Utilisateur:Svince046

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Pierre-Jean De Béranger


Recueil de chansons




L'âge futur.


Je le dis sans blesser personne,
Notre âge n'est point l'âge d'or :
Mais nos fils, qu'on me le pardonne,
Vaudront bien moins que nous encore.
Pour peupler la machine ronde,
Qu'on est fou de mettre du sien !
Ah ! pour un rien,
Oui, pour un rien,
Nous laisserions finir le monde,
Si nos femmes le voulaient bien.



En joyeux gourmands que nous sommes,
Nous savons chanter un repas ;
Mais nos fils, pesants gastronomes,
Boiront et ne chanteront pas.
D'un sot à face rubiconde
Ils feront un épicurien.
Ah ! pour un rien,
Oui, pour un rien,
Nous laisserions finir le monde,
Si nos femmes le voulaient bien.



Grâce aux beaux esprits de notre âge
L'ennui nous gagne assez souvent ;
Mais deux instituts, je le gage,
Lutteront dans l'âge suivant.
De se recruter à la ronde
Tous deux trouveront le moyen.
Ah ! pour un rien,
Oui, pour un rien,
Nous laisserions finir le monde,
Si nos femmes le voulaient bien.



Nous aimons bien un peu la guerre,
Mais sans redouter le repos.
Nos fils, ne se reposant guère,
Batailleront à tout propos.
Seul prix d'une ardeur furibonde,
Un laurier sera tout leur bien.
Ah ! pour un rien,
Oui, pour un rien,
Nous laisserions finir le monde,
Si nos femmes le voulaient bien.



Nous sommes peu galants, sans doute,
Mais nos fils, d'excès en excès,
Égarant l'amour sur sa route,
Ne lui parleront plus français.
Ils traduiront, Dieu les confonde !
L’Art d'aimer en italien.
Ah ! pour un rien,
Oui, pour un rien,
Nous laisserions finir le monde,
Si nos femmes le voulaient bien.



Ainsi, malgré tous nos sophistes,
Chez nos descendants on aura
Pour grands hommes des journalistes
Pour amusement l'Opéra ;
Pas une vierge pudibonde ;
Pas même un aimable vaurien.
Ah ! pour un rien,
Oui, pour un rien,
Nous laisserions finir le monde,
Si nos femmes le voulaient bien.



De fleurs, amis, ceignant nos têtes,
Vainement nous formons des voeux
Pour que notre culte et nos fêtes
Soient en honneur chez nos neveux :
Ce chapitre que Momus fonde
Chez eux manquera de doyen.
Ah ! pour un rien,
Oui, pour un rien,
Nous laisserions finir le monde,
Si nos femmes le voulaient bien.




Le coin de l'amitié.


L'Amour, l'Hymen, l'Intérêt, la Folie,
Aux quatre coins se disputent nos jours.
L'Amitié vient compléter la partie,
Mais qu'on lui fait de mauvais tours !
Lorsqu'aux plaisirs l'âme se livre entière,
Notre raison ne brille qu'à moitié,
Et la Folie attaque la première
Le coin de l'Amitié.



Puis vient l'Amour, joueur malin et traître,
Qui de tromper éprouve le besoin.
En tricherie on le dit passé maître ;
Pauvre Amitié gare à ton coin !
Ce dieu jaloux, dès qu'il voit qu'on l'adore,
A tout soumettre aspire sans pitié.
Vous cédez tout ; il veut avoir encore
Le coin de l'Amitié.



L'Hymen arrive : Oh, combien on le fête !
L'Amitié seule apprête ses atours.
Mais dans les soins qu'il vient nous mettre en tête
Il nous renferme pour toujours.
Ce dieu, chez lui, calculant à toute heure,
Y laisse enfin l'Intérêt prendre pied,
Et trop souvent lui donne pour demeure
Le coin de l'Amitié.



Auprès de toi nous ne craignons, ma chère,
Ni l'Intérêt, ni les folles erreurs.
Mais, aujourd'hui, que l'Hymen et son frère,
Inspirent de crainte à nos coeurs !
Dans plus d'un coin, où de fleurs ils se parent,
Pour ton bonheur qu'ils règnent de moitié ;
Mais que jamais, jamais ils ne s'emparent
Du coin de l'Amitié.




La journée de Waterloo


De vieux soldats m'ont dit : « Grace à ta Muse,
« Le peuple enfin a des chants pour sa voix.
« Ris de laurier qu'un parti te refuse ;
« Consacre encor des vers à nos exploits.
« Chante ce jour de gloire et de revers. »
-J'ai répondu, baissant des yeux humides :
Son nom jamais n'attristera mes vers.



Qui, dans Athène, au nom de Chéronée
Mêla jamais des sons harmonieux ?
Par la fortune Athènes détrônée
Maudit Philippe, et douta de ses dieux.
Un jour pareil voit tomber notre empire,
Voit l'étranger nous rapporter des fers,
Voit des Français lâchement leur sourire.
Son nom jamais n'attristera mes vers.



Périsse enfin le géant des batailles !
Disaient les rois : peuples, accourez tous.
La liberté sonne ses funérailles ;
Par vous sauvés, nous règnerons par vous.
Le géant tombe, et ces nains sans mémoire
A l'esclavage ont voué l'univers.
Des deux côtés ce jour trompa la Gloire.
Son nom jamais n'attristera mes vers.



Mais quoi ! déjà les hommes d'un autre âge,
De ma douleur se demandent l'objet.
Que leur importe en effet ce naufrage ?
Sur le torrent leur berceau surnageait.
Qu'ils soient heureux ! Leur astre qui se lève,
Du jour funeste efface le revers.
Mais, dût ce jour n'être plus qu'un vain rêve,
Son nom jamais n'attristera mes vers.