Le
Mendiant ingrat
(Journal de l'Auteur, 1892-1895)
Les plus beaux noms portés par les homme furent les noms donnés par leurs ennemis
Jules Barbey D'aurevilly.
PARIS
SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RTE DE dONDi, XXVI
Mendicut sum et Pattper.
Psaume XXXIX.
Malheur à celui qui n'a pas mendié ! Il n'y a rien de plus grand que de mendier. Dieu mendie. Les Anges mendient. Les Rois, les Prophètes et les Saints mendient. Les Morts mendient.
Tout ce qui est dans la Gloire et dans la Lumière mendie.
Pourquoi voudrait-on que je ne m'honorasse pas d'avoir été un mendiant, et, surtout, un « mendiant ingrat »?...
La première et la plus terrible partie de ma vie a été racontée dans le Désespéré.
Voici les quatre dernières années qui pourront paraître assez noires.
Tai cru bien faire de publier.: jiiéiqiiés^itti.es. des réflexions que me suggéra quotidiennement mon supplice. . ' 't : . ':
Au seul point de vue de rhislùir?;J.(%:L\uc1éttj:éè françaises, il n'est pas inutile qu'on -sache] de: quelle manière la génération des vaincus de 1870 a pu traiter un Écrivain fier qui ne voulait pas se prostituer.
Léon Bloy.
Grand Montrouge. Fête de Saint Lazare, 1895.
1892
Seigneur Jésus ! ayez pitié des lampes misérables qui se consument devant votre douloureuse FACE.
Le Désespéré.
FÉVRIER
14. — Visite de Georges L... qui ment comme un musulman. Discussion vive au sujet de la tombe de Barbey d'Aurevilly. Axiome. Je dois toujours avoir tort et je vois toujours faux, quoi que je fasse ou que je dise. Certes, Georges L., un ami de trente ans, n'hésitera pas à me sacrifier gélatineusement à M" e R., peut-être même à Huysmans dont voici l'opinion la plus récente : « Bloy est un cerveau aride. »
17. — Résolution d'écrire pour le Figaro un article sur le Christ aux Outrages d'Henry de Groux. Magnard l'acceptera-t-il ?
18. — Cimetière Montparnasse. Toujours pas de croix sur la tombe de d'Aurevilly !
19. — Commencé péniblement l'article sur leChrist aux Outrages. « In propria venit et sui eum non receperunt». Cette parole de saint Jean m'accable.
22. — De Groux part à la recherche d'un millionnaire amateur signalé la veille par un imbécile, de nos amis. Le millionnaire est un horrible mufle qui ne le reçoit même pas.
23. — On est à peu près sans le sou.
24. — Envoi à Magnard de l'article entrepris la semaine dernière et heureusement achevé en crevant.
25. — Deux lâcheurs en une seule journée !
26. — Réponse du secrétaire de Magnard me renvoyant ma copie. Le vieux pacha consent à insérer une courte note sur le tableau de de Groux, mais non pas un long article. Erection de cette note. L'article est livré au jeune Signoret pour être publié dans le « Saint-Graal » et mis sous les yeux de quinze lecteurs. Voici l'objet :
LE CHRIST AUX OUTRAGES (')
Sa Majesté Léopold II, probablement fatiguée du renom de béotiens dont s'exaspèrent quelques-uns de
(1). Deux mois auparavant j'avais annoncé une nouvelle œuvre d'Henry de Groux, en les quelques lignes que voici : (La Plume, 1" janvier 1892).
- Les Vendanges ! Quel titre pour la nouvelle œuvre de
i
ses plus fidèles sujets, vient d'envoyer gracieusement « franco de port et d'emballage », à Henry de Groux, à l'extrémité de Paris, dans le lointain Vaugirard où cet artiste extraordinaire s'est provisoirement installé, l'immense tableau de désolation et de colère qui détraqua si profondément les imaginations brabançonnes, quand il fut exposé pour la première fois, l'an dernier, au Salon Triennal de Bruxelles.
L'énormité de la toile et le poids effroyable d'un tel colis qui décourageait les camionneurs, avait forcé le peintre errant à l'abandonner à la sauvegarde de l'Etat Belge, pour un temps indéterminé, comme un éléphant immobile.
On peut, en effet, se représenter l'embarras étrange
Henry de Groux, le peintre effrayant du Christ aux Outrages, — rafale immense de déchaînés contre un pauvre Dieu qui tremble !
» Henry de Groux parait être, aujourd'hui, le seul peintre assez tourmenté par l'insomnie de son propre cœur pour exprimer, en son art, les réalités profondes.
» Ah ! les bourgeois, les phénix d'entre les bourgeois, ceux qui peuvent encore tressaillir en voyant onduler une poitrine de désespéré, sentiront, cette fois, l'inexprimable danger d'avoir toujours été des pourceaux dans une société qui sanglote en voyant approcher sa fin.
» L'Artiste visionnaire, simplifiant tout à la façon du génie, creuse un lit unique au torrent des catastrophes. Il choisit, pour les crétins volontaires et les satisfaits, pour les semeurs d'amertume et les jardiniers d'ignominie, la trèsplausible extermination par les supplices.
» Dès lors, plus de pitié pour le spectateur giflé d'effroi. Ce tableau panique et molestateur ne s'interrompt pas d'étalerd'un artiste dénué de tout vestibule princier et condamné à traîner sans relâche un laissé-pour-compte si colossal qu'il faudrait une basilique pour l'abriter confortablement,
Mais enfin, grâce à la munificence du roi des Belges, le Christ aux Outrages, élargi de sa catacombe de Bruxelles, est visible désormais — en attendant une exposition publique et retentissante — dans la provinciale rue Alain Chartier, au fond d'un vaste hangar connu seulement de quelques pigeons, où le soleil le fait flamboyer chaque matin comme un incendie, pour l'étonnement inexprimable des visiteurs.
Le Christ aux Outrages, « rafale immense de déchaînés contre un pauvre Dieu qui tremble », disait quelqu'un, œuvre presque intraduisible par l'écriture, tellement elle est douloureuse !...
l'angoisse affreuse d'une multitude qui, pour la première fois, confabule humblement avec les montagnes dans l'ignoble espoir d'en être écrasé.
» C'est le grand carillon Pascal des mugissements de la douleur, la Pentecôte effroyable des langues arrachées et des calcinantes effusions de la Justice, la Toussaint lugubre des cabestans et des scorpions. Cela, dans un incendie de couleurs écrasées sur la palette la plus lumineuse et la plus taillée dans du cœur de chêne, qu'on ait encore vue depuis Delacroix.
» Telle est, en aussi peu de mots que possible, la pantelante impression d'un homme admis à contempler l'ébauche terrible du tableau qu'Henry de Groux se propose d'exposer au printemps prochain, sous la frondaison redoutable du manec11 illier de la critique. »
Il est difficile de savoir exactement ce que les âmes contemporaines sont capables de porter. Sans doute on peut les croire préparées à la sensation des plus terribles images, après tant d'expériences morales ou d'opérations esthétiques infligées à l'intelligence humaine depuis trente ou quarante ans.
Mais ici, pourtant, je ne sais plus.
Cette peinture est si épouvantablement anormale, si prodigieusement en dehors des traditions ou des procédés connus, si résolument séquestrée dans ses concepts, et Yanachronique inspiration religieuse dont elle est sortie, y promène si farouchement ses luminaires de cruauté, qu'on ne parvient pas à conjecturer de façon précise l'effet d'une semblable vision sur des êtres peu disposés à partager l'agonie d'un Rédempteur véritablement torturé.
Le célèbre tableau de Munkacsy ne gênait personne. Son Jésus devant Pilate était l'anodin Sauveur préconisé par des apôtres tels que Renan et le R. P. Didon, un Christ rassurant et cosmétique, élevé dans les salons et qui savait ce qu'on doit aux gens du monde.
L'élégance de ses manières et l'irréprochable correction de son maintien écartaient heureusement l'idée gothique et populacière d'un Seigneur Dieu ruisselant de sang.
Enfin, c'était un Christ roublard, très milieu de siècle, respectueux envers les riches, tout à fait à la hauteur de sa mission et d'un équilibre surprenant, que les dames les plus exquises pouvaient contempler sanseffroi et qui se fût bien gardé de l'inconvenance d'une rigoureuse douleur.
La renommée devait donc emboucher toutes ses trompettes et crever pour lui tous ses tambours.
Au point de vue de la parfumerie et du savoir-vivre, le tableau d'Henry de Groux est évidemment dans une situation de profonde et déplorable infériorité. Je crois néanmoins au succès bruyant de cette œuvre et voici pourquoi :
D'abord, on s'embête ferme. Les divertissements se clair-sèment et les émotions se raréfient.
On ne se gifle pas tous les jours au Parlement et les bousculades ministérielles manquent de carnage, les théâtres se lézardent visiblement et le sâr Péladan lui-même, vexé par la Russie, interrompt ses farces.
D'autre part, un étrange courant nouveau se manifeste et se précise.
Les intellectuels demandent un Dieu. Beaucoup même ne craignent pas de demander, ouvertement et publiquement, Notre Seigneur Jésus-Christ, «des Dieux le plus incontestable », disait Baudelaire.
C'est une chose infiniment digne d'être observée que cette impulsion mystérieuse des jeunes esprits dans le sens d'un renouveau du Christianisme. Evolution jusqu'ici toute littéraire, qui parait avoir commencé aux Fleurs du Mal et que Paul Verlaine a miraculeusement accélérée dans ces derniers temps.
Celui-ci, le seul grand poète qui ait franchement apporté son cœur à l'Eglise depuis une demi-douzainede siècles, —rajeunissant par un tour de force degénie toutes les vieilles images que l'athéisme ou l'accoutumance avaient déteintes jusqu'au ridicule, — glorifia le Saint Sacrement et la Prière en des vers si beaux que l'incroyante jeunesse de la poésie contemporaine fut forcée de les admirer avec enthousiasme et d'en devenir l'écolière.
C'est à tel point qu'aujourd'hui le Catholicisme est devenu comme une espèce d'aristocratie pour la pensée.
Ajoutons que les artistes modernes, et surtout les peintres, offrent peu de consolations aux pétitionnaires du Sublime.
Une récente exposition trop fameuse n'a servi qu'à démontrer, une fois de plus, l'enfantillage décrépit de ces prétendus novateurs, pointillistes ou luminaristes, dont Rembrandt n'eût pas voulu pour broyer son chocolat et qui ne paraissent, en fin de compte, que d'incultes manouvriers du matérialisme.
Pour toutes ces raisons, j'estime vingt fois assuré le triomphe du Christ aux Outrages, tentative la plus formidable de spiritualisme chrétien qu'on ait accomplie, en peinture, depuis les prédécesseurs de ce paganisme édulcoré qui s'appela la Renaissance.
Remarquez bien qu'il ne s'agit pas du tout d'un sujet que pourrait conjecturer facilement l'imagination des critiques et dont une exécution plus ou moins divine, sauverait la banalité. Cela se trouve, au contraire, à des distances télescopiques de tous les lieux communs supposables de l'inconographie religieuse.
C'est la Souffrance du Christ, telle que l'ont racontée les saints visionnaires dans des livres de diamant qui survivront au jugement dernier des littératures ; telle que l'ont certifiée les Anciens Témoins qui se firent « égorger » pour obéir à l'ordonnance d'être « configurés à sa mort » ; telle enfin que l'Eglise, non du Moyen-Age, mais de tous les siècles, l'enseigna dans son effrayante Liturgie.
C'est l'ouragan des tortures inimaginables, sans le contrepoids d'aucune efficace pitié pour l'Agonisant volontaire dont le Dernier Soupir éteint le soleil et trouble les constellations.
On a parlé de vitrail et de Primitifs, de cauchemar et du sombre génie des Flandres, on a parlé de Rubens et de Delacroix. De quoi donc, ô Seigneur! n'a-t-on pas parlé, puisque toute la presse de Belgique a poussé des mugissements autour de ce monstre de magnificence dont l'aspect décontenançait la sagesse d'une race peinturière immobilisée depuis deux cents ans?
Ah! c'est pourtant bien simple et cela n'exige vraiment pas tant d'érudition, puisque c'est précisément ce qu'il faut pour qu'une vieille poissonnière du pays basque ou de la Flandre Occidentale se prosterne contre terre en exhalant des gémissements de pitié, comme si on lui plantait devant les yeux quelque triptyque de Jean de Bruges ou quelque sanguinolent Ecce Homo d'Alonzo Cane !
Car il est bien incontestable, je suppose, que tel doit être l'objectif suprême de tout travail d'art exclusivement religieux. Une image pieuse devant laquelle ne pourrait prier aucun pauvre ne semblerait-elle pas ce qu'on peut imaginer de plus identique à une prévarication sacrilège ?
'Voici donc le tableau d'Henry de Groux dans sa trèspuissante simplicité :
L'Homme des Douleurs est debout, sur le Mont fameux que la tradition désigne comme le tumulus du premier Désobéissant.
A sa droite, une impassible et raillarde brute prétorienne surmontée d'un panache éclatant et qui pourrait être le berger de ce bétail militaire, d'un abrutissement si complet, qu'on aperçoit à l'arrièreplan.
A sa gauche, un individu inexprimable, mélange d'ennuque et d'équarrisseur, qu'on croirait l'ostensoir vivant ou le reliquaire de plusieurs mille ans de crapule humaine.
Celui-là, c'est le cornac du lamentable Seigneur qu'on va crucifier, le cicerone indiciblement abject des ignominies, des malédictions et des épouvantes.
H vocifère en désignant la Victime à la multitude. Et tel est le signal de la plus démoniaque poussée de canailles qu'un peintre, brûlant sur lui-même comme un solfatare, ait jamais eu l'audace de représenter.
La rage de cette populace aux poings crispés, paraît avoir, selon l'esprit des quatre Évangiles, quelque chose de prophétique et de surhumain.
Les petits enfants eux-mêmes, — détail panique ! —hurlent à la mort et brandissent leurs faibles bras contre la poitrine saccagée de l'Agneau divin.
Clovis et ses Francs sont diablement loin, oui certes! et plus on regarde, plus on s'aperçoit qu'ils sont loin, indiscernables au-delà des siècles, dans le fourmillement du chaos barbare !
Jésus est seul, absolument seul et face à face avec ce monde condamné par lui, monde horrible qui n'est rien que la balayure de l'antique Paradis perdu, nettoyé par les Chérubins.
Ce Dieu fait homme s'est si complètement dépouillé lui-même qu'il n'a pas voulu garder seulement l'atome de Divinité qui lui eût été nécessaire pour n'avoir pas peur. Il souffre et tremble dans sa Chair, ainsi que les faibles d'entre les plus faibles.
Qu'il se soutienne maintenant comme il pourra. Les Anges même ont décampé, les Anges brillants descendus du ciel pour son réconfort.
Il est temps que cela finisse, car il ne lui resterait plus de Sang à répandre pour ces possédés sur la pauvre Croix salutaire.
Il saigne en effet, terriblement, par toutes les piqûres de sa Couronne et surtout par les innombrables plaies de cette Flagellation miraculeuse que la franciscaine Marie d'Agréda évaluait à plus de cinq mille coups de lanières plombées. Il est tellement rouge sous la pourpre de son haillon qu'on croirait, en vérité, que c'est lui qui est le bourreau des autres..
Mais ses Mains qui seront percées tout à l'heure, ses mains exsangues de supplicié, si brûlantes par la douleur qu'on les devine capables de consumer le firmament, — je les recommande particulièrement aux explorateurs d'abîmes qui ne craignent pas de se pencher sur la Misère infinie.
La très-prochaine exposition publique de cette œuvre extraordinaire dont l'intensité surpasse les paroxysmes les plus vantés, obligera vraisemblablement la critique à modifier un peu ses formules.
Quelques-uns comprendront sans doute, non seulement qu'il s'agit d'une toile à laquelle rien ne ressemble dans toute la peinture contemporaine, mais, avant tout, qu'on est en présence d'une force absolue représentée par un étranger à qui l'avenir appartient.
Mais, est-ce bien un étranger, cet Henry de Groux, né à Bruxelles, il y a vingt-cinq ans, d'un père Français et même Breton d'origine, qui fut lui-même un peintre de très-haut mérite, dont les musées nationaux s'enorgueillissent là-bas de posséder quelques tableaux ? -— car la Belgique est peut-être le premier pays du monde pour glorifier les artistes,... quand ils sont morts dans l'obscurité et que leurs carcasses n'ont plus besoin de personne.
A la réserve de quelques jeunes écrivains dont la Belgique s'étonne, il semblerait que le roi Léopold fut à peu près le seul de son peuple à deviner la grandeur de cet adolescent de génie, copieusement insulté parla multitude, hideusement renié par quelques-uns et contraint de se réfugier à Paris qui est l'éternel pavillon de ces lapidés sublimes.
C'est donc à Paris, exclusivement, à l'intellectuel Paris, où la juste gloire n'est pas toujours économisée, qu'il appartient désormais de se prévaloir d'un semblable naufragé du ciel ! (1)
Léon Bloy.
27. — Notre entreprise de pension pour jeunes filles Scandinaves est décidément enfoncée. Voici l'avant-dernière de cesjeunesoies qui nous plante... C'est vrai qu'on s'amuse peu dans la maison.
28. — Lettre d'un vieillard affectueux et riche
(1) Qu'est devenu le Christ aux Outragesl Aujourd'hui, 2 décembre 1897, Henry de Groux lui-même l'ignore!!!
Il y a environ cinq ans, cette toile extraordinaire lut confiée à un sieur X, marchand de tableaux, à Paris, pour être exposée à Londres, « Hanover Gallery », où elle obtint un succès considérable, et fructueux pour le maquignon seulement, l'infortuné peintre n'ayant jamais obtenu qu'on le renseignât sur les recettes, ni même qu'on daignât îui apprendre ce que son œuvre était devenue !!!!!
Aucune démarche n'a pu vaincre le silence obstiné de l'équitable industriel qui abuse de l'indigence d'un artiste pour le dépouiller, l'écorcher vivant, mais qui sera, sans doute, forcé de s'expliquer, un de ces jours, devant le tribunal de police correctionnelle.
Le préjudice est d'autant plus monstrueux qu'à l'époque de l'exposition à Londres, vers la fin de 92, de Oroux avait la promesse formelle de l'acquisition de son tableau par le Collège de la Cathédrale de Senlis où tout le monde pourrait l'admirer aujourd'hui, si le brocanteur subtil s'était donné moins d'essor.
pour qui j'eus l'occasion d'exécuter de difficiles travaux restés sans salaire. Il se console de ne « pouvoir » me secourir en me rappelant qu'autrefois, — quand j'étais rigoureusement un va-nupieds, — il prophétisa ma ruine.
MARS
G. — Grand'messe à Saint-Sulpice pour ce premier dimanche de Carême. Sub permis ejus sperabis.
Notre bonne se soûle. Insupportable ennui d'en chercher une autre. Je flanque ses huit jours à celte guerrière.
8. — « Cimetière Montparnasse. — Pourquoi a-t-on refusé une croix à la tombe d'un des plus grands écrivains catholiques de tous les temps: Jules Barbey d'Aurevilly?
Le Saint-graal. »
(Note liminaire du numéro du 8 mars).
H. —De Groux, sollicité, exposerait peut-être à la Rose-Croix. Mais l'effroyable ennui d'être « templier! »
19. — Dure journée.
22. — Ce malin, De Groux lancé sur Léon Deschamps (Plume) qui me doit sept ou huit cents francs, dépense une heure à lui expliquer que j'ai besoin d'argent. Ce soir, lettre de cinq lignes du dit Deschamps me demandant « à quoi il peut me servir. »
23. — J'en ai tout-à-fait assez de ce camelot. Je lui écris :
" Mon Dieu ! cher ami, c'est très-simple. Je suis livré en ce moment, à de religieuses méditations sur le néant de la vie et j'aurais besoin de votre sentiment personnel sur les amis en chemin de prospérer, qui lâchent de très-pauvres bougres amplement et gratuitement utilisés dans les jours néfastes.
» L'uniformité de cette avanie dont je fus victime, chez Rodolphe Salis, par exemple, qui me doit en partie son scandaleux succès, et chez quelques autres encore, me surprend un peu. Cela tient, sans doute, à ce que j'ai l'esprit « chimérique », ainsi que votre bon sens me l'a notifié.
» En retour de vos réflexions sur cette matière, celui que vous avez bien voulu nommer « le premier prosateur de France » et qui se décarcassa volontiers pour vous, s'engage à déposer dans la corbeille de votre fiancée une quittance formelle des 800 francs que vous lui devez pour valeurs livrées en marchandises littéi aires, aux termes d'un verbal contrat venu entrenous, vers la date du 15 avril 1890, si ma mémoire est fidèle.
« Cordialement. Léon Bloy.
« P. S. — A publier dans le prochain numéro de la Plume : Notre éminent collaborateur Léon Bloy, renonce à nous donner la suite du Secret de M. Pérêgrin Germinal. Il nous informe que sa conscience lui reproche de livrer au public un secret de cette importance. »
24. — Je nantis le Monl-de-Piété de notre argenterie. Déjeuné, rue Copernic, chez une Anglaise cossue qui me présente à ses deux filles. On me parle naturellement de Bourget et de Daudet. Je déclare avec simplicité que ce sont des lectures de domestiques. Me voilà brûlé dans celte maison.
Lu, ce matin, dans Y Echo de Paris, un long article de Scholl sur le « dîner » de la Plume. Le vieux ruffian protège les jeunes.
26. — Lettre du prince Ourousof qui me croit incapable de faire du roman, parce que la vie est plate et pâle, et que ma forme lui paraît éclatante et mamelonnée. Opinion flaubertiste.
27. — Huysmans aurait fait proposer à la Plume de finir Pérégrin Germinal à ma place ! ! !
29. — Malgré ma tristesse horrible, médité sur les prodigieuses paroles de l'Ecclésiaste, devantservir d'épigraphe à mon livre sur Napoléon : Quid est quod fuit? ipsum quod futurum est. Quid est quod factum est, ipsum quod faciendum est. Et celles-ci : Vidi cuncta quae fiunt sub sole, et ecce universa vanitas et affliclio spiritus.
Quand on pense que ce mot Vanitas est la traduction précise du nom d'Abel!...
30. — Cimetière Montparnasse. Toujours pas de croix sur la tombe de d'Aurevilly !
AVRIL
1". — Cimetière Montparnasse. Toujours pas de croix. Mais, rencontre surprenante. Deux ouvriers arrivent, un plan à la main, cherchant la tombe. Décidément la croix et une grille vont être posées, après trente-cinq mois ! Effet de ma question liminaire du « Saint-Graal ».
3. — Refus du Christ aux Outrages par le jury du Champs de Mars. Mot du Président Stevens jadis comblé par le père de de Groux dont il fut élève : « Une femme respirant une fleur est autrement difficile à peindre que tous vos ecce homo ».
Autre mot d'un juge quelconque parlant au refusé : « Vous seriez le Ravachol du Champ de Mars ».
4. — Reçu le « Saint-Graal » du 20 mars, contenant une lettre de Charles Buet qui affirme, dans un joli style, que je me suis trompé en disant qu'il n'y a jamais eu de croix sur la tombe de d'Aurevilly, et qui bondit sur cette occasion de dévoiler sa propre notoriété d'écrivain. Quel ennui d'avoir à répondre à cet idiot !
5. — Pour la première fois, je vois pleurer de Groux. Est-ce un signe qu'il va obtenir enfin quelque chose? J'aime ces larmes. Hier il a échoué partout.
6. — Pas le sou et rien à porter au Mont-dePiété. Je me sature de tristesse en relisant les vieilles lettres de mes parents morts et de quelques amis anciens qui m'ont lâché. J'arrive ainsi, vers le soir, à une sorte d'agonie.
7. — De Groux a réussi à faire installer ses deux grands tableaux, le Christ aux Outrages et la Procession des Archers, au Pavillon des Arts libéraux (Champ de Mars). Moi, je suis accueilli dans une petite caverne de l'enfer. Horrible journée.
8. — Lettre au « Saint-Graal » en réponse à Buet. Brouille certaine et irrémédiable avec une demi-douzaine de gens. Liquidation générale des amis douteux.
« Mon cher monsieur Signoret, je trouve dans le numéro du « Saint-Graal », daté du20 mars, une lettrede M. Charles Buet, qui m'accuse de vous avoir « induit en erreur ».
» Cet universel brochurier, qui ne rate jamais l'occasion de se faire un peu de réclame, sait fort bien que c'est par moi que vous fûtes informé, le mois dernier, de l'absence infinie d'une croix sur la tombe de Barbey d'Aurevilly. Par conséquent, c'est bien contre moi que le message rectificatif est décoché.
» Vous auriez peut-être pu répondre que la note litigieuse du « Saint-Graal » n'a été livrée à l'imprimeur qu'après vérification oculaire de la surprenante omission dénoncée par votre revue.
» Vous auriez même pu faire observer que le «SaintGraal » n'a pas dit qu'il n'y a jamais eu de croix, mais que, n'apercevant aucun vestige du Signe de la Rédemption sur la tombe d'un grand artiste chrétien, il a naturellement demandé l'explication de cet incroyable refus.
» M. Buet dénature l'interrogation et vous écrit une lettre sophistique dont il n'est pas même l'auteur, pour essayer de blanchir la seule personne qui ait, en cette occasion, besoin d'être disculpée.
» J'avoue très-sincèrement, avec des regrets amers, que jusqu'au mois de janvier dernier, j'avais complètement ignoré cette monstrueuse infidélité. Ayant été honoré vingt-trois ans de l'amitié de Barbey d'Aurevilly et connaissant, mieux qu'un autre, ses pensées ou ses sentiments, j'estimais, en ma qualité de catholique, plus profitable et plus profond de prier pour les morts dans les églises, eu présence du Saint Sacrement, quede faire d'hygiéniques pérégrinations dans les cimetières, et je n'avais pas visité la sépulture du cher grand homme qui serait mort désolé s'il avait pu prévoir l'avanie horrible d'être enterré comme un impie.
» Comment aurais-je pu prévoir moi-même une sacrilège négligence que l'imagination la plus soupçonneuse n'aurait pas conçue?
» J'ajoute qu'un voyage de près d'un an, à l'étranger, pourrait, au besoin, me servir d'excuse.
» Donc, aux environs du 15 janvier, un anonyme correspondant, me supposant responsable, m'adressa des remontrances indignées que je transmis sur-lechamp à la personne concessionnaire, avec l'expression de mon étonnement le plus douloureux.
» Je reçus alors une réponse tellement ambigiie que je fis une enquête immédiate dont le résultat fut, pour moi, la certitude absolue qu'aucune croix n'avait jamais été posée ni commandée, et qu'on mentait en l'affirmant ; — certitude que n'ébranlent guère les témoignages exigus invoqués par M. Buet, sous la dictée de la dite personne concessionnaire.
» Enfin, le 27 janvier, à bout d'instances et de patience, exaspéré de ces blagues sinistres, j'écrivis la lettre suivante :
« Paris, 27 janvier 1892.
« Mademoiselle, je reçois une lettre de L., votre entrepreneur de sépulture, qui m'apprend qu'on vient de lui commander une croix en fer forgé pour la tombe de d'Aurevilly ; je suppose que cette commande est devous, qui vous décidez enfin, après trente-trois mois d'un inconcevable oubli.
» J'avais donné moi-même, quelques jours auparavant, — bien que n'ayant aucun droit sur la sépulture — l'ordre d'exécuter une croix plus modeste, en vue de réparer une négligence odieuse qui finirait, un jour ou l'autre, par déterminer un scandale public, et pour qu'il ne fût plus dit que le grand écrivain catholique avait été enterré comme un chien ou comme un athée.
» Je me retire donc et vous cède la place, heureux, après tout, que vous ayez bien voulu vous rendre à mes avis. La Croix, fût-elle plantée par des idolâtres, est toujours le Signe de la Rédemption.
» Si vous n'avez pas assez aimé notre grand mort pour épouser sa foi religieuse, je me félicite de vous avoir fait comprendre, du moins, que vous ne pouviez pas refuser à sa pauvre tombe, cet honneur suprême que l'Église ne refuse pas toujours aux parricides et aux apostats.
» Votre Léon Bloy ».
« Ah ! J'y croyais peu, à cette commande qu'on m'avait fait assavoir, et je n'hésite pas à confesser que je ne feignais de la prendre au sérieux qu'en vue d'obtenir un effet d'intimidation.
» Naïf que j'étais! Six semaines plus tard, rien n'était fait encore,et il a fallu l'intervention du «Saint Graal » pour déterminer quelque chose. Si les admirateurs chrétiens de Barbey d'Aurevilly aperçoiventdésormais une croix sur sa tombe, c'est à vous qu'ils devront ce réconfort, mon cher monsieur Signoret.
» Ma dernière visite au cimetière Montparnasse est du 1er avril. J'ai eu la chance d'y rencontrer deux ouvriers qui m'ont exhibé le plan d'une grille prétentieuse surmontée d'une croix, et qui, habilement interrogés, m'ont appris que la commande datait de douze jours seulement.
» Espérons maintenant que ce travail sera terminé avant six mois. Espérons aussi que je pourrai garder ma patience, car je suis diablement tenté de ce que l'Évangile nomme les scandales nécessaires.
» Ne sentez-vous pas comme moi, cher monsieur, que l'absence de la Croix sur la tombe d'un tel chrétien, — ne fût-ce que vingt-quatre heures, — équivaut à une véritable profanation ?
» Cordialement, Léon Bloy.
» P. S. Il va sans dire que je refuse toute passe d'armes avec M. Charles Buet qui va probablement vous envoyer une- cinquantaine de pages dont quarante-neuf, au moins, consacrées à l'énumération de ses œuvres. On m'assure qu'il est en train d'expédier le 117e rossignol. L. B. » (1)
(1) Publié le mois suivant par le « Saint Oraal » avec cette addition consolante : " 4 mai. La croix est enfin posée. Laide, hélas ! mais tout de même posée et scellée dans de la pierre dure, — tirée de quelles réfractaires profondeurs ! — par les obstinés lapicides que nous sommes, mon très-cher monsieur Signoret. Donc, Laus Deo ! L. B. »
10. — Rameaux. Alios salvos fecit, seipsum non potest salvum facere. Ceux-là seuls qui sont du Saint-Esprit peuvent entrevoir le gouffre de cette parole juive.
11. —Apparition de Montchal, dédicataire du Désespéré. Pauvre Louis ! vieilli de dix ans, ravagé par le chagrin, à moitié détruit par les misères... L'Allemagne le mange.
13. — Départ de Montchal pour Dresde. Le reverrai-je seulement, ce «frère d'élection» que je vois disparaître avec un déchirement ?
15. — Crise argentine. Terme impayable. Dettes écrasantes. Je revis les anciennes tortures du Désespéré. Je me sens comme captif dans quelque sale prison vitrée de corne, d'où je pourrais à peine soupçonner les formes lumineuses du Monde divin qui est tellement ma patrie.
16. — Office du Samedi saint. Bénédiction du cierge pascal. Flammas ejus Lucifer matutinus inveniat. Me, inquam, Lucifer, Qui Nescit Occasum. Ille qui regressus ab inferis, humano generi serenus illuxit. Evidemment, l'Eglise ne sait pas ce qu'elle dit, et c'est pour cela qu'elle est infaillible.
17. — Pâques. La joie de l'Eglise me pénètre en sens inverse du commun des fidèles. En ce jour d'allégresse, je sens plus durement ma captivité. Cette idée d'une prison m'obsède au point que les grands cierges de l'Autel me paraissent ressembler à des barreaux.
A la fin, pourtant, les larmes bonnes, les larmes consolatrices me viennent, au souvenir de tant de Pâques douloureuses où le plus âpre carême continuait pour moi, où j'étais seul et sans secours...
Une pâle espérance renaît. Il n'est pas possible, vraiment, que Dieu m'abandonne,car enfin,quelles qu'aient été mes fautes, j'ai pratiqué la miséricorde souvent et même, quelquefois, jusqu'à l'héroïsme. Rien ne peut effacer cela. Puis.je sais des choses que nul ne sait. Elles ne m'ont pas été montrées uniquement pour me faire souffrir.
18. — Exégèse géométrique. Le Triangle équivaut à la Croix, c'est-à-dire à deux angles droits.
19. — Déjeuné chez Demay qui s'étonne de m'entendre parler de la Providence et qui m'objecte niaisement le hasard.
— Cher ami, dis-je à ce pauvre garçon, un homme viendra tout à l'heure pour moi et cet homme, peut-être, me sauvera. J'ignore son nom, je ne sais d'où il viendra, mais je sens qu'il va venir. Appellerez-vous cela le hasard?
Exclamations de Demay qui se déclare prêt à meregarder comme un prophète si l'effet se produit. Un quart d'heure après, le personnage annoncé se présente sous les traits d'un ami perdu de vue depuis plus d'un an, qui s'informe de mes affaires et me fait espérer d'éblouissants et prochains subsides.
20. — De Grouxareçu ce matin six cents francs. Il m'en donne spontanément cinq cents, comme il m'en donnerait cinq cent mille, c'est-à-dire avec la certitude et la volonté de rester éternellement mon débiteur.
Pavillon des Arts Libéraux. Le Christ est admirablement placé, la Procession aussi. Me voici juste au-dessous de cette dernière que je ne connais pas encore. Immense tableau qui me déconcerte, qui me désole. Je n'aperçois ni dessin, ni couleur, ni quoi que ce soit, lorsque, m'éloignant tout à coup, l'étonnante beauté de cette œuvre m'apparait. Quel visionnaire aimé de Dieu que mon grand et pauvre Henry De Groux !
C'est plaisir de le voir jouir de son succès, lequel est évident et considérable. Mais c'est surtout le terrible Christ aux Outrages qui tire la foule. Malgré les protestations de quelques femmes que déroute l'absence de pommade et de lavabo ; malgré la hautaine réprobation d'un soutanier visiteur dont j'étudie, quelques instants, l'animale physio nomie, l'impression générale est qu'il n'y a que de Groux dans cette exposition.
21. — Visite à ma propriétaire dont l'aspect est celui d'un gros fromage mobilisé par la vermine. Paroissienne qui donne le pain bénit et fait des affaires. Nulle miséricorde à espérer. Cependant elle n'est pas plus parfaite que le fameux parricide qui avouait « n'être pas parfait », car elle me rend vingt francs de trop sur le billet de cinq cents. Ma restitution immédiate la dégèle. Ce trait de probité lui donne sans doute à penser que je suis un imbécile.
25. — Pétards anarchistes. Explosion copieuse chez le marchand de vins où Ravachol fut arrêté. Les gens vertueux sont mal à l'aise dans leurs culottes... Spiritus ubit vult spiral : et vocem ejus audis, sed nescis ande veniat, aut quo vadat...
27. — Mon cher Léon Bloy, ce que vous écrivez ne peut pas être lu dans les salons. Opinion d'un homme bien élevé.
MAI
3. — L'Invention de la Croix ! c'est-à-dire la commémoration, dans l'Eglise, de cet évènement démesuré : La Croix de Jésus retrouvée miraculeusement, dans les ruines de Jérusalem, par sainte Hélène, mère de Constantin, en 327. Depuis trois siècles, on ne savait ce qu'Elle était devenue. Depuis trois siècles, on était forcé de se passer d'Elle!
Cet objet, le plus précieux qu'il y eût au monde, était caché sous la terre. La Croix n'avait point eu de part à la Résurrection, étant restée au milieu des morts. Il y eut trois cents ans pendant lesquels personne ne put donner des nouvelles de ce Signe et il vint un Jour tout-à-fait unique, absolument différent de tous les jours qui s'étaient écoulés depuis le commencement des jours, où quelqu'un le retrouva parmi les décombres...
Qui pense à cela?
8. — Rosserie merveilleuse d'un Colombien milliardaire ou prétendu tel, venu à Paris pour se débarrasser de quelques millions. Ce rastaquouère devait me fourrer dans ses bagages et m'emporter à Bogota. Mes livres sur Christophe Colomb et l'approche du Centenaire de la Découverte me désignaient pour des conférences dans les principales villes de l'Amérique du Sud. Occasion superbe.
J'apprends, aujourd'hui, que mon rastaquouère a soudainement fdé sans un mot pour moi. Je vivais, depuis quinze jours, sur l'espérance que m'avait donnée cet homme.
Journée comble. Georges L., ami de trente ans, me lâche. La croix, plantée, enfin ! sur la tombe de Barbey d'Aurevilly, lui tourne le cœur. Puis, une dame athée, à qui je fais du chagrin, lui a défendu de me voir.
9. — A propos des lieux communs dont je veux, un jour, élaborer Y Exégèse, je dis à de Groux que telle parole banale, éternellement ressassée par les imbéciles, est une affirmation prodigieuse de leur néant et que, par conséquent, elle est divine.
10. — Il n'y a pas à dire, je suis admirablement malheureux.
Le Talent, aimé de tout le monde, appartient au Père et au Fils. Le Génie, haï de tout le monde, est exclusivement du Saint-Esprit.
11. — Article de Charles Buet sur le Christ aux Outrages, en première page du Figaro. Combien il est digne de ce journal d'avoir refusé mon travail sur le même sujet pour héberger une telle prose! Charles Buet! Celui-là, du moins, ne calcinera pas l'abonné.
14. — « Vieille Amérique reconstituée » à la porte Maillot, pour préluder aux fêtes du Centenaire de la Découverte. Rencontré un ami qui m'affirme qu'il n'y aura pas de profanations. Pauvre bonhomme qui ne conçoit pas la profanation par le ridicule ! Ce délire de reconstitutions m'exaspère. Il montre si bien le néant d'un temps qui ne peut se regarder lui-même.
Ennui et dégoût à la vue de ce public de putains et de saltimbanques. Mascarade immense dans le monde entier. Le Centenaire tant annoncé pourrait-il être autre chose? Le Pape qui, seul, aurait le pouvoir de changer le caractère de ces manifestations, ne fera rien, c'est trop évident. Le Christophore est trop l'image de l'Esprit-Saint, et je sais combien l'Eglise moderne est diligente pour écarter la Troisième Personne divine.
Je suis le seul français, après le comte Roselly de Lorgues, ayant parlé honorablement pour Christophe Colomb de qui tous les journaux vont parler. Naturellement, je ne serai pas cité.
Après une heure d'attente, je prends la fuite sans avoir entendu la Cantate. D'ailleurs, un plus long séjour me devient impossible quand j'aperçois le « Chat Noir », Salis et ses lieutenants, grimpés sur la caravelle où, tout à l'heure, un autre cabot singera le Messager du Salut découvrant la Terre Nouvelle !
15. — Ce matin, conversation assez longue avec de Groux. Texte : « La Vieille Amérique » et l'inertie de Léon XIII. — Si le Pape, lui ai-je dit, avait l'esprit d'un grand Pape qui serait en même temps un grand saint, — s'élant informé préalablement de toutes choses et considérant qu'il est la Bouche de Dieu, — il se demanderait, sans doute, quel est celui de ses fds qui est le plus dans les voies du Feu... Qui sait s'il ne se répondrait pas que Léon Bloy est peut-être un peu trop abandonné par son Père ?
Lettre enragée de Buet. S'il en avait le pouvoir, à quels supplices raffinés ne me condamnerait-il pas, ce polygraphe épais dont j'ai paru dédaigner le 117e rossignol ?
20. — Anniversaire de la mort de Saint Christophe Colomb. Les protestants qui ne veulent pas des saints, ne congratulent leurs amis que le jour anniversaire de leur naissance. Or, l'Eglise a nommé le jour de la mort des saints : Dies natalis. Etonnante confusion d'idées chez les protestants qui prennent ainsi la mort pour la vie et la vie pour la mort. L'Eglise ne célèbre que trois Nativités ; celle de Jésus, celle de Marie et celle de saint Jean-Baptiste. Ne serait-ce pas un avertissement liturgique et mystérieux que le Précurseur pourrait bien avoir part au privilège surhumain de Marie, conçue sans péché? L'Immaculée Conception de Jean. Quelle pensée !
21. — Exégèse traditionnelle des 46 années de la Construction du Temple (Joan. II, 20) signifiées par l'addition des lettres grecques formant le nom d'Adam. Les lettres hébraïques correspondantes donnent le même résultat.
En outre, les quatres lettres grecques de ce Nom mystérieux sont les initiales des quatre points cardinaux : àvatoXij, orient ; Sôoiç, couchant ; fipxto;, septentrion ; ]i.es>j(x6pîa, midi.
Analogue à l'ésotérisme du célèbre mot iyfibi.
22. — Parole difficile de saint Jacques : « Estote factores verbi et non auditores tantum, fallentes vosmetipsos. Quia si quis auditor est verbi et non factor : hic comparabitur viro consideranli vultum nativitatis suœ in speculo ».
Considérer le visage de sa naissance dans un miroir, ne serait-ce pas se voir mort ? Est-ce là ce que vous avez voulu dire, ô doux et terrible Apôtre?
24. — Les amertumes les plus douloureuses de mon épouvantable passé renaissent. Lâché par tant d'amis anciens ou nouveaux, déçu par tant de gens pour qui je n'eusse point hésité à me sacrifier, abandonné, semble-t-il, par Dieu lui-même, et de quelle effrayante manière! emprisonné, cadenassé dans les lieux obscurs et ne recevant jamais de salaire, enfin, tourmenté sans relâche par la misère la plus invincible et menacé de toutes parts. Quel destin !
Je fais offrir à Pion, la Chevalière de la Mort pour une revue qu'il vient de fonder. Refus de cet éditeur, alléguant un choix exclusif des écrivains « les plus distingués ».
25. — A Emmanuel Signoret, directeur du Saint Graal :
« Mon cher Signoret, Buet m'adresse un paquet do basses injures qui me donnent lieu de supposer que vous avez dû recevoir déjà du monsieur une jolie réponse à insérer.
» Etant de ceux à qui « le pain du mensonge est doux », suivant le texte de Salomon, il ne manquera pas de prétendre, comme tout le monde, que j'ai reçu l'aumône de lui, puisque telle est la légende accréditée sur un écrivain redoutable qu'il s'agit de déshonorer par tous les moyens.
» De la part de Buet, le tapeur célèbre qui eut le génie de carotter jusqu'à l'indigent Léon Bloy, un renouveau de ce potin, m'obligerait à des représailles dégoûtantes qu'il faut éviter.
» Pourquoi donc, ne publieriez-vous pas, à la place des ordures de ce personnage, une note ainsi libellée :
» Notre ami Léon Bloy, ayant déclaré, le mois dernier, sa volonté de refuser toute passe d'armes avec M. Charles Buet, et celui-ci nous ayant, néanmoins, adressé une lettre offensante pour son supérieur, le grand écrivain que nous sommes heureux de compter parmi les nôtres, nous jugeons ne pouvoir la publier sans déchet pour notre bonne renommée. En conséquence, M. Buet, dont nous n'avons pas promis de publier éternellement la prose, voudra bien se contenter de l'expression de nos pacifiques regrets. »
Vu la brochure de Darzens, VAmante du Christ, frontispice de Rops. Un crucifié saignant et joyeux, dont la face est le portrait de Darzens. A ses pieds, une femme nue qui déroule avec précaution le linge voilant les parties sexuelles.
Cochons ! Cochons !
26. — Le plus ancien de mes amis, Victor L., celui de tous que j'aurais cru le plus ferme, m'a laissé fort tranquillement insulter, ce matin, jour de l'Ascension, par sa chienne de femme, une basse bourgeoise issue de domestiques, devant laquelle il tremble. La drôlesse,que je veux croire aussi fidèle à son mari qu'à son extraction et qui m'abhorre instinctivement, jouissait de ma détresse connue, triomphait dans l'antichambre de ma ruine supposée. J'aurais pu écraser d'un mot celte punaise. Le souvenir d'une longue amitié m'a retenu. — Si je crève, ai-je dit au pleutre, en le quittant pour toujours, lu l'apprendras peut-être par les journaux.
Je suis lâché de façon sublime par Henry Carton de Wiart, jeune avocat de Bruxelles, qui vint se jeter dans mes bras, il y a deux ans, que je comblai d'autographes et de conseils, en échange de quelques sous, et dont je croyais l'amitié dix fois sûre.
Son papa, perché lui-même sur le barreau, lui a sévèrement interdit tout contact avec un écrivain aussi vénéneux que moi. Une très-noble lettre dont ma femme honora ce drôle est restée sans réponse.
Amalgame surfin de muflerie brabançonne et degoujatisme néerlandais. Je ne compte plus mes lâcheurs, mais celui-là mérite une mention. Lettre à ce Carton :
* Monsieur, Le Magasin littéraire, que je viens de recevoir, m'appreud que vous êtes hors de danger et même assez complètement rétabli pour écrire aux petits jeunes gens de Louvain une lettre considérable, des plus habiles, ma foi ! où j'ai l'honneur d'être présenté aux générations nouvelles dans un lumineux paquet de Léon Gautier, de Maurice Barrés et de quelques autres grands hommes.
» Evidemment, cette tartine pressait beaucoup plus qu'une réponse polie à la femme d'un écrivain pauvre.
» Ah ! vous réussirez, vous ! je le savais bien, et vous deviendrez un grand Belge. Dieu soit loué !
» En attendant, je vous prie de me renvoyer, dans le délai de 48 heures, la collection très-complète de mes lettres, sans oublier celle de ma femme, datée, je crois, du 20 avril, — la prudence la plus élémentaire ne me permettant pas de laisser de tels documents aux mains d'un homme que la prospérité met à l'abri des inconvénients de mon affection et que je ne me sens plus aucun besoin d'estimer.
» Dans le cas, peu probable, n'est-ce pas? où je n'aurais pas reçu cette collection sous pli cacheté et recommandé, lundi au plus tard, je m'adresserais, le même jour, à M. votre père qui sentirait, je le suppose, l'importance de rentrer en possession de vos propres lettres, dont j'ai déjà proposé l'échange.
» Un conseil pour finir. Il se peut que j'aille, un de ces jours, à Bruxelles. Si vous me rencontrez, ne me reconnaissez pas, je vous prie. Il me serait pénible de refuser publiquement la main à un homme que j'ai tendrement aimé naguère et qui, pour moi, désormais, n'est plus qu'une charogne.
« LÉON Bloy.
» P. S. et sur-conseil. Barbey d'Aurevilly fit remarquer, un jour, que le cuistre Montalembert s'étant avisé de citer Bossuet quelque part, la page entière, aussitôt (la page de Montalembert où se lisait la citation), disparut dans le néant le plus vertical et le plus éternel. Gardez-vous donc soigneusement de citer Montaigne. L. B. »
27. — Vu le premier n° de la Revue hebdomadaire publiée par ce crétin de Pion. Toujours la même chose, toujours les mêmes grands hommes : Zola, Daudet, Bourget, Loti, etc.
29. — Office du jour : « Non vos relinqaam orphanos, vado et venio ad vos, et gaudebit cor vestrum». Ces paroles furent dites, il y a dix-neuf siècles. Je pense à ce chapitre de VHomme où Hello démontra que le déshonneur, c'est de promettre et de ne pas tenir. Le déshonneur de Dieu ! Pourquoi faut-il que je sois éprouvé jusqu'à ne pouvoir écarter de telles suggestions ?
J'ai la sensation nette que tout le monde setrompe, que tout le monde est trompé, que l'esprit humain est tombé dans les plus épaisses ténèbres.
Exemple. Il m'arrive de penser que le célèbre Microbe, explicatif de tous les maux, dont la médecine contemporaine fait si grand état, doit être et ne peut pas être autre chose que le plus subtil mensonge du vieil Ennemi. De quoi s'agit-il, en effet, sinon de prouver (!) que toutes les causes morbides sont naturelles, au lieu d'être Spirituelles, comme l'avaient toujours cru les hommes en qui habitait le Dieu vivant ? Les physiologistes l'ont vu, ce microbe. Ils l'ont vu de leurs gros yeux. Ah ! les braves gens, qui se sont donné tant de peine pour arriver à ne pas comprendre que telle est la forme que prend pour eux le Principe même du Mal, l'antique Démon qui fut un Esprit céleste, et que leur microbe est le dernier travestissement de la Désobéissance !
30. — Je chemine en avant de mes pensées en exil, dans une grande colonne de Silence.
JUIN
i". — Lettre d'un certain A.R., sous-lieutenant en garnison dans une ville lointaine. Ce guerrier s'est chargé de m'exprimer l'admiration d'un groupe de désespérés qui veulent faire une revue et me demandent un titre, des collaborateurs et de la copie !!! Mais tout cela est naïf, d'allure suffisamment militaire, pas du tout répugnant.
Réponse immédiate :
« Mon cher Lieutenant, Vous ne me faites pas trop de phrases et vous dites que vous m'aimez. Comment résisterais-je à cela? On le sait, d'ailleurs, et on en a beaucoup abusé, mais je ne me corrige pas. Je gobe toujours les protestations affectueuses, dans l'espoir, toujours déçu, de rencontrer, à la fin, quelque cœur sincère.
» Sera-ce vous ? Je le conjecture très-peu. Un instant, la pensée m'est venue de vous demander un service important, pour le seul plaisir de voir décamper aussitôt votre admiration, expérience qui m'a presque toujours réussi.
» Mais à quoi bon cette plaisanterie féroce d'un trop probable succès ? Vous me rappelez que nous touchons à la Pentecôte et, par pitié pour mon âme déjà triste jusqu'à la mort, je préfère l'encourager à quelque illusion nouvelle.
» Vous voulez fonder une revue? Joli ! Si j'avais l'honneur d'être votre ami, messieurs, je vous conseillerais énergiquement de donner plutôt votre argent aux pauvres, à moi, par exemple, pour m'aider à finir mon prochain roman qui s'éternise au chantier, faute de ressources. Mais ce serait précisément la fumisterie de tout-à-l'heure, et je risquerais de vous enlever, comme avec la main, tous vos sentiments pour moi, si j'avais l'imprudence ou la malice de vous laisser entrevoir que la misère de Caïn n'est pas absolument une fiction.
» Donc, pour vous mettre tout à fait à l'aise, je suis horriblement heureux, épouvantablement riche, c'est bien entendu, et je vais vous répondre bonassement.
» Tiens! j'y pense, vous ne m'avez pas appelé : « cher maître » ; vous ne m'avez pas compissé de ce protocole. C'est donc pour ça que votre lettre ne m'a pas déplu. Tout s'explique.
Voyons, vous me demandez quoi? Un titre pour votre garce de revue. C'est très-simple : Le Désespéré, parbleu ! avec l'épigraphe : Léon Bloy est un ange.
» Puisque vous attendez quelque consolation d'un complet insuccès et que, par conséquent, la victoire vous affligerait, — vous voilà servis à souhait.
» Vous me demandez aussi des collaborateurs. Superbe cela! Comment m'avez-vous donc lu pour en être à supposer que je connais du monde et que j'ai une influence quelconque sur n'importe qui? Me prenez-vous pour un homme de lettres? N. de D. !
» Enfin, vous ne me demandez pas de capitaux, c'est gentil. Eu récompense, peut-être vous enverrai-je, un de ces jours, quelques-unes de ces lignes précieuses que vous comparez au diamant !
» Une seule chose m'effare, c'est le pessimisme dont vous vous avouez galeux. Si vous êtes pessimistes, ce que semble démentir le reste de votre message, vous vous êtes trompé de guichet. C'est à Huysmans qu'il fallait parler.
» Il n'est rien au monde que je vomisse autant que le pessimisme, qui représente à la fois, pour l'horreur de ma pensée, toutes les impuissances imaginables : impuissance de l'esprit, de la volonté, du cœur, des reins, de l'estomac. Si j'avais l'honneur de commander en temps de guerre, je ferais fusiller les pessimistes, comme on fait fusiller les espions et les déserteurs.
» Je n'estime que le courage sans mesure et je n'accepterai jamais d'être vaincu, — moi !
» Je vous salue cordialement. Léon Bloy. »
2. — Le massif Buet, charitablement averti, renonce à une polémique.
Appris ceci : Mme Maurice de FI., à l'époque déjà lointaine où je déjeunais parfois chez elle, à Sainte-Périne, se vantait de me faire boire de l'eau rougie, cependant qu'elle buvait, en ma présence et à mon insu, d'excellent vin avec son mari.
Ce dernier, irréprochable domestique de tout angulaire maquereau, et maintenant devenu, à force de sucer l'empeigne des vainqueurs, un pou de lettres assez allier, ne pérorait pas encore dans les bureaux de rédaction. Il me soutirait affectueusement des manuscrits et des exemplaires de luxe, aussitôt cachés avec soin, étant juste assez débrouillard pour ne pas déclarer une amitié aussi compromettante que la mienne, en attendant que, salaudement, il me reniât.
4. — A Henri Lavedan, auteur du Prince d'Aurec, et ami intime du serviteur qui vient d'être mentionné :
« Mon cher Lavedan, Pourriez-vous, produisant un généreux effort de mémoire, vous rappeler une transaction commerciale déjà ancienne, mais qui fut assez heureuse pour avoir marqué ?
» Il y a quatre ans environ, le manuscrit du Désespéré fut acheté par vous 170 francs, payés en trois fois. Un premier versement de 50 francs fut opéré par l'entremise de l'affable Guiches, dont lesjournaux ont omis de me notifier le décès. La seconde fois, vous apportâtes vous-même 100 francs au logis, alors dénué de faste, du vendeur. Enfin, celui-ci obtint de vous un appoint suprême de 20 francs, au bureau de rédaction du Correspondant, bonifié par votre présence.
» En dépit de mon renom de tombeur d'argent, renom propagé surtout par quelques athlètes qui me roulèrent adorablement, soyez assuré, ô victorieux qui pataugez dans les droits d'auteur, de mon absolu désintéressement.
» Une ironique Providence a décrété le fiasco miraculeux de tous les apôtres du silence qui avaient entrepris à forfait mon extermination par la faim, et la légende fameuse du Mendiant ingrat est devenue aujourd'hui la rengaine la plus inféconde, puisque j'ai trouvé décidément l'irrévélable secret de subsister sans groin dans une société sans Dieu.
» Pourquoi donc, bassement, vous accuserais-je aujourd'hui, d'avoir profité naguère de la détresse archi-connue d'un agonisant écrivain, pour acquérir à vil prix l'unique bien qu'il possédât ?
» Mais ne vous semblerait-il pas monstrueux qu'en ma nouvelle condition, j'oubliasse le sein des pauvres et que, négligeant toute pitié pour ces membres douloureux du Christ qui furent, autrefois, mes condisciples à l'école de la patience, je perdisse l'occasion de votre prospérité pour vous rappeler au devoir de pratiquer un peu la justice. Ils eu profiteraient, n'en doutez pas. » Votre Léon Bloy. »
5. — Pentecôte. « Pater major me est », dit Jésus, dans l'évangile du jour. Le « minimus vocabitur » du sermon sur la montagne s'applique mystérieusement à Lui-même, et saint Paul dit aux Corinthiens que la Charité est la plus grande des Trois. Donc, Jésus est bien réellement minimus.
9. — Lettre de mon sous-lieutenant qui me transmet une longue foirade glorieuse et comminatoire d'un prêtre de ses amis.
Chaleur horrible. Mon âme est en contact avec le néant.
10. — « Mon cher Lieutenant, Si vous ne devinez pas la chose la plus évidente, la plus crevant l'œil qui soit au monde, que diable pourrions-nous faire ensemble ?
« Je vous ai offert spontanément — parce que votre allure militaire me plaisait — ce que beaucoup ont désiré ou sollicité sans l'obtenir et je me suis livré autant qu'on peut se livrer à des étrangers. Que pouvais-je faire de plus ?
» Vous m'opposez Veuillot, Drumont et quelques autres charognes dont la Sainte Eglise est empuantie.
» Vous m'opposez surtout votre ami, le prêtre dont vous vantez la franchise et qui voudrait me tenir « entre ses yeux de myope et sa gueule sic) ». Pourquoi donc? ô justes cieux !
» Ah ! ce prêtre qui n'a rien perdu de son « vir » ! qui renverse d'une gifle n'importe qui, et qui « joueaux boules avec un cuirassier sur sou bras gauche » !
» Je fais bien plus fort, moi. J'écris des lettres d'amour avec un décamètre cube de granit rose suspendu à mon petit doigt et soixante-dix-sept artilleurs en équilibre sur le bout de mon nez. Ajoutons que chaque matin, je viole successivement les dix mille vierges, en manière d'apéritif, dans l'espace de 45 à 53 minutes 1/2. Voilà! et je n'en suis pas plus fier pour ça.
» Votre ecclésiastique est visiblement dévoré du désir de ne pas se laisser épater. Sur ce point, j'avoue ma très-profonde infériorité. Je suis, au contraire, la proie facile de tout homme simple, qui vient à moi, paraissant m'apportcr son cœur, et si je rencontrais quelqu'un de grand, je me prosternerais aussitôt, sans songer une minute à contempler mes biceps dans un miroir et sans éprouver le moindre besoin de manifester mon sens critique.
» Il parle de mon « sensualisme » d'âme, dédaigne le secours des anges », l'appétit des « visions mystiques », toutes choses qui ne sont pas « la foi d'un mâle », mais « une féminine impression venue plutôt d'un frisson de chair que d'un travail de pensée ».
» L'année dernière, j'ai vécu huit mois en Danemark, pays luthérien par excellence. Je peux certifier que tel est le strict langage du protestantisme dont la mission diabolique fut de tout niveler dans l'âme humaine et qui enseigne que les impressions religieuses d'un poète ou d'un grand artiste ont le devoir d'êtreabsolument les mêmes que celles d'un vendeur de cochon salé ou d'un fabricant de cirage. Dans la bouche d'un prêtre catholique, c'est confondant.
» Celui-ci est jeune, et voilà son excuse. Il a beaucoup à apprendre et, s'il s'efforce d'oublier uu peu ses « muscles » et sa chère volonté propre, j'espère que Dieu ne lui refusera pas l'humilité sacerdotale.
» A son âge, moi aussi, j'ai cru exclusivement à la force et je fus sottement orgueilleux de la mienne qui était grande. Après avoir prié beaucoup, j'ai fini par comprendre que l'homme complet, le vrai homme, digne d'être montré par Pilate à la multitude vile, devait être une combinaison de puissance et de douceur, et je n'ai pas méprisé les Larmes de Notre Seigneur Jésus-Christ, lesquelles ont autant fait pour notre salut que l'effusion de son Sang.
» C'est dans ces larmes, uniquement, que j'ai puisé la vigueur presque surhumaine qu'il m'a fallu pour tant souffrir, pour accepter l'existence la plus effroyable, pour ne jamais cesser d'être debout au pied de la Croix, dans les ténèbres, dans la déréliction et dans les tortures.
» Mais sait-il seulement ce que c'est que la Croix ? ce pauvre prêtre qui a découvert du sensualisme dans le chapitre où j'en parle, — tant son esprit est charnel !
» S'il avait le regard d'un simple enfant ou d'un humble serviteur de Dieu, il aurait peut-être entrevu quelque mystère dans mes œuvres et dans ma personne, vainement qualifiées par lui de «magnifiques».Alors il n'aurait pas pensé au « Jardin des plantes » ; il n'aurait pas tant remarqué le N. de D. dont je n'use jamais, d'ailleurs, et qui était une petite concession assez innocente au sous-lieutenant, lequel pouvait être une vieille basane ; il ne se serait pas souvenu de l'admiration des putains pour son torse et pour sa moustache ; enfin, il n'aurait songé à aucune sorte d'antagonisme ou de confrontation avec Léon Bloy, qui est assez âgé pour être son père et qui souffre, depuis vingt ans, pour l'Eglise.
» Non, il aurait compris, peut-être avec émotion, qu'un tel homme s'approchant bonnement de vous et de lui, il pouvait en résulter quelque bien pour vos âmes et pour vos esprits, que l'occasion n'était pas à perdre et que le respect pour les supérieurs est recommandé surtout à ceux-là qui furent dits le sel de la terre.
» Cordiale poignée de mains à vous, mon cher officier, et à votre ami que je promets de ne pas étreindre à la Marchenoir, ce qui pourrait bien, qui sait ? froisser un peu ses terribles muscles.
Léon Bloy. »
11. — On me raconte ceci :
Le corps de ma mère bien-aimée, exhumé plusieurs années après la mort, arrivée en 1877, a été vu par un de mes frères, parfaitement conservé. Le cadavre de notre père, enterré la même année, était au dernier état de putréfaction. Cette double circonstance me suggère des pensées queje n'ose écrire, que je ne comprends pas moimême. Mais la fibre la plus profonde est atteinte et je pleure des larmes telles que j'espère la pitié de Dieu.
Vu un marchand de reconnaissances du Montde-Piété. Personnage si crapuleux que je le quitte avec violence. Un second est aussi voleur, mais moins ignoble. Il prête 35 fr. sur une valeur de 230, au taux de cent vingt pour cent, et il entreprend aftablement de me persuader qu'il y perd. Quel monde hideux !
Projet de dédicace pour une édition nouvelle du Brelan d'Excommuniés :
« A la désolante mémoire d'un ami de ma jeunesse très-profondément décédé, qui ne connut pas la gloire de Dieu et qui n'aimait pas le Signe de la Rédemption sur les tombeaux. »
12. — N'est-il pas évident que je suis le seul homme capable d'écrire les choses définitives sur la question juive, si bassement agitée par Drumont?
Dire mon mépris pour les horribles trafiquants d'argent, pour les youtres sordides et vénéneux dont l'univers est empoisonné, mais dire, en même temps, ma vénération profonde pour la Race d'où la Rédemption est sortie (Salus ex Judaeis), quiporte visiblement, comme Jésus lui-même, les péchés du Monde, qui a raison d'attendre Son Messie, et qui ne fut conservée dans la plus parfaite ignominie que parce qu'elle est invinciblement la race d'Israël, c'est-à-dire du Saint-Esprit, dont l'exode sera le prodige de l'Abjection. Quel sujet !
13. — Crise prochaine, vraisemblablement. Depuis quelques jours, j'ai le cœur dans un étau, dans ces diaboliques ongles de fer qui me torturèrent dès l'enfance.
Rappelez-vous, Seigneur, que j'ai eu pitié de Vous...Pourquoi ces abominables peines sans issue? Pourquoi, surtout,ces déceptions infernales et le dérisoire privilège de la Parole à un homme de bonne volonté qui n'a pas le moyen de se faire entendre? C'est la même lamentation depuis dix ans et la même surdité divine. Mais mon courage s'épuise...
Dieu n'est pas absurde, pourtant, et je suis bien forcé de me supposer l'objet d'un passe-droit du malheur, en vue d'une exceptionnelle dilatation de ma patience, pour me préparer à quelque mission inconnue. Mais alors, mon Dieu, jusqu'où faudra-t-il descendre ?
14. — Commencé le Salut par les Juifs.
15. — Souffrance énorme pour ma femme et pour moi. Sans autre cause que le train monotonede nos angoisses quotidiennes, une mélancolie effroyable tombe sur nous.
J'explique tristement à ma pauvre compagne que telle a été toute ma vie, qu'elle peut juger ainsi du miracle continuel qu'il a fallu pour que je ne mourusse pas. Je pense, d'ailleurs, que, m'ayant épousé, il y a trois ans, d'une manière si visiblement providentielle, il ne suffisait pas qu'elle connût la misère matérielle, mais cette agonie de l'âme qui est la misère des misères et le plus parfait de tous les tourments.
J'écris à peine quelques lignes, en luttant contre le plus sombre découragement.
17. — Une pauvre somme tombe du ciel. Voilà bien notre vie ! Le secours arrivant infailliblement lorsqu'on est sur le point de périr, mais seulement alors, pour qu'on ait le temps de se soûler de douleur.
Je continue ma brochure juive en me déchirant les entrailles. OEuvre honorable, je l'espère, mais combien difficile !
19. — Alcide G., homme de quarante ans, nous dit qu'il n'a jamais vu l'aube qu'une seule fois, en chemin de fer. Ce triste aveu nous donne un certain mépris, mêlé d'un peu d'épouvante.
23. — Le brillant monsieur à qui la littératureest redevable du Prince d'Aurec n'a pas daigné répondre à ma lettre du 4. Pratiquer à la fois l'usure et le Castigat ridendo, c'est bien. Mais y ajouter le goujatisme, c'est mieux. Je ne suis pas de force.
Henri Lavedan appartient sans doute à la multitude joyeuse qui m'accuse de parasitisme.
25. — Journée noire. Je n'ai plus de force. Je croule, physiquement et intellectuellement. S'il faut continuer cette existence de damné, je meurs.
27. — Achevé la Débâcle de Zola. En somme, livre puissant, si on veut, et qui m'a même obsédé quelques jours, — sans doute parce que je palpite encore de l'horrible guerre — mais semblable à tous les autres livres de l'auteur, terreux et charnel, malgré le soin visible qu'il a pris, cette fois, d'écarter le boyau d'égoût.
Comme toujours, procédés de peinture identiques pour tous les tableaux imaginables, à révolter les plus bas chiens du naturalisme. Puis, l'artiste est si absent ! Le style de ce chef est une bête robuste qui mange véritablement très-peu.
Il y a, quelque part, un établissement dit hospitalier, tenu par des religieuses de la Sagesse ou des Saints Anges, qui recueillent les petites fdles que leurs parents ne peuvent élever. Ellesfont signer un pacte en vertu duquel ces enfants doivent les servir jusqu'à vingt et un ans. Les parents ont à peine le droit de les voir une heure tous les quinze jours et ne peuvent les reprendre qu'en donnant une forte somme. C'est le Mont-dePiété de la chair humaine. 29. — A Georges d'Esparbès :
« Mon cher ami, Vous l'avez dit, « je vous aime toujours " malgré vos milieux horribles et vos charogneuses promiscuités. Je crois même que vous n'avez pas cessé de m'aimer à votre manière qui n'est pas la mienne. J'ai besoin de voir et de toucher.
» Le mot « lâché » vous ennuie. Mais, bon Dieu ! que voulez-vous que je pense quand je vois ceux qui se disent mes amis cueillir dans la main hostile de mes plus malpropres adversaires, pour la tourner contre moi, l'arme ignoble destinée à mon extermination : le Silence?
» Ne voyez-vous donc pas que le silence est la conversation des morts et qu'il faut parler aux vivants, surtout lorsqu'ils sont en agonie et que tout le monde les abandonne ?
» Si j'étais heureux, votre disparition, qui pouvait durer encore indéfiniment, ne serait qu'une muflerie banale. Mais vous me savez malheureux et vous savez aussi, vous, qui je suis et pour quelles nobles choses je souffre. Si vous aviez appris ma mort par la faim ou par le désespoir, pensez-vous que le sentiment dem'avoir abandonné, comme tous les autres, eût agréablement parfumé votre existence ?
» Vous ne luttez pas contre les mauvais, dites-vous. Alors quoi ? lutterez-vous contre les bons ? Je ne comprends pas.
» Mais laissons cela. Je vous aime sans pouvoir m'en empêcher, comme on aime un enfant, je vous pardonne même un peu de prostitution. Votre âme est neuve et nous reparlerons de ces choses dans une dizaine d'années, si le journalisme, alors, ne vous a pas putréfié.
» En attendant, je vais faire sur vous une épreuve décisive. J'ai naguère scandalisé des porcs en proférant cette affirmation qu'il n'y a qu'un signe, un seul, pour discerner ses amis. Ce signe s'appelle Y Argent. Je vous étonnerais peut-être furieusement si je vous disais ce que représente, à mes yeux, ce mot dont nul ne parait savoir le symbolisme effrayant. Contentezvous aujourd'hui de cette leçon préliminaire :
» Je reconnais un ami à ce signe qu'il me donne de Vargent (1). S'il n'en a pas et qu'il me donne son désir crucifié, son désir flagrant, visible, crevant l'œil du cœur, c'est absolument comme s'il me donnait de l'argent et je le reconnais aussitôt pour un ami véritable.
» Avez-vous compris? Peut-être. Alors, voici :
(1) Cette phrase est pour combler de joie mes bons petits amis de la presse qui ne manqueront certainement pas de la citer, en Yisolant avec le plus grand soin.
On meurt de faim chez moi. On est bien logé, on paraît vautré dans les plus bourgeoises délices, et on meurt de faim.
,. Donc, ô mon ami, de l'argent! Je vous le rendrai quand je pourrai. Si vous n'en avez pas, mais que vous puissiez en trouver tout de même, je vais vous livrer le secret d'opérations financières que j'ai souvent accomplies, pour d'autres : Je me gênais. Je me suis même gêné jusqu'à mendier, me souvenant que Dieu lui-même s'est honoré d'être un mendiant. Cependant, si vous ne pouvez trouver aucune monnaie, même en vous infligeant la torture, dites-le moi, et je vous croirai.
» C'est tout, l'épreuve est ouverte et je vous attends ce soir.
» Votre Léon Bloy. »
D'Esparbès, invisible depuis vingt mois, arrive le soir et me donne avec simplicité ce qu'il possède : quarante francs.
JUILLET
3. — Un ami m'a envoyé un mandat de vingt francs dont le besoin était extrême. Mandat nul, jusqu'à rectification, le commis de la poste ayant écrit Lévy Bloy ! Que penser de ce nom juif qui m'est hostile, au moment même où je glorifie la Race des Juifs?
7. — Les images qu'on croit oubliées demeurent au plus profond des magasins de l'esprit, comme des clichés photographiques tenus en réserve pour le Jour où il faudra que tout apparaisse. Et je pense que cette réserve mystérieuse est transmise, avec tout le reste, par voie d'hérédité naturelle. Anne-Catherine Emmerich, par exemple, a dù avoir de très-lointains ancêtres qui furent les témoins oculaires et auriculaires des scènes qu'elle raconte. Elle se souvient.
.... Les Prophètes furent des témoins qui se souvenaient de YAvenir.
9. — Les criminels peuvent quelquefois ne pas être pris, cela s'est vu. Les gens de bien sont toujours pris.
Au comte Robert de Montesquiou-Fesensac :
« Monsieur, Votre renom d'esprit rare, et surtout l'accueil fraternel que vous avez fait à notre grand Paul Verlaine, me donne lieu d'espérer que vous n'ignorez pas tout à fait le nom et même les œuvres d'un excommunié qui fut précisément le panégyriste le plus enflammé du poëte incomparable de Sagesse. Orgueilleux d'être ce proscrit, j'ai l'impertinence de me sentir fier des inimitiés de plume que mon agressive indépendance me suscita.
» L'horreur des canailles pour mes écrits et pour ma personne est le bijou vraiment princier et le talisman très-précieux que je porte à mon petit doigt.
» Pourquoi donc aurais-je peur de vous notifier ceci: Je fus l'ami de Barbey d'Aurevilly pendant les vingt-trois dernières années de sa vie. Nul ne fut plus avant que moi dans l'intimité de cet admirable artiste, et je possède soixante lettres de lui qui me sont aussi chères que mon âme.
» Un jour que sévissait rageusement la sainte misère qui ne s'est jamais assouvie de moi, je me suis vu contraint, pour détourner un grave péril qui menaçait d'autres têtes que la mienne, d'engager cette collection que je suis, aujourd'hui, tremblant de perdre...
» S'il me faut, à toute force, en versant des larmes un peu plus qu'amères, renoncer à ce trésor, je voudrais du moins qu'il tombât en de nobles mains, et je vous prie de m'écrire sans délai s'il vous convient d'en devenir le possesseur.
» Pardonnez-moi de vous presser de la sorte, mais je suis pressé moi-même par l'acerbe voix de l'exacteur qui menace de me dépouiller de mon bien.
» Agréez, etc. Léon Bloy. »
11. — Valide et puissante angoisse, aujourd'hui, quarante-sixième anniversaire de ma naissance. C'est l'horrible semaine du terme, et on manque de tout à la maison. Comment ai-je trouvé la force d'écrire la longue lettre que voici :
« Mon cher Lieutenant,... J'ai reçu ce que vous savez, et je l'ai reçu fort utilement, n'en doutez pas.
» Plût à Dieu, en effet, que vous fussiez un capitaliste ! Mais que dis-je? votre cœur, alors, ne pourrait plus être le même, car vous savez l'inflexible loi. Les pauvres ne peuvent pas opérer la délivrance de leurs frères, et les riches ne veulent jamais. Ne prenez pas cela pour une récrimination banale. J'affirme qu'il y a là un mystère effrayant qui touche à ce qu'il y a de plus profond, et dix ans d'exégèse biblique m'ont mis en état d'offrir quelques hypothèses plausibles qui seront, un jour, la matière d'un étrange livre sur YArgent, dont j'ai le projet.
» En attendant, je travaille avec acharnement àune brochure sur la question juive. Cette brochure qui n'aura guère plus de cent pages et qui me donne une peine infinie, est certainement ce que j'ai écrit de plus important jusqu'à ce jour.
» On oublie trop, quand on vomit sur les Juifs, que le Sauveur lui-même, parlant à la Samaritaine, a dit cette parole, un peu plus considérable, n'est-ce pas? que les tartines de M. Drumont : « Salus ex Judaeis est ». On paraît avoir oublié également que toute la Liturgie Chrétienne est puisée dans les livres juifs; que cette Race, vraiment unique, fut choisie « pour donner au * genre humain, les Patriarches, les Prophètes, les » Evangélistes, les Apôtres, les Amis fidèles et tous » les premiers Martyrs ; sans oser parler de la » Vierge-Mère et de Notre Sauveur lui-même qui fut » le Lion de Judas, le Juif par excellence de nature, » — un Juif indicible ! — et qui, sans doute, avait » employé toute une éternité préalable à convoiter » cette extraction. Mais quoi! ne fallait-il pas suivre » jusqu'au bout le cupide saltimbanque, organisateur » et prédicateur de cette croisade pour le boursicaut,
qui ne cesse de préchailler à « la petite semaine » » sur le petit nombre des élus du Coffre-fort tout » puissant? — et quelqu'un pourrait-il citer une seule » protestation catholique, lorsque s'étala, sur nos » reculantes murailles, l'incroyable effigie de ce » Turlupin sacrilège : en armure de chevalier du » Saint Sépulcre et foulant aux pieds
MOÏSE!!!? »
» Ces lignes sont tirées pour vous de ma brochure.J'ajoute que, sans même parler de l'immense oracle enregistré par l'Esprit-Saint dans la Genèse (IX, 27), et de la parole d'honneur de Dieu donnée à Abraham in œtemum, les Prophètes, grands ou petits, sont littéralement saturés de la mystérieuse Promesse de retour que le Nouveau Testament n'a pas abrogée — et qui regarde ce qu'on est convenu d'appeler les derniers temps.
» N'allez pas croire après cela, cher ami, que ma nouvelle œuvre, qui sera bientôt achevée, est une contre-partie de Drumont, une polémique. Dieu me préserve de donner une telle importance à ce personnage qui vous dégoûterait fort si vous le connaissiez un peu mieux et dont je nie, de manière absolue, je ne dis pas le talent — sa médiocrité littéraire est indiscutable — mais la moralité. On pourrait mettre sous vos yeux, certain dithyrambe, de l'enthousiasme le plus incendiaire, à la gloire des spéculations juives, où M. Péreire est comparé par lui à Napoléon! A cette époque, déjà lointaine, le noble Drumont essayait de carotter Israël. N'ayant pas réussi, il lui a déclaré la guerre au nom de l'Eglise.
» Par malheur, il a été un peu loin. La mort de l'officier Juif, tué par Morès, a ouvert les yeux à quelques Chrétiens qui se sont souvenus enfin des censures très-rigoureuses de cette même Eglise, si étrangement défendue par des duellistes et des meurtriers.
» Encore une fois, il ne s'agit nullement de ce monsieur. Mais je me suis indigné de voir avilir jusqu'aux enquêtes financières de l'ordre le plus abject,cette colossale question d'Israël et j'ai voulu parler, à mon tour, pour dire ce que nul ne peut ou n'ose dire.
» Quelque glorieuses que puissent être, pour ce peuple réservé, mes conclusions, je vous prie de croire qu'il sera peu facile de me soupçonner d'avoir émargé chez M. de Rothschild ou tout autre potentat de la finance. Pourtant, si on y tient, je m'en fous et m'en contre-fous absolument, résolu, comme devant, comme toujours, à dire ce qui doit être dit, à le vociférer in lumine, super tecta, sans nul souci des conséquences.
» Je suis fâché, néanmoins, d'apprendre que ma lettre vous a « troublé au point de vous faire souffrir. » Mais à quoi donc vous attendiez-vous ? M'ayant déjà lu, vous saviez que je suis peu habitué au maquillage de ma pensée et vous devez, je crois, m'estimer un peu de vous l'avoir exprimée sans détour. L'abbé D. est votre ami et je n'ai pas l'ombre d'un motif pour le supposer indigne de votre affection. Mais son impartialité littéraire me choquait. Je ne puis admettre une minute qu'on ait le droit de « m'admirer » quand on admire Louis Veuillot ou Drumont. Il faut choisir.
» Puis, que voulez-vous? Il parlait un peu trop de ses muscles, en même temps qu'il exprimait, à propos de moi, certaines opinions débiles, empreintes, ai-je cru, de ce jansénisme sulpicien qui me chavire le cœur et qui ressemble si fort à la niaiserie apophtegmatique des protestants.
» Après tout, il est possible que je me sois prononcé de façon rude, — on sait que je n'ai pas la voixdouce — mais il eût été viril à M. D. d'accepter la réprimande, en considérant qu'elle lui venait d'un homme qui est terriblement son aîné, dans la foi comme dans la doctrine, et dont il se déclare l'admirateur. Que croire d'une admiration qui n'irait qu'à la forme extérieure de ma pensée, en rejetant ma pensée même? Ce serait me mettre au niveau d'un vil phraseur.
» Vous m'écrivez qu'une « admiration aveugle » n'a rien de flatteur. Je pourrais vous répondre, avec un orgueil d'enfer et une impertinence de réprouvé, que c'est précisément de cette admiration-là que j'ai soif. Je n'en ai jamais désiré d'autre et, quand il m'est arrivé à moi-même d'admirer quelqu'un, j'ai admiré le plus généreusement que j'ai pu, sans retour, sans restriction ; m'eflàçant, m'oubliant complètement, surtout lorsque je savais que l'admiré était un pauvre admirablement privé de son salaire, un captif dans les lieux obscurs
» On a toujours le temps de formuler sa petite critique, mais quand, pour la première fois, on serre dans ses bras un abandonné lamentable en qui on a deviné la Grandeur, le moment est aussi mal choisi que possible pour lui dire qu'il a des glandes scrofuleuses ou un champignon sur la face.
» L'admiration est, ou elle n'est pas. Si elle est, qu'est-elle donc, sinon une forme sublime de l'amour? Et l'amour se donne entièrement, spontanément, s'il est véritablement l'Amour, c'est-à-dire autre chose que le Rien dont parle saint Paul. Omnia suffert, omnia credit, omnia sperat, omnia sustinet.
» C'est ce qu'Ernest Hello, un grand méconnu, privé de salaire, lui aussi, appelait « la Charité intellectuelle », qu'on lui refusa toujours. Les prudents et les réservés n'aiment pas et sont incapables d'admiration.
» Ces réflexions très-générales ne sont pas, précisément et rigoureusement, pour votre ami qui peut avoir de très-hautes qualités d'âme, mais qui n'est certainement pas un humble, au sens chrétien et sacerdotal de ce mot. Sa réponse à ses supérieurs est mauvaise : « Je n'ai aucune raison de vous obéir, mais je vous obéis ». Sérieusement, que penseriezvous d'un de vos sous-officiers, qui vous ferait une telle réponse? On a toujours raison d'obéir, autrement l'obéissance serait absurde au lieu d'être raisonnable, ainsi que le veut l'Apôtre, rationabile obsequium.
» Sa lettre à moi-même, lettre de douze lignes à un écrivain qu'il dit admirer, est simplement la lettre d'un homme blessé. Franchement, que voulez-vous que je réponde? La vie est courte, et j'aime mieux relire, pour la deux-centième fois, le 34e chapitre d'Ezéchiel.
» L'offre que vous me faites au sujet d'une publication dans le genre du Pal me touche, et je vous prie de remercier pour moi votre imprimeur, mais j'ai renoncé à de telles aventures. C'était bon, il y a sept ans. Aujourd'hui, je dois ménager mes forces et me réserver pour mes livres. Surtout, je ne veux pas être le pamphlétaire à perpétuité. Je serai peut-être tué par la misère, mais non pas, je veux l'espérer, sans avoir accompli ma destinée aussi généreusementqu'il m'aura été donné de le faire, en m'efforçant de notifier la Gloire de Dieu dans des œuvres capables de durer un peu plus que moi. Je vous serre les deux mains. Léon Bloy. »
En ai-je assez écrit de ces lettres, mon Dieu ! Si quelqu'un s'avise de publier, un jour, ma correspondance, quand j'aurai cessé de souffrir en ce monde, quelles lamentations ! quelles implorations douloureuses ! et quels cris de colère sortiront des vieux tiroirs.
Destinée singulière ! Nul ne semble plus fait que moi pour trouver la Parole qui est identique à YArgent, et je passe ma vie à chercher l'une et l'autre.Même recherche à l'intérieur et à l'extérieur.
On gueulait aujourd'hui l'exécution de Ravachol, devant ressusciter dans trois jours. Idiotes crapules !
12. — Au comte Robert de MontesquiouFesenzac :
« Inclyte et solivage Cornes, Quid est quare nil mihi respondes ? Quomodo tibi non est in optatis vehementibus negotium illud eximium quod suavissime — quanquam dolenter — ante oculos tuos proposui ? Rescribe, quseso, ad efflagitatum (1) singularem quo lacessivit animam tuam humilis tortor.
(1) Je sais que le mot efllagitatus n'est usité qu'à l'ablatif singulier. Mais j'ai bien le droit d'être original en toute langue.
» Existimatio tua prsecellens in media senectute poeseos, sed potissime, nobilis urbanitas viscerum tuorum — ut dicitur — crga fratrem tuum Paul Verlaine, philomelarum in valle lacrymabili praestantissimum caput, gratis conjectionibus locum aperiebat.
" Reipsa, decet te turmas optimatum antecedentem inire misericordiam, lenitudinem, diligentiam accuratissimam in conspectu pauperum et blanditias humanitatis expletae.
» Ergo nunc, recordare, obsecro, tigrinam vocem fœneratoris et pericula gemmarum de quibus admonui te, instanti epistola, recentiore sabatto, in œdibus tuis vise Franklin.
» Dignare, domine cornes poeta, benigniter accipere salutationem salutatoris, — extra multitudinem salutatorum — qui dicit tibi : salve amplius in Salvatore gentium. Léon Bloy. »
13. — Lettre de Montesquiou exclusivement polie. Regrette de ne pouvoir acquérir la collection d'Aurevilly. Résolution, aussitôt exécutée, d'aller simplement chez lui et de lui offrir mon art d'enlumineur pour un exemplaire unique de son livre.
Accueil aimable, extérieurement. Ce grand garçon pâle, maigre et bavard, qui parle d'une voix presque éclatante, me dit tout d'abord qu'il lui est impossible de m'accorder un seul instant et parle d'un rendez-vous à fixer pour la semaine prochaine. J'obtiens pourtant qu'il m'introduise quelquesminutes, à peu près entièrement remplies, hélas ! par le flux de ses paroles. C'est à peine si j'ai le temps de lui apprendre que je suis enlumineur et que j'offre de lui faire, pour une modique somme, un exemplaire unique de son livre, les ChauvesSouris, je crois. Cela parait l'atteindre un peu, mais il répond qu'il aurait besoin de voir ce que j'ai déjà fait en ce genre. Quant à la collection d'Aurevilly, il promet de me chercher quelqu'un qui consente à n'en devenir acquéreur que par fîdeicommis. Absurde et impraticable combinaison. Naturellement, il lui est impossible de faire la chose lui-même, étant sans exemple qu'un riche ait jamais pu faire lui-même quoi ce soit.
L'auteur des Chauves-Souris est meublé et aménagé comme pour le photographe des «grands écrivains chez eux »,et il m'a parlé de ma bonne mine, ayant l'air d'opposer cette observation à ma détresse prétendue. Je sens la pointe de l'épine et je quitte ce jeune homme étourdissant, peu satisfait de lui et de moi-même.
14. — Fête nationale du Goujatisme. Expédition à Médan. Voyage cruel, avec des griffes autour du cœur. Introduit dans cette maison vilement cossue, je fais passer une lettre ainsi libellée :
S
« Monsieur, J'arrive de très-loin — de toutes manières — et je vous prie de m'accorder un quart d'heure d'entretien, une demi-heure, s'il est possible, pour une communication dont vous apprécierez l'importance. Mais seul à seul.
» Ne croyez pas trop aux légendes de la haine et n'écoutez pas non plus vos ressentiments personnels. Dites-vous simplement que ma démarche doit avoir pour objet quelque chose de tout à fait impossible à conjecturer et recevez-moi, sinon par curiosité, du moins avec la bienveillance et la bonne humeur qui conviennent à votre force.
» Agréez, Monsieur, l'assurance de mon respect insolite pour l'auteur de la Débâcle. Léon Bloy. »
— Il s'agit, aurais-je dit à Emile Zola, de Barbey d'Aurevilly, enterré depuis trois ans, dont vous fûtes l'ennemi et qui fut le vôtre. Et je lui aurais offert de m'aider à sauver la précieuse collection. Le portrait du dernier des Goncourt était devant moi, me rappelant un abominable passé. Après cinq minutes, le domestique vient me dire que Monsieur ne peut me recevoir. Il a du monde et ne saurait se déranger. J'insiste pour savoir si je serai plus heureux un peu plus tard. La consigne est absolue. Le drôle ne me recevra pas. Je m'en vais donc, délivré de l'horrible constriction du cœur, mais submergé, noyé de dégoût.
Comment est faite cette âme ? Voici un homme comblé de bonheur, rassasié de triomphes, qui sait que je suis un artiste pauvre, VOLONTAIREMENT pauvre, que je viens de faire un vrai voyage : trois quarts d'heure de chemin de fer et une demi-heure de marche, pour essayer de le voir, ayant dépensé peut-être pour cela mes derniers sous — et qui ne me reçoit même pas !
Il avait du monde, Huysmans ou quelque autre ennemi. Naturellement, on dira partout que je suis venu lui demander l'aumône. Un instant, je suis tenté de revenir sur mes pas et d'exiger la restitution de ma lettre. A quoi bon ?
J'explique ceci à ma chère femme qui se désolait d'avoir prié vainement pour moi : La prière n'est pas pour obtenir, mais pour consoler Dieu. (II Machab. VII, 6.)
Il parait qu'à Montmartre, on a dressé une grande croix lumineuse. Cette profanation manquait. Fruit charmant du républicanisme de Léon XIII. Visiblement, la fin est proche.
15. — Quand je m'éveille le matin, j'ai souvent, depuis des ans et des ans, l'impression d'être un de ces malheureux condamnés à la mort lente et qui, tout rompus des tortures de la veille, sont tirésd'un affreux sommeil pour endurer de nouveaux tourments.
Au comte Robert de Montesquiou-Fésenzac :
» Monsieur,... Je ne sais si vous avez été frappé de la proposition que je vous ai faite avant-hier. J'avais à peine le temps de vous parler, et ce fut grand dommage pour moi.
» La proposition de transcrire moi-même votre livre sur un vélin fastueux, en écriture divine de moine carlovingien, et d'orner chaque page d'cxfoliations extraordinaires, était une offre magnifique, je vous prie de le croire, et de nature à tenter un prince.
» Car je vaux, au moins, dans cet art profondément oublié, ce que je vaux en littérature. Et cela n'est point une vantcrie non plus qu'une illusion. C'est le sentiment de quelques artistes horriblement délicats et passionnément difficiles que j'ai beaucoup étonnés.
» Vous m'avez dit que vous auriez besoin, avant tout protocole d'affaires, de voir un échantillon. Je ne pouvais le produire à l'instant, mais il me serait possible de vous le procurer en m'adressant à l'un ou l'autre de ceux qui en possèdent.
» Ah ! certes, on vous dira de moi tout ce qu'on voudra. Mais si avez le cœur profond et si vous saviez qui je suis, peut-être !... Me voilà prêt à vous donner un an de ma vie épouvantable, à faire pour vous seul un chef-d'œuvre, si vous voulez me sauver, car je péris absolument. Vous m'avez parlé hier de ma « bonne mine ». Dieu veuille que vous sachiez, unjour, combien cette parole courtoise et, peut-être, affectueuse, était pour moi, à ce moment, une ironie cruelle, déchirante !...
» On m'a fait la réputation d'un mendiant cynique. Cela est même devenu une légende, propagée surtout et accréditée par des gens pour qui j'ai autrefois donné mon pain et « mis mon corps en péril de mort », comme disait le bon Joinville. C'était si facile, n'est-ce pas ? de parler ainsi d'un homme assez redoutable, qu'on croyait tout à fait vaincu, abattu par la misère, pour sa punition de n'avoir pas voulu devenir une putain de lettres !
» Ce que je vous demande ressemble-t-il, d'ailleurs, à l'aumône? En vérité, je ne le crois pas. J'offre d'être, pour vous, l'ouvrier d'une œuvre très-belle, et il se trouve que votre consentement me sauverait des tourments les plus horribles. Est- ce là une raison pour le refuser ? Cette fantaisie d'art, l'une des plus hautes que puisse avoir un homme de votre condition, vous la refuserez-vous donc à vous-même, sachant qu'au moment précis où elle vous donnerait une vraie joie, elle délivrerait d'un gouffre de douleurs, un écrivain qui vaut bien, n'est-ce pas? qu'on fasse un effort, pour lequel vous n'avez pas caché votre estime, et qui vous estime assez lui-même pour vous avouer qu'il meurt?
» Pourquoi ne supposeriez-vous pas que je suis absolument digne d'être préservé de ce désespoir dont vous me parliez, désespoir courageusement, héroïquement bravé jusqu'à ce jour et qui, maintenant,me menace d'une façon si pressante, si dure, si précise?
» Pourquoi ne mettriez-vous pas dans votre vie, une belle folie, si c'en est une, vraiment, de risquer un mouvement chevaleresque pour cet artiste abandonné que vous vites, hier, pour la première fois, mais à qui votre àme correspondait, peut-être, mystérieusement, depuis toujours?
» Enfin, je vous écris cette lettre plus que douloureuse, au retour d'une démarche lointaine, folle, désespérée, inutile — et qui m'a crevé le cœur.
» Je me cramponne à l'espoir que je ne vous aurai pas imploré vainement et je vais compter les horribles heures, car j'en suis au point d'avoir tout essayé, et d'être réduit à ne pouvoir plus espérer qu'un élan spontané de votre âme, qui est, aussi bien que la mienne, aux mains d'un Juge dont la miséricorde, quelquefois, parait étrangement inactive ou parcimonieuse.
» Agréez, etc. Léon Bloy. » (1)
16. — Un inconnu m'envoie vingt francs par la poste, accompagnés d'une lettre explicative des plus touchantes. Si je dédiais le Salut par les Juifs à cet inconnu !
Qui sait? La démarche effroyable chez Zola ne serait-elle pas, enfin ! la lie de ce calice d'humilia
(1) Voir le résultat de cette démarche, à la date du lî août. tions et de douleurs que Dieu posa devant moi, dès ma jeunesse, et dont je me suis soûlé vingt ans ?
« Mon cher Lieutenant,... Je n'ai pas voulu désigner l'affiche de Willette, que je n'ai jamais vue, d'ailleurs. Ma dernière lettre faisait allusion à une autre affiche, de je ne sais qui, placardée partout, un peu après l'apparition de la France juive, et qui était telle que je vous l'ai dépeinte. Drumont avec sa gueule de pion à lunettes, en chevalier de Rhodes, si on veut, et, sous son pied vainqueur, Moïse... — dont je ne peux pas prononcer le nom, moi, sans trembler d'amour, — Moïse reconnaissable à ses deux cornes lumineuses, vautré sur le dos et retenant, d'une main crochue, une bourse d'où s'échappent des pièces d'or... L'ignominie de cette image est indicible.
» Je l'ai revue, il y a deux ans, chez Savine, qui doit en avoir encore quelques ballots. Donc il faut croire ce que je dis, quand je parle de façon grave, et me supposer documenté, quand j'avance un fait précis, ayant une importance considérable.
» La réponse de Drumont, à propos des Péreire, est simplement ridicule. « Il ignorait» !!! Voyons, vous voulez rire, n'est-ce pas ?
» Pourquoi me parlez-vous de cette ordure de Taxil ? Pensez-vous donc agir sur moi, en me menaçant de l'opinion des lâches ou de la sentence des goitreux ? Vous me connaissez mal, ô soldat.
» La menace du mépris de toute la terre — vous m'entendez bien, — est absolument le Rien pour moi,lorsqu'il s'agit de proférer, de vociférer, ce qui me parait être la Vérité sainte, et l'imminence même des plus raffinés tourments ne pourrait que stimuler mon zèle.
» Relisez ma dernière lettre, je n'ai pas mieux à vous dire. Ma brochure sera, je crois, mon plus grand effort, parce que j'exprimerai ce que je n'avais pas encore osé exprimer, en conscience. Vous m'accordez, cependant, que je ne manque pas de toupet.
» La question est placée infiniment haut. Je nomme il est vrai, Drumont, dans les premières pages, mais comme on frappe du pied sur un tremplin. Le curculionide, soudain, ne paraît plus. Je ne sais si vous pourrez me suivre. Il en sera ce que Dieu voudra. Il faut, pour cela, uu peu plus que du simple courage, — certaines choses qui me furent autrefois données par un être extraordinaire, n'ayant jamais été dites par personne.
» Ceux qui me chercheront du côté Juif se tromperont, ceux qui me chercheront du côté anti-Juif se tromperont, ceux qui me chercheront entre les deux se tromperont plus lourdement encore. Je vous attends à la lecture. Alors seulement, je saurai qui vous êtes.
» Votre lettre, souffrez que je vous le dise fraternellement, est un déballage des idées de tout le monde. Il ne s'agit pas de ça. Et vous êtes exactement à soixante-dix-huit milliards de myriamètres de ma conception. ^ Votre Léon Bloy. »
17. -*- Relu quelques pages des Soirées de SaintPétersbourg. Impossible de retrouver l'anciennesaveur. Peut-être étais-je mal disposé. Mais sans trouver de Maistre vide, comme l'a déclaré le pneumatique Huysmans, il est certain que je me suis prodigieusement déplacé depuis le temps où je l'admirais avec passion. J'essaierai encore.
18. — Je crève tellement que le Salut par les Juifs est interrompu depuis dix jours.
20. — Sans cesse chercher de l'argent ! Chaque matin, reprendre les affres de mort ! Je pense qu'on est plus heureux au bagne. Comment achever ma brochure ? Je dérive sur la rivière d'ombre.
26. — Exégèse. C'est par Joseph, nommé Sauveur du monde, en langue égyptienne (langue de l'angoisse), que la Race élue est offerte au Pharaon (celui qui dissipe ou divise). C'est donc par Jésus (pie les enfants de la Promesse et les enfants de l'Adoption seraient offerts à Celui qu'on ne connaît pas encore.
30. — Déménagement. Nous quittons Vaugirard et le voisinage trop brutalement significatif de la rue Cambronne, pour nous réfugier à Antony.
AOUT
il. — A Gustave Guiches, dit le Tapeur de l'Ar~ kansas.
« Mon cher Guiches, Je me console, comme je peux, de la perte de votre amitié, en me persuadant que c'est un signe non douteux de votre prospérité et qu'il vous était profitable, pour conjurer la maie heure, de me jeter par-dessus bord.
» Quelques-uns, avant vous, et, particulièrement, l'aimable Fleury, avaient déjà su réfréner leurs cœurs au point d'accomplir ce sacrifice douloureux, avec une dextérité sans égale.
» Je suis, d'ailleurs, tellement sûr de vous retrouver tous, les uns et les autres, fidèles et mains tendues, et non moins fermes que des rocs, le soir même du bienheureux jour où le succès m'aura visité !
» En attendant, les vignes du Lot exubèrent, ce diton, et l'argent pleut dans vos tiroirs. Je tiens cet avis consolant de M..., dont vous vécûtes quelquetemps, à l'époque noire, et qui n'est pas moins crucifié que moi-même de votre abandon.
» Or, ne vous semble-t-il pas, mon généreux ami, qu'après m'avoir privé de votre affection, il est un peu dur de me ravir, par surcroît, les faibles sommes dont je me suis dépouillé pour vous, quand nous étions miséreux ensemble, et dont le total peut s'élever tout au plus à une centaine de francs.
» Mon infériorité commerciale n'a pas permis que je consignasse exactement les divers emprunts dont vous m'honorâtes, mais vous savez que c'est à peu près cela, et vous avez trop d'aristocratie pour contester un si méprisable chiffre.
» Vous me pardonnerez, j'en suis certain, ce rappel financier de nos bons jours d'autrefois, en considération de ceci que je n'ai pas encore obtenu les faveurs de la capricieuse Fortune, et que je serais, à coup sûr, moins nécessiteux, si j'avais été moins énergiquement soutiré par quelques âmes d'élite qui m'accusent, aujourd'hui, d'avoir été leur bourreau.
» Dans l'espoir d'une réponse cordiale qui ne peut tarder, je vous serre confraternellement la main.
» Léon Bloy.
» P.-S. Il serait évidemment excessif de vous rappeler les quelques livres coûteux que vous m'empruntâtes aussi et que vous avez, sans doute, annexés, depuis longtemps, à vos échalas. » (1)
(1) Il va sans dire qu'aucune réponse n'est jamais venue. Gustave Guiches, qui est un de nos bons écrivains à tout faire
13. D'Esparbès m'apprend la prochaine apparition du Journal et me conseille d'écrire à Séverine, capable, pense-t-il, de m'y faire admettre.
Remy de Gourmont me reproche de n'avoir pas utilisé encore le mot de Villiers sur Huysmans : c< Huysmans ! des mains d'évèque ! des mains d'infante ! Allons donc ! Bloy : des mains de bossu ! »
De Gourmont flaire volontiers Huysmans, comme une cantharide flaire un excrément.
14. — A Madame Séverine :
« Madame,... Vous aimez les opprimés, je le sais bien, mais vous ne les aimez peut-être pas de ma sorte. II vous les faut surtout fragiles et pâles. Votre sensibilité, d'ailleurs charmante, et l'enthousiasme facilement audacieux de votre pitié sont à ce prix, j'en ai grand'peur.
» Ai-je tort de supposer que les plaintes de la Force, par exemple, n'atteindraient pas votre cœur et qu'un rude mâle accablé par la multitude vous toucherait infiniment peu?
» Si les expressions bibliques vous plaisent, je suis, ne le savez-vous pas ? un de ces hommes du soir « dont la main est levée contre tous et contre qui la main de tous est levée. »J'ai vécu, sans vergogne, dans une extrême solitude peuplée des ressentiments et des
et qui a tous les genres de courage, a été promu Chevalier, à l'occasion du 14 juillet 1895. Chevalier!!! L'Académie guette cette proie.
désirs fauves que mon exécration des contemporains enfantait, écrivant ou vociférant ce qui me paraissait juste, fallût-il crever, et ne réclamant pour mes agressions ou pour ma défense, le secours d'aucune autre plume séculière.
» Je ne vous ferai donc pas l'injure de commencer, aujourd'hui, par vous, Madame, dont la prose alerte est, sans doute, implorée d'un très-grand nombre d'écrivains besogneux et de vanités mendicitaires.
» Je voulais seulement vous dire que j'ai lu votre bel article sur le Pape et qu'en ma qualité de catholique, apostolique, romain, connu pour l'intransigeance ombrageuse de sa pensée, je vous félicite et vous remercie profondément, m'instituant, dès aujourd'hui, votre débiteur.
» Il se peut que ce suffrage vous soit agréable, venant d'un homme, qui ne ressemble pas à tous les autres, qui ne sollicite rien, qui ne blague pas, et qui ne fut jamais un traînard quand il s'agissait de gifler tel ou tel puissant.
» Quelque habitant que je sois des plus solitaires lazarets, je ne pouvais pas ignorer votre plaidoirie généreuse, étant moi-même à la veille de publier, sur la question juive, un bien étrange opuscule où il y a des claques pour tout le monde, excepté pour ceux qui pensent et agissent comme il vous a plu de le faire.
» En somme, je défends les circoncis pour des raisons que le Vicaire de Jésus-Christ n'a pas cru devoir vous dire et qui sont, croyez-le, un peu plus hautes etplus profondes que les bavardages de l'hypocrisie ou de la cupidité pusillanime.
» J'ai été payé, d'ailleurs, à la même caisse que vous, mais beaucoup plus cher, à cause de ma notoriété supérieure de spadassin catholique, laquelle m'a valu déjà de si abondantes richesses, comme chacun sait.
» J'espère, Madame, que vous voudrez bien agréer, en toute simplicité de cœur, l'hommage d'une sympathie fraternelle dont j'ai rarement l'occasion de me servir. Léon Bloy ».
Aujourd'hui, Xe dimanche après Pentecôte, vu ceci : Le Pharisien représente Jésus et le Publicain le Saint-Esprit. Remarqué que le premier dit ce qu'il n'est pas, Non Slm, tandis que le second affirme, en demandant grâce, qu'il est un pécheur.
Une étrange lumière sur cet évangile est donnée par le rapprochement de ces deux textes : Omnis qui se Exaltât, humiliabitur. (Luc. 18,14). Oportet Exaltari Filium hominis. (Joan. 12,34).
15. — Combien de fois ai-je été frappé de cette idée que les premières messes, dites à l'aube ou au lever du soleil, qui prennent le cœur si suavement, sont dites surtout pour les domestiques! Les maîtres ne se lèvent pas si tôt.
Il y aurait quelque chose à écrire sur cette monstrueuse déréliction de la Sainte Enfance du Jour. Quel sujet! La Messe Des Domestiques.
Lu quelques chapitres du Salut par les Juifs à d'Esparbès. Expérience curieuse. Cet ignorant garçon, aussi peu préparé que possible à de telles pensées, jouit néanmoins de leur expression et il en jouit à crier... Ce serait inouï de faire avaler, à force d'art, une œuvre aussi spéciale, aussi profondément religieuse.
« Quand on parle amoureusement de Dieu, tous les mots humains ressemblent à des lions devenus aveugles, qui chercheraient une source dans le désert ». Salut par les Juifs).
22. — Lettre de Zurich, insuffisamment affranchie, qu'on me fait payer cinquante centimes. Je les avais, par miracle. Réponse négative de Montesquiou à mon cri de désespoir du 15 juillet. Mais combien négative, qui le pourrait dire ? L'écriture même est inexistante, indéchiffrable comme le néant qui est l'habitacle de cette âme.
Esurivi, et non dedistis mihi manducare : sitivi, et non dedistis mihi potum... « Ces mots sont simples, dit Ilello, mais les Colonnes du Ciel tremblent ».
2G. — A Georges d'Esparbès :
« Je ne suis pas content de moi, mon cher d'Esparbès.Vous m'avez conté, hier, une chose admirable et je n'ai pas su vous dire mon émotion qui fut très-puissante. Elle dure encore. Elle s'est tenue au milieu de moi dans le grand calme de la nuit et j'ai senti sa présence dans tous les plis des ténèbres.
» Cette fosse du Chaos qui engloutit un front de bataille, cette gueule de la terre qui ingurgite, en une seule fois, les cavaliers et les fantassins, les canons et les clairons, et les tambours, enfants du tonnerre, et tout le vacarme de la mêlée autour des drapeaux ; cet avalement soudain, par la Mort, d'une multitude en conflit avec la Gloire ; et ce creux du Globe d'où remonte péniblement, — comme une lente araignée du gouffre sur le fil pâle de l'effroi, — l'aphone clameur de majesté, le frisson d'insecte mourant, presque inaudible déjà, qui fut l'Oraison Dominicale de la liturgie du Potentat, sanglotée maintenant, tout au fond, par un peuple en agonie, dans les intestins de l'abîme !...
» C'est prodigieux, cela, mon ami, et je me croirais criminel si je ne vous le disais pas aussi fortement que je le puis.
» Cest un devoir strict et la plus noble charité du monde que de remplir un homme évidemment supérieur du sentiment de sa propre force. Je le sais, moi, qui n'obtins presque jamais cette aumône.
» En conscience et en toute vérité, mon cher d'Esparbès, je ne connais pas un contemporain capable d'inventer un tel poème. J'en suis obsédé.
» Votre Léon Bloy.»
27. — Dans le Mercure de France, long article sur moi. OEuvre d'un petit Suisse allemand quis'est beaucoup gavé à ma table, l'hiver dernier. On ne saurait être malveillant de façon plus basse et il est difficile d'être plus bête.Cet effort mérite salaire :
«• Très-assurément, cher monsieur William Ritter, il vous était loisible de ne voir en moi qu'un pamphlétaire scatologue, injuste, orgueilleux, féroce excitateur des sentiments les plus abjects, commis exclusivement, ou peu s'en faut, à des besognes de vidangeur, etc. Telles sont vos amicales expressions. Vous n'avez omis que l'épithète gracieuse de mendiant ingrat, oubli fâcheux qui contristera, n'en doutez pas, de très-nobles cœurs.
» Il vous était permis également, c'est incontestable, de ne pas adorer mes livres et de m'oflrir même quelques conseils, tels que celui d'écrire pour « les jeunes fillesnobles»!!! Que dis-je? Aucune loi n'exigeait de vous l'acceptation d'une amitié, compromettante, il est vrai, que je vous donnais de bon cœur.
» On a toujours le droit d'avoir des sentiments bas et d'exprimer des opinions sans génie.
r, Mais trahir l'hospitalité la plus... imprudente au point de mêler, en termes odieux, le nom des miens à la divulgation d'une pauvreté dont j'ai peut-être le droit de m'enorgueilhr, l'ayant préférée au putanat fructueux de mes ennemis littéraires, cela, mon très-cher monsieur, est simplement une vilenie. J'ignore le suisse ; mais, en français, il n'existe pas d'autre mot pour qualifier exactement une cochonnerie de ce tonneau.
» Il vous manque même, c'est enrayant, cet instinctde justice épicière qui, à défaut de noblesse, vous eût averti du préjudice matériel que ce reportage indécent pouvait me causer.
» En conséquence, je vous prie de me renvoyer immédiatement les deux dédicaces qu'à la demande d'un ami commun j'ai eu la sottise d'écrire pour vous. Je ne veux pas que vous puissiez, à l'avenir, vous prévaloir faussement d'une amitié ou d'une estime que je vous refuse désormais.
» Devenu mon ennemi déclaré, vous me dégoûterez infiniment moins.
» Léon Bloy. »
28. — « Nous n'avons pas besoin de chiens enragés ». Réponse de Fernand Xau à qui ma collaboration était proposée.
29. — Je touche à la fin du Salut par les Juifs, œuvre horriblement difficile et qu'il m'a fallu élaborer dans des circonstances où la rédaction d'un mémoire de fumisterie eût été décourageante pour un héros.
La difficulté est si grande que j'ai senti, ce matin, une heure de profond abattement. Exemple. Le XXIIIe chapitre d'Ezéchiel à expliquer ainsi : Oolla est la Synagogue et Ooliba est l'Eglise, mais comment dire cela? Puis, il faut prendre une allure de prophète et annoncer que l'Eglise traitera I'EspritSaint comme la Synagogue a traité Jésus. Terrible !Et ce n'est pas tout. Il est nécessaire de revenir au « Figuier maudit » et aux excréments qui le font revivre, pour que le Salut par les Juifs soit la conséquence d'une fructification nouvelle de cet arbre symbolique. Etc. Tout l'art du monde est inutile, il faut des idées et des faits. Mon œuvre sera vaine et absurde si ma conclusion n'est pas parfaite, et me voilà très-anxieux.
31. — J'ai trouvé ma conclusion. Je vais donc enfin pouvoir m'évader de cette brochure qui me tient captif depuis plus de deux grands mois.
Je suppose que, désormais, il n'y a plus pour moi, d'amis espérables dans ce qu'on appelle le monde catholique.
Il se passe de jolis petits drames autour de nous. C'est effrayant de penser aux choses qu'on ne sait pas, aux bêtes venimeuses qui se cachent et dont le voisinage est immédiat.
SEPTEMBRE
l«r. — Fin du Salut par les Juifs.
Visite fort imprévue d'un artiste du Michigan ou de l'Illinois. Cet américain a traversé le Pacifique et l'Asie, et a pris son élan vers moi du sommet de la grande Pyramide. Malheureusement il ne parle que l'Anglais. Notre conversation est plutôt pénible.
2. — Relu quelques pages de Balzac (Peau de Chagrin) presque avec ennui. La faiblesse de style de ce grand homme me parait extrême, et mes récentes préoccupations scripturales me font voir cruellement le rien de cette intelligence toute extérieure qui n'alla jamais plus loin que les surfaces.
Il est clair qu'un vaste abime vient de s'ouvrir et que me voilà séparé profondément des plus fortes impressions de ma jeunesse.
4. — Encore la Peau de Chagrin. Balzac me reprend un peu le cœur. Forme toujours nulle et pensée trop souvent débile. Mais il a le don mystérieux de la vie et il paraît bien que cela suffit. N'importe, je ne retrouve plus le Balzac de ma jeunesse.
6. — De Groux me déclare qu'il « a honte de porter des breloques pendant que je crève». Et il me fait passer cinquante francs.
7. — Entendu dans un café : « Je me baisse toujours pour l'argent ».
Raconté par de Gourmont. Un journaliste va interviewer un professeur de théologie de SaintSulpice sur le Saint-Esprit. Réponse : « Il a fait son temps » !!!
8. — De Gourmont me dit sa colère contre Huysmans qui lui a fait une préface ridicule pour le Latin mystique. Oh ! nous nous entendons trèsbien.
10. — A Henry de Groux.
« Cher ami,... Avec une stupéfaction indicible, j'apprends que, fatigué d'être un grand artiste, vous êtes sur le point d'accepter un emploi de frotteur chez un marchand de tableaux qui vous offre le salaire éblouissant de cinq francs par jour.
» Vous n'avez pas compris que vous seriez ainsi lepigeon bénévole d'un joli truc dont profiterait évidemment l'aimable S. qui se donne les airs de vous mépriser et qui, de concert avec le brocanteur trois fois odieux, vous ferait suer le sang pour entretenir les putains chlorotiques de son choix.
» Vraiment, j'étouffe de rage de vous voir si désarmé, si dupe de toutes les canailles, alors qu'une attitude ferme vous ferait sûrement triompher.
» Car il crève les yeux que vous êtes, en ce moment, le Seul peintre et qu'on a besoin de vous. Comment faut-il vous le dire?
» Vous valez cinquante mille francs par an, au moins, et c'est parce qu'on a une confiance illimitée en votre bêtise d'homme de génie, qu'on vous offre, sachant que vous êtes sans le sou, une place de fille du tube à cent sous la passe.
» Vous consentiriez à cela, vous, l'artiste le plus grand que je connaisse à l'heure actuelle ! Non, n'est-ce pas? On m'a raconté une blague.
» Votre seul ami, peut-être, l'homme rude qui vous dit la vérité comme il vous aime.
» Léon Bloy. »
12. — Lu article de l'immonde Lepelletier sur Barbey d'Aurevilly, qu'il proclame grand homme, trois ans après l'avoir traîné dans la boue, le jour même de l'enterrement.
20. — « M. Adrien Demay, libraire, 21, rue de Châteaudun, à Paris, vient de mettre en vente unnouveau livre de Léon Bloy, l'écrivain audacieux dont le nom seul épouvante la presse entière : » LE SALUT PAR LES JUIFS
» L'auteur, franchement hostile aux antisémites dont il démontre le néant intellectuel, ne craint pas de prendre parti pour la race d'Israël, au nom des intérêts les plus hauts, et il va jusqu'à prétendre que le salut du genre humain est solidaire de la destinée des Juifs.
» Ce hvre où Léon Bloy , si connu pour son éloquence extraordinaire, parait s'être surpassé, sera, sans doute, regardé comme la réponse la plus décisive aux agressions furieuses d'un parti dont l'Eglise catholique, elle-même,condamne les emportements.» [Prospectus d'éditeur.)
Article de Remy de Gourmont dans le Figaro. Très-habilement fait. Il m'avait annoncé l'ironie. Elle est absente. Le sujet paraît l'avoir saisi.
Demay m'apprend que Georges L., l'ami de trente ans qui m'a si salement lâché, est venu, en mon absence, lui conseiller insidieusement la modération. Qui donc a député ce petit Judas ?
Dédicace entre autres :
« A vous, mon très-cher ami, Georges d'Esparbès, ce livre écrit dans la caverne des Molosses équitables, pour que vous ayez, s'il se peut, la vision de cette Epée flamboyante qui tourne, dont il est parlé dans le Livre. »
21. — Reçu : Au Ciel / volume de poésies eucharistiques de Jean Casier, lyrique belge. Idiot.
24. — Journée douloureuse. Notre vie ressemble à un pauvre bateau criblé qui ne peut tenir la mer une seule heure.
Mon éditeur ne vend pas un exemplaire.
26. — Le Gil Blas me reprend. Autant cet argent-là qu'un autre, et tous les journaux se valent. Les pauvres n'ont pas le droit d'être dégoûtés.
OCTOBRE
3. — La nécessité de chercher des sujets d'articles pouvant s'ajuster, en même temps, à moi et au G/7 Blas, m'exaspère ! Ce cochon de journal et ce journal de cochons prodigue, ce matin, de tels éloges à Renan qui vient de crever, que je rate la belle chronique invoquée par cette charogne. La Fin d'une charmante promenade est certainement une exécrable tartine dont je ne m'absoudrai jamais.
6. — Vraiment, je ne puis croire encore que je sois condamné à cette ignominieuse collaboration au GilBlas.
8. — A Alfred Vallette, directeur du Mercure de France, en lui envoyant « Le Secret de Renan ».
» Mon cher Vallette, je vous avais promis le commencement de mon Exégèse des Lieux Communs, et vous me voyez affligé de ne pouvoir, aujourd'hui, tenir ma parole, car je suis un homme exact et trèsfier de cette vertu que mes seuls amis connaissent.
» Vous n'aurez doue pas ma copie, cette fois, mais, par grand bonheur, j'ai beaucoup mieux à vous offrir.
» Voici un ancien article, assez court, d'Ernest Hello, le grand Méconnu, sur le dieu des lâches qu'on vient d'enterrer avec équité, comme une vieille vache pourrie.
» Cet article publié par la Revue du Monde Catholique, le 10 novembre 1863, me paraît une chose forte et curieuse à reproduire, au lendemain des oraisons funèbres de ce Judas... machabée.
» Il ne fut enchâssé, je crois, dans aucun des livres du pauvre grand homme — livres profondément ignorés, d'ailleurs, — et je pense que le Mercure ne sera pas déshonoré par cette insertion.
» Veuillez agréer, etc.
» Léon. Bloy. » (1)
9. — Entendu parler de Georges L., l'ami de trente ans. Il n'y a pas à dire, il m'a complètement et irrévocablement lâché. Son parti est pris. Il soutient avec acharnement qu'une croix a existé sur la tombe de d'Aurevilly, tout le long des trentetrois ou trente-cinq mois durant lesquels aucun œil humain ne la put apercevoir. Une dame le lui
(1) L'article de Hello, « Le Secret de Renan » a été publié, avec cette lettre, dans le Mercure de France, novembre 1892.a dit, et cela lui suffit. Il avoue me devoir beaucoup, il ne nie pas que, sans moi, il serait exactement au-dessous de rien, mais la vie est ainsi faite que les meilleurs amis se brouillent à la fin, hélasJLj^pus concluons au gâtisme.
lWpto-oix de saint Paul. I Cor. XIII, 13. « Nuncautem manent, fides, spes, charitas ; tria haec : major autem horum est charitas ».
FIDES E-i SPES
l-H
<
M
o
12 — Ah ! ils me font durement gagner ma vie, les gens du Gil Blas !
Voilà quinze ans que je suis dans l'huile bouillante, au devant de la Porte Latine, et c'est par cette porte, cependant, que doivent entrer les triomphateurs.
15. — Bon article de Bernard Lazare sur le Salut par les Juifs. Ce Lazare paraît avoir vu, seul, que le fond de ma doctrine est « l'adoration du Pauvre ».
16. — Continuation des prodiges agréables. Unelettre exquise me vient d'un lecteur de l'Indre, Henry Hornbostel, jusqu'à ce jour parfaitement inconnu de moi, qui cultive son admiration pour ma prose comme si c'était une plante infiniment rare, pour l'entretien de laquelle il fût expédient de ne reculer devant aucune prodigalité.
Déjeuné à Berny, chez Yvanhoé Rambosson,avec d'Esparbès,et Alcide Guérin. Au dessert, je raconte des anecdotes militaires, souvenirs de 1870. D'Esparbès, tout fumant de gloire, pense que de tels récits, dans le Gil-Blas, consolideraient ma situation, en me révélant autre que le pamphlétaire des légendes. Peut-être.
17. — A Henry Hornbostel :
« Cher Monsieur,... Je suis profondément touché de la façon extraordinaire dont vous m'exprimez votre estime. J'ai tant d'ennemis et je suis si habitué à l'injustice parfaite, aux plus atroces manœuvres de la haine, que les témoignages de sympathie qui me sont donnés, je ne sais pourquoi, depuis quelque temps, me causent toujours une surprise extrême.
» J'ai commencé trop vieux ma vie littéraire, et j'ai trop vécu hors du monde, séquestré dans les pensées qu'il méprise, pour n'avoir pas, vis-à-vis de lui, le désavantage d'une incorrigible naïveté d'âme, dont mes ennemis ont abusé contre moi, je vous prie de le croire, avec une merveilleuse cruauté.
» En dépit des facultés de vociférateur qu'on s'accorde généralement à me reconnaître, je me suis donc présenté dans ce triste monde, effroyablement désarmé, dupe facile, désignée d'avance. Je me suis livré à des habiles qui ne se livraient pas et j'ai donné toute mou âme en échange de protestations hypocrites. Quand je me suis repris, il était toujours trop tard, et mes plaintes indignées passaient naturellement pour le comble de l'ingratitude.
» Il est facile, n'est-ce pas ? de concevoir l'effrayante situation d'un homme privé de fortune, indigent parmi les indigents, comblé, pour en mourir de désespoir, du besoin de la Justice absolue, aussi incapable de résignation que de calcul, et face à face avec une société de ruffians ou d'empoisonneurs, contre lesquels il se sent irrésistiblement appelé à proférer la Clameur divine...
« Vous avez lu le Désespéré. Eh ! bien, dites-vous que le sombre Marchenoir, c'est moi, et que je n'ai pas raconté la moitié de mon enfer.
» Vous le savez sans doute, je fus mis en interdit par la presse entière, seul contre tous pendant des années, sans qu'il se rencontrât, fut-ce par pitié, un seul être assez courageux pour me défendre. Les plus intrépides parmi ceux que révolte l'iniquité dont j'ai tant souffert, ceux-là même qui passent généralement pour des téméraires ou des casse-cou, ont tremblé et tremblent encore.
» Ah ! la vie ne me fut pas douce!...
» Depuis trois semaines, pourtant, une accalmie sedéclare. Le Gil Blas, menacé de crever dans son liquide, a imaginé de s'infuser du sang humain. Cette ressource arrivait à temps. Ayant à préserver d'autres existences que la mienne, j'ai renfoncé mon dégoût et me suis mis à cette besogne qui dévore le temps irréparable. ..
» A la grâce de Dieu ! Je veux espérer que ce provisoire journalisme n'éloignera pas de moi ceux qui m'aiment, comme vous le faites, pour « mon talent et mon caractère ».
» Ci-joint les trois chroniques déjà publiées. Je pense que vous sentirez l'embarras d'un étalon de ma sorte, attelé à ce véhicule de prostitution et de bêtise. J'écris ce que je peux, aussi sincèrement, aussi noblement qu'il m'est donné, mais avec des prudences qui ne me vont guère, et dans quels horribles voisinages !
» Agréez, etc.
r, LÉON Bloy. »
Lu dans le Figaro la; préface du prochain livre de Bourget : Terre promise.
Oh ! l'imbécilité et le pédantisme de cette préface !
18. — A Bernard Lazare, ut reviviscat :
" Je suis tellement habitué à n'espérer de mes contemporains aucune sorte de justice, et un héroïsme si introuvable est supposé par le seul effort de me divulguer, que votre article m'a donné, j'ose le dire, un saisissement.
» Je vous avais adressé le volume sans arrièrepensée ni calcul, uniquement parce qu'il m'avait plu de le faire, parce que votre nom « d'adjuteur de Dieu » m'était agréable et que, vous sachant dénué de richesses quoique circoncis, j'avais lieu de croire qu'on ne me soupçonnerait pas d'avoir voulu bazarder une dédicace.
» Vous m'avez répondu par un bel article vraiment généreux, — chose peu israélite, vous en convenez vous-même. Je vous envoie donc, en surplus de la dédicace, une chaleureuse étreinte de mes deux mains qui ne sont pas encore, je vous prie de le croire, sur le point de tomber en pourriture, ainsi que de rossables individus voudraient se le persuader.
» Vous avez su voir que le Pauvre était le fond de ma pensée, le captif adoré de mon solitaire donjon. Cela, Monsieur, est infiniment honorable pour votre esprit.
» Le fait est que je n'ai pas autre chose à dire. Les Juifs et les Chrétiens, liseurs charnels d'un Livre effroyablement symbolique, vivent tous, depuis quarante siècles, sur l'illusion d'un Dieu magnifique et omnipotent. Je pense, au contraire, qu'il faut tout quitter, tout vendre, pour faire l'aumône à ce Seigneur qui ne possède rien, qui ne peut rien, qui est infirme de tous ses membres, qui sent très-mauvais, qui se racle sur tous les fumiers de l'Orient ou de l'Occident, et qui crie d'angoisse, depuis les éternités, en attendant le Carillon du Septième Jour.
» C'est pour cela, Monsieur, que j'exècre les triomphants et les délicats.
» Si les Juifs étaient opprimés injustement, ils m'intéresseraient encore, puisqu'il y aurait un Pharaon à couvrir d'outrages ; mais, par bonheur, ils sont opprimés le plus justement du monde, étant euxmêmes les oppresseurs les plus équitables et les plus abjects qu'on ait jamais vus. Occasion merveilleuse pour moi d'une œcuménique insolence.
» Je les aime donc pour me l'avoir procurée et, en ce sens, vous avez mille fois raison de m'appeler un philosémite.
» Agréez, etc.
» Léon Bloy. »
20. — L'Eunuque, ma chronique sur Bourget, paraît ce matin. L'épigraphe est très-remarquée :
« Paul Bourget : — Enfin, Bloy, vous me détestez donc bien ? Léon Bloy : — Non, mon ami, je vous méprise. Chez Barbey d'Aurevilly, en 1882. »
J'y suis encore, et Bourget doit s'en souvenir, quoi qu'il y ait dix ans. Etait-il assez furieux !
Tout le monde me conseille de tomber, maintenant, sur Maurice Barrès. Pourquoi pas? La fille Renan II!
22. — Lisons ce chameau, puisque notre profession l'exige. Impossible de dénicher autre chose que la petite mécanique du Moi. Putasserie narcisséenne pour fomenter le muflisme des potaches. Imagination curieuse, si on y tient absolument ;âme ignoble, certes, mais combien ignoble ! qui pourrait le dire ?
23. — Eruption de crotte. « Le Mauvais Pauvre » article contre moi dans le Gil Blas même. Il est dit que je suis « hystérique, ordurier, lanceur de boules puantes dans les salons, triste sire intermittent et falot, mais invariablement abject ; un Diogène de lupanar et un fantoche cynique, résumant à lui seul tous les vices, toutes les compromissions, toutes les bassesses ; enfin, un cagot lubrique et parasitaire ».
OEuvre d'un pauvre diable issu, par les domestiques, d'une vieille famille du Périgord, et actuellement en service chez Bourget qui me le décoche. Signature: un nom de femme. Précaution bien inutile, je serais vraiment désolé de lui faire la moindre peine.
26. — Réponse. Je fais observer, avec modération, que tout cela est bien ennuyeux, parce que les gens simples croiront bonnement que j'ai refusé de coucher avec cette dame. Je termine en annonçant au public que je l'entretiendrai, la prochaine fois, de Maurice Barrès.
27. — Huysmans raconte qu'il m'a dicté tous mes livres. Gustave Guiches lui-même, le silencieux tapeur, m'aurait secouru de quelques conseils.
3i. — Démarche de Richepin, envoyé par Barres à l'administration du G/7 Blas, pour obtenir que ma nouvelle chronique soit refusée. Insuccès de l'ambassadeur qui s'en console, en songeant à l'irréprochable volée que son excellent ami va trèsprobablement recevoir.
NOVEMBRE
1er. — Cloches de la nuit des morts. Cloches qui sonnent si longtemps, à cause de leur parenté avec l'Esprit qui doit ressusciter tous les morts. Ne pourrait-on pas définir ainsi le Paradis : Un lieu où les cloches sonnent toujours ?
8. — Lu la Terre promise de Bourget. Ennui sans pardon. La médiocrité de l'auteur est si infaillible que je ne rencontre pas même les sottises remarquables que j'avais espérées.
Si c'était seulement de l'eau de vaisselle dont on pùt nourrir des porcs ! Mais c'est de l'eau de toilette, de la relavure de bidet !
11. — Publication de l'Abyssinien, premier de mes contes militaires. Essai concluant. Je lâcherai donc mes contemporains littéraires — provisoirement — pour manger un peu de Prussien. Ça mechangera et je deviendrai peut-être durable au G/7.
Une écurie où on aurait des repas réguliers. Paradis d'une rosse dédaignée par l'équarrisseur. Tel est mon partage.
14. — Nouvelle tentative de lecture de la Terre promise. Il est clair que Bourget a donné là son plus grand effort d'esprit indigent. Mais que son aine vile transparait bien ! Le pauvre drôle est hypnotisé par les lieux communs tels que celui-ci: «Les enfants ne demandent pas à venir au monde».
18. — J'invente l'histoire d'un vieux gendarme qui, ne voulant rien savoir que sa fonction, laquelle est d'arrêter tous les malfaiteurs, entreprend l'arrestation de cinquante mille Allemands.
20. — Vu, dans les journaux, l'horrible affaire de Bismarck, avouant au monde entier ses iniquités. Cet épouvantable vieillard assumant ainsi l'extermination d'un million d'hommes !
24. — A un jeune écrivain qui ne tiendra pas ses promesses :
« Mon cher ami,... Pardonnez-moi de vous écrire une lettre, d'ailleurs très-rapide, sans nécessité d'aucune sorte, pour me faire plaisir à moi-même, tout simplement.
» J'ai lu votre livre d'un seul coup, avec une extrême satisfaction. Je vous prie de me croire. Jen'ai jamais flatté personne, vous le savez, et je vous dis ma pensée, absolument. C'est du Maupassant, peut-être, mais, alors, du Maupassant très-supérieur, du Maupassant au bord des gouffres, insufflé par le plus âpre Flaubert.
» Les époux D. m'ont visité, comme des fantômes que n'avait pas prévus mon mépris du monde, et m'ont saturé de la plus bienfaisante horreur...
» Certes, il vous manque encore du côté de la forme. Vous en êtes à l'hésitation devant le mot définitif, le mot implacable qu'on ne retire plus jamais, et qui peut mettre en mouvement d'occultes puissances. Cependant, quelle main sort de vous, déjà, pour prendre les cœurs !
» Et voilà ce qui m'étonne, puisque vous m'avez dit n'avoir pas souffert. Vous ne le savez peut-être pas, mais je vous dis que c'est énorme d'avoir tant reçu gratis. C'est à faire trembler pour l'avenir.
» Il y a, particulièrement dans le dernier conte, une sorte de pressentiment, comment dirais-je ? quelque chose comme l'acte de se pencher sur un balcon pour regarder ce qui est au-delà, infiniment au-delà du récit même. Le rachat du Pauvre par la Prostitution ! Ah ! si vous saviez où cela porte !
» Poignée de main très-cordiale.
» LÉON Bloy. »
DÉCEMBRE
2. — De Paris à Mamers. Je suis le voisin immédiat d'une pauvre tuberculeuse qui s'en va mourir dans son pays, et que j'enveloppe dans ma couverture pour ne pas la voir expirer de froid, en chemin. Cette infortunée voyage par charité, et les bons cœurs qui l'expédient au cimetière de son village, lui ont offert, naturellement, l'homicide 3 e classe.Je suppose l'intention chrétienne de hâter la fin de ses souffrances.
Lu, dans un café mamertin, l'Obstacle, quatrième de mes récits militaires. Joie de contempler mes phrases, à quarante lieues de Paris.
5. — L'Art Moderne, de Bruxelles, vient de publier la chronique suivante, refusée, cela va sans dire, par les maquereaux du Gil Blas, avec l'indignation la plus impétueuse.
L'Archiconfrérie dont il est parlé n'est autre que l'Anarchie, l'explosive et militante Anarchie, qui fit une pâtée sanglante, le mois dernier, du commissariat de police de la rue des Bons Enfants.
L'ARCHICONFRÉRIE DE LA BONNE MORT
In momenfo, in ictu oculi, in novissima tuba.
On va croire, sans doute, que je suis sur le point de vociférer une homélie. Qu'on se tranquillise. Je voudrais simplement, après tant de monde, rassurer un peu le public frappé d'inquiétude, en lui conférant, à mon tour, d'inestimables avis.
Mais, avant tout, je tiens à faire observer, comme une chose amusante, qu'à la minute précise où la Dynamite pastichait, une fois de plus, la Vraie Colère, on n'avait pas encore tout à fait fini de paraphraser, çà et là, dans les églises tendues de noir, les quelques mots canoniques dont j'estampille audacieusement ce bavardage et qui sont la rubrique très-essentielle du mélancolique et redoutable Novembre des Trépassés.
« Au moment même, en un clin d'œil », et même dans le cinquantième de l'interminable durée d'un clin d'œil, on est réduit en bouillie, ostensiblement et irréparablement dessoudé par le souffle crapuleux, mais incontestablement décisif de l'Anarchie.
Pourquoi donc, alors, me serait-il interdit de désigner exactement les compagnons anonymes de la Propagande, en décernant à leur troupe sympathiquela dénomination méritée Ctarchiconfrérie De La Bonne Mort ?
Ah! je sais bien qu'elle a déjà trop servi, cette appellation. Je serais inexcusable d'ignorer qu'une masse de chrétiens l'a, depuis longtemps, usurpée.
On ne m'apprendra pas que beaucoup de gens dévots, plus ou moins promis à l'éventrement et à la calcination, se coalisèrent maintes fois, en vue d'échapper, par de réciproques suffrages, à l'inconvénient de parraitre inopinément devant Dieu, avec une conscience malpropre. Mais les anarchistes, informés de l'inexistence de ce Dieu, ont heureusement trouvé l'expédient sortable qu'il fallait pour envisager, à notre époque, avec moins d'effroi, la nécessité de mourir.
En 1871, Louis Veuillot qui ne fardait pas plus sa pensée que son visage, et qui plastronnait volontiers ses adversaires, fut, un beau jour, averti de l'inclémence du populo. On lui fit savoir qu'il se pourrait bien qu'on allât le massacrer à domicile.
Il répondit aussitôt, dans un article fameux, que l'accomplissement de cette menace comblerait ses vœux, en le dérobant de façon certaine à la dégoûtante agonie que, sans doute, il prévoyait amèrement et que l'inaction déloyale des assassins ne lui permit pas d'éviter.
Imitons ce grand homme qui mourut gâteux et dont l'âme forte se liquéfiait, dix ans à l'avance, à la
pensée du lit mécanique et des « vases ridicules présentés par de larmoyantes affections ».
Ce rude mâle nous eût envié les foudroyantes consolations de la dynamite. Etre dissipé en une seconde, comme par le tonnerre, en consternant les multitudes, et terminer — à la façon de Romulus — une existence ordinairement remplie de cochonneries et de troubles ; obtenir même, à l'instar des plus illustres citoyens, des funérailles aux frais de l'Etat et le panégyrique d'un Président du Conseil, déclarant que « vous avez trouvé la mort au moment où vous remplissiez votre devoir, comme le soldat tombe sur le champ de bataille, en défendant le drapeau » ; recevoir le « suprême adieu » du Conseil municipal et de la Préfecture de police, et laisser au monde cette impression qu'on fut l'holocauste sacrifié pour quelque chose d'infiniment grand !... Ah I la Bonne Mort et l'enviable destin !
Car il n'y a pas à dire, c'est pour de sacrées et nobles choses que nous sommes tous invités aux expressives contredanses de l'Anarchie : la Propriété, l'Argent, le droit de jouir, celui d'être des poltrons ou des imbéciles, et surtout le privilège facultatif de n'avoir aucune pitié des pauvres, — depuis Christophe Colomb qui découvrit soixante peuples et fit la Terre une fois plus grande, sans avoir obtenu jamais l'ombre d'un salaire, jusqu'au dernier de nos claquedents vagabonds, qui ne sait pas même où trouver un morceau de pain et qui ferait, de si bon cœur, la charité de ses inutiles yeux aux poissons du fleuve.
Un individu rappelait, dans le Gil Blas, il y a quelques jours, la curieuse histoire des caisses de dynamite volées à la petite gare de la Chapelle, à Paris, au mois de juillet dernier, et que la police ne put retrouver.
D'après cet informateur, la précieuse matière ainsi détournée peut s'évaluer à 150 kilos, et la charge de la bombe de la rue des Bons Enfants était, au dire d'expert, de 7 à 8 kilos, seulement.
Il y aurait donc, en supposant que les anarchistes fussent aidés par la Providence, une bonne petite explosion par semaine, pendant tout l'hiver. Délicieuse pensée ! Ne trouvez-vous pas que cette archiconfrérie de dynamitards est sur le point de devenir singulièrement intéressante, et que nous allons être mis par elle en assez glorieuse posture pour mépriser, par exemple, le retour éventuel de cet Ignoble choléra qui n'avait à nous offrir qu'une sale et puante mort ?
Mon Dieu! il suffira de s'y habituer, comme on s'habitue aux punaises ou à la gale, et si on ne parvient pas à s'y habituer, il faudra, nécessairement, crever de peur.
On pourra contempler alors, si on a le temps de s'élever un peu plus haut que les idées basses, la merveilleuse fructification des semailles de l'hypocrisie bourgeoise et de l'athéisme philosophique, depuis une demi-douzaine de lustres.
Les jouisseurs, à peu près sans nombre, qui ne secroyaient pas des canailles, avaient rêvé de s'accommoder avec l'Absolu divin et d'instituer, pour toute la durée des siècles, une mitoyenne morale. Mais l'Absolu a refusé de souscrire, et l'échéance des blagues étant venue, c'est la Panique tout en sueur qu'on entend cogner à la porte...
Veut-on savoir ce qu'écrivait, il y a quelques ans, un prophète guenilleux et famélique dont je n'ai pas le droit, on le comprendra, de faire connaître le nom, d'ailleurs fort obscur. Cette page atroce, mais non pas sans éloquence, est assez curieuse à lire, en ce moment:
« Ah ! vous enseignez qu'on est sur la terre pour s'amuser. Eh! bien, nous allons nous amuser, nous autres, les crevant de faim et les porte-loques. Vous ne regardez jamais ceux qui pleurent et ne songez qu'à vous divertir. Mais ceux qui pleurent, en vous regardant, depuis des milliers d'années, vont enfin se divertir, à leur tour, et, — puisque la Justice est décidément absente, — ils vont, du moins, en inaugurer le simulacre, en vous faisant servir à leurs divertissements.
» Puisque nous sommes des criminels et des damnés, nous allons nous promouvoir nous-mêmes à la dignité de parfaits démons, pour vous exterminer ineflablement.
» Désormais, il n'y aura plus de prières marmon nées, au coin des rues, par des grelotteux affamés, sur votre passage. Il n'y aura plus de revendications, ni de récriminations amères. C'est fini, tout cela. Nous allons devenir silencieux...
» Vous garderez l'argent, le pain, le vin, les arbres et les fleurs. Vous garderez toutes les joies de la vie, et l'inaltérable sérénité de vos consciences. Nous ne réclamons plus rien, nous ne désirons plus rien de toutes ces choses que nous avons désirées et réclamées en vain, depuis tant de siècles. Notre désespoir complet promulgue, dès maintenant, contre nous-mêmes, la définitive prescription qui vous les adjuge !
» Seulement, défiez-vous !... Nous gardons le FEU, en vous suppliant de n'être pas trop surpris d'une fricassée prochaine. Vos palais et vos hôtels flamberont très-bien, quand il nous plaira, car nous avons attentivement écouté les leçons de vos professeurs de chimie et nous avons inventé de petits engins qui vous émerveilleront !
» Quant à vos personnes, elles s'arrangeront pour acclimater leur dernier soupir sous la semelle sans talon de nos savates éculées, à quelques centaines de pas de vos intestins fumants ; et nous trouverons, peutêtre, un assez grand nombre de cochons ou de chiens errants, pour consoler d'un peu d'amour vos chastes compagnes et les vierges très-innocentes que vous avez engendrées de vos reins précieux...
» Après cela, si l'existence de Dieu n'est pas la parfaite blague que l'exemple de vos vertus nous prédispose à conjecturer, qu'il nous extermine, à sontour, qu'il nous damne sans remède, et que tout finisse ! L'enfer ne sera pas, sans doute, plus atroce que la vie que vous nous avez faite.
» Mais, dans ce cas, il sera forcé de confesser devant tous ses Anges, que nous aurons été ses instruments pour vous consumer...
» Tel est le cantique des modernes pauvres, à qui les heureux de la terre — non satisfaits de tout posséder — ont imprudemment arraché la croyance en Dieu. C'est le Stabat des désespérés !
» Ils se sont tenus debout, au pied de la Croix, depuis la sanglante Messe du Grand Vendredi, — au milieu des ténèbres, des puanteurs, des dérélictions, des épines, des clous, des larmes et des agonies. Pendant des générations, ils ont chuchoté d'éperdues prières à l'oreille de l'Hostie divine et — tout-à-coup — on leur dévoile, d'un jet de science électrique, ce gibet poudreux où la dent des bêtes a mangé leur Rédempteur... Zut! alors, ils vont s'amuserl » (1)
.sc- * *
J'ai promis, en commençant, quelques conseils et je les crois si excellents... et si parfaitement inutiles que je les ai gardés pour la fin. Les voici donc :
1° Solennelle translation de la pourriture de Renan, par une équipe de vidangeurs, dans le dépotoir national le plus lointain ;
(1) Le Désespéré, édition Soirat, chap. LXVIII.
2° Erection au sommet de la tour Eiffel, d'une colossale Croix en or massif, du poids de plusieurs dizaines de millions de francs, aux frais de la Ville de Paris ;
3° Obligation, pour tous les Français, d'entendre la Messe tous les dimanches et de communier au moins quatre fois par an, sous peine de mort ;
4° Abolition du suffrage universel, etc.
Je m'arrête, car je sens trop combien tout cela est à prendre ou à laisser, et combien, aussi, sont prématurés de tels avis, qui ne manqueront pas de paraître d'autant plus cocasses que la minute est infiniment prochaine où les enfants même du peuple écriront sur les murs croulants de Sodome, ces simples mots : Le CatholiCisme OU LE PÉTARD !
Choisissez donc, une bonne fois, si vous n'êtes pas des morts.
Léon Bloy.
13. — Consulté Y Année liturgique de dom Guéranger, pour le temps de Noël. Peu de profit. Les rares aperçus ou documents liturgiques sont noyés sous un fatras mortel de phrases dévotes. Il faut vraiment avoir faim et soif pour y trouver de la saveur.
M. — Enfin ! on me fait grâce de l'ignominieux examen de ma copie. Livré, aujourd'hui, le septième de mes contes militaires. Il faut croire qu'un certain public m'avale, et qu'un peu de confiancenaît, puisque l'humiliation d'une lecture d'essai, aux fétides et caligineux administrateurs du Gil, m'est décidément épargnée.
18. — Je croyais connaître l'ignorance de d'Esparbès. Comme j'en étais loin. Du point de vue religieux, c'est ahurissant. Ce soir, à 6 heures 35, il ne savait pas encore que l'Eglise croit à la Virginité de Marie VA Et son inintelligence est plus étonnante encore que son ânerie. Obturation invincible et sentimentalité diabolique.
Quelque chose de très-amer entre en moi, lorsque, essayant de lui expliquer qu'il a le devoir de faire baptiser son enfant, — un garçonnet de quelques semaines, silencieux et triste comme les tout petits qui vont mourir, — je rencontre l'obstacle insurmontable de son refus.
— Mon fils est à moi ! m'a-t-il dit, avec la netteté sans réplique d'un marchand d'esclaves. La paternité antique, alors ! 0 la férocité des écrivains sentimentaux !...
19. — Encore d'Esparbès. Lu la longue, l'interminable faridondaine impériale : Un Régiment, publiée, aujourd'hui, en supplément du Journal. Il a voulu faire un prêtre catholique, un curé de village sur un champ de bataille, en 1814. Hélas ! Quel prêtre ! Un horrible bavard, genrepuritain ou covenantaire, qui vomit, du haut d'un fourgon, des passages bibliques traduits en français par Osterwald et inconcevablement ajustés à Napoléon, cependant qu'on se massacre autour de lui, — au lieu de secourir les agonisants !...
Le pauvre d'Esparbès croit qu'un bon prêtre catholique doit être comme ça. Je me rappelle avoir lu une scène tout à fait analogue dans les Puritains de Walter Scott, qu'il ignore certainement. Je vais l'avertir.
27. — A un créancier qui me réclame de l'argent.
« Mon cher monsieur Maur... Votre lettre me touche profondément. Si nous n'étions pas à la veille du terrible Jour de l'an, je ne laisserais pas une heure s'écouler, sans vous rendre le service d'argent que vous me faites l'honneur de solliciter de moi. Je m'exécuterais avec une joie d'autant plus vive que j'aurais ainsi l'espérance d'adoucir un peu l'amertume dont mes pauvres petits succès littéraires inondent votre âme. Soyez assuré, pourtant, que ce réconfort ne se fera guère attendre et que, dès les premiers jours de l'an prochain, vous recevrez un gage nouveau de mon affection. „ Votredéyoué,
» LÉON BLOY. »
29. — Rencontré d'Esparbès au Gil. Mal disposé, déjà, par le crapuleux accueil d'un des trois voyousadministrateurs de ce lupanar, je lui parle durement de son dernier conte qui m'a tant déplu. Je me heurte à un entêtement de zèbre. Il veut, à toute force, que son conte soit excessivement bien.
30. — A d'Esparbès :
« Mon cher ami,... Je souffrais un peu, hier soir. J'ai été, pour vous, plus dur que je n'aurais voulu l'être, et je vous en demande pardon. C'est tout ce que peut faire un homme de bonne volonté.
» Cependant je ne peux, sans injustice et sans fausseté, modifier le jugement qui vous afflige.
» Je suis sûr que vous vous trompez.
» Mon admiration pour vous est grande, et je crois vous l'avoir exprimée, avec force, plusieurs fois. Me suis-je montré avare de louanges, quand il s'agissait de glorifier en vous ce que j'estime le plus, humainement : le sens militaire et le sens français ? Je ne me marchanderais pas davantage, croyez-le, si j'avais à parler publiquement de votre œuvre.
» Pourquoi donc, en retour, ne m'accorderiez-vous pas un peu de confiance ? Je vous dis avec simplicité, avec amour, que vous vous trompez, je vous le dis avec ma raison et mon expérience, froidement, sans exaltation ni préjugé. Pourquoi refuseriez-vous de croire un homme qui vous aime, qui est seul, peutêtre, à vous aimer dans l'horrible monde littéraire, et qui en sait plus que vous ? Pourquoi voudriez-vous flétrir, altérer profondément notre amitié, en me con
■
damnant à constater chez vous une tare d'orgueil en démence ou d'écriturière vanité que j'étais infiniment loin de soupçonner ?
» Allons, d'Esparbès, ignorant et merveilleusement doué d'Esparbès, souvenez-vous que vous êtes un « homme », et répondez-moi noblement.
Votre ami, Léon Bloy. »
31. — Fin malpropre de cette année. Il s'en est a peine fallu d'un petit cheveu que je giflasse éperdument l'administrateur Albiot, litigieux et fantasque politicien, dont le goujatisme congénital claironne, parfois, avec un peu trop de magnificence.
J'ai terriblement besoin de me rappeler que je ne suis pas seul au monde.
1893
Nonne qui oderunt te, Domine, oderam ? et super inimicos tuos tabescebam ?
Perfecto odio oderam illos, et inimici facti sunt mihi.
Psalm. CXXXVJJI, 2/, 22.
JANVIER
i". — Jour de l'an sinistre.
2. — Les adorateurs du Père me semblent dévolus aux péchés d'Orgueil, d'Envie, de Colère et de Paresse. Ceux du Fils, aux péchés d'Avarice et de Gourmandise. Ceux du Saint-Esprit, au seul péché de Luxure.
C'est parmi les luxurieux que le Paraclet ramassera son troupeau.
Le souvenir pieux des trépassés, seul remède contre la Luxure. L'empire des Morts appartient au Saint-Esprit que symbolisa le Pluton mythologique.
Un reporter joyeux me dit son projet de m'interviewer et de m'enquêter, en supposant ma candidature à l'Académie. Que d'esprit dans le monde !
Scène ignoble avec mon rédacteur en chef, quisouffre cruellement d'être eunuque et qui ne me le pardonne pas. 5. — A d'Esparbès :
« Mon cher ami, N'auriez-vous pas reçu la lettre que je vous écrivis, le vendredi, 30 décembre, et qui pouvait vous paraître assez importante? Une des grosses douleurs de ma vie, n'en doutez pas, serait d'apprendre que vous êtes connue les autres. Mais cela, je refuse de le croire, aussi longtemps que vous ne me l'aurez pas prouvé vous-même, et je vous serre très-affectueusement et très-fraternellement la main.
» Léon Bloy.
» P. S.—Voici, pour moi, le titre de votre volume : La Chanson des Aigles. J'avoue, cependant, qu'il faudrait moins de panache lyrique, pour populariser votre œuvre dans les casernes. Peut-être avez-vous trouvé mieux. »
A Georges L., l'ami de trente ans, dont il fut parlé :
« Aussi longtemps que Georges L. n'avait pas lâché odieusement le plus ancien et le plus sûrde tous ses amis, l'écrivain pauvre qui l'aima comme un frère, pendant un quart de siècle, il pouvait se croire autorisé à retenir, sous divers prétextes, les livres, assez nombreux, de Léon Bloy qui ornent sa bibliothèque. Ce n'était, alors, qu'un abus des privilèges de l'amitié. Aujourd'hui, ce serait un abus de confiance.
» Donc, Léon Bloy croit être certain que Georges L. ne remettra pas au lendemain cette restitution nécessaire. » Léon Bloy. »
J'imagine de fourrer une aventure de Prussiens dans l'effrayante maison de ce peintre fou dont j'ai visité l'atelier, près d'Elseneur, il y a deux ans.
10. — Lettre, enfin ! de d'Esparbès qui m'assure toujours de son amitié. J'y crois encore un peu. Mais combien le pauvre garçon est négligent et superficiel !
H. — A Georges L., l'ami de trente ans :
« Georges L., évidemment incapable de s'humilier autrement que par voie postale, a dit, un peu partout, mais particulièrement à Henry de Groux, qui préféra mon témoignage, et à Victor L., dont la couardise fut sans égale, que je l'avais lâché moi-même I ! !
» Cette vile calomnie me donne amplement le droit de considérer sa récente lettre comme mensongère.
» Georges L. avait reçu une mission dont l'accomplissement importait au salut de son âme. Il avait reçu la mission d'être Vami fidèle de Léon Bloy.
» Ayant déserté ce poste, il était inévitable qu'il se livrât affreusement aux athées et aux sataniques. » Que Dieu ait pitié de lui !
» Léon Bloy. »
12. — Ah! les bestiaux du Gil Blas! Certes! Je gagne ma vie.
14. — Aperçu Gustave Guiches dans le mauvais lieu. J'ai regardé ce drôle bien en face. L'expression de ses yeux fuyants est abominable. Elégance de propriétaire cadurcien. Allure de chat mouillé. Il a toujours l'air d'avoir été rossé avec ses propres échalas, par un métayer sans douceur.
17. — Il me semble que le pamphlétaire meurt en moi. J'accouche, cependant, de YExpiation de 7ocmse,chronique jaune à l'occasion de Huysmans, qui devient un peu trop pontife, depuis ses nauséeuses compilations sur le Diable.
Exercice qui me repose, un moment, des contes militaires.
18. — Lu le Latin mystique dont j'ai promis de parler, au Mercure de France. Lecture plus fatigante qu'agréable. De Gourmont n'a que de l'esprit et de la sensibilité nerveuse, et il ne les délivre qu'au compte-gouttes. Il faudrait ici bien davantage. Je ferai mon article par-dessus lui, non sans peine, j'en ai peur. C'est vrai que la préface de Huysmans est exécrable. Au moins, de Gourmont est latiniste et Huysmans ne le fut jamais. Pourquoi donc cette préface dont rougit le bénéficiaire? Ils ont dû tuer quelqu'un ensemble.
30. — Le Gil Blas et son rédacteur en chef!... Mon Dieu! délivrez-moi de cet esclavage ignoble.
Lettre à de Groux qui va se marier et qui compte, naturellement, sur moi. J'avoue ma détresse financière, la faible splendeur de mes vêtements, et j'implore un avis suffisamment préalable du jour de son mariage.
FÉVRIER
2. — Mariage d'Henry de Groux, à Enghien. Après la petite blague préliminaire de la mairie, l'église. Là, émotion profonde pour moi. De Groux et sa fiancée ont voulu absolument la dernière classe, le mariage des plus pauvres. Cela me paraît si grand que je ne peux retenir mes larmes. Je dis à de Groux : «C'est plus beau, cela, que le Christ aux Outrages ».'
4. — Lecture du Bismarck de Moritz Busch. Livre ignoble. L'auteur a voulu glorifier le Chancelier, et il l'a fait si bassement, si sottement, que son lourd volume est le plus terrible pamphlet contre ce faux grand homme, dont la médiocrité éclate à chaque page. Faut-il que l'esprit allemand soit abject pour qu'un tel livre, où la guerre est racontée, jour par jour, ne donne jamais l'impression de la grandeur !
10.—Achevé ma grande étude sur le Latin mystique. Titre: La Langue de Dieu. De Gourmont comprendra-t-il que c'était là le vrai titre de son livre, si son livre eût été franchement chrétien ? J'en doute.
En manière de récréation et pour me changer, lu Par le Glaive, drame romantique de Richepin, d'une fougueuse médiocrité, me semblet-il.
20. — Lettre de de Groux fort triste. Il se sent menacé gravement et craint de mourir. Je réponds qu'il dépend de lui de recouvrer la santé parfaite, s'il veut obéir au médecin extraordinaire que, «par privilège inouï et parce qu'il était mon ami », on lui a trouvé.
Je lui reproche de dire toujours nous, depuis qu'il est marié, au lieu de je, quand 'il m'écrit, — comme s'il était évêque ! Lorsque ses lettres m'arrivent, il me semble, chaque fois, que je reçois un bref du Pape.
22. — Rencontré, au Gil Blas, Maurice de Fleury, l'un de mes lâcheurs les plus agiles, qui, ne pouvant m'éviter, me tutoie audacieusement.
Sans bouger, je fixe le pleutre, en silence, et il prend la fuite.
Le dégoût m'étrangle.
24. — A un inconnu:
« Cher monsieur, Je serais évidemment un individu peu digne d'intérêt, si je ne répondais pas à votre lettre aimable en vous disant le très-vif. plaisir qu'elle m'a fait. Je suis peu habitué à de tels hommages et la justice, que j'ai passé ma vie à demander pour quelques autres, m'a été refusée avec une énergie singulière. On a même fait tout ce qu'on pouvait pour que je mourusse de faim, — tant ce monde est incompatible avec les êtres qui cherchent Dieu seul, et pour qui l'Absolu est un besoin.
» Je vous envoie donc, de bon cœur, la « clef » du Désespéré.que vous me demandez, en vous priant de la garder. Beaucoup d'autres la possèdent, écrite de ma main,et je n'y vois.certesl aucun danger.Une seule erreur dans votre lettre : le Pilori pour le Pal. Vous ne connaissez donc pas le Pal, ce malheureux pamphlet hebdomadaire qui n'a vécu que quatre semaines et qui est mort de ma misère ? Je suis prêt à vous l'offrir, s'il vous est agréable de le recevoir.
» Le Désespéré que vous avez eu tant de peine à vous procurer, dites-vous, est, sans doute, l'édition Soirat. Il en existe une autre qui vient de paraître, à mon insu et sans mon autorisation (librairie Stock), très-défectueuse, d'ailleurs. Vivant de mon travail, au jour le jour, et n'ayant aucun moyen de plaider contre les pirates, je suis forcé d'endurer le préjudice qui résulte pour moi de ce brigandage.
» Pour finir, mon cher lecteur, votre enveloppe, très-commerciale et timbrée de Bordeaux, m'a fait supposer, me pardonnerez-vous cela? que vous pouviez être négociant en vins.
» — Il te demande la clef de ton livre, me disait, en riant, ma femme, demande-lui la clef de sa cave.
» Je vous donne cette plaisanterie pour ce qu'elle vaut et vous serre affectueusement la main.
» LÉON Bloy. »
MARS
2. — De Gourmont, tu me désenchantes!...
Impossible, je crois, d'aborder avec cet homme les points élevés. Spirituel, assurément, et doué, croirait-on, de quelque générosité intellectuelle, il n'aime pas l'Absolu et déclare n'apercevoir aucun objet digne d'enthousiasme. A propos de mes contes, il me reproche ma dureté pour les Allemands, qu'il ne juge pas inférieurs aux Français. La supériorité de race, évidemment, n'existe £|* pas plus pour lui que la présence réelle de Dieu dans les évènements humains. Il parle des Slaves qui noieront Germains et Latins, et des Chinois qui noieront le monde entier. Opinion dont l'extrême banalité me surprend et me déconcerte.
Ma femme lui dit, alors : — Vous êtes pour l'évolution et Léon Bloy est pour le miracle. Délimitation précise qu'il ne parait pas comprendre.
Enfin, ce ne sera rien de plus, j'en ai peur, qu'une amitié quelconque. Tant pis!
De Gourmont a été trop l'ami de Huysmans. Il a gardé, non seulement la plupart de ses points de vue, mais encore quelques-uns de ses gestes.
Quand on sait de quel néant Huysmans est le tabernacle, c'est à faire peur.
6. — Lettre circulaire:
« Aniony, 6 mars 1893.
« Monsieur le Rédacteur en chef, Vivant loin de Paris, dans une solitude profonde, je sollicite la publicité de votre journal pour une protestation tardive, sans doute, mais nécessaire et de nature à intéresser tous mes confrères, quels que puissent être, à mon égard, leurs sentiments personnels.
» J'apprends qu'une édition d'un de mes livres, le Désespéré, vient de paraître, à mon insu et contre ma volonté formelle, dans la maison Tresse et Stock.
Cette édition, antérieure à la seule que connaisse le public, avait dû être mise au pilon en 1886, — M. Stock n'ayant pas osé la publier à cette époque et la seule pensée d'en exhiber un exemplaire, le faisant expirer d'effroi.
» Certaines menaces qui paraissent, maintenant, ne plus agir sur son âme, l'y avaient fait renoncer au dernier moment.
» Aucun contrat ne l'autorisait, d'ailleurs, à réaliser une publication jugée par lui-même si dangereuse et qui dut rester, en conséquence, à l'état de projet complètement défunt.
» On me révèle, aujourd'hui, que cet éditeur surprenant s'est déterminé, depuis trois semaines environ, à déballer son papier, actuellement en vente à peu près partout. Cette opération industrielle, je le répète, a été faite à mon insu, au mépris de toute équité et dans un superbe dédain de ce qui constitue les droits les plus élémentaires d'un écrivain.
r< J'ajoute que l'édition, aussi clandestine que carottée, de M. Stock, n'étant pas conforme à l'édition véritable, expurgée avec soin et lancée par moi-même, en 1887 (chez Alphonse Soirat, Paris), — j'ai cru devoir, avant toute autre démarche, désavouer publiquement cette spéculation de librairie, qu'une loi, maternelle aux individus malins, m'interdit, malheureusement, de qualifier.
» J'espère, Monsieur le Rédacteur en chef, que vous ne me refuserez pas l'insertion de ces quelques lignes, et vous prie d'agréer l'assurance de ma parfaite considération.
» Léon Bloy. » (1)
7. — Je vais essayer de mettre en scène l'odieux Bismarck. Retour de la tristesse qui me martyrise habituellement, surtout lorsqu'il me faut écrire
(1) Publiée par YEvénement et VEclair.
pour le G/7 Blas, dont je suis si peu sûr et auquel je suis si honteux d'appartenir. Quelle dure et abjecte captivité! Ma femme vient me consoler, en me parlant de sa très-prochaine profession de tertiaire de saint François.
8. — Une grosse revue lyonnaise, l'Université Catholique, parlant du Salut par les Juifs, m'accuse de renouveler «l'hérésie de Vintras» et «d'aboutir à une conclusion franchement hétérodoxe ».
10. — Autre tartine sur le Salut par les Juifs. Cette fois, on ne me dit pas hérétique, mais le texte « Salus ex Judaeis », mal traduit ou mal interprété par moi, n'est pas aussi mystérieux que je me plais à le supposer. D'ailleurs, je ne parais pas connaître moi-même le sens de mon livre.
Salus A Judœis, Quia Salus EX Judœis, pourraisje répondre à un tout autre docteur. Mais je connais trop celui-là. C'est un tout petit avocaillon hollandais, récemment naturalisé fte/gre/Z/pour faire plaisir à son papa. Il m'honora de quelque amitié, à l'âge de vingt ans, quand il n'était pas encore devenu l'ornement de cette patrie. (Voir 26 mai 92.)
14. — J'espère être bientôt délivré de cette infamante collaboration au Gil Blas.
19. — Le Saint-Esprit recrute continuellement, pour la délivrance de Jésus en croix, une arméeinnombrable qui doit être le genre humain. Les Croisades, formées de chevaliers et de goujats, préfigurèrent mystérieusement cette universelle et définitive coalition.
24. — Je ne puis ouvrir le Saint Livre sans que m'arrive une douceur infinie, une suavité merveilleuse, une ivresse qui me cogne contre les étoiles!... Je suis, alors, à combien de milliards de lieues du Gil Blas ?
30. —Au Directeur de YUniversité Catholique, à Lyon.
« Monsieur le Directeur, Je n'ai pu lire que longtemps après sa publication, l'article signé Calamus, sur le Salut par les Juifs, dans la partie bibliographique de votre numéro du 15 février.
» J'aurais, certes ! mauvaise grâce à contester aux autres un droit de critique ou de blâme, dont j'ai si largement usé moi-même, que beaucoup de gens, plus ou moins sincères, plus ou moins informés, me croient exclusivement un pamphlétaire.
» Il serait donc, à mes yeux, très-naturel que votre collaborateur n'aimât pas mon livre, et je trouverais, parfaitement légitime qu'il le condamnât littérairement, fût-ce avec une extrême dureté. Dieu me préserve de supposer que le personnage qui se cache sous le pseudonyme de Calamus soit dépourvu de l'autorité nécessaire pour juger un écrivain aussi peu considérable que moi.
« Mais ne vous semble-t-il pas, Monsieur le Directeur, que le droit de critique est, en cette occasion, singulièrement outrepassé ? Si M. Calamus, ou tout autre individu masqué, avait écrit, à propos de mon livre, que je suis un faussaire, par exemple, ou que j'ai des mœurs infâmes, il est probable que vous n'eussiez pas inséré d'aussi dangereuses calomnies, dont les lois françaises autorisent la victime à demander un compte sévère.
» Dois-je croire, que, profitant de l'athéisme de ces mêmes lois, vous avez accepté, sciens et prudens, qu'un de vos rédacteurs m'accusât sans preuves, du crime le plus énorme que puisse commettre un chrétien ?
» Je parle du crime d'hérésie, infiniment plus grave, aux yeux de l'Eglise, que toutes les autres prévarications ou injustices.Depuis le 15 février,tous les lecteurs de votre revue peuvent croire que je suis un rénovateur de l'hérésie de Vintras et que j'annonce, dans les termes les plus explicites, une prochaine » incarnation du Paraclet ».
» Cette vieille hérésie, bien antérieure au misérable Vintras, m'a toujours fait horreur, et mon livre n'en dit pas un mot. Je ne puis donc expliquer l'exorbitante accusation dont je suis l'objet que par ce que les typographes appellent, je crois, un mastic. Certaines lignes et certains mots, destinés à figurer dans un autre article, se seront indûment glissés dans celui de M. Calamus. Comment concevoir, sans cela, l'effroyable légèreté d'un homme qui s'exprime avecune certaine gravité apparente et qui ne doit pas, sans doute, se dispenser de lire avec attention les ouvrages qu'il daigne juger?
» Quoi qu'il en soit, le préjudice est énorme, et je vous prie de vouloir bien insérer cette lettre dans votre numéro le plus prochain. J'ose espérer, Monsieur le Directeur, que vous ne refuserez pas cette réparation nécessaire, à un écrivain catholique dont personne, jusqu'à ce jour, n'a contesté l'orthodoxie.
» Agréez, etc.
» Léon Bloy. »
Publié par le Gil Blas :
« Une lettre solennelle, en patois franco-germain, adressée de Dresde à l'administration du Gil Blas, m'apprend que MM. les officiers prussiens ou saxons, patriotiquement indignés de mes récits militaires, en veulent à ma peau.
» — Lorsque nous croirons l'instant venu, disentils, on verra ce que pèse votre homme de plume en présence d'un sabre prussien.
» Il y aurait, peut-être, — même en Allemagne — une certaine pudeur à ne pas rappeler ce sabre prussien que j'ai vu, dans la Sarthe et dans le Loiret, beaucoup plus héroïque en présence des femmes et des blessés qu'à l'apparition des marins ou des francstireurs.
» Néanmoins, voici ma réponse, très-simple :
» J'habite Antony (Seine), 53, route d'Orléans. Ma
maison a une porte et plusieurs fenêtres qui s'ouvrent
très-facilement...
» Je verrai venir ces guerriers avec une satisfaction que je me sens incapable d'exprimer. Je vais d'ailleurs, dès aujourd'hui, faire une commande considérable de désinfectants.
» Cependant, comme je veux les supposer plus bêtes que méchants, je leur conseille charitablement — avant de m'apporter la pointure de leurs museaux, — de s'informer, avec soin, d'un certain Marchenoir qui se cache dans la peau de Léon Bloy et qui, en 1870, eut la douceur de crever plusieurs Prussiens, parmi lesquels se trouvèrent, je crois, quelques Saxons.
» Léon Bloy. »
AVRIL
3. — Visité le crématoire du Père La Chaise. C'est, je pense, la chose la plus impie et la plus atroce du siècle. Moyennant quelques sous, on me montre tout. On ouvre même, pour la joie de mes yeux, l'exécrable four où sont calcinés les morts. L'horreur physique est tolérable parce que j'arrive à la fin de l'opération. Je n'aperçois, en somme, qu'un crâne en train de se consumer et des restes indiscernables...
Il parait qu'en outre des calcinés volontaires, on brûle odieusement les restes déchiquetés des pauvres diables morts dans les hôpitaux et que nul ne réclame. Certes, je parlerai, quelque jour, de cette infamie qui appelle toutes les tempêtes de Dieu.
Vu aussi le Columbarium. C'est admirable que l'impiété soit condamnée à être si grotesque !
8. — Le manque d'argent est tellement le mystère de ma vie que, même lorsque je n'en ai pas du tout, il a l'air de diminuer. Le manque d'argent est la forme de ma captivité.
15. — Reçu le Courrier Australien de Sydney qui reproduit, en français, un de mes contes, mais non pas sans mutilations. Il parait que ma forme littéraire scandalise les forçats — libérés ou non libérés — de la Nouvelle-Galles du Sud. Si, du moins, ces convicts me payaient la reproduction !
20. — Autre insertion dans le Gil Blas :
« Il paraît, décidément, que nos affables vainqueurs sont plus aptes à l'escrime de la plume qu'à celle du sabre.
» Tandis que j'attends chez moi l'effet de leurs menaces de mort, ces messieurs continuent de faire pleuvoir sur l'administration du Gil Blas, des lettres comminatoires, ayant pour objet de contraindre ce journal à me refuser une hospitalité que je déshonore, en l'utilisant contre les plus sales ennemis de la France.
» Voici le dernier message, dont je me reprocherais, toute ma vie, d'atténuer le crétinisme :
Berlin, 11 avril 1893. « Aux très-honorés administrants de Gil Blas, à Paris.
» Messieurs ! Rien autre que des inphamyes peuvent » sauter du cœur français ! Les adresser tout de suite» à très-honorable Herrn Dr Busch est témérité » punissible. L'employé Bloy doit être rejeté. Nous » connaissons que vous détestez cet « insulleur à » gages », comme l'appelle notre très-grand Bismarck. » C'est pour cela que nous vous accordons l'agrément » d'imprimer les lignes ci plus basses.
» Si cette chose ne feziez pas bien juste, nous » publierons partout que le Gil Blas vend au lekteur » des documents militaires volés par le Bloy. Alors, à » ce prix, il est plausible d'être exact, curieux et » important!
» Voici le Réferat qu'il va falloir confié à l'impres» seur, sans le moindre p'tite changé, ou non alors » nous détacherons plainte pour Parise.
» Le Monsieur Léon Bloy jamais n'a été à » notre Rédahtion. Il fut un tout simple Reporter » de croniques. Dorénavant, il n'est plus ici. Les » bien méchantes provoques, nous les déplorons » avec sincérité.
» Bernh-khramer. « Secrétaire du D r M. Busch
« J'avais, tout naturellement, adressé mon récit : Bismarck chez Louis XIV, à « l'honorable docteur » Moritz Busch, historien du Chancelier. C'était mon devoir, n'est-il pas vrai? et j'eusse manqué aux plus élémentaires convenances en ne faisant rien pour l'anniversaire du grand homme. Tel est le résultat de ma démarche empressée.
» C'est si fort, néanmoins, que je crois à une simple farce. Le docteur Busch est, certes, un crétin,et il a écrit un énorme bouquin pour le prouver, — 500 pages, de 40 lignes chacune, pour établir, inconsciemment, que son patron est un MÉDIOCRE et une effroyable crapule !
» Mais il doit savoir un peu de français, juste autant qu'un pédant saxon peut en apprendre, et quelque bête que soit son livre, je refuse de croire qu'il ait pu dicter à son secrétaire, ou prétendu secrétaire, une lettre aussi imbécile.
» Je préfère supposer, jusqu'à plus amples informations, que le bafouillage ci-dessus est l'œuvre pénible d'un de ces excellents officiers prussiens, qui ont parlé de m'ouvrir le ventre, et j'imagine, sans trop d'effort.quece personnage plein d'astuce aprudemment emprunté la signature d'un individu quelconque pour échapper à la schlague prolongée que mériterait son outrecuidance.
» Léon Bloy. » (1)
21. — Réponse glabre du Directeur lyonnais de YUniversité Catholique. Ce fumeron de cierge pascal refuse l'insertion de ma lettre du 30 mars. Je pourrais l'y contraindre. A quoi bon?
22. — Tombé aujourd'hui sur un père capucin
(1) Est-il nécessaire de faire observer que cette querelle d'Allemands était une simple mystification concertée avec un de mes amis habitant l'Allemagne, en vue de savoir ce que les administrateurs du Gil Bios, le millionnaire gâteux Desfossés et son domestique Albiot, pouvaient avaler ? Résultat décourageant : les deux goinfres en redemandèrent !
que je ne connais pas. Confesseur affligeant et grotesque. J'en ai, certes, rencontré beaucoup d'exécrables, mais je ne me souviens pas d'avoir été expédié avec une telle vélocité. J'étais confondu de l'entendre défiler son exhortation stéréotype, dont je ne parvenais pas à saisir le sens, tellement les mots se précipitaient les uns sur les autres. Ce religieux m'a paru appartenir à l'espèce des ratiers. In momento, in ictu oculi, il vous casse les reins au pécheur.
25. — Qu'il faut être sot pour croire au hasard ! Comme je revenais de porter au mauvais lieu le manuscrit de l'Aumône du Pauvre, la meilleure chose, peut-être, que j'ai donnée au Gil Blas, je rencontre Coppée dans la rue, et me voilà salué par cet académicien !
Ma foi! oui, l'aumône du pauvre! Je n'en avais pas besoin, mais il me la fait tout de même, cette largesse du coup de chapeau, et il s'éloigne, le cœur doucement balancé, disant en lui-même : Je viens de faire un heureux ! Excellent François! C'est vrai qu'il ne m'avait pas aperçu de loin, que je le cognais, pour ainsi dire, et qu'il eut été difficile de feindre la distraction. N'importe, c'est si bon d'être généreux, et je serais une jolie canaille si la reconnaissance ne m'étouflfait pas!
Le cœur de Coppée! Ah! je n'en connaîtrai jamais de plus lâche, de plus indigent. — Qui vive? crie l'envoyé de Jupiter. — Ami de tout le monde! répond, en tremblant, le valet d'Amphitryon.
Affable et terreux Coppée ! tu n'ignores pas, mon garçon, que nous avons un petit compte à régler ensemble, qu'on attend toujours la réponse à certaine lettre goujatement méprisée par toi, en mai 1890 ; qu'un poète plus haut que toi l'attend sous la terre, et que je suis, en une façon, le plus solvable des contemporains.
26. — Reçu la brochure de Verlaine : Mes Prisons. Littérature de pochard. Pauvre grand Verlaine !
30. — Quatre lâcheurs en un seul jour! Ceux-là venaient s'emplir, tous les dimanches, à ma table, depuis six mois.
MAI
1er. —Les hongres du Gil me demandent comme un service personnel, dont je serai payé avec magnificence, de vouloir bien me laisser amputer d'un tiers de mes appointements. Bonne journée.
6. — Scène dans la rue. De dignes jeunes gens m'accusent d'avoir troublé volontairement l'âme de leur sœur. Réponse :
— J'ignore si mademoiselle votre sœur est amoureuse de moi, mais, si elle l'était, cela, messieurs, lui ferait le plus grand honneur !
7. — Ma femme bien-aimée me dit :
— Tout s'agite, tout change, tout périt, excepté Dieu. Et, par sa volonté, les images les plus humbles de Lui-même ou de ceux qui l'ont aimé, demeurent et nous apparaissent immuables. Pendant que les générations se précipitent, etque changent continuellement nos pensées ou nos affections, un peuple innombrable de figures saintes, par toutes les églises du monde, se tient immobile, dans l'Adoration perpétuelle.
9. — Entendu une conférence plus que médiocre de Laurent Tailhade sur les Mages. Il se moque de Péladan et de Huysmans. Mais il vante Guaita, Papus, etc., il admire Simon le Magicien (!) et autres gnostiques. Je ne vois donc pas très-bien en quoi il s'exhausse au-dessus de ses ridicules adversaires.
19. — Discours de Zola aux étudiants. A conserver. Cet idiot remplace Dieu par le travail.
25. — Reçu la Légende de l'Aigle, de d'Esparbès. Lecture vaine et fatigante. Ses contes sont, quelquefois, amusants et paraissent même assez beaux, lus isolément dans un journal ; mais réunis en volume, c'est monotone et enfantin. Toujours le même récit. Puis il a tenu sottement à faire passer sa mauvaise pièce : Un Régiment, que je l'avais tant pressé de supprimer.
30. — Hier soir, vers 10 heures, en notre absence, attaque et siège de notre maison par un groupe de pions qui se prétendent offensés.
On aurait pu croire que c'était, enfin, la giboulée de ces patriotes saxons qui me menacèrent enmars. La forteresse, défendue par une jeune fille et une enfant de deux ans, ne se laissa pas surprendre et put, fort heureusement, tenir jusqu'à l'arrivée de quelques voisins, — ces messieurs ayant négligé de se munir d'une catapulte ou d'un mangonneau capable d'enfoncer la porte du premier coup. Mais le vacarme fut horrible, et les assiégées auraient très-bien pu mourir d'effroi.
En attendant une équitable rétribution, dont je me charge seul, les fonctionnaires que cela regarde sont informés de la présence de malfaiteurs anonymes et des mesures, probablement efficaces, vont être prises.
Mais quel flair ils ont eu, ces cochons enragés, de venir en l'absence de Marchenoir!
JUIN
3. — Vu, au Champ de Mars, les deux pastels de de Groux. C'est la même couleur hallucinée, le même rêve d'intensité folle. Sa Tribu errante est confuse et la principale figure de sa Fille de Pharaon est traitée comme un accessoire. Mais ces choses donnent l'obsession etcela tient, sans doute, à l'âme visible du peintre. S'il parvenait à se refréner, quel paysagiste effrayant !
Le reste de l'exposition, à peine vu, est exécrable. A noter, un tableau de Frappa, montrant Coquelin Cadet,Silvestre,Coppée,etc.,en costumes religieux, prélats ou moines. L'infamie de ce vitrier est inexprimable.
Reçu le volume de Pontavice de Heussey, sur Villiers de l'Isle-Adam. J'y jette les yeux et, aussitôt, je suis accablé d'une insupportable amertume.L'auteur, un très-pauvre homme, parait s'être inspiré de Huysmans, adjudicataire de l'agonie du grand écrivain, et il a dù être indignement trompé sur tous les points essentiels. L'impression d'horreur est si forte que ma femme cache le livre. Plus tard, je raconterai, peut-être, le vrai drame.
7. — Je communie à la gloire de Joseph, pour que Dieu lui «ouvre les lèvres», et qu'alors soit tiré de sa prison Celui qui peut expliquer les songes.
10. — Reçu la Fin des Dieux, de Henri Mazel. A ne pas lire.
11. — Alcide Guérin, qui a vu Tailhade, m'apprend que ce bizarre individu a le projetd'une conférence sur moi, en octobre, et qu'il veut me parler, un de ces jours, afin de ne rien dire qui ne me soit agréable.
17. — Ollendorff, sondé par un ami, refuse d'accepter la série de mes contes militaires (Sueur de SangJ. Editeur de Maupassant, il ne saurait être le mien, à l'heure même où cet auteur, indignement calomnié par moi, agonise. Farceur !
20. — Dentu, moins honorable, sans doute, qu'Ollendorff, consent volontiers, Camille Lemonnier m'ayant, il est vrai, chaleureusement recommandé.
25. — Saintes Ecritures. Plus je comprends, plus je m'enfonce dans les ténèbres. Dit à Alcide Guérin, l'ami fidèle: — Vous êtes fait pour le silence et la joie. Je suis fait pour le bruit et la douleur.
26. — Au même :
« J'ai bien peu de temps pour vous écrire, ce matin, mon ami. Je me sens poussé à le faire, cependant. Je vous dis ce que je vous disais hier. Il faut me suivre, parce que j'ai besoin de vous et que vous avez besoin de moi. Il faut me suivre dès maintenant, parce que je vais toujours et que vous resteriez, à la fin, trop en arrière.
» Dieu sait ce qu'il fait et ce n'est pas pour rien qu'il nous a si particulièrement rapprochés. L'un des plus énormes deuils de ma vie serait de vous perdre.
» J'ai senti, ces jours derniers, que vous n'étiez pas où vous deviez être, et il fallait bien vous le dire, sous peine d'être un faux ami. Mais, en même temps, je voyais, le plus lumineusement du monde, votre vraie voie.
» Si vous avez confiance en moi, soyez donc trèsdocile, très-fidèle à votre résolution généreuse. Lisez, ce soir, quelques lignes du Livre et vous ne tarderez pas à savoir ce que valait mon conseil.
» Encore une fois, vous vous égariez du côté de la guerre et du côté des supplices, alors que vous êtes si clairement, à mes yeux, un homme fait pour la paix et pour la joie.
» La Joie ! Laissez-vous précipiter dans ce fleuve, mou très-cher ami, vous qui me restâtes fidèle, aux jours de l'effroyable tribulatiou. Ne doutez pas de ce que je vous ai dit et persuadez-vous que ^écrivain n'est que l'accident de ma substance, que j'ai quelque chose de plus...
» Quelque Chose Déplus, en vérité, et que je peux recevoir d'étranges lumières pour vous conduire.
» Votre Léon Bloy. »
28. — Oh l'ennuyeuse lettre de Wagner qui sert de préface à la traduction de ses poèmes d'opéra! Cette lecture m'assassine. Le prétendu frénétique, est un assommant et vil professeur allemand. Son christianisme, certifié par Villiers, est une monstrueuse blague, et je sens le besoin de conspuer cette gloire qui pue déjà le cadavre.
30. — Vexations parfaites au Gil Blas. Les cochons triomphent. Mon Dieu ! quand donc seraije délivré de ce gagne-pain de vomissement ?
JUILLET
2. — Attendrissement extrême, à l'église. Le psaume 41e me semble exprimer, plus qu'un autre, ma détresse, et j'invoque mon Père des Lys, dans l'esprit divin de cette prière.
Ce sentiment de la haine universelle dont je suis l'objet, quoi que je fasse Il y a des gens qui croient ni aimer et qui me haïssent.
5. — Antiquités judaïques de Josèphe. Pour la centième fois, je remarque, en cet historien, la préoccupation peu sublime de ne mécontenter personne. «Je laisse à chacun d'en penser ce qu'il lui plaira». Tel est son mot ordinaire. On dirait du Coppée.
Quel personnage singulier, pourtant, que ce Josèphe qui paraît avoir été une sorte de prophète,et quel effrayant tourbillon que ce peuple Juif roulant aux gouffres de son châtiment !
6. — J'apprends la mort hideuse de Maupassant. Quelques jours de bruit dans les gazettes, puis l'oubli éternel. C'est un des hommes qui m'ont fait le plus de mal.
9. — L'Idolâtrie, c'est de préférer le Visible à l'Invisible.
Adultère. Il se dit encore, quelquefois, que l'amant d'une femme mariée souffre du partage. Quelle hypocrisie ! C'est le contraire qui est vrai. C'est précisément ce partage qui est le grand ragoût. L'homme assis dans la viande est un indicible cochon.
14. — Commencé la série des Histoires désobligeantes, au Gil Blas.
Je souffre terriblement de cette corvée littéraire et je voudrais bien que Dieu ne me l'infligeât pas plus longtemps. C'est effrayant de penser que l'existence de plusieurs dépend de moi seul et que je n'ai d'autre ressource que mon imagination !
Après la série militaire, qui m'a fait honneur, je ne sais plus où je vais.
22. — Les dernières feuilles de Sueur de Sang s'impriment. Je me suis demandé quel pouvait bien être, parmi les vivants ou parmi les morts,l'homme assez universellement, assez injustement et assez lâchement décrié, pour que je lui dédiasse mon livre. Je n'ai pas trouvé mieux que Bazaine.
Dédicace de Sueur de Sang (1870-1871)
A la mémoire diffamée de
François-Achille Bazaine Maréchal de l'Empire Qui porta les péchés de toute la France Et fut condamné Par une injustice épouvantable Sur le témoignage de tous les lâches Et de tous les désobéissants Qu'il avait eu la faiblesse ou l'héroïque générosité De ne pas flétrir.
L'éditeur ne veut pas aller au delà du mot France. Evidemment, cela peut marcher encore. Peut-être même, est-ce mieux ainsi. En tout cas, on ne dira pas que je néglige les moyens d'assurer l'insuccès complet de mes livres.
25. — Lu le Fantôme de Remy de Gourmont. Peu de chose. Autant d'esprit ou de talent qu'onen peut avoir. Mais, obsession des philosophards allemands, imitation sensible de Villiers, tracas des idées charnelles et mauvais besoin d'ironie, allant jusqu'au bord du sacrilège.
27. — On me dit que ma nouvelle série de contes a du succès. Il est curieux, vraiment, que je sois toujours condamné à des tours de force qui ne sont pas de mon goût, dont je me juge incapable, et qui, néanmoins, réussissent. Avant Sueur de Sang, je ne me croyais pas un conteur.
Il y a, dans le nouveau conte porté ce soir au Gil Blas, une phrase, d'ailleurs bien faite, sur le Bourgeois. On me fait savoir que l'administrateur Desfossés, le millionnaire gâteux, déjà mentionné, pourrait s'en indigner comme d'une injure personnelle. Je rature donc. Mais quelle puante sottise !
29. — Vu de Gourmont, très-médiocre, ce soir. A propos de l'Ecriture, je l'amène à déclarer qu'/V n'en conteste pas la lettre, mais l'esprit. Je renonce à lui expliquer que c'est La Même Chose.
AOUT
8. — Vague projet d'une galerie des écriveurs de faible calibre. Titre : Le Plutarque des avortons : Bourget, Loti, etc.
9. — Un photographe, d'une infamie exceptionnelle, me livre trois épreuves différentes de mon portrait. Les deux premières me font ressembler incroyablement à de Concourt ! la troisième à Rochefort !!!
11. —Lettre infiniment ridicule du très-jeune Emmanuel Signoret: «Que l'azur soit avec vous». Ainsi s'exprime-t-il.
22. — L'Estime littéraire, long article de Camille Lemonnier, dans le Gil Blas. J'y trouve ceci : «...l'hyperbolique et grandiose Léon Bloy, le génie le plus classiquement latin des lettres françaises, depuis trois siècles, je le proclame ».
J'écris spontanément :
« Mon cher Lemonnier, Mon livre, Sueur de Sang, est sur le point de paraître et vous êtes naturellement un des premiers à qui je l'envoie. Il y aurait une sottise évidente à vous faire des phrases. Nous en sommes, hélas! marchands, quelquefois marchands à vil prix, et nous n'avons que faire d'échanger notre pacotille.
» Il se trouve cependant, — Dieu sait ce qu'il fait, — que vous fûtes désigné pour me secourir efficacement, lorsque nul ne me secourait, et pour être, en somme, le bienfaiteur d'un individu réputé fort au dessous de la racaille la plus vile. Ne pensez-vous pas, cher ami, que cela me donne des droits sur vous?
» Mon joli destin vous est connu. Vous savez que tout le monde se croit tout permis contre moi et qu'aux yeux de beaucoup de gens, qui sont à peine des avortons de crapules, le commencement de l'Evangile selon saint Jean, c'est de me vomir.
» Les sages expliquent cela. Je porte, disent-ils, le châtiment d'avoir conspué mes contemporains. Il se pourrait que les simples, ordinairement plus clairvoyants que les sages, eussent d'autres pensées, qu'ils conjecturassent autre chose, et que le seul crime de n'avoir jamais consenti à lécher, leur parût expliquer insuffisamment l'universelle proscription d'un écrivain.
» J'ai un jour hasardé ceci : « N'eussé je, de ma vie, attaqué personne, l'exécration dont me gratifie la multitude serait identique. C'est l'Absolu qu'onî éprouve en moi, l'Absolu détesté du monde, parce qu'il implique le viol des consignes et l'intransigeance des lamentations ».
» M'en a-t-on assez servi du « grand pamphlétaire » ! Quand messieurs les journalistes sont forcés de me nommer, de rompre, une minute, le silence concerté qu'ils croient si mortel, ils n'ont à dire que cela et ils le disent le plus fort qu'ils peuvent. Quelle ressource ! Pamphlétaire ! Ah ! je suis autre chose, pourtant, et on le sait bien. Mais quand je le fus, c'était par indignation et par amour, et mes cris, je les poussais, dans mon désespoir, sur mon Idéal saccagé !
» Aussi, quelle rage, ô Lemonnier, de découvrir en moi un conteur, un artiste qui, chaque semaine, s'inflige à l'attention d'un public nombreux et qu'on ne peut accuser, sans ridicule, de continuer le pamphlétaire !
» Combien d'âmes généreuses, qui voudraient me voir crever ! On ne m'exterminera donc jamais ! On avait bien cru, cependant, se débarrasser de moi par la famine et par le chagrin. Seul contre tous, j'ai enduré ce que peut endurer un homme, et je VIS toujours, plus que jamais. Quelle bredouille prodigieuse et quel fiasco magistral des folâtres gentilshommes qui me condamnèrent au pourrissoir I
» Voici donc le service que je vous demande. A l'occasion de ce nouveau livre, si peu semblable à ceux qui l'ont précédé, dire, en plein Gil Blas, qui n'osera pas me refuser cette réclame, ou dans tout autre journal retentissant, Tout ce que vous pensez de moi ; lecrier très-fort, dans l'unanime silence des lâches, dans la plénitude de votre force et de votre autorité de haut écrivain. Quelle belle justice !
» Je vous serre affectueusement la main.
» Léon Bloy. »
27. — Le curé de B. nous intéresse. Il a vraiment l'air de croire en Dieu.
31. — Réponse de Lemonnier :
« J'attends votre livre. Je le lirai avec passion... Et, alors, oui, n'en doutez pas, je rugirai mon admiration, comme, avec vous, il faut qu'on rugisse. »
SEPTEMBRE
3. — A Paul Adam :
« Mon cher Paul Adam, Malgré le « cher maître » dont vous me flétrissez sans justice, votre lettre, reçue au Gil Blas, m'a, je vous assure, vivement touché. J'étais un peu triste, comme souvent, dans ce bordel, et vos paroles m'ont été un réconfort. Considérez donc en moi, je vous prie, un homme, pas très-heureux, devenu votre débiteur.
» Je voudrais l'être encore plus. Pourquoi ne l'avouerais-je pas? Vous savez que peu d'écrivains furent, autant que moi, privés de caresses. On a même tout fait pour me tuer Cependant, on m'accorde généralement des dons supérieurs. On a cette bonté. Quelquesuns même vont jusqu'à me donner du génie. Mais tous se feraient arracher la peau du derrière, avant d'eu informer un public quelconque.
» Quelques gifles retentissantes, sur les faces de quelques gourmets d'étrons, n'expliquent pas assezl'unanime détestation de la truandaille. Il y a des causes plus profondes, que j'ai dites et que je dirai sans cesse. On ne veut pas d'un personnage qui profère l'Absolu, fût-ce dans un clairon d'or. Vous êtes, je crois, parmi les rares qui peuvent comprendre...
» Je n'ai pas votre tempérament. La pitié ne peut pas éteindre en moi la colère, parce que ma colère est fille d'un pressentiment infini. Je suis mangé par le besoin de la Justice, comme par un dragon affamé depuis le Déluge.
» Ma colère est l'effervescence de ma pitié.
» Donc, voulez-vous ou pouvez-vous me faire l'aumône d'un peu de cette justice dont je brûle pour tant d'autres ? Vous recevrez mon livre demain.
» Ma situation d'ennemi m'interdit toute imploration d'articles, et vous êtes, — après Lemonnier, mon ami ancien, — le seul à qui je veuille demander un tel service. Où serait donc le troisième ?
» Il y a bien de Gourmont qui pourrait marcher, et qui marchera peutêtre. Mais c'est un solitaire des glaciers roses, qui ne fait que ce qu'il lui plaît de faire.
» A vous donc, Paul Adam. J'ajoute que je suis père de famille, s'il peut vous être agréable de le savoir.
» Votre ami Léon Bloy. »
8. — J'apprends la mort de l'odieux bouddhiste Charcot. Il paraît que, la nuit de son agonie, les malades de la Salpétrière sautaient comme des démons.
10. — Exemplaire de Sueur de Sang à de Groux. Dédicace : « En attendant Dieu ».
13. — Carte de Georges Bazaine et de ses frères, me «remerciant de l'hommage à la mémoire de leur oncle. »
Réponse, en leur envoyant la dédicace complète :
« Messieurs, Voici la dédicace complète de Sueur de Sang. Cette dédicace coupée après le mot « France » par mon éditeur qui l'a crue trop dangereuse, a été publiée intégralement par le Mercure de France, dans son numéro de septembre.
» Je suis parfaitement heureux, messieurs, d'avoir eu l'occasion de protester contre l'une des iniquités les plus effroyables du siècle, quelles que puissent être, pour moi, les conséquences d'un acte que les lâches trouvent audacieux. Ainsi ai-je toujours fait, ainsi ferai-je toujours.
» J'ai l'honneur d'être l'écrivain le plus redouté et, par conséquent, le plus calomnié de ce temps. N'était-il pas naturel que j'allasse pieusement, de tout mon cœur, au plus malheureux des hommes, et que la mémoire de votre oncle fut honorée, devant tous, par un artiste que les microbes de la plume ont cherché, depuis dix ans, à faire crever de misère, pour son châtiment d'avoir démasqué, sans peur, la sottise et la turpitude contemporaines?
» Soyez assurés, messieurs, de ma sympathie la plus vive.
» Léon Bloy. »
24. — Laurent Tailhade, Henry C. et de Groux passent la journée entière chez moi. Tailhade me fait lire, deux fois de suite, le Réveil d'Alain Chartier, ma nouvelle « histoire désobligeante », encore inédite, et je ne sais combien d'autres choses.
Je n'ai jamais plus joui de sentir ma force et d'agir de façon si certaine sur des intelligences. C'est un bonheur très-grand, une véritable ivresse, je l'avoue, et la préfiguration mystérieuse des Joies futures.
26. — Vu Rodin, qui avait exprimé le désir de me connaître. Il m'étonne par sa figure. On ne peut pas avoir moins la physionomie de son art. Ce grand sculpteur, dont les œuvres suent la force, parait être un homme quelconque. On pourrait le croire pharmacien ou chef de bureau. 11 me reçoit, pourtant, de manière affable et me montre son atelier pendant une heure.
Il me semble que je sortirai toujours d'un atelier de sculpture comme d'une carrière souterraine, avec l'impression bizarre d'être dans le voisinage des ossuaires et des puits noirs.
27. — Lu, dans le Journal, une apologie de la Presse française, par Bergerat!!! qui reproche à Zola de n'avoir pas assez vanté cette salope, au congrès de Londres. Je découpe quelques lignes où ilest dit que la conspiration du silence n'existe plus pour personne, je colle ce précieux fragment sur une feuille de papier blanc et je l'envoie au dit Bergerat avec l'apostille : « Ah ! elle est bien bonne ! Léon Bloy. »
Qu'est-ce qu'un « scatologue » ?
C'est un auteur qui ne se vend pas. Un romancier qui tire à cent mille, n'est jamais un scatologue.
OCTOBRE
2. — Vitraux, parTailhade. Naïveté absente et couleur nulle, ce qui est le comble de la disgrâce pour des vitraux.
3. — A Paul Adam :
» Mon cher Paul Adam, Ne recevant pas les Entretiens, je n'ai lu que très-tard ce que vous avez écrit de moi, et je vous offre, aussitôt que possible, une expression telle quelle de ma gratitude.
» II faut y croire, Paul Adam. Je ne suis ni journaliste, ni écrivain, ni pamphlétaire, ni penseur, ni artiste, ni maître, ni écolier, ni même patriote, — comme vous le supposez sans profondeur, — ni quoi que ce soit, enfin, sinon le catholique Léon Bloy, dont la mémoire est fidèle.
» Vous n'aimez pas la guerre ! Vous n'aimez donc rien! C'est terrible, vous savez, de n'aimer rien. On est comme le Diable, et ce qu'on s'embête, alors, qui pourrait le dire ?
» Il est affligeant et merveilleux qu'un esprit tel que le vôtre,un des rares qui soient vivants, renonce à l'Eblouissement, pour se mettre en condition chez un lieu commun déclamatoire.
» Mes phrases, mes chères et pauvres phrases dont vous parlez, ne sont qu'apparence, comme la guerre elle-même, comme tout ce qu'il y a dans le crépuscule de la vie sensible, que vous prenez pour le grand jour.
» C'est ce qu'il y a derrière l'horizon qui est beau !
» Votre ami Léon Bloy. »
13. — Après la communion :
— Mon Dieu! vous êtes avec moi, chez moi, en moi. Je vous vois, je vous sens, vous me parlez, je vous parle, et, cependant, il m'est impossible de penser à vous. Ayez pitié !
A un parlait drôle :
« M. Maurice de Fleury est, depuis 1889, le dépositaire d'un manuscrit de Léon Bloy, — le Pal, précédé d'une enluminure, de la main même de l'auteur.
» Ce manuscrit ayant été donné par le dit Léon Bloy à un ami mort depuis quatre ans, — et de quelle sale mort!!!— M. Maurice de Fleury doit comprendre qu'il est de la plus stricte équité de restituer l'objet, intact, le plus promptement possible.
» En conséquence, Léon Bloy attend son manuscrit, dans le délai de huit jours, — sinon, la guerre.
» Léon Bloy. »
14. — Admirable sottise de Zola, qui nous prépare un roman sur Lourdes et qu'interroge un imbécile du Journal:
« Si je voyais un miracle incontestable, cela me gênerait beaucoup. Je n'y woirais pas, cela créerait un duel entre mes sens et ma raison, je n'aurais plus mon équilibre. Cela serait Dangereux pour moi!!! »
17. — Au Président du Cercle artistique, littéraire et scientifique d'Anvers :
« Monsieur, Je vous écris en hâte, d'un café où je reçois votre lettre inopinément.
» Je consens à faire des conférences en Belgique et en Hollande. Je m'eugage même à être sublime, c'està-dire à me manifester l'égal du premier venu. N'est pas le premier venu qui veut. C'est un don que Dieu ne prodigue pas.
» De si éblouissantes promesses valent quelque chose, n'est-il pas vrai ? Eu conséquence, voici mes conditions :
» 1° Voyages payés en lre classe ;
» 2° 300 francs, au moins, par conférence, tous frais compris ;
» 3° Six conférences, au moins, assurées d'avance ;
»4° Une avance immédiate de 500 francs;
» 5° Enfin, l'assurance formelle que je ne serais dans aucun cas, forcé de serrer la main de M. Henry Carton de Wiart.
» Ces cinq articles consentis par vous, je suis, Monsieur, à votre entière disposition.
» Léon Bloy. »
A l'ami intime d'un de mes lâcheurs :
» Monsieur, j'ai eu l'honneur de vous rencontrer tout dernièrement. Vous m'avez donné votre main que je n'ambitionnais pas, je vous prie de le croire. Donc vous êtes un ami, n'est-ce pas ?
» Voulez-vous, alors, m'expliquer la lettre odieuse, venimeuse et absolument incompréhensible de M. Léon Deschamps, directeur de la Plume, à Laurent Tailhade? Dans cette lettre, M. Deschamps, votre ami et l'ami de Scholl, prétend repousser une demande de secours pécuniaire à accorder à Léon Bloy, — lequel Bloy ne demande rien, quoiqu'il ait été refait de huit cents francs.
» Je pense, Monsieur, qu'ayant reçu votre poignée de main amicale, j'ai le devoir de vous avertir du danger que court M. Léon Deschamps, ami de Scholl et serviteur empressé de tout le monde, excepté des fiers, en continuant cette plaisanterie de voyou.
» Agréez, etc. Léon Bloy. »
19. — Déménagement. On se réinstalle à Paris. Antony n'a plus de mystère, après quatorze mois de séjour, et je quitte ce village de brigands, avec des rugissements de bonheur.
22. — A Henri Mazel, directeur de YErmitage :
« Monsieur, je vous avoue que l'article de votre collaborateur Saint-Antoine, m'eût été des plus agréables et m'aurait paru plus littéraire, s'il avait traité de mon livre, au lieu de s'acharner exclusivement sur la dédicace.
» Il est vrai que votre collaborateur n'avait pas le devoir de m'être agréable. Je suis trop indépendant moi-même pour contester aux autres les points de vue qui leur conviennent.
» Me permettrez-vous, cependant, de répondre par quelques lignes d'une modération surprenante ?
» 1° Saint-Antoine, qui veut bien m'offrir des leçons de crânerie et d'histoire, aurait pu se dire que la coupure dont il me demande compte me fut peut-être imposée par mon éditeur. Il me serait facile de le prouver, en produisant une lettre de ce dernier. Il fallait passer par là ou renoncer à la publication de Sueur de sang.
» Pourquoi aurais-je sacrifié mon livre, puisque la rature exigée n'ôtait rien, en somme, à l'absolu de la dédicace? Le soupçon de manquer d'audace étonne profondément Marchenoir.
» 2° Saint-Antoine me pose dix-sept(1) questions, qu'il croit accablantes, sur Bazaine, dont la prétendue trahison est une légende opportuniste, orléaniste et mac-mahonienne, que les gens instruits ou seulement attentifs ont abandonnée, depuis longtemps, au populo.
» Un seul mot me paraît, ici, plus que suffisant. Voici :
» A défaut même de toute autre preuve, l'innocence de Bazaine serait démontrée, surabondamment, par Vépouvantable canaillerie de ses accusateurs et de ses Juges.
» En vous priant, monsieur, de vouloir bien publiercette lettre dans le prochain numéro de l'Ermitage, Marchenoir vous offre de très-bon cœur, l'expression de ses sentiments confraternels.
» Léon Bloy. » (1)
Grand'messe à Saint-Pierre de Montrouge, église dont l'architecture me remplit de pensées mérovingiennes. Fait mémorable, vraiment extraordinaire. A la fin de la messe, Te Deum solennel en l'honneur des Russes, je suppose, et, aussitôt après, chant non moins solennel du Libera, pour le maréchal de Mac-Mahon qui vient de mourir.
De Groux me propose cette idée : la disparition de mon livre de l'étalage des libraires ne serait-elle pas une conséquence du délire franco-russe? On lit, en effet, dans la préface même, cette affirmation, jugée, sans doute, peu hospitalière :
« La France est tellement le premier des peuples que tous les autres, quels qu'ils soient, doivent s'estimer honorablement partagés, lorsqu'ils sont admis à manger le pain de ses chiens. »
24. — Fête à l'Opéra ; cabotinage exceptionnel
(1) Publiée en novembre, avec cette addition : « SaintAntoine se borne à faire remarquer, en réponse à la lettre ci-dessus, que la triste fin du général d'Andlau, à qui il est sans doute fait allusion, ne détruit nullement la condamnation, ratifiée par l'histoire, de Bazaine comme traître. »
Ratifiée par l'histoire ! Quelle histoire t
pour l'amusement de la marine russe. Toujours les Russes! Depuis quelques jours, impossible de franchir le boulevard. Ivresse publique tant soit peu déshonorante. Je voudrais que, par le moyen de quelque très-puissante projection électrique, ces mots parussent dans le ciel noir :
La France N'a Besoin De Personne.
27. — Ma seconde, à un parfait drôle, pour faire suite à la négociation entamée, le 13 de ce mois :
« M. Maurice de Fleury peut prendre toutes les attitudes qu'il lui plaira. Ces postures ne changeront rien au fait bien connu de lui, et qu'aucune blague ne peut abolir.
» En novembre 89, M. Maurice de Fleury et sa femme cessèrent brusquement de voir Léon Bloy. Deux lettres de celui-ci, restèrent sans réponse. Léon Bloy comprit alors que toute démarche serait inutile, qu'on le lâchait simplement et ignoblement, parce qu'on avait le besoin de valeter ou de putasser au Figaro, et que son amitié devenait compromettante.
» M. Maurice de Fleury a dit à tout le monde que Léon Bloy avait été son parasite, parce que celui-ci, toujours obsédé d'invitations ridicules, venait, une fois par semaine, le lundi, manger quelques restes du dimanche, à l'asile de Sainte-Périne. M me de Fleury a raconté, depuis, à diverses personnes, qu'on choisissait, tout exprès pour Bloy, les pires morceaux, et qu'on lui faisait boire de l'eau rougie, pendant qu'elle buvaitelle-même, avec son mari, du vrai vin prétendu pharmaceutique. Naturellement, elle s'est fait honneur de cette vilenie comme d'un trait spirituel et d'une action méritoire. Inutile d'ajouter qu'on ne dit pas un mot des dîners ou ribotes authentiques payés par Léon Bloy, avec son propre argent.
» Léon Bloy, accoutumé pourtant à subir toutes les trahisons et crapuleries, a trouvé cela d'autant plus fort que Maurice de Fleury avait paru se livrer à lui, sans réserve, comme un ami véritable, ha pamphlétaire tient de lui les informations les plus curieuses sur les Daudet, sur Mendès, Hervieux, Bonnetain, de Goncourt, etc., enfin sur lui-même. On ne fait de telles confidences qu'à un homme qu'on aime de tout son cœur, et cet homme, si parfaitement lâché et calomnié, aussitôt après, déclare ne pas comprendre.
» Léon Bloy qui ne pourrait avoir que des gifles à offrir à M. de Fleury, n'ira pas chez lui. Il s'y refuse avec énergie, en s'étonnant que le manuscrit n'ait pas été remis à son messager. Il ne veut pas voir un personnage qui n'est, à ses yeux, qu'un sot littéraire et un domestique malpropre. Mais il faut le manuscrit, absolument.
» Léon Bloy prend cette occasion de renouveler à M. de Fleury l'assurance de son dégoût, en lui rappelant que Marchenoir a la claque facile, la dent longue et la patience infiniment courte.
» Léon Bloy. » 30. — Vu le catalogue de la librairie Sagot, où figurent, en nombre considérable, des livres ayantappartenu à Tailhade et qu'il a vendus. Les miens sont presque tous mentionnés et cotés d'autant plus honorablement que le vendeur a laissé toutes les dédicaces. Il est, peut-être, un peu mufle, l'auteur du Pays du Mufle.
31. —Reconquis enfin le manuscrit du Pal. Le « parfait drôle » ne s'exécutant pas, j'ai dû me résigner, pour en finir, à prendre moi-même l'objet chez lui, malgré mon excessive répugnance, — décidé à m'en emparer de façon violente, s'il l'avait fallu. En prévision d'un scandale, j'étais accompagné de trois témoins, parmi lesquels Marius Tournadre !...
Gentillesse irréprochable de mon ex-Amphitryon. Par manière de récompense, je lui ai promis une raclée abondante pour le premier jour où je le rencontrerai hors de chez lui.
Mot de Tournadre en descendant l'escalier :
— Encore un que je ne pourrai pas taper!
NOVEMBRE
i. — Bavardé, ce soir, plusieurs heures, avec des mimes et des fantoches, dans un café du boulevard...
Me pardonnerez-vous, mon Dieu, ce gaspillage des heures précieuses de la Nuit des Morts? 6. — A quelqu'un de Marseille :
« Cher Monsieur, Je vous renvoie la pièce d'identité que j'ai reçue ce matin et qui peut vous être utile. Je suis content de savoir que vos principes, conduite, tenue, mœurs et santé sont bous et bonnes, que votre physique est agréable et que vous êtes, à la fois, célibataire et avocat. Il ne me manque plus que de savoir si vous êtes riche ou pauvre.
» Je vous suppose, naturellement, un catholique de rare ferveur, puisque vous avez pu m'avaler. Donc, rien ne s'oppose à ce que des relations amicales s'établissent entre nous.
» J'aime le ton de votre lettre et je ne hais pas, sur mon retour d'âge, de me faire quelques clients. Jusqu'à ce jour, cette expérience m'a peu réussi. Un certain nombre de personnages qui jetaient des flammes au début, se sont évaporés quand ils ont vu que mes livres ne mentaient pas, que j'étais véritablement un homme qui souffre. La crainte sage d'être, un jour ou l'autre, utilisés, les a mis en fuite.
» Il va sans dire que ces généreux lâcheurs ont répandu, ça et là, que j'avais essayé de les détrousser. Je parierais que l'écrivain qui vous a donné mon adresse, et qui a « si peur de moi », est un de mes anciens « tout dévoués ». Mais qu'importe?...
» Lisez-vous mes Histoires désobligeantes, publiées par le Gil Blas, tous les vendredis? Je m'efforce de bien faire, quoique je sois chiennement payé, parce que je n'aurais aucune raison d'être, en tant qu'écrivain, si je venais à manquer de conscience, à l'exemple de tant de cuisiniers littéraires. J'ai trop maltraité les catins de plume pour avoir le droit de me débrailler Ud seul instant, et on me le fait, d'ailleurs, assez sentir...
» J'espère, monsieur, que vous aurez la charité de ne pas me soupçonner immédiatement d'orgueil bête. Mais j'écris, — à quel prix! — pour dire quelque chose. J'écris pour le petit nombre de ceux qui m'aiment, ou qui disent m'aimer, et je veux que ce ne soit pas en vain.
» Amicalement, Léon Bloy. »
7. — A Victor Havard, éditeur :
« Monsieur, Je vous prie de mettre à ma disposition le manuscrit de Belluaires et Porchers, que je prendrai ou ferai prendre chez vous. Mais pourquoi m'avezvous écrit que vous ne voyez, là, aucune chance de succès, et que c'est la raison de votre refus? Oubliez-vous que je ne suis plus du tout un petit jeune homme ?
» Il eût été mieux, je crois, de m'avouer bonnement, — comme la première fois, — qu'on vous a défendu de me publier.
» Je veux bien agréer, selon votre désir, l'assurance de votre dévouement sincère, mais je veux bien aussi que le diable m'emporte si je devine le secret de m'en servir.
» Je vous salue profondément.
» Léon Bloy. »
12. — Fête de la Dédicace des églises. Evangile de Zachée. Ce publicain reçoit Jésus dans sa maison qui parait être un mauvais lieu — comme le Gil Blas, — et le Seigneur affirme que le salut est accordé à cette demeure qui devient alors, aux yeux de l'Eglise, le type de la Maison de Dieu.
24. — Visite au Grand Rabbin, à qui j'avais fait passer, quelques jours auparavant, le Salut par les Juifs. Vainement, j'essaie de lui faire sentir l'importance de ma conclusion. Plus vainement encore, j'explique la violence de certaines pagespar le dessein d'épuiser l'objection, méthode fameuse, recommandée par saint Thomas d'Aquin. Il tient, absolument, à ne voir que la lettre de ces violences et se désintéresse de la conclusion, dont il n'a pas même daigné s'enquérir. Enfin, il m'oppose les lieux communs les plus abjects : Apaisement, conciliation, etc. Ce successeur d'Aaron m'affirme qu'iL Y A Du Bon Dans Toutes Les Religions !!!!!
Décidément, on est aussi bête et aussi capon, chez les Juifs que chez les Catholiques.
26. — Le plus terrible châtiment pour des époux criminels, ne serait-ce pas d'engendrer un monstre ? C'est précisément l'histoire d'Adam et d'Eve, qui ont engendré le Fils de Dieu. — Ego sum vermis et non homo : opprobrium hominum et abjectio plebis.
XXIVe Dimanche après la Pentecôte. L'admirable Liturgie de ce jour demande à Dieu «d'exciler les volontés des fidèles». Comme je disais à ma chère Jeanne (pie la Volonté humaine signifie, sans doute, le Saint-Esprit, de même que l'Etre se rapporte au Père et la Connaissance au Fils, d'après saint Augustin, elle me fait remarquer, à son tour, que le Fiat voluntas tua, de l'Oraison Dominicale, peut, alors, se traduire ainsi : Que l'Esprit - Saint soit au Ciel et sur la Terre.'
Nous déplorons, une fois de plus, l'impossibilité d'être compris, fût-ce de nos amis les plus intimes. Elevée dans les ténèbres palpables du monde luthérien, ma femme, longtemps avant de me connaître, fut tourmentée du désir, du besoin violent de ne plus protester, d'entrer enfin dans l'Absolu, et demanda, avec une simple foi, d'être entièrement séparée du monde. N'a-t-elle pas été exaucée d'une manière tout à fait parfaite, en m'épousant?
« Si tu savais les jouissances que Dieu donne et le goût délicieux du Saint-Esprit ! » disait Ruysbroeek l'Admirable.
30. — Je demande à l'Apôtre saint André, que le Seigneur aima «comme un parfum», in odorem suavitatis, la grâce de ne plus être une abominable charogne.
DÉCEMBRE
2. — Si vous fermez voire porte, une seule nuit, craignez au réveil, de trouver un de vos frères, mort de froid et de faim, devant le seuil.
6. — Se défier des gens qui promettent des millions et dont on est forcé de régler les consommations.
8. — Nous sommes tellement dans les ténèbres, me dit ma femme, que le seul pressentiment d'un mystère est, pour nous, de la lumière.
10. — Les journaux m'apprennent qu'on a lancé une bombe en pleine Chambre législative. Une cinquantaine de blessés, dont le plus mal accommodé est un prêtre, l'abbé Lemire, nouveau député, qui aurait mieux fait de s'occuper des âmes. J'avoue ne sentir que la plus parfaite indifférence, au récit de cette catastrophe.
Léopold Lacour déjeune chez nous. Il profère que ces explosions, renouvelées assidûment, finiraient par contraindre les bourgeois à pratiquer un peu de justice. Idée de gardien de phare.
Ce Lacour n'est pas dégoûtant, mais on le trouve un peu braillard.
18. — A Eugène Demolder, à Bruxelles:
« Monsieur, Je vous écris sur le conseil de mon excellent et très-cher ami de Groux, qui m'a dit que je ne pouvais mieux faire. J'en avais déjà formé le dessein, depuis quelques semaines, et c'est une circonstance bien étrangère à ma première impulsion qui me détermine aujourd'hui, je suis forcé de l'avouer.
» N'importe. Quelle que soit la conjoncture, j'en veux profiter pour vous dire, en toute candeur, qu'ayant lu, le mois dernier, les Contes d'Yperdamme, sur l'expresse recommandation du même de Groux. cette lecture me donna une joie très-grande que je me reproche de ne vous avoir pas exprimée plus tôt.
» Le Massacre des Innocents, la Pêche miraculeuse, Marie-Madeleine et, surtout, le Nocturne de Malbertus, m'ont procuré une sorte d'ivresse religieuse et d'ivresse d'art, dont je devais, en conscience, vous rendre grâce du fond du cœur.
» Ces choses, monsieur, sont, à mon estime, trèssupérieures à la plupart des productions belges contemporaines, contrefaçons écolières ou provinciales de l'art français, qui m'ont lassé, quelquefois, jusqu'au dégoût et jusqu'au vomissement.
» Accoutumé, dès longtemps, à dire ou écrire tout ce qui me plaît, je n'attends que l'occasion de publier sur ce point, mon sentiment...
» J'aborde maintenant le sujet, d'importance infiniment moindre, que voici. Une agence de publicité me communique le document ci-joint : Le Passé de la vieille fille, par Léon Bloy, inséré dans le Patriote de Bruxelles, à la date du 3 décembre.
» Ce conte véridique a été publié, le 20 octobre, par le Gil Bias, signé, en effet, de mon nom, sous la rubrique déjà fort connue: Histoires désobligeantes, MAIS, avec ce titre : le Passé Du Monsieur, — titre voulu par moi, exclusivement et absolument.
» C'est une règle que la reproduction de tous mes contes est interdite, et c'est uniquement parla négligence de l'imprimeur que le susdit ne porte pas cette mention, qu'on peut lire à la fin de chacun des autres, immédiatement au-dessous de ma signature.
» Ne vous semble-t-il pas, comme à moi, que le choix de ce morceau qui, seul, n'est pas expressément et typographiquement protégé contre les voleurs, démontre jusqu'à l'évidence un parti pris de mdépouiller, toutes les fois qu'on croira le pouvoir faire sans inconvénient. Votre Patriote me fait penser à ces caboulots, où la plus continuelle vigilance est indispensable, si on tient à garder son chapeau ou son parapluie.
» Cependant, je pourrais me consoler de cette friponnerie. J'ai l'habitude ancienne d'être filouté. La soi-disant dernière édition du Désespéré a été publiée,l'avril dernier, par la maison Stock, sans contrat préalable, sans autorisation d'aucune sorte et sans qu'on daignât m'en informer, publiée même avec modifications et RETOUCHES !!! C'est un peu plus fort, n'est-ce pas ? que le Patriote, qui me parait 11'appartenir qu'à la pègre la plus infime.
» Je pourrais encore, à la rigueur, me cicatriser d'un semblant de collaboration à cette feuille de la Cour des Miracles, bien qu'une telle promiscuité me blesse profondément. Mais, je l'avoue, le travestissement de mes œuvres m'exaspère et je refuse, avec la plus indomptable énergie, de paraître épouser la sottise de mes démarqueurs.
» Tout le monde sait que je suis le plus méprisable des hommes. Il n'est plus permis d'ignorer que l'ingratitude, la cupidité, l'ivrognerie, la paillardise, la calomnie, le chantage et le maquerellage le plus fangeux sont mes pratiques. Tout cela fut écrit par des citoyens de haut mérite qui se sont toujours tenus soigneusement hors de portée des abatis de Marchenoir. Oserai-jevous dire que ces témoignages me consolèrent efficacement de plusieurs tintouins et développèrent en moi le sens esthétique ?
» Ma réputation A'écrivain, cependant, fut respectée, j'ignore par quel prodige. Nul de mes justiciers austères ne voulut ou n'osa prétendre que l'art d'écrire m'était refusé. Il est donc assez naturel que je tienne à ce seul bien et que je ne permette pas aux helminthes littéraires de se propager dans mes intestins.
» Si je n'élevais aucune protestation, demain, sans doute, une autre feuille, brabançonne ou luxembourgeoise, donnerait, à son public le Navré, par exemple, roman de Léon Bloy, ou le Whist d'Excommuniés, du même auteur, avec les coupures ou remaniements jugés agréables ou nécessaires. Et je n'en verrais pas la fin.
» La voilà donc, ma protestation. Je parlerai plus fort, si on l'exige. S'il le faut absolument, je ferai violence à ma nature pacifique et me départirai, non sans chagrin, de ma coutumière douceur. Provisoirement, j'arbore tout ce que je puis avoir d'urbanité, de courtoisie et de révérence.
» Voulez-vous, monsieur, vous charger obligeamment d'offrir, de ma part, cette lettre à quelque périodique de Bruxelles, assez indépendant pour la publier ? Je l'adresserais directement à tel ou tel qui toujours fut parfait pour moi, si je ne craignais de tomber fort mal, en même temps que j'aurais perdu l'occasion de vous demander quelque chose. On m'assure que tel est le secret de vous ravir.
» Agréez, etc.
»léon Bloy. » (1)
25. — Réclamation :
(Gil Bias)
« Depuis quelques jours, le célèbre fumiste, Marius Tournadre, occupe le public d'on ne sait quel ridicule différend avec le baron Alphonse de Rothschild, et le
(1) Publiée par l'Ar< Moderne de Bruxelles, 18 février.
nom de notre collaborateur Léon Bloy, mentionné par un grand nombre de journaux, se trouve inexplicablement mêlé à cette farce.
» Léon Bloy, justement révolté, nous prie de publier qu'il se déclare absolument étranger aux combinaisons de M. Tournadre, qu'il n'a jamais autorisé, d'aucune manière, un pareil abus de son nom et qu'il repousse énergiquement toute solidarité avec ce mystificateur. »
— Il faut toujours se délier des hommes qui n'ont pas d'argent et qui sont sans Dieu, m'a dit quelqu'un.
31. — Evangile de saint Sylvestre : « Estote similes hominibus expectantibus Dominum suum, quando revertatur a nuptiis ».
Je le veux bien, ô Saint Luc, et j'attendrai, sur votre parole, que mon Seigneur revienne des Noces, puisque vous me dites qu'alors, «Il me fera asseoir à Sa table et me servira ».
1894
Deus non patietur vos tentari supra id quod potestis.
I. Corinth. X, 13.
JANVIER
23. — L'Eglise fait, aujourd'hui, mémoire de la Prière de Jésus au Jardin :
— Pater mi, si non potest hic calix transire nisi bibam illum, fiât voluntas tua...
Je répète, comme je peux, cette prière terrible qui me fait trembler, et je sens quelque chose de la Peur mystérieuse du Maître : Cœpit pavere.
Mon Dieu ! que faudra-t-il que j'endure encore ?
25. — Toujours des contes à inventer ! L'idée me vient d'une adaptation de l'histoire deNaundorff à quelque famille bourgeoise.
Je relis donc la petite histoire populaire du personnage, et cette lecture me déconcerte. Comment toucher à un tel poëme de douleur ?
Il m'est impossible de penser à cet homme de rêve et de prodige, sans être atteint dansl'intime de mon âme. La figure de Louis XVII, errant et renié par toute la terre, n'est-elle pas le plus étonnant symbole ?
Je songe qu'il y a certainement Quelqu'un de très-pauvre, de très-inconnu et de très-grand, qui souffre de la même manière, en ce moment, et qu'il faut avoir peur de Le méconnaître, quand on Le rencontrera.
27. — L'imbécillité sentimentale du Protestantisme, compliquée vaguement des saloperies du Spiritisme, quoi de plus invincible?
Pour discuter, il faut descendre dans un marécage. Les paroles dépensées en vain reviennent, aussitôt, comme un jusant de boue fétide, sur le cœur de l'homme qui les a proférées. Les trois Concupiscences dont parle saint Jean : Concupiscentia carnis. — On pèche comme une brute.
Concupiscentia oculorum. — On pèche comme un homme.
Superbia vitœ. — On pèche comme un Dieu.
28. — Sexagésime. La liturgie de ce jour si particulièrement dévolu à saint Paul, nous inspire quelques réflexions, l'Evangile surtout.
Le « Semeur » : le Père ; et « sa Semence » : le Verbe son Fils, qui tombe, d'abord, le long du« chemin »,secus Viam, c'est-à-dire sur Lui-même, de tout son long ; — puis, sur la « pierre » : l'Eglise; — puis, au milieu des « épines », qui sont sollicitudines, divitiœ et voluptates : la Couronne même de Jésus; — enfin dans la « bonne Terre » : Chanaan, celle du Paraclet.
Après diné, querelle très-longue sur la musique, à propos de Meyerbeer et de Wagner : un de nos convives exaltant le premier, que de Groux conspue en l'honneur de Parsifal. J'interviens pour formuler de précises malédictions contre toute musique n'ayant pas directement la louange de Dieu pour unique objet. Je dis que la plus belle musique, même d'église, ne paraît belle que parce qu'elle est l'occasion de pressentir la vraie musique, l'harmonie divine qui est au fond du Parfait Silence.
30. — L'idée centrale de mon dernier conte, Propos digestifs, étant que nul ne peut être assuré de son identité et que chacun occupe vraisemblablement la place d'un autre, Jeanne m'a demandé comment il se pourrait qu'il y eût un te désordre dans l'OEuvre de Dieu.
— Et la Chute? ai-je répliqué... Rien n'est accompli. Nous avons tout à attendre, puisque nous sommes dans le Chaos, — dans le grandchaos qui sépare le Mauvais Riche du glorieux Pauvre. Il nous est donc réservé d'assister véritablement à la Genèse, d'être les témoins de la Création, depuis le Fiat Lux jusqu'à la naissance d'Adam, etc.
FÉVRIER
3. — Monsieur, vous avez essayé de me détourner de mes devoirs.
— Et vous, madame, n'avez-vous pas essayé de me détourner des miens ?
4. — On ne sait jamais de qui on est le plus proche parent.
7. — Envoyé à Roinard, pour le livre étrange qu'il veut publier en collaboration avec tout le monde, Portraits du prochain siècle : ERNEST HELLO
Il n'y aura peut-être jamais une réalité plus troublante que la ressemblance physique d'Ernest Hello et d'Henry de Groux.
D fut nécessaire à l'équilibre d'on ne sait quels globes rampant sur le sein des gouffres, que le peintre des Tourments configurât extérieurement ce Provocateur de la Foudre.
Pour les très-rares qui connurent Hello, c'est effrayant de le contempler ainsi, après sa mort, dans la plus brûlante cave de l'Enfer. Car la peinture d'Henry de Groux paraît être ce Lieu terrible.
Vu dans l'espace, Ernest Hello faisait penser au Paralytique de la piscine de Bethsaïda, guéri par une parole de Notre Sauveur, et il avait toujours Voir deporter' son lit (1).
Ce grabat est devenu, par un miracle plus grand, l'héritage de son ménechme, qui le démonta pour en faire un chevalet colossal.
Tel est le mystère, que je propose aux rêveurs du « prochain siècle ».
Tous les hommes sont des déterrés, et la tombe d'Hello, — sa vraie tombe' — doit être VIDE.
Léon Bloy.
8. — Difficulté parfois atroce de trouver, chaque semaine, le sujet d'un conte nouveau... Je mets un sac vide sur ma table et j'en tire ma nourriture.
Léopold Lacour me déclare ses sentiments d'estime et d'admiration. Il me défend, dit-il, contre tout le monde, et finit par me proposer un pacte. Si quelque médisance trop grave tend à nous désunir, celui des deux qui aura quelque inquiétude ira tout racontera l'autre sur-le-champ.Les bêtises font passer le temps de la vie, disait Villiers.
(1) Mot inintelligible pour les gens qui ne savent pas qu'Hello était légèrement bossu.
11. — Essayé consciencieusement d'écouter un prédicateur du Carême. Je suis frappé de cette évidence que le moyen dont Dieu s'est servi pour établir son Eglise, la Prédication Apostolique, est précisément ce qu'il y a de plus faible, aujourd'hui, de plus médiocre. Sal terrœ evanescit.
12. — Naissance de mon fils André, à Y Angelus de midi.
La sage-femme étant protestante, le baptême ne pourra jamais avoir lieu assez tôt.
14. — Il ne faut pas mépriser les pressentiments. Ils sont pour les imparfaits ce que le discernement des Reliques est pour les Saints. Paroles de Jeanne.
16. — A mon ami, le lieutenant :
« ... Il faut prier. Tout le reste est vain et stupide. Il faut prier pour endurer l'horreur de ce monde, il faut prier pour être pur, il faut prier pour obtenir la force d'attendre.
» Il n'y a ni désespoir, ni tristesse amère pour l'homme qui prie beaucoup. C'est moi qui vous le dis. Si vous saviez combien j'en ai le droit et avec quelle autorité je vous parle !
» Vous connaissez les misères banales de la vie, mais vous ignorez la vraie Douleur. Vous n'avez pas reçu le vrai coup qui perce le cœur. Peut-être ne le recevrez-vous jamais, car très-peu le reçoivent, quoique beaucoup prétendent l'avoir reçu.
» Le nombre est infini des hommes-enfants qui croient souffrir sans mesure, et qui souffrent, en réalité, fort peu. Le nombre est infini de ceux qui s'imaginent posséder la Foi, et dont la foi ne soulèverait pas un grain de poussière. Pour ce qui est de l'Espérance et de l'Amour, quels mots ont été-plus prostitués ? "S,
» La Foi, l'Espérance, la Charité, et la Douleur qui est leur substrat, sont des diamants, et les diamants sont rares, vous l'avez appris. Ils coûtent fort cher, ne l'oubliez pas.
» Ceux-là coûtent la Prière qui est, elle-même, un inestimable joyau qu'il est nécessaire de conquérir. C'est rudimentaire et formidable.
» Il s'agit de prier simplement, bêtement, mais avec un vouloir puissant. Il est indispensable de prier longtemps, patiemment, sans écouter le dégoût ni la fatigue, jusqu'à ce que l'émotion vienne et qu'on sente comme un tison dans le cœur. Alors, on peut aller en paix et subir n'importe quoi...
» Vous me dites que vous ne voyez que ma « main », dans quelques-uns de mes contes, et que, dans les autres, vous voyez mon •« cœur ».
Vous me lisez donc mal, cher ami. Je mets mon cœur dans tout ce que j'écris. Mais j'écris pour un journal frivole où je ne peux pas toujours m'exprimer ouvertement. Je suis, au contraire, forcé de m'envelopper.
» Relisez, par exemple, La Taie d'Argent ou Une Recrue, et, avec un peu d'attention, vousy trouverezdu pain pour vous. Je mets quelque chose de mon fonds dans chacun de ces récits qui sont assez souvent, croyez-le, des allégories.
» J'ai l'air de parler à la foule pour l'amuser. Eu réalité, je parle à quelques âmes d'exception qui discernent ma pensée et l'aperçoivent sous son voile. Vous devriez être de ceux-là, mon cher André. L'apparente farce que le Gil a publiée, hier : On n'est pas parfait, est sortie d'une communion fervente où j'avais demandé la Lumière, au nom de la Couronne douloureuse do Jésus-Christ.
» Votre Léon Bloy. »
18. — La Foi, c'est la connaissance de notre limite.
22. — Monsieur Bloy, vous devriez faire du pamphlet!... Conseil donné, avec certitude, par un bonhomme qui lit quelquefois les journaux, quand le piquet ou la manille ne s'y opposent pas.
MARS
1er. — Le Mercure publie un article de de Gourmont où il est dit que Jésus a manqué de logique dans ses paroles !!!!!
2. — On me fait entrevoir une manigance financière dont le succès me serait profitable. On me restituerait mon ancien salaire. Mais cela est fort incertain, et Dieu sait combien je préférerais n'avoir plus besoin du tout d'écrire au Gil Blas ! Cet odieux journal — qui me paie si chiennement, — dévore ma vie, semaine par semaine. Je vais avoir cinquante ans et j'ai la meilleure partie de mon œuvre à faire.
4. — Aveuglement inconcevable de l'historien juif Josèphe, qui parle sans cesse de Dieu et qui ne voit jamais Jésus-Christ, dans le châtiment inouï de Jérusalem.