil- 
lement chercher les moyens les plus avantageux possibles 
pour la mettre en circulation, vous le pressez, vous le har- 
celez comme les banderillos un taureau , et vous le jetez 
ahuri sur l'épée de n'importe quel spéculateur qui s'empa- 
rera de son œuvre et l'exploitera à son profit. Certes, c'est 
un merveilleux moyen de lui rendre service, de le forcer 
Digitized by Google
362 
l'inventeur. 
à être heureux. Oh! laissez-le donc plutôt libre, agir comme 
il l'entend, comme son intérêt le commande, comme la 
faim peut-être l'y force I Quand il s'agit de l'intérêt privé 
de l'homme, n'y touchez jamais par des règlements ou des 
mesures vexatoires; ne veuillez pas faire mieux que la na- 
ture, elle est assez forte pour se faire obéir; laissez donc à 
l'inventeur sa liberté d'action et abolissez le dernier vestige 
de l'organisation des maîtrises, corporations et jurandes, si 
fatales à l'industrie sous l'ancien régime. 
« N'achevez donc pas de ruiner l'inventeur, disent Breu- 
lier et Desnos-Gardissal, ne lui confisquez pas sa propriété, 
— et en faveur de qui? de ce fameux domaine public qui 
n'a jamais su rien faire revivre de ce qui a été tué avant 
l'heure. Si l'invention n'est pas parfaite encore, qui donc 
mieux que l'inventeur pourra s'ingénier à l'améliorer, à 
vaincre, ou à tourner les obstacles? — Ce ne sera pas certes 
tout le monde, le domaine public. « Le public, a dit spiri- 
tuellement M. Scribe, ne devine jamais que ce qu'on lui 
dit. » Et le mot est surtout vrai en matière d'invention non 
encore pratiquée. 
Maintenant je vais encore vous répéter les questions que 
j'ai posées en traitant de la durée du brevet; combien d'in- 
ventions ont pu être exploitées aussitôt après la prise du 
brevet? Je ne parle pas des ressorts de crinoline, des bou- 
tons en imitation d'écaillé, de la couleur solferino; je parle 
des grandes inventions : de la machine à vapeur, du télé- 
graphe électrique. Dites, dites-le donc, est-il possible qu'a- 
vec l'organisation sociale actuelle, toutes les entraves qui 
sont apportées à toutes les idées neuves, l'inventeur d'une 
grande chose puisse l'exploiter deux ans après la prise de 
son brevet. Ce cas de nullité frappe donc aussi lui, comme 
presque tous les articles de la loi, les grandes œuvres et n'ou- 
blie que les petites. 
En outre, n'y a-t-il pas certaines inventions qui r!é peu- 
vent être exploitées qu'avec l'autorisation du gouverne- 
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE 
363 
ment : celles, par exemple, qui ont rapport aux tabacs, 
aux poudres, aux salpêtres, aux armes de guerre; d'autres 
dépendent entièrement du caprice des grandes compagnies 
privilégiées : le Gaz, les Chemins de fer, caprices ayant pour 
cause de mauvais vouloirs l'indifférence, l'opposition d'in- 
térêts : et alors, faute de cette autorisation que l'inventeur 
aura vainement essayé d'obtenir; faute de l'acceptation de 
ces diverses compagnies qui l'auront repoussé, il ne sera 
plus propriétaire de son œuvre? 
M. Fourneyron, pendant cinq années consécutives, sol- 
licite la permission d'établir à ses frais une turbine sur les 
cours d'eau de la Franche-Comté, offrant de réparer de ses 
deniers les pertes que sa machine pourrait occasionner. 
S'il eût pris un brevet avant de s'être assuré du place- 
ment d'une de ses machines, il eût perdu tous ses droits. 
Et cependant était-il coupable de négligence et d'indiffé- 
rence? Pouvait-on le condamner pour ces motifs? 
Et quand même, la non-exploitation est-elle un crime et 
peut-on condamner l'inv?nteur pour ce crime? 
Si vous venez encore vous écrier : Et les intérêts de la so- 
ciété, ne faut-il pas les prendre? je vous répondrai par 
l'exemple de l'Angleterre, dont la législation n'a jamais ad- 
mis ce cas de déchéance et qui cependant ne paraît pas avoir 
une industrie languissante. 
Mais qu'importe? continuez-vous. 
N'immolez-vous pas l'intérêt général à l'intérêt particulier 
de l'inventeur? Non, je ne désire que les équilibrer, et ils 
seront équilibrés dès que vous reconnaîtrez à l'inventeur un 
droit de propriété, au lieu de lui concéder un privilège. 
Contre l'inventeur qui n'exploitera pas son œuvre, vous au- 
rez deux moyens : au bout d'un laps de trente ans, qua- 
rante ans, il y aura prescription contre lui, et alors l'inven- 
tion appartiendra au domaine public ou à celui qui s'en em- 
parera ; en attendant, s'il n'exploite pas son invention et que 
le besoin s'en fasse sentir, sur la demande d'une compagnie 
364 
l'inventeub. 
ou d'un particulier, il sera exproprié par jugement pour 
cause d'utilité publique. Par ce moyen plus d'arbitraire, 
plus de mesures vexatoires ; le droit commun 1 
Autre cas de déchéance et celui-ci est atroce : le non-paye- 
ment de la taxe. 
Y a-t-il rien de plus révoltant que cette cause de confis- 
cation ? 
Non-seulement il faut qu'il paye cent francs en prenant 
son brevet, mais il faut encore qu'il renouvelle cet impôt 
écrasant. Et malheur à lui! s'il retarde d'un jour, s'il ou- 
blie; si, épuisé par ses travaux, par les dépenses qu'il a 
faites, il ne peut se procurer le montant de son annuité : il 
est condamné, sans retour, sans pitié; il n'est plus le maître 
de son œuvre, le père de son enfant ; il est déchu de tousses 
droits; la création qu'il a pétrie de sa chair et de son sang, 
qu'il a élaborée dans le creuset de son cerveau, qu'il a péni- 
blement élevée, nourrie et allaitée, en se privant du pain 
nécessaire à son corps pour lui payer ses caprices, cette 
création n'est plus sienne! Faute de quoi? Faute du paye- 
ment d'une misérable somme de cent francs? 
Et la loi môme semble désirer que l'inventeur perde ses 
droits. Voulant favoriser autant que possible le domaine 
public, ayant ce but arrêté dans tous ses articles, le décla- 
rant ouvertement, ne protégeant l'inventeur qu'à contre- 
cœur, ne lui accordant un privilège que parce qu'elle y est for- 
cée en quelque sorte, elle lui tend toutes espèces de pièges, elle 
multiplie les trappes et les embûches sous ses pas; elle veut 
qu'il y tombe; elle a bien soin de ne pas prévenir l'inven- 
teur qu'ils existent: marche toujours et ne t'y fie pas! On se 
garde bien, par exemple, de prévenir l'inventeur de l'époque 
à laquelle il doit payer son annuité ! S'il pouvait l'ou- 
blier, tant mieux! le domaine public en profiterait! 
Mais si l'inventeur est assez adroit pour passer à travers 
tous ces écueils, les doubler et les éviter, alors les législa- 
teurs se disent, comme l'avocat général et le président 
Digitized by Go 
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 365 
d'une cour d'assises en entendant l'acquittement d'un ac- 
cusé : 
— Encore un qui nous échappe ! 
a Je crois qu'une pareille mesure, appliquée à la propriété 
de tout autre produit que ceux de l'intelligence, ou môme de 
tout autre produit de l'intelligence, paraîtrait le comble de 
==*a monstruosité et de la barbarie. » ==
Bien dit, monsieur Gorbinî 
Je demande encore ici comme partout que l'inventeur soit 
soumis au droit commun. Je renouvelle donc la proposition 
de MM. Breulier et Desnos-Gardissal : « Qu'au domicile élu 
l'administration soit tenue d'adresser, dans la forme des 
avertissements usités en matière de contributions, un ou 
deux avis préalables au breveté en retard ; qu'un délai d'un 
ou plusieurs mois lui soit accordé et qu'on lui fasse payer, 
en sus de la taxe des intérêts, une majoration quelconque 
à titre d'indemnité de retard ; qu'enfin il ne soit cerné avoir 
renoncé à l'exploitation de sa découverte et que son brevet 
ne soit définitivement annulé qu'après cette mise en de- 
meure et l'expiration du délai de grâce. » 
Alors l'inventeur ne sera plus exposé à se voir indigne- 
ment dépouillé de son œuvre par surprise. Que diriez-vous, 
ô braves propriétaires, si parce que vous auriez oublié un 
jour de payer vos contributions, on venait s'emparer de vos 
immeubles et les exproprier violemment! Eh bien, voilà ce- 
pendant la manière dont la loi actuelle ordonne d'agir envers 
l'inventeur, dont la propriété certes est cependant bien 
aussi respectable que la vôtre. Je finirai cependant en invo- 
quant encore l'exemple de l'Angleterre, dont la loi sur les 
patentes ne contient aucune disposition semblable. 
Autre cas de déchéance qui est une honte pour notre lé- 
gislation ; que dites-vous, je vous le demande, d'une loi 
ainsi conçue? 
Si tu confies ton idée à un ami, sous le sceau du secret, 
et si ton ami la divulgue, non-seulement il ne sera pas puni 
Digitized by Google
366 
l'inventeur 
pour cet abus de confiance, mais ce sera toi : tu seras privé 
de tou droit au brevet : ton invention ne t'appartiendra 
plus. 
Que dites-vous de cet article de notre législation sur les 
brevets ? Ahl vous tous qui venez sans cesse nous vanter la 
beauté et la grandeur de notre Gode, vous devriez bien, de 
temps à autre, le feuilleter et remarquer certains articles de 
ce genre qui sont non-seulement immoraux et injustes, 
mais encore le renversement de toute société. 
Mais on s'habitue à tout, môme aux coups de bâton; et 
les articles iniques nous passent devant les yeux sans que 
nous en tressaillions d'indignation, et nous en voyons l'ap- 
plication sans qu'une clameur s'élève de tous les points du 
monde pour les honnir. A peine si quelques hommes hardis 
osent avancer que notre loi pourrait être un peu plus juste. 
A la tête de ceux-là je place M. Oscar Coniettant, qui ga- 
rantit ceci dans son remarquable plaidoyer pour Sax en par- 
ticulier elles inventeurs en général : « M. Adolphe Sax in- 
vente le saxophone... M. Sax, avant de prendre un brevet 
pour le saxophone, avait fait entendre cet instrument de- 
vant une commission spéciale, composée de généraux et de 
compositeurs de musique. 
«Quelle imprudence! n'était-ce pas là une divulgation? 
et le crime d'avoir soumis à des compositeurs et à des gé- 
néraux, réunis en commission, un objet non encore breveté, 
ne devait-il pas entraîner, pour l'imprudent inventeur, la 
confiscation de sa propriété? 
« Cet espoir fit battre de joie le cœur des contrefacteurs, 
qui se jetèrent charitablement sur la divulgation, comme 
on se précipite sur une unique planche de salut. 
« Le moyen était bon ; il s'en fallut de peu qu'il ne 
réus>ît. 
« Malheureusement pour les contrefacteurs, les experts 
établirent une distinction qui sauva la propriété de l'inven- 
teur. 
J 
Digitized by Google
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 
367 
« Les experts déclarèrent : 
« Que le fait d'avoir joué du saxophone devant certaines 
« personnes antérieurement à la prise du brevet du 22 juin 
« 1846 ne peut invalider le brevet, p irce qu'on n'apporte 
« pas la preuve que, dans le cas où M. Sax aurait fait à ces 
« personnes une confidence entière des conditions matérielles 
« de l'instrument, elles aient trahi là confiance qu'on au- 
« rait mise en elles, et qu'au moment de la prise du bre- 
« vet, ces conditions étaient par conséquent encore incon- 
« nues du public, qui n'en a été mis en possession que par 
« le brevet lni-môme. » 
« Voilà qui e?t très-clair, ajoute M. Oscar Comettant, s'il 
s'était seulement trouvé une personne dans la commission 
ou en dehors de la commission, capable de trahir la con- 
fiance que Sax aurait pu avoir en elle, en lui faisant la con- 
fidence des conditions matérielles de l'instrument, cet in- 
strument, fruit du génie, du labeur, des privations imposées, 
aurait été confisqué au profit de la contrefaçon. » 
C'est ignoble, c'est infâme, c'est... les termes décents 
nous manquent pour qualifier une pareille chose; mais ce- 
pendant je la comprends, je l'admets. 
Elle est une conséquence rigoureuse du principe de la 
loi. 
La loi accorde un privilège à l'inventeur en retour duquel 
l'inventeur divulguera son invention et l'abandonnera au 
bout de quinze ans ad domaine public. 
Or si l'invention est divulguée avant la prise de ce privi- 
lège, pourquoi la société le lui donnerait-elle? Elle possède 
l'invention sans avoir besoin de la payer de nulle manière. 
Pourquoi donc l'achèterait-elle? Elle peut en jouir. Pour- 
quoi donc se priverait-elle de sa jouissance au profit d'un 
homme qui l a créée, il est vrai, mais qui n'a droit par cet 
enfantement qu'à un simple privilège? Pourquoi le domaine 
public restituerait-il une chose qui est tombée dans son 
sein et qu'il a absorbée? 
Digitized by Google
3G8 
L IR YENTEU R. 
Ils sont naïfs les gens qui demandent que I on change 
celte infamie, sans demander le changement radical de toute 
la législation sur les brevets. 
Dans une loi, si incorrecte qu'elle soit, vous ne pouvez 
rien retrancher, rien modifier, sans en chancer immédiate- 
ment tout le caractère. Vous ne pouvez détruire un anneau 
d'une chaîne, si mal faite qu'elle soit, sans la briser. 
Donc laissons subsister les tortures tant que la loi exis- 
tera; espérons que, par leur atrocité même, elles amèneront 
plus rapidement leur abrogation : nous ne demandons donc 
pas des réformes partielles; nous montrons seulement les 
conséquences du principe, afin qu'elles prouvent tout ce qu'il 
a de faux, d'illogique et de funeste. 
Autre conséquence. 
Tout privilège doit s'acheter et se payer cher. Cette con- 
dition est dans la logique des choses. 
Aussi comment agit la loi à l'égard de l'inventeur? Elle le 
condamne à une amende pour crime d'invention. 
A. Karr : « Tout inventeur était condamné à une amende 
de 1 ,500 francs, prix d'un brevet, sans lequel son invention 
iiVtait pas à lui, lesquels 1,300 francs il fallait lui trouver 
quand il s'était ruiné et endetté pour son invention ! 
« Depuis on a modifié la pénalité contre les inventeurs, on 
a sous certains rapports abaissé la peine qui leur était in- 
fligée; ils payent encore 1,500 francs d'amende, mais ils ne 
payent que 100 francs par an. 
« C'est l'admission d'une circonstance atténuante en fa- 
veur des inventeurs. Mais il reste une chose grave : c'est 
qu'une invention est plus sévèrement punie qu'une fausse 
invention ou une invention sans application. » 
M. A. Karr a l'air de s'étonner de cette dernière cho^c, 
XII 
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 
369 
il a bien tort; elle est profondément juste. Que veut la loi ? 
empêcher l'inventeur de tirer trop de profit personnel de 
son invention et au contraire en faire jouir autant que pos- 
sible la société. 
Donc une grande et utile invention doit faire jouir la 
société beaucoup plus qu'une petite : grâce à elle, son 
auteur peut faire une fortune beaucoup trop considérable, 
il peut acquérir une très-grande célébrité; il a enfin, 
comme dit Vigarosy, le charme de la paternité. 
L'auteur d'une fausse invention, au contraire, n'amassera 
pas une grande fortune, n'acquerra pas une grande gloire, 
ne goûtera pas les charmes bien doux de la paternité ; la 
société n'a besoin nullement d'en jouir. 
Concluons donc de là qu'il faut consoler ce malheureux 
de ne pouvoir devenir riche, célèbre, et d'avoir le malheur 
de ne créer que des avortons ; que la société, n'ayant nul 
intérêt à le priver de son œuvre, doit se montrer grande et 
généreuse à son égard, tandis que l'autre inventeur, au 
contraire, ayant toutes sortes de compensations aux rigueurs 
de la loi et, d'un autre côté, dérobant en quelque sorte à la 
société le morceau de pain dont elle est affamée, il est 
juste de prendre ses précautions contre cet homme dange- 
reux sous tant de rapports. 
C'est pour moi un grand étonnement de voir un homme 
tel que M. Dumery demander encore l'augmentation de 
cet impôt; c'est avec le môme étonnement que je vois 
MM. Desnos-Gardissal et Breulier demander le statu qiw 
pour la première année, et l'augmentation de 10 fr. par 
annuité. 
Sur quelles considérations vous appuyez-vous pour de- 
mander l'élévation de la taxe ou son maintien? 
Vous dites avec M. Carpmaôl dans l'enquête faite en An- 
gleterre en J8B1 : 
— Je suis intimement convaincu que les patentes à bon 
marché seraient pernicieuses pour le pays. 
24 
l'inventeur. 
D. — Vous pensez donc que c'est un bon moyen de pré- 
venir l'abus des patentes que d'avoir un système de conces- 
sion coûteux et compliqué? 
R. — Je ne dis pas compliqué, je dis seulement coûteux; 
je ne crois pas qu'il soit désirable qu'aucune ebose qui peut 
être simple soit compliquée. 
D. — Vous croyez nécessaire d'avoir une barrière à op- 
poser à toute personne qui s'imagine qu'elle a fait quelque 
invention, quoique son idée soit parfaitement absurde et 
qui demande une patente? 
R. — Oui. 
D. — Et vous croyez que le haut prix est la meilleure 
barrière qu'on puisse lui opposer? 
R. — Je n'en connais pas d'autres. 
Toujours la conséquence de l'esprit de la loi. 
Le brevet est privilège ; donc il faut restreindre autant 
que possible ceux qui veulent l'obtenir. Si vous admettiez 
que le brevet, au contraire, n'est que la reconnaissance d'un 
droit de priorité, comme au lieu de restreindre le nombre 
des gens qui peuvent y prétendre, vous devriez faire, au con- 
traire, tout votre possible pour l'augmenter et par consé- 
quent leur faciliter tous les moyens pour l'acquérir, vous ne 
viendriez pas proposer une mesure analogue. 
Qu'amène cette touchante sollicitude pour les inventeurs 
qui prennent des patentes absurdes? Elle amène que non- 
seulement vous découragerez ceux-ci,— ce qui peut quelque 
fois être un mal, — mais qu'encore vous arrêterez les inven- 
teurs vraiment sérieux. Il n'y a pas de raison pour que ceux-ci 
soient plus riches que les autres. Vous voulez donc ne laisser 
alors la permission de prendre des patentes qu'à ceux qui 
auront de l'or. Vous voulez que l'aristocratie d'argent en- 
fante encore l'aristocratie des inventeurs. Il ne vous suffit 
pas de laisser souvent le malheureux créateur devenir la 
proie d'un capitaliste qui s'empare non-seulement des pro- 
fits de son œuvre, mais encore de l'honneur qu'elle peut 
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 
371 
rapporter en la mettant sous son nom, une fois son brevet 
pris. Vous voulez qu'il ne puisse môme pas prendre le brevet 
sous son nom et que, faute de ressources suffisantes pour 
obtenir son titre de propriété, il étouffe son invention à sa 
naissance, en garde à jamais le secret, ou se la laisse voler 
par quelque escroc auquel il la dévoilera pour essayer d'ob- 
tenir les ressources qui lui sont nécessaires pour acbeter 
quoi? ce titre qu'il n'a pas, qu'il ne peut avoir faute d'ar- 
gent. Cessez donc de tant craindre les inventions absurdes; 
et d'abord, qui vous dit que ce que vous, vous considérez 
comme absurde n'est pas profondément juste? N'est-ce pas 
là le sort commun de toutes les grandes choses? 
Mais allons plus loin 1 J'admets que sur quatre cents in- 
ventions pour lesquelles on a pris des brevets, trois cent 
quatre-vingt-dix-neuf n'ont pas le sens commun, qu'im- 
porte si la quatre centième est bonne ? C'est ce qui arrive à 
l'Académie. Je veux bien croire que la moitié des mémoires 
et des lettres qu'on lui envoie ne signifient rien ; mais l'au- 
tre moitié est bonne; or les académiciens, par habitude, font 
de ces mémoires ce qu'Alexandre Dumas faisait de ses let- 
tres : il se trouve de temps à autre qu'une des choses pré- 
sentées et condamnées est bonne et réussit en dépit de 
tout. On tombe alors sur l'Académie et on a profondément 
raison. 
Donc, de peur de voir des prises de brevets absurdes, ne 
découragez pas les vrais inventeurs. 
Ensuite, croyez-vous donc que par ce moyen vous res- 
treindrez le nombre des brevets absurdes? Pas le moins du 
monde; proportionnellement il- sera le même, il sera peut- 
être plus grand. 
11 sera le même, car l'inventeur d'une chimère est aussi 
convaincu que l'inventeur de la plus grande chose qui se 
puisse trouver ; il est père aussi, lui ; il a créé son œuvre, 
il l'a réchauffée dans son sein, il l'a élevée et il a la môme 
affection pour elle que peut avoir un moricaud de Guinée 
Digitized by Google
372 L'iN Y2NTEUB. 
pour son négrillon. Il essayera donc par tous les moyens pos- 
sibles de s'en assurer aussi la propriété, il en sera fier quoi 
qu'on lui dise, malgré toutes les déceptions qu'il pourra 
éprouver et, de môme que Galilée, il s'écriera devant chaque 
dénégation : Et cependant elle tourne ! 
Proportionnellement plus considérable, ai-je même dit; 
et en effet, il y a des gens riches qui ne savent que faire et 
qui veulent occuper leurs loisirs, qui ne seraient pas fâchés 
de joindre à leur nom plus ou moins aristocratique un peu 
de gloire moderne; qui, ayant le moyen de dépenser de l'ar- 
gent en expériences, ne reculent pas devant elles ; et alors 
ils se font inventeurs amateurs comme d'autres sont peintres 
amateurs ; les deux, en général, ne valent pas mieux l'un 
que l'autre, et ils arrivent à enfanter des monstruosités qui 
confondent la raison. Or ils ont toujours de l'argent à dé- 
penser pour prendre un brevet, et en augmentant la taxe, 
vous ne les découragerez nullement. 
Maintenant vous avez peur des spéculateurs qui viendront 
prendre un brevet à propos de n'importe qui et de n'im- 
porte quoi ; est-ce que maintenant vous n'avez pas aussi à 
les redouter? Un spéculateur trouve toujours 100 francs ou 
200 francs à débourser ; il n'en est pas de même du vé- 
ritable inventeur, qui ordinairement est quelque pauvre 
diable; sous prétexte de le favoriser, c'est lui que vous 
]AcA7 
Restreignez donc cette taxe au lieu de chercher à l'aug- 
menter, comme ces gros négociants anglais dont tous les 
efforts tendent à forcer l'humble travailleur à leur aban- 
donner le produit de ses efforts. 
Souvenez-vous que l'impôt sur les brevets est « l'impôt 
sur le progrès (i), » et que celui-là doit être le moins lourd 
de tous. 
, Aussi voudrais-je, au lieu d'augmenter la taxe, la fixer 
(I) Corbin. 
Digitized by Google
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 
373 
comme Jobard à 10 francs pour la première annuité, celle 
où l'inventeur a besoin de toutes ses ressources. Avez-vous 
bien réfléchi, en effet, à toutes les tortures qui peuvent as- 
siéger un malheureux inventeur lors de la prise de son 
brevet? Il a femme et enfants ; 100 francs ne se gagnent pas 
tous les jours; il est d'autant plus à bout de ressources qu'il 
a négligé ses travaux journaliers pour s'occuper de son 
œuvre; il aurait grand besoin de cette somme soit pour 
vivre, soit pour faire un voyage, afin de perfectionner en- 
core son œuvre, soit pour faire construire quelque pièce 
indispensable; mais la loi est là inexorable qui lui dit : 
— Tu ne seras propriétaire de ton œuvre que quand tu 
l'auras achetée 100 francs. 
Il faut qu'il l'achète, cette œuvre dqnt il est le pèrel 
Certes je ne suis pas d'avis qu'on détruise complètement 
•la taxe. Je veux qu'on en change radicalement le caractère 
et les effets, qu'elle ne soit pas le prix d'un privilège, qu'elle 
ne soit qu'une contribution. 
Donc je la demande très-faible tout d'abord, quand on 
ne sait ce que l'invention contient dans ses flancs. Elle ne 
doit être qu'un simple droit d'enregistrement. 
Mais qu'elle ne reste pas ensuite uniforme pour toutes les 
inventions. Cette uniformité est la marque du privilège; 
pour qu'il soit maintenu, il faut que vous l'achetiez tous les 
ans, et si vous oubliez le jour, vous êtes considéré comme 
l'abandonnant. 
Donc, au lieu de cette taxe uniforme, créez cet impôt 
proportionnel ou au prix que lui-môme fixera à son œuvre, 
l'inventeur, comme le veut E. de Girardin, ou aux béné- 
fices que lui rapportera l'invention. 
Le droit commun ! le droit commun! Delenda Carthago. 
Encore une chose stupide. Pourquoi existe-elle? Je défie 
à qui que ce soit de le dire, d'en donner une raison valable. 
Quand un moutard dit quelque chose qui n'a ni queue ni 
tête, son papa lui dit : 
374 
l'inventbuh. 
— Qu'est-ce que cela veut dire? 
— Je ne sais pas, papa. 
— Tu es donc un imbécile 1 
Plus poli, je ne dirai pas cela à nos législateurs, vu que 
je n'ai nullement la prétention d'être leur papa ; mais j'ai 
encore bien moins celle d'être leur fils. 
Or, irrespectueusement, je leur demanderai ce que si- 
gnifie cette formule qu'ils obligent, sous peine d'une 
amende assez forte, les brevetés à ajouter à la mention de 
leur brevet : sans garantie du gouvernement? 
Vous, moi, nous savons parfaitement qu'ils ne signifient 
rien. Le gouvernement ne garantit, ne peut garantir aucun 
brevet. 
Alors pourquoi ces, mots? ne sont-ils pas une affirmation 
dans le genre de celles de M. de La Palisse? — 0 législation! 
Je ne vous parle que des gens qui ne savent pas ce qu'est 
le brevet et qui peuvent croire qu'il y a des inventions bre- 
vetées avec garantie du gouvernement; ceux-là sont induits 
en une erreur qui peut être fâcheuse pour le breveté. Un 
paysan, par exemple, peut hésiter à acheter une machine 
qu'il verra brevetée sans garantie du gouvernement, se figu- 
rant qu'il pourra en acheter une brevetée avec garantie du 
gouvernement et qui sera bien meilleure. 
J'ai vu un paysan marchandant une vannerie à une foire; 
il lut en épelant sur le prospectus : breveté saus garantie du 
gouvernement. 
— Ahl dam non, je ne veux point de celle-là, dit-il, il 
faut qu'elle soit garantie par le gouvernement. 
— Mais, malheureux, vous ne savez donc pas ce que c'est 
que les machines garanties par le gouvernement, dit le fa- 
bricant : ce sont les machines dont se sert l'Empereur seule- 
ment et qui coûtent leur poids d'or. 
Ce ne fut que sur cette considération que le paysan 
Tacheta. 
Inutile d'insister sur cette sottise. 
i 
i 
Digitized by Google
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 
XIII 
Tout cela ne suffit pas encore; il y a des gens qui trou- 
vent l'inventeur trop heureux; donc il faut limiter ses droits 
et surtout mettre devant lui tous les obstacles possibles 
pour l'arrêter. Et puis il faut restreindre autant que pos- 
sible le nombre des brevets absurdes. Pour parvenir à ce 
résultat, il y a un moyen bien simple : l'enquête préalable. 
Vous ne deviendrez inventeur qu'avec l'autorisation de 
l'autorité. Elle ne vous accordera un brevet qu'après avoir 
examiné votre invention. Elle ne veut pas que vous ayez 
des déceptions. Donc en bonne mère elle vous retiendra sur 
le bord de l'abîme ; elle doit vous épargner les soucis. 
Bonne autorité! 
Cela serait charmant en vérité si elle était infaillible; mais 
comme elle ne l'est pas, comme l'histoire prouve que, si les 
inventions qui sont aujourd'hui acquises à l'humanité avaient 
été soumises à son contrôle, elles auraient été étouffées à 
leur naissance, je crois que nous ferons bien de ne pas laisser 
l'inventeur livré à son pouvoir discrétionnaire et de lui per- 
mettre de prendre le public pour seul juge de sa découverte. 
Il n'y aurait plus qu'une question à poser : combien l'ar- 
tisan payera-t-il pour obtenir le droit de maîtrise comme 
dans l'ancien régime des corporations? Pour rendre indul- 
gents messieurs du comité, il faudra sans doute qu'il leur 
fasse largesses et banquets. 
Toutes ces stupidités ou ces atrocités m'agacent, m'ir- 
ritent : j'ai hâte d'en finir avec elles. J'éprouve les titilla- 
tions nerveuses qui vous agitent les doigts quand vous avez 
envie de donner un soufflet à quelqu'un. 
Donc passons. 
MM. Breulier et Desnos-Gardissal ont proposé l'examen 
préalable. Je me rattache à leur opinion. Cet examen ne 
Digitized by Google
376 
l'iNVENTEUa. 
porterait pas en effet sur le fond, il porterait sur la forme. Il 
aurait l'avantage de donner plus de garanties au breveté, 
non-seulement pour la prise de son propre brevet, mais en- 
core pour les brevets qui auraient été pris avant le sien sur 
le môme sujet. 
Ce comité veillerait à ce que la description fût claire, 
exacte, complète, spéciale, en un mot que toutes les condi- 
tions demandées par la loi fussent remplies. 
Du reste, c'est ce qui a lieu en ce moment pour la pro- 
priété foncière. Les notaires n'ont pas d'autre mission 
que de régler la forme des actes qui la concernent. 
Par conséquent, pour cela comme pour autre chose, nous 
ne demandons que le droit commun. 
Nous croyons que cette régularisation pourrait empêcher 
quantité de procès se basant sur une fausse ou abusive in- 
terprétation des brevets, procès dans lesquels il y a toujours 
non-seulement un coupable, mais encore une victime. 
XIV 
Cette question des procès en matière de brevets nous 
amène naturellement à nous occuper de la juridiction à la- 
quelle ils doivent être soumis. 
En ce moment, les contestations en matière de brevets 
sont du ressort des tribunaux ordinaires. Jusqu'à la loi du 
25 mai 1838, les juges de paix môme en pouvaient con- 
naître. 
Il faut avouer que ces tribunaux, s'ils sont déclarés com- 
pétents par la loi, sont le plus souvent incompétents par le 
fait. On a beaucoup ri de l'intervention du parlement dans 
la querelle de l'antimoine. Cette querelle se reproduit en- 
core de temps à autre. N'avez- vous pas vu, il y a quelque 
temps, la cause des allopathes et des homœopathes portée 
devant les tribunaux? Les juges sont reçus bacheliers es 
Digitized by Google
,1 
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 
377 
lettres et avocats, docteurs en droit môme; très-bien, mais 
jamais ils ne se sont occupés de mécanique ni de chimie. 
Je vous demande un peu ce que les hommes complètement 
étrangers à des questions de ce genre peuvent comprendre 
à un procès touchant ces matières; que de juges ne savent 
pas la différence qu'il y a entre une chaudière tubulaire et 
une chaudière simple! Ils auraient donc regardé comme 
nulle l'invention de Seguin. J'ai entendu un jour un brave 
magistrat qui, regardant son baromètre, disait qu'il baissait, 
parce que l'air était plus lourd. 
Aussi voyez dans le procès Sax à quels résultats arrivent 
les tribunaux. 
Le rapport des experts déclarait que ses instruments 
étaient brevetables sous tous les rapports. 
« Le tribunal, dit M. 0. Comettant, contrairement au 
rapport des experts, jugea que ni les proportions du tube 
de l'instrument, ni la forme nouvelle, ni la suppression des 
angles, obtenue par le moyen des pistons, ne constituaient 
une invention brevetable. En conséquence, il prononça la 
déchéance du brevet de 1845, conservant à Sax le brevet 
concernant le saxophone et la partie seulement du brevet 
de 1843 relative aux coulisses mobiles à ressort. 
a Ainsi, et bien que l'expertise eût admis la découverte 
de Sax sur les proportions du tube, proportions qui font, 
par exemple, que le cor n'est pas un trombonne, le tribu- 
nal crut devoir passer outre et déclarer nul le brevet. 
« Un des considérants de ce jugement porte « que les 
« proportions réalisées par Sax dans les dimensions trans- 
« versales des instruments figurés au brevet n'ont pas in- 
« flué d'une manière essentielle sur les conditions orga- 
<( niques des instruments ; que toute modiûcation amenant 
« une modification dans les sons obtenus ne peut être con- 
« sidérée comme le support valable d'un brevet. » 
Autre bizarrerie telle qu'en présente si souvent l'histoire 
des inventeurs. 
Digitized by Google
378 
l'inventeur 
En 1849, un jugement du tribunal de première instance 
venait de déclarer que ces instruments étaient non-breve- 
tables, etc. Et à l'exposition le jury accordait à Sax la 
grande médaille d'or pour ses belles inventions. 
De plus, l'avant-veille de la distribution des prix, on fit 
demander au célèbre facteur son orchestre, composé en 
grande partie de ses nouveaux instruments. 
Et où se faisait cette cérémonie? 
Au palais de justice même! 
Que voulez-vous? il faut leur pardonner, car ils ne savent 
ce qu'ils font. 
Aussi, en voyant toutes ces sottises et injustices, com- 
mises de la meilleure foi du monde, presque tous les hom- 
mes qui ont traité celte importante question de la propriété 
industrielle ont-ils demandé que les matières concernant les 
brevets fussent soumises à des jurys spéciaux. 
Maintenant, je ne serais partisan qu'à moitié de la créa- 
tion d'un jury spécial pour contestation en matière de bre- 
vets d'invention. Il faut laisser l'unité à notre législation; et 
puisque je demande le droit commun pour la propriété de 
l'inventeur, je serais bien loin de demander une exception 
en sa faveur. 
Donc je demande en ce moment le statu quo sur cette 
question. Je constate seulement ici un nouveau fait pour 
prouver l'insuffisance de notre organisation actuelle. Puisse- 
t-il aider aussi, lui, à supprimer les tribunaux inamovibles, 
dépendants du pouvoir exécutif, et les remplacer par des 
arbitres et des jurés ! 
Il faut que chaque citoyen soit juge, « que le peuple juge 
le peuple (I);» alors, et seulement alors, le droit triomphera 
de la jurisprudence; l'équité remplacera la procédure, alors 
régnera la justice. 
Espérons que cette réforme viendra en môme temps que 
(1) Michelet. 
Digitized by Google
I 
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 379 
la proclamation de la propriété industrielle. Voilà pourquoi, 
en ce moment, je ne demande que le statu quo. 
Mais la nécessité du jury en cette matière est flagrante. 
Je l'ai prouvé déjà; voici l'opinion d'auteurs compétents sur 
cette question : 
« Autre chose, disent MM. Breulier et Desnos-Gardissal, 
est d'avoir l'habitude des contestations qui peuvent naître 
du négoce, des transactions du commerce et de l'industrie; 
autre chose est d'avoir la science nécessaire par l'apprécia- 
tion des machines, des produits chimiques, des produits et 
résultats de l'invention; c'est-à-dire, non-seulement des 
découvertes connues du passé, mais encore des découvertes 
nouvelles et inconnues qui viennent chaque jour s'offrir à 
1 examen des contemporains. » 
Mais MM. Breulier et Desnos-Gardissal, comme pour la 
pérennité de la propriété industrielle, s'effrayent de quel- 
ques difficultés de détail et se prononcent aussi pour le 
statu quo, mais sans s'appuyer sur les mêmes principes. 
M. Gorbin demande, lui, radicalement, que les contes- 
tations en matière de brevets soient soumises à des jurés 
spéciaux. 
Je ne discute pas ici les difficultés pratiques que pourrait 
soulever l'application d'un semblable système en ce moment, 
puisque je ne demande pas son exécution immédiate. Ces 
difficultés disparaîtront le jour où l'organisation judiciaire 
étant entièrement changée, où son principe étant transformé 
succédera à l'administration de la justice le principe delà 
justice. 
Dans notre chapitre sur les contrefacteurs, nous montre- 
rons encore une fois les persécutions qu'a inventées notre 
législation sur les brevets contre les inventeurs, en les sou- 
mettant non-seulement à la juridiction du tribunal civil, 
mais encore à la juridiction du tribunal correctionnel. 
Digitized by Google
380 
l'inventeur 
XV 
Il faut en finir; il faut que cet état de choses cesse: il ne 
faut pas que l'inventeur reste plus longtemps immolé à la so- 
ciété ; il faut que la spoliation dont elle se rend coupable en- 
vers lui ait un terme; il faut que l'inventeur ne soit plus 
regardé comme une victime dévouée au bûcher auquel cha- 
cun peut apporter son fagot ; il ne faut pas qu'il puisse plus 
longtemps être comparé au cerf, dont Toussenel a fait son 
emblème : il faut qu'il ait des garanties égales à celles des 
autres citoyens. Son état de paria ne doit pas durer plus 
longtemps : lui créateur, lui semi-dieu, il doit avoir droit à 
l'égalité des droits : il est temps que le funèbre sic vos non 
vobis ne retentisse plus comme un glas et que l'ère de justice 
commence pour lui ; que le dix-neuvième siècle, qui a vu, 
qui verra encore, espérons-le, éclore tant de merveilles in- 
dustrielles qui font sa grandeur, donne enfin à ceux qui les 
ont créées ou qui les créeront le droit d'en jouir. Il est temps 
qu'on se presse ; que nos législateurs calculent quelles dou- 
leurs entretient et enfante chaque jour l'état de choses 
actuel , les énergies qu'il paralyse , les forces qu'il fait 
perdre; qu'ils se rappellent que non-seulement le temps est 
de l'argent, mais que le temps perdu pour l'inventeur est la 
misère, la mort, le suicide; et alors ils n'hésiteront plus, ils 
se hâteront de donner satisfaction à cette classe d'oppri- 
més. 
En vain reculeraient- ils encore; en vain, tout en recon- 
naissant avec Proudhon que le problème est a faire produire 
le plus possible par le plus grand nombre d'hommes possi- 
ble , » diraient-ils que le problème est résolu et qu'il n'y 
a rien à faire, nous leur répondrions, nous appuyant sur 
des faits, qu'ils ne peuvent le résoudre et qu'ils ne le ré- 
soudront jamais tant qu'ils n'auront pas changé cette lé- 
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 381 
gislation tortionnaire sous l'empire de laquelle gémit l'in- 
venteur. 
Ils invoqueraient en vain les merveilles enfantées dans ce 
siècle, nous leur répondrions toujours : Qu'eût-ce donc été 
si vous aviez garanti à l'inventeur tous ses droits? car « il 
n'y a pas, comme l'a dit Jobard, de progrès possible sans la 
garantie des œuvres d'intelligence. #> 
Or notre loi sur les brevets a donné à l'inventeur quel- 
ques garanties ; elles ont permis à la civilisation de mar- 
cher ; mais toutes celles qui ont été déniées et refusées à 
l'inventeur ont été autant d'obstacles posés sur les rails du 
mouvement social et qui l'ont non-seulement maintes fois ar- 
rêté, mais encore l'ont fait dérailler. 
Croyez-vous, oui ou non, au progrès? Croyez-vous, oui 
ou non, qu'il soit utile? Voulez-vous, oui ou non, le favo- 
riser? 
Si oui, inquiétez-vous donc un peu de son plus vaillant, 
de son plus puissant pionnier, de celui-là qui le crée, qui 
l'élève, qui le fortifie et qui le répand. 
« Nous posons comme évident, dit Charles Laboulaye, 
que l'invention a une puissance immense sur l'abondance 
de la production et le bas prix des objets fabriqués et par 
suite sur la richesse sociale. » 
Ceci n'est pas à discuter; si vous avez les moindres no- 
tions économiques, vous êtes forcé de l'admettre; et qui ad- 
met le principe doit admettre les conséquences. Les voici 
formulées par le même auteur : 
a Supprimez l'invention, vous supprimez l'industrie, les 
arts, la civilisation entière. 
« Favorisez l'invention, vous augmentez le bien-être et la 
gloire d'un peuple et lui faites accomplir avec une rapidité 
inouïe le plus admirable progrès. » 
Faites-le donc; favorisez l'invention, non par des récom- 
penses, mais enlui donnant — non, — en lui reconnaissant 
jes droits qui sont inhérents à sa nature, et alors vous résou- 
-• 
Digitized by Google
382 
l'inventeur. 
drez bien des problèmes économiques que vous isolez, que 
vous détachez de leur cause commune, et en conséquence 
auxquels vous trouvez des difficultés et des complications 
insurmontables. Vous essayez en vain de simplifier ces com- 
plications, de surmonter ces difficultés, vous ne parvenez 
qu'à des résultats fictifs, dont l'expérience du lendemain 
vient vous démontrer la nullité. 
Vous voulez être riches , apprenez à créer la richesse en 
appelant à vous les producteurs : 
c Si l'on veut, dit Droz, qu'un pays soit fécond en pro- 
duits variés, il est indispensable de le peupler d'hommes 
industrieux et de leur garantir qu'ils jouinmi du fruit de 
letirs travaux. » 
L'homme industrieux par excellence, n'est-ce pas l'inven- 
teur? Vous cherchez, par tous les moyens, à protéger le né- 
gociant qui, en spéculant sur une denrée, s'enrichit, mais 
n'enrichit pas la société, le produit n'étant pas augmenté, 
mais restant toujours le même : je ne le blâme pas, je re- 
connais môme son utilité ; mais il est étrange que tous les 
propriétaires soient protégés, que leurs droits soient re- 
connus; que seul l'homme le plus utile et le plus réelle- 
ment propriétaire, n'obtienne nulle protection de la so- 
ciété I 
Bien plus même, on gêne son travail ; on arrête sa pro- 
duction ; on lui ôtc en même temps les moyens de vivre : 
un tel vol est un assassinat. Et cependant que de fois on 
a dit : « Les inventeurs sont la gloire, la force, la ri- 
chesse des nations actuelles pour lesquelles il n'est d'au- 
tres conquêtes durables que les conquêtes de l'esprit hu- 
main 1 n 
Et ce qu'il y a de pis, c'est que même les adversaires 
les plus acharnés de la propriété industrielle le recon- 
naissent. 
C'est stupide à force d'illogisme ; c'est honteux, c'est in- 
fâme, c'est atroce, à force d'injustice ; mais il en est ainsi : 
Digitized by Google
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 
l'inventeur a tous les mérites, mais il n'a pas un droit. 
En effet, il manque quelque chose à l'inventeur pour ne 
pas devenir le véritable roi du monde, foudroyer tous les 
lilliputiens qui l'attaquent, écraser toutes les fourmis qui 
essayent de le piquer : ce qui lui manque, c'est le droit de 
la force 1 
Nous demandons que l'inventeur ait le droit commun ; 
nous ne demandons pour lui ni prix ni récompenses, tous 
ces hochets bons pour des enfants: jamais ils ne sont rigou- 
reusement en rapport avec les services rendus. Us sont tou- 
jours décernés plus ou moins arbitrairement, par quelques 
jurés qui sont hommes et par conséquent faillibles. Il n'y a 
réellement de sérieux maintenant pour l'homme que le béné- 
fice qui revient directementde son œuvre sans l'intermédiaire 
de nulle protection. Ce n'est pas une académie, ce n'est pas 
un jury, ce n'est pas une administration qui doit lui donner 
gloire et richesse : c'est le suffrage universel. 
Il doit arriver par ses propres forces; l'Etat ne doit pas lui 
servir d'intermédiaire; son intervention ne peut lui être 
que funeste, car elle est toujours plus ou moins arbitraire, 
plus ou moins tyrannique. L'inventeur n'a qu'une chose à 
réclamer: le libre développement de son énergie et la pro- 
priété de sen œuvre. 
« Protégez-le (l'inventeur), disait fort bien de Boufllers, 
et ne le payez pas; en ne le protégeant pas, vous lui refuse- 
riez ce qui lui est dû; en le payant, vous lui donneriez autre 
chose que ce qui lui est dû; en un mot, point de marché, 
car ce marché sera libre ou forcé ; s'il est forcé, vous êtes 
tyrans; s'il est libre, vous êtes téméraires.» 
Aussi blàmai-je la loi de 1791 d'accorder au Corps légis- 
latif la faculté de donner une récompense aux inventeurs 
qui la demandaient. Quel bienfait a retiré Philippe de Gi- 
rard du prix que lui avait donné l'Empereur? 
C'est en vain que les adversaires de la propriété indus- 
trielle, sentant l'injustice de leur cause, voudraient rempla- 
384 
l'inverteur. 
cer les brevets par des récompenses proportionnelles. C'est 
en vain qu'ils disent : « Au bout d'un certain nombre d'an- 
nées d'exploitation des brevets,on fera une enquête chez les 
industriels usant de l'invention, et un jury mixte composé 
de fabricants et d'inventeurs accordera une récompense, 
une indemnité à l'inventeur. » 
Tout cela est faux, est mauvais, doit être condamné, re- 
jeté absolument, parce que ces récompenses ne seront ja- 
mais proportionnelles au service rendu. L'enquête présen- 
tera des difficultés insurmontables; et supposez qu'on 
veuille récompenser suffisamment l'inventeur des machines 
à coudre ou du télégraphe électrique, le budget de la France 
n'y suffirait pas. Tout le monde a plus d'esprit que Voltaire, 
a-t-on dit : nul non plus n'est plus riche que le public. 
Rappelons la profession de foi du journal le Travail intel- 
lectuel, fondé par M. H. Castille; elle est juste, elle est 
vraie, elle renferme en quelques mots les vrais principes 
sur lesquels on doit s'appuyer en cette matière : 
a Les lettres, les sciences et les arts n'ont d'autre bien- 
fait à demander à l'État que de rentrer dans le droit com- 
mun. Mais si nous repoussons le secours, c'est à la condi- 
tion qu'on nous dégrèvera de l'impôt et qu'on nous assu- 
rera notre existence par la liberté du travail et la propriété 
absolue du produit. » 
Il faut que chacun travaille selon ses forces pour arriver 
à ce résultat ; il faut surtout que tous ceux qui veulent 
mettre fin à la législation arbitraire qui dévore l'inventeur 
et arrête le progrès s'unissent pour élever la voix et de- 
mander hautement enfin aux divers gouvernements des 
pays qui prétendent être à la tête de la civilisation qu'ils 
s'occupent sérieusement de cette question ; il faut donc con- 
voquer un congrès national, y appeler toutes les nations do 
monde, afin qu'y envoyant chacune ses députés, il résulte 
de l'ensemble des travaux de tant d'hommes une doctrine 
non-seulement commerciale, mais encore industrielle, qui 
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 
==;i85 ==
indique quelles tendances on doit suivre dans l'organisation 
du travail. 
« Tout congrès est un bon exemple..., dit Rigault. J'aime 
ces grandes assemblées où les peuples viennent se donner 
la main et où les intérêts généraux du monde civilisé se dé- 
battent au grand soleil, au lieu de se traiter à voix basse 
dans les colloques mystérieux de la diplomatie. Les congrès 
sont, encore dans leur première enfance, on n'a pu faire 
suffisamment l'épreuve de leur vertu ; on n'y a pas une foi 
parfaite; les démocrites s'en amusent et les prennent volon- 
tiers pour des clubs d'oisifs, de touristes et de bavards cos- 
mopolites qui jouent aux petits parlements. » Mais plus tard 
« ce seront des conciles modernes, conciles laïques et libres, 
indépendants de tout symbole, de tout dogme impérieux, 
d'immutabilité et maîtres par conséquent de pousser le 
monde au progrès par des routes nouvelles frayées dans 
tous les sens. Toutes les grandes questions d'intérêt uni- 
versel seront traitées et résolues dans ces comices de l'esprit 
humain, dont les décisions, préambules naturels de l'œuvre 
législative, constitueront un jour l'unité du droit interna- 
tional... » 
Mais qu'on se rappelle bien que les congrès ne doivent 
être que le préambule de l'œuvre législative. Aussi ils n'ac- 
querront une influence puissante que lorsqu'ils s'occuperont 
uniquement des principes et ne discuteront plus de petits 
détails, de petites conséquences. 
Un congrès sur la propriété intellectuelle s'est déjà réuni 
à. Bruxelles, mais il a eu le défaut de s'occuper de l'applica- 
tion plus que des principes. Il devait laisser l'application au 
gouvernement : faire autrement c'est mettre la charrue 
devant les bœufs. Lui, assemblée de philosophes, ne devait 
traiter que la question de droit. Malheureusement il en fut 
tout autrement. Un de ses membres déclara même que la 
question des principes « était une niaiserie. » Et une foule 
de moutons de Panurge, suivant cet homme pratique, se sont 
25 
Digitized by Google
38<> l'im vente un. 
- 
lancés sur ses traces, ont arrêté toute discussion fondamen- 
tale, et ne se sont préoccupés que des détails d'exécution. 
Aussi qu'en est-il résulté? C'est que, prenant des taupi- 
nières pour des montagnes, des coques de noix pour des 
vaisseaux, parce qu'au lieu de regarder de haut la question, 
ils l'examinaient au microscope, ils sont arrivés à déclarer 
qu'il n'y avait rien à faire. 
Si, il y a encore quelque chose à faire, comme le dit 
Jobard. Seulement je n'accuse pas, comme lui, la liberté. 
Oui, il y a quelque chose à faire. Mais ce quelque chose 
n'est pas un retour en arrière vers le despotisme ; ce quelque 
chose, au contraire, est le dernier effort pour briser les en- 
traves qui nous lient encore et arrêtent la circulation des 
capitaux et dos produits. Et quand nous aurons ce quelque 
chose, qui n'i^t que la reconnaissance à la propriété indus- 
trielle, il y aura un certain progrès que nous aurions tort de 
dédaigner. 
Ce que nous voulons, en définitive, le voici :I1 faut rendre 
chacun propriétaire et responsable de ses œuvres, ce qui, 
appliqué à toutes les branches du travail, revient à demander 
des lois assurant d'une manière certaine : 
« A l'inventeur : — la propriété de son invention, aûn qu'il 
ait selon sa capacité ; 
« Au fabricant : — la propriété de sa marque, afin qu'il 
ait selon son habileté ; 
« Au marchand : - la propriété de son estampille, afin 
qu'il ait selon sa probile ; 
u A l'ouvrier : — la propriété de son travail, afin qu'il ait 
selon sa force et son habileté. » (Ch. Laboulaye.) 
Voilà ce qu'il Jaut ; voilà par quels moyens on empêchera 
la lutte inique, — à laquelle nous assistons chaque jour 
tranquilles spectateurs, — « contre le génie, le talent et la 
probité. » La société doit empêcher que le plus riche écrase 
le plus savant et le dépouille d'une propriété intellectuelle 
qu'il a créée. 
Digitized by Google
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE 
387 
Tant qu'elle ne le fera pas, elle sera coupable. 
Qu'elle se hâte donc de rejeter le poids d'un pareil crime, 
de laver cette tache d'infamie qui la souille. 
Tant qu'elle n'aura pas accompli ce devoir, notre organi- 
sation sociale restera boiteuse. Qu'on ne s'y méprenne pas; 
ce que nous demandons est une des plus importantes ré- 
formes que puisse faire le dix-neuvième siècle. 
« La création de la piopriété intellectuelle, dit Jobard, 
pourra seule achever la grande œuvre civilisatrice com- 
mencée par l'établissement de la propriété foncière et mo- 
bilière. » 
Et Frédéric Bastiat, bien qu'effrayé de son application, 
n'en écrivait pas moins : 
« II me semble que dans l'appropriation du domaine 
intellectuel il y a toute une révolution aussi imposante et 
peut-être aussi bienfaisante que celle qui a fait passer le 
sol à l'état de propriété privée. » 
((L'œuvre appartient à l'ouvrier, dit M. Ed. Laboulaye. 
Quels sont les pays libres? ceux où on respecte la propriété. 
Quels sont les pays riches? ceux où l'on respecte la liberté.» 
Hâtons-nous donc tous, hommes de progrès, qui trouvons 
que la civilisation marche trop lentement; unissons-nous 
et élevons notre voix si haut que tout homme, si sourd qu'il 
soit, puisse nous entendre, afin que nous voyions réalisé, 
enfin, ce que tant de voix éloquentes ont demandé. 
La propriété industrielle est à notre société ce que le pa- 
rallélogramme est à la machine de Watt : elle est un des élé- 
ments indispensables de son mouvement. 
Répétons donc sans cesse et partout notre delenda Car- 
thago : 
Plus de privilèges ! 
A l'inventeur le droit commun, la reconnaissance de la 
propriété de son œuvre ! 
CHAPITRE VII 
L'exploitation. 
§ I. — Difficultés de l'exploitation. — Les capitaux. — Un stratagème 
de Riquet. — Arkvvright, Ewaus, Reid. — Le cable transatlantique.— 
Kulton, Huolz. — Le faiseur. — Avaloros.— Obstacles apportés parla 
législation. — Déchéance du brevet. 
§11. — L'intervention de l'Etat. — Hiquet. — L'empereur du Japon. — 
Encouragement:} donnés à Oberknmpf, Arkwriglit, A mon ton s. dom 
ftaulhey, Marcel, Hull, Fulton, Thomas tirey, Dallery, Crespel-Delisse, 
Philippe de (iirard, Pnuwels. — M. Foy. M. Thiers. M. Passy. Le 
maréchal Soult. Le» canons rayés». Le fusil h aiguille. La giberne. — 
• Armstrong. Erikson. Le» magistrats hambourgeuis et Roberlson. — 
MM. Piobert et Morin. — Pioclieu.se Bai-rat. — L'Anthracite. — La 
f/ioscorea alnta. — Locomotive» Rarehaert. — Le système Nicklès. — 
Le» administrations et l'inventeur. — Règlements. 
§ III. — Nécessité de l'association. — Maudslay et Bramah. — Maudslay 
et Brunei. — Rumsey et Fulton. — Slephen<on et Seguin. — Daguerre 
et Niepee. — Erreurs de l'inventeur. — Dinicultés de s'associer. — 
Maîtres de forges anglais : antagonisme et solidarité. 
I 
L'inventeur a produit son œuvre, malgré tous les obsta- 
cles; il n'a pas le droit de se reposer; alors commence pour 
lui un travail aussi difficile que la création; il s agit de 
l'exploiter. 
Mais deux entraves, deux obstacles l'arrêtent tout d'a- 
bord : la législation et le manque de moyens de vulgarisa- 
tion de son invention. 
La législation, comme nous l'avons vu dans le chapitre 
précédent, met une limite très-courte à la durée du bre- 
Digitized by Google
l'exploitation 
38!) 
vet; il faut que l'inventeur, en quinze ans, paye les avances 
faites par lui, convainque le public de l'utilité de son inven- 
tion, la fasse adopter et organise son exploitation sur une 
assez grande échelle pour pouvoir faire des bénéfices suffi- 
sants. 
Dans un laps de temps aussi limité, ces conditions sont 
excessivement difficiles h remplir. Rien de plus hasardeux 
qu'une entreprise pareille. Aussi l'inventeur, qui rare- 
ment a les fonds nécessaires pour s'en charger lui-même, 
ne trouve-t-il qu'avec les plus grandes difficultés un capi- 
taliste qui ait assez de confiance en son invention et ait les 
reins assez forts pour faire une avance souvent très-consi- 
dérable qui pourrait bien n'amener que des pertes. Si le 
brevet était perpétuel, le capitaliste, confiant dans le temps, 
pourrait risquer ses capitaux ; mais sous le régime actuel, ce 
n'est qu'avec la plus grande répugnance qu'il se lance dans 
des entreprises de ce genre. On ne peut lui en vou- 
loir : chacun calcule ses intérêts; il n'y a ici qu'un cou- 
pable : c'est la loi qui fait celte fausse position à l'inven- 
teur. 
Aussi sont-elles profondément vraies ces paroles de 
Claude Vignon : <* Quand, à force de peines et de veilles, 
un homme a fait une découverte utile ; quand il a créé une 
force nouvelle ou créé une application plus avantageuse 
d'une force déjà connue ; quand il a ravi à la nature un de 
ses secrets pour le mettre au service de son pays et de l'hu- 
manité, il peut contempler son œuvre dans la solitude et 
mourir de misère. 
« — Au temps de Galilée, on mourait de persécution. » 
Il y a progrès évidemment. Mais est-ce un progrès bien 
satisfaisant et devons-nous le célébrer bien hautement? 
Trouver de l'argent a toujours été chose fort difficile; 
mais trouver de l'argent pour exploiter une invention, c'est 
saisir la plus insaisissable des chimères. Il faut être habile 
comme Hiquel, qui parvint à extorquer 500,000 livres aux 
390 l'ihvixteui. 
fermiers généraux, qui le prirent pour un homme jouissant 
d'une haute influence auprès de Colbert. 
Heureusement, maintenant de pareils tours d'adresse 
sont difficiles à exécuter. Quoi qu'il en soit, la somme qu'il 
obtint ne constituait qu'un bien petit appoint pour une 
œuvre d une importance telle que le canal du Languedoc 
et n 'empêcha pas Riquet d'y dépenser toute sa fortune. 
Heureux les inventeurs qui, comme lui, peuvent nourrir 
leur conception avec deux millions 1 S'ils se ruinent, ils 
réussissent du moins, tandis que l'inventeur qui n'a pas 
d'argent, non-seulement ne tire nul profit de son invention, 
mais encore est forcé de l'abandonner et perd la gloire 
qui lui est due. 
Elle est étrange et terrible cette chasse aux capitaux, à 
laquelle est obligé de se livrer tout inventeur. Mais ici ce 
n'est pas le gibier qui est la victime, ce n'est pas à lui 
qu'on doit prendre de l'intérêt, mais bien au chasseur. 
Si Arkwright n'avait pas rencontré Need qui le mit en 
relation avec Jedediah Strulle, il lui eût été impossible de 
sortir de son obscurité, de prendre un brevet et d'exploiter 
sa magnifique invention. Mais ils sont rares ceux-là qui 
trouvent des capitalistes ayant assez d'audace et de foi 
pour exploiter ainsi une invention. Le plus souvent l'inven- 
teur doit s'entendre traiter de fou par ces Messieurs, comme 
Olivier Ewans. Il voulait mener une voiture sans chevaux, 
qui eût risqué un sou sur ce rêve. Repoussé en Amérique, 
il s'adresse à l'Angleterre, et n'obtient pas plus de succès. 
Quoi d'étonnant? Alors il renonça à son projet, qu'il pour- 
suivait depuis vingt ans. Que d'autres sont forcés de suivre 
son exemple! Fitch, plus heureux, trouve des actionnaires 
pour la construction d'un bateau qui parfois attei- 
gnait , paraît-il , une vitesse de cinq et six nœuds. En- 
suite ces actionnaires imitèrent ce nageur qui, ayant tra- 
versé les trois quarts de la largeur d'une rivière, tout à 
coup a peur de n'avoir pas assez de forces pour aller 
Digitized by Google
l'exploitation. 
3«n 
jusqu'au bout, et, sans calculer qu'il lui reste bien 
moins de chemin à faire pour accomplir son trajet quo 
pour revenir, n'ose continuer. Ils abandonnèrent donc ce 
projet. 
Si on s'était découragé après le premier échec qui com- 
promit le cable sous-marin entre Douvres et Calais, si Reid 
n'avait pas formé une seconde compagnie d'actionnaires, 
qui sait de combien eût été retardée la solution de cette 
question ? 
Les Anglais viennent encore de nous donner un exemple 
du même genre. Le cable transatlantique a échoué deux 
fois; on recommence une troisième. Cette troisième tenta- 
tive échoue encore; aussitôt les actionnaires se réunissent 
et décident unanimement qu'on poursuivra cette entre- 
prise. Le succès a prouvé en faveurdeleur audace et de leur 
ténacité. 
Fuiton, lui, ne put môme pas commencer l'exécution de 
son bateau. Il trouva chez les Américains la même incrédu- 
lité qu'en France et en Angleterre. Comme les dépenses 
pour sa construction excédaient les calculs de Livingstone 
et de Fulton, ils proposèrent de céder le tiers de leurs droits 
à ceux qui voudraient participer pour une part proportion- 
nelle dans leurs dépenses. Nul capitaliste ne se présenta. Au 
contraire, on regarda cette offre comme le présage de la 
défaite. — Quand M. Ruolz eut résolu le problème de l'ar- 
genture et de la dorure par les courants électriques, malgré 
l approbation de l'Académie, on hésitait à lui avancer cent 
écus. — M. Hugues avait trouvé un moyen de recevoir la 
gemme du pin, qui donne à cette exploitation un cinquième 
de plus-value. Il e*t mort pauvre à Bayonne, sans pouvoir 
le faire adopter. 
La femme remarquable qui prend le nom de Claude Vi- 
gnon a retracé dans une poignante étude l'histoire d'un 
inventeur qui réussit à réaliser une invention, mais rie 
peut l'exploiter cl , alors en butte aux railleries ou aux 
392 
l'invewteub 
plaintes injurieuses de sa petite ville, finit par devenir le 
petit chien d'une vieille tante. 
Que d'histoires semblables 1 Aveugle est l'inventeur qui, 
ayant produit son œuvre, croit qu'il lui est facile d'en tirer 
parti 1 S'il a quelques ressources et qu'il veuille le tenter 
lui-môme, il n'est pas plus heureux. D'abord, très-souvent, 
il n'a pas l'habileté, l'entregent, l'esprit commercial, qui 
sont indispensables dans les affaires. 
11 faut lire dans l'intéressant volume que M. Os. Cornet- 
tant a intitulé Un Inventeur au dix-neuvième siècle , et 
dans lequel il a retracé la vie de Sax, quelles difficultés 
trouve l'inventeur, même le plus habile, pour exploiter son 
œuvre. Sax tente lui-même cette entreprise. Alors chaque 
jour il se trouve en butte à de nouvelles difficultés. Tantôt 
il est sans asile, le hasard lui en procure un. Le lendemain 
ce sont les ouvriers qui lui demandent leur salaire. Puis ce 
sont des matériaux à acheter, l'idée à répandre, l'invention 
à vulgariser, à faire accepter, des ouvriers à former, tout le 
tracas d'un fabricant, plus celui de l'inventeur; ce sont des 
luttes de tous les jours, de tous les instants contre les rivaux, 
contre les envieux, contre le public; l'inventeur est dans un 
guêpier; il ne voit qu'embûches partout. La faillite et 
Glichy le menacent sans cesse. Il lui faut de l'argent, de 
l'argent à tout prix. Alors se présente un honnête usurier 
qui lui prête à 50 p. 100 pendant six mois. Il prend, il ac- 
cepte, il marche, il voit tout crouler autour de lui, il va en 
avant; le chemin s'effondre sous ses pieds, il sent que 
chaque pas qu'il fait est un pas de plus vers le bourbier 
sans fond qui l'attend. Il marche toujours jusqu'à ce qu'il 
y tombe et y reste enseveli. 
Oh 1 les corbeaux qui aiment le cadavre 1 ohl les vau- 
tours qui cherchent la charogne I Oh ! les chacals, qui le 
suivent partout comme ils suivent le lion ! oh ! les hyènes 
prêtes à absorber toutes les ordures ! Us sont là partout, 
autour de lui, rôdant, passant la langue sur leurs lèvres, 
Digitized by Google
l'exploitation 
393 
montrant leurs dents et tressaillant de joie en pensant au 
beau festin qu'ils vont faire. Ils s'insinuent auprès de l'in- 
venteur ; ils rampent comme le chat et font un ron-ron à sa 
louange; ils rentrent leurs griffes, et l'inventeur, homme 
naïf comme tout homme de génie, s'imagine qu'ils lui ren- 
dent service. 
Pourquoi en ôtre surpris? Il a frappé à toutes les portes, 
et toutes ont été fermées.* Comment n'accueillerait-il pas 
bien ce produit de notre siècle, le faiseur qui s'insinue 
auprès de lui, qui vient en rampant, bas et vile, avec des 
paroles douces sur les lèvres, le geste protecteur; qui em- 
prunte son allure au serpent dont il a le regard ; qui sait 
faire miroiter aux yeux de sa dupe des cascades d'or qui 
l'hypnotisent. 
Gomment l'inventeur ne serait-il pas séduit? Il estime ce 
faiseur, il place en lui toute son amitié, il le vénère comme 
un saint, il l'adore comme un Dieu sauveur, il le regarde 
comme un bienfaiteur de l'humanité souffrante, et il a de 
la reconnaissance pour lui. 
Il est si bon ce faiseur ! il est venu le trouver dans sa 
pauvre mansarde au moment où, arrivé à son dernier sou, 
il pensait déjà au suicide; il est venu lui remettre le cou- 
rage au cœur et la Gerto sur le front. Il lui a ouvert un 
avenir splendide au moment, où il ne voyait plus que le 
gouffre vers lequel Bossuot dit à l'homme : Marche!... 
Gomment ne pas sentir son cœur déborder d'affection pour 
cet homme ? Aussi est-il prôt à passer par toutes les condi- 
tions qu'il lui dictera. Évidemment il ne peut vouloir que 
son bien, et puisque lui ne sait pas lancer son affaire, il 
doit se laisser guider par ce bon entremetteur. 
Et comme le faiseur a bien pénétré tous ces sentiments! 
comme il a bien suivi la marche progressive qu'il a faite 
dans le cœur de l'inventeur! 
Alors, quand il sent le moment venu, il lui dit : 
J'ai déjà commencé les démarches! j'ai trouvé un capi- 
Digitized by Google
l'inventeur. 
talisle assez osé pour aventurer ses fonds. II a compris votre 
génie!... Mais vous savez ce que sont les hommes d'argent, 
rien pour rien. Aussi demande-t-il la moitié des bénéfices. 
— Soit, répond l'inventeur qui donnerait sa découverte 
à tout prix. 
— Mais ce n'est pas tout. Vous conviendrez qu'il est bien 
juste quej'aie la récompense de mes soins. De plus, c'est moi 
qui dois lancer l'affaire. Votre bailleur de fonds n'en a pas 
le temps et ne saurait comment s'y prendre. C'est moi qui 
dois diriger tout ; m lis il faut vivre, j'aurais le plus grand 
plaisir à le faire par pur dévouement au progrès et à vous; 
malheureusement je ne le puis. Aussi je demande pour iuoi 
le quart des bénéfices l 
L'inventeur, qui a tout fait, sans lequel on ne pourrait 
rien, concède encore ce quart. 
Pour lui, il ne lui reste qu'un quart, autant qu'à cet 
homme ! 
Mais qu'importe? après quelques difficultés, le malheu- 
reux se résigne. 
Au moins, il se croit délivré de tout, sauvé, et l'affaire 
peut prendre de grandes proportions, il fera alors aussi, lui, 
sa fortune, ou du moins il pourra vivre, travailler de nou- 
veau, et il aura pour récompense la gloire 1 
Erreur! le temps se passe, l'inventeur presse le faiseur, 
il voit ses ressources s'épuiser, il faut qu'il vive. Le faiseur 
vient toujours avec de bonnes paroles : 
— Vous connaissez tous les mille petits retards qui se 
présentent dans toutes les affaires. Ce sont les grains de 
sable qui arrêtent le boulet. Hier c'était un acte à en- 
registrer, aujourd'hui ce sont des capitaux à faire ren- 
trer. 
Le lendemain, c'est une perte que vient de faire le capi- 
taliste et qui le force d'ajourner les avances qu'il devait 
faire à l'inventeur... Et ainsi de suite, les jours succèdent 
aux jours ; les mois aux semaines, et rien 1 rien ! 
Digitized by Google
L'EXPLOITATION. 
393 
L'inventeur a demandé à être mis en rapport avec le 
banquier; ce banquier est un ôtre insaisissable, il est à la 
campagne, ou à la Bourse, ou en affaires. 
L'inventeur est renvoyé de l'un à l'autre comme un vo- 
lant par des raquettes. 
Mais ses ressources sont épuisées; il De peut plus vivre; 
alors le bon faiseur vient encore juste à point comme la 
Providence, il lui fait les avances dont il a besoin, mais 
naturellement il faut bien qu'il se sauvegarde, or comment 
si ce n'est en hypothéquant l'avenir? Or ces hypothèques-là, 
il faut bien l'avouer, sont soumises à mille chances, donc... 
le taux ne doit pas ôtre le môme que lorsqu'on prête do 
l'argent sur de bons immeubles bien et dûment responsa- 
bles... et de conséquence en conséquence l'inventeur se 
trouve un jour avoir hypothéqué tous les bénéfices qu'il 
pouvait avoir en espérance; il est dépossédé de son inven- 
tion quind vient le moment de l'exploiter, et tandis qu'à lui 
il ne reste que la misère et le désespoir, le faiseur fait for- 
tune avec son idée. 
Heureux encore quand il ne donne pas son nom à l'in- 
vention, et ne se pose pas en bienfaiteur, prétendant qu'il 
n'a affaire qu'à des ingrats 1 
Comme Balzac a bien peint ce type dans cette scène du 
magnifique drame qu'il a intitulé les Ressources de Quinola! 
AVALOROS. 
« Depuis la poudre, l'imprimerie et la découverte du 
nouveau monde, je suis crédule. On me dirait qu'un hômme 
a trouvé le moyen d'avoir en dix minutes ici des nouvelles 
de Paris, ou que l'eau contient du feu, ou qu'il y a encore 
des Indes à découvrir, ou qu'on peut se promener dans les 
airs, je ne dirais pas non, et je donnerais... 
SARPI. 
« Votre argent?... 
AVALOROS. 
u Non, mon attention à l'affaire. 
390 
l'invewteur. 
8ARPI. 
« Si le vaisseau marche, vous voulez être à Fontanarès ce 
qu'Améric est à Christophe Colomb. 
AVALOROS. 
« N'ai-je pas là dans ma poche de quoi payer dix hommes 
de génie? 
SARPI. 
« Comment vous y prendrez- vous? 
AVALOROS. 
« L'argent, voilà le grand secret. Avec de l'argent à perdre, 
on gagne du temps ; avec le temps tout est possible ; on rend 
à volonté mauvaise une bonne affaire; et, pendant que les 
autres en désespèrent, on s'en empare. L'argent, c'est la 
vie; l'argent, c'est la satisfaction des besoins et des désirs; 
dans un homme de génie il y a toujours un enfant plein 
de fantaisies, on use l'homme et on se trouve tôt ou tard 
avec l'enfant, l'enfant sera mon débiteur et l'homme de 
génie ira en prison. » 
L'argent, voilà tout le secret en effet. Malheur à l'homme 
de génie qui est pauvre I 
Elles sont encore profondément vraies les paroles de 
Quinola : « Un homme pauvre, dit Quinola, qui trouve une 
bonne idée m'a toujours fait l'effet d'un morceau de pain 
dans un vivier : chaque poisson vient lui donner un coup de 
dent. » 
La troupe est là hurlante et affamée; il faut que le cerf 
succombe. Comme Toussenel a eu raison de le prendre 
pour symbole de l'inventeur I 
Mais, ne l'oublions pas, c'est au peu de durée des brevets 
qu'il faut surtout s'en prendre des difficultés que l'inven- 
teur trouve à exploiter son œuvre. 
« Nul n'oserait assurer, dit Jobard, qu'il n'existe pas des 
centaines de Watt en possession de découvertes immenses 
dont ils ne peuvent tirer aucun parti, faute de capitaux, 
qu'ils trouveraient en abondance, si leurs patentes étaient 
glj 
l'exploitation. 397 
éternelles ou du moins beaucoup plus longues qu'elles ne le 
sont. » 
Si la pérennité de la propriété industrielle était proclamée, 
nul doute que l'inventeur ne parvînt à trouver des capitaux 
fournis par des gens honorables qui, voyant un moyen de 
gagner une grande fortune avec le temps, n'hésiteraient 
pas à risquer une somme suffisante pour la réussite d'une 
nouvelle invention. Mais que faire maintenant? Qui sera 
assez audacieux pour oser se lancer dans une entreprise 
dans laquelle il faut avoir fait fortune au bout de quinze 
ans? Quelles sont les inventions, je le répète encore une fois, 
dont le succès a été si immédiat? Par conséquent, l'inven- 
tion doit tomber forcément dans les mains de faiseurs, de 
chevaliers d'industrie qui entreprennent cette affaire comme 
une affaire véreuse. 
Autre chose maintenant : Je suppose que l'inventeur n'a 
trouve que bons vouloirs, qu'il a trouvé des capitalistes 
pleins de confiance en lui, que le commencement de sa 
route a été déblayé de tous les obstacles que nous venons 
de décrire ; il se met à construire. 
Il faut qu'il s'installe, s'établisse, monte ou fasse monter 
une fabrique; tout cela ne se fait pas en un jour. 
Supprimons encore cette difficulté : Je suppose que le ca- 
pitaliste a une fabrique toute montée qu'il lui livre ; l'in- 
venteur n'a qu'à construire sa machine. Mais les ouvriers 
ne sont pas faits à cet ouvrage auquel ils travaillent môme 
avec une visible répuguance : il faut qu'il les forme. Cela 
n'est pas non plus l'affaire d'un jour. 
Ils ont cependant la meilleure volonté du moude ; l'inven- 
teur a tous les matériaux désirables, sa machine avance, il 
la construit. 
Elle est prête, mais elle ne peut pas marcher. Un vice, 
qu'on pouvait seulement voir après la fabrication, l'empêche 
de fonctionner. Il faut la recommencer. 
Les capitalistes savent bien qu'on n'a jamais vu une in- 
Digitized by Google
308 
l'inventeur. 
vention réussir du premier coup. Ils ne se découragent donc 
pas et donnent encore de l'argent. 
La machine est améliorée, cependant elle a encore quel- 
ques vices de détail qui empêchent son exploitation. U faut 
les corriger. 
Le temps s'écoule et alors se présente, implacable, cet 
article de la loi : 
« Sera déchu de ses droits le breveté qui n'aura pas mis 
en exploitation sa découverte ou invention en France dans 
le délai de deux ans, à partir du jour de la signature du 
brevet, ou qui aura cessé de l'exploiter pendant deux an- 
nées consécutives, à moins que, dans l'un ou l'autre cas, il 
ne justifie des causes de son inaction. » 
Et vous vous étonnez que l'inventeur, talonné par un pa- 
reil article, ne trouve pas des capitaux l Mais qui donc ose- 
rait faire des avances parfois considérables pour se voir 
tout enlever au bout de deux ans? 
Mais la prolongation de la durée des brevets, la suppres- 
sion de cet article, n'apporteront pas toutes les améliora- 
tions nécessaires à l'état de choses actuel pour que l'in- 
venteur puisse exploiter librement et en sécurité son œuvre. 
Le grand levier avec lequel il parviendra à surmonter les 
difficultés entassées sous ses pas sera ici, comme partout, 
l'association . 
La plus grande difficulté que trouve l'inventeur est en 
effet la vulgarisation de son œuvre. Il ne parvient à l'obte- 
nir qu'à grands coups de réclames, choses qui coûtent fort 
cher. De plus, comme la plupart de ces réclames s'adres- 
sent à plus de gens qui n'ont pas intérêt à ce que l'inven- 
tion nouvelle réussisse, à qui elle est fort indifférente, qu'à 
des gens qui sont directement intéressés à son succès, ce 
sont autant de coups d'épée dans l'eau. Pour trouver un 
capitaliste, l'inventeur est obligé d'aller de porte en porte 
quêter l'aumône d'un peu d'attention pour exposer son 
œuvre et plaider les bénéfices qu'elle pourrait rapporter. 
Digitized by Google
l'exploitation. 
Dans cette quête, l'inventeur s'adresse ou à des gens indif- 
férents ou à des gens prévenus; les gens prévenus le regar- 
dent comme un fou ou un importun et s'en débarrassent 
le plus vite possible ; les indifférents ne l'écoutent pas et le 
traitent en fâcheux. Je ne parle pas de la honte qui abreuve 
l'inventeur dans ces diverses démarches; je ne parle pas 
non plus du temps qu'il y perd. S'il réussissait, ce serait 
peu de chose. Mais il ne réussit pas. 
Il faudrait pour que la vulgarisation d'une œuvre se fît 
rapidement et dans le milieu où il est utile qu'elle se fasse, 
que l'association vînt au secours de l'inventeur. Une asso- 
ciation pour le tissage existe, par exemple. J'invente une 
machine qui a rapport à cette branche de l'industrie. Dès 
qu'elle est faite, je la présente à cette société. Tous ses 
membres la connaîtront rapidement; s'ils la jugent bonne, 
ils s'empresseront de la répandre, de la prendre sous leur 
patronage et de la vulgariser autant que possible. Le ca- 
pitaliste qui se verra soutenu par eux n'hésitera pas à se 
lancer dans une entreprise qui a reçu le baptême du succès. 
Je n'ai pas eu besoin de faire de démarches, de payer des 
réclames. La société a prévenu mes désirs. 
Si elle est société commerciale, elle me l'achètera peut- 
être ou l'exploitera de concert avec moi. 
Par ce moyen, on le voit, toutes les énormes difficultés 
sont aplanies, tous les obstacles qui se hérissaient entre 
l'enfantement d'une invention et son exploitation sont sup- 
primés. Il y a profit pour l'inventeur, profit pour le con- 
sommateur: tous y gagnent. N'est-ce pas là ce que nous 
devons chercher? 
II 
Mais, nous dira-t-on, l'inventeur peut recourir au gou- 
vernement, et comme le gouvernement est toujours sage, 
4U0 
L'INVENTEUR. 
éclairé, ami du progrès, nul doute que si son invention a 
quelque valeur, il ne lui prête son appui et ne lui donne la 
récompense qu'il mérite. 
Je veux bien que le gouvernement ait toutes les qualités 
possibles et impossibles. Mais voyons un peu ce qu'a pro- 
duit son intervention jusqu'à ce jour. 
Riquet construit un canal avec l'agrément de Colbert; 
mais Colbert n'a pas le sou, et nous venons de voir quel 
moyen l'entrepreneur est obligé d'employer pour se pro- 
curer les fonds nécessaires. 
Et encore, c'était bien beau; car les gouvernements, en 
général, se défient de toute invention et de toute idée nou- 
velle. Ils sont conservateurs par essence; ils reposent sur 
la tradition; ils sont fatalement ennemis du progrès. 
Aussi comprends-je parfaitement la conduite de l'em- 
pereur du Japon. Les Américains ayant importé dans son 
empire une locomotive, des télégraphes électriques, les 
Japonais se hâtèrent d'appliquer leur prodigieux esprit 
d'imitation à construire des appareils semblables. Le Com- 
modore Perry y revint trois ans après et demanda ce que 
toutes ces choses étaient devenues. Elles étaient enfermées, 
et il était défendu de les imiter sous les peines les plus 
sévères. 
De môme, en Europe, quand le tabac parut, de nom- 
breux livres furent échangés pour et contre; mais les gou- 
vernements prudemment commencèrent par le proscrire. 
Oberkampf dote la France d'une industrie nouvelle. 
Immédiatement l'administration lui cherche noise. 
Arkwright fait des tissus qui ressemblaient à ceux qui 
viennent des Indes. Savez-vous de quelle manière on les 
encouragea ? Les douanes voulurent les imposer. 
Et puis, pour obtenir la sympathie des gouvernements, 
il faut avoir l'échiné souple. 
Or, le plus souvent, l'inventeur a encore, outre ses 
autres défauts, celui « d'avoir une entière incapacité de se 
Digitized by Google
l'exploitation. 
401 
faire valoir autrement que par ses ouvrages, ni de faire 
sa cour autrement que par son mérite. » 
Il ne sait pas être petit chien ; il ne sait pas ramper ; 
l'intrigue lui répugne; il aime bien mieux son cabinet que 
les antichambres ou les salons des ministres et des cours. 
Ce n'est pas en restant chez soi qu'on fait son chemin. 
Celui qui ne se vante pas sera toujours réputé pour un 
imbécile, eût-il découvert le mouvement perpétuel. 
Amontons était doux, Amontons était timide. Invité à 
faire une expérience de son système télégraphique devant 
le dauphin, il fut gauche, embarrassé; il perdit la tète; le 
prince bâilla, les courtisans bâillèrent, les plaisanteries 
succédèrent, et Amontons et son système furent trouvés 
ridicules. 
Dom Gauthey présente un télégraphe acoustique ; il est 
plus heureux : il réussit, il plaît, on l'admire; c'est un 
passe-temps, un désennui, une nouvelle merveille à voir, 
une curiosité. 
Pendant huit jours il est le héros de la cour et de la ville. 
Cependant le roi se trouve trop pauvre pour encourager ses 
essais. Dom Gauthey en appelle alors à une souscription 
publique. L'engouement est passé et il ne peut la cou- 
vrir. Un autre sujet Ta remplacé : c'est le corsage de ma- 
demoiselle une telle, c'est la robe de madame telle, une 
nouvelle fantaisie de Marie-Antoinette ou une serrure de 
Louis XVI. 
Il avait cependant été bien heureux de faire une expé- 
rience devant la cour. Pareille faveur n'est pas accordée à 
tout le monde; le plus souvent l'inventeur est condamné, 
sans être entendu. 
Marcel écrit lettres sur lettres au ministre, adresse un 
mémoire au roi dans lequel il ne lui demande que le trans- 
port de sa machine d'Arles à Paris ; et comme il ne recevait 
nulle réponse, un jour il jeta au feu ses dessins et sa ma- 
chine, et en mourant il emporta avec lui son secret. 
20 
Digitized by Google
402 
l'ihve.ntecr. 
Ou bien si l'inventeur pan ieut jusqu'à nos grands per- 
sonnages, ils prennent un air si imposant et si effrayant 
que le pauvre diable s'intimide et n'ose plus soutenir son 
œuvre. 
En 1736, Hull présente un bateau à vapeur à l'amirauté 
anglaise : 
==* La force des lames ne brisera-t-elle pas en morceaux ==
toute partie de machine qu'on placera de mauière à la faire 
mouvoir dans l'eau ? » lui dit-on. 
11 a peur et il répond : 
« Il est impossible que cette machine soit employée à la 
mer dans une tempe 1 te et lorsque les lames font ravage. » 
Quand le manuscrit de Thomas Grey, dans lequel il ex- 
pliquait les principes des chemins de fer, fut remis au mi- 
nistre anglais, on ne repondit pas. 
Sous 1 Empire, alors que Napoléon eût voulu que tout se 
fit avec rapidité, eût \oulu entasser travaux sur travaux, 
progrès sur progrès, il en était absolument de môme. 
Fui ton, après avoir poursuivi une foule d'études mécani- 
ques et d'inventions en Angleterre, qui ne lui avaient servi 
qu'à recevoir des médailles et des lettres de remercîments, 
vint en France pour essayer d'en tirer parti. Au mois de 
décembre 171)7, les ressources lui manquant pour faire des 
expériences, il proposa au Directoire un système de bateaux 
sous-marins, destinés à faire sauteries vaisseaux. Ce projet 
fut, comme tout projet doit l'être, renvoyé à une commis- 
sion qui, en bonne commission qu'elle était, commença par 
le déclarer impraticable. Alors il exécuta un beau modèle 
de son bateau sous -marin. Cela frappait les yeux. Il fut 
mieux accueilli : une nouvelle commission fut nommée, et 
cette fois présenta un rapport favorable; ensuite délais et 
obligations et, à la fin, avis du ministre de la marine qui 
annonçait que ses plans étaient rejetés. 
Les expériences furent reprises plus tard par le pre- 
mier consul ; mais comme elles traînaient en langueur et 
Digitized by Google
l'exploitation. 
403 
qu'il avait d'autres choses à faire, il cessa de s'en occuper. 
Ou les gouvernements sont trop pressés, ou ils ne le sont 
pas assez ; il leur est, paraît-il, bien difficile de faire les 
choses convenablement. 
Fulton ne fut pas plus heureux avec son bateau à va- 
peur. 
Après avoir été brisé une première fois par une bourras- 
que, il navigua enfin sur la Seine le 9 août 1803. L'expérience 
faite en présence de Cousin, Bossut, Garnot et Perrier, 
d'une foule de spectateurs, réussit complètement. Le ba- 
teau remonta le courant avec une vitesse de un mètre six 
centimètres par seconde. 
Mais alors, on s'occupait de bien d'autres choses. Le pu- 
blic restait froid pour ces nouveautés qu'il ne comprenait pas. 
Il y avait des coups de canon, des tambours, des trompettes 
qui remplissaient l'air tout entier et ne permettaient d'en- 
tendre au milieu de leur chaos que le bruit des victoires. 
Aussi voyait-on avec indifférence le petit bateau de Fulton 
amarré sur la Seine. 
Et puis, à cette époque, il n'y avait qu'un homme qui 
absorbait tout en lui, et à qui seul on pouvait s'adres- 
ser: c'était Bonaparte qui allait devenir bientôt Napo- 
léon; et déjà ses jugements étaient sans appel, ses ordres 
étaient irrévocables. Il fallait son ordre pour que l'Académie 
se saisit de l'examen d'une question. Fulton le lui fit de- 
mander par Louis Gostaz; mais, malgré toutes ses instances, 
le consul refusa de le donner, regardant Fulton comme un 
aventurier dont il ne fallait pas s'occuper. 
Dallery ne fut pas plus heureux. Le 29 mars 1803, il pre- 
nait un brevet pour un bateau à vapeur à hélice. 
L'hélice servait à la fois de propulseur et de gouvernail. 
Sa chaudière était tubulaire, en cuivre; elle avait un hélice 
ventilateur pour activer le tirage. 
On voit quec'était une machine déjà arrivée à un point de 
perfection excessivement élevé, et qu'on a été obligé de re- 
Digitized by Google
404 
l'inventeur. 
faire peu à peu , parce qu'on en avait perdu le sou- 
venir, grâce à l'incurie de ceux qui auraient dû le con- 
server. 
Le bateau muni de cet appareil fut construit et mis à flot 
à Bercy. Mais, hOlas ! Dallery avait dépense tout ce qu'il 
possédait pour la réalisation de son projet; et, au moment 
de réussir, il lui manquait trente mille francs. 
Alors il s'adressa au ministre compétent ou du moins ré- 
puté tel. 
Le ministre le traita de fou, comme il était de son rôle de 
le faire. 
Et Dallery, voyant toutes ses espérances anéanties, poussé 
à un désespoir allant jusqu'à la folie, brisa de fureur son 
œuvre de ses propres mains ! 
Sous la Restauration il en fut de même que sous l'Em- 
pire. 
En 1821, une autorisation est accordée à la compagnie 
Pauwels de former un établissement d'éclairage par le gaz 
hydrogène. Une délibération du conseil d'État l'annule peu 
après et met au nombre de ses considérants ce motif: 
« Un certain parti pourrait faire usage de ses vertus expîo- 
sibles pour faire une révolution. 
Sous Louis-Philippe, ce ne fut pas sans peine qu'on se dé- 
cida à essayer le télégraphe électrique, alors qu'il était déjà 
pratiqué en Amérique et en Angleterre. Mais par amour- 
propre national, et c'est là l'un des caractères des adminis- 
trations et gouvernements, on ne voulut prendre pour mo- 
dèle aucun des télégraphes établis par MM. Morse, Stein- 
heil ou Jacobi. 
M. Foy, directeur de l'administration des télégraphes, 
qui voyait probablement d'un œil de regret disparaître le 
système aérien , voulut faire exécuter par le télégraphe 
électrique les signaux ordinaires de son prédécesseur. Et 
aussitôt de crier bravo, et la commission de faire exécuter, 
par M. Bréguct, des télégraphes sur ce modèle. On fit quel- 
Digitized by Google
l'exploitation. 
40.-j 
ques essais; puis on adopta définitivement ce genre de télé- 
graphe et on décida son installation. 
Il est vrai que ce télégraphe présentait les inconvénients 
suivants : 
Il exige deux courants voltaïques et deux conducteurs ; 
par conséquent une double dépense. 
Il a de grandes chances d'erreur, puisqu'il faut faire 
travailler distinctement deux appareils qui doivent cepen- 
dant s'accorder. 
Le nombre des signaux est très-restreint, de moitié plus 
restreint que dans le télégraphe aérien de l'abbé Chappe, 
car au lieu d'avoir trois pièces mobiles il n'en a que 
deux. 
Aussi, bientôt après son installation, était-on obligé de le 
modifier, et en 1852 de l'abandonner en partie, et enfin en 
1 854 de le mettre complètement de côté. 
11 en est partout et pour tout ainsi. En 1826, c'était avec 
toutes les peines du monde que M. Séguin obtenait l'auto- 
risation de poser un chemin de fer entre Lyon et Saint- 
Étienne. En 1830, les chemins de fer transportaient des 
milliers de voyageurs entre Liverpool et Manchester, ce qui 
n'empêchait pas qu'en France ils étaient fortement contes- 
tés. Cependant le chemin de fer de Saint-Germain se con- 
struisit tant bien que mal et eut du succès. Alors en 1835 
M. Thiers accorda qu'on pourrait se servir de :ce mode de 
locomotion avec un certain avantage, en tant que l'usage 
en serait limité au service de certaines lignes fort courtes 
aboutissant à de grandes villes comme Paris. Le fer est trop 
cher en France, disait M. Passy, ministre des finances. 
Du reste, avant les chemins de fer, les ingénieurs s'étaient 
opposés à toute espèce d'amélioration des routes : ils dé- 
fendirent pied à pied l'empierrement à gros blocs, les écou- 
lements d'eau superficiels, la largeur ridicule des routes qui, 
multipliant leurs frais de construction, diminuait par con- 
séquent leur extension. Ils se sont opposés aussi de toutes 
Digitized by Google
406 
l'inventeur 
leurs forces à l'emploi des ponts suspendus qui, s'ils ont 
beaucoup d'inconvénients, n'en rendent pas moins, dans 
certains cas, d'immenses services. 
En guerre, quand une invention est trop destructive, les 
généraux la repoussent : ce n'est qu'avec le plus grand re- 
gret qu'ils voient l'introduction de nouveaux engins ; la 
poudre à canon a gâté la guerre, la vapeur a gâté la marine : 
depuis la poudre, il n'y a plus de beaux coups d'estoc et de 
taille à donner, de ces luttes homériques où on se mesurait 
corps à corps ; depuis la vapeur, il n'y a plus de ces belles 
manœuvres si difficiles à exécuter qui faisaient la joie du 
marin quand il s'agissait de virer de bord ou de serrer le 
vent au plus près. 
Aussi coraprend-on promptement la réponse du maré- 
chal Soult à un jeune homme qui lui proposait un moyen 
aussi simple qu'économique de faire sauter les buttes Mont- 
martre pour la somme de trente-deux francs. 
— Trouvez-moi, lui répondit-il, un nouveau genre de 
fusil qui rate deux fois sur trois coups et je l'adopte immé- 
diatement. C'est une réponse de générai : la stratégiel 
On admet bien que la guerre a pour but de se faire le plus 
de mal possible l'un à l'autre; mais on ne veut pas em- 
ployer les boulets ramés sur terre, ils détruiraient trop vite 
une armée; leur usage n'est permis que sur mer. 
C'est sans doute pour une raison aussi bien fondée que 
dans l'armée on s'est successivement opposé à l'introduc- 
tion du fusil à piston, de la carabine Mi nié, du canon 
rayé : il a fallu de3 initiatives puissantes pour les faire ac- 
cepter. 
Il a fallu l'empereur Napoléon III pour appliquer les 
idées du prince Louis-Napoléon Bonaparte, qui avaient été 
repoussées pendant quinze ans. 
Et cependant, à l'Aima, ce furent douze pièces, organi- 
sées d'après ce nouveau système, qui, en soutenant victo- 
rieusement, pendant deux heures, le feu de quarante ca- 
Digitized by Go 
l'exploitation. 407 
nons russes, empêchèrent la division Bosquet d'être écrasée 
et sauvèrent l'armée. 
C'est un Français, Prévôt, qui a inventé les fusées à la 
Congrève, que les Anglais ont appliquées. 
La guerre entre la Prusse et l'Autriche vient de prouver 
une fois de plus les dangers do cette négligence. Dreyse, 
l'inventeur du fusil à aiguille, est livré pendant trente ans 
au ridicule; des systèmes analogues étaient successivement 
rejetés par tous les peuples; depuis deux ans, dit-on, le gou- 
vernement autrichien était en possession d'un système su- 
périeur, mais on trouvait quantité de bonnes objections 
pour ne pas l'appliquer : — Les soldats dépenseront leurs 
munitions tout d'un coup, disait-on, quand on ne savait 
plus que dire, objection dont la valeur a été parfaitement 
prouvée par la dernière campagne, dans laquelle les Prus- 
siens n'ont tiré que trois coups par homme. Mais il n'y 
avait rien à répondre ; nous avons vu le succès auquel con- 
duit le système de dénigrement que préconisent tous les 
comités d'artillerie à l'exclusion de tout autre. Puisse-t-il 
être une leçon pour eux et puissent, une autre fois, les 
hommes de guerre français qui sont chargés de cette mis- 
sion ne pas reconnaître trop tard le mérite d'une inven- 
tion. 
M. Louis Noir publiait, l'année dernière, dans YOpinion 
nationale, un excellent article sur la giberne, dans lequel il 
démontrait comme quoi la giberne est impropre à tous les 
usages auxquels elle est consacrée. 
Elle ne contient que vingt cartouches, quantité complè- 
tement insuffisante et qui laisse quelquefois tout un corps 
d'armée sans munitions; elle est de plus perméable, elle 
coupe les reins du soldat et écorche ses doigts quand il veut 
l'ouvrir; elle forme avec difficulté, et si on la laisse ouverte, 
elle laisse échapper tout ce qu'elle contient. 
Les zouaves ont inventé une cartouchière à poil, grande, 
assez molle pour se mouler sur toutes les parties du 
Digitized by Google
408 
I/IHTEUTEUH. 
corps, complètement imperméable, facile à ouvrir, etc. 
Mais les conservateurs de l'armée sont partisans de la 
giberne; c'est un débris de l'ancien gréement, îl est vrai 
que ce gréement était lourd et mal commode, qu'importe! 
il faut le pleurer et il faut en conserver avec soin les der- 
niers vestiges ; plutôt que d'abandonner la giberne, il vaut 
donc mieux laisser les soldats manquer de cartouches. Et 
puis, on peut encore objecter une raison pour la conserva- 
tion de la giberne : il faut bien occuper le soldat, sans cela 
que ferait-il?... Donc la cartouchière se tenant propre 
sans soins et la giberne ayant besoin d'être astiquée, 
cette dernière considération doit remporter sur toutes les 
autres ! 
En Angleterre, c'est le contraire en ce moment pour les 
canons. Au lieu d'aller graduellement, elle veut faire tout 
d'un coup des pièces qui portent de Douvres à Calais. 
Armstrong n'avait présenté au gouvernement anglais 
qu'une grosse carabine rayée, se chargeant par la culasse, 
lançant un projectile du poids de 12 livres et correspondant 
à notre calibre 4 (1). 
Mais cela ne suffit pas au gouvernement. Il pressa Arm- 
strong d'augmenter les dimensions et la puissance de son 
arme, l'inventeur demanda sept ou dix ans pour étudier cette 
question, on ne les lui accorda pas, et alors pressé, harcelé, 
ne pouvant pas hésiter à rendre un service qu'on le préten- 
dait capable de rendre, il a abordé les plus gros calibres, et 
il a échoué en partie. Ici l'administration rend l'inventeur 
son esclave et lui ordonne de produire quand même ; là elle 
rejette son œuvre, toujours la même adresse. 
En 1823, Delisle proposa en vain l'application de l'hélice. 
Erikson l'applique à un bateau que le peuple surnomma 
énergiquement le diable volant. 
Mais l'amirauté, qui s'était prononcée contre les bateaux 
(I) Revue des Deux Mondes, Xavier Raymond, 15 janvier 1864. 
Digitized by Google
l'exploitation 
400 
à vapeur, ne manqua pas de rejeter de nouveau cette in- 
vention. 
En 1855, Colis lui avait proposé aussi un système de na- 
vires cuirassés semblable au Monitor ; elle ne s'en occupa 
pas jusqu'au jour où le succès du monstre américain in- 
spira un désespoir si grand à tous les Anglais qu'ils propo- 
sèrent de brûler tous leurs vaisseaux de bois. 
Les magistrats de Hambourg forcent, par exemple, Ro- 
bertson à partir quelque temps qu'il fît. Qu'importe à ces 
braves magistrats la vie d'un bateleur? On ne discute pas 
avec l'autorité. 
Je trouve une phrase bien curieuse dans le discours de 
réception, à l'Académie des sciences, du général Morin. 
On sait que M. Morin est l'auteur, avec M. Piobcrt, de 
ces nombreuses expériences et notes qui tendaient à prou- 
ver que le coton-poudre n'était qu'un joujou de salon, nul- 
lement dangereux, ayant à peine assez de force pour lancer 
une balle de Liège. Cependant M. Morin n'en rend pas 
moins justice à l'armée dont il fait partie et aux autres 
corps savants ou administrations. « Si l'on parvient à mettre 
en évidence que les lois qui ont régi pendant longtemps 
quelque grand service public n'ont été basées que sur des 
raisonnements plus spécieux que conformes à l'expérience, 
on se voit exposé à déplaire à des corps distingués et puis- 
sants ; si l'on prouve indiscrètement à quelque administra- 
tion qu'elle fait fausse route en certaines circonstances, 
qu'elle pourrait améliorer certaine partie de son service, - 
elle vous engage parfois, plus ou moins poliment, à ne 
pas vous mêler de ses affaires. » 
C'est ce que vous avez fait, monsieur Morin, en votre 
qualité de membre du comité d'artillerie. Il est probable 
qu'en ce moment vous avez en vue quelque autre adminis- 
tration, à moins que vous ne vous contredisiez tout sim- 
plement, ce qui est encore fort possible. 
C'est peut-être vous qui avez rejeté avec acharnement le 
Digitized by Google
410 
l'inventeur. 
fusil à aiguille ou tout autre fusil se chargeant par la cu- 
lasse, alors môme qu'une auguste volonté voulait son appli- 
cation : obstination qui nous eût mis dans une assez triste 
situation, il faut le dire, en face des Prussiens. 
En 1746, ce fut une lunette de nouvelle invention qui 
permit à l'amiral Knowles de voir l'escadre française, qui 
ne se doutait pas de son approche, de l'attaquer à I'impro- 
viste et d'empêcher le prétendant de recevoir les puissants 
secours que lui envoyait la France. Si l'amiral Knowles 
avait cependant cru que ses anciennes lunettes étaient les 
meilleures?... 
Ehhien! le monde eût été changé. La dynastie anglaise 
ne serait plus la môme. Détails 1 il valait mieux rejeter la 
lunette. 
Il en est de même pour la belle machine à labourer de 
MM. Barrât qui doit transformer la face de l'agriculture en 
France. Son histoire est assez triste et assez curieuse pour 
que nous la racontions tout entière. 
MM. Barrât ont inventé une charrue à vapeur, ou plutôt 
la piocheuse h vapeur. 
Ses avantages furent reconnus immenses. La commission 
à l'examen de laquelle elle fut soumise la proclama supé- 
rieure à tout ce qu'on avait fait avant elle. En conséquence, 
pour indemniser MM. Barrât de leurs frais, de leurs pertes de 
temps, et pour leur permettre de construire une autre ma- 
chine corrigée des quelques petites imperfections de détail 
que prouvent toujours les premiers essais, elle demandait 
au ministre une somme de 50,000 fr. C'était certes peu 1 
Mais nul n'a la prétention de payer les inventeurs. Heu- 
reux quand ils ne meurent pas de faiml Leur sort ne 
regarde pas les ministres ni les gouvernements. 
Les commissaires se montraient trôs-favorables à la nou- 
velle invention. Ils y mettaient tout le zèle possible ; ils pre- 
naient la construction de la nouvelle machine sous leur 
responsabilité. Une seconde commission approuve à l'una- 1 
Digitized by Google
l'exploitation. 
4M 
nimité la machine de MM. Barrât frères et fait son rap- 
port en termes favorables en 1850. 
Et cependant V. Meunier pouvait dire en 1853 : 
« Il y a quarante-trois mois que, sur le conseil de M. Bec- 
querel, le conseil général du Loiret adressait au gouver- 
nement l'invitation précédemment rapportée. 
« Il y a trente-cinq mois que la commission instituée par 
le ministre de la guerre lui faisait la proposition qu'on a 
lue. Il y a trente et un mois que la commission créée par le 
ministre de l'agriculture adoptait les conclusions de son 
aînée. )» 
Et MM. Barrât attendent encore, sans doute, ou plutôt 
ils n'attendent plus la réponse des ministres ! 
« Il n'est pas impossible, ajoutait-il plus bas, qu'à 
l'expiration de votre brevet, votre grande invention réus- 
sisse en des mains étrangères. » 
Et en effet, elle est là la pauvre machine, construite avec 
la sueur de ses inventeurs, alimentée par leur vie, exposée 
dans une cour, triste, solitaire, abandonnée à la pluie, à la 
gelée, toute rongée par la rouille « attestant le génie de ses 
auteurs et l'imbécillité de ses contemporains. » 
Heureusement que maintenant il y a une puissance 
noble, dévouée et généreuse, à la compréhension large, à 
l'intelligence immense; puissance qui se compose d'hommes 
sincères, dévoués, d'employés qui agissent non comme les 
automates des bureaux, mais avec tout l'élan de l'homme 
libre, et qui sont toujours prêts à secourir toute misère, à 
tonner contre toute oppression, à flageller toute sottise ; cette 
puissance vous l'avez tous reconnue : c'est la presse. 
Aussi l'article publié dans les journaux de Paris, par M. V. 
Meunier, appela-t-il l'attention sur l'invention; quelques 
semaines après, un nouveau modèle était en construction. 
Mais d'anciens traités liaient les inventeurs avec le mé- 
canicien, aussi au bout de neuf mois la machine n 'est-elle 
guère plus avancée que le premier jour. Elle ne put ni 
412 
L'IïÏV EXT Et' H. 
paraître à l'Exposition de 4855, ni aux essais qui eurent 
lieu dans la plaine de Trappes. 
Ce ne fut qu'à la fin de cette année, dans l'ancien parc 
de Neuilly, que MM. Barrât purent se livrer à des essais, 
d'abord faits à petit bruit, presque à huis clos, puis bientôt 
répandus partout par la presse et approuvés par tous. 
Ce n'est pas tout, l'Empereur vit la machine et ses effets. 
Il ordonna alors qu'un nouveau modèle, muni de tous les 
perfectionnements indiqués par MM. Barrât, fût construit, 
et il ouvrit un crédit illimité sur sa cassette particulière à 
cet effet. 
Ceci se passait en mars 1857; or, le 29 juillet 1859, 
MM. Barrât étaient obligés d'adresser à l'Empereur une 
pétition qui commence ainsi : 
« Sire, 
« Nous demandons justice à votre Majesté. Au mois de 
mars 1857, après une expérience de notre piocheuse à va- 
peur, à laquelle il avait assisté , l'Empereur ordonnait la 
construction, à ses frais, d'une nouvelle machine avec tous 
les perfectionnements dont elle serait susceptible. Le pro- 
fesseur de mécanique, sous-directeur du Conservatoire, 
M. Tresca, fut chargé de la surveillance des travaux. 
« En deux mois, Sire, malgré les grondements de l'Eu- 
rope, votre génie et votre vaillance ont triomphé de l'Au- 
trichien et affranchi le Lombard. 
« Mais en plus de trente mois, votre intelligence des en- 
tentes et des progrès de l'agriculture, votre sollicitude pour 
la solution du problème éminemment social de la culture 
du sol par la vapeur, votre ferme volonté de rétablir par la 
mécanique agricole l'équilibre économique, rompu par la 
prépotence de la mécanique industrielle ; ni votre magnifi- 
cence si libéralement protectrice, de la science et de nos 
efforts, ni vos ordres réitérés, rien n'a pu vaincre le 
mauvais vouloir, les résistances systématiques, inertes ou 
violentes, que la direction du Conservatoire oppose inces- 
Digitized by Google
l'exploitation. 413 
samment à l'achèvement de travaux commencés, a l'expéri- 
mentation de cette machine. » 
Cette hardie pétition eut le bonheur d'arriver directe- 
ment à l'Empereur, qui ordonna aussitôt l'achèvement de la 
machine. Deux mois après, elle était transportée dans le 
domaine impérial de la Fouilleuse. 
Or, le 20 août 1860, MM. Barrât étaient obligés d'adres- 
ser une nouvelle pétition à l'Empereur. La machine n'avait 
pas encore été expérimentée; une seule fois, au mois de 
décembre, ils purent, pendant une demi- heure, la faire 
marcher sur un sol détrempé. Cette nouvelle pétition n'eut 
aucun résultat. 
Au mois d'octobre 1861, un nouveau crédit de 1,500 ir. 
leur fut ouvert pour faire nettoyer leur machine et la faire 
transporter à Vincennes. 
Une nouvelle expérience réussit complètement. Malheu- 
reusement l'exécution de la machine avait été fort mal di- 
rigée. La surface de chauffe était trop petite ; les arbres 
moteurs se cassaient à tout moment; rien d'étonnant: pen- 
dant la construction, l'entrée des ateliers avait été refusée 
aux inventeurs ; la machine, il est vrai, coûta cinquante à 
soixante mille francs; mais elle ne valait rien. L'arbre 
moteur se cassa du premier coup. La confection de celui 
qui devait le remplacer dura cinq mois, le temps de faire la 
machine tout entière. La machine, transportée de nouveau 
à Fouilleuse, y arriva dans un état de saleté déplorable. Il 
fallut la démonter pièce par pièce pour la nettoyer ; puis, la 
machine prête, on lui donna une seule petite bande de terre 
à labourer. Cela fait, elle fut remisée en plein air, où elle 
resta dix-huit mois. 
Je ne parle pas des incidents qu'amenèrent les relations 
hostiles des inventeurs et des commissaires dans le cours 
de la construction de la machine et des expériences ; par 
exemple à Vincennes, un des commissaires menaçant de 
faire arrêter un des inventeurs et celui-ci menaçant de faire 
414 
l'inventeur. 
venir ub huissier pour dresser procès-verbal de ces faits. 
Mais il y a une chose certaine, c'est qa'après ces encou- 
ragements, si libéralement accordés par l'Empereur et que 
le mauvais vouloir de ceux qui avaient à les administrer a 
rendus nuls, MM. Barrât restent sans machine, ont perdu 
six ans et n'ont pas fait d'expériences sérieuses. La protec- 
tion qu'ils ont eue les a tués. 
M. Nicklôs, pour augmenter l'adhérence des locomotives 
sur les rails, sans avoir besoin de leur donner un poids 
énorme qui exige des rails puissants et des travaux d'art dis- 
pendieux, imagine d'aimanter les roues motrices en leurpoint 
de contact avec la voie ferrée. Après avoir été obligé d'aban- 
donner ses recherches pendant plusieurs années, par suite 
de circonstances qui se trouvent sur la route de tout inven- 
teur, il fut appelé en 1857, par une volonté toute-puissante, 
à soumettre le résultat de ses travaux à une imposante vé- 
rification. Mais quels furent les vérificateurs? Ici l'État 
montra son habileté habituelle. Les gens chargés déjuger 
cette invention étaient certes de gros bonnets, mais com- 
plètement étrangers à l'électro- magnétisme. Les expériences 
furent commencées, mais presque aussitôt discontinuées. 
Sur la demande de l'auteur, le sous-directeur du Conserva- 
toire rédigea un rapport dans lequel il déclara l'application 
de cette invention impossible. 
Pendant ce temps, on l'appliquait sur le chemin central 
de New- York, sous le nom de MM. S. -T. Armstrong et 
J.-W. Post. L'invention de M. Nicklès a fait son petit tour 
d'Amérique; elle reviendra en France. 
11 en a été de môme pour le projet de chemin de fer sou- 
terrain, présenté par M. Mondot de la Gorce, il y a quinze 
ans, à l'administration. 
En 1853, M. Planavergne ayant inventé une hydro-loco- 
motive, véhicule destiné à révolutionner complètement la 
navigation, demandait au plus quelques centaines de mille 
francs pour expérimenter son invention. 
Digitized by Google
l'exploitation. 
415 
M. Victor Meunier lui prêta courageusement l'aide de sa 
plume. 
Et cependant il pouvait encore écrire en 1858: 
« L'espérance que l'inventeur des hydro-locomotives fai- 
sait reposer sur le concours d'un grand nombre d'hommes 
dévoués au progrès ne s'est pas encore réalisée. » 
Tout le monde sait, du reste, ce que vaut le génie mari- 
time. On attribue avec juste raison le dégoût que témoi- 
gnent pour leur métier la plupart de nos officiers de marine 
à la mésintelligence qui existe entre le constructeur du vais- 
seau et celui qui doit le monter. C'est à un ingénieur qui 
n'a jamais traversé la Manche et qui ne peut aller du port 
de Cherbourg à la digue sans avoir le mal de mer, qui ne 
connaît rien des nécessités pratiques de la navigation, 
qu'est confié le soin d'édifier un vaisseau. Aussi à chaque 
instant se produisent des erreurs ridicules: ici c'est un vais- 
seau qui ne peut pas se servir de ses canons; là c'est un 
autre dont la manœuvre est impossible. La plupart de nos 
navires cuirassés, qui ont coûté cent millions, ne peuvent 
tenir la mer. Qu'importe! le génie a calculé; le reste 
ne le regarde pas ; c'est l'affaire du marin : voilà le vaisseau; 
s'il ne peut résister à un coup de canon ou à un coup de 
vent, cela regarde le capitaine, non l'ingénieur. Il est vrai 
que c'est le capitaine qui risque son honneur et sa vie; mais 
cette considération ne signifie rien. Le marin, sans cesse en 
voyage, ne peut toujours être là à assiéger la porte d'un mi- 
nistère et à circonvenir un ministre. Il n'en est pas de 
môme de l'ingénieur, qui est toujours là, tout prôt à exhi- 
ber des plans et à plaider sa cause. Le marin doit se servir 
de l'outil qu'il lui donne; il n'est que l'ouvrier et il n'a pas 
voix au chapitre. Tant pis pour lui si l'outil est dangereux 
ou mauvais : qu'il ne se plaigne pas , il ne sera pas 
écouté. 
— Mais, dit le capitaine, les Anglais ont un bien meilleur 
système que celui que vous employez... 
410 
L'iN VENTEUft. 
— Gela ne me regarde pas... 
— C'est ma vie, celle de mon équipage... 
— Pas d'observation !... Allez I votre cheval est vicieux, 
nous le savons ; vous devez en être content : vous aurez oc- 
casion démontrer que vous êtes bon écuyerl 
Les erreurs commises par les ingénieurs ont atteint une 
telle importance qu'enfin un décret du 30 décembre 1865 
est venu prescrire rembarquement d'une année à tout 
jeune ingénieur. 
L'on sait que le génie maritime n'a pas voulu adopter 
l'hélice, qu'il a fallu que l'idée de Sauvage allât faire son 
tour d'Angleterre, tandis que son auteur était en prison 
pour dettes au Havre. On sait encore que quantité d'excel- 
lentes hélices n'ont pas été adoptées. 
Mais voici une œuvre immense, gigantesque, que tente le 
génie humain en ce moment, l'œuvre peut-être la plus co- 
lossale du dix-neuvième siècle; le gouvernement s'en oc- 
cupe-t-il? Pas le moins du monde. 
Les enthousiastes de la navigation aérienne s'étaient 
plaints que le gouvernement n'avait rien fait pour en ac- 
tiver les découvertes : c'est se montrer bien exigeant envers 
le gouvernement. ' 
Sous le règne de Louis-Philippe, l'auteur d'une de ces 
mille solutions qui ont laissé le problème intact demanda 
une audience au ministre du commerce, M. Cunin-Gridaine,. 
je crois. L'ayant obtenue, il exposa ses plans. Ils avaient de 
l'apparence ; l'Excellence écoutait avec le même genre d'in- 
térêt qu'eût excité en elle la révélation d'un complot formé 
contre sa bourse. Quand l'inventeur putatif eut fini : 
« Nous serions bien fâché que vous réussissiez, » dit le mi- 
nistre. Là se borna sa souscription. Ce ministre était dans 
son rôle. » (Victor Meunier.) 
Et, en effet, c'est l'opinion de tous les gouvernements : 
toute invention les effraye, parce qu'on ne sait pas ce qu'elle 
cache, La navigation aérienne amènera sans doute la paci- 
Digitized by Google
l'exploitation. 
417 
fication universelle ; alors il n'y aura plus de prétexte suffi- 
sant pour entretenir une armée de cinq cent mille hommes, 
sous prétexte que la guerre menace, parce qu'on a peur de 
la Révolution. La navigation aérienne amènera sans doute 
la liberté du commerce, l'abolition des douanes; com- 
ment fera-t-on ? Et pour éviter cet embarras, on la re- 
pousse en France. Heureusement qu'en ce moment une 
puissante société se fonde en Angleterre pour poursuivre 
cette invention ; sans être chauvin, on peut regretter que 
l'indifférence du public et de l'État nous laisse perdre un 
honneur de plus. 
Il en est de même pour tout : on ne veut pas créer de 
nouvelles richesses et on dédaigne les richesses naturelles 
que nous possédons. 
L'Amérique emploie avec succès l'anthracite dans ses 
hauts fourneaux ; nous en avons d'admirables gisements 
dans l'Isère qui ne servent à rien. 
M. Rey de Morande propose d'introduire en France la 
dioscorea alata qui, en donnant une fécule plus agréable 
et plus saine que celle delà pomme de terre, atteint le poids 
de quinze à vingt-cinq kilogrammes, en sorte que cinq à 
six ares fourniraient la subsistance d'une famille. 
Voilà vingt-huit ans que cet homme offre ce remède à la 
famine : il n'a pu l'exploiter par lui-même, faute de res- 
sources ; il a demandé ces ressources sous tous les régimes 
anx chambres, aux ministres, etc. : personne ne l'a 
écouté 1 
Vous voyez quelle confiance dans les gouvernements les 
inventeurs peuvent avoir pour l'exploitation de leur œuvre. 
Leurs démarches n'aboutissent qu'au néant : ce sont des 
pertes de temps et de pas ; rien de plus. 
M. Rarchaert invente de gigantesques locomotives pour 
passer par-dessus les montagnes. 
Le ministre de l'agriculture, du commerce et des travaux 
publics veut bien nommer une commission dont M. Couche 
27 
Digitized by Google
l'inventeur. 
est rapporteur. Voici quelques phrases de sou rapport, que 
je ne discute pas : 
« La crainte de faire quelques essais infructueux, le sou- 
venir d'autres dont il eût mieux valu s'abstenir, ne doivent 
pas faire repousser les inventions qui se présentent avec des 
chances de succès suffisantes. On répète souvent que les 
inventions sérieuses font leur chemin d'elles-mêmes, sans 
que l'État ait besoin d'intervenir. Il devrait en être ainsi, 
mais jusqu'à présent cela n'est pas. Si le premier martyro- 
loge des inventeurs n'est qu'un lieu commun propagé parla 
médiocrité jalouse, il faut bien reconnaître cependant qu'il 
ne suffit pas, tant s'en faut, à une idée d'être bonne et pra- 
tique pour être acceptée. Si l'essai est facile, peu dispendieux, 
cela va de soi ; mais s'il exige des dépenses importantes et le 
concours des détenteurs des éléments indispensables, les 
obstacles deviennent très-sérieux, si ce n'est môme infran- 
chissables. Sans remonter dans l'histoire connue de quel- 
ques grandes inventions, il nous serait facile de citer certains 
perfectionnements d'une valeur réelle, acceptés aujour- 
d'hui, grâce au concours de l'administration supérieure, et 
qui, sans elle, seraient certes, de guerre lasse, abandonnés 
depuis longtemps par leurs auteurs eux-mômes. 
« Un essai du système de M. Rarchaert nous paraîtrait 
donc désirable ; il serait utile et intéressant à coup sûr. » 
Voilà, j'espère, d'assez beaux éloges donnés au gouverne- 
ment, et nous savons s'ils sont mérités. Mais la position d'un 
rapporteur oblige. 
Or voyons le cas qu'on a tenu de sa conclusion ; il est 
curieux de le mettre en parallèle avec les bienfaits qu'il at- 
tribue à l'intervention de l'administration. 
M. Rarchaert attend toujours l'expérience ; il ne l'a pas 
encore obtenue I 
E:i i 806, Jean Combes meurt sur la paille, après avoir 
inventé un appareil propre à empêcher le déraillement par 
l'accouplement de deux paires de roues au moyen de bielles; 
Digitized by Google
 : 
l'exploitation. 
iJ9 
l'ingénieur chargé du rapport de ce système ne le flt jamais. 
On ne commença à y prendre garde que lorsque, Combes 
ne pouvant plus payer les annuités de son brevet, il fut 
tombé dans le domaine public. 
Napoléon I er , qui aimait que les choses allassent vite, con- 
naissait bien l'incurie de l'administration quand il écrivait : 
« N'allez pas encore me demander des trois et quatre 
mois pour avoir des renseignements. Vous avez de jeunes 
auditeurs, des préfets intelligents, des ingénieurs des ponts 
et chaussées instruits; faites courir tout cela, et ne vous en- 
dormez pas dans le travail ordinaire des bureaux. » 
Et cependant c'est sous cet homme actif que nous voyons 
repousser Fulton et Dallery. S'il en était ainsi alors, qu'est- 
ce donc maintenant? Un paratonnerre d'un beaucoup meil- 
leur système que celui dont nous nous servons est en usage 
sur les navires anglais. Nous n'avons pas encore trouvé 
moyen de l'appliquer en France. 
Il en est pour tout ainsi ; parce que partout les gouver- 
nements sont impuissants à encourager véritablement l'in- 
dustrie. 
Comment, en effet, entendent-ils encourager l'industrie ? 
Louis XIV, qui ne donnait pas assez d'argent à Riquet pour 
entreprendre son canal, mais qui lui donnait des titres de 
noblesse; maintenant on donne des croix, des rubans, des 
hochets. Est-ce sérieux? 
Quelquefois on donne de l'argent ; mais on a le temps de 
mourir de faim avant de l'obtenir. Eu 1855, les enfants de 
Leblanc étaient encore en instance auprès de l'Empereur 
pour obtenir la récompense due à leur père. 
Le premier Empire promit un million à qui inventerait la 
meilleure machine propre à Hier le lin ; deux mois après, 
Philippe de Girard la présente. On trouve qu'il a trop fa- 
cilement ^agné son million, on lui impose de nouvelles 
conditions. 11 les exécute. Le million ne vint pas. 11 ouvre 
une manufacture, il y jette tout ce qu'il a, espérant eniiu 
420 
L'INVENTEUR. 
que la récompense suivrait. L'Empire tombe, et il est 
obligé de fuir en Autriche. Pendant ce temps, deux de ses 
associés, MM. G. et L. (quel malheur de ne pas pouvoir dire 
leur nom !) vendent son invention en Angleterre 25,000 li- 
vres sterling. La machine devint anglaise. 
C'est du moins ce que répondit un ministre du com- 
merce à une réclamation de l'inventeur. Sous Napoléon III on 
a enfin donné à sa famille une rente de 12,000 fr. Cela ne 
suffit pas. C'est une demi-mesure. La France doit un mil- 
lion : si elle ne le paye pas, elle est un débiteur de mau- 
vaise foi. 
Voici comment on récompense ceux qui, seuls et sans 
secours, ont réussi. 
Crespel Delisse, qui a doté la France de l'industrie du 
sucre indigène, a été forcé d'attendre jusqu'à sa soixante- 
douzième année la récompense qui lui était due. 
La fille de Jean Althen, introducteur de la garance en 
France, mourait à l'hospice d'Avignon, le jour môme où 
on mettait au musée une table commémorative des services 
par lui rendus. Henri Cort, inventeur delà conversion de la 
fonte aigre en fonte malléable, est mort de misère. Son fils et 
ses trois filles sont réduits à demander des secours à l'Etat. 
Il en est de môme de Robert, l'inventeur de la machine 
à papier continu. A soixante-cinq ans tombé dans la misère, 
il a laissé une fille sans ressources. 
Du reste, ce n'est pas seulement en France qu'on agit 
ainsi : M. Dervillez, professeur de mathématiques à l'École 
des Mines du Hainaut, résout le problème de tirer l'eau des 
puits de mines à un kilomètre de profondeur. Un prix de 
2,000 fr. devait lui être décerné. Il ne l'a pas reçu. 
Il est vrai que de temps en temps le ministre de l'instruc- 
tion publique ou des travaux, pris d'un beau mouvement, 
donne des encouragements aux chercheurs ; mais en gé- 
néral les chercheurs ne sont que des chercheurs de phalou, 
dont ils ne s'occupent pas, dont ils ignorent la langue. A 
Digitizecl by Googl 
l'exploitation 
\2\ 
eux les bonnes gratifications, et les croix d'honneur, et les 
premiers prix, et les bonnes récompenses. Quels hommes 
utiles I ils doivent être entourés d'un respect universel; nul 
ne pourra jamais avoir trop de déférence pour leur grandes 
lumières; ils sont des soleils qui éblouissent 1... Voir la 
caricature que Léon Gozlan en a faite. 
Ce que dit M. Boufflers des rapports de l'ancienne admi- 
nistration avec l'inventeur ne pourrait-il pas encore être 
répété de nos jours? 
« On reçoit son mémoire d'un air importun. On le par- 
court d'un air distrait, on le rend d'un air dédaigneux... Si 
par hasard l'inventeur obtenait que son affaire fût portée à 
l'administrateur en chef, ordinairement on lui nommait 
des commissaires, c'est-à-dire une censure pour donner et 
motiver un avis sur la chose proposée. » 
Et voici de quels hommes se composai* la commission : 
« Quelquefois les censeurs étaient les agents du fisc, atta- 
chés par état et comme par religion à l'intolérance admi- 
nistrative ; quelquefois c'étaient des membres de ces corpo- 
rations exclusives d'arts et métiers qui dans toute nouveauté, 
voient le germe d'une concurrence dangereuse, et qui re- 
gardent un inventeur comme un ennemi qu'il faut étouffer 
en naissant. » 
L'inventeur est toujours le môme ennemi pour les admi- 
nistrations, nous venons de le voir constaté par M. Morin. 
Et en outre, quel choix fera l'État pour juger de la valeur 
de quelque invention? 
« Si un homme invente une machine à labourer, qui 
chargera-t-on , croyez- vous, d'examiner l'invention? Un 
paysan? Non, un général d'artillerie. 
« Et s'il s'agit d'un nouveau système de météorologie , 
un météorologiste? non ; un marin? un agriculteur? non ; 
un mathématicien, un astronome, un bureaucrate qui, 
herboriste passionné, vous ferait avaler des couleuvres en 
pensant vous donner une infusion de violettes. 
l'i.nvknteur. 
« Et s'il s'agit d'appliquer l'électro-magnétisrae à la lo- 
comotion , un électricien? non , non, un monsieur, son 
nom ne fait rien, c'e^t Watt peut-être, mais assurément 
ce n'est pas Ampère. 
a L'incompétence serait donc la première qualité du 
juge. 
« En fait de couleurs , la taupe ; de sons, un pot ; de 
mouvement,) un béquillard ; de pisciculture, avril; de pa- 
triotisme, M. le général Almonte... » — (Victor Meunier). 
L'État ne se contente pas d'encourager de cette manière 
intelligente, il arrête encore par toutes sortes de petites en- 
traves tout novateur. 
Vous avez construit votre machine à vapeur, vous vous 
trouvez alors empêtré dans le règlement du décret du 
15 octobre 1810 et de l'ordonnance du 22 mai 1843. 
Chacune des pièces de la machine est réglementée. « Non- 
seulement les chaudières et les tubes dans lesquels se pro- 
duit la vapeur, sont soumis à des épreuves pour con- 
stater la résistance du métal dont ils se composent, dit 
M. Béhic, mais encore toutes les pièces qui sont destinées 
seulement à contenir la vapeur produite, les cylindres en 
fonte des machines, les enveloppes mêmes de ces cylindres 
doivent subir les épreuves... Ce n'est pas tout, le construc- 
teur, quel que soit le métal qu'il doit employer, que ce soit 
du fer de qualité ordinaire ou de l'acier le plus solide, est as- 
sujetti à des conditions d'épaisseur dans lesquelles il doit 
obligatoirement se renfermer; en un mot, il n'a, pour ainsi 
dire, aucune liberté dans le choix des matériaux qu'il em- 
ploie, dans l'agencement des pièces qui doivent composer h 
machine. » 
Comment voulez- vous, avec ces conditions, qu'on puisse 
alléger une machine? De par la loi, il est défendu de la per- 
fectionner sous ce rapport. — Mais... — Il n'y a pas de mais, 
votre machine sera lourde. — Mais elle serait tout aussi so- 
lide. — Ça ne me regarde pas. 
Digitized by Google
l'exploitation. 
Enfin vous vous êtes conformé à tous les règlements ; 
toutes les pièces et parties de votre machine sont bien et dû- 
ment poinçonnées, votre chaudière est pourvue de tous les 
appareils de sûreté désirables ; cela ne suffit pas. 
Les machines à vapeur sont rangées dans la deuxième 
classe des établissements dangereux et incommodes. Il faut, 
pour que je puisse l'utiliser, que je demande une autorisa- 
tion au préfet, et dans cette demande je dois faire d'innom- 
brables énonciations. Le préfet ordonnera, il ne peut faire 
autrement, une enquête de commodo et incommoda. Com- 
bien dure-t-elle? son terme n'est pas limité; elle traîne 
en longueur. Enfin, cependant, l'autorisation est ac- 
cordée. Mais je ne suis sûr de rien encore ; les tiers peu- 
vent attaquer l'arrêté du préfet par voie contentieuse devant 
le conseil de préfecture; en appeler, si l'arrêté ne leur con- 
vient pas, au conseil d'État, etc. 
Heureusement qu'un décret du 25 janvier 1865, est venu 
un peu modérer cet état de choses. Il réduit les épreuves et 
simplifie la réglementation, quoiqu'il laisse encore le con- 
structeur soumis à bien des sujétions. 
Au moins il supprime maintenant l'enquête de commodo 
et incommodo. Les machines à vapeur ne sont plus classées 
hors du droit commun. Elles peuvent s'établir où bon leur 
semble. 
Du reste, ce n'est pas le seul genre d'entraves que met 
l'État à l'invention. 
Certains gouvernements semblent en avoir peur. 
En Belgique le ministre des travaux publics, par exemple, 
défend aux ingénieurs de se faire breveter : c'est le moyen 
de les empêcher de faire des inventions. Il est impossible 
de trouver rien de plus ingénieux. 
L'ingénieur Bouque fut obligé de donner si démission 
pour délit d'invention. 
Habituons-nous donc à nous passer de l'État et à agir 
par nous-mêmes ; secouons en France le préjugé que les 
\2\ 
l'inventeur. 
penseurs commencent à ne plus partager, mais auquel le 
public est encore soumis : à savoir, que l'État peut tcutet 
qu'on ne peut rien sans l'État. Agissons par nous-mêmes 
et croyons-nous assez grands garçons pour l'avoir plus 
besoin de lisières. 
L'État n'a jamais été utile aux inventeurs que par la pu- 
blicité qu'il a pu donner à leurs œuvres. 
Le Directoire avait bien compris cette mission quand il 
voulait qu'on répandit autant que possible la connaissance 
des brevets expirés par des dépôts de modèle, des distri- 
butions de dessins et d'explications aux administrations cen- 
trales des départements. 
Et vous voyez qu'il n'avait pas en vue le bénéfice de l'in- 
venteur dans cette mesure, puisqu'il ne favorisait l'inven- 
tion qu'après l'expiration du brevet. 
Ce ne sont pas les [quelques médailles que l'on dis- 
tribue à tort ou à travers dans une exposition qui peu- 
vent encourager l'industrie; c'est la publicité que donne 
cette exposition, « sa force d'expansion, » comme dit 
Renouard, qui est réellement le seul et unique encoura- 
gement. 
Quant aux médailles, hochets ! ou réclames I Voilà donc 
la seule utilité que l'inventeur puisse retirer de l'interven- 
tion de l'État : une certaine publicité. 
Maintenant il s'agit de savoir si cette publicité doit né- 
cessairement être faite par l'État. 
Je ne crois pas que cette question soit à discuter. La pu- 
blicité de l'État n'est rien en comparaison de la publicité 
de tout le monde. Quant aux expositions, ne peut-il y avoir 
que le gouvernement à les organiser ? évidemment non. En 
ce moment chacun de son côté fait des expositions privées 
Une société doit élever un palais où se tiendra une exposi- 
tion permanente. Voilà le seul vrai moyen depubliciU ; 
voilà le seul qui soit puissant et efficace ; une publicité de 
tous les instants qui permette à tous de connaître la der- 
Digitized by Google
« 
l'exploitation. 425 
nière invention et non pas une publicité qui se produit tous 
les dix ans. 
L'Exposition de 1 867 doit être magnifique, je le sais 
bien; mais on en a déjà exclu la photographie, faute de 
place; on a refusé, pour le môme motif, à MM. Robert et 
Portier, l'autorisation d'établir des offices servant d'inter- 
médiaires et de bureaux de renseignement entre les produc- 
teurs des divers pays. 
Donc, puisque l'initiative particulière peut faire mieux et 
plus que l'État, que l'inventeur cesse donc de s'adresser à 
lui, il économisera du temps et des souliers. 
Quant à vouloir que l'État se fasse le père nourricier de 
toutes les inventions, qu'il les subventionne, les aide, en 
devienne le protecteur né, c'est impossible. D'abord je 
ne discute pas en ce moment la question de principes; 
je dirai seulement que rien n'est plus contraire aux 
idées modernes de liberté, de self goveimment , idées 
vraies et idées de progrès que cette intervention. De plus 
elle est chimérique. Si l'État, qui ne fait rien pour les inven- 
teurs, est déjà encombré par toutes les demandes de subsides 
qu'ils lui adressent, que sera-ce donc quand ils pourront 
espérer qu'elles seront favorablement accueillies? Le minis- 
tère des travaux publics sera réellement inondé. Où pren- 
dra-t-il les fonds nécessaires pour faire exécuter tous les 
projets , lui qui ne peut déjà payer l'entretien de ses 
routes ; il en éliminera beaucoup sans doute, mais enfin i! 
se produira bien, dans la multitude des projets présentés, 
quelques idées sérieuses et qui vaudront la peine d'être ap- 
pliquées. Si on les rejette, on commettra une faute et on se 
créera des ennemis. 11 faut le dire : si nous aimons à nous 
appuyer sur le gouvernement, nous aimons encore plus à le 
critiquer. 
Que de reproches plcuvront donc sur lui quand il sera 
dans la nécessité d'examiner toutes les inventions et de 
proclamer les unes bonnes et utiles, les autres ineptes, 
Digitized by Google
420 l'inventeur. 
mauvaises ou inutiles ! les reproches seront sans doute très- 
souvent immérité; mais si nous jugeons de l'avenir par 
le passif ils seront aussi quelquefois fondés. Quelle grande 
invention n'a pas trouvé d'adversaires parmi les représen- 
tants du gouvernement? Qui vous garantira qu'il n'en sera 
pas toujours ainsi? L'inventeur ne sera-t-il pas toujours 
soumis à l'arbitraire d'un employé du ministère? Quel cri- 
térium aura l'appréciation de son œuvre? 
Si l'inventeur ne trouve pas toujours des adversaires 
parmi les représentants du gouvernement, il trouvera du 
moins toujours des indifférents. Ces Messieurs n'ayant au- 
cun intérêt à ce que son invention réussisse et craignant au 
contraire quelque défaveur, si une invention patronnée par 
eux venait à échouer, ils ne se décideront qu'avec la plus 
grande répugnance à demander à l'Etat une subvention 
pour elle. Paresseux comme tous les employés, dont l'ac- 
tivité n'est aiguillonnée par rien, ils verront dans l'encou- 
ragement donné à une invention, un surcroît de travail 
pour eux, et ils jetteront plans et mémoires au panier, 
comme font les académiciens en ce moment. 
Au contraire, qu'à la place de l'État soit une association 
qui encourage ou qui exploite une invention, comme là, il 
y a intérêt, l'inventeur trouvera tout le zèle possible. Il sera 
sûr que son projet sera toujours sérieusement examiné, 
parce que s'il est bon la société aura un intérêt que l'État 
n'aura pas à le faire réussir. Je crois donc que M. Gorbin est 
de tous points dans l'erreur quand il veut organiser un ré- 
gime de subventions données par l'État. 
L'inventeur ne doit avoir d'espoir qu'en la bonté de son 
œuvre et l'intérêt de l'association. Hors de là , pas de 
salut. 
III 
Après avoir vu combien d'entraves sont mises à l'activité 
humaine ; après avoir vu le défaut cl les vices de l'éducation 
Digitized by Google
L'EXPLOITATION 
427 
que la plupart, si ce n'est la totalité des hommes reçoivent, 
les difficultés résultant non-seulement des imperfections 
qui se rencontrent dans les plus brillantes intelligences, 
mais encore du manque de documents, d'observations, de 
la peine qu'elles éprouvent à recueillir les travaux qui ont été 
faits sur le sujet dont elles s'occupent et qui pourraient leur 
être utiles ; difficultés provenant de l'isolement auquel elles 
sont condamnées; difficultés provenant des obstacles maté- 
riels qu'elles trouvent dans la réalisation de leur œuvre, l'ac- 
complissement de leur plan, la mise en exécution de leur 
projet; après avoir vu les entraves avec lesquelles la famille 
de l'inventeur, ses amis, le public ignorant viennent en- 
chaîner ses forces; après avoir vu quels mauvais vouloirs 
il trouve dans le monde savant, quelles négations accueil- 
lent son invention ; après avoir ensuite examiné les diffi- 
cultés qui se présentent lors de son exploitation ; après avoir 
étudié les vices de notre législation actuelle; après avoir 
regardé avec efTroi les dangers qui en résultent et qui le 
menacent sans cesse, nous ne devons plus maintenant 
nous étonner de la lenteur du progrès; nous devons, au con- 
traire, admirer quelle énergie et quelle puissance il faut à 
l'homme, pour qu'avec aussi peu de ressources il par- 
vienne à surmonter de tels obstacles, à triompher de telles 
difficultés. 
Certes, il n'y a rien [de plus admirable que cette lutte de 
l'homme contre la matière et contre la société; mais il n'y 
a rien non plus d'aussi effrayant. 
Quand on l'a considérée comme nous venons de le faire 
dans ses diverses phases, une immense tristesse saisit le 
cœur, et on éprouve le besoin d'essayer selon ses forces, de 
remédier à cette situation dans laquelle la société actuelle 
met l'inventeur. 
On veut y remédier d'abord pour lui, car on se sent ému 
à la vue de toutes ces souffrances, de tous ces combats qu'il 
est obligé de livrer, des efforts qu'il est obligé de faire pour 
Digitized by Google
428 l'inventeur. 
briser tous les liens qui le retiennent et l'empêchent de 
prendre son vol; on veut aussi y remédier parce qu'on 
pense à l'avantage que retirerait la société de la facilité que 
tant d'hommes d'une si grande puissance auraient pour 
accomplir leurs travaux. 
Il faut donc améliorer le sort de l'inventeur, par justice 
pour lui et en vue de l'intérêt social. 
Le progrès n'est si lent que parce que l'inventeur est 
isolé, comme nous l'avons vu maintes fois dans le cours de 
ce livre, comme les faits nous l'ont prouvé ; le plus puissant 
remède que l'on puisse donc trouver à ses maux est l'asso- 
ciation, qui, par cela même qu'elle lui vient en aide, est le 
plus puissant levier du progrès. 
Dans cet ouvrage, nous n'avons cessé de demander pour 
l'inventeur : propriété, liberté et union, et j'espère que 
nous avons prouvé que sans ces trois choses, il n'était, et 
ne pouvait être qu'un martyr. 
La propriété et la liberté sont deux droits que l'on ne 
doit cesser de réclamer auprès de ceux qui les détiennent; 
quant à l'association, elle est une faculté que tous les hom- 
mes peuvent exercer, quand les gouvernements ne s'y op- 
posent pas. 
Il faut donc revendiquer auprès des gouvernements soup- 
çonneux qui empêchent l'exercice de cette faculté, la liberté 
de le pratiquer ; il faut le revendiquer énergiquement et en 
même temps montrer sans cesse à l'inventeur qu'il se con- 
damne par son isolement à toutes les misères qui l'acca- 
blent aujourd'hui. 
Sans l'association, la marche du monde s'arrête : les per- 
fectionnements ne naissent que lentement, difficilement, 
quelquefois môme l'invention ne peut pas se produire 
seule. 
Faute de la rencontre de Fresneau et de Réaumur, l'in- 
dustrie du caoutchouc fut retardée d'un siècle. 
Joseph Bramah avait pris des brevets pour des serrures 
Digitized by Google
l'exploitation 
429 
qu'il ne pouvait pas introduire dans la pratique à cause du 
prix élevé auquel revenait leur fabrication, et il n'eût pas pu 
réussir, s'il n'avait pas trouvé Maudslay, qui parvint à lui 
faire un outillage facile et commode. 
Bramah perfectionna ou plutôt appliqua le principe de 
la presse hydraulique, formulé par Pascal. Mais il ne pou- 
vait la rendre d'un usage pratique, à cause de la pression 
de la pompe qui chassait l'eau entre le piston et le cylindre 
dans lequel il jouait, en telle quantité que l'action de la ma- 
chine était paralysée. Sans Maudslay, qui ajouta à cette 
machine son indispensable complément, le collier en cuir 
embouti, il eût dû renoncer à la réaliser. 
Sans le môme Maudslay, Brunei n'eût pas été capable 
d'exécuter sa machine à fabriquer des poulies. 
Rumsey, après avoir échoué dans son pays, vint à Lon- 
dres, où il construisit, grâce au secours de quelques riches 
associations, des bateaux à vapeur. Ils furent essayés sur la 
Tamise, mais sans succès. . 
Cependant, s'il ne lui fut pas donné de fonder la naviga- 
tion à vapeur, ses efforts ne furent pas perdus, parce qu'il 
trouva Fulton et qu'il lui donna le choc d'où devait jaillir 
la lumière. Lié avec lui comme compatriote et par la con- 
formité de ses goûts avec les siens, il jeta dans la téte de 
l'Américain ses idées sur la navigation à vapeur et amena 
Fulton, alors âgé de 24 ans, à s'en occuper. 
En 1760, James Hargreaves invente les stock -cards, 
espèces de cordes qui donnaient un résultat double à celui 
des anciens modèles ; presque aussitôt les cordes à cylin- 
dre remplacent les stock-cards. L'auteur de cette découverte 
est resté inconnu. Voilà de ces choses que préviendra l'as- 
sociation. 
La Fusée de Stephenson ne faisait qu'une lieue et demie 
ù l'heure, parce que les chaudières cylindriques ne présen- 
taient pas une assez grande surface de chauffe. M. Seguin 
invente alors la chaudière tubulaire, c'est elle réellement 
Digitized by Google
430 l'in VENTEUIl. 
qui a donné aux chemins de fer leur importance. Mais le 
ventilateur n'était pas suffisant, Robert Stephenson alors 
obtient le tirage au moyen d'un jet de vapeur qui s'échappe 
des cylindres après son action, dans la cheminée où elle se 
condense et lait le vide, que vient remplir l'air qui passe 
par le loyer. 
La photographie est née de l'association de Daguerre et 
de Niepcc. 
J'ai cité déjà cet exemple et j'en ai cité mille autres du 
môme genre. 
Toute invention est une œuvre collective qu'ont laite les 
générations successives. Chacun est venu y apporter sa 
pierre. 
Les adversaires de la propriété intellectuelle ont une 
certaine raison de dire, comme je l'ai reconnu dans le cha- 
pitre précédent, que l'on doit espérer peu de perfectionne- 
ments de l'inventeur qui s'est épuisé sur son idée première; 
qui, placé sous l'empire d'une idée fixe, ne voit guère que 
ce qu'il a vu, s'agite sans cesse dans un cercle d*où il ne 
peut sortir, et n'aperçoit point ce qui parait fort simple à 
celui dont l'imagination n'a pas été fatiguée par ce labo- 
rieux enfantement. Quelquefois même, l'inventeur se re- 
bute et abandonne la vraie voie : exemples Papin et Haller. 
L'inventeur peut encore être de la meilleure foi du 
monde et cependant tromper en même temps que se trom- 
per. Pourquoi? Parce qu'il est convaincu à priori et que, 
même involontairement, il aide l'expérience. 
Ainsi Grey avait cru reconnaître que les corps attirés par 
le fluide électrique parcouraient une ellipse d'occident en 
orient. 
Wehler fit l'expérience et elle échoua, parce qu'il n'avait 
pas la foi ; Grey aidait les corps à former leur ellipse sans 
s'en douter; et c'est pourquoi il recommandait bien de ne 
pas attacher le fil à un point fixe, mais de le faire soutenir 
par l'expérimentateur lui-même. 
Digitized by Google
l'exploitation. 
431 
Vous voyez combien l'inventeur met lui-môme d'en- 
traves au progrès, sans que cela soit sa faute, sans qu'il 
en puisse accuser la société. 
Il faut donc supprimer toutes ces entraves, il faut remé- 
dier à cet état de choses. 
L'État a le devoir dans ce cas, et ce devoir on peut l'exi- 
ger de lui, — parce que s'il ne le remplit pas, il refuse à 
l'homme l'exercice d'un droit, — l'Etat a le devoir, disons- 
nous, de donner la liberté d'association. 
Cette liberté une fois obtenue, incombe alors à l'inven- 
teur le devoir de quitter l'isolement dans lequel il s'est tenu 
jusqu'à ce jour, et de s'unir avec tous ceux qui poursuivent 
la même œuvre que lui. 
Je n'entrerai pas dans le détail des associations qui exis- 
tent déjà ; la France en possède quelques-unes : elle a une 
société d'inventeurs, fondée par le baron Taylor, le plus 
dévoué de tous les hommes qui essayent de secourir l'infor- 
tune en groupant ses victimes ; une société protectrice des 
animaux, des académies en province, une société d'agri- 
culture, une société de tissage, une société d'encouragement 
pour la locomotion aérienne au moyeu d'appareils plus 
lourds que l'air, etc., etc. 
Disons seulement qu'elles n'ont pas, qu'elles ne peuvent 
pas avoir de puissance bien grande, d'influence bien pro- 
noncée, parce qu'elles ne sont pas libres. Malgré cette ab- 
sence de liberté, elles n'en font pas moins beaucoup de 
bien; elles travaillent avec persévérance et activité; mais 
elles ne peuvent pas étendre leur cercle comme elles le veu- 
lent. Notre législation les resserre. Celles qui n'ont pas de 
capital ne peuvent se former en sociétés commerciales, 
parce qu'elles n'ont pas la faculté d'émettre des actions de 
la valeur qu'elles veulent. Elles sont alors obligées de se 
former en sociétés d'encouragement, et, il faut bien le dire, 
quelque grands que soient le désintéressement et le dévoue- 
ment, on ne peut calculer sans cesse sur ces deux vertus. Si, au 
Digitized by Google
Ali-2 
l'inventeur 
contraire, elles avaient la liberté de se constituer en sociétés 
commerciales, nul doute qu'elles ne pussent alors prendre une 
extension beaucoup plus considérable, ayant à leur disposi- 
tion des capitaux qu'elles demanderaient alors à l'intérêt, 
au lieu d'être obligées de les mendier à la charité publique. 
Il est très-difficile à une société reposant sur le concours 
d'actionnaires, de se constituer. Le crédit en France n'at- 
teint que de mesquines proportions ; il est, en effet, tout 
confiance et tout foi, et il nous est difficile d'avoir confiance, 
quand nous voyons les entreprises les plus honorables elles 
mieux conçues, comme celles de Mirés, par exemple, être 
arrêtées tout à coup et s'écrouler, parce que sur un soup- 
çon, la loi] permet de saisir un homme, de le mettre au 
secret, de poser les scellés sur ses registres, de substi- 
tuer l'action dissolvante de la poursuite à l'action vitale 
qui animait tout , et de traîner celui qui est tout dans 
ce cas, pendant plus d'un an, de juridictions en juri- 
dictions, jusqu'à ce que, toutes preuves manquant, on 
soit forcé enfin de reconnaître qu'on a fait erreur, et 
que, sous prétexte de sauvegarder les intérêts des action- 
naires, on les a ruinés complètement. 
Mais les gouvernements, d'accord avec le* législations, 
pleins de méfiance pour toutes les entreprises qu'anime 
le génie individuel, ne cessent d'arrêter leur extension par 
tous les moyens. S'ils favorisent les emprunts, qu'ils pa- 
tronnent d'une manière si libérale qu'elle les met parfois 
dans l'embarras, ils sont d'une rigidité sans égale pour 
les sociétés qui se fondent en dehors de leur action. 
Notre code, fils du code romain, fait à un moment où 
l'économie politique, discutée à peine par quelques théori- 
ciens, était rejetée par tous les hommes d'Etat, en est en- 
core aux doctrines de Justinien sur l'usure; et au lieu de 
favoriser la circulation des capitaux, qui est à nos sociétés 
modernes ce que le sang est à notre corps, il la restreint et 
la comprime, sous prétexte que son effervescence peut 
Digitized by Go 
L'EXPLOITATION. 
433 
amener de terribles crises : et nos jurisconsultes, aux- 
quels l'instruction classique, qui domine nos facultés de 
droit comme nos lycées, n'a montré que le passé au lieu de 
développer en eux le sens moderne, ne comprenant pas 
plus le mécanisme actuel du crédit qu'ils ne comprennent 
celui du télégraphe électrique, poussent toujours la loi 
à ses dernières conséquences, et, au lieu d'élargir son cadre 
si étroit par une large interprétation puisée dans les be- 
soins nouveaux de la société, le resserrent d'autant plus que, 
comprenant moins les motifs de sa sévérité, ils éprouvent le 
besoin de les affirmer plus hautement. 
Cette méfiance générale contre les associations de toute 
sorte est poussée à tel point que le gouvernement n'ac- 
corde l'autorisation d'exister à une société scientifique 
qu'avec la plus extrême répugnance. 
Il parait avoir tellement peur qu'elle ne soit le prétexte 
de quelque complot qu'il fait traîner pendant deux ou trois 
mois les choses en longueur, soumet à une enquête chacun 
des membres de cette société, oblige à quantité de courses 
et de déplacements inutiles et fait dépenser une somme 
immense de temps et de force qui serait beaucoup mieux 
employée ailleurs. 
Que le gouvernement se montre plus large et plus libéral , 
voilà son devoir ; que l'inventeur, à son tour, ne place pas 
tout son espoir dans le gouvernement, qu'il se guérisse de 
cette maladie française qui pousse chacun à demander sans 
cesse des secours à l'État, comme s'il ne pouvait rien faire 
sans lui; qu'il s'habitue à compter sur ses propres forces et 
non plus sur les protections des gens de bureau; qu'il s'aide 
lui-même... et il parviendra. 
Pour cela il n'a qu'à prendre modèle sur l'Angleterre et 
sur l'Amérique. Là chacun est habitué à compter sur lui, 
sur ses forces, et non sur des secours toujours éventuels et 
pour l'obtention desquels on dépense le temps, la force et 
l'habileté qui auraient fait roussir dix fois son œuvre, si 
23 
4.M 
l'inventeur. 
l'inventeur les y avait employés, au lieu de les gaspiller en 
démarches inutiles. 
En Angleterre, voyez, par exemple, la société des Life- 
bouts, c'est-à-dire des bateaux de sauvetage; c'est une insti- 
tution nationale, fondée par des particuliers, entretenue 
par des souscriptions, dont ne se mêle nullement l'État. Les 
souscriptions volontaires lui constituent un revenu de 
750,000 francs. En Amérique, voyez la commission sani- 
taire qui traitait, soignait, recevait les blessés fédéraux; elle 
ne dépendait nullement du gouvernement et cependant son 
service était supérieur à tout ce qui jusqu'à présent a été 
fait en Europe. 
« Partout, dit Tocqueville, où vous voyez en France le 
gouvernement et en Angleterre un grand seigneur, comptez 
que vous apercevrez aux États-Unis une association. » 
Pourquoi donc ne pas suivre cet exemple? Pourquoi 
donc nous traîner encore dans la vieille ornière qu'ont 
creusée les préjugés? Pourquoi donc rester encore en tu- 
telle et ne pas nous émanciper? 
Demandons, demandons sans cesse au gouvernement des 
réformes libérales, mais rappelons-nous ce vieux proverbe : 
« Aide-toi, — le ciel t'aidera. » Aidons-nous, agissons par 
nous-mêmes, et, en attendant que nous puissions jouir de 
tous les droits qui nous appartiennent, usons de ceux qui 
nous sont accordés. 
a Les pauvres travailleurs, dit Toussenel, hélas! cui 
aussi forceraient bientôt messieurs du capital à compter 
avec eux, s'ils savaient se servir du principe sauveur de l'as- 
sociation, ce levier puissant du progrès. Le travail soulèvera 
le monde en un jour. » 
Associez-vous donc, travailleurs de la pensée; unissez- 
vous, serrez-vous les uns contre les autres, oubliez votre 
amour-propre, abandonnez vos méfiances, quittez votre 
égoïsme, pensez qu'en vous unissant à vos frères, si vos 
idées fécondent leurs cerveaux, leurs idées aussi féconderont 
Digitized by 
l'exploitation. 
435 
le vôtre; songez qu'à l'aide des matériaux que vous grou- 
perez et que vous entasserez, il n'y a nul édifice que vous 
ne puissiez élever; rappelez-vous que c'est le frottement qui 
fait jaillir l'étincelle électrique. L'association ! c'est le cy- 
lindre dans lequel se meut le piston. 
Il serait aussi de l'intérêt des grands producteurs de 
fonder les sociétés et de les soutenir de leurs capitaux. En 
Angleterre vient de se former une association des maîtres 
de forges. La cotisation est fixée à 40 shellings par haut 
fourneau et 5 shellings par fourneau à puddlage. Mais à 
quoi est destiné ce fonds? à résister aux grèves d'ou- 
vriers. Eh bien, supposez que ces gens, au lieu d'être 
poussés par un esprit de résistance aux légitimes de- 
mandes de leurs salariés , au lieu d'essayer, pour réduire 
leurs frais de production, de diminuer la rétribution néces- 
saire à ses agents, s'inspirant d'une haute pensée, se di- 
sent : L'invention seule pourra arriver au but que nous 
voulons atteindre, parce qu'en perfectionnant nos procédés 
elle économisera la main d'œuvre; par conséquent, n'es- 
sayons pas d'entraver le mouvement populaire par une lutte 
insensée qui nous conduira, quoi que nous fassions, à la 
ruine et mènera à la misère ceux contre lesquels nous l'en- 
gageons; laissons-le se produire, et au lieu d'essayer de lui 
tenir téte, rendons-le inutile par le progrès que nous appor- 
terons dans notre fabrication; consacrons donc cette somme, 
non à fonder une ligue destinée à maintenir nos ouvriers 
dans la misère, mais une association destinée à tenter des 
expériences et à subventionner des inventeurs. — Croyez- 
vous donc que les maîtres de forges ne donneraient pas 
un but plus utile à leurs capitaux que celui auquel ils les 
consacrent? 
Les luttes d'homme à homme, de peuple à peuple, n'amè- 
nent que des résultats funestes pour tous, ne fondent rien, 
n'établissent rien, parent à peine le danger présent. Ce 
n'est plus dans l'oppression de nos rivaux que nous devons 
436 
l'inventeur. 
chercher nos avantages. Cette politique est la vieille politi- 
que des despotes, la nôtre doit être celle de la liberté. Quand 
nous nous disputons le même prix, nous ne devons pas es- 
sayer de nous culbuter; ceci est immoral et lâche. Ceux qui 
agissent ainsi prouvent simplement qu'ils n'ont pas confiance 
dans leurs forces. Nous devons, au contraire, essayer de les 
dépasser, et pour cela que faut-il? Un bon entraînement. C'est 
donc dans ce sens que nous devons agir. Le traité de libre 
commerce nous gêne : mettons-nous à la hauteur des An- 
glais. Les grèves des ouvriers nous effrayent : donnons-leur 
un juste salaire ; mais pour que notre production se main- 
tienne au même prix, perfectionnons ses moyens. La question 
doit être désormais posée de cette manière, et les produc- 
teurs devant la résoudre dans ce sens ont donc tout inté- 
rêt à aider l'inventeur. Qu'ils le fassent, en lui fournissant 
les capitaux dont il manque. 
Les guerres privées et publiques n'ont tant duré que faute 
de s'entendre. Au lieu de chercher la cause du mal, on 
n'en a constaté que les effets, et pour les détruire on a ap- 
pliqué des palliatifs pires que le mal même. Mais à mesure 
que le progrès, élargissant notre point de vue, nous fera 
remonter aux principes et nous montrera les grandes lois 
qui régissent l'homme, le chaos dans lequel nous avons été 
plongés se dissipera, la lumière luira là où étaient les té- 
nèbres, et alors les combattants, acharnés la veille les uns 
contre les autres, reconnaîtront qu'ils sont frères ; et par- 
tout où ils trouvaient le désordre, ils trouveront l'ordre. A 
l'antagonisme des hommes et des intérêts succédera la 
solidarité. 
Digitized by Google
CHAPITRE VIII 
Les contrefacteur* 
§ I. — Les voleur» do gloire. — Fausses paternités. — Amerio Vespuco 
et Colomb. — Juste Byrge et Neper. — Hautefeuille et Huyghcns. — 
Argand et Quinquet. — Davy et Stepheuson. — Gutenberg. — Fran- 
klin et Romas. — M. Legray. Le colonel X. — Ri que t et Louis XIV. 
— Drames secrets. — Fontanarês et don Raraon. — Défiances. Baudouin 
et Kunckel. Niepceet Daguerre. 
§ 2. Les contrefacteurs. — Les honnêtes gens. — Procès d'Arkwright et 
de James Watt. — Longanimité de Jacquard. — De la protection que 
la loi aecorde aux contrefacteurs. Conseils d'un honnête contrefacteur 
à son fils. — Maisons de contrefaçon. 
I 
L'inventeur est parvenu à achever son œuvre. Il Ta lancée 
dans le public, il peut l'exploiter. Elle commence à avoir 
une certaine vogue. Tout le monde reconnaît son utilité. 
Croyez-vous que l'inventeur soit au bout de ses peines? Er- 
reur I L'inventeur est accablé de nouveaux soucis. Il a à 
lutter contre les coucous qui veulent s'emparer du nid qu'il 
a construit ; contre les geais, qui mangent les œufs des oi- 
seaux plus petits et plus faibles qu'eux. C'est à qui essayera 
de le déposséder de la gloire et des profits que rapportera 
son invention. 
Combien peu de choses portent leur véritable nom 1 Que 
de pères qui ne le sont pas; mais ici, tout au contraire de 
ce qui arrive dans le mariage, ce n'est pas le nom du père 
i/ INVENTEUR. 
légitime que porlc l'enfant , c'est le nom du père adul- 
térin. 
Mais les poulardes du Mans \icnnent de la Flèche; les 
pâtés de Ruffec viennent de Poitiers; les marrons de Lyon 
viennent de Vesseau;les sardines de Hoyan viennent de 
Bretagne; le beurre de la Prévalayc n'en vient jamais; 
les gâteaux de Nanterre sont fabriqués aux Champs- 
Elysées. 
Le calumet est un instrument indien et non américain, 
comme les chiffres arabes sont d'origine indienne. 
Qu'importe? il y a prescription ; toutes ces fausses appel- 
lations, attributions, sont consacrées par le temps ; et serait 
bien hardi celui qui voudrait les modifier. 
Quelques gens savent qu'elles sont fausses, mais eux- 
mêmes sont obligés de se taire devant le cri général; et ils 
continuent à appeler l'Amérique, l'Amérique au lieu de l'ap- 
peler la Colombie. 
On la connaît cette histoire dJAméric Vespuce et de Co- 
lomb, et cependant on ne saurait trop la répéter comme un 
des exemples les plus monstrueux de l'injustice humaine. 
Mais que d'éditions a eues cette histoire. Tout à coup, on 
ne sait pourquoi, on ne sait comment, toutes les admira- 
tions se concentrent sur un homme, et les vrais auteurs, 
travailleurs, inventeurs sont dépouillés à son profit. 
Il est vrai que c'est un bel et beau vol que commettent 
ces gens ; mais c'est un vol le plus souvent impuni et qui, 
contrairement à l'action qualifiée ainsi par le Code pénal, 
au lieu d'entraîner avec lui l'infamie, entraîne au contraire 
la gloire. N'y a-t-il pas alors tout avantage à le com- 
mettre? 
Juste Byrge découvre les logarithmes. Il communique 
cette découverte au baron de Nepcr,avcc lequel il se trouvait 
en relation. Celui-ci se l'approprie en publiant sous son 
nom le livre intitulé : Miri/tri lor/arithmornm canoms (lés- 
er iplio. 
Digitized by Google
LES CONTREFACTEURS. 
439 
Hautefeuille trouve l'application du ressort spiral à régler 
le mouvement du balancier des montres. Huyghens la vola 
et ce ne fut que par les procès que lui intenta l'inventeur 
qu'on connut cette histoire. 
Qui ne sait que Quinquet n'est que l'Améric Vespuce 
d'Argand? 
La lampe de Davy a été inventée par Stephenson. 
Furst et Schœffer dépouillèrent Gutenberg de son œuvre 
et il dut aller, pauvre et délaissé, chercher un refuge auprès 
d'Adolphe, l'électeur de Nassau, qui lui donna asile. 
Quel dut être le désespoir de Romas en voyant ses belles 
expériences oubliées? tandis que l'expérience de Franklin, 
beaucoup moins savamment conduite, beaucoup moins im- 
posante, était célébrée en prose et en vers; et ce n'est que 
de nos jours, grâce à M. Louis Figuier, qu'il commence à 
avoir la gloire qui lui est due. 
Et malgré la publicité beaucoup plus étendue qui existe 
dans notre siècle, ces faits se reproduisent encore tous les 
jours. 
M. Legray a inventé le collodion, il constata sa décou- 
verte dans son traité de photographie publié en 1850. On 
n'y fît attention qu'en Angleterre. En 1851, M. Arche se 
l'attribua. Deux ans après M. Robert Hunt, dans son 
nttcl de photographie, ne mettait en présence, comme y 
ayant droit, que deux Anglais : M. Arche et M. Fry. 
M. Tamisier a réclamé hautement, en 1859, dans le 
Siècle , l'invention des canons rayés , pour laquelle 
M. Treuille de Bcaulicu était nommé colonel. 
Voici une fort jolie anecdote que raconte M. Edmond 
About. 
Le colonel X... avait inventé sous le premier empire un 
nouveau caisson d'artillerie, infiniment supérieur à tous 
les autres : « Ce qui m'a donné le plus de mal, disait-il, ce 
n'est ni la construction de mon caisson, ni la suspension, 
ni l'attelage : le difficile a été de faire comprendre le sys- 
Digitized by Google
l'inventeuh 
lèrae au général Y. .., qui d'ailleurs a bien voulu lui donner 
Bon nom. » 
En Angleterre, le trésorier en chef de la marine et secré- 
taire de la guerre dépouilla Gort de son invention et fit dis- 
paraître un registre qui constatait ses droits. 
Ses enfants, qui étaient dans la misère en 1857, récla- 
maient vainement auprès de la Chambre des communes. 
Il en est toujours ainsi : les gros mangent les petit>, vieille 
vérité toujours vraie et qui sera encore malheureusement 
vraie pendant longtemps. 
Riquet construit le canal du Languedoc; il est fort peu 
encouragé dans cette œuvre, dans laquelle il mange sa for- 
tune ; mais quand il eut réussi, ce ne fut pas à lui que re- 
vint la gloire du succès : aux yeux des poëtes et des contem- 
porains, c'était Louis XIV qui avait tout fait. 
Mais à côté de ceux-là dont on connaît le nom, pour les- 
quels on peut revendiquer la part degloire qui leur est due; 
à côté de ces spoliateurs qui sont voués au mépris public, 
que de malheureux inventeurs meurent inconnus sans par- 
venir à se faire jour, dépouillés indignement par des 
hommes puissants. Quels drames secrets et solitaires se 
passent qui restent étouffés, dont on ne connaît ni la cause, 
ni la marche. Un jour tel s'est tué, raconte un journal dans 
ses faits divers, et on attribue sa mort à une attaque d'alié- 
nation mentale. 
Non, ce n'est pas à cette attaque d'aliénation mentale 
qu'il faut attribuer sa mort; c'est au désespoir qui le 
rongeait. 
A R., s'empoisonne il y a cinq ou six ans, un malheureux 
chimiste. Pourquoi ? Je vais vous le dire : c'estqu'après avoir 
fait plusieurs découvertes importantes, auxquelles il avait 
consacré tout son temps, toute sa vie, toutes ses forces et 
toutes ses ressources, il se voyait écrasé et dépouillé par 
une rivalité puissante. 
A M., un autre chimiste, trouve un procédé industriel 
Digitized by 
LES CONTREFACTEURS. 441 
de la plus grande importance. Après mille travaux, mille 
luttes, mille peines qu'augmentaient les difficultés pécu- 
niaires qu'il éprouvait pour se procurer des réactifs, il 
est écrasé par une rivalité semblable, devient fou et va ex- 
pier dans une maison de santé le crime d'avoir consacré sa 
vie à la science. 
J'en ai connu un autre qui, après avoir fait une impor- 
tante découverte pharmaceutique, fut dépouillé par des gens 
décorés de toute espèce d'ordres, comblés de dignités et de 
titres, qu'on salue chapeau bas, qu'on admire pour ce qu'ils 
n'ont pas fait, pour des découvertes ou inventions aux- 
quelles simplement ils ont bien voulu donner leur nom, 
geais honteusement parés des plumes du paon , mais 
qui forts et puissants tuent les paons qui veulent récla- 
mer leur plumage. Après avoir été longtemps berné par 
les beaux messieurs, renvoyé ici et là, par tel et tel qui lui 
promettaient leur protection en échange de son secret, il fut 
atteint d'un si profond désespoir, en se voyant un beau 
jour frustré du fruit de ses travaux, qu'il tomba dans une 
prostration d'où il n'est jamais sorti depuis. 
Ahl si nous avions la liberté delà presse, je vous citerais 
bien d'autres faits, non moins graves, avec noms et preuves 
à l'appui? Mais puisque nous sommes soumis à une loi qui 
condamne le délit de diffamation sans admettre la preuve, 
il faut nous taire en attendant qu'un jour nous puissions 
faire paraître le réquisitoire que nous préparons, traduire 
à notre barre tous les orgueilleux et tous les puissants, tous 
ces hommes qui profitent de l'autorité, à laquelle ils sont ar- 
rivés par je ne sais quelles voies ténébreuses, pour prendre 
aux autres les inventions qu'ils sont payés pour faire; et dé- 
fendre tant de pauvres malheureux, écrasés par un ennemi 
qu'ils ne peuvent atteindre, dépouilles par lui du produit de 
leurs travaux et de leur gloire. 
Elle se répète tous les jours l'histoire de don Ramon et 
de Fontanarès. 
Digitized by Google
442 
l'inventeur. 
Atroce ! Atroce I le brave don Ramon qui prend 0 plus 0 
pour un binôme 1 et qui s'imagine, presque de bonne fci, 
tant il est poussé par la vanité et tant on le lui répète, avoir 
tout fait! et qui, le jour du triomphe, est couronné, tandis 
qu'on traiterait un peu plus Fontanarèsde voleur! 
Quoi d'étonnant ensuite que les inventeurs soient dé- 
fiants, aient sans cesse peur d'être absorbés, répugnent à 
confier le moindre secret, ne veulent pas s'associer, s'iso- 
lent, au contraire, autant que possible? 
Baudouin court à Dresde pour communiquer la décou- 
verte qu'il vient de faire du phosphore. Mais voici la ma- 
nière dont se fait sa communication à Kunckel : 
« Je fus, raconte celui-ci, émerveillé de cette singulière 
expérience ; mais ce jour-là, je n'eus pas le bonheur de tou- 
cher la substance de mes mains. Pour obtenir cette faveur, 
je fis une visite à M. Baudouin, qui me reçut fort poliment 
et me donna... une fort jolie soirée musicale. Bien que 
j'eusse causé avec lui toute la journée, il me fut impossible 
d'en tirer le fin mot de l'histoire. La nuit venue, je deman- 
dai à M. Baudouin si son phosphorus (car c'est ainsi qu'il 
avait appelé son produit de la cornue) pouvait aussi attirer 
la lumière d'une bougie, comme il attire celle du soleil, il 
se mit aussitôt à en faire l'expérience. Toutefois je n'eus 
pas encore le bonheur de toucher la substance en question. 
«Ne serait-il pas, lui dis-jc alors, plus convenable de lui faire 
absorber la lumière à distance, au moyen d'un miroir con- 
cave? — Vous avez raison, me dit-il.» Sur-le-champ il 
alla lui-même chercher son miroir, et cela avec tant de 
précipitation qu'il oublia sur la table la substance que 
j'étais si curieux de toucher. La saisir de mes mains, en 
ôter un morceau avec les ongles et le mettre dans ma bou- 
che, tout cela fut 1'aflaire d'un instant Je lui demande 
enfin s'il ne veut pas me faire connaître son secret. Il y 
consentit, niais à des conditions inacceptables. J'envoyai un 
messager à M. Tutzky, qui avait longtemps travaillé dans 
Digitized by Google
LES CONTREFACTEURS. 443 
mon laboratoire, et le priai de se mettre immédiatement à 
l'œuvre en traitant la craie par l'esprit de nitre (car je sa- 
vais qu'on s'était servi de ces deux matières pour la prépa- 
ration de l'esprit du monde), de calciner ce mélange forte- 
ment et de m'informer du résultat de l'expérience par le 
retour du messager. » (Cité par Hœfer. ) 
Inutile dédire que Kunckel réussit. Mais vous voyez quels 
sont les rapports des savants entre eux et de quel œil ils se 
regardent. 
Ce fut à peu près ainsi que Niepce accueillit les ouver- 
tures de D iguerre. 
« Bon, disait-il, voilà un de ces Parisiens qui veut me 
tirer les vers du nez. » 
Il demande des renseignements sur lui ; mais la manière 
dont il les demande montre sa répugnance à entrer en re- 
lation avec lui. 
« Connaissez-vous, monsieur, un des inventeurs du 
diorama? Voici pourquoi je vous fais cette question : ce 
monsieur ayant été informé, je ne sais trop commenl, de 
l'objet de mes recherches, m'écrivit l'an passé, dans le cou- 
rant de janvier, pour me faire savoir que depuis fort long- 
temps il s'occupait du même objet, et pour me demander 
si j'avais été plus heureux que lui dnns les résultats. Cepen- 
dant, à l'en croire, il en aurait obtenu d'étonnants; et, 
malgré cela, il me priait de lui dire d'abord si je croyais 
la chose possible. Je ne vous dissimulerai pas, monsieur, 
qu'une pareille incohérence d'idées eut lieu de me surpren- 
dre, pour ne rien dire de plus. J'en fus d'autant plus dis- 
cret et réservé dans mes expressions ; toutefois je lui 
écrivis d une manière assez honnête, assez obligeante, pour 
provoquer de sa part une nouvelle réponse. Je ne la reçois 
qu'aujourd'hui, c'est-à-dire après un intervalle de plus 
d'un an, et il nie l'adresse uniquement j our savoir où j'en 
suis et pour me prier de lui faire passer une épreuve, bien 
qu'il doute qu'il soit possible d'être entièrement satisfait des 
Digitized by Google
l'inventeur. 
ombres par le procédé de gravure; ce qui le fait tenter des 
recherches dans une autre direction, tenant plutôt à la per- 
fection qu'à la multiplicité. Je vais le laisser dans la voie de 
la perfection et, par une réponse laconique, couper court à 
des relations dont la multiplicité, comme vous pouvez bien 
le penser, pourrait me devenir également désagréable et 
fatigante. » 
Vous la voyez cette antipathie du provincial pour le Pari- 
sien, du chercheur pour l'autre chercheur l Quand donc les 
hommes comprendront-ils qu'ils doivent s'unir? 
D'un autre côté, Daguerre ne montrait rien à Nicpce. 
Et cependant, s'ils ne s'étaient pas associés, si Daguerre 
n'était pas venu perfectionner la méthode de Niepce dans 
certains points très-importants; si, après la mort de son col- 
laborateur, il n'eût pas poursuivi cette découverte, qui dit 
que nous aurions aujourd'hui la photographie? 
Si les inventeurs, au lieu de cacher leurs travaux, de les 
dissimuler, de recourir à tous les mensonges possibles pour 
dérober leurs secrets, de déclarer, après qu'ils sont devenus 
des secrets de comédie, que tout le monde se trompe, 
comme M. Schoubrein, les unissaient, les groupaient, qui 
doute que le progrès, au lieu d'aller avec la lenteur dont il 
marche, n'augmenterait pas de vitesse? 
Souvent deux inventeurs séparés par la largeur d'une rue 
cherchent le même objet, poursuivent le môme but. L'un 
trouve la moitié, l'autre, l'autre moitié de l'invention com- 
plète. Le génie ou le savoir de chacun n'est pas assez 
grand pour qu'il puisse la compléter lui-même. Qu'ils 
se rencontrent, qu'ils s'associent, et alors les deux moitiés 
s'emboîteront l'une dans l'autre, et l'œuvre sera entière. 
Ainsi, six cents brevets environ ont été pris pour des 
appareils fumivoristes. Nul doute que si tous les hommes 
qui s'occupent de cette question s'associaient, ils ne par- 
vinssent à gagner le prix d'un million fondé par la cité de 
Londres. Mais chacun veut gagner le gros lot tout seul 
Digitized by 
LES CONTRE F ACTEUHS. 
U5 
et ne le partager avec personne; aussi personne ne le 
gagne-t-il. 
Mais nous avons vu les causes qui empêchaient cette 
union d'avoir lieu. 
Quel remède y apporter? 
Les causes disparaîtront le jour où les inventeurs s'asso- 
cieront entre eux. Chacun, devant une société dont les pro- 
cès-verbaux et les archives seront tenus avec soin, en expo- 
sant ses travaux au fur et à mesure qu'il les fera, en les 
publiant alors, s'assurera la priorité et la part qu'il aura 
eue dans la découverte. Si ce moyen lui semble dangereux, 
s'il tient encore à son secret, il pourra déposer des paquets 
cachetés qui ne seront ouverts que le jour où il le dési- 
rera. 
L'association lui présentera donc toutes les garanties 
possibles pour établir ses droits. Par la publicité qu'elle 
donnera à ses travaux, elle lui assurera d'une manière in- 
contestable la part de gloire que mériteront ses efTorts. 
Grâce aux procès- verbaux, on suivra facilement la filière 
des inventions; on saura ce que chaque jour et chacun aura 
apporté à l'œuvre. Les regrettables conflits qui s'élèvent 
tous les jours disparaîtront; l'inventeur, parlant en face de 
tous, ne sera plus écrasé par quelques personnalités puis- 
santes ; il n'aura plus sujet d'avoir nulle crainte, et alors, 
au lieu de vouloir être seul, d'enfouir ses travaux, de fermer 
sa main pleine de vérités, il ouvrira sa main et il fera bril- 
ler la lumière. 
II 
« De l'inventeur mourant, le parasite engraisse, » a dit 
V. Hugo. 
L'inventeur, après ceux qui cherchent à absorber sa 
gloire et ses profits, trouve ceux qui, plus modestes et pires 
Digitized by Google
L'IK YLNTEfH. 
encore, cherchent, non positivement à absorber la doire 
due au créateur, mais à s'emparer du produit de son 
œuvre!... 
Quelle invention n'a pas été contrefaite? Contrefaire une 
invention est devenu une habitude suivie par tout le 
monde. 
Chacun apprécie la vérité de ces paroles : « Invente et tu 
mourras persécuté comme un criminel; copie et tu vivras 
heureux comme un sot... copier c'est vivre.» Et comme 
excepté quelques fous, quelques têtes brûlées, quelques 
cerveaux fêlés, tout le monde aime mieux vivre que d être 
persécuté, tout le monde se jette sur chaque nouvelle inven- 
tion, comme une bande de corbeaux sur une charogne, et 
essaye d'en emporter des lambeaux. C'est à qui prendra le 
plus gros morceau. Tous sont là l'œil avide, grilles et becs 
ouverts, tirant chacun de leur côté la malheureuse invention. 
L'un s'en approprie une petite partie, un autre en prend 
une plus grande, jusqu'à ce que vienne un vautour plus 
hardi qui l'emporte tout entière. Ne faut-il pas bien que 
tout le monde vive? Les contrefacteurs sont ennemis des 
monopoles. Us regardent la propriété comme un injuste 
privilège ; ils s écrient : La propriété c'est le vol, et pour 
rester honnêtes gens, ils commencent par voler la nouvelle 
invention. Ce sont d'ardents communistes qui, cependant, 
feront condamner aux travaux forcés un pauvre diable qui 
leur aura dérobé un morceau de pain. Mais distinguons! ils 
se figurent eux être honnêtes gens, et si on les traitait de 
voleurs, ils vous traduiraient devant le tribunal de police 
correctionnelle, qui les a peut-être condamnés, et, preuves 
en main, ils prouveraient que l'épithète qu'on a employée à 
leur égard est impropre, car ils n'ont pas été condamnés 
comme voleurs, mais comme contrefacteurs, ce qui n'est 
pas la même chose. Evidemment, et il ferait une grosse er- 
reur celui qui voudrait confondre ces deux espèces d'indi- 
vidus en une môme classe. D'abord, pourrait-on lui dire, la 
Digitized by Google
LES CONTREFACTEURS. 
\\1 
propriété industrielle n'est pas reconnue comme telle par la 
loi... ergo,.. 
C étaient de parfaits honnêtes gens les gentilshommes qui 
voulaient déposséder Sauvage des flacres, comme ceux qui 
allaient s'embusquer sur le pont Neuf, derrière la statue 
d'Henri IV, pour dépouiller les passants. 
Il n'y a peut-être pas eu une invention, petite ou grande, 
qui ait échappé à la contrefaçon. Parfois le vol, car c'est 
bien un vol, prend un caractère odieux. Pendant que Scne- 
felder fonde de nombreux établissements lithographiques en 
Europe, ses frères, ses frères qu'il avait nourris, auxquels 
il avait voué sa jeunesse, pour lesquels il avait essayé de 
vendre son sang, vendaient eux ses secrets de fabrique à 
des étrangers qui s'enrichirent de ses dépouilles. 
Dès qu'on voit prospérer une invention qu'on a niée 
quelque temps auparavant, vite, ceux qui ont peut-être 
crié le plus haut contre elle, s'empressent de la contre- 
faire. 
S'ils sont hardis, ils commencent par attaquer ouverte- 
ment, hautement l'inventeur; ils prétendent qu'il n'a nul 
droit à son brevet. 
S'il triomphe, comme Arkwright, alors les contrefac- 
teurs se taisent, mais agissent ; ils élèvent des fabriques pa- 
reilles aux siennes, ils construisent des machines en tous 
points semblables, et ils exploitent son invention concur- 
remment avec lui. Arkwright prend alors l'initiative et pour- 
suit ces hardis voleurs. Mais il est débouté de sa plainte 
parce qu'elle ne prouve pas suffisamment son accusation. 
Alors les autres, encouragés par cet échec que subit l'inven- 
teur, redoublent de zèle et d'ardeur. Arkvvright ne se dé- 
courage pas; il intente un nouveau procès contre un de ses 
contrefacteurs en 178o, Il le gagne. Mais ceux-ci ne se dé- 
couragent pas non plus; ils montrent que la filature du 
coton estime des richesses de l'Angleterre, qu'il est in- 
juste qu'un seul homme en ait le monopole ; qu'il importe à 
Digitized by Google
U8 
l'inventeur. 
l'intérêt commun que tous puissent exploiter cette industrie; 
ils font tant et si bien, ils influencent l'opinion publique à 
un tel point que le brevet d'Arkwright est annulé. N'est-ce 
pas un beau succès et une belle prime d'encouragement 
pour messieurs les contrefacteurs? 
Plus heureux James Watt finit par triompher de ses en- 
nemis. Mais ce ne fut pas sans peine et il faillit succomber 
dans la lutte. S'il n'eût pas obtenu la prolongation de son 
privilège, il n'eût jamais retiré un sou de son invention. Ce 
ne fut cependant pas sans peine qu'il l'obtint. Une fois assuré 
de la propriété de son œuvre pendant vingt-cinq ans, il 
monte avec Boulton une vaste exploitation à Soho. Les 
deux associés recevaient pour redevance la valeur du tiers 
de la quantité de charbon dont chacune de leurs machines 
procurait l'économie. 
« Les hommes, dit Arago à ce sujet, se résignent volon- 
tiers à payer le loyer d'une maison, le prix d'un fermage. 
Cette bonne volonté les abandonne quand il s'agit d'une 
idée, quelque avantage, quelque profit qu'elle ait procuré. 
Des idées 1 mais ne les conçoit-on pas sans fatigue et sans 
peine? Qui prouve d'ailleurs, qu'avec le temps, elles ne 
seraient pas venues à tout le monde? En ce genre, des jours, 
des mois, des années d'antériorité ne sauraient donner 
droità un privilège 1 » 
Les mineurs suivant cette idée ne payaient la rente due 
à Watt et à Boulton qu'avec la plus extrême répugnance et 
cherchaient par quel moyen s'en débarrasser. Des contre- 
facteurs vinrent à leur secours; ils attaquèrent hardiment 
Watt comme plagiaire. Pendant sept ans ils le poursuivi- 
rent avec acharnement, « Ce que je redoute le plus au 
monde, écrivait-il, ce sont les plagiaires. Les plagiaires! ils 
m'ont déjà cruellement assailli ; et si je n'avais pas une ex- 
cellente mémoire, leurs impudentes assertions auraient fini 
par me persuader que je n'ai apporté aucune amélioration à 
la machine u vapeur. Les mauvaises passions de ceux à qui 
Digitized by Go 
LES CONTREFACTEURS. 
449 
j'ai été le plus utile vont, le croiriez-vous, jusqu'à leur faire 
soutenir que les améliorations, loin de mériter une pareille 
qualification, ont été très-préjudiciables à la richesse pu- 
blique. » 
Nous connaissons cette manœuvre ; elle est charmante et 
fort souvent employée. 
On nie le bienfait d'une invention ; on dit qu'elle n'existe 
pas, ou qu'elle est absurde, mauvaise, exécrable. 
Puis, faisant comme le bon prédicateur, on se hâte d'en 
profiter, de la copier, de la contrefaire, de la voler. 
Ainsi, tandis que les adversaires de Sax disaient que le 
saxophone était une chimère, ils l'annonçaient sur leur pros- 
pectus. 
C'est une curieuse histoire que celle de Sax et des con- 
trefacteurs que M. Oscar Gomettant a trop longuement et 
trop bien racontée pour que je la recommence ici. Mais 
je vous renvoie à son intéressant ouvrage, Un inventeur 
au dix -neuvième siècle, dont j'ai déjà bien souvent 
parlé. 
Sax n'avait pas précisément la longanimité de Jacquard, 
qui disait chaque fois qu'on lui annonçait que sa machine 
était contrefaite : 
« Tant mieux, qu'on en profite; il me suffit d'avoir 
rendu des services. » 
Aussi l'inventeur de tant d'ingénieux instruments de mu- 
sique a-t-il passé sa vie en procès. 
Je ne suivrai pas ici ces procès, mais j'extrais de l'ou- 
vrage de M. Oscar Gomettant un bien curieux type de con- 
trefacteur, admirablement dessiné : 
« Un contrefacteur, dit M. Oscar Gomettant, avait un 
fils très-doux, très-naïf et rempli des plus excellentes qua- 
lités. C'était, en tout point, le contraste frappant de son 
père. L'aimable jeune homme venait d'atteindre sa ving- 
tième année. Il était fils unique et aurait pu se garnir très- 
convenablement une paire de sabots avec l'excédant du foin 
10 
Digitized by Google
450 
L'INVENTEUR. 
dont son père avait su remplir ses bottes en déchaussant 
les inventeurs. 
« Le contrefacteur n'était pas un de ces contrefacteurs de 
circonstance plus malheureux que coupables et forcés de 
hurler avec les loups. 
« Ce n'était point non plus un contrefacteur de bonne 
foi, comme il peut s'en trouver et comme il s'en trouve, en 
effet, quelquefois. 
a Notre homme appartenait à la famille des contrefac- 
teurs qui agissent en parfaite connaissance de cause et 
savent tourner à leur proût les lenteurs d'une procédure 
qu'ils font durer autant que possible, en invoquant tous 
les cas de nullité et de déchéance qui pèsent, toujours me- 
naçants, sur la tôtedu malheureux inventeur. 
« En un mot, c'était ce que j'ai appelé un contrefacteur 
sérieux, un contrefacteur de la bonne école. 
« Notre contrefacteur voulant céder son fond... » 
— Un fonds de contrefaçon? me direz-vous en m'inter- 
rompant et en souriant. 
— Pourquoi pas? vous dirai-je sérieusement. 
— C'est donc possible? 
— Gela s'est vu. Notre homme donc, voulant céder son 
fonds à son fils, le fit appeler un matin et lui tint solennelle- 
ment ce langage : 
m — Mon fils, je désire me retirer des affaires et vivre 
tranquillement de mes renies. 
« — C'est très-bien, mon père. 
« — J'ai fait une observation, mon fils. 
« — Laquelle? mon père. 
« — C'est qu'avant tout, dans le commerce, il faut être 
honnête. 
« — J'en suis persuadé, mon père. 
« — Oh l ce n'est pas qu'il ne se trouve des négociants 
peu scrupuleux qui réussissent aussi : rien n'est absolu 
dans le monde. Mais je passe en règle que, pour bien faire 
Digitized by Google
LES CONTREFACTEURS. 
4M 
ses affaires, il faut être honnête avant tout. Cette ligne de 
conduite, je l'ai toujours suivie, et je me suis préparé ainsi, 
pour mes vieux jours, ce qu'on nomme une honnête ai- 
sance. 
« — Une honnête aisance?... il y a donc aussi des ai- 
sances malhonnêtes, mon père? 
a — Oui, mon fils. 
« — Je ne savais pas, mon père. 
« — Tues encore jeuneî Je continue. Le scrupule le plus 
indomptable a toujours été mon égide depuis le commence- 
ment jusqu'à la fin de ma carrière. Je veux t'en donner une 
preuve: Avant d'être fabricant, j'étais marchand; car il 
n'est pas toujours indispensable de savoir fabriquer un objet 
pour se mettre à la tête d'une fabrique de ce même objet. 
a — Cependant il me semble, mon père, qu'on ne saurait 
être un bon chef de fabrique si on ne connaît pas la fabri- 
cation de l'objet qu'on fait fabriquer? 
« — Sans doute, tu as parfaitement raison ; mais on peut 
suppléer aux connaissances qu'on n'a pas, par un certain 
aplomb vis-à-vis des ouvriers et des clients. Puis on finit 
par acquérir une routine qui, pour beaucoup de personnes, 
tient lieu de véritable savoir. Je te disais donc qu'avant 
d'être fabricant, j'avais fait le commerce et que, dans le 
commerce comme dans la fabrication, je m'étais toujours 
montré l'esclave de la probité. Par suite de diverses cir- 
constances qu'il serait trop long d'énumérer, j'avais deux 
fois déposé mon bilan. Où d'autres auraient offert vingt ou 
vingt-cinq pour cent à leurs créanciers, je donnai, moi, 
pour me conformer à ma ligne de conduite, cinquante pour 
cent! 
« — C'est que, sans doute, vous pouviez les donner, 
mon père? 
« — Parbleul si je le pouvais! es-tu enfant!... Je fis une 
troisième faillite plus ruineuse que les deux autres. Je vou- 
lus, néanmoins, comme dans les précédentes, donner cin- 
452 
l'inventeur 
quantc pour cent à mes créanciers; mais il se trouva que 
mon actif ne me fournissait pas vingt pour cent. 
a — Ah 1 mon Dieu, mon père ! 
« — Sais-tu ce que je fis? 
« — Je ne puis le deviner, mon père. 
« — Je comblai la différence de mes propres deniers, et 
mes créanciers furent payés de leur cinquante pour cent 
comme d'habitude... d'un autre côté, quand le hasard, ce 
capricieux génie, m'a conduit plus tard à contrefaire, dans 
ma fabrique, un objet breveté, toutes les fois que l'inven- 
tcur, soutenant jusqu'au bout ses droits, a obtenu des tri- 
bunaux une condamnation contre moi, j'ai courbé la tète 
et j'ai payé les dommages-intérêts. 
— Ah ! mon père, votre conduite est bien noble ! » 
Est-il assez curieux ce type de contrefacteur? Quel hon- 
nête homme? mais il vit, il est bien portant, il se trouve 
partout ; c'est lui qui en Amérique contrefait l'invention de 
Fulton et cause la mort de l'inventeur; c'est lui qui fait 
mourir Jouffroy aux Invalides ; c'est lui qui vole la pei- 
gneusede Heilmann exposée à Paris en 1849 et qu'il expose 
en 185*1 à Londres ; c'est lui qui pousse Jobard à cacher la 
méthode à l'aide de laquelle il parvenait à extraire du gaz 
à éclairage de l'eau; c'est lui qui contrefait le cherche-fuites 
Maccaud ; c'est lui qui s'empare, à sa naissance, du mode 
de coulage des glaces de M. Brossette; c'est lui qui gagne 
des millions, en usant du procédé d'Edouard Adam pour la 
distillation des alcools, et tue l'inventeur en le tralnantde 
procès en procès. 
S'il vit, c'est que la loi le protège. Certes, je ne voudrais 
pas demander contre lui la peine de mort. Je suis ennemi 
des lois draconiennes, mais cependant je dois dire que 
notre, loi le favorise singulièrement. Il y aurait certes une 
curieuse étude à faire sous ce titre : De la protection que la 
loi accorde au contrefacteur. 
Sans faire cette étude, montrons que la pérennité de la 
Digitized by Google
LES CONTREFACTEURS. 
Ar,3 
propriété industrielle reconnue, le contrefacteur ne pouvant 
plus nourrir l'espoir d'amener de procès en procès l'in- 
venteur jusqu'à l'expiration de son brevet, renoncera à la 
chance trop dangereuse d'être condamné. 
Voilà ce que peut faire la loi contre le contrefacteur. 
Que peut faire de son côté l'inventeur? 
L'inventeur peut faire beaucoup par l'association. Alors, 
comme la gradation de ses idées pourra être suivie, parce 
qu'elle se fera au grand jour, nul ne pourra plus venir pré- 
tendre que des idées reconnues unanimement nouvelles 
quand elles ont paru, par une société qui s'occupait spécia- 
lement de la question à laquelle elles s'appliquaient, étaient 
antérieures. Cette accusation de plagiat que les contrefac- 
teurs aiment tant à lancer contre l'inventeur, tombera 
d'elle-même, et alors ces honnêtes voleurs perdront leur 
principale arme. 
Voici encore une des persécutions qu'a suscitées à l'in- 
venteur notre législation sur les brevets. Il ne suffit pas 
qu'il soit soumis seulement à la juridiction du tribunal 
civil, il faut encore qu'il soit soumis à la juridiction du 
tribunal correctionnel. Que rcsulte-t-ii de cette double ju- 
ridiction? 
Il résulte un fait véritablement monstrueux, épouvanta- 
ble, que Ton aura peine à croire. 
Moi, inventeur, j'ai intenté devant le tribunal de police 
correctionnelle une action en contrefaçon contre un contre- 
facteur. Je gagne. Mon adversaire est condamné. 
Que fait-il alors? il m'intente devant les tribunaux civils 
une demande en nullité ou déchéance du brevet. De quels 
moyens se sert-il ? De ceux dont il s'est déjà servi devant 
le tribunal de police correctionnelle. Mais la justice n'étant 
pas infaillible est variable, et alors, souvent les moyens re- 
poussés une première fois le font triompher devant les 
nouveaux juges. Alors, mon brevet est déclaré nul, et, 
infamie dérisoire, il peut à son tour mo traduire en police 
Digitized by Google
454 L'IN VKRTEUB. 
correctionnelle et me faire condamner comme contrefac- 
teur, moi qui avais déjà triomphe contre lui, moi qui avais 
prouvé qu'il avait usurpé mes titres, moi contre lequel il 
n'avait pu une première fois établir son droit d'une manière 
assez probante pour être acquitté. Et je puis être con- 
damné à l'amende, et même emprisonné en cas de réci- 
dive. 
Voilà un fait assez curieux, j'espère, et qui prouve en 
faveur de notre législation. 
De cette manière, il n'est pas étonnant qu'un procès 
commence en 1847 et se termine en 4854, faisant per- 
dre la moitié de la durée d'un brevet, et mangeant 
200,000 fr. 
C'est ce qui est arrivé à Sax, assailli par une nuée de 
contrefacteurs que la loi favorisait autant que possible. U 
gagnait un procès contre eux, vite il se voyait assailli par 
une demande en déchéance de ses brevets. L'affaire durait 
quinze mois, c'était du temps gagné pour les contrefac- 
teurs qui contrefaisaient tranquillement avec acharnement; 
c'était du temps perdu pour Sax dont les brevets couraient. 
Ainsi, voilà ce qui arrive avec notre procédure si longue 
et si coûteuse, qui passe par tant de phases avant d'avoir 
une solution, accumule des montagnes de papier timbré, 
traîne des années et aboutit à des résultats souvent con- 
tradictoires. Les contrefacteurs qui connaissent les ruses 
du métier se servent de la loi pour contrefaire en toute 
sécurité, en toute liberté, et même en tout bien tout hon- 
neur. 
Us se disent : je vais avoir un procès contre l'inventeur; 
mon procès durera sept, huit, dix, douze, quinze ans, 
autant que son brevet. Pendant ce temps-là je contreferai, 
contreferai, contreferai. Je gagnerai, je perdrai. Mais que 
m'importe? En admettant que je finisse par perdre, en 
défalquant frais et dommages-intérêts que j'aurai la bonté 
de lui payer, si j'y suis condamné, de jolis bénéfices me 
Digitized by Google
LES CONTREFACTEURS. 
455 
resteront encore. Et puis, comme on sait bien échapper 
aux dommages-Intérêts I II y a de si beaux petits moyens 
pour cela! La prescription, par exemple. L'inventeur allé- 
guera en vain que la fabrication continue est un délit suc- 
cessif; le contrefacteur se sauvera par cette arme de 
coquin. 
Et puis qu'importe? Ils sont dix, ils sont vingt, cent, 
mille qui entourent l'inventeur ; ils l'égarent dans un laby- 
rinthe de procès dont il ne peut sortir. L'un a-t-il épuisé 
tous les moyens possibles pour arrêter les travaux de l'in- 
venteur, lui faire perdre son temps, il a un successeur. Un 
seul est en cause ; les autres payent les violons. 
Aussi arrivent-ils à ruiner forcément l'inventeur, obligé 
de consacrer temps et argent pour se défendre contre cette 
masse qui l'entoure, le serre, l'accule et l'étouffé. 
M. Boquillon dit : « J'ai pu acquérir la triste certitude 
que le contrefacteur, après avoir payé les frais légaux, peu 
considérables en matières criminelles, et les dommages- 
intérêts fixés par les magistrats, se trouvait avoir réalisé 
des bénéfices considérables. » 
Maintenant, une fois que l'inventeur a bien et dûment 
gagné son procès, il a peut-être le droit de saisir les in- 
struments contrefaits, mais il ne peut exercer ce droit tout 
simplement, il faut auparavant qu'il dépose un cautionne- 
ment ; pourquoi ce cautionnement? — Prévenu, on ne dis- 
cute pas avec la gendarmerie : le cautionnement est la con- 
signe, il vous suffit de le savoir. Et si vous oubliez une 
seule des nombreuses formalités exigées, nouveaux procès! 
Aussi il n'y a rien d'étonnant qu'il y ait des maisons de 
contrefaçon, et qui font très-bien leurs affaires, le plus 
honnêtement du monde. Il leur sufut d'user de la protec- 
tion que la loi leur donne. 
Pourquoi s'étonner ensuite qu'on voit un inventeur 
abandonner son brevet, après avoir payé l'amende, décou- 
ragé, lassé, brisé ; laisser alors aller son œuvre à vau-l'eau, 
Digitized by Google
456 l'inventeur. 
sans plus s'en inquiéter. M. Pellion faisait des réflexions 
de ce genre, il y a quelques années, dans le bulletin des 
arts de la Presse scientifique, à propos de M. Couturier, qui 
avait agi ainsi pour son procédé de fabrication du papier. 
11 faut donc à toute force remédier à cet état de choses; 
mais comment? est-ce en augmentant la sévérité de la loi, 
comme en Amérique? 
Oui, on peut assimiler la contrefaçon à un vol, et rendre 
ce vol passible des cours d'assises. Les Anglais ont certes 
raison d'appeler pirates ceux qui la pratiquent. 
Mais, pour moi, ce n'est que le moindre moyen. D'abord 
ce n'est qu'un moyen répressif, et il faut, avant tout, avoir 
un moyen préventif. 
Or, d'où provient d'abord la contrefaçon? quelle est sa 
source? quelle est son origine? comment peut-elle se ma- 
nifester? 
Ces causes découvertes, nous saurons la manière ensuite 
dont on pourra la faire avorter. Ces causes, ou plutôt cette 
cause, vient uniquement de l'esprit de la loi. 
La loi, comme nous l'avons déjà vu, exige la nouveauté 
absolue ; elle ne veut breveter que l'idée. Or, l'idée, nous 
l'avons démontré, ne peut être brevetée que quand elle est 
matérialisée. La nouveauté ne peut jamais être complète- 
ment absolue; elle ne peut être que relative. 
Par conséquent, qu'on cesse donc de chercher pendant 
plus longtemps à ne breveter que l'idée, et la contrefaçon 
est tuée du coup. Elle n'existe plus, et l'inventeur peut 
ouir en paix du fr uit de son œuvre. 
Digitized by Google
CHAPITRE IX 
I/luTenteur et l'économie politique. 
M. Saint-Chamans, le Constitutionnel et les machines à vapeur. — Un 
principe de Frédéric Bastiat. — Influence des inventions sur la ri- 
chesse publique; les meuniers d'Ulysse et lo moulin de Saint- Maur; 
le cheval» la route, le canal, le chemin de fer ; machines à filer.... — La 
machine détruit-elle le travail? Fait-elle baisser le prix du salaire? — 
L'invention donne richesses et vie. — Le vrai roi .'—Les hommes d'Etat 
et leur politique; les égouts de Londres; dépenses productives et dé- 
penses improductives. — a L'avenir est le mal. » — La loi du progrès. 
On ne dit plus avec M. Saint-Chamans : « Bénissons les 
obstacles que la cherté du combustible oppose chez nous à 
la multiplicité des machines à vapeur. » On ne déplore 
plus avec le Constitutionnel de 1847 : « L'excès des travaux 
publics et le nombre exagéré des chemins de fer. » On ne 
regarderait plus comme un grand malheur la manivelle fan- 
tastique de Sismondi, à l'aide de laquelle le roi d'Angle- 
terre eût fait tout l'ouvrage de ses sujets. 
Non, maintenant nous n'avons plus en vue l'effort ; nous 
ne croyons plus que c'est lui qui crée la valeur ; nous re- 
gardons la nécessité du travail comme le mal ; nous regar- 
dons la satisfaction comme le bien ; c'est la grande gloire 
de Frédéric Bastiat de l'avoir formulé et proclamé, ce prin- 
cipe économique : « La richesse de l'homme, c'est l'abon- 
dance des choses. » 
Or, comment accomplir cette loi, si ce n'est en produi- 
sant le plus possible avec le plus de facilité possible; si ce 
==*58 ==
L'INVENTEUR. 
n'est en tirant le plus possible des agents naturels qui sont 
gratuits? 
Et n'esk-ce pas la machine, n'est-ce pas l'invention qui 
doivent conduire l'humanité à ce but? N'est-ce pas par leur 
aide que nous parviendrons à économiser le temps, la force 
de chaque homme, de manière que sa vie et ses forces 
soient doublées, triplées, quadruplées, quintuplées, etc., 
et que la production suive la môme proportion ? 
La machine, comme l'a dit M. F. Passy, est l'épargne, 
la vie et la puissance de l'homme. 
Voyez quels résultats ont produits quelques inventions : 
Selon Homère, douze femmes étaient sans cesse occupées 
à moudre le grain dans la maison de Pénélope. 
Le moulin de Saint-Maur a quarante meules, surveillées 
par vingt ouvriers, qui réduisent en farine sept cent vingt 
hectolitres de froment, de quoi alimenter soixante-douze per- 
sonnes. 
Du temps d'Ulysse, une personne était donc employée à 
moudre la farine nécessaire à vingt-cinq personnes. De 
nos jours, une personne suffit pour satisfaire le môme be- 
soin de trois mille six cents personnes 1 
Partout où le cheval est substitué à l'homme pour le 
transport, le progrès est comme trente kilos sont à deux 
cents. 
Le progrès pour une route carrossable est vingt fois plus 
grand : pour un canal, quatre-vingts ou cent fois, un cheval 
pouvant traîner de quatre-vingt à cent mille kilos sur cette 
voie. 
Nous avons maintenant des vaisseaux qui représentent 
une force de quarante mille chevaux ordinaires. 
Un calcul présenté à la Chambre des députés en 186o 
constatait que la diminution des frais de transport avait 
valu, depuis l'Empire, une économie dç plus de quatorze 
cents millions. 
En 1763, la voiture d'Édimbourg à Londres effectuait ce 
Digitized by Google
l'inventeur et l'économie politique. 459 
trajet en quinze jours; en 1835, les diligences l'accomplis- 
saient en quarante-huit heures, aujourd'hui le chemin de 
fer le parcourt en 12 heures. 
En 1672, on passait un mois pour aller de Paris à Mar- 
seille, aujourd'hui on passe trente heures. 
Le premier chemin de fer de Liverpool à Manchester 
tripla le nombre des voyageurs qui parcouraient cette 
route, et, malgré la concurrence des canaux, il transportait 
mille tonnes de marchandises par jour. 
« Le temps est l'étoffe dont la vie est faite, a dit Fran- 
klin. » En 1854, Robert Stephenson a calculé que la rapi- 
dité des communications, en économisant le temps perdu 
sur les salaires des ouvriers, donnait un bénéfice net de 
cinquante millions par an à la richesse publique de l'An- 
gleterre. Ce bénéfice était alors de quarante-cinq millions 
en France. 
Le chemin de fer du Nord a transporté en 1861 huit mil- 
lions de voyageurs. Supposons une heure d'économie pour 
chacun d'eux, ce sont huit millions d'heures, c'est-à-dire, 
huit cent mille journées à dix heures, c'est-à-dire deux 
mille cinq cents à trois mille années de travail, à dix heures 
par jour, ou l'équivalent de deux mille cinq cents à trois 
mille existences actives. (F. Passy.) 
Le chemin de fer souterrain de Londres transporte cent 
onze millions de voyageurs. Mettons une heure d'économie 
pour chacun, c'est trente-huit mille années. 
Un ouvrier qui produisait six kilos de fer en produit 
maintenant cent cinquante ! 
Un ouvrier fileur de coton fait trois cent vingt fois plus 
de travail qu'avant l'invention d'Arkwright. 
On a calculé que la machine à vapeur et la machine à 
filer sont arrivés en Angleterre à un développement de 
forces égalant quatre cents millions de travailleurs. 
En 1810, la France avait quinze machines à vapeur ; en 
1827 ce chiffre s'élevait à deux cent vingt-huit; en 1829 à 
Digitized by Google
40(1 
i/lHVENTEUR. 
cinq cent cinquante-quatre ; en 1863 il était de vingtrdeux 
mille cinq cent seize, représentant une force de six cent 
dix-sept mille huit cent quatre-vingt-dix chevaux, ce qui 
équivaut à la force motrice que pourraient donner douze 
millions neuf cent soixante-quinze mille six cent quatre- 
vingt-dix hommes de peine, chiffre supérieur au nombre 
des hommes capables de travailler en France. 
L'industrie de l'impression des cotons, introduite en 
France par Oberkampf, emploie six mille balles de coton, 
et la main-d'œuvre qu'elle nécessite donne à la France un 
bénéfice de 240 millions. 
Une bien modeste industrie, celle des eaux gazeuses, se 
chiffre, d'après M. Barrai, à la somme de trente rail- 
lions. 
Voyez quelle magnifique production ! quelle puissance 
acquiert l'homme quand il est secondé par la machine! 
Voyez dans quelle proportion grandit la richesse sociale. 
Cependant certains économistes n'en sont pas contents; 
ils viennent nous dire : Là où il fallait cent quarante-quatre 
personnes pour moudre le blé, il n'en faut plus maintenant 
que vingt ; là où pour l'extraction du fer, vingt-cinq hommes 
trouvaient de l'occupation, il n'en faut plus qu'un ; pour 
les gros ouvrages une machine à coudre remplace vingt- 
cinq hommes ; pour la couture ordinaire, dix ouvrières ; la 
machine à faire des poulies de Brunei n'emploie plus que 
dix ouvriers là où il en fallait cent dix. 
Et alors ces gens poussent les hauts cris, et ne compre- 
nant pas que la production engendre partout la richesse, ils 
disent : ce travail que fait votre machine est enlevé à 
l'homme; la machine est la ruine de l'ouvrier. Ils citent 
Montesquieu et ces paroles de Proudhon : « Plus le travail 
se divise et les machines se perfectionnent, moins l'ouvrier 
vaut ; conséquemment moins il est payé ; partant, plus, pour 
un même salaire sa tâche augmente. » Vous tuez ainsi des 
populations entières. Souvenez-vous que Philippe de Gi- 
Digitized by Google
l'inventeur et l'économie politique. 461 
rard a tenu dans sa main la vie de huit cent mille habi- 
tants des Flandres ! 
Et sur ce, quelques-uns proposent de faire indemniser 
les ouvriers par l'inventeur; d'autres voudraient que l'État 
achetât les machines, les gardât sous verre, comme des ob- 
jets de curiosité, servant à montrer la puissance de l'homme 
et qu'il en prohibât l'usage jusqu'à ce que tout fût préparé 
pour les recevoir. 
Oui, en plein dix-neuvième siècle, en l'an de grâce 1866, 
il y a des gens qui viennent vous dire des billevesées de 
cette force. 
Ils sont plus arriérés qu'Hésiode, en vérité, qui, admirant 
les cyclopes, disait : « Ils ont la force, l'activité et des ma- 
chines pour les aider dans leurs travaux. » 
Franklin définissait l'homme : « L'animal qui sait se faire 
des outils. » Et il avait profondément raison. L'homme seul 
est faible, il n'acquiert de force que par son intelligence qui 
lui soumet les forces de la nature. Le bâton qu'a pris le pre- 
mier homme pour résister aux bêtes féroces a été un outil, 
la pierre qu'il a lancée pour abattre un oiseau qu'il ne pou- 
vait atteindre a été un outil. L'homme s'est servi d'une 
machine dès le jour où il a été assez intelligent pour com- 
prendre son emploi. Si les adversaires des machines sont 
logiques, ils doivent désirer la suppression de la truelle, du 
marteau, du couteau; ils doivent vouloir que nous labou- 
rions la terre avec nos ongles ! « Car les machines, comme 
Ta dit un ouvrier anglais, c'est tout ce qui, en plus des on- 
gles et des dents, sert à l'homme pour travailler. » 11 n'est 
donc pas besoin de réfuter de telles absurdités ; les consé- 
quences auxquelles les amène leur principe suffisent pour 
prouver leur nullité. 
Il serait, en outre, facile de la réfuter par les faits. Elle 
fut bien loin de diminuer le nombre des ouvriers, la ma- 
chine à filer d'Arkwright, puisque dans les dix années 
(1777-1787) qui suivirent son adoption, le nombre des ou- 
462 
L'IN VE.NTEUH. 
vriers employés aux filatures et au tissage des cotons s'éleva 
de sept mille neuf cent à trois cent cinquante-deux mille; 
en 1750 la population du duché de Lancaster était de trois 
cent mille habitants; en 1801 , grâce au développement de 
l'usage des machines à filer, elle comptait six cent soixante- 
douze mille membres et, en 1831, leur nombre s'élevait à 
un million trois cent trente-six mille. Quant au taux des 
salaires, doit-il diminuer quand le besoin d'ouvriers est 
aussi grand? Évidemment non. De 1777 à 1787, le salaire 
des ouvriers eraplojés à la filature et au tissage s'éleva de 
cent cinquante pour cent. L'importation des machines a 
augmenté beaucoup les salaires dans le Jura. Ce fait se 
produit partout. 
De plus, loin de supprimer, comme on le prétendait, cer- 
taines industries, elle leur donne souvent une nouvelle vie. 
Ainsi tous criaient que les chemins de fer supprimeraient 
la circulation sur les routes; or, de 1857 à 1866 elle a aug- 
menté de vingt-deux pour cent dans certains départements, 
l'Hérault entr'autres. 
L'expérience a donc démenti la théorie de ces timorés, et 
cela devait être, car leur théorie était fausse. 
En effet, si au lieu d'employer deux ouvriers, je n'en 
emploie plus qu'un, j'économiserai le salaire de cet ou- 
vrier; mais de cette économie que ferai-je? ne l'utiliserai-je 
pas à autre chose? L'emploi sera le même, mais la produc- 
tion sera double I 
De plus, comme la production est augmentée, la consom- 
mation est facilitée, et par conséquent augmentée. Par con- 
séquent plus il y a de production, plus il faut de travail. Le 
travail de la machine crée de nouveaux travaux par cela 
même qu'il crée une nouvelle production et une nouvelle 
consommation. 
Qui doute qu'il n'y ait pas plus d'imprimeurs qu'il n'y 
avait de copistes ? qui doute que les chemins de fer n'em- 
ploient pas plus de monde que jadis les messageries et les 
Digitized by Google
l'inventeur et l'économie politique. 463 
diligences. La télégraphie électrique nVt-elle pas ouvert 
au travail une large carrière ? La navigation à vapeur a-t-elle 
détruit la marine! 
Non évidemment, mais il y a encore autre chose à dire. 
Admettons que la consommation reste la même, quoique 
la production soit doublée, s'ensuit-il qu'une portion de 
travail a été frappée d'inertie? «Non, répond Bastiat;... car 
le fonds des salaires n'en demeure pas moins sauf; ce qui 
ira de moins à cette industrie se retrouvera dans l'économie 
réalisée par tous les consommateurs, et ira de là salarier 
tout le travail que la machine a rendu inutile et provoquer 
un développement nouveau de toutes les industries. » 
Il n'y a rien à répondre à de pareilles preuves ; mainte- 
nant il serait facile de montrer encore que cette gigantesque 
production qu'apportent les progrès de l'industrie est favo- 
rable à l'ouvrier quand il devient consommateur, puisque 
tous les objets dont il a besoin sont d'une qualité supé- 
rieure et d'un plus bas prix. 
Et non-seulement l'invention est la richesse pour tous, 
mais elle fait cesser les durs travaux qui écrasaient la 
femme, comme le prouvent l'Angleterre et les États-Unis; 
mais elle est encore la vie, car c'est elle qui a détruit cer- 
tains métiers insalubres, la dorure et l'argenture, l'étamage 
des glaces par le mercure et autres qui condamnaient à de 
hideuses et horribles maladies incurables, à la mort même, 
les malheureux ouvriers qui, forcés de sacrifier l'avenir au 
présent, leur donnaient leur vie en échange du pain de 
chaque jour. 
Quel plus magnifique rôle que celui de l'homme qui, par 
son génie, peut ainsi créer plus de richesses du fond de son 
atelier que des milliers de travailleurs réunis ; qui peut 
sauver la vie à des légions de malheureux, donner le bien- 
être à des millions de misérables et changer, à l'aide d'une 
chaudière ou d'un fil, tout un ordre social I 
Écoutez ces paroles de M. Eugène Pelletan : 
t'îlf VBNTECR. 
« L'histoire dit bien que tel prince du nom de Louis, qui 
porte je ne sais plus quel numéro onze, douze, treize ou 
quatorze, a détruit la féodalité, rasé les donjons, émancipé 
les communes, soumis les petits brigands titrés qui pil- 
laient les chemins et divisaient la France en mille petites 
Frances, ornées de créneaux. 
« L'histoire en a menti. Voici la vérité : Un homme, 
d'autres disent un moine, découvre un jour, en rêvant, 
une nouvelle espèce de poussière, il met dans un pilon du 
soufre, du charbon et du salpêtre, et avec un grain de cela, 
il trouve moyen de lancer en l'air des blocs de rocher... il 
est le roi de son temps, il est le roi des rois, et à l'heure 
qu'il est, il règne encore. 
«... On peut appeler Charles-Quint un grand roi, parce 
que ses généraux ont pris sur la carte deux points imper- 
ceptibles qui se nomment Rome et Milan. Mais le grand roi 
est Christophe Colomb... 
« Car le signe de la véritable royauté est de trôner sur 
le temps et l'espace. Elle n'a pas de durée, pas de frontières, 
elle ne craint ni les invasions, ni les défaites. Elle est éter- 
nelle et universelle comme Dieu dont elle descend. Elle est 
véritablement une dynastie dans un seul homme du droit 
divin. 
« L'autre roi, le petit roi de convention meurt, et sou- 
vent tout entier. Qui pourrait par exemple compter la vie 
du dernier Christern? Le roi est mort, vive le roi! et on est 
obligé de crier ainsi pour résoudre tant bien que mal cette 
éternité intermittente, continuellement déchirée par une 
maladie. Mais qui donc pourrait jamais crier : Colomb est 
mort, vive Colomb ! Colomb vivra éternellement sans avoir 
besoin de tous ces vivats. 
a ... Vous tous qui cherchez la monarchie où elle n'est 
pas, où elle ne peut pas être, voyez autour de vous, il n'y a 
plus qu'un roi régnant : c'est Gutenberg. Il a détrôné suc- 
cessivement tous les autres rois depuis le pape jusqu'à l'em- 
Digitized by Google
l'inventeur et l'économie politique. 465 
pereur. Il exerce seul en ce monde la souveraineté. En 
voulez-vous la preuve? la voici : le jour où vos petites 
anarchies sont vaincues, où vos petites dynasties sont pros- 
crites, à quel allié, à quel roi des rois allez-vous demander 
secours? A Gutenberg. Vous fondez un journal... 
« Le malheureux Louis XVI n'a été roi que pour mourir, 
mais sous son règne Parmentier a mille fois plus régné 
que lui, avec un coup de pioche dans la plaine de Grenelle. 
« ... Napoléon a pu rêver la souveraineté universelle, 
mais il ne Ta pas connue, et après avoir traversé l'Europe, 
il a fini douloureusement sur un rocher. Le souverain uni- 
versel du dix-neuvième siècle était ailleurs, c'était un pauvre 
Américain, sans nom, sans titre, sans argent, que l'Institut 
de France par-dessus le marché déclarait dûment atteint de 
folie. 
« Fulton... a imposé sa loi à tous les États de l'Europe; 
que disons-nous! de l'Europe, de l'Amérique, de l'Asie, du 
monde entier. Il règne maintenant partout. » 
Voilà la vérité, l'inventeur est le vrai roi ; le premier roi 
ne futril pas un inventeur? Il fut roi, Triptolème, parce qu'il 
avait inventé la charrue ; il fut roi, Godrus, parce qu'il l'avait 
importée à Athènes; il fut roi, Gecrops, parce qu'il avait 
trouvé l'olivier. 
Voilà la vérité 1 l'inventeur est le vrai roi 1 honneur à lui I 
Il ne demande ses titres qu'à lui-même; il n'a pas besoin 
d'armées pour s'imposer au monde; il règne de par le 
^énie, le plus grand des droits, et avec ce génie il change 
le monde, et non pas seulement matériellement mais socia- 
lement : « La poudre rend tous les hommes égaux, dit 
H. Heine. Un fusil bourgeois tue tout aussi bien qu'un fusil 
noble... le peuple se lève ! » 
« Les grandes découvertes, dit Gabet, dans les sciences 
et dans l'industrie ne font pas seulement les révolutions 
scientifiques et industrielles, mais aussi les révolutions so- 
ciales et politiques... » 
80 
l'invekteub. 
Nous venons d'en avoir un exemple bien frappant celte 
année ; deux peuples, l'un de dix-neuf millions d'habitants, 
l'autre de quarante, étaient en présence. Tous les tacticiens 
promettaient la victoire h l'Autriche, Le fusil à aiguille 
paraît et anéantit toutes ces forces dans lesquelles tous 
avaient confiance. 
Pour l'homme qui est la cause de pareils effets, nous ne 
demandons ni privilèges, ni protection; nous demandons 
pour lui le droit commun, nous demandons la propriété de 
son œuvre, sa liberté d'action; et pour que quiconque a du 
génie puisse arriver à doter le monde des résultats qu'il est 
capable de produire, nous combattons toutes les entraves 
que mettent au développement individuel et la routine, et 
les préjugés du public et des gouvernements. 
Quand donc les hommes d'État comprendront-ils cette 
puissance bienfaitrice de l'inventeur? Quand donc daigne- 
ront-ils descendre des hauteurs où ils se placent, qu'ils 
prennent pour des montagnes et qui ne sont que des taupi- 
nières, d'où ils croient embrasser un horizon immense, et 
d'où ils ne voient qu'un petit coin de terre, pour s'occuper 
de l'humble alchimiste qui coule dans son creuset plus de 
lingots d'or que n'en produira jamais la Californie? Mais il 
s'agit bien vraiment de s'occuper de l'inventeur; les gou- 
vernements ont bien autre chose à faire j n'ont-ils pas les 
expéditions lointaines, les armements militaires et mari- 
times, toile de Pénélope toujours à refaire, fantaisies qui 
coûtent quelques centaines de millions? Que l'inventeur 
vienne non pas leur demander des millions, mais leur en ap- 
porter, ils les dédaignent et ils ont bien raison, car les gouver- 
nants sont des hommes positifs, des hommes pratiques, qui 
se regardent comme le centre du monde, font consister toute 
l'habileté politique en une petite ruse quelconque à l'aide de 
laquelle ils escamoteront une élection, un vote des Cham- 
bres, endormiront un moment l'opposition ou triompheront 
diplomatiquement d'une nation voisine, ruse qui est, bien 
Digitized by Google
L'INVENTEUR ET L'ÉCONOMIE l'OLITlQlî E. U>7 
entendu, un secret de la comédie que toute la presse révèle 
le lendemain du jour où il est employé. Ils ne comprennent 
pas l'avenir parce qu'ils ne comprennent pas le présent. 
Prétendant gouverner et diriger les hommes à leur gré, ils 
dédaignent l'étude des principes organiques des sociétés. 
Ils traitent d'utopistes, de rêveurs, d'idéologues, comme di- 
sait Napoléon, ceux qui cherchent à connaître les ressorts 
de l'organisation sociale. Us ont un suprême dédain pour 
ceux qui viennent leur dire qu'ils suivent une fausse route. 
Ils répondent aux téméraires : faites votre métier et laissez- 
nous faire le nôtre. Ils ont un magnifique mépris pour le 
gredin qui du haut de sa mansarde prétend régenter les 
ministres et gouverner l'Etat 1 Et ils s'étonnent ensuite 
quand tout à coup, sans qu'ils s'y attendent, sans qu'ils 
aient aperçu aucun nuage sur l'horizon, l'ouragan populaire 
s'élève et emporte leur pouvoir sur son passage. Ils ne peu- 
vent en croire leurs yeux ; ils refusent de voir la vérité, ils 
ne peuvent se convaincre de ce qui se passe ; ils sont calmes 
même et surtout alors qu'ils sont lancés sur la voie fatale 
au bout de laquelle se trouve le précipice où va s'engloutir 
leur puissance ; une fois qu'ils y sont arrives, ils ne peuvent 
comprendre comment ils sont tombés, ils cherchent la 
cause de leur ruine, et comme ils sont habitués à ne voir 
que de petites causes, ils attribuent ces effets à quelque pe- 
tite intrigue d'antichambre et de cabinet. Des successeurs 
arrivent; ils ne voient pas plus loin que leurs prédéces- 
seurs ; tous les hommes d'Etat, en arrivant au pouvoir, sont 
frappés de cécité. Aveugles comme des taupes, ils cherchent 
à se bâtir un empire sous la terre, par les voies étroites et 
tortueuses de l'intrigue; le grand jour leur fait peur; la 
ligne droite les effraye ; ils ne cherchent que méandres et 
souterrains. 
Aussi ces grands hommes d'Etat n'ont-ils garde de com- 
prendre les nécessités de leur époque, les intérêts de l'ave- 
nir, de poser le principe des sociétés et d'étudier leur ino- 
l'inventeur. 
leur. Ils trouveront toujours de l'argent pour aller faire 
une guerre quelconque ou commettre une folie telle que 
l'embastillement de Paris. Une majorité qu'ils ont faite et 
façonnée de leurs mains les approuvera et jettera de hauts 
cris d'admiration en voyant leur habile politique et en les 
entendant parler de l'honneur et de la gloire du dra- 
peau; on ne leur marchandera pas les milliards quand 
ils invoqueront ces deux considérations. On les applaudira 
quand, dans des tirades toutes faites, ils viendront réduire 
en j>oudre les arguments de ceux qui prétendaient qu'il eût 
mieux valu ne pas se lancer dans ces entreprises et em- 
ployer l'argent qu'elles engloutissent à des dépenses pro- 
ductives. Ils traiteront de révolutionnaires ceux qui diront 
qu'il vaudrait mieux diminuer le budget de la guerre et 
bâtir des écoles, creuser des canaux, construire des routes 
et des chemins de fer, etc. Ils traiteront de folies les dé- 
penses productives de la paix et ils célébreront les nobles 
dépenses de la guerre l Quand on leur parlera de la néces- 
sité du développement individuel de l'homme, ils répon- 
dront comme M. du Mirai : « Que l'état actuel est fort sa- 
tisfaisant. » 
En vain M. Jules Simon s'écriera-t-il : 
« Ecoutez ces mille voix qui sortent des ateliers et qui 
demandent que l'éducation soit versée à pleins bords, et 
que, dans ce grand pays, qui si longtemps a mené le monde, 
il ne reste plus d'autres ignorants que ceux qui le seront 
par leur faute. » 
En vain les raisons suivantes leur seront-elles alléguées 
par M. (Juichard: 
u De faits manifestes, de calculs incontestables établis 
par les hommes les plus compétents, il résulte que chaque 
année, faute de quelque soin, de simple prévoyance, faute 
d'instruction on perd, en France, une portion considérable 
des produits agricoles surpassant de beaucoup le montant 
du déficit qui amène la rareté de ces mômes produits; de 
Digitized by Google
i/lNVEKTEUIt ET L'ÉCONOMIE rOLITIQUE. 469 
sorte que notre ignorance nous coûte plus que les inonda- 
tions, la gelée, la grêle et tous autres fléaux réunis. 
« Il faut cependant bien le reconnaître, l'homme est le 
plus grand agent de l'industrie et de l'agriculture, c'est 
donc lui, avant tout, qu'il s'agit d'améliorer, c'est-à-dire 
d'instruire, pour travailler sérieusement au progrès indus- 
triel et agricole. » 
En vain leur rapportera-t-on ces mots que Lambert écri- 
vait, dans le Cahier des pauvres, déposé en 89 sur le bu- 
reau du district de Saint-Etienne du Mont : 
«L'argent ne fait rien, ne produit rien, il n'est que le 
signe des choses, et les choses ne sont produites que par le 
travail des hommes. Ce n'est donc pas l'argent, mais les 
hommes qui font la force et le nerf des États... que l'on 
s'occupe donc enfin des hommes I » 
En vain le rapport du 20 mars 1843, de la commission 
composée de MM. Barthélémy, rapporteur, Davillier, Félix 
Faure, Odier et Petit, sur le projet de loi concernant les 
brevets d'invention, proclame : 
« Que l'emploi plus ou moins intelligent des forces 
vitales d'un peuple... appliquées au produit du sol par 
l'industrie, est la principale cause de la puissance et de la 
richesse des nations. » 
En vain M. de Girardin ne cesse-t-il de répéter : 
« Il y a pour un État deux systèmes : 
« L'un, qui consiste à diminuer le plus possible ses dé- 
penses. 
«L'autre, qui consiste à augmenter le plus possible ses re- 
venus. 
« Entre ces deux systèmes, nous persistons à penser et à 
soutenir que la France n'a pas le choix. » 
M. Emile de Girardin se trompera, comme tous les au- 
tres ; ses paroles ne seront pas plus écoutées que les autres ; 
la voix de la vérité ne sera pas entendue; nul encourage- 
ment ne sera donné aux travailleurs ; nul effort pour ré- 
470 
l'inventeur. 
pandre universellement rinstruction ne sera fait ; nulle ten- 
tative de développement individuel et social n'aura lieu ; les 
dépenses ne seront ni diminuées, ni faites de manière à 
augmenter les revenus delà France; nous continuerons à 
nous traîner à la remorque de l'Amérique, de l'Angleterre, 
de la Belgique et de bien d'autres pays ; nous serons con- 
damnés, de par la loi, à rester mineurs et à être, comme 
tels, assujettis à un tuteur. 
Et tous les hommes d'État sont partout les mêmes : vous 
avez tous lu le magnifique passage da Victor Hugo sur les 
égouts de Paris. Eh bien 1 les miasmes de la Tamise ayant 
forcé de suspendre les séances du Parlement et ayant gêné 
les nez aristocrates, on a construit des égouts pour ne pas 
laisser le fleuve empesté désormais par les immondices 
d'une cité. Mais qu'a-t-on fait? au lieu d'amener les immon- 
dices dans un lieu où elles pussent être recueillies et uti- 
lisées, on les a fait déboucher plus près de la mer; mais ces 
milliers de tonnes d'engrais qu'ils charrient sont encore 
perdus. De même on vient d'ouvrir une nouvelle bouche 
d'égout à Paris; on infecte trois ou quatre communes: 
on perd toutes les matières fécondantes qu'ils entraînent. 
Qu'importe? 
En ce moment les paquebots font par an cinq voyages à 
Calcutta aller et retour ; mais le bateau qui va de Mons à 
Paris n'en fait que trois. Or, si les hommes d'État étaient 
prévoyants, n'ayant même en vue que la guerre, sachant que 
le charbon est maintenant considéré comme contrebande 
de guerre, ils s'empresseraient d'essayer d'accélérer, par 
tous les moyens possibles, son parcours par eau, de peur 
que nous n'en manquions à certains moments. Mais il s'agit 
bien de cela; au lieu d'augmenter les dépenses utiles et né- 
cessaires, ils crient: économisons 1 Nos routes sont en mau- 
vais état : en 1863, le crédit qui leur était alloué montait à 
trente-cinq millions; en 1866, il est réduit à trente et un. 
En revanche le budget delà guerre est augmenté. 
Digitized by Google
l'inventeur et l'économie politique. 474 
Tous les hommes d'État montrent la même prévoyance. 
L'exemple d'aucun d'entre eux ne corrige les autres : tous 
ont le môme dédain pour les considérations philosophi- 
ques ; tous méprisent souverainement l'intérêt général ; 
tous, enracinés au présent, regardent le progrès, la civili- 
sation, l'avenir comme le mal et cherchent par tous les 
moyens possibles à combattre ce mal. Aussi comme ce mal 
a ses racines dans lo caractère de ceux qn\, n'étant pas opti- 
mistes, ont foi dans la perfectibilité humaine et veulent de 
toutes leurs forces contribuer à créer un avenir meilleur, 
ils se gardent bien d'encourager cet accroissement de vie, 
ce développement de puissance; ils paralysent, au contraire, 
autant qu'ils le peuvent, ce déploiement de vigueur, ar- 
rêtent cet élan, compriment cette énergie ; ils serrent les 
freins, ils ferment les soupapes et ils s'étonnent que la ma- 
chine éclate î 
Quoi qu'il en soit, malgré eux, malgré leurs efforts sacri- 
lèges, il viendra un temps où nulle entrave ne gênant plus 
l'homme, où ses droits à la propriété, à l'instruction étant 
assurés, où le principe de l'association s'étant répandu et 
ayant triomphé de l'égoïsme, il n'aura plus besoin d'em- 
ployer la plus grande partie de son existence, de consumer 
toute son énergie à se débattre dans les liens avec lesquels 
l'ont enserré les préjugés du despotisme, et il pourra user 
de toutes ses facultés, sans nulle déperdition de force, pour 
atteindre le but qu'il se sera posé. Et alors quel magnifique 
accroissement de vie! quelle immense production! quelle 
activité fiévreuse ! 
Et dans ce temps comme l'effort sera presque nul, comme 
le travail manuel sera en grande partie anéanti par la ma- 
chine, comme nul ne sera plus condamné à ces opérations 
abrutissantes dans lesquelles s'étiolent l'intelligence et le 
corps, le développement intellectuel sera proportionné à 
l'accroissement du bien-être. 
La production étant immense, la consommation se fera 
472 
i/lNTENTEUR. 
sans frais; tous pourront satisfaire leurs besoins. 11 n'y 
aura plus de gens mourant de faim ni de froid. 
Alors sera réalisé l'idéal du progrès : A chacun selon ses 
œuvres, à chacun selon ses besoins 1 
Et cet idéal se réalisera non par une constitution forgée 
par un rêveur et sortie de toutes pièces de son cerveau, non 
par un remaniement de la société ; il sera réalisé par les 
harmonies économiques : l'invention détruira l'effort et 
donnera la satisfaction ; les intérêts opposés deviendront 
harmoniques ; à l'utilité onéreuse succédera l'utilité gra- 
tuite. C'est la machine qui a détruit l'esclavage ; ce sera elle 
qui détruira le prolétariat. Là est la loi du progrès. 
FIN. 
Digitized by Google
TABLE DES SOMMAIRES 
In troduction page 
Chapitre I. — Développement de» force» Individuelle». 
§ I. — La véritable richesse. — Des hommes ! dos hommes ! — La peur 
du feu. — Les ignorants. — L'instruction comme en Turquie. 
§ II. — Définitions diverses de l'instruction. — Les grands hommes que 
veut faire l'État. — M. Dtipanloup et l'éducation. — Les réformes de 
M. Duruy. — Le baccalauréat. — La préparation de l'examen. — Veut- 
on avoir des hommes ou des perroquets? — De la mémoire, pas de 
raison. — L'Université et Helvétius. — La vocation. — Les mauvais 
sujets. — Arago, le grec et le latin. — La circulaire du 0 avril. — 
M. Lcneveux et M. Emile do Girardin. — Autres opinions. — Les 
moutons de Panurge. 
§ III. — L'enseignement supérieur. — Les Facultés des sciences. — En- 
seignement officiel et enseignement libre. — Enseignement uniforme 
et enseignement universel. — Facultés de médecine. — Docteurs et 
officiers de sauté. — Écoles spéciales. — L'Ecole navale et les marins 
du commerce. — L'École polytechnique. — Opinion d'Auguste Comte : 
Propres ?i tout et vous a rien. — Balzac. — Les occupations d'un ingé- 
nieur. — Les damnés de Dante. — Ce que devient un vieil ingénieur. 
— Les concours. — Les officiers d'artillerie. — École centrale des nrls 
et manufactures. — Les grands hommes se forment seuls. — Les inven- 
teurs ne sont pas des savants. — L'enseignement professionnel. — 
M. Corbon. — Une école d'inventeurs. — La ligue de l'enseignement. 
— Le budget de l'instruction publique. 
§ IV. — Musées, bibliothèques. — Le colportage 35 
Digitized by Google
474 
l'inventeur. 
Chapitre IL — 1/lnventear. 
§ I. — Comment on devient inventeur. — Bernard Palissy. — Hasard 
ot rcvôlation ; Colomb; Pedro; Alvarez Cabra!; Galilée; les ouvriers 
fonUiniers de Florence; Jcnner; Galvani; Niepce; Hargroaves; Sene- 
fclder; Grey ; Daguerre; Newcomen ; Amontons; Baudouin et l'esprit 
du monde ; manomètre Bourdon ; une voile déchirée et un matelot ivre. 
— L'inspiration; la filiation de l'idée; la tradition; lamp? des mineurs; 
du Vervay et Galvani; William Lee; le caoutchouc; les ballons: la 
phrénologie; l'inoculation; Itab.iut-Pommier et la vaccine; Charles 
Brise et l'artillerie légère ; Gaétan et Coock ; l'Amérique ; gravure à 
l'eau forte; le thermomètre; l'abbé de l'Epée; Pierre Ponce, Vallis. 
Amman, Bonnet, Pereira; le potassium; Déliai* et Dallery ; la pisci- 
culture; les allumettes; les ponts suspendus; les tunnels; presse 
hydraulique; fusées de guerre; fusils; blutoir mécanique; sondes; for- 
ceps; spéculum; scarificateur; anesthésiques ; cartons; stuc; emploi du 
fer dnn« les constructions; télescope; machine électrique; alchimie et 
astrologie; écluses; télégraphie; méthode prostapbérétique ; paraton- 
nerre., télégraphie électrique; locomotives ; rails ; machines Jacquard ; 
life-boats; lampes; éclairage au gaz. — L'idée dans l'air; la planète de 
M. Le Verrier: l'ovarioto nie ; Spencer et Jacobi ; Scheele et Priestley; 
Franklin et Bévis; l'imprimerie. — La Révolution ; sa force génératrice ; 
— Idée commune; Olivier Ewans; ia vaccine. — Les satisfaits: les dé- 
daigneux; les routiniers: la timballe; | 0 clarinette basse; l'œuf de 
Colomb. — Naissance de l'idée ; que conclure? quel est l'inventeur? 
Sans manifestation, néaut; la théorie du succès; les créanciers de la 
société; inventeurs et perfectionneura ; l'association; son but; la cité 
de l'intelligence. 
§ IL — Caractère de l'inventeur. — Vie errante. — La tyrannie de l'idée. 
— Aveuglement de l'inventeur. — Dix inventions par jour. — L'enfan- 
tement de l'idée; Otto de Guéricke; Bernard Palissy; lutte contre la 
nature et contre la misère. — Courage. — Le char de JaggernauL — 
Misère. — L'inventeur amateur. — Le génie et les circonstances; Sax ; 
Conté, etc. — Suppression du hasard dans la société 96 
Chapitre III. — 1/laventear et la famille. 
La femme. — Nouvelles luttes. — Nécessité de changer l'éducation de la 
femme. — La femme ne comprend pas l'homme. — Elle ne comprend 
pas le travail. — Opinions de MM. Jules Simon, Edmond Texier, 
Daniel Stem, Rigault, Fénelon. — La mère. — Influence de la femme. 
— La femme de l'industriel !Î9 
Digitized by Google
TABLE DES SOMMAIRES. 
475 
Chapitre IV. — Lee négations. 
§ I. — Les amis; les bons conseils. — Les idéologues; réponse de 
M. Rooss; la valeur d'une idée; les hommes d'expérience; pouvoir de 
l«i sottise. 
§ II. — La peur du ridicule. — Le» rétrogrades. —Les conservateurs. — 
A quoi servent les manches coudés et les soufflets. — Obstacles opposés 
a la science par les religions: André Vésale; défense aux vipères 
d'avoir du venin, h la foudre de tomber sur les églises; hérésies; 
anathèmes aux chemins de fer: Romas accusé de sorcellerie. — Le 
paratonnerre interdit de par la loi; Olivier Ewans et la législature de 
Pensylvanic; Fulton hué. — Les chemins de fer et les paysans du Lan- 
cashire; la ville de Saint-Amand et Versailles. — La politique et le 
télégraphe; Charles Nodier et le gaz à éclairage. — Le wagon de 
M. Leprovost. — Nécessité pour les inventeurs d'aller en Angleterre; 
inventions rejetées par l'Angleterre; Erikson ; Mcdhursf. — Les hommes 
pratiques; Caton et Olivier de Serres; les fumiers pailleux et les tau- 
pinières. — Triomphe du faux sur le vrai. 
£ III. — Haines suscitées par l'intérêt contre l'inventeur; Arkwright; 
.louves; Hargreaves ; Jacquard ; dévastation des chemins de fer en 184N; 
M. Robinson et les ouvriers irlandais; Papin et les bateliers du Weser ; 
Fulton; Parmentier; Riquet; l'abbé Chappe; cherche-fuites Maecaud ; 
Sax ; la calomnie. — L'amour-propre ; William Lee et les dames de 
Marie de Médicis ; Bergstrasser et lo télégraphe de l'abbé Chappe ; 
l'abbé Nollet et le paratonnerre. — Le patriotisme; les Anglais et 
Franklin ; les Anglais et Papin ; escamotage d'un document important ; 
apaisement des haines nationales 149 
Chapitre V. — L'Inventeur et la science ^officielle. 
§ I. — Littérature et science officielle. — Le respect de l'autorité, — Un 
coup de boutoir. — La meute. — Un examen dans l'ancienne Faculté 
de Paris. — Je hais le sexe en gros; je l'adore en détail. — L'amour 
du repos.— La moralité de M. Pouchet. — Trop jeunes! pas de bruit! 
— La bvtc noire de l'académicien. — Démon et bouc -émissaire. — Un 
calembour scientifique. — Napoléon et la marquise de Montdéjar. — 
m Écrasons l'infâme! » — La noblesse des corps savants; arbres généa- 
logiques; la Faculté de Montpellier et Adam; la Faculté de Paris et 
Charlemagne; l'Université et le pape. — Robertson, Hiol et Gay-Lussac. 
— Trop vieux! trop vieux! — «Si on les écoulait tons, il n'y en aurait 
pas un do mort! » — Bertrand et Cuvier. — Los communications. — 
M. Élie de Beaumont. — Le» commissions. — Les jurys; les pompiers 
47f> l/lNVENTEUH. 
de Lille; vache» bretonnes et vaches Durham ; la peigneusc Hcilmann. 
— L'amour du beau. — L'administration de la science. — Français et 
latin. - Charité, s'il vous plaît. 
§ II. — L'orthodoxie scientifique. — Josué et Cuvier. — Colomb et les 
Pores de l'Église. — L'infaillibilité. — Renaudot; Hippocrate et Guy- 
Palin. — Gnlien et l'anatomie. — La mort du foie. — Les charlatans. 
Adam et l'antimoine. — Le parlement et la médecine. — • Le corps 
humain est une bonne fontaine.» — Docteurs et chirurgiens. — Hydro- 
phobie et rage. — « La science, c'est moi! » — Sous bénéfice d'inven- 
taire. — A bas les fétiches! 
§ III.— Négations. — La vie est courte et l'éternité est longue. — Para- 
tonnerres en pointe et paratonnerres en boule. — Papin. — Ewans. — 
Oberkampf. — Lardner et les bateaux a vapeur. — Life-boats. — Les 
navires cuirassés. — Fulton. — Locomotives. — « La santé des voya- 
geurs.» — Une locomotive en plein champ. — Télégraphie électrique. 
— La Condamine et le caoutchouc. — Le gaz h éclairage. — L'épicier 
Garus. — Autres négations, — L'utilité de la douleur. — Le docteur 
Velpeau et le docteur Noir. 
§ IV. — Les prodiges. — La médecine niée par les médecins; tohu-bohu. 
— Allopathes et homœopathes. — L'eau de goudron. — La gélatine. — 
Le magnétisme. — L'homme fossile. — L'empirisme. — Un chimiste 
et un chapelier. — Philippe de Paracelse. — « Cela n'est pas!» — 
« C'est contraire a un principe de Pascal.» — La nature et la théo- 
rie. — Les rails. — Euler et Dolland. — Bonnet et l'organogénie. — 
Le bélier hydraulique. — Opinions vulgaires dédaignées par les sa- 
vants. 
§ V. — Le syllogisme et les mathématiques. — Les coniques et la salu- 
brité des hôpitaux. — Faux comme une statistique. — Le pont des 
Invalides. — Maupertuis. — M. Lalanne et les chemins de fer. — « De 
l'influence des mathématiques sur l'esprit humain. » — La force du 
cygne et du martinet. — Le despotisme des mathématiciens. — Opinions 
de d'Alembcrt,Biot, Poisson, sur les mathématiques. 
§ VI. — « Fncih est in rxperiunth tlen)ti. »— Verres de France et verres 
d'Allemagne. — Cochons et moines. — Windsor. — Photographie. — 
Le sucre et les chiens. — Une poudre de salon. 
§ VII. — La science pure. — Biot. — M. Duruy. — César Birotteau et 
Vauquelin. — Antagonisme. — Les utilitaires. — Les savants et les 
grands hommes. 
§ VIII. — L'esprit académique; opinion de Balzac. — Bornes et cal- 
vaires.— L'État. — La centralisation. — Les sociétés scientifiques de 
province. — Société des amis des sciences. — Les encouragements aca- 
démiques.— La science libre \S3 
Digitized by Google
TABLE DES S0MMA1IIES. 477 
Chapitre VI. — Propriété industrielle. 
§ I. — ,La loi de 1843. — La propriété industrielle déclarée privilège. 
— Ln travail engeiidre-t-il la propriété? — Mirabeau, Proudhon, Fré- 
déric Passy, Victor Modeste, Bastiat, Quesnay, Guizot,Thiers, J. Droz. 
— Propriété industrielle ou communisme. — Do ut fies! Mutualité des 
services. — Le capital et les agents naturels. — Opinions de Diderot, 
Smith, Chaptal, Lakanal, Portalis, Ch. Laboulaye, Louis-Napoléon Bo- 
naparte. — Une contradiction de Proudhon. 
§ II. — L'inventeur ôte-t-il à la société? Le hasard; propriété intellec- 
tuelle et propriété foncière; la priorité. — Faux spiritualisme de la loi. 
§ III. — La nouveauté de l'invention; brevets d'application et d'importa- 
tion; l'enquête. 
§ IV. — La propriété est exclusive. — Un argument de M. Barthélémy. 
— Le droit commun. — La propriété industrielle est une propriété sut 
generis. 
§ V. — Abolition des brevets. — L'enquête anglaise de 1851 . — Intérêt 
des inventeurs d'après lord Granville. — Bramah et Maudslay. — 
Marques de fabrique. — Jakson et Morton. — Autre contradiction do 
Proudhon. — « A chacun selon ses œuvres. » — Les charmes de la pa- 
ternité. — Procédés agricoles brevetés. 
§ VI. — Le monopole; sans brevet, pas d'inventions. 
§ VII. — L'inventeur est-il apte à perfectionner son iuventiou? — Les 
perfectionnements. 
§ VIII. — Pérennité de la propriété industrielle. — La durée des brevets. 
— Les petites inventions; Bucking. 
§ IX. — Remède au monopole ; l'expropriation. — MM. Breulier et 
Desnos-Gardissal. — Solution proposée par M. Corbin; contradiction 
dans les termes. — Autres solutious; M. Hetzel. — La préemption de 
M. Éraile de Girardin. 
§ X. — Ni concession, ni privilège, un droit! — Déclaration du 7 jan- 
vier 1791. — Les principes en législation. — Leibnitz et les législateurs 
de 1843. 
§ XI. — Principe mauvais, conséquences mauvaises. — Cas de nullité. 
— Cas de déchéance. — Le domaine public. — M. Fourneyron. — 
L'intérêt particulier et l'intérêt public. 
§ XII. — La taxe; M. Carpraaèl. — « Impôt sur le progrès, s. g. d. g. » 
§ XIII. — L'autorité ; examen préalable. 
Digitized by Google
478 l'inventeur. 
§ XIV. — Juridiction et la compétence des tribunaux ordinaires. 
§ XV. — Nécessité d'une solution ; lo congrès de Bruxelles ; plus de 
privilège» ! Le droit commun 297 
Chapitre VII. — L'exploitation. 
§ I. — Difficultés de l'exploitation. — Les capitaux. — Un stratagème 
de Riquet. — Arkwright, Ewaus, Reid. — Le cible transatlantique. — 
Fulton, Huolz. — Le faiseur. — Avaloros.— Obstacles apportés par la 
législation. — Déchéance du brevet. 
§ II. — L'intervention de l'État. — Riquet. — L'empereur du Japon. — 
Encouragements donnés à Oberkampf, Arkwriglit, Amontons, dora 
('■authey, Marcel, Hull, Fulton, Thomas Grey, Dallery, Crespel-Delisse, 
Plulippe de Girard, Pauwels. — M. Foy. M. Thicrs. M. Passy. Le 
maréchal Soult. Les canons rayés. Le fusil à aiguille. La giberne. — 
Armstrong. Érikson. Les magistrats hambourgeois et Robertson. — 
MM. Piobert et Morin. — Piocheuse Barra t. — L'anthracite. — La 
<lio<cin'ca ulata. — Locomotives Harchaerl. — Le système Nicklès. — 
Les administrations et l'inventeur. — Règlements. 
§ (II. — Nécessité de l'association. — Maudslay et Bramah.— Maudslay 
et Bruuel. — Rumsey et Fulton. — Stephen«*>n et Seguin. — Daguerre 
et Niepce. — Erreurs de l'inventeur. — Difficultés de s'associer. — 
Maîtres de forges anglais : antagonisme et solidarité 389 
Chapitre VIII. — Let contrefacteurs. 
§ I. — Los voleurs do gloire. — Fausses paternités. — Americ Vespuce 
et Colomb. — Juste Byrge et Neper. — Hautefeuille et Huyghens. — 
Argand et Quinquet. — Davy et Stephenaon. — Gutenberg. — Fran- 
klin et Romas. — M. Legray. Le colonel X.— Riquet et Louis XIV. 
— Drames secrets. — Fontanarès et don Ramon. — Déûauces. Baudouin 
et Kunckel. Niepce et Daguerre. 
§ 2. Les contrefacteurs. — Les honnêtes geii?. — Procès d'Arkwright et 
de James Watt. — Longanimité de Jacquard. — De la protection que 
la loi accorde aux contrefacteurs. Conseils d'un honnête contrefacteur 
à son fils. — Maisons de coutrefaçon 437 
Chapitre IX. - I/lnventenr et l'économie poUtlqne. 
M. Saint-Chamans , le Constitutionnel et les machines à vapeur. — Un 
principe de Frédéric Bastiat. — Influence des invention* sur 1* ri- 
Digitized by Google
TABLE DES SOMMAIRES. 479 
chesse publique; les meuniers d'Ulysse et le moulin de Saint-Maur; 
le chmal, la route, le canal, le chemin de fer; machines à filer.... — La 
machine détruit-elle le travail? Fait-elle baisser le prix du salaire? — 
L'invention donne richesses et vie. — Le vrai roi ! — Les hommes d'Etat 
et leur politique; les égouts de Londres; dépenses productives et dé- 
penses improductives. — « L'avenir est le mal. » — La loi du pro- 
grès 437 
FIN D K LA TABLE DES S0MMA1UES. 
Pari». Imprimerie do Rougo frorc», Dunon et Frcsnc, rue du Four-St-Germain, 43. 
Digitized by Google
 s 
Digitized by Google
 1 
I 
w 
I 
i 
| Digitized by Google
 This book should be returned to 
the Library on or before the last date 
stamped below. 
A fine of ûve cents a day ia incurred 
by retaining it beyond the specifled 
time. 
Please return promptly. 
Digitized by Google
 HB 0N7G û 
Guyot 
L' inventeur 
Digitized by Google
lie