Utilisateur:Zyephyrus/Le Misanthrope/Édition Louandre, 1910/Test

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Molière
Le Misanthrope (1666)
Texte établi par Charles Louandre, Charpentier, 1910 (2, pp. 170-239).
Notice de l’éditeur M. Louandre (1910)
Sommaire
ACTE I
Scène première
Scène 2
Scène 3
ACTE II
Scène 1
Scène 2
Scène 3
Scène 4
Scène 5
Scène 6
ACTE III
Scène 1
Scène 2
Scène 3
Scène 4
Scène 5
Scène 6
Scène 7
ACTE IV
Scène 1
Scène 2
Scène 3
Scène 4
ACTE V
Scène 1
Scène 2
Scène 3
Scène 4
Scène 5
Scène 6
Scène 7
Scène dernière
PERSONNAGES
Alceste, amant de Célimène,
Philinte, ami d’Alceste,
Oronte, amant de Célimène,
Célimène, amante d’Alceste,
Éliante, cousine de Célimène,
Arsinoé, amie de Célimène,
Acaste,
Clitandre, marquis
Basque, valet de Célimène,
Un garde de la maréchaussée de France,
Dubois, valet d’Alceste.
La scène se passe à Paris, dans la maison de Célimène.
ACTE I
Scène première
Philinte, Alceste.
Philinte
Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous ?
Alceste, assis.
Laissez-moi, je vous prie.
Philinte
Mais encor, dites-moi, quelle bizarrerie…
Alceste
Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher.
Philinte
Mais on entend les gens au moins sans se fâcher.
Alceste
Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre.
Philinte
Dans vos brusques chagrins je ne puis vous comprendre ;
Et, quoique amis enfin, je suis tous des premiers…
Alceste, se levant brusquement.
Moi, votre ami ? Rayez cela de vos papiers.
J’ai fait jusques ici profession de l’être ;
Mais, après ce qu’en vous je viens de voir paraître,
Je vous déclare net que je ne le suis plus,
Et ne veux nulle place en des cœurs corrompus.
Philinte
Je suis donc bien coupable, Alceste, à votre compte ?
Alceste
Allez, vous devriez mourir de pure honte ;
Une telle action ne saurait s’excuser,
Et tout homme d’honneur s’en doit scandaliser.
Je vous vois accabler un homme de caresses,
Et témoigner pour lui les dernières tendresses ;
De protestations, d’offres, et de serments,
Vous chargez la fureur de vos embrassements :
Et quand je vous demande après quel est cet homme,
À peine pouvez-vous dire comme il se nomme ;
Votre chaleur pour lui tombe en vous séparant,
Et vous me le traitez, à moi, d’indifférent !
Morbleu ! c’est une chose indigne, lâche, infâme,
De s’abaisser ainsi jusqu’à trahir son âme ;
Et si, par un malheur, j’en avais fait autant,
Je m’irais, de regret, pendre tout à l’instant.
Philinte
Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable ;
Et je vous supplierai d’avoir pour agréable,
Que je me fasse un peu grâce sur votre arrêt,
Et ne me pende pas pour cela, s’il vous plaît.
Alceste
Que la plaisanterie est de mauvaise grâce !
Philinte
Mais, sérieusement, que voulez-vous qu’on fasse ?
Alceste
Je veux qu’on soit sincère, et qu’en homme d’honneur
On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur.
Philinte
Lorsqu’un homme vous vient embrasser avec joie,
Il faut bien le payer de la même monnoie,
Répondre, comme on peut, à ses empressements,
Et rendre offre pour offre, et serments pour serments.
Alceste
Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
Qu’affectent la plupart de vos gens à la mode ;
Et je ne hais rien tant que les contorsions
De tous ces grands faiseurs de protestations,
Ces affables donneurs d’embrassades frivoles,
Ces obligeants diseurs d’inutiles paroles,
Qui de civilités avec tous font combat,
Et traitent du même air l’honnête homme et le fat.
Quel avantage a-t-on qu’un homme vous caresse,
Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
Et vous fasse de vous un éloge éclatant,
Lorsque au premier faquin il court en faire autant ?
Non, non, il n’est point d’âme un peu bien située
Qui veuille d’une estime ainsi prostituée ;
Et la plus glorieuse a des régals peu chers
Dès qu’on voit qu’on nous mêle avec tout l’univers :
Sur quelque préférence une estime se fonde,
Et c’est n’estimer rien qu’estimer tout le monde.
Puisque vous y donnez dans ces vices du temps,
Morbleu ! vous n’êtes pas pour être de mes gens ;
Je refuse d’un cœur la vaste complaisance
Qui ne fait de mérite aucune différence ;
Je veux qu’on me distingue ; et, pour le trancher net,
L’ami du genre humain n’est point du tout mon fait.
Philinte
Mais quand on est du monde, il faut bien que l’on rende
Quelques dehors civils que l’usage demande.
Alceste
Non, vous dis-je ; on devrait châtier sans pitié
Ce commerce honteux de semblants d’amitié.
Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute rencontre
Le fond de notre cœur dans nos discours se montre,
Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
Ne se masquent jamais sous de vains compliments.
Philinte
Il est bien des endroits où la pleine franchise
Deviendrait ridicule, et serait peu permise ;
Et parfois, n’en déplaise à votre austère honneur,
Il est bon de cacher ce qu’on a dans le cœur.
Serait-il à propos, et de la bienséance,
De dire à mille gens tout ce que d’eux on pense ?
Et quand on a quelqu’un qu’on hait ou qui déplaît
Lui doit-on déclarer la chose comme elle est ?
Alceste
Oui.
Philinte
Quoi ! vous iriez dire à la vieille Émilie
Qu’à son âge il sied mal de faire la jolie ?
Et que le blanc qu’elle a scandalise chacun ?
Alceste
Sans doute.
Philinte
À Dorilas, qu’il est trop importun ;
Et qu’il n’est à la cour, oreille qu’il ne lasse
À conter sa bravoure et l’éclat de sa race ?
Alceste
Fort bien.
Philinte
Vous vous moquez.
Alceste
Je ne me moque point.
Et je vais n’épargner personne sur ce point.
Mes yeux sont trop blessés, et la cour et la ville
Ne m’offrent rien qu’objets à m’échauffer la bile ;
J’entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font ;
Je ne trouve partout que lâche flatterie,
Qu’injustice, intérêt, trahison, fourberie ;
Je n’y puis plus tenir, j’enrage ; et mon dessein
Est de rompre en visière à tout le genre humain.
Philinte
Ce chagrin philosophe est un peu trop sauvage.
Je ris des noirs accès où je vous envisage,
Et crois voir en nous deux, sous mêmes soins nourris,
Ces deux frères que peint l’École des maris,
Dont…
Alceste
Mon Dieu ! laissons là, vos comparaisons fades.
Philinte
Non : tout de bon, quittez toutes ces incartades.
Le monde par vos soins ne se changera pas :
Et puisque la franchise a pour vous tant d’appas,
Je vous dirai tout franc que cette maladie,
Partout où vous allez donne la comédie ;
Et qu’un si grand courroux contre les mœurs du temps
Vous tourne en ridicule auprès de bien des gens.
Alceste
Tant mieux, morbleu ! tant mieux, c’est ce que je demande.
Ce m’est un fort bon signe, et ma joie en est grande.
Tous les hommes me sont à tel point odieux,
Que je serais fâché d’être sage à leurs yeux.
Philinte
Vous voulez un grand mal à la nature humaine.
Alceste
Oui, j’ai conçu pour elle une effroyable haine.
Philinte
Tous les pauvres mortels, sans nulle exception,
Seront enveloppés dans cette aversion ?
Encore en est-il bien, dans le siècle où nous sommes…
Alceste
Non, elle est générale, et je hais tous les hommes :
Les uns, parce qu’ils sont méchants et malfaisants,
Et les autres, pour être aux méchants complaisants,
Et n’avoir pas pour eux ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.
De cette complaisance on voit l’injuste excès
Pour le franc scélérat avec qui j’ai procès.
Au travers de son masque on voit à plein le traître ;
Partout il est connu pour tout ce qu’il peut être ;
Et ses roulements d’yeux, et son ton radouci,
N’imposent qu’à des gens qui ne sont point d’ici.
On sait que ce pied-plat, digne qu’on le confonde,
Par de sales emplois s’est poussé dans le monde,
Et que par eux son sort, de splendeur revêtu,
Fait gronder le mérite et rougir la vertu.
Quelques titres honteux qu’en tous lieux on lui donne,
Son misérable honneur ne voit pour lui personne :
Nommez-le fourbe, infâme, et scélérat maudit,
Tout le monde en convient, et nul n’y contredit.
Cependant sa grimace est partout bienvenue ;
On l’accueille, on lui rit, partout il s’insinue ;
Et s’il est, par la brigue, un rang à disputer,
Sur le plus honnête homme on le voit l’emporter.
Têtebleu ! ce me sont de mortelles blessures,
De voir qu’avec le vice on garde des mesures ;
Et parfois il me prend des mouvements soudains
De fuir dans un désert l’approche des humains.
Philinte
Mon Dieu ! des mœurs du temps mettons-nous moins en peine,
Et faisons un peu grâce à la nature humaine ;
Ne l’examinons point dans la grande rigueur,
Et voyons ses défauts avec quelque douceur.
Il faut, parmi le monde, une vertu traitable ;
À force de sagesse, on peut être blâmable ;
La parfaite raison fuit toute extrémité,
Et veut que l’on soit sage avec sobriété.
Cette grande raideur des vertus des vieux âges
Heurte trop notre siècle et les communs usages ;
Elle veut aux mortels trop de perfection :
Il faut fléchir au temps sans obstination ;
Et c’est une folie à nulle autre seconde,
De vouloir se mêler de corriger le monde.
J’observe, comme vous, cent choses tous les jours,
Qui pourraient mieux aller, prenant un autre cours ;
Mais quoi qu’à chaque pas je puisse voir paraître,
En courroux comme vous, on ne me voit point être ;
Je prends tout doucement les hommes comme ils sont ;
J’accoutume mon âme à souffrir ce qu’ils font,
Et je crois qu’à la cour, de même qu’à la ville,
Mon flegme est philosophe autant que votre bile.
Alceste
Mais ce flegme, Monsieur, qui raisonnez si bien,
Ce flegme pourra-t-il ne s’échauffer de rien ?
Et s’il faut, par hasard, qu’un ami vous trahisse,
Que, pour avoir vos biens, on dresse un artifice,
Ou qu’on tâche à semer de méchants bruits de vous,
Verrez-vous tout cela sans vous mettre en courroux ?
Philinte
Oui, je vois ces défauts, dont votre âme murmure,
Comme vices unis à l’humaine nature ;
Et mon esprit enfin n’est pas plus offensé
De voir un homme fourbe, injuste, intéressé,
Que de voir des vautours affamés de carnage,
Des singes malfaisants, et des loups pleins de rage.
Alceste
Je me verrai trahir, mettre en pièces, voler,
Sans que je sois… Morbleu ! je ne veux point parler,
Tant ce raisonnement est plein d’impertinence !
Philinte
Ma foi, vous ferez bien de garder le silence.
Contre votre partie éclatez un peu moins,
Et donnez au procès une part de vos soins.
Alceste
Je n’en donnerai point, c’est une chose dite.
Philinte
Mais qui voulez-vous donc qui pour vous sollicite ?
Alceste
Qui je veux ? La raison, mon bon droit, l’équité.
Philinte
Aucun juge par vous ne sera visité ?
Alceste
Non. Est-ce que ma cause est injuste ou douteuse ?
Philinte
J’en demeure d’accord : mais la brigue est fâcheuse,
Et…
Alceste
Non. J’ai résolu de n’en pas faire un pas.
J’ai tort, ou j’ai raison.
Philinte
Ne vous y fiez pas.
Alceste
Je ne remuerai point.
Philinte
Votre partie est forte.
Et peut, par sa cabale, entraîner…
Alceste
Il n’importe.
Philinte
Vous vous tromperez.
Alceste
Soit. J’en veux voir le succès.
Philinte
Mais…
Alceste
J’aurai le plaisir de perdre mon procès.
Philinte
Mais enfin…
Alceste
Je verrai dans cette plaiderie
Si les hommes auront assez d’effronterie,
Seront assez méchants, scélérats, et pervers,
Pour me faire injustice aux yeux de l’univers.
Philinte
Quel homme !
Alceste
Je voudrais, m’en coutât-il grand’chose
Pour la beauté du fait, avoir perdu ma cause.
Philinte
On se rirait de vous, Alceste, tout de bon,
Si l’on vous entendait parler de la façon.
Alceste
Tant pis pour qui rirait.
Philinte
Mais cette rectitude
Que vous voulez en tout avec exactitude,
Cette pleine droiture où vous vous renfermez,
La trouvez-vous ici dans ce que vous aimez ?
Je m’étonne, pour moi, qu’étant, comme il le semble,
Vous et le genre humain, si fort brouillés ensemble,
Malgré tout ce qui peut vous le rendre odieux,
Vous ayez pris chez lui ce qui charme vos yeux ;
Et ce qui me surprend encore davantage,
C’est cet étrange choix où votre cœur s’engage.
La sincère Éliante a du penchant pour vous,
La prude Arsinoé vous voit d’un œil fort doux ;
Cependant à leurs vœux votre âme se refuse,
Tandis qu’en ses liens Célimène l’amuse,
De qui l’humeur coquette et l’esprit médisant
Semblent si fort donner dans les mœurs d’à présent.
D’où vient que, leur portant une haine mortelle,
Vous pouvez bien souffrir ce qu’en tient cette belle ?
Ne sont-ce plus défauts dans un objet si doux ?
Ne les voyez-vous pas, ou les excusez-vous ?
Alceste
Non. L’amour que je sens pour cette jeune veuve
Ne ferme point mes yeux aux défauts qu’on lui treuve ;
Et je suis, quelque ardeur qu’elle m’ait pu donner,
Le premier à les voir, comme à les condamner.
Mais avec tout cela, quoi que je puisse faire,
Je confesse mon faible : elle a l’art de me plaire.
J’ai beau voir ses défauts, et j’ai beau l’en blâmer,
En dépit qu’on en ait, elle se fait aimer ;
Sa grâce est la plus forte ; et sans doute ma flamme
De ces vices du temps pourra purger son âme.
Philinte
Si vous faites cela, vous ne ferez pas peu.
Vous croyez être donc aimé d’elle ?
Alceste
Oui, parbleu !
Je ne l’aimerais pas, si je ne croyais l’être.
Philinte
Mais si son amitié pour vous se fait paraître,
D’où vient que vos rivaux vous causent de l’ennui ?
Alceste
C’est qu’un cœur bien atteint veut qu’on soit tout à lui.
Et je ne viens ici qu’à dessein de lui dire
Tout ce que là-dessus ma passion m’inspire.
Philinte
Pour moi, si je n’avais qu’à former des désirs,
Sa cousine Éliante aurait tous mes soupirs :
Son cœur, qui vous estime, est solide et sincère,
Et ce choix plus conforme était mieux votre affaire.
Alceste
Il est vrai : ma raison me le dit chaque jour ;
Mais la raison n’est pas ce qui règle l’amour.
Philinte
Je crains fort pour vos feux ; et l’espoir où vous êtes,
Pourrait…
Scène 2
Oronte, Alceste, Philinte.
Oronte, à Alceste.
J’ai su là-bas que, pour quelques emplettes
Éliante est sortie, et Célimène aussi.
Mais, comme l’on m’a dit que vous étiez ici,
J’ai monté pour vous dire, et d’un cœur véritable,
Que j’ai conçu pour vous une estime incroyable,
Et que, depuis longtemps, cette estime m’a mis
Dans un ardent désir d’être de vos amis.
Oui, mon cœur au mérite aime à rendre justice,
Et je brûle qu’un nœud d’amitié nous unisse.
Je crois qu’un ami chaud, et de ma qualité,
N’est pas assurément pour être rejeté.
Pendant le discours d’Oronte, Alceste est rêveur, et semble ne pas entendre que c’est à lui qu’on parle. Il ne sort de sa rêverie que quand Oronte lui dit :
C’est à vous, s’il vous plaît, que ce discours s’adresse.
Alceste
À moi, Monsieur ?
Oronte
À vous. Trouvez-vous qu’il vous blesse ?
Alceste
Non pas. Mais la surprise est fort grande pour moi,
Et je n’attendais pas l’honneur que je reçoi.
Oronte
L’estime où je vous tiens ne doit pas vous surprendre,
Et de tout l’univers vous la pouvez prétendre.
Alceste
Monsieur…
Oronte
L’État n’a rien qui ne soit au-dessous
Du mérite éclatant que l’on découvre en vous.
Alceste
Monsieur…
Oronte
Oui, de ma part, je vous tiens préférable
À tout ce que j’y vois de plus considérable.
Alceste
Monsieur…
Oronte
Sois-je du ciel écrasé, si je mens !
Et pour vous confirmer ici, mes sentiments,
Souffrez qu’à cœur ouvert, monsieur, je vous embrasse,
Et qu’en votre amitié je vous demande place.
Touchez là, s’il vous plaît ! Vous me la promettez,
Votre amitié ?
Alceste
Monsieur…
Oronte
Quoi ! vous y résistez ?
Alceste
Monsieur, c’est trop d’honneur que vous me voulez faire ;
Mais l’amitié demande un peu plus de mystère ;
Et c’est assurément en profaner le nom
Que de vouloir le mettre à toute occasion.
Avec lumière et choix cette union veut naître ;
Avant que nous lier, il faut nous mieux connaître ;
Et nous pourrions avoir telles complexions,
Que tous deux du marché nous nous repentirions.
Oronte
Parbleu ! C’est là-dessus parler en homme sage,
Et je vous en estime encore davantage.
Souffrons donc que le temps forme des nœuds si doux ;
Mais cependant je m’offre entièrement à vous.
S’il faut faire à la cour pour vous quelque ouverture,
On sait qu’auprès du roi je fais quelque figure ;
Il m’écoute ; et dans tout il en use, ma foi,
Le plus honnêtement du monde avecque moi.
Enfin je suis à vous de toutes les manières ;
Et, comme votre esprit a de grandes lumières,
Je viens, pour commencer entre nous ce beau nœud,
Vous montrer un sonnet que j’ai fait depuis peu,
Et savoir s’il est bon qu’au public je l’expose.
Alceste
Monsieur, je suis mal propre à décider la chose.
Veuillez m’en dispenser.
Oronte
Pourquoi ?
Alceste
J’ai le défaut
D’être un peu plus sincère en cela qu’il ne faut.
Oronte
C’est ce que je demande ; et j’aurais lieu de plainte,
Si, m’exposant à vous pour me parler sans feinte,
Vous alliez me trahir et me déguiser rien.
Alceste
Puisqu’il vous plaît ainsi, monsieur, je le veux bien.
Oronte
Sonnet. C’est un sonnet… L’Espoir… C’est une dame
Qui de quelque espérance avait flatté ma flamme.
L’Espoir… Ce ne sont point de ces grands vers pompeux,
Mais de petits vers doux, tendres, et langoureux.
(À toutes ces interruptions il regarde Alceste.)
Alceste
Nous verrons bien.
Oronte
L’Espoir… Je ne sais si le style
Pourra vous en paraître assez net et facile,
Et si du choix des mots vous vous contenterez.
Alceste
Nous allons voir, monsieur.
Oronte
Au reste, vous saurez
Que je n’ai demeuré qu’un quart d’heure à le faire.
Alceste
Voyons, monsieur ; le temps ne fait rien à l’affaire.
Oronte
L’espoir, il est vrai, nous soulage,
Et nous berce un temps, notre ennui ;
Mais, Philis, le triste avantage,
Lorsque rien ne marche après lui !
Philinte
Je suis déjà charmé de ce petit morceau.
Alceste, bas, à Philinte.
Quoi ! vous avez le front de trouver cela beau ?
Oronte
Vous eûtes de la complaisance ;
Mais vous en deviez moins avoir,
Et ne vous pas mettre en dépense
Pour ne me donner que l’espoir.
Philinte
Ah ! qu’en termes galants ces choses-là sont mises !
Alceste, bas, à Philinte.
Hé quoi ! vil complaisant, vous louez des sottises ?
Oronte
S’il faut qu’une attente éternelle
Pousse à bout l’ardeur de mon zèle,
Le trépas sera mon recours.
Vos soins ne m’en peuvent distraire :
Belle Philis, on désespère,
Alors qu’on espère toujours.
Philinte
La chute en est jolie, amoureuse, admirable.
Alceste, bas, à part.
La peste de ta chute, empoisonneur, au diable,
En eusses-tu fait une à te casser le nez !
Philinte
Je n’ai jamais ouï de vers si bien tournés.
Alceste, bas, à part.
Morbleu !
Oronte
Vous me flattez, et vous croyez peut-être…
Philinte
Non, je ne flatte point.
Alceste, bas, à part.
Et que fais-tu donc, traître ?
Oronte
Mais pour vous, vous savez quel est notre traité.
Parlez-moi, je vous prie, avec sincérité.
Alceste
Monsieur, cette matière est toujours délicate,
Et sur le bel esprit nous aimons qu’on nous flatte.
Mais un jour, à quelqu’un dont je tairai le nom,
Je disais, en voyant des vers de sa façon,
Qu’il faut qu’un galant homme ait toujours grand empire
Sur les démangeaisons qui nous prennent d’écrire ;
Qu’il doit tenir la bride aux grands empressements
Qu’on a de faire éclat de tels amusements ;
Et que, par la chaleur de montrer ses ouvrages,
On s’expose à jouer de mauvais personnages.
Oronte
Est-ce que vous voulez me déclarer par là
Que j’ai tort de vouloir…
Alceste
Je ne dis pas cela.
Mais je lui disais, moi, qu’un froid écrit assomme,
Qu’il ne faut que ce faible à décrier un homme,
Et qu’eût-on d’autre part cent belles qualités,
On regarde les gens par leurs méchants côtés.
Oronte
Est-ce qu’à mon sonnet vous trouvez à redire ?
Alceste
Je ne dis pas cela. Mais, pour ne point écrire,
Je lui mettais aux yeux comme, dans notre temps,
Cette soif a gâté de fort honnêtes gens.
Oronte
Est-ce que j’écris mal, et leur ressemblerais-je ?
Alceste
Je ne dis pas cela. Mais enfin, lui disais-je,
Quel besoin si pressant avez-vous de rimer ?
Et qui diantre vous pousse à vous faire imprimer ?
Si l’on peut pardonner l’essor d’un mauvais livre,
Ce n’est qu’aux malheureux qui composent pour vivre.
Croyez-moi, résistez à vos tentations,
Dérobez au public ces occupations ;
Et n’allez point quitter, de quoi que l’on vous somme,
Le nom que dans la cour vous avez d’honnête homme,
Pour prendre, de la main d’un avide imprimeur,
Celui de ridicule et misérable auteur.
C’est ce que je tâchai de lui faire comprendre.
Oronte
Voilà qui va fort bien, et je crois vous entendre.
Mais ne puis-je savoir ce que dans mon sonnet…
Alceste
Franchement, il est bon à mettre au cabinet.
Vous vous êtes réglé sur de méchants modèles,
Et vos expressions ne sont point naturelles.
Qu’est-ce que Nous berce un temps notre ennui
Et que, Rien ne marche après lui ?
Que, Ne vous pas mettre en dépense
Pour ne me donner que l’espoir ?
Et que, Philis, on désespère,
Alors qu’on espère toujours ?
Ce style figuré, dont on fait vanité,
Sort du bon caractère et de la vérité ;
Ce n’est que jeu de mots, qu’affectation pure,
Et ce n’est point ainsi que parle la nature.
Le méchant goût du siècle en cela me fait peur ;
Nos pères, tout grossiers, l’avaient beaucoup meilleur,
Et je prise bien moins tout ce que l’on admire,
Qu’une vieille chanson que je m’en vais vous dire.
Si le roi m’avait donné
Paris, sa grand’ville,
Et qu’il me fallût quitter
L’amour de ma mie,
Je dirais au roi Henri :
Reprenez votre Paris ;
J’aime mieux ma mie, ô gué
J’aime mieux ma mie.
La rime n’est pas riche, et le style en est vieux :
Mais ne voyez-vous pas que cela vaut bien mieux
Que ces colifichets dont le bon sens murmure,
Et que la passion parle là toute pure ?
Si le roi m’avait donné
Paris, sa grand’ville,
Et qu’il me fallût quitter…
L’amour de ma mie,
Je dirais au roi Henri :
Reprenez votre Paris,
J’aime mieux ma mie, o gué !
J’aime mieux ma mie.
Voilà ce que peut dire un cœur vraiment épris.
(À Philinte, qui rit.)
Oui, monsieur le rieur, malgré vos beaux esprits,
J’estime plus cela que la pompe fleurie
De tous ces faux brillants où chacun se récrie.
Oronte
Et moi, je vous soutiens que mes vers sont fort bons.
Alceste
Pour les trouver ainsi, vous avez vos raisons ;
Mais vous trouverez bon que j’en puisse avoir d’autres
Qui se dispenseront de se soumettre aux vôtres.
Oronte
Il me suffit de voir que d’autres en font cas.
Alceste
C’est qu’ils ont l’art de feindre ; et moi, je ne l’ai pas.
Oronte
Croyez-vous donc avoir tant d’esprit en partage ?
Alceste
Si je louais vos vers, j’en aurais davantage.
Oronte
Je me passerai fort que vous les approuviez.
Alceste
Il faut bien, s’il vous plaît, que vous vous en passiez.
Oronte
Je voudrais bien, pour voir, que, de votre manière
Vous en composassiez sur la même matière.
Alceste
J’en pourrais, par malheur, faire d’aussi méchants ;
Mais je me garderais de les montrer aux gens.
Oronte
Vous me parlez bien ferme ; et cette suffisance…
Alceste
Autre part que chez moi cherchez qui vous encense.
Oronte
Mais, mon petit monsieur, prenez-le un peu moins haut.
Alceste
Ma foi, mon grand monsieur, je le prends comme il faut.
Philinte, se mettant entre deux.
Hé ! messieurs, c’en est trop. Laissez cela, de grâce.
Oronte
Ah ! j’ai tort, je l’avoue, et je quitte la place.
Je suis votre valet, monsieur, de tout mon cœur.
Alceste
Et moi, je suis, monsieur, votre humble serviteur.
Scène 3
Philinte, Alceste.
Philinte
Hé bien ! vous le voyez. Pour être trop sincère,
Vous voilà sur les bras une fâcheuse affaire ;
Et j’ai bien vu qu’Oronte, afin d’être flatté…
Alceste
Ne me parlez pas.
Philinte
Mais…
Alceste
Plus de société.
Philinte
C’est trop…
Alceste
Laissez-moi là.
Philinte
Si je…
Alceste
Point de langage.
Philinte
Mais quoi ! …
Alceste
Je n’entends rien.
Philinte
Mais…
Alceste
Encore !
Philinte
On outrage…
Alceste
Ah ! parbleu ! c’en est trop. Ne suivez point mes pas.
Philinte
Vous vous moquez de moi. Je ne vous quitte pas.
Fin du premier acte
ACTE II
Scène 1
Alceste, Célimène.
Alceste
Madame, voulez-vous que je vous parle net ?
De vos façons d’agir je suis mal satisfait :
Contre elles dans mon cœur trop de bile s’assemble,
Et je sens qu’il faudra que nous rompions ensemble :
Oui, je vous tromperais de parler autrement ;
Tôt ou tard nous romprons indubitablement ;
Et je vous promettrais mille fois le contraire,
Que je ne serais pas en pouvoir de le faire.
Célimène
C’est pour me quereller donc, à ce que je voi,
Que vous avez voulu me ramener chez moi ?
Alceste
Je ne querelle point. Mais votre humeur, madame,
Ouvre au premier venu trop d’accès dans votre âme.
Vous avez trop d’amants qu’on voit vous obséder,
Et mon cœur de cela ne peut s’accommoder.
Célimène
Des amants que je fais me rendez-vous coupable ?
Puis-je empêcher les gens de me trouver aimable ?
Et lorsque pour me voir ils font de doux efforts,
Dois-je prendre un bâton pour les mettre dehors ?
Alceste
Non, ce n’est pas, madame, un bâton qu’il faut prendre,
Mais un cœur à leurs vœux moins facile et moins tendre.
Je sais que vos appas vous suivent en tous lieux ;
Mais votre accueil retient ceux qu’attirent vos yeux,
Et sa douceur offerte à qui vous rend les armes
Achève sur les cœurs l’ouvrage de vos charmes.
Le trop riant espoir que vous leur présentez
Attache autour de vous leurs assiduités ;
Et votre complaisance un peu moins étendue,
De tant de soupirants chasserait la cohue.
Mais, au moins, dites-moi, madame, par quel sort
Votre Clitandre a l’heur de vous plaire si fort ?
Sur quel fonds de mérite et de vertu sublime
Appuyez-vous en lui l’honneur de votre estime ?
Est-ce par l’ongle long qu’il porte au petit doigt,
Qu’il s’est acquis chez vous l’estime où l’on le voit ?
Vous êtes-vous rendue, avec tout le beau monde,
Au mérite éclatant de sa perruque blonde ?
Sont-ce ses grands canons qui vous le font aimer ?
L’amas de ses rubans a-t-il su vous charmer ?
Est-ce par les appas de sa vaste rhingrave,
Qu’il a gagné votre âme en faisant votre esclave ?
Ou sa façon de rire, et son ton de fausset,
Ont-ils de vous toucher su trouver le secret ?
Célimène
Qu’injustement de lui vous prenez de l’ombrage !
Ne savez-vous pas bien pourquoi je le ménage ;
Et que dans mon procès, ainsi qu’il m’a promis,
Il peut intéresser tout ce qu’il a d’amis ?
Alceste
Perdez votre procès, madame, avec constance,
Et ne ménagez point un rival qui m’offense.
Célimène
Mais de tout l’univers vous devenez jaloux.
Alceste
C’est que tout l’univers est bien reçu de vous.
Célimène
C’est ce qui doit rasseoir votre âme effarouchée,
Puisque ma complaisance est sur tous épanchée ;
Et vous auriez plus lieu de vous en offenser,
Si vous me la voyiez sur un seul ramasser.
Alceste
Mais moi, que vous blâmez de trop de jalousie,
Qu’ai-je de plus qu’eux tous, madame, je vous prie ?
Célimène
Le bonheur de savoir que vous êtes aimé.
Alceste
Et quel lieu de le croire a mon cœur enflammé ?
Célimène
Je pense qu’ayant pris le soin de vous le dire,
Un aveu de la sorte a de quoi vous suffire.
Alceste
Mais qui m’assurera que, dans le même instant,
Vous n’en disiez, peut-être, aux autres tout autant ?
Célimène
Certes pour un amant la fleurette est mignonne ;
Et vous me traitez là de gentille personne.
Hé bien ! pour vous ôter d’un semblable souci,
De tout ce que j’ai dit je me dédis ici ;
Et rien ne saurait plus vous tromper que vous-même :
Soyez content.
Alceste
Morbleu ! faut-il que je vous aime !
Ah ! que si de vos mains je rattrape mon cœur,
Je bénirai le ciel de ce rare bonheur !
Je ne le cèle pas, je fais tout mon possible
À rompre de ce cœur l’attachement terrible ;
Mais mes plus grands efforts n’ont rien fait jusqu’ici,
Et c’est pour mes péchés que je vous aime ainsi.
Célimène
Il est vrai, votre ardeur est pour moi sans seconde.
Alceste
Oui, je puis là-dessus défier tout le monde.
Mon amour ne se peut concevoir ; et jamais
Personne n’a, madame, aimé comme je fais.
Célimène
En effet, la méthode en est toute nouvelle,
Car vous aimez les gens pour leur faire querelle ;
Ce n’est qu’en mots fâcheux qu’éclate votre ardeur ;
Et l’on n’a vu jamais un amant si grondeur
Alceste
Mais il ne tient qu’à vous que son chagrin ne passe.
À tous nos démêlés coupons chemin, de grâce ;
Parlons à cœur ouvert, et voyons d’arrêter…
Scène 2
Célimène, Alceste, Basque.
Célimène
Qu’est-ce ?
Basque
Acaste est là-bas.
Célimène
Hé bien ! faites monter.
Alceste
Quoi ! l’on ne peut jamais vous parler tête à tête ?
À recevoir le monde on vous voit toujours prête ;
Et vous ne pouvez pas, un seul moment de tous,
Vous résoudre à souffrir de n’être pas chez vous ?
Célimène
Voulez-vous qu’avec lui je me fasse une affaire ?
Alceste
Vous avez des égards qui ne sauraient me plaire.
Célimène
C’est un homme à jamais ne me le pardonner,
S’il savait que sa vue eût pu m’importuner.
Alceste
Et que vous fait cela, pour vous gêner de sorte…
Célimène
Mon Dieu ! de ses pareils la bienveillance importe ;
Et ce sont de ces gens qui, je ne sais comment,
Ont gagné, dans la cour, de parler hautement.
Dans tous les entretiens on les voit s’introduire ;
Ils ne sauraient servir, mais ils peuvent vous nuire ;
Et jamais, quelque appui qu’on puisse avoir d’ailleurs
On ne doit se brouiller avec ces grands brailleurs.
Alceste
Enfin, quoi qu’il en soit, et sur quoi qu’on se fonde,
Vous trouvez des raisons pour souffrir tout le monde ;
Et les précautions de votre jugement…
Scène 3
Alceste, Célimène, Basque.
Basque
Voici Clitandre encor, madame.
Alceste
Justement.
(Il témoigne s’en vouloir aller.)
Célimène
Où courez-vous ?
Alceste
Je sors.
Célimène
Demeurez.
Alceste
Pour quoi faire ?
Célimène
Demeurez.
Alceste
Je ne puis.
Célimène
Je le veux.
Alceste
Point d’affaire.
Ces conversations ne font que m’ennuyer,
Et c’est trop que vouloir me les faire essuyer.
Célimène
Je le veux, je le veux.
Alceste
Non, il m’est impossible.
Célimène
Hé bien ! allez, sortez, il vous est tout loisible.
Scène 4
Éliante, Philinte, Acaste, Clitandre, Alceste, Célimène, Basque.
Éliante, à Célimène.
Voici les deux marquis qui montent avec nous.
Vous l’est-on venu dire ?
Célimène, à Basque.
Oui. Des sièges pour tous.
(Basque donne des sièges, et sort.)
(À Alceste.)
Vous n’êtes pas sorti ?
Alceste
Non ; mais je veux, madame,
Ou pour eux, ou pour moi, faire expliquer votre âme.
Célimène
Taisez-vous.
Alceste
Aujourd’hui vous vous expliquerez.
Célimène
Vous perdez le sens.
Alceste
Point. Vous vous déclarerez.
Célimène
Ah !
Alceste
Vous prendrez parti.
Célimène
Vous vous moquez, je pense.
Alceste
Non. Mais vous choisirez : c’est trop de patience.
Clitandre
Parbleu ! je viens du Louvre, où Cléonte, au levé,
Madame, a bien paru ridicule achevé.
N’a-t-il point quelque ami qui pût, sur ses manières,
D’un charitable avis lui prêter les lumières ?
Célimène
Dans le monde, à vrai dire, il se barbouille fort ;
Partout il porte un air qui saute aux yeux d’abord ;
Et, lorsqu’on le revoit après un peu d’absence,
On le retrouve encor plus plein d’extravagance.
Acaste
Parbleu ! s’il faut parler des gens extravagants,
Je viens d’en essuyer un des plus fatigants ;
Damon le raisonneur, qui m’a, ne vous déplaise,
Une heure, au grand soleil, tenu hors de ma chaise.
Célimène
C’est un parleur étrange, et qui trouve toujours
L’art de ne vous rien dire avec de grands discours :
Dans les propos qu’il tient on ne voit jamais goutte,
Et ce n’est que du bruit que tout ce qu’on écoute.
Éliante, à Philinte.
Ce début n’est pas mal ; et, contre le prochain,
La conversation prend un assez bon train.
Clitandre
Timante encor, madame, est un bon caractère.
Célimène
C’est de la tête aux pieds un homme tout mystère,
Qui vous jette, en passant, un coup d’œil égaré,
Et, sans aucune affaire, est toujours affairé.
Tout ce qu’il vous débite en grimaces abonde ;
À force de façons, il assomme le monde :
Sans cesse il a tout bas, pour rompre l’entretien,
Un secret à vous dire, et ce secret n’est rien ;
De la moindre vétille il fait une merveille,
Et, jusques au bonjour, il dit tout à l’oreille.
Acaste
Et Géralde, madame ?
Célimène
Ô l’ennuyeux conteur !
Jamais on ne le voit sortir du grand seigneur
Dans le brillant commerce il se mêle sans cesse,
Et ne cite jamais que duc, prince, ou princesse
La qualité l’entête ; et tous ses entretiens
Ne sont que de chevaux, d’équipage, et de chiens :
Il tutaye en parlant ceux du plus haut étage,
Et le nom de monsieur est chez lui hors d’usage.
Clitandre
On dit qu’avec Bélise il est du dernier bien.
Célimène
Le pauvre esprit de femme, et le sec entretien !
Lorsqu’elle vient me voir, je souffre le martyre ;
Il faut suer sans cesse à chercher que lui dire ;
Et la stérilité de son expression
Fait mourir à tous coups la conversation.
En vain, pour attaquer son stupide silence,
De tous les lieux communs vous prenez l’assistance :
Le beau temps et la pluie, et le froid et le chaud,
Sont des fonds qu’avec elle on épuise bientôt.
Cependant sa visite, assez insupportable,
Traîne en une longueur encore, épouvantable ;
Et l’on demande l’heure, et l’on bâille vingt fois,
Qu’elle grouille aussi peu qu’une pièce de bois.
Acaste
Que vous semble d’Adraste ?
Célimène
Ah ! quel orgueil extrême !
C’est un homme gonflé de l’amour de soi-même.
Son mérite jamais n’est content de la cour,
Contre elle il fait métier de pester chaque jour ;
Et l’on ne donne emploi, charge, ni bénéfice,
Qu’à tout ce qu’il se croit on ne fasse injustice.
Clitandre
Mais le jeune Cléon, chez qui vont aujourd’hui,
Nos plus honnêtes gens, que dites-vous de lui ?
Célimène
Que de son cuisinier il s’est fait un mérite,
Et que c’est à sa table à qui l’on rend visite.
Éliante
Il prend soin d’y servir des mets fort délicats.
Célimène
Oui ; mais je voudrais bien qu’il ne s’y servît pas ;
C’est un fort méchant plat que sa sotte personne,
Et qui gâte, à mon goût, tous les repas qu’il donne.
Philinte
On fait assez de cas de son oncle Damis ;
Qu’en dites-vous, madame ?
Célimène
Il est de mes amis.
Philinte
Je le trouve honnête homme, et d’un air assez sage.
Célimène
Oui ; mais il veut avoir trop d’esprit, dont j’enrage.
Il est guindé sans cesse ; et, dans tous ses propos,
On voit qu’il se travaille à dire de bons mots.
Depuis que dans la tête il s’est mis d’être habile,
Rien ne touche son goût, tant il est difficile.
Il veut voir des défauts à tout ce qu’on écrit,
Et pense que louer n’est pas d’un bel esprit,
Que c’est être savant que trouver à redire,
Qu’il n’appartient qu’aux sots d’admirer et de rire,
Et qu’en n’approuvant rien des ouvrages du temps,
Il se met au-dessus de tous les autres gens.
Aux conversations même il trouve à reprendre ;
Ce sont propos trop bas pour y daigner descendre ;
Et, les deux bras croisés, du haut de son esprit,
Il regarde en pitié tout ce que chacun dit.
Acaste
Dieu me damne, voilà son portrait véritable.
Clitandre, à Célimène
Pour bien peindre les gens vous êtes admirable.
Alceste
Allons, ferme, poussez, mes bons amis de cour ;
Vous n’en épargnez point, et chacun a son tour :
Cependant aucun d’eux à vos yeux ne se montre,
Qu’on ne vous voie en hâte aller à sa rencontre,
Lui présenter la main, et d’un baiser flatteur
Appuyer les serments d’être son serviteur.
Clitandre
Pourquoi s’en prendre à nous ? Si ce qu’on dit vous blesse,
Il faut que le reproche à madame s’adresse.
Alceste
Non, morbleu ! c’est à vous ; et vos ris complaisants
Tirent de son esprit tous ces traits médisants.
Son humeur satirique est sans cesse nourrie
Par le coupable encens de votre flatterie ;
Et son cœur à railler trouverait moins d’appas,
S’il avait observé qu’on ne l’applaudît pas.
C’est ainsi qu’aux flatteurs on doit partout se prendre
Des vices où l’on voit les humains se répandre.
Philinte
Mais pourquoi pour ces gens un intérêt si grand,
Vous qui condamneriez ce qu’en eux on reprend ?
Célimène
Et ne faut-il pas bien que Monsieur contredise ?
À la commune voix veut-on qu’il se réduise,
Et qu’il ne fasse pas éclater en tous lieux
L’esprit contrariant qu’il a reçu des cieux ?
Le sentiment d’autrui n’est jamais pour lui plaire :
Il prend toujours en main l’opinion contraire,
Et penserait paraître un homme du commun,
Si l’on voyait qu’il fût de l’avis de quelqu’un.
L’honneur de contredire a pour lui tant de charmes,
Qu’il prend contre lui-même assez souvent les armes ;
Et ses vrais sentiments sont combattus par lui,
Aussitôt qu’il les voit dans la bouche d’autrui.
Alceste
Les rieurs sont pour vous, madame, c’est tout dire ;
Et vous pouvez pousser contre moi la satire.
Philinte
Mais il est véritable aussi que votre esprit
Se gendarme toujours contre tout ce qu’on dit ;
Et que, par un chagrin que lui-même il avoue,
Il ne saurait souffrir qu’on blâme ni qu’on loue.
Alceste
C’est que jamais, morbleu ! les hommes n’ont raison,
Que le chagrin contre eux est toujours de saison,
Et que je vois qu’ils sont, sur toutes les affaires,
Loueurs impertinents, ou censeurs téméraires.
Célimène
Mais…
Alceste
Non, madame, non, quand j’en devrais mourir,
Vous avez des plaisirs que je ne puis souffrir :
Et l’on a tort ici de nourrir dans votre âme
Ce grand attachement aux défauts qu’on y blâme.
Clitandre
Pour moi, je ne sais pas ; mais j’avouerai tout haut
Que j’ai cru jusqu’ici madame sans défaut.
Acaste
De grâces et d’attraits je vois qu’elle est pourvue ;
Mais les défauts qu’elle a ne frappent point ma vue.
Alceste
Ils frappent tous la mienne ; et, loin de m’en cacher,
Elle sait que j’ai soin de les lui reprocher.
Plus on aime quelqu’un, moins il faut qu’on le flatte ;
À ne rien pardonner le pur amour éclate ;
Et je bannirais, moi, tous ces lâches amants
Que je verrais soumis à tous mes sentiments,
Et dont, à tous propos, les molles complaisances
Donneraient de l’encens à mes extravagances.
Célimène
Enfin, s’il faut qu’à vous s’en rapportent les cœurs,
On doit, pour bien aimer, renoncer aux douceurs,
Et du parfait amour mettre l’honneur suprême
À bien injurier les personnes qu’on aime.
Éliante
L’amour, pour l’ordinaire, est peu fait à ces lois,
Et l’on voit les amants vanter toujours leur choix.
Jamais leur passion n’y voit rien de blâmable,
Et dans l’objet aimé, tout leur devient aimable ;
Ils comptent les défauts pour des perfections,
Et savent y donner de favorables noms.
La pâle est aux jasmins en blancheur comparable ;
La noire à faire peur, une brune adorable ;
La maigre a de la taille et de la liberté ;
La grasse est, dans son port, pleine de majesté ;
La malpropre sur soi, de peu d’attraits chargée,
Est mise sous le nom de beauté négligée ;
La géante paraît une déesse aux yeux ;
La naine un abrégé des merveilles des cieux ;
L’orgueilleuse a le cœur digne d’une couronne ;
La fourbe a de l’esprit ; la sotte est toute bonne ;
La trop grande parleuse est d’agréable humeur ;
Et la muette garde une honnête pudeur.
C’est ainsi qu’un amant dont l’ardeur est extrême
Aime jusqu’aux défauts des personnes qu’il aime.
Alceste
Et moi, je soutiens, moi…
Célimène
Brisons là ce discours,
Et dans la galerie allons faire deux tours.
Quoi ! vous vous en allez, messieurs ?
Clitandre et Acaste
Non pas, madame.
Alceste
La peur de leur départ occupe fort votre âme.
Sortez quand vous voudrez, messieurs ; mais j’avertis
Que je ne sors qu’après que vous serez sortis.
Acaste
À moins de voir madame en être importunée,
Rien ne m’appelle ailleurs de toute la journée.
Clitandre
Moi, pourvu que je puisse être au petit couché,
Je n’ai point d’autre affaire, où je sois attaché.
Célimène, à Alceste.
C’est pour rire, je crois.
Alceste
Non, en aucune sorte.
Nous verrons si c’est moi que vous voudrez qui sorte.
Scène 5
Alceste, Célimène, Éliante, Acaste, Philinte, Clitandre, Basque.
Basque, à Alceste.
Monsieur, un homme est là qui voudrait vous parler
Pour affaire, dit-il, qu’on ne peut reculer.
Alceste
Dis-lui que je n’ai point d’affaires si pressées.
Basque
Il porte une jaquette à grand’basques plissées,
Avec du dor dessus.
Célimène, à Alceste.
Allez voir ce que c’est,
Ou bien faites-le entrer.
Scène 6
Alceste, Célimène, Éliante, Acaste, Philinte, Clitandre, un Garde de la maréchaussée.
Alceste, allant au-devant du garde.
Qu’est-ce donc, qu’il vous plaît ?
Venez, Monsieur.
Garde
Monsieur, j’ai deux mots à vous dire.
Alceste
Vous pouvez parler haut, monsieur, pour m’en instruire.
Garde
Messieurs les maréchaux, dont j’ai commandement,
Vous mandent de venir les trouver promptement,
Monsieur.
Alceste
Qui ? moi, monsieur ?
Garde
Vous-même.
Alceste
Et pour quoi faire ?
Philinte, à Alceste
C’est d’Oronte et de vous la ridicule affaire.
Célimène
Comment ?
Philinte
Oronte et lui se sont tantôt bravés
Sur certains petits vers, qu’il n’a pas approuvés ;
Et l’on veut assoupir la chose en sa naissance.
Alceste
Moi, je n’aurai jamais de lâche complaisance.
Philinte
Mais il faut suivre l’ordre : allons, disposez-vous.
Alceste
Quel accommodement veut-on faire entre nous ?
La voix de ces messieurs me condamnera-t-elle
À trouver bons les vers qui font notre querelle ?
Je ne me dédis point de ce que j’en ai dit,
Je les trouve méchants.
Philinte
Mais d’un plus doux esprit…
Alceste
Je n’en démordrai point, les vers sont exécrables.
Philinte
Vous devez faire voir des sentiments traitables.
Allons, venez.
Alceste
J’irai, mais rien n’aura pouvoir
De me faire dédire.
Philinte
Allons vous faire voir.
Alceste
Hors qu’un commandement exprès du roi me vienne
De trouver bons les vers dont on se met en peine,
Je soutiendrai toujours, morbleu ! qu’ils sont mauvais
Et qu’un homme est pendable après les avoir faits.
(À Clitandre et Acaste qui rient.)
Par le sangbleu ! messieurs, je ne croyais pas être
Si plaisant que je suis.
Célimène
Allez vite paraître
Où vous devez.
Alceste
J’y vais, madame, et sur mes pas
Je reviens en ce lieu pour vider nos débats.
Fin du second acte
ACTE III
Scène 1
Clitandre, Acaste.
Clitandre
Cher marquis, je te vois l’âme bien satisfaite ;
Toute chose t’égaie, et rien ne t’inquiète.
En bonne foi, crois-tu, sans t’éblouir les yeux,
Avoir de grands sujets de paraître joyeux ?
Acaste
Parbleu ! je ne vois pas, lorsque je m’examine,
Où prendre aucun sujet d’avoir l’âme chagrine ;
J’ai du bien, je suis jeune, et sors d’une maison
Qui se peut dire noble, avec quelque raison ;
Et je crois par le rang que me donne ma race,
Qu’il est fort peu d’emplois dont je ne sois en passe.
Pour le cœur, dont surtout nous devons faire cas,
On sait, sans vanité, que je n’en manque pas ;
Et l’on m’a vu pousser dans le monde une affaire
D’une assez vigoureuse et gaillarde manière.
Pour de l’esprit, j’en ai, sans doute ; et du bon goût,
À juger sans étude et raisonner de tout ;
À faire aux nouveautés dont je suis idolâtre,
Figure de savant sur les bancs du théâtre ;
Y décider en chef, et faire du fracas
À tous les beaux endroits qui méritent des has !
Je suis assez adroit ; j’ai bon air, bonne mine,
Les dents belles surtout, et la taille fort fine.
Quant à se mettre bien, je crois, sans me flatter,
Qu’on serait mal venu de me le disputer.
Je me vois dans l’estime autant qu’on y puisse être,
Fort aimé du beau sexe, et bien auprès du maître.
Je crois qu’avec cela, mon cher marquis, je croi
Qu’on peut, par tout pays, être content de soi.
Clitandre
Oui. Mais, trouvant ailleurs des conquêtes faciles,
Pourquoi pousser ici des soupirs inutiles ?
Acaste
Moi ? Parbleu ! je ne suis de taille, ni d’humeur
À pouvoir d’une belle essuyer la froideur.
C’est aux gens mal tournés, aux mérites vulgaires,
À brûler constamment pour des beautés sévères,
À languir à leurs pieds et souffrir leurs rigueurs,
À chercher le secours des soupirs et des pleurs,
Et tâcher, par des soins d’une très longue suite,
D’obtenir ce qu’on nie à leur peu de mérite.
Mais les gens de mon air, marquis, ne sont pas faits
Pour aimer à crédit et faire tous les frais.
Quelque rare que soit le mérite des belles,
Je pense, Dieu merci, qu’on vaut son prix comme elles ;
Que pour se faire honneur d’un cœur comme le mien,
Ce n’est pas la raison qu’il ne leur coûte rien ;
Et qu’au moins, à tout mettre en de justes balances,
Il faut qu’à frais communs se fassent les avances.
Clitandre
Tu penses donc, marquis, être fort bien ici ?
Acaste
J’ai quelque lieu, marquis, de le penser ainsi.
Clitandre
Crois-moi, détache-toi de cette erreur extrême :
Tu te flattes, mon cher, et t’aveugles toi-même.
Acaste
Il est vrai, je me flatte et m’aveugle en effet.
Clitandre
Mais qui te fait juger ton bonheur si parfait ?
Acaste
Je me flatte.
Clitandre
Sur quoi fonder tes conjectures ?
Acaste
Je m’aveugle.
Clitandre
En as-tu des preuves qui soient sûres ?
Acaste
Je m’abuse, te dis-je.
Clitandre
Est-ce que de ses vœux
Célimène t’a fait quelques secrets aveux ?
Acaste
Non, je suis maltraité.
Clitandre
Réponds-moi, je te prie.
Acaste
Je n’ai que des rebuts.
Clitandre
Laissons la raillerie,
Et me dis quel espoir on peut t’avoir donné.
Acaste
Je suis le misérable, et toi le fortuné ;
On a pour ma personne une aversion grande,
Et quelqu’un de ces jours il faut que je me pende.
Clitandre
Oh ! çà, veux-tu, marquis, pour ajuster nos vœux,
Que nous tombions d’accord d’une chose tous deux ?
Que qui pourra montrer une marque certaine
D’avoir meilleure part au cœur de Célimène,
L’autre ici fera place au vainqueur prétendu,
Et le délivrera d’un rival assidu ?
Acaste
Ah ! parbleu ! tu me plais avec un tel langage,
Et du bon de mon cœur à cela je m’engage.
Mais, chut.
Scène 2
Célimène, Acaste, Clitandre.
Célimène
Encore, ici ?
Clitandre
L’amour retient nos pas.
Célimène
Je viens d’ouïr entrer un carrosse là-bas
Savez-vous qui c’est ?
Clitandre
Non.

Scène 3
Célimène, Acaste, Clitandre, Basque.
Basque
Arsinoé, madame,
Monte ici pour vous voir.
Célimène
Que me veut cette femme ?
Basque
Éliante là-bas est à l’entretenir.
Célimène
De quoi s’avise-t-elle, et qui la fait venir ?
Acaste
Pour prude consommée en tous lieux elle passe ;
Et l’ardeur de son zèle…
Célimène
Oui, oui, franche grimace.
Dans l’âme elle est du monde ; et ses soins tentent tout
Pour accrocher quelqu’un sans en venir à bout.
Elle ne saurait voir qu’avec un œil d’envie
Les amants déclarés dont une autre est suivie ;
Et son triste mérite, abandonné de tous,
Contre le siècle aveugle est toujours en courroux.
Elle tâche à couvrir d’un faux voile de prude
Ce que chez elle on voit d’affreuse solitude ;
Et, pour sauver l’honneur de ses faibles appas,
Elle attache du crime au pouvoir qu’ils n’ont pas.
Cependant un amant plairait fort à la dame ;
Et même pour Alceste elle a tendresse d’âme.
Ce qu’il me rend de soins outrage ses attraits ;
Elle veut que ce soit un vol que je lui fais ;
Et son jaloux dépit, qu’avec peine, elle cache,
En tous endroits sous main contre moi se détache.
Enfin je n’ai rien vu de si sot à mon gré ;
Elle est impertinente au suprême degré,
Et…
Scène 4
Arsinoé, Célimène, Clitandre, Acaste.
Célimène
Ah ! quel heureux sort en ce lieu vous amène ?
Madame, sans mentir, j’étais de vous en peine.
Arsinoé
Je viens pour quelque avis que j’ai cru vous devoir.
Célimène
Ah ! mon Dieu, que je suis contente de vous voir !
(Clitandre et Acaste sortent en riant.)
Scène 5
Arsinoé, Célimène.
Arsinoé
Leur départ ne pouvait plus à propos se faire.
Célimène
Voulons-nous nous asseoir ?
Arsinoé
Il n’est pas nécessaire
Madame, l’amitié doit surtout éclater
Aux choses qui le plus nous peuvent importer ;
Et comme il n’en est point de plus grande importance
Que celles de l’honneur et de la bienséance,
Je viens, par un avis qui touche votre honneur,
Témoigner l’amitié que pour vous a mon cœur.
Hier j’étais chez des gens de vertu singulière,
Où sur vous du discours on tourna la matière ;
Et là, votre conduite avec ses grands éclats,
Madame, eut le malheur qu’on ne la loua pas.
Cette foule de gens dont vous souffrez visite,
Votre galanterie, et les bruits qu’elle excite,
Trouvèrent des censeurs plus qu’il n’aurait fallu,
Et bien plus rigoureux que je n’eusse voulu.
Vous pouvez bien penser quel parti je sus prendre ;
Je fis ce que je pus pour vous pouvoir défendre ;
Je vous excusai fort sur votre intention,
Et voulus de votre âme être la caution.
Mais vous savez qu’il est des choses dans la vie
Qu’on ne peut excuser, quoiqu’on en ait envie ;
Et je me vis contrainte à demeurer d’accord
Que l’air dont vous vivez vous faisait un peu tort ;
Qu’il prenait dans le monde une méchante face ;
Qu’il n’est conte fâcheux que partout on n’en fasse,
Et que, si vous vouliez, tous vos déportements
Pourraient moins donner prise aux mauvais jugements.
Non que j’y croie au fond l’honnêteté blessée :
Me préserve le ciel d’en avoir la pensée !
Mais aux ombres du crime on prête aisément foi,
Et ce n’est pas assez de bien vivre pour soi.
Madame, je vous crois l’âme trop raisonnable
Pour ne pas prendre bien cet avis profitable,
Et pour l’attribuer qu’aux mouvements secrets
D’un zèle qui m’attache à tous vos intérêts.
Célimène
Madame, j’ai beaucoup de grâces à vous rendre.
Un tel avis m’oblige ; et, loin de le mal prendre,
J’en prétends reconnaître à l’instant la faveur,
Par un avis aussi qui touche votre honneur ;
Et comme je vous vois vous montrer mon amie,
En m’apprenant les bruits que de moi l’on publie,
Je veux suivre, à mon tour, un exemple si doux,
En vous avertissant de ce qu’on dit de vous
En un lieu, l’autre jour, où je faisais visite,
Je trouvai quelques gens d’un très rare mérite,
Qui, parlant des vrais soins d’une âme qui vit bien,
Firent tomber sur vous, madame, l’entretien.
Là, votre pruderie et vos éclats de zèle
Ne furent pas cités comme un fort bon modèle ;
Cette affectation d’un grave extérieur,
Vos discours éternels de sagesse et d’honneur,
Vos mines et vos cris aux ombres d’indécence
Que d’un mot ambigu peut avoir l’innocence.
Cette hauteur d’estime où vous êtes de vous,
Et ces yeux de pitié que vous jetez sur tous,
Vos fréquentes leçons et vos aigres censures
Sur des choses qui sont innocentes et pures ;
Tout cela, si je puis vous parler franchement,
Madame, fut blâmé d’un commun sentiment.
À quoi bon, disaient-ils, cette mine modeste,
Et ce sage dehors, que dément tout le reste ?
Elle est à bien prier exacte au dernier point ;
Mais elle bat ses gens, et ne les paye point.
Dans tous les lieux dévots elle étale un grand zèle,
Mais elle met du blanc, et veut paraître belle.
Elle fait des tableaux couvrir les nudités ;
Mais elle a de l’amour pour les réalités.
Pour moi, contre chacun je pris votre défense,
Et leur assurai fort que c’était médisance ;
Mais tous les sentiments combattirent le mien,
Et leur conclusion fut que vous feriez bien
De prendre moins de soin des actions des autres,
Et de vous mettre un peu plus en peine des vôtres ;
Qu’on doit se regarder soi-même un fort long temps
Avant que de songer à condamner les gens ;
Qu’il faut mettre le poids d’une vie exemplaire
Dans les corrections qu’aux autres on veut faire ;
Et qu’encor vaut-il mieux s’en remettre, au besoin,
À ceux à qui le ciel en a commis le soin.
Madame, je vous crois aussi trop raisonnable
Pour ne pas prendre bien cet avis profitable,
Et pour l’attribuer qu’aux mouvements secrets
D’un zèle qui m’attache à tous vos intérêts.
Arsinoé
À quoi qu’en reprenant on soit assujettie,
Je ne m’attendais pas à cette repartie,
Madame ; et je vois bien, par ce qu’elle a d’aigreur,
Que mon sincère avis vous a blessée au cœur.
Célimène
Au contraire, madame ; et si l’on était sage,
Ces avis mutuels seraient mis en usage ;
On détruirait par là, traitant de bonne foi,
Ce grand aveuglement où chacun est pour soi.
Il ne tiendra qu’à vous qu’avec le même zèle
Nous ne continuions cet office fidèle,
Et ne prenions grand soin de nous dire, entre nous,
Ce que nous entendrons, vous de moi, moi de vous.
Arsinoé
Ah ! madame, de vous je ne puis rien entendre ;
C’est en moi que l’on peut trouver fort à reprendre.
Célimène
Madame, on peut, je crois, louer et blâmer tout ;
Et chacun a raison, suivant l’âge ou le goût
Il est une saison pour la galanterie,
Il en est une aussi propre à la pruderie.
On peut, par politique, en prendre le parti,
Quand de nos jeunes ans l’éclat est amorti ;
Cela sert à couvrir de fâcheuses disgrâces.
Je ne dis pas qu’un jour je ne suive vos traces :
L’âge amènera tout ; et ce n’est pas le temps
Madame, comme on sait, d’être prude à vingt ans.
Arsinoé
Certes, vous vous targuez d’un bien faible avantage,
Et vous faites sonner terriblement votre âge.
Ce que de plus que vous on en pourrait avoir
N’est pas un si grand cas pour s’en tant prévaloir ;
Et je ne sais pourquoi votre âme ainsi s’emporte,
Madame, à me pousser de cette étrange sorte.
Célimène
Et moi, je ne sais pas, madame, aussi pourquoi
On vous voit en tous lieux vous déchaîner sur moi.
Faut-il de vos chagrins sans cesse à moi vous prendre ?
Et puis-je mais des soins qu’on ne va pas vous rendre ?
Si ma personne aux gens inspire de l’amour,
Et si l’on continue à m’offrir chaque jour
Les vœux que votre cœur peut souhaiter qu’on m’ôte,
Je n’y saurais que faire, et ce n’est pas ma faute ;
Vous avez le champ libre, et je n’empêche pas
Que, pour les attirer, vous n’ayez des appas.
Arsinoé
Hélas ! et croyez-vous que l’on se mette en peine
De ce nombre d’amants dont vous faites la vaine,
Et qu’il ne nous soit pas fort aisé de juger
À quel prix aujourd’hui on peut les engager ?
Pensez-vous faire croire, à voir comme tout roule,
Que votre seul mérite attire cette foule ?
Qu’ils ne brûlent pour vous que d’un honnête amour,
Et que pour vos vertus ils vous font tous la cour ?
On ne s’aveugle point par de vaines défaites ;
Le monde n’est point dupe ; et j’en vois qui sont faites
À pouvoir inspirer de tendres sentiments,
Qui chez elles pourtant ne fixent point d’amants :
Et de là nous pouvons tirer des conséquences
Qu’on n’acquiert point leurs cœurs sans de grandes avances,
Qu’aucun, pour nos beaux yeux, n’est notre soupirant,
Et qu’il faut acheter tous les soins qu’on nous rend.
Ne vous enflez donc pas d’une si grande gloire,
Pour les petits brillants d’une faible victoire ;
Et corrigez un peu l’orgueil de vos appas,
De traiter pour cela les gens de haut en bas.
Si nos yeux enviaient les conquêtes des vôtres,
Je pense qu’on pourrait faire comme les autres,
Ne se point ménager, et vous faire bien voir
Que l’on a des amants quand on en veut avoir.
Célimène
Ayez-en donc, madame, et voyons cette affaire ;
Par ce rare secret efforcez-vous de plaire ;
Et sans…
Arsinoé
Brisons, madame, un pareil entretien,
Il pousserait trop loin votre esprit et le mien ;
Et j’aurais pris déjà le congé qu’il faut prendre,
Si mon carrosse encor ne m’obligeait d’attendre.
Célimène
Autant qu’il vous plaira vous pouvez arrêter,
Madame, et là-dessus rien ne doit vous hâter.
Mais, sans vous fatiguer de ma cérémonie,
Je m’en vais vous donner meilleure compagnie ;
Et monsieur, qu’à propos le hasard fait venir,
Remplira mieux ma place à vous entretenir.
Scène 6
Alceste, Célimène, Arsinoé.
Célimène
Alceste, il faut que j’aille écrire un mot de lettre,
Que, sans me faire tort, je ne saurais remettre.
Soyez avec madame ; elle aura la bonté
D’excuser aisément mon incivilité.
Scène 7
Alceste, Arsinoé.
Arsinoé
Vous voyez, elle veut que je vous entretienne,
Attendant un moment que mon carrosse vienne ;
Et jamais tous ses soins ne pouvaient m’offrir rien
Qui me fût plus charmant qu’un pareil entretien.
En vérité, les gens d’un mérite sublime
Entraînent de chacun et l’amour et l’estime ;
Et le vôtre, sans doute, a des charmes secrets
Qui font entrer mon cœur dans tous vos intérêts.
Je voudrais que la cour, par un regard propice,
À ce que vous valez rendît plus de justice.
Vous avez à vous plaindre ; et je suis en courroux
Quand je vois chaque jour qu’on ne fait rien pour vous.
Alceste
Moi, madame ? Et sur quoi pourrais-je en rien prétendre ?
Quel service à l’État est-ce qu’on m’a vu rendre ?
Qu’ai-je fait, s’il vous plaît, de si brillant de soi,
Pour me plaindre à la cour qu’on ne fait rien pour moi ?
Arsinoé
Tous ceux sur qui la cour jette des yeux propices
N’ont pas toujours rendu de ces fameux services.
Il faut l’occasion ainsi que le pouvoir ;
Et le mérite enfin, que vous nous faites voir
Devrait…
Alceste
Mon Dieu ! laissons mon mérite, de grâce :
De quoi voulez-vous là que la cour s’embarrasse ?
Elle aurait fort à faire, et ses soins seraient grands
D’avoir à déterrer le mérite des gens.
Arsinoé
Un mérite éclatant se déterre lui-même.
Du vôtre en bien des lieux on fait un cas extrême,
Et vous saurez de moi qu’en deux fort bons endroits
Vous fûtes hier loué par des gens d’un grand poids.
Alceste
Hé ! madame, l’on loue aujourd’hui tout le monde,
Et le siècle par là n’a rien qu’on ne confonde.
Tout est d’un grand mérite également doué ;
Ce n’est plus un honneur que de se voir loué :
D’éloges on regorge, à la tête on les jette,
Et mon valet de chambre est mis dans la gazette.
Arsinoé
Pour moi, je voudrais bien, que pour vous montrer mieux,
Une charge à la cour vous pût frapper les yeux.
Pour peu que d’y songer vous nous fassiez les mines,
On peut, pour vous servir, remuer des machines ;
Et j’ai des gens en main que j’emploierai pour vous,
Qui vous feront à tout un chemin assez doux.
Alceste
Et que voudriez-vous, madame, que j’y fisse ?
L’humeur dont je me sens veut que je m’en bannisse ;
Le ciel ne m’a point fait, en me donnant le jour,
Une âme compatible avec l’air de la cour.
Je ne me trouve point les vertus nécessaires
Pour y bien réussir, et faire mes affaires.
Être franc et sincère est mon plus grand talent ;
Je ne sais point jouer les hommes en parlant ;
Et qui n’a pas le don de cacher ce qu’il pense
Doit faire en ce pays fort peu de résidence.
Hors de la cour sans doute on n’a pas cet appui
Et ces titres d’honneur qu’elle donne aujourd’hui ;
Mais on n’a pas aussi, perdant ces avantages,
Le chagrin de jouer de fort sots personnages :
On n’a point à souffrir mille rebuts cruels,
On n’a point à louer les vers de messieurs tels,
À donner de l’encens à madame une telle,
Et de nos francs marquis essuyer la cervelle.
Arsinoé
Laissons, puisqu’il vous plaît, ce chapitre de cour :
Mais il faut que mon cœur vous plaigne en votre amour ;
Et pour vous découvrir là-dessus mes pensées,
Je souhaiterais fort vos ardeurs mieux placées.
Vous méritez, sans doute, un sort beaucoup plus doux,
Et celle qui vous charme est indigne de vous.
Alceste
Mais en disant cela, songez-vous, je vous prie,
Que cette personne est, madame, votre amie ?
Arsinoé
Oui. Mais ma conscience est blessée en effet
De souffrir plus longtemps le tort que l’on vous fait.
L’état où je vous vois afflige trop mon âme,
Et je vous donne avis qu’on trahit votre flamme.
Alceste
C’est me montrer, madame, un tendre mouvement,
Et de pareils avis obligent un amant.
Arsinoé
Oui, toute mon amie, elle est, et je la nomme,
Indigne d’asservir le cœur d’un galant homme
Et le sien n’a pour vous que de feintes douceurs.
Alceste
Cela se peut, madame, on ne voit pas les cœurs ;
Mais votre charité se serait bien passée
De jeter dans le mien une telle pensée.
Arsinoé
Si vous ne voulez pas être désabusé,
Il faut ne vous rien dire ; il est assez aisé.
Alceste
Non. Mais sur ce sujet, quoi que l’on nous expose,
Les doutes sont fâcheux plus que toute autre chose ;
Et je voudrais, pour moi, qu’on ne me fît savoir
Que ce qu’avec clarté l’on peut me faire voir.
Arsinoé
Hé bien ! c’est assez dit ; et sur cette matière
Vous allez recevoir une pleine lumière.
Oui, je veux que de tout vos yeux vous fassent foi.
Donnez-moi seulement la main jusque chez moi ;
Là, je vous ferai voir une preuve fidèle
De l’infidélité du cœur de votre belle ;
Et, si pour d’autres yeux le vôtre peut brûler,
On pourra vous offrir de quoi vous consoler.
Fin du troisième acte.
ACTE IV
Scène 1
Éliante, Philinte.
Philinte
Non, l’on n’a point vu d’âme à manier si dure,
Ni d’accommodement plus pénible à conclure :
En vain de tous côtés on l’a voulu tourner,
Hors de son sentiment on n’a pu l’entraîner ;
Et jamais différend si bizarre, je pense,
N’avait de ces messieurs occupé la prudence.
«  Non, messieurs, disait-il, je ne me dédis point,
Et tomberai d’accord de tout, hors de ce point.
De quoi s’offense-t-il ? et que veut-il me dire ?
Y va-t-il de sa gloire à ne pas bien écrire ?
Que lui fait mon avis, qu’il a pris de travers ?
On peut être honnête homme, et faire mal des vers,
Ce n’est point à l’honneur que touchent ces matières,
Je le tiens galant homme en toutes les manières,
Homme de qualité, de mérite et de cœur,
Tout ce qu’il vous plaira, mais fort méchant auteur.
Je louerai, si l’on veut, son train et sa dépense,
Son adresse à cheval, aux armes, à la danse ;
Mais, pour louer ses vers, je suis son serviteur ;
Et, lorsque d’en mieux faire on n’a pas le bonheur,
On ne doit de rimer avoir aucune envie,
Qu’on n’y soit condamné sur peine de la vie. »
Enfin, toute la grâce et l’accommodement
Où s’est avec effort plié son sentiment,
C’est de dire, croyant adoucir bien son style :
«  Monsieur, je suis fâché d’être si difficile ;
Et, pour l’amour de vous, je voudrais, de bon cœur,
Avoir trouvé tantôt votre sonnet meilleur. »
Et dans une embrassade, on leur a, pour conclure,
Fait vite envelopper toute la procédure.
Éliante
Dans ses façons d’agir il est fort singulier ;
Mais j’en fais, je l’avoue, un cas particulier ;
Et la sincérité dont son âme se pique
À quelque chose en soi de noble et d’héroïque,
C’est une vertu rare au siècle d’aujourd’hui,
Et je la voudrais voir partout comme chez lui.
Philinte
Pour moi, plus je le vois, plus surtout je m’étonne
De cette passion où son cœur s’abandonne.
De l’humeur dont le ciel a voulu le former,
Je ne sais pas comment il s’avise d’aimer ;
Et je sais moins encor comment votre cousine
Peut être la personne où son penchant l’incline.
Éliante
Cela fait assez voir que l’amour, dans les cœurs,
N’est pas toujours produit par un rapport d’humeurs ;
Et toutes ces raisons de douces sympathies,
Dans cet exemple-ci, se trouvent démenties.
Philinte
Mais croyez-vous qu’on l’aime, aux choses qu’on peut voir ?
Éliante
C’est un point qu’il n’est pas fort aisé de savoir.
Comment pouvoir juger s’il est vrai qu’elle l’aime ?
Son cœur de ce qu’il sent n’est pas bien sûr lui-même ;
Il aime quelquefois sans qu’il le sache bien,
Et croit aimer aussi, parfois, qu’il n’en est rien.
Philinte
Je crois que notre ami, près de cette cousine,
Trouvera des chagrins plus qu’il ne s’imagine ;
Et, s’il avait mon cœur, à dire vérité,
Il tournerait ses vœux tout d’un autre côté ;
Et, par un choix plus juste, on le verrait, madame,
Profiter des bontés que lui montre votre âme.
Éliante
Pour moi, je n’en fais point de façons, et je croi
Qu’on doit sur de tels points être de bonne foi.
Je ne m’oppose point à toute sa tendresse ;
Au contraire, mon cœur pour elle s’intéresse ;
Et, si c’était qu’à moi la chose pût tenir,
Moi-même à ce qu’il aime on me verrait l’unir.
Mais si dans un tel choix, comme tout se peut faire,
Son amour éprouvait quelque destin contraire,
S’il fallait que d’un autre on couronnât les feux,
Je pourrais me résoudre à recevoir ses vœux ;
Et le refus souffert en pareille occurrence
Ne m’y ferait trouver aucune répugnance.
Philinte
Et moi, de mon côté, je ne m’oppose pas,
Madame, à ces bontés qu’ont pour lui vos appas ;
Et lui-même, s’il veut, il peut bien vous instruire
De ce que là-dessus j’ai pris soin de lui dire.
Mais si, par un hymen qui les joindrait eux deux,
Vous étiez hors d’état de recevoir ses vœux,
Tous les miens tenteraient la faveur éclatante
Qu’avec tant de bonté votre âme lui présente.
Heureux si, quand son cœur s’y pourra dérober,
Elle pouvait sur moi, madame, retomber !
Éliante
Vous vous divertissez, Philinte.
Philinte
Non, madame,
Et je vous parle ici du meilleur de mon âme.
J’attends l’occasion de m’offrir hautement,
Et, de tous mes souhaits, j’en presse le moment.
Scène 2
Alceste, Éliante, Philinte.
Alceste
Ah ! faites-moi raison, madame, d’une offense
Qui vient de triompher de toute ma constance.
Éliante
Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous qui vous puisse émouvoir ?
Alceste
J’ai ce que, sans mourir, je ne puis concevoir ;
Et le déchaînement de toute la nature
Ne m’accablerait pas comme cette aventure.
C’en est fait… Mon amour… Je ne saurais parler.
Éliante
Que votre esprit un peu tâche à se rappeler.
Alceste
Ô juste ciel ! faut-il qu’on joigne à tant de grâces
Les vices odieux des âmes les plus basses !
Éliante
Mais encor, qui vous peut… ?
Alceste
Ah ! tout est ruiné ;
Je suis, je suis trahi, je suis assassiné.
Célimène… (eût-on pu croire cette nouvelle ? )
Célimène me trompe, et n’est qu’une infidèle.
Éliante
Avez-vous, pour le croire, un juste fondement ?
Philinte
Peut-être est-ce un soupçon conçu légèrement ;
Et votre esprit jaloux prend parfois des chimères…
Alceste
Ah ! morbleu ! mêlez-vous, monsieur, de vos affaires.
à Éliante.
C’est de sa trahison n’être que trop certain,
Que l’avoir, dans ma poche, écrite de sa main.
Oui, madame, une lettre écrite pour Oronte
À produit à mes yeux ma disgrâce et sa honte ;
Oronte, dont j’ai cru qu’elle fuyait les soins,
Et que de mes rivaux je redoutais le moins.
Philinte
Une lettre peut bien tromper par l’apparence,
Et n’est pas quelquefois si coupable qu’on pense.
Alceste
Monsieur, encore un coup, laissez-moi, s’il vous plaît,
Et ne prenez souci que de votre intérêt.
Éliante
Vous devez modérer vos transports ; et l’outrage…
Alceste
Madame, c’est à vous qu’appartient cet ouvrage ;
C’est à vous que mon cœur a recours aujourd’hui,
Pour pouvoir s’affranchir de son cuisant ennui.
Vengez-moi d’une ingrate et perfide parente
Qui trahit lâchement une ardeur si constante ;
Vengez-moi de ce trait qui doit vous faire horreur.
Éliante
Moi, vous venger ? Comment ?
Alceste
En recevant mon cœur.
Acceptez-le, madame, au lieu de l’infidèle ;
C’est par là que je puis prendre vengeance d’elle ;
Et je la veux punir par les sincères vœux,
Par le profond amour, les soins respectueux,
Les devoirs empressés et l’assidu service,
Dont ce cœur va vous faire un ardent sacrifice.
Éliante
Je compatis, sans doute, à ce que vous souffrez,
Et ne méprise point le cœur que vous m’offrez ;
Mais peut-être le mal n’est pas si grand qu’on pense,
Et vous pourrez quitter ce désir de vengeance.
Lorsque l’injure part d’un objet plein d’appas,
On fait force desseins qu’on n’exécute pas :
On a beau voir, pour rompre, une raison puissante,
Une coupable aimée est bientôt innocente ;
Tout le mal qu’on lui veut se dissipe aisément,
Et l’on sait ce que c’est qu’un courroux d’un amant.
Alceste
Non, non, madame, non. L’offense est trop mortelle ;
Il n’est point de retour, et je romps avec elle ;
Rien ne saurait changer le dessein que j’en fais,
Et je me punirais de l’estimer jamais.
La voici. Mon courroux redouble à cette approche,
Je vais de sa noirceur lui faire un vif reproche,
Pleinement la confondre, et vous porter après
Un cœur tout dégagé de ses trompeurs attraits.
Scène 3
Célimène, Alceste.
Alceste, à part.
Ô Ciel ! de mes transports puis-je être ici le maître ?
Célimène, à Alceste.
Ouais ! Quel est donc le trouble où je vous vois paraître ?
Et que me veulent dire, et ces soupirs poussés,
Et ces sombres regards que sur moi vous lancez ?
Alceste
Que toutes les horreurs dont une âme est capable
À vos déloyautés n’ont rien de comparable ;
Que le sort, les démons, et le ciel en courroux,
N’ont jamais rien produit de si méchant que vous.
Célimène
Voilà certainement des douceurs que j’admire.
Alceste
Ah ! ne plaisantez point, il n’est pas temps de rire.
Rougissez bien plutôt, vous en avez raison ;
Et j’ai de sûrs témoins de votre trahison.
Voilà ce que marquaient les troubles de mon âme ;
Ce n’était pas en vain que s’alarmait ma flamme ;
Par ces fréquents soupçons qu’on trouvait odieux,
Je cherchais le malheur qu’ont rencontré mes yeux :
Et, malgré tous vos soins et votre adresse à feindre,
Mon astre me disait ce que j’avais à craindre.
Mais ne présumez pas que, sans être vengé,
Je souffre le dépit de me voir outragé.
Je sais que sur les vœux on n’a point de puissance,
Que l’amour veut partout naître sans dépendance,
Que jamais par la force on n’entra dans un cœur,
Et que toute âme est libre à nommer son vainqueur.
Aussi ne trouverais-je aucun sujet de plainte,
Si pour moi votre bouche avait parlé sans feinte ;
Et, rejetant mes vœux dès le premier abord,
Mon cœur n’aurait eu droit de s’en prendre qu’au sort.
Mais d’un aveu trompeur voir ma flamme applaudie,
C’est une trahison, c’est une perfidie,
Qui ne saurait trouver de trop grands châtiments ;
Et je puis tout permettre à mes ressentiments.
Oui, oui, redoutez tout après un tel outrage :
Je ne suis plus à moi, je suis tout à la rage.
Percé du coup mortel dont vous m’assassinez,
Mes sens par la raison ne sont plus gouvernés ;
Je cède aux mouvements d’une juste colère,
Et je ne réponds pas de ce que je puis faire.
Célimène
D’où vient donc, je vous prie, un tel emportement ?
Avez-vous, dites-moi, perdu le jugement ?
Alceste
Oui, oui, je l’ai perdu, lorsque dans votre vue
J’ai pris, pour mon malheur, le poison qui me tue,
Et que j’ai cru trouver quelque sincérité
Dans les traîtres appas dont je fus enchanté.
Célimène
De quelle trahison pouvez-vous donc vous plaindre ?
Alceste
Ah ! que ce cœur est double, et sait bien l’art de feindre !
Mais, pour le mettre à bout, j’ai des moyens tout prêts.
Jetez ici les yeux, et connaissez vos traits ;
Ce billet découvert suffit pour vous confondre,
Et contre ce témoin on n’a rien à répondre.
Célimène
Voilà donc le sujet qui vous trouble l’esprit !
Alceste
Vous ne rougissez pas en voyant cet écrit !
Célimène
Et par quelle raison faut-il que j’en rougisse ?
Alceste
Quoi ! vous joignez ici l’audace à l’artifice !
Le désavouerez-vous pour n’avoir point de seing ?
Célimène
Pourquoi désavouer un billet de ma main ?
Alceste
Et vous pouvez le voir sans demeurer confuse
Du crime dont vers moi son style vous accuse !
Célimène
Vous êtes, sans mentir, un grand extravagant.
Alceste
Quoi ! vous bravez ainsi ce témoin convaincant !
Et ce qu’il m’a fait voir de douceur pour Oronte
N’a donc rien qui m’outrage, et qui vous fasse honte ?
Célimène
Oronte ! Qui vous dit que la lettre est pour lui ?
Alceste
Les gens qui dans mes mains l’ont remise aujourd’hui.
Mais je veux consentir qu’elle soit pour un autre,
Mon cœur en a-t-il moins à se plaindre du vôtre ?
En serez-vous, vers moi, moins coupable en effet ?
Célimène
Mais si c’est une femme à qui va ce billet,
En quoi vous blesse-t-il, et qu’a-t-il de coupable ?
Alceste
Ah ! le détour est bon, et l’excuse admirable.
Je ne m’attendais pas, je l’avoue, à ce trait
Et me voilà par là convaincu tout à fait.
Osez-vous recourir à ces ruses grossières ?
Et croyez-vous les gens si privés de lumières ?
Voyons, voyons un peu par quel biais, de quel air,
Vous voulez soutenir un mensonge si clair ;
Et comment vous pourrez tourner pour une femme
Tous les mots d’un billet qui montre tant de flamme.
Ajustez, pour couvrir un manquement de foi,
Ce que je m’en vais lire…
Célimène
Il ne me plaît pas, moi.
Je vous trouve plaisant d’user d’un tel empire
Et de me dire au nez ce que vous m’osez dire !
Alceste
Non, non, sans s’emporter, prenez un peu souci
De me justifier les termes que voici.
Célimène
Non, je n’en veux rien faire ; et, dans cette occurrence,
Tout ce que vous croirez m’est de peu d’importance.
Alceste
De grâce, montrez-moi, je serai satisfait,
Qu’on peut, pour une femme, expliquer ce billet.
Célimène
Non, il est pour Oronte ; et je veux qu’on le croie.
Je reçois tous ses soins avec beaucoup de joie,
J’admire ce qu’il dit, j’estime ce qu’il est,
Et je tombe d’accord de tout ce qu’il vous plaît.
Faites, prenez parti, que rien ne vous arrête,
Et ne me rompez pas davantage la tête.
Alceste, à part.
Ciel ! rien de plus cruel peut-il être inventé,
Et jamais cœur fut-il de la sorte traité !
Quoi ! d’un juste courroux je suis ému contre elle,
C’est moi qui me viens plaindre, et c’est moi qu’on querelle !
On pousse ma douleur et mes soupçons à bout,
On me laisse tout croire, on fait gloire de tout ;
Et cependant mon cœur est encore assez lâche
Pour ne pouvoir briser la chaîne qui l’attache,
Et pour ne pas s’armer d’un généreux mépris
Contre l’ingrat objet dont il est trop épris !
à Célimène.
Ah ! que vous savez bien ici contre moi-même,
Perfide, vous servir de ma faiblesse extrême,
Et ménager pour vous l’excès prodigieux
De ce fatal amour né de vos traîtres yeux !
Défendez-vous au moins d’un crime qui m’accable,
Et cessez d’affecter d’être envers moi coupable.
Rendez-moi, s’il se peut, ce billet innocent ;
À vous prêter les mains ma tendresse consent.
Efforcez-vous ici de paraître fidèle,
Et je m’efforcerai, moi, de vous croire telle.
Célimène
Allez, vous êtes fou dans vos transports jaloux,
Et ne méritez pas l’amour qu’on a pour vous.
Je voudrais bien savoir qui pourrait me contraindre
À descendre pour vous aux bassesses de feindre ;
Et pourquoi, si mon cœur penchait d’autre côté,
Je ne le dirais pas avec sincérité !
Quoi ! de mes sentiments l’obligeante assurance
Contre tous vos soupçons ne prend pas ma défense ?
Auprès d’un tel garant sont-ils de quelque poids ?
N’est-ce pas m’outrager que d’écouter leur voix ?
Et puisque notre cœur fait un effort extrême
Lorsqu’il peut se résoudre à confesser qu’il aime ;
Puisque l’honneur du sexe, ennemi de nos feux,
S’oppose fortement à de pareils aveux,
L’amant qui voit pour lui franchir un tel obstacle
Doit-il impunément douter de cet oracle ?
Et n’est-il pas coupable, en ne s’assurant pas
À ce qu’on ne dit point qu’après de grands combats ?
Allez, de tels soupçons méritent ma colère ;
Et vous ne valez pas que l’on vous considère.
Je suis sotte, et veux mal à ma simplicité
De conserver encor pour vous quelque bonté ;
Je devrais autre part attacher mon estime,
Et vous faire un sujet de plainte légitime.
Alceste
Ah ! traîtresse ! mon faible est étrange pour vous ;
Vous me trompez, sans doute, avec des mots si doux ;
Mais il n’importe, il faut suivre ma destinée ;
À votre foi mon âme est tout abandonnée ;
Je veux voir jusqu’au bout quel sera votre cœur,
Et si de me trahir il aura la noirceur.
Célimène
Non, vous ne m’aimez point comme il faut que l’on aime.
Alceste
Ah ! rien n’est comparable à mon amour extrême ;
Et dans l’ardeur qu’il a de se montrer à tous,
Il va jusqu’à former des souhaits contre vous.
Oui, je voudrais qu’aucun ne vous trouvât aimable,
Que vous fussiez réduite en un sort misérable ;
Que le ciel en naissant ne vous eût donné rien ;
Que vous n’eussiez ni rang, ni naissance, ni bien ;
Afin que de mon cœur l’éclatant sacrifice
Vous pût d’un pareil sort réparer l’injustice ;
Et que j’eusse la joie et la gloire en ce jour
De vous voir tenir tout des mains de mon amour.
Célimène
C’est me vouloir du bien d’une étrange manière !
Me préserve le ciel que vous ayez matière…
Voici monsieur Dubois plaisamment figuré.
Scène 4
Célimène, Alceste, Dubois.
Alceste
Que veut cet équipage et cet air effaré ?
Qu’as-tu ?
Dubois
Monsieur…
Alceste
Hé bien ?
Dubois
Voici bien des mystères.
Alceste
Qu’est-ce ?
Dubois
Nous sommes mal, monsieur, dans nos affaires.
Alceste
Quoi !
Dubois
Parlerai-je haut ?
Alceste
Oui, parle, et promptement.
Dubois
N’est-il point là quelqu’un ?
Alceste
Ah ! que d’amusement !
Veux-tu parler ?
Dubois
Monsieur, il faut faire retraite.
Alceste
Comment ?
Dubois
Il faut d’ici déloger sans trompette.
Alceste
Et pourquoi ?
Dubois
Je vous dis qu’il faut quitter ce lieu.
Alceste
La cause ?
Dubois
Il faut partir, monsieur, sans dire adieu.
Alceste
Mais par quelle raison me tiens-tu ce langage ?
Dubois
Par la raison, monsieur, qu’il faut plier bagage.
Alceste
Ah ! je te casserai la tête assurément,
Si tu ne veux, maraud, t’expliquer autrement.
Dubois
Monsieur, un homme noir et d’habit et de mine
Est venu nous laisser, jusque dans la cuisine,
Un papier griffonné d’une telle façon,
Qu’il faudrait, pour le lire, être pis que démon.
C’est de votre procès, je n’en fais aucun doute ;
Mais le diable d’enfer, je crois, n’y verrait goutte.
Alceste
Hé bien ! quoi ? Ce papier, qu’a-t-il à démêler,
Traître, avec le départ dont tu viens me parler ?
Dubois
C’est pour vous dire ici, monsieur, qu’une heure ensuite,
Un homme qui souvent vous vient rendre visite,
Est venu vous chercher avec empressement,
Et, ne vous trouvant pas, m’a chargé doucement,
Sachant que je vous sers avec beaucoup de zèle,
De vous dire… Attendez, comme est-ce qu’il s’appelle ?
Alceste
Laisse là son nom, traître, et dis ce qu’il t’a dit.
Dubois
C’est un de vos amis ; enfin cela suffit.
Il m’a dit que d’ici votre péril vous chasse,
Et que d’être arrêté le sort vous y menace.
Alceste
Mais quoi ! n’a-t-il voulu te rien spécifier ?
Dubois
Non. Il m’a demandé de l’encre et du papier,
Et vous a fait un mot, où vous pourrez, je pense,
Du fond de ce mystère avoir la connaissance.
Alceste
Donne-le donc.
Célimène
Que peut envelopper ceci ?
Alceste
Je ne sais ; mais j’aspire à m’en voir éclairci.
Auras-tu bientôt fait, impertinent au diable ?
Dubois, après avoir longtemps cherché le billet.
Ma foi, je l’ai, monsieur, laissé sur votre table.
Alceste
Je ne sais qui me tient.
Célimène
Ne vous emportez pas,
Et courez démêler un pareil embarras.
Alceste
Il semble que le sort, quelque soin que je prenne,
Ait juré d’empêcher que je vous entretienne ;
Mais, pour en triompher, souffrez à mon amour
De vous revoir, madame, avant la fin du jour.
Fin du quatrième acte.
ACTE V
Scène 1
Alceste, Philinte.
Alceste
La résolution en est prise, vous dis-je.
Philinte
Mais, quel que soit ce coup, faut-il qu’il vous oblige… ?
Alceste
Non, vous avez beau faire et beau me raisonner,
Rien de ce que je dis ne peut me détourner ;
Trop de perversité règne au siècle où nous sommes,
Et je veux me tirer du commerce des hommes.
Quoi ! contre ma partie on voit tout à la fois
L’honneur, la probité, la pudeur et les lois ;
On publie en tous lieux l’équité de ma cause,
Sur la foi de mon droit mon âme se repose :
Cependant je me vois trompé par le succès,
J’ai pour moi la justice, et je perds mon procès
Un traître, dont on sait la scandaleuse histoire,
Est sorti triomphant d’une fausseté noire !
Toute la bonne foi cède à sa trahison !
Il trouve, en m’égorgeant, moyen d’avoir raison !
Le poids de sa grimace, où brille l’artifice,
Renverse le bon droit, et tourne la justice !
Il fait par un arrêt couronner son forfait !
Et, non content encor du tort que l’on me fait,
Il court parmi le monde un livre abominable,
Et de qui la lecture est même condamnable,
Un livre à mériter la dernière rigueur,
Dont le fourbe a le front de me faire l’auteur !
Et là-dessus on voit Oronte qui murmure,
Et tâche méchamment d’appuyer l’imposture !
Lui qui d’un honnête homme à la cour tient le rang,
À qui je n’ai fait rien qu’être sincère et franc,
Qui me vient malgré moi d’une ardeur empressée,
Sur des vers qu’il a faits demander ma pensée ;
Et parceque j’en use avec honnêteté
Et ne le veux trahir, lui, ni la vérité,
Il aide à m’accabler d’un crime imaginaire !
Le voilà devenu mon plus grand adversaire !
Et jamais de son cœur je n’aurai de pardon,
Pour n’avoir pas trouvé que son sonnet fût bon !
Et les hommes, morbleu ! sont faits de cette sorte !
C’est à ces actions que la gloire les porte !
Voilà la bonne foi, le zèle vertueux,
La justice et l’honneur que l’on trouve chez eux !
Allons, c’est trop souffrir les chagrins qu’on nous forge
Tirons-nous de ce bois et de ce coupe-gorge.
Puisque entre humains ainsi vous vivez en vrais loups,
Traîtres, vous ne m’aurez de ma vie avec vous.
Philinte
Je trouve un peu bien prompt le dessein où vous êtes ;
Et tout le mal n’est pas si grand que vous le faites.
Ce que votre partie ose vous imputer
N’a point eu le crédit de vous faire arrêter ;
On voit son faux rapport lui-même se détruire,
Et c’est une action qui pourrait bien lui nuire.
Alceste
Lui ! de semblables tours il ne craint point l’éclat.
Il a permission d’être franc scélérat ;
Et, loin qu’à son crédit nuise cette aventure,
On l’en verra demain en meilleure posture.
Philinte
Enfin, il est constant qu’on n’a point trop donné
Au bruit que contre vous sa malice a tourné ;
De ce côté déjà vous n’avez rien à craindre :
Et pour votre procès, dont vous pouvez vous plaindre,
Il vous est en justice aisé d’y revenir,
Et contre cet arrêt…
Alceste
Non, je veux m’y tenir.
Quelque sensible tort qu’un tel arrêt me fasse,
Je me garderai bien de vouloir qu’on le casse ;
On y voit trop à plein le bon droit maltraité,
Et je veux qu’il demeure à la postérité
Comme une marque insigne, un fameux témoignage
De la méchanceté des hommes de notre âge.
Ce sont vingt mille francs qu’il m’en pourra coûter ;
Mais pour vingt mille francs j’aurai droit de pester
Contre l’iniquité de la nature humaine,
Et de nourrir pour elle une immortelle haine.
Philinte
Mais enfin…
Alceste
Mais enfin, vos soins sont superflus.
Que pouvez-vous, monsieur, me dire là-dessus ?
Aurez-vous bien le front de me vouloir, en face,
Excuser les horreurs de tout ce qui se passe ?
Philinte
Non, je tombe d’accord de tout ce qu’il vous plaît :
Tout marche par cabale et par pur intérêt ;
Ce n’est plus que la ruse aujourd’hui qui l’emporte,
Et les hommes devraient être faits d’autre sorte.
Mais est-ce une raison que leur peu d’équité,
Pour vouloir se tirer de leur société ?
Tous ces défauts humains nous donnent, dans la vie,
Des moyens d’exercer notre philosophie :
C’est le plus bel emploi que trouve la vertu ;
Et, si de probité tout était revêtu,
Si tous les cœurs étaient francs, justes, et dociles,
La plupart des vertus nous seraient inutiles,
Puisqu’on en met l’usage à pouvoir sans ennui
Supporter dans nos droits l’injustice d’autrui ;
Et, de même qu’un cœur d’une vertu profonde…
Alceste
Je sais que vous parlez, monsieur, le mieux du monde ;
En beaux raisonnements vous abondez toujours ;
Mais vous perdez le temps et tous vos beaux discours.
La raison, pour mon bien, veut que je me retire :
Je n’ai point sur ma langue un assez grand empire :
De ce que je dirais je ne répondrais pas,
Et je me jetterais cent choses sur les bras.
Laissez-moi, sans dispute, attendre Célimène.
Il faut qu’elle consente au dessein qui m’amène ;
Je vais voir si son cœur a de l’amour pour moi ;
Et c’est ce moment-ci qui doit m’en faire foi.
Philinte
Montons chez Éliante, attendant sa venue.
Alceste
Non : de trop de souci je me sens l’âme émue.
Allez-vous-en la voir, et me laissez enfin
Dans ce petit coin sombre avec mon noir chagrin.
Philinte
C’est une compagnie étrange pour attendre ;
Et je vais obliger Éliante à descendre.
Scène 2
Oronte, Célimène, Alceste.
Oronte
Oui, c’est à vous de voir si, par des nœuds si doux,
Madame, vous voulez m’attacher tout à vous.
Il me faut de votre âme une pleine assurance :
Un amant là-dessus n’aime point qu’on balance.
Si l’ardeur de mes feux a pu vous émouvoir,
Vous ne devez point feindre à me le faire voir ;
Et la preuve, après tout, que je vous en demande,
C’est de ne plus souffrir qu’Alceste vous prétende,
De le sacrifier, madame, à mon amour,
Et de chez vous enfin le bannir dès ce jour.
Célimène
Mais quel sujet si grand contre lui vous irrite,
Vous à qui j’ai tant vu parler de son mérite ?
Oronte
Madame il ne faut point ces éclaircissements ;
Il s’agit de savoir quels sont vos sentiments.
Choisissez, s’il vous plaît, de garder l’un ou l’autre ;
Ma résolution n’attend rien que la vôtre.
Alceste, sortant du coin où il était.
Oui, monsieur a raison ; madame, il faut choisir ;
Et sa demande ici s’accorde à mon désir.
Pareille ardeur me presse, et même soin m’amène ;
Mon amour veut du vôtre une marque certaine :
Les choses ne sont plus pour traîner en longueur,
Et voici le moment d’expliquer votre cœur.
Oronte
Je ne veux point, monsieur, d’une flamme importune
Troubler aucunement votre bonne fortune.
Alceste
Je ne veux point, monsieur, jaloux ou non jaloux,
Partager de son cœur rien du tout avec vous.
Oronte
Si votre amour au mien lui semble préférable…
Alceste
Si du moindre penchant elle est pour vous capable…
Oronte
Je jure de n’y rien prétendre désormais.
Alceste
Je jure hautement de ne la voir jamais.
Oronte
Madame, c’est à vous de parler sans contrainte.
Alceste
Madame, vous pouvez vous expliquer sans crainte.
Oronte
Vous n’avez qu’à nous dire où s’attachent vos vœux.
Alceste
Vous n’avez qu’à trancher et choisir de nous deux.
Oronte
Quoi ! sur un pareil choix vous semblez être en peine.
Alceste
Quoi ! votre âme balance et paraît incertaine !
Célimène
Mon Dieu ! que cette instance est là hors de saison !
Et que vous témoignez tous deux peu de raison !
Je sais prendre parti sur cette préférence,
Et ce n’est pas mon cœur maintenant qui balance :
Il n’est point suspendu sans doute entre vous deux,
Et rien n’est si tôt fait que le choix de nos vœux ;
Mais je souffre, à vrai dire, une gêne trop forte
À prononcer en face un aveu de la sorte :
Je trouve que ces mots qui sont désobligeants,
Ne se doivent point dire en présence des gens.
Qu’un cœur de son penchant donne assez de lumière,
Sans qu’on nous fasse aller jusqu’à rompre en visière ;
Et qu’il suffit enfin que de plus doux témoins
Instruisent un amant, du malheur de ses soins.
Oronte
Non, non, un franc aveu n’a rien que j’appréhende ;
J’y consens pour ma part.
Alceste
Et moi, je le demande ;
C’est son éclat surtout qu’ici j’ose exiger,
Et je ne prétends point vous voir rien ménager.
Conserver tout le monde est votre grande étude :
Mais plus d’amusement, et plus d’incertitude ;
Il faut vous expliquer nettement là-dessus ;
Ou bien pour un arrêt je prends votre refus :
Je saurai, de ma part, expliquer ce silence,
Et me tiendrai pour dit tout le mal que j’en pense.
Oronte
Je vous sais fort bon gré, monsieur, de ce courroux,
Et je lui dis ici même chose que vous.
Célimène
Que vous me fatiguez avec un tel caprice !
Ce que vous demandez a-t-il de la justice ?
Et ne vous dis-je pas quel motif me retient ?
J’en vais prendre pour juge Éliante, qui vient.
Scène 3
Éliante, Philinte, Célimène, Oronte, Alceste.
Célimène
Je me vois, ma cousine, ici persécutée
Par des gens dont l’humeur y paraît concertée.
Ils veulent l’un et l’autre, avec même chaleur,
Que je prononce entre eux le choix que fait mon cœur,
Et que, par un arrêt qu’en face il me faut rendre,
Je défende à l’un d’eux tous les soins qu’il peut prendre.
Dites-moi si jamais cela se fait ainsi.
Éliante
N’allez point là-dessus me consulter ici ;
Peut-être y pourriez-vous être mal adressée,
Et je suis pour les gens qui disent leur pensée.
Oronte
Madame, c’est en vain que vous vous défendez.
Alceste
Tous vos détours ici seront mal secondés.
Oronte
Il faut, il faut parler, et lâcher la balance.
Alceste
Il ne faut que poursuivre à garder le silence.
Oronte
Je ne veux qu’un seul mot pour finir nos débats.
Alceste
Et moi je vous entends si vous ne parlez pas.
Scène 4
Arsinoé, Célimène, Éliante, Alceste, Philinte, Acaste, Clitandre, Oronte.
Acaste, à Célimène.
Madame, nous venons tous deux, sans vous déplaire,
Éclaircir avec vous une petite affaire.
Clitandre, à Oronte et à Alceste.
Fort à propos, messieurs, vous vous trouvez ici,
Et vous êtes mêlés dans cette affaire aussi.
Arsinoé, à Célimène.
Madame, vous serez surprise de ma vue ;
Mais ce sont ces messieurs qui causent ma venue :
Tous deux ils m’ont trouvée, et se sont plaints à moi
D’un trait à qui mon cœur ne saurait prêter foi.
J’ai du fond de votre âme une trop haute estime
Pour vous croire jamais capable d’un tel crime ;
Mes yeux ont démenti leurs témoins les plus forts,
Et l’amitié passant sur de petits discords,
J’ai bien voulu chez vous leur faire compagnie,
Pour vous voir vous laver de cette calomnie.
Acaste
Oui, madame, voyons, d’un esprit adouci,
Comment vous vous prendrez à soutenir ceci.
Cette lettre, par vous, est écrite à Clitandre ?
Clitandre
Vous avez, pour Acaste, écrit ce billet tendre.
Acaste, à Oronte et à Alceste.
Messieurs, ces traits pour vous n’ont point d’obscurité,
Et je ne doute pas que sa civilité
À connaître sa main n’ait trop su vous instruire.
Mais ceci vaut assez la peine de le lire.
«  Vous êtes un étrange homme de condamner mon enjouement, et de me reprocher que je n’ai jamais tant de joie que lorsque je ne suis pas avec vous. Il n’y a rien de plus injuste ; et, si vous ne venez bien vite me demander pardon de cette offense, je ne vous le pardonnerai de ma vie. Notre grand flandrin de vicomte…
Il devrait être ici.
Notre grand flandrin de vicomte, par qui vous commencez
vos plaintes, est un homme qui ne saurait me revenir ; et, depuis que je l’ai vu, trois quarts d’heure durant, cracher dans un puits pour faire des ronds, je n’ai jamais pu prendre bonne opinion de lui. Pour le petit marquis…
C’est moi-même, messieurs, sans nulle vanité.
Pour le petit marquis, qui me tint hier longtemps la main, je trouve qu’il n’y a rien de si mince que toute sa personne ; et ce sont de ces mérites qui n’ont que la cape et l’épée. Pour l’homme aux rubans verts…
À Alceste.
À vous le dé, monsieur.
Pour l’homme aux rubans verts, il me divertit quelquefois avec ses brusqueries et son chagrin bourru ; mais il est cent moments où je le trouve le plus fâcheux du monde. Et pour l’homme au sonnet…
À Oronte.
Voici votre paquet.
Et pour l’homme au sonnet, qui s’est jeté dans le bel esprit, et veut être auteur malgré tout le monde, je ne puis me donner la peine d’écouter ce qu’il dit ; et sa prose me fatigue autant que ses vers. Mettez-vous donc en tête que je ne me divertis pas toujours si bien que vous pensez ; que je vous trouve à dire, plus que je ne voudrais, dans toutes les parties où l’on m’entraîne ; et que c’est un merveilleux assaisonnement aux plaisirs qu’on goûte, que la présence des gens qu’on aime.
Clitandre
Me voici maintenant, moi.
Votre Clitandre, dont vous me parlez, et qui fait tant le
doucereux, est le dernier des hommes pour qui j’aurais de l’amitié. Il est extravagant de se persuader qu’on l’aime, et vous l’êtes de croire qu’on ne vous aime pas. Changez, pour être raisonnable, vos sentiments contre les siens ; et voyez-moi le plus que vous pourrez, pour m’aider à porter le chagrin d’en être obsédée. »
D’un fort beau caractère on voit là le modèle,
Madame, et vous savez comment cela s’appelle.
Il suffit. Nous allons l’un et l’autre, en tous lieux,
Montrer de votre cœur le portrait glorieux.
Acaste
J’aurais de quoi vous dire, et belle est la matière ;
Mais je ne vous tiens pas digne de ma colère ;
Et je vous ferai voir que les petits marquis
Ont, pour se consoler, des cœurs de plus haut prix.
Scène 5
Célimène, Éliante, Arsinoé, Alceste, Oronte, Philinte.
Oronte
Quoi ! de cette façon je vois qu’on me déchire,
Après tout ce qu’à moi je vous ai vu m’écrire !
Et votre cœur, paré de beaux semblants d’amour,
À tout le genre humain se promet tour à tour !
Allez, j’étais trop dupe, et je vais ne plus l’être ;
Vous me faites un bien, me faisant vous connaître :
J’y profite d’un cœur qu’ainsi vous me rendez,
Et trouve ma vengeance en ce que vous perdez.
(À Alceste.)
Monsieur, je ne fais plus d’obstacle à votre flamme,
Et vous pouvez conclure affaire avec madame.
Scène 6
Célimène, Éliante, Arsinoé, Alceste, Philinte.
Arsinoé, à Célimène.
Certes, voilà le trait du monde le plus noir ;
Je ne m’en saurais taire, et me sens émouvoir.
Voit-on des procédés qui soient pareils aux vôtres ?
Je ne prends point de part aux intérêts des autres ;
(montrant Alceste.)
Mais, monsieur, que chez vous fixait votre bonheur,
Un homme, comme lui, de mérite et d’honneur,
Et qui vous chérissait avec idolâtrie,
Devait-il…
Alceste
Laissez-moi, madame, je vous prie,
Vider mes intérêts moi-même là-dessus,
Et ne vous chargez point de ces soins superflus.
Mon cœur a beau vous voir prendre ici sa querelle,
Il n’est point en état de payer ce grand zèle ;
Et ce n’est point à vous que je pourrai songer,
Si, par un autre choix, je cherche à me venger.
Arsinoé
Hé ! croyez-vous, monsieur, qu’on ait cette pensée,
Et que de vous avoir on soit tant empressée ?
Je vous trouve un esprit bien plein de vanité,
Si de cette créance il peut s’être flatté.
Le rebut de madame est une marchandise
Dont on aurait grand tort d’être si fort éprise.
Détrompez-vous, de grâce, et portez-le moins haut.
Ce ne sont pas des gens comme moi qu’il vous faut.
Vous ferez bien encor de soupirer pour elle,
Et je brûle de voir une union si belle.
Scène 7
Célimène, Éliante, Alceste, Philinte.
Alceste, à Célimène.
Hé bien, je me suis tu, malgré ce que je voi,
Et j’ai laissé parler tout le monde avant moi.
Ai-je pris sur moi-même un assez long empire,
Et puis-je maintenant… ?
Célimène
Oui, vous pouvez tout dire ;
Vous en êtes en droit, lorsque vous vous plaindrez,
Et de me reprocher tout ce que vous voudrez.
J’ai tort, je le confesse ; et mon âme confuse
Ne cherche à vous payer d’aucune vaine excuse.
J’ai des autres ici méprisé le courroux ;
Mais je tombe d’accord de mon crime envers vous.
Votre ressentiment sans doute est raisonnable ;
Je sais combien je dois vous paraître coupable,
Que toute chose dit que j’ai pu vous trahir,
Et qu’enfin vous avez sujet de me haïr.
Faites-le, j’y consens.
Alceste
Hé ! le puis-je, traîtresse ?
Puis-je ainsi triompher de toute ma tendresse ?
Et quoique avec ardeur je veuille vous haïr,
Trouvé-je un cœur en moi tout prêt à m’obéir ?
(À Éliante et à Philinte.)
Vous voyez ce que peut une indigne tendresse,
Et je vous fais tous deux témoins de ma faiblesse.
Mais, à vous dire vrai, ce n’est pas encor tout,
Et vous allez me voir la pousser jusqu’au bout,
Montrer que c’est à tort que sages on nous nomme,
Et que dans tous les cœurs il est toujours de l’homme.
(à Célimène.)
Oui, je veux bien, perfide, oublier vos forfaits ;
J’en saurai, dans mon âme, excuser tous les traits,
Et me les couvrirai du nom d’une faiblesse
Où le vice du temps porte votre jeunesse,
Pourvu que votre cœur veuille donner les mains
Au dessein que j’ai fait de fuir tous les humains
Et que dans mon désert où j’ai fait vœu de vivre,
Vous soyez, sans tarder, résolue à me suivre.
C’est par là seulement que, dans tous les esprits,
Vous pouvez réparer le mal de vos écrits,
Et qu’après cet éclat qu’un noble cœur abhorre,
Il peut m’être permis de vous aimer encore.
Célimène
Moi, renoncer au monde avant que de vieillir,
Et dans votre désert aller m’ensevelir !
Alceste
Et, s’il faut qu’à mes feux votre flamme réponde,
Que vous doit importer tout le reste du monde ?
Vos désirs avec moi ne sont-ils pas contents ?
Célimène
La solitude effraye une âme de vingt ans.
Je ne sens point la mienne assez grande, assez forte,
Pour me résoudre à prendre un dessein de la sorte.
Si le don de ma main peut contenter vos vœux,
Je pourrai me résoudre à serrer de tels nœuds ;
Et l’hymen…
Alceste
Non, mon cœur à présent vous déteste,
Et ce refus lui seul fait plus que tout le reste.
Puisque vous n’êtes point, en des liens si doux,
Pour trouver tout en moi, comme moi tout en vous,
Allez, je vous refuse ; et ce sensible outrage
De vos indignes fers pour jamais me dégage.
Scène dernière
Éliante, Alceste, Philinte.
Alceste, à Éliante
Madame, cent vertus ornent votre beauté,
Et je n’ai vu qu’en vous de la sincérité ;
De vous depuis longtemps je fais un cas extrême ;
Mais laissez-moi toujours vous estimer de même,
Et souffrez que mon cœur, dans ses troubles divers,
Ne se présente point à l’honneur de vos fers ;
Je m’en sens trop indigne, et commence à connaître
Que le ciel pour ce nœud ne m’avait point fait naître ;
Que ce serait pour vous un hommage trop bas,
Que le rebut d’un cœur qui ne vous valait pas ;
Et qu’enfin…
Éliante
Vous pouvez suivre cette pensée :
Ma main de se donner n’est pas embarrassée ;
Et voilà votre ami, sans trop m’inquiéter,
Qui, si je l’en priais, la pourrait accepter.
Philinte
Ah ! cet honneur, madame, est toute mon envie,
Et j’y sacrifierais et mon sang et ma vie.
Alceste
Puissiez-vous, pour goûter de vrais contentements,
L’un pour l’autre à jamais garder ces sentiments !
Trahi de toutes parts, accablé d’injustices,
Je vais sortir d’un gouffre où triomphent les vices ;
Et chercher sur la terre un endroit écarté
Où d’être homme d’honneur on ait la liberté.
Philinte
Allons, madame, allons employer toute chose
Pour rompre le dessein que son cœur se propose.
Fin du Misanthrope.