bookLa Vie en fleur(1924)Anatole FranceCalmann-Lévy1925ParisVAnatole France - La Vie en fleur.djvuAnatole France - La Vie en fleur.djvu/91-27
I
ON NE DONNE PAS ASSEZ
Ce jour-là, Fontanet et moi, tous deux élèves de cinquième sous M. Brard, ayant quitté le collège à quatre heures et demie, au son de la cloche, selon la coutume, nous descendions la rue du Cherche-Midi, suivis de madame Tourtour, attachée à la famille Fontanet, et de Justine, que mon père avait surnommée la Catastrophe parce qu’elle déchaînait ordinairement autour d’elle les fureurs du feu, de l’air et des eaux, et que tous les objets qu’elle tenait dans ses mains lui échappaient soudain pour prendre des directions imprévues. Nous regagnions la maison paternelle et nous avions un assez long chemin à faire ensemble. Fontanet habitait au bas de la rue des Saint-Pères. C’était un soir de décembre. Il faisait déjà noir, le trottoir était humide et les becs de gaz brûlaient dans une brume rousse. La route s’égayait des mille bruits de la ville, que coupaient à chaque instant les cris aigus et les rires sonores de Justine, accrochée aux passants par les mailles de son fichu de laine ou les poches de son tablier.
— On ne donne pas assez, dis-je tout à coup à Fontanet.
J’exprimai cette pensée avec l’accent d’une conviction sincère et comme le résultat de mûres réflexions. Je croyais puiser une vérité si rare dans les profondeurs de ma conscience et je la communiquais comme telle à Fontanet. Il est toutefois plus probable que je répétais une phrase que j’avais entendue ou lue quelque part. J’étais disposé, en ce temps-là, à prendre pour miennes les idées d’autrui. Je me suis corrigé depuis, et je sais maintenant combien je dois à mes semblables, aux anciens comme aux modernes, à mes concitoyens ainsi qu’aux peuples étranger, et notamment aux Grecs à qui je dois tout, à qui je voudrais devoir davantage, car ce que nous savons de raisonnable sur l’univers et l’homme nous vient d’eux. Mais ce n’est pas la question.
En m’entendant énoncer cette maxime, qu’on ne donne pas assez, Fontanet, qui était très petit pour son âge, leva obliquement vers moi sa fine tête de renard et m’interrogea des yeux. Fontanet était toujours prêt à examiner toutes les idées pour en tirer profit. L’avantage de celle-ci ne lui apparaissait pas tout d’abord : il
attendait des éclaircissements.
Je repris avec une gravité plus marquée :
— On ne donne pas assez !
Et je m’expliquai :
— On ne fait pas suffisamment l’aumône. On a tort ; il faudrait que chacun donnât son superflu aux pauvres.
— C’est possible, répondit Fontanet après quelques instants de réflexion.
Encouragé par cette seule parole, je proposai à mon cher condisciple de former tous les deux une association charitable. Je lui connaissais un caractère enteprenant, un esprit inventif, et j’étais sûr qu’à nous deux, nous ferions de grandes choses.
Après une courte discussion, nous tombâmes d’accord.
— Combien as-tu d’argent à donner aux pauvres ? me demanda Fontanet.
Je répondis que j’avais quarante-neuf sous à mettre dans l’œuvre et que, si Fontanet en apportait autant, nous pourrions commencer tout de suite à faire l’aumône.
Il se trouva que Fontanet, qui était l’unique enfant d’une très riche veuve, et qui avait reçu un poney tout sellé pour ses étrennes, ne pouvait disposer que de huit sous pour le moment. Mais, comme il le fit observer justement, il n’était pas nécessaire que, dès le commencement, chacun de nous apportât la même somme. Il donnerait plus tard davantage.
À la réflexion, je m’apercevais que l’inconvénient de notre entreprise était sa facilité même. Il n’était que trop aisé de remettre nos cinquante-sept sous au premier aveugle que nous rencontrerions. Et pour ma part, s’il faut l’avouer, je ne me jugeais pas assez payé de ma générosité par le regard du caniche, assis sur son derrière, sa sébile dans la gueule. Je voulais un autre loyer de ma bienfaisance. À douze ans, j’étais un peu pharisien. Qu’on me le pardonne. Je ne me suis que trop amendé depuis.
Ayant laissé Fontanet à sa porte, je me pendis au bras de Justine, que j’aimais, et, tout plein de mes desseins charitables, je lui demandai :
— Est-ce que tu trouves qu’on donne assez, toi ? dis.
À son silence, je m’aperçus qu’elle ne comprenait pas, et je n’en fus pas surpris ; elle ne m’écoutait jamais, et me comprenait rarement. À cela près, nous nous entendions à merveille. Je m’expliquai. Secouant de toutes mes forces son bras frais et ferme, pour retenir son attention fugitive, je lui criai :
— Justine, est-ce que tu trouves que l’on fait assez l’aumône aux pauvres ? Moi, je ne trouve pas.
— On donne toujours trop aux mendiants, répondit-elle, ce sont des fainéants, mais il y a les pauvres honteux, et ceux-là sont à plaindre. Il y en a partout ; ils se cachent. Et ils souffrent plutôt que de demander.
J’avais compris ; j’étais décidé. Je me vouerais avec Fontanet à la recherche des pauvres honteux.
Le soir même, par un coup inattendu de la fortune, je reçus de mon grand-père, qui était pauvre et généreux, une pièce de cent sous. Et le lendemain matin, à la classe de M. Brard, j’informai, par signes, Fontanet que nous disposions désormais d’une somme de sept francs quatre-vingt-cinq centimes pour les pauvres honteux. M. Brard observa mes gestes, les qualifia de dissipation et me donna une mauvaise note de conduite. Oh ! quel amer sourire plissa mes lèvres, de quel regard dédaigneux j’observai ce maître inepte, tandis qu’il me notait d’inconduite sur le registre déjà noir de mes fautes. Car, à quoi bon le cacher ? j’avais des torts innombrables au jugement de M. Brard.
À la récréation de midi, Fontanet fit claquer ses doigts en signe de joie et me fit pressentir qu’un jour ou l’autre, sa tante, qui était très riche, lui donnerait le double ou le triple de ce que j’apportais et qu’en attendant, je devais lui remettre les sept francs quatre-vingt-cinq. Ce dépôt était nécessaire, selon lui, pour la comptabilité de l’œuvre.
Et nous résolûmes de chercher dès le soir même, au sortir du collège, un pauvre honteux. Les circonstances favorisaient cette recherche. La Tourtour, atteinte d’une fluxion, gardait la chambre, et Justine, ma Justine, ramenait seule au foyer domestique Fontanet et moi. Et Justine, dont les joues écarlates semblaient toujours sur le point d’éclater, Justine, qui avait assez à faire de lutter contre les catastrophes qui fondaient incessamment sur elle, nous apparaissait comme incapable de surveillance et dénuée de toute autorité. Et ce n’était pas trop de tous nos moyens pour découvrir dans la foule des citadins un de ces pauvres honteux dont l’unique caractère est de souffrir en silence. Nous crûmes bien, pourtant, avoir mis la main sur l’un d’eux. Vêtu d’une cotte sordide, il se traînait en boitant.
Nous étions tout yeux pour le contempler.
— C’en est un, murmurai-je à l’oreille de Fontanet.
— Pour sûr, répondit-il.
Mais, au coin de la rue Vavin, l’homme entra dans un cabaret qui avait une grille peinte et des pampres en fer forgé. Nous le vîmes saisir et boire un verre de vin sur le comptoir de zinc qui étincelait à la lumière.
— Je crois, dis-je, que c’est un ivrogne.
— Pardi ! c’était bien facile à voir, répliqua Fontanet, qui me força d’admirer sa perspicacité.
Un échec n’était pas pour nous décourager ; nous continuâmes notre recherche, accompagnés par Justine qui s’essoufflait à nous suivre à travers les mille détours de notre course curieuse. Sur le carrefour de la Croix-Rouge, nous avisâmes une jeune paysanne qui, son panier sous le bras, épelait les écriteaux, et semblait dans une grande détresse. Je pensai avoir trouvé en elle ce que nous cherchions, je m’approchai d’elle très poliment, et, tirant mon chapeau :
— Puis-je vous être utile en quelque chose ?
Elle ne me répondit que par un regard irrité. Je renouvelai mes offres. Vraiment, on l’avait trop avertie dans son pays des dangers qu’une fille court à Paris et on lui avait donné une idée exagérée de la précocité du vice dans les villes. J’étais assez grand pour mon âge, pourtant je n’avais pas l’air bien terrible. Il fallut que la peur troublât sa vue jusqu’à me prêter des moustaches : elle m’appela insolent et me donna un soufflet. Mon innocence m’empêcha de sentir sur le coup ce que ce soufflet avait de flatteur. Fontanet, qui observait la scène avec curiosité, en poussa un gloussement de joie. Justine intervint. Elle appela la jeune paysanne femelle ou même fumelle et la menaça de la battre. Puis s’adressant à moi :
— Cela vous apprendra, monsieur Pierre, à tracasser les filles. Vous êtes bien mal gesté, vous êtes un mauvais garnement.
— Ce ne serait pas arrivé, me dit Fontanet, si tu m’avais laissé parler à cette paysanne. Mais tu veux toujours tout faire par toi-même sans demander conseil à personne.
Ce reproche était immérité. J’en atteste tous les témoins de ma vie.
Nous convînmes que la recherche d’un pauvre honteux était difficile, ardue, chanceuse ; nous ne nous y livrâmes qu’avec plus d’ardeur. Nous entrions dans la rue des Saints-Pères, et il n’y avait plus de temps à perdre. Là nous suivîmes un homme évidemment malheureux : courbé sous le poids des soucis, son pantalon pointu au genou, son chapeau crasseux, son nez qui lui descendait jusque sur la bouche, tout nous révélait un pauvre honteux. Nous allions l’aborder quand Fontanet me tira brusquement par le bras.
— Méfie-toi. Il est décoré.
En effet, un ruban rouge était noué à la boutonnière de sa redingote. Nous reconnûmes à ce signe que, loin d’être un pauvre, ce monsieur comptait parmi les personnages les plus considérables de la société. Nous exagérions peut-être, mais nous étions nourris dans le respect des honneurs.
Quelques pas plus loin, Fontanet, qui ne se lassait pas, s’écria :
— Le voilà ! le voilà ! en me montrant un vieillard négligemment vêtu qui, tout en marchant, fouillait dans ses poches et n’y trouvait pas ce qu’il cherchait, car il ne cessait pas ses fouilles. Qu’y cherchait-il ? Des pièces de monnaie, du tabac ? On ne pouvait savoir, mais c’était là, pour Fontanet, le signe certain, l’indice révélateur du pauvre honteux. Il ne peut se résigner à mendier et s’obstine à chercher dans ses poches vides les biens qui n’y sont plus.
— Parle-lui, me dit Fontanet.
— Parle-lui, toi, répliquai-je. Tu viens de me dire que je ne savais pas m’exprimer. D’ailleurs, c’est toi qui as l’argent, c’est à toi de l’offrir.
Cette raison décida Fontanet qui, se jetant devant l’homme qui fouillait ses poches, l’arrêta sur le trottoir étroit et, levant sa caquette, lui dit :
— Monsieur…
Après ce début, Fontanet, qui était pourtant de son naturel hardi et même effronté, resta coi. Le vieillard, de près, avait l’air cossu ; on lui voyait une épingle d’or et une chaîne d’or. Je me portai au secours de Fontanet, et, tirant aussi ma caquette :
— Monsieur… dis-je poliment d’une voix faible.
Et, le courage me manquant, je n’en dis pas davantage.
Voyant notre embarras, cet homme nous appela ses petits amis et nous demanda en quoi il pouvait nous être utile.
Fontanet avait dans l’esprit des ressources extraordinaires.
— Monsieur, dit-il hypocritement, voulez-vous nous indiquer la rue de Tournon ?
— La rue de Tournon… Vous y tournez le dos, mes petits amis. Prenez la première rue à gauche, puis la seconde encore à gauche, puis la troisième…
Il hésitait et, à chaque indication qu’il cherchait, il fouillait dans les goussets de son gilet comme pour y trouver les endroits difficiles de son itinéraire. Fontanet le regardait avec le mauvais sérieux de son museau de renard ; je me mordais les lèvres ; tout à coup j’éclatai de rire, mon camarade en fit autant, et nous nous enfuîmes de toutes nos jambes, non pas toutefois assez vite pour ne pas entendre le vieillard interdit nous traiter de drôles et de polissons.
Justine, ne comprenant rien à notre fuite précipitée, et craignant de nous voir lui échapper, peut-être pour toujours, se demandant déjà comment elle oserait reparaître sans moi devant ma mère, prit sa course dans la rue encombrée et sombre et nous poursuivit à travers tous les obstacles, se heurtant sur son passage aux êtres et aux choses et tombant sous une voiture à bras.
Elle nous retrouva devant la poêle de l’Auvergnat au coin de la rue de l’Université. Fontanet achetait pour deux sous de marrons sur la caisse des pauvres honteux. Justine nous reprocha notre conduite. Nous lui offrîmes un marron. La chair est faible ; elle le mangea en murmurant.
Nous arrivâmes à la maison, en retard et en désordre, Justine indécemment crottée.
— Comme vous êtes faite, ma fille, lui dit ma mère.
Justine courut à la cuisine, et, pour rattraper le temps perdu, elle versa un boisseau de charbon dans le fourneau. Elle pleurait. Les reflets du brasier empourpraient son visage et enflammaient ses larmes comme celles que versait, dans Troie incendiée, la fille de Priam, trop aimée d’Apollon :
Ad coelum tendens ardentia lumina, frustra.
Je désespérais de trouver un pauvre honteux. Mais, à quelques jours de là, Fontanet, pendant la récréation de midi, conta à La Chesnais nos projets et nos mécomptes avec un art accompli d’en rejeter tout le ridicule sur moi, et il demanda si La Chesnais connaissait un pauvre honteux, un pauvre qui ne mendie pas. La Chesnais jouissait parmi nous de la plus haute estime.
Il répondit que sa mère avait secouru un pauvre de cette espèce.
— Il est mort, mais il a laissé une veuve et deux enfants. Maman leur donne mes vieux vêtements. La veuve Bargouiller, ajouta La Chesnais, habite passage du Dragon.
Et il indiqua le numéro, que j’ai oublié. Nous résolûmes, Fontanet et moi, de porter à la veuve Bargouiller la somme consacrée à l’infortune cachée, ou du moins, ce qui restait de cette somme, car, à l’instigation de Fontanet, j’en tirais chaque jour quelque chose pour acheter des gâteaux et des tablettes de chocolat. Fontanet m’engageait d’autant plus vivement à faire ces dépenses qu’il apporterait bientôt lui-même des sommes énormes à la caisse commune.
Le mercredi, jour de congé, ma mère me laissait sortir l’après-midi seul avec Fontanet qui lui inspirait une entière confiance. À un certain égard, elle n’avait pas tort : Fontanet ne faisait jamais de sottises, mais, volontiers, il en faisait faire aux autres. Ma mère ne pouvait pas pénétrer le caractère de Fontanet, qui se montrait toujours à son avantage devant elle et déployait ce qu’il faut d’hypocrisie pour obtenir l’estime du monde. Nous profitâmes de cette confiance pour aller visiter la veuve Bargouiller. La rue de Rennes n’était pas encore percée et l’on pénétrait dans la cour du Dragon par une rue étroite, sous une voûte où se tordait un effroyable dragon. Il existe encore ; c’est un morceau d’un très bon style Louis XV. On l’a peint en vert. Il serait plus beau dans le gris de la pierre[1]. Au temps lointain dont je parle, il était peint d’un rouge vif qui en augmentait l’horreur. Et il semblait que sa gueule enflammée fît un vacarme épouvantable, car, en s’en approchant, on entendait un bruit auprès duquel celui des moulins à foulon, qui effraya tant Sancho Pança, passerait pour un doux murmure. Ce tapage étourdissant était produit, à la vérité, par des centaines de marteaux qui battaient le fer ensemble. Ce passage, habité par des cyclopes, est hérissé de grilles peintes en rouge comme le dragon de la voûte. Nous cheminions à travers ce fer retentissant. L’aventure promettait d’être assez merveilleuse. Enfin, vers le bout du passage, au numéro indiqué par La Chesnais, nous poussons une porte et nous pénétrons dans des ténèbres gluantes, nous respirons une odeur de moisissure et nous nous heurtons à de vieux fûts, à des échelles, à des planches pourries. Le bruit des marteaux sans nombre, qui nous étourdissait tout à l’heure, nous parvient assourdi et nous rassure. Après quelques instants, nos yeux s’accoutumant à l’obscurité, découvrent un escalier tournant très rapide, où pend, pour soutien, une grosse corde grasse. Après avoir monté à tâtons une vingtaine de marches, nos mains touchent une porte ; ne trouvant pas de sonnette, je gratte doucement. Fontanet frappe plus fort.
— Qui frappe ? demanda une voix rude.
— Nous.
— Que demandez-vous ?
— Madame Bargouiller.
Des pas approchent lentement, la serrure grince, la porte s’ouvre. Madame Bargouiller paraît rougeoyante, coiffée en nid de vipères, la poitrine mal contenue par une camisole à fleurs.
La chambre carrelée servait de cuisine et de chambre à coucher ; un grand lit, un petit, un buffet de bois, quelques chaises de paille en composaient l’ameublement. Une de ces chaises n’avait que trois pieds. Des ustensiles de cuisine et des images de sainteté étaient pendus aux murs. Des bouteilles et des verres sales garnissaient la cheminée.
La veuve nous demanda d’une voix adoucie ce que nous voulions.
Elle nous fit asseoir. Fontanet, bien plus petit que moi, lui parut le plus considérable, car elle le fit asseoir dans un siège garni de coussins troués et me tendit la chaise qui n’avait que trois pieds. Elle nous conta, en gémissant, ses malheurs : ils venaient de son veuvage. Son mari occupait un poste de confiance à Bercy. Mais il était mort après une longue maladie et l’on avait tout vendu. Elle-même était matelassière, mais avait perdu toute sa clientèle. Elle parla abondamment de ses deux enfants, Alice et Firmin, bien mignons et donnant bien de la peine à élever. Sans ouvrage, pour l’heure, ils étaient allés en chercher.
Avec une grâce et une aisance que j’admirai, Fontanet lui remit le secours pécuniaire, sans spécifier la part que j’y avais, car il connaissait ma modestie. Elle l’appela Monsieur le Vicomte, et le remercia avec des larmes en louant le bon Dieu qui lui avait envoyé un ange pour la secourir.
Elle nous demanda si par hasard nous n’aurions pas du vieux linge et de vieux souliers, car elle en manquait. Elle nous demanda de lui donner tout ce qui était hors d’usage : elle tirerait parti de tout.
Elle s’enquit de la personne qui nous avait envoyés, et, quand elle sut que nous avions son adresse par le fils de madame de La Chesnais, elle garda le silence, ce qui me donna l’impression qu’elle n’était pas restée en très bons termes avec cette bienfaitrice.
Elle s’informa soigneusement de nos noms et de la condition de nos parents et nous fit répéter plusieurs fois l’indication de nos domiciles, comme pour l’apprendre par cœur. Nous nous levâmes et prîmes congé.
Elle nous rappela sur le pas de la porte le besoin où elle était d’habits et de linge, tant pour elle que pour Alice et Firmin, nous invita de la façon la plus pressante à revenir la voir, nous promit de nous recommander au bon Dieu, dans ses prières, et nous avertit de ne pas tomber dans l’escalier qui était un peu noir.
Je sortis de ce misérable logis le cœur sec et sans aucune pitié de la veuve Bargouiller. Mais le visage de Fontanet exprimait, au contraire, si profondément un zèle pieux, les joies austères de la bienfaisance, l’ardeur d’une âme charitable, que, me comparant à lui, je fus honteux de moi-même.
— On ne donne pas assez ! soupira mon ami. De quel plaisir on se prive !
Et son museau pointu reluisait d’une sainte allégresse.
Cette pensée, cette attitude, cet air pénétré firent impression sur moi, et je m’efforçai d’éprouver d’aussi beaux sentiments que Fontanet.
— Qu’est-ce que tu sens donc, Pierre ? me demanda ma mère.
Sa finesse d’odorat lui faisait découvrir d’ordinaire en quelles compagnies les êtres qu’elle aimait étaient allés en son absence. Mais sa confiance en Fontanet lui ôtait toute inquiétude. Elle n’insista pas.
Sans tendresse pour la veuve Bargouiller, je résolus cependant de lui continuer mes bienfaits. Ce n’était pas facile. Je n’avais pu économiser en toute une semaine que vingt-cinq centimes, maigre ressource pour une mère et ses deux enfants. Fontanet n’avait encore rien reçu de sa tante. Tourmenté du désir égoïste de donner, et me rappelant que la veuve Bargouiller demandait instamment du vieux linge, je jetai les yeux sur l’armoire où ma mère rangeait mes caleçons et mes chemises et je fus tenté d’en prendre quelques-uns pour satisfaire mon appétit de bienfaisance. Quand l’ordre des temps ramena le mercredi cette tentation devint irrésistible. Je ne me faisais pas d’illusions sur la légitimité de cette action hardie. J’avais alors sur la propriété des idées plus sévères que je n’en ai aujourd’hui, des idées traditionnelles. J’estimais que mon linge de corps n’était pas à moi puisque je ne l’avais pas payé. Je trouve aujourd’hui la question moins simple. Je conçois l’origine et la nature de la propriété tout autrement que la foule de mes contemporains. Dans le temps lointain où ce récit me reporte, j’étais aussi peu proudhonien que possible et je distinguais le bien d’autrui du mien avec une parfaite clarté. Or, selon mon sentiment, conformément à mes principes, d’après ma propre morale enfin, je ne pouvais disposer de mes nippes. Ma conscience me l’interdisait absolument. Je n’écoutai point ma conscience, je me coulai dans ma chambre, j’ouvris précipitamment l’armoire (c’était, il m’en souvient, une petite armoire anglaise, très simple, en acajou, que je trouvais affreuse et qui devait être charmante ; mais nul alors ne s’avisait de la trouver belle). J’en tirai sans choix, presque au hasard, un petit paquet de hardes que je coulai sous mon pardessus, et je m’esquivai aussitôt en compagnie de Fontanet. Si l’on veut le savoir, j’emportai, autant qu’il m’en souvienne, deux ou trois chemises de nuit, un gilet de laine, ou peut-être de coton, et une demi-douzaine de bonnets de nuit, de ces bonnets de nuit, vraiment hideux, qu’on nommait casques à mèche, couvre-chefs emblématiques du bourgeois tranquille. Sans doute, j’avais fait ce choix avec précipitation, mais quand je dis que je l’avais fait au hasard, je farde la vérité. Les bonnets de coton m’étaient en horreur ; dépenser les miens en aumônes me causait une double joie, et c’est avec une intention bien nette que j’en mis le plus grand nombre possible dans mon butin.
Aujourd’hui encore le bonnet de coton me paraîtrait quelque chose d’abominable si je ne songeais que Jeanneton, dit-on, en couronna le petit roi d’Yvetot. Mais cela n’est point dans mon sujet. Fontanet, qui huit jours auparavant avait si bien exprimé les délices de la bienfaisance, ne s’intéressait plus à la veuve Bargouiller. Il refusait de m’accompagner chez elle. Son intention était d’aller tirer à la carabine dans une baraque nouvellement établie sur le boulevard de l’Observatoire. Je lui représentai que je tenais sous mon pardessus du vieux linge, destiné aux deux enfants de la pauvre veuve. Il me conseilla de rapporter le paquet à la maison, ou plus simplement de le jeter dans quelque bouche d’égout. Tout ce que je pus obtenir de lui, ce fut qu’il m’attendît devant le passage du Dragon pendant que j’accomplissais, en vêtant ceux qui sont nus, une des sept œuvres de la miséricorde. Je trouvai madame Bargouiller plus rouge et plus enflammée que la première fois et le nid de vipères plus agité sur sa tête. Elle me demanda des nouvelles du petit vicomte (c’est ainsi qu’elle appelait Fontanet) et, quand elle apprit qu’il ne viendrait point, elle parut vivement contrariée.
— Il est si mignon, dit-elle. Et puis on voit qu’il est « de la haute ».
Alice et Firmin étaient encore sortis pour chercher de l’ouvrage. Leur mère reçut avec une reconnaissance qui me parut médiocre les vêtements que j’apportais pour eux. Elle m’invita avec des prières et même des menaces à ne pas dire dans ma famille à qui j’avais remis ce linge ; elle m’avertit que les plus grands malheurs fondraient sur moi si je révélais ce secret. Comme je ne lui promettais rien, elle changea de manière, gémit, pleura, prit Dieu à témoin de ses malheurs et de ses vertus ; puis, ayant versé un peu de liqueur rouge dans un petit verre, elle me l’offrit.
— C’est du noyau, me dit-elle, cela vous fera du bien, mon mignon.
Je refusai, elle insista. Toutes les vipères de sa chevelure se tordaient sur sa tête. Épouvanté, je bus. Elle me demanda si je ne pourrais pas lui donner quelque argent pour payer le boulanger. Je lui répondis avec confusion que je n’en avais pas. Comme dit le poète tragique, « je respirais une retraite prompte ».
Au bout du passage, je retrouvai Fontanet, qui, sous le Dragon rouge, au bruit des marteaux, achevait de manger une tarte aux prunes qu’il venait d’acheter chez le pâtissier du coin. Il écouta à peine le récit que je lui fis de mon entretien avec la veuve Bargouiller et me déclara qu’il désapprouvait ma conduite et se refusait à rien savoir de cette sotte histoire. Nous allâmes tirer au pistolet. Il me persuada qu’il tirait bien. Mais il n’y parvint que par la force de la parole et contrairement au témoignage de mes sens.
J’étais soucieux ; en montant l’escalier domestique, mon inquiétude croissait à chaque degré. Je me jugeais sévèrement et m’attendais, non sans raison, à ce que mes fautes fussent découvertes. Justine m’ouvrit la porte. Ses yeux bleus avaient cuit dans les larmes ; ses joues écarlates étaient près d’éclater. Elle me regarda, en silence, avec terreur.
Je trouvai ma mère très calme :
— Tu sens l’eau-de-vie, me dit-elle. D’où viens-tu ? À qui as-tu donné le linge que tu as emporté ?
— À une pauvre veuve, qui habite la cour du Dragon, madame Bargouiller.
— Je la connais, fit ma mère.
Et se tournant vers mon père :
— C’est cette matelassière qui m’a volé la laine de mes matelas et s’est fait chasser de partout pour son ivrognerie.
Irrité d’avoir été dupe, je protestai aigrement que c’était une très honnête femme, et pieuse.
J’ajoutai que madame Bargouiller avait deux enfants à élever.
— Sans doute, me répondit mon père, et ils sont fort à plaindre. Mais, dis-moi, Pierre, pourquoi n’as-tu pas consulté tes parents avant de faire l’aumône ? Il n’y a rien de plus difficile que de donner. Et j’avoue que cette question de la charité privée me trouble beaucoup. C’est bien de la témérité de ta part, Pierre, d’avoir cru, à ton âge, pouvoir faire seul, sans conseils, ce qui exige beaucoup d’expérience et de réflexion. Mon ami, monsieur Amédée Hennequin, condamne la charité privée et la charité publique, et pourtant c’est une âme tendre. Il est communiste et assure qu’on n’arrivera à rien en fait d’assistance sans une révolution sociale. Je suis tenté de croire qu’une révolution sociale ne suffirait pas et qu’il faudrait une révolution morale…
Ma mère interrompit ce discours qui, visiblement, lui semblait déplacé et hors de propos.
— Pierre, me dit-elle, pourquoi ne m’as-tu pas demandé la permission d’emporter ce linge ?… Tu ne me l’as pas demandée parce que tu prévoyais que je ne te la donnerais pas. Ce linge n’était pas à toi. Les idées de monsieur Amédée Hennequin et de monsieur Proudhon ne sont pas encore réalisées. Tu as disposé d’un bien qui ne t’appartenait pas. Je consens à t’excuser sur l’intention, bien que tu aies agi beaucoup plus par orgueil que par pitié, et surtout avec légèreté. Ce n’est pas Fontanet qui aurait fait une pareille sottise. Je suis bien sûre qu’il ne t’a pas accompagné chez cette femme, quand tu y as porté tes chemises et tes bonnets de nuit.
Je ne pus m’empêcher de murmurer de ces louanges que je ne jugeais pas méritées. Je savais que Fontanet ne valait pas mieux que moi, et si je ne le sais plus aujourd’hui, c’est que j’ai appris à douter de tout.
— Écoute-moi, mon enfant, poursuivit ma mère avec plus de fermeté qu’elle n’en avait encore mis dans sa réprimande. Je vais te faire connaître une des conséquences de ton étourderie. C’est Justine qui a découvert, quelques instants après ton départ, le pillage de ton armoire. Justine est une très honnête fille ; mais sa condition lui fait toujours craindre d’être soupçonnée. La peur d’être accusée du vol de ce linge lui a donné une affreuse crise de nerfs. Elle perdit la raison. Je m’efforçais de la rassurer et de lui dire que je ne la soupçonnais pas. Elle criait que les gendarmes viendraient la prendre et qu’on la mettrait en prison pour une faute qu’elle n’avait pas commise.
Ces paroles de ma mère me firent grande impression. J’avais assisté, au théâtre Comte, à la représentation de la Pie voleuse ou la Servante de Palaiseau. Je comprenais les affres qui avaient déchiré le cœur de ma chère Justine.
Je courus à la cuisine où je la trouvai plongée encore dans un sombre désespoir. Je l’embrassai avec effusion et lui demandai pardon des angoisses que je lui avais causées bien involontairement par mon étourderie.
— Ah ! monsieur Pierre ! s’écria-t-elle à travers ses sanglots, si vous aviez été plus intelligent, vous n’auriez pas fait une chose pareille.
Justine avait raison. Je n’aurais pas fait une pareille chose, si j’avais été plus intelligent.
↑Mais voici qu’un Parisien curieux des antiquités et illustrations de sa ville me dit qu’il ne faut pas rêver sur ce dragon, qu’il est en plâtre et moins ancien qu’il n’a l’air.
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II
LES MALHEURS DE LA FILLE DES TROGLODYTES
Je ne retrouvais plus en Justine cette ardeur destructive qui s’était exercée, dans les premiers temps de sa condition, sur la vaisselle confiée à ses soins et les bronzes offerts au docteur Nozière par ses malades guéris et reconnaissants. La cuisine retentissait moins souvent du bruit des assiettes écroulées, et des cris frénétiques de la jeune servante hachant le bout de ses doigts avec le bœuf bouilli. Les feux de cheminée et les inondations devenaient plus rares : les lustres ne tombaient plus d’eux-mêmes et spontanément sur les planchers, et, si mon père la disait encore féconde en catastrophes, s’il dénonçait le génie sivaïte de cette simple créature, s’il l’accusait de troubler sans cesse le repos nécessaire à l’homme d’études, c’était qu’incapable, ainsi que la plupart des hommes, de réformer ses jugements sur de nouvelles expériences, il s’en tenait aux opinions acquises et aux idées préconçues. Ma mère, plus juste et mieux avisée, reconnaissait qu’au chaos des premiers jours succédaient, en cette intelligence servile, les premiers linéaments de l’ordre et les premiers accords de l’harmonie.
Justine avait fait la paix avec le Spartacus de la pendule. Elle ne le frappait plus de la hampe de son plumeau dépenaillé et le héros ne menaçait plus de l’écraser de son poids. Mais elle se refusait obstinément à croire qu’il s’appelât Spartacus. En vain, je m’efforçais de le lui prouver, histoire et dictionnaire en main, avec le pédantisme niais et taquin d’un humaniste de treize ans. Elle opposait à mes démonstrations un sourire tranquille et répondait invariablement :
— Non ! Non ! mon petit maître, il ne s’appelle pas du nom que vous dites. Oh ! non certes.
— Pourquoi cela ?
— Vous seriez trop content si je vous le disais.
— Mais, Justine, comment s’appelle-t-il, s’il ne s’appelle pas Spartacus ?
— Il s’appelle rien : c’est vous qui avez donné à ce guignol un vilain nom.
— Justine, apprenez que Spartacus à la tête d’une troupe d’esclaves défit quatre armées prétoriennes,
trois armées consulaires, et qu’enfin, le Sénat ayant envoyé contre lui les légions de Crassus et
de Pompée, forcé d’accepter la bataille, il tua son cheval…
Justine m’interrompit :
— Il faut que j’aille remuer mes lentilles qui sont sur le feu, car il n’y a rien de traître comme les lentilles pour s’attacher.
Je la retins par son tablier.
Justine, cette statue de Spartacus est le chef-d’œuvre de Monsieur Foyatier, un ami de papa, maintenant très vieux. Il était berger dans son enfance et, en gardant les troupeaux, il sculptait
de petits animaux dans du bois, avec son couteau…
— C’est comme mon frère Phorien, dit Justine. Pas plus haut qu’une botte, en paissant les bêtes, il faisait des pièges à prendre les oiseaux et toutes sortes d’engins. Il se montrait déjà très capable. Mais il faut que j’aille remuer mes lentilles.
Et Justine courut vers la cuisine d’où s’échappait une âcre odeur de brûlé.
Ce Spartacus du doux Foyatier, dont l’original, dans le jardin des Tuileries, tournait jadis contre le château ses regards irrités et ses poings menaçants, je l’ai pris en grippe pour l’avoir trop vu dans mon enfance, et parce que c’est un morceau insipide. M. Ménage en disait : « ce bonhomme est baudruchard. » Mon père l’aimait. Je ne crois pas, entre nous, qu’il l’ait jamais vu, ce qu’on appelle vu. Il ne regardait rien de ce qui ne touchait pas à sa profession, excepté les aspects de la nature, quand ils étaient riants ou sublimes. Ce qu’il admirait dans le Spartacus de son cher Foyatier, c’était l’idée, le symbole. Il considérait en cette figure le libérateur des opprimés, spectacle agréable à ses yeux, car il aimait la justice et détestait la tyrannie.
— Si j’étais républicain, disait-il, je pourrais à la rigueur admettre l’oppression au nom d’un principe fondamental ou d’un intérêt supérieur ; mais je suis royaliste, et la première raison d’être d’un roi, je dirai même son unique raison d’être, c’est de garantir la liberté des peuples. Une royauté oppressive est un non-sens.
À quoi mon parrain répondait :
— Malheureusement, le souverain, d’ordinaire, retire au peuple les libertés nécessaires pour lui garantir les autres.
— C’est ce qui arrive quand le peuple est souverain.
— Faut-il qu’un homme possède notre bien pour nous le garder, et ne pouvons-nous le garder nous-mêmes ?
— En possédant tout, le roi, qui n’est qu’un homme, ne possède rien que par fiction et le peuple jouit de tout. Au contraire, dans une démocratie, les partis qui gouvernent et forment une multitude
possèdent réellement le bien commun : ils frustrent le peuple qui ne jouit de rien.
— La liberté est le plus précieux des biens.
— À condition de le perdre. On aliène sa liberté chaque fois qu’on en use.
— Un républicain n’en aliène jamais le principe. Voilà la différence !
Ainsi ces deux excellents hommes, nés sitôt après l’orage qui bouleversa la société jusque dans ses
fondements, disputaient ensemble sans jamais se persuader l’un l’autre et sans s’apercevoir jamais
de l’évidente inutilité de leurs paroles. Ils étaient Français et aimaient l’éloquence.
Cependant Justine avait un amoureux et elle l’aimait. Je m’en étais aperçu. À quels signes ? Était-ce à l’impatience anxieuse avec laquelle elle épiait le facteur ? À la joie qui brillait dans ses yeux et embellissait son visage quand elle recevait une lettre, et à sa façon de la glisser dans son corsage ? Au rayonnement de toute sa personne ? À son humeur bizarre et changeante ? Aux brusques éclats de ses
joies, au jaillissement soudain de ses larmes très douces ? Je ne saurais le dire. Mais, pour moi,
tout en elle trahissait ses sentiments.
Tout à coup son humeur s’assombrit. Elle perdit ses couleurs. Ses yeux se cernèrent de noir. Elle maigrit. On ne pouvait lui arracher une parole. Ses lèvres amincies et serrées semblaient arrêter au
passage des plaintes et des reproches. Le soir, elle étalait des cartes crasseuses sur la table de la cuisine, les consultait comme des oracles, puis les brouillait avec colère. Insensiblement, elle tomba dans un abattement profond. Elle ne regardait plus ses casseroles ; elle oubliait de boire et de manger. Ses mouvements devenaient difficiles et lents, et, si elle brisait encore quelque vaisselle, ce n’était plus, comme autrefois, dans une sorte de fureur sauvage, mais par l’effet d’une langueur qui lui coupait les bras et lui amollissait les doigts. Je ne doutai point que l’amour causât ces douleurs et que Justine eût perdu son amoureux. Et il n’y avait pas à en douter. J’avais vu dans le magasin de madame Letort une gravure représentant « l’Abandonnée », une jeune femme en robe de velours noir, assise sur un banc de pierre, dans une forêt dépouillée par l’automne. Justine, dans la cuisine, immobile sur sa chaise de paille, ressemblait à l’abandonnée, bien que moins jolie de beaucoup. Même expression douloureuse et sombre, mêmes regards perdus dans l’espace, même lassitude des bras tombés inertes sur les genoux. Son état m’inspirait un extrême intérêt. Connaissant la cause de son chagrin, je souhaitais qu’elle me la confiât et me permît de la consoler, mais je ne l’espérais pas. Je savais bien qu’elle ne me dirait point son mal, parce qu’il est embarrassant de parler de ces choses à un garçon, et aussi parce qu’elle me jugeait incapable de rien comprendre ; son opinion était faite à mon égard. Je la plaignais en silence.
Un matin, elle resta très longtemps, plus d’une heure, seule avec ma mère, dans la chambre aux
boutons de rose. Je l’en vis sortir en larmes mais avec un air rasséréné, et je ne doutai pas, alors,
qu’elle n’eût confié son chagrin à sa maîtresse et qu’elle n’en eût reçu des consolations. Ne craignant plus d’être indiscret, je dis à ma mère :
— Justine a été abandonnée par son fiancé. C’est bien triste.
Ma mère me regarda avec surprise.
— Elle te l’a dit ?
— Non, maman, mais je le sais.
Et je lui expliquai comment j’avais surpris, par la seule finesse de mon esprit, le secret de Justine
et n’en avais rien révélé par discrétion.
— C’est fort bien d’être discret, me répondit ma chère maman, mais tu l’aurais été davantage en ne cherchant pas à surprendre des secrets qu’à tous égards tu ne devais pas connaître.
Elle parlait sévèrement, mais il me parut qu’elle admirait malgré elle ma perspicacité.
bookLa Vie en fleur(1924)Anatole FranceCalmann-Lévy1925ParisVAnatole France - La Vie en fleur.djvuAnatole France - La Vie en fleur.djvu/937-57
III
L’ÉCOLE BUISSONNIÈRE
J’en atteste la tête innocente de l’aimable enfant que j’étais alors, la vie scolaire de M. Crottu
n’était qu’un tissu d’injustices. Cet homme filait l’iniquité comme l’araignée sa toile. Et, sans me
flatter, des trente jeunes enfants qu’il enseignait, c’était moi qui éprouvais les plus grands et les
plus nombreux effets de sa mauvaise foi. Je ne lui en aurais pas gardé de ressentiment, étant accoutumé dès l’enfance à trouver les hommes injurieux et durs. Mais je ne lui pardonnai pas son
inélégance. Il faut croire que, dans un âge si tendre, je pressentais les hautes vérités morales auxquelles je me suis élevé par la suite, et qu’un démon familier me soufflait dès lors que les seuls crimes irrémissibles sont les crimes contre la beauté. Je pris contre M. Crottu le parti des Muses et des Charites, qu’il offensait grièvement en toute sa personne. Le malheureux ! Un cuir épais recouvrait ses grosses mains courtes qui froissaient toutes les choses délicates sur lesquelles elles s’appesantissaient et ne le pouvaient réjouir d’aucun contact agréable. Ses regards défiants ne savaient pas se reposer sur de belles images. Sa face était morne ; la seule expression de plaisir qu’il laissât paraître était de tirer hors de la bouche une langue humide en inscrivant sur un registre sordide des punitions iniques. Comme le rustre dont parle, je ne sais où, Népomucène Lemercier, il crachait en éventail et se mouchait en trompette. Tels étaient mes griefs à son endroit. Je le haïssais bien moins pour ce qu’il faisait que pour ce qu’il était ; haine constante, vouée, non pas aux actes qui varient, mais au naturel qui ne change pas ; et peut-être cette haine si forte et si bien nourrie ne se serait jamais révélée, peut-être mon cœur l’eût toujours tenue renfermée et secrète si une circonstance, amenée par M. Crottu lui-même, ne l’eût fait éclater.
Il nous conta, un jour, à je ne sais quel propos, l’histoire du satyre Marsyas qui, osant lutter avec sa flûte contre Apollon, fut vaincu et écorché vif par le dieu de la lyre.
— Marsyas, nous dit M. Crottu, avait la face bestiale, le nez camus, la chevelure inculte, des cornes au front, les oreilles longues et velues, une queue de cheval et des pieds de bouc.
Le satyre ainsi dépeint, c’était M. Crottu lui-même, M. Crottu tout craché, aux cornes près, aux pieds de bouc et à la queue de cheval, que rien ne nous permettait de supposer chez un universitaire. Mais tout le reste s’y trouvait, notamment les oreilles vastes et broussailleuses. Les rires étouffés, les chuchotements, les exclamations qui accueillaient le portrait de Marsyas firent assez connaître que cette ressemblance apparaissait à toute la classe. Que je me sois écrié avec les autres, que j’aie fait ma partie dans le concert des rires, c’est croyable ; mais je m’abîmai tout aussitôt dans une méditation profonde. Bien que porté à donner tort à Marsyas, je ne pouvais me résoudre à approuver entièrement la conduite d’Apollon à l’égard de son rival ; et, pour tout dire, je la trouvais cruelle. Toutefois, appliquée à un être que j’identifiais à M. Crottu, j’y découvris peu à peu une haute raison et une justice supérieure. J’esquissai sur mon cahier un portrait où ma main inhabile s’efforçait de fondre les traits du satyre et ceux du cuistre. Cette figure commençait à prendre de l’expression et devenait assez horrible quand M. Crottu l’aperçut, s’en saisit, la lacéra et paya mon art de je ne sais quel châtiment saugrenu. C’en était fait ! Je le traitai en ennemi et répondis à son attentat par un rire méprisant. Une sagesse tardive m’enseigne que j’eus tort de déclarer trop généreusement ma haine.
Dès lors j’affectai en sa présence un mépris hautain dont je m’exagérais l’effet. Je lui prodiguai toutes les marques d’aversion et de dégoût que me suggérait ma jeune imagination. À vrai dire, il en remarqua quelque chose et sa malveillance pour moi s’en accrut. Son humeur acerbe s’exerça avec une ardeur nouvelle sur mes erreurs et mes fautes ; mais c’était surtout ce que je faisais de bien qu’il ne me pardonnait pas. Mes mérites étaient petits et ne se montraient guère ; encore n’étais-je pas entièrement dénué d’intelligence, et il m’arrivait parfois d’en donner quelques signes. C’est ce qui exaspérait M. Crottu. Lui faisais-je une réponse exacte, trouvait-il dans mes devoirs une bonne expression ; aussitôt son visage trahissait une vive contrariété et ses lèvres tremblaient de colère. Je succombais sous le poids inique des punitions. Par un juste ressentiment, j’entrepris de soulever la classe contre l’oppresseur. Pendant les récréations, je chargeais son nom d’invectives et d’exécrations. Je rappelais à mes
condisciples ses vexations, ses difformités, les broussailles de ses oreilles pointues. Ils ne me contredisaient point, aucune voix ne s’élevait pour le défendre, mais la peur du maître pesait sur leur langue : ils se taisaient. À la maison, pendant les repas, j’essayais parfois de dévoiler M. Crottu à ma mère. Hélas ! il n’y avait pas de personne au monde moins préparée à recevoir une
semblable révélation. Sa belle âme, nourrie du Télémaque, se représentait mes maîtres comme des sages de la Grèce, et M. Crottu lui apparaissait sous les traits de Mentor. Pour substituer, dans son esprit, à cette vénérable image une figure bestiale et cornue, l’habileté la plus consommée aurait à peine suffi ; et je m’y
prenais tout de travers, laissant voir ma partialité, accumulant les exagérations et les invraisemblances et affirmant, sans preuve, que le pantalon cannelle de M. Crottu cachait dans son vaste fond une queue de cheval. Quant à mon père, rien n’eût pu ébranler le respect que lui inspirait la hiérarchie ni cette confiance absolue qu’il donnait aux gens qui la méritaient le moins. Je ne réussissais pas mieux à dévoiler M. Crottu à ma bonne Justine. Peu disposée d’ordinaire à me croire, quand je lui rapportais les iniquités de mon professeur, elle me disait :
— Mon petit maître, si vous appreniez bien vos leçons et si vous ne faisiez pas endêver ce pauvre monsieur, vous n’auriez point à vous plaindre de lui ; vous n’auriez qu’à vous en louer.
Et elle me citait l’exemple de son frère Symphorien qui était un bon sujet. Aussi le maître d’école l’avait nommé moniteur et monsieur le Curé lui faisait servir la messe.
— Tandis que vous, vous ferez damner votre bon maître et vous en répondrez devant Dieu.
En vain je produisais les faits les plus probants. Justine ne voulait rien croire, pas même qu’il s’appelât Crottu : elle disait que ce n’était pas un nom.
Un jour, j’allai porter mes griefs à Madame Laroque[1] qui, dans son fauteuil de tapisserie, les pieds sur sa chaufferette, m’écoutait en tricotant des bas bleus. Elle entendait mes plaintes avec bienveillance. Mais la pauvre dame se faisait vieille ; elle brouillait le passé et le présent, radotait un peu et mêlait étrangement M. Crottu avec un ancien oratorien, professeur à Granville, qui donnait, en 1793, la férule à Florimond Chappedelaine pour n’avoir point crié : vive la nation ! Mon ressentiment, que je ne pouvais répandre au dehors, m’étouffait.
Je ne me tenais pas pour vaincu. Cependant il est inutile de dire que, dans cette lutte, M. Crottu était le plus fort.
Un matin de printemps, je m’éveillai au chant des oiseaux ; des flèches de lumière, dardées par les fentes des volets, criblaient mon lit ; j’adorai la lumière du jour et la pensée de M. Crottu me fut plus amère que la mort. Ce matin-là, ma chère maman veilla, selon son habitude, à ce que mon cou et mes oreilles fussent débarbouillés et mes leçons repassées. J’affectai une contenance tranquille : ma résolution était prise. Après avoir déjeuné de pain et de lait, à sept heures trente-cinq, comme de coutume, portant sous le bras ma serviette de molesquine, que j’avais pris soin de ne point trop bourrer de livres, je descendis l’escalier, suivis la Seine argentée et pris la rue qui conduisait au collège. Puis brusquement je tournai à droite et m’engageai dans une rue où, jusqu’à cette heure, je n’avais pas pénétré bien avant, mais que je savais longue et qui permettait de me conduire dans des régions inconnues et délicieuses. Ma joie était vive et si expansive,
que je la criai à un petit âne arrêté avec sa charrette de légumes. En vain la sagesse m’avait représenté la gravité de ma faute et les dangers auxquels je m’exposais si elle était connue, ce qui
ne pouvait guère manquer, puisque les absences, au collège, étaient relevées et signalées. Je comptais, pour me tirer d’affaire, sur des hasards amis, sur cet heureux désordre qui, régissant les choses humaines, y tempère les rigueurs de la justice.
Et puis, je n’aurais jamais cru payer tropcher un si grand et rare plaisir. Enfin j’étais résolu à faire l’école buissonnière. Cette manœuvre ne me délivrait de Crottu que pour un jour ; mais il y a des jours que l’on croit éternels, et non sans apparence, puisqu’ils nous font oublier le passé et l’avenir.
Tout dans cette vieille rue, qui s’éveillait au soleil, m’était sourire et divertissement. Sans
doute les choses, autour de moi, ne faisaient que refléter et me renvoyer la joie de mon cœur. Pourtant,
on peut le dire sans crainte d’être accusé de louer le temps passé au détriment du présent, Paris était
alors plus aimable qu’il n’est aujourd’hui. Les maisons y étaient moins hautes, les jardins plus
fréquents. À chaque pas on voyait des arbres pencher sur de vieux murs leur cime bocagère. Les maisons,
très diverses, se montraient chacune avec l’air de son âge et de sa condition. Plusieurs, qui avaient
été belles au temps jadis, gardaient une grâce mélancolique. Dans les quartiers populeux, des
chevaux de toute robe et de toute encolure, traînant fiacres, haquets, tapissières, cabriolets,
égayaient la chaussée où les moineaux s’abattaient en troupes pour picorer le crottin. Et, à longs
intervalles, un omnibus jaune, attelé de percherons pommelés, roulait avec fracas sur le pavé bossu. L’enceinte de la ville n’était pas encore élargie jusqu’aux fortifications ; Paris n’était pas encore la ville unique au monde ; un grand préfet commençait seulement ces larges percées par lesquelles entrèrent abondamment la monotonie, la médiocrité, la laideur et l’ennui. Je croirais volontiers, à considérer seulement les quartiers du centre, que, depuis la régence d’Anne d’Autriche jusque vers le milieu du second empire, en deux siècles, Paris, qui cependant vit tant de révolutions, a moins changé que dans les soixante années qui nous séparent du temps que je m’amuse à rappeler ici.
Moi qui vous parle, j’ai connu, peu s’en faut, les bruits et les embarras de Paris, tels que Boileau les décrivait, vers 1660, dans son grenier du Palais. J’ai entendu comme lui le chant du coq déchirer, en pleine ville, l’aube matinale. J’ai senti dans le
faubourg Saint-germain une odeur d’étable ; j’ai vu des quartiers qui gardaient un air agreste et les charmes du passé. Et ce serait une erreur de croire qu’un enfant de douze ans ne sentait pas l’agrément de sa ville. Il le respirait avec l’air natal et le goûtait tout naturellement. Prétendre qu’il prisait les belles proportions des hôtels qui dressaient leurs ordres classiques, leurs portiques et leurs frontons entre cour et jardin, ce serait trop dire ; mais il en prenait au passage, selon ses forces et ses besoins, comme de son propre bien ; et ce qu’il ne comprenait pas, il se savait prédestiné à le comprendre un jour. Faut-il être bien avancé en âge pour rêver d’un jardin défendu qui laisse apercevoir par une petite porte entre-bâillée quelques branches et des fleurs ? Faut-il être sorti de l’enfance pour s’émouvoir à la vue d’un vieux mur ? L’amour du passé est inné chez l’homme. Le passé émeut à l’envi le petit enfant et l’aïeule ; il n’en faut pour preuve que les contes de ma mère l’Oie, les contes du temps que Berthe filait, les fables du temps que les bêtes parlaient. Et si l’on cherche pourquoi toutes les imaginations humaines, fraîches ou flétries, tristes ou joyeuses, se tournent vers le passé, curieuses d’y pénétrer, on trouvera sans doute que le passé c’est notre seule promenade et le seul lieu où nous puissions échapper à nos ennuis quotidiens, à nos misères, à nous-mêmes. Le présent est aride et trouble, l’avenir est caché. Toute la richesse, toute la splendeur, toute la grâce du monde est dans le passé. Et cela, les enfants le savent aussi bien que les vieillards. Voilà pourquoi sans doute, dès ma plus tendre jeunesse, j’entendais avec émotion les pierres de ma ville parler du temps jadis. Hélas ! Les vieilles pierres ont fait place à des pierres neuves qui seront vieilles à leur tour. Et, sans doute, elles paraîtront touchantes alors aux âmes rêveuses.
À mesure que j’avançais dans cette longue rue, les maisons devenaient plus humbles et plus rustiques ; j’y observais des métiers et des mœurs inconnus dans les beaux quartiers où s’écoulait mon enfance. C’est là que je vis pour la première fois des maraîchers en grand chapeau de paille arroser leur jardin, des filles hâlées traire les vaches, des marchands de bois dresser dans les chantiers les bûches en arcs de triomphe, et le maréchal, sur le seuil de sa forge, dans une âcre odeur de corne brûlée, ferrer un cheval maintenu, un pied relevé, par un compagnon. Le maréchal horrifiait son visage d’une terrible patte de lièvre et de moustaches martiales. La manche retroussée de sa chemise
découvrait au bras gauche une croix d’honneur, tatouée en bleu, avec cette inscription : Honneur et Patrie. Je le retrouvai bientôt devant le comptoir d’un marchand de vin du voisinage s’essuyant les moustaches d’un revers de main et frappant joyeusement des coups sonores sur l’épaule d’un vieux charretier.
La vue de ces artisans me communiqua en quelques instants plus de connaissances utiles que je n’en recueillais en trois mois au collège, et peut-être est-ce en ce jour que fut déposé en moi le germe de cet amour fécond que je gardai toute ma vie pour les arts manuels et ceux qui les pratiquent.
Je me promettais bien, en ce jour, qui me semblait infini, d’épuiser les amusements de la vie et les délices des bois. Je rencontrai au bord de la Seine, près d’un pont, une vieille femme assise sur un
pliant, à côté d’une petite table chargée de gâteaux de Nanterre et d’une carafe de coco bouchée d’un citron. Ce mets et cette boisson me fournirent un déjeuner délicieux. Plein d’une force nouvelle,
j’avais hâte de me promener dans le bois de Boulogne. J’y entrai par Auteuil, qui était encore à cette époque un village et dont les jolies maisons gardaient, sous l’ombre mouvante du feuillage, des souvenirs illustres et charmants qu’en ce temps-là je n’étais pas en état de goûter.
Ces maisons commençaient à tomber sous la pioche du démolisseur, et sur les jardins rasés s’élevaient de hautes bâtisses. Le bois de Boulogne aussi se transformait. Gâté par des perspectives et des cascades, il avait perdu son naturel et sa fraîcheur. L’on ne trouvait plus sous son ombre l’horreur sacrée. La profondeur des bois m’inspirait dès ma plus tendre enfance un plaisir mélancolique.
Toutefois la vérité m’oblige à dire que, m’étant enfoncé dans les fourrés où la lumière tombait à travers la feuillée en disques d’or, je m’éloignai à la hâte, de peur des rôdeurs qui troublaient ma solitude. Je ne ralentis le pas que sur une pelouse où, près de la Muette, des enfants jouaient sur l’herbe, tandis que les mères, les grandes sœurs et les nourrices enrubannées se tenaient à l’ombre des marronniers sur des bancs, des chaises ou des pliants. Une place sur un banc s’offrit à moi à côté d’un enfant qui me parut un jeune homme, car il semblait à peu près de mon âge, très beau, habillé comme j’aurais aimé à l’être, avec une élégance négligée. Sa cravate bleue, à pois blancs, flottait au vent. Sa montre tenait à son gilet par une chaîne d’or. Ses cheveux courts se tordaient en boucles fauves ou dorées, ses yeux clairs luisaient, son visage pâle d’une fraîcheur charmante se colorait aux pommettes. Il tenait d’une main inquiète un crayon et un carnet ; mais il n’écrivait pas. J’éprouvai pour lui une soudaine sympathie, et, bien que timide, je lui adressai le premier la parole. Il me répondit sans empressement mais de bonne grâce, et la conversation s’engagea. Il m’apprit qu’il était orphelin et malade, qu’il habitait une maison sur le Ranelagh, avec sa grand’mère, d’une très vieille famille irlandaise, depuis longtemps établie en France, et alliée par son mari, qu’elle avait perdu, aux plus beaux noms de la noblesse impériale.
Il aurait voulu aller au lycée, travailler et jouer avec des camarades, faire des parties de barre et de ballon, remporter des prix au concours général. Il étudiait sous un petit abbé, dont il parlait sans haine et sans amour, ne blâmant décidément en lui qu’un bosselar de soie d’une hauteur démesurée, que l’abbé portait préférablement au chapeau ecclésiastique. Ce jour, l’abbé l’avait conduit au bois, comme d’ordinaire. Il était surpris, mais non contrarié, qu’on le laissât si longtemps seul contre la coutume. Il me parla avec exaltation des victoires de Crimée. Il avait vu, d’une fenêtre de la place Vendôme, passer les troupes revenues d’Orient, et portant leurs habits de campagne usés et troués. Les blessés marchaient à la tête des régiments ; les femmes leur jetaient des fleurs ; on acclamait les drapeaux et les aigles. Le souvenir seul lui en donnait des battements de cœur. Il me décrivit, comme s’il y avait assisté lui-même, les dîners et les bals des Tuileries, auxquels était souvent invitée sa cousine Claire, qui avait épousé un écuyer de l’Impératrice. Les spectacles, les expositions, les fêtes excitaient étrangement sa curiosité.
Il eût bien voulu assister à l’assaut d’armes donné dans la salle Saint-Barthélemy par Grisier et Gâtechair. Il se promettait de fréquenter assidûment, dès qu’il en aurait l’âge, la Comédie-Française, le Théâtre Lyrique et l’Opéra. En attendant, il savait par son oncle Gérard tout ce qui se passait dans ces trois grands théâtres, et il lisait les feuilletons dramatiques. Il m’apprit que Madame Miolan-Carvalho avait fait, au Théâtre Lyrique, des débuts très remarqués et me demanda si j’aimais Madeleine Brohan ? Et, tirant de la poche de son veston une photographie représentant une très jolie femme blonde, accoudée, les bras nus, au dossier d’une causeuse :
— La voilà, me dit-il, regardez comme elle est belle !
J’admirai qu’il connût si bien les choses du théâtre, dont j’étais curieux et que j’ignorais. Que ne
savait-il pas du monde élégant, des arts et des lettres ? Il avait vu Ponsard, il avait causé avec lui de l’Académie française. Il savait la véritable histoire et même le vrai nom de la Dame aux Camélias. Il connaissait intimement le prédicateur qui avait prêché le carême aux Tuileries.
Il me faisait des questions dont il n’attendait pas la réponse.
— Que pensez-vous des tables tournantes ? J’ai vu tourner un guéridon. Ne voudriez-vous pas être Chaix d’Est-Ange ? Moi, je le voudrais. Je voudrais devenir un grand orateur. Mais j’ai été trop malade pour faire des études régulières. Les médecins disent que j’ai encore besoin de beaucoup de ménagements. Ils m’envoient passer l’hiver à Nice.
Après quelques instants de silence, il ouvrit son cahier et traça maladroitement sur une page blanche
une figure qui voulait être un triangle isocèle, et qu’il me montra en souriant.
— Vous voyez cela ?
— Oui, c’est un triangle.
— C’est un triangle, et c’est ma vie.
Lentement et comme à regret, il traça en partant de la base, entre les deux côtés égaux de ce triangle, des lignes parallèles à cette base, qui devenaient nécessairement de plus en plus courtes à mesure qu’elles se rapprochaient du sommet, et en les traçant il murmurait :
— Vous voyez, fit-il, comme cela diminue et comme cela finit.
Après un moment d’hésitation il toucha de la pointe de son crayon le sommet du triangle.
— Dix-sept ans ! On étouffe et c’est la fin.
Puis il ferma brusquement son carnet, releva la tête et dit avec force :
— Mais je guérirai. Je suis sûr de guérir. Les médecins croyaient que c’était la poitrine qui était
prise. Ils se trompaient ; c’était le cœur. J’ai des palpitations. C’est le cœur.
Après un court silence il me demanda si je n’aimerais pas être officier de marine ?
— C’est ce que j’aurais voulu être, ajouta-t-il en promenant au loin un regard rêveur.
Une vieille dame en robe feuille morte à volants, que gonflait une crinoline majestueuse, s’approcha
de nous.
— Ma grand’mère, murmura-t-il.
Elle s’assit près de lui, tira ses gants, lui prit les mains, lui tâta les joues.
— Cyrille, tu as les mains chaudes, le front moite, je suis sûre que tu t’es fatigué à parler.
Et, baissant la voix, mais non pas assez pour que je n’entendisse pas :
— Cyrille, il ne faut pas causer avec un enfant que tu ne connais pas ; surtout quand il n’est pas
accompagné.
Je me sentais déjà l’ami de Cyrille. Aussi me fut-il cruel de me voir écarté de lui avec ce dédain. Il ne m’échappa point qu’il se taisait et évitait de regarder de mon côté. Je me levai, m’éloignai, le cœur serré, sans tourner la tête.
Après avoir cheminé assez longtemps en songeant à Cyrille et en regrettant cette amitié si vite
formée et si tôt perdue, je vis, assis dans l’herbe au bord d’un sentier désert, une grande fille et un petit gars qui se ressemblaient comme frère et
sœur, tenant à la fois du faubourg et des champs,
tous deux les yeux en trou de vrille, que des
sourcils en pointe coiffaient drôlement, le visage
criblé de taches de rousseur, la bouche fendue
jusqu’aux oreilles, l’air effronté, et si réjouis
qu’on ne pouvait les voir sans sourire. La fille
était habillée de petite indienne à fleurs, le
garçon d’une blouse bleue toute neuve. Ils
mordaient à pleine bouche dans une tartine de
raisiné et buvaient à la régalade à même une grande
bouteille.
Comme je les regardais avec curiosité, le jeune
gars, se passant la main sur l’estomac et me tendant
la bouteille, me cria :
— C’est bon ! En voulez-vous goûter ?
Moins par morgue que par gaucherie, je m’éloignai sans répondre et ne songeai pas que je marquais la distance du couple sylvain au petit bourgeois que j’étais, d’une façon plus insolente encore que la vieille dame en crinoline n’avait marqué la distance de son petit-fils à un enfant errant et inconnu.
Cependant je sentis la faim et vis avec émoi s’allonger les ombres des arbres. Je tirai ma montre et m’aperçus qu’il ne me restait plus que trente-cinq minutes pour arriver à la maison à
l’heure coutumière. En y rentrant avec quelque retard, tout essoufflé et sentant bon l’herbe, j’y trouvai ma tante Chausson qui me demanda si je travaillais bien et ce que j’avais fait dans la journée.
Elle venait à propos et m’interrogeait à point. Car
j’aurais eu scrupule de mentir à ma mère et j’estimais
que c’était œuvre pie que de tromper ma tante Chausson. Je répondis donc que j’avais appris plus de choses en ce jour que je n’avais fait depuis six mois et n’avais pas perdu mon temps.
Ma tante Chausson se récria sur ma bonne mine et me
fit remarquer judicieusement que l’étude ne nuisait
pas à la santé.
J’avais compté que, grâce au désordre qui régnait dans le collège où j’étais, mon absence ne serait pas remarquée. C’est ce qui arriva. Parmi tous les heureux effets de ces vacances coupables et délicieuses, j’en dois signaler un fort singulier.
Je revis M. Crottu sans déplaisir : je ne le
haïssais plus.
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IV
MADAME LAROQUE
Comme j’achevais de m’habiller, ma mère me dit :
— Madame Laroque est bien malade. Elle va mourir. Ses filles t’ont fait demander ce matin. Tu les trouveras toutes deux à son chevet. Dépêche-toi, mon enfant.
J’étais surpris. On avait parlé d’un rhume, et je n’y avais pas fait attention.
— La nuit a été terrible, ajouta ma mère. À quatre-vingt-treize ans, elle lutte avec une force inouïe contre le mal. Ce matin, elle est calme.
Je courus. À la porte de la chambre une barre
invisible me frappa la poitrine et m’arrêta. Le grand silence n’était coupé que par le râle de la mourante. L’aînée des deux filles, la mère Séraphine, en costume religieux, le visage jaune comme une ancienne figure de cire, debout près du lit, tournait dans un verre une
petite cuiller d’argent, grave et simple, bien au-dessus du commun et rendant d’humbles soins avec un calme ascétique, qui convenait à cette scène familière et solennelle. Thérèse, la cadette, bouffie d’insomnie et de larmes, ses cheveux blancs ébouriffés, les coudes sur les
genoux, les poings dans les joues, affaissée, hébétée et douce, regardait sa mère. Je ne reconnaissais pas la chambre et rien pourtant n’y était changé, à cela près que des bouteilles, des fioles, des verres encombraient la table de nuit et le marbre de la cheminée. À gauche, le lit dont le haut bateau me cachait la mourante. Au-dessus, le bénitier dont la coquille était portée par deux anges de porcelaine coloriée, un crucifix et le portrait au pastel de Thérèse jeune et mince, coiffée de grandes coques brunes, en robe cannelle, à manches à gigot, qui lui faisait une « taille de sylphide ». Au fond, la fenêtre garnie de vieux rideaux de cotonnade rouge. À droite, la commode d’acajou, qui portait un service à café blanc avec de larges filets d’or ; au-dessus, un daguerréotype de Madame Laroque et une tête de Romulus dessinée au crayon noir, d’après David, par la mère Séraphine encore enfant. Et ces quatre murs si vulgaires se revêtaient de majesté.
— Entre donc, Pierre, me dit la religieuse.
J’approchai du lit. Le visage de Madame Laroque n’était pas changé. Le ventre météorisé soulevait les couvertures. Les mains terreuses grattaient les draps. La mourante tenait les yeux mi-clos et ne reconnaissait personne. Elle
éprouvait sans doute une pénible impression de faim,
car elle réclama plusieurs fois à manger et demanda d’une voix rude si elle était à l’auberge pour faire si maigre chère. Elle continuait de râler, mais demeurait parfaitement tranquille. Il y avait une demi-heure que j’étais près d’elle quand elle donna des signes d’agitation. Son visage était en feu, ses rares cheveux gris, échappés de sa coiffe, collaient sur ses tempes
visqueuses.
Elle prononçait des paroles entrecoupées mais
distinctes.
— Eh ! là !… Jeannette. Eh ! là… Espérez un peu, ma mère ; faut que je ramène la vache à l’étable… on ne voit plus clair… Ma mère, je leur ai donné de la soupe aux pois et une omelette… Des braconniers, des braconniers !…
Elle se voyait enfant, dans son village.
— Ma mère, il fait noir. On n’y voit goutte. Je vas
allumer la vue.
Elle prononçait la veue, nommant ainsi la petite lampe de forme antique pendue au foyer normand.
— Ma mère, je vas faire des crêpes de sarrasin pour
le petit Pierre qui en est friand.
En l’entendant parler ainsi, ses deux filles firent
un mouvement brusque. Pour moi, j’éprouvai une
impression étrange et terrible à m’entendre ainsi
mêlé à des êtres et des choses d’un autre âge.
Thérèse restait abîmée dans sa chaise trop basse. La mère Séraphine me reconduisit dans l’antichambre et me dit d’une voix tranquille :
— Elle avait toute sa connaissance quand elle a reçu
les sacrements. Elle a été administrée par l’abbé
Moinier. Le médecin ne nous avait laissé, dès le
début, aucun espoir, et le grand âge de notre mère
ne permettait de se faire aucune illusion. Elle
a été atteinte vendredi d’une pneumonie sénile. La
paralysie des intestins s’est produite presque
aussitôt. Thérèse, qui supporte mal l’insomnie,
est très fatiguée.
Et la mère Séraphine, les mains dans ses manches,
me fit un imperceptible signe de tête. Son esprit
était grave et sans ornements comme son habit ;
sa tristesse s’embellissait de paix. On entendait
à travers la porte de la cuisine le perroquet
Navarin qui disait :
J’ai du bon tabac
dans ma ta…
et de quoi ? Et de quoi ?
Quand je revins, le soir, les rideaux étaient tirés.
Il n’y avait plus de verres, de fioles ni de
bouteilles sur la table de nuit ; deux bougies y
brûlaient ; une branche de buis trempait dans une
soucoupe d’eau bénite. Madame Laroque, les
mains jointes sur un crucifix, dormait
paisiblement, toute blanche.
— Donne-lui un baiser d’adieu, Pierre, me dit la
religieuse, elle t’aimait comme son enfant. Dans
les derniers moments où elle garda sa raison, elle pensa à toi. Elle nous dit : « Vous donnerez à Pierre une montre en or, en mémoire de moi. Et vous ferez graver sur le boîtier la date de… ». Elle n’acheva pas. Et depuis ce moment-là, elle ne reconnut plus personne.
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V
MONSIEUR DUBOIS
J’avais eu, cette semaine-là, des notes déplorables. Ma conduite était mauvaise, mon travail nul. Ma pauvre mère, accablée d’affliction, implora M. Dubois.[1]
— Puisque vous voulez bien vous intéresser à cet enfant, lui dit-elle, grondez-le. Il vous écoutera mieux que moi. Faites-lui comprendre le tort qu’il se fait en négligeant ses études.
— Comment lui faire concevoir ce tort, chère madame,
répondit M. Dubois, si je ne le conçois pas
moi-même ?
Et, tirant un volume de sa poche, il lut ces
lignes :
« Homère ne passa point dix ans dans le fond d’un
collège à recevoir le fouet pour apprendre quelques
mots qu’il eût pu, chez lui, savoir mieux en cinq
ou six mois. »
» Et savez-vous qui a dit cela, Madame Nozière ? Un rustre, un ignorant, un ennemi des bonnes études ? Non, mais un gentil esprit, un homme très docte, le meilleur écrivain de son temps qui était le temps de Chateaubriand, un pamphlétaire plein de sel, un amateur de grec, le délicieux traducteur de la pastorale de Daphnis et Chloé, l’homme qui écrivait les plus jolies lettres du monde, Paul-Louis Courier.
Ma mère regarda M. Dubois surprise et désolée. Et le vieillard, me tirant doucement l’oreille :
— Mon ami, ce n’est pas tout que d’être sourd à ces
cuistres, ennemis de la nature ; il faut écouter la nature qui seule peut t’expliquer Virgile, et t’enseigner les lois des nombres. Ne perds pas un moment pour rattraper, quand tu es libre, le temps que tu perds au collège.
M. Dubois était alors un grand vieillard de soixante-dix à soixante-douze ans qui portait haut la tête, saluait avec grâce et se montrait à la fois affable et distant. Une coiffure en coup de vent et de courtes pattes de lièvre, à la mode
de sa jeunesse, rehaussaient son long visage glabre. Sa face était sévère, son sourire charmant. Il portait d’ordinaire une longue redingote vert bouteille, prisait dans une boîte d’écaille à médaillon et se mouchait dans un vaste foulard rouge.
Il s’était trouvé en relation avec ma famille par
sa sœur dont mon père avait été le médecin et
l’ami. Après la mort de cette sœur, M. Dubois
ne cessa pas de fréquenter notre maison. Il y était
très assidu. Si je n’avais pas entendu M. Dubois
causer avec mon père, dont il ne partageait les opinions sur aucun sujet, si je ne l’avais pas vu rendre ses devoirs à ma mère, qui était trop simple et trop timide pour encourager les belles manières, je n’aurais pas l’idée du point de perfection auquel un galant homme peut porter le bon ton, la réserve et la politesse. Issu de gros bourgeois de Paris, avocats, magistrats sous l’ancien régime, M. Dubois tenait par son éducation à la vieille société française. On le disait égoïste et parcimonieux. Je crois qu’en effet pour lui la grande affaire était de vivre, et que, menant un train des plus réduits, il ne recherchait pas les occasions de faire des largesses. C’était un homme d’habitudes, qui aimait la simplicité, la pratiquait, s’en faisait à la fois un agrément et une vertu. Il habitait seul avec sa vieille gouvernante Clorinde qui lui était
dévouée. Mais « elle buvait », ce qui la rendait
incommode, et peut-être, M. Dubois, en recherchant
notre maison, fuyait-il la sienne.
M. Dubois me témoignait une bienveillance d’autant plus précieuse qu’elle venait d’un vieillard qui n’aimait pas les jeunes gens. Je la gagnai, à ce que je pense, en l’écoutant avec attention ; car il se plaisait à conter, et tout enfant que j’étais, ce qu’il disait m’intéressait presque toujours. Vers mes quatorze ans, je fus tout à fait dans ses bonnes grâces. Sans me flatter, il causait avec moi plus volontiers qu’avec mon père. Après si longtemps qu’elle s’est tue, j’ai encore sa voix dans l’oreille. Elle était sans beaucoup de force et ne s’élevait jamais. Sa prononciation, ainsi que celle de ses contemporains, différait de celle des hommes d’aujourd’hui ; elle était plus facile et plus douce. M. Dubois disait mame pour madame, Sèves pour Sèvres, Luciennes pour Louveciennes. Il disait segret pour secret, ne faisait jamais sonner les lettres doubles, prononçait commentaire comme nous prononçons comment, et ne faisait pas entendre les consonnes finales dans les mots
fils, ours, dot, legs, lacs.
De sa vie, je savais peu de chose et ne me souciais pas d’en savoir davantage ; je n’avais pas alors, comme aujourd’hui, la curiosité du passé. À vingt ans, au déclin de l’empire, il était entré dans l’armée et avait fait, comme aide de camp du général D…, la campagne de 1812. Il avait eu les oreilles gelées à Smolensk. M. Dubois n’aimait pas Napoléon à qui il reprochait avec une égale amertume d’avoir fait périr cinq cent
mille hommes en Russie et de s’être coiffé, pendant la campagne, d’un bonnet polonais à créneaux, fort séant, sans doute, aux magnats, mais qui lui donnait l’air d’une vieille femme.
— Et dans le fait, curieux et bavard, ajoutait
M. Dubois, c’était une véritable commère. Quand je l’ai vu, il était gras et jaune. Il ne faut pas s’en faire une idée d’après ses bustes et ses portraits. Ses artistes, sur son ordre, corrigeaient son visage d’après l’antique. Il était commun dans ses manières, impoli avec les femmes, se barbouillait de tabac et mangeait avec ses doigts.
Mon parrain, M. Danquin, qui adorait l’empereur,
bondissait à de tels propos.
— Moi aussi, je l’ai vu ! s’écriait-il. En 1815,
âgé de huit ans, j’étais à cheval sur les épaules
de mon père. Il entrait à Lyon ; sa tête était
d’une beauté souveraine. Tel je le voyais, tel
le voyait un peuple immense, pétrifié par
ce grand visage, comme par la tête de Méduse. Nul ne
pouvait soutenir son regard. Ses mains, qui ont
pétri le monde, étaient petites comme des mains de
femme et d’une forme parfaite.
En ce temps-là, Napoléon vivait fortement dans les
esprits. Deux générations n’avaient pas encore
passé sur sa gloire. Il n’y avait pas vingt ans
qu’il était venu, sur son char, dormir au bord
de la Seine. Deux de ses sœurs, trois de ses
frères, son fils, ses maréchaux, s’échelonnant dans
la tombe, avaient éveillé tour à tour, à leur
départ, un écho de son nom. Un de ses frères,
plusieurs de ses généraux, une multitude de ses
soldats et de ses collaborateurs vivaient encore. Quelques vieillards simples d’esprit, comme ma bonne Mélanie, le croyaient lui-même toujours vivant.
Toutes les conversations dont il était le sujet
s’enflammaient.
— Ce fut le plus grand des capitaines, disait
M. Danquin.
— Je le crois, répliquait M. Dubois, si l’on
mesure sa grandeur sur ses défaites.
Et la dispute engagée se développait toujours dans
les mêmes termes.
M. DANQUIN
Il avait le génie de la guerre, comme il avait toutes
les sortes de génies. Son œil d’aigle voyait tout
à la fois. Il possédait la présence d’esprit, la
mémoire, la connaissance des hommes, le sens des
foules, une puissance de travail unique ; il
pénétrait dans les moindres détails et les
subordonnait à l’ensemble. Il passa dans l’action
les limites assignées jusque-là aux forces humaines.
M. DUBOIS
Il connaissait les hommes, mais il haïssait les
supériorités. Il ne souffrait auprès de lui que des
médiocres, ne voulait que des lieutenants et des
commis. Et quand, à l’heure de l’épreuve, il eut
besoin d’hommes, il n’en trouva pas autour de lui. Sans doute, il était intelligent ; son regard était lucide quand l’ambition ne le troublait pas.
Mais il avait un esprit terre à terre. Il voyait les
hommes et les choses non pas en philosophe, mais en
administrateur. Indifférent aux théories, étranger
à toute philosophie, ce qui ne sert pas ses projets
lui est indifférent. Même dans la mécanique, où il
est sur son terrain, il rejette ce qu’il ne juge pas
d’un profit immédiat, comme les bateaux et les
voitures à vapeur. Chez lui, jamais une idée
désintéressée, une spéculation pure. Il ne soupçonna
jamais le génie d’un Lavoisier, d’un Bichat, d’un
Laplace. Il avait la pensée en horreur.
M. DANQUIN
C’est-à-dire que sa nature répugnait à l’idéologie et
aux idées creuses. Il avait le génie de l’action.
M. DUBOIS
Il n’avait pas le sentiment de la mesure. On trouve
en lui des contrastes qui étonnent. Il est tout
action, et il tombe dans le romantisme. Il y a en lui
du grand homme et il y a de l’enfant. Voyez-le
dans ces croquis où Girodet le surprit au théâtre
de Saint-cloud : sa tête poupine est d’un enfant,
d’un enfant de Titan, si vous voulez, mais
d’un enfant. Au moral, il garde de l’enfant la
puissance d’illusion, le goût de l’énorme, de
l’excessif et du merveilleux, l’impossibilité de
résister à ses désirs, une légèreté d’esprit qu’il
porte jusque dans les situations les plus graves, et
cette faculté d’oublier que la plupart des hommes
perdent au sortir de l’enfance et qui subsista
chez lui dans la maturité de l’âge.
M. DANQUIN
Il fallait bien qu’il détendît parfois son esprit
tendu à se rompre : il y avait mis le monde entier.
M. DUBOIS
Ce fut un joueur et, comme tous les joueurs, il finit
misérablement. Il a dit une fois : « On n’agirait
jamais si, pour agir, on attendait d’avoir toutes
les chances pour soi. » Ce mot révèle le joueur. Les
joueurs veulent des émotions fortes. L’incertitude
est nécessaire à leur volupté. Ils n’auraient plus
de plaisir s’ils jouaient à coup sûr. À la paix,
il préférait la guerre, parce que la guerre offre
plus de risques et plus de chances. Et quand il
avait perdu au jeu des armes, c’est au même jeu
qu’il demandait de réparer ses pertes.
Et qu’a-t-il laissé, votre héros ? Quelle est son
œuvre ? Il s’est jugé lui-même à Munich, en 1805,
ou en 1809, le jour où trouvant dans la chambre qu’on
lui avait préparée un portrait de Charles XII, il
dit avec un impérieux dédain : « Qu’on ôte ce
portrait ! C’est un homme sans résultat. » Ce
jour-là, il dicta sa propre condamnation
au tribunal de l’Histoire, lui qui devait être entre
tous les grands hommes l’homme sans résultat.
M. DANQUIN
Sans résultat !… Il a sauvé la France de l’anarchie,
il a consolidé les conquêtes de la Révolution,
fondu dans la fournaise de son génie l’ancienne
société et la nouvelle et obtenu ainsi un alliage
d’une force, d’une richesse, d’une beauté uniques,
à l’épreuve du fer et du feu, des torches de la
guerre civile comme des canons de l’étranger ! Il
a créé la France nouvelle et donné à la patrie
ce qui lui est plus précieux que l’or, plus
nécessaire que le pain, la Gloire.
Et les breloques de M. Danquin sonnaient la charge sur son ventre tandis que M. Dubois tournait entre ses doigts sa boîte comme pour en associer les formes géométriques à celles de sa pensée. Et cela faisait un groupe digne de figurer dans l’École d’Athènes de Raphaël.
Mon parrain avait le goût des batailles, qu’il n’avait vues qu’en peinture ; M. Dubois, qui avait passé la Bérésina, en avait rapporté l’horreur de la guerre. Ayant donné sa démission, en 1814, il ne reprit pas de service sous la restauration qu’il n’aimait pas plus que l’empire. Il regrettait Marc-Aurèle.
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VI
LA BIFURCATION
Cette année-là, huit jours avant la rentrée des classes, je vis Fontanet, qui revenait d’Étretat, le visage bruni par les embruns et la voix plus grave qu’il ne l’avait auparavant. Il restait petit de corps et remédiait à la brièveté de sa taille par la hauteur de sa pensée. M’ayant conté ses jeux, ses bains, ses navigations, ses périls, il fronça le sourcil et me dit d’un ton sévère :
— Nozière, nous allons entrer dans les classes supérieures ; c’est l’année de la bifurcation. Tu as une grande détermination à prendre ; y as-tu pensé ?
Je lui répondis que non, mais que je choisirais certainement les lettres.
— Et toi ? lui demandai-je.
À cette question, il assembla des nuages sur son front et répondit que c’était grave, qu’on ne pouvait se décider à la légère.
Et il me laissa troublé, humilié et jaloux de sa sagesse.
Pour comprendre les paroles échangées par Fontanet et moi, il faut savoir qu’en ce temps-là, les élèves de l’Université de France, mis en demeure, au sortir des classes de grammaire, d’opter, sur le seuil de la classe de troisième, pour les lettres ou les sciences, et obligés, à quatorze ou quinze ans, de bifurquer, comme on disait, se décidaient, d’après leurs lumières et celles de leurs parents, pour l’une ou l’autre branche de la fourche pédagogique, sans trop s’émouvoir de l’obligation où on les mettait de choisir entre l’éloquence et l’algèbre, et de ne plus suivre le chœur entier des Muses, que M. Fortoul avait désuni.
Cependant, quelque parti que nous prissions, notre esprit en devait souffrir un grand dommage ; car les sciences, séparées des lettres, demeurent machinales et brutes, et les lettres, privées des sciences, sont creuses, car la science est la substance des lettres. Ces considérations, je dois le dire, n’entraient pas dans ma mince cervelle.
Ce qui peut surprendre, c’est que mes parents ne touchassent jamais ce point en causant avec moi. S’il faut trouver des raisons à leur silence, j’en distingue quelques-unes, telles que la timidité de mon père, qui n’osait jamais mettre ses idées en avant, et l’agitation de ma mère, qui ne laissait pas les siennes se former. Mais leur principal motif de s’abstenir était que ma mère ne doutait pas que, quelque voie que je prisse, je ne fisse éclater mon génie, parfois obscurci, mais toujours ardent, tandis que mon père
estimait qu’en lettres comme en sciences, je ne ferais jamais rien de bon. Mon père avait, pour sa part, un motif encore de se taire, devant moi, sur cette mesure qui, sortie, après le coup d’État, d’un décret de M. Hippolyte Fortoul, grand maître de l’Université en 1852, touchait aux questions les plus brûlantes de la politique. Zélé catholique, mon père approuvait une réforme qui semblait favoriser l’Église aux dépens de l’Université, mais, opposé à l’Empire, il regardait avec défiance les présents d’un ennemi, et ne savait plus que penser. Sa réserve m’empêchait de former mon idée par le moyen ordinaire, qui était de prendre le contre-pied de la sienne. Mais j’étais pour les lettres qui me semblaient faciles, élégantes et amies, et je ne feignais d’avoir à résoudre une grande difficulté que pour me donner de l’importance et ne pas paraître moins sérieux que Fontanet. Je dormis fort paisiblement. Le lendemain matin, trouvant Justine qui balayait la salle à manger, j’affectai un air sombre et lui dis d’une voix
grave :
— Justine, cette année, j’entre dans les classes supérieures. C’est l’année de la bifurcation. J’ai
une grande résolution à prendre qui décidera de toute mon existence. Pense donc, Justine : la bifurcation.
En entendant ces mots, la fille des Troglodytes s’appuya sur son balai comme la Minerve au Décret
sur sa lance, demeura pensive et, jetant sur moi un regard consterné, elle s’écria :
— C’est-il, Dieu, vrai ?
Elle entendait pour la première fois ce mot de bifurcation, qu’elle ne pouvait pas comprendre ; et
pourtant elle ne demandait pas ce qu’il voulait dire, y ayant d’elle-même tout d’abord attaché un sens, et c’était assurément un sens funeste. Je conjecture qu’elle croyait reconnaître dans la bifurcation un de ces fléaux envoyés par le gouvernement, comme la conscription, les prestations, les contributions, et, bien que peu sensible d’ordinaire, elle me plaignait d’en être frappé.
Le soleil du matin illuminait les yeux bleus et les
joues roses de la fille des Troglodytes ; elle avait retroussé ses manches, et ses bras blancs, rayés d’égratignures vermeilles, me parurent beaux pour la première fois. Par une réminiscence de mes lectures poétiques, je faisais d’elle une prêtresse d’Apollon radieuse de jeunesse et de majesté et me transformais en un jeune pâtre d’Orchomène qui venait à Delphes demander au dieu quelle voie de la Connaissance il fallait choisir. La salle à manger du docteur représentait mal la sainte Pytho ; mais le poêle de faïence, que surmontait le buste de Jupiter Trophonius, me figurait suffisamment un autel vénéré, et mon imagination, qui en ce temps-là suppléait à tout, m’offrait un paysage du Poussin.
— Il faut bifurquer, dis-je avec gravité, et choisir
entre les lettres et les sciences.
La prêtresse d’Apollon secoua trois fois la tête
et dit :
— Mon frère Symphorien est fort dans les sciences :
il a mérité le prix de calcul et le prix de
catéchisme.
Puis, s’éloignant en poussant son balai :
— Il faut que je fasse mon travail.
Je la pressai de me dire si je devais choisir les
sciences.
— Pour sûr que non, mon petit maître, me
répondit-elle dans toute la sincérité de son cœur,
vous n’êtes pas assez intelligent.
Et elle ajouta pour ma consolation :
— L’intelligence n’est pas donnée à tout le monde. C’est un don de Dieu.
Je ne tenais pas pour absolument incroyable que je fusse aussi bête que le pensait la fille des Troglodytes, mais n’en étais pas assuré et, sur ce point, comme sur tant d’autres, je demeurais dans l’incertitude. Je ne songeais point à nourrir mon esprit et à former mon intelligence. Dans cette affaire de bifurcation, je ne cherchais que mon
repos et mon agrément et préférais, je l’ai déjà dit, suivre les lettres comme plus flottantes et légères. La vue d’une figure de géométrie, loin d’éveiller ma curiosité, m’engourdissait de tristesse et offensait ma sensualité puérile. Un cercle, passe encore ; mais un angle, mais un cône ! Fréquenter ce monde triste, sec, anguleux, hérissé,
tandis qu’il y a du moins, dans les classes de lettres, des formes et des couleurs, et qu’on y devine, par moment, des faunes, des nymphes, des bergers, qu’on y entrevoit les arbres chers aux poètes et l’ombre qui, le soir, tombe des montagnes, comment montrer un si farouche courage ?
Aujourd’hui, ce stupide mépris de la géométrie, je
l’abjure humblement à vos pieds, vieux Thalès, Pythagore, roi fabuleux des nombres, Hipparque, vous qui le premier tentâtes de mesurer les mondes, Viète, Galilée, vous qui, trop sage pour aimer la souffrance, avez néanmoins souffert pour la vérité, Fermat, Huyghens, curieux Leibnitz, Euler, Monge, et vous, Henri Poincaré, dont j’ai contemplé le visage muet, lourd de génie, ô les plus grands des hommes, héros, demi-dieux, devant vos autels j’apporte mes vaines louanges à Vénus Uranie qui vous combla de ses dons les plus
précieux.
Mais en ces heures lointaines, pauvre petit ânon
que j’étais, j’avais hâte de crier sans discernement
ni connaissance : « J’opte pour les lettres. »
Je crois même que je brayais des blasphèmes contre la
géométrie et l’algèbre, quand mon parrain Danquin
s’apparut à moi, rose et fleuri. Il venait me chercher pour me faire partager un de ses divertissements favoris.
— Pierrot, me dit-il, tu dois t’ennuyer depuis six semaines que tu traînes tes vacances : viens entendre avec moi la conférence de Monsieur Vernier sur la direction des ballons.
Encore dans la fleur de la jeunesse, M. Joseph
Vernier s’était signalé par plusieurs ascensions
audacieuses. Son zèle et son intrépidité enflammaient le cœur de mon parrain, qui s’intéressait passionnément aux progrès de l’aérostation.
En chemin, sur l’impériale de l’omnibus, mon excellent parrain m’exposa avec enthousiasme les destinées de la navigation aérienne. Ne doutant pas que le problème du ballon dirigeable ne fût bientôt résolu, il me prédit que je verrais le jour où les routes de l’air seraient
fréquentées par d’innombrables voyageurs.
— Alors, disait-il, il n’y aura plus de frontières. Tous les peuples ne formeront qu’un peuple. La paix régnera sur le monde.
M. Joseph Vernier devait faire sa conférence dans une des salles d’une vaste usine de Grenelle. On y pénétrait par un hangar où l’on voyait le ballon qu’avait monté le jeune aéronaute, en une ascension terrible. Il gisait là, dégonflé, semblable au corps sans vie d’un monstre fabuleux, et la grande blessure, dont il était déchiré, attirait les regards. Près du ballon, on remarquait l’hélice qui avait, disait-on, pendant quelques instants, imprimé une direction à l’aérostat. Introduits dans la salle voisine, nous vîmes plusieurs rangées de chaises déjà occupées par une assistance où brillaient des chapeaux de femmes et d’où montait un bourdonnement de voix. À une extrémité de la salle, s’élevait une estrade portant une table et des fauteuils vides qui faisaient face aux chaises. Je regardais avidement. Après une attente d’une dizaine de minutes, nous vîmes le jeune aéronaute monter les trois degrés de l’estrade, au bruit des applaudissements, dans un cortège illustre. Le teint mat, imberbe, maigre, pâle, grave comme Bonaparte, son visage affectait l’immobilité d’un masque historique. Deux vieux
membres de l’Institut prirent place à ses côtés, tous deux d’une laideur surnaturelle et pareils à ces deux cynocéphales que les anciens Égyptiens, dans leurs rituels, mettaient à la droite et à la gauche du mort, pendant son jugement. Derrière l’orateur se rangèrent quelques personnes considérables, sur lesquelles se détachait une dame très belle, grande, en robe verte, ressemblant à la femme qui figure l’art chrétien sur la fresque peinte par Paul Delaroche dans l’hémicycle des Beaux-Arts. Mon cœur battait. Joseph Vernier parla d’une voix sourde et monotone qui s’accordait avec l’immobilité de son visage. Il énonça immédiatement son principe.
— Il faut, dit-il, pour naviguer dans l’air, une machine à vapeur mettant en mouvement une hélice motrice, établie sur des calculs mathématiques, analogues à ceux qui ont permis de faire les vannes de la turbine et les ventilateurs de
l’hélice maritime.
Il s’étendit ensuite très longuement sur la forme
du ballon qui devait être aussi allongé que
possible dans le sens de la direction.
L’un des cynocéphales approuvait et donnait le
signal des applaudissements, l’autre demeurait
impassible.
L’orateur fit ensuite le récit de ses ascensions
périlleuses et conta un atterrissage pendant lequel,
l’ancre s’étant rompue, le ballon, animé d’une
vitesse extrême, rasant la terre, brisait les
arbres, les haies, les barrières sur son passage, et
faisait bondir, parmi les débris, la nacelle avec
l’équipage. Il nous fit frémir en nous disant avec
simplicité qu’une autre fois, la soupape n’ayant
pas fonctionné, le ballon s’éleva à des hauteurs
où l’on ne respire plus, si gonflé qu’il allait
éclater quand Vernier fendit l’étoffe. Mais, la
déchirure s’étant étendue jusqu’au sommet, la chute
devint d’une effroyable rapidité et les aéronautes
se fussent broyés sur le sol si la nacelle ne fût
tombée dans un étang. En manière de conclusion,
il annonça qu’il ouvrait une souscription afin de
construire des appareils nécessaires à la navigation
aérienne.
Il fut très applaudi. Les deux cynocéphales lui serrèrent la main. La dame verte lui offrit une
gerbe de fleurs. Et moi, le cœur battant, les
yeux gros de larmes généreuses, je m’écriai au
dedans de moi :
— Moi aussi, je serai aéronaute !
Je ne pus dormir de la nuit, agité par les exploits
de Joseph Vernier et ressentant une fierté anticipée des navigations aériennes auxquelles je me destinais. Il m’apparaissait que, pour construire, conduire, diriger des ballons, il fallait acquérir de fortes connaissances techniques. Je résolus d’opter pour les sciences.
Dès le matin, je fis part à Justine de ma résolution et des raisons qui l’inspiraient. Elle me dit que son frère Symphorien fabriquait des ballons de papier et qu’il les faisait partir en l’air après les avoir tenus sur un brasier. Mais ce n’était qu’un jeu. Elle n’approuvait pas
qu’on montât tout vif au ciel, et condamnait les voyages à la lune, parce que Caïn y était prisonnier. Par une nuit claire, on le lui avait montré, portant sur son dos un fagot d’épines.
Je demeurai trois jours ferme dans mon propos. Mais,
dès la quatrième journée, les myrtes de Virgile et les secrets sentiers de la forêt des ombres me tentèrent de nouveau. Je renonçai à la gloire
de conquérir les airs et suivis nonchalamment la branche de la fourche qui conduisait à la classe de M. Lerond. J’en conçus quelque orgueil et dédaignai mes camarades qui avaient pris l’autre branche. Tel était l’effet ordinaire de la bifurcation. Comme il devait arriver, comme le voulait l’esprit de corps si répandu, et qui est l’esprit de ceux qui n’en ont pas, les élèves de lettres et les élèves de sciences se méprisaient réciproquement. Élève de lettres, j’épousai le préjugé de ma classe et me plus à railler l’esprit lourd et mal orné
des scientifiques. Peut-être manquaient-ils d’élégance et d’humanités. Mais quelles figures de sots nous faisions, nous les littéraires !
Je ne puis juger par ma propre expérience des effets de la bifurcation, étant de mon naturel incapable de tirer profit d’un enseignement donné en commun. Dans les classes de sciences, comme dans les classes de lettres, j’aurais apporté une intelligence fermée et un esprit rebelle. Le peu que j’ai appris, je l’ai appris seul.
Je crois que la bifurcation précipita le déclin des
études classiques, qui ne répondaient plus aux besoins d’une société bourgeoise tout entière entraînée vers l’industrie et la finance. On a dit
que le ministre de l’Instruction publique de 1852 mettait son étude et ses soins à dénaturer l’enseignement universitaire, tenu en haut lieu pour un danger public. Il en retranchait les parties les plus nobles et il osait dire : « les discussions historiques et philosophiques conviennent peu à des enfants et ces recherches intempestives ne produisent que vanité et que doute. » Certes, ce n’est pas là comme parle un éducateur jaloux d’éveiller les jeunes intelligences. Fortoul se flattait de former des générations paisibles et se proposait de donner aux fils des bourgeois grandis sous la royauté libérale une instruction convenable à la vie d’affaires à laquelle ils étaient destinés. À cette époque, un universitaire d’esprit bourgeois et resté fidèle à la monarchie de juillet a suffisamment exprimé ces intentions dans les lignes que voici : « Nos fils ne sont pas destinés à être des savants.
Nous ne voulons pas en faire des poètes, des hommes de lettres ; la poésie et la littérature sont des métiers trop chanceux ; nous ne voulons pas qu’ils soient avocats, il y en a assez ; nous voulons qu’ils soient bons commerçants, bons agriculteurs. Or, pour ces états, qui forment le corps de la société, à quoi servent à nos fils le grec et le latin que
vous leur enseignez et qu’ils oublient vite ? Tout le monde ne peut pas écrire, plaider, enseigner. Le plus grand nombre est hors du cercle des professions savantes. Que font vos collèges pour ce grand nombre ? Rien ou rien de bien. »
Il n’est pas de cœur un peu fier que ces paroles basses et grossières ne soulèvent de dégoût. Je les rappelle parce que l’état d’esprit qui les a inspirées subsiste encore. L’enseignement secondaire n’a fait que déchoir depuis un demi-siècle. Il est condamné. Il ne convient plus à notre société que l’enfant du peuple aille à l’école primaire et
qu’à l’enfant riche soit réservé le lycée où d’ailleurs il n’apprend rien. Après cette guerre monstrueuse, qui en cinq ans a rendu caduques toutes les institutions, il faut reconstruire l’édifice de l’instruction publique sur un plan nouveau, d’une majestueuse simplicité. Même enseignement pour les enfants riches et pauvres. Tous iront à l’école primaire. Ceux d’entre eux qui y montreront le plus d’aptitude aux études seront admis à recevoir l’enseignement secondaire qui, gratuitement donné, réunira sur les mêmes bancs l’élite de la jeunesse bourgeoise et l’élite de la jeunesse
prolétarienne. Et cette élite versera son élite dans les grandes écoles de science et d’art. Ainsi la démocratie sera administrée par les meilleurs.
Pour revenir aux âges fabuleux de mon enfance, disons que l’instinct qui me portait aux études littéraires ne me trompait pas tout à fait. Dans ces salles sordides, la Grèce et Rome m’apparurent, la Grèce qui enseigna aux hommes la science et la beauté, Rome qui pacifia le monde.
bookLa Vie en fleur(1924)Anatole FranceCalmann-Lévy1925ParisVAnatole France - La Vie en fleur.djvuAnatole France - La Vie en fleur.djvu/991-113
VII
MOURON POUR-LES-PETITS-OISEAUX
Du temps que j’étais écolier, chaque année, le 28 janvier, jour de la Saint-Charlemagne, un banquet réunissait les élèves qui avaient obtenu la première place en quelque matière. Élève de troisième, j’avais peu d’espoir de m’asseoir jamais à ce banquet des princes. J’étais trop loin de tenir la tête de ma classe, heureux d’en occuper le centre obscur. Ce n’est pas que je fusse paresseux ; je travaillais au contraire tout autant qu’un autre, et parfois davantage. Mais plus je travaillais, plus je m’éloignais des premiers rangs. La cause en était que je m’appliquais à des études entièrement étrangères à l’enseignement classique et avec une attention qui absorbait complètement mes facultés. D’ardentes curiosités m’attiraient tour à tour sur quelque sujet et m’y retenaient corps et âme. C’est ainsi que, cette
année-là, pendant les trois semaines qui suivirent la rentrée des classes, je fus captivé par la reine Nitocris. Je ne pensais qu’à elle, je ne voyais, je ne respirais qu’elle. Les sujets composant les programmes, les thèmes, les versions, les narrations, les fables d’Ésope, les vies de Cornélius Népos, les guerres puniques ne m’étaient de rien. Je demeurais étranger à tout ce qui ne touchait pas à la reine Nitocris. Jamais amour ne fut plus exclusif. Au déclin de ce sentiment (car rien ne dure) ma mère un jour m’ayant donné une branche de gui, en me disant que c’était
la plante sacrée des druides, je ne vis plus, durant des semaines, que forêts profondes, blanches prêtresses, faucilles d’or et corbeilles de gui. Puis ce furent les abeilles d’Aristée qui me possédèrent, et les pommes d’or du jardin des Hespérides. Ces occupations de mon esprit m’ôtaient toute apparence d’intelligence, et l’on conçoit qu’en cet état je ne pouvais inspirer beaucoup d’estime à M. Beaussier mon professeur, homme juste, d’un caractère grave et même un peu
morose, d’une intelligence droite, sans grande
étendue, autant que je peux croire, si je m’en
rapporte à mes souvenirs. Il se montrait à mon
égard d’une sévérité que ne tempérait nulle pitié,
car, en son âme et conscience, il me considérait
comme un esprit mauvais et pervers. Or, en dépit
de mon humeur contemplative, j’avais une inclination,
que j’ai bien perdue depuis : j’aimais la gloire. Oui, malgré les difformités de mon intelligence, qui me vouaient au mépris de M. Beaussier et me retranchaient à jamais de l’élite scolaire, j’aurais voulu briller sur les bancs de la classe et recueillir les
lauriers comme un héros antique. Oui, j’aimais la gloire. L’éducation universitaire, qui avait tout de même pénétré en moi, me faisait confondre en une même admiration les vainqueurs de Salamine et les héros du Palmarès. J’aimais la gloire. La discipline napoléonienne à laquelle j’étais
assujetti me faisait soupirer après la couronne de papier vert, comme elle m’eût inspiré ensuite le désir des croix, des cordons et des habits brodés, si je n’eusse mal tourné. J’aimais la gloire ; j’enviais nos illustres.
Ils étaient trois surtout, graves, sérieux, imposants, un peu lourds peut-être, mais solides,
mais fermes, qui moissonnaient tous les lauriers
et occupaient les premiers rangs, Radel, Laperlière
et Maurisset. Tous trois pensionnaires, l’internat
imprimait à leurs mœurs un caractère quasi
militaire, et ils méprisaient comme des civils les
externes tels que moi, qui n’étaient pas, autant
dire, de la maison. Ils avaient l’esprit de corps
qui me manquait tout à fait et que, pour mon malheur, je ne devais jamais acquérir. Ils dominaient dans les récréations ainsi que dans les classes et montraient, au cheval-fondu et dans les parties de barres, la maîtrise que nous leur reconnaissions en thème grec et en discours latin. Tant de grandeur m’étonnait plus qu’elle ne me
charmait et j’éprouvais pour eux plus d’admiration
que de sympathie.
Chaque semaine, le samedi soir, lorsqu’il annonçait les
places de la composition, thème, version, discours latin ou narration, M. Beaussier avouait qu’en examinant avec une attention soutenue les copies de ces trois excellents élèves, il avait eu la plus grande peine à découvrir la supériorité de l’une de ces copies sur les deux autres. Selon lui Radel, Laperlière et Maurisset s’égalaient ; à peine pouvait-on dire que Radel était plus exact, Laperlière plus élégant, Maurisset plus concis. La concision, au jugement de M. Beaussier, était peut-être le principal mérite de Maurisset. Étranger à tout ce qui se
disait et se faisait dans la classe, négligeant les préceptes les plus utiles, ignorant les règles les plus nécessaires, je produisais des thèmes et des versions bien éloignés de cette exactitude, de cette élégance et de cette concision. Tout ce qui sortait de ma plume abondait en solécismes et en barbarismes, en faux sens et en contre-sens. À la vue de ma copie, le visage de M. Beaussier exprimait tout à coup une tristesse décente, une sombre réprobation. Un pli douloureux contractait les lèvres minces et sinueuses du maître, qui me reprochait amèrement les incorrections dont fourmillaient mes devoirs et le mauvais goût qui achevait de les déparer à ses yeux ; ce mauvais goût désolait M. Beaussier et le grief qu’il m’en faisait m’accablait d’autant plus que je n’entrevoyais pas le moyen de m’en décharger en améliorant mon goût. Aujourd’hui, après tant d’années, je ne sais pas encore en quoi M. Beaussier trouvait mon goût si mauvais. Mais son antipathie pour ce goût était bien vive, à en juger par la manière dont il tournait ma copie du doigt avec un ricanement sinistre. Je souffrais de ces dédains. Je sentais bien qu’il fallait renoncer pour toujours à la gloire, heureux encore si je pouvais me réfugier dans une obscure médiocrité !
Une circonstance à cet égard me rassurait en quelque manière. Je ne descendais jamais aux trois dernières places. Ce n’était pas possible. Ce rang était à jamais assuré à Morlot, Laboriette et Chazal. Quelle que fût l’épreuve, en quelque matière qu’il fallût composer, sciences ou lettres, langues vivantes ou classiques, Morlot, Laboriette et Chazal étaient toujours les derniers. Le phénomène se reproduisait chaque semaine, avec la constance de ces lois, qui règlent le mouvement
des astres, et le retour des saisons. Il y avait des variations sur le pénultième qui était tantôt Laboriette et tantôt Morlot. Quant au dernier, c’était Chazal invariablement et l’on admirait l’inébranlable fermeté avec laquelle il se maintenait à la dernière place. M. Beaussier ne faisait aucune objection à un fait d’une exactitude si satisfaisante et si nécessaire. Il s’inclinait devant la nécessité, maîtresse des
hommes et des dieux, et il terminait la lecture du classement par les noms de Morlot, Laboriette et Chazal, sans commentaire inutile. Donc, en cas de défaite, Morlot, Laboriette et Chazal, si j’ose dire, assuraient mes derrières. Cette garantie n’était pas superflue et me devenait de jour en jour plus nécessaire. Je tendais à
descendre, une secrète et maligne influence m’inclinait vers les rangs inférieurs. Comment me le dissimuler, quand M. Beaussier le constatait avec l’âpre joie d’une âme droite qui applaudit aux rigueurs de la justice ; quand ma mère, humiliée dans son plus cher orgueil, s’en plaignait durant les repas, que ses reproches me rendaient amers ; quand mon père gardait un silence réprobateur ; quand la bonne Justine, elle-même, perdant tout respect pour son petit maître, lui opposait l’exemple de son frère Symphorien, qui, pas plus haut qu’une botte, remportait tous les prix, chez les frères ? Je m’affligeais de cet abaissement progressif ; et j’en cherchais vainement la cause, ne songeant pas à l’attribuer à ce que je ne prenais nulle connaissance de ce qui se disait et se faisait dans la classe. Et je ne cessais de décliner. Un
certain samedi de décembre, je me trouvai classé
en thème grec (muses immortelles, ô chastes sœurs, ô Mnémosyne, dérobez à la mémoire ce souvenir humiliant), je me trouvai classé immédiatement au-dessus de Morlot, Laboriette et Chazal, intercalé entre Morlot, que je
surmontais par la force des choses, et Mouron, que je ne pouvais souffrir et qui me surmontait par une fatalité dont j’étais étonné. Je méprisais profondément Mouron, Jacques Mouron, le petit Mouron, que nous appelions Mouron
pour-les-petits-oiseaux, car nous avions de l’esprit. Je le croyais bête, et la suite de ce récit fera savoir si j’avais raison. Je le jugeais plus borné encore que Morlot, Laboriette et Chazal. Chazal était rustique et étonnait quelquefois par la naïveté joyeuse de ses reparties ; Laboriette, louche, hagard, hurlant, avait l’air d’un fou ;
Morlot, qui dormait sans cesse, avait de longs cils soyeux et ressemblait à un prince enchanté des contes arabes. Ils avaient chacun quelque chose qui intéressait. Mouron me semblait sans aucun intérêt, et je crois que mes camarades n’en jugeaient pas autrement que moi. Petit, mince,
malingre, toujours souffrant, il avait manqué beaucoup de classes, et ses nombreuses maladies avaient creusé des tranchées profondes d’ignorance dans son savoir classique. Il avait l’intelligence lente, la mémoire rebelle et son ingénuité laissait voir toutes grandes les disgrâces de son esprit. Enfin, nous le jugions laid parce qu’il était faible,
stupide parce qu’il était timide, méprisable parce qu’il était inoffensif. Il y avait pourtant en Mouron je ne sais quoi de secret, de mystérieux, de profond qui aurait dû nous donner à réfléchir et suspendre notre jugement. Mais la promptitude de notre sottise nous emportait et la coutume s’était établie de railler et de tourmenter Mouron. Moi aussi je me moquais de Mouron. Car alors je respectais aveuglément la coutume. Si j’avais continué, je me déplairais beaucoup, mais j’aurais réussi dans le monde. Je méprisais Mouron, je me forçais à le déprécier et à le
contemner, plus coupable et plus sot en cela que personne, si vraiment il n’existait pas entre Mouron et moi l’antipathie naturelle qui le séparait de ses autres condisciples et de ses maîtres. Du moins j’étais sincère. De bonne foi, je tenais Mouron pour un être bien inférieur à moi, absolument inférieur, d’une infériorité dégradante, et je lui témoignais autant de dédain, je l’accablais d’autant d’ironies que ma douceur naturelle et ma perpétuelle étourderie en laissaient à ma disposition.
M. Beaussier, je le proclame, et ses actions le crient plus haut que moi, M. Beaussier était un homme juste. Sa Thémis pouvait être sans lumière et sans grâce, mais elle tenait égaux les plateaux de ses balances. La circonstance singulière que je vais rapporter prouve que
M. Beaussier jugeait sans haine et sans amour et que parfois son verdict lui coûtait de grandes douleurs. Voici le fait : un samedi, un étrange samedi, M. Beaussier
annonça que j’étais premier en version latine. Il l’annonça d’un ton grave, avec tristesse, dans un profond abattement. Il donna à entendre que c’était fâcheux, que c’était regrettable, que c’était immoral. Mais enfin, il l’annonça, il le proclama, et cette place enfin qu’il s’affligeait de voir occupée par moi, c’est lui qui me l’avait décernée. La version, paraît-il, était difficile. Les plus habiles s’étaient égarés en maint endroit. Ils avaient cherché et n’avaient pas trouvé. Mon étourderie m’avait servi. Je n’avais, à mon habitude, songé à rien. Et, ne m’apercevant pas des
difficultés, je les avais surmontées. Telle était, du moins, l’explication que hasardait M. Beaussier
de ce fait inexplicable. Quoi qu’il en fût, j’étais
premier, j’avais vaincu Radel, Laperlière et
Maurisset.
J’étais premier. J’aimais la gloire, mais je n’étais
pas fait pour elle. Je supportai mal la mienne. Son
premier rayon qui me frappait d’une façon si inattendue m’échauffa la tête. Je devins fat ; par une aberration monstrueuse de ma raison, je trouvai naturel d’être le premier de ma classe, quand, en réalité, c’était hors de toute règle et de toute prévision. Soudain une pensée me vint, qui m’inonda de joie et me gonfla d’orgueil. Je
songeai que je serais convié au banquet de la
Saint-Charlemagne et que j’y siégerais parmi les
grands et les forts au milieu des têtes des classes
depuis cette troisième à laquelle j’appartenais,
jusqu’à la rhétorique et aux mathématiques spéciales. Quel triomphe ! Quelle ivresse ! Le banquet de la
Saint-Charlemagne n’était pas seulement illustre ;
il était délicieux. Un ancien me l’avait conté ; on
y servait des crèmes et des glaces ; on y buvait le vin de
Champagne dans des coupes de cristal.
J’affectai des airs de supériorité fort ridicules et
qui me mettaient bien au-dessous moralement de
Morlot, Laboriette et Chazal. Et quand Mouron, le petit Mouron, s’arrêtant de dessiner des rosaces sur son cahier, se tourna vers moi et, de ses lèvres pâles qui découvraient des dents jaunes, me sourit d’un air à la fois moqueur et bienveillant, j’affectai de ne pas voir un si petit personnage. Et je murmurai à l’oreille de mon voisin Noufflard :
— Quel cancre, ce Mouron !
Quand la cloche sonna, j’imitai, en sortant de la salle, la démarche lourde, l’allure bovine de mes rivaux, un moment vaincus, mais toujours altiers et menaçants, Radel, Laperlière et Maurisset.
Hélas ! Je ne devais plus retrouver la victoire. La
semaine suivante, M. Beaussier, avec une
satisfaction visible, proclama mon abaissement.
L’incorrection de mon thème, les solécismes et les
barbarismes dont il était grevé me replongeaient
soudain dans le dernier tiers de la classe, non loin de Morlot, Laboriette et Chazal. Ils possédaient, ceux-là, les attributs divins, la permanence et la stabilité. à tout prendre et pour mon malheur, ce premier rang, une seule fois
occupé, ne faisait qu’imprimer à ma médiocrité
un caractère de déchéance. Mais il m’assurait un
siège au banquet de la Saint-Charlemagne.
Je me faisais de ce banquet une idée sans cesse
grandissante. Je ne dis pas que je me le représentais
comme le festin des dieux que Raphaël a peint sur un plafond de la Farnésine, et cela pour bien des raisons qu’il est inutile d’exposer. Du moins, je le chargeais
dans mon esprit de toutes les pompes et de toutes les magnificences que pouvait concevoir mon imagination jeune et débile, mais déjà ornée. C’était le sujet le plus fréquent de mes méditations. Ce l’eût été de tous mes entretiens ; pourtant je n’osais en parler à mon père dont je craignais la froide raison, ni à ma mère qui m’eût dit
sûrement que je ne méritais pas les honneurs de cette table, car être premier une seule fois, c’est l’être par hasard. J’en causais à la cuisine avec Justine, et ne m’avisai-je pas de lui dire, un jour, tandis qu’elle faisait frire à grand bruit les pommes de terre, qu’à la Saint-Charlemagne on servait des paons avec leur queue déployée, un cerf avec ses andouillers et des marcassins dans leur robe de soie. Ce n’était point un mensonge : j’avais trouvé ces splendeurs culinaires dans un livre de contes du vieux temps et je me persuadais qu’elles seraient renouvelées et agrandies dans le banquet du 28 janvier. Mais Justine ne m’écoutait pas et remuait le charbon avec un bruit si terrible qu’il faisait tressaillir mon père sur son
fauteuil, à l’autre bout de l’appartement.
Cependant Mouron, le petit Mouron, doux et modeste, toujours timide, toujours un peu lent de pensée, s’élevait chaque semaine ; un jour même, il se plaça entre Laperlière et Maurisset, à l’étonnement des élèves et de M. Beaussier lui-même. Ce succès était le présage d’un succès plus grand et plus haut. Dans la seconde semaine de janvier, Mouron fut premier en thème grec. Il
avait surpassé en expérience de l’iota souscrit
Laperlière et Radel et mieux connu les verbes en mi
que Maurisset lui-même. La classe entière accueillit le succès de Mouron en imitant joyeusement le chant des petits oiseaux, en faveur de celui qui portait le nom de leur plante favorite, et ces voix bocagères célébrant le héros des verbes en mi firent sourire M. Beaussier lui-même qui les lèvres retroussées, prit un moment l’aspect d’un vieux faune. On dit même, on dit que, dans les arbres chargés de neige, les moineaux joignirent leur chant à celui de
leurs imitateurs. Pour moi, je l’avoue à ma honte,
songeant que Mouron serait convié au banquet de la
Saint-Charlemagne, j’en éprouvais une vive
contrariété. Une gloire partagée avec Mouron me
déplut et je cessai de me promettre honneur et joie
d’une table où je serais assis à côté de lui. Je
confesse ces sentiments et pourtant je demande,
comme Jean-jacques Rousseau, s’il est un lecteur
qui se croira meilleur que moi. En cette journée,
où je montrai une âme si faible et si vaine, mon
humiliation fut grande. M. Beaussier publia
qu’à l’endroit de l’aoriste j’étais d’une
ignorance crasse et que, dans mon thème, j’avais
commis un nombre de fautes qui n’était dépassé
que par Morlot, Laboriette et Chazal.
Je rentrai fort maussade à la maison et courus
rejoindre Justine à la cuisine où elle épluchait
des carottes avec un couteau redoutable. Ses bras
nus étaient zébrés jusqu’à la saignée d’égratignures, de coupures, de déchirures et de toutes sortes d’estafilades. La rougeur de ses joues égalait l’éclat de la braise. Je lui annonçai que la Saint-Charlemagne n’était qu’un repas de
cancres, d’oisons et de types inférieurs, et qu’on n’y servirait ni paons, ni cerfs, ni sangliers, mais
de la morue et des haricots. J’entrepris de lui démontrer que Mouron pour-les-petits-oiseaux était bête comme un pot. Tandis que je parlais, elle souleva le couvercle
de la marmite ; puis, le visage aveuglé d’une vapeur ardente, saisit sur la cheminée une poignée de sel, renversa une bouteille d’huile sur sa tête, heurta la table, fit tomber la lampe et s’étala de tout son long sur le carreau sonore. De telles mésaventures survenaient trop fréquemment pour qu’elle y prît garde. Mais il était difficile d’avoir une conversation suivie avec une personne si accidentée.
Le jour de la Saint-Charlemagne se leva humide et sombre. Le banquet se célébrait dans le réfectoire du collège, où je n’avais jamais pénétré, mais dont l’odeur fade et grasse, quand je passais devant les portes, me soulevait le cœur. Justine disait que j’avais le cœur délicat. La grande salle, garnie de longues tables de marbre noir, était ornée de
guirlandes de papier dans le goût vif et simple des décorations de caserne et de sacristie. Il n’y
avait pas de nappes ; mais les serviettes étaient pliées sur les assiettes en forme d’oiseau et ces blancs simulacres me charmèrent comme si les colombes d’Aphrodite eussent déjà volé dans mes rêves. Je fus placé entre Laperlière, dont je tenais la gauche, et Mouron, qui occupait à ma droite le bout de la table, au pied de l’estrade où M. le directeur, l’abbé Delalobe, brillait, vénérable et souriant, dans une noire couronne de professeurs. Je méprisais Mouron : Laperlière me méprisait. Nous n’échangions tous trois aucune parole. Laperlière avait la ressource de causer avec Radel son voisin de droite, tandis que nous étions assujettis, Mouron et moi, à un mutuel silence. On ne servit ni paons, ni cerfs, ni sangliers. Mais des radis et des ronds
de saucisson, après une longue attente, passèrent. Je contemplais la couronne universitaire. M. Beaussier y fleurissait. Je reconnaissais ses lèvres sinueuses, ses gros favoris poivre et sel, son menton rasé de frais. Il avait l’air moins assuré que dans sa classe. Il mit sa serviette sous son menton et porta de la nourriture à sa bouche. J’en fus surpris. Je n’avais pas songé qu’il
mangeât. Il était pourtant facile de l’imaginer, mais nous ne songeons pas à toutes les fonctions de la vie en voyant toutes sortes de personnes et cette faculté d’abstraction importe grandement à la dignité humaine. Les plats se succédaient lentement. Le bruit des voix égayait la salle. J’entendais mon voisin de gauche Laperlière expliquer à Radel le mécanisme des revolvers et des carabines qu’il
avait reçus pour ses étrennes, car ces princes des
études étaient héroïques jusque dans leurs jeux. Je distinguais moins bien les paroles de Radel qui traitait de l’équitation et même de la vénerie. Il était pour moi, fils d’un petit médecin de quartier, tout à fait impossible de prendre part à de telles conversations dont au reste j’étais
formellement exclu. Mouron, au contraire, me faisait de temps en temps quelques avances discrètes ; mais je les dédaignais avec affectation et je lui montrais la même morgue que Radel et Laperlière me montraient. Observant à la dérobée ce pauvre petit visage doux et fin, je m’entretenais
dans la volonté de ne point communiquer avec un être inférieur. Pourtant, je ne sais quoi de mystérieux et de profond, qui agissait au dedans
de moi, m’avertissait que ces sentiments allaient
bientôt s’éteindre et que d’autres, tout différents,
s’allumeraient à leur place. Je résistais à ces
avis secrets qu’un ancien aurait pris pour un
avertissement des dieux. Après le rôti et quand
nous eûmes, comme dit Homère, apaisé l’inexorable
faim, le bruit des voix et des rires devint
assourdissant. Je vis alors du coin de l’œil
Mouron rouler sa serviette autour de son bras
droit, sous son poing fermé auquel il donna
quelque aspect de visage en passant le bout de son
pouce entre l’index et le doigt du milieu, je le
vis contempler cette poupée vivante avec une
tristesse apprêtée et pourtant véritable, et je
l’entendis qui lui disait :
— Comment te portes-tu, mon pauvre petit Mouron ? Tu n’as personne à qui parler. C’est triste, mais console-toi. Nous allons causer ensemble et cela va bien nous amuser ; je vais te conter une aventure extraordinaire qui est arrivée à l’élève Pierre Nozière. L’élève Pierre Nozière
est venu au banquet de la Saint-Charlemagne sans son âme, car, s’il y était venu avec son âme, il parlerait. Mais il ne dit rien, parce que son âme n’est pas dans son corps. Où est-elle ? Dans
quel pays ? Sur la terre ou dans la lune ? Je
n’en sais rien. Et pendant qu’elle se promène,
Dieu sait où, tu fais un bien triste déjeuner,
mon pauvre petit Mouron, à côté d’un corps sans
âme, d’une statue de cire qui ne parle ni
qui ne rit, puisque c’est une statue. Qu’est-ce
que tu dis de cela, pauvre petit Mouron, pauvre
petit Mouron pour-les-petits-oiseaux ?
Au début de cette minuscule comédie, je m’étais
armé de dédain pour mieux résister aux avances de
mon voisin, mais la grâce de sa voix et de sa pensée, le
charme de son âme, douloureuse et douce, opérèrent
sur mon cœur qui fut retourné. Je sentis soudain
que Mouron l’emportait sur moi par les dons les
plus rares et les plus précieux de l’esprit et du
caractère et je me sentis enflammé pour lui d’une
tendresse ardente. Je ne pus trouver une parole ;
mais il lut en moi et je vis son fin visage
s’éclairer d’un sourire de joie. En une seconde,
nous étions devenus des amis intimes. Nous nous
étions tout dit. Je connaissais Mouron comme si
je ne l’avais pas quitté d’un jour.
Mouron pour-les-petits-oiseaux, Jacques Mouron, mon cher Mouron, vivait avec sa mère et sa sœur
dans un joli petit appartement de la rue de Seine, où les meubles étaient de peluche bleue et rose. Son père, Philippe Mouron, professeur de chimie à l’École normale, était mort jeune au moment où il faisait d’importantes découvertes. Jacques Mouron aurait voulu aussi faire des sciences.
— Il y en a, me dit-il, qui sont très jolies, je
t’assure. Mais je ne crois pas que je réussirai à
les apprendre. Ma santé n’est pas assez forte. J’ai
été très malade, encore, cette année.
— Ce n’est pas grave, lui dis-je.
— Non, ce n’est pas grave, répondit-il avec un sourire de ses lèvres blanches. Ma sœur aussi a été malade. Elle a manqué trois mois de cours. Elle a manqué en grammaire les participes, et en histoire la féodalité. Crois-tu ?
— Moi, dis-je, j’aime l’histoire surtout quand elle
est extraordinaire.
— Moi aussi, je l’aime. Mais je me sens perdu dans les
empires et les monarchies. C’est peut-être parce que
je suis tout petit.
— Tu n’es pas tout petit.
— Je le deviens. C’est vrai ; je diminue. Je
deviendrai bientôt petit, petit.
Le repas était vraiment très beau. Il y eut des œufs
à la neige servis dans de grands saladiers et l’on
versa le vin de Champagne. Nous devînmes très gais.
Laperlière lui-même consentit à trinquer avec moi et je choquai vingt fois mon verre contre celui de mon cher Mouron. Je lui contai l’histoire de la portière qui jette un seau d’eau au visage de son propriétaire en croyant le jeter aux polissons qui sonnaient à la porte. Il me dit avec un rire, que coupait par intervalles une petite toux sèche, l’aventure du marchand de marrons qui voit partir
sa poêle attachée par une ficelle à la roue d’un fiacre. Puis nous célébrâmes Spartacus, Épaminondas et le général Hoche. Quant à Charlemagne, il nous paraissait un peu risible à cause de sa grande barbe.
— Tu sais, me dit Mouron, il est allé combattre les
Normands avec vingt mille francs.
Je crois que nous étions un peu ivres. Et c’est un fait certain que je quittai le banquet emportant, par mégarde, ma serviette dans ma poche. J’accompagnai Mouron jusqu’à sa porte. Et là, serrant dans ma main sa petite main chaude, je lui jurai une amitié éternelle.
Je la lui gardai tant qu’il vécut. Il mourut à
vingt ans.
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VIII
ROMANTISME
Un des hommes les plus bizarres qui fréquentaient
chez nous, alors que j’accomplissais ma douzième
année, était M. Marc Ribert, petit homme noir de
cinquante à cinquante-cinq ans environ, hérissé, le
front bossué, les joues creuses et qui réussissait
assez à se donner l’air fatal et désespéré. Il est
vrai que ses affaires y contribuaient ; car on
disait qu’elles se trouvaient, par sa faute, en
très mauvais état. Fils d’un gros marchand de vins
de Bercy, il avait, dans sa jeunesse, assidûment
fréquenté le monde des Jeunes-France, des lorettes
et des théâtres des boulevards, donné des fêtes
magnifiques, fait bâtir un castel gothique à
Clamart et dissipé en toutes sortes de prodigalités
l’héritage paternel. Sa femme, morte jeune, du mal qu’on appelait encore à cette époque la consomption, lui avait laissé une fille qu’on disait d’une exquise beauté et d’une santé délicate. Il avait trop tardé à réduire son train, et on le croyait à bout de ressources. Les raisons
d’inquiétude et d’affliction ne lui manquaient donc
pas ; mais ceux qui, comme mon père, le connaissaient bien, le jugeaient léger, frivole, oublieux, et pensaient que, insensible à ses infortunes trop réelles, il était désespéré par goût et par inclination. C’était un romantique cuit et recuit. On n’en rencontrait plus guère alors de cette espèce. Aussi M. Marc Ribert m’inspirait-il une grande admiration. Sa parole, ses regards, ses gestes exhalaient son génie et ses rêves. Il m’apparaissait environné de sylphes, de gnomes, de lutins, d’anges, de démons, de fées. Il fallait l’entendre réciter quelque lied nébuleux ou quelque ballade fantastique. Il prétendait que le laid est le beau et que le beau est le laid et je n’hésitais pas à le croire. Aujourd’hui j’y fais plus de difficultés. M. Marc Ribert m’enseignait que Racine était une perruque et une vieille savate. J’embrassai cette opinion
aveuglément parce qu’elle était contraire à celle
de M. Bonhomme, mon professeur. C’était pour moi
une raison décisive. Oh ! Avec quel feu le vieux
romantique me conviait à jeter l’épouvante sur les
épiciers et les philistins et à terrasser l’hydre du perruquisme et de quelle ardeur je brûlais de le suivre et de proclamer la liberté de l’art sur le corps de M. Bonhomme terrassé.
Ma chère maman déplorait l’ascendant que M. Ribert
prenait sur mon esprit. Parfois elle soupirait :
« il va rendre Pierre aussi fou que lui !… » et elle comptait sur M. Danquin, mon parrain, pour combattre cette mauvaise influence. Mais il y avait peu de chance
que M. Danquin exerçât quelque action sur moi :
il était raisonnable. Cet excellent homme tenait
M. Ribert pour fou, fou à lier. Entre nous, il
croyait, avec M. Duvergier De Hauranne, que le
romantisme est une maladie comme le somnambulisme ou l’épilepsie, et il rendait grâce au ciel de ce que le mal fût en pleine décroissance.
De son côté, l’antipathie que mon parrain inspirait
à M. Marc Ribert était invincible parce qu’elle était naturelle. Aux yeux de Marc Ribert, mon parrain était un bourgeois. Un « bourgeois », c’était
tout dire ! Pour se distinguer de cette caste infâme, Marc Ribert s’habillait d’une sorte de pourpoint de velours noir et de larges chausses d’une forme inusitée. Il portait une longue chevelure qui, rejetée en arrière, formait une pointe diabolique sur son front et il taillait sa barbe comme celle de Méphistophélès. Ainsi fait, il raillait amèrement mon parrain qui, court et ventru, vêtu d’une longue redingote, le nez chaussé de lunettes d’or ainsi que M. Joseph Prudhomme, s’ornait ainsi que lui d’un col dont les deux pointes lui montaient au-dessus des joues et d’une cravate de taffetas noir qui faisait trois fois le tour de son cou ; et, comme ses joues étaient du plus beau vermillon, Marc Ribert comparait le visage de mon parrain, dans son vaste faux col, à un bouquet de roses dans du papier blanc. Comparaison qui me frappait par son exactitude et qui, me revenant à l’esprit chaque fois que je voyais mon parrain, me donnait le fou rire.
Mon parrain, soupçonneux, haussait les épaules, m’appelait grand imbécile et me conseillait d’aller étudier mes leçons plutôt que de faire le dadais. M. Marc Ribert, au rebours, me dissuadait d’écouter mes professeurs.
— Ce sont des momies, me disait-il, des Fontanes.
Et, jouant sur les mots, très agréablement à mon
sens :
Maintes fois, j’ai entendu dans le petit salon paternel des disputes entre mon parrain et M. Ribert. Mon parrain y jouait au naturel le personnage de Jérôme Paturot. Je n’étais pas capable de suivre ces disputes et encore moins de juger les raisons apportées de part et d’autre, si tant est qu’on apportât des raisons. Je n’étais qu’un petit sot ; aussi étais-je très tranchant. Je donnais toujours tort à mon parrain. Le fait est qu’il
n’employait pas des termes éblouissants comme son
adversaire. Celui-ci vous jetait pêle-mêle hauberts,
écharpes, cimiers, géants, dragons, écuyers, nains,
châtelaines, pages, chapelles, ermites. À sa voix,
au petit salon de Madame Nozière faisait place
un monde enchanté, et dans cette féerie éclataient les malédictions, les sarcasmes, le rire guttural du vieux romantique.
Qu’elle était grêle alors la crécelle de mon parrain qui répondait par le Roi d’Yvetot et le Meunier Sans-Souci, en agitant ses breloques sur son ventre rebondi !
Je serais bien incapable de rapporter leurs
conversations avec fidélité. Et c’est sans doute
l’essentiel qui m’a échappé. Si je fais effort pour retrouver quelques-uns de leurs propos, il me semble que M. Danquin pouvait n’avoir pas toujours tort, comme je croyais. Il se plaignait que bien des nuances du langage, autrefois discernées et reconnues, fussent maintenant confondues et qu’on écrivît moins bien et moins clairement qu’autrefois. Il regrettait aussi que la raison eût perdu son empire sur les esprits. Mais M. Marc Ribert avait pour lui l’inestimable avantage d’exprimer
des pensées difficiles à comprendre. Leur obscurité me les rendait belles. On n’admire guère ce qui est clair. L’admiration ne va point sans surprise. Aussi j’étais transporté d’enthousiasme en entendant définir l’œuvre romantique.
— C’est, disait Marc Ribert, l’œuvre de révolte
et de douleur ; c’est le deuil amer mêlé à la fiévreuse recherche de l’infini ; c’est le
désespoir caché sous l’ironie la plus mordante.
Que sais-je encore ? J’en frissonnais d’épouvante
et d’admiration.
Les discussions politiques entre ces deux hommes
si différents d’esprit et de nature, étaient tout
aussi violentes que les discussions littéraires, mais beaucoup plus courtes. En politique, mon parrain ne connaissait que Napoléon, M. Ribert regrettait Louis Le Hutin. C’est sous le règne de Louis Le Hutin qu’il eût voulu vivre : il en jurait tous les saints. Mon parrain croyait qu’il plaisantait ; c’était une grande erreur.
Marc Ribert ne plaisantait jamais et ce sérieux qu’il gardait dans la folie lui donnait une grande autorité sur l’esprit d’un enfant comme moi. Cette idée qu’il eût fait bon vivre sous le règne de Louis Le Hutin m’entra si fort dans l’esprit que je l’exprimais à tout moment à ma mère, à ma bonne Justine et à mes camarades de classe.
Un jour, pendant la récréation de midi, je la confiai à
Fontanet, qui, d’un esprit plus judicieux et plus
élevé, me répondit qu’il aurait voulu vivre sous le
règne de saint Louis.
Je n’étais jamais allé chez M. Marc Ribert, que je connaissais déjà depuis longtemps, quand, un
matin, mon père qui s’y rendait, soit comme
médecin, soit comme ami, m’emmena avec lui. Marc
Ribert habitait sur la rive droite, près de la
Madeleine, rue Duphot. Cette rue n’offrait rien
de romantique, la maison non plus. Elle datait non de Louis le Hutin mais de Louis-Philippe. L’escalier, avec son tapis beige et sa rampe de fonte peinte en blanc, ne répondait en rien aux goûts de M. Ribert ; l’antichambre, garnie d’un porte-parapluie et d’un porte-manteau, n’y correspondait pas davantage. Mais patience ! Mon père se glissa seul dans un couloir qui conduisait sans doute à la chambre de M. Ribert et la servante qui nous avait reçus, fort grasse de toutes manières, m’introduisit dans un petit salon meublé de divans sur lesquels étaient des coussins brodés et des tapis d’Orient. Il y avait contre le mur de ce salon un très grand tableau qui me fit éprouver soudain tous les charmes de la douleur. La douleur touche mieux les cœurs généreux quand elle est belle. Je fus ému profondément à la vue de cette peinture représentant Ophélie, blonde et charmante, qui se noyait en souriant. Elle s’abandonnait à l’eau et flottait, mollement
soutenue par sa robe. Sa tête couronnée d’herbes et de fleurs reposait sur l’onde comme sur un oreiller. Le ruisseau et les arbres du bord offraient une teinte pâle et verdâtre que reflétait le visage de la jeune fille. Ses yeux exprimaient l’étonnement ingénu de la folie. Tandis que je contemplais ce tableau de tant de grâce et de pitié, j’entendis une voix fraîche qui chantait avec d’étranges distractions et des interruptions soudaines : Adieu, mon beau navire !… Cette romance, qui en tout
autre moment ne m’aurait peut-être pas touché, me déchira les nerfs et me fit éclater en sanglots. Le chant cessa. Je frissonnais encore. Le bruit d’une porte qu’on ouvrait me fit tourner la tête, et j’aperçus, dans l’embrasure de cette porte, une jeune fille, vêtue de blanc comme Ophélie, blonde comme elle et comme elle portant des fleurs dans ses bras. À ma vue, elle poussa un léger cri et s’enfuit.
Pendant des jours dont je ne sais point le compte, je revis Ophélie et cette jeune fille qui lui ressemblait. Je relus, jusqu’à le savoir par cœur, le récit de la reine dans la pièce de Shakespeare : « Il est au bord du ruisseau un saule dont le cristal de l’eau réfléchit le pâle feuillage ; elle en cueillait une branche pour en faire de bizarres
guirlandes avec des renoncules, des orties, des
marguerites et ces fleurs rougeâtres… que nos jeunes filles appellent des doigts de morts. Comme elle se penchait pour suspendre sa guirlande aux rameaux pendants, une malheureuse branche se rompit, elle tombe avec sa moisson dans le triste ruisseau, ses vêtements s’enflent et s’étalent et la soutiennent un moment comme une fée des eaux. Pendant ce temps elle chantait des bribes de vieilles ballades, sans conscience du danger. »
Quelques jours, peut-être quelques semaines après être allé dans cette maison de la rue Duphot, où j’avais ressenti une profonde émotion, j’appris de mes parents, parmi divers propos de table, que M. Marc Ribert avait quitté définitivement Paris où il ne pouvait plus vivre et s’était retiré dans un petit village au bord de la Gironde, chez des parents qui cultivaient la vigne, et qu’il avait emmené
avec lui sa fille Bérengère, dont la santé donnait des inquiétudes. Cette nouvelle m’attrista sans me surprendre. Je m’attendais à apprendre de ce côté de grandes tristesses.
Le temps coula. Insensiblement, comme le corps
charmant de l’amante d’Hamlet, le souvenir de la
jeune fille qui portait des fleurs disparut de ma
mémoire. Puis, soudain, il me ressouvint d’elle,
un matin d’automne, en entendant ma chère maman
chanter : Adieu, mon petit navire !…
Je demandai :
— Maman, qu’est devenu Monsieur Marc Ribert ?
Il y a plus de cinq ans que je n’ai entendu parler
de lui ni de sa fille.
— Monsieur Marc Ribert est mort, mon enfant. Comment ne le sais-tu pas ?… sa fille est devenue folle, d’une folie très douce. Elle garde précieusement dans une boîte des cailloux qu’elle prend pour des perles et des diamants. Elle les fait admirer et les donne aux personnes qui
viennent la voir. Sa folie prend encore d’autres formes plus singulières. Elle dit qu’elle ne peut pas lire parce que, quand elle ouvre un livre, à peine regarde-t-elle une page, que les lettres s’envolent comme des mouches en bourdonnant dans la chambre. Aussi ne veut-elle lire que des bouquets ; elle les déchiffre très bien, car elle
connaît le langage des fleurs. Mais voilà que maintenant, sous son regard, les fleurs s’envolent comme des
papillons.
— Sait-on ce qui l’a rendue folle ?
— Un chagrin d’amour. Elle était fiancée. En
apprenant que Monsieur Marc Ribert avait perdu
tout son bien et même la petite fortune qui
appartenait à sa fille, le fiancé de Bérengère
reprit sa parole.
Je m’indignai.
Ma mère sourit tristement :
— Mon enfant, les hommes sont souvent sans courage
et sans foi.
Cette pensée me frappa.
Sans contenir rien de rare, elle est unique chez
ma mère, qui croyait à la bonté humaine.
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IX
PRESTIGES
À peu de temps de là, un événement s’accomplit qui
fait époque dans ma vie. J’assistai à la
représentation d’une pièce de théâtre. Mes parents
n’allaient guère au spectacle et il fallut, pour
qu’ils m’y menassent, un concours extraordinaire
de circonstances : il fallut que mon père sauvât
par son art et ses soins la femme d’un auteur
dramatique, qui peu de temps après cette heureuse
guérison fit jouer un drame historique à la
Porte-Saint-Martin, il fallut que l’auteur
reconnaissant offrît une loge à mon père et que
le billet fût valable pour la seule soirée de la
semaine où je pusse veiller, celle du samedi, jour
où les directeurs de théâtre sont avares de leurs
faveurs, il fallut enfin que la pièce parût de
sorte à ne point offenser d’innocentes oreilles.
Pendant vingt-quatre heures, je vécus, agité de
crainte et d’espérance, dévoré de fièvre, dans
l’attente de cette félicité inouïe, et qu’un coup
soudain pouvait détruire. On devait craindre
jusqu’à la dernière minute que le docteur ne fût
appelé auprès d’un malade. Je crus que, le jour
de la représentation, le soleil ne se coucherait
jamais. Le dîner, dont je n’avalai pas une bouchée,
me parut interminable, et je fus dans des transes
mortelles d’arriver en retard. Ma mère n’en
finissait pas de s’habiller. Elle craignait, en
manquant les premières scènes, de désobliger
l’auteur et perdait cependant un temps précieux à
arranger des fleurs à son corsage et dans ses
cheveux. Ma chère maman étudiait devant son armoire
à glace sa robe de mousseline blanche recouverte
d’une tunique transparente semée de pois verts, et
semblait attacher une sérieuse importance à l’ordre
de sa coiffure, à la ligne que dessinait sa
berthe sur son corsage, aux broderies de ses
manches courtes et à diverses autres circonstances
de sa toilette que je jugeais frivoles. Jugement
que, depuis, j’ai réformé. Le fiacre appelé par
Justine attendait. Maman mit de l’eau de lavande
sur son mouchoir et descendit. Elle s’aperçut
dans l’escalier qu’elle avait oublié son flacon
de sels sur la toilette et m’envoya le chercher.
Enfin, nous arrivâmes ; l’ouvreuse nous introduisit
dans une loge toute rouge qui s’ouvrait sur une
vaste salle bourdonnante, d’où partaient les sons
inharmonieux des instruments que les musiciens
accordaient. La solennité des trois coups frappés
sur la scène et suivis d’un profond silence m’émut.
Le lever du rideau fut vraiment pour moi le
passage d’un monde à un autre. Et dans quel monde
splendide j’entrais ! Habité par des chevaliers, des
pages, des dames et des damoiselles, la vie y était
plus grande et plus magnifique que dans le monde
où ma naissance m’avait placé, les passions plus
terribles, la beauté plus belle. Dans ces vastes
salles gothiques, les costumes, les gestes, les
voix charmaient les sens, étonnaient l’esprit,
ravissaient le cœur. Rien n’existait plus pour
moi que ce monde enchanté subitement ouvert à ma
curiosité et à mon amour. Une irrésistible illusion
s’était emparée de moi, et ce qui aurait dû la
détruire en me rappelant que j’assistais aux jeux
du théâtre, les planches, les frises, les bandes
de toile peinte qui représentaient le ciel, ces
rideaux qui encadraient la scène, me retenaient
encore plus fortement dans le cercle magique. Le
drame nous transportait aux dernières années du
règne de Charles VII. Et pas un des personnages
qu’il fit passer sur la scène, non pas même le
veilleur de nuit et le sergent du guet, ne se
montra à mes yeux sans y laisser une vive image. Mais quand parut Marguerite d’Écosse, un trouble
extraordinaire s’empara de moi, je me sentis
brûlant et glacé et fus près de défaillir. Je
l’aimai. Elle était belle. Je n’aurais jamais cru
qu’une femme pût l’être autant. Elle apparut
pâle et mélancolique dans la nuit. La lune, qu’on
reconnaissait tout de suite pour une lune du moyen
âge à cause de son cortège de nuages lugubres, et
par sa visible amitié pour les clochers, versait
sur la jeune dauphine des rayons d’argent. Je ne
sais dans le tumulte de mes souvenirs quel ordre
suivre ni comment achever mon récit. J’admirai que
Marguerite fût si blanche et, lui voyant les
paupières bleues, je pensai que c’était un signe
d’aristocratie. Femme du dauphin Louis, elle aime l’archer Raoul, jeune et beau, et qui ne se connaît ni père ni mère, ce qui le rend extrêmement triste. On n’ose blâmer la dauphine d’aimer
l’archer Raoul, quand on sait que cet archer est le fils de Charles VII. Le roi, averti par les
astrologues qu’il mourrait de la main de ce fils, le fit exposer, dès sa naissance, et lui substitua un enfant trouvé qui épousa Marguerite d’Écosse et devint le dauphin Louis, en sorte que c’est réellement à Raoul que Marguerite était destinée. Elle ne le sait pas. Raoul l’ignore, mais une force mystérieuse les attire l’un vers l’autre.
Les entr’actes qui me ramenaient brusquement à la vie de tous les jours me semblaient d’une brutalité odieuse, et les cris de : sirop, limonade, bière ! bien que nouveaux à mes oreilles et par conséquent sans vulgarité, me blessaient par leur caractère profane.
Je vis sur le programme que le rôle de Marguerite
d’Écosse était tenu par mademoiselle Isabelle Constant, et ce nom se grava dans mon cœur en traits de feu très doux. Il me restait encore assez d’intelligence pour distinguer entre le personnage et l’interprète ; mais je prêtais à mademoiselle Constant le caractère de Marguerite d’Écosse, tel que le dramaturge l’avait exprimé, le goût des lettres, une âme généreuse et pure, un cœur noble, une mélancolie romantique.
Pendant le dernier entr’acte, l’auteur, grand homme
grisonnant, bourgeonné, vint dans notre loge et je le vis qui saluait courtoisement ma mère. En vain il me posa la main sur la tête comme autrefois avait fait Rachel, en vain il me parla obligeamment de mes études, me félicitant
de mon goût précoce pour les lettres, et m’exhortant à apprendre à fond le latin, connaissance qu’il possédait lui-même et à laquelle il attribuait la force de son style, bien différent de celui de ses confrères dramatiques qui écrivaient comme des fiacres. Je lui répondis à peine et sans le regarder. S’il avait su la cause de mon indifférence, il en aurait été flatté, mais probablement il me trouva stupide, sans attribuer ma stupidité à l’impression prodigieuse que son œuvre produisait sur mon esprit. La toile se releva. Je recommençai à vivre.
Marguerite d’Écosse me fut rendue. Hélas ! Je ne la retrouvai que pour la perdre aussitôt. Elle périt de la main du dauphin Louis au moment où l’archer Raoul se jetait à ses pieds. L’archer Raoul tomba frappé du même poignard et apprit en expirant qu’il était aimé. Combien j’enviai son sort !
Le lundi, à la classe du matin, avec quel superbe dédain je regardai mon professeur qui insistait sur l’importance qu’il y avait à bien distinguer les trois voix des verbes grecs, comme si quelque chose au monde importait hors mademoiselle Isabelle Constant, sa gloire et sa beauté. Contemplant l’image adorable imprimée dans mon cœur, je n’entendis point les explications de M. Beaussier sur la voix moyenne qui ne répond pas au verbe purement réfléchi, comme on ne le croit que trop communément. Ce défaut d’attention me rendit incapable de décider, sur l’injonction de mon professeur, si παρασκεθεσθαι, signifie se présenter ou présenter pour soi, sens évidemment différents l’un de l’autre. Au lieu de répondre au hasard, ce qui me réservait une chance sur deux de rencontrer juste, je gardai stupidement le silence et fus traité de cancre, injure que je ressentis cruellement au dedans de moi, car l’amour rend les âmes fières.
Pendant la récréation, je contai la soirée qui avait décidé de mon sort à Mouron dont l’âme exquise me semblait propre à recevoir mes confidences. À ma grande déception, Mouron, loin d’admirer et de s’émouvoir, garda durant mon récit un sourire moqueur, et, quand je lui dis la beauté d’Isabelle, il me répondit, sans nulle émotion, par un de ces agaçants jeux de mots, habituels à son esprit polyglotte :
— Isabella bella dona, Isabelladone par
contraction.
Il y avait des petitesses dans l’esprit de Mouron.
Le soir, pendant que, nos portefeuilles sous le bras, nous suivions ensemble, selon la coutume, la rue du Cherche-Midi et la rue des Saints-Pères, je ne pus me défendre de parler à Fontanet du seul sujet qui existât pour moi. Connaissant l’esprit ironique de mon camarade, je craignais qu’il ne se moquât de mes sentiments exaltés. Il me montra, au contraire, un visage grave et parut m’encourager par son silence à lui verser mon âme tout entière. Trouvant inopinément un cœur fait pour me comprendre, je décrivis à mon cher condisciple l’état où m’avait plongé l’apparition de Marguerite d’Écosse, blanche sous les rayons de la lune.
Fontanet me regarda d’un air sombre et me dit :
— Prends garde, Nozière, prends garde : la femme
est perfide.
Et il ajouta avec une violence imprévue :
— Quand on a aimé une femme, quand on a foulé avec elle la mousse des bois, quand on a noué dans ses cheveux la fleur de l’églantier, quand on a reçu ses serments sous un tilleul, si cette femme est infidèle, vois-tu, c’est terrible ! On n’a plus de raison d’être dans la vie, on n’existe plus, on n’est plus qu’une ombre et qu’un cadavre.
Évidemment, ces paroles ne correspondaient pas
exactement aux miennes, mais elles respiraient
l’amour, et tous deux, nous alternions nos chants
comme des bergers de Sicile. J’y goûtais du
plaisir, non sans en éprouver de la surprise.
Jamais avant ce jour Fontanet ne m’avait entretenu
de la perfidie des femmes, et jamais il n’avait
parlé avec tant d’exaltation. Ses conversations
ordinaires donnaient plutôt l’idée d’un esprit
propre aux affaires, et je l’admirais surtout
comme homme d’État. Mais, ce jour-là, Fontanet
ne songeait pas à la vie publique. Voué tout entier à l’amour fatal, il annonçait des résolutions farouches.
— Ah ! s’écria-t-il, goûter les délices de la
vengeance !
— Je voudrais la revoir, ne fût-ce qu’un instant, dis-je en soupirant, me trouver dans l’ombre sur son passage.
Fontanet murmurait le nom de Madeleine et semblait en proie à de magnifiques tortures.
— Qui est Madeleine ? demandai-je ému, où l’as-tu
connue ?
Fontanet me répondit avec gravité.
— Madeleine est l’héroïne d’un roman qui est une
histoire véritable. Je l’ai lu dimanche, dans le
jardin du Luxembourg, sur un banc, devant la
statue de Velléda. Ce roman s’appelle Sous les tilleuls. Il faut l’avoir lu pour connaître les passions. Je te le prêterai.
Les jours succédaient aux jours et je n’oubliais pas
Isabelle, je me demandais quel palais elle habitait, dans quels jardins délicieux elle se promenait. Mais je ne trouvai personne qui pût me l’apprendre. Je manquais de relations dans le monde du théâtre. Faute de renseignements, je lui donnai un logis à mon goût, un château du XVe siècle où j’entassai toutes les splendeurs de l’Orient.
Un jeudi, je rencontrai rue de Tournon mon voisin
M. Ménage[1], qui revenait du musée du Luxembourg où il copiait pour vivre l’Appel des condamnés, grande toile sentimentale dont il se disait écœuré. Il se plaignit de la décadence des arts, poursuivit de ses invectives les philistins, ennemis nés du génie, vomit longuement la peinture chlorotique d’Ary Scheffer et, plein d’horreur et de dégoût pour le temps présent, jeta l’anathème sur la
poésie, le roman et le théâtre bourgeois. À force de ruse et de patience, je parvins à ramener la conversation sur le théâtre et lui demandai s’il ne connaissait pas mademoiselle Isabelle Constant.
— Ah ! s’écria-t-il en souriant tout à coup, la petite Constant… C’est la fille du père Constant, le coiffeur de la rue Vavin ; tu vois d’ici sa boutique bleue, surmontée d’une boule d’or, d’où pend une queue de cheval. Dans une cage accrochée à une fenêtre de l’entresol sifflent les serins de la petite Constant, qui lui ressemblent par la gentillesse, le ramage et l’esprit… Et il faut voir la mère Constant, son chapeau orné de coquelicots, ses anglaises attachées à ses oreilles par des ficelles rouges, ses coques, son petit châle jaune et son cabas ! Elle ne quitte pas sa fille, l’accompagne au théâtre, lui fait gober des œufs crus pour lui éclaircir la voix, s’installe dans la loge de la petite, reçoit les journalistes et les amoureux, dénombre aux ouvreuses toutes les beautés d’Isabelle, et les médecines qu’elle lui
administre, et ramène l’enfant par « la dernière omnibus »… Si tu veux la voir, la petite Constant, ce n’est pas difficile. Tous les lundis régulièrement, le père Constant lui lave la tête au quinquina, puis vers les quatre heures, lorsque le temps est beau, il la mène au Luxembourg, la
fait asseoir sur un pliant et fume sa pipe à côté d’elle, pendant que les cheveux de l’infante sèchent au soleil…
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X
VAINE AMITIÉ
Je faisais partie, avec Mouron et Fontanet, du groupe des péripatéticiens qui, pendant les récréations, en se promenant de long en large dans la cour, dissertaient de toute chose connaissable et inconnaissable. Et je ne surprendrai point les sages en disant que plus les problèmes que nous examinions étaient ardus, plus nous les
résolvions facilement.
Nous ne rencontrions guère de difficultés métaphysiques et n’éprouvions nul embarras relativement au temps et à l’espace, à l’esprit et à la matière, au fini et à l’infini. Je m’embarrassais peut-être un peu plus que mes camarades dans les difficultés que de tels sujets offrent à l’esprit, aussi Fontanet doutait-il de la profondeur de mon intelligence.
Nous parlions souvent du choix d’une carrière, et, à mesure que nous avancions dans nos études, ce sujet se présentait avec plus de force à notre esprit. Se sentant atteint du même mal dont son père était mort jeune, Mouron, pour se donner le change, abondait en projets. Son goût réel de la linguistique le poussait vers les carrières studieuses et sédentaires, telles que le haut
enseignement ; cependant, dans la crainte que sa santé ne lui permît pas de se livrer à des travaux assidus, il se destinait à la navigation. Il avait aussi du penchant pour l’entomologie, et vraiment il nous surprenait par sa connaissance approfondie des mœurs des fourmis.
Fontanet montrait moins d’hésitation dans le choix d’une carrière. Il se destinait au barreau et se proposait d’entrer à la chambre dès qu’il aurait l’âge légal. Jaloux de devenir un nouveau Berryer, notre éloquent camarade cherchait déjà, pour l’embrasser, une grande cause perdue.
C’était, disait-il, dans le parti des vaincus que se montrait la grandeur d’âme.
Quant à moi, ne me découvrant point de vocation,
je me résignais par avance à accomplir d’humbles
tâches, et, pour conformer ma destinée à ma
nature, j’aspirais à la médiocrité. Mais cette
médiocrité concernant les choses ne s’étendait
pas aux idées ; j’aspirais à tout voir, tout
savoir, tout sentir, à renfermer le monde entier
en moi, désir qui ne devait pas être pleinement
satisfait.
Chazal se joignait souvent à nous. Nous méprisions
l’inélégance de son esprit, mais il nous fallait
reconnaître sa rude et simple bonté. Moqué à l’envi par ses maîtres et ses camarades pour son parler antique, son accent berrichon, son ignorance des arts et des lettres et son bon sens dont tous les traits portaient, souvent rossé, malgré sa force musculaire dont il n’abusait pas, Chazal gardait sa tranquillité, la possession de soi et cette sereine gaîté qui prenait sa source au dedans de lui-même. Chazal n’aimait que la campagne ; issu de gros propriétaires, il se destinait à faire valoir les biens de sa famille. J’aimais la campagne autant qu’il pouvait l’aimer, mais non pas de la même manière. Il l’aimait en paysan laborieux et âpre. Il cherchait en elle l’effort et le gain. Et moi, je demandais à la nature de goûter sur son sein la volupté qu’elle mêle à la mort. Je
lui demandais de me livrer sa beauté désespérante. Comme on change peu ! En écrivant ces lignes, je me sens agité de tous les frissons de mon enfance.
Je me savais capable d’amitié et j’en éprouvai pour Mouron. Succédant à une longue inimitié, ma tendresse pour lui avait jailli soudain avec force, et le charme de Mouron la rendait exquise. Je goûtais son esprit d’un fini précieux et son caractère ferme dans sa douceur. Le seul danger qui menaçât notre parfaite concorde venait de
cette tendance à l’exagération qui a souvent gâté mes meilleures intentions. L’ayant trop longtemps méconnu, j’admirais Mouron, par compensation, avec un excès fatigant pour lui comme pour moi. Et ce n’était pas seulement sa modestie que je risquais d’offenser, mais un sentiment de la mesure qui faisait le fond même de son esprit et de son caractère.
Je ne savais pas que j’aimais Chazal et cette ignorance paraîtra incompréhensible, quand j’aurai dit que je ne
pouvais voir et entendre Chazal sans être illuminé de joie. Je sentais l’agreste beauté de son âme, je goûtais la saveur de son langage
rustique. Mais, servilement soumis à l’opinion
publique, qui faisait de Chazal une bête, j’étais
assez sot pour croire que c’était mon esprit
qui donnait du sel à ses balourdises. Pour tout
dire, il exhalait une forte odeur de sueur, et
j’eusse préféré qu’il sentît la violette.
Quant à Fontanet, le connaissant depuis très
longtemps, je n’examinais plus les fondements
d’une vieille amitié qu’il convenait de regarder
comme inébranlable. Mon admiration pour son
esprit ingénieux et plus encore la satisfaction
que lui donnait ma simplicité confiante resserraient
tous les jours les liens qui nous unissaient l’un
à l’autre. Fontanet, qui avait le profil du
renard, en avait aussi les mœurs. Et, sans son
goût pour la trufferie, sans sa perpétuelle
démangeaison d’engeigner autrui, je crois qu’il
aurait recherché un compagnon moins candide que
moi.
On comptait encore, parmi les péripatéticiens,
Savigny, haut comme une botte, fier comme
Artaban, qui se destinait à la marine et se
refusait obstinément à étudier la géographie,
alléguant qu’il l’apprendrait très bien en
naviguant, et Maxime Denis qui composait un
poème latin, imité d’Ovide, sur la métamorphose de M. Mésange en oiseau. Pour ceux qui le pourraient ignorer, il faut dire que M. Mésange, notre professeur de mathématiques, portait en cette vie transitoire un corps immense, informe, portenteux, d’une pesanteur inique, sous laquelle il succombait. Cette masse indigeste ruisselait d’une transpiration perpétuelle, et il s’en exhalait une buée chaude, très agréable aux mouches. Or, la nature ayant joint sans discernement à ce tronc monstrueux des bras d’enfant, M. Mésange ne pouvait sans peine chasser les insectes ailés qui venaient par essaims se nourrir sur son crâne onctueux.
Et, tandis qu’il nous enseignait les propriétés des nombres, il contemplait d’un œil d’envie les oiseaux légers qui becquetaient les miettes de pain dans la cour. Aussi était-ce dans un esprit de bienveillance que Maxime Denis chantait la métamorphose du professeur obèse en cet oiseau, chasseur d’abeilles, dont il portait le nom. Je n’ai de ce poème retenu qu’un vers, dont on goûtera l’élégante latinité :
Versicolorque merops, apibus certissima fessis
Pernicies…
Ainsi, sous l’œil soupçonneux du surveillant Pélissier, nous échangions des idées ou riantes ou graves. Mais je fus emporté tout à coup hors de cette compagnie d’élite par un sentiment auquel je m’abandonnai avec une ardeur singulière. Une circonstance peu importante le fit éclater. Mon père, observant d’aventure mon impuissance à résoudre des problèmes de géométrie qui n’étaient nullement insolubles, attribua cette incapacité
à mon ignorance des éléments d’une science dans laquelle les vérités se déduisent les unes des autres. Pour y remédier, il demanda à M. Mésange de me donner des répétitions de géométrie. M. Mésange y consentit et me prit à part deux fois la semaine, de quatre heures et demie à cinq heures et demie, avec mon camarade Tristan Desrais, que je connaissais fort bien, puisqu’il suivait depuis six mois les mêmes classes que moi, mais avec qui j’avais entretenu aussi peu de relations que possible. À peine avions-nous échangé quelques paroles à la classe de dessin où il se montrait
fort dissipé, tandis que je copiais attentivement la tête d’Hersilie. Desrais, de même taille et de même âge que moi, paraissait un peu plus jeune. Je n’observais guère les traits de son visage, mais ses lèvres, rouges comme si elles eussent été fardées, attiraient le regard. Je remarquai
aussi ses cheveux châtains, légèrement ondés et
dorés par endroits, ses longs cils, son teint mat
et ses oreilles trop évasées. Il aurait paru
froid et dur sans un mince sourire qui lui
éclairait habituellement le visage. Il se rongeait
les ongles jusqu’au sang, ce qui lui gâtait les
mains. Sa sveltesse et sa taille déliée
dissimulaient des muscles robustes. Tous ses
mouvements étaient empreints d’une élégance que
ma précoce habitude de la statuaire antique me
faisait sentir. Au reste, sa supériorité dans
tous les exercices du corps était unanimement
reconnue et il paraissait au milieu de nous
comme un étudiant anglais. La jeunesse des écoles,
en ce temps-là, ne s’exerçait guère aux sports. On ignorait la culture physique ; les leçons de gymnastique que nous donnait un caporal de pompiers étaient peu suivies. Nous dédaignions le gymnase établi dans une des cours. Mais certains jeux, comme les barres et le ballon, offraient l’occasion aux plus forts de se montrer à leur
avantage. Desrais en partageait la royauté avec
La Berthelière. Je fuyais ces jeux athlétiques pour lesquels je n’avais point de goût et où je n’espérais pas briller, et Desrais n’attirait nullement mon attention. Mais, dès
la première répétition de géométrie que nous
prîmes ensemble, j’éprouvai pour lui une amitié
soudaine.
En soi, ces répétitions de géométrie n’étaient pas
la chose du monde la mieux entendue. M. Mésange
y faisait marcher de front Desrais qui préparait
ses examens pour Saint-cyr et un apprenti
géomètre qui n’eût point passé sans aide le pont
aux ânes. Elles se donnaient dans une classe du
grand collège, à l’heure du goûter : nous
efforçant
De poursuivre une sphère en ses cercles nombreux,
Et du sec A plus B les sentiers ténébreux,
nous tracions des figures sur le tableau noir, et
nous avalions avec notre pain et notre chocolat
la poussière de la craie, tandis que, dans la
salle voisine, M. Régnier, lauréat du conservatoire,
donnait à La Berthelière et à Morlot une
leçon de violon qu’on eût facilement prise pour
un concert de chats et dont les charmes aigus
plongeaient rapidement M. Mésange dans un
sommeil profond et sonore. Respectant le repos
du maître, Desrais échangeait avec moi des propos
qui me ravissaient, je ne sais pourquoi. Desrais parlait souvent de ses cravates, dont il vantait
la forme et la couleur ; il me confiait aussi ses progrès en équitation et l’espoir que sa mère, aux vacances, lui donnerait un cheval. Quand il jugeait que la répétition avait assez duré, il secouait le torchon poudreux sur le maître endormi, bouche bée, qui s’éveillait en sursaut, suffoquant dans un nuage de craie.
J’appris peu de géométrie dans ces répétitions, mais j’y goûtai les plaisirs très doux de l’amitié. Voir Desrais, causer et rire avec lui m’était infiniment agréable. Dès lors, je recherchai sa
compagnie et me mêlai à ses jeux. Quand la mode fut aux échasses, Desrais, qui suivait toujours la mode, s’en procura une paire. Je l’imitai et me hissai sur des échasses aussi hautes que les siennes, malgré une horrible peur de tomber, que justifiait ma maladresse. Désormais, je ne manquais plus une partie de barres ni de ballon, moi qui n’avais éprouvé jusque-là que du dégoût pour ces jeux. Sans me flatter, j’ai toujours eu de la propension à la libéralité ; encore me fallait-il une occasion de l’exercer. J’en trouvai dès lors un perpétuel sujet. Ayant remarqué que Desrais aimait la papeterie, je lui donnai les cahiers les plus beaux qui se pussent trouver dans la boutique de Madame Fuzelier, des cahiers reliés en toile blanche, en chagrin noir, en maroquin Lavallière et dorés sur tranche. Je lui offris un porte-plume fait d’un piquant de porc-épic
terminé par une boule d’argent, et un encrier de poche en galuchat. Je m’y ruinais ; ma mère s’étonnait du désordre de mes finances et de l’importunité de mes demandes de crédits.
Sans être très réfléchi ni très laborieux, Desrais montrait un esprit facile et, sachant plaire, se faufilait dans l’élite, parmi ceux que mon parrain le paléontologue appelait les primates.
Mon amitié pour lui m’inspira assez d’émulation pour me soulever quelque temps dans les mêmes régions, et il m’y fallait plus d’efforts, n’ayant pas, comme lui, la grâce.
Recherchant sa compagnie, bien plus qu’il ne recherchait la mienne, je l’accompagnais, après la répétition de géométrie, jusqu’à la maison de la rue Saint-Dominique où il demeurait. Et ce n’était pas mon chemin. Un soir, sur le carrefour de la Croix-Rouge, nous rencontrâmes le caporal de pompiers Duluc, notre moniteur.
— Nous allons le griser, me dit Desrais à l’oreille.
Et, abordant le jeune soldat, timide comme une
demoiselle, il l’entraîna rougissant chez un
marchand de tabac du carrefour où il lui offrit
de l’eau-de-vie et des cigarettes. Et nous
levâmes notre verre à sa santé. Desrais ne grisa
pas le pompier, mais me causa un violent mal de
tête. Le lendemain il me fit fumer une cigarette
de maryland qui me souleva le cœur. Enfin, chaque
jour me faisait découvrir de nouvelles raisons
d’admirer mon ami.
Desrais, d’une famille d’officiers, se destinait à l’armée. Je me trouvai alors un goût du métier militaire, que je ne m’étais pas connu jusque-là. Je me voyais déjà lieutenant, capitaine, héroïque
et doux et mélancolique comme un officier d’Alfred De Vigny. En attendant, je cherchais vainement à donner à Desrais des marques illustres de mon attachement.
Un jour, je lus dans je ne sais quel traité de la poésie grecque, l’épigramme funéraire d’Amyntor, fils de Philippe, qui mourut jeune dans un combat, en couvrant un ami de son bouclier. Je tressaillis et me sentis transporté du désir de mourir pour
Desrais.
Cette amitié héroïque se brisa en un moment. Un jour d’automne, à la récréation de midi, comme on avait décidé une partie de ballon, Desrais et La Berthelière, chefs de camp, choisissaient leurs champions. Alléguant que j’étais très faible à ce jeu, ce qui était une évidente vérité, Desrais ne me prit pas dans son camp. Je rompis aussitôt avec lui, plein de dépit, mais sans regret, et sentant bien que je ne renouerais jamais.
Et l’ami pour qui la veille je voulais mourir me devint indifférent.
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XI
ÉGLÉ
Sanguineis frontem moris et tempora pingit.
virgile, Ecl., vi.
— Pierre n’est plus reconnaissable, dit ma mère, son
caractère est devenu inégal, bizarre. Il passe
brusquement et sans cause de la joie à la tristesse.
— Il a besoin de grand air et de mouvement, dit mon père.
À la mi-août, pensant que la campagne me ferait
du bien, mes parents, qui ne pouvaient quitter
Paris, m’envoyèrent en pension chez un
petit-neveu de Madame Laroque, Isodore Gonse,
cultivateur à Saint-Pierre, près de Granville.
La voie ferrée allait à cette époque jusqu’à Carentan. De ce petit port où, dans les rues tortueuses, travaillent, adossées aux vieilles murailles, les dentellières hâlées, la diligence me conduisit à Granville.
Le père Gonse m’y attendait. Après m’avoir offert dans un cabaret du faubourg deux moques d’un cidre très dur, qui me fit mal à la tête, il m’emmena dans sa carriole au village de Saint-Pierre dont il était maire, et où il possédait de grasses prairies qui lui donnaient du bien sans peine.
Rubicond, de forte encolure, il montrait une grande capacité de boire et de gagner, savait à peine lire et savait la loi mieux que son notaire, et, tout en patoisant, contait aussi bien que
Béroald De Verville. Sa femme, toute fluette, plus vieille que son âge, de bon ton, avait dans sa mise et son allure cet air de religieuse qu’on retrouvait, en ce temps-là, chez la plupart des
paysannes riches. Leur fille Mathilde tenait de son père pour la force et la santé ; belle fille peut-être sous le vermillon de son visageBet le fagotage de sa personne, et point sotte, non plus que ses parents. Mais je ne faisais nulle attention à elle ; timide et sauvage, je ne voyais mes hôtes que pendant les repas qu’ils prolongeaient beaucoup trop à mon gré. Les lenteurs du café
et du pousse-café si douces aux campagnards m’étaient insupportables. J’avais hâte de regagner ma solitude peuplée de figures de rêve et de courir dans la campagne.
Le village longeait la grand’route au midi et descendait au nord vers un étang que les papillons blancs traversaient par couples, et un petit bois avec des restes de haute futaie qui faisait mes délices. À cinq cents pas de ce bois s’élevait au milieu de ses douves, où des myriades d’insectes dansaient le soir, le château de
Saint-Pierre, habité par les choucas. Ses plafonds s’étaient effondrés et les vastes cheminées, qui restaient accrochées aux murs, marquaient seules la hauteur des étages. J’y revenais sans cesse et escaladais les ruines qui chantaient au vent.
J’étais étrangement changé et ne me reconnaissais pas moi-même. Dans mes courses rapides, je me déchirais avec volupté aux ronces des haies. Peu aisé jusqu’alors dans mes mouvements, je grimpais aux arbres comme un chat et passais des journées entières sans mouvement, sans pensée, dans un
chêne, entre les bras durs et glorieux que le
géant levait au ciel. Ou bien, m’enfonçant au
plus profond du bois, je m’étendais sur la mousse
et sommeillais au murmure sonore du feuillage.
Un matin, j’allai à pied à Granville, distante de Saint-Pierre à peine de deux lieues. Sous un ciel tumultueux et bas, dans une odeur de marée, par une brise chargée de sel, je parcourus la promenade où presque un siècle auparavant, jeune et jolie, Madame Laroque avait fleuri comme un pommier. Je contemplai les vieux murs où les
chouans avaient enfoncé leurs baïonnettes pour se faire des échelons et monter à l’assaut de la cité[1]. Accoudé au parapet, je regardai longuement les rochers fauves, la plage tachée de varech où la lame déposait une écume dont le vent soulevait les bouillons, l’horizon plus morne et plus désolé que tout ce que le vieil Homère nous conte du rivage des Cimmériens.
Alors, mon cœur, gros de tristesse et d’inquiétude, éclata. Je sanglotai et désirai mourir, non par
lassitude et ennui d’être, mais parce que la vie
m’apparaissait trop belle et trop charmante pour
que je ne sentisse pas aussi du goût pour la
mort, sa sœur et son amie, toujours enlacée à
elle, et parce que je chérissais la nature jusqu’à
vouloir m’anéantir dans son sein. Elle ne m’avait
jamais été si douce. L’air coulait tiède et
parfumé dans ma poitrine ; les souffles du soir
me donnaient des caresses nouvelles et des
frissons inconnus.
Pensant que je m’ennuyais, le père Gonse me prêta un vieux fusil et me conseilla de me distraire en abattant du gibier, si j’en trouvais. J’allai tirer les choucas qui nichaient dans les
pierres du vieux château. J’en abattis un. Je le vis tomber, une aile immobile ; une de ses plumes flottait au-dessus de lui et le suivait lentement. En même temps, tous ces beaux oiseaux des ruines tournoyaient sur ma tête en poussant des cris aigus qui me perçaient l’oreille comme des malédictions. Je m’enfuis, atterré. Mon crime me faisait horreur. Je me jurai de ne plus jamais
tuer un animal des airs ou des bois.
Je pris un Virgile que j’avais mis dans ma valise et le lus, le relus et le chantai en moi avec des larmes et des frissons d’admiration. À mes jours d’agitation succédaient des jours de torpeur.
Tandis que, par une chaude journée, je sommeillais dans mon bois, sous la feuillée que le soleil criblait de ses flèches d’or, je fus réveillé par une main qui se posait sur mon visage. C’était la fille de mon hôte, mademoiselle Mathilde, qui écrasait des mûres sur mes joues et mes tempes, imitant, sans le savoir, Églé, la plus belle des naïades, qui barbouillait de ce jus empourpré le visage de Silène endormi. Mais Mathilde Gonse, qui me savait sans génie, ne me
demanda pas comme Églé au divin Silène un de ces chants qui charment les bergers, les faunes et les bêtes sauvages. Sans attendre mon réveil, elle s’enfuit vivement en jetant un rire moqueur.
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XII
BACCALAURÉAT
Bien jeune encore, M. Dubois dédia sa vie aux arts et aux lettres. Il apprit le grec pour lire Homère dans le texte et prit des leçons de l’illustre Clavier. Quand je le connus, il aimait avec feu l’art et la poésie antiques et s’appliquait à me les faire aimer. Parfois, penché sur un livre que je feuilletais, il me donnait de savantes leçons que je ne puis me rappeler sans songer à ce groupe tant de fois répété de l’harmonieux Satyre instruisant un jeune Faune à jouer de la syrinx :
Il instruisit ma main, jeune et débile encore,
À boucher tour à tour les trous du buis sonore.
M. Dubois, imbu de Winckelmann, me prêta les œuvres de cet illustre antiquaire, à la grande inquiétude de ma mère qui craignait, non sans raison, que ces gros in-quarto, sur lesquels je pâlissais, me fissent négliger mes exercices scolaires.
Je les négligeais, en effet. En comparant à M. Dubois, d’un goût si noble et si pur, d’un esprit si vaste, mon professeur de philosophie, fort honnête homme, d’une parfaite droiture, mais
privé du sens de la poésie et du génie des arts, je négligeais, à mon grand préjudice, un enseignement aride et sans charme, dont je
méconnaissais l’utilité. D’ailleurs tout, au collège, me rendait l’étude odieuse et la vie insupportable. Je n’ai jamais pu m’accoutumer au système abêtissant des récompenses et des punitions qui abaisse les caractères et fausse les jugements. J’ai toujours considéré que créer l’émulation, c’est exciter les enfants les uns
contre les autres ; mais ce qui, peut-être, me rendait le plus malheureux au collège, c’était la saleté ignominieuse des tables et des murs, l’horrible mélange de craie et d’encre qui faisait pour moi d’une classe un lieu abominable. Et l’hiver, quand le poêle de fonte rougissait et répandait sa lourde puanteur, tous mes sens étaient
offensés, et c’est à travers de cruels dégoûts
que j’entrevoyais la beauté ou la gloire, Cassandre
levant au ciel des yeux ardents ou le triomphe
de Paul-Émile. Aussi m’a-t-il fallu refaire plus
tard mes études comme j’ai pu et rapprendre seul
ce qu’on m’avait mal appris. Je dois dire, à
l’excuse de mes maîtres, que je n’étais pas bien
doué pour recevoir l’instruction publique et
commune. Je n’étais pas moins intelligent que
mes condisciples, j’étais peut-être plus intelligent
que quelques-uns d’entre eux, mais mon intelligence
était d’un
tout autre ordre. Je comprenais certaines choses
avec une force et une profondeur singulières pour
mon âge tandis que d’autres choses, qui passaient
pour faciles, ne pouvaient m’entrer dans l’esprit.
Ces inégalités ne se compensaient pas. Enfin, j’ai
toujours été doux, mais d’une douceur farouche, et
dès l’enfance, avide de solitude. La pensée d’une
allée dans un bois, d’un ruisseau dans un pré
me jetait sur mon banc dans des transports de
désirs, d’amour et de regrets qui allaient
jusqu’au désespoir.
Peut-être serais-je tombé malade de chagrin dans cet
affreux collège si un don, que j’ai gardé toute
ma vie, ne m’avait sauvé, le don de voir le
comique des choses. Mes professeurs Crottu,
Brard et Beaussier m’ont, par leurs ridicules
et leurs vices, donné la comédie. Ils me furent
des Molières sans le savoir ; ils m’ont sauvé de
l’ennui mortel ; je leur en garde une profonde
reconnaissance.
Le fonctionnement très particulier de ma mémoire
me rendait impropre aux études en commun. Au
rebours de mes condisciples qui apprenaient vite
et oubliaient aussi vite, je retenais lentement
et gardais indéfiniment ce que j’avais retenu,
en sorte que j’étais toujours savant trop tard.
Somme toute, cette disposition m’a été salutaire, si
elle m’a empêché de préparer ces examens, ces
concours qui abîment le cerveau. Je lui devrais
alors d’avoir gardé, à défaut d’autres qualités,
la fraîcheur des idées. Assurément elle ne
convenait point à un enseignement en masse qui
s’adressait uniquement à la mémoire, à la mémoire
machinale, et non à la mémoire esthétique, à cette
divine Mnémosyne, qui enfante les Muses. Mais
prenons garde ; peut-être, quand je parle ainsi,
traîne-t-il dans mon âme
un reste de rancune contre Fontanet, dont la
mémoire, rapide comme les victoires de César,
triomphante, insolente, me remplissait
d’admiration et d’envie.
Sur mes seize ans je passai, à la diable, un
affreux petit examen nommé baccalauréat, bien
fait pour avilir en même temps les candidats et les
examinateurs. Il y avait alors un baccalauréat
ès sciences et un baccalauréat ès lettres. Celui
que je subis était de la seconde sorte, pire que
la première, car on conçoit qu’on demande à un
pauvre garçon ce que c’est qu’une machine
pneumatique, et ce qu’il sait du carré de
l’hypoténuse ; mais interroger des jeunes hommes
sur leur commerce avec les muses héliconiennes,
c’est une odieuse profanation. Il nous fallait
deux jours pour montrer nos connaissances. Le
premier jour nous en faisions la preuve écrite, le
second jour la preuve orale.
Le matin de ce second jour, ma chère maman me
donna une pièce de cent sous pour déjeuner place
de la Sorbonne et me trouver tout de suite à
même de répondre à l’appel. Ayant alors l’âme
romantique, je gardai la pièce de cent sous,
achetai un petit pain de gruau et l’allai manger
sur les tours de Notre-Dame. Là, je régnais
sur Paris. La Seine coulait entre les toits, les
dômes et les clochers, et on la voyait dans le
lointain bleuâtre perdre son filet d’argent entre
les verts coteaux. J’avais sous mes pieds quinze
cents ans de gloire, de vertus, de crimes et de
misères, ample sujet de méditation pour mon
esprit encore informe et malhabile. Je ne sais
à quoi je songeai, mais quand j’arrivai dans la
vieille Sorbonne mon tour était passé. De mémoire
d’appariteur, rien de
pareil ne s’était vu encore. Je m’accusai. On ne me
crut pas. La vérité parut invraisemblable et l’on
m’inscrivit en queue de liste. Les examinateurs
étaient fatigués et maussades. À cela près tout se
passa bien. On me demanda de prouver l’existence
de Dieu ; je le fis aussitôt. Un examinateur, fort
savant homme, nommé Hase, montra plus d’esprit
que ses collègues. Renversé sur sa chaise, les
jambes croisées, et caressant son magnifique
mollet, il me demanda si le Rhône ne se jetait pas
dans le lac Ontario. Je n’osai lui dire non de
peur d’être incivil et gardai le silence, sur quoi
il me reprocha de manquer d’idées en matière de
géographie.
Je secouai la poussière de mes souliers sur le
seuil de la vieille Sorbonne.
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XIII
COMMENT JE DEVINS ACADÉMICIEN
L’année scolaire approchait de son terme. C’était
pour nous, élèves de philosophie, la dernière
année de collège. Dans les bons esprits, à la
joie de devenir enfin libres se joignait la
mélancolie de perdre d’anciennes habitudes.
Maxime Denis, excellent dans les vers latins
et d’un naturel affectueux, nous dit un jour, sous
les acacias, pendant la récréation de midi :
— Nous allons bientôt entrer dans le vaste monde
et nous disperser pour suivre chacun notre
carrière. Nous avons formé au collège des amitiés
qu’il ne faut pas
perdre. Les amitiés de jeunesse doivent durer toute
la vie. Les laisser à la porte du collège en le
quittant sans retour, ce serait y laisser notre
bien le plus précieux. Nous ne ferons pas cette
faute. Dès le collège, immédiatement, nous allons
créer un centre où nous puissions nous retrouver.
Que pourra être ce centre, un club, un cercle,
une société, une académie ? Camarades, vous en
déciderez.
Cette proposition fut bien accueillie. On la
discuta tout de suite, et l’on ne tarda pas à
reconnaître que la fondation d’une société, d’un
cercle, d’un club exigerait des fonds considérables,
un travail d’organisation énorme et la connaissance
de la loi, toutes choses que des rhétoriciens
et des philosophes ne pouvaient fournir. Fontanet
se chargeait, il est vrai, d’organiser, en trois
mois, un cercle de premier ordre, mais ses offres
séduisantes furent repoussées. Nous nous
prononçâmes en grande majorité pour une académie,
sans bien savoir ce que ce pourrait être. Mais
le mot nous flattait.
Après une longue et confuse discussion, Isambart,
élève de philosophie, nous invita à rédiger des
statuts. On l’approuva ; mais la tâche parut
ingrate et personne ne l’assuma ; l’on crut avoir
assez fait en décidant que les académiciens se
choisiraient entre eux parmi les rhétoriciens et
les philosophes, et que les séances, qui auraient
lieu à des intervalles irréguliers, seraient
consacrées à des lectures et à des conférences
agréables, mais sérieuses.
Nous élûmes vingt académiciens, en nous réservant
d’augmenter ce nombre s’il en était besoin. Il
me serait difficile de retrouver les noms de ces
vingt. N’en soyez pas surpris, car il est,
dit-on, par le monde, une académie
célèbre dont personne n’est capable de nommer les
quarante titulaires.
Nous étions pressés de donner un vocable à notre
académie. On proposa successivement :
— Académie des amis.
— Académie Molière. Et l’on jouerait la comédie.
— Académie Fénelon.
— Académie de rhétorique et de philosophie.
— Académie Chateaubriand.
Fontanet parla d’un ton pénétré.
— Camarades, un homme doué du génie de la parole
a, pendant une longue existence, servi la cause
des vaincus. Honorons ce bel exemple, et plaçons
notre académie sous l’invocation de Berryer.
Cette opinion fut accueillie par des moqueries et
des huées, non qu’un grand avocat nous parût
indigne d’honneurs ; mais on se souvenait que
Fontanet, qui se destinait au barreau, se promettait
avec outrecuidance d’y remplacer Berryer.
Maxime Denis cria :
— Donnons tout de suite à notre académie le nom de
Fontanet.
La voix de Laboriette partit comme un coup de
fusil :
— Je propose : Académie française.
Un grand éclat de rire lui répondit. Il ne comprit
pas et se fâcha, car il était d’humeur violente.
La Berthelière, qui avait de l’autorité, dit
d’une voix ferme :
— Si vous m’en croyez, vous vous mettrez sous le
vocable de Blaise Pascal.
Cette proposition fut adoptée à l’unanimité avec
enthousiasme.
Notre académie avait un nom. Nous nous avisâmes
qu’elle n’avait pas de domicile.
Le rustique Chazal nous offrit, pour y tenir nos séances, le grenier d’un marchand de fourrages de
la rue du Regard.
— Nous y serons très bien, dit-il, mais il ne
faudra pas allumer de lumières, de peur d’incendie.
Ce gîte, plus désirable pour des rats que pour des
académiciens, ne plut pas. Fontanet fut d’avis
qu’on se réunît dans ma chambre qu’il déclara
spacieuse, aérée et située sur le plus beau quai
de Paris. Effrayé d’avoir à loger une académie,
je jurai que ce qu’il appelait ma chambre n’était
qu’un méchant cabinet de toilette où l’on ne
pouvait se retourner.
Mouron offrit un atelier de dentelles, Isambart
une arrière-boutique de librairie, Sauvigny
l’appartement de son oncle Maurice. Il ne leur
restait plus qu’à s’assurer si ces différents
locaux étaient disponibles. Le lendemain,
l’appartement de l’oncle Maurice, l’arrière-boutique
de librairie et l’atelier de dentelles avaient
disparu par enchantement. Ils s’étaient évanouis
comme le palais d’Aladin sous la baguette du
méchant enchanteur. Nous désespérions de trouver
un logis, quand Sauvigny se fit fort de nous
obtenir la chambre de Tristan Desrais. Tristan
Desrais était ce camarade que j’avais aimé
passionnément pendant trois mois pour son élégance
et avec qui je m’étais brouillé parce qu’il ne
m’avait pas pris dans son camp, un jour qu’il
jouait au ballon. Sa chambre, au
second étage d’un vieil hôtel de la rue
Saint-Dominique, était séparée de l’appartement
de sa famille par un long corridor. Sauvigny, qui
avait vu cette chambre, la disait superbe. Desrais,
engagé à cette heure dans une partie de barres,
semblait inabordable. Mais Sauvigny osa lui
parler. Si Desrais était autant dire Saint-Cyrien,
Sauvigny appartenait presque à l’équipage du
borda. Les paroles qui s’échangèrent, en cette
occasion, entre la jeune armée et la jeune marine
n’ont pas été conservées. Mais Sauvigny, haut
comme une botte et fier comme Artaban, vint nous
annoncer que Desrais se fichait de l’Académie
Blaise Pascal, mais prêterait volontiers sa
chambre aux académiciens. Dès que cette réponse
nous fut connue, Sauvigny fut chargé d’exprimer
à Desrais les remerciements de l’académie. Je
refusai d’y joindre les miens ; je ne pardonnais
pas à Desrais de l’avoir trop aimé. J’eus le
mauvais goût de demander qu’il fût tenu en dehors
de notre académie. Mes confrères me répondirent
tous d’une seule voix qu’il n’était pas possible
de mettre hors de notre académie celui qui la
logeait. Je prophétisai que de notre installation
dans la rue Saint-Dominique viendrait la ruine
d’une si belle institution. Et cette prophétie
m’était inspirée par une connaissance profonde du
caractère de mon ami d’un jour. On dressa la liste
des membres de l’académie et l’on inscrivit en
tête le nom de Tristan Desrais.
Noufflard et Fontanet furent désignés pour acheter,
dès le premier jour de congé, un buste de Blaise
Pascal, destiné à orner notre salle des séances.
Mouron fut nommé président. On décida que je
prononcerais le discours d’ouverture. Ce choix
flatteur caressa
doucement la vanité de mon cœur et me fit trouver
à la gloire des délices qu’elle ne devait plus
me faire goûter depuis. Je ne touchais plus la
terre. Je me mis dès le soir même à composer ma
harangue, sur un ton sérieux, mais plein
d’agrément. J’y mis des beautés ; j’en remis les
jours suivants. J’en devais ajouter jusqu’à la
dernière minute. Jamais morceau n’en fut à ce
point chargé ; je n’y laissai rien à l’abandon,
rien à la facilité, ni à l’aisance, rien à la
simple nature ; tout y était ornement.
Au jour fixé, les deux délégués trouvèrent chez
un modeleur de la rue Racine un buste de Blaise
Pascal en plâtre, plus grand que nature,
d’expression méditative et d’aspect lugubre, qu’ils
firent envoyer à M. Tristan Desrais, rue
Saint-Dominique. L’esprit de notre institution
s’annonçait grave, austère et même un peu sombre.
Le soir fixé pour l’inauguration, il pleuvait à
torrents, les ruisseaux débordés envahissaient
les chaussées et les trottoirs, l’eau des égouts
refluait dans les rues ; sous un vent furieux les
parapluies se retournaient. Il faisait si noir
qu’on ne savait où poser le pied. Je pressais de
mes deux mains mon discours sur ma poitrine pour
le sauver du déluge. Enfin, j’atteignis la rue
Saint-Dominique. Au second étage, un vieux
domestique m’ouvrit la porte et me dirigea en
silence sur un long corridor sombre au bout
duquel je trouvai le siège de l’académie. Il n’était
venu encore que trois académiciens. Mais, plus
nombreux, où auraient-ils siégé ? Il n’y avait
dans la chambre que deux chaises et un lit sur
lequel Sauvigny et Chazal avaient pris place
à côté de Desrais, notre hôte. On voyait sur la
haute armoire à glace le buste de Pascal, seul
monument qui parlât à l’âme dans cette pièce garnie
sur tous les murs de fleurets, d’épées et de
fusils de chasse.
Desrais m’interpella d’un ton maussade et, me
montrant le buste :
— Si tu crois que c’est rigolo, quand on se met
au lit, d’être surplombé par cette tête d’abruti.
En trois quarts d’heure, il arriva deux
académiciens, puis un, Isambart, Denis et
Fontanet. Et l’opinion générale fut qu’il n’en
viendrait plus.
— Et Mouron, notre président ! m’écriai-je avec
l’émoi d’un orateur qui voit son auditoire réduit
à peu de chose.
— Es-tu fou ? répliqua Isambart. Tu veux qu’on
lâche dans les rues, sous cette pluie, dans ce
vent, Mouron qui est poitrinaire. Ce serait le
tuer.
N’attendant plus un président qui me donnât la
parole, je me décidai à la prendre moi-même et
commençai la lecture de mon discours que je savais
beau, sans me dissimuler toutefois qu’il n’était
peut-être pas tout à fait dans le ton qui
convenait aux circonstances.
Je lus :
— Messieurs les académiciens et chers camarades,
» C’est un grand honneur pour moi d’être appelé à
exposer les intentions qui vous ont guidés, quand
vous avez fondé cette académie littéraire et
philosophique, placée sous l’invocation du grand
Pascal, dont l’image nous sourit. Deux intentions,
s’échappant comme deux fleuves féconds de vos
cœurs et de vos esprits, ont jailli…
À cet endroit, Desrais, qui avait salué le début
de mon
discours d’applaudissements ironiques, me dit
proprement :
— Ah ! çà ! Nozière, tu ne vas pas nous raser
longtemps comme ça !…
Quelques protestations s’élevèrent en ma faveur.
Mais combien je les trouvai faibles ! Elles firent
peu d’impression sur Desrais qui continua à
m’apostropher :
— Range ton laïus et ferme ton bec. D’ailleurs
voilà le thé qui s’amène.
En effet, une vieille femme de charge entra en portant un plateau qu’elle posa sur la table. Quand
elle se fut retirée, Desrais dit avec une moue
dédaigneuse :
— C’est un thé envoyé par la famille.
Puis il rit malicieusement :
— J’ai mieux !
Et, tirant de l’armoire une bouteille de rhum, il
annonça qu’il allait faire un punch, et que,
n’ayant pas de bol, il le ferait dans sa cuvette.
Il fit comme il avait dit, mit le rhum et le sucre
dans la cuvette, et, après avoir éteint la
lampe, fit flamber le punch.
Je jugeai alors qu’il fallait renoncer à lire mon
discours, dont personne ne réclamait la suite : ce
qui me causait une mortification cruelle.
Autour du punch, les académiciens dansaient en se
tenant par les mains, et, dans la ronde, Fontanet
et Sauvigny, pareils à deux nains diaboliques,
effrayaient par leur frénésie. Tout à coup une
voix s’écria :
— Le buste, le buste !
Sur son armoire, éclairé par la flamme livide, le
buste
était vert, il était affreux et terrible. Il avait
l’air d’un mort qui sort de son tombeau. On
ralluma la lampe, et nous bûmes le punch à pleines
tasses.
Desrais, tranquille et calme, décrocha des
fleurets et demanda qui voulait faire un assaut
avec lui.
— Moi, cria Chazal.
N’ayant jamais tenu un fleuret, il attaqua avec
furie en poussant des hurlements et toucha
rudement Desrais qui l’appela brute, sauvage,
animal féroce. Mais ce garçon lui plaisait. Il
le défia de soulever une chaise, à bras tendus,
par le haut du dossier et de la maintenir
horizontale pendant une minute. Chazal tint le
pari et le gagna. Desrais en conçut de l’estime
pour lui. Ils aimaient tous deux à montrer leur
force.
— Luttons, dit Desrais.
— Je veux bien, répondit Chazal.
Ils se mirent tous deux nus jusqu’à la ceinture et
se prirent à bras le corps. Chazal, osseux et
noir, taillé à la serpe, présentait un contraste
parfait avec Desrais, fait comme un athlète de
Myrrhon, ou comme un fellow de Cambridge ou
d’Eton. Celui-ci, toujours de sang-froid, gardait
une correction parfaite, tandis que le bon Chazal,
ignorant des usages, se livrant sans défiance
aux ruses de l’adversaire, portait en toute
innocence des coups qui n’étaient pas permis.
C’est ainsi qu’il prit avec les deux mains Desrais
par la tête et le fit pirouetter, malgré ses
protestations indignées.
— Tu es disqualifié, lui criait Desrais ; le
coup de collier est une félonie.
— Possible, répliqua avec un sourire ingénu le
rustique Chazal, mais c’est toi le vaincu.
Desrais versait immodérément du punch. Il prit des
cartes et se mit à jouer à l’écarté avec Sauvigny.
Cependant, en proie à un délire soudain, les
académiciens outrageaient ce même Pascal que
naguère ils avaient pris pour patron. Ils
insultaient son buste. Fontanet lançait à ce
buste les bottines qu’il avait trouvées dans un
placard. Desrais, tout en jouant aux cartes, où
il perdait gros, s’en aperçut, pria Fontanet
de laisser ses chaussures tranquilles et lui dit :
— Quant au buste, tu me feras plaisir si tu m’en
débarrasses.
L’endiablé Fontanet ne se le fit pas dire deux
fois. Il monta sur une chaise et, tirant Blaise
Pascal par la base qu’il pouvait seule atteindre,
le fit tomber sur le plancher où il se brisa en
morceaux avec un bruit horrible. L’académie
poussa des hourras en l’honneur de l’iconoclaste. Le tumulte et le désordre étaient à leur comble
quand la femme de charge qui avait apporté le
plateau parut de nouveau dans la chambre et dit
à son jeune maître :
— Votre père vous invite à congédier immédiatement
vos amis qui font un bruit intolérable, après
minuit.
Desrais, malgré son audace, ne protesta pas contre
cette injonction et son silence nous troubla. Nous
partîmes sans demander notre reste et gagnâmes
la rue où nous retrouvâmes le vent et la pluie.
Jamais l’académie Blaise Pascal ne se réunit plus.
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XIV
DERNIÈRE JOURNÉE DE COLLÈGE
Ma dernière journée de collège vint enfin.
Mes parents, croyant bien faire, ne m’avaient pas
épargné la philosophie dont j’avais profité d’une
manière bien contraire à leurs intentions. Sans
être très intelligent, je trouvai la philosophie
qu’on m’avait enseignée tant sotte, tant inepte,
tant absurde, tant niaise, que je ne crus rien
des vérités qu’elle établit et qu’il faut professer
et pratiquer si l’on veut passer pour un honnête
homme et un bon citoyen.
C’était le dernier jour de l’année scolaire. La
plupart des élèves s’en allaient pour deux mois ;
quelques-uns plus heureux s’en allaient, comme
moi, pour toujours. Tous faisaient un paquet de leurs
livres qu’ils emportaient ; j’abandonnai les
miens à l’établissement.
Notre professeur ne fit pas sa classe. Il nous
lut la distribution des Aigles, dans le Consulat et l’Empire
de M. Thiers. Ainsi
l’Université, pour couronner mes études, me fit
connaître le plus mauvais écrivain de la langue
française.
J’éprouvai une grande peine à la pensée que je ne
verrais plus Mouron tous les jours. Je serrai
sa petite main chaude avec une émotion dissimulée.
Car j’étais dans l’âge où l’attendrissement le
plus noble paraît une faiblesse indigne d’un homme.
Ne comptant plus sur des séances académiques pour
nous réunir, nous fîmes serment de nous revoir chez
nos parents.
J’étais très malheureux au collège d’une façon
à peu près constante, et je me promettais une
grande joie de le quitter. Quand j’en sortis pour
n’y plus rentrer, je fus déçu. Ma joie n’était
ni aussi grande ni aussi franche que je me l’étais
promis. C’était la faute d’un naturel faible
et timide ; c’était aussi l’effet de cette odieuse
discipline qui, s’exerçant sur toutes les pensées
et tous les mouvements des élèves depuis l’enfance
jusqu’à la jeunesse, les rend incapables de jouir de la liberté et impropres à vivre dans le monde. Je le sentais, moi qui échappais tous les soirs
à la contrainte des surveillants. Qu’était-ce
donc pour les pensionnaires qui ne quittaient pas
leur prison ? L’éducation en commun, telle qu’elle
est donnée encore aujourd’hui, non seulement ne
prépare pas l’élève à la vie pour laquelle il est
fait, mais l’y rend inapte, si peu qu’il ait
l’esprit obéissant et docile. La même discipline
qu’on impose aux petits grimauds d’école devient
pénible et humiliante quand des jeunes gens de
dix-sept à dix-huit ans y sont soumis. L’uniformité des
exercices les rend insipides. L’esprit en est
abêti. Il est faussé par le système des punitions
et des récompenses qui ne répond pas à ce qu’on va
trouver dans la vie où nos actions portent en
elles leurs conséquences bonnes ou mauvaises.
Aussi, en quittant le collège, éprouve-t-on un
embarras d’agir et une peur de la liberté. C’est
tout cela que je sentais confusément ; et mon
bonheur en était troublé.
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XV
LE CHOIX D’UNE CARRIÈRE
Il me fallait choisir un état sans tarder. Mes
parents n’étaient pas assez riches pour que je
restasse longtemps à leur charge. Le soin de mon
avenir me rendait inquiet et soucieux. Je
pressentis tout de suite que je ne trouverais
pas facilement une place dans une société où,
pour s’avancer, il fallait jouer des coudes ; c’est
un art que j’ignorais.
Je m’apercevais que j’étais différent des autres,
sans savoir si c’était en bien ou en mal, et cela
m’effrayait. Enfin, j’étais surpris douloureusement
de voir mes parents me laisser sans conseils et
sans direction, comme s’ils ne découvraient aucun
emploi qui me convînt. Je consultai Fontanet qui
avait déjà pris ses inscriptions à la faculté
de droit. Il me conseilla de me destiner au barreau,
certain qu’il était que j’y réussirais moins bien
que lui. Et certainement, avec la trompette de
cinq sous qu’il avait dans le gosier et tous les
faits divers des journaux collés dans son cerveau,
il était sûr de faire un avocat comme un autre.
Au premier abord, le barreau ne me déplut pas.
J’aimais l’éloquence. Je me disais : je défendrai
avec talent une jeune veuve qui deviendra
amoureuse de moi. Car je ramenais tout à l’amour.
Afin de reconnaître le terrain, j’allai avec
Fontanet à la faculté de droit. Amateur comme
j’étais des antiquités et illustrations de ma
ville, je respirais avec respect la poussière
de la docte montagne.
Quand nous fûmes au bout de la rue Soufflot, nous
pénétrâmes dans la belle place bordée à notre droite
et à notre gauche par les façades robustes de la
mairie et de l’École de Droit et que surmonte le
majestueux Panthéon et son dôme d’une courbe
parfaite. À notre gauche, la bibliothèque
Sainte-Geneviève, avec ses murs pleins, couverts
d’inscriptions, ressemblait moins à un édifice
consacré aux études qu’à un immense mausolée
imité de l’antique. Au fond, l’église royale
de Saint-Étienne-du-Mont étalait pompeusement
la bijouterie de sa façade, et le cloître des
Génovéfains dressait ses vieilles ogives
déformées. Ô siècles ! ô souvenirs ! ô monuments
augustes des générations !
Mais Fontanet n’était pas d’humeur à bayer aux
pierres ; il me poussa dans le grand amphithéâtre
où le professeur Demangeat enseignait le droit
romain. De nombreux étudiants l’écoutaient dans
un profond silence et prenaient
leurs notes si précipitamment, qu’ils semblaient
recueillir toutes ses paroles.
— Le père Bugnet fait le même cours, me dit
Fontanet, mais il a peu d’auditeurs. C’est un
vieillard sordide. Il lui coule perpétuellement
du nez une roupie qu’il recueille dans un mouchoir
rouge, grand comme un drap. Les cours de
Demangeat sont très suivis, comme tu vois, et très
estimés.
Ce Demangeat ne me plaisait guère. Je lui trouvais
la voix pâteuse et le débit monotone ; j’avais
raison, mais, avec un esprit mieux fait, j’aurais
compris que les étudiants appréciaient justement
l’ordre et la clarté de ses exposés.
Fontanet, qui ne connaissait de repos ni pour lui
ni pour les autres, me transporta sans souffler
du grand amphithéâtre à la salle où des candidats
passaient l’examen de licence. Les examinateurs
y procédaient avec quelque solennité et de
manière à frapper les imaginations. Ils siégeaient
en robe à une table dont le tapis vert retombait
amplement ; ils siégeaient au nombre de trois,
comme les juges des enfers, et dominaient le
candidat diminué et aplati devant eux. Le juge qui
tenait le milieu de la table était volumineux,
important et crasseux. C’est lui qui interrogeait
quand nous entrâmes dans la salle. Il ne songeait
visiblement qu’à faire paraître sa puissance et
à se rendre redoutable. Il imprimait à ses
questions une imposante solennité, il les
enveloppait parfois d’une obscurité insidieuse, à
l’exemple de Sphinx, vierge cruelle, et il les
poussait d’une voix de taureau, à laquelle le
candidat répondait par un souffle faible et
tremblant. Le juge qui se tenait à sa droite prit
la parole après lui. Il était petit, maigre, vert
comme un perroquet et parlait d’une voix aiguë
qui lui sortait du haut de la tête. De toute
évidence, il conduisit son examen, moins pour
éprouver la force du candidat qu’afin de cribler
de sarcasmes son gros confrère, qu’il désignait
sans le nommer et avec lequel il échangeait
décemment des regards venimeux. Les trois juges
se haïssaient entre eux et n’avaient pas d’autre
haine. Contents d’avoir fait trembler le candidat,
ils le reçurent et tout s’accomplit sans pleurs
ni grincements de dents.
Pour finir la fête, nous allâmes voir un examen
à la Faculté de Médecine. C’était tout autre chose.
Le candidat, déjà gros et chauve, ne paraissait
plus très jeune. Il promenait avec hésitation
son scalpel sur un cadavre étendu devant lui, qui
ricanait, le cadavre d’un petit vieux. Un
professeur à moustaches de Tartare, étendu de son
long dans son fauteuil, demandait à l’étudiant :
— Eh bien, cette glande ? Est-ce pour aujourd’hui
ou pour demain ?
Il ne reçut pas de réponse. Ses deux assesseurs
écrivaient des lettres ou corrigeaient des épreuves.
L’un d’eux était coiffé d’une toque d’une forme
inusitée et d’une grandeur extraordinaire, garnie
de pelleterie, et ressemblant plus à un chapska
qu’à une toque. Fontanet m’apprit que c’était le
modèle d’une coiffure dessinée en 1792, par Louis
David, que l’on conservait dans une vitrine de la
Faculté, mais que ce professeur avait demandée
à un employé d’un ton qui ne souffrait pas de
réplique. L’interrogateur, la tête plus bas que les
pieds, reprit :
— Et cette glande ?
Il obtint, cette fois, une réponse :
— Elle est atrophiée.
À quoi le professeur répondit que c’était la faute
du cadavre et qu’on donnerait au cadavre une
mauvaise note.
Eh bien, malgré le débraillé et le sans-gêne des
professeurs, cet examen se laissait voir plus
sérieux au fond que l’examen de droit auquel nous
venions d’assister, et la gravité de la science
en relevait le comique.
Je quittai la salle des examens avec un certain
désir de faire ma médecine. Ce désir, à la vérité,
n’était pas assez ferme pour me pousser à
entreprendre des études longues et difficiles,
auxquelles je n’étais pas préparé. Craignant, comme
le gros étudiant, au terme de ma jeunesse, de ne
pas trouver la glande au cou du cadavre railleur,
j’abandonnai le projet à peine formé.
J’ai souvent regretté, depuis, de ne l’avoir pas
suivi. Je ne connais rien de plus beau au monde
que la vie d’un Claude Bernard et je sais des
médecins de campagne dont l’existence me fait envie
pour sa plénitude et sa bonté. Mon père exerçait
sa profession avec un zèle rigoureux ; mais il
ne la souhaitait pas pour moi.
Pendant le dîner je pris la résolution de faire mon
droit ; mais seul, dans ma chambre, par le calme
de la nuit, je me représentai avec force que la
nature avare m’avait refusé le don précieux de la
parole, que je n’avais su de ma vie improviser
quatre mots et que, s’il y avait pour moi une
chose à jamais impossible, c’était de prononcer
une plaidoirie. Ne songeant, pour beaucoup de
raisons, à me faire avoué, juge ou notaire, je
reconnus que mes études de droit demanderaient
à ma famille des sacrifices inutiles et je
renonçai à approfondir les Institutes de Justinien
et le Code Napoléon. Et, tout aussitôt, je
regrettai de ne m’être pas préparé à Saint-Cyr.
Il me paraissait beau d’être officier, à la
condition expresse d’être l’officier d’Alfred De
Vigny, magnanime et mélancolique. J’avais lu
passionnément Servitude et Grandeur militaires
et je me voyais avec admiration traversant la
cour du quartier, à pas lents, silencieux, le
cœur plein de tous les dévouements et de tous
les sacrifices, et la taille prise dans un élégant
dolman. Puis on apprenait au mess que la guerre
était déclarée. On s’y préparait avec un
calme imposant et cette résolution que David
a su imprimer aux traits de Léonidas et de ses
trois cents Spartiates. Nous partîmes. Je
chevauchais avec mes hommes ; les routes fuyaient
sous nos pas, emportant sans fin les champs, les
villages, les forêts, les rochers, les fleuves.
Tout à coup, nous rencontrâmes l’ennemi. Je
combattis sans haine. Nous fîmes des prisonniers.
Je les traitai avec humanité et veillai à ce que
les blessés ennemis fussent soignés aussi bien
que les nôtres. À la seconde rencontre, qui fut
terrible, je fus décoré sur le champ de bataille.
À dire vrai, je faisais un bel officier. On me
logea avec plusieurs camarades dans un château qui
dominait les bois et qu’habitait seule une
comtesse d’une grande beauté, dont le mari était
général ; mais c’était un brutal et elle ne
l’aimait pas. Nous nous aimâmes l’un l’autre d’un
amour déchirant et ravissant. Les ennemis furent
vaincus et dès lors tous me devinrent chers.
Le lendemain matin, je doutais si je me figurais la
vie militaire dans sa vérité.
Fontanet vint me voir de bonne heure et m’aborda
avec cet air de supériorité qu’il ne quittait
jamais. Il m’avertit qu’il me fallait prendre
mes inscriptions sans tarder et qu’il
m’accompagnerait, le jour même, au secrétariat de
l’École où il était connu. Je le priai de n’en
rien faire ; je lui dis que je renonçais au droit,
et pour quelles raisons. Il ne voulut rien
entendre et m’assura qu’avec un peu d’exercice,
je plaiderais aussi bien qu’un autre, qu’il n’y
fallait point de facultés supérieures. Il fréquentait
le Palais ; il y connaissait un avocat qui, frappé
d’une amnésie presque complète, parlait fort bien
à l’aide de notes écrites sur un papier grand
comme la main. Il avait entendu un avocat bègue,
à qui la langue fourchait constamment et qui, par
surcroît, aboyait tout à coup comme un chien,
défendre très proprement une cause difficile et
finalement la gagner.
— Je ne prétends pas, ajouta Fontanet, que tu
sois particulièrement bien doué. Mais par un
travail opiniâtre on fait des prodiges. Labor improbus,
comme disait Crottu qui te reprochait ta paresse. Il faut s’exercer, tout est
là. Tiens, fais tout de suite un exercice. Je te
donnerai des conseils et tu seras étonné
toi-même de tes progrès.
J’eus le malheur de lui laisser voir, par un refus
trop brusque, que cet exercice me serait
désagréable. Il s’en doutait déjà ; quand il en
fut sûr il s’acharna. Il rangea la table, les
chaises et jusqu’au lit dans un désordre qui
voulait figurer le prétoire, bouscula mes livres,
bouleversa mes papiers, renversa mon encrier, vida
mon pot à eau sur
le tapis et, me poussant violemment entre le mur
et la table de toilette ravagée, me cria d’une
voix impérieuse :
— Reste là ! C’est la barre. Tu es le défenseur.
Je suis le juge ; tu prendras la parole quand
je te la donnerai.
Il était à faire peur.
Je m’émerveillais tous les jours de ma facilité à
trouver des professions qui ne me convenaient
pas. C’est un exercice auquel j’excellais. Ainsi,
j’estimais beau d’être ingénieur, j’estimais
beau de conduire, à l’aide des mathématiques
appliquées, des travaux d’art tels que ponts,
chaussées, machines, et d’être l’âme de milliers
d’ouvriers. Les ingénieurs jouissaient alors dans
la société d’une faveur qu’ils n’ont pas
entièrement conservée. Ils étaient moins nombreux
qu’ils ne sont aujourd’hui et gagnaient plus
d’argent. On voyait dans les comédies de l’Odéon
le jeune ingénieur, au bal, conduire le cotillon,
troubler le cœur des jeunes filles et faire un
beau mariage. Hélas ! La bifurcation, en me
dirigeant sur les lettres, m’avait fermé les
carrières scientifiques. Adieu, chaussées, ponts,
mines et beau mariage.
Il fallait chercher une autre voie.
La carrière diplomatique m’eût agréé pour la
considération dont elle est entourée ; l’espoir de
devenir ambassadeur et de représenter mon pays
dans les cours étrangères m’eût souri. Je caressai
ces ambitions, mais uniquement pour me rire de
mon pauvre moi ; car il faut vous dire que, tout
railleur que j’ai été à tous les âges de ma vie,
je ne me suis moqué de personne aussi cruellement
que de moi-même, ni avec autant de délectation.
Toutefois, pour me conformer au précepte que toute
bonne plaisanterie doit être courte, je me rabattis
sur les consulats et me décidai pour Naples où
je louai une villa recouverte de vigne, au bord
de la mer bleue.
À peu de temps de là, j’allai voir Mouron, Mouron
pour-les-petits-oiseaux, qui habitait avec sa
mère et ses sœurs un joli appartement dans la
rue des Saint-Pères. Je trouvai chez lui le
rustique Chazal à qui une barbe hirsute avait
poussé tout de travers. Je serrai avec plaisir la
petite main chaude de Mouron et la paume taillée
en battoir de Chazal. Chazal était de passage
à Paris et très pressé de retourner en Sologne
où il dirigeait une exploitation agricole. Je
confiai à ces deux bons amis la peine que me
causait le choix d’une position sociale.
Mouron me demanda si je n’avais pas songé aux
administrations de l’État et particulièrement
au ministère des Finances où l’on pouvait,
peut-être, avec du talent ou des protecteurs,
obtenir une inspection. Il me conseillait de frapper
à cette porte. Comme je lui promis que je le
ferais, il m’avertit qu’il y avait un concours
d’admission ; l’examen n’était pas bien difficile ;
son cousin l’avait passé sans peine : on exigeait,
croyait-il, un peu de calcul, la connaissance du
français et une bonne écriture.
— Je te conseille, ajouta-t-il, de t’adresser à un préparateur spécial, nommé Duployer, un homme encore
jeune, brusque, franc. Tous ceux qui se destinent
aux finances vont le trouver : il demeure rue
d’Alger, 7 ou 9.
Chazal n’était pas d’avis qu’on s’enfermât dans un
ministère.
— Quel besoin as-tu, me dit-il, de te faire
prisonnier ? Fais comme moi : cultive la terre.
L’existence n’est bonne
qu’à la campagne. On y travaille ferme, mais on
s’y porte bien. Si tu m’en crois, fais de l’élevage.
Il n’y a rien de plus intéressant. On est là
aux sources de la vie. Mais tout est enivrant dans
les travaux des champs. J’ai été amené à étudier
les variations des espèces végétales. Tu ne peux
pas te figurer ce que j’ai découvert. J’ai vu
des variations monstrueuses se produire
subitement et se fixer de génération en génération.
Crois-tu ? J’ai vu une aubépine perdre ses épines
et centupler ses fleurs dans un terrain gras,
hein, mon vieux ? C’est comme je te dis.
Il était transporté. Je le retrouvais plus sauvage
et plus fort que jamais. Il croissait en vigueur,
tandis que Mouron diminuait et s’amoindrissait,
mais j’étais dans un âge où l’on ne prévoit pas
les malheurs.
Le lendemain, je pénétrai dans le petit
rez-chaussée de la rue d’Alger où Duployer
donnait des leçons. Il m’interrogea sur mes parents,
fut à la fois très familier et assez froid et me
dit qu’il me ferait travailler avec le fils d’un
grand fonctionnaire de l’Empire, le jeune Fabio
Falcone qui préparait aussi l’examen d’admission
au ministère des Finances. Au demeurant, on ne
faisait que cela chez Duployer, qui avait
beaucoup plus l’air de diriger un cabinet d’affaires
qu’une boîte à examens. Je pris des leçons pendant
une quinzaine de jours, au long desquels
Duployer ne me donna jamais le moindre espoir de
succès, tandis qu’il se montrait toujours
entièrement assuré de la réussite de Falcone qui
ne calculait pas mieux que moi, rédigeait beaucoup
plus mal et écrivait comme un chat. Après réflexion,
je compris sur quoi Duployer fondait ses
pressentiments, je lui sus gré de sa franchise et
cessai de
prendre des leçons inutiles. Je sus plus tard que
j’avais pris le bon parti en ne me présentant pas
à un examen destiné uniquement à éliminer sans
phrases les candidats qui n’étaient pas
suffisamment recommandés.
Je continuai, comme Jérôme Paturot, à chercher une
position. Je ne pus me résoudre à suivre le conseil
du bon Chazal. J’aimais la campagne, je l’aimais
avec des frissons, des langueurs et un trouble
délicieux. J’étais destiné à n’aimer qu’elle. Je
devais y couler les années les plus douces de ma
vie. Mais les temps n’étaient pas révolus. Je ne
consentais pas à quitter sans retour la cité des
arts et de la beauté, les pierres qui chantent.
J’avais d’ailleurs une bonne raison de ne pas
cultiver mes terres : je n’avais pas de terres.
Mais, si je ne pouvais pas être laboureur,
instruit par l’expérience à ramener mes vœux à la
médiocrité, je souhaitai d’être marchand. Ce qui
m’y inclinait, c’est que j’avais trouvé en quelques
romans anglais du XVIIIe siècle des
marchands qui faisaient assez bonne figure dans leur
habit de drap rouge ou marron, avec leurs
entrepôts pleins de caisses et de ballots. J’avais
vu au Théâtre-Français, dans une pièce de Sedaine,
un négociant très digne, qui menait grand train
et portait dans sa maison une superbe robe de
chambre. J’avais rencontré aussi dans la vie
réelle des négociants qui avaient bon air. Enfin,
résolu à me faire marchand, ou plutôt commis,
n’ayant ni fonds de commerce, ni argent pour en
acheter, je recherchai quelle sorte de commerce
j’embrasserais. Et c’est là que commença la
difficulté. Entre tant de négoces, dont je ne
connaissais ni les avantages ni les inconvénients,
comment choisir ? L’annuaire en main, je
me demandai si je serais architecte-paysagiste,
armurier, bijoutier, brasseur, charbonnier,
chaudronnier, cimentier, cordonnier, marbrier,
mécanicien, menuisier, opticien, pharmacien, et je
ne pus me donner de réponse. Ce qui diminuait mon
embarras, je le dis entre nous, c’est que je
pressentais que je n’étais pas plus capable de
vendre des armes, des bijoux ou de la bière, que
du charbon, des chaudrons, du ciment, des souliers
ou des lunettes. Cette pensée m’ôtait l’embarras
du choix, mais elle me désespérait.
Je fus tiré de peine au moment où je m’y attendais
le moins. Ce fut un samedi, à quatre heures vingt
minutes, que l’événement arriva. À cette date, me
promenant sur le quai de la Conférence qui était
lors plus rustique, plus désert et plus beau
qu’aujourd’hui, je me croisai avec M. Louis
de Ronchaud qui venait des Ternes où il avait un
petit logement plein de livres et de gravures. Je
l’aimais chèrement, mais je le fréquentais peu,
n’espérant pas que ma conversation fût pour
l’intéresser. Peut-être qu’en quelques personnes,
qui vivent encore, demeure le souvenir de cet
homme excellent. Sans les connaître je suis
en communion avec elles. Louis de Ronchaud
a laissé des poésies qui témoignent de la beauté
de son âme et des livres d’un grand mérite, sur l’art
grec qu’il aimait avec enthousiasme et sagesse.
Lamartine, dont il était l’ami, lui a consacré
un des numéros de son Cours familier de Littérature.
À l’époque où mes souvenirs me
ramènent, M. de Ronchaud n’était plus jeune, sans
être vieux. Qui l’a connu sait bien qu’il ne fut
vieux à aucun âge de sa longue vie, car il ne
cessa jamais d’aimer. Quelques fils d’or traînaient
encore dans les lambeaux décolorés de sa chevelure.
La peau fine de son front se marbrait de toutes les
nuances du rose. Sa moustache éteignait ses anciens
feux. Il portait avec élégance un habit à la
française, semé de taches et tout râpé. Sa voix
était chaude ; son débit, un peu lourd, plaisait
et attachait. Il me parla avec enthousiasme
d’une mosaïque romaine qu’on venait de découvrir
à Lambessa et dont il avait reçu une copie à
l’aquarelle. Il parla de l’Empire dont il appelait
et annonçait la chute, parut curieux de je ne sais
plus quel livre nouveau qui faisait du bruit, et,
m’ayant quitté, il reprenait déjà sa marche quand
il se ravisa :
— J’allais vous prier de venir me voir, me dit-il,
j’ai besoin de vous parler. Nous publions, plusieurs
amis et moi, chez un grand éditeur, une vie des
peintres, par livraisons, pour remplacer celle
de Charles Blanc, qui est devenue insuffisante.
C’est une grande entreprise dont nous nous chargeons
là. Vous nous rendrez service d’en réunir les
éléments, d’en corriger les épreuves, d’y
collaborer au besoin, enfin d’être pour notre
publication ce qu’est pour une revue le secrétaire
de la rédaction. Ce sera un grand travail, un
travail de tous les jours, mais qui vous
intéressera. Les émoluments en sont prévus par
l’éditeur, qui tient un cabinet de travail à votre
disposition.
Trois jours après, je remplissais un emploi fort
agréable, et qui, s’il ne devait pas durer ma vie
entière, pouvait du moins me procurer au besoin
d’autres travaux selon mes goûts, et j’occupais
chez un grand libraire du faubourg Saint-Germain
un cabinet orné de belles photographies de Saskia,
de Lavinia, et de l’Homme au gant déchiré.
bookLa Vie en fleur(1924)Anatole FranceCalmann-Lévy1925ParisVAnatole France - La Vie en fleur.djvuAnatole France - La Vie en fleur.djvu/9199-202
XVI
MONSIEUR INGRES
J’aimais les arts avec passion. Comme, de ma
maison, je n’avais que la Seine à traverser pour
être au Louvre, j’y allais presque tous les jours,
et je puis dire que ma jeunesse fut nourrie dans
un palais splendide. Une justice que je dois
rendre à mes professeurs, c’est qu’ils me firent
comprendre le génie grec, qu’ils ne comprenaient
pas eux-mêmes. Je passai de longues heures au
musée Campana qu’on venait d’installer et dans
les salles des vases grecs qui s’appelaient encore
pour beaucoup des vases étrusques. C’est en
étudiant les peintures qui les décorent que je
pris le goût de la belle forme, et c’est ainsi que
je parvins, sans m’en douter, à comprendre le génie de Ingres.
On ne peut pas dire que Ingres nous rendit le
dessin des anciens. Il n’y tendit pas. Ses procédés
sont de son temps, mais il y a dans les œuvres
grecques un goût que l’on ne retrouve que chez
lui. L’enthousiasme est abondant et divers dans
une âme de vingt ans. J’admirais Delacroix.
La chapelle des anges à Saint-Sulpice
m’émerveillait et, quand on disait que la peinture
murale veut moins de relief et plus de tranquillité,
je pensais que c’était un beau délire d’avoir fait
tenir en vingt pieds carrés des colonnades
magnifiques, des chevaux, des anges, des montagnes,
des arbres touffus, des lointains lumineux, le
ciel. J’en rends grâce aux dieux : je n’ai pas
méconnu Delacroix. Mais Ingres m’inspirait
un sentiment plus fort : l’amour. Je savais bien
que son art était trop haut pour être accessible
et je me savais gré de l’avoir pénétré. L’amour
fait seul de ces miracles. Je comprenais ce dessin
qui atteint la parfaite beauté en serrant de près
la nature, j’aimais cette peinture la plus
sensuelle et la plus voluptueuse de toutes avec
une gravité magnifique. Ingres demeurait à deux cents pas de ma maison, sur le quai Voltaire. Je
le connaissais de vue. Il avait plus de quatre-vingt
ans. La vieillesse, qui est une déchéance pour
les êtres ordinaires, est, pour les hommes de
génie, une apothéose. Quand je le rencontrais, je le
voyais accompagné du cortège de ses chefs-d’œuvre
et j’étais ému.
Or, j’étais au théâtre du Châtelet où l’on
donnait pour la première fois la Flûte enchantée
avec Christine Nilsson.
J’avais un fauteuil d’orchestre. Bien avant le
lever du rideau
la salle était pleine. Je vis M. Ingres s’avancer
vers moi. C’était lui, sa tête de taureau, ses
yeux restés noirs et pénétrants, sa petite taille,
sa forte encolure. On savait qu’il aimait la
musique. On parlait avec un sourire de son violon.
Je compris qu’ayant ses entrées au théâtre, il
avait pu y pénétrer et qu’il y cherchait une place
sans pouvoir la trouver. J’allais lui offrir la
mienne ; il ne m’en laissa pas le temps.
— Jeune homme, dit-il, donnez-moi votre place, je
suis monsieur Ingres.
Je me levai radieux. L’auguste vieillard m’avait
fait l’honneur de me choisir pour lui donner ma
place.
Il y a un autre peintre de l’école française qui
retrouva quelque chose de la beauté antique. C’est le Poussin : il est classique par l’ordonnance d’une scène,
par les attitudes et le style des figures. Mais
M. Ingres seul nous rendit, dans son dessin, le
sensualisme païen. Il ne rejoignit pas les anciens
par les moyens bien incertains de l’archéologie, mais par
le vol du génie.
bookLa Vie en fleur(1924)Anatole FranceCalmann-Lévy1925ParisVAnatole France - La Vie en fleur.djvuAnatole France - La Vie en fleur.djvu/9203-220
XVII
L’APPARTEMENT DE MONSIEUR DUBOIS
M. Dubois était un grammairien d’une force qui
faisait peur. Pour le sens et les rapports des
termes, rien n’égalait sa justice sévère ; au
reste, assez indifférent à l’orthographe, qu’il
ne mettait pas lui-même très exactement. Il
disait ne pas comprendre qu’on perdît un temps
précieux à ces minuties. Il appelait la grammaire
de Noël et Chapsal une grammaire de quartier
général, et la disait imposée par l’insatiable
tyrannie de Napoléon qui, s’exerçant autant
sur les idées que sur les actes, poursuivait
toute indépendance d’esprit. Et quand ma
mère parlait devant le vieillard de cette règle
des participes, son perpétuel souci, il la
consternait en lui répondant que, sur les
participes, il n’en voulait pas savoir plus
que Pascal et Racine, qui n’en savaient rien.
Le goût littéraire de M. Dubois me glaçait
de respect et d’effroi.
Il était classique, mais avec beaucoup de critique
et une philosophie qui lui dictait tous ses
jugements. Il trouvait plus d’esprit à
Saint-Évremond qu’à Pascal. Bossuet, selon
lui, exprimait dans un style rocailleux de
pauvres idées ; son Discours sur l’Histoire universelle
était aussi sot, disait-il, que
l’Histoire de Paul Orose, dans laquelle il était copié.
— Corneille, disait-il, ne peut plaire à un
esprit sage, puisque Napoléon l’admirait. En
effet, sa tragédie d’Horace sent la
boucherie. M. Dubois tenait l’Esprit des lois
et l’Essai sur les mœurs pour
les deux plus beaux monuments de la pensée
humaine. Il avait du goût pour les tragédies
de Voltaire, malgré la faiblesse du style. En
fait de poètes, à l’en croire, il n’y avait que
les Grecs et les Romains. De ceux-là il se
délectait et gardait toujours dans sa poche un
Théocrite ou un Catulle de petit format et
bien imprimé, car il était bibliophile.
Il savait Virgile par cœur, et contait qu’ayant récité un jour avec le général Miollis le
4e Livre de l’Énéide, ils avaient tous
deux fondu en larmes. La rime lui rendait le vers
moderne insupportable. Il la trouvait barbare,
bonne seulement à soutenir l’attention débile
d’hommes grossiers et ignorants, et à satisfaire
des oreilles incultes en marquant pesamment
la cadence. Il conjecturait que
ce retour régulier des mêmes sons avait été à
l’origine un moyen mnémotechnique pour des êtres
qui, faute d’habitude, n’apprenaient pas
facilement. Ce qui ne l’empêchait pas de goûter
fort les vers de La Fontaine, de Voltaire
et de Parny. Il s’en tenait là, ignorant
totalement les poètes romantiques. De la prose
contemporaine, il ne connaissait que ce qui
traite de politique et d’histoire. Les Mémoires d’Outre-Tombe,
mal reçus du public, déplurent
particulièrement à M. Dubois qui reprochait à
Chateaubriand l’outrance du langage et le vide
de la pensée.
Un goût si sévère n’était guère communicatif.
D’ailleurs, le goût se forme tard chez les hommes
ordinaires et seulement par une expérience
longue, parfois pénible. Le goût étant le sens
de l’agréable, il s’affine dans la souffrance.
Le grand vieillard qui voulut bien s’intéresser à moi dès ma sortie de l’enfance ne m’apprit
pas le bon langage, mais il m’inspira l’amour
des arts d’imitation et un ardent enthousiasme
pour la beauté sensible.
M. Dubois, comme tous les archéologues de son
temps, connaissait surtout la sculpture grecque
par des ouvrages de l’époque romaine. Le sens
de la grandeur et de la simplicité ne lui
manquait pas ; mais il avait vu trop tard les
marbres du Parthénon, et le Laocoon
restait pour lui la plus parfaite expression du beau.
Ce n’en était pas moins un connaisseur.
Ayant voyagé en Italie à une époque où l’on n’y
allait guère, ayant fréquenté les artistes de
son temps, il s’était fait sans grande dépense
un cabinet de curieux, dont il jouissait dans le
silence et dans le recueillement. Mais,
comme il faut, en ce monde, que toute joie soit
gâtée, sa gouvernante troublait la paix d’un
intérieur tranquille et orné. Clorinde « buvait ».
Et M. Dubois, bien qu’il fût très secret,
avait confié un jour à ma mère qu’il avait un
soir trouvé Clorinde ivre-morte dans sa cuisine
incendiée. Je m’étonnais qu’il ne la congédiât
pas ; mais ma mère en paraissait moins surprise.
De temps en temps, quand il était content de mes
progrès, il me disait :
— Mon enfant, je te montrerai mes antiques et
aussi quelques morceaux de peinture comme on n’en
fait plus. Car nous sommes submergés par les
barbares. On ne sait plus dessiner.
Ce qu’il appelait barbares, c’était les Couture,
les Cognet, les Deveria et surtout Delacroix
dont il avait horreur. Il ne le comprenait pas.
Il ne comprenait pas tout. Mais qui de nous peut
se flatter de tout comprendre ?
En se proposant de me recevoir chez lui, M. Dubois
me faisait un grand honneur, et rare. Demeurant
avec sa vieille gouvernante, sans parents, sans
amis, il ne recevait âme vivante. Aussi, faisait-on
des contes étranges sur ce logis où personne
n’avait jamais pénétré. Il était situé, au
deuxième étage, sur la cour, dans un vieil hôtel
de la rue Sainte-Anne. M. Dubois l’habitait depuis
son enfance.
Naître, vivre et mourir dans la même maison.
M. Dubois avait eu une mère charmante, qu’il
adorait. Elle était belle, jouait de la harpe
comme madame de Genlis, peignait des fleurs
comme Van Spandonck. Morte subitement, en 1815, sa chambre, disait-on, avait
été laissée intacte par son fils, avec sa harpe,
une romance ouverte sur le clavecin, sa boîte
d’aquarelle et le vase rempli des fleurs qu’elle
avait commencé de peindre, ensevelis depuis
quarante ans sous un linceul de poussière. On
disait qu’il y avait dans le salon de M. Dubois
le portrait d’une dame poudrée dont la main droite
disparaissait sous un bouquet de roses, et l’on
croyait que c’était le portrait d’une
arrière-grand’mère de M. Dubois qui, sur son
lit de mort, avait écrit à son fils absent qu’elle
lui donnait sa malédiction. Mais, six semaines
après qu’on l’eut mise en terre, on trouva un
matin sur son portrait la main droite effacée et
remplacée par des roses fraîchement peintes. On
pensa qu’elle était venue elle-même opérer cette
substitution pour donner à entendre qu’elle
révoquait les termes de sa dernière lettre.
Il y avait eu dans cette maison plusieurs victimes
de la terreur dont les ombres indignées hantaient
les escaliers et les corridors.
De temps en temps, M. Dubois répétait :
— Mon enfant, il faudra qu’un de ces jours tu
viennes voir mes antiques.
Mon parrain, qui était le meilleur et le plus
accommodant des hommes, chicanait quelquefois
M. Dubois sur son amour de l’antique. Mon
parrain trouvait l’antique beau mais froid, et
ne parlant pas au cœur. Il aimait, comme Gautier,
les vieux tableaux de l’école allemande et les
primitifs italiens.
Un jour qu’il vantait les maîtres du Quattrocento,
M. Dubois lui donna raison.
— Je tiens Mantegna, dit-il, pour un très grand
maître. J’ai trouvé de ce peintre à Vérone, il y
a une trentaine d’années, un Christ au Tombeau
d’un dessin impérieux et puissant. C’est un superbe ouvrage.
Et, se tournant vers moi :
— Mon enfant, il faudra que je te le fasse voir.
Cette fois la visite fut décidée ; on prit jour,
il m’en souvient, pour le jeudi après Pâques. Je
mis mes plus beaux habits et pris mon chapeau de
haute forme, car, à cette époque, le melon n’était
pas toléré même aux très jeunes gens. Et à une
heure et demie, je sortis de chez moi très ému.
Sitôt sur le palier, j’entendis souffler, comme
autrefois soufflait ma bonne Mélanie, et vis la mère Cochelet[1] assise sur une marche de
l’escalier, la tête entre les genoux et suffoquant.
Elle était vraiment hideuse, la loupe qui lui
bouchait l’œil droit était maintenant grosse comme
le poing, et de cet œil bouché coulaient, sur
une joue tachée de terre, des larmes visqueuses
et rouillées. Son bonnet sale et son serre-tête
noir, secoués par la toux, découvraient un crâne
chauve et crasseux. De grosses boucles d’or
qui pendaient à ses oreilles achevaient sa hideur.
J’eus le tort, en passant devant elle, de hâter
le pas et de détourner la tête. Tout soufflant,
elle m’appela d’une voix rude.
Je m’approchai d’elle. Elle me regardait d’un
gros œil mauvais :
— Mon petit ami, n’est-ce pas qu’en m’entendant
souffler, vous vous êtes dit : « C’est un phoque ! »,
car, si vous aviez pensé que j’étais une femme,
vous m’auriez tiré votre chapeau.
Elle laissa retomber sa tête sur ses genoux et
recommença de souffler.
Je rougis, balbutiai des excuses et lui offris
mon bras pour monter l’escalier. Elle le refusa sans grâce. Je m’en allai triste et confus.
Mais, dès que je fus dehors, le vent frais, l’air
subtil, le ciel riant m’emplirent de gaîté et
d’oubli. J’aimais ma grand’ville, que je me
peignais en miniature dans mon cœur pour
l’embrasser tendrement ; j’aimais ma royale
rivière de Seine, si sage, si contenue dans ses
atours de pierre, et d’une beauté citadine ;
j’aimais les grands quais illustres et familiers,
bordés de platanes réguliers, de vieux hôtels
et de palais. Ils s’enveloppaient alors de calme
et de silence, ces beaux quais. Alors, la
vulgarité tapageuse des trams n’en troublait pas
la majesté. Je pris le pont de fonte gardé par
quatre femmes de pierre qu’on ne vit jamais
sourire ; je traversai la cour du Louvre où
s’élevait, criant notre histoire par toutes ses
pierres, le palais des Tuileries, cruellement
incendié dix ans plus tard par des vaincus, puis
rasé par des bourgeois malfaisants. Ayant franchi
le guichet de l’échelle et traversé la rue de
Rivoli, je m’engageai dans un dédale de rues
étroites et tortueuses qui depuis sont tombées
sous la pioche, et atteignis le coin de la rue
Sainte-Anne et de la rue Thérèse. Là, M. Dubois
habitait, depuis son enfance, le second étage d’une maison du temps de Louis XV. Je fus reçu
par Clorinde. Si comme il faut croire, elle
« buvait », c’était une ivrognesse terriblement secrète. Je n’ai vu de ma vie vieille femme plus grave, plus tranquille,
plus blanche et plus silencieuse. Dès l’entrée,
l’appartement de M. Dubois révélait le curieux
et le connaisseur. L’antichambre était pleine
de fragments de statues et de sarcophages romains.
Il y avait dans la salle à manger des marbres et
de ces vases rouges ornés de figures noires, de
beau style grec, qu’on appelait encore à cette
époque vases étrusques. M. Dubois me montra,
comme le plus riche trésor de son cabinet, un
torse en marbre pentélique de jeune faune, sa
nébride sur l’épaule ; il m’en vanta la grâce, la
pureté, la simplicité.
— La mutilation d’une telle œuvre, me dit-il, est
un des plus grands crimes de l’humanité. Mais
quand une œuvre atteint ce degré de perfection,
sa beauté réside tout entière en chacune de ses
parties. Tandis que dans nos ouvrages modernes, si
l’on ôte l’expression, c’est-à-dire la grimace,
il ne reste plus rien.
Et M. Dubois parla d’abondance :
— En poésie, en art, en philosophie, il faut revenir aux anciens. Pourquoi ? Parce que rien
ne se peut plus faire de beau, de bien, de sage. Il
fut donné aux Grecs de porter l’art à sa
perfection. Ce fut le privilège d’une race bien
douée, qui, dans un beau climat, sous un ciel pur,
sur une terre aux lignes harmonieuses, au bord
d’une mer d’azur, pratiqua les mœurs de la
liberté.
» Il y a, mon enfant, dans Hérodote, une parole qu’il
faut retenir. Le vieil historien la met dans la
bouche du Spartiate Démarate parlant à Xerxès :
« Ô roi, sache que la pauvreté est l’amie fidèle de
la Grèce, la vertu l’accompagne,
fille de la sagesse et du bon gouvernement. » Les
Grecs (et c’est le trait le plus heureux de leur
génie) prirent l’homme pour mesure de toutes
choses, et ils crurent à la justice des dieux ou
du moins à leur modération.
M. Dubois me montra avec un soin flatteur les
peintures et les dessins qu’il avait rapportés
d’Italie ou recueillis autrefois à Paris. Il
attirait particulièrement mon attention sur les
maîtres qu’il estimait le plus, le Guide, les
Carrache, l’Espagnolet, Battoni et Raphaël
Mengs. Ces figures hirsutes d’évangélistes et de
martyrs, noyées dans une ombre profonde, m’attristaient.
Des académies de David, qui me
furent très vantées, ne purent m’égayer.
M. Dubois lui-même trouvait à David de la
brutalité, mais il lui savait gré d’avoir rompu
avec le mauvais goût de Boucher, de Pierre et
de Fragonard.
Mon hôte me fit entrer dans une chambre où des
colombes se becquetaient sur les trumeaux,
au-dessus des glaces ternies. Il y avait quelque
chose de vrai dans les bruits qui couraient sur cet
appartement mystérieux ; je vis dans cette chambre
une harpe aux cordes détendues, et, sur un
clavecin, des rouleaux de musique ; je vis sur
le mur le portrait d’une dame poudrée, un fichu
blanc croisé sur la poitrine, et dont la main
droite était cachée sous des roses qui paraissaient
avoir été peintes après coup, d’une main hâtive.
Mais M. Dubois se contenta de me dire que les
meubles de cette chambre provenaient de ses parents.
Puis montrant une commode Louis XV, couverte
de marqueterie et ornée de bronzes dorés d’or
moulu, des fauteuils dorés recouverts de tapisseries à
bergeries, des cantonnières en Beauvais, il murmura
avec un demi-sourire :
— Ce sont les meubles de mon arrière-grand’mère.
J’en ai bien souffert autrefois. Tu sais qu’il
se fit à l’époque du Directoire et du Consulat
une grande révolution dans l’art. Le goût, qui
avait déjà commencé à s’épurer au déclin de la
monarchie, fut tout à l’antique et l’on trouva
grotesques les chinoiseries du vieux temps.
J’habitais alors avec mes parents ; j’étais jeune,
j’avais de l’amour-propre et il m’était pénible
de vivre dans ces vieilleries et surtout d’y
recevoir mes amis, dont quelques-uns étaient
peintres, élèves de David et comme lui tout
épris du grec et du romain. Je me rappelle qu’un
jour je fus présenté à madame de Noailles qui,
revenue de l’émigration, habitait dans la chaussée
d’Antin un hôtel décoré par David et meublé
sur les dessins de Percier et de Fontaine.
Sur les murs étaient peints, en imitation de
bronze, des faisceaux, des casques, des boucliers,
des glaives et des frises de héros. On y voyait
Romulus et Rémus tétant la louve, Brutus
condamnant ses fils, Virginius immolant sa
fille… Que sais-je encore ! On s’asseyait sur
des chaises curules. Le boudoir était orné de
peintures sur fond rouge imitées des fresques
d’Herculanum. Cette décoration, cet ameublement
me parurent admirables. Je ne sais si la beauté
de l’hôtesse, dont les cheveux blonds et les bras
de marbre étaient vraiment magnifiques, accrut mon
admiration pour les murailles sur lesquelles elle
promenait ses regards, pour les sièges sur lesquels
elle reposait son corps de déesse ; mais je sortis
de l’hôtel de Noailles
fou d’enthousiasme. Et quand, de retour à la
maison, je revis les commodes à gros ventre, les
fauteuils à pieds tordus, les tapisseries avec
leurs bergères et leurs moutons, je pleurai presque
de dépit et de honte, et m’efforçai de démontrer
à mon père que ces vieilleries étaient ridicules,
et que jamais les Chinois, eux-mêmes, n’avaient
rien produit de si absurde et de si grotesque.
Mon père en convint : « Je sais bien, me dit-il,
qu’on fait mieux à présent et que le goût est
meilleur. Si l’on veut me changer mes antiquailles
contre un mobilier dessiné par Messieurs Percier
et Fontaine, j’y consentirai volontiers ; mais,
comme personne ne sera assez fou pour faire le
troc, je me contente des meubles dont mes parents
se sont contentés, n’étant ni assez jeune, ni
assez riche pour me meubler à la mode. »
— Ces paroles me furent amères, ajouta M. Dubois,
et pourtant, tu le vois, mon ami, moi-même, soit
parcimonie, soit piété filiale, soit pure négligence,
j’ai gardé ces meubles de mon aïeule, et l’on
me dit qu’au point de vue de l’économie domestique,
je n’ai point eu tort, et que, même, j’ai fait
une bonne affaire, que ces meubles naguère si
décriés ont repris faveur et se payent aujourd’hui
un assez grand prix.
Tandis qu’il parlait, mes regards restaient
attachés à une petite toile, pendue dans la ruelle.
J’avais vu, jusque-là, des vieillards du Guide
et des Carrache, des martyrs de Ribera, un
terrible Éliézer entouré de chameaux étranges de
Battoni, un Christ au Tombeau de Mantegna
d’une perfection impitoyable. J’avoue que la vue
en était dure pour mon âge. Ce que je découvrais
dans cette ruelle ne m’en parut que plus aimable. C’était une tête
charmante, d’un bel ovale, avec des cheveux d’un
blond doré, des yeux de violette, un regard ému,
des épaules jeunes et charmantes.
— Qu’elle est belle ! m’écriai-je.
— Tu ne la connais pas ?… C’est la Psyché
de Gérard. Le tableau fut exposé au Salon de 1796 ; il est maintenant au Louvre. C’est le
chef-d’œuvre du peintre ; mais cette étude est
bien meilleure que la partie correspondante du
tableau. Quelle différence entre cette première
pensée si heureuse et la réalisation ! La tête
de Psyché, dans l’œuvre terminée, est d’un bon
dessin assurément et d’une exécution soignée,
mais un peu froide, trop polie, trop lisse et
trop glacée. Il y a dans cette esquisse un faire
plus libre, une manière plus large, plus de
sentiment, une flamme douce, une fraîcheur de
chair, une tendresse, une vénusté qui ne se
retrouvent point dans la grande composition du
Louvre. Il y a aussi la vérité, la nature saisie
et fixée, la vie. Le modèle a inspiré le peintre.
— Mais, monsieur, m’écriai-je, le modèle ne
pouvait pas être aussi beau que cela !
— Si fait, il était aussi beau. Gérard était un
excellent portraitiste, et c’est dans ses portraits
qu’il faut le préférer. Et ce que tu vois ici,
mon ami, est un portrait, un portrait non pas
tout à fait terminé, mais amené au point où il
ne pouvait plus que perdre à être travaillé
davantage. Je puis t’assurer que cette esquisse
représente très fidèlement le modèle sans le
flatter… Sache, mon enfant, que la flatterie
est toujours une offense et qu’elle est un outrage
à la beauté. Le modèle qui posa pour cette
Psyché est resté longtemps célèbre dans les ateliers. Elle
s’appelait Céline… Tu retrouveras Céline dans
beaucoup de tableaux de l’époque impériale. Elle
posa pour David, avec qui elle se brouilla : il
était brutal, Céline était fière et avait un très
mauvais caractère. Elle posa pour Guérin, pour
Girodet, pour le baron Regnault et, plus tard,
pour Hersent. C’était avec la Marguerite de
Prud’hon le plus beau modèle femme de cette
époque. Marguerite exhalait la volupté. Mais
Céline était plus svelte, plus fine, plus élégante,
sa chevelure avait plus de richesse, son teint
plus d’éclat. Céline en 1815, bien qu’elle eût
passé la première jeunesse, jouissait encore
d’une si grande renommée parmi les peintres, que
l’empereur Alexandre, lors de son séjour à
Paris, voulut la voir, et lui donna pour ses
papillotes une liasse de billets de la banque de
Pétersbourg. On dit que la duchesse d’Angoulême
fut curieuse aussi de voir Céline et lui fit un
cadeau. Je l’ai rencontrée, un jour, dans l’atelier
de Monsieur de Forbin ; elle était encore
jolie, mais très épaissie. Il y a de cela quarante ans. Elle est bien vieille aujourd’hui… si elle
vit encore.
Je quittai l’appartement de M. Dubois l’âme pleine
de visions où les âges se mêlaient étrangement et
hanté par l’ombre de Céline. Pendant des jours et
des jours, elle me cacha le monde, je ne voyais
qu’elle. J’étais fou ; j’étais surtout stupide.
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XVIII
IL N’EST SI BELLE ROSE…
Je parlai de M. Dubois, de Gérard, de Psyché et l’Amour,
dans le jardin du Luxembourg à Fontanet et à Mouron qui y furent indifférents.
Fontanet, qui avait pris ses inscriptions à
l’École de droit, ne pensait qu’à Berryer
finissant qui devait revivre en lui. Mouron ne
détournait plus son beau regard humide de l’alphabet
phénicien qu’il venait de découvrir. Je contai la
beauté de Céline à Velléda. Elle s’élevait alors
blanche et pensive dans le labyrinthe où les
abeilles bourdonnaient autour des cytises en
fleurs. Dans le beau jardin, les platanes faisaient
entendre un long et doux murmure, l’odeur perfide
des jasmins embaumait l’air et tout parlait de
la fuite des heures et de la fragilité des choses.
À quelque temps de là, j’allai voir Céline au
Louvre dans la salle impériale où tout, les
femmes en châle rouge, les cuirassiers blessés,
les pestiférés à l’hôpital, et les armées en
bataille, l’exilé rentré dans ses foyers détruits,
la justice divine poursuivant le crime, Léonidas
et les Sabines, les Héros et les Dieux, tout
célèbre Napoléon et son siècle. Dans cette foule,
dans cette gloire, je la trouvai bien jolie encore,
mais ses prunelles avaient perdu leur teinte
mystérieuse et n’étaient plus de divines fleurs ;
l’ovale du visage, plus allongé, plaisait moins ;
le cou, moins flexible, n’imitait plus à la fois
Vénus et ses colombes. Et je me dis que la
première Céline, la vraie Céline, était plus
adorable. En quittant cette autre Céline, j’allai
dans le salon carré où, devant chaque peinture
célèbre, un artiste était juché sur son tabouret.
Beaucoup de ces artistes étaient des femmes. L’une
d’elles avait des boucles blondes, un teint
éblouissant et une vilaine bouche devant laquelle
elle mettait, à l’approche d’un visiteur, une
main dans l’attitude de la méditation. À demi
caché dans l’ombre de cette muse, je reconnus mon voisin et ami, M. Ménage, qui copiait pour la vingtième fois la Belle jardinière de Raphaël.
Je doute qu’il eût jamais bu, comme le disait
mon parrain, du punch enflammé dans une tête de
mort. Mais, à ses débuts, il avait rêvé de fortune
et de gloire. Il avait cru que son Edwige au col de cygne
attirerait les foules charmées.
Il était truculent alors, il était romantique. Il
l’était bien plus par cet esprit d’imitation
commun à la plupart des hommes que par son propre
génie qui était raisonnable.
Il ne pouvait souffrir David et son école. Le seul
nom de Girodet le transportait de fureur. Raphaël
et Ingres étaient ses deux bêtes noires. À cela
près, il avait le goût large et l’esprit ouvert.
— Il ne faut pas croire, disait-il, qu’il n’y ait
qu’une seule bonne manière de dessiner et de
peindre ; toutes les manières sont bonnes quand
elles produisent l’effet désiré.
Il disait aussi :
— Avant de juger une peinture, cherchez ce que le
peintre a voulu, et ne le condamnez pas sur les
sacrifices qu’il a dû faire pour mieux rendre sa
pensée. Le génie consiste surtout à oser les
sacrifices nécessaires, si grands qu’ils soient.
De ses truculences, il ne lui restait plus que son
feutre à la Rubens et ses pantalons à la hussarde.
Maintenant, au déclin de la jeunesse, ayant perdu
ses illusions, il souffrait d’une vie étroite et
s’affligeait d’en être réduit, pour vivre, à
faire de mauvaises copies mal payées. Pourtant,
on lui trouvait encore ce je ne sais quoi de riant que
la pratique de l’art donne aux moins heureux.
Il m’adressa son petit sourire amer et me dit :
— Et ta mère, mon petit Nozière, elle ne veut
donc pas que je lui fasse son portrait ? Tâche
de la décider.
Il demeura quelques instants à peindre en silence.
Puis montrant du bout de sa brosse le panneau
qu’il copiait :
— Ce crapaud-là (c’est Raphaël qu’il désignait
ainsi) se donne un mal inouï pour cacher son travail.
On ne voit nulle part la touche, on ne sent nulle
part la main. Ce n’est pas de la peinture. C’est
laqué, c’est gommé, c’est émaillé, ce n’est pas peint.
On peut peindre lisse. Titien et Rubens lui-même très souvent peignent lisse, mais ils ont de l’accent. Là, rien ne
révèle la volonté, l’intention. Chinois, va !…
Ingres aussi est un Chinois. Et ils trouvent
cela beau ! Tas de crétins !
Dès que j’en trouvai l’occasion, je confiai à
M. Ménage sur un ton de connaisseur, qui le fit
sourire, que j’étais venu voir, au Louvre, la
Psyché de Gérard, pour comparer la peinture
avec l’esquisse qu’on m’avait montrée.
Et j’ajoutai non sans désinvolture :
— C’est un modèle connu, Céline, qui posa pour
Psyché.
— C’est possible, murmura M. Ménage indifférent.
— Elle était très belle ?
— On le dit… Moi, je ne l’ai pas connue jeune.
— Elle a posé pour Guérin, pour Girodet, et en
dernier lieu pour Hersent.
— Pour tous les pompiers, quoi ? la malheureuse !…
— Est-ce qu’elle vit encore ?
— Mais tu la connais ! Elle loge dans ta maison,
tout au fond du corridor où j’ai mon atelier.
— Céline ?…
— Oui, Céline, Céline Cochelet…
— Que dites-vous ?… Elle si jolie… ses cheveux
d’or, ses yeux de violette !…
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XIX
LES TAQUINERIES DE MONSIEUR DUBOIS
M. Dubois se plaisait à scandaliser ma mère. Un
jour, il la trouva un livre à la main ; c’était
un traité de Nicole qu’elle ne quittait point,
qu’elle semblait lire toujours et qu’elle ne
lisait jamais ; mais, le croyant très bon, elle
espérait peut-être s’en communiquer quelque chose
en le gardant entre ses doigts, comme on guérit
les coliques en s’appliquant la prière de sainte
Catherine sur le ventre. Ce livre amena la
conversation sur la morale, que M. Dubois définit
la science des lois naturelles, ou des choses
qui sont bonnes ou mauvaises dans la société
des hommes.
— Elle est toujours la même, ajouta-t-il, parce que la nature ne change pas. Il y a une morale
pour les animaux et même pour les végétaux, puisqu’il y a pour les
uns et les autres une conformité et une
non-conformité avec la nature, et par conséquent
un bien et un mal. La morale d’un loup est de
manger des moutons, comme la morale des moutons
est de manger de l’herbe.
Ma mère, qui ne voulait de morale que pour les
hommes, se fâcha.
M. Dubois lui reprocha cet orgueil qui ne souffrait
pas que les animaux et les plantes fussent
capables comme elle de bien et de mal. Elle
l’envoya composer un traité de morale pour les
loups, et des maximes pour les orties.
La voyant pieuse et très attachée à sa religion,
M. Dubois se plaisait à lui réciter le discours
que tient la tendre Zaïre, dans le sérail de
Jérusalem, à Fatime, sa confidente :
Je le vois trop : les soins qu’on prend de notre enfance Forment nos sentiments, nos mœurs, notre créance ! J’eusse été près du Gange esclave des faux dieux, Chrétienne dans Paris, musulmane en ces lieux.
Il blâmait seulement Zaïre d’appeler fausses les
divinités de l’Inde, dans le moment même où elle semble les croire aussi vraies que les autres.
Pendant une épidémie de choléra, qui enleva
quelques personnes de notre connaissance, un
certain jour, ma mère, mon père, M. Danquin en
vinrent à parler de la mort. Les propos de mes
parents furent orthodoxes : c’est tout ce que j’en
puis dire. Ceux de mon parrain marquaient l’espoir
d’être reçu dans l’autre monde par le
Dieu des bonnes gens, que lui avait enseigné
Béranger et en qui il avait une foi amicale et
confiante.
M. Dubois, qui était présent, se taisait et
paraissait indifférent à la conversation. Mais,
quand elle fut épuisée, il s’approcha de ma mère
et dit :
— Écoutez sur le chapitre de la mort le plus
profond des poètes latins, dont je ne puis vous
rendre malheureusement le ton et l’harmonie.
Écoutez : « Étions-nous sensibles aux troubles de
Rome, dans les siècles qui ont précédé notre
naissance, lorsque l’Afrique entière vint
heurter l’Empire, lorsque les airs ébranlés
retentirent au loin du bruit de la guerre ? Eh
bien, quand nous cesserons de vivre, nous serons
de même à l’abri des événements. »
M. Dubois demanda une fois à madame Nozière
quel était le jour le plus funeste de l’histoire.
Madame Nozière ne le savait pas.
— C’est, lui dit M. Dubois, le jour de la
bataille de Poitiers, quand, en 732, la science,
l’art et la civilisation arabes reculèrent devant
la barbarie franque.
M. Dubois ne ressemblait en rien à un fanatique.
Il ne songeait à imposer ses idées à personne. Il
aurait plutôt été tenté de les garder pour lui
seul, comme une distinction honorifique. Mais
il était taquin. C’est parce qu’il avait de
l’amitié pour ma mère qu’il exerçait de préférence
sur elle son humeur contrariante. On ne taquine
que ceux qu’on aime. J’étais surpris qu’un homme
si âgé eût encore de ces amusements. Je ne savais
pas alors qu’on ne change guère d’esprit avec
les années.
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XX
APOLOGIE DE LA GUERRE
— Mes parents, dit M. Danquin, habitaient Lyon
où je naquis. J’étais tout enfant quand, un
matin assez frais, mon père me mena sur un quai où
affluait une foule énorme d’ouvriers, de bourgeois,
de femmes, et me mit sur ses épaules pour me faire
voir l’Empereur qui venait de Grenoble. Il
traversait le pont du Rhône à pied, seul. Un
peloton de cavalerie le précédait de plus de cent
pas ; son état-major marchait à une grande distance
derrière lui ; je vis sa tête énorme, sa face
pâle. Sa redingote grise croisée sur sa large
poitrine. Sans insignes, sans armes, il tenait
à la main une branche de coudrier encore revêtue
de ses feuilles. À son approche, sur les quais,
des milliers d’acclamations n’en formaient qu’une
seule immense. Ce spectacle ne s’effacera jamais de mes
yeux.
M. Dubois, plus âgé que M. Danquin, avait
aussi un souvenir de Napoléon. Il le rapporta
aussitôt :
— J’ai vu, j’ai entendu cet homme extraordinaire au
déclin de sa fortune, en 1812, le lendemain de
la sombre victoire de la Moskowa. Accompagné
de plusieurs officiers généraux, il visitait
le champ de bataille couvert de morts et de
blessés et paraissait encore frappé de la torpeur
qui l’avait paralysé la veille, pendant le combat.
Blessé légèrement, je cherchais ma cantine égarée
quand sa venue me surprit. Dans ce moment même,
un colonel de la garde lui dit :
» — Sire, c’est derrière ce ravin qu’il y a le plus
d’ennemis.
» À ces mots, le visage de l’Empereur exprima une
indignation impossible à soutenir, et il s’écria
d’une voix terrible :
» — Que dites-vous, monsieur ? Il n’y a pas
d’ennemis sur un champ de bataille : il n’y a
que des hommes.
» J’ai beaucoup réfléchi à cette parole et au ton
dont elle avait été prononcée. Je ne crois pas
qu’elle trahisse chez Napoléon un élan
d’humanité, mais il voulait discipliner les
sentiments et les soumettre au régime politique.
En 1855, la guerre d’Italie mettait aux prises
la France et l’Autriche. Ces batailles, qui
ensanglantaient la Lombardie, alarmaient ma mère.
Dès mon enfance, elle s’épouvantait des guerres
qui pouvaient lui prendre son fils.
Voici les paroles que lui adressa un jour de cette
année M. Dubois et que je mets par écrit, telles
que je les ai retenues.
— Dans ma jeunesse, un homme, Napoléon, décidait
seul de la paix et de la guerre. Pour le malheur de
l’Europe, il préférait la guerre à l’administration,
dans laquelle cependant il déployait un grand
talent. Mais la guerre lui donnait la gloire. Avant
lui, de tous temps, les rois l’ont aimée. Comme
eux, les hommes de la révolution s’y sont adonnés
furieusement. Je crains beaucoup que les financiers
et les grands industriels qui deviennent peu à
peu les maîtres de l’Europe ne se montrent tout
aussi belliqueux que les rois et que Napoléon. Ils
ont intérêt à l’être, tant pour le gain que leur
procureront les fournitures de guerre que pour
l’accroissement que la victoire donnera à leurs
affaires. Et l’on croit toujours qu’on sera
victorieux : le patriotisme vous fait un crime
d’en douter. Les guerres sont décidées, la plupart
du temps, par un très petit nombre d’hommes. La
facilité avec laquelle ces hommes entraînent le
peuple est surprenante. Les moyens, depuis
longtemps connus, qu’ils emploient, réussissent
toujours. On met en avant des outrages faits
par l’étranger à la nation et qui ne peuvent se
laver que dans le sang, quand, en bonne morale, les
cruautés et les perfidies inhérentes à la guerre,
loin d’honorer le peuple qui les commet, le
couvrent d’une immortelle infamie ; on fait valoir
que l’intérêt de la patrie est de prendre les
armes, alors que les patries sortent toujours
ruinées des guerres, qui n’enrichissent jamais
qu’un petit nombre d’individus. On n’a même pas
besoin d’en tant dire : il suffit de battre du
tambour, d’agiter un drapeau, et la foule
enthousiaste vole au carnage et à la mort. À
vrai dire, dans tous les pays, la multitude fait
très volontiers et avec plaisir la guerre qui la
tire de l’horrible ennui de la vie domestique, lui
assure du vin et la jette dans les aventures.
Toucher une solde, voir du pays, se couvrir de
gloire, voilà qui fait braver des périls.
Disons mieux, les hommes adorent la guerre. Elle
leur procure la plus grande satisfaction qu’ils
puissent éprouver dans ce monde, celle de tuer. Ils
risquent sans doute d’être tués eux-mêmes, mais
on ne croit guère qu’on mourra quand on est
jeune, et l’ivresse du meurtre fait oublier le
risque. J’ai fait la guerre, vous pouvez m’en
croire quand je vous dis que frapper, abattre un
ennemi est pour neuf hommes sur dix une volupté
auprès de laquelle les plus doux embrassements
paraissent fades. Comparez la guerre à la paix.
Les travaux de la paix sont longs, monotones,
souvent pénibles, et sans gloire pour la plupart
de ceux qui s’y livrent ; les œuvres de guerre,
promptes, faciles, à la portée des intelligences
les plus obtuses. Même de la part des chefs, elles
n’exigent pas beaucoup d’esprit ; elles n’en
demandent pas du tout au soldat. Tout le monde peut
faire la guerre. C’est le propre de l’homme.
Il était dit que ma mère ne s’accorderait pas
une seule fois avec M. Dubois. Elle craignait,
comme le pire fléau, la guerre détestée des mères.
Ce n’est pas ainsi, pourtant, qu’elle eût voulu
qu’on en parlât. Elle préférait, peu s’en faut,
la manière de M. Danquin qui aimait que les
Français portassent dans le monde la liberté à
la pointe des baïonnettes, et m’enseignait que
mourir pour la patrie est le sort le plus beau, le
plus digne d’envie.
Elle resta rêveuse un moment. Puis, se rappelant la
romance qu’autrefois elle chantait sur mon berceau,
elle fredonna imperceptiblement :
Il court, il vole, il… Le voilà général.
Il court, il vole, il devient maréchal. · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
En attendant, sur mes genoux,
Beau général, endormez-vous.
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XXI
RÉFLEXIONS SUR LE BONHEUR
Un matin, Fontanet vint me dire qu’une maîtresse
de maison riche et titrée, qui donnait des fêtes
magnifiques, où venaient les plus belles femmes
de Paris, et qui le recevait sur un pied
d’intimité, lui avait demandé d’amener des
danseurs à ses bals et qu’aussitôt il avait pensé
à moi. Je lui répondis que je ne savais pas
danser. C’était vrai ; Fontanet le savait et
c’était pour avoir le plaisir de me l’entendre
dire qu’il m’avait transmis cette invitation.
À quelques jours de là, Fontanet m’apprit qu’il
prenait des leçons d’équitation dans un manège
et qu’il devait bientôt faire une promenade à cheval au bois, avec quelques camarades. Il m’invitait à l’accompagner sur un
cheval de louage. J’aimais le cheval, mais je
n’avais pas d’argent. Je refusai. Fontanet,
feignant de se méprendre sur les raisons de mon
refus, me dit :
— Tu as tort, on t’aurait donné, au manège, un
cheval très doux, que tu aurais pu monter sans
crainte.
En ce temps-là, je vis chez le célèbre Verdier,
boulevard des Capucines, une canne de jonc avec
une pomme de lapis lazuli, pour laquelle j’éprouvai
un sentiment qui tenait de l’amour par sa
douceur et sa violence. Elle était bien belle
aussi ! J’étais destiné à ne jamais la voir
qu’à travers les glaces du magasin. Le boulevard
des Capucines était très élégant alors et la
boutique de Verdier d’une richesse qui m’en
défendait l’entrée.
J’étais loin d’être un beau garçon et le pis
est que je manquais de hardiesse. Cela me nuisait
auprès des femmes. J’aimais éperdument celles
qui étaient belles, j’entends celles qui
faisaient figure de femmes, et le trouble qu’elles
me donnaient m’ôtait près d’elles toute faculté,
en sorte que je n’étais en communication qu’avec
les laides, qui me faisaient horreur. Car
j’estimais que le plus grand péché d’une femme
est de n’être pas belle. Je remarquais que, dans
le monde, beaucoup de jeunes gens, qui ne me
valaient pas, plaisaient et réussissaient mieux
que moi. Je ne m’en consolais pas, mais j’étais
déjà assez sage pour n’en pas éprouver de surprise.
C’est en de telles circonstances que j’appris que
la nature et la fortune ne m’avaient pas favorisé.
Et mon premier mouvement fut de m’en plaindre. J’ai
toujours cru que la seule chose raisonnable est
de chercher le plaisir, et si vraiment, comme il
me semblait, j’étais mal
doué pour réussir dans cette recherche, j’avais,
comme le roseau de La Fontaine, bien sujet
d’accuser la nature. Mais je fis bientôt une
découverte d’une grande conséquence : il n’est
pas difficile de s’apercevoir si un homme est
heureux ou malheureux. La joie et la douleur sont
ce qu’on dissimule le moins, surtout dans la
jeunesse. Or, après une observation rapide, je
m’aperçus que mes camarades, plus beaux et plus
fortunés que moi, n’étaient pas plus heureux, et
même, en y regardant de plus près, je vis que
l’existence m’apportait des satisfactions qui leur
étaient refusées. Leur conversation aride et morne,
leur air agité et soucieux m’en donnaient la
preuve. J’étais enjoué ; ils ne l’étaient pas ;
ma pensée flottait libre et légère, quand la leur
tombait lourdement. J’en conclus que, si mes
disgrâces étaient réelles, il fallait bien qu’il
y eût dans ma nature ou dans ma condition un bien
qui compensât le mal. Observant d’abord la
différence des caractères, je m’aperçus que les
passions de mes camarades étaient violentes,
tandis que les miennes étaient douces, et qu’ils
souffraient des leurs, tandis que je jouissais
des miennes. Ils étaient jaloux, haineux, ambitieux.
J’étais indulgent et paisible ; j’ignorais
l’ambition. Prenez garde que je ne m’estime pas
pour cela meilleur qu’ils n’étaient. Il y a de
ces passions violentes qui font les grands hommes
et dont je n’avais pas l’étoffe ; mais cela n’est
pas en question. Je me borne à montrer par quelle
voie je connus que mes passions, fort différentes
de celles de la plupart des hommes, me faisaient
goûter une paix et une sorte de bonheur. Je fus
bien plus longtemps à découvrir que ma condition,
dont les inconvénients étaient
fort apparents, offrait des avantages qui
compensaient ces inconvénients. Je parle d’une
condition médiocre comme était la mienne et non
point de cet état de gêne qui brise les plus
courageux. Le manque d’argent me privait d’une
multitude de choses agréables, que n’apprécient
pas toujours ceux qui peuvent se les procurer
et qui flattaient ma sensualité. Le désir sans
doute est importun et quelquefois cruel. C’est
ce que je vis tout de suite. Mais ce dont je
m’aperçus après une longue observation, c’est
que le désir embellit les objets sur lesquels
il pose ses ailes de feu, que sa satisfaction,
décevante le plus souvent, est la ruine de
l’illusion, seul vrai bien des hommes ; elle
tue le désir, qui fait seul le charme de la vie.
Tous mes désirs étaient de beauté et je reconnus
que cet amour de la beauté, que peu d’hommes
ressentent et dont j’étais transporté, est une
source jaillissante de plaisir et de joie. Ces
découvertes que je fis successivement furent
pour moi d’un prix inestimable. Elles me
persuadèrent que ma nature et ma condition ne
m’interdisaient point d’aspirer au bonheur.
Ce que mon âge trop tendre, ma trop courte
expérience et une vie abritée m’empêchèrent
de voir, c’est la fortune et ses coups : la
fortune qui triomphe des caractères les plus
fermes et change en un instant les conditions des
hommes.
Ô Thébains ! Jusqu’au jour qui termine la vie Ne regardons personne avec un œil d’envie. Peut-on jamais prévoir les derniers coups du sort ? Ne proclamons heureux nul homme avant sa mort.
Le premier exemple que j’eus des vicissitudes de la
fortune ne fut point des plus tragiques ; je le
rapporterai pourtant parce qu’il fit sur moi une
impression très forte. Voici comme cet exemple me fut offert.
Un jour, dans un café de la rue Soufflot, où
j’attendais Fontanet, je reconnus, assis à une
table voisine de la mienne, Joseph Vernier, ce
jeune aéronaute que, six ans auparavant, j’avais
entendu faire une conférence à Grenelle, aux
applaudissements d’un nombreux public. Deux
membres de l’Institut se tenaient aux côtés du
conférencier, sur l’estrade ; une dame en robe
verte lui offrit une gerbe de fleurs. Il était
pâle comme Bonaparte et j’enviais généreusement
sa gloire et ses honneurs. Maintenant Joseph
Vernier écrivait une lettre sur une table de
café, en mâchant un cigare d’un sou. Son linge
était malpropre, sa jaquette usée, son pantalon
élimé, ses bottines éculées, son teint échauffé,
sa main fiévreuse. Quoi, c’était ce jeune héros
que j’enviais et que je voulais imiter ! Hélas !
qu’étaient devenus les deux membres de l’Institut
de France, la dame verte, la foule enthousiaste,
les fleurs, les acclamations ? Dès que Fontanet
parut, je lui dis tout bas qui était notre voisin
et par quelles ascensions il s’était distingué.
— Joseph Vernier ! Je le connais, me répondit
Fontanet avec assurance.
Il était certain pour moi qu’il ne le connaissait
pas même de nom et qu’il le voyait pour la première
fois. Pourtant, dès que Joseph Vernier s’arrêta
d’écrire, Fontanet se tourna vers lui, le salua
et lui demanda quand il ferait une nouvelle
ascension.
— Je ne monte plus en ballon, répondit l’aéronaute
d’une voix lasse. Je ne puis trouver les fonds
nécessaires pour construire un appareil. On ne
comprend pas les avantages immenses que présente
la forme de mon ballon ; on me chicane sur mon
hélice qu’ils trouvent trop faible. Il faut
pourtant bien lui conserver sa légèreté. Je suis
mis de côté. Tout est maintenant pour Tissandier
et pour Nadar. Je viens encore d’écrire une
lettre au ministre ; mais elle restera sans réponse
comme les autres.
Il fit le geste d’écarter les soucis qui
l’assaillaient, baissa la tête et se tut.
Incapable de discerner si Joseph Vernier avait
les talents et le caractère qu’il faut pour réussir,
je voyais en lui un malheureux trahi par la fortune,
et ce spectacle, nouveau pour moi, me remplit de
douleur et de trouble.
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XXII
MON PARRAIN
Les Danquin habitaient un vieil appartement de
la rue Saint-André-des-Arts, où logeait Pierre
de L’Estoile au temps de la Ligue. Ils vivaient
dans l’aisance et n’avaient pas d’enfants. Ces
excellents gens recueillirent vers 1858 le fils
et la fille d’un frère malheureux de Madame
Danquin, les jeunes Bondois, Marthe et Claudius,
nés et élevés à Lyon, menus et gentils, l’air
étonné. Madame Danquin, la plus maternelle des
femmes, aimait les jeunes Bondois comme s’ils
eussent été les fruits de ses entrailles. Cependant,
ils restaient pressés l’un contre l’autre, le
frère et la sœur, comme des orphelins et des exilés.
Obèse et infirme, gaie par tempérament, madame
Danquin bornait aux soins domestiques son
inlassable activité. Elle attirait dans sa maison,
pour l’égayer, tout ce qu’elle connaissait de
jeunes gens et de jeunes filles. Filleul de
M. Danquin, j’étais souvent invité à dîner et à
passer la soirée. M. Danquin consacrait à l’art
de bien vivre toutes les heures qu’il n’accordait
pas à la paléontologie. Il avait dans la tête
une carte gastronomique de la France où ne
manquaient ni les pâtés de Chartres, d’Amiens et
de Pithiviers, ni les foies gras de Strasbourg,
ni les andouillettes de Troyes, ni les chapons
du Mans, ni les rillettes de Tours, ni les
prés-salés du Cotentin.
Ainsi que tous les bourgeois de Paris à cette
époque, il avait une bonne cave et soignait ses
vins avec une sagesse vigilante. Cet honnête
homme ne regardait pas comme au-dessous de lui
d’acheter lui-même les melons, alléguant qu’une
femme est incapable de connaître un cantaloup
parvenu au moment fugitif de sa maturité savoureuse
d’avec un autre encore vert ou déjà passé. Aussi
les dîners de la rue Saint-André-des-Arts
étaient-ils excellents. Mon père et ma mère y
étaient souvent priés,m ainsi que mesdames Giray et Delarche et leurs filles, fort jolies toutes deux, mademoiselle Guerrier, élève du
Conservatoire, le docteur Renaudin, à la fois
joyeux et sinistre, madame Gobelin, vieille
dame miniaturiste, d’une grande distinction, élève
de madame de Mirbel, et sa fille Philippine,
maigre, dégingandée, les cheveux fades, les yeux
petits, le nez long, sinueux avec un bout détaché
ovale ou plutôt ovoïde, la bouche grande, un air
de bonté, pas de teint, la taille plate,
les genoux perçants. Ses bras n’étaient pas beaux,
mais, par compensation, ils étaient démesurément
longs et elle les portait démesurément nus, on ne
sait pourquoi. En tout cas, ce ne semblait pas
être coquetterie de sa part, car elle disait que
la nature, par maladresse ou distraction, lui
avait fait le gras du bras plus mince que le
poignet ; bonne personne, rieuse, mélancolique,
moqueuse et tendre, ingénieuse et si animée, si
diverse, si changeante qu’elle formait à elle
seule tout un chœur de longues jeunes filles,
une ronde folle de demoiselles Gobelin, les unes
très laides, les autres presque jolies, toutes
sympathiques et divertissantes au possible.
Mademoiselle Gobelin vivait et aidait sa mère
à vivre en faisant des portraits d’enfants et
voyait avec résignation la main sale du photographe
logé sur le toit de sa maison, dans une cage de
verre, lui tirer toutes ses clientes. Laborieuse
au delà de tout ce qu’on peut imaginer, elle
savait quatre ou cinq langues, avait lu une
infinité de livres et était assez bonne musicienne.
Mon parrain découpait lui-même les grosses pièces
et servait en faisant parvenir les parts à ses
invités, vieil usage, suivi autrefois dans les
meilleures maisons. Le prince de Talleyrand,
réputé pour le plus accompli des amphitryons, en
usait de la sorte. Il découpait lui-même les
viandes et en faisait passer une part à chacun
en mesurant la civilité de l’offre au rang des
convives. M. Amédée Pichot, le fondateur de la
Revue Britannique, a conté comment
l’archichancelier envoyait du bœuf aux princes et
aux ducs en déclarant que ce lui serait un très
grand honneur de voir cette offre agréée, puis
aux personnages de quelque distinction en les
priant d’accepter ce bœuf, et
enfin aux convives du bas bout en frappant la table
du manche de son couteau et en les interrogeant
d’un seul mot « bœuf ? ». M. Danquin, fils de la Révolution, ne croyait pas continuer les grands
seigneurs d’autrefois en tranchant et découpant
lui-même les pièces.
C’était moins le rang que l’appétit qu’il
considérait dans ses distributions. Il mettait
les morceaux doubles pour les affamés et avait
soin de verser une cuillerée de sang dans l’assiette
des débiles et des convalescents. Magnifique et
libéral pour tous, il envoyait les meilleurs
morceaux à mademoiselle Élise Guerrier, pour
qui il avait une préférence imperceptible et
décidée. Il choisissait pour elle, dans la longe
de veau, le morceau du rognon, et dans le rôti
de porc la tranche la plus rissolée, et ses yeux
riaient derrière ses lunettes d’or.
Et pour mieux faire paraître la noblesse et
illustration des façons dont en usait mon parrain
envers mademoiselle Élise Guerrier, élève
lauréat du Conservatoire, je transcrirai ici ce
que M. de Courtin écrivait à Paris au
commencement du XVIIIe siècle dans son
Nouveau Traité de la Civilité qui se pratique en France, parmi les honnestes gens :
« Comme le petit côté de l’aloyau est toujours
le plus tendre, il passe aussi pour le plus
recherché. Pour la longe de veau, elle se coupe ordinairement par le milieu à l’endroit le plus
charnu, et le rognon s’en présente par honneur. »
M. de Courtin ajoute que « dans un cochon de lait,
ce que les plus friands y trouvent de meilleur est
la peau et les oreilles. »
Ce que je dis des hommages culinaires dont mon
parrain se plaisait à favoriser mademoiselle
Élise Guerrier, je le dis sans envie ; la jalousie
en ce cas serait incongrue et partirait d’un
mauvais cœur, car mon parrain, me soupçonnant
avec raison d’aimer sans mesure la pâtisserie,
m’envoyait des parts énormes de tarte ou de flan.
Si l’on rappelle à propos de ces dîners chers à mon
enfance les services magnifiques d’un Cambacérès
ou d’un Talleyrand, et la table du duc de
Chevreuse où M. de Courtin acquit ses belles
connaissances, c’est par amour de la tradition
et désir de trouver de la continuité dans la
succession rapide des générations. En réalité,
la table de M. Danquin était des plus modestes
et témoignait de la sage médiocrité des mœurs
bourgeoises dans les dernières années de la royauté
constitutionnelle et les premières de l’Empire.
La bonne madame Danquin tenait sa maison sur
un petit pied. Une seule servante faisait le
service. Les dîners étaient copieux et longs[1]. L’oncle Danquin, âgé de
quatre-vingt-neuf ans, y assistait parfois. On le
priait de chanter au dessert. Il se levait et
susurrait imperceptiblement une chanson bachique
de Désaugiers :
Versez encore…
Après le dîner, on passait dans le salon, vaste pièce autour de laquelle régnaient des armoires pleines de fossiles, ossements de reptiles et de
poissons, empreintes de crustacés, de zoophytes,
d’insectes et de plantes, coprolithes, mâchoires
de grands reptiles, défenses de mammouths. Mon
parrain s’occupait de paléontologie avec une
ardeur qu’on n’aurait pas soupçonnée dans ce petit
homme tout rond, jovial, qui portait de si beaux
gilets et faisait danser si allégrement ses
breloques sur son ventre.
Un soir, tandis que la jeunesse se concertait pour
la contredanse, il montra fièrement à mademoiselle
Gobelin et à moi, qui étions les deux fortes
têtes de la société, le moulage d’une mâchoire
humaine que son ami Boucher de Perthes venait
de lui envoyer d’Abbeville. En regardant ce
monument d’un passé lointain, ses yeux pétillaient
derrière ses lunettes d’or. Et cet homme tranquille
éclata tout à coup :
— Ils disent : « L’homme fossile n’existe pas. » On
leur montre les pointes de flèches qu’il a taillées
dans le silex, les plaques d’ivoire et de schiste
sur lesquelles il a tracé des figures d’animaux,
et, sans rien entendre, sans rien voir, ils
répètent : « L’homme fossile n’existe pas. » Si !
messieurs, il existe, et le voilà !
Ces objurgations s’adressaient aux disciples de
Cuvier, qui dominaient dans l’Institut. Mon
pauvre parrain avait
été beaucoup insulté par les savants officiels, et
il en souffrait, ne sachant pas qu’un homme ne
s’élève à la gloire que sur des monceaux d’injures,
et que, pour quiconque pense et agit, c’est
mauvais signe que de n’être point vilipendé,
insulté, menacé. Il n’avait pas suffisamment
observé que, de tout temps, ceux qui honorèrent
leur pays par leur génie ou leurs vertus subirent
l’outrage, la persécution, la captivité, l’exil,
quelquefois la mort. Ces considérations n’entraient
point dans son génie.
— L’homme fossile existe, répétait-il, et le voilà !
Et il élevait d’un geste triomphant la mâchoire
trouvée par Boucher de Perthes à Moulin-Quignon,
pensant n’avoir qu’à la montrer pour confondre
ses ennemis. Car il avait l’âme simple et croyait
à la puissance de la vérité, alors que seul le
mensonge est fort, et s’impose à l’esprit des
hommes par ses charmes, sa diversité et son art
de distraire, de flatter et de consoler. M. Danquin examina, palpa la mâchoire.
— Elle porte les caractères d’une bestialité
profonde, dit-il, mais c’est bien la mâchoire d’un
homme.
— Parrain, quand vivait cet homme ?
— Qui peut le dire ? Il vivait… il y a deux
cent… trois cent mille ans… et peut-être
davantage. Et la terre était déjà bien vieille
alors.
M. Danquin promenant ses regards lunettiers sur
ses armoires et les embrassant d’un geste aussi
large qu’il lui était possible de le faire :
— La terre !… quand vécut cet homme-là, elle
avait déjà produit des générations innombrables
de plantes et d’animaux. Des races de madrépores, de
mollusques, de poissons,
de reptiles, d’amphibies, d’oiseaux, de marsupiaux,
de mammifères, s’étaient épuisées sur son sein.
Oui, elle était déjà bien vieille ! L’époque
des grands sauriens était passée depuis de longs
âges. Le mastodonte, dont vous voyez ici quelques
débris, avait disparu.
Philippine Gobelin prit dans sa main la pointe
pétrifiée d’une défense et récita d’un ton pénétré
les vers du Caïn de Lord Byron qui évoquent ces vieux règnes descendus tout entiers, avant la naissance de l’homme, dans les abîmes de la mort.
… And those enormous creatures…
And tusks projecting like the trees stripp’d of
Their bark and branches…
« Et ces créatures énormes, ces fantômes… Ils ressemblent aux habitants sauvages de cette terre, aux plus gigantesques d’entre eux qui mugissent la nuit dans la profondeur des forêts, mais ils sont dix fois plus terribles et plus grands… Leurs défenses s’étendent comme des arbres dépouillés de leur écorce… Les débris de ces monstres gisent
par myriades dans les entrailles de la terre ; aucun d’eux ne vit à sa surface. »
En entendant ces vers d’un poète négligé aujourd’hui mais dont la voix n’avait pas alors perdu son accent sur les cœurs, je me sentis envahi par un délicieux désespoir à la pensée de ces abîmes de la mort qui, après avoir englouti ces générations innombrables de monstres et tant de flores, et tant de faunes, étaient prêts à se refermer sur nos fleurs et sur nous, et la vie humaine me parut d’une brièveté qui, rendant vains le désir, l’espérance et l’effort, nous affranchissait de toute crainte et
nous délivrait de tous les maux.
Madame Danquin nous appela :
— Allons, Pierre, faites danser Marthe.
Le docteur Renaudin vint inviter mademoiselle
Gobelin qui replaça vivement l’ivoire fossile
dans la vitrine et dit en mettant ses gants :
— Allons déployer nos grâces !
↑Aujourd’hui les classes riches se montrent, dans l’Europe démocratique, pour l’ordonnance d’un dîner prié, plus cérémonieuses et moins délicates que n’étaient les aristocrates dans l’ancien régime. Mon parrain, trop petit bourgeois pour imiter les riches de son temps, issus de la Révolution et de l’Empire, en usait dans les dîners qu’il nous donnait avec une grâce qui, si l’on y prend garde, tient plus qu’il ne semblerait tout d’abord, au temps jadis. Lisez cette page écrite après l’émigration par une femme longtemps familière du Palais-Royal, madame de Genlis. On y verra que l’ancienne noblesse était, à certains égards, moins guindée que notre bourgeoisie.
Genlis V, 101. « Lorsqu’on allait se mettre à table, le maître de la maison ne s’élançait point vers la personne la plus considérable pour l’entraîner au fond de la chambre, la faire passer en triomphe devant toutes les autres femmes et la placer avec pompe à table à côté de lui. Les autres hommes ne se précipitaient point pour donner la main aux dames… Cet usage ne se pratiquait alors que dans les villes de province. Les femmes d’abord sortaient toutes du salon ; celles qui étaient le plus près de la porte passaient les premières ; elles se faisaient entre elles quelques petits compliments, mais très courts et qui ne retardaient nullement la marche… Les hommes passaient ensuite. Tout le monde arrive dans la salle à manger, on se plaçait a table à son gré. »
bookLa Vie en fleur(1924)Anatole FranceCalmann-Lévy1925ParisVAnatole France - La Vie en fleur.djvuAnatole France - La Vie en fleur.djvu/9257-265
XXIII
DIVAGATIONS
Un jour, dans ma chambre, je lisais Virgile. Je
l’avais aimé dès le collège ; mais, depuis que les
professeurs ne me l’expliquaient plus, j’en avais
une meilleure intelligence et rien ne m’en gâtait
plus la beauté. Je lisais la VIe Églogue
avec enchantement. Ma laide petite chambre s’était
effacée ; j’étais dans la grotte où Silène
endormi laissa tomber sa couronne. Auprès du jeune
Chromis, du jeune Mnasyle et d’Églé, la plus
belle des naïades, j’écoutais le vieillard,
barbouillé du sang des mûres, dont les chants
faisaient bondir en cadence les faunes et les
bêtes sauvages et instruisaient les chênes à
balancer leur cime altière. Il disait comment, par
le grand vide, se réunirent les semences de la
terre, de l’air et de
la mer, comment le globe liquide du monde commença
à se durcir, à renfermer Nérée dans l’océan,
et lui-même à prendre peu à peu les formes des
choses ; il disait comme déjà la terre s’étonnait
de voir briller le soleil nouveau, et comme les
pluies tombaient des nuages plus élevés. Alors,
pour la première fois, des forêts commençaient
à croître et de rares animaux erraient sur les
montagnes inconnues. Puis il dit les pierres jetées
par Pyrrha, le règne de Saturne, les oiseaux
du Caucase et le larcin de Prométhée.
Ce jour-là, je ne suivis pas Silène plus loin.
J’admirais sous les voiles irisés de la poésie
cette solide philosophie de la nature ! Après
être entré dans ces vues profondes des origines
de la terre, comment supporter les cosmogonies
orientales et leurs fables barbares ? Virgile
prête à son Silène le langage de Lucrèce et des
grecs alexandrins. Et il se fait ainsi une idée
de l’origine de la terre qui s’accorde d’une
façon inattendue avec la science moderne.
On croit volontiers aujourd’hui que le soleil,
porté à une température très haute, étendait sa
sphère immense au delà de l’orbite actuelle de
Neptune et que, se contractant par l’effet du
refroidissement, il abandonnait de temps à autre,
dans l’espace qu’il ne couvrait plus, des anneaux
de sa substance qui, se rompant et se contractant
à leur tour, formèrent les planètes de son système.
Ainsi, pense-t-on, se forma la terre qui, d’abord
diffuse et fluide, se refroidit graduellement.
Après les lourdes pluies de métaux en fusion, qui
chargeaient son atmosphère ardente, tomba du haut
des nuées l’eau des pluies fécondes. C’est
exactement ce que dit le vieux Silène. Le globe
était d’abord
couvert tout entier d’une mer chaude et peu
profonde. Des continents se soulevèrent. L’air
enfin, frais et pur, laissa voir le soleil. Des
herbes et des fougères géantes couronnèrent les
montagnes. Les animaux naissent, et, le dernier
d’entre eux, naît l’homme. Ainsi, dans ces temps
immémoriaux, s’accomplit le destin qui devait
faire de la terre le perpétuel séjour du crime.
Les plantes, suçant avec leurs racines les sucs de
la terre, s’en nourrirent ; seules innocentes
de tous les êtres, elles formèrent leur substance
vivante en distillant avec un merveilleux instinct
des substances sans vie ou du moins sans
organisation, car on ne peut dire d’aucune chose
au monde : cela est sans vie. Les plantes étaient
nées, les animaux pouvaient naître.
Rara per ignotos errant animalia montes.
Les premiers animaux, misérables, sans vertèbres et
sans cerveau, vécurent en dévorant des herbes
dans les forêts. Ainsi la vie animale commença
par le meurtre. Oh ! je sais bien qu’on ne dit
jamais qu’un arbre est mis à mort : c’est pourtant
ce qu’il faut dire, car il était vivant. Était-il
sensible ? on le nie ; on affirme qu’il n’avait pas
d’organes pour sentir, qu’il n’était pas un
individu, et qu’il ne pouvait pas se connaître.
Pourtant, ce porte-fleurs célèbre des hymens dont
rien ne passe la splendeur et la fécondité. Et si,
contrairement à ma croyance, il est insensible, il
n’en est pas moins vivant, et le faire périr est
attenter à la vie comme faire périr une bête.
Cependant, les espèces animales, sortant les unes
des autres, se faisaient plus intelligentes et
plus fortes ; elles acquirent un cerveau et des
nerfs qui leur donnèrent conscience d’elles-mêmes et les mirent en communication avec le monde extérieur. Les unes
se nourrissaient d’herbes ; mais la plupart
dévoraient la chair des animaux appartenant à des
espèces moins fortes qu’elles ou moins rapides.
Malheureux habitants des forêts et des montagnes,
il ne suffisait pas à leur misère que leur existence
fût sujette à la faim, à la maladie, et vouée
à la mort, il fallait qu’elle s’écoulât tout
entière dans la peur de l’ennemi, et dans des
affres que, tout brutes qu’ils étaient, ils se
représentaient terribles. L’homme vint le dernier
des animaux, parent de tous, et proche de
quelques-uns. Les termes dont on le désigne encore
aujourd’hui marquent son origine : on l’appelle
humain et mortel. Quels noms conviennent mieux aux
animaux sauvages qui, comme lui, habitent la terre
et sont sujets à la mort. L’homme est
incomparablement plus intelligent que ses frères ;
mais son intelligence n’est pas d’une autre nature.
Il est supérieur à tous, sans avoir en lui rien
qu’ils n’aient aussi. Et ce qui l’égale à eux
tous, c’est l’obligation où il est soumis comme
eux de manger pour vivre ce qui a eu vie, c’est la
loi du meurtre qui pèse sur lui ainsi que sur
les autres, et qui en a fait un être féroce. Il est
carnivore ; pour n’avoir pas honte de tuer ses frères, il les renie ; il se vante d’une origine
supérieure ; mais tout montre sa parenté avec les
animaux ; il naît comme eux, il se nourrit comme
eux, il se reproduit comme eux, il meurt comme
eux. Il est soumis comme eux à la loi du meurtre
imposée à tous les habitants de la terre. De son
incomparable intelligence il se sert pour se
soumettre les bêtes dont il a besoin. Et, bien
qu’il possède des étables bien garnies, la
chasse est son occupation préférée. Ce fut le plus
grand plaisir des rois ; ce l’est encore. Il se
livre au carnage avec une ivresse que n’y
éprouvent pas les autres animaux. Comme les bêtes
féroces, qui ne se mangent pas entre elles, il
s’abstient de dévorer la chair des hommes ; mais
ce que ne font guère les autres animaux, il tue
ses semblables, sinon pour les manger, du moins
pour leur prendre quelque bien qu’il convoite,
pour les empêcher de jouir de leur propre bien, ou
seulement pour le plaisir. C’est ce qu’on appelle
la guerre, et les hommes la font avec volupté. Ils
ne penseraient pas, sans doute, à commettre ce
crime extravagant si la nécessité de tuer des
animaux pour vivre ne les y avait préparés. Les
destins en ont décidé : depuis les origines de la
vie jusqu’aujourd’hui, la terre est vouée au
meurtre et elle suivra sa vocation jusqu’à ce que
la vie s’en retire. Tuer pour vivre sera sa loi
éternelle.
Je songeais à cette obligation à laquelle nul de nous
ne peut échapper. Le soleil s’était couché, j’ouvris
ma fenêtre, je regardai s’allumer les premières
étoiles et je songeais avec horreur que la destinée
de ce monde, loin d’être unique, dans son atrocité,
était peut-être la destinée de myriades et de
myriades de mondes, et que dans les espaces infinis,
partout où se trouvaient des vivants, ils étaient
peut-être soumis à la même loi qui nous est
imposée. Les mondes sont-ils peuplés ? Les seules
planètes que nous voyons, que nous verrons jamais,
sont celles de notre système. Elles sont nos
sœurs, et comme nous, les filles du soleil. Mais
elles ne sont pas nées en même temps que nous,
ni placées à égale distance de l’astre qui donne
la vie. Les unes sont peut-être trop jeunes encore
pour enfanter, les autres trop vieilles. Il en est
qu’enveloppe une atmosphère épaisse et qui semble
étouffante ; il en est dont l’air trop rare serait
irrespirable pour des êtres comme nous ; celles
que nous voyons à l’opposé du soleil occupent
des régions froides et ténébreuses. Nous ne
pouvons pas dire toutefois que ces astres n’ont
pas porté, ne portent pas, ou ne porteront jamais
des êtres sur leur surface ; nous connaissons trop
peu, pour cela, les conditions dans lesquelles la
vie peut se produire. Puissent ces sœurs de la
terre donner l’être à des êtres moins malheureux
que nous ! Mais chaque soleil que nous voyons comme
un point de feu dans le lointain des plaines
éthérées mène-t-il son cortège de planètes, et
ces planètes ont-elles des habitants ? Nous le
croyons parce que nous savons que les soleils
sont tous composés, peu s’en faut, des mêmes
matières, et nous jugeons de ces astres lointains
par celui qui nous éclaire.
Si nous en jugeons sainement, si, composés comme le
nôtre, tous les mondes sont habités, le furent ou
le seront, si ces habitants sont soumis aux mêmes
lois qui gouvernent notre monde, le mal est à
son comble, il embrasse l’infini, et l’homme
sage n’a plus qu’à fuir la vie ou à rire d’une
aventure si plaisante.
Rara per ignotos errant animalia montes.
Vieux Silène, barbouillé par la plus belle des
naïades du sang des mûres, où m’a conduit ce vers
que tu chantais à Mnasile, à la jeune Églé, aux
faunes et aux chênes des forêts. Chante encore,
chante Pasiphaé, divin ivrogne, et fais-moi
oublier mes sombres rêveries.
bookLa Vie en fleur(1924)Anatole FranceCalmann-Lévy1925ParisVAnatole France - La Vie en fleur.djvuAnatole France - La Vie en fleur.djvu/9266-274
XXIV
PHILIPPINE GOBELIN
Durant l’hiver parisien, alors que les rues noires,
humides et froides rendent plus agréables les
salons chauds et clairs, on passait de bonnes
soirées chez monsieur et madame Danquin, dans
la vieille rue Saint-André-des-Arts. Meublé de
profondes armoires pleines de minéraux et de
fossiles, le salon de monsieur et madame Danquin
offrait encore un champ suffisant à la jeunesse
dansante, qui tourbillonnait devant ces témoins
d’un passé immémorial, sans plus s’inquiéter du
perpétuel écoulement des choses que les
phalènes menant leurs rondes comme eux, les soirs
d’été.
Les habitués de cette maison appartenaient pour la plupart à des familles modestes de savants
et d’artistes. Les hommes venaient en jaquette,
les femmes en robe montante. Point de luxe, aucune
élégance, mais de la bonhomie et de la gaîté.
On retrouvait tous les samedis la même compagnie :
Marthe et Claudius Bondois, Edmée Girey et
Madeleine Delarche, les deux cousines, celle-ci
longue, pâle, les yeux au ciel, celle-là fraîche,
courte, robuste et rieuse, l’amour sacré et
l’amour profane. Et l’on disait que l’amour sacré
aurait une très jolie dot. On y retrouvait encore
deux ou trois neveux et nièces, petits-neveux et
petites-nièces de madame Danquin qui, sans
enfants, était néanmoins une mère Gigogne ; mon
ami Fontanet qui, nouvellement introduit par moi
dans la maison, aspirait à la gouverner ; le docteur
Renaudin, jeune médecin établi depuis peu dans
le quartier et qui s’y faisait une clientèle,
petit homme brun, que je trouvais vieux avec ses
trente-cinq ans, mais qu’il me fallait bien
reconnaître pour le plus fou d’entre nous. Un peu
bohème, un peu pédant, traînant des odeurs de bals
publics et d’amphithéâtre, il étonnait par la
pénétration de son esprit ; sa conversation grossière à dessein m’intéressait et me choquait.
J’étais très ignorant et très curieux des mystères
de la nature et trop peu innocent pour n’être pas
choqué des révélations brutales qui blessaient mes
rêves et déchiraient mes illusions.
Je ne savais pas si j’aimais ou haïssais ce petit
homme brun, aux joues bleues, savant et bouffon.
Vingt ans plus tard, j’aurais tenu Renaudin pour un bon convive et souhaité de dîner avec lui en compagnie
d’Anatole de Montaiglon. Mais au temps dont je
parle j’avais des délicatesses.
Élise Guerrier, qui venait d’avoir un prix de
piano au Conservatoire, fréquentait chez ces bonnes
gens. Je ne sais pourquoi mon parrain préférait
Élise Guerrier à toutes les jeunes filles qui
couronnaient sa table et fleurissaient sa maison.
On n’eût soupçonné aucune affinité entre ce
bourgeois poupin, un peu poussah, un peu vieille
demoiselle, et la jeune artiste lyrique aux beaux
et grands traits, garçonnière et sombre.
Pour moi c’était autre chose. Un sentiment profond et
pour ainsi dire inné de l’art antique m’eût fait goûter, sans doute, en Élise Guerrier une beauté où se fondaient harmonieusement les caractères des deux sexes, mais cette jeune personne, si même elle m’eût témoigné un peu de bienveillance, n’eût pas sans peine vaincu ma timidité ; elle m’inspirait naturellement une terreur sacrée qui s’augmentait de l’écrasante indifférence qu’elle me montrait ou, pour mieux dire, me laissait voir.
Elle fut, dans l’ordre des temps, la première de ces
belles mortelles que je pris pour des déesses.
La personne dont s’accommodait le mieux chez
M. Danquin ma timidité, et dont la conversation
contentait le plus parfaitement mon appétit
de savoir et mon besoin de gaîté, était
mademoiselle Philippine Gobelin, bonne ménagère
et grande liseuse, d’une étendue d’esprit qui allait
de la prudence à la folie, comique et mélancolique,
qui avait tout lu et tout retenu, sachant et
ignorant dans le même instant qu’elle était laide, et employant sa bizarre érudition à varier des plaisanteries
cosmogoniques sur son nez ovoïde et sur l’œuf
qui en formait le bout, œuf mystique et fécond
comme l’œuf d’Orphée et l’œuf d’Osiris.
— Un jour, disait-elle gravement, j’en ferai sortir en éternuant une multitude de génies minuscules,
les uns gais, les autres tristes, qui se répandront
dans l’univers et, se logeant dans le cerveau
des hommes, les rendront plus fous et moins bêtes
qu’ils ne sont à présent.
Elle riait, mais elle aurait donné bien volontiers
tout son esprit pour le visage d’Edmée Girey ou
la taille de Madeleine Delarche.
Je m’en aperçus plusieurs fois et notamment dans une
circonstance qui me donna à réfléchir et me fit
découvrir pour la première fois les profondeurs
du cœur féminin. Mademoiselle Gobelin avait
montré ce soir-là, chez M. Danquin, beaucoup
d’esprit et dansé avec un art comique très
fin je ne sais quelle danse espagnole. Je lui fis
un compliment sincère : je lui dis qu’elle avait
tant d’esprit qu’elle en montrait non seulement
en parlant, mais en chantant, en riant, en dansant.
Elle m’écouta d’un air assez maussade. Je lui dis
que j’étais émerveillé de la vivacité de son
intelligence et poursuivis longtemps la description
des facultés intellectuelles que l’on découvrait
en elle. Quand j’eus fini, elle me jeta un regard
de dédain et détourna la tête. Le docteur Renaudin
s’approcha d’elle et lui dit :
— Mademoiselle, vous êtes toujours jolie, mais vous
l’êtes plus encore qu’à l’ordinaire, si c’est
possible, en dansant le fandango.
Je jugeai le compliment assez sot, mais Philippine
tourna sur Renaudin un regard heureux et tendre, et qui
donnait raison au flatteur, car, en ce moment, la
joie la rendait presque jolie.
On dansait beaucoup chez mon parrain, et je me
rappelle encore la moiteur charmante qui rosait
le visage de Marthe Bondois après la valse. Le
docteur Renaudin introduisait parfois dans les
danses les plus correctes des entrechats appris,
durant sa studieuse jeunesse, dans les bals
publics du quartier latin, mais madame Danquin
était trop innocente pour s’en apercevoir. Pour
moi, je dansais très mal. Mademoiselle Gobelin
avec qui je dansais souvent, parce qu’elle était
moins invitée que les autres, souffrait de ma
maladresse et, bien des fois, elle m’offrit de me
donner des leçons.
À la danse, je préférais les petits jeux de société
et les charades qui étaient en grande faveur chez mon
parrain. Et il me souvient de baisers donnés à
travers le dossier d’une chaise, à Edmée Girey,
à Madeleine Delarche, et qui, bien que permis,
n’étaient pas sans douceur. Mais les charades me
plaisaient plus que tout. Elles renfermaient en elles
tous les spectacles, drame, comédie, pantomime,
ballet, opéra. Pour les décors, les costumes et
les accessoires, nous mettions à contribution les
armoires, les meubles, la vaisselle et la batterie
de cuisine de nos hôtes. Aussi ces représentations
ne manquaient-elles pas de richesse. Il arrivait
parfois qu’on demandât le scénario à Philippine
et à moi. En ce cas la charade, au mépris des
préceptes de Boileau, tombait dans la plus basse
et la plus joyeuse bouffonnerie. Philippine
Gobelin avait un génie démesuré. Incomparable
comédienne, elle jouait
de la façon la plus burlesque ses burlesques
inventions.
Son chef-d’œuvre et le mien (car j’y travaillai)
fut une charade en trois parties, dont j’ai
malheureusement oublié le premier et le tout,
en sorte que cet ouvrage dramatique se trouve
en ma mémoire dans l’état où nous sont parvenues
presque toutes les trilogies du théâtre grec. Je
conviens que le dommage est moindre. Il me souvient
du moins du second qui était « danse » et avait
pour sujet le roi David dansant devant l’arche en s’accompagnant de la harpe prophétique. David c’était mademoiselle Gobelin portant accrochée aux oreilles une longue barbe de tricot bleu qui jointe à son nez naturel composait une figure assez accentuée. Coiffée d’un turban de cachemire que surmontait une bouillotte de cuivre rouge, enveloppée d’un manteau d’andrinople, elle pinçait en guise de lyre le dos d’une chaise dorée et cannée et exécutait gravement une danse hiératique qui accusait la longueur de ses bras, de ses jambes, de ses pieds, et l’anguleuse sécheresse de ses coudes et de ses genoux. Derrière
elle, Élise Guerrier chantait en s’accompagnant d’une écumoire. Quant à l’arche
EtQui fit tomber tant de superbes tours
Et força le Jourdain de rebrousser son cours,
c’était la table à ouvrage de madame Danquin qui, la voyant pencher conformément aux textes, s’écria du fond du salon : « Ma tapisserie !… » car il y avait dans l’arche des pantoufles que madame Danquin tapissait pour M. Danquin.
Mais le gros du succès alla au docteur Renaudin qui, s’étant composé, on ne sait comment, avec un art mystérieux, un costume reconnaissable de sergent de ville, apparut et, montrant des poings énormes
et criant : « Circulez ! Circulez ! », dissipa
tout Israël.
M. Danquin riait d’un rire qui secouait ses
breloques sur son ventre, et applaudissait
le docteur Renaudin dont le jeu satirique
vengeait les Parisiens des brutalités exercées
contre eux par les agents de la police, et
inspirées, croyaient-ils, par l’empereur et son
gouvernement.
— Bravo ! criait mon bon parrain qui détestait le
neveu autant qu’il adorait l’oncle.
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XXV
LE CHEMIN DE BAGDAD
Je lisais sans mesure et sans choix, et je m’aperçus
bientôt avec une surprise fort ridicule que je
ne savais rien, que je n’avais pas même appris
à apprendre, et que mes brillantes connaissances
n’étaient qu’un voile léger, jeté sur une profonde
ignorance. Enfin, je sentis les funestes effets
de la bifurcation et le dommage de n’avoir pas
assez écouté les leçons de géométrie que me donnait
M. Mésange, en sommeillant au son des violons. Je
m’avisais un peu tard que les sciences exactes
peuvent seules construire et armer les intelligences
et que nos professeurs de lettres faisaient de nous des esprits sonores et creux, des êtres vains, incapables de toute
tâche sérieuse. Je m’en ouvris à mon père et,
sous sa direction, avec l’aide d’habiles hommes
auxquels il me recommanda, j’étudiai assez de
mathématiques, de chimie et d’histoire naturelle,
non pas pour posséder quelques connaissances, mais
pour me mettre en état d’en acquérir. Je mis de
l’ordre dans mon esprit dont la capacité s’accrut.
Malheureusement ma suffisance s’en accrut pour le
moins autant. Je devins insupportable à la maison,
trop timide pour le paraître dehors. M’apercevant,
grâce à cette funeste perspicacité qui devait me
tant nuire dans la vie, que mon père ne raisonnait
pas toujours exactement, je m’efforçais de
redresser ses raisonnements, ce qui était
impertinent et sot.
Les qualités fort réelles qui commençaient à se
développer dans mon esprit ne promettaient pas
de devenir dans la société d’un emploi bien
fructueux. Je ne voyais pas encore quelle carrière
pouvait s’ouvrir pour moi. Mon père et ma mère
ne m’aidaient guère dans le choix difficile d’un
état, ma mère parce qu’elle me jugeait capable
de les remplir tous, mon père parce qu’il me
jugeait incapable d’en remplir aucun.
Cependant Fontanet tournait au singe savant. Il
devenait homme du monde, méprisait les Danquin
et n’estimait plus que la richesse et la naissance.
Il nous fit inviter, Mouron, Maxime Denis et
moi, dans un salon du faubourg Saint-Germain,
discrètement célèbre pour son opposition à
l’Empire et qui était très fermé. Mais l’Église,
cette superbe démocrate, qui dominait dans cette
vieille
demeure, y introduisait des jeunes gens du peuple,
dans l’espoir d’y découvrir et d’y former un
nouveau Veuillot. Là fréquentaient d’anciens pairs
de France, d’anciens députés à l’Assemblée
Nationale, des académiciens, de grands seigneurs
qui, bien que naturellement hauts et distants,
montraient dans leur accueil cette grâce discrète
propre aux défenseurs des causes perdues. J’y pris
le thé debout, mon chapeau à la main, en écoutant,
sans sourire, malgré les coups de coude de
Fontanet, un vieux polémiste célèbre qui, ayant
combattu soixante ans, comme Lusignan, pour la
gloire de Dieu, jeune encore d’éloquence et de
passion, dénonçait aux générations nouvelles les
crimes des Jacobins et les attentats de Bonaparte,
avec une ardeur qui lui faisait vider sans s’en
apercevoir sa tasse de thé dans son chapeau. Les femmes se tenaient assises dans un des salons et
rangées comme au théâtre. Pour la plupart, autant
que j’en pus juger, elles devaient à la vie de
château un teint vif, quelque liberté d’allure et
le verbe un peu haut. Mais je n’ai retrouvé dans
aucun monde femmes si simples de manières et de
langage que celles-ci, qui portaient les plus
grands noms de France. Cette société m’inspira
un grand respect. Elle ne me déplut pas, loin de
là ! mais je m’y déplus et n’y reparus pas.
Fontanet me présenta aussi dans deux ou trois
salons du monde des affaires où tout danseur était
bien accueilli. Malheureusement, je valsais très
mal. Et je le savais. Fontanet aussi valsait mal ;
mais comme il ne s’en apercevait point, on ne s’en
apercevait guère. Le salon où je réussis le moins
mal et où, par conséquent, je me plus le
mieux, fut celui de l’ingénieur Airiau, encore
obscur à cette époque et dans la première flamme
de son ambition. Il improvisait alors son luxe
et sa fortune dans un très bel appartement de la
place Vendôme. La société française en ce temps-là
était perpétuellement en fête. Sans être bon juge
en la matière, je crois pouvoir dire que monsieur
et madame Airiau donnaient des bals magnifiques.
Toujours est-il que je restai ébloui du premier
auquel j’assistai.
Éclairées par des milliers de bougies et de cristaux
qui faisaient étinceler les pierreries et les
perles, reflétées par ces grandes glaces de
Saint-Gobain dont s’émerveillaient alors les
hommes les plus graves, environnées de plantes de
serre, de bouquets et de gerbes où la nature se
montrait aussi artificieuse que l’art, les femmes,
coiffées de plumes et les cheveux lustrés comme
des ailes d’oiseau, imitant toutes, à l’envi,
l’impératrice Eugénie dans leur allure et leur
toilette, dans le décolleté et jusque dans la
chute gracieuse des épaules, balançant leurs
crinolines énormes qui nous semblent aujourd’hui
burlesques, mais qui s’imposaient avec l’autorité
de la mode et que les prédicateurs en chaire
dénonçaient comme de monstrueux atours inventés
par les démons de l’enfer, agitant de leurs
éventails de plumes l’air chaud et parfumé, parlant
à mi-voix, souriant doucement, se mouvant avec
volupté, charmaient les hommes mûrs et les
vieillards, enivraient les jeunes comme nous qui se
croyaient transportés dans un monde enchanté.
Madame Airiau, que j’allai voir à son jour, n’était
certes pas aussi simple de manières que les dames
que j’avais
entrevues dans les vieux hôtels froids du faubourg,
mais elle se rendait beaucoup plus agréable. Mince
et pâle, elle représentait fort bien une héroïne
d’Octave Feuillet. Les femmes regrettaient qu’elle
eût le teint gâté. Mais elle y remédiait et je ne
voyais sur ce joli visage que des yeux de violette,
un nez fin et une bouche mélancolique. Sa tristesse
arrangée, mais réelle, intéressait. Madame Airiau
n’était pas heureuse. D’esprit littéraire, elle
parlait de Mireille avec des larmes, des regards
noyés. Je ne lui déplus pas et je n’ai point à
m’en cacher, car cette inclination pour moi ne
peut que donner une idée avantageuse de cette dame,
tant ma gaucherie, ma timidité, mon embarras, ma
défiance de moi-même me communiquaient les
apparences de la vertu et les dehors de l’innocence.
Madame Airiau me prêta, un jour, la Vita Nuova
qu’elle admirait et dont je fus ravi sans
y comprendre grand’chose. Mais on ne saura jamais
combien, en littérature, il est inutile de comprendre pour admirer. Nous échangeâmes nos
impressions qui s’accordaient. Ainsi Dante
Alighieri nous rapprocha l’un de l’autre tout
spirituellement et d’une manière digne de lui. Et,
comme il est dans l’ordre en une société polie,
m’avançant du même pas dans la grâce de la femme
et dans celle du mari, je fus invité à des soirées
intimes et même à des dîners d’hommes.
Il s’y trouvait des financiers, des gens d’affaires,
des ingénieurs, un chanteur de l’Opéra, un homme
d’État turc, un diplomate persan. Après le dîner,
dans le fumoir, notre hôte, prenant une clef dorée,
ouvrait un petit meuble de palissandre garni d’une
multitude de tiroirs plats et en tirait des cigares noirs ou blonds, grands ou petits, divers de forme et d’arome
qu’il offrait avec une prodigalité calculée en
mesurant la qualité du cigare à celle de la personne,
mais si adroitement qu’il n’y paraissait qu’aux
hôtes à qui il présentait la fleur de la Havane.
Instruit par cet exemple, je découvris, peu à peu,
le fond de parcimonie que recouvrait sa magnificence.
Airiau étudiait alors la gigantesque entreprise
qui n’est pas encore réalisée aujourd’hui, et qui changera l’axe de la civilisation, le chemin de fer
de Bagdad. On le tenait pour un esprit très
positif, un homme de résultats. Néanmoins, il se
proclamait philanthrope et humanitaire. Des vieux
saint-simoniens qui avaient formé son esprit, il
gardait un idéalisme industriel, une sorte de
mysticisme économique, un sentiment poétique de la
banque qui imprimaient à ses conceptions les plus
mercantiles un caractère de générosité, et eussent
communiqué au charlatanisme même l’onction de
l’apostolat.
Frappé, disait-il, de l’élan qui emportait les
nations vers l’unité, il considérait l’industrie et
la banque comme les deux forces bienfaisantes qui,
par l’association des peuples, établiront un jour
la paix universelle. Mais Français et patriote, et
se faisant de la paix une conception napoléonienne,
il entendait que l’union des nations fût l’œuvre
exclusive de la France et que la France présidât
en souveraine les États-Unis du monde.
Quand il traversait l’Asie Mineure, franchissait
le Taurus et l’Amanus, l’Euphrate, et longeait
le Tigre, ce petit homme brun me remplissait
d’admiration. Il remuait les millions et regardait aux centimes. Il y avait du Napoléon
en lui par sa faculté de pénétrer dans tous les
détails sans perdre de vue l’ensemble.
Ignorant et romantique, il se plaisait pourtant,
comme Napoléon, à évoquer sur son passage les
grands noms de l’Histoire, Babylone, Ninive,
Alexandre, le sultan Aroun-al-Raschid. Et il était
merveilleux, ce petit homme brun à moustache cirée de
sous-lieutenant, quand il parlait de réveiller par
le sifflet de ses machines à vapeur les taureaux
ailés du palais de Sargon. Napoléonien encore
par sa foi en son étoile, par un optimisme
communicatif et par la profonde possession de cette
idée qu’on ne perd définitivement une affaire que
quand on la croit perdue.
Sa voix trouvait des accents sublimes pour faire
appel à tous les partis politiques : légitimistes,
orléanistes, impérialistes, républicains, et à
toutes les capacités, savants, ingénieurs, artistes,
industriels, banquiers et poètes, et conviait à ce
grand banquet de la civilisation tous les ouvriers
et tous les paysans.
Un jour que je lui faisais visite, madame Airiau
me dit que son mari irait faire, dans trois mois, un voyage d’exploration sur les bords du Tigre, et qu’il ne demanderait pas mieux que de m’emmener
comme son secrétaire particulier.
— Par ce voyage, ajouta-t-elle, vous pourriez
former votre esprit et assurer votre avenir. Ne m’en
dites rien aujourd’hui. Réfléchissez, consultez
vos parents. Après cela, vous donnerez votre réponse
à mon mari.
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XXVI
LA DOULEUR DE PHILIPPINE GOBELIN
Le soleil de thermidor répandait ses nappes de
flamme sur les quais, la rivière et les jardins.
J’entrai au Louvre avec une familiarité respectueuse.
Une fraîcheur humide baignait les salles désertes
de la sculpture antique.
Devant ces restes d’un art sans égal, auprès duquel
tout est misère et difformité, je fus saisi
d’enthousiasme et de désespoir. Abîmé sur une
banquette devant l’Arès Ludovisi, j’éprouvais
une ardeur de vivre et de mourir, un mal délicieux,
une tristesse infinie, une ivresse d’horreur et
de beauté ; je sentais, en même temps, un désir
insensé de tout voir, de tout savoir, de tout
connaître, de tout devenir et en même temps l’envie de ne plus penser, l’ivresse de ne plus sentir, le charme de ne plus être.
Je me remis à errer dans les galeries peuplées de
statues, parmi ces formes naturelles et savantes,
qui expriment, autant que l’harmonie des corps,
l’harmonie des mondes, et nous révèlent tout ce
que nous pouvons concevoir de l’Univers. Peu à
peu, sous cette influence d’un art qui est beauté
et raison, je me pénétrai d’idées claires et de
pensées sereines. Je me promis de regarder d’un œil
tranquille la vie et la mort qui ne sont que
les deux aspects de la nature, et se ressemblent
comme les deux enfants Éros et Anteros qu’on voit
sculptés sur les sarcophages antiques.
Je me rendis ensuite dans les salles assyriennes. Et
devant les taureaux ailés, à face humaine, du palais
de Sargon, je résolus de partir avec l’ingénieur
Airiau pour ces pays vers lesquels m’entraînaient
l’espoir de faire ma fortune, une curiosité
généreuse et des raisons très diverses, parmi
lesquelles le désir de voir le tombeau de Zobéïde
n’était peut-être pas la plus faible.
Je crois, sans être sûr, je crois que l’influence de
madame Airiau agit d’une façon prépondérante sur ma détermination. C’est elle qui m’avait engagé dans cette entreprise. Ses yeux de violette, sa beauté composée, sa tête exquise avaient exercé un charme sur ma jeunesse. Elle m’attirait. En partant, je m’éloignais d’elle qui restait à Paris, et je
partais pour ses beaux yeux dont je perdais ainsi
la vue. C’est là un des traits de mon génie.
Mes parents s’inquiétaient pour moi d’un long
voyage, plein de fatigues et de périls. Mais
considérant l’encombrement des carrières, et
respectant ma liberté, ils ne
s’opposaient pas à mon entreprise qui leur semblait
hardie. Ma mère, quand je lui parlais de ce voyage,
me souriait, les yeux gonflés de larmes.
Les rues de Paris, à l’approche de la nouvelle
année, ressemblaient à des rangées de gigantesques
boîtes de bonbons et de jouets, de fruits confits,
de bijouterie et de maroquinerie, que les brumes
et les frimas enveloppaient comme d’ouate et de
toile d’emballage.
J’allai faire mes adieux à mon pauvre parrain que
j’avais beaucoup négligé depuis un an. Je le trouvai
assis dans son fauteuil, diminué, la tête grosse
comme le poing, les jambes enflées, avec un air
inusité de tristesse, très grièvement atteint de
la maladie de cœur dont il devait mourir. Secouant
une revue de paléontologie :
— Ils ne croient pas à l’homme fossile, me dit-il.
Un rire douloureux secouait ses breloques sur son
ventre qui avait fondu.
Madame Danquin tout à fait impotente, assise de
l’autre côté de la cheminée, dans un fauteuil, entre
ses deux béquilles, gardait sa gaîté constitutionnelle.
Elle me parla de toute cette jeunesse à laquelle elle
s’intéressait : les jeunes Bondois, Edmée
Girey, Élise Guerrier qu’elle se plaignait de
ne plus revoir. Elle m’annonça une grande nouvelle,
le mariage de Madeleine Delarche qui épousait
le docteur Renaudin un peu trop âgé pour elle,
peut-être, fils de ses œuvres, sans fortune, mais
appelé à un grand avenir.
— Madeleine, me dit-elle, est jolie, distinguée ;
vous l’appeliez l’amour sacré à cause de ses yeux
rêveurs et de sa taille élancée. Elle a une très
jolie dot.
Madame Danquin se recueillit un moment et reprit
d’un ton pénétré :
— Nous ne sommes pas d’accord, mon mari et moi, sur le cadeau de noce que nous devons faire à
Madeleine ; mon mari voudrait lui donner un service
à café en argent. Je crois qu’une paire de
girandoles seraient très convenables dans le salon
d’un docteur. Il faut un peu éblouir la clientèle…
Madame Delarche avait d’autres vues pour sa fille,
mais comme elle me le disait si raisonnablement :
« Les enfants doivent se marier pour eux et non
pour leurs parents… »
On s’embrassa.
— Pierre, me dit avec un reste d’ardeur mon pauvre
parrain, si tu trouves du préhistorique sur les
bords de l’Euphrate, pense à moi.
Peu de jours après les fêtes du jour de l’an, j’allai
prendre congé des dames Gobelin, qui demeuraient
dans les combles d’une haute maison de la rue du
Bac, sous une cage de verre bleu qu’un photographe
occupait sur le toit. La maison très vaste
regorgeait d’industries. Des magasins de thé, de
vases de Chine et d’étoffes d’Orient parfumaient
le rez-de-chaussée et l’entresol. À chaque étage,
des plaques de cuivre vissées sur l’huis
désignaient les arts et métiers qui s’exerçaient
derrière ces portes. Au premier, on lisait : Mademoiselle Eugénie, modes ; au deuxième,
Héricourt, médecin-dentiste ; au troisième,
Madame Hubert, corsets ; au quatrième, une carte
clouée par quatre pointes portait cette inscription :
l’Enfant de Marie,
revue hebdomadaire. Les
dames Gobelin habitaient au-dessus. Je trouvai
Philippine longue et dégingandée
comme de coutume, les cheveux fades, les yeux
petits, la bouche grande, grise de tristesse. Sa
mère, toute blanche, les yeux lavés, ses joues de
papier de soie toutes chiffonnées, n’avait plus
d’âge. Les deux femmes coloriaient des photographies
d’enfants. J’annonçai mon départ. Madame Gobelin
me dit que les Danquin l’en avaient déjà informée.
Philippine, les lèvres pincées, ne dit rien ; il
me sembla qu’elle était blessée de ne pas l’avoir
appris la première, et je lui sus gré du reproche
que je croyais lire dans ses yeux.
Je pensai effacer cette impression par des marques
d’intérêt, lui demandai si elle n’enverrait pas un
cadre de miniatures au Salon, et promis de lui
expédier de Bagdad quelques-unes de ces aquarelles
persanes qu’elle aimait.
Elle s’anima et farda sa tristesse d’une gaîté
criarde.
Sa mère me montra une belle azalée posée sur le
piano.
— Voyez, me dit-elle, ce que ce bon Monsieur
Danquin, qui, d’ordinaire, ne chôme pas les saints,
lui a envoyé pour l’anniversaire de sa naissance.
Et, regardant sa fille avec une tendresse inquiète,
elle ajouta :
— Philippine est née un 20 janvier, et il n’y a pas
encore assez longtemps de cela pour qu’on ne puisse
célébrer son jour natal.
— Oui, dit Philippine, je suis née le 20 janvier,
sous le signe infortuné du Verseau.
Et, prenant un ton de diseuse de bonne aventure :
— Les personnes qui sont nées sous ce signe oublient
en sortant leur parapluie quand il va pleuvoir.
Chaque fois qu’elles mettent un chapeau neuf,
passant dans une rue, sous une fenêtre garnie de pots de fleurs qu’on arrose, elles reçoivent une potée d’eau sur la tête.
Et, s’il fait du vent, elles reçoivent aussi le pot
de fleurs. Elles sont souvent enrhumées.
— Grande folle ! soupira Madame Gobelin.
Philippine fit encore quelques bouffonneries, mais
on voyait qu’elle avait envie de pleurer. Je pensai que mon départ lui causait ce profond chagrin
qu’elle ne pouvait cacher et il me fallut bien en
conclure qu’elle m’aimait. Je ne m’en étais pas
encore aperçu ; il m’avait paru, au contraire,
qu’elle ne me distinguait pas de tant de bons
camarades avec lesquels elle se montrait obligeante
et familière. Bien que subite, ma découverte ne
m’étonna pas. Tout de suite cet amour me parut
vraisemblable, naturel, dans l’ordre des choses.
Selon moi, la vive intelligence de Philippine, son
goût exquis, sa philosophie devaient l’y porter.
Elle m’en parut, sinon plus jolie, du moins plus
agréable. Comme la conversation languissait,
j’imaginai qu’au moment des adieux, elle me dirait
à l’oreille : « Ne partez pas », que je lui
répondrais : « Eh bien ! Philippine, je reste » et
que la joie que je verrais alors briller sur son
visage me comblerait de bonheur. Et qui sait ?
Peut-être la joie embellirait-elle cette aimable
fille. « Elle est changeante », pensais-je.
Je me levai pour prendre congé. Voyant que le poêle
était près de s’éteindre, Philippine courut en
jurant et maugréant le ranimer. Elle tenait le seau d’une main, le tisonnier de l’autre quand je lui fis des adieux.
— Je vous envie, me dit-elle, d’aller voir des
contrées merveilleuses… Si je pouvais, moi aussi, je
voyagerais !… Adieu, monsieur Pierre.
Sur le palier, je l’entendis crier en tisonnant :
— Cette rosse de poêle !…
Je descendis l’escalier avec lenteur et songeai sur
le seuil de l’enfant de Marie :
« Elle ne m’a rien dit, rien laissé deviner. Sans
doute, la présence de sa mère, sa discrétion, sa
délicatesse… Je ne puis pourtant pas remonter
et m’écrier : « Je reste ! »
Je me rencontrai avec une grosse dame qui allait
chez madame Hubert, la corsetière.
« Elle m’intéresse, elle m’inspire de la sympathie,
de l’estime, une sorte d’admiration, me disais-je,
mais je ne l’aime pas, je ne l’aimerai jamais. Je
ne peux songer à l’épouser. Je ne peux lui sacrifier
ma vie… »
Mes regards rencontrèrent, sur cette réflexion,
l’enseigne du dentiste Héricourt, qui me causa une
impression pénible et m’excita à descendre
vivement les marches. Une douce odeur d’iris se
faisait sentir sur le palier de mademoiselle Eugénie. Là, m’arrêtant un moment, je songeai :
« Non, je ne veux pas que cette jeune fille souffre
pour moi, tombe malade, meure peut-être. Je
retournerai demain chez elle ; j’épierai le moment
de la voir seule, j’amènerai, je provoquerai ses
aveux, ou plutôt je les devinerai… Je lui dirai :
« Je reste ! » Je l’aurai sauvée et je l’en aimerai
chèrement. »
Je goûtais par avance les délices du sacrifice,
quand, sur le palier de l’entresol, je rencontrai
mademoiselle Élise Guerrier, plus étrange encore
que je ne l’avais jamais
vue dans le froid qui marbrait ses joues. Plutôt
déesse immortelle et bête sauvage que femme. Et
lointaine et mystérieuse. Je demeurai, comme à mon
habitude, stupide devant elle, et ne trouvai pas
un mot à lui dire.
— Vous sortez de chez les dames Gobelin !…
Comment avez-vous trouvé Philippine ?
— Mais, assez bien…
— Elle ne vous a rien dit, rien laissé voir ?
— Non…
— Elle a tant d’énergie !…
Je balbutiai :
— Oui, elle a…
— Elle en a bien besoin pour supporter le coup
terrible qui la frappe.
— Le… le coup ?
— Le mariage du docteur Renaudin avec cette petite
sotte de Delarche.
— Ah ! le mariage du docteur Renaudin…
— La pauvre Philippine ! En réalité, Renaudin ne
l’a jamais aimée, mais il le lui a laissé croire.
Elle en était folle. Il a épousé la petite Delarche
pour sa dot. Elle le rendra malheureux. Mais
Philippine en mourra.
Et mademoiselle Guerrier éclata d’un rire sombre
en maudissant la folie des femmes.
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XXVII
MARIE BAGRATION
Ἤρατο δ’οὐ μάλοις, οὐδὲ ῥόδῳ οὐδὲ κικιννοις…
ΘΕΟΚΡΙΤΟΥ, Κυκλωψ.
Je ne payais pas de mine, je dansais mal ; dans la conversation, mon naturel m’emportait tantôt aux
pensées graves, tantôt aux imaginations burlesques, sans me conduire jamais aux idées faciles, qui
plaisent ; je me tenais toujours à quelque extrémité, ou plus bête ou plus intelligent que les
autres et, dans les deux cas, également insupportable ; le goût que j’avais des femmes, trop
excessif pour être montré, me rendait timide avec elles : autant de raisons de ne pas réussir dans le
monde. Je voyais bien que dans plusieurs maisons où j’avais été présenté on ne
m’invitait plus. Il y avait pourtant un salon où je
ne semblais pas trop déplaire : c’était celui de
madame Airiau, femme de l’ingénieur que je devais
accompagner dans un de ses voyages d’exploration
en Asie. Elle recevait en son riche appartement
de la place Vendôme des artistes, des hommes de
science, des hommes d’affaires et des femmes de
diverses qualités, que rehaussaient toutes l’éclat
des bijoux et la majesté de la crinoline. Je crois
qu’il y venait beaucoup de juifs ; mais on n’y
faisait pas attention, tant alors il y avait peu
d’antisémitisme en France. Que dis-je ? On
considérait les juifs pour avoir rempli, avec les
Fould et les Péreire, les plus hauts emplois dans
le gouvernement de juillet et au début de l’Empire.
On recevait dans ce salon des étrangers, Turcs,
Autrichiens, Allemands, Anglais, Espagnols,
Italiens, et personne n’y trouvait à redire.
Paris était, sous Napoléon III, l’auberge du
monde. On y traitait avec une cordiale magnificence
les hôtes venus de tous les pays du monde. Rien
n’y annonçait la xénophobie qui plus tard assombrit
la troisième république, ces haines, ces soupçons,
fruits empoisonnés de la défaite, que la victoire,
après cinquante ans, multiplia et qui, maintenant, ne périront jamais. Ce qui me plaisait le mieux
dans le salon de madame Airiau, c’était madame
Airiau, jolie sans éclat, mince, fine, causant
bien, et qui m’avait témoigné de la sympathie. Or,
un soir où j’allai chez elle, je trouvai, parmi
quelques familiers de la maison, turcs, pour la
plupart, une dame que je ne connaissais pas et à
qui madame Airiau me présenta, la princesse
Marie Bagration. Je la vis à peine, mes yeux
étaient troublés ; je ne pus dire un mot. Je me
sentis tout à coup le plus misérable
des hommes. J’avais perdu en un moment l’usage de
mes sens, toutes mes facultés, la possession de
moi-même, la raison, à cause d’une femme dont je
me sentais aussi éloigné que je pouvais l’être
d’aucune autre créature humaine. Assez prompt
d’ordinaire à saisir le détail d’une toilette, je
vis seulement qu’elle était habillée de blanc
et portait un collier de perles, qu’elle avait les
bras nus, mais cela même ne m’était pas distinct.
Son éclat, très doux, me la voilait. Peu à peu,
je vis qu’elle avait les cheveux châtains assez
foncés, les yeux noirs et or, le teint égal, et
qu’elle était grande, d’une forme dégagée et pleine.
Je frissonnai en entendant sa voix qui me caressait
et me déchirait délicieusement, une voix étrange,
un peu barbare et qui chantait. Je ne sais combien
je fus de temps sans pouvoir parler. Le salon
s’était rempli à mon insu. Je me trouvai à côté
d’un monsieur Milsent qui me plaisait assez et
avec qui j’étais en confiance. Il me serait
impossible de dire quels sujets il toucha d’abord
et comment il en vint à parler de la princesse
Bagration ; la suite de la conversation, par
contre, m’est restée présente. Apprenant que je
n’avais jamais entendu parler d’elle, il m’en
montra sa surprise. Pour lui, il n’en savait
que ce que tout le monde en disait et qu’il résuma.
— C’est une princesse russe, séparée de son mari
toujours en voyage. Elle vit, me dit-il, à Paris
avec sa mère, qui boit de l’éther et que personne
n’a vue. On leur croit de la fortune, mais on
doute qu’ils soient de vrais Bagration. La
princesse fait de la sculpture. Sa vie est
mystérieuse. Comment la trouvez-vous ?
Je ne pus répondre. M. Milsent reprit :
— Eh bien, puisque vous êtes présenté, allez la
voir. Elle reçoit tous les jours dans son atelier
de la rue Basse-du-Rempart, à partir de cinq
heures. On y voit des figures très intéressantes :
Tourguenef, monsieur et madame Viardot, le
pianiste Alexandre Max et des femmes curieuses.
Je me promis de ne pas aller la voir, j’en fis le
serment ; mais je savais bien que j’irais et déjà
la rue Basse-du-Rempart était le but où je tendais.
Quand la princesse prit du thé, je m’approchai d’elle ;
je la voyais toujours dans un nimbe et pourtant
avec cette fermeté de lignes qui était son
principal caractère ; ses mouvements étaient larges,
libres et plus rythmés et plus musicaux que ceux
des autres femmes. Ce qui me frappait d’une sorte
d’effroi, c’était l’air d’indifférence imprimé
sur ses traits, c’était ce beau visage fermé comme
un tombeau. S’il m’avait fallu définir alors le
sentiment que j’éprouvais pour cette femme, je
crois que j’aurais dit : c’est la haine, mais une
haine désarmée, tranquille et belle comme son
objet. Elle partit de bonne heure. J’éprouvai à son
départ l’impression que je n’en étais pas séparé
et que désormais, où qu’elle fût, elle serait près
de moi.
Et maintenant, en vérité, je la voyais plus
distinctement que je n’avais pu le faire en sa présence. Je retrouvais tout d’elle : son petit
front, qui rejoignait la racine du nez par une
ligne presque droite, les disques des prunelles où
nageait l’or fondu dans un ciel presque noir, les
narines fières comme des ailes, les lèvres
entr’ouvertes, rapprochant leurs deux arcs rouges
pour le plus beau des baisers
solitaires, le cou puissant et blanc, les seins
écartés sur une poitrine large. Oui, je la haïssais
pour avoir pris ma vie sans le savoir, pour ne rien
me donner à la place qu’un fantôme, car je n’eus
pas un moment l’illusion que je pourrais être
quelque chose pour elle ; je sentais alors près
des femmes une timidité dont je devais être long à
me guérir ; mais ce n’était pas, devant celle-là,
de la timidité que j’éprouvais, c’était de l’effroi,
de l’épouvante, une horreur sacrée. Madame Airiau,
quand je pris congé d’elle, me dit avec aigreur :
— Au revoir, monsieur. Et revenez-moi avec une
autre figure.
Je m’aperçus alors que mon mal était plus grand que
je ne croyais, que je le laissais paraître et
portais en public les signes de mon égarement.
J’étais accablé. Je le fus encore plus quand, en
entrant dans ma chambre, qui n’était pas belle
mais que j’aimais, je fus rempli de dégoût. Tout
ce qui n’était pas elle m’était insipide ou odieux
et je ne savais où loger le fantôme que j’avais
rapporté.
Le lendemain matin, je le retrouvai, ce fantôme.
J’allai à la Bibliothèque Nationale et demandai les
livres qui m’étaient nécessaires. J’avais à écrire
une notice sur Paolo Ucello. Incapable de
réflexion, sans empire sur mon intelligence, je
m’acquittai de ma tâche convenablement, et connus
ainsi que pour réussir un travail d’esprit, une
application machinale, quand on a des dispositions
naturelles, suffit et que, le plus souvent, c’est
par une lâche paresse qu’on attend l’inspiration.
Nous étions le 6 mai ; je fixai au 14 ma visite
à l’atelier de la rue Basse-du-Rempart. En
attendant, mon obsession se fit de jour
en jour plus apaisée et plus aimable. Je sentis que
j’avais tort de revoir celle qui m’avait laissé
son ombre, mais je ne revins pas sur mon propos.
Le 14 mai, je fis ma toilette avec un soin
singulier et choisis ma plus fraîche cravate.
J’avais deux épingles : l’une figurait une fleur
d’émail mi-close entre deux feuilles d’or, l’autre
était faite d’une médaille d’Alexandre en argent,
avec la tête de Jupiter-Ammon. Je préférai la
médaille comme d’un art plus grand. Me rappelant
mon silence et ma gaucherie quand je fus présenté
à la princesse Bagration, je pensais qu’elle
refuserait de me recevoir. Mais qu’importait ? Je
n’avais rien à craindre, n’ayant rien à espérer.
La maison était basse, un petit escalier conduisait,
en trois étages, à l’atelier. J’entrai. Elle me
reçut comme si elle m’avait toujours connu, et,
sans quitter l’ébauchoir, s’excusa de tendre une
main pleine de glaise. Elle était vêtue d’une
blouse grise qui tombait droit. Cette blouse
était une révélation précieuse et surprenante à
une époque où les femmes ne s’habillaient pas dans
leur forme et superposaient à leur structure
naturelle un édifice de couturière. On ne peut
concevoir aujourd’hui la gloire que donnait à une
femme comme Marie Bagration, cette enveloppe
grossière qui l’emportait dans ses voiles, loin
de la vulgarité mondaine, vers la région
bienheureuse des nymphes et des déesses. Sa chair
n’était plus dorée, comme je l’avais vue, par la
lumière des bougies et des lampes ; mais le jour
de l’atelier, venu du plafond, coulait sans
s’interrompre sur le front et sur le nez qui
étaient sur le même plan et le visage en recevait
une pureté divine. Elle terminait le buste de
M. Viardot qui était vieux et posait à
demi assoupi. Les pas qu’elle faisait en s’éloignant
de son œuvre pour en juger et en s’en rapprochant
pour y travailler étaient assez courts et
dénotaient une myopie légère. Il me sembla que
son modelé avait de la vigueur et une certaine
brutalité. L’atelier était encombré de plâtres,
de vieilles icones ; des étoffes persanes y étaient
jetées négligemment. M. Viardot, que j’avais
déjà vu plusieurs fois, n’était pas seul avec elle.
Trois hommes, l’un jeune, les deux autres vieux,
étaient assis sur des divans dans un amoncellement
de coussins. Je ne sus d’abord qui ils étaient, car
la maîtresse de la maison ne présentait personne.
Ils fumaient des cigarettes et parlaient à peine.
Il y avait une vingtaine de minutes que j’étais
là quand Marie Bagration s’adressant à un grand
jeune homme blond :
— Cyrille, dit-elle, jouez-moi quelque chose.
Il se mit au piano et joua avec une prodigieuse
virtuosité. J’eus l’humiliation de ne pas savoir
ce qu’il jouait. Je lus sur la partition : Chopin, scherzo. Je regardais les mouvements
de cette femme qui étaient pour moi la plus
belle musique du monde.
Quand il lui fut permis de quitter la pose et
pendant que Marie Bagration étendait un linge
mouillé sur le buste, M. Viardot se secoua et
sortit peu à peu de son engourdissement. C’était
un grand amateur d’art, qui avait publié des livres
estimés sur la peinture espagnole. C’était aussi
un excellent homme. Il me félicita avec bonté de
collaborer à un grand ouvrage sur les peintres.
Époux de la plus parfaite chanteuse de son temps,
il félicita Cyrille Balachow de son jeu ardent et
passionné. C’est par lui que j’appris le nom du
jeune virtuose. J’étais dans un monde
nouveau, dont je ne savais rien. Je pris congé sans
avoir échangé deux mots avec Marie Bagration.
Je ne la connaissais pas et peut-être que je ne
désirais pas la connaître. Plus sage que je ne
semblerai à ceux qui liront cette histoire, plus
sage que je ne pensais moi-même, j’avais percé
le secret d’Éros, j’avais appris que l’amour
pur s’affranchit de toute sympathie, de toute
estime et de toute amitié ; qu’il vit de désir
et se nourrit de mensonges. On n’aime vraiment que
ce qu’on ne connaît pas. Par quelle voie avais-je
atteint cette vérité inaccessible ? J’avais tout
ce qu’on peut atteindre de l’amour : un fantôme.
Je promenais mon fantôme dans les bois de Meudon
et de Saint-Cloud. Et j’étais heureux.
Je fis une visite à madame Airiau qui m’accueillit
presque aussi affectueusement qu’à l’ordinaire, mais
elle ne parla pas de la princesse Bagration.
M. Milsent, que je trouvai chez elle, profita
d’un moment où nous n’étions pas observés pour
me demander si j’allais à l’atelier de la rue
Basse-du-Rempart. Je lui répondis qu’oui ; mais
rarement.
— Elle ne sait pas recevoir, reprit-il, c’est une
sauvage…
Mes visites à la rue Basse-du-Rempart se suivaient
sans diversité. Toujours, en franchissant le seuil
de l’atelier, je me semblais transporté dans une
autre planète. Une fois, je trouvai Marie
Bagration seule, debout devant sa selle et
caressant du doigt une petite figure de femme nue.
Je voulus lui parler de son art, et, en tâchant
d’éviter les louanges banales, je la félicitai
d’une fermeté d’accent qui n’est pas ordinaire aux
femmes. Elle ne parut pas mécontente de ce que je disais, mais elle laissa tomber la conversation.
Je crus la soutenir en parlant de l’art grec pour
lequel j’avais une admiration éperdue. Elle ne me
suivit pas dans ces lointains domaines, et la
conversation tomba cette fois pour ne plus se
relever. Laissant l’ouvrière travailler en paix,
je me tus. Après vingt minutes de silence, me
montrant un livre broché qui traînait sur un divan,
elle me dit de lui lire l’endroit qu’elle avait
corné. C’était un tome d’une très vulgaire édition
de Platon, traduit en français par quelque
professeur. La corne était mise à ce passage du
Banquet, que je lus à haute voix :
« Quoiqu’il se soit fait dans le monde beaucoup de
belles actions, il n’en est qu’un petit nombre qui
aient racheté des enfers ceux qui y étaient
descendus ; mais celle d’Alceste a paru si belle
aux hommes et aux dieux que ceux-ci, charmés de son
courage, la rappelèrent à la vie. Tant il est vrai
qu’un amour noble et généreux se fait estimer
des dieux mêmes !
» Ils n’ont pas ainsi traité Orphée, fils d’Œagre.
Ils l’ont renvoyé des enfers, sans lui accorder
ce qu’il demandait. Au lieu de lui rendre sa
femme, qu’il venait chercher, ils ne lui en ont
montré que le fantôme, parce qu’il avait manqué
de courage, comme un musicien qu’il était. Plutôt
que d’imiter Alceste, et de mourir pour ce qu’il
aimait, il s’était ingénié à descendre vivant aux
enfers. Ainsi les dieux indignés l’ont puni de sa
lâcheté en le faisant périr par la main des
femmes. »
Elle avait entendu ma lecture avec cette
impassibilité qu’elle portait en toutes choses. Mais,
à la dernière phrase, elle m’interrompit et fit
cette réflexion :
— Platon savait donc que les femmes sont plus
courageuses que les hommes. Alors, pourquoi, dans
le Banquet, appuie-t-il sa théorie de l’amour sur l’idée contraire ?
Elle me fit continuer la lecture. Au bout d’un
quart d’heure, vint une dame russe qui s’appelait,
comme je le sus bientôt, Nathalie Schérer. Elles
s’embrassèrent et se traitèrent avec familiarité.
Nathalie pouvait avoir trente-cinq ans ; elle
était taillée en force, superbe de corps ; sa
face camuse, ses pommettes saillantes lui donnaient
quelque chose de la beauté hardie des faunes.
Six mois je fréquentai la maison de Marie Bagration
sans faire le moindre progrès dans l’intimité de
celle qui me recevait, sans même m’habituer à
sa beauté que son éclat même me voilait. Mais cette
femme, qui m’était si étrangère, quand je l’approchais,
me devenait familière dès que j’étais hors de sa
présence. Quand je pouvais m’échapper et fuir
dans les bois qui entourent Versailles, je
l’emmenais avec moi. Je puis le dire, car c’est
bien vrai. Et enlacés l’un à l’autre, nous suivions
les chemins secrets, ivres de joie et de douleur.
Un matin, je lus dans un journal :
« La princesse Marie Bagration est morte hier à
minuit dans son domicile, rue Basse-du-Rempart. »
Le journal n’en disait pas davantage. Je connaissais
trop peu celle qui s’en était allée pour pleurer
sa perte, mais j’étais anéanti. C’était un
écroulement, c’était la terre qui s’entr’ouvrait,
engloutissant mon trésor, détruisant ce qui
était pour moi toute la beauté du monde.
Je courus chez M. Viardot. Je le trouvai avec
Cyrille Balachow, le pianiste.
— Cette mort ? m’écriai-je.
La voix de Cyrille fit écho :
— Cette mort !
— Marie Bagration s’est suicidée, dit Viardot, et
d’une manière peu habituelle aux femmes. Le
matin, on la trouva étendue sur son lit en robe
blanche, son collier de perles au cou, la tempe
droite percée d’une balle et son revolver à la
main.
Je demandai si l’on savait les raisons de cet acte.
— Sa mère est folle, dit Viardot ; son père, le
général Bagration, s’est suicidé. Il y a
certainement une cause déterminante. Mais je ne la
connais pas.
Cyrille agita longtemps ses longues mains. Puis :
— Le public lui prêtait de nombreuses et diverses
amours. Chose étrange, ceux qui comme moi la
fréquentaient assidûment ne lui ont pas connu
d’amant. Mais cela ne veut rien dire. Allons lui
dire adieu.
L’atelier du sculpteur était transformé en chambre
ardente. Elle y reposait sur un lit, une petite
tache ronde marquée sur sa tempe. La flamme vacillante
des cierges animait son visage. Seule, sa pâleur
tragique annonçait la mort. On retrouvait sur ses
traits l’impassibilité qu’elle avait constamment
montrée de son vivant, peut-être parce qu’elle
regardait, à l’exemple des anciens, l’expression
comme l’ennemie de la beauté. On l’avait habillée
d’une robe blanche montante. Sa mère, assise près
d’elle, maigre, échevelée, jetait des regards de
sorcière. Les amis venaient en petites troupes et
s’éloignaient lentement.
bookLa Vie en fleur(1924)Anatole FranceCalmann-Lévy1925ParisVAnatole France - La Vie en fleur.djvuAnatole France - La Vie en fleur.djvu/9312-325
XXVIII
« N’ÉCRIS PAS »
Depuis deux ans environ, M. Dubois ne venait plus
qu’entre de longs intervalles de temps dans notre
maison, qu’auparavant il fréquentait assidûment ;
il ne semblait plus s’y plaire. Pendant ses courtes
visites, il ne taquinait plus ma mère sur des
points de morale ou de foi. Ces propos d’une
sévère élégance, ces discours nourris et pleins de
choses, qu’il prodiguait naguère à un enfant, il
en était avare, maintenant que j’eusse pu mieux
les goûter. Était-il las de penser ou de parler ?
Son grand âge commençait-il à lui peser ? On
ne s’en apercevait pas ; il n’avait pas changé
et semblait immuable. Peut-être que, ne retrouvant pas en moi la cire molle où il imprimait sa pensée, il n’était pas flatté de communiquer ses idées à un grand dadais qui y opposait les siennes et
quelquefois avec peu de mesure et pas assez de
déférence. Cependant, un après-midi d’automne, nous
entendîmes résonner son coup de sonnette impérieux
et bref. M. Dubois entra. De grandes lunettes
d’un bleu sombre lui cachaient les yeux. Il
s’assit dans un fauteuil, ramena sur ses jambes
les pans de sa longue redingote vert-bouteille
et parla aussi magnifiquement qu’autrefois ; de
sa bouche abondèrent « les paroles divines, comme
en hiver la neige au sommet des collines ».
« Je pense, dit-il entre autres choses dignes
d’être retenues, je pense, mon ami, que l’idée
de progrès doit t’être familière. Aujourd’hui,
elle est universellement répandue, et l’on pourrait
s’étonner que cette idée ait prévalu dans une
génération qui, par sa qualité inférieure, en
prouverait moins qu’une autre la vérité. Mais le
sentiment religieux, en s’affaiblissant de nos
jours, a laissé se substituer insensiblement à
l’idée de stabilité que commande le dogme, celle
d’un progrès indéfini dans la liberté. Cette idée
flatte les hommes et c’est assez pour qu’ils la
croient vraie. Toutes les idées acceptées
unanimement par eux sont celles qui caressent leur
vanité ou répondent à leurs espérances, les idées
consolantes ; et il importe peu qu’elles
soient fondées ou non. Voyons donc un peu le
progrès dont tes contemporains ont la bouche pleine.
Que faut-il entendre par ce mot ? Si nous le
définissons en bon grammairien, nous dirons que
c’est une augmentation en bien ou en mal, autant
que nous pouvons discerner le bien du mal ; et
ainsi, nous représentons la marche même de
l’humanité. Mais si, comme on fait en ce temps où
on ne
sait plus ni penser ni parler, nous disons que c’est
le mouvement de l’humanité qui se perfectionne sans
cesse, nous disons quelque chose qui ne correspond
pas à la réalité. On n’observe pas ce mouvement dans
l’Histoire, qui ne nous retrace qu’une suite de
catastrophes et des progressions toujours suivies
de régressions. Les premiers hommes furent sans
arts et misérables, sans doute, mais les progrès
de leur postérité dans l’industrie amenèrent autant
de maux que de biens et multiplièrent les souffrances
et les misères de notre espèce en même temps que sa
puissance et son bien-être. Regardons les plus
anciens peuples qui aient laissé des monuments
de leur génie et comparons-les à nous. Bâtissons-nous
mieux que les Égyptiens ? En quoi sommes-nous
supérieurs aux Grecs ? Je ne tais point leurs
vices et leurs défauts. Ils furent souvent injustes
et cruels. Ils s’épuisèrent dans des guerres
fratricides. Mais nous ?… Nos philosophes
sont-ils plus sages que ne furent les leurs et
voit-on en France ou en Allemagne un penseur
plus profond qu’Héraclite d’Éphèse ?
Faisons-nous de plus belles statues et des temples
plus sereins qu’ils n’en firent ? Qui oserait
prétendre qu’il a paru dans les temps modernes
un poème plus beau que l’Iliade ?
Nous sommes avides de spectacles : les nôtres
égalent-ils en beauté une trilogie de Sophocle
représentée sur le théâtre d’Athènes ?
Parlerons-nous des idées morales ? Il faut remonter
aux mystères d’Éleusis pour rencontrer les plus
hautes conceptions que notre race ait eues de la
mort. Venons-en à l’organisation et à la police
des peuples. Un puissant effort fut tenté à cet
égard. Ce fut quand Auguste ferma les portes de
Janus et éleva dans Rome l’autel de la paix, et lorsque l’immense majesté de la paix romaine enveloppait le monde.
Mais Rome périt. Le monde est, depuis sa chute,
livré aux barbares, qui, même encore aujourd’hui,
loin de songer à reprendre l’œuvre de César
et d’Auguste, en condamnent l’idée, de peur d’y
trouver un obstacle à contenter leur rage de meurtre
et de pillage. Et nul homme, dans tous ces peuples
ennemis, nul homme ne pense à l’institution qui
garantirait la tranquillité universelle, à
l’établissement de puissantes amphictyonies, qui
dominant sur les États, les contiendraient dans le droit ; et s’il se trouvait un citoyen pour
appeler de ses vœux cette nouveauté qui serait le salut de l’humanité, il serait honni par les
honnêtes gens de sa patrie et de toutes les patries pour vouloir ôter aux patriotes leur privilège le plus cher, celui du meurtre pour la proie. Et cette unanimité des peuples dans la haine et l’envie montre assez vers quelle sorte de progrès ils se précipitent.
» En science, nous dépassons de beaucoup les anciens,
je ne fais pas de difficulté de le reconnaître. Les sciences se constituent par l’apport des générations.
Il fallut plus de génie pour les constituer, comme ont fait les Grecs, que pour les mener au degré d’étonnante perfection où nous les avons poussées. Mais l’Histoire montre que cet apport des générations n’est pas continu. On sait des époques où toute culture a péri dans de vastes contrées. Et alors même qu’en des périodes heureuses les générations ont ajouté successivement leur part à l’achèvement des sciences, il ne paraît pas que l’avancement des connaissances et la multiplicité des inventions aient beaucoup amélioré les mœurs. Et ce qui, à mon sens, est le plus désespérant, c’est de voir que, quand une science apporte, en se perfectionnant, une connaissance nouvelle et certaine des choses, quand l’astronomie, par exemple, nous révèle la structure de l’univers, les hommes cultivés ne sachent pas hausser leur intelligence jusqu’à refuser leur créance à tout ce qui ne s’accorde pas avec cette nouvelle idée de l’univers qui leur est imposée.
Mais non, ils conservent leurs antiques erreurs,
dont la fausseté est démontrée, faisant preuve
ainsi d’une désolante stupidité ! Vantez le
progrès, messieurs, enorgueillissez-vous de votre aptitude croissante à la perfection, glorifiez-vous, marchez en chantant vos louanges, jusqu’à ce que vous fassiez la culbute. »
M. Dubois, ayant quitté ce sujet, tira de sa poche un petit volume in-18, qui fait partie de la jolie collection des poètes grecs, publiée au commencement du XIXe siècle par Boissonade. C’était un des tomes d’Euripide. Il l’ouvrit à l’endroit d’Hippolyte et lut les paroles de la nourrice. Il les lut en français, soit par
égard pour ma mère qui était présente, soit plutôt qu’il eût en grande défiance la science grecque telle que l’enseignait l’Université du second Empire.
« La vie des hommes est tout entière douloureuse, et il n’est pas de trêve à leurs souffrances. Mais s’il est quelque chose de plus précieux que cette vie, une nuée obscure l’enveloppe et la cache à nos yeux, et nous nous sommes follement épris de cette vie qui brille sur la terre, parce que nous n’en connaissons pas d’autre, que nous ne savons pas ce qui se passe aux Enfers, et que nous sommes abusés par des fables. »
M. Dubois relut ce passage :
« Nous nous sommes follement épris de cette vie, qui brille sur la terre, parce que nous n’en connaissons pas d’autre, que nous ne savons pas ce qui se passe aux Enfers, et que nous sommes abusés par des fables. »
« Euripide, dit-il ensuite, qui était un profond philosophe, a prêté, et peut-être un peu trop libéralement, sa sagesse à la vieille nourrice de la reine. Il a raison de dire que les hommes sont attachés à cette vie, pour mauvaise qu’elle est, et il n’a pas tort de dire que les fables que l’on sème sur les choses de l’autre monde effraient. Mais moi, qui ne crains pas les Enfers et qui ne me
laisse pas abuser par des fables, je doute s’il ne me reste pas quelque attachement pour cette vie qui brille sur la terre, et où je n’ai pas goûté, en plus de trois quarts de siècle, un seul jour de bonheur. Entends cela, mon ami : bien que le sort m’ait épargné les grands maux dont il est prodigue à tant de mortels, bien que je n’aie éprouvé ni maladie cruelle, ni deuils qui condamnent la nature, je ne voudrais pas recommencer un seul jour de ma vie. Et pourtant, te dis-je, je doute si je n’attends pas, contre toute raison, quelque bien, quelque agrément de cette vie dont j’ai dépassé le terme ordinaire. En cela, je suis homme. On aime la vie. Et il me faut reconnaître, sinon par expérience personnelle, du moins par raisonnement, que cette chienne de vie (le mot est de madame de Sévigné) a quelquefois du bon, bien que je ne m’en sois pas aperçu. Elle a du bon, puisque, ne connaissant qu’elle, c’est d’elle que nous vient l’idée du bien comme l’idée du mal. Mais l’aptitude au bonheur n’est pas égale pour tous les hommes. Elle est plus forte, autant qu’il me semble, chez les médiocres que chez les hommes supérieurs et chez les imbéciles. Il faut souhaiter aux êtres qu’on aime la médiocrité de l’esprit et du cœur, la médiocrité de la condition, toutes les médiocrités. »
Ayant décoché ce trait avec son impassibilité
habituelle, M. Dubois tira de sa poche son grand foulard rouge de priseur et le porta à ses lèvres ;
puis, pendant qu’il en tenait un coin entre ses
dents, il le tordait en corde de ses deux mains,
à peu près comme faisait le vieux Chateaubriand,
à l’Abbaye-au-Bois, quand on voulait l’associer
aux louanges données à un jeune poète, selon le
témoignage produit par M. Herriot dans son histoire de madame Récamier. M. Dubois resta longtemps dans cette attitude, remit son mouchoir dans sa poche et me demanda ce qu’était devenue cette publication sur les peintres, à laquelle je collaborais, croyait-il, et dont on n’entendait plus parler.
Je répondis la vérité, qui était que notre histoire générale des peintres n’avait pas trouvé la fortune qu’on espérait pour elle et qu’il avait fallu l’interrompre dès ses commencements. J’ajoutai que j’y avais perdu un emploi agréable et singulièrement utile, et que, maintenant, je
collaborais à un grand dictionnaire d’antiquités ; mais que la tâche était plus difficile et moins bien payée.
— S’occuper à de tels travaux, me répondit-il,
rédiger des notices sur les artistes anciens et des articles sur des sujets d’archéologie, fort bien.
C’est une tâche qui ne nourrit pas son homme, mais qui, à cela près, est sans inconvénient pour celui qui l’entreprend, à condition qu’il
y soit apte. Une bonne compilation ne compromet pas celui qui la mène à bien et même peut lui valoir quelque honneur, sans lui faire courir beaucoup de dangers. Il n’en est pas de même, mon ami, de toute œuvre littéraire où l’auteur met la marque de son esprit, se signale, se révèle, se répand, enfin cherche à marquer dans la poésie, dans le roman, dans la philosophie ou l’histoire. C’est une aventure qu’il ne faut pas tenter si l’on a souci de sa tranquillité et de son indépendance. Publier un livre original, c’est courir un terrible péril. Crois-moi, mon ami : cache ton esprit. N’écris pas. Si tu publies un livre trop faible pour être remarqué et te tirer de l’obscurité, ce qui est le plus probable, car le talent est très rare, rends grâce aux dieux : tu évites ton malheur, tu risques tout au plus de te rendre ridicule dans l’intimité.
Ce n’est pas terrible. Mais si, par impossible, tu as assez de talent pour être remarqué, pour acquérir la célébrité (je ne parle pas de la gloire), si on te renomme, adieu tranquillité, quiétude, paix, adieu repos, le plus cher des biens. La meute des envieux ne cessera d’aboyer à tes chausses ; l’innombrable armée des sans-talents, qui remplit les salles de théâtre et les bureaux de rédaction des journaux, épieront toutes tes actions dont ils feront des crimes, ils t’abreuveront d’outrages. Ils publieront sur toi mille et mille calomnies. Et on les croira. On ne croit pas toujours la médisance, parce qu’on ne croit pas toujours la vérité ; on croit toujours la calomnie qui est plus belle. Les journalistes chargés d’informer l’opinion
diront que tu as violé ta mère et assassiné ton
père, ils diront que tu n’as pas de talent ; tes
livres te feront des amis, sans doute, mais
ils seront loin de toi, épars, muets ; ils ne feront rien, ils ne diront rien. Tu en éprouveras aussi
de grandes douleurs. Ce seront tes livres les plus médiocres qu’ils préféreront. Et quand tu auras écrit des pages hardies et profondes, qui passent le commun des lecteurs, ils ne te suivront pas. Et les jaloux seront toujours là pour t’achever.
» N’écris pas ! »
C’était le monsieur Dubois des anciens jours.
C’était monsieur Dubois retrouvé. Même il taquina ma mère et lui exposa l’usage et les avantages des moulins à prières.
Quand il fut parti, ma mère, qui le suivait des
yeux dans la cour, dit qu’il allait d’un pas plus ferme et d’une plus belle allure que les jeunes gens d’aujourd’hui. Elle m’embrassa sur le cou et me souffla à l’oreille : « Écris, mon fils, tu auras du talent, et tu feras taire les envieux. »
⁂
Le lendemain matin nous apprîmes d’un
commissionnaire envoyé par la vieille gouvernante, Clorinde, que M. Dubois était mort. Vingt minutes après avoir reçu cette nouvelle, j’entrai dans l’appartement de la rue Sainte-Anne, que je n’avais vu qu’une fois et qui m’avait laissé un souvenir merveilleux. Dans l’antichambre, Clorinde contait aux visiteurs que monsieur ne se réveillant pas, quand elle lui avait apporté son déjeuner, elle
l’appela et le toucha à l’épaule, sans qu’il
donnât signe de vie, qu’alors elle courut chercher le médecin qui, s’étant rendu avec elle à la maison, constata le décès, qui remontait à
quelques heures.
Elle pleurait abondamment et puait le vin.
Je le vis sur son lit de mort. Son visage, d’un
rouge sombre quand il vivait, avait l’air
maintenant taillé dans du marbre blanc, il semblait appartenir à un homme robuste et encore dans la force de l’âge. Au-dessus de sa tête, j’aperçus les beaux nus de l’école italienne qu’il avait tant aimés, et cette « Céline », de Gérard, qui a troublé mon adolescence.
Je reportai ma vue sur ce mort d’une beauté terrible.
C’était l’homme le plus grand par l’intelligence
que j’eusse connu et que je dusse connaître durant ma longue vie, et pourtant j’ai fréquenté des gens qui se sont rendus célèbres par leurs écrits. Mais l’exemple de M. Dubois et de quelques autres, qui,
comme lui, n’ont pas laissé d’œuvres, m’a fait
soupçonner que les plus grandes valeurs humaines
ont pu périr sans laisser de trace. Et faudrait-il
être tant surpris que celui qui méprise la gloire
soit supérieur à celui qui la conquiert par des
paroles flatteuses.
bookLa Vie en fleur(1924)Anatole FranceCalmann-Lévy1925ParisVAnatole France - La Vie en fleur.djvuAnatole France - La Vie en fleur.djvu/9326-339
XXIX
LE THÉÂTRE DES MUSES
Le voyage de Bagdad était sans cesse ajourné.
Je me rencontrai chez madame Airiau avec le fils d’un
gros industriel, Victor Pellerin, qui aimait
passionnément le théâtre, un garçon de vaste
corpulence, toujours suant et soufflant, et les
yeux hors de la tête, colérique et familier.
Ayant obtenu d’une grande compagnie de gaz, je ne
sais dans quelles conditions, la jouissance d’une
salle très vaste, à Bercy, il y avait établi
un théâtre et y donnait des représentations. Ce
théâtre avait une scène, des décors, des coulisses
et des loges pour les artistes. Il se
nommait le Théâtre des Muses, et, si l’on y pratiquait fort peu les arts d’Euterpe et de
Terpsichore, on y suivait assidûment les leçons
de Thalie et de Melpomène. Son nom était ainsi
justifié ; mais trop classique pour un temps
où le goût romantique dominait encore, il n’eût
pas attiré la foule : faible inconvénient pour un
théâtre où l’on allait gratuitement et sur
invitation. Pour moi, je trouvais que c’était un
bien joli nom. Les acteurs étaient des gens du
monde, de jeunes amateurs, camarades de Victor
Pellerin. Les actrices étaient des professionnelles,
appartenant à l’Odéon ou à d’autres théâtres
parisiens, et il y avait parmi elles deux
pensionnaires de la Comédie-Française. Pour un
très minime cachet, Pellerin trouvait des actrices
qui n’étaient pas maladroites et dont il obtenait
un excellent travail. Ce gros garçon, en qui se
trouvaient réunies toutes les qualités d’un bon
directeur de théâtre, possédait éminemment la
première de toutes, qui est la parcimonie. Il faut
dire qu’elle lui était bien nécessaire ; car son
théâtre, qui ne lui rapportait rien, lui coûtait
fort cher. Et ses ressources de fils de famille
y suffisaient à grand’peine. Je demande s’il est
un autre art où il aurait trouvé à si peu de frais
des concours si précieux.
Une circonstance particulière me fit assister aux répétitions du Théâtre des Muses. J’ai dit que Victor Pellerin était un excellent directeur de théâtre. Il choisissait fort bien ses pièces. Comme chaque ouvrage ne devait être joué que trois fois, il n’était pas tenu de suivre le goût du gros public ; il se souciait seulement de plaire aux connaisseurs ; et il y réussissait assez bien. Quand je le connus, il avait déjà monté, entre autres ouvrages qu’on n’avait pas
vus ailleurs, l’Alchimiste de Ben Jonson, le
premier Faust de Gœthe, les Sincères
de Marivaux. Puis il eut l’idée de jouer Lysistrata, ce qui était alors une idée toute neuve. Songez que je vous parle de temps très anciens. Comme il me savait passionné pour l’art et la littérature de la Grèce antique, il pensa que je pourrais l’aider, par mes conseils, à transporter Aristophane à Paris, et m’invita aux représentations qui avaient lieu le soir. J’y fus assidu, non que je m’y crusse le moins du monde utile, mais parce que je m’y plaisais. Gœthe, amoureux de théâtre, disait
qu’une pièce médiocre, faiblement jouée, fait encore un spectacle merveilleux. Je pensais comme cet homme divin. Et mon plaisir commençait aux répétitions, où l’on voit une confusion de mouvements et de paroles se transformer peu à peu en une suite bien ordonnée d’actions intéressantes. Il est beau que des hommes et des femmes, pareils, au fond, à tous les hommes et à toutes les femmes, mais non certes pires, égoïstes, avides, envieux, jaloux et se souhaitant réciproquement tout le mal
possible, travaillent cependant avec zèle dans
l’intérêt de tous et réalisent, par un effort
obstiné, cet heureux ensemble qui les subordonne
les uns aux autres. Lysistrata, c’était Marie
Neveux, de l’Odéon, notre meilleure comédienne
et la plus jolie, blonde par artifice, avec des
yeux noirs veloutés. Elle faisait la pluie et le
beau temps au Théâtre des Muses.
— Je ne montre de préférence pour aucune de ces
demoiselles, disait Victor Pellerin. Si j’en
montrais, je ne pourrais plus les conduire.
Parole indigne d’un bon directeur de théâtre comme lui. La vérité c’est qu’il montrait sa préférence pour Marie Neveux et qu’il avait beaucoup de peine à conduire sa petite troupe. De là son air colérique et mécontent, de là ce front toujours plissé et ces yeux qui lui sortaient de la tête. Mais il n’eût
montré aucune préférence qu’il eût rencontré encore d’innombrables difficultés dans un métier qui en
présente, à tout moment, de toutes sortes, et qu’il
aimait pour cela même et aussi pour y montrer
des préférences. Les comédiens, ses camarades,
avaient tous aussi leur préférence. Les préférences des uns dérangeaient celles des autres : mais tout finissait par s’arranger. J’eus, de même, dès le premier jour, une préférence. Ce fut pour Lampito, la Lacédémonienne, dont le rôle était tenu par Jeanne Lefuel, de l’Odéon. Ce rôle est peu important. Jeanne Lefuel me demanda d’y ajouter des « béquets » et ne me le demanda pas en vain. Funeste conséquence d’une faiblesse amoureuse : j’interpolai le texte d’Aristophane ! Je dirai pour mon excuse que Lysistrata
subit, au Théâtre des Muses, de telles altérations qu’Aristophane lui-même, si, par un prodige, il fût venu l’entendre, ne l’eût pas reconnue. Mais pourquoi chercher une excuse ailleurs que dans les yeux de Jeanne Lefuel ? Ils étaient, ces yeux, d’un gris qui n’était pas gris, d’un gris qu’on n’avait pas encore vu et qu’on ne reverra plus, d’un gris léger, liquide, subtil, aérien, éthéré, où des points lumineux, à peine perceptibles, se tenaient en suspension, venaient à la surface, plongeaient et reparaissaient encore. Jeanne Lefuel n’avait ni la fraîcheur, ni l’éclat, ni l’insolente jeunesse de Marie Neveux ; mais elle était mieux faite, ce qui, pour la plupart des hommes, ne lui donnait pas grand avantage. Car c’est le visage qui les attire d’abord et les rend coulants sur le reste. Qui a dit cela ? Un maître en la matière : Casanova. Il aurait pu ajouter que peu de gens savent juger de la beauté des formes. Pour moi, je savais beaucoup de gré à Jeanne Lefuel
d’être faite comme elle était faite.
Le rôle de Lampito, en dépit de mes « béquets », était resté court. Aussi Jeanne Lefuel avait du temps à perdre et elle le perdit avec moi. Nous causions.
Il fallait pour cela nous tenir loin de la scène.
Car, au moindre bruit qu’il entendait dans la salle, Victor Pellerin devenait flamboyant de rage et poussait des hurlements furieux. Jeanne Lefuel n’avait que deux mots à dire pour me mettre en joie.
Elle avait de l’esprit naturel, et, peut-être, un peu plus de lecture que nos autres comédiennes ; mais ce n’est pas cela que je goûtais en elle.
D’ordinaire, dans la conversation, le sujet
m’importe peu ; un petit comme un grand me trouve
bien disposé, mais je veux qu’on le traite à mon
goût, qui n’est pas bien relevé : les moindres
esprits peuvent le satisfaire ; les plus
considérables ont chance de le blesser horriblement.
Les femmes, pour la plupart, n’y correspondent
pas. J’aime très rarement leur conversation,
mais, quand je l’aime, je l’aime à la folie. Parlons franchement, il me fâche qu’on parle correctement dans le particulier. Il faut laisser cela aux conférenciers. Un discours, si vous voulez bien, est un tableau ; c’est une peinture composée et achevée. Une conversation est une suite de croquis.
Eh ! bien, mes goûts en conversation sont les
mêmes que mes goûts en dessin. Je demande à un
croquis d’être libre, rapide, incisif, mordant,
forcé. Je lui demande de passer la mesure, d’outrer la vérité pour la faire mieux sentir. J’en demande autant à une causerie : elle m’est délicieuse quand elle fait passer sous les yeux une suite de pochades. La conversation des femmes du monde ne le fait pas, d’ordinaire. La conversation de Jeanne Lefuel le faisait sans cesse, avec naturel et facilité. C’était à chaque fois un album de Daumier
qui s’effeuillait, et cela à une époque où la
conversation d’une femme dans un salon vous étalait sans fin des feuillets de la Revue des Deux Mondes.
Les sujets que touchait Jeanne Lefuel
étaient petits, il est vrai, mais le trait dont elle les dessinait les grandissait démesurément. Elle contait le plus souvent des aventures de coulisses, des rivalités de théâtres et d’amour, des fureurs de femmes jalouses, des amitiés de comédiennes, brisées, réparées et de nouveau rompues en une soirée, moins encore, des farces de cabotins, un œuf glissé furtivement en scène, par Pyrrhus, dans la main d’Andromaque, et la veuve d’Hector, cet œuf tantôt dans la paume droite, tantôt dans la paume gauche, tendant au roi d’Épire des bras suppliants.
Et vous prononcerez un arrêt si cruel !…
Cet art délicieux de dessiner ses moindres
causeries, elle le devait à sa nature ; elle le
devait ensuite à sa profession qui enseigne à voir et à sentir, habitue aux formes et aux caractères des choses. Que d’agréables moments j’ai passés, grâce à elle, dans la grande salle nue et mal éclairée du Théâtre des Muses !
La répétition finissait vers minuit et les gens
raisonnables se retiraient. Alors nous évoquions
les esprits. Toutes ces femmes étaient spirites. Je
ne sais pas si Jeanne Lefuel qui, de ses propres
mains, faisait effrontément
tourner les tables, ne croyait pas elle-même aux
esprits. La table était parfois lente à s’échauffer,
mais elle finissait par se soulever. Comment
eût-elle pu résister indéfiniment à la pression de
tant de mains impatientes ? On interrogeait les
esprits par la typtologie, c’est-à-dire en convenant
avec eux soit de la valeur alphabétique, soit de
la signification conventionnelle des coups frappés
par la table. Un coup signifie a, deux coups
b, trois coups c, etc. Et encore, un coup pour dire oui, deux coups pour dire non.
Par ce moyen, les esprits nous faisaient des
réponses dont quelques-unes n’avaient pas de sens, et ce n’étaient pas les plus mauvaises. Comme je me montrais surpris qu’ils se montrassent si bêtes, notre duègne, qui se nommait Thérèse Duflon, me fit une réponse assez raisonnable :
— Ce sont, dit-elle, les esprits des morts, et il ne suffit pas d’être mort pour avoir de l’esprit.
C’est ainsi que nous interrogeâmes vainement sur sa situation présente une cardeuse de matelas
récemment décédée à Amiens. La pauvre âme, qui n’en
avait jamais su beaucoup sur la vie, en savait
encore moins sur la mort. Et c’était le cas de la
plupart des âmes qui parlaient dans la table. Elle
avait ses esprits familiers, dont un nommé Charlot,
qui était fort mal embouché, et un certain Gonzalve,
que mademoiselle Berger reconnaissait pour un
amant qui lui était cher et qu’elle avait
malheureusement perdu. Nous assistions avec
beaucoup de sentiment à ces rencontres touchantes
d’un mort et d’une vivante. Mais des coups frappés
par un pied de table ne fournissent pas un
langage assez riche à la passion, et Gonzalve
nous ennuyait. Une de nos plus jolies actrices,
nommée Rosemonde,
se jetait avec plus d’ardeur et de curiosité
inquiète que les autres, et que mademoiselle
Berger elle-même, dans la nécromancie, depuis
qu’elle croyait avoir évoqué l’âme d’une petite
fille nommé Luce qui, à sept ans, joua la comédie
à l’Odéon et mourut, répétant ainsi le sort de
l’enfant Septentrion qui dansa deux fois sur le
théâtre d’Antipolis et plut. Biduo saltavit et placuit.
Rosemonde obsédait Luce de questions sur sa vie terrestre, si brève, et sur son état présent. Luce ne parlait guère et restait
peu. On faisait observer qu’elle frappait des coups
beaucoup plus légers que les autres esprits, et
que ses rapides apparitions étaient bien dans le
caractère d’un enfant. Rosemonde à force de
recherches se mit en rapport, par le moyen de la
typtologie, avec une tante de Luce. Et, entre
autres questions qu’elle fit à cette dame défunte,
elle lui demanda de qui Luce était fille. Mal
satisfaite des réponses de la tante, la curieuse
Rosemonde, qui avait fini par connaître plusieurs
membres trépassés de la famille de la petite Luce,
mena une enquête longue et confuse, sans parvenir
à distinguer entre la mère et la grand’mère de
l’enfant. Et sa curiosité ne fut pas mieux contentée
que celle des érudits qui voulurent savoir de qui
sortait cette petite Menou de la troupe de Molière.
Malgré les plaisanteries les plus libres, les
fraudes les plus grossières et les mystifications
les moins dissimulées, qui ne cessaient pas durant
la danse des tables, ces femmes, dont quelques-unes
avaient de l’esprit, croyaient à la présence
des morts dans cette grande salle éclairée de trois
bougies, où, comme Ulysse chez les Cimmériens,
nous faisions la Nékuia, tandis qu’autour de
nous pendaient
de vastes draperies d’ombre. Parfois, tout à coup,
sans raison, prises de terreur, ces femmes
s’enfuyaient éperdues, criaient et tourbillonnaient
comme de grands oiseaux, se cherchaient et se
repoussaient les unes les autres, s’empêtrant dans
leurs jupes, tombaient, appelaient leur mère et
faisaient des signes de croix. Et cinq minutes
après, c’était, autour de la table bondissante, des
exclamations joyeuses, des cris de surprise et de
grands éclats de rire. Et cela jusqu’à deux heures
et demie du matin.
Il me restait alors à reconduire Jeanne Lefuel
rue d’Assas où elle demeurait. Ce n’était pas
l’affaire d’un moment. Il fallait d’abord trouver un
fiacre, opération pénible et chanceuse, surtout
quand il pleuvait. Si l’on était heureux, au bout
d’un quart d’heure ou de vingt minutes, on arrêtait
un sapin à rideaux rouges, monté par un vieux
cocher à carrick, qui conduisait une haridelle
boiteuse, ou, pour parler plus proprement, un
horrible canasson. Dans cet équipage, il fallait
bien une heure pour atteindre les abords du
Luxembourg. Je ne m’en plaignais pas. Nous étions
seuls et la conversation était plus intime. Je lui
parlais avec une entière confiance, un abandon
complet et ce besoin de me livrer que j’éprouvais
ardemment avec elle. Pour elle, elle conversait de
ce qui la concernait, sans embarras, sans gêne
aucune, mais elle était bien loin de tout dire et je
sentais que, dans ses confidences les plus
abandonnées, elle réservait une grande part de sa
vie, de ses sentiments et de ses actions. C’était
par prudence, sans doute ; c’était aussi, je crois,
qu’elle était détachée, au delà de ce qu’on peut
imaginer, du passé et de l’avenir, et que pas une
femme ne bornait
comme elle la vie au moment présent. Elle devait
à cette disposition la paix du cœur. Elle ignorait
les regrets et ne connaissait pas l’inquiétude.
C’était une âme sereine comme le calme des mers.
Le fiacre s’arrêtait devant le 18 de la rue
d’Assas. Quand on avait encore quelque chose à se
dire, je renvoyais le cocher et montais jusqu’au
troisième étage où était le petit appartement de
Jeanne. Pour y parvenir on sonnait, mais de se
faire ouvrir la porte cochère, là était l’œuvre,
là était le labeur, comme dit Virgile. Après des
efforts opiniâtres, à force d’agiter la sonnette
et de frapper la porte du poing et du pied, on
parvenait à réveiller le portier. Sésame s’ouvrait :
et l’on était récompensé de sa peine. La chambre
de la comédienne n’était pas riche ; un lit de fer,
une commode de noyer et une armoire à glace en
composaient tout l’ameublement ; mais elle était
d’une propreté, d’une netteté parfaite. Jeanne
ornait bizarrement les portes de son logis en y
affichant des vers de sa façon, dans un cadre de
fleurs peintes à l’aquarelle. Ces vers ne manquaient
pas de grâce, mais il s’y trouvait des fautes de
prosodie qui me choquaient. On ne les remarquerait
pas aujourd’hui. Je vous conte des histoires d’un
autre temps.
Un matin que je l’allai voir chez elle, je la trouvai
cousant. De grandes lunettes rondes, montées en
écaille, chaussaient étrangement son nez. Elle était
entourée d’une quantité de vieilles petites boîtes,
de vieux petits étuis qui révélaient une ménagère
soigneuse. Et c’est ainsi que j’aime le plus me la
rappeler.
Un an après notre rencontre, Jeanne Lefuel
m’avait tranquillement oublié. Il me souvient
toujours d’elle.
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XXX
LE BONHEUR DE NAÎTRE PAUVRE
Dans la suite de mes années, la parole d’Hérodote
que me cita M. Dubois m’est revenue bien souvent
à l’esprit : « Sache que la pauvreté est l’amie
fidèle de la Grèce. La vertu l’accompagne, fille
de la sagesse et du bon gouvernement. » Je remercie la destinée de m’avoir fait naître pauvre. La pauvreté me fut une amie bienfaisante ; elle m’enseigna le véritable prix des biens utiles à la vie, que je n’aurais pas connu sans elle ; en
m’évitant le poids du luxe, elle me voua à l’art
et à la beauté. Elle me garda sage et courageux. La pauvreté est l’ange de Jacob : elle oblige ceux
qu’elle aime à lutter dans l’ombre avec elle et ils
sortent au jour de son étreinte les tendons
froissés, mais le sang plus vif, les reins plus
souples, les bras plus forts.
Ayant eu peu de part aux biens de ce monde, j’ai
aimé la vie pour elle-même, je l’ai aimée sans
voiles, dans sa nudité tour à tour terrible ou
charmante.
La pauvreté garde à ceux qu’elle aime le seul
bien véritable qu’il y ait au monde, le don qui fait la beauté des êtres et des choses, qui répand son charme et ses parfums sur la nature, le Désir.
« Elle est tout entière douloureuse la vie des
hommes, et il n’est pas de trêve à nos souffrances. »
Ainsi parle la nourrice de Phèdre et les soupirs
de sa poitrine n’ont point été démentis. « Et
pourtant, ajoute la vieille Crétoise, nous aimons cette vie, parce que ce qui la suit n’est que ténèbres sur lesquelles on a semé des fables. » On aime aussi la vie, la douloureuse vie, parce qu’on aime la douleur. Et comment ne l’aimerait-on pas ? elle ressemble à la joie, et parfois se confond avec elle.
bookLa Vie en fleur(1924)Anatole FranceCalmann-Lévy1925ParisVAnatole France - La Vie en fleur.djvuAnatole France - La Vie en fleur.djvu/9342-349
POSTFACE
Ces souvenirs, qui font suite au livre du Petit Pierre, sont vrais en tout ce qui concerne les
faits principaux, les caractères et les mœurs.
Quand j’ai commencé de les remémorer, sans suite
et sans ordre (dans le Livre de mon ami
et dans Pierre Nozière) beaucoup de témoins de
mon enfance vivaient encore, que je livrais au
public ; j’ai dû changer leurs noms et leurs
conditions pour ne pas offenser leur orgueil ou
leur modestie. Ces sentiments sont d’une sensibilité
extrême chez les personnes assez heureuses pour
vivre dans l’obscurité. La vue seule de leur nom
dans un journal les émeut ; éloge et blâme les
troublent également quand ils sont divulgués. Mon
père et ma mère me restaient. N’ayant que des
louanges à leur donner, que
des actions de grâces à leur rendre, pour les leur
faire agréer, me fallait-il encore les leur offrir
voilées.
Ils reposent depuis longtemps tous deux, côte à
côte, sous une pierre moussue, au bord du bois qui
ombragea leur paisible vieillesse. Et maintenant
que les années dévastatrices ont roulé abondamment
leur torrent sur mon enfance, et tout emporté, je
craindrais encore de froisser, par malencontre, ma
piété filiale en quelqu’une de ses fibres qui
plongent si avant dans le passé.
Je devais donc en user comme j’ai fait ou ne point
publier ces historiettes de mon vivant, selon
l’usage ordinaire de ceux qui écrivent leur vie ou
des parties de leur vie. J’oserai dire, en me
parant d’une splendide impropriété de langage, que
presque tous les mémoires sont des mémoires
d’outre-tombe. Mais je n’ai pas dédié « mes
enfances » à la postérité, ni supposé un moment que
la race future pût s’intéresser à ces bagatelles. Je
crois à présent que tous tant que nous sommes, grands
et petits, nous n’aurons pas plus de postérité que
n’en eurent les derniers écrivains de l’antiquité
latine, et que l’Europe nouvelle sera trop
différente de l’Europe qui s’abîme à cette heure sous
nos yeux, pour se soucier de nos arts et de notre
pensée. N’étant pas prophète, je ne prévoyais pas la
ruine effroyable et prochaine de notre civilisation
quand, à trente-sept ans, au milieu du chemin de la
vie, je transformai le petit Anatole en petit
Pierre. Pour mon propre compte je ne fus pas fâché
de changer sur le papier de nom et de condition. Je
m’en trouvais plus à l’aise pour parler de moi, pour
m’accuser, me louer, me plaindre, me sourire, me
gronder à loisir. À Venise, au temps jadis, les
habitants qui ne voulaient
point être abordés attachaient à un bouton de leur
habit un masque grand comme la paume de la main, et
avertissaient ainsi les passants de ne point les
aborder. De même, ce nom supposé ne me déguisait
pas, mais il marquait mon intention de ne pas
paraître.
Ce déguisement me fut aussi très avantageux en ce
qu’il m’a permis de dissimuler le défaut de ma
mémoire qui est très mauvaise et de confondre les
torts du souvenir avec les droits de l’imagination.
J’ai pu combiner des circonstances pour remplacer celles qui m’échappaient. Mais ces combinaisons n’eurent jamais pour raison que l’envie de montrer la vérité d’un caractère ; enfin, je crois que l’on n’a jamais menti d’une façon plus véridique.
Jean-jacques, dans un endroit de ses Confessions, a fait une déclaration assez semblable à celle-ci, autant qu’il me semble. Je dis que ma mémoire est très mauvaise. Il faut s’expliquer : la plus grande partie des images qu’elle a reçues s’y perd tout à fait, mais le peu qui y demeure est très net, et mon souvenir est un brillant musée.
Cette manière d’écrire sur mon enfance offre encore un avantage, qui est à mon sens le plus précieux de tous : c’est d’associer, si peu que ce soit, la fiction à la réalité. Je le répète : j’ai bien peu menti dans ces récits et jamais sur l’essentiel ; mais peut-être ai-je assez menti pour enseigner et plaire. La vérité n’a jamais été regardée nue.
Fiction, fable, conte, mythe, voilà les déguisements sous lesquels les hommes l’ont toujours connue et aimée. Je serais tenté de croire que sans un peu de fiction le Petit Pierre eût déplu ; et c’eût été dommage, non pour moi qui suis sans désir, mais
pour les âmes auxquelles il a insinué
de douces pensées et enseigné ces vertus sans éclat qui rendent heureux. Sans un peu de fiction, il ne sourirait point.
Pourtant, je n’affirme pas que ce déguisement soit
sans inconvénient. Quelque parti qu’on prenne, il
faut s’attendre à y trouver des conséquences
fâcheuses. Mon confrère Lucien Descaves, avec son
esprit de finesse et son grand sens du réel, montra
un jour, en analysant le Petit Pierre,
tout
ce que mon père avait perdu à devenir médecin par
ma fantaisie. Je conviens qu’il y a perdu une
librairie, ce qui n’est pas peu pour un bibliophile
comme Lucien Descaves. Mais ce que je sais mieux
que personne, c’est que mon père n’avait nul
attachement pour cette librairie que je lui ai ôtée.
Dénué de tout esprit commercial, il était plus
propre à lire ses livres qu’à les vendre. Son
intelligence, toute métaphysique, ne considérait point
les dehors des choses ; il n’aimait point les livres
pour leur figure et avait les bibliophiles en
aversion. Je dirai, sans paradoxe, que le docteur Nozière, dans son cabinet, ressemble plus profondément à mon père, que mon père lui-même dans
sa librairie. Ce que je lui ai retiré tenait de
la fortune et je lui ai donné en échange ce qui
s’accordait à sa nature. Je n’en ai pas moins
supprimé une bouquinerie. Que Lucien Descaves
veuille me le pardonner, en tenant compte que j’en
ai ouvert une ailleurs pour Jacques Tournebroche.
Descaves a signalé, je crois, ma faute la plus
grave. J’espère que personne ne me fera un grief
bien lourd d’avoir transféré le logis de mon parrain à cent pas de distance de la rue des
Grands-Augustins, dans la rue Saint-André-des-Arts qu’habita Pierre de L’Estoile. Il y a
beaucoup de contemporains de mon enfance, dont je n’ai pas du tout dérangé les habitudes ; il y en a plusieurs comme M. Dubois à qui j’ai gardé le nom,
me contentant de lui retrancher un titre nobiliaire, que d’ailleurs il ne portait pas.
J’ai déjà dit que j’étais tenté de défier comme
Jean-Jacques tout homme de se dire meilleur que moi.
Je me hâte d’ajouter que je ne m’estime pas beaucoup pour cela. Je crois les hommes en général plus méchants qu’ils ne paraissent. Ils ne se montrent pas tels qu’ils sont ; ils se cachent pour commettre des actes qui les feraient haïr ou mépriser et se
montrent pour agir de manière à être approuvés ou
admirés. J’ai rarement ouvert une porte par mégarde
sans découvrir un spectacle qui me fît prendre
l’humanité en pitié, en dégoût ou en horreur. Qu’y
puis-je faire ? Ce n’est pas bon à dire, mais je ne
puis me retenir.
Cette vérité que j’aime passionnément, lui ai-je été
toujours fidèle ? Je m’en flattais tout à l’heure.
Après mûre réflexion, je n’en jurerais pas. Il n’y
a pas beaucoup d’art dans ces récits ; mais
peut-être s’en est-il glissé quelque peu ; et qui
dit art dit arrangement, dissimulation, mensonge.
C’est une question de savoir si le langage humain se
prête parfaitement à l’expression de la vérité ; il
est sorti du cri des animaux et il en garde les
caractères ; il exprime les sentiments, les passions,
les besoins, la joie et la douleur, la haine et
l’amour. Il n’est pas fait pour dire la vérité. Elle
n’est pas dans l’âme des bêtes sauvages : elle n’est
point dans la nôtre, et les métaphysiciens qui en
ont traité sont des lunatiques.
Tout ce que je peux dire c’est que j’ai été de
bonne foi. Je le répète : j’aime la vérité. Je
crois que l’humanité en a besoin ; mais certes elle
a bien plus grand besoin encore du mensonge, qui
la flatte, la console, lui donne des espérances
infinies. Sans le mensonge, elle périrait de
désespoir et d’ennui.