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Tao Te King
600 av. J.C.
Traduction de Stanislas Julien (1842)


LAO TSEU TAO TE KING

LE LIVRE

DE LA VOIE ET DE LA VERTU

COMPOSÉ DANS LE VIe SIÈCLE AVANT L’ÉRE CHRÉTIENNE

PAR LE PHILOSOPHE LAO-TSEU

TRADUIT EN FRANCAIS, ET PUBLIÉ AVEC LE TEXTE CHINOIS ET UN COMMENTAIRE PERPETUEL

PAR STANISLAS JULIEN

MEMBRE DE L’INSTITUT ET PROFESSEUR AU COLLEGE DE FRANCE




PARIS

IMPRIMÉ PAR AUTORISATION DU ROI

A L’IMPRIMERIE ROYALE

M DCCC XLII


LIVRE I.



CHAPITRE I.


La voie qui peut être exprimée par la parole n’est pas la Voie éternelle ; le nom qui peut être nommé n’est pas le Nom éternel.

(L’être) sans nom est l’origine du ciel et de la terre ; avec un nom, il est la mère de toutes choses.

C’est pourquoi, lorsqu’on est constamment exempt de passions, on voit son essence spirituelle ; lorsqu’on a constamment des passions, on le voit sous une forme bornée.

Ces deux choses ont une même origine et reçoivent des noms différents. On les appelle toutes deux profondes. Elles sont profondes, doublement profondes. C’est la porte de toutes les choses spirituelles.


CHAPITRE II.


Dans le monde, lorsque tous les hommes ont su apprécier la beauté (morale), alors la laideur (du vice) a paru.

Lorsque tous les hommes ont su apprécier le bien, alors le mal a paru.

C’est pourquoi l’être et le non-être naissent l’un de l’autre.

Le difficile et le facile se produisent mutuellement.

Le long et le court se donnent mutuellement leur forme.

Le haut et le bas montrent mutuellement leur inégalité.

Les tons et la voix s’accordent mutuellement.

L’antériorité et la postériorité sont la conséquence l’une de l’autre.

De là vient que le saint homme fait son occupation du non-agir.

Il fait consister ses instructions dans le silence.

Alors tous les êtres se mettent en mouvement, et il ne leur refuse rien.

Il les produit et ne se les approprie pas.

Il les perfectionne et ne compte pas sur eux.

Ses mérites étant accomplis, il ne s’y attache pas.

Il ne s’attache pas à ses mérites ; c’est pourquoi ils ne le quittent point.


CHAPITRE III.


En n’exaltant pas les sages, on empêche le peuple de se disputer.

En ne prisant pas les biens d’une acquisition difficile, on empêche le peuple de se livrer au vol.

En ne regardant point des objets propres à exciter des désirs, on empêche que le cœur du peuple ne se trouble.

C’est pourquoi, lorsque le saint homme gouverne, il vide son cœur, il remplit son ventre (son intérieur), il affaiblit sa volonté, et il fortifie ses os.

Il s’étudie constamment à rendre le peuple ignorant et exempt de désirs.

Il fait en sorte que ceux qui ont du savoir n’osent pas agir.

Il pratique le non-agir, et alors il n’y a rien qui ne soit bien gouverné.


CHAPITRE IV.


Le Tao est (le) vide ; si l’on en fait usage, il paraît inépuisable.

Ô qu’il est profond ! Il semble le patriarche de tous les êtres.

Il émousse sa subtilité, il se dégage de tous liens, il tempère sa splendeur, il s’assimile à la poussière.

Ô qu’il est pur ! Il semble subsister éternellement.

J’ignore de qui il est fils ; il semble avoir précédé le maître du ciel.


CHAPITRE V.


Le ciel et la terre n’ont point d’affection particulière. Ils regardent toutes les créatures comme le chien de paille (du sacrifice).

Le saint homme n’a point d’affection particulière ; il regarde tout le peuple comme le chien de paille (du sacrifice).

L’être qui est entre le ciel et la terre ressemble à un soufflet de forge qui est vide et ne s’épuise point, que l’on met en mouvement et qui produit de plus en plus (du vent).

Celui qui parle beaucoup (du Tao) est souvent réduit au silence.

Il vaut mieux observer le milieu.


CHAPITRE VI.


L’esprit de la vallée ne meurt pas ; on l’appelle la femelle mystérieuse.

La porte de la femelle mystérieuse s’appelle la racine du ciel et de la terre.

Il est éternel et semble exister (matériellement).

Si l’on en fait usage, on n’éprouve aucune fatigue.


CHAPITRE VII.


Le ciel et la terre ont une durée éternelle.

S’ils peuvent avoir une durée éternelle, c’est parce qu’ils ne vivent pas pour eux seuls. C’est pourquoi ils peuvent avoir une durée éternelle.

De là vient que le saint homme se met après les autres, et il devient le premier.

Il se dégage de son corps, et son corps se conserve.

N’est-ce pas qu’il n’a point d’intérêts privés ?

C’est pourquoi il peut réussir dans ses intérêts privés.


CHAPITRE VIII.


L’homme d’une vertu supérieure est comme l’eau.

L’eau excelle à faire du bien aux êtres et ne lutte point.

Elle habite les lieux que déteste la foule.

C’est pourquoi (le sage) approche du Tao.

Il se plaît dans la situation la plus humble.

Son cœur aime à être profond comme un abîme.

S’il fait des largesses, il excelle à montrer de l’humanité.

S’il parle, il excelle à pratiquer la vérité.

S’il gouverne, il excelle à procurer la paix.

S’il agit, il excelle à montrer sa capacité.

S’il se meut, il excelle à se conformer aux temps.

Il ne lutte contre personne ; c’est pourquoi il ne reçoit aucune marque de blâme.


CHAPITRE IX.


Il vaut mieux ne pas remplir un vase que de vouloir le maintenir (lorsqu’il est plein).

Si l’on aiguise une lame, bien qu’on l’explore avec la main, on ne pourra la conserver constamment (tranchante).

Si une salle est remplie d’or et de pierres précieuses, personne ne pourra les garder.

Si l’on est comblé d’honneurs et qu’on s’enorgueillisse, on s’attirera des malheurs.

Lorsqu’on a fait de grandes choses et obtenu de la réputation, il faut se retirer à l’écart.

Telle est la voie du ciel.


CHAPITRE X.


L’âme spirituelle doit commander à l’âme sensitive.

Si l’homme conserve l’unité, elles pourront rester indissolubles.

S’il dompte sa force vitale et la rend extrêmement souple, il pourra être comme un nouveau-né.

S’il se délivre des lumières de l’intelligence, il pourra être exempt de toute infirmité (morale).

S’il chérit le peuple et procure la paix au royaume, il pourra pratiquer le non-agir.

S’il laisse les portes du ciel s’ouvrir et se fermer, il pourra être comme la femelle (c’est-à-dire rester au repos).