Utilisateur:Shaihulud/WIP3

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abolissent la misère ! Sauf qu’on en pourrait trouver parmi vous tout au plus un agissant ainsi, et que cet un-là serait un fou, demandez-vous donc pourquoi les riches doivent y laisser leurs plumes et se sacrifier, quand le plus clair du profit revient aux pauvres. Toi qui as tous les jours ton thaler, tu es riche relativement à des milliers qui vivent de quatre groschen. Est-il de ton intérêt de partager avec ces milliers, n’est-ce pas plutôt le leur ?

Avec la concurrence, on a bien moins en vue de faire la chose le mieux possible que d’en tirer tout le profit possible. On étudie, par suite, en vue d’un emploi, on apprend à plier l’échine et à dire des flatteries, on apprend la routine et « la connaissance des affaires », on travaille « pour la montre ». Tandis qu’en apparence on ne semble chercher qu’à faire « un bon travail », on ne poursuit en réalité qu’« une bonne affaire », un gain d’argent. On accomplit la chose soi-disant pour la chose elle-même, mais, en fait, à cause du gain qu’elle rapporte. On voudrait bien ne pas faire partie de la censure, mais on veut de l’avancement ; on voudrait diriger, administrer, etc., suivant ses convictions, mais on craint d’être déplacé ou destitué et il faut pourtant vivre avant tout.

Ainsi tout cela n’est qu’une lutte pour se faire la vie douce, pour acquérir graduellement un certain bien-être.

Et cependant, à la plupart, tous leurs efforts, tous leurs soins ne rapportent que la « vie amère » et l’« âpre misère ». Tel est le fruit de leur persévérance acharnée !

La poursuite incessante du bonheur ne nous laisse pas le temps de respirer et d’arriver à une jouissance paisible : nous ne sommes jamais satisfaits de ce que nous possédons.

Mais l’organisation du travail a trait seulement à des travaux que d’autres peuvent faire pour nous, par exemple, combattre, labourer, etc. ; les autres travaux conservent leur caractère égoïstique parce que personne ne peut faire à ta place tes compositions musicales ou exécuter tes tableaux, etc. Personne ne pourrait nous restituer les travaux d’un Raphaël. Ce sont des œuvres d’un être unique, que seul cet être unique peut accomplir, tandis que les autres méritent d’être appelés « humaines » parce que l’individualité a peu d’importance et que l’on peut y dresser à peu près « tout homme ».

Comme aujourd’hui la société ne prend en considération que les travaux d’utilité commune ou travaux humains, il s’ensuit que celui qui exécute une chose unique reste privé de sa sollicitude, et même qu’il peut être gêné par son intervention. L’Unique arrivera bien à se dégager de la société, mais la société ne peut créer aucun Unique.

Par suite il est toujours utile que nous soyons d’accord sur les travaux humains afin qu’ils ne prétendent pas, comme dans la concurrence, absorber tout notre temps et toute notre peine. C’est seulement dans ce sens que le communisme portera ses fruits. Même ces choses dont tous les hommes sont ou peuvent être faits capables étaient, avant l’ère de la bourgeoisie, l’apanage de quelques-uns et interdites aux autres : c’était le privilège. Il sembla juste à la bourgeoisie de laisser en pleine liberté tout ce qui lui parut exister pour tout « homme ». Mais la chose étant libre ne fut donnée à personne, et fut plutôt laissée à la disposition de quiconque avec ses forces humaines pouvait s’en saisir. Par là l’esprit fut tourné à acquérir l’humain vers lequel désormais tous furent attirés, et il en est résulté ce courant qui sous le nom de « matérialisme » a suscité tant de critiques.

Le socialisme a essayé de le barrer en répandant l’idée que l’humain ne vaut pas qu’on se donne pour lui tant de peine, et qu’on peut y atteindre par une sage organisation sans qu’il soit besoin d’une grande dépense de temps et de forces, comme il avait paru jusque-là nécessaire.

Mais pour qui ce temps gagné ? Pourquoi l’homme a-t-il besoin de plus de temps qu’il ne lui en faut pour renouveler sa force de travail ? Ici le communisme se tait.

Pourquoi ? pour jouir de soi comme Unique, après qu’il a fait sa tâche comme homme.

Dans sa première joie de pouvoir étendre la main vers toute chose humaine, l’homme y a tendu toutes ses forces et a oublié de vouloir autre chose, comme si le but de tous nos vœux devait être de posséder les choses humaines.

Mais on a fini par se fatiguer de courir et peu à peu on remarque que « ce n’est pas la richesse qui fait le bonheur ». C’est pourquoi on pense à se procurer à meilleur prix le nécessaire, et à n’y employer que juste ce qu’il faut de temps et de peine. La richesse se déprécie, et la misère satisfaite, la gueuserie insouciante devient un idéal séduisant.

Toutes ces activités humaines dont chacun se croit capable méritent-elles tant d’honneur et faut-il qu’on y emploie toutes ses peines, toutes ses forces vitales ? Déjà dans la formule banale « si seulement j’étais ministre, etc., il faudrait que cela marchât autrement » s’exprime la confiance que l’on se tient pour capable de remplir de telles dignités, on voit parfaitement qu’il n’est pas nécessaire ici d’être unique et qu’il suffit d’une éducation qui, à vrai dire, n’est pas accessible à tous, mais à beaucoup, c’est-à-dire que pour de telles choses il n’est besoin que d’être un homme ordinaire.

De même que l’ordre tient à l’essence même de l’État, admettons que la subordination y ait aussi sa base, nous voyons que ceux que l’on refoule en arrière sont refaits et rançonnés outre mesure par les subordonnés ou privilégiés. Cependant les vaincus prennent courage, ils partent aujourd’hui du point de vue communiste, mais plus tard ils atteindront à la conscience égoïste, leurs discours en ont déjà la couleur comme on peut voir. Ils demanderont ainsi : par quoi donc votre propriété est-elle assurée, privilégiés ? — Ils se font la réponse : par le fait que nous nous gardons de l’attaquer ! Donc par notre protection ! Et que nous donnez-vous en retour ? des coups de pieds au derrière et du mépris pour le « bas peuple », le contrôle de la police et un catéchisme contenant cette maxime fondamentale : « Respecte ce qui n’est pas à toi, ce qui appartient aux autres ! respecte les autres et particulièrement les chefs ! » Mais nous, nous répondrons : Si vous voulez notre respect, vous devrez l’acheter un prix convenable. Nous voudrons bien vous laisser votre propriété si vous payez cette licence un juste prix. Que nous vaut le général en compensation des milliers de louis que lui rapporte en temps de paix son traitement et cet autre personnage qui touche annuellement ces centaines de mille et des millions ? Par quoi donc l’emporterez-vous qu’il nous faille mâcher nos pommes de terre et vous regarder tranquillement gober vos huîtres ? Achetez-nous les huîtres aussi cher qu’il nous faut payer les pommes de terre, alors vous pourrez en manger. Ou bien pensez-vous que les huîtres ne nous appartiennent pas à nous, aussi bien qu’à vous ? Vous crierez à la violence si nous allongeons le bras pour les saisir et vous aurez raison. Sans violence nous ne les aurons pas, de même que vous ne les avez qu’en nous faisant violence.

Cependant gardez vos huîtres et laissez-nous atteindre à une propriété plus immédiate (car l’autre n’est que possession), à la propriété de notre travail. Nous peinons douze heures à la sueur de notre visage et vous nous offrez en retour quelques groschens. Prenez-en donc autant pour votre travail. Vous ne pouvez ? Vous vous imaginez que notre travail est suffisamment payé de ce salaire, quand le vôtre vous en vaut des millions. Si vous n’estimiez pas votre salaire si haut et si vous laissiez le nôtre s’améliorer, nous pourrions, s’il était nécessaire, fournir des travaux beaucoup plus considérables que vous pour vos milliers de thalers, et si vous ne receviez qu’un salaire égal au nôtre, vous seriez bientôt plus assidus au travail pour être plus payés. Que si vous exécutez des choses qui nous paraissent avoir dix et cent fois plus de valeur que notre travail, vous devrez recevoir dix et cent fois plus ; nous pensons à établir aussi des choses qu’il vous faudra nous payer plus cher que le salaire habituel. Nous serons déjà d’accord ensemble s’il est entendu que l’un n’a plus de cadeau à faire à l’autre. Puis nous irons jusqu’à payer nous-mêmes aux infirmes, aux malades et aux vieillards une somme suffisante pour qu’ils ne meurent pas de faim ; si nous tenons à ce qu’ils vivent, il est légitime que nous achetions l’accomplissement de notre volonté. Je dis « acheter » parce que je n’entends pas par là une misérable « aumône ». Car tous ceux qui ne peuvent travailler ont encore la propriété de leur vie ; si nous voulons (peu importe pour quelles raisons) qu’ils ne nous privent pas de leur vie, nous ne pouvons l’obtenir qu’en l’achetant, peut-être même voudrons-nous leur assurer l’aisance, parce que nous aimons avoir autour de nous des visages heureux. Bref, nous ne voulons pas de présents de vous, nous ne voulons pas non plus vous en faire. Des siècles, nous avons fait l’aumône par une bienveillante stupidité, nous avons donné au pauvre son obole et aux seigneurs ce qui n’était pas aux seigneurs ; et maintenant ouvrez vos sacoches, car dès aujourd’hui nos denrées vont monter à un prix énorme. Nous ne voulons rien vous prendre, absolument rien, il faudra seulement que vous payiez mieux ce que vous voulez avoir. Que possèdes-tu donc ? « J’ai un bien de mille arpents ». Moi, je suis ton valet de ferme, et bien ! désormais je ne travaillerai ton champ qu’à raison d’un thaler par jour. « Je prendrai un autre valet ». Tu n’en trouveras pas car nous autres, valets de ferme, nous ne travaillerons pas à moins et s’il s’en présente un qui offre moins, gare à lui ! Voici la fille de ferme qui en demande autant, tu n’en trouveras pas d’autre à plus bas prix. « Mais c’est ma ruine ! » Pas si vite ! Tu recevras autant que nous, et si ce n’est pas, nous abandonnerons sur notre salaire autant qu’il te faudra pour vivre comme nous. « Mais je suis habitué à mieux vivre ! » Nous n’y contredisons pas, mais nous n’en avons cure. Tu seras plus économe, voilà tout. Faut-il donc nous louer au-dessous du prix pour que tu vives à l’aise ? Mais le riche n’a pour le pauvre que ces paroles : « Que me font à moi, tes besoins, vois à te débrouiller dans le monde, c’est ton affaire, non la mienne. » Maintenant donc, il faut que notre cause arrive et ne nous laissons pas chaparder par les riches les moyens que nous avons de réaliser ce que nous valons. « Mais gens incultes, vous n’avez pas tant de besoins ! » Eh bien ! nous prenons un peu plus afin de pouvoir nous procurer l’éducation qui nous manque. « Mais si vous ruinez les riches, qui donc soutiendra les arts et les sciences ? » Ce sera la masse ; si nous cotisons, elle donnera une jolie petite somme, au surplus, à l’heure actuelle, vous employez vos richesses à vous offrir les livres les plus ineptes ou de ridicules tableaux de sainteté ou des jambes de danseuses. « Ô misérable égalité ! » Non, mon bon vieux maître, pas d’égalité. Nous ne voulons qu’être pris pour ce que nous valons, et si vous valez plus, vous serez estimés plus. Nous voulons simplement valoir notre prix et nous ne pensons qu’à nous montrer dignes du prix que nous nous paierez.

L’État peut-il éveiller chez le valet de ferme un courage aussi sûr et un sentiment personnel aussi fort ? Peut-il faire que l’homme se sente soi-même, peut-il même s’imposer un tel but ? Peut-il vouloir que l’individu reconnaisse et réalise sa propre valeur. Disjoignons cette double question et examinons d’abord si l’État peut faire quelque chose de semblable ! L’unanimité des valets de ferme étant exigée, c’est cet accord unanime seul qui agira, car une loi d’État serait mille fois éludée soit par la concurrence, soit secrètement. Mais peut-il tolérer cela ? Il est impossible qu’il supporte que les gens soient contraints par d’autres que lui, aussi ne permettra-t-il plus le self-help des garçons de ferme d’accord contre ceux qui veulent s’employer pour un salaire moindre. Supposons pourtant que l’État donne la loi et que, de ce fait, tous les valets de ferme soient d’intelligence, pourra-t-il supporter cela ?

Dans un cas isolé, — oui ; seulement le cas isolé est plus que cela en lui-même, il contient en lui la question de principe, il s’agit là de toute la conception de la mise en valeur du moi, et par suite du sentiment personnel en face de l’État. Les communistes vont jusque-là, mais la mise en valeur du moi se dresse nécessairement non seulement contre l’État, mais encore contre la société, et va par delà le communisme et le régime communistique pour atteindre à l’égoïsme.

Le communisme fait de ce principe de la bourgeoisie que chacun doit être possédant (« propriétaire »), une vérité inébranlable, une réalité ; on n’a plus le souci d’acquérir et chacun a de naissance ce dont il a besoin. L’homme a sa fortune dans sa force de travail, et s’il n’en fait pas usage, c’est sa faute. La poursuite acharnée du gain prend fin, la concurrence ne reste plus sans résultat comme c’est aujourd’hui le cas si fréquent, parce que tout nouvel effort apporte à la maison un surcroît de bien-être. Maintenant seulement l’homme est véritablement propriétaire, parce que ce qu’il a dans sa force de travail ne peut plus lui échapper comme il en était menacé à tout instant dans le régime de la concurrence. On est propriétaire sans souci et assuré. Et cela parce qu’on ne cherche plus sa fortune dans une denrée, mais dans son propre travail, dans sa capacité de travail, en d’autres termes, parce que l’on est un gueux, un homme qui ne possède que des richesses idéales. — Moi pourtant, je ne me contente pas du peu que je gagne péniblement par mes moyens de travail, parce que mes moyens ne consistent pas uniquement dans mon travail.