Utilisateur:Zyephyrus/Outretombe2

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2 L16 Chapitre 8

Chantilly, novembre 1838.

Bonaparte : ses sophismes et ses remords.

Enfin le principal accusé se lève après tous les autres ; il ferme la marche des pénitents ensanglantés. Supposons qu'un juge fasse comparaître devant lui le nommé Bonaparte , comme le capitaine-rapporteur fit comparaître devant lui le nommé d ' Enghien ; supposons que la minute du dernier interrogatoire calqué sur le premier nous reste ; comparez et lisez :

A lui demandé ses nom et prénoms ?

- A répondu se nommer Napoléon Bonaparte.

A lui demandé où il a résidé depuis qu'il est sorti de France ?

- A répondu : Aux Pyramides, à Madrid, à Berlin, à Vienne, à Moscou, à Sainte-Hélène.

A lui demandé quel rang il occupait dans l'armée ?

- A répondu : Commandant à l'avant-garde des armées de Dieu. Aucune autre réponse ne sort de la bouche du prévenu.

Les divers acteurs de la tragédie se sont mutuellement chargés ; Bonaparte seul n'en rejette la faute sur personne ; il conserve sa grandeur sous le poids de la malédiction ; il ne fléchit point la tête et reste debout. il s'écrie comme le stoïcien : " Douleur, je n'avouerai jamais que tu sois un mal ! " Mais ce que dans son orgueil il n'avouera point aux vivants, il est contraint de le confesser aux morts. Ce Prométhée, le vautour au sein ravisseur du feu céleste, se croyait supérieur à tout, et il est forcé de répondre au duc d'Enghien qu'il a fait poussière avant le temps : le squelette, trophée sur lequel il s'est abattu, l'interroge et le domine par une nécessité du ciel.

La domesticité et l'armée, l'antichambre et la tente, avaient leurs représentants à Sainte-Hélène : un serviteur, estimable par sa fidélité au maître qu'il avait choisi, était venu se placer près de Napoléon comme un écho à son service. La niaiserie lui répétait la fable, en lui donnant un accent de sincérité. Bonaparte était la Destinée ; comme elle, il trompait dans la forme les esprits fascinés ; mais au fond de ses impostures, on entendait retentir cette vérité inexorable : " Je suis ! " Et l'univers en a senti le poids.

L'auteur de l'ouvrage le plus accrédité sur Sainte-Hélène expose la théorie qu'inventait Napoléon au profit des meurtriers ; l'exilé volontaire tient pour parole d'Evangile un homicide bavardage à prétention de profondeur, qui expliquerait seulement la vie de Napoléon telle qu'il voulait l'arranger, et comme il prétendait qu'elle fût écrite. Il laissait ses instructions à ses néophytes : M. le comte de Las-Cases apprenait sa leçon sans s'en apercevoir ; le prodigieux captif, errant dans des sentiers solitaires, entraînait après lui par des mensonges son crédule adorateur, de même qu'Hercule suspendait les hommes à sa bouche par des chaînes d'or.

" La première fois ", dit l'honnête chambellan, " que j'entendis Napoléon prononcer le nom du duc d'Enghien, j'en devins rouge d'embarras. Heureusement, je marchais à sa suite dans un sentier étroit, autrement il n'eût pas manqué de s'en apercevoir. Néanmoins, lorsque, pour la première fois, l'empereur développa l'ensemble de cet événement, ses détails, ses accessoires ; lorsqu'il exposa ses divers motifs avec sa logique serrée, lumineuse, entraînante, je dois confesser que l'affaire me semblait prendre à mesure une face nouvelle... L'empereur traitait souvent ce sujet, ce qui m'a servi à remarquer dans sa personne des nuances caractéristiques très prononcées. J'ai pu voir à cette occasion très distinctement en lui, et maintes fois, l'homme privé se débattant avec l'homme public, et les sentiments naturels de son coeur aux prises avec ceux de sa fierté et de la dignité de sa position. Dans l'abandon de l'intimité, il ne se montrait pas indifférent au sort du malheureux prince ; mais sitôt qu'il s'agissait du public, c'était tout autre chose. Un jour, après avoir parlé avec moi du sort et de la jeunesse de l'infortuné, il termina en disant : - " Et j'ai appris depuis, mon cher, qu'il m'était favorable ; on m'a assuré qu'il ne parlait pas de moi sans quelque admiration ; et voilà pourtant la justice distributive d'ici-bas ! " - Et ces dernières paroles furent dites avec une telle expression, tous les traits de la figure se montraient en telle harmonie avec elles, que si celui que Napoléon plaignait eût été dans ce moment en son pouvoir, je suis bien sûr que, quels qu'eussent été ses intentions ou ses actes, il eût été pardonné avec ardeur... L'empereur avait coutume de considérer cette affaire sous deux rapports très distincts : celui du droit commun ou de la justice établie, et celui du droit naturel ou des écarts de la violence.

" Avec nous et dans l'intimité, l'empereur disait que la faute, au dedans, pourrait en être attribuée à un excès de zèle autour de lui, ou à des vues privées, ou enfin à des intrigues mystérieuses. Il disait qu'il avait été poussé inopinément, qu'on avait pour ainsi dire surpris ses idées, précipité ses mesures, enchaîné ses résultats. " Assurément, disait-il si j'eusse été instruit à temps de certaines particularités concernant les opinions et le naturel du prince ; si surtout j'avais vu la lettre qu'il m'écrivit et qu'on ne me remit, Dieu sait par quels motifs, qu'après qu'il n'était plus, bien certainement j'eusse pardonné. " Et il nous était aisé de voir que le coeur et la nature seuls dictaient ces paroles à l'empereur, et seulement pour nous ; car il se serait senti humilié qu'on pût croire un instant qu'il cherchât à se décharger sur autrui, ou descendit à se justifier ; sa crainte à cet égard, ou sa susceptibilité, étaient telles qu'en parlant à des étrangers ou dictant sur ce sujet pour le public, il se restreignait à dire que, s'il eût eu connaissance de la lettre du prince, peut-être lui eût-il fait grâce, vu les grands avantages politiques qu'il en eût pu recueillir ; et, traçant de sa main ses dernières pensées, qu'il suppose devoir être consacrées parmi les contemporains et dans la postérité, il prononce sur ce sujet, qu'il regarde comme un des plus délicats pour sa mémoire, que si c'était à refaire il le ferait encore. "

Ce passage, quant à l'écrivain, a tous les caractères de la plus parfaite sincérité ; elle brille jusque dans la phrase où M. le comte de Las-Cases déclare que Bonaparte aurait pardonné avec ardeur à un homme qui n'était pas coupable. Mais les théories du chef sont les subtilités à l'aide desquelles on s'efforce de concilier ce qui est inconciliable. En faisant la distinction du droit commun ou de la justice établie, et du droit naturel ou des écarts de la violence , Napoléon semblait s'arranger d'un sophisme dont, au fond, il ne s'arrangeait pas ; il ne pouvait soumettre sa conscience de même qu'il avait soumis le monde. Une faiblesse naturelle aux gens supérieurs et aux petites gens lorsqu'ils ont commis une faute, est de la vouloir faire passer pour l'oeuvre du génie, pour une vaste combinaison que le vulgaire ne peut comprendre. L'orgueil dit ces choses-là, et la sottise les croit. Bonaparte regardait sans doute comme la marque d'un esprit dominateur cette sentence qu'il débitait dans sa componction de grand homme : " Mon cher, voilà pourtant la justice distributive d'ici-bas ! " Attendrissement vraiment philosophique ! Quelle impartialité ! comme elle justifie, en le mettant sur le compte du destin, le mal qui est venu de nous-mêmes ! on pense tout excuser maintenant lorsqu'on s'est écrié : " Que voulez-vous ? c'était ma nature, c'était l'infirmité humaine. " Quand on a tué son père, on répète : " Je suis fait comme cela ! " Et la foule reste là bouche béante, et l'on examine le crâne de cette puissance et l'on reconnaît qu'elle était faite comme cela . Et que m'importe que vous soyez fait comme cela ! Dois-je subir votre façon d'être ? Ce serait un beau chaos que le monde, si tous les hommes qui sont faits comme cela , venaient à vouloir s'imposer les uns aux autres. Lorsqu'on ne peut effacer ses erreurs, on les divinise ; on fait un dogme de ses torts, on change en religion des sacrilèges, et l'on se croirait apostat de renoncer au culte de ses iniquités.


2 L16 Chapitre 9

Ce qu' il faut conclure de tout ce récit. - Inimitiés enfantées par la mort du duc d'Enghien.

Une grave leçon est à tirer de la vie de Bonaparte. Deux actions, toutes deux mauvaises, ont commencé et amené sa chute : la mort du duc d'Enghien, la guerre d'Espagne. Il a beau passer dessus avec sa gloire, elles sont demeurées là pour le perdre. Il a péri par le côté même où il s'était cru fort, profond, invincible, lorsqu'il violait les lois de la morale en négligeant, en dédaignant sa vraie force, c'est-à-dire, ses qualités supérieures dans l'ordre et l'équité. Tant qu'il ne fit qu'attaquer l'anarchie et les étrangers ennemis de la France, il fut victorieux ; il se trouva dépouillé de sa vigueur aussitôt qu'il entra dans les voies corrompues : le cheveu coupé par Dalila n'est autre chose que la perte de la vertu. Tout crime porte en soi une incapacité radicale et un germe de malheur : pratiquons donc le bien pour être heureux, et soyons justes pour être habiles.

En preuve de cette vérité, remarquez qu'au moment même de la mort du prince, commença la dissidence qui, croissant en raison de la mauvaise fortune, détermina la chute de l'ordonnateur de la tragédie de Vincennes. Le cabinet de Russie, à propos de l'arrestation du duc d'Enghien adressa des représentations vigoureuses contre la violation du territoire de l'Empire : Bonaparte sentit le coup, et répondit, dans le Moniteur, par un article foudroyant qui rappelait la mort de Paul Ier. A Saint-Pétersbourg, un service funèbre avait été célébré pour le jeune Condé. Sur le cénotaphe on lisait : " Au duc d'Enghien quem devoravit bellua corsica. " Les deux puissants adversaires se réconcilièrent en apparence dans la suite ; mais la blessure mutuelle que la politique avait faite et que l'insulte élargit, leur resta au coeur : Napoléon ne se crut vengé que quand il vint coucher à Moscou ; Alexandre ne fut satisfait que quand il entra dans Paris.

La haine du cabinet de Berlin sortit de la même origine : j'ai parlé de la noble lettre de M. de Laforest, dans laquelle il racontait à M. de Talleyrand l'effet qu'avait produit le meurtre du duc d'Enghien à la cour de Potsdam. Madame de Staël était en Prusse lorsque la nouvelle de Vincennes arriva. " Je demeurais à Berlin, dit-elle, sur le quai de la Sprée, et mon appartement était au rez-de-chaussée. Un matin, à huit heures, on m'éveilla pour me dire que le prince Louis-Ferdinand était à cheval sous mes fenêtres et me demandait de venir me parler. - Savez-vous, me dit-il, que le duc d'Enghien a été enlevé sur le territoire de Baden, livré à une commission militaire, et fusillé vingt-quatre heures après son arrivée à Paris ? - Quelle folie ! lui répondis-je ; ne voyez-vous pas que ce sont les ennemis de la France qui ont fait circuler ce bruit ? En effet, je l'avoue, ma haine, quelque forte qu'elle fût contre Bonaparte, n'allait pas jusqu'à me faire croire à la possibilité d'un tel forfait. - Puisque vous doutez de ce que je vous dis, me répondit le prince Louis je vais vous envoyer le Moniteur , dans lequel vous lirez le jugement. Il partit à ces mots, et l'expression de sa physionomie présageait la vengeance ou la mort. Un quart d'heure après, j'eus entre les mains ce Moniteur du 21 mars (30 pluviôse), qui contenait un arrêt de mort prononcé par la commission militaire, séant à Vincennes, contre le nommé Louis d ' Enghien ! C'est ainsi que des Français désignaient le petit-fils des héros qui ont fait la gloire de leur patrie Quand on abjurerait tous les préjugés d'illustre naissance, que le retour des formes monarchiques devait nécessairement rappeler, pourrait-on blasphémer ainsi les souvenirs de la bataille de Lens et de celle de Rocroi ? Ce Bonaparte qui en a gagné, des batailles, ne sait pas même les respecter ; il n'y a ni passé ni avenir pour lui ; son âme impérieuse et méprisante ne veut rien reconnaître de sacré pour l'opinion ; n'admet le respect que pour la force existante. Le prince Louis m'écrivait, en commençant son billet par ces mots : - Le nommé Louis de Prusse, fait demander madame de Staël, etc. - Il sentait l'injure faite au sang royal dont il sortait, au souvenir des héros parmi lesquels il brûlait de se placer. Comment, après cette horrible action, un seul roi de l'Europe a-t-il pu se lier avec un tel homme ? La nécessité, dira-t-on ? Il y a un sanctuaire de l'âme où jamais son empire ne doit pénétrer ; s'il n'en était pas ainsi, que serait la vertu sur la terre ? Un amusement libéral qui ne conviendrait qu'aux paisibles loisirs des hommes privés. "

Ce ressentiment du prince, qu'il devait payer de sa vie, durait encore lorsque la campagne de Prusse s'ouvrit en 1806. Frédéric-Guillaume, dans son manifeste du 9 octobre, dit : " Les Allemands n'ont pas vengé la mort du duc d'Enghien ; mais jamais le souvenir de ce forfait ne s'effacera parmi eux. "

Ces particularités historiques, peu remarquées, méritaient de l'être ; car elles expliquent des inimitiés dont on serait embarrassé de trouver ailleurs la cause première, et elles découvrent en même temps ces degrés par lesquels la Providence conduit la destinée d'un homme, pour arriver de la faute au châtiment.


2 L16 Chapitre 10

Un article du Mercure.

Changement dans la vie de Bonaparte.

Heureuse, du moins, ma vie qui ne fut ni troublée par la peur, ni atteinte par la contagion, ni entraînée par les exemples ! La satisfaction que j'éprouve aujourd'hui de ce que je fis alors, me garantit que la conscience n'est point une chimère. Plus content que tous ces potentats, que toutes ces nations tombées aux pieds du glorieux soldat, je relis avec un orgueil pardonnable cette page qui m'est restée comme mon seul bien et que je ne dois qu'à moi. En 1807, le coeur encore ému du meurtre que je viens de raconter, j'écrivais ces lignes ; elles firent supprimer le Mercure et exposèrent de nouveau ma liberté.

" Lorsque, dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus retentir que la chaîne de l'esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l'historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C'est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l'empire ; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde. Si le rôle de l'historien est beau, il est souvent dangereux ; mais il est des autels comme celui de l'honneur, qui, bien qu'abandonnés réclament encore des sacrifices ; le Dieu n'est point anéanti parce que le temple est désert. Partout où il reste une chance à la fortune, il n'y a point d'héroïsme à la tenter ; les actions magnanimes sont celles dont le résultat prévu est le malheur et la mort. Après tout, qu'importent les revers si notre nom, prononcé dans la postérité, va faire battre un coeur généreux deux mille ans après notre vie ? "

La mort du duc d'Enghien, en introduisant un autre principe dans la conduite de Bonaparte, décomposa sa correcte intelligence : il fut obligé d'adopter, pour lui servir de bouclier, des maximes dont il n'eut pas à sa disposition la force entière ; car il les faussait incessamment par sa gloire et par son génie. Il devint suspect ; il fit peur ; on perdit confiance en lui et dans sa destinée ; il fut contraint de voir, sinon de rechercher, des hommes qu'il n'aurait jamais vus et qui, par son action, se croyaient devenus ses égaux : la contagion de leur souillure le gagnait. Il n'osait rien leur reprocher, car il n'avait plus la liberté vertueuse du blâme. Ses grandes qualités restèrent les mêmes, mais ses bonnes inclinations s'altérèrent et ne soutinrent plus ses grandes qualités ; par la corruption de cette tache originelle sa nature se détériora. Dieu commanda à ses anges de déranger les harmonies de cet univers, d'en changer les lois, de l'incliner sur ses pôles : " Les anges, dit Milton, poussèrent avec effort obliquement le centre du monde... le soleil reçut l'ordre de détourner ses rênes du chemin de l'équateur... Les vents déchirèrent les bois et bouleversèrent les mers. "

They with labor push'd

Oblique the centric globe (...) the sun

Was bid turn reins from th' equinoctial road (...) (winds)

(...) rend the woods, and seas upturn.


2 L16 Chapitre 11

Abandon de Chantilly.

Les cendres de Bonaparte seront-elles exhumées comme l'ont été celles du duc d'Enghien ? Si j'avais été le maître, cette dernière victime dormirait encore sans honneurs dans le fossé du château de Vincennes. Cet excommunié eût été laissé, à l'instar de Raymond de Toulouse, dans un cercueil ouvert ; nulle main d'homme n'aurait osé dérober sous une planche la vue du témoin des jugements incompréhensibles et des colères de Dieu. Le squelette abandonné du duc d'Enghien et le tombeau désert de Napoléon à Sainte-Hélène feraient pendant : il n'y aurait rien de plus remémoratif que ces restes en présence aux deux bouts de la terre.

Du moins, le duc d'Enghien n'est pas demeuré sur le sol étranger, ainsi que l'exilé des nations : celui-ci a pris soin de rendre à celui-là sa patrie, un peu durement il est vrai ; mais sera-ce pour toujours ? La France (tant de poussières vannées par le souffle de la Révolution l'attestent) n'est pas fidèle aux ossements. Le vieux Condé, dans son testament, déclare qu ' il n ' est pas sûr du pays qu ' il habitera le jour de sa mort . O Bossuet ! que n'auriez-vous point ajouté au chef-d'oeuvre de votre éloquence, si lorsque vous parliez sur le cercueil du grand Condé, vous eussiez pu prévoir l'avenir !

C'est ici même, c'est à Chantilly qu'est né le duc d'Enghien : Louis-Antoine-Henri de Bourbon, né le 2 août 1772 à Chantilly, dit l'arrêt de mort. C'est sur cette pelouse qu'il joua dans son enfance : la trace de ses pas s'est effacée. Et le triomphateur de Fribourg, de Nordlingen, de Lens, de Senef, où est-il allé avec ses mains victorieuses et maintenant défaillantes ? Et ses descendants, le Condé de Johannisberg et de Berstheim ; et son fils, et son petits-fils, où sont-ils ? Ce château, ces jardins, ces jets d'eau qui ne se taisaient ni jour ni nuit , que sont-ils devenus ? Des statues mutilées, des lions dont on restaure la griffe ou la mâchoire ; des trophées d'armes sculptés dans un mur croulant ; des écussons à fleurs de lis effacées ; des fondements de tourelles rasées ; quelques coursiers de marbre au-dessus des écuries vides que n'anime plus de ses hennissements le cheval de Rocroi ; près d'un manège une haute porte non achevée : voilà ce qui reste des souvenirs d'une race héroïque ; un testament noué par un cordon a changé les possesseurs de l'héritage.

A diverses reprises, la forêt entière est tombée sous la cognée. Des personnages des temps écoulés ont parcouru ces chasses aujourd'hui muettes, jadis retentissantes. Quel âge et quelles passions avaient-ils, lorsqu'ils s'arrêtaient au pied de ces chênes ? quelle chimère les occupait ? O mes inutiles Mémoires , je ne pourrais maintenant vous dire :

Qu'à Chantilly, Condé vous lise quelquefois ;

Qu'Enghien en soit touché !

Hommes obscurs, que sommes-nous auprès de ces hommes fameux ? Nous disparaîtrons sans retour : vous renaîtrez, oeillet de poète, qui reposez sur ma table auprès de ce papier, et dont j'ai cueilli la petite fleur attardée parmi les bruyères ; mais nous, nous ne revivrons pas avec la solitaire parfumée qui m'a distrait.


2 L17 Livre dix-septième

1. Année de ma vie, 1804. - Je viens demeurer rue de Miromesnil. - Verneuil. - Alexis de Tocqueville. - Le Mesnil. - Mezy. - Méréville. - 2. Madame de Coislin. - 3. Voyage à Vichy, en Auvergne et au Mont-Blanc. - 4. Retour à Lyon. - 5. Course à la Grande-Chartreuse. - 6. Mort de madame de Caud.


2 L17 Chapitre 1

Année de ma vie 1804. - Je viens demeurer rue de Miromesnil. - Verneuil. - Alexis de Tocqueville. - Le Mesnil. - Mezy. - Méréville.

Désormais à l'écart de la vie active, et néanmoins sauvé par la protection de madame Bacciocchi de la colère de Bonaparte, je quittai mon logement provisoire rue de Beaune, et j'allai demeurer rue de Miromesnil. Le petit hôtel que je louai fut occupé depuis par M. de Lally-Tolendal et madame Denain, sa mieux aimée , comme on disait du temps de Diane de Poitiers. Mon jardinet aboutissait à un chantier et j'avais auprès de ma fenêtre un grand peuplier que M. de Lally-Tolendal, afin de respirer un air moins humide, abattit lui-même de sa grosse main, qu'il voyait transparente et décharnée : c'était une illusion comme une autre. Le pavé de la rue se terminait alors devant ma porte ; plus haut, la rue ou le chemin, montait à travers un terrain vague que l'on appelait la Butte-aux-Lapins . La Butte-aux-Lapins, semée de quelques maisons isolées, joignait à droite le jardin de Tivoli, d'où j'étais parti avec mon frère pour l'émigration, à gauche le parc de Monceaux. Je me promenais assez souvent dans ce parc abandonné ; la Révolution y commença parmi les orgies du duc d'Orléans : cette retraite avait été embellie de nudités de marbre et de ruines factices, symbole de la politique légère et débauchée qui allait couvrir la France de prostituées et de débris.

Je ne m'occupais de rien ; tout au plus m'entretenais-je dans le parc avec quelques lapins, ou causais-je du duc d'Enghien avec trois corbeaux, au bord d'une rivière artificielle cachée sous un tapis de mousse verte. Privé de ma légation alpestre et de mes amitiés de Rome, de même que j'avais été tout à coup séparé de mes attachements de Londres, je ne savais que faire de mon imagination et de mes sentiments ; je les mettais tous les soirs à la suite du soleil, et ses rayons ne les pouvaient emporter sur les mers. Je rentrais et j'essayais de m'endormir au bruit de mon peuplier.

Pourtant ma démission avait accru ma renommée : un peu de courage sied toujours bien en France. Quelques-unes des personnes de l'ancienne société de madame de Beaumont m'introduisirent dans de nouveaux châteaux.

M. de Tocqueville, beau-frère de mon frère et tuteur de mes deux neveux orphelins, habitait le château de madame de Senozan : c'était partout des héritages d'échafaud. Là, je voyais croître mes neveux avec leurs trois cousins de Tocqueville, entre lesquels s'élevait Alexis, auteur de la Démocratie en Amérique . Il était plus gâté à Verneuil que je ne l'avais été à Combourg. Est-ce la dernière renommée que j'aurai vue ignorée dans ses langes ? Alexis de Tocqueville a parcouru l'Amérique civilisée dont j'ai visité les forêts.

Verneuil a changé de maître ; il est devenu possession de madame de Saint-Fargeau, célèbre par son père et par la Révolution qui l'adopta pour fille.

Près de Mantes au Mesnil, était madame de Rosambo : mon neveu, Louis de Chateaubriand, s'y maria dans la suite à mademoiselle d'Orglandes, nièce de madame de Rosambo : celle-ci ne promène plus sa beauté autour de l'étang et sous les hêtres du manoir ; elle a passé. Quand j'allais de Verneuil au Mesnil, je rencontrais Mezy sur la route : madame de Mezy était le roman renfermé dans la vertu et la douleur maternelle. Du moins, si son enfant qui tomba d'une fenêtre et se brisa la tête, avait pu, comme les jeunes cailles que nous chassions, s'envoler par-dessus le château et se réfugier dans l'Ile-Belle, île riante de la Seine : Coturnix per stipulas pascens !

De l'autre côté de cette Seine, non loin du Marais, madame de Vintimille m'avait présenté à Méréville.

Méréville était une oasis créée par le sourire d'une muse, mais d'une de ces muses que les poètes gaulois appellent les doctes Fées . Ici les aventures de Blanca et de Velléda furent lues devant d'élégantes générations, lesquelles, s'échappant les unes des autres comme des fleurs écoutent aujourd'hui les plaintes de mes années.

Peu à peu mon intelligence fatiguée de repos dans ma rue de Miromesnil, vit se former de lointains fantômes. Le Génie du Christianisme m'inspira l'idée de faire la preuve de cet ouvrage, en mêlant des personnages chrétiens à des personnages mythologiques. Une ombre, que longtemps après j'appelai Cymodocée, se dessina vaguement dans ma tête : aucun trait n'en était arrêté. Une fois Cymodocée devinée, je m'enfermai avec elle, comme cela m'arrive toujours avec les filles de mon imagination ; mais avant qu'elles soient sorties de l'état de rêve et qu'elles soient arrivées des bords du Léthé par la porte d'ivoire, elles changent souvent de forme. Si je les crée par amour, je les défais par amour, et l'objet unique et chéri que je présente ensuite à la lumière est le produit de mille infidélités.

Je ne demeurai qu'un an dans la rue de Miromesnil car la maison fut vendue. Je m'arrangeai avec madame là marquise de Coislin, qui me loua l'attique de son hôtel place Louis XV.


2 L17 Chapitre 2

Madame de Coislin.

Madame de Coislin était une femme du plus grand air. Agée de près de quatre-vingts ans, ses yeux fiers et dominateurs avaient une expression d'esprit et d'ironie. Madame de Coislin n'avait aucunes lettres, et s'en faisait gloire ; elle avait passé à travers le siècle voltairien sans s'en douter ; si elle en avait conçu une idée quelconque, c'était comme d'un temps de bourgeois diserts. Ce n'est pas qu'elle parlât jamais de sa naissance ; elle était trop supérieure pour tomber dans ce ridicule : elle savait très bien voir les petites gens sans déroger ; mais enfin, elle était née du premier marquis de France. Si elle venait de Drogon de Nesle, tué dans la Palestine en 1096 ; Raoul de Nesle, connétable et armé chevalier par Louis IX ; de Jean II de Nesle, régent de France pendant la dernière croisade de saint Louis, madame de Coislin avouait que c'était une bêtise du sort dont on ne devait pas la rendre responsable ; elle était naturellement de la cour, comme d'autres plus heureux sont de la rue, comme on est cavale de race ou haridelle de fiacre : elle ne pouvait rien à cet accident, et force lui était de supporter le mal dont il avait plu au ciel de l'affliger.

Madame de Coislin avait-elle eu des liaisons avec Louis XV ? elle ne me l'a jamais avoué : elle convenait pourtant qu'elle en avait été fort aimée, mais elle prétendait avoir traité le royal amant avec la dernière rigueur. " Je l'ai vu à mes pieds, me disait-elle, il avait des yeux charmants et son langage était séducteur. Il me proposa un jour de me donner une toilette de porcelaine comme celle que possédait madame de Pompadour. - Ah ! sire, m'écriai-je, ce serait donc pour me cacher dessous ! "

Par un singulier hasard, j'ai retrouvé cette toilette chez la marquise de Cuningham, à Londres ; elle l'avait reçue de George IV, et elle me la montrait avec une amusante simplicité.

Madame de Coislin habitait dans son hôtel une chambre s'ouvrant sous la colonnade qui correspond à la colonnade du Garde-Meuble. Deux marines de Vernet, que Louis le Bien-Aimé avait données à la noble dame, étaient accrochées sur une vieille tapisserie de satin verdâtre. Madame de Coislin restait couchée jusqu'à deux heures après midi, dans un grand lit à rideaux également de soie verte, assise et soutenue par des oreillers ; une espèce de coiffe de nuit mal attachée sur sa tête laissait passer ses cheveux gris. Des girandoles de diamants montées à l'ancienne façon descendaient sur les épaulettes de son manteau de lit semé de tabac, comme au temps des élégantes de la Fronde. Autour d'elle, sur la couverture, gisaient éparpillées des adresses de lettres, détachées des lettres mêmes, et sur lesquelles adresses madame de Coislin écrivait en tous sens ses pensées : elle n'achetait point de papier, c'était la poste qui le lui fournissait. De temps en temps, une petite chienne appelée Lili mettait le nez hors de ses draps, venait m'aboyer pendant cinq ou six minutes et rentrait en grognant dans le chenil de sa maîtresse. Ainsi le temps avait arrangé les jeunes amours de Louis XV.

Madame de Châteauroux et ses deux soeurs étaient cousines de madame de Coislin : celle-ci n'aurait pas été d'humeur, ainsi que madame de Mailly repentante et chrétienne, à répondre à un homme qui l'insultait, dans l'église Saint-Roch, par un nom grossier : " Mon ami puisque vous me connaissez, priez Dieu pour moi. "

Madame de Coislin, avare de même que beaucoup de gens d'esprit, entassait son argent dans des armoires. Elle vivait toute rongée d'une vermine d'écus qui s'attachait à sa peau : ses gens la soulageaient. Quand je la trouvais plongée dans d'inextricables chiffres, elle me rappelait l'avare Hermocrate, qui dictant son testament s'était institué son héritier. Elle donnait cependant à dîner par hasard ; mais elle déblatérait contre le café que personne n'aimait, suivant elle, et dont on n'usait que pour allonger le repas.

Madame de Chateaubriand fit un voyage à Vichy avec madame de Coislin et le marquis de Nesle ; le marquis courait en avant et faisait préparer d'excellents dîners. Madame de Coislin venait à la suite, et ne demandait qu'une demi-livre de cerises. Au départ, on lui présentait d'énormes mémoires, alors c'était un train affreux. Elle ne voulait entendre qu'aux cerises ; l'hôte lui soutenait que, soit que l'on mangeât, ou qu'on ne mangeât pas, l'usage, dans une auberge était de payer le dîner. Madame de Coislin s'était fait un illuminisme à sa guise. Crédule et incrédule, le manque de foi la portait à se moquer des croyances dont la superstition lui faisait peur. Elle avait rencontré madame de Krüdner ; la mystérieuse Française n'était illuminée que sous bénéfice d'inventaire ; elle ne plut pas à la fervente Russe, laquelle ne lui agréa pas non plus. Madame de Krüdner dit passionnément à madame de Coislin : " Madame, quel est votre confesseur intérieur ? - Madame, répliqua madame de Coislin, je ne connais point mon confesseur intérieur ; je sais seulement que mon confesseur est dans l'intérieur de son confessionnal. " Sur ce, les deux dames ne se virent pas.

Madame de Coislin se vantait d'avoir introduit une nouveauté à la cour, la mode des chignons flottants, malgré la reine Marie Leczinska, fort pieuse, qui s'opposait à cette dangereuse innovation. Elle soutenait qu'autrefois une personne comme il faut ne se serait jamais avisée de payer son médecin. Se récriant contre l'abondance du linge de femme : " Cela sent la parvenue, disait-elle ; nous autres, femmes de la cour, nous n'avions que deux chemises ; on les renouvelait quand elles étaient usées ; nous étions vêtues de robes de soie et nous n'avions pas l'air de grisettes comme ces demoiselles de maintenant. "

Madame Suard, qui demeurait rue Royale, avait un coq dont le chant, traversant l'intérieur des cours, importunait madame de Coislin. Elle écrivit à madame Suard : " Madame, faites couper le cou à votre coq. " Madame Suard renvoya le messager avec ce billet : " Madame, j'ai l'honneur de vous répondre que je ne ferai pas couper le cou à mon coq. " La correspondance en demeura là. Madame de Coislin dit à madame de Chateaubriand : " Ah ! mon coeur, dans quel temps nous vivons ! C'est pourtant cette fille de Pankoucke, la femme de ce membre de l'Académie, vous savez ? "

M. Hénin, ancien commis des affaires étrangères, et ennuyeux comme un protocole, barbouillait de gros romans. Il lisait un jour à madame de Coislin une description : une amante en larmes et abandonnée, pêchait mélancoliquement un saumon. Madame de Coislin, qui s'impatientait et n'aimait pas le saumon, interrompit l'auteur, et lui dit de cet air sérieux qui la rendait si comique : " Monsieur Hénin, ne pourriez-vous pas faire prendre un autre poisson à cette dame ? "

Les histoires que faisait madame de Coislin ne pouvaient se retenir, car il n'y avait rien dedans ; tout était dans la pantomime, l'accent et l'air de la conteuse : jamais elle ne riait. Il y avait un dialogue entre monsieur et madame Jacqueminot , dont la perfection passait tout. Lorsque dans la conversation entre les deux époux, madame Jacqueminot répliquait : " Mais, monsieur Jacqueminot ! " ce nom était prononcé d'un tel ton qu'un fou rire vous saisissait. Obligée de le laisser passer, madame de Coislin attendait gravement, en prenant du tabac.

Lisant dans un journal la mort de plusieurs rois, elle ôta ses lunettes et dit en se mouchant : " Il y a une épizootie sur les bêtes à couronne. "

Au moment où elle était prête à passer, on soutenait au bord de son lit qu'on ne succombait que parce qu'on se laissait aller ; que si l'on était bien attentif et qu'on ne perdît jamais de vue l'ennemi, on ne mourrait point. " Je le crois, dit-elle ; mais j'ai peur d'avoir une distraction. " Elle expira.

Je descendis le lendemain chez elle ; je trouvai monsieur et madame d'Avaray, sa soeur et son beau-frère assis devant la cheminée, une petite table entre eux, et comptant les louis d'un sac qu'ils avaient tiré d'une boiserie creuse. La pauvre morte était là dans son lit, les rideaux à demi fermés : elle n'entendait plus le bruit de l'or qui aurait dû la réveiller, et que comptaient des mains fraternelles.

Dans les pensées écrites par la défunte sur des marges d'imprimés et sur des adresses de lettres, il y en avait d'extrêmement belles. Madame de Coislin m'avait montré ce qui restait de la cour de Louis XV, sous Bonaparte et après Louis XVI, comme madame d'Houdetot m'avait fait voir ce qui traînait encore, au dix-neuvième siècle, de la société philosophique.


2 L17 Chapitre 3

Voyage à Vichy, en Auvergne et au Mont-Blanc.

Dans l'été de l'année 1805, j'allai rejoindre madame de Chateaubriand à Vichy, où madame de Coislin l'avait menée, comme je viens de le dire. Je n'y trouvai point Jussac, Termes, Flamarens que madame de Sévigné avait devant et après elle , en 1677 ; depuis cent vingt et quelques années, ils dormaient. Je laissai à Paris ma soeur, madame de Caud, qui s'y était établie depuis l'automne de 1804. Après un court séjour à Vichy, madame de Chateaubriand me proposa de voyager, afin de nous éloigner pendant quelque temps des tracasseries politiques.

On a recueilli dans mes oeuvres deux petits Voyages que je fis alors en Auvergne et au Mont-Blanc. Après trente-quatre ans d'absence, des hommes, étrangers à ma personne, viennent de me faire, à Clermont, la réception qu'on fait à un vieil ami. Celui qui s'est longtemps occupé des principes dont la race humaine jouit en communauté, a des amis, des frères et des soeurs dans toutes les familles : car si l'homme est ingrat, l'humanité est reconnaissante. Pour ceux qui se sont liés avec vous par une bienveillante renommée, et qui ne vous ont jamais vu, vous êtes toujours le même ; vous avez toujours l'âge qu'ils vous ont donné ; leur attachement, qui n'est point dérangé par votre présence, vous voit toujours jeune et beau comme les sentiments qu'ils aiment dans vos écrits.

Lorsque j'étais enfant, dans ma Bretagne, et que j'entendais parler de l'Auvergne, je me figurais que celle-ci était un pays bien loin, bien loin, où l'on voyait des choses étranges, où l'on ne pouvait aller qu'avec grand péril, en cheminant sous la garde de la sainte Vierge. Je ne rencontre point sans une sorte de curiosité attendrie ces petits Auvergnats qui vont chercher fortune dans ce grand monde avec un petit coffret de sapin. Ils n'ont guère que l'espérance dans leur boîte, en descendant de leurs rochers ; heureux s'ils la rapportent !

Hélas ! il n'y avait pas deux ans que madame de Beaumont reposait au bord du Tibre, lorsque je foulai sa terre natale, en moi ; je n'étais qu'à quelques lieues de ce Mont-d'or, où elle était venue chercher la vie qu'elle allongea un peu pour atteindre Rome. L'été dernier, en 1838, j'ai parcouru de nouveau cette même Auvergne. Entre ces dates, 1805 et 1838, je puis placer les transformations arrivées dans la société autour de moi.

Nous quittâmes Clermont, et, en nous rendant à Lyon, nous traversâmes Thiers et Roanne. Cette route, alors peu fréquentée, suivait ça et là les rives du Lignon. L'auteur de l' Astrée , qui n'est pas un grand esprit, a pourtant inventé des lieux et des personnages qui vivent ; tant la fiction, quand elle est appropriée à l'âge où elle paraît, a de puissance créatrice ! Il y a, du reste, quelque chose d'ingénieusement fantastique dans cette résurrection des nymphes et des naïades qui se mêlent à des bergers, des dames et des chevaliers : ces mondes divers s'associent bien, et l'on s'accommode agréablement des fables de la mythologie, unies aux mensonges du roman : Rousseau a raconté comment il fut trompé par d'Urfé.

A Lyon, nous retrouvâmes M. Ballanche ; il fit avec nous la course à Genève et au Mont-Blanc. Il allait partout où on le menait, sans qu'il y eût la moindre affaire. A Genève, je ne fus point reçu à la porte de la ville par Clotilde, fiancée de Clovis : M. de Barante, le père, était devenu préfet du Léman. J'allai voir à Coppet madame de Staël ; je la trouvai seule au fond de son château, qui renfermait une cour attristée. Je lui parlai de sa fortune et de sa solitude, comme d'un moyen précieux d'indépendance et de bonheur : je la blessai. Madame de Staël aimait le monde ; elle se regardait comme la plus malheureuse des femmes, dans un exil dont j'aurais été ravi. Qu'était-ce à mes yeux que cette infélicité de vivre dans ses terres, avec les conforts de la vie ? Qu'était-ce que ce malheur d'avoir de la gloire, des loisirs, de la paix, dans une riche retraite à la vue des Alpes, en comparaison de ces milliers de victimes sans pain, sans nom, sans recours, bannies dans tous les coins de l'Europe, tandis que leurs parents avaient péri sur l'échafaud ? Il est fâcheux d'être atteint d'un mal dont la foule n'a pas l'intelligence. Au reste, ce mal n'en est que plus vif : on ne l'affaiblit point en le confrontant avec d'autres maux, on n'est pas juge de la peine d'autrui ; ce qui afflige l'un fait la joie de l'autre ; les coeurs ont des secrets divers, incompréhensibles à d'autres coeurs. Ne disputons à personne ses souffrances ; il en est des douleurs comme des patries, chacun a la sienne.

Madame de Staël visita le lendemain madame de Chateaubriand à Genève, et nous partîmes pour Chamonix. Mon opinion sur les paysages des montagnes fit dire que je cherchais à me singulariser ; il n'en était rien. On verra, quand je parlerai du Saint-Gothard, que cette opinion m'est restée. On lit dans le Voyage an Mont-Blanc un passage que je rappellerai comme liant ensemble les événements passés de ma vie aux événements alors futurs de cette même vie, et aujourd'hui également passés.

" Il n'y a qu'une seule circonstance où il soit vrai que les montagnes inspirent l'oubli des troubles de la terre : c'est lorsqu'on se retire loin du monde pour se consacrer à la religion. Un anachorète qui se dévoue au service de l'humanité, un saint qui veut méditer les grandeurs de Dieu en silence, peuvent trouver la paix et la joie sur des roches désertes ; mais ce n'est point alors la tranquillité des lieux qui passe dans l'âme de ces solitaires, c'est au contraire leur âme qui répand sa sérénité dans la région des orages.(...) Il y a des montagnes que je visiterais encore avec un plaisir extrême : ce sont celles de la Grèce et de la Judée. J'aimerais à parcourir les lieux dont mes nouvelles études me forcent de m'occuper chaque jour : j'irais volontiers chercher sur le Thabor et le Taygète d'autres couleurs et d'autres harmonies, après avoir peint les monts sans renommée et les vallées inconnues du Nouveau-Monde. " Cette dernière phrase annonçait le voyage que j'exécutai en effet l'année suivante, 1806.

A notre retour à Genève, sans avoir pu revoir madame de Staël à Coppet, nous trouvâmes les auberges encombrées. Sans les soins de M. de Forbin qui survint et nous procura un mauvais dîner dans une antichambre noire, nous aurions quitté la patrie de Rousseau sans manger. M. de Forbin était alors dans la béatitude ; il promenait dans ses regards le bonheur intérieur qui l'inondait ; il ne touchait pas terre. Porté par ses talents et ses félicités, il descendait de la montagne comme du ciel, veste de peintre en justaucorps, palette au pouce, pinceaux en carquois. Bonhomme néanmoins, quoique excessivement heureux, se préparant à m'imiter un jour quand j'aurais fait le voyage de Syrie, voulant même aller jusqu'à Calcutta, pour faire revenir les amours par une route extraordinaire, lorsqu'ils manqueraient dans les sentiers battus. Ses yeux avaient une protectrice pitié ; j'étais pauvre, humble, peu sûr de ma personne, et je ne tenais pas dans mes mains puissantes le coeur des princesses. A Rome, j'ai eu le bonheur de rendre à M. de Forbin son dîner du Lac ; j'avais le mérite d'être devenu ambassadeur. Dans ce temps-ci, on retrouve roi le soir le pauvre diable qu'on a quitté le matin dans la rue.

Le noble gentilhomme, peintre au droit de la Révolution, commençait cette génération d'artistes qui s'arrangent eux-mêmes en croquis, en grotesques, en caricatures. Les uns portent des moustaches effroyables, on dirait qu'ils vont conquérir le monde ; leurs brosses sont des hallebardes, leurs grattoirs des sabres ; les autres ont d'énormes barbes, des cheveux pendants ou bouffis ; ils fument un cigare en guise de volcan. Ces cousins de l ' arc-en-ciel, comme parle notre vieux Régnier, ont la tête remplie de déluges, de mers, de fleuves, de forêts, de cataractes, de tempêtes ou de carnages, de supplices et d'échafauds. Chez eux sont des crânes humains, des fleurets, des mandolines, des morions et des dolimans. Hâbleurs, entreprenants, impolis, libéraux (jusqu'au portrait du tyran qu'ils peignent), ils visent à former une espèce à part entre le singe et le satyre ; ils tiennent à faire comprendre que le secret de l'atelier a ses dangers, et qu'il n'y a pas sûreté pour les modèles. Mais combien ne rachètent-ils pas ces travers par une existence exaltée, une nature souffrante et sensible, une abnégation entière d'eux-mêmes, un dévouement sans calcul aux misères des autres, une manière de sentir délicate, supérieure, idéalisée, une indigence fièrement accueillie et noblement supportée ; enfin, quelquefois par des talents immortels, fils du travail, de la passion, du génie et de la solitude !

Sortis de nuit de Genève pour retourner à Lyon, nous fûmes arrêtés au pied du fort de l'Ecluse, en attendant l'ouverture des portes. Pendant cette station des sorcières de Macbeth sur la bruyère, il se passait en moi des choses étranges. Mes années expirées ressuscitaient et m'environnaient comme une bande de fantômes ; mes saisons brûlantes me revenaient dans leur flamme et leur tristesse. Ma vie, creusée par la mort de madame de Beaumont, était demeurée vide : des formes aériennes houris ou songes, sortant de cet abîme, me prenaient par la main et me ramenaient au temps de la sylphide. Je n'étais plus aux lieux que j'habitais, je rêvais d'autres bords. Quelque influence secrète me poussait aux régions de l'Aurore, où m'entraînaient d'ailleurs le plan de mon nouveau travail et la voix religieuse qui me releva du voeu de la villageoise, ma nourrice. Comme toutes mes facultés s'étaient accrues, comme je n'avais jamais abusé de la vie, elle surabondait de la sève de mon intelligence et l'art, triomphant dans ma nature, ajoutait aux inspirations du poète. J'avais ce que les Pères de la Thébaïde appelaient des ascensions de coeur. Raphaël (qu'on pardonne au blasphème de la similitude), Raphaël, devant la Transfiguration seulement ébauchée sur le chevalet n'aurait pas été plus électrisé par son chef-d'oeuvre que je ne l'étais par cet Eudore et cette Cymodocée, dont je ne savais pas encore le nom et dont j'entrevoyais l'image au travers d'une atmosphère d'amour et de gloire.

Ainsi le génie natif qui m'a tourmenté au berceau, retourne quelquefois sur ses pas après m'avoir abandonné ; ainsi se renouvellent mes anciennes souffrances ; rien ne guérit en moi ; si mes blessures se ferment instantanément, elles se rouvrent tout à coup comme celles de ces crucifix du moyen âge, qui saignent à l'anniversaire de la Passion. Je n'ai d'autre ressource, pour me soulager dans ces crises, que de donner un libre cours à la fièvre de ma pensée, de même qu'on se fait percer les veines quand le sang afflue au coeur ou monte à la tête. Mais de quoi parlé-je ? O Religion, où sont donc tes puissances, tes freins, tes baumes ! Est-ce que je n'écris pas toutes ces choses à d'innombrables années de l'heure ou je donnai le jour à René ? J'avais mille raisons pour me croire mort, et je vis ! C'est grand'pitié. Ces afflictions du poète isolé, condamné à subir le printemps malgré Saturne, sont inconnues de l'homme qui ne sort point des lois communes ; pour lui, les années sont toujours jeunes : " Or les jeunes chevreaux, dit Oppien, veillent sur l'auteur de leur naissance ; lorsque celui-ci vient à tomber dans les filets du chasseur, ils lui présentent avec la bouche l'herbe tendre et fleurie, qu'ils sont allés cueillir au loin, et lui apportent sur le bord des lèvres une eau fraîche, puisée dans le prochain ruisseau. "


2 L17 Chapitre 4

Retour à Lyon.

De retour à Lyon, j'y trouvai des lettres de M. Joubert : elles m'annonçaient son impossibilité d'être à Villeneuve avant le mois de septembre. Je lui répondis : " Votre départ de Paris est trop éloigné et me gêne ; vous sentez que ma femme ne voudra jamais arriver avant vous à Villeneuve : c'est aussi une tête que celle-là, et depuis qu'elle est avec moi, je me trouve à la tête de deux têtes très difficiles à gouverner. Nous resterons à Lyon, où l'on nous fait si prodigieusement manger que j'ai à peine le courage de sortir de cette excellente ville. L'abbé de Bonneville est ici, de retour de Rome ; il se porte à merveille ; il est gai, il préchaille ; il ne pense plus à ses malheurs ; il vous embrasse et va vous écrire. Enfin tout le monde est dans la joie excepté moi ; il n'y a que vous qui grogniez. Dites à Fontanes que j'ai dîné avec M. Saget. "

Ce M. Saget était la providence des chanoines ; il demeurait sur le coteau de Sainte-Foix, dans la région du bon vin. On montait chez lui à peu près par l'endroit où Rousseau avait passé la nuit au bord de la Saône.

" Je me souviens, dit-il, d'avoir passé une nuit délicieuse, hors de la ville, dans un chemin qui côtoyait la Saône. Des jardins élevés en terrasse bordaient le chemin du côté opposé : il avait fait très chaud ce jour là ; la soirée était charmante, la rosée humectait l'herbe flétrie ; point de vent, une nuit tranquille ; l'air était frais sans être froid ; le soleil après son coucher avait laissé dans le ciel des vapeurs rouges, dont la réflexion rendait l'eau couleur de rose ; les arbres des terrasses étaient chargés de rossignols qui se répondaient de l'un à l'autre. Je me promenais dans une sorte d'extase livrant mes sens et mon coeur à la jouissance de tout cela, et soupirant seulement un peu du regret d'en jouir seul. Absorbé dans ma douce rêverie, je prolongeai fort avant dans la nuit ma promenade, sans m'apercevoir que j'étais las. Je m'en aperçus enfin : je me couchai voluptueusement sur la tablette d'une espèce de niche ou de fausse porte, enfoncée dans un mur de terrasse : le ciel de mon lit était formé par les têtes des arbres, un rossignol était précisément au-dessus de moi ; je m'endormis à son chant : mon sommeil fut doux ; mon réveil le fut davantage. Il était grand jour : mes yeux en s'ouvrant virent l'eau, la verdure, un paysage admirable. "

Le charmant itinéraire de Rousseau à la main, on arrivait chez M. Saget. Cet antique et maigre garçon, jadis marié, portait une casquette verte, un habit de camelot gris, un pantalon de nankin, des bas bleus et des souliers de castor. Il avait vécu beaucoup à Paris et s'était lié avec mademoiselle Devienne. Elle lui écrivait des lettres fort spirituelles, le gourmandait et lui donnait de très bons conseils : il n'en tenait compte, car il ne prenait pas le monde au sérieux, croyant apparemment comme les Mexicains, que le monde avait déjà usé quatre soleils, et qu'au quatrième (lequel nous éclaire aujourd'hui) les hommes avaient été changés en magots. Il faisait les cornes au martyre de saint Pothin et de saint Irénée, au massacre des protestants rangés côte à côte par ordre de Mandelot, gouverneur de Lyon, et ayant tous la gorge coupée du même côté. Vis-à-vis le champ des fusillades des Brotteaux, il m'en racontait les détails, tandis qu'il se promenait parmi ces ceps, mêlant son récit de quelques vers de Louise Labé : il n'aurait pas perdu un coup de dent durant la dernière exécution de Lyon, sous la charte-vérité.

Certains jours à Sainte-Foix, on étalait une certaine tête de veau marinée pendant cinq nuits, cuite dans le vin de Madère et rembourrée de choses exquises ; de jeunes paysannes très jolies servaient à table ; elles versaient l'excellent vin du cru renfermé dans des dames-jeannes de la grandeur de trois bouteilles. Nous nous abattions, moi et le chapitre en soutane, sur le festin Saget : le coteau en était tout noir.

Notre dapifer trouva vite la fin de ses provisions : dans la ruine de ses derniers moments, il fut recueilli par deux ou trois des vieilles maîtresses qui avaient pillé sa vie, " espèce de femmes, dit saint Cyprien, qui vivent comme si elles pouvaient être aimées, quae sic vivis ut possis adamari ".


2 L17 Chapitre 5

Course à la Grande-Chartreuse.

Nous nous arrachâmes aux délices de Capoue pour aller voir la Chartreuse, toujours avec M. Ballanche. Nous louâmes une calèche dont les roues disjointes faisaient un bruit lamentable. Arrivés à Voreppe, nous nous arrêtâmes dans une auberge au haut de la ville. Le lendemain, à la pointe du jour, nous montâmes à cheval et nous partîmes, précédés d'un guide. Au village de Saint-Laurent, au bas de la Grande-Chartreuse, nous franchîmes la porte de la vallée, et nous suivîmes, entre deux flancs de rochers, le chemin montant au monastère. Je vous ai parlé, à propos de Combourg, de ce que j'éprouvai dans ce lieu. Les bâtiments abandonnés se lézardaient sous la surveillance d'une espèce de fermier des ruines. Un frère lai était demeuré là, pour prendre soin d'un solitaire infirme qui venait de mourir : la religion avait imposé à l'amitié la fidélité et l'obéissance. Nous vîmes la fosse étroite fraîchement recouverte : Napoléon, dans ce moment, en allait creuser une immense à Austerlitz. On nous montra l'enceinte du couvent, les cellules, accompagnées chacune d'un jardin et d'un atelier ; on y remarquait des établis de menuisier et des rouets de tourneur : la main avait laissé tomber le ciseau. Une galerie offrait les portraits des supérieurs de la Chartreuse. Le palais ducal à Venise garde la suite des ritratti des doges ; lieux et souvenirs divers ! Plus haut, à quelque distance, on nous conduisit à la chapelle du reclus immortel de Le Sueur.

Après avoir dîné dans une vaste cuisine, nous repartîmes et nous rencontrâmes, porté en palanquin comme un rajah, M. Chaptal, jadis apothicaire, puis sénateur, ensuite possesseur de Chanteloup et inventeur du sucré de betterave, l'avide héritier des beaux roseaux indiens de la Sicile, perfectionnés par le soleil d'Otahiti. En descendant des forêts, j'étais occupé des anciens cénobites ; pendant des siècles, ils portèrent, avec un peu de terre dans le pan de leur robe, des plants de sapins, devenus des arbres sur les rochers. Heureux, ô vous qui traversâtes le monde sans bruit, et ne tournâtes pas même la tête en passant !

Nous n'eûmes pas plus tôt atteint la porte de la vallée qu'un orage éclate ; un déluge se précipite, et des torrents troublés détalent en rugissant de toutes les ravines. Madame de Chateaubriand, devenue intrépide à force de peur, galopait à travers les cailloux, les flots et les éclairs. Elle avait jeté son parapluie pour mieux entendre le tonnerre ; le guide lui criait : " Recommandez votre âme à Dieu ! Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! " Nous arrivâmes à Voreppe au son du tocsin ; les restes de l'orage déchiré étaient devant nous. On apercevait au loin dans la campagne l'incendie d'un village, et la lune arrondissant la partie supérieure de son disque au-dessus des nuages, comme le front pâle et chauve de saint Bruno, fondateur de l'ordre du silence. M. Ballanche, tout dégouttant de pluie, disait avec sa placidité inaltérable : " Je suis comme un poisson dans l'eau. " Je viens, en cette année 1838, de revoir Voreppe ; l'orage n'y était plus ; mais il m'en reste deux témoins, madame de Chateaubriand et M. Ballanche. Je le fais observer, car j'ai eu trop souvent, dans ces Mémoires , à remarquer les absents.

De retour à Lyon, nous y laissâmes notre compagnon et nous allâmes à Villeneuve. Je vous ai raconté ce que c'était que cette petite ville, mes promenades et mes regrets au bord de l'Yonne avec M. Joubert. Là, vivaient trois vieilles filles, mesdemoiselles Piat ; elles rappelaient les trois amies de ma grand-mère à Plancouët, à la différence près des positions sociales. Les vierges de Villeneuve moururent successivement, et je me souvenais d'elles à la vue d'un perron herbu, montant en dehors de leur maison déshabitée. Que disaient-elles en leur temps, ces demoiselles villageoises ? Elles parlaient d'un chien, et d'un manchon que leur père leur avait acheté jadis à la foire de Sens. Cela me charmait autant que le concile de cette même ville, où saint Bernard fit condamner Abailard mon compatriote. Les vierges au manchon étaient peut-être des Héloïse ; elles aimèrent peut-être, et leurs lettres retrouvées un jour enchanteront l'avenir. Qui sait ? Elles écrivaient peut-être à leur seigneur, aussi leur père, aussi leur frère, aussi leur époux : domino suo, imo patri, etc., qu'elles se sentaient honorées du nom d'amie, du nom de maîtresse ou de courtisane, concubinae vé scorti . " Au milieu de son sçavoir dit un docteur grave, je trouve Abailard avoir fait un trait de folie admirable, quand il suborna d'amour Héloïse, son escolière. "


2 L17 Chapitre 6

Mort de madame de Caud.

Une grande et nouvelle douleur me surprit à Villeneuve. Pour vous la raconter, il faut retourner quelques mois en arrière de mon voyage en Suisse. J'habitais encore la maison de la rue Miromesnil, lorsque, dans l'automne de 1804, madame de Caud vint à Paris. La mort de madame de Beaumont avait achevé d'altérer la raison de ma soeur ; peu s'en fallait qu'elle ne crût pas à cette mort, qu'elle ne soupçonnât du mystère dans cette disparition, ou qu'elle ne rangeât le Ciel au nombre des ennemis qui se jouaient de ses maux. Elle n'avait rien : je lui avais choisi un appartement rue Caumartin, en la trompant sur le prix de la location et sur les arrangements que je lui fis prendre avec un restaurateur. Comme une flamme prête à s'éteindre, son génie jetait la plus vive lumière ; elle en était toute éclairée. Elle traçait quelques lignes qu'elle livrait au feu, ou bien elle copiait dans des ouvrages quelques pensées en harmonie avec la disposition de son âme. Elle ne resta pas longtemps rue Caumartin ; elle alla demeurer aux Dames Saint-Michel, rue du faubourg Saint-Jacques : madame de Navarre était supérieure du couvent. Lucile avait une petite cellule ayant vue sur le jardin : je remarquai qu'elle suivait des yeux, avec je ne sais quel désir sombre, les religieuses qui se promenaient dans l'enclos autour des carrés de légumes. On devinait qu'elle enviait la sainte, et qu'allant par-delà, elle aspirait à l'ange. Je sanctifierai ces Mémoires en y déposant, comme des reliques, ces billets de madame de Caud, écrits avant qu'elle eût pris son vol vers sa patrie éternelle.

17 janvier.

" Je me reposais de mon bonheur sur toi et sur madame de Beaumont, je me sauvais dans votre idée de mon ennui et de mes chagrins : toute mon occupation était de vous aimer. J'ai fait cette nuit de longues réflexions sur ton caractère et ta manière d'être. Comme toi et moi nous sommes toujours voisins, il faut, je crois, du temps pour me connaître, tant il y a diverses pensées dans ma tête ! tant ma timidité et mon espèce de faiblesse extérieure sont en opposition avec ma force intérieure ! En voilà trop sur moi. Mon illustre frère, reçois le plus tendre remerciement de toutes les complaisances et de toutes les marques d'amitié que tu n'as cessé de me donner. Voilà la dernière lettre de moi que tu recevras le matin. J'ai beau te faire part de mes idées elles n'en restent pas moins tout entières en moi. "

Sans date.

" Me crois-tu sérieusement, mon ami, à l'abri de quelque impertinence de M. Chênedollé ? Je suis bien décidée à ne point l'inviter à continuer ses visites ; je me résigne à ce que celle de mardi soit la dernière. Je ne veux point gêner sa politesse. Je ferme pour toujours le livre de ma destinée, et je le scelle du sceau de la raison ; je n'en consulterai pas plus les pages, maintenant, sur les bagatelles que sur les choses importantes de la vie. Je renonce à toutes mes folles idées ; je ne veux m'occuper ni me chagriner de celles des autres ; je me livrerai à corps perdu à tous les événements de mon passage dans ce monde. Quelle pitié que l'attachement que je me porte ! Dieu ne peut plus m'affliger qu'en toi. Je le remercie du précieux, bon et cher présent qu'il m'a fait en ta personne et d'avoir conservé ma vie sans tache : voilà tous mes trésors. Je pourrais prendre pour emblème de ma vie la lune dans un nuage, avec cette devise : Souvent obscurcie, jamais ternie. Adieu, mon ami. Tu seras peut-être étonné de mon langage depuis hier matin. Depuis t'avoir vu, mon coeur s'est relevé vers Dieu, et je l'ai placé tout entier au pied de la croix, sa seule et véritable place. "

Ce jeudi.

" Bonjour, mon ami. De quelle couleur sont tes idées ce matin ? Pour moi, je me rappelle que la seule personne qui put me soulager quand je craignais pour la vie de madame de Farcy fut celle qui me dit : " Mais il est dans l'ordre des choses possibles que vous mouriez avant elle. " Pouvait-on frapper plus juste ? Il n'est rien tel, mon ami, que l'idée de la mort pour nous débarrasser de l'avenir. Je me hâte de te débarrasser de moi ce matin, car je me sens trop en train de dire de belles choses. Bonjour, mon pauvre frère. Tiens-toi en joie. "

Sans date.

" Lorsque madame de Farcy existait, toujours près d'elle, je ne m'étais pas aperçue du besoin d'être en société de pensées avec quelqu'un. Je possédais ce bien sans m'en douter. Mais depuis que nous avons perdu cette amie, et les circonstances m'ayant séparée de toi, je connus le supplice de ne pouvoir jamais délasser et renouveler son esprit dans la conversation de quelqu'un, je sens que mes idées me font mal lorsque je ne puis m'en débarrasser ; cela tient sûrement à ma mauvaise organisation. Cependant je suis assez contente, depuis hier, de mon courage. Je ne fais nulle attention à mon chagrin, et à l'espèce de défaillance intérieure que j'éprouve. Je me suis délaissée. Continue à être toujours aimable envers moi : ce sera humanité ces jours-ci. Bonjour, mon ami. A tantôt, j'espère. "

Sans date.

" Sois tranquille, mon ami ; ma santé se rétablit à vue d'oeil. Je me demande souvent pourquoi j'apporte tant de soin à l'étayer. Je suis comme un insensé qui édifierait une forteresse au milieu d'un désert. Adieu mon pauvre frère. "

Sans date.

" Comme ce soir je souffre beaucoup de la tête, je viens tout simplement, au hasard, de t'écrire quelques pensées de Fénelon pour remplir mon engagement :

" - On est bien à l'étroit quand on se renferme au dedans de soi. Au contraire, on est bien au large quand on sort de cette prison pour entrer dans l'immensité de Dieu.

- Nous retrouverons bientôt ce que nous avons perdu. Nous en approchons tous les jours à grands pas. Encore un peu, et il n'y aura plus de quoi pleurer. C'est nous qui mourons : ce que nous aimons vit et ne mourra point.

- Vous vous donnez des forces trompeuses, telles que la fièvre ardente en donne au malade. On voit en vous, depuis quelques jours, un mouvement convulsif pour montrer du courage et de la gaieté avec un fonds d'agonie. "

Voilà tout ce que ma tête et ma mauvaise plume me permettent de t'écrire ce soir. Si tu veux, je recommencerai demain et t'en conterai peut-être davantage.

Bon soir, mon ami. Je ne cesserai point de te dire que mon coeur se prosterne devant celui de Fénelon, dont la tendresse me semble si profonde et la vertu si élevée.

Bonjour, mon ami.

Je te dis à mon réveil mille tendresses et te donne cent bénédictions. Je me porte bien ce matin et suis inquiète si tu pourras me lire, et si ces pensées de Fénelon te paraîtront bien choisies. Je crains que mon coeur ne s'en soit trop mêlé. "

Sans date.

" Pourrais-tu penser que je m'occupe follement depuis hier à te corriger ? Les Blossac m'ont confié dans le plus grand secret une romance de toi. Comme je ne trouve pas que dans cette romance tu aies tiré parti de tes idées, je m'amuse à essayer de les rendre dans toute leur valeur. Peut-on pousser l'audace plus loin ? Pardonnez, grand homme, et ressouvenez-vous que je suis ta soeur, qu'il m'est un peu permis d'abuser de vos richesses. "

" Saint-Michel.

" Je ne te dirai plus : Ne viens plus me voir, - parce que n'ayant désormais que quelques jours à passer à Paris, je sens que ta présence m'est essentielle. Ne me viens tantôt qu'à quatre heures ; je compte être dehors jusqu'à ce moment. Mon ami, j'ai dans la tête mille idées contradictoires de choses qui me semblent exister et n'exister pas, qui ont pour moi l'effet d'objets qui, ne s'offriraient que dans une glace, dont on ne pourrait, par conséquent, s'assurer, quoiqu'on les vît distinctement. Je ne veux plus m'occuper de tout cela ; de ce moment-ci, je m'abandonne. Je n'ai pas comme toi la ressource de changer de rive, mais je sens le courage de n'attacher nulle importance aux personnes et aux choses de mon rivage et de me fixer entièrement, irrévocablement, dans l'auteur de toute justice et de toute vérité. Il n'y a qu'un déplaisir auquel je crains de mourir difficilement, c'est de heurter en passant, sans le vouloir, la destinée de quelque autre, non pas par l'intérêt qu'on pourrait prendre à moi ; je ne suis pas assez folle pour cela. "

" Saint-Michel.

" Mon ami, jamais le son de ta voix ne m'a fait tant de plaisir que lorsque je l'entendis hier dans mon escalier. Mes idées, alors, cherchaient à surmonter mon courage. Je fus saisie d'aise de te sentir si près de moi ; tu parus et tout mon intérieur rentra dans l'ordre. J'éprouve quelquefois une grande répugnance de coeur à boire mon calice. Comment ce coeur, qui est un si petit espace, peut-il renfermer tant d'existence et tant de chagrins ; je suis bien mécontente de moi, bien mécontente. Mes affaires et mes idées m'entraînent ; je ne m'occupe presque plus de Dieu et je me borne à lui dire cent fois par jour : - Seigneur, hâtez-vous de m'exaucer, car mon esprit tombe dans la défaillance. "

Sans date.

" Mon frère, ne te fatigue ni de mes lettres, ni de ma présence ; pense que bientôt tu seras pour toujours délivré de mes importunités. Ma vie jette sa dernière clarté, lampe qui s'est consumée dans les ténèbres d'une longue nuit, et qui voit naître l'aurore où elle va mourir. Veuille, mon frère, donner un seul coup d'oeil sur les premiers moments de notre existence ; rappelle-toi que souvent nous avons été assis sur les mêmes genoux, et pressés ensemble tous deux sur le même sein ; que déjà tu donnais des larmes aux miennes ; que dès les premiers jours de ta vie tu as protégé, défendu ma frêle existence, que nos jeux nous réunissaient et que j'ai partagé tes premières études. Je ne te parlerai point de notre adolescence, de l'innocence de nos pensées et de nos joies, et du besoin mutuel de nous voir sans cesse. Si je te retrace le passé, je t'avoue ingénuement, mon frère, que c'est pour me faire revivre davantage dans ton coeur. Lorsque tu partis pour la seconde fois de France, tu remis ta femme entre mes mains, tu me fis promettre de ne m'en point séparer. Fidèle à ce cher engagement, j'ai tendu volontairement mes mains aux fers et je suis entrée dans ces lieux destinés aux seules victimes vouées à la mort. Dans ces demeures, je n'ai eu d'inquiétude que sur ton sort ; sans cesse j'interrogeais sur toi les pressentiments de mon coeur. Lorsque j'eus la liberté, au milieu des maux qui vinrent m'accabler, la seule pensée de notre réunion m'a soutenue. Aujourd'hui que je perds sans retour l'espoir de couler ma carrière auprès de toi, souffre mes chagrins. Je me résignerai à ma destinée, et ce n'est que parce que je dispute encore avec elle, que j'éprouve de si cruels déchirements ; mais quand je me serai soumise à mon sort,... Et quel sort ! où sont mes amis, mes protecteurs et mes richesses ! A qui importe mon existence, cette existence délaissée de tous, et qui pèse toute entière sur elle-même ? Mon Dieu ! n'est-ce pas assez pour ma faiblesse de mes maux présents, sans y joindre encore l'effroi de l'avenir ? Pardon, trop cher ami, je me résignerai ; je m'endormirai d'un sommeil de mort sur ma destinée. Mais pendant le peu de jours que j'ai affaire dans cette ville, laisse-moi chercher en toi mes dernières consolations ; laisse-moi croire que ma présence t'est douce. Crois que parmi les coeurs qui t'aiment, aucun n'approche de la sincérité et de la tendresse de mon impuissante amitié pour toi. Remplis ma mémoire de souvenirs agréables qui prolongent auprès de toi mon existence. Hier, lorsque tu me parlas d'aller chez toi, tu me semblais inquiet et sérieux, tandis que tes paroles étaient affectueuses. Quoi, mon frère, serais-je aussi pour toi un sujet d'éloignement et d'ennui ? Tu sais que ce n'est pas moi qui t'ai proposé l'aimable distraction d'aller te voir, que je t'ai promis de ne point en abuser ; mais si tu as changé d'avis, que ne me l'as-tu dit avec franchise ? Je n'ai point de courage contre tes politesses. Autrefois, tu me distinguais un peu plus de la foule commune et me rendais plus de justice. Puisque tu comptes sur moi aujourd'hui, j'irai tantôt te voir à onze heures. Nous arrangerons ensemble ce qui te conviendra le mieux pour l'avenir. Je t'ai écrit, certaine que je n'aurais pas le courage de te dire un seul mot de ce que contient cette lettre. "

Cette lettre si poignante et toute admirable est la dernière que je reçus ; elle m'alarma par le redoublement de tristesse dont elle est empreinte. Je courus aux Dames Saint-Michel ; ma soeur se promenait dans le jardin avec madame de Navarre ; elle rentra quand on lui fit savoir que j'étais monté chez elle. Elle faisait visiblement des efforts pour rappeler ses idées et elle avait par intervalles un léger mouvement convulsif dans les lèvres. Je la suppliai de revenir à toute sa raison, de ne plus m'écrire des choses aussi injustes et qui me déchiraient le coeur, de ne plus penser que je pouvais jamais être fatigué d'elle. Elle parut un peu se calmer aux paroles que je multipliais pour la distraire et la consoler. Elle me dit qu'elle croyait que le couvent lui faisait mal, qu'elle se trouverait mieux dans un logement isolé, du côté du Jardin-des-Plantes, là où elle pourrait voir des médecins et se promener. Je l'invitai à suivre son goût, ajoutant qu'afin d'aider Virginie sa femme de chambre, je lui donnerais le vieux Saint-Germain. Cette proposition parut lui faire grand plaisir, en souvenir de madame de Beaumont, et elle m'assura qu'elle allait s'occuper de son nouveau logement. Elle me demanda ce que je comptais faire cet été : je lui dis que j'irais à Vichy rejoindre ma femme ensuite chez M. Joubert à Villeneuve, pour de là rentrer à Paris. Je lui proposai de venir avec nous. Elle me répondit qu'elle voulait passer l'été seule, et qu'elle allait même renvoyer Virginie à Fougères. Je la quittai ; elle était plus tranquille.

Madame de Chateaubriand partit pour Vichy, et je me disposai à la suivre. Avant de quitter Paris, j'allai revoir Lucile. Elle était affectueuse ; elle me parla de ses petits ouvrages, dont on a vu les fragments si beaux dans le troisième livre de ces Mémoires . J'encourageai au travail le grand poète ; elle m'embrassa, me souhaita un bon voyage, me fit promettre de revenir vite. Elle me reconduisit sur le palier de l'escalier s'appuya sur la rampe et me regarda tranquillement descendre. Quand je fus au bas, je m'arrêtai, et, levant la tête, je criai à l'infortunée qui me regardait toujours : " Adieu, chère soeur ! à bientôt ! soigne-toi bien. Ecris-moi à Villeneuve. Je t'écrirai. J'espère que l'hiver prochain, tu consentiras à vivre avec nous. "

Le soir, je vis le bonhomme Saint-Germain ; je lui donnai des ordres et de l'argent pour qu'il baissât secrètement les prix de toutes les choses dont elle pourrait avoir besoin. Je lui enjoignis de me tenir au courant de tout et de ne pas manquer de me mander de revenir, en cas qu'il eût affaire de moi. Trois mois s'écoulèrent. En arrivant à Villeneuve, je trouvai deux billets assez tranquillisants sur la santé de madame de Caud ; mais Saint-Germain oubliait de me parler de la nouvelle demeure et des nouveaux arrangements de ma soeur. J'avais commencé à écrire à celle-ci une longue lettre, lorsque madame de Chateaubriand tomba tout à coup dangereusement malade : j'étais au bord de son lit quand on m'apporta une nouvelle lettre de Saint-Germain ; je l'ouvris : une ligne foudroyante m'apprenait la mort subite de Lucile.

J'ai pris soin de beaucoup de tombeaux dans ma vie, il était de mon sort et de la destinée de ma soeur que ses cendres fussent jetées au ciel. Je n'étais point à Paris au moment de sa mort ; je n'y avais aucun parent ; retenu à Villeneuve par l'état périlleux de ma femme, je ne pus courir à des restes sacrés ; des ordres transmis de loin arrivèrent trop tard pour prévenir une inhumation commune. Lucile était ignorée et n'avait pas un ami ; elle n'était connue que du vieux serviteur de madame de Beaumont, comme s'il eut été chargé de lier les deux destinées. Il suivit seul le cercueil délaissé, et il était mort lui-même avant que les souffrances de madame de Chateaubriand me permissent de la ramener à Paris.

Ma soeur fut enterrée parmi les pauvres : dans quel cimetière fut-elle déposée ? dans quel flot immobile d'un océan de morts fut-elle engloutie ? dans quelle maison expira-t-elle au sortir de la communauté des Dames de Saint-Michel ? Quand, en faisant des recherches, quand, en compulsant les archives des municipalités, les registres des paroisses, je rencontrerais le nom de ma soeur, à quoi cela me servirait-il ? Retrouverais-je le même gardien de l'enclos funèbre ? retrouverais-je celui qui creusa une fosse demeurée sans nom et sans étiquette ? Les mains rudes qui touchèrent les dernières une argile si pure en auraient-elles gardé le souvenir ? Quel nomenclateur des ombres m'indiquerait la tombe effacée ? ne pourrait-il pas se tromper de poussière ? Puisque le ciel l'a voulu, que Lucile soit à jamais perdue ! Je trouve dans cette absence de lieu une distinction d'avec les sépultures de mes autres amis. Ma devancière dans ce monde et dans l'autre prie pour moi le Rédempteur ; elle le prie du milieu des dépouilles indigentes parmi lesquelles les siennes sont confondues : ainsi repose égarée, parmi les préférés de Jésus-Christ, la mère de Lucile et la mienne. Dieu aura bien su reconnaître ma soeur, et elle, qui tenait si peu à la terre, n'y devait point laisser de traces. Elle m'a quitté, cette sainte de génie. Je n'ai pas été un seul jour sans la pleurer. Lucile aimait à se cacher ; je lui ai fait une solitude dans mon coeur : elle n'en sortira que quand j'aurai cessé de vivre.

Ce sont là les vrais, les seuls événements de ma vie réelle ! Que m'importaient, au moment où je perdais ma soeur, les milliers de soldats qui tombaient sur les champs de bataille, l'écroulement des trônes et le changement de la face du monde ?

La mort de Lucile atteignit aux sources de mon âme : c'était mon enfance au milieu de ma famille, c'étaient les premiers vestiges de mon existence qui disparaissaient. Notre vie ressemble à ces bâtisses fragiles, étayées dans le ciel par des arcs-boutants : ils ne s'écroulent pas à la fois, mais se détachent successivement ; ils appuient encore quelque galerie, quand déjà ils manquent au sanctuaire ou au berceau de l'édifice. Madame de Chateaubriand, toute meurtrie encore des caprices impérieux de Lucile, ne vit qu'une délivrance pour la chrétienne arrivée au repos du Seigneur. Soyons doux, si nous voulons être regrettés : la hauteur du génie et les qualités supérieures ne sont pleurées que des anges. Mais je ne puis entrer dans la consolation de madame de Chateaubriand.


2 L18 Livre dix-huitième

1. Années de ma vie, 1805 et 1806. - Je reviens à Paris. - Je pars pour le Levant. - 2. Je m'embarque à Constantinople sur un bâtiment qui portait des pèlerins grecs en Syrie. - 3. De Tunis jusqu'à ma rentrée en France par l'Espagne. - 4. Réflexions sur mon voyage. - Mort de Julien. - 5. Années 1807, 1808, 1809 et 1810. - Article du Mercure du mois de juin 1807. - J'achète la Vallée-aux-Loups et je m'y retire. - 6. Les Martyrs . - 7. Armand de Chateaubriand. - 8. Années 1811, 1812 1813, 1814. - Publication de l' Itinéraire . - Lettre du cardinal de Beausset. - Mort de Chénier. - Je suis reçu membre de l'Institut. - Affaire de mon discours. - 9. Prix décennaux. - L' Essai sur les Révolutions . - Les Natchez .


2 L18 Chapitre 1

Paris, 1839.

Revu en décembre 1846.

Années de ma vie, 1805 et 1806. - Je reviens à Paris. - Je pars pour le levant.

Quand, revenant à Paris par la route de Bourgogne, j'aperçus la coupole du Val-de-Grâce et le dôme de Sainte-Geneviève, qui domine le Jardin-des-Plantes, j'eus le coeur navré : encore une compagne de ma vie laissée sur la route ! Nous rentrâmes à l'hôtel de Coislin, et, bien que M. de Fontanes, M. Joubert, M. de Clausel, M. Molé vinssent passer les soirées chez moi, j'étais travaillé de tant de souvenirs et de pensées, que je n'en pouvais plus. Demeuré seul derrière les chers objets qui m'avaient quitté, comme un marin étranger dont l'engagement est expiré et qui n'a ni foyers ni patrie je frappais du pied la rive ; je brûlais de me jeter à la nage dans un nouvel océan pour me rafraîchir et le traverser. Nourrisson du Pinde et croisé à Solyme, j'étais impatient d'aller mêler mes délaissements aux ruines d'Athènes, mes pleurs aux larmes de Madeleine.

J'allai voir ma famille en Bretagne, et, de retour à Paris, je partis pour Trieste le 13 juillet 1806 : madame de Chateaubriand m'accompagna jusqu'à Venise, où M. Ballanche la vint rejoindre.

Ma vie étant exposée heure par heure dans l' Itinéraire , je n'aurais plus rien à dire ici, s'il ne me restait quelques lettres inconnues écrites ou reçues pendant et après mon voyage. Julien, mon domestique et compagnon, a, de son côté, fait son Itinéraire auprès du mien, comme les passagers sur un vaisseau tiennent leur journal particulier dans un voyage de découverte. Le petit manuscrit qu'il met à ma disposition servira de contrôle à ma narration : je serai Cook, il sera Clerke.

Afin de mettre dans un plus grand jour la manière dont on est frappé dans l'ordre de la société et la hiérarchie des intelligences, je mêlerai ma narration à celle de Julien. Je le laisserai d'abord parler le premier, parce qu'il raconte quelques jours de voile faits sans moi de Modon à Smyrne.

Itinéraire de Julien.

" Nous nous sommes embarqués le vendredi 1er août ; mais, le vent n'étant pas favorable pour sortir du port, nous y sommes restés jusqu'au lendemain à la pointe du jour. Alors le pilote du port est venu nous prévenir qu'il pouvait nous en sortir. Comme je n'avais jamais été sur mer, je m'étais fait une idée exagérée du danger, car je n'en voyais aucun pendant deux jours. Mais le troisième, il s'éleva une tempête ; les éclairs, le tonnerre, enfin un orage terrible nous assaillit et grossit la mer d'une force effrayante. Notre équipage n'était composé que de huit matelots, d'un capitaine, d'un officier, d'un pilote et d'un cuisinier, et cinq passagers, compris Monsieur et moi, ce qui faisait en tout dix-sept hommes. Alors nous nous mîmes tous à aider aux matelots pour fermer les voiles, malgré la pluie dont nous fûmes bientôt traversés, ayant ôté nos habits pour agir plus librement. Ce travail m'occupait et me faisait oublier le danger qui, à la vérité, est plus effrayant par l'idée qu'on s'en forme qu'il ne l'est réellement. Pendant deux jours, les orages se sont succédé, ce qui m'a aguerri dans mes premiers jours de navigation ; je n'étais aucunement incommodé. Monsieur craignait que je ne fusse malade en mer ; lorsque le calme fut rétabli, il me dit : " Me voilà rassuré sur votre santé ; puisque vous avez bien supporté ces deux jours d'orage, vous pouvez vous tranquilliser pour tout autre contretemps. " C'est ce qui n'a pas eu lieu dans le reste de notre trajet jusqu'à Smyrne. Le 10, qui était un dimanche, Monsieur a fait aborder près d'une ville turque nommée Modon, où il a débarqué pour aller en Grèce. Dans les passagers qui étaient avec nous, il y avait deux Milanais, qui allaient à Smyrne, pour faire leur état de ferblantier et fondeur d'étain. Dans les deux il y en avait un, nommé Joseph, qui parlait assez bien la langue turque, à qui Monsieur proposa de venir avec lui comme domestique interprète, et dont il fait mention dans son Itinéraire . Il nous dit en nous quittant que ce voyage ne serait que de quelques jours, qu'il rejoindrait le bâtiment à une île où nous devions passer dans quatre ou cinq jours, et qu'il nous attendrait dans cette île, s'il y arrivait avant nous. Comme Monsieur trouvait en cet homme ce qui lui convenait pour ce petit voyage ( de Sparte et d ' Athènes ), il me laissa à bord pour continuer ma route jusqu'à Smyrne et avoir soin de tous nos effets. Il m'avait remis une lettre de recommandation près le consul français, pour le cas où il ne nous rejoindrait pas ; c'est ce qui est arrivé. Le quatrième jour, nous sommes arrivés à l'île indiquée. Le capitaine est descendu à terre et Monsieur n'y était pas. Nous avons passé la nuit et l'avons attendu jusqu'à sept heures du matin. Le capitaine est retourné à terre pour prévenir qu'il était forcé de partir ayant bon vent et obligé qu'il était de tenir compte de son trajet. De plus, il voyait un pirate qui cherchait à nous approcher, il était urgent de se mettre promptement en défense. Il fit charger ses quatre pièces de canon et monter sur le pont ses fusils, pistolets et armes blanches ; mais, comme le vent nous était avantageux, le pirate nous abandonna. Nous sommes arrivés un lundi 18, à sept heures du soir, dans le port de Smyrne. "

Après avoir traversé la Grèce, touché à Zéa et à Chio je trouvai Julien à Smyrne. Je vois aujourd'hui, dans ma mémoire, la Grèce comme un de ces cercles éclatants qu'on aperçoit quelquefois en fermant les veux. Sur cette phosphorescence mystérieuse se dessinent des ruines d'une architecture fine et admirable, le tout rendu plus resplendissant encore par je ne sais quelle autre clarté des muses. Quand retrouverai-je le thym de l'Hymète, les lauriers-roses des bords de l'Eurotas ? Un des hommes que j'ai laissés avec le plus d'envie sur des rives étrangères, c'est le douanier turc du Pirée : il vivait seul, gardien de trois ports déserts, promenant ses regards sur des îles bleuâtres, des promontoires brillants, des mers dorées. Là, je n'entendais que le bruit des vagues dans le tombeau détruit de Thémistocle, et le murmure des lointains souvenirs : au silence des débris de Sparte, la gloire même était muette.

J'abandonnai, au berceau de Mélésigène, mon pauvre drogman Joseph, le Milanais, dans sa boutique de ferblantier, et je m'acheminai vers Constantinople. Je passai à Pergame, voulant d'abord aller à Troie, par piété poétique ; une chute de cheval m'attendait au début de ma route ; non pas que Pégase bronchât, mais je dormais. J'ai rappelé cet accident dans mon Itinéraire ; Julien le raconte aussi, et il fait, à propos des routes et des chevaux, des remarques dont je certifie l'exactitude.

Itinéraire de Julien.

" Monsieur, qui s'était endormi sur son cheval, est tombé sans se réveiller. Aussitôt son cheval s'est arrêté, ainsi que le mien qui le suivait. Je mis de suite pied à terre pour en savoir la cause, car il m'était impossible de la voir à la distance d'une toise. Je vois Monsieur à moitié endormi à côté de son cheval, et tout étonné de se trouver à terre ; il m'a assuré qu'il ne s'était pas blessé. Son cheval n'a pas cherché à s'éloigner, ce qui aurait été dangereux, car des précipices se trouvaient très près du lieu où nous étions. "

Au sortir de la Somma, après avoir passé Pergame, j'eus avec mon guide la dispute qu'on lit dans l' Itinéraire . Voici le récit de Julien :

" Nous sommes partis de très bonne heure de ce village, après avoir remonté notre cantine. A peu de distance du village, je fus très étonné de voir Monsieur en colère contre notre conducteur ; je lui en demandai le motif. Alors Monsieur me dit qu'il était convenu avec le conducteur, à Smyrne, qu'il le mènerait dans les plaines de Troie, chemin faisant, et que, dans ce moment, il s'y refusait en disant que ces plaines étaient infestées de brigands. Monsieur n'en voulait rien croire et n'écoutait personne. Comme je voyais qu'il s'emportait de plus en plus, je fis signe au conducteur de venir près de l'interprète et du janissaire pour m'expliquer ce qu'on lui avait dit des dangers qu'il y avait à courir dans les plaines que Monsieur voulait visiter. Le conducteur dit à l'interprète, qu'on lui avait assuré qu'il fallait être en très grand nombre pour n'être pas attaqué : le janissaire me dit la même chose. Alors j'allai trouver Monsieur et lui répétai ce qu'ils m'avaient dit tous trois, et, de plus, que nous trouverions à une journée de marche un petit village où il y avait une espèce de consul qui pourrait nous instruire de la vérité. D'après ce rapport, Monsieur se calma et nous continuâmes notre route jusqu'à cet endroit. Aussitôt arrivé, il se rendit près du consul, qui lui dit tous les dangers qu'il courait, s'il persistait à vouloir aller en si petit nombre dans ces plaines de Troie. Alors Monsieur a été obligé de renoncer à son projet, et nous continuâmes notre route pour Constantinople. "

J'arrive à Constantinople.

Mon itinéraire.

" L'absence presque totale des femmes, le manque de voitures à roues et les meutes de chiens sans maîtres furent les trois caractères distinctifs qui me frappèrent d'abord dans l'intérieur de cette ville extraordinaire. Comme on ne marche guère qu'en babouches, qu'on n'entend point de bruit de carrosses et de charrettes, qu'il n'y a point de cloches, ni presque point de métiers à marteau, le silence est continuel. Vous voyez autour de vous une foule muette qui semble vouloir passer sans être aperçue, et qui a toujours l'air de se dérober aux regards du maître. Vous arrivez sans cesse d'un bazar à un cimetière, comme si les Turcs n'étaient là que pour acheter, vendre et mourir. Les cimetières, sans murs et placés au milieu des rues, sont des bois magnifiques de cyprès : les colombes font leurs nids dans ces cyprès et partagent la paix des morts. On découvre çà et là quelques monuments antiques qui n'ont de rapport ni avec les hommes modernes, ni avec les monuments nouveaux, dont ils sont environnés ; on dirait qu'ils ont été transportés dans cette ville orientale par l'effet d'un talisman. Aucun signe de joie, aucune apparence de bonheur ne se montre à vos yeux ; ce qu'on voit n'est pas un peuple, mais un troupeau qu'un iman conduit et qu'un janissaire égorge. Au milieu des prisons et des bagnes, s'élève un sérail, capitole de la servitude : c'est là qu'un gardien sacré conserve soigneusement les germes de la peste et les lois primitives de la tyrannie. "

Julien, lui, ne se perd pas ainsi dans les nues :

Itinéraire de Julien.

" L'intérieur de Constantinople est très désagréable par sa pente vers le canal et le port ; on est obligé de mettre dans toutes les rues qui descendent dans cette direction (rues fort mal pavées) des retraites très près les unes des autres, pour retenir les terres que l'eau entraînerait. Il y a peu de voitures : les Turcs font beaucoup plus usage de chevaux de selle que les autres nations. Il y a dans le quartier français quelques chaises à porteurs pour les dames. Il y a aussi des chameaux et des chevaux de somme pour le transport des marchandises. On voit également des porte-faix, qui sont des Turcs ayant de très gros et longs bâtons ; ils peuvent se mettre cinq ou six à chaque bout et portent des charges énormes d'un pas régulier ; un seul homme porte aussi de très lourds fardeaux. Ils ont une espèce de crochet qui leur prend depuis les épaules jusqu'aux reins, et, avec une remarquable adresse d'équilibre, ils portent tous les paquets sans être attachés.


2 L18 Chapitre 2

epuis Constantinople jusqu'à Jérusalem.

Je m'embarque à Constantinople sur un bâtiment qui portait des pèlerins grecs en Syrie.

Mon itinéraire.

" Nous étions sur le vaisseau à peu près deux cents passagers, hommes, femmes, enfants et vieillards.

" On voyait autant de nattes rangées en ordre des deux côtés de l'entre-pont. Dans cette espèce de république, chacun faisait son ménage à volonté : les femmes soignaient leurs enfants, les hommes fumaient ou préparaient leur dîner, les papas causaient ensemble. On entendait de tous côtés le son des mandolines, des violons et des lyres. On chantait, on dansait, on riait, on priait. Tout le monde était dans la joie. On me disait : " Jérusalem ! " en me montrant le midi ; et je répondais : " Jérusalem ! " Enfin, sans la peur, nous eussions été les plus heureuses gens du monde ; mais, au moindre vent, les matelots pliaient les voiles, les pèlerins criaient : Christos, Kyrie eleison ! L'orage passé, nous reprenions notre audace. "

Ici, je suis battu par Julien :

Itinéraire de Julien.

" Il a fallu nous occuper de notre départ pour Jaffa, qui eut lieu le jeudi 18 septembre. Nous nous sommes embarqués sur un bâtiment grec, où il y avait au moins, tant hommes que femmes et enfants cent cinquante Grecs qui allaient en pèlerinage à Jérusalem, ce qui causait beaucoup d'embarras dans le bâtiment.

" Nous avions, de même que les autres passagers, nos provisions de bouche et nos ustensiles de cuisine, que j'avais achetés à Constantinople. J'avais, en outre, une autre provision assez complète que M. l'ambasssadeur nous avait donnée, composée de très beaux biscuits, jambons, saucissons, cervelas ; vins de différentes sortes, rhum, sucre, citrons, jusqu'à du vin de quinquina contre la fièvre. Je me trouvais donc pourvu, d'une provision très abondante, que je ménageais et ne consommais qu'avec une grande économie, sachant que nous n'avions pas que ce trajet à faire : tout était serré où aucun passager ne pouvait aller.

" Notre trajet, qui n'a été que de treize jours, m'a paru très long par toutes sortes de désagréments et de malpropretés sur le bâtiment. Pendant plusieurs jours de mauvais temps que nous avons eus, les femmes et les enfants étaient malades, vomissaient partout, au point que nous étions obligés d'abandonner notre chambre et de coucher sur le pont. Nous y mangions beaucoup plus commodément qu'ailleurs, ayant pris le parti d'attendre que tous nos Grecs aient fini leur tripotage. "

Je passe le détroit des Dardanelles ; je touche à Rhodes, et je prends un pilote pour la côte de Syrie. - Un calme nous arrête sous le continent de l'Asie, presque en face de l'ancien cap Chélidonia. - Nous restons deux jours en mer, sans savoir où nous étions.

Mon itinéraire.

" Le temps était si beau et l'air si doux, que tous les passagers restaient la nuit sur le pont. J'avais disputé un point du gaillard d'arrière à deux gros caloyers qui ne me l'avaient cédé qu'en grommelant. C'était là que je dormais le 30 de septembre, à six heures du matin, lorsque je fus éveillé par un bruit confus de voix : j'ouvris les yeux, et j'aperçus les pèlerins qui regardaient vers la proue du vaisseau. Je demandai ce que c'était ; on me cria : Signor, il Carmelo ! le Carmel ! Le vent s'était levé la veille à huit heures du soir, et, dans la nuit, nous étions arrivés à la vue des côtes de Syrie. Comme j'étais couché tout habillé, je fus bientôt debout, m'enquérant de la montagne sacrée. Chacun s'empressait de me la montrer de la main ; mais je n'apercevais rien, à cause du soleil qui commençait à se lever en face de nous. Ce moment avait quelque chose de religieux et d'auguste ; tous les pèlerins, le chapelet à la main, étaient restés en silence dans la même attitude, attendant l'apparition de la Terre-Sainte ; le chef des papas priait à haute voix : on n'entendait que cette prière et le bruit de la course du vaisseau que le vent le plus favorable poussait sur une mer brillante. De temps en temps, un cri s'élevait de la proue quand on revoyait le Carmel. J'aperçus enfin moi-même, cette montagne, comme une tache ronde au-dessous des rayons du soleil. Je me mis alors à genoux à la manière des Latins. Je ne sentis point cette espèce de trouble que j'éprouvai en découvrant les côtes de la Grèce : mais la vue du berceau des Israélites et de la patrie des chrétiens me remplit de joie et de respect. J'allais descendre sur la terre des prodiges, aux sources de la plus étonnante poésie, aux lieux où, même humainement parlant, s'est passé le plus grand événement qui ait jamais changé la face du monde. (...)

" Le vent nous manqua à midi ; il se leva de nouveau à quatre heures ; mais, par l'ignorance du pilote, nous dépassâmes le but... A deux heures de l'après-midi nous revîmes Jaffa.

" Un bateau se détacha de la terre avec trois religieux. Je descendis avec eux dans la chaloupe ; nous entrâmes dans le port par une ouverture pratiquée entre des rochers, et dangereuse même pour un caïque.

" Les Arabes du rivage s'avancèrent dans l'eau jusqu'à la ceinture, afin de nous charger sur leurs épaules. Il se passa, là, une scène assez plaisante : mon domestique était vêtu d'une redingote blanchâtre ; le blanc étant la couleur de distinction chez les Arabes, ils jugèrent que Julien était le scheik. Ils se saisirent de lui et l'emportèrent en triomphe, malgré ses protestations, tandis que, grâce à mon habit bleu, je me sauvais obscurément sur le dos d'un mendiant déguenillé. "

Maintenant, entendons Julien, principal acteur de la scène :

Itinéraire de Julien.

" Ce qui m'a beaucoup étonné, c'est de voir venir six Arabes pour me porter à terre, tandis qu'il n'y en avait que deux pour Monsieur, ce qui l'amusait beaucoup de me voir porter comme une châsse. Je ne sais si ma mise leur a paru plus brillante que celle de Monsieur ; il avait une redingote brune et boutons pareils, la mienne était blanchâtre, avec des boutons de métal blanc qui jetaient assez d'éclat par le soleil qu'il faisait ; c'est ce qui a pu, sans doute, leur causer cette méprise.

" Nous sommes entrés le mercredi Ier octobre chez les religieux de Jaffa, qui sont de l'ordre des Cordeliers, parlant latin et italien, mais très peu français. Ils nous ont très bien reçus et ont fait tout leur possible pour nous procurer tout ce qui nous était nécessaire. "

J'arrive à Jérusalem. - Par le conseil des Pères du couvent, je traverse vite la cité sainte pour aller au Jourdain. - Après m'être arrêté au couvent de Bethléem, je pars avec une escorte d'Arabes ; je m'arrête à Saint-Saba. - A minuit, je me trouve au bord de la mer Morte.

Mon itinéraire.

" Quand on voyage dans la Judée, d'abord un grand ennui saisit le coeur ; mais lorsque, passant de solitude en solitude, l'espace s'étend sans bornes devant vous, peu à peu l'ennui se dissipe, on éprouve une terreur secrète qui, loin d'abaisser l'âme, donne du courage et élève le génie. Des aspects extraordinaires décèlent de toutes parts une terre travaillée par des miracles : le soleil brûlant, l'aigle impétueux, le figuier stérile, toute la poésie, tous les tableaux de l'Ecriture sont là. Chaque nom renferme un mystère ; chaque grotte déclare l'avenir ; chaque sommet retentit des accents d'un prophète. Dieu même a parlé sur ces bords : les torrents desséchés, les rochers fendus, les tombeaux entrouverts, attestent le prodige ; le désert paraît encore muet de terreur, et l'on dirait qu'il n'a osé rompre le silence depuis qu'il a entendu la voix de l'Eternel.

Nous descendîmes de la croupe de la montagne, afin d'aller passer la nuit au bord de la mer Morte, pour remonter ensuite au Jourdain. "

Itinéraire de Julien.

" Nous sommes descendus de cheval pour les laisser reposer et manger, ainsi que nous, qui avions une assez bonne cantine que les religieux de Jérusalem nous avaient donnée. Après notre collation faite, nos Arabes allèrent à une certaine distance de nous, pour écouter, l'oreille sur terre, s'ils entendaient quelque bruit ; nous ayant assuré que nous pouvions être tranquilles, alors chacun s'est abandonné au sommeil. Quoique couché sur des cailloux, j'avais fait un très bon somme, quand Monsieur vint me réveiller, à cinq heures du matin, pour faire préparer tout notre monde à partir. Il avait déjà empli une bouteille de fer-blanc, tenant environ trois chopines, de l'eau de la mer Morte pour rapporter à Paris. "

Mon itinéraire.

" Nous levâmes le camp, et nous cheminâmes pendant une heure et demie avec une peine excessive dans une arène blanche et fine. Nous avancions vers un petit bois d'arbres de baume et de tamarins, qu'à mon grand étonnement, je voyais s'élever du milieu d'un sol stérile. Tout à coup, les Bethléémites s'arrêtèrent et me montrèrent de la main, au fond d'une ravine, quelque chose que je n'avais pas aperçu. Sans pouvoir dire ce que c'était j'entrevoyais comme une espèce de sable en mouvement sur l'immobilité du sol. Je m'approchai de ce singulier objet, et je vis un fleuve jaune que j'avais peine à distinguer de l'arène de ses deux rives. Il était profondément encaissé, et roulait avec lenteur une onde épaisse : c'était le Jourdain...

" Les Bethléémites se dépouillèrent et se plongèrent dans le Jourdain. Je n'osai les imiter, à cause de la fièvre qui me tourmentait toujours. "

Itinéraire de Julien.

" Nous sommes arrivés au Jourdain à sept heures du matin, par des sables où nos chevaux entraient jusqu'aux genoux, et par des fossés qu'ils avaient peine à remonter. Nous avons parcouru le rivage jusqu'à dix heures, et, pour nous délasser, nous nous sommes baignés très commodément par l'ombre des arbrisseaux qui bordent le fleuve. Il aurait été très facile de passer de l'autre côté à la nage, n'ayant de largeur, à l'endroit nous étions, qu'environ 40 toises ; mais il n'eût pas été prudent de le faire, car il y avait des Arabes qui cherchaient à nous rejoindre, et en peu de temps ils se réunissent en très grand nombre. Monsieur a empli sa seconde bouteille de fer-blanc d'eau du Jourdain. "

Nous rentrâmes dans Jérusalem : Julien n'est pas beaucoup frappé des Saints Lieux ; en vrai philosophe, il est sec : " Le Calvaire, dit-il, est dans la même église, sur une hauteur, semblable à beaucoup d'autres hauteurs sur lesquelles nous avons monté, et d'où l'on ne voit au loin que des terres en friche, et pour tous bois des broussailles et arbustes rongés par les animaux. La vallée de Josaphat se trouve en dehors, au pied du mur de Jérusalem, et ressemble à un fossé de rempart. "

Je quittai Jérusalem, j'arrivai à Jaffa, et je m'embarquai pour Alexandrie. D'Alexandrie j'allai au Caire, et je laissai Julien chez M. Drovetti, qui eut la bonté de me noliser un bâtiment autrichien pour Tunis. Julien continue son journal à Alexandrie : " Il y a ", dit-il, " des juifs, qui font l'agiotage comme partout où ils sont. A une demi-lieue de la ville, il y a la colonne de Pompée, qui est en granit rougeâtre, montée sur un massif de pierres de tailles. "

Mon itinéraire.

" Le 23 novembre, à midi, le vent étant devenu favorable, je me rendis à bord du vaisseau. J'embrassai M. Drovetti sur le rivage, et nous nous promîmes amitié et souvenance : j'acquitte aujourd'hui ma dette.

" Nous levâmes l'ancre à deux heures. Un pilote nous mit hors du port. Le vent était faible et de la partie du midi. Nous restâmes trois jours à la vue de la colonne de Pompée, que nous découvrions à l'horizon. Le soir du troisième jour, nous entendîmes le coup de canon de retraite du port d'Alexandrie. Ce fut comme le signal de notre départ définitif, car le vent du nord se leva, et nous fîmes voile à l'occident.

" Le Ier décembre, le vent, se fixant à l'ouest, nous barra le chemin. Peu à peu il descendit au sud-ouest et se changea en une tempête qui ne cessa qu'à notre arrivée à Tunis. Pour occuper mon temps, je copiais et mettais en ordre les notes de ce voyage et les descriptions des Martyrs . La nuit, je me promenais sur le pont avec le second, le capitaine Dinelli. Les nuits passées au milieu des vagues, sur un vaisseau battu de la tempête ne sont pas stériles ; l'incertitude de notre avenir donne aux objets leur véritable prix : la terre, contemplée du milieu d'une mer orageuse, ressemble à la vie considérée par un homme qui va mourir. "

Itinéraire de Julien.

" Après notre sortie du port d'Alexandrie, nous avons été assez bien pendant les premiers jours, mais cela n'a pas duré, car nous avons toujours eu mauvais temps et mauvais vent pendant le reste du trajet. Il y avait toujours de garde sur le pont un officier, le pilote et quatre matelots. Quand nous voyions, à la fin du jour, que nous allions avoir une mauvaise nuit, nous montions sur le pont. Vers minuit, je faisais notre punch. Je commençais toujours à en donner à notre pilote et aux quatre matelots, ensuite j'en servais à Monsieur, à l'officier et à moi ; mais nous ne prenions pas cela aussi tranquillement que dans un café. Cet officier avait beaucoup plus d'usage que le capitaine ; il parlait très bien français, ce qui nous a été très agréable dans notre trajet. "

Nous continuons notre navigation et nous mouillons devant les îles Kerkeni.

Mon itinéraire.

" Un orage du sud-est s'éleva à notre grande joie, et en cinq jours nous arrivâmes dans les eaux de l'île de Malte. Nous la découvrîmes la veille de Noël ; mais le jour de Noël même, le vent, se rangeant à l'ouest-nord-ouest, nous chassa au midi de Lampedouse. Nous restâmes dix-huit jours sur la côte orientale du royaume de Tunis, entre la vie et la mort. Je n'oublierai de ma vie la journée du 28.

" Nous jetâmes l'ancre devant les îles de Kerkeni. Nous restâmes huit jours à l'ancre dans la petite Syrte où je vis commencer l'année 1807. Sous combien d'astres et dans combien de fortunes diverses j'avais déjà vu se renouveler pour moi les années, qui passent si vite ou qui sont si longues ! Qu'ils étaient loin de moi ces temps de mon enfance où je recevais avec un coeur palpitant de joie la bénédiction et les présents paternels ! Comme ce premier jour de l'année était attendu ! Et maintenant, sur un vaisseau étranger, au milieu de la mer, à la vue d'une terre barbare, ce premier jour s'envolait pour moi, sans témoins, sans plaisirs, sans les embrassements de la famille, sans ces tendres souhaits de bonheur qu'une mère forme pour son fils avec tant de sincérité ! Ce jour, né du sein des tempêtes, ne laissait tomber sur mon front que des soucis, des regrets et des cheveux blancs. "

Julien est exposé à la même destinée, et il me reprend d'une de ces impatiences dont heureusement je me suis corrigé.

Itinéraire de Julien.

" Nous étions très près de l'île de Malte et nous avions à craindre d'être aperçus par quelque bâtiment anglais qui aurait pu nous forcer d'entrer dans le port ; mais aucun n'est venu à notre rencontre. Notre équipage se trouvait très fatigué et le vent continuait à ne pas nous être favorable. Le capitaine voyant sur sa carte un mouillage nommé Kerkeni, duquel nous n'étions pas éloignés, fit voile dessus, sans en prévenir Monsieur, lequel voyant que nous approchions de ce mouillage, s'est fâché de ce qu'il n'avait pas été consulté, disant au capitaine qu'il devait continuer sa route, ayant supporté de plus mauvais temps. Mais nous étions trop avancés pour reprendre notre route, et, d'ailleurs, la prudence du capitaine a été fort approuvée, car cette nuit-là, le vent est devenu bien plus fort et la mer très mauvaise. Ayant été obligés de rester vingt-quatre heures de plus que notre prévision dans le mouillage, Monsieur en marquait vivement son mécontentement au capitaine, malgré les justes raisons que celui-ci lui donnait.

" Il y avait environ un mois que nous naviguions, et il ne nous fallait plus que sept ou huit heures pour arriver dans le port de Tunis. Tout à coup, le vent devint si violent que nous fûmes obligés de nous mettre au large, et nous restâmes trois semaines sans pouvoir aborder ce port. C'est encore dans ce moment que Monsieur reprocha de nouveau au capitaine d'avoir perdu trente-six heures au mouillage. On ne pouvait le persuader qu'il nous serait arrivé plus grand malheur, si le capitaine eut été moins prévoyant. Le malheur que je voyais était de voir nos provisions baisser sans savoir quand nous arriverions. "

Je

foulai enfin le sol de Carthage. Je trouvai chez M. et madame Devoise l'hospitalité la plus généreuse. Julien fait bien connaître mon hôte ; il parle aussi de la campagne et des juifs : " Ils prient et pleurent ", dit-il.

Un brick de guerre américain m'ayant donné passage à son bord, je traversai le lac de Tunis pour me rendre à La Goulette. " Chemin faisant, dit Julien, je demandai à Monsieur s'il avait pris l'or qu'il avait mis dans le secrétaire de la chambre où il couchait ; il me dit qu'il l'avait oublié, et je fus obligé de retourner à Tunis. " L'argent ne peut jamais me demeurer dans la cervelle.

Quand j'arrivai d'Alexandrie, nous jetâmes l'ancre en face les débris de la cité d'Annibal. Je les regardais du bord sans pouvoir deviner ce que c'était. J'apercevais quelques cabanes de Maures, un ermitage musulman sur la pointe d'un cap avancé, des brebis paissant parmi des ruines, ruines si peu apparentes que je les distinguais à peine du sol qui les portait : c'était Carthage. Je la visitai avant de m'embarquer pour l'Europe.

Mon itinéraire.

" Du sommet de Byrsa, l'oeil embrasse les ruines de Carthage qui sont plus nombreuses qu'on ne le pense généralement : elles ressemblent à celles de Sparte n'ayant rien de bien conservé, mais occupant un espace considérable. Je les vis au mois de février ; les figuiers, les oliviers et les caroubiers donnaient déjà leurs premières feuilles ; de grandes angéliques et des acanthes formaient des touffes de verdure parmi les débris de marbre de toutes couleurs. Au loin, je promenais mes regards sur l'isthme, sur une double mer, sur des îles lointaines, sur une campagne riante, sur des lacs bleuâtres, sur des montagnes azurées ; je découvrais des forêts, des vaisseaux, des aqueducs, des villages maures, des ermitages mahométans, des minarets et les maisons blanches de Tunis. Des millions de sansonnets, réunis en bataillons et ressemblant à des nuages, volaient au-dessus de ma tête. Environné des plus grands et des plus touchants souvenirs, je pensais à Didon, à Sophonisbe, à la noble épouse d'Asdrubal ; je contemplais les vastes plaines où sont ensevelies les légions d'Annibal, de Scipion et de César ; mes yeux voulaient reconnaître l'emplacement du palais d'Utique. Hélas ! les débris du palais de Tibère existent encore à Caprée, et l'on cherche en vain à Utique la place de la maison de Caton ! Enfin, les terribles Vandales, les légers Maures passaient tour à tour devant ma mémoire, qui m'offrait, pour dernier tableau, saint Louis expirant sur les ruines de Carthage. "

Julien achève comme moi de prendre sa dernière vue de l'Afrique à Carthage.

Itinéraire de Julien.

" Le 7 et le 8 nous nous sommes promenés dans les ruines de Carthage où il se trouve encore quelques fondations à rase terre ; qui prouvent la solidité des monuments de l'antiquité. Il y a aussi comme des distributions de bains qui sont submergés par la mer. Il existe encore de très belles citernes ; on en voyait d'autres qui étaient comblées. Le peu d'habitants qui occupent ces contrées cultivent les terres qui leur sont nécessaires. Ils ramassent différents marbres et pierres, ainsi que des médailles qu'ils vendent aux voyageurs comme antiques : Monsieur en a acheté pour rapporter en France.


2 L18 Chapitre 3

De Tunis jusqu'à ma rentrée en France par l'Espagne.

Julien raconte brièvement notre traversée de Tunis à la baie de Gibraltar ; d'Algésiras, il arrive promptement à Cadix, et de Cadix à Grenade. Indifférent à Blanca , il remarque seulement que l ' Alhambra et autres édifices élevés sont sur des rochers d ' une hauteur immense .

Mon Itinéraire n'entre pas dans beaucoup plus de détails sur Grenade ; je me contente de dire :

" L'Alhambra me parut digne d'être remarqué, même après les temples de Grèce. La vallée de Grenade est délicieuse et ressemble beaucoup à celle de Sparte : on conçoit que les Maures regrettent un pareil pays. "

C'est dans le Dernier des Abencérages que j'ai décrit l'Alhambra. L'Alhambra, le Généralife, le Monte-Santo se sont gravés dans ma tête comme ces paysages fantastiques que, souvent à l'aube du jour, on croit entrevoir dans un beau premier rayon de l'aurore. Je me sens encore assez de nature pour peindre la Vega ; mais je n'oserais le tenter, de peur de l' archevêque de Grenade . Pendant mon séjour dans la ville des sultanes, un guitariste, chassé par un tremblement de terre d'un village que je venais de traverser, s'était donné à moi. Sourd comme un pot, il me suivait partout : quand je m'asseyais sur une ruine dans le palais des Maures, il chantait debout à mes côtés, en s'accompagnant de sa guitare. L'harmonieux mendiant n'aurait peut-être pas composé la symphonie de la Création , mais sa poitrine brunie se montrait à travers les lambeaux de sa casaque, et il aurait eu grand besoin d'écrire comme Beethoven à mademoiselle Breuning :

" Vénérable Eléonore, ma très chère amie, je voudrais bien être assez heureux pour posséder une veste de poil de lapin tricotée par vous. "

Je traversai d'un bout à l'autre cette Espagne où, seize années plus tard, le ciel me réservait un grand rôle, en contribuant à étouffer l'anarchie chez un noble peuple et à délivrer un Bourbon : l'honneur de nos armes fut rétabli, et j'aurais sauvé la Légitimité, si la Légitimité avait pu comprendre les conditions de sa durée.

Julien ne me lâche pas qu'il ne m'ait ramené sur la place Louis XV, le 5 juin 1807, à trois heures après-midi. De Grenade, il me conduit à Aranjuez, à Madrid, à l'Escurial, d'où il saute à Bayonne.

" Nous sommes repartis de Bayonne, dit-il, le mardi 9 mai, pour Pau, Tarbes, Barèges et Bordeaux, où nous sommes arrivés le 18, très fatigués, avec chacun un mouvement de fièvre. Nous en sommes repartis le 19, et nous avons passé à Angoulême et à Tours, et nous sommes arrivés le 28 à Blois, où nous avons couché. Le 31, nous avons continué notre route jusqu'à Orléans, et ensuite nous avons fait notre dernier coucher à Angerville. "

J'étais là, à une poste d'un château dont mon long voyage ne m'avait point fait oublier les habitants. Mais les jardins d'Amide, où étaient-ils ? Deux ou trois fois, en retournant aux Pyrénées, j'ai aperçu du grand chemin la colonne de Méréville ; ainsi que la colonne de Pompée, elle m'annonçait le désert : comme mes fortunes de mer, tout a changé.

J'arrivai à Paris avant les nouvelles que je donnais de moi : j'avais devancé ma vie. Tout insignifiants que sont ces billets, je les parcours, comme on regarde de méchants dessins qui représentent des lieux qu'on a visités. Ces billets datés de Modon, d'Athènes, de Zéa, de Smyrne et de Constantinople ; de Jaffa, de Jérusalem, d'Alexandrie, de Tunis, de Grenade, de Madrid et de Burgos ; ces lignes tracées sur toutes sortes de papier, avec toutes sortes d'encre, apportées par tous les vents, m'intéressent. Il n'y a pas jusqu'à mes firmans que je ne me plaise à dérouler : j'en touche avec plaisir le vélin, j'en suis l'élégante calligraphie et je m'ébahis à la pompe du style. J'étais donc un bien grand personnage. Nous sommes de bien pauvres diables, avec nos lettres à trois sous et nos passeports à quarante, auprès de ces seigneurs du turban !

Osman Séïd, pacha de Morée, adresse ainsi, à qui de droit, mon firman pour Athènes :

" Hommes de loi des bourgs de Misitra (Sparte) et d'Argos, cadis, nababs, effendis, de qui puisse la sagesse s'augmenter encore ; honneur de vos pairs et de nos grands, vaïvodes, et vous par qui voit votre maître, qui le remplacez dans chacune de vos juridictions, gens en place et gens d'affaires, dont le crédit ne peut que croître.

" Nous vous mandons qu'entre les nobles de France, un noble (particulièrement) de Paris, muni de cet ordre, accompagné d'un janissaire armé et d'un domestique pour son escorte, a sollicité la permission et expliqué son intention de passer par quelques-uns des lieux et positions qui sont de vos juridictions, afin de se rendre à Athènes, qui est un isthme hors de là, séparé de vos juridictions.

" Vous donc, effendis, vaïvodes et tous autres désignés ci-dessus, quand le susdit personnage arrivera aux lieux de vos juridictions, vous aurez le plus grand soin qu'on s'acquitte envers lui des égards et de tous les détails dont l'amitié fait une loi, etc., etc.

" An 1221 de l'hégire. "

Mon passeport de Constantinople pour Jérusalem porte :

" Au tribunal sublime de Sa Grandeur le kadi de Kouds (Jérusalem), Schérif très excellent effendi :

" Très excellent effendi, que Votre Grandeur placée sur son tribunal auguste, agrée nos bénédictions sincères et nos salutations affectueuses.

" Nous vous mandons qu'un personnage noble, de la cour de France, nommé François-Auguste de Chateaubriand, se rend en ce moment vers vous, pour accomplir le saint pèlerinage (des chrétiens). "

Protégerions-nous de la sorte le voyageur inconnu près des maires et des gendarmes qui visitent son passeport ? on peut lire également dans ces firmans les révolutions des peuples : combien de laissez-passer a-t-il fallu que Dieu donnât aux empires, pour qu'un esclave tartare imposât des ordres à un vaïvode de Misitra, c'est-à-dire à un magistrat de Sparte ; pour qu'un musulman recommandât un chrétien au cadi de Kouds, c'est-à-dire de Jérusalem !

L' Itinéraire est entré dans les éléments qui composent ma vie. Quand je partis en 1806, un pèlerinage à Jérusalem paraissait une grande entreprise. Ores que la foule m'a suivi et que tout le monde est en diligence, le merveilleux s'est évanoui ; il ne m'est guère resté en propre que Tunis : on s'est moins dirigé de ce côté, et l'on convient que j'ai désigné la véritable situation des ports de Carthage. Cette honorable lettre le prouve :

" Monsieur le vicomte, je viens de recevoir un plan du sol et des ruines de Carthage, donnant les contours exacts et les reliefs du terrain ; il a été levé trigonométriquement sur une base de 1 500 mètres, il s'appuie sur des observations barométriques faites avec des baromètres correspondants. C'est un travail de dix ans de précision et de patience ; il confirme vos opinions sur la position des ports de Byrsa.

" J'ai repris avec ce plan exact, tous les textes anciens, et j'ai déterminé, je crois, l'enceinte extérieure et les autres parties du Cothon, de Byrsa et de Mégara, etc., etc. Je vous rends la justice qui vous est due à tant de titres.

" Si vous ne craignez pas de me voir fondre sur votre génie avec ma trigonométrie et ma lourde érudition, je serai chez vous au premier signe de votre part. Si nous vous suivons, mon père et moi, dans la littérature, longissimo intervallo , au moins nous aurons tâché de vous imiter pour la noble indépendance dont vous donnez à la France un si beau modèle.

" J'ai l'honneur d'être, et je m'en vante, votre franc admirateur,

" Dureau de La Malle. "

Une pareille rectification des lieux aurait suffi autrefois pour me faire un nom en géographie. Dorénavant, si j'avais encore la manie de faire parler de moi, je ne sais où je pourrais courir, afin d'attirer l'attention du public : peut-être reprendrais-je mon ancien projet de la découverte du passage au pôle nord ; peut-être remonterais-je le Gange. Là, je verrais la longue ligne noire et droite des bois qui défendent l'accès de l'Himalaya ; lorsque, parvenu au col qui attache les deux principaux sommets du mont Ganghour, je découvrirais l'amphithéâtre incommensurable des neiges éternelles ; lorsque je demanderais à mes guides, comme Heber, l'évêque anglican de Calcutta le nom des autres montagnes de l'est, ils me répondraient qu'elles bordent l'empire chinois. A la bonne heure ! mais revenir des Pyramides, c'est comme si vous reveniez de Montlhéry. A ce propos, je me souviens qu'un pieux antiquaire des environs de Saint-Denis en France, m'a écrit pour me demander si Pontoise ne ressemblait pas à Jérusalem.

La page qui termine l' Itinéraire semble être écrite en ce moment même, tant elle reproduit mes sentiments actuels.

" Il y a vingt ans, disais-je, que je me consacre à l'étude au milieu de tous les hasards et de tous les chagrins ; diversa exilia et desertas quaerere terras : un grand nombre de feuilles de mes livres ont été tracées sous la tente, dans les déserts, au milieu des flots ; j'ai souvent tenu la plume sans savoir comment je prolongerais de quelques instants mon existence... Si le ciel m'accorde un repos que je n'ai jamais goûté, je tâcherai d'élever en silence un monument à ma patrie ; si la Providence me refuse ce repos, je ne dois songer qu'à mettre mes derniers jours à l'abri des soucis qui ont empoisonné les premiers. Je ne suis plus jeune, je n'ai plus l'amour du bruit ; je sais que les lettres dont le commerce est si doux quand il est secret, ne nous attirent au dehors que des orages. Dans tous les cas, j'ai assez écrit si mon nom doit vivre ; beaucoup trop s'il doit mourir. "

Il est possible que mon Itinéraire demeure comme un manuel à l'usage des juifs-errants de ma sorte : j'ai marque scrupuleusement les étapes et tracé une carte routière. Tous les voyageurs, à Jérusalem, m'ont écrit pour me féliciter et me remercier de mon exactitude ; j'en citerai un témoignage :

" Monsieur, vous m'avez fait l'honneur, il y a quelques semaines, de me recevoir chez vous, ainsi que mon ami M. de Saint-Laumer ; en vous apportant une lettre d'Abou-Gosch, nous venions vous dire combien on trouvait de nouveaux mérites à votre Itinéraire en le lisant sur les lieux, et comme on appréciait jusqu'à son titre même, tout humble et tout modeste que vous l'ayez choisi, en le voyant justifié à chaque pas par l'exactitude scrupuleuse des descriptions, fidèles encore aujourd'hui, sauf quelques ruines de plus ou de moins, seul changement de ces contrées, etc.

" Jules Folentlot. "

" Rue Caumartin, n° 23. "

Mon exactitude tient à mon bon sens vulgaire ; je suis de la race des Celtes et des tortues, race pédestre ; non du sang des Tartares et des oiseaux, races pourvues de chevaux et d'ailes. La Religion, il est vrai, me ravit souvent dans ses bras ; mais quand elle me remet à terre, je chemine, appuyé sur mon bâton, me reposant aux bornes pour déjeuner de mon olive et de mon pain bis. Si je suis moult allé en bois, comme font volontiers les François , je n'ai, cependant, jamais aimé le changement pour le changement ; la route m'ennuie : j'aime seulement le voyage à cause de l'indépendance qu'il me donne, comme j'incline vers la campagne, non pour la campagne, mais pour la solitude. " Tout ciel m'est un, dit Montaigne, vivons entre les nôtres, allons mourir et rechigner entre les inconnus. "

Il me reste aussi de ces pays d'orient quelques autres lettres, parvenues à leur adresse plusieurs mois après leur date. Des pères de la Terre-Sainte, des consuls et des familles, me supposant devenu puissant sous la Restauration, ont réclamé, auprès de moi, les droits de l'hospitalité de loin, on se trompe et l'on croit ce qui semble juste. M. Gaspari m'écrivit, en 1816, pour solliciter ma protection en faveur de son fils ; sa lettre est adressée : A monsieur le vicomte de Chateaubriand, grand-maître de l ' Université royale, à Paris .

M. Caffe, ne perdant pas de vue ce qui se passe autour de lui, et m'apprenant des nouvelles de son univers, me mande d'Alexandrie : " Depuis votre départ, le pays n'est pas amélioré, quoique la tranquillité règne. Quoique le chef n'ait rien à craindre de la part des Mameluks, toujours réfugiés dans la Haute-Egypte, il faut pourtant qu'il se tienne en garde. Abd-el-Ouad fait toujours des siennes à la Mecque. Le canal de Manouf vient d'être fermé ; Méhémet-Ali sera mémorable en Egypte pour avoir exécuté ce projet, etc. "

Le 13 août 1816, M. Pangalo fils m'écrivait de Zéa.

" Monseigneur,

" Votre Itinéraire de Paris à Jérusalem est parvenu à Zéa, et j'ai lu, au milieu de notre famille, ce que Votre Excellence veut bien y dire d'obligeant pour elle. Votre séjour, parmi nous, a été si court que nous ne méritons pas, à beaucoup près, les éloges que Votre Excellence a faits de notre hospitalité, et de la manière trop familière avec laquelle nous vous avons reçu. Nous venons d'apprendre aussi, avec la plus grande satisfaction, que Votre Excellence se trouve replacée par les derniers événements, et qu'elle occupe un rang dû à son mérite autant qu'à sa naissance. Nous l'en félicitons, et nous espérons qu'au faîte des grandeurs, monsieur le comte de Chateaubriand voudra bien se ressouvenir de Zéa, de la nombreuse famille du vieux Pangalo, son hôte, de cette famille dans laquelle le consulat de France existe depuis le glorieux règne de Louis-le-Grand, qui a signé le brevet de notre aïeul. Ce vieillard, si souffrant, n'est plus ; j'ai perdu mon père ; je me trouve, avec une fortune très médiocre, chargé de toute la famille ; j'ai ma mère, six soeurs à marier, et plusieurs veuves à ma charge avec leurs enfants. J'ai recours aux bontés de Votre Excellence ; je la prie de venir au secours de notre famille, en obtenant que le vice-consulat de Zéa, qui est très nécessaire pour la relâche fréquente des bâtiments du Roi, ait des appointements comme les autres vice-consulats ; que d'agent, que je suis, sans appointement, je sois vice-consul, avec le traitement attaché à ce grade. Je crois que Votre Excellence obtiendrait facilement cette demande, en faveur des longs services de mes aïeux, si elle daignait s'en occuper, et qu'elle excusera la familiarité importune de vos hôtes de Zéa, qui espèrent en vos bontés.

" Je suis avec le plus profond respect,

" Monseigneur,

" De Votre Excellence,

" Le très humble et très obéissant serviteur,

" M.-G. Pangalo. "

" Zéa, le 3 août 1816. "

Toutes les fois qu'un peu de gaîté me vient sur les lèvres, j'en suis puni comme d'une faute. Cette lettre me fait sentir un remords en relisant un passage (atténué il est vrai, par des expressions reconnaissantes) sur l'hospitalité de nos consuls devant le Levant : " Mesdemoiselles Pangalo, dis-je dans l' Itinéraire , chantent en grec :

Ah ! vous dirai-je, maman ?

M. Pangalo poussait des cris, les coqs s'égosillaient, et les souvenirs d'Iulis, d'Aristée, de Simonide étaient complètement effacés. "

Les demandes de protection tombaient presque toujours au milieu de mes discrédits et de mes misères. Au commencement même de la Restauration, le 11 octobre 1814, je reçus cette autre lettre datée de Paris :

" Monsieur l'Ambassadeur,

" Mademoiselle Dupont, des îles Saint-Pierre et Miquelon, qui a eu l'honneur de vous voir dans ces îles, désirerait obtenir de Votre Excellence un moment d'audience. Comme elle sait que vous habitez la campagne, elle vous prie de lui faire savoir le jour où vous viendrez à Paris et où vous pourrez lui accorder cette audience.

" J'ai l'honneur d'être, etc.

" Dupont. "

Je ne me souvenais plus de cette demoiselle de l'époque de mon voyage sur l'océan, tant la mémoire est ingrate ! Cependant, j'avais gardé un souvenir parfait de la fille inconnue qui s'assit auprès de moi dans la triste Cyclade glacée :

" Une jeune marinière parut dans les déclivités supérieures du morne, elle avait les jambes nues quoiqu'il fît froid, et marchait parmi la rosée ; etc. "

Des circonstances indépendantes de ma volonté m'empêchèrent de voir mademoiselle Dupont. Si, par hasard, c'était la fiancée de Guillaumy, quel effet un quart de siècle avait-il produit sur elle ? Avait-elle été atteinte de l'hiver de Terre-Neuve, ou conservait-elle le printemps des fèves en fleurs, abritées dans le fossé du fort de Saint-Pierre ?

A la tête d'une excellente traduction des Lettres de saint Jérôme MM. Collombet et Grégoire ont voulu trouver dans leur notice, entre ce saint et moi, à propos de la Judée, une ressemblance à laquelle je me refuse par respect. Saint Jérôme, du fond de sa solitude, traçait la peinture de ses combats intérieurs : je n'aurais pas rencontré les expressions de génie de l'habitant de la grotte de Bethléem ; tout au plus, aurais-je pu chanter avec saint François, mon patron en France et mon hôtelier au Saint-Sépulcre, ses deux cantiques en italien de l'époque qui précède l'italien de Dante :

In foco l'amor mi mise,

In foco l'amor mi mise.

J'aime à recevoir des lettres d'outre-mer ; ces lettres semblent m'apporter quelque murmure des vents, quelque rayon des soleils, quelque émanation des destinées diverses que séparent les flots et que lient les souvenirs de l'hospitalité.

Voudrais-je revoir ces contrées lointaines ? Une ou deux, peut-être. Le ciel de l'Attique a produit en moi un enchantement qui ne s'efface point ; mon imagination est encore parfumée des myrtes du temple de la Vénus aux jardins et de l'iris du Céphise.

Fénelon, au moment de partir pour la Grèce, écrivait à Bossuet la lettre qu'on va lire. L'auteur futur de Télémaque s'y révèle avec l'ardeur du missionnaire et du poète.

" Divers petits accidents ont toujours retardé jusqu'ici mon retour à Paris ; mais enfin, Monseigneur, je pars et peu s'en faut que je ne vole. A la vue de ce voyage j'en médite un plus grand. La Grèce entière s'ouvre à moi, le sultan effrayé recule ; déjà le Péloponnèse respire en liberté, et l'Eglise de Corinthe va refleurir ; la voix de l'Apôtre s'y fera encore entendre. Je me sens transporté dans ces beaux lieux et parmi ces ruines précieuses, pour y recueillir, avec les plus curieux monuments, l'esprit même de l'antiquité. Je cherche cet aréopage, où saint Paul annonça aux sages du monde le Dieu inconnu ; mais le profane vient après le sacré et je ne dédaigne pas de descendre au Pirée, où Socrate fait le plan de sa République. Je monte au sommet du Parnasse, je cueille les lauriers de Delphes et je goûte les délices du Tempé.

" Quand est-ce que le sang des Turcs se mêlera avec celui des Perses sur les plaines de Marathon, pour laisser la Grèce entière à la religion, à la philosophie et aux beaux-arts, qui la regardent comme leur patrie ?

.... Arva, beata

Petamus arva, divites et insulas.

Je ne t'oublierai pas, ô île consacrée par les célestes visions du disciple bien-aimé ; ô heureuse Pathmos, j'irai baiser sur la terre les pas de l'Apôtre, et je croirai voir les cieux ouverts. Là, je me sentirai saisi d'indignation contre le faux prophète, qui a voulu développer les oracles du véritable, et je bénirai le Tout-Puissant qui, loin de précipiter l'Eglise comme Babylone, enchaîne le dragon et la rend victorieuse. Je vois déjà le schisme qui tombe, l'Orient et l'Occident qui se réunissent, et l'Asie qui voit renaître le jour après une si longue nuit ; la terre sanctifiée par les pas du Sauveur et arrosée de son sang, délivrée de ses profanateurs, et revêtue d'une nouvelle gloire ; enfin, les enfants d'Abraham épars sur toute la terre, et plus nombreux que les étoiles du firmament, qui, rassemblés des quatre vents, viendront en foule reconnaître le Christ qu'ils ont percé, et montrer à la fin des temps une résurrection. En voilà assez, Monseigneur, et vous serez bien aise d'apprendre que c'est ici ma dernière lettre, et la fin de mes enthousiasmes, qui vous importuneront peut-être. Pardonnez-les à ma passion de vous entretenir de loin, en attendant que je puisse le faire de près. "

" Fr. de Fénelon. "

C'était là le vrai nouvel Homère, seul digne de chanter la Grèce et d'en raconter la beauté au nouveau Chrysostome.


2 L18 Chapitre 4

Réflexions sur mon voyage. - Mort de Julien.

Je n'ai devant les yeux, des sites de la Syrie, de l'Egypte et de la terre punique, que les endroits en rapport avec ma nature solitaire ; ils me plaisaient indépendamment de l'antiquité, de l'art et de l'histoire. Les Pyramides me frappaient moins par leur grandeur que par le désert contre lequel elles étaient appliquées ; la colonne de Dioclétien arrêtait moins mes regards que les festons de la mer le long des sables de la Libye. A l'embouchure pélusiaque du Nil, je n'aurais pas désiré un monument pour me rappeler cette scène peinte par Plutarque :

" L'affranchi chercha au long de la grève où il trouva quelque demeurant du vieil bateau de pécheur, suffisant pour brusler un pauvre corps nu et encore non tout entier. Ainsi, comme il les amassoit et assembloit, il survint un Romain, homme d'âge qui, en ses jeunes ans, avoit été à la guerre sous Pompée. Ah ! lui dit le Romain, tu n'auras pas tout seul cet honneur et te prie, veuille-moi recevoir pour compagnon en une si sainte et si dévote rencontre, afin que je n'aie point occasion de me plaindre en tout, ayant en récompense de plusieurs maux que j'ai endurés, rencontré au moins cette bonne aventure de pouvoir toucher avec mes mains et aider à ensevelir le plus grand capitaine des Romains. "

Le rival de César n'a plus de tombeau près de la Libye et une jeune esclave libyenne a reçu de la main d'une Pompée une sépulture non loin de cette Rome, d'où le grand Pompée était banni. A ces jeux de la fortune, on conçoit comment les chrétiens s'allaient cacher dans la Thébaïde.

" Née en Libye, ensevelie à la fleur de mes ans sous la poussière ausonienne, je repose près de Rome le long de ce rivage sablonneux. L'illustre Pompée qui m'avait élevée avec une tendresse de mère, a pleuré ma mort et m'a déposée dans un tombeau qui m'égale, moi pauvre esclave, aux Romains libres. Les feux de mon bûcher ont prévenu ceux de l'hymen. Le flambeau de Proserpine a trompé nos espérances. " ( Anthologie .)

Les vents ont dispersé les personnages de l'Europe, de l'Asie, de l'Afrique, au milieu desquels j'ai paru, et dont je viens de vous parler : l'un est tombé de l'Acropolis d'Athènes, l'autre du rivage de Chio ; celui-ci s'est précipité de la montagne de Sion, celui-là ne sortira plus des flots du Nil ou des citernes de Carthage. Les lieux aussi ont changé : de même qu'en Amérique s'élèvent des villes où j'ai vu des forêts, de même un empire se forme dans ces arènes de l'Egypte, où mes regards n'avaient rencontré que des horizons nus et ronds comme la bosse d ' un bouclier , disent les poésies arabes, et des loups si maigres que leurs mâchoires sont comme un bâton fendu . La Grèce a repris cette liberté que je lui souhaitais en la traversant sous la garde d'un janissaire. Mais jouit-elle de sa liberté nationale ou n'a-t-elle fait que changer de joug ?

Je suis en quelque façon le dernier visiteur de l'empire turc dans ses vieilles moeurs. Les révolutions, qui partout ont immédiatement précédé ou suivi mes pas, se sont étendues sur la Grèce, la Syrie, l'Egypte. Un nouvel Orient va-t-il se former ? qu'en sortira-t-il ? Recevrons-nous le châtiment mérité d'avoir appris l'art moderne des armes à des peuples dont l'état social est fondé sur l'esclavage et la polygamie ? Avons-nous porté la civilisation au dehors, ou avons-nous amené la barbarie dans l'intérieur de la chrétienté ? Que résultera-t-il des nouveaux intérêts, des nouvelles relations politiques, de la création des puissances qui pourront surgir dans le Levant ? Personne ne saurait le dire. Je ne me laisse pas éblouir par des bateaux à vapeur, et des chemins de fer ; par la vente du produit des manufactures et par la fortune de quelques soldats français, anglais, allemands, italiens, enrôlés au service d'un pacha : tout cela n'est pas de la civilisation. On verra peut-être revenir, au moyen des troupes disciplinées des Ibrahim futurs, les périls qui ont menacé l'Europe à l'époque de Charles-Martel, et dont plus tard nous a sauvés la généreuse Pologne. Je plains les voyageurs qui me suivront : le harem ne leur cachera plus ses secrets ; ils n'auront point vu le vieux soleil de l'orient et le turban de Mahomet. Le petit Bédouin me criait en français, lorsque je passais dans les montagnes de la Judée : " En avant, marche ! " L'ordre était donné, et l'orient a marché.

Le camarade d'Ulysse, Julien, qu'est-il devenu ? Il m'avait demandé, en me remettant son manuscrit, d'être concierge dans ma maison, rue d'Enfer : cette place était occupée par un vieux portier et sa famille que je ne pouvais renvoyer. La colère du ciel ayant rendu Julien volontaire et ivrogne, je le supportai longtemps ; enfin, nous fûmes obligés de nous séparer. Je lui donnai une petite somme et lui fis une petite pension sur ma cassette, un peu légère, mais toujours copieusement remplie d'excellents billets hypothéqués sur mes châteaux en Espagne. Je fis entrer Julien, selon son désir, à l'hospice des Vieillards : il y acheva le grand et dernier voyage. J'irai bientôt occuper son lit vide, comme je dormis au camp d'Etnir-Capi, sur la natte dont l'on venait d'enlever un musulman pestiféré. Ma vocation est définitivement pour l'hôpital où gît la vieille société. Elle fait semblant de vivre et n'en est pas moins à l'agonie. Quand elle sera expirée, elle se décomposera afin de se reproduire sous des formes nouvelles, mais il faut d'abord qu'elle succombe ; la première nécessité pour les peuples, comme pour les hommes, est de mourir : " La glace se forme au souffle de Dieu ", dit Job.


2 L18 Chapitre 5

Paris, 1839.

Revu en juin 1847.

Années 1807, 1808, 1809 et 1810. - Article du Mercure du mois de juin 1807. - J'achète la Vallée-aux-Loups et je m'y retire.

Madame de Chateaubriand avait été très malade pendant mon voyage ; plusieurs fois mes amis m'avaient cru perdu. Dans quelques notes que M. de Clausel a écrites pour ses enfants et qu'il a bien voulu me permettre de parcourir, je trouve ce passage :

" M. de Chateaubriand partit pour le voyage de Jérusalem au mois de juillet 1806 : pendant son absence, j'allais tous les jours chez madame de Chateaubriand. Notre voyageur me fit l'amitié de m'écrire une lettre en plusieurs pages, de Constantinople, que vous trouverez dans le tiroir de notre bibliothèque, à Coussergues. Pendant l'hiver de 1806 à 1807, nous savions que M. de Chateaubriand était en mer pour revenir en Europe ; un jour, j'étais à me promener dans le jardin des Tuileries avec M. de Fontanes par un vent d'ouest affreux ; nous étions à l'abri de la terrasse du bord de l'eau. M. de Fontanes me dit : - Peut-être dans ce moment-ci, un coup de cette horrible tempête va le faire naufrager. Nous avons su depuis que ce pressentiment faillit se réaliser. Je note ceci pour exprimer la vive amitié, l'intérêt pour la gloire littéraire de M. de Chateaubriand, qui devait s'accroître par ce voyage ; les nobles, les profonds et rares sentiments qui animaient M. de Fontanes, homme excellent dont j'ai reçu aussi de grands services et dont je vous recommande de vous souvenir devant Dieu. "

Si je devais vivre et si je pouvais faire vivre dans mes ouvrages les personnes qui me sont chères, avec quel plaisir j'emmènerais avec moi tous mes amis !

Plein d'espérance, je rapportai sous mon toit ma poignée de glanes ; mon repos ne fut pas de longue durée.

Par une suite d'arrangements, j'étais devenu seul propriétaire du Mercure . M. Alexandre de Laborde publia, vers la fin du mois de juin 1807, son voyage en Espagne, au mois de juillet, je fis dans le Mercure , l'article dont j'ai cité des passages en parlant de la mort du duc d'Enghien : Lorsque dans le silence de l ' abjection , etc. Les prospérités de Bonaparte, loin de me soumettre, m'avaient révolté ; j'avais pris une énergie nouvelle dans mes sentiments et dans les tempêtes. Je ne portais pas en vain un visage brûlé par le soleil, et je ne m'étais pas livré au courroux du ciel pour trembler avec un front noirci devant la colère d'un homme. Si Napoléon en avait fini avec les rois, il n'en avait pas fini avec moi. Mon article tombant au milieu de ses prospérités et de ses merveilles, remua la France : on en répandit d'innombrables copies à la main ; plusieurs abonnés du Mercure détachèrent l'article et le firent relier à part ; on le lisait dans les salons, on le colportait de maison en maison. Il faut avoir vécu à cette époque pour se faire une idée de l'effet produit par une voix retentissant seule dans le silence du monde. Les nobles sentiments refoulés au fond des coeurs se réveillèrent. Napoléon s'emporta : on s'irrite moins en raison de l'offense reçue qu'en raison de l'idée que l'on s'est formée de soi. Comment ! mépriser jusqu'à sa gloire ; braver une seconde fois celui aux pieds duquel l'univers était prosterné ! " Chateaubriand croit-il que je suis un imbécile, que je ne le comprends pas ! je le ferai sabrer sur les marches des Tuileries. " Il donna l'ordre de supprimer le Mercure et de m'arrêter. Ma propriété périt ; ma personne échappa par miracle : Bonaparte eut à s'occuper du monde ; il m'oublia, mais je demeurai sous le poids de la menace.

C'était une déplorable position que la mienne : quand je croyais devoir agir par les inspirations de mon honneur, je me trouvais chargé de ma responsabilité personnelle et des chagrins que je causais à ma femme. Son courage était grand, mais elle n'en souffrait pas moins, et ces orages, appelés successivement sur ma tête, troublaient sa vie. Elle avait tant souffert pour moi durant la Révolution ! Il était naturel qu'elle désirât un peu de repos. D'autant plus que madame de Chateaubriand admirait Bonaparte sans restriction ; elle ne se faisait aucune illusion sur la Légitimité ; elle me prédisait sans cesse ce qui m'arriverait au retour des Bourbons.

Le premier livre de ces Mémoires est daté de la Vallée-aux-Loups , le 4 octobre 1811 : là se trouve la description de la petite retraite que j'achetai pour me cacher à cette époque. Quittant notre appartement chez madame de Coislin, nous allâmes d'abord demeurer rue des Saints-Pères, hôtel de Lavalette, qui tirait son nom de la maîtresse et du maître de l'hôtel.

M. de Lavalette, trapu, vêtu d'un habit prune-de-Monsieur, et marchant avec une canne à pomme d'or devint mon homme d'affaires, si j'ai jamais eu des affaires. Il avait été officier du gobelet chez le Roi, et ce que je ne mangeais pas, il le buvait.

Vers la fin de novembre, voyant que les réparations de ma chaumière n'avançaient pas, je pris le parti de les aller surveiller. Nous arrivâmes le soir à la Vallée. Nous ne suivîmes pas la route ordinaire ; nous entrâmes par la grille au bas du jardin. La terre des allées, détrempée par la pluie, empêchait les chevaux d'avancer ; la voiture versa. Le buste en plâtre d'Homère, placé auprès de madame de Chateaubriand, sauta par la portière et se cassa le cou : mauvais augure pour les Martyrs , dont je m'occupais alors.

La maison, pleine d'ouvriers qui riaient, chantaient, cognaient, était chauffée avec des copeaux et éclairée par des bouts de chandelle ; elle ressemblait à un ermitage illuminé la nuit par des pèlerins, dans les bois. Charmés de trouver deux chambres passablement arrangées et dans l'une desquelles on avait préparé le couvert, nous nous mimes à table. Le lendemain, réveillé au bruit des marteaux et des chants des colons, je vis le soleil se lever avec moins de souci que le maître des Tuileries.

J'étais dans des enchantements sans fin ; sans être madame de Sévigné, j'allais, muni d'une paire de sabots planter mes arbres dans la boue, passer et repasser dans les mêmes allées, voir et revoir tous les petits coins, me cacher partout où il y avait une broussaille, me représentant ce que serait mon parc dans l'avenir, car alors l'avenir ne manquait point. En cherchant à rouvrir aujourd'hui par ma mémoire l'horizon qui s'est fermé, je ne trouve plus le même, mais j'en rencontre d'autres. Je m'égare dans mes pensées évanouies ; les illusions sur lesquelles je tombe sont peut-être autant belles que les premières ; seulement elles ne sont plus si jeunes ; ce que je voyais dans la splendeur du midi, je l'aperçois à la lueur du couchant. - Si je pouvais néanmoins cesser d'être harcelé par des songes ! Bayard, sommé de rendre une place, répondit : " Attendez que j'aie fait un pont de corps morts, pour pouvoir passer avec ma garnison. " Je crains qu'il ne me faille, pour sortir, passer sur le ventre de mes chimères.

Mes arbres, étant encore petits, ne recueillaient pas les bruits des vents de l'automne ; mais, au printemps, les brises qui haleinaient les fleurs des prés voisins en gardaient le souffle, qu'elles reversaient sur ma vallée.

Je fis quelques additions à la chaumière ; j'embellis sa muraille de briques d'un portique soutenu par deux colonnes de marbre noir et deux cariatides de femmes de marbre blanc : je me souvenais d'avoir passé à Athènes. Mon projet était d'ajouter une tour au bout de mon pavillon ; en attendant, je simulai des créneaux sur le mur qui me séparait du chemin : je précédais ainsi la manie du moyen âge, qui nous hébète à présent. La Vallée-aux-Loups, de toutes les choses qui me sont échappées, est la seule que je regrette ; il est écrit que rien ne me restera. Après ma Vallée perdue, j'avais planté l' Infirmerie de Marie-Thérèse , et je viens pareillement de la quitter. Je défie le sort de m'attacher à présent au moindre morceau de terre ; je n'aurai, dorénavant, pour jardin que ces avenues honorées de si beaux noms autour des Invalides, et où je me promène avec mes confrères manchots et boiteux. Non loin de ces allées, s'élève le cyprès de madame de Beaumont ; dans ces espaces déserts, la grande et légère duchesse de Châtillon s'est jadis appuyée sur mon bras. Je ne donne plus le bras qu'au temps : il est bien lourd !

Je travaillais avec délices à mes Mémoires , et les Martyrs avançaient ; j'en avais déjà lu quelques livres à M. de Fontanes. Je m'étais établi au milieu de mes souvenirs comme dans une grande bibliothèque : je consultais celui-ci et puis celui-là, ensuite je fermais le registre en soupirant, car je m'apercevais que la lumière, en y pénétrant, en détruisait le mystère. Eclairez les jours de la vie, ils ne seront plus ce qu'ils sont.

Au mois de juillet 1808, je tombai malade, et je fus obligé de revenir à Paris. Les médecins rendirent la maladie dangereuse. Du vivant d'Hippocrate, il y avait disette de morts aux enfers, dit l'épigramme : grâce à nos Hippocrates modernes, il y a aujourd'hui abondance.

C'est peut-être le seul moment où, près de mourir j'aie eu envie de vivre. Quand je me sentais tomber en faiblesse, ce qui m'arrivait souvent, je disais à madame de Chateaubriand : " Soyez tranquille ; je vais revenir. " Je perdais connaissance, mais avec une grande impatience intérieure, car je tenais, Dieu sait à quoi. J'avais aussi la passion d'achever ce que je croyais et ce que je crois encore être mon ouvrage le plus correct. Je payais le fruit des fatigues que j'avais éprouvées dans ma course au Levant.

Girodet avait mis la dernière main à mon portrait. Il le fit noir comme j'étais alors ; mais il le remplit de son génie. M. Denon reçut le chef-d'oeuvre pour le salon ; en noble courtisan, il le mit prudemment à l'écart. Quand Bonaparte passa sa revue de la galerie, après avoir regardé les tableaux, il dit : " Où est le portrait de Chateaubriand ? " Il savait qu'il devait y être : on fut obligé de tirer le proscrit de sa cachette. Bonaparte, dont la bouffée généreuse était exhalée, dit, en regardant le portrait : " Il a l'air d'un conspirateur qui descend par la cheminée. "

Etant un jour retourné seul à la Vallée, Benjamin, le jardinier, m'avertit qu'un gros monsieur étranger m'était venu demander ; que ne m'ayant point trouvé, il avait déclaré vouloir m'attendre ; qu'il s'était fait faire une omelette, et qu'ensuite il s'était jeté sur mon lit. Je monte, j'entre dans ma chambre, j'aperçois quelque chose d'énorme endormi ; secouant cette masse, je m'écrie : " Eh ! eh ! qui est là ? " La masse tressaillit et s'assit sur son séant. Elle avait la tête couverte d'un bonnet à poil elle portait une casaque et un pantalon de laine mouchetée qui tenaient ensemble, son visage était barbouillé de tabac et sa langue tirée. C'était mon cousin Moreau ! Je ne l'avais pas revu depuis le camp de Thionville. Il revenait de Russie et voulait entrer dans la régie. Mon ancien cicerone à Paris, est allé mourir à Nantes. Ainsi a disparu un des premiers personnages de ces Mémoires . J'espère qu'étendu sur une couche d'asphodèle, il parle encore de mes vers à madame de Chastenay, si cette ombre agréable est descendue aux Champs-Elysées.


2 L18 Chapitre 6

Les Martyrs .

Au printemps de 1809 parurent les Martyrs . Le travail était de conscience : j'avais consulté des critiques de goût et de savoir, MM. de Fontanes, Bertin, Boissonnade, Malte-Brun, et je m'étais soumis à leurs raisons. Cent et cent fois j'avais fait, défait et refait la même page. De tous mes écrits, c'est celui où la langue est la plus correcte.

Je ne m'étais pas trompé sur le plan ; aujourd'hui que mes idées sont devenues vulgaires, personne ne nie que les combats de deux religions, l'une finissant, l'autre commençant, n'offrent aux Muses un des sujets les plus riches, les plus féconds et les plus dramatiques. Je croyais donc pouvoir un peu nourrir des espérances par trop folles ; mais j'oubliais la réussite de mon premier ouvrage : dans ce pays, ne comptez jamais sur deux succès rapprochés ; l'un détruit l'autre. Si vous avez quelque talent en prose, donnez-vous de garde d'en montrer en vers ; si vous êtes distingué dans les lettres, ne prétendez pas à la politique : tel est l'esprit français et sa misère. Les amours-propres alarmés, les envies surprises par le début heureux d'un auteur, se coalisent et guettent la seconde publication du poète, pour prendre une éclatante revanche :

Tous la main dans l ' encre , jurent de se venger.

Je devais payer la sotte admiration que j'avais pipée lors de l'apparition du Génie du Christianisme ; force m'était de rendre ce que j'avais volé. Hélas ! point ne se fallait donner tant de peine pour me ravir ce que je croyais moi-même ne pas mériter ! Si j'avais délivré la Rome chrétienne, je ne demandais qu'une couronne obsidionale, une tresse d'herbe cueillie dans la Ville éternelle.

L'exécuteur de la justice des vanités fut M. Hoffmann, à qui Dieu fasse paix ! Le Journal des Débats n'était plus libre ; ses propriétaires n'y avaient plus de pouvoir, et la censure y consigna ma condamnation. M. Hoffmann fit pourtant grâce à la bataille des Francs et à quelques autres morceaux de l'ouvrage ; mais si Cymodocée lui parut gentille, il était trop excellent catholique pour ne pas s'indigner du rapprochement profane des vérités du Christianisme et des fables de la Mythologie. Velléda ne me sauvait pas. On m'imputa à crime d'avoir transformé la druidesse germaine de Tacite en gauloise, comme si j'avais voulu emprunter autre chose qu'un nom harmonieux ! et ne voilà-t-il pas que les chrétiens de France, à qui j'avais rendu de si grands services en relevant leurs autels, s'avisèrent bêtement de se scandaliser sur la parole évangélique de M. Hoffmann ! Ce titre des Martyrs les avait trompés ; ils s'attendaient à lire un martyrologe et le tigre, qui ne déchirait qu'une fille d'Homère, leur parut un sacrilège.

Le martyre réel du pape Pie VII, que Bonaparte avait amené prisonnier à Paris ne les scandalisait pas mais ils étaient tout émus de mes fictions, peu chrétiennes disaient-ils. Et ce fut M. l'évêque de Chartres qui se chargea de faire justice des horribles impiétés de l'auteur du Génie du Christianisme . Hélas ! il doit s'apercevoir qu'aujourd'hui son zèle est appelé à bien d'autres combats.

M. l'évêque de Chartres est le frère de mon excellent ami, M. de Clausel, très grand chrétien, qui ne s'est pas laissé emporter par une vertu aussi sublime que le critique, son frère.

Je pensai devoir répondre à la censure, comme je l'avais fait à l'égard du Génie du Christianisme . Montesquieu, par sa défense de l ' Esprit des lois , m'encourageait. J'eus tort. Les auteurs attaqués diraient les meilleures choses du monde, qu'ils n'excitent que le sourire des esprits impartiaux et les moqueries de la foule. Ils se placent sur un mauvais terrain : la position défensive est antipathique au caractère français. Quand, pour répondre à des objections, je montrais qu'en stigmatisant tel passage, on avait attaqué quelque beau reste de l'antiquité ; battu sur le fait, on se tirait d'affaire en disant alors que les Martyrs n'étaient qu'un pastiche. Si je justifiais la présence simultanée des deux religions par l'autorité même des Pères de l'Eglise, on répliquait qu'à l'époque où je plaçais l'action des Martyrs , le paganisme n'existait plus chez les grands esprits.

Je crus de bonne foi l'ouvrage tombé ; la violence de l'attaque avait ébranlé ma conviction d'auteur. Quelques amis me consolaient ; ils soutenaient que la proscription n'était pas justifiée, que le public, tôt ou tard, porterait un autre arrêt ; M. de Fontanes surtout était ferme : je n'étais pas Racine, mais il pouvait être Boileau, et il ne cessait de me dire : " Ils y reviendront. " Sa persuasion à cet égard était si profonde, qu'elle lui inspira des stances charmantes :

Le Tasse, errant de ville en ville, etc., etc.

sans crainte de compromettre son goût et l'autorité de son jugement.

En effet, les Martyrs se sont relevés ; ils ont obtenu l'honneur de quatre éditions consécutives ; ils ont même joui auprès des gens de lettres d'une faveur particulière : on m'a su gré d'un ouvrage qui témoigne d'études sérieuses, de quelque travail de style, d'un grand respect pour la langue et le goût.

La critique du fond a été promptement abandonnée. Dire que j'avais mêlé le profane au sacré, parce que j'avais peint deux cultes qui existaient ensemble, et dont chacun avait ses croyances, ses autels, ses prêtres, ses cérémonies, c'était dire que j'aurais dû renoncer à l'histoire. Pour qui mouraient les martyrs ? Pour Jésus-Christ. A qui les immolait-on ? Aux dieux de l'empire. Il y avait donc deux cultes.

La question philosophique, savoir si, sous Dioclétien, les Romains et les Grecs croyaient aux dieux d'Homère, et si le culte public avait subi des altérations, cette question, comme poète, ne me regardait pas ; comme historien , j'aurais eu beaucoup de choses à dire.

Il ne s'agit plus de tout cela. Les Martyrs sont restés, contre ma première attente, et je n'ai eu qu'à m'occuper du soin d'en revoir le texte.

Le défaut des Martyrs tient au merveilleux direct que, dans le reste de mes préjugés classiques, j'avais mal à propos employé. Effrayé de mes innovations, il m'avait paru impossible de me passer d'un enfer et d'un ciel . Les bons et les mauvais anges suffisaient cependant à la conduite de l'action, sans la livrer à des machines usées. Si la bataille des Francs, si Velléda, si Jérôme, Augustin, Eudore, Cymodocée ; si la description de Naples et de la Grèce n'obtiennent pas grâce pour les Martyrs , ce ne sont pas l'enfer et le ciel qui les sauveront. Un des endroits qui plaisaient le plus à M. de Fontanes, était celui-ci :

" Cymodocée s'assit devant la fenêtre de la prison et, reposant sur sa main sa tête embellie du voile des martyrs, elle soupira ces paroles harmonieuses :

" Légers vaisseaux de l'Ausonie, fendez la mer calme et brillante ; esclaves de Neptune, abandonnez la voile au souffle amoureux des vents, courbez-vous sur la rame agile. Reportez-moi sous la garde de mon époux et de mon père, aux rives fortunées du Pamisus.

" Volez, oiseaux de Libye, dont le cou flexible se courbe avec grâce, volez au sommet de l'Ithome, et dites que la fille d'Homère va revoir les lauriers de la Messénie !

" Quand retrouverai-je mon lit d'ivoire, la lumière du jour si chère aux mortels, les prairies émaillées de fleurs qu'une eau pure arrose, que la pudeur embellit de son souffle ! "

Le Génie du Christianisme restera mon grand ouvrage, parce qu'il a produit ou déterminé une révolution, et commencé la nouvelle ère du siècle littéraire. Il n'en est pas de même des Martyrs ; ils venaient après la révolution opérée, ils n'étaient qu'une preuve surabondante de mes doctrines ; mon style n'était plus une nouveauté, et même, excepté dans l'épisode de Velléda et dans la peinture des moeurs des Francs, mon poème se ressent des lieux qu'il a fréquentés : le classique y domine le romantique.

Enfin, les circonstances qui contribuèrent au succès du Génie du Christianisme n'existaient plus ; le gouvernement, loin de m'être favorable, m'était contraire. Les Martyrs me valurent un redoublement de persécution. les allusions frappantes dans le portrait de Galérius et dans la peinture de la cour de Dioclétien ne pouvaient échapper à la police impériale ; d'autant que le traducteur anglais, qui n'avait pas de ménagements à garder, et à qui il était fort égal de me compromettre, avait fait, dans sa préface, remarquer les allusions.

La publication des Martyrs coïncida avec un accident funeste. Il ne désarma pas les aristarques, grâce à l'ardeur dont nous sommes échauffés à l'endroit du pouvoir ; ils sentaient qu'une critique littéraire qui tendait à diminuer l'intérêt attaché à mon nom, pouvait être agréable à Bonaparte. Celui-ci, comme les banquiers millionnaires qui donnent de larges festins et font payer les ports de lettres, ne négligeait pas les petits profits.


2 L18 Chapitre 7

Armand de Chateaubriand.

Armand de Chateaubriand que vous avez vu compagnon de mon enfance et retrouvé à l'armée des Princes avec la sourde et muette Libba, était resté en Angleterre. Marié à Jersey, il était chargé de la correspondance des Princes. Parti le 25 septembre 1808, il fut jeté sur les gisements de Bretagne, le même jour, à onze heures du soir, près de Saint-Cast. L'équipage du bateau était composé de onze hommes ; deux seuls étaient Français, Roussel et Quintal.

Armand se rendit chez M. Delaunay-Boisé-Lucas, père, demeurant au village de Saint-Cast, où jadis les Anglais avaient été forcés de se rembarquer : son hôte lui conseilla de repartir ; mais le bateau avait déjà repris la route de Jersey. Armand, s'étant entendu avec le fils de M. Boisé-Lucas, lui remit les paquets dont il était chargé de la part de M. Henri Larivière, agent des Princes.

" Je me rendis le 29 septembre à la côte, dit-il dans un de ses interrogatoires, où je restai deux nuits sans voir mon bateau. La lune étant très forte, je me retirai et je revins le 14 ou le 15 du mois. Je restai jusqu'au 24 dudit. Je passai toutes les nuits dans les rochers, mais inutilement ; mon bateau ne vint pas, et, le jour, je me rendais au Boisé-Lucas. Le même bateau et le même équipage, dont Roussel et Quintal faisaient partie, devaient me reprendre. A l'égard des précautions prises avec M. Boisé-Lucas père, il n'y en avait pas d'autres que celles que je vous ai déjà détaillées. "

L'intrépide Armand abordé à quelques pas de son champ paternel, comme à la côte inhospitalière de la Tauride, cherchait en vain des yeux sur les flots, à la clarté de la lune, la barque qui l'aurait pu sauver. Autrefois, ayant déjà quitté Combourg, prêt à passer aux Grandes-Indes, j'avais promené ma vue attristée sur ces flots. Des rochers de Saint-Cast où se couchait Armand, du cap de la Varde où j'étais assis, quelques lieues de la mer, parcourues par nos regards opposés, ont été témoins des ennuis et ont séparé les destinées de deux hommes unis par le nom et le sang. C'est aussi au milieu des mêmes vagues que je rencontrai Gesril pour la dernière fois. Il m'arrive assez souvent, dans mes rêves, d'apercevoir Gesril et Armand laver la blessure de leurs fronts dans l'abîme, en même temps que s'épand, rougie jusqu'à mes pieds, l'onde avec laquelle nous avions accoutumé de nous jouer dans notre enfance [Les originaux du procès d'Armand m'ont été remis par une main ignorée et généreuse (N.d.A.).] .

Armand parvint à s'embarquer sur un bateau acheté à Saint-Malo ; mais, repoussé par le nord-ouest, il fut encore obligé de caler. Enfin, le 6 janvier, aidé d'un matelot appelé Jean Brien, il mit à la mer un petit canot échoué, et s'empara d'un autre canot à flot. Il rend compte ainsi de sa navigation, qui tient de mon étoile et de mes aventures, dans son interrogatoire du 18 mars :

" Depuis les neuf heures du soir, que nous partîmes, jusque vers les deux heures après minuit le temps nous fut favorable. Jugeant alors que nous n'étions pas éloignés des rochers appelés les Mainquiers , nous mîmes à l'ancre dans le dessein d'attendre le jour, mais le vent ayant fraîchi et craignant qu'il n'augmentât davantage, nous continuâmes notre route. Peu de moments après, la mer devint très grosse, et notre compas ayant été brisé par une vague, nous restâmes dans l'incertitude de la route que nous faisions. La première terre dont nous eûmes connaissance le 7 (il pouvait être alors midi) fut la côte de Normandie, ce qui nous obligea à mettre à l'autre bord, et de nouveau nous revînmes mettre à l'ancre près des rochers appelés Ecrebo , situés entre la côte de Normandie et Jersey. Les vents contraires et forts nous obligèrent à rester dans cette situation tout le reste du jour et la journée du 8. Le 9 au matin, dès qu'il fit jour, je dis à Depagne qu'il me paraissait que le vent avait diminué, vu que notre bateau ne travaillait pas beaucoup, et de regarder d'où venait le vent. Il me dit qu'il ne voyait plus les rochers auprès desquels nous avions mis l'ancre. Je jugeai alors que nous allions en dérive et que nous avions perdu notre ancre. La violence de la tempête ne nous laissait d'autre ressource que de nous jeter à la côte. Comme nous ne voyions point la terre, j'ignorais à quelle distance nous pouvions en être. Ce fut à ce moment que je jetai à la mer mes papiers, auxquels j'avais pris la précaution d'attacher une pierre. Nous fîmes alors vent arrière et fîmes côte, vers les neuf heures du matin, à Bretteville-sur-Ay, en Normandie.

" Nous fûmes accueillis à la côte par les douaniers, qui me retirèrent de mon bateau presque mort, ayant les pieds et les jambes gelés. On nous déposa l'un et l'autre chez le lieutenant de la brigade de Bretteville. Deux jours après, Depagne fut conduit dans les prisons de Coutances, et, depuis cette époque, je ne l'ai pas revu. Quelques jours après, je fus moi-même transféré à la maison d'arrêt de cette ville ; le lendemain conduit par le maréchal-des-logis à Saint-Lô, où je restai huit jours chez ce même maréchal-des-logis. J'ai paru une fois devant M. le préfet du département, et, le 26 janvier, je partis avec le capitaine et le maréchal-des-logis de gendarmerie, pour être amené à Paris, où j'arrivai le 28. On me conduisit au bureau de M. Demaret, au ministère de la police générale, et de là à la prison de la Grande-Force. "

Armand eut contre lui les vents, les flots et la police impériale ; Bonaparte était de connivence avec les orages. Les dieux faisaient une bien grande dépense de courroux contre une existence chétive.

Le paquet jeté à la mer fut rejeté par elle sur la grève de Notre-Dame-d'Alloue, près Valognes. Les papiers renfermés dans ce paquet servirent de pièces de conviction ; il y en avait trente-deux. Quintal, revenu avec son bateau aux plages de la Bretagne pour prendre Armand, avait aussi, par une fatalité obstinée, fait naufrage dans les eaux de Normandie, quelques jours avant mon cousin. L'équipage du bateau de Quintal avait parlé ; le préfet de Saint-Lô avait su que M. de Chateaubriand était le chef des entreprises des Princes. Lorsqu'il apprit qu'une chaloupe montée seulement de deux hommes était atterrée, il ne douta point qu'Armand ne fût un des deux naufragés, car tous les pêcheurs parlaient de lui comme de l'homme le plus intrépide à la mer qu'on eût jamais vu. Le 20 janvier 1809, le préfet de la Manche rendit compte à la police générale de l'arrestation d'Armand.

Sa lettre commence ainsi :

" Mes conjectures sont complètement vérifiées : Chateaubriand est arrêté ; c'est lui qui a abordé sur la côte de Bretteville et qui avait pris le nom de John Fall .

" Inquiet de ce que, malgré des ordres très précis que j'avais donnés, John Fall n'arrivait point à Saint-Lô, je chargeai le maréchal-des-logis de gendarmerie Mauduit, homme sûr et plein d'activité d'aller chercher ce John Fall partout où il serait, et de l'amener devant moi, dans quelque état qu'il fût. Il le trouva à Coutances, au moment où l'on se disposait à le transférer à l'hôpital, pour lui traiter les jambes, qui ont été gelées.

" Fall a paru aujourd'hui devant moi. J'avais fait mettre Lelièvre dans un appartement séparé, d'où il pouvait voir arriver John Fall sans être aperçu. Lorsque Lelièvre l'a vu monter les degrés d'un perron placé près de cet appartement, il s'est écrié, en frappant des mains et en changeant de couleur : - C'est Chateaubriand ! Comment donc l'a-t-on pris ?

" Lelièvre n'était prévenu de rien. Cette exclamation lui a été arrachée par la surprise. Il m'a prié ensuite de ne pas dire qu'il avait nommé Chateaubriand, parce qu'il serait perdu.

" J'ai laissé ignorer à John Fall que je susse qui il était. "

Armand, transporté à Paris, déposé à la Force, subit un interrogatoire secret à la maison d'arrêt militaire de l'Abbaye. Bertrand, capitaine à la première demi-brigade de vétérans, avait été nommé par le général Hulin devenu commandant d'armes de Paris, juge-rapporteur de la commission militaire chargée, par décret du 25 février, de connaître l'affaire d'Armand.

Les personnes compromises étaient : M. de Goyon envoyé à Brest par Armand, et M. de Boisé-Lucas fils, chargé de remettre des lettres de Henri de Larivière à MM. Laya et Sicard, à Paris.

Dans une lettre du 13 mars, écrite à Fouché, Armand lui disait : " Que l'empereur daigne rendre à la liberté des hommes qui languissent dans les prisons pour m'avoir témoigné trop d'amitié. A tout événement, que la liberté leur soit également rendue. Je recommande ma malheureuse famille à la générosité de l'empereur. "

Ces méprises d'un homme à entrailles humaines, qui s'adresse à une hyène, font mal. Bonaparte aussi n'était pas le lion de Florence ; il ne se dessaisissait pas de l'enfant aux larmes de la mère. J'avais écrit pour demander une audience à Fouché ; il me l'accorda, et m'assura, avec l'aplomb de la légèreté révolutionnaire, " qu'il avait vu Armand, que je pouvais être tranquille ; qu'Armand lui avait dit qu'il mourrait bien, et qu'en effet il avait l'air très résolu ". Si j'avais proposé à Fouché de mourir, eût-il conservé, à l'égard de lui-même, ce ton délibéré et cette superbe insouciance ?

Je m'adressai à madame de Rémusat, je la priai de remettre à l'impératrice une lettre en demande de justice ou de grâce à l'empereur. Madame la duchesse de Saint-Leu m'a raconté, à Arenenberg, le sort de ma lettre : Joséphine la donna à l'empereur ; il parut hésiter en la lisant, puis, rencontra un mot dont il fut blessé et il la jeta au feu avec impatience. J'avais oublié qu'il ne faut être fier que pour soi.

M. de Goyon, condamné avec Armand, subit sa sentence. On avait pourtant intéressé en sa faveur madame la baronne-duchesse de Montmorenci, fille de madame de Matignon dont les Goyon étaient alliés. Une Montmorenci domestique aurait dû tout obtenir, s'il suffisait de prostituer un nom pour apporter à un pouvoir nouveau une vieille monarchie. Madame de Goyon, qui ne put sauver son mari, sauva le jeune Boisé-Lucas. Tout se mêla de ce malheur, qui ne frappait que des personnages inconnus. On eût dit qu'il s'agissait de la chute d'un monde : tempêtes sur les flots, embûches sur la terre, Bonaparte, la mer, les meurtriers de Louis XVI, et peut-être quelque passion , âme mystérieuse des catastrophes du monde. On ne s'est pas même aperçu de toutes ces choses ; tout cela n'a frappé que moi et n'a vécu que dans ma mémoire. Qu'importaient à Napoléon des insectes écrasés par sa main sur sa couronne ?

Le jour de l'exécution, je voulus accompagner mon camarade sur son dernier champ de bataille ; je ne trouvai point de voiture, je courus à pied à la plaine de Grenelle.

J'arrivai, tout en sueur, une seconde trop tard : Armand était fusillé contre le mur d'enceinte de Paris. Sa tête était brisée ; un chien de boucher léchait son sang et sa cervelle. Je suivis la charrette qui conduisit le corps d'Armand et de ses deux compagnons, plébéien et noble, Quintal et Goyon, au cimetière de Vaugirard où j'avais enterré M. de Laharpe. Je retrouvai mon cousin pour la dernière fois, sans pouvoir le reconnaître : le plomb l'avait défiguré, il n'avait plus de visage ; je n'y pus remarquer le ravage des années, ni même y voir la mort au travers d'un orbe informe et sanglant ; il resta jeune dans mon souvenir comme au temps de Libba. Il fut fusillé le Vendredi-Saint : le Crucifié m'apparaît au bout de tous mes malheurs. Lorsque je me promène sur le boulevard de la plaine de Grenelle, je m'arrête à regarder l'empreinte du tir, encore marquée sur la muraille. Si les balles de Bonaparte n'avaient laissé d'autres traces, on ne parlerait plus de lui.

Etrange enchaînement de destinées ! Le général Hulin, commandant d'armes de Paris, nomma la commission qui fit sauter la cervelle d'Armand ; il avait été, jadis nommé président de la commission qui cassa la tête du duc d'Enghien. N'aurait-il pas dû s'abstenir, après sa première infortune, de tout rapport avec un conseil de guerre ? Et moi, j'ai parlé de la mort du fils du grand Condé sans rappeler au général Hulin la part qu'il avait eue dans l'exécution de l'obscur soldat, mon parent. Pour juger les juges du tribunal de Vincennes, j'avais sans doute, à mon tour, reçu ma commission du Ciel.


2 L18 Chapitre 8

Paris, 1839.

Années 1811, 1812, 1813, 1814.

Publication de L' Itinéraire . - Lettre du cardinal de Beausset. - Mort de Chénier. - Je suis reçu membre de l'Institut. - Affaire de mon discours.

L'année 1811 fut une des plus remarquables de ma carrière littéraire.

Je publiai l' Itinéraire de Paris à Jérusalem , je remplaçai M. de Chénier à l'Institut, et je commençai d'écrire les Mémoires que j'achève aujourd'hui.

Le succès de l' Itinéraire fut aussi complet que celui des Martyrs avait été disputé. Il n'est si mince barbouilleur de papier qui, à l'apparition de son farrago , ne reçoive des lettres de félicitations. Parmi les nouveaux compliments qui me furent adressés, il ne m'est pas permis de faire disparaître la lettre d'un homme de vertu et de mérite qui a donné deux ouvrages dont l'autorité est reconnue, et qui ne laissent presque plus rien à dire sur Bossuet et Fénelon. L'évêque d'Alais, cardinal de Beausset, est l'historien de ces grands prélats. Il outre infiniment la louange à mon égard, c'est l'usage reçu quand on écrit à un auteur et cela ne compte pas ; mais le cardinal fait sentir du moins l'opinion générale du moment sur l' Itinéraire ; il entrevoit, relativement à Carthage, les objections dont mon sentiment géographique serait l'objet ; toutefois, ce sentiment a prévalu, et j'ai remis à leur place les ports de Didon. On aimera à retrouver dans cette lettre l'élocution d'une société choisie, ce style rendu grave et doux par la politesse, la religion et les moeurs ; excellence de ton dont nous sommes si loin aujourd'hui.

" A Villemoisson, par Lonjumeau (Seine-et-Oise).

" Ce 25 mars 1811.

" Vous avez dû recevoir, monsieur, et vous avez reçu le juste tribut de la reconnaissance et de la satisfaction publique ; mais je puis vous assurer qu'il n'est aucun de vos lecteurs qui ait joui avec un sentiment plus vrai de votre intéressant ouvrage. Vous êtes le premier et le seul voyageur qui n'ait pas eu besoin du secours de la gravure et du dessin pour mettre sous les yeux de ses lecteurs les lieux et les monuments qui rappellent de beaux souvenirs et de grandes images. Votre âme a tout senti, votre imagination a tout peint, et le lecteur sent avec votre âme et voit avec vos yeux.

" Je ne pourrais vous rendre que bien faiblement l'impression que j'ai éprouvée dès les premières pages en longeant avec vous les côtes de l'île de Corcyre, et en voyant aborder tous ces hommes éternels , que des destins contraires y ont successivement conduits. Quelques lignes vous ont suffi pour graver à jamais les traces de leurs pas ; on les retrouvera toujours dans votre Itinéraire , qui les conservera plus fidèlement que tant de marbres qui n'ont pas su garder les grands noms qui leur ont été confiés.

" Je connais actuellement les monuments d'Athènes comme on aime à les connaître. Je les avais déjà vus dans de belles gravures, je les avais admirés, mais je ne les avais pas sentis. On oublie trop souvent que si les architectes ont besoin de la description exacte des mesures et des proportions, les hommes ont besoin de retrouver l'âme et le génie qui ont conçu les pensées de ces grands monuments.

" Vous avez rendu aux Pyramides cette noble et profonde intention, que de frivoles déclamateurs n'avaient pas même aperçue.

" Que je vous sais gré, monsieur, d'avoir voué à la juste exécration de tous les siècles ce peuple stupide et féroce, qui fait, depuis douze cents ans, la désolation des plus belles contrées de la terre ! on sourit avec vous à l'espérance de le voir rentrer dans le désert d'où il est sorti.

" Vous m'avez inspiré un sentiment passager d'indulgence pour les Arabes, en faveur du beau rapprochement que vous en avez fait avec les sauvages de l'Amérique septentrionale.

" La Providence semble vous avoir conduit à Jérusalem pour assister à la dernière représentation de la première scène du Christianisme. S'il n'est plus donné aux yeux des hommes de revoir ce tombeau, le seul qui n ' aura rien à rendre au dernier jour , les chrétiens le retrouveront toujours dans l'Evangile, et les âmes méditatives et sensibles dans vos tableaux.

" Les critiques ne manqueront pas de vous reprocher les hommes et les faits dont vous avez couvert les ruines de Carthage, que vous ne pouviez pas peindre puisqu'elles n'existent plus. Mais, je vous en conjure, monsieur, bornez-vous seulement à leur demander s'ils ne seraient pas eux-mêmes bien fâchés de ne pas les retrouver dans ces peintures si attachantes.

" Vous avez le droit de jouir, monsieur, d'un genre de gloire qui vous appartient exclusivement par une sorte de création ; mais il est une jouissance encore plus satisfaisante pour un caractère tel que le vôtre, c'est celle d'avoir donné aux créations de votre génie la noblesse de votre âme et l'élévation de vos sentiments. C'est ce qui assurera, dans tous les temps, à votre nom et à votre mémoire, l'estime, l'admiration et le respect de tous les amis de la religion, de la vertu et de l'honneur.

" C'est à ce titre que je vous supplie, monsieur, d'agréer l'hommage de tous mes sentiments.

" L.-F. de Beausset, anc. év. d'Alais. "

M. de Chénier mourut le 10 janvier 1811. Mes amis eurent la fatale idée de me presser de le remplacer à l'Institut. Ils prétendaient qu'exposé comme je l'étais aux inimitiés du chef du gouvernement, aux soupçons et aux tracasseries de la police, il m'était nécessaire d'entrer dans un corps alors puissant par sa renommée et par les hommes qui le composaient ; qu'à l'abri derrière ce bouclier, je pourrais travailler en paix.

J'avais une répugnance invincible à occuper une place, même en dehors du gouvernement ; il me souvenait trop de ce que m'avait coûté la première. L'héritage de Chénier me semblait périlleux ; je ne pourrais tout dire qu'en m'exposant ; je ne voulais point passer sous silence le régicide, quoique Cambacérès fût la seconde personne de l'Etat ; j'étais déterminé à faire entendre mes réclamations en faveur de la liberté et à élever ma voix contre la tyrannie ; je voulais m'expliquer sur les horreurs de 1793, exprimer mes regrets sur la famille tombée de nos rois, gémir sur les malheurs de ceux qui leur étaient restés fidèles. Mes amis me répondirent que je me trompais ; que quelques louanges du chef du gouvernement obligées dans le discours académique, louanges dont sous un rapport, je trouvais Bonaparte digne, lui feraient avaler toutes les vérités que je voudrais dire, que j'aurais à la fois l'honneur d'avoir maintenu mes opinions et le bonheur de faire cesser les terreurs de madame de Chateaubriand. A force de m'obséder, je me rendis, de guerre lasse ; mais je leur déclarai qu'ils se méprenaient ; que Bonaparte, lui, ne se méprendrait point à des lieux communs sur son fils, sa femme, sa gloire ; qu'il n'en sentirait que plus vivement la leçon ; qu'il reconnaîtrait le démissionnaire à la mort du duc d'Enghien, et l'auteur de l'article qui fit supprimer le Mercure ; qu'enfin, au lieu de m'assurer le repos, je ranimerais contre moi les persécutions. Ils furent bientôt obligés de reconnaître la vérité de mes paroles : il est vrai qu'ils n'avaient pas prévu la témérité de mon discours. J'allai faire les visites d'usage aux membres de l'Académie. Madame de Vintimille me conduisit chez l'abbé Morellet. Nous le trouvâmes assis dans un fauteuil devant son feu ; il s'était endormi, et l' Itinéraire , qu'il lisait, lui était tombé des mains. Réveillé en sursaut au bruit de mon nom annoncé par son domestique, il releva la tête et s'écria : " Il y a des longueurs, il y a des longueurs ! " Je lui dis en riant que je le voyais bien, et que j'abrégerais la nouvelle édition. Il fut bon homme et me promit sa voix, malgré Atala . Lorsque, dans la suite, la Monarchie selon la Charte parut, il ne revenait pas qu'un pareil ouvrage politique eût pour auteur le chantre de la fille des Florides . Grotius n'avait-il pas écrit la tragédie d' Adam et Eve , et Montesquieu le Temple de Gnide ? Il est vrai que je n'étais ni Grotius ni Montesquieu.

L'élection eut lieu ; je passai au scrutin à une assez forte majorité. Je me mis de suite à travailler à mon discours ; je le fis et le refis vingt fois, n'étant jamais content de moi : tantôt, le voulant rendre possible à la lecture, je le trouvais trop fort ; tantôt, la colère me revenant, je le trouvais trop faible. Je ne savais comment mesurer la dose de l'éloge académique. Si, malgré mon antipathie pour l'homme, j'avais voulu rendre l'admiration que je sentais pour la partie publique de sa vie, j'aurais été bien au-delà de la péroraison. Milton, que je cite au commencement du discours, me fournissait un modèle : dans sa Seconde défense du peuple anglais, iI fit un éloge pompeux de Cromwell :

" Tu as non seulement éclipsé les actions de tous nos rois, dit-il, mais celles qui ont été racontées de nos héros fabuleux. Réfléchis souvent au cher gage que la terre qui t'a donné la naissance a confié à tes soins ; la liberté qu'elle espéra autrefois de la fleur des talents et des vertus, elle l'attend maintenant de toi ; elle se flatte de l'obtenir de toi seul. Honore les vives espérances que nous avons conçues ; honore les sollicitudes de ta patrie inquiète ; respecte les regards et les blessures de tes braves compagnons, qui, sous ta bannière, ont hardiment combattu pour la liberté ; respecte les ombres de ceux qui périrent sur le champ de bataille ; enfin, respecte-toi toi-même ; ne souffre pas, après avoir bravé tant de périls pour l'amour des libertés, qu'elles soient violées par toi-même, ou attaquées par d'autres mains. Tu ne peux être vraiment libre que nous ne le soyons nous-mêmes. Telle est la nature des choses : celui qui empiète sur la liberté de tous est le premier à perdre la sienne et à devenir esclave. "

Johnson n'a cité que les louanges données au Protecteur, afin de mettre en contradiction le républicain avec lui-même ; le beau passage que je viens de traduire montre ce qui faisait le contrepoids de ces louanges. La critique de Johnson est oubliée ; la défense de Milton est restée : tout ce qui tient aux enchaînement des partis et aux passions du moment meurt comme eux et avec elles.

Mon discours étant prêt, je fus appelé à le lire devant la commission nommée pour l'entendre : il fut repoussé à l'exception de deux ou trois membres. Il fallait voir la terreur des fiers républicains qui m'écoutaient et que l'indépendance de mes opinions épouvantait ; ils frémissaient d'indignation et de frayeur au seul mot de liberté. M. Daru porta à Saint-Cloud le discours. Bonaparte déclara que s'il eût été prononcé, il aurait fait fermer les portes de l'Institut et m'aurait jeté dans un cul de basse-fosse pour le reste de ma vie.

Je reçus ce billet de M. Daru :

" Saint-Cloud, 28 avril 1811.

" J'ai l'honneur de prévenir monsieur de Chateaubriand que, lorsqu'il aura le temps ou l'occasion de venir à Saint-Cloud, je pourrai lui rendre le discours qu'il a bien voulu me confier. Je saisis cette occasion pour lui renouveler l'assurance de la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur de le saluer. "

" Daru. "

J'allai à Saint-Cloud. M. Daru me rendit le manuscrit çà et là déchiré, marqué ab irato de parenthèses et de traces au crayon par Bonaparte : l'ongle du lion était enfoncé partout, et j'avais une espèce de plaisir d'irritation à croire le sentir dans mon flanc. M. Daru ne me cacha point la colère de Napoléon ; mais il me dit qu'en conservant la péroraison, sauf une douzaine de mots, et en changeant presque tout le reste, je serais reçu avec de grands applaudissements. On avait copié le discours au château, en en supprimant quelques passages et en en interpolant quelques autres. Peu de temps après, il parut dans les provinces imprimé de la sorte.

Ce discours est un des meilleurs titres de l'indépendance de mes opinions et de la constance de mes principes. M. Suard, libre et ferme, disait que ce discours lu en pleine Académie aurait fait crouler les voûtes de la salle sous un tonnerre d'applaudissements. Se figure-t-on en effet, le chaleureux éloge de la liberté prononcé au milieu de la servilité de l'empire ?

J'avais conservé ce discours avec un soin religieux ; le malheur a voulu que tout dernièrement en quittant l'infirmerie de Marie-Thérèse, on a brûlé une foule de papiers parmi lesquels le discours a péri. Je le regrette non pour ce que peut valoir un discours académique ; mais pour la singularité du monument. J'y avais placé le nom de mes confrères dont les ouvrages m'avaient fourni le prétexte de manifester des sentiments honorables. Néanmoins, les lecteurs de ces Mémoires n'en seront pas privés : un de mes collègues eut la générosité d'en prendre copie ; la voici :

" Lorsque Milton publia le Paradis perdu , aucune voix ne s'éleva dans les trois royaumes de la Grande Bretagne pour louer un ouvrage qui, malgré ses nombreux défauts, n'en est pas moins un des plus beaux monuments de l'esprit humain. L'Homère anglais mourut oublié, et ses contemporains laissèrent à l'avenir le soin d'immortaliser le chantre d'Eden. Est-ce là une de ces grandes injustices littéraires dont presque tous les siècles offrent des exemples ? Non, messieurs ; à peine échappés aux guerres civiles, les Anglais ne purent se résoudre à célébrer la mémoire d'un homme qui se fit remarquer par l'ardeur de ses opinions dans un temps de calamités. Que réserverons-nous dirent-ils, à la tombe du citoyen qui se dévoue au salut de son pays, si nous prodiguons les honneurs aux cendres de celui qui peut, tout au plus, nous demander une généreuse indulgence ? La postérité rendra justice à la mémoire de Milton ; mais nous, nous devons une leçon à nos fils ; nous devons leur apprendre, par notre silence, que les talents sont un présent funeste quand ils s'allient aux passions, et qu'il vaut mieux se condamner à l'obscurité que de se rendre célèbre par les malheurs de sa patrie.

" Imiterai-je, messieurs, ce mémorable exemple, ou vous parlerai-je de la personne et des ouvrages de M. Chénier ? Pour concilier vos usages et mes opinions, je crois devoir prendre un juste milieu entre un silence absolu et un examen approfondi. Mais, quelles que soient mes paroles, aucun fiel n'empoisonnera ce discours. Si vous retrouvez en moi la franchise de Duclos, mon compatriote, j'espère vous prouver aussi que j'ai la même loyauté.

" Il eût été curieux, sans doute, de voir ce qu'un homme dans ma position, avec mes principes et mes opinions, pourrait dire de l'homme dont j'occupe aujourd'hui la place. Il serait intéressant d'examiner l'influence des révolutions sur les lettres, de montrer comment les systèmes peuvent égarer le talent, le jeter dans des routes trompeuses qui semblent conduire à la renommée, et qui n'aboutissent qu'à l'oubli. Si Milton, malgré ses égarements politiques, a laissé des ouvrages que la postérité admire, c'est que Milton, sans être revenu de ses erreurs, se retira d'une société qui se retirait de lui, pour chercher dans la religion l'adoucissement de ses maux et la source de sa gloire. Privé de la lumière du ciel, il se créa une nouvelle terre, un nouveau soleil, et sortit, pour ainsi dire, d'un monde où il n'avait vu que des malheurs et des crimes ; il plaça dans les berceaux d'Eden cette innocence primitive, cette félicité sainte qui régnèrent sous les tentes de Jacob et de Rachel ; et il mit aux enfers les tourments, les passions et les remords de ces hommes dont il avait partagé les fureurs.

" Malheureusement, les ouvrages de M. Chénier, quoiqu'on y découvre le germe d'un talent remarquable, ne brillent ni par cette antique simplicité, ni par cette majesté sublime. L'auteur se distinguait par un esprit éminemment classique. Nul ne connaissait mieux les principes de la littérature ancienne et moderne : théâtre, éloquence, histoire, critique, satire, il a tout embrassé ; mais ses écrits portent l'empreinte des jours désastreux qui les ont vus naître. Trop souvent dictés par l'esprit de parti, ils ont été applaudis par les factions. Séparerai-je, dans les travaux de mon prédécesseur, ce qui est déjà passé comme nos discordes, et ce qui restera peut-être comme notre gloire ? Ici se trouvent confondus les intérêts de la société et les intérêts de la littérature. Je ne puis assez oublier les uns pour m'occuper uniquement des autres ; alors, messieurs, je suis obligé de me taire, ou d'agiter des questions politiques.

" Il y a des personnes qui voudraient faire de la littérature une chose abstraite, et l'isoler au milieu des affaires humaines. Ces personnes me diront : Pourquoi garder le silence ? ne considérez les ouvrages de M. Chénier que sous les rapports littéraires. C'est-à-dire, messieurs, qu'il faut que j'abuse de votre patience et de la mienne pour répéter des lieux communs que l'on trouve partout, et que vous connaissez mieux que moi. Autres temps, autres moeurs : héritiers d'une longue suite d'années paisibles, nos devanciers pouvaient se livrer à des discussions purement académiques, qui prouvaient encore mieux leur talent que leur bonheur. Mais nous, restes infortunés d'un grand naufrage nous n'avons plus ce qu'il faut pour goûter un calme si parfait. Nos idées, nos esprits, ont pris un cours différent. L'homme a remplacé en nous l'académicien : en dépouillant les lettres de ce qu'elles peuvent avoir de futile, nous ne les voyons plus qu'à travers nos puissants souvenirs et l'expérience de notre adversité. Quoi ! après une révolution qui nous a fait parcourir en quelques années les événements de plusieurs siècles, on interdira à l'écrivain toute considération élevée ! On lui refusera d'examiner le côté sérieux des objets ! Il passera une vie frivole à s'occuper de chicanes grammaticales, de règles de goût, de petites sentences littéraires ! Il vieillira enchaîné dans les langes de son berceau ! Il ne montrera pas sur la fin de ses jours un front sillonné par ses longs travaux, par ses graves pensées, et souvent ses mâles douleurs qui ajoutent à la grandeur de l'homme ! Quels soins importants auront donc blanchi ses cheveux ? Les misérables peines de l'amour-propre et les jeux puérils de l'esprit.

" Certes, messieurs, ce serait nous traiter avec un mépris bien étrange ! Pour moi, je ne puis ainsi me rapetisser, ni me réduire à l'état d'enfance, dans l'âge de la force et de la raison. Je ne puis me renfermer dans le cercle étroit qu'on voudrait tracer autour de l'écrivain. Par exemple, messieurs, si je voulais faire l'éloge de l'homme de lettres, de l'homme de cour qui préside à cette assemblée, croyez-vous que je me contenterais de louer en lui cet esprit français, léger, ingénieux, qu'il a reçu de sa mère, et dont il offre parmi nous le dernier modèle ? Non sans doute : je voudrais encore faire briller dans tout son éclat le beau nom qu'il porte. Je citerais le duc de Boufflers qui fit lever aux Autrichiens le blocus de Gênes. Je parlerais du maréchal son père, de ce gouverneur qui disputa aux ennemis de la France les remparts de Lille, et consola par cette défense mémorable la vieillesse malheureuse d'un grand roi. C'est de ce compagnon de Turenne que madame de Maintenon disait : " En lui le coeur est mort le dernier. " Enfin je passerais jusqu'à ce Louis de Boufflers, dit le Robuste, qui montrait dans les combats la vigueur et le courage d'Hercule. Ainsi je trouverais aux deux extrémités de cette famille la force et la grâce, le chevalier et le troubadour. On veut que les Français soient fils d'Hector : je croirais plutôt qu'ils descendent d'Achille, car ils manient, comme ce héros, la lyre et l'épée.

" Si je voulais, messieurs, vous entretenir du poète célèbre qui chanta la nature d'une voix si brillante, pensez-vous que je me bornerais à vous faire remarquer l'admirable flexibilité d'un talent qui sut rendre avec un mérite égal les beautés régulières de Virgile et les beautés incorrectes de Milton ? Non : je vous montrerais aussi ce poète ne voulant pas se séparer de ses infortunés compatriotes, les suivant avec sa lyre aux rives étrangères, chantant leurs douleurs pour les consoler ; illustre banni au milieu de cette foule d'exilés dont j'augmentais le nombre. Il est vrai que son âge et ses infirmités, ses talents et sa gloire, ne l'avaient pas mis dans sa patrie à l'abri des persécutions. On voulait lui faire acheter la paix par des vers indignes de sa muse, et sa muse ne put chanter que la redoutable immortalité du crime et la rassurante immortalité de la vertu : Rassurez-vous, vous êtes immortels.

" Si je voulais enfin, messieurs, vous parler d'un ami bien cher à mon coeur, d'un de ces amis qui, selon Cicéron, rendent la prospérité plus éclatante et l'adversité plus légère, je vanterais la finesse et la pureté de son goût, l'élégance exquise de sa prose, la beauté, la force, l'harmonie de ses vers, qui, formés sur les grands modèles, se distinguent néanmoins par un caractère original. Je vanterais ce talent supérieur qui ne connut jamais les sentiments de l'envie, ce talent heureux de tous les succès qui ne sont pas les siens, ce talent qui depuis dix années ressent tout ce qui peut m'arriver d'honorable, avec cette joie naïve et profonde connue seulement des plus généreux caractères et de la plus vive amitié. Mais je n'omettrais pas la partie politique de mon ami. Je le peindrais à la tête d'un des premiers corps de l'Etat, prononçant ces discours qui sont des chefs-d'oeuvre de bienséance, de mesure et de noblesse. Je le représenterais sacrifiant le doux commerce des muses à des occupations qui seraient sans doute sans charmes, si l'on ne s'y livrait dans l'espoir de former des enfants capables de suivre un jour les traces glorieuses de leurs pères et d'éviter nos erreurs.

" En parlant des hommes de talent dont se compose cette assemblée, je ne pourrais donc m'empêcher de les considérer sous le rapport de la morale et de la société. L'un se distingue au milieu de vous par un esprit fin, délicat et sage, par une urbanité si rare aujourd'hui, et surtout par la constance la plus honorable dans ses opinions modérées. L'autre, sous les glaces de l'âge, a retrouvé toute la chaleur de la jeunesse pour plaider la cause des malheureux. Celui-ci, historien élégant et agréable poète, nous devient plus respectable et plus cher par le souvenir d'un père et d'un fils mutilés au service de la patrie. Celui-là, en rendant l'ouïe aux sourds et la parole aux muets, nous rappelle les miracles du culte évangélique auquel il s'est consacré. N'est-il point parmi vous, messieurs, des témoins de vos anciens triomphes, qui puissent raconter au digne héritier du chancelier d'Aguesseau comment le nom de son aïeul fut jadis applaudi dans cette assemblée ? Je passe aux nourrissons favoris des neuf soeurs, et j'aperçois le vénérable auteur d' Oedipe retiré dans la solitude, et Sophocle oubliant à Colone la gloire qui le rappelle dans Athènes. Combien nous devons aimer les autres fils de Melpomène, qui nous ont intéressés aux malheurs de nos pères ! Tous les coeurs français ont de nouveau tremblé au pressentiment de la mort d'Henri IV. La muse tragique a rétabli l'honneur de ces preux chevaliers lâchement trahis par l'histoire, et noblement vengés par l'un de nos modernes Euripides.

" Descendant aux successeurs d'Anacréon, je m'arrêterais à cet homme aimable qui, semblable au vieillard de Téos, redit encore, après quinze lustres, ces chants amoureux que l'on fait entendre à quinze ans. J'irais, messieurs, chercher votre renommée sur ces mers orageuses que gardait autrefois le géant Adamastor, et qui se sont apaisées aux noms charmants d'Eléonore et de Virginie. Tibi rident aequora .

" Hélas ! trop de talents parmi nous ont été errants et voyageurs ! La poésie n'a-t-elle pas chanté en vers harmonieux l'art de Neptune, cet art si fatal qui la transporta sur des bords lointains ? Et l'éloquence française, après avoir défendu l'Etat et l'autel, ne se retire-t-elle pas comme à sa source dans la patrie de saint Ambroise ? Que ne puis-je placer ici tous les membres de cette assemblée dans un tableau dont la flatterie n'a point embelli les couleurs ? Car, s'il est vrai que l'envie obscurcisse quelquefois les qualités estimables des gens de lettres, il est encore plus vrai que cette classe d'hommes se distingue par des sentiments élevés, par des vertus désintéressées, par la haine de l'oppression, le dévouement à l'amitié, et la fidélité au malheur. C'est ainsi, messieurs, que j'aime à considérer un sujet sous toutes les faces, et que j'aime surtout à rendre les lettres sérieuses en les appliquant aux plus hauts sujets de la morale, de la philosophie et de l'histoire. Avec cette indépendance d'esprit, il faut donc que je m'abstienne de toucher à des ouvrages qu'il est impossible d'examiner sans irriter les passions. Si je parlais de la tragédie de Charles IX, pourrais-je m'empêcher de venger la mémoire du cardinal de Lorraine et de discuter cette étrange leçon donnée aux rois ? Caius Gracchus, Calas, Henri VIII, Fénelon, m'offriraient sur plusieurs points cette même altération de l'histoire pour appuyer les mêmes doctrines. Si je lis les satires, j'y trouve immolés des hommes placés aux premiers rangs de cette assemblée ; toutefois, écrites d'un style pur, élégant et facile, elles rappellent agréablement l'école de Voltaire, et j'aurais d'autant plus de plaisir à les louer, que mon nom n'a pas échappé à la malice de l'auteur. Mais laissons là des ouvrages qui donneraient lieu à des récriminations pénibles : je ne troublerai pas la mémoire d'un écrivain qui fut votre collègue et qui compte encore parmi vous des admirateurs et des amis ; il devra à cette religion, qui lui parut si méprisable dans les écrits de ceux qui la défendent, la paix que je souhaite à sa tombe. Mais ici même, messieurs, ne serai-je point assez malheureux pour trouver un écueil ? Car en portant à M. Chénier ce tribut de respect que tous les morts réclament, je crains de rencontrer sous mes pas des cendres bien autrement illustres. Si des interprétations peu généreuses voulaient me faire un crime de cette émotion involontaire, je me réfugierais au pied de ces autels expiatoires qu'un puissant monarque élève aux mânes des dynasties outragées. Ah ! qu'il eût été plus heureux pour M. Chénier de n'avoir point participé à ces calamités publiques, qui retombèrent enfin sur sa tête ! Il a su comme moi ce que c'est que de perdre dans les orages un frère tendrement chéri. Qu'auraient dit nos malheureux frères si Dieu les eût appelés le même jour à son tribunal ? S'ils s'étaient rencontrés au moment suprême, avant de confondre leur sang, ils nous auraient crié sans doute : " Cessez vos guerres intestines, revenez à des sentiments d'amour et de paix ; la mort frappe également tous les partis, et vos cruelles divisions nous coûtent la jeunesse et la vie. " Tels auraient été leurs cris fraternels.

" Si mon prédécesseur pouvait entendre ces paroles qui ne consolent plus que son ombre, il serait sensible à l'hommage que je rends ici à son frère, car il était naturellement généreux ; ce fut même cette générosité de caractère qui l'entraîna dans des nouveautés bien séduisantes sans doute, puisqu'elles promettaient de nous rendre les vertus de Fabricius. Mais bientôt, trompé dans son espérance, son humeur s'aigrit, son talent se dénatura. Transporté de la solitude du poète au milieu des factions, comment aurait-il pu se livrer à ces sentiments qui font le charme de la vie ? Heureux s'il n'eût vu d'autre ciel que le ciel de la Grèce, sous lequel il était né, s'il n'eût contemplé d'autres ruines que celles de Sparte et d'Athènes ! Je l'aurais peut-être rencontré dans la belle patrie de sa mère, et nous nous serions juré amitié sur les bords du Permesse ; ou bien, puisqu'il devait revenir aux champs paternels, que ne me suivit-il dans les déserts où je fus jeté par nos tempêtes ? Le silence des forêts aurait calmé cette âme troublée, et les cabanes des sauvages l'eussent peut-être réconcilié avec les palais des rois. Vain souhait ! M. Chénier resta sur le théâtre de nos agitations et de nos douleurs. Atteint, jeune encore, d'une maladie mortelle, vous le vîtes, messieurs, s'incliner lentement vers le tombeau et quitter pour toujours (...)

" On ne m'a point raconté ses derniers moments.

" Nous tous, qui vécûmes dans les troubles et les agitations, nous n'échapperons pas aux regards de l'histoire. Qui peut se flatter d'être trouvé sans tache, dans un temps de délire où personne n'avait l'usage entier de sa raison ? Soyons donc pleins d'indulgence pour les autres ; excusons ce que nous ne pouvons approuver. Telle est la faiblesse humaine, que le talent, le génie, la vertu même, peuvent quelquefois franchir les bornes du devoir. M. Chénier adora la liberté ; pourrait-on lui en faire un crime ? les chevaliers eux-mêmes, s'ils sortaient de leurs tombeaux, suivraient la lumière de notre siècle. On verrait se former cette illustre alliance entre l'honneur et la liberté, comme sous le règne des Valois les créneaux gothiques couronnaient avec une grâce infinie dans nos monuments les ordres empruntés des Grecs. La liberté n'est-elle pas le plus grand des biens et le premier des besoins de l'homme ? Elle enflamme le génie, elle élève le coeur, elle est nécessaire à l'ami des muses comme l'air qu'il respire. Les arts peuvent, jusqu'à un certain point vivre dans la dépendance, parce qu'ils se servent d'une langue à part qui n'est pas entendue de la foule ; mais les lettres, qui parlent une langue universelle, languissent et meurent dans les fers. Comment tracera-t-on des pages dignes de l'avenir, s'il faut s'interdire en écrivant, tout sentiment magnanime, toute pensée forte et grande ? La liberté est si naturellement l'amie des sciences et des lettres, qu'elle se réfugie auprès d'elles lorsqu'elle est bannie du milieu des peuples ; et c'est nous, messieurs, qu'elle charge d'écrire ses annales et de la venger de ses ennemis, de transmettre son nom et son culte à la dernière postérité. Pour qu'on ne se trompe pas dans l'interprétation de ma pensée, je déclare que je ne parle ici que de la liberté qui naît de l'ordre et enfante des lois, et non de cette liberté fille de la licence et mère de l'esclavage. Le tort de l'auteur de Charles IX ne fut donc pas d'avoir offert son encens à la première de ces divinités, mais d'avoir cru que les droits qu'elle nous donne sont incompatibles avec un gouvernement monarchique. C'est dans ses opinions qu'un Français met cette indépendance que d'autres peuples placent dans leurs lois. La liberté est pour lui un sentiment plutôt qu'un principe, et il est citoyen par instinct et sujet par choix. Si l'écrivain dont vous déplorez la perte avait fait cette réflexion, il n'aurait pas embrassé dans un même amour la liberté qui fonde et la liberté qui détruit.

" J'ai, messieurs, fini la tâche que les usages de l'Académie m'ont imposée. Près de terminer ce discours je suis frappé d'une idée qui m'attriste ; il n'y a pas longtemps que M. Chénier prononçait sur mes ouvrages des arrêts qu'il se préparait à publier : et c'est moi qui juge aujourd'hui mon juge. Je le dis dans toute la sincérité de mon coeur, j'aimerais mieux encore être exposé aux satires d'un ennemi, et vivre en paix dans la solitude, que de vous faire remarquer, par ma présence au milieu de vous, la rapide succession des hommes sur la terre, la subite apparition de cette mort qui renverse nos projets et nos espérances, qui nous emporte tout à coup, et livre quelquefois notre mémoire à des hommes entièrement opposés à nos sentiments et à nos principes. Cette tribune est une espèce de champ de bataille où les talents viennent tour à tour briller et mourir. Que de génies divers elle a vus passer ! Corneille, Racine, Boileau, La Bruyère, Bossuet, Fénelon, Voltaire, Buffon, Montesquieu... Qui ne serait effrayé, messieurs, en pensant qu'il va former un anneau dans la chaîne de cette illustre ligne ? Accablé du poids de ces noms immortels, ne pouvant me faire reconnaître à mes talents pour héritier légitime, je tâcherai du moins de prouver ma descendance par mes sentiments.

" Quand mon tour sera venu de céder ma place à l'orateur qui doit parler sur ma tombe, il pourra traiter sévèrement mes ouvrages ; mais il sera forcé de dire que j'aimais avec transport ma patrie, que j'aurais souffert mille maux plutôt que de coûter une seule larme à mon pays, que j'aurais fait sans balancer le sacrifice de mes jours à ces nobles sentiments, qui seuls donnent du prix à la vie et de la dignité à la mort.

" Mais quel temps ai-je choisi, messieurs, pour vous parler de deuil et de funérailles ! Ne sommes-nous pas environnés de fêtes ? Voyageur solitaire, je méditais il y a quelques jours sur les ruines des empires détruits : et je vois s'élever un nouvel empire. Je quitte à peine ces tombeaux où dorment les nations ensevelies, et j'aperçois un berceau chargé des destinées de l'avenir. De toutes parts retentissent les acclamations du soldat. César monte au Capitole, les peuples racontent les merveilles, les monuments élevés, les cités embellies, les frontières de la patrie baignées par ces mers lointaines qui portaient les vaisseaux de Scipion, et par ces mers reculées que ne vit pas Germanicus.

" Tandis que le triomphateur s'avance entouré de ses légions, que feront les tranquilles enfants des muses ? Ils marcheront au-devant du char pour joindre l'olivier de la paix aux palmes de la victoire, pour présenter au vainqueur la troupe sacrée, pour mêler aux récits guerriers les touchantes images qui faisaient pleurer Paul-Emile sur les malheurs de Persée.

" Et vous, fille des Césars, sortez de votre palais avec votre jeune fils dans vos bras ; venez ajouter la grâce à la grandeur, venez attendrir la victoire et tempérer l'éclat des armes par la douce majesté d'une reine et d'une mère. "

Dans le manuscrit qui me fut rendu, le commencement du discours qui a rapport aux opinions de Milton était barré d'un bout à l'autre de la main de Bonaparte. Une partie de ma réclamation contre l'isolement des affaires dans lequel on voudrait tenir la littérature était également stigmatisée au crayon. L'éloge de l'abbé Delille, qui rappelait l'émigration, la fidélité du poète aux malheurs de la famille royale et aux souffrances de ses compagnons d'exil, était mis entre parenthèses ; l'éloge de M. de Fontanes avait une croix . Presque tout ce que je disais sur M. de Chénier, sur son frère, sur le mien, sur les autels expiatoires que l'on préparait à Saint-Denis était haché de traits. Le paragraphe commençant par ces mots : " M. de Chénier adora la liberté, etc. ", avait une double rature longitudinale. Je suis encore à comprendre comment le texte du discours corrompu, publié par les agents de l'Empire, a conservé assez correctement ce paragraphe. Je n'invente, je ne change rien, on peut lire le passage imprimé dans l'édition furtive. L'objurgation contre la tyrannie qui suivait ce morceau sur la liberté, et qui en faisait le pendant, est supprimé en entier dans cette édition de police. La péroraison est conservée : seulement l'éloge de nos triomphes dont je faisais honneur à la France, est tourné tout entier au profit de Napoléon.

Tout ne fut pas fini quand on eut déclaré que je ne serais pas reçu à l'Académie et qu'on m'eut rendu mon discours. On voulait me contraindre à en écrire un second, je déclarai que je m'en tenais au premier et que je n'en ferais pas d'autre. Des personnes pleines de grâces, de générosité et de courage, que je ne connaissais pas, s'intéressaient à moi. Madame Lindsay, qui m'avait ramené de Calais parla à madame Gay laquelle s'adressa à madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély ; elles parvinrent à remonter jusqu'au duc de Rovigo et l'invitèrent à me laisser à l'écart. Les femmes de ce temps-là interposaient leur beauté entre la puissance et l'infortune.

Tout ce bruit se prolongea par les prix décennaux jusque dans l'année 1812. Bonaparte, qui me persécutait, fit pourtant demander à l'Académie, à propos de ces prix pourquoi elle n'avait point mis sur les rangs le Génie du Christianisme . L'Académie s'expliqua ; plusieurs de mes confrères écrivirent leur jugement peu favorable à mon ouvrage. J'aurais pu leur dire ce qu'un poète grec dit à un oiseau : " Fille de l'Attique, nourrie de miel, toi qui chantes si bien, tu enlèves une cigale, bonne chanteuse comme toi, et tu la portes pour nourriture à tes petits. Toutes deux ailées, toutes deux habitant ces lieux, toutes deux célébrant la naissance du printemps, ne lui rendras-tu pas la liberté ? Il n'est pas juste qu'une chanteuse périsse du bec d'une de ses semblables. "


2 L18 Chapitre 9

Prix décennaux. - L' Essai sur les Révolutions . - Les Natchez .

Ce mélange de colère et d'attrait de Bonaparte contre et pour moi est constant et étrange : il me veut enfermer pour le reste de mes jours à Vincennes et tout à coup il demande à l'Institut pourquoi il n'a pas parlé de moi à l'occasion des prix décennaux. Il fait plus, il déclare à Fontanes que, puisque l'Institut ne me trouve pas digne de concourir pour le prix, il m'en donnera un, qu'il me nommera surintendant général de toutes les bibliothèques de France ; surintendance appointée comme une ambassade de première classe. La première idée que Bonaparte avait eue de m'employer dans la carrière diplomatique ne lui passait pas : il n'admettait point, pour cause à lui bien connue, que j'eusse cessé de faire partie du ministère des relations extérieures. Et toutefois, malgré ces munificences projetées, son préfet de police m'invite contradictoirement à m'éloigner de Paris, et je vais continuer mes Mémoires à Dieppe.

Bonaparte descend au rôle d'écolier taquin ; il déterre l' Essai sur les Révolutions et il se réjouit de la guerre qu'il m'attire à ce sujet. Un M. Damaze de Raymond se fit mon champion : je l'allai remercier rue Vivienne. Il avait sur sa cheminée avec ses breloques, une tête de mort ; quelque temps après il fut tué en duel, et sa charmante figure alla rejoindre la face effroyable qui semblait l'appeler. Tout le monde se battait alors : un des mouchards chargés de l'arrestation de Georges reçut de lui une balle dans la tête.

Pour couper court à l'attaque de mauvaise foi de mon puissant adversaire, je m'adressai à ce M. de Pommereul dont je vous ai parlé lors de ma première arrivée à Paris : il était devenu directeur général de l'imprimerie et de la librairie : je lui demandai la permission de réimprimer l' Essai tout entier. On peut voir ma correspondance et le résultat de cette correspondance dans la préface de l' Essai sur les Révolutions , édition de 1826, tome deuxième des Oeuvres complètes. Au surplus, le gouvernement impérial avait grandement raison de me refuser la réimpression de l'ouvrage en entier ; l' Essai n'était, ni par rapport aux libertés, ni par rapport à la monarchie légitime, un livre qu'on dût publier lorsque régnaient le despotisme et l'usurpation. La police se donnait un air d'impartialité en laissant dire quelque chose en ma faveur, et elle riait en m'empêchant de faire la seule chose qui me pût défendre. Au retour de Louis XVIII on exhuma de nouveau l' Essai ; comme on avait voulu s'en servir contre moi au temps de l'Empire, sous le rapport politique, on voulait me l'opposer au jour de la Restauration, sous le rapport religieux. J'ai fait une amende honorable si complète de mes erreurs dans les notes de la nouvelle édition de l' Essai historique , qu'il n'y a plus rien à me reprocher. La postérité viendra ; elle prononcera sur le livre et sur le commentaire , si ces vieilleries-là peuvent encore l'occuper. J'ose espérer qu'elle jugera l' Essai comme ma tête grise l'a jugé ; car, en avançant dans la vie on prend de l'équité de cet avenir dont on approche. Le livre et les notes me mettent devant les hommes tel que j'ai été au début de ma carrière, tel que je suis au terme de cette carrière.

Au surplus, cet ouvrage que j'ai traité avec une rigueur impitoyable offre le compendium de mon existence comme poète, moraliste et homme politique futur. La sève du travail est surabondante, l'audace des opinions poussée aussi loin qu'elle peut aller. Force est de reconnaître que, dans les diverses routes où je me suis engagé, les préjugés ne m'ont jamais conduit, que je n'ai été aveugle dans aucune cause, qu'aucun intérêt ne m'a guidé, que les partis que j'ai pris ont toujours été de mon choix.

Dans l' Essai , mon indépendance en religion et en politique est complète ; j'examine tout : républicain , je sers la monarchie ; philosophe , j'honore la religion. Ce ne sont point là des contradictions, ce sont des conséquences forcées de l'incertitude de la théorie et de la certitude de la pratique chez les hommes. Mon esprit, fait pour ne croire à rien, pas même à moi, fait pour dédaigner tout, grandeurs et misères, peuples et rois, a nonobstant été dominé par un instinct de raison qui lui commandait de se soumettre à ce qu'il y a de reconnu beau : religion, justice, humanité, égalité, liberté, gloire. Ce que l'on rêve aujourd'hui de l'avenir, ce que la génération actuelle s'imagine avoir découvert d'une société à naître, fondée sur des principes tout différents de ceux de la vieille société, se trouve positivement annoncé dans l' Essai . J'ai devancé de trente années ceux qui se disent les proclamateurs d'un monde inconnu. Mes actes ont été de l'ancienne cité, mes pensées de la nouvelle ; les premiers de mon devoir, les dernières de ma nature.

L' Essai n'était pas un livre impie ; c'était un livre de doute et de douleur. Je l'ai déjà dit [Livre onzième de ces Mémoires .] .

Du reste, j'ai dû m'exagérer ma faute et racheter par des idées d'ordre tant d'idées passionnées répandues dans mes ouvrages. J'ai peur au début de ma carrière d'avoir fait du mal à la jeunesse ; j'ai à réparer auprès d'elle, et je lui dois au moins d'autres leçons. Qu'elle sache qu'on peut lutter avec succès contre une nature troublée ; la beauté morale, la beauté divine, supérieure à tous les rêves de la terre, je l'ai vue ; il ne faut qu'un peu de courage pour l'atteindre et s'y tenir.

Afin d'achever ce que j'ai à dire sur ma carrière littéraire, je dois mentionner l'ouvrage qui la commença, et qui demeura en manuscrit jusqu'à l'année où je l'insérai dans mes Oeuvres complètes .

A la tête des Natchez , la préface a raconté comment l'ouvrage fut retrouvé en Angleterre par les soins et les obligeantes recherches de M. de Thuisy.

Un manuscrit dont j'ai pu tirer Atala, René , et plusieurs descriptions placées dans le Génie du Christianisme , n'est pas tout à fait stérile. Ce premier manuscrit était écrit de suite, sans section ; tous les sujets y étaient confondus : voyages, histoire naturelle, partie dramatique, etc. ; mais auprès de ce manuscrit d'un seul jet il en existait un autre partagé en livres. Dans ce second travail, j'avais non seulement procédé à la division de la matière, mais j'avais encore changé le genre de la composition, en la faisant passer du roman à l'épopée. Un jeune homme qui entasse pêle-mêle ses idées, ses inventions, ses études, ses lectures, doit produire le chaos ; mais aussi dans ce chaos il y a une certaine fécondité qui tient à la puissance de l'âge.

Il m'est arrivé ce qui n'est peut-être jamais arrivé à un auteur : c'est de relire après trente années un manuscrit que j'avais totalement oublié.

J'avais un danger à craindre. En repassant le pinceau sur le tableau, je pouvais éteindre les couleurs ; une main plus sûre, mais moins rapide, courait risque de faire disparaître les traits moins corrects, mais aussi les touches les plus vives de la jeunesse ; il fallait conserver à la composition son indépendance, et pour ainsi dire sa fougue ; il fallait laisser l'écume au frein du jeune coursier. S'il y a dans les Natchez des choses que je ne hasarderais qu'en tremblant aujourd'hui, il y a aussi des choses que je ne voudrais plus écrire, notamment la lettre de René dans le second volume. Elle est de ma première manière et reproduit tout René : je ne sais ce que les René qui m'ont suivi ont pu dire pour mieux approcher de la folie.

Les Natchez s'ouvrent par une invocation au désert et à l'astre des nuits, divinités suprêmes de ma jeunesse :

" A l'ombre des forêts américaines, je veux chanter des airs de la solitude, tels que n'en ont point encore entendu des oreilles mortelles ; je veux raconter vos malheurs, ô Natchez ! ô nation de la Louisiane dont il ne reste plus que les souvenirs ! Les infortunes d'un obscur habitant des bois auraient-elles moins de droits à nos pleurs que celles des autres hommes ? et les mausolées des rois dans nos temples sont-ils plus touchants que le tombeau d'un Indien sous le chêne de sa patrie ?

" Et toi, flambeau des méditations, astre des nuits, sois pour moi l'astre du Pinde ! Marche devant mes pas, à travers les régions inconnues du Nouveau-Monde, pour me découvrir à ta lumière les secrets ravissants de ces déserts ! "

Mes deux natures sont confondues dans ce bizarre ouvrage, particulièrement dans l'original primitif. On y trouve des incidents politiques et des intrigues de roman ; mais à travers la narration on entend partout une voix qui chante, et qui semble venir d'une région inconnue.

Fin de ma carrière littéraire.

De 1812 à 1814, il n'y a plus que deux années pour finir l'Empire, et ces deux années dont on a vu quelque chose par anticipation, je les employai à des recherches sur la France et à la rédaction de quelques livres de ces Mémoires ; mais je n'imprimai plus rien. Ma vie de poésie et d'érudition fut véritablement close par la publication de mes trois grands ouvrages, le Génie du Christianisme , les Martyrs et l' Itinéraire . Mes écrits politiques commencèrent à la Restauration ; avec ces écrits également commença mon existence politique active. Ici donc se termine ma carrière littéraire proprement dite ; entraîné par le flot des jours, je l'avais omise ; ce n'est qu'en cette année 1831 que j'ai rappelé des temps laissés en arrière de 1800 à 1814.

Cette carrière littéraire, comme il vous a été loisible de vous en convaincre, ne fut pas moins troublée que ma carrière de voyageur et de soldat ; il y eut aussi des travaux, des rencontres et du sang dans l'arène ; tout n'y fut pas muses et fontaine Castalie ; ma carrière politique fut encore plus orageuse.

Peut-être quelques débris marqueront-ils le lieu qu'occupèrent mes jardins d'Acadème. Le Génie du Christianisme commence la révolution religieuse contre le philosophisme du dix-huitième siècle. Je préparais en même temps cette révolution qui menace notre langue, car il ne pouvait y avoir renouvellement dans l'idée qu'il n'y eût innovation dans le style. Y aura-t-il après moi d'autres formes de l'art à présent inconnues ? Pourra-t-on partir de nos études actuelles afin d'avancer, comme nous sommes partis des études passées pour faire un pas ? Est-il des bornes qu'on ne saurait franchir, parce qu'on se vient heurter contre la nature des choses ? Ces bornes ne se trouvent-elles point dans la division des langues modernes, dans la caducité de ces mêmes langues, dans les vanités humaines telles que la société nouvelle les a faites ? Les langues ne suivent le mouvement de la civilisation qu'avant l'époque de leur perfectionnement ; parvenues à leur apogée, elles restent un moment stationnaires, puis elles descendent sans pouvoir remonter.

Maintenant, le récit que j'achève rejoint les premiers livres de ma vie politique, précédemment écrits à des dates diverses. Je me sens un peu plus de courage en rentrant dans les parties faites de mon édifice. Quand je me suis remis au travail, je tremblais que le vieux fils de Coelus ne vît se changer en truelle de plomb la truelle d'or du bâtisseur de Troie. Pourtant il me semble que ma mémoire, chargée de me verser mes souvenirs ne m'a pas trop failli : avez-vous beaucoup senti la glace de l'hiver dans ma narration ? trouvez-vous une énorme différence entre les poussières éteintes que j'ai essayé de ranimer, et les personnages vivants que je vous ai fait voir en vous racontant ma première jeunesse ? Mes années sont mes secrétaires ; quand l'une d'entre elles vient à mourir, elle passe la plume à sa puînée, et je continue de dicter ; comme elles sont soeurs, elles ont à peu près la même main.


3 Troisième partie


2 L19 Livre dix-neuvième

1. De Bonaparte. - 2. Bonaparte. - Sa famille. - 3. Branche particulière des Bonaparte de la Corse. - 4. Naissance et enfance de Bonaparte. - 5. La Corse de Bonaparte. - 6. Paoli. - 7. Deux Pamphlets. - 8. Brevet de capitaine. - 9. Toulon. - 10. Journées de Vendémiaire. - 11. Suite. - 12. Campagnes d'Italie. - 13. Congrès de Rastadt. - Retour de Napoléon en France. - Napoléon est nommé chef de l'armée dite d'Angleterre. - Il part pour l'expédition d'Egypte. - 14. Expédition d'Egypte. - Malte. - Bataille des Pyramides. - Le Caire. - Napoléon dans la grande Pyramide. - Suez. - 15. Opinion de l'armée. - 16. Campagne de Syrie. - 17. Retour en Egypte. Conquête de la Haute-Egypte. - 18. Bataille d'Aboukir. - Billets et lettres de Napoléon. - Il repasse en France. - Dix-huit brumaire.


2 L19 Chapitre 1

De Bonaparte.

La jeunesse est une chose charmante ; elle part au commencement de la vie couronnée de fleurs comme la flotte athénienne pour aller conquérir la Sicile et les délicieuses campagnes d'Enna. La prière est dite à haute voix par le prêtre de Neptune ; les libations sont faites avec des coupes d'or ; la foule, bordant la mer, unit ses invocations à celle du pilote ; le paean est chanté, tandis que la voile se déploie aux rayons et au souffle de l'aurore. Alcibiade, vêtu de pourpre et beau comme l'Amour, se fait remarquer sur les trirèmes, fier des sept chars qu'il a lancés dans la carrière d'Olympie. Mais à peine l'île d'Alcinoüs est-elle passée, l'illusion s'évanouit : Alcibiade banni va vieillir loin de sa patrie et mourir percé de flèches sur le sein de Timandra. Les compagnons de ses premières espérances, esclaves à Syracuse, n'ont pour alléger le poids de leurs chaînes que quelques vers d'Euripide.

Vous avez vu ma jeunesse quitter le rivage ; elle n'avait pas la beauté du pupille de Périclès, élevé sur les genoux d'Aspasie ; mais elle en avait les heures matineuses : et des désirs et des songes, Dieu sait ! Je vous les ai peints ces songes : aujourd'hui, retournant à la terre après maint exil, je n'ai plus à vous raconter que des vérités tristes comme mon âge. Si parfois je fais encore entendre les accords de la lyre, ce sont les dernières harmonies du poète qui cherche à se guérir de la blessure des flèches du temps, ou à se consoler de la servitude des années.

Vous savez la mutabilité de ma vie dans mon état de voyageur et de soldat ; vous connaissez mon existence littéraire depuis 1800 jusqu'à 1813, année où vous m'avez laissé à la Vallée-aux-Loups qui m'appartenait encore, lorsque ma carrière politique s'ouvrit. Nous entrons présentement dans cette carrière : avant d'y pénétrer, force m'est de revenir sur les faits généraux que j'ai sautés en ne m'occupant que de mes travaux et de mes propres aventures : ces faits sont de la façon de Napoléon. Passons donc à lui ; parlons du vaste édifice qui se construisait en dehors de mes songes. Je deviens maintenant historien sans cesser d'être écrivain de mémoires ; un intérêt public va soutenir mes confidences privées ; mes petits récits se grouperont autour de ma narration.

Lorsque la guerre de la Révolution éclata, les rois ne la comprirent point ; ils virent une révolte où ils auraient dû voir le changement des nations, la fin et le commencement d'un monde : ils se flattèrent qu'il ne s'agissait pour eux que d'agrandir leurs Etats de quelques provinces arrachées à la France ; ils croyaient à l'ancienne tactique militaire, aux anciens traités diplomatiques, aux négociations des cabinets ; et des conscrits allaient chasser les grenadiers de Frédéric, des monarques allaient venir solliciter la paix dans les antichambres de quelques démagogues obscurs, et la terrible opinion révolutionnaire allait dénouer sur les échafauds les intrigues de la vieille Europe. Cette vieille Europe pensait ne combattre que la France ; elle ne s'apercevait pas qu'un siècle nouveau marchait sur elle.

Bonaparte dans le cours de ses succès toujours croissants semblait appelé à changer les dynasties royales, à rendre la sienne la plus âgée de toutes. Il avait fait rois les électeurs de Bavière, de Wurtemberg et de Saxe ; il avait donné la couronne de Naples à Murat, celle d'Espagne à Joseph, celle de Hollande à Louis, celle de Westphalie à Jérôme ; sa soeur, Elisa Bacciocchi, était princesse de Lucques ; il était, pour son propre compte, empereur des Français, roi d'Italie, dans lequel royaume se trouvaient compris Venise, la Toscane, Parme et Plaisance ; le Piémont était réuni à la France ; il avait consenti à laisser régner en Suède un de ses capitaines, Bernadotte ; par le traité de la confédération du Rhin, il exerçait les droits de la maison d'Autriche sur l'Allemagne ; il s'était déclaré médiateur de la confédération helvétique ; il avait jeté bas la Prusse ; sans posséder une barque, il avait déclaré les Iles Britanniques en état de blocus. L'Angleterre malgré ses flottes fut au moment de n'avoir pas un port en Europe pour y décharger un ballot de marchandises ou pour y mettre une lettre à la poste.

Les Etats du pape faisaient partie de l'empire français ; le Tibre était un département de la France. On voyait dans les rues de Paris des cardinaux demi-prisonniers qui, passant la tête à la portière de leur fiacre, demandaient : " Est-ce ici que demeure le roi de... ? - Non, répondait le commissionnaire interrogé, c'est plus haut. " L'Autriche ne s'était rachetée qu'en livrant sa fille : le chevaucheur du midi réclama Honoria de Valentinien, avec la moitié des provinces de l'empire. Comment s'étaient opérés ces miracles ? Quelles qualités possédait l'homme qui les enfanta ? Quelles qualités lui manquèrent pour les achever ? Je vais suivre l'immense fortune de Bonaparte qui, nonobstant, a passé si vite que ses jours occupent une courte période du temps renfermé dans ces Mémoires . De fastidieuses productions de généalogies, de froides disquisitions sur les faits, d'insipides vérifications de dates sont les charges et les servitudes de l'écrivain.


2 L19 Chapitre 2

Bonaparte. - Sa famille.

Le premier Buonaparte (Bonaparte) dont il soit fait mention dans les annales modernes est Jacques Buonaparte, lequel, augure du conquérant futur, nous a laissé l'histoire du sac de Rome en 1527, dont il avait été témoin oculaire. Napoléon-Louis Bonaparte, fils de la duchesse de Saint-Leu, mort après l'insurrection de la Romagne, a traduit en français ce document curieux ; à la tête de la traduction il a placé une généalogie des Buonaparte : le traducteur dit " qu'il se contentera de remplir les lacunes de la préface de l'éditeur de Cologne, en publiant sur la famille Bonaparte des détails authentiques ; lambeaux d'histoire, dit-il, presque entièrement oubliés, mais au moins intéressants pour ceux qui aiment à retrouver dans les annales des temps passés l'origine d'une illustration plus récente ".

Suit une généalogie où l'on voit un chevalier Nordille Buonaparte lequel, le 2 avril 1266, cautionna le prince Conradin de Souabe (celui-là même à qui le duc d'Anjou fit trancher la tête) pour la valeur des droits de douane des effets dudit prince. Vers l'an 1255 commencèrent les proscriptions des familles trévisanes : une branche des Bonaparte alla s'établir en Toscane, où on les rencontre dans les hautes places de l'Etat. Louis-Marie-Fortuné Buonaparte, de la branche établie à Sarzane, passa en Corse en 1612, se fixa à Ajaccio et devint le chef de la branche des Bonaparte de Corse. Les Bonaparte portent de gueules à deux barres d'or accompagné de deux étoiles.

Il y a une autre généalogie que M. Panckoucke a placée à la tête du recueil des écrits de Bonaparte ; elle diffère en plusieurs points de celle qu'a donnée Napoléon-Louis. D'un autre côté, madame d'Abrantès veut que Bonaparte soit un Comnène, alléguant que le nom de Bonaparte est la traduction littérale du grec Caloméros , surnom des Comnène. Napoléon-Louis croit devoir terminer sa généalogie par ces paroles : " J'ai omis beaucoup de détails, car les titres de noblesse ne sont un objet de curiosité que pour un petit nombre de personnes, et d'ailleurs la famille Bonaparte n'en retirerait aucun lustre.

" Qui sert bien son pays n'a pas besoin d'aïeux. "

Nonobstant ce vers philosophique, la généalogie subsiste . Napoléon-Louis veut bien faire à son siècle la concession d'un apophthegme démocratique sans que cela tire à conséquence.

Tout ici est singulier : Jacques Buonaparte historien du sac de Rome et de la détention du pape Clément VII par les soldats du connétable de Bourbon, est du même sang que Napoléon Buonaparte, destructeur de tant de villes, maître de Rome changée en préfecture, roi d'Italie, dominateur de la couronne des Bourbons et geôlier de Pie VII, après avoir été sacré empereur des Français par la main de ce pontife. Le traducteur de l'ouvrage de Jacques Buonaparte est Napoléon-Louis Buonaparte neveu de Napoléon, et fils du roi de Hollande frère de Napoléon ; et ce jeune homme vient de mourir dans la dernière insurrection de la Romagne, à quelque distance des deux villes où la mère et la veuve de Napoléon sont exilées, au moment où les Bourbons tombent du trône pour la troisième fois.

Comme il aurait été assez difficile de faire de Napoléon le fils de Jupiter Ammon par le serpent aimé d'Olympias, ou le petit-fils de Vénus par Anchise, de savants affranchis [Las Cases.] trouvèrent une autre merveille à leur usage : ils démontrèrent à l'empereur qu'il descendait en ligne directe du Masque de fer. Le gouverneur des îles Sainte-Marguerite se nommait Bonpart ; il avait une fille ; le Masque de fer, frère jumeau de Louis XIV, devint amoureux de la fille de son geôlier et l'épousa secrètement de l'aveu même de la cour. Les enfants qui naquirent de cette union furent clandestinement portés en Corse, sous le nom de leur mère ; les Bonpart se transformèrent en Bonaparte par la différence du langage. Ainsi le Masque de fer est devenu le mystérieux aïeul, à face de bronze du grand homme, rattaché de la sorte au grand roi.

La branche des Franchini-Bonaparte porte sur son écu trois fleurs de lis d'or. Napoléon souriait d'un air d'incrédulité à cette généalogie ; mais il souriait : c'était toujours un royaume revendiqué au profit de sa famille. Napoléon affectait une indifférence qu'il n'avait pas, car il avait lui-même fait venir sa généalogie de Toscane (Bourrienne). Précisément parce que la divinité de la naissance manque à Bonaparte, cette naissance est merveilleuse : " Je voyais, dit Démosthène, ce Philippe contre qui nous combattions pour la liberté de la Grèce et le salut de ses Républiques, l'oeil crevé, l'épaule brisée, la main affaiblie, la cuisse retirée, offrir avec une fermeté inaltérable tous ses membres aux coups du sort, satisfait de vivre pour l'honneur et de se couronner des palmes de la victoires. "

Or, Philippe était père d'Alexandre ; Alexandre était donc fils de roi et d'un roi digne de l'être, par ce double fait, il commanda l'obéissance. Alexandre, né sur le trône, n'eut pas, comme Bonaparte, une petite vie à traverser afin d'arriver à une grande vie. Alexandre n'offre pas la disparate de deux carrières ; son précepteur est Aristote ; dompter Bucéphale est un des passe-temps de son enfance. Napoléon pour s'instruire n'a qu'un maître vulgaire ; des coursiers ne sont point à sa disposition ; il est le moins riche de ses compagnons d'études. Ce sous-lieutenant d'artillerie, sans serviteurs, va tout à l'heure obliger l'Europe à le reconnaître ; ce petit caporal mandera dans ses antichambres les plus grands souverains de l'Europe :

Ils ne sont pas venus, nos deux rois ? Qu'on leur die

Qu'ils se font trop attendre et qu'Attila s'ennuie.

Napoléon, qui s'écriait avec tant de sens : " Oh ! si j'étais mon petit-fils ! " ne trouva point le pouvoir dans sa famille, il le créa : quelles facultés diverses cette création ne suppose-t-elle pas ! Veut-on que Napoléon n'ait été que le metteur en oeuvre de l'intelligence sociale répandue autour de lui ; intelligence que des événements inouïs, des périls extraordinaires, avaient développée ? Cette supposition admise, il n'en serait pas moins étonnant : en effet, que serait-ce qu'un homme capable de diriger et de s'approprier tant de supériorités étrangères ?


2 L19 Chapitre 3

Branche particulière des Bonaparte de la Corse.

Toutefois si Napoléon n'était pas né prince, il était selon l'ancienne expression, fils de famille. M. de Marbeuf, gouverneur de l'île de Corse, fit entrer Napoléon dans un collège près d'Autun ; il fut admis ensuite à l'école de Brienne. Elisa, madame Bacciocchi, reçut son éducation à Saint-Cyr : Bonaparte réclama sa soeur quand la Révolution brisa les portes de ces retraites religieuses. Ainsi l'on trouve une soeur de Napoléon pour dernière élève d'une institution dont Louis XIV avait entendu les premières jeunes filles chanter les choeurs de Racine.

Les preuves de noblesse exigées pour l'admission de Napoléon à une école militaire furent faites : elles contiennent l'extrait baptistaire de Charles Bonaparte père de Napoléon, duquel Charles on remonte à François dixième ascendant. Un certificat des nobles principaux de la ville d'Ajaccio, prouvant que la famille Bonaparte a toujours été au nombre des plus anciennes et des plus nobles ; un acte de reconnaissance de la famille Bonaparte de Toscane, jouissant du patriciat et déclarant que son origine est commune avec la famille Bonaparte de Corse, etc., etc.

" Lors de l'entrée de Bonaparte à Trévise, dit M. de Las Cases, on lui annonça que sa famille y avait été puissante ; à Bologne, qu'elle y avait été inscrite sur le livre d'or... A l'entrevue de Dresde, l'empereur François apprit à l'empereur Napoléon que sa famille avait été souveraine à Trévise, et qu'il s'en était fait représenter les documents : il ajouta qu'il était sans prix d'avoir été souverain, et qu'il fallait le dire à Marie-Louise, à qui cela ferait grand plaisir. "

Né d'une race de gentilshommes, laquelle avait des alliances avec les Orsini, les Lomelli, les Médicis, Napoléon, violenté par la Révolution, ne fut démocrate qu'un moment ; c'est ce qui ressort de tout ce qu'il dit et écrit : dominé par son sang, ses penchants étaient aristocratiques. Pascal Paoli ne fut point le parrain de Napoléon, comme on l'a dit : ce fut l'obscur Laurent Giubega, de Calvi ; on apprend cette particularité du registre de baptême tenu à Ajaccio par l'économe, le prêtre Diamante.

J'ai peur de compromettre Napoléon en le replaçant à son rang dans l'aristocratie. Cromwell, dans son discours prononcé au Parlement le 12 septembre 1654, déclare être né gentilhomme ; Mirabeau, La Fayette, Desaix et cent autres partisans de la Révolution étaient nobles aussi. Les Anglais ont prétendu que le prénom de l'empereur était Nicolas, d'où en dérision ils disaient Nic . Ce beau nom de Napoléon venait à l'empereur d'un de ses oncles qui maria sa fille avec un Ornano. Saint Napoléon est un martyr grec. D'après les commentateurs de Dante, le comte Orso était fils de Napoléon de Cerbaja. Personne autrefois, en lisant l'histoire, n'était arrêté par ce nom qu'ont porté plusieurs cardinaux ; il frappe aujourd'hui. La gloire d'un homme ne remonte pas ; elle descend. Le Nil à sa source n'est connu que de quelque Ethiopien ; à son embouchure, de quel peuple est-il ignoré ?


2 L19 Chapitre 4

Naissance et enfance de Bonaparte.

Il reste constaté que le vrai nom de Bonaparte est Buonaparte ; il l'a signé lui-même de la sorte dans toute sa campagne d'Italie et jusqu'à l'âge de trente-trois ans. Il le francisa ensuite, et ne signa plus que Bonaparte : je lui laisse le nom qu'il s'est donné et qu'il a gravé au pied de son indestructible statue [Ce nom de Buonaparte s'écrivait quelquefois avec le retranchement de l' u : l'économe d'Ajaccio qui signe au baptême de Napoléon a écrit trois fois Bonaparte sans employer la voyelle italienne ou .] .

Bonaparte s'est-il rajeuni d'un an afin de se trouver Français, c'est-à-dire afin que sa naissance ne précédât pas la date de la réunion de la Corse à la France ? Cette question est traitée à fond d'une manière courte, mais substantielle, par M. Eckard : on peut lire sa brochure. Il en résulte que Bonaparte est né le 5 février 1768, et non pas le 15 août 1769, malgré l'assertion positive de M. Bourrienne. C'est pourquoi le Sénat conservateur dans sa proclamation du 3 avril 1814, traite Napoléon d'étranger.

L'acte de célébration du mariage de Bonaparte avec Marie-Josèphe-Rose de Tascher, inscrit au registre de l'état civil du deuxième arrondissement de Paris, 19 ventôse an IV (9 mars 1796), porte que Napoléon Buonaparte naquit à Ajaccio le 5 février 1768, et que son acte de naissance, visé par l'officier civil, constate cette date. Cette même date s'accorde parfaitement avec ce qui est dit dans l'acte de mariage, que l'époux est âgé de vingt-huit ans.

L'acte de naissance de Napoléon, présenté à la mairie du deuxième arrondissement lors de la célébration de son mariage avec Joséphine, fut retiré par un des aides de camp de l'empereur au commencement de 1810, lorsqu'on procédait à l'annulation du mariage de Napoléon avec Joséphine. M. Duclos, n'osant résister à l'ordre impérial, écrivit au moment même sur une des pièces de la liasse Bonaparte : Son acte de naissance lui a été remis, ne pouvant, à l ' instant de sa demande, lui en délivrer copie . La date de la naissance de Joséphine est altérée dans l'acte de mariage, grattée et surchargée, quoiqu'on en découvre à la loupe les premiers linéaments. L'impératrice s'est ôté quatre ans : les plaisanteries qu'on faisait sur ce sujet au château des Tuileries et à Sainte-Hélène sont mauvaises et ingrates.

L'acte de naissance de Bonaparte, enlevé par l'aide de camp en 1810, a disparu ; toutes les recherches pour le découvrir ont été infructueuses.

Ce sont là des faits irréfragables, et aussi je pense d'après ces faits, que Napoléon est né à Ajaccio le 5 février 1768. Cependant je ne me dissimule pas les embarras historiques qui se présentent à l'adoption de cette date.

Joseph, frère aîné de Bonaparte, est né le 5 janvier 1768 ; son frère cadet, Napoléon, ne peut être né la même année, à moins que la date de la naissance de Joseph ne soit pareillement altérée : cela est supposable, car tous les actes de l'état civil de Napoléon et de Joséphine sont soupçonnés d'être des faux. Nonobstant une juste suspicion de fraude, le comte de Beaumont, sous-préfet de Calvi, dans ses Observations sur la Corse , affirme que le registre de l'état civil d'Ajaccio marque la naissance de Napoléon au 15 août 1769. Enfin les papiers que m'avait prêtés M. Libri démontraient que Bonaparte lui-même se regardait comme étant né le 15 août 1769 à une époque où il ne pouvait avoir aucune raison pour désirer se rajeunir. Mais restent toujours la date officielle des pièces de son premier mariage et la suppression de son acte de naissance.

Quoi qu'il en soit, Bonaparte ne gagnerait rien à cette transposition de vie : si vous fixez sa nativité au 15 d'août 1769, force est de reporter sa conception vers le 15 novembre 1768 ; or, la Corse n'a été cédée à la France que par le traité du 15 mai 1768 ; les dernières soumissions des Pièves (cantons de la Corse) ne se sont même effectuées que le 14 juin 1769. D'après les calculs les plus indulgents, Napoléon ne serait encore Français que de quelques heures de nuit dans le sein de sa mère. Eh bien, s'il n'a été que le citoyen d'une patrie douteuse, cela classe à part sa nature : existence tombée d'en haut, pouvant appartenir à tous les temps et à tous les pays.

Toutefois Bonaparte a incliné vers la patrie italienne ; il détesta les Français jusqu'à l'époque où leur vaillance lui donna l'empire. Les preuves de cette aversion abondent dans les écrits de sa jeunesse. Dans une note que Napoléon a écrite sur le suicide, on trouve ce passage : " Mes compatriotes, chargés de chaînes, embrassent en tremblant la main qui les opprime... Français, non contents de nous avoir ravi tout ce que nous chérissons, vous avez encore corrompu nos moeurs. "

Une lettre écrite à Paoli en Angleterre, en 1789, qui a été rendue publique, commence de la sorte :

" Général,

" Je naquis quand la patrie périssait. Trente mille Français vomis sur nos côtes, noyant le trône de la liberté dans des flots de sang, tel fut le spectacle odieux qui vint le premier frapper mes regards. "

Une autre lettre de Napoléon à M. Gubica, greffier en chef des Etats de la Corse, porte :

" Tandis que la France renaît, que deviendrons-nous, nous autres infortunés Corses ? Toujours vils, continuerons-nous à baiser la main insolente qui nous opprime ? continuerons-nous à voir tous les emplois que le droit naturel nous destinait occupés par des étrangers aussi méprisables par leurs moeurs et leur conduite que leur naissance est abjecte ? "

Enfin le brouillon d'une troisième lettre manuscrite de Bonaparte, touchant la reconnaissance par les Corses de l'Assemblée nationale de 1789, débute ainsi :

" Messieurs,

" Ce fut par le sang que les Français étaient parvenus à nous gouverner ; ce fut par le sang qu'ils voulurent assurer leur conquête. Le militaire, l'homme de loi, le financier, se réunirent pour nous opprimer, nous mépriser et nous faire avaler à longs traits la coupe de l'ignominie. Nous avons assez longtemps souffert leurs vexations ; mais puisque nous n'avons pas eu le courage de nous en affranchir de nous-mêmes, oublions-les à jamais ; qu'ils redescendent dans le mépris qu'ils méritent, ou du moins qu'ils aillent briguer dans leur patrie la confiance des peuples : certes, ils n'obtiendront jamais la nôtre. "

Les préventions de Napoléon contre la mère-patrie ne s'effacèrent pas entièrement : sur le trône, il parut nous oublier ; il ne parla plus que de lui, de son empire, de ses soldats, presque jamais des Français ; cette phrase lui échappait : " Vous autres Français. "

L'empereur, dans les papiers de Sainte-Hélène, raconte que sa mère, surprise par les douleurs, l'avait laissé tomber de ses entrailles sur un tapis à grand ramage représentant les héros de l'Iliade : il n'en serait pas moins ce qu'il est, fût-il tombé dans du chaume.

Je viens de parler de papiers retrouvés ; lorsque j'étais ambassadeur à Rome, en 1828, le cardinal Fesch, en me montrant ses tableaux et ses livres, me dit avoir des manuscrits de la jeunesse de Napoléon ; il y attachait si peu d'importance qu'il me proposa de me les montrer ; je quittai Rome, et je n'eus pas le temps de compulser les documents. Au décès de Madame Mère et du cardinal Fesch, divers objets de la succession ont été dispersés, le carton qui renfermait les Essais de Napoléon a été apporté à Lyon avec plusieurs autres ; il est tombé entre les mains de M. Libri. M. Libri a inséré dans la Revue des Deux Mondes du 1er mars de cette année 1842 une notice détaillée des papiers du cardinal Fesch ; il a bien voulu depuis m'envoyer le carton. J'ai profité de la communication pour accroître l'ancien texte de mes Mémoires concernant Napoléon, toute réserve faite à un plus ample informé, aux renseignements contradictoires et aux objections à survenir.


2 L19 Chapitre 5

La Corse de Bonaparte.

Benson dans ses Esquisses de la Corse (Sketches of Corsica), parle de la maison de campagne qu'habitait la famille de Bonaparte :

" En allant le long du rivage de la mer d'Ajaccio, vers l'île Sanguinière, à environ un mille de la ville, on rencontre deux piliers de pierre, fragments d'une porte qui s'ouvrait sur le chemin ; elle conduisait à une villa en ruine, autrefois résidence du demi-frère utérin de madame Bonaparte, que Napoléon créa cardinal Fesch. Les restes d'un petit pavillon sont visibles au dessous d'un rocher ; l'entrée en est quasi obstruée par un figuier touffu : c'était la retraite accoutumée de Bonaparte, quand les vacances de l'école dans laquelle il étudiait lui permettaient de revenir chez lui. "

L'amour du pays natal suivit chez Napoléon sa marche ordinaire. Bonaparte, en 1788, écrivait, à propos de M. de Sussy, que la Corse offrait un printemps perpétuel ; il ne parla plus de son île quand il fut heureux ; il avait même de l'antipathie pour elle ; elle lui rappelait un berceau trop étroit. Mais à Sainte-Hélène sa patrie lui revint en mémoire. " La Corse avait mille charmes pour Napoléon [ Mémorial de Sainte-Hélène .] ; il en détaillait les plus grands traits, la coupe hardie de sa structure physique. Tout y était meilleur, disait-il ; il n'y avait pas jusqu'à l'odeur du sol même : elle lui eût suffi pour le deviner les yeux fermés ; il ne l'avait retrouvée nulle part. Il s'y voyait dans ses premières années, à ses premières amours ; il s'y trouvait dans sa jeunesse au milieu des précipices, franchissant les sommets élevés, les vallées profondes. "

Napoléon trouva le roman dans son berceau ; ce roman commence à Vannina, tuée par Sampietro, son mari. Le baron Neuhof , ou le roi Théodore, avait paru sur tous les rivages, demandant des secours à l'Angleterre, au pape, au Grand Turc, au bey de Tunis, après s'être fait couronner roi des Corses, qui ne savaient à qui se donner : Voltaire en rit. Les deux Paoli, Hyacinthe et surtout Pascal, avaient rempli l'Europe du bruit de leur nom. Buttafuoco pria J.-J. Rousseau d'être le législateur de la Corse ; le philosophe de Genève songeait à s'établir dans la patrie de celui qui, en dérangeant les Alpes, emporta Genève sous son bras. " Il est encore en Europe, écrivait Rousseau, un pays capable de législation : c'est l'île de Corse. La valeur et la constance avec laquelle ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté mériteraient bien que quelque homme sage lui apprît à la conserver. J'ai quelque pressentiment qu'un jour cette petite île étonnera l'Europe. "

Nourri au milieu de la Corse, Bonaparte fut élevé à cette école primaire des révolutions ; il ne nous apporta pas à son début le calme ou les passions du jeune âge, mais un esprit déjà empreint des passions politiques. Ceci change l'idée qu'on s'est formée de Napoléon.

Quand un homme est devenu fameux, on lui compose des antécédents : les enfants prédestinés, selon les biographes, sont fougueux, tapageurs, indomptables ; ils apprennent tout, ou n'apprennent rien, le plus souvent aussi ce sont des enfants tristes, qui ne partagent point les jeux de leurs compagnons, qui rêvent à l'écart et sont déjà poursuivis du nom qui les menace. Voilà qu'un enthousiaste a déterré des billets extrêmement communs (sans doute italiens) de Napoléon à ses grands parents ; il nous faut avaler ces puériles âneries. Les pronostics de notre futurition sont vains ; nous sommes ce que nous font les circonstances ; qu'un enfant soit gai ou triste, silencieux ou bruyant, qu'il montre ou ne montre pas des aptitudes au travail, nul augure à en tirer. Arrêtez un écolier à seize ans ; tout intelligent que vous le fassiez, cet enfant prodige, fixé à trois lustres, restera un imbécile ; l'enfant manque même de la plus belle des grâces, le sourire : il rit, et ne sourit pas.

Napoléon était donc un petit garçon ni plus ni moins distingué que ses émules : " Je n'étais, dit-il, qu'un enfant obstiné et curieux. " Il aimait les renoncules et il mangeait des cerises avec mademoiselle Colombier. Quand il quitta la maison paternelle, il ne savait que l'italien. Son ignorance de la langue de Turenne était presque complète ; comme le maréchal de Saxe Allemand, Bonaparte Italien ne mettait pas un mot d'orthographe ; Henri IV, Louis XIV et le maréchal de Richelieu, moins excusables, n'étaient guère plus corrects. C'est visiblement pour cacher la négligence de son instruction que Napoléon a rendu son écriture indéchiffrable. Sorti de la Corse à neuf ans, il ne revit son île que huit ans après. A l'école de Brienne, il n'avait rien d'extraordinaire ni dans sa manière d'étudier, ni dans son extérieur. Ses camarades le plaisantaient sur son nom de Napoléon et sur son pays ; il disait à son camarade Bourrienne : " Je ferai à tes Français tout le mal que je pourrai. " Dans un compte rendu au roi, en 1784, M. de Kéralio affirme que le jeune Bonaparte serait un excellent marin ; la phrase est suspecte, car ce compte rendu n'a été retrouvé que quand Napoléon inspectait la flottille de Boulogne.

Sorti de Brienne le 14 octobre 1784, Bonaparte passa à l'Ecole militaire de Paris. La liste civile payait sa pension ; il s'affligeait d'être boursier. Cette pension lui fut conservée, témoin ce modèle de reçu trouve dans le carton Fesch (carton de M. Libri) :

- " Je soussigné reconnais avoir reçu de M. Biercourt la somme de 200 provenant de la pension que le roi m'a accordée sur les fonds de l'Ecole militaire en qualité d'ancien cadet de l'école de Paris. "

Mademoiselle de Comnène (madame d'Abrantès), fixée tour à tour chez sa mère à Montpellier, à Toulouse et à Paris, ne perdait point de vue son compatriote Bonaparte. " Quand je passe aujourd'hui sur le quai de Conti ", écrit-elle " je ne puis m'empêcher de regarder la mansarde, à l'angle gauche de la maison, au troisième étage : c'est là que logeait Napoléon, toutes les fois qu'il venait chez mes parents. "

Bonaparte n'était pas aimé à son nouveau prytanée ; morose et frondeur, il déplaisait à ses maîtres ; iI blâmait tout sans ménagement. Il adressa un mémoire au sous-principal sur les vices de l'éducation que l'on y recevait : " Ne vaudrait-il pas mieux les astreindre (les élèves) à se suffire à eux-mêmes, c'est-à-dire, moins leur petite cuisine qu'ils ne feraient pas, leur faire manger du pain de munition ou d'un qui en approcherait, les habituer à battre, brosser leurs habits, à nettoyer leurs souliers et leurs bottes ? " C'est ce qu'il ordonna depuis à Fontainebleau et à Saint-Germain. Le labroueur délivra l'école de sa présence et fut nommé sous-lieutenant d'artillerie au régiment de La Fère.

Entre 1784 et 1793 s'étend la carrière littéraire de Napoléon, courte par l'espace, longue par les travaux. Errant avec les corps d'artillerie dont il faisait partie à Auxonne, à Dôle, à Seurres, à Lyon, Bonaparte était attiré à tout endroit de bruit comme l'oiseau appelé par le miroir ou accourant à l'appeau. Attentif aux questions académiques, il y répondait, il s'adressait avec assurance aux personnes puissantes qu'il ne connaissait pas : il se faisait l'égal de tous avant d'en devenir le maître. Tantôt il parlait sous un nom emprunté, tantôt il signait son nom qui ne trahissait point l'anonyme. Il écrivait à l'abbé Raynal, à M. Necker ; il envoyait aux ministres des mémoires sur l'organisation de la Corse, sur des projets de défense de Saint-Florent, de la Mortella, du golfe d'Ajaccio, sur la manière de disposer le canon pour jeter des bombes. On ne l'écoutait pas plus qu'on n'avait écouté Mirabeau lorsqu'il rédigeait à Berlin des projets relatifs à la Prusse et à la Hollande. Il étudiait la géographie. On a remarqué qu'en parlant de Sainte-Hélène, il la signale par ces seuls mots : " Petite île. " Il s'occupait de la Chine, des Indes, des Arabes. Il travaillait sur les historiens, les philosophes, les économistes, Hérodote, Strabon, Diodore de Sicile, Filangieri, Mably, Smith, réfutait le Discours sur l ' origine et les fondements de l ' égalité de l ' homme et il écrivait : " Je ne crois pas cela ; je ne crois rien de cela. " Lucien Bonaparte raconte que lui, Lucien, avait fait deux copies d'une histoire esquissée par Napoléon. Le manuscrit de cette esquisse s'est retrouvé en partie dans le carton du cardinal Fesch : les recherches sont peu curieuses, le style est commun, l'épisode de Vannina est reproduit sans effet. Le mot de Sampietro aux grands seigneurs de la cour de Henri II après l'assassinat de Vannina vaut tout le récit de Napoléon : " Qu'importent au roi de France les démêlés de Sampietro et de sa femme ! "

Bonaparte n'avait pas au début de sa vie le moindre pressentiment de son avenir ; ce n'était qu'à l'échelon atteint qu'il prenait l'idée de s'élever plus haut : mais s'il n'aspirait pas à monter, il ne voulait pas descendre ; on ne pouvait arracher son pied de l'endroit où il l'avait une fois posé. Trois cahiers des manuscrits (carton Fesch) sont consacrés à des recherches sur la Sorbonne et les libertés gallicanes ; il y a des correspondances avec Paoli, Saliceti, et surtout avec le P. Dupuy, minime, sous-principal à l'école de Brienne, homme de bon sens et de religion qui donnait des conseils à son jeune élève et qui appelle Napoléon son cher ami .

A ces ingrates études Bonaparte mêlait des pages d'imagination ; il parle des femmes ; il écrit le Masque prophète, le Roman corse , une nouvelle anglaise, le Comte d ' Essex ; il a des dialogues sur l'amour qu'il traite avec mépris, et pourtant il adresse en brouillon une lettre de passion à une inconnue aimée ; il fait peu de cas de la gloire, ne met au premier rang que l'amour de la patrie et cette patrie était la Corse.

Tout le monde a pu voir à Genève une demande parvenue à un libraire : le romanesque sous-lieutenant s'enquérait de Mémoires de madame de Warens. Napoléon était poète aussi, comme le furent César et Frédéric : il préférait Arioste au Tasse ; il y trouvait les portraits de ses capitaines futurs, et un cheval tout bridé pour son voyage aux astres. On attribue à Bonaparte le madrigal suivant adressé à madame Saint-Huberty jouant le rôle de Didon ; le fond peut appartenir à l'empereur, la forme est d'une main plus savante que la sienne :

Romains, qui vous vantez d'une illustre origine,

Voyez d'où dépendait votre empire naissant !

Didon n'a pas d'attrait assez puissant

Pour retarder la fuite où son amant s'obstine.

Mais si l'autre Didon, ornement de ces lieux,

Eût été reine de Carthage,

Il eût, pour la servir, abandonné ses dieux

Et votre beau pays serait encor sauvage.

Vers ce temps-là Bonaparte semblerait avoir été tenté de se tuer. Mille béjaunes sont obsédés de l'idée du suicide, qu'ils pensent être la preuve de leur supériorité. Cette note manuscrite se trouve dans les papiers communiqués par M. Libri : " Toujours seul au milieu des hommes, je rentre pour rêver avec moi-même et me livrer à toute la vivacité de ma mélancolie. De quel côté est-elle tournée aujourd'hui ? du côté de la mort... Si j'avais passé soixante ans, je respecterais les préjugés de mes contemporains, et j'attendrais patiemment que la nature eût achevé son cours ; mais puisque je commence à éprouver des malheurs, que rien n'est plaisir pour moi, pourquoi supporterais-je des jours où rien ne me prospère ? "

Ce sont là les rêveries de tous les romans. Le fond et le tour de ces idées se trouvent dans Rousseau, dont Bonaparte aura altéré le texte par quelques phrases de sa façon.

Voici un essai d'un autre genre ; je le transcris lettre à lettre : l'éducation et le sang ne doivent pas rendre les princes trop dédaigneux à l'encontre : qu'ils se souviennent de leur empressement à faire queue au planton d'un homme qui les chassait à volonté de la chambrée des rois.

" Formules, certificas et autres choses esentielles relatives à mon état actuel.

" Magière de demander un congé .

" Lorsque l'on est en semestre et que l'on veut obtenir un congé d'été pour cause de maladie, l'on s'en fait dresser par un médecin de la ville et un cherugien un certificat comme quoi avant l'époque que vous désigné, votre senté ne vous permet pas de rejoindre à la garnison. Vous observeré que ce certificat soit sur papier timbré, qu'il soit visé par le juge et le commandant de la place.

" Vous dresserez alors votre mémoire au ministre de la guerre de la manière et formule suivante :

" A Ajaccio, le 21 avril 1787.

" Mémoire en demande d'un congé.

" Corps royal de l'artillerie.

" Le sieur Napolione de Buonaparte, lieutenant en second au régiment de La Fère, artillerie

" Régiment de La Fère.

" Soupplie, monseigneur le maréchal de Ségur de vouloir bien lui accorder un congé de 5 mois et demie à compter du 16 mai prochain dont il a besoin pour le retablissement de sa senté suivant le certificat de medecin et cherugien ci-joint. Vu mon peu de fortune et une cure coûteuse, je demande la grace que le congé me soit accordé avec appointement. "

" Buonaparte. "

" L'on envoie le tout au colonel du régiment sur l'adresse du ministre ou du commissaire-ordonnateur, M. de Lance, soit que l'on lui écrive sur l'adresse de M. Sauquier, commissaire-ordonnateur des guerres à la cour. "

Que de détails pour enseigner à faire un faux ! On croit voir l'empereur travailler à régulariser les saisies des royaumes, paperasses illicites dont son cabinet s'encombrait.

Le style du jeune Napoléon est déclamatoire ; il n'y a de digne d'observation que l'activité d'un vigoureux pionnier qui déblaie des sables. La vue de ces travaux précoces me rappelle mes fatras juvéniles, mes Essais historiques , mon manuscrit des Natchez de quatre mille pages in-folio, attachées avec des ficelles ; mais je ne faisais pas aux marges de petites maisons , des dessins d ' enfant , des barbouillages d ' écolier , comme on en voit aux marges des brouillons de Bonaparte ; parmi mes juvéniles ne roulait pas une balle de pierre qui pouvait avoir été le modèle d'un boulet d'étude.

Ainsi donc il y a une avant-scène à la vie de l'empereur ; un Bonaparte inconnu précède l'immense Napoléon, la pensée de Bonaparte était dans le monde avant qu'il y fût de sa personne : elle agitait secrètement la terre ; on sentait en 1789, au moment où Bonaparte apparaissait, quelque chose de formidable, une inquiétude dont on ne pouvait se rendre compte. Quand le globe est menacé d'une catastrophe, on en est averti par des commotions latentes ; on a peur ; on écoute pendant la nuit ; on reste les yeux attachés sur le ciel sans savoir ce que l'on a et ce qui va arriver.


2 L19 Chapitre 6

Paoli.

Paoli avait été rappelé d'Angleterre sur une motion de Mirabeau, dans l'année 1789. Il fut présenté à Louis XVI par le marquis de La Fayette, nommé lieutenant général et commandant militaire de la Corse. Bonaparte suivit-il l'exilé dont il avait été le protégé, et avec lequel il était en correspondance ? on l'a présumé. Il ne tarda pas à se brouiller avec Paoli : les crimes de nos premiers troubles refroidirent le vieux général ; il livra la Corse à l'Angleterre, afin d'échapper à la Convention. Bonaparte, à Ajaccio, était devenu membre d'un club de Jacobins ; un club opposé s'éleva, et Napoléon fut obligé de s'enfuir. Madame Letizia et ses filles se réfugièrent dans la colonie grecque de Carghèse, d'où elles gagnèrent Marseille. Joseph épousa dans cette ville, le 1er août 1794 mademoiselle Clary, fille d'un riche négociant. En 1792, le ministre de la guerre, l'ignoré Lajard, destitua un moment Napoléon, pour n'avoir pas assisté à une revue. On retrouve Bonaparte à Paris avec Bourrienne dans cette année 1792. Privé de toute ressource, il s'était fait industriel : il prétendait louer des maisons en construction dans la rue Montholon, avec le dessein de les sous-louer. Pendant ce temps-là la Révolution allait son train ; le 20 juin sonna. Bonaparte, sortant avec Bourrienne de chez un restaurateur, rue Saint-Honoré, près le Palais-Royal, vit venir cinq ou six mille déguenillés qui poussaient des hurlements et marchaient contre les Tuileries ; il dit à Bourrienne : " Suivons ces gueux-là " ; et il alla s'établir sur la terrasse du bord de l'eau. Lorsque le roi, dont la demeure était envahie, parut à l'une des fenêtres, coiffé bonnet rouge, Bonaparte s'écria avec indignation : " Che coglione ! comment a-t-on laissé entrer cette canaille ? il fallait en balayer quatre ou cinq cents avec du canon, et le reste courrait encore. "

Vous savez que le 20 juin 1792, j'étais bien près de Bonaparte : je me promenais à Montmorency, tandis que Barère et Maret cherchaient, comme moi, mais par d'autres raisons, la solitude. Est-ce à cette époque que Bonaparte était obligé de vendre et de négocier de petits assignats appelés Corcet ? Après le décès d'un marchand de vin de la rue Sainte-Avoye, dans un inventaire fait par Dumay, notaire, et Chariot, commissaire-priseur, Bonaparte figure à l'appel d'une dette de loyer de quinze francs, qu'il ne put acquitter : cette misère augmente sa grandeur. Napoléon a dit à Sainte-Hélène : " Au bruit de l'assaut aux Tuileries, le 10 août, je courus au Carrousel, chez Fauvelet, frère de Bourrienne, qui y tenait un magasin de meubles. " Le frère de Bourrienne avait fait une spéculation qu'il appelait encan national ; Bonaparte y avait déposé sa montre ; exemple dangereux : que de pauvres écoliers se croiront des Napoléons pour avoir mis leur montre en gage !


2 L19 Chapitre 7

Deux pamphlets.

Bonaparte retourna dans le midi de la France le 2 janvier an II ; il s'y trouvait avant le siège de Toulon ; il y écrivait deux pamphlets : le premier est une Lettre à Matteo Buttafuoco ; il le traite indignement, et fait en même temps un crime à Paoli d'avoir remis le pouvoir entre les mains du peuple : " Etrange erreur, s'écrie-t-il, qui soumet à un brutal, à un mercenaire, l'homme qui, par son éducation, l'illustration de sa naissance, sa fortune, est seul fait pour gouverner ! "

Bien que révolutionnaire, Bonaparte se montre partout ennemi du peuple ; il fut néanmoins complimenté sur sa brochure par Masseria, président du club patriotique d'Ajaccio.

Le 29 juillet 1793, il fit imprimer un autre pamphlet le Souper de Beaucaire . Bourrienne en produit un manuscrit revu par Bonaparte, mais abrégé et mis plus d'accord avec les opinions de l'empereur au moment qu'il revit son oeuvre : c'est un dialogue entre un Marseillais, un Nîmois, un militaire et un fabricant de Montpellier. II est question des affaires du moment, de l'attaque d'Avignon par l'armée de Carteaux, dans laquelle Napoléon avait figuré en qualité d'officier d'artillerie. Il annonce au Marseillais que son parti sera battu, parce qu'il a cessé d'adhérer à la Révolution. Le Marseillais dit au militaire, c'est-à-dire à Bonaparte : " on se ressouvient toujours de ce monstre qui était cependant un des principaux du club ; il fit lanterner un citoyen, pilla sa maison et viola sa femme, après lui avoir fait boire un verre du sang de son époux. - Quelle horreur ! s'écrie le militaire ; mais ce fait est-il vrai ? Je m'en méfie, car vous savez que l'on ne croit plus au viol aujourd'hui. " Légèreté du dernier siècle qui fructifiait dans le tempérament glacé de Bonaparte. Cette accusation d'avoir bu et fait boire du sang a souvent été reproduite. Quand le duc de Montmorency fut décapité à Toulouse, les hommes d'armes burent de son sang pour se communiquer la vertu d'un grand coeur.


2 L19 Chapitre 8

Brevet de capitaine.

Nous arrivons au siège de Toulon : ici s'ouvre la carrière militaire de Bonaparte. Sur le rang que Napoléon occupait alors dans l'artillerie, le carton du cardinal Fesch renferme un étrange document : c'est un brevet de capitaine d'artillerie délivré le 30 août 1792 à Napoléon par Louis XVI, vingt jours après le détrônement réel, arrivé le 10 août. Le roi avait été renfermé au Temple le 13, surlendemain du massacre des Suisses.

Dans ce brevet il est dit que la nomination du 30 août 1792 comptera à l'officier promu à partir du 16 février précédent.

Les infortunés sont souvent prophètes ; mais cette fois la prévision du martyr n'était pour rien dans la gloire future de Napoléon. Il existe encore dans les bureaux de la guerre des brevets en blanc, signés d'avance par Louis XVI ; il n'y reste à remplir que les vides d'attente ; de ce genre aura été la commission précitée. Louis XVI, renfermé au Temple, à la veille de son procès, au milieu de sa famille captive, avait autre chose à faire que de s'occuper de l'avancement d'un inconnu.

L'époque du brevet se fixe par le contre-seing ; ce contre-seing est : Servan . Servan, nommé au département de la guerre le 8 mai 1792, fut révoqué le 13 juin même année ; Dumouriez eut le portefeuille jusqu'au 18 ; Lajard prit à son tour le ministère jusqu'au 23 juillet ; Dabancourt lui succéda jusqu'au 10 août, jour que l'Assemblée nationale rappela Servan, lequel donna sa démission le 3 octobre. Nos ministères étaient alors aussi difficiles à compter que le furent depuis nos victoires.

Le brevet de Napoléon ne peut être du premier ministère de Servan, puisque la pièce porte la date du 30 août 1792 ; il doit être de son second ministère ; cependant il existe une lettre de Lajard, du 12 juillet, adressée au capitaine d ' artillerie Bonaparte . Expliquez cela si vous pouvez. Bonaparte a-t-il acquis le document en question de la corruption d'un commis, du désordre des temps, de la fraternité révolutionnaire ? Quel protecteur poussait les affaires de ce Corse ? Ce protecteur était le maître éternel ; la France, sous l'impulsion divine, délivra elle-même le brevet au premier capitaine de la terre ; ce brevet devint légal sous la signature de Louis, qui laissa sa tête, à condition qu'elle serait remplacée par celle de Napoléon : marchés de la Providence devant lesquels il ne reste qu'à lever les mains au ciel.


2 L19 Chapitre 9

Toulon.

Toulon avait reconnu Louis XVII et ouvert ses ports aux flottes anglaises. Carteaux d'un côté et le général Lapoype de l'autre, requis par les représentants Fréron, Barras, Ricord et Saliceti, s'approchèrent de Toulon. Napoléon, qui venait de servir sous Carteaux à Avignon, appelé au conseil militaire, soutint qu'il fallait s'emparer du fort Murgrave , bâti par les Anglais sur la hauteur du Caire, et placer sur les deux promontoires l'Eguillette et Balaguier des batteries qui foudroyant la grande et la petite rade, contraindraient la flotte ennemie à l'abandonner. Tout arriva comme Napoléon l'avait prédit : on eut une première vue sur ses destinées.

Madame Bourrienne a inséré quelques notes dans les Mémoires de son mari ; j'en citerai un passage qui montre Bonaparte devant Toulon :

" Je remarquai, dit-elle, à cette époque (1795 à Paris), que son caractère était froid et souvent sombre ; son sourire était faux et souvent fort mal placé ; et, à propos de cette observation, je me rappelle qu'à cette même époque, peu de jours après notre retour, il eut un de ces moments d'hilarité farouche qui me fit mal et qui me disposa à peu l'aimer. Il nous raconta avec une gaieté charmante qu'étant devant Toulon où il commandait l'artillerie, un officier qui se trouvait de son arme et sous ses ordres eut la visite de sa femme, à laquelle il était uni depuis peu, et qu'il aimait tendrement. Peu de jours après, Bonaparte eut ordre de faire une nouvelle attaque sur la ville, et l'officier fut commandé. Sa femme vint trouver le général Bonaparte, et lui demanda, les larmes aux yeux, de dispenser son mari de service ce jour-là. Le général fut insensible à ce qu'il nous disait lui-même avec une gaieté charmante et féroce. Le moment de l'attaque arriva, et cet officier qui avait toujours été d'une bravoure extraordinaire, à ce que disait Bonaparte lui-même, eut le pressentiment de sa fin prochaine ; il devint pâle, il trembla. Il fut placé à côté du général, et, dans un moment où le feu de la ville devint très fort, Bonaparte lui dit : Gare ! voilà une bombe qui nous arrive ! L'officier, ajouta-t-il, au lieu de s'effacer se courba et fut séparé en deux. Bonaparte riait aux éclats en citant la partie qui lui fut enlevée. "

Toulon repris, les échafauds se dressèrent ; huit cents victimes furent réunies au Champ-de-Mars ; on les mitrailla. Les commissaires s'avancèrent en criant : " Que ceux qui ne sont pas morts se relèvent, la République leur fait grâce ", et les blessés qui se relevaient furent massacrés. Cette scène était si belle qu'elle s'est reproduite à Lyon après le siège.

Que dis-je ? aux premiers coups du foudroyant orage

Quelque coupable encor peut-être est échappé :

Annonce le pardon, et, par l'espoir trompé,

Si quelque malheureux en tremblant se relève,

Que la foudre redouble et que le fer achève.

(L'abbé Delille.)

Bonaparte commandait-il en personne l'exécution en sa qualité de chef d'artillerie ? L'humanité ne l'aurait pas arrêté, bien que par goût il ne fût pas cruel.

On trouve ce billet aux commissaires de la Convention :

" Citoyens représentants, c'est du champ de gloire, marchant dans le sang des traîtres, que je vous annonce avec joie que vos ordres sont exécutés et que la France est vengée : ni l'âge ni le sexe n'ont été épargnés. Ceux qui n'avaient été que blessés par le canon républicain ont été dépêchés par le glaive de la liberté et par la baïonnette de l'égalité. Salut et admiration. "

" Brutus Buonaparte, citoyen sans-culotte. "

Cette lettre a été insérée pour la première fois, je pense, dans la Semaine , gazette publiée par Malte-Brun. La vicomtesse de Fors (pseudonyme) la donne dans ses Mémoires sur la Révolution française ; elle ajoute que ce billet fut écrit sur la caisse d'un tambour ; Fabry le reproduit, article Bonaparte , dans la Biographie des hommes vivants ; Royou, Histoire de France , déclare qu'on ne sait pas quelle bouche fit entendre le cri meurtrier ; Fabry, déjà cité, dit, dans les Missionnaires de 93 , que les uns attribuent le cri à Fréron, les autres à Bonaparte. Les exécutions du Champ-de-Mars de Toulon sont racontées par Fréron dans une lettre à Moïse Bayle de la Convention, et par Mottedo et Barras au comité de salut public.

De qui en définitive est le premier bulletin des victoires napoléoniennes ? serait-il de Napoléon ou de son frère ? Lucien, en détestant ses erreurs, avoue, dans ses Mémoires , qu'il a été à son début ardent républicain. Placé à la tête du comité révolutionnaire à Saint-Maximin, en Provence, " nous ne nous faisions pas faute, dit-il, de paroles et d'adresses aux Jacobins de Paris. Comme la mode était de prendre des noms antiques mon ex-moine prit, je crois, celui d'Epaminondas, et moi celui de Brutus. Un pamphlet a attribué à Napoléon cet emprunt du nom de Brutus, mais il n'appartient qu'à moi. Napoléon pensait à élever son propre nom au-dessus de ceux de l'ancienne histoire, et s'il eût voulu figurer dans ces mascarades, je ne crois pas qu'il eût choisi celui de Brutus. "

Il y a courage dans cette confession. Bonaparte, dans le Mémorial de Sainte-Hélène , garde un silence profond sur cette partie de sa vie. Ce silence, selon madame la duchesse d'Abrantès, s'explique par ce qu'il y avait de scabreux dans sa position : " Bonaparte s'était mis plus en évidence ", dit-elle, " que Lucien, et quoique depuis il ait beaucoup cherché à mettre Lucien à sa place, alors on ne pouvait s'y tromper. Le Mémorial de Sainte-Hélène , aura-t-il pensé, sera lu par cent millions d'individus, parmi lesquels peut-être en comptera-t-on à peine mille qui connaissent les faits qui me déplaisent. Ces mille personnes conserveront la mémoire de ces faits d'une manière peu inquiétante par la tradition orale : le Mémorial sera donc irréfutable. "

Ainsi de lamentables doutes restent sur le billet que Lucien ou Napoléon a signé : comment Lucien, n'étant pas représentant de la Convention, se serait-il arrogé le droit de rendre compte du massacre ? Etait-il député de la commune de Saint-Maximin pour assister au carnage ? Alors comment aurait-il assumé sur sa tête la responsabilité d'un procès-verbal lorsqu'il y avait plus grand que lui aux jeux de l'amphithéâtre, et des témoins de l'exécution accomplie par son frère ? Il en coûterait d'abaisser les regards si bas après les avoir élevés si haut. Admettons que le narrateur des exploits de Napoléon soit Lucien, président du comité de Saint-Maximin : il en résulterait toujours qu'un des premiers coups de canon de Bonaparte aurait été tiré sur des Français ; il est sûr, du moins, que Napoléon fut encore appelé à verser leur sang le 13 vendémiaire ; il y rougit de nouveau ses mains à la mort du duc d'Enghien. La première fois, nos immolations auraient révélé Bonaparte ; la seconde hécatombe le porta au rang qui le rendit maître de l'Italie ; et la troisième lui facilita l'entrée à l'empire.

Il a pris croissance dans notre chair ; il a brisé nos os, et s'est nourri de la moelle des lions. C'est une chose déplorable, mais il faut le reconnaître, si l'on ne veut ignorer les mystères de la nature humaine et le caractère des temps : une partie de la puissance de Napoléon vient d'avoir trempé dans la Terreur. La Révolution est à l'aise pour servir ceux qui ont passé à travers ses crimes ; une origine innocente est un obstacle.

Robespierre jeune avait pris Bonaparte en affection et voulait l'appeler au commandement de Paris à la place de Henriot. La famille de Napoléon s'était établie au château de Sallé, près d'Antibes. " J'y étais venu de Saint-Maximin ", dit Lucien, " passer quelques jours avec ma famille et mon frère. Nous étions tous réunis, et le général nous donnait tous les instants dont il pouvait disposer. Il vint un jour plus préoccupé que de coutume, et, se promenant entre Joseph et moi, il nous annonça qu'il ne dépendait que de lui de partir pour Paris dès le lendemain, en position de nous y établir tous avantageusement. Pour ma part cette annonce m'enchantait : atteindre enfin la capitale me paraissait un bien que rien ne pouvait balancer. On m'offre, nous dit Napoléon, la place de Henriot. Je dois donner ma réponse ce soir. Eh bien ! qu'en dites-vous ? Nous hésitâmes un moment. Eh ! eh ! reprit le général, cela vaut bien la peine d'y penser : il ne s'agirait pas de faire l'enthousiaste ; il n'est pas si facile de sauver sa tête à Paris qu'à Saint-Maximin. - Robespierre jeune est honnête, mais son frère ne badine pas. Il faudrait le servir. - Moi, soutenir cet homme ! non, jamais ! je sais combien je lui serais utile en remplaçant son imbécile commandant de Paris ; mais c ' est ce que je ne veux pas être . Il n'est pas temps. Aujourd'hui il n'y a de place honorable pour moi qu'à l'armée : prenez patience, je commanderai Paris plus tard . Telles furent les paroles de Napoléon. Il nous exprima ensuite son indignation contre le régime de la Terreur, dont il nous annonça la chute prochaine, et finit par répéter plusieurs fois moitié sombre et moitié souriant : Qu ' irais-je faire dans cette galère ? "

Bonaparte, après le siège de Toulon, se trouva engagé dans les mouvements militaires de notre armée des Alpes. Il reçut l'ordre de se rendre à Gênes : des instructions secrètes lui enjoignirent de reconnaître l'état de la forteresse de Savone, de recueillir des renseignements sur l'intention du gouvernement génois relativement à la coalition. Ces instructions, délivrées à Loano le 25 messidor an II de la République, sont signées Ricord .

Bonaparte remplit sa mission. Le 9 thermidor arriva : les députés terroristes furent remplacés par Albitte, Saliceti et Laporte. Tout à coup ils déclarèrent, au nom du peuple français, que le général Bonaparte, commandant de l'artillerie de l'armée d'Italie, avait totalement perdu leur confiance par la conduite la plus suspecte et surtout par le voyage qu'il avait dernièrement fait à Gênes.

L'arrêté de Barcelonnette, 9 thermidor an II de la République française, une, indivisible et démocratique (6 août 1794), porte " que Bonaparte sera mis en état d'arrestation et traduit au comité de salut public à Paris, sous bonne et sûre escorte ". Saliceti examina les papiers de Bonaparte ; il répondait à ceux qui s'intéressaient au détenu qu'on était forcé d'agir avec rigueur d'après une accusation d'espionnage partie de Nice et de Corse. Cette accusation était la conséquence des instructions secrètes données par Ricord : il fut aisé d'insinuer qu'au lieu de servir la France Napoléon avait servi l'étranger. L'empereur fit un grand abus d'accusations d'espionnage ; il aurait dû se rappeler les périls auxquels de pareilles accusations l'avaient exposé.

Napoléon, se débattant, disait aux représentants : " Saliceti, tu me connais... Albitte, tu ne me connais point ; mais tu connais cependant avec quelle adresse quelquefois la calomnie siffle. Entendez-moi ; restituez moi l'estime des patriotes ; une heure après, si les méchants veulent ma vie... je l'estime si peu ! je l'ai si souvent méprisée ! "

Survint sentence d'acquittement. Parmi les pièces qui, dans ces années, servirent d'attestation à la bonne conduite de Bonaparte, on remarque un certificat de Pozzo di Borgo. Bonaparte ne fut rendu que provisoirement à la liberté ; mais dans cet intervalle il eut le temps d'emprisonner le monde.

Saliceti, l'accusateur, ne tarda pas à s'attacher à l'accusé : mais Bonaparte ne se confia jamais à son ancien ennemi. Il écrivit plus tard au général Dumas : " Qu'il reste à Naples (Saliceti) ; il doit s'y trouver heureux. Il y a contenu les lazzaroni ; je le crois bien : il leur a fait peur ; il est plus méchant qu'eux. Qu'il sache que je n'ai pas assez de puissance pour défendre du mépris et de l'indignation publique les misérables qui ont voté la mort de Louis XVI [Souvenirs du lieutenant général comte Dumas, t. III, p. 317.] . "

Bonaparte, accouru à Paris, se logea rue du Mail, rue où je débarquai en arrivant de Bretagne avec madame Rose. Bourrienne le rejoignit, de même que Murat, soupçonné de terrorisme et ayant abandonné sa garnison d'Abbeville. Le gouvernement essaya d'envoyer Napoléon transformé en général de brigade d'infanterie dans la Vendée ; celui-ci déclina l'honneur, sous prétexte qu'il ne voulait pas changer d'arme. Le comité de salut public effaça le refusant de la liste des officiers généraux employés. Un des signataires de la radiation est Cambacérès, qui devint le second personnage de l'empire.

Aigri par les persécutions, Napoléon songea à émigrer ; Volney l'en empêcha. S'il eut exécuté sa résolution, la cour fugitive l'eût méconnu ; il n'y avait pas d'ailleurs de ce côté de couronne à prendre ; j'aurais eu un énorme camarade, géant courbé à mes côtés dans l'exil.

L'idée de l'émigration abandonnée, Bonaparte se tourna vers l'Orient, doublement congénial à sa nature par le despotisme et l'éclat. Il s'occupa d'un mémoire pour offrir son épée au Grand-Seigneur : l'inaction et l'obscurité lui étaient mortelles. " Je serai utile à mon pays, s'écriait-il, si je puis rendre la force des Turcs plus redoutable à l'Europe. " Le gouvernement ne répondit point à cette note d'un fou, disait-on. Trompé dans ses divers projets, Bonaparte vit s'accroître sa détresse : il était difficile à secourir ; il acceptait mal les services, de même qu'il souffrait d'avoir été élevé par la munificence royale. Il en voulait à quiconque était plus favorisé que lui de la fortune : dans l'âme de l'homme pour qui les trésors des nations allaient s'épuiser, on surprenait des mouvements de haine que les communistes et les prolétaires manifestent à cette heure contre les riches. Quand on partage les souffrances du pauvre, on a le sentiment de l'inégalité sociale ; on n'est pas plutôt monté en voiture que l'on méprise les gens à pied. Bonaparte avait surtout en horreur les muscadins et les incroyables, jeunes fats du moment dont les cheveux étaient peignés à la mode des têtes coupées : il aimait à décourager leur bonheur. Il eut des liaisons avec Baptiste aîné, et fit la connaissance de Talma. La famille Bonaparte professait le goût du théâtre : l'oisiveté des garnisons conduisit souvent Napoléon dans les spectacles.

Quels que soient les efforts de la démocratie pour rehausser ses moeurs par le grand but qu'elle se propose, ses habitudes abaissent ses moeurs ; elle a le vif ressentiment de cette étroitesse : croyant la faire oublier elle versa dans la Révolution des torrents de sang, inutile remède, car elle ne put tout tuer, et, en fin de compte elle se retrouva en face de l'insolence des cadavres. La nécessité de passer par les petites conditions donne quelque chose de commun à la vie ; une pensée rare est réduite à s'exprimer dans un langage vulgaire, le génie est emprisonné dans le patois, comme, dans l'aristocratie usée, des sentiments abjects sont renfermés dans de nobles mots. Lorsqu'on veut relever certain côté inférieur de Napoléon par des exemples tirés de l'antiquité on ne rencontre que le fils d'Agrippine : et pourtant les légions adorèrent l'époux d'Octavie, et l'empire romain tressaillait à son souvenir !

Bonaparte avait retrouvé à Paris mademoiselle de Comnène, qui épousa Junot, avec lequel Napoléon s'était lié dans le Midi.

" A cette époque de sa vie, dit la duchesse d'Abrantès, Napoléon était laid. Depuis il s'est fait en lui un changement total. Je ne parle pas de l'auréole prestigieuse de sa gloire : je n'entends que le changement physique qui s'est opéré graduellement dans l'espace de sept années. Ainsi tout ce qui en lui était osseux, jaune, maladif même, s'est arrondi, éclairci, embelli. Ses traits, qui étaient presque tous anguleux et pointus, ont pris de la rondeur, parce qu'ils se sont revêtus de chair, dont il y avait presque absence. Son regard et son sourire demeurèrent toujours admirables ; sa personne tout entière subit aussi du changement. Sa coiffure, si singulière pour nous aujourd'hui dans les gravures du passage du pont d'Arcole, était alors toute simple, parce que ces mêmes muscadins, après lesquels il criait tant en avaient encore de bien plus longues ; mais son teint était si jaune à cette époque, et puis il se soignait si peu, que ses cheveux mal peignés, mal poudrés, lui donnaient un aspect désagréable. Ses petites mains ont aussi subi la métamorphose ; alors elles étaient maigres, longues et noires. On sait à quel point il en était devenu vain avec juste raison depuis ce temps-là. Enfin lorsque je me représente Napoléon entrant en 1795 dans la cour de l'hôtel de la Tranquillité, rue des Filles-Saint-Thomas, la traversant d'un pas assez gauche et incertain, ayant un mauvais chapeau rond enfoncé sur ses yeux et laissant échapper ses deux oreilles de chien mal poudrées et tombant sur le collet de cette redingote gris de fer, devenue depuis bannière glorieuse, tout autant pour le moins que le panache blanc de Henri IV ; sans gants, parce que disait-il, c'était une dépense inutile ; portant des bottes mal faites, mal cirées, et puis tout cet ensemble maladif résultant de sa maigreur, de son teint jaune ; enfin, quand j'évoque son souvenir de cette époque, et que je le revois plus tard, je ne puis voir le même homme dans ces deux portraits. "


2 L19 Chapitre 10

Journées de vendémiaire.

La mort de Robespierre n'avait pas tout fini : les prisons ne se rouvraient que lentement ; la veille du jour où le tribun expirant fut porté à l'échafaud, quatre-vingts victimes furent immolées, tant les meurtres étaient bien organisés ! tant la mort procédait avec ordre et obéissance ! Les deux bourreaux Sanson furent mis en jugement ; plus heureux que Roseau , exécuteur de Tardif sous le duc de Mayenne, ils furent acquittés : le sang de Louis XVI les avait lavés.

Les condamnés relaxés ne savaient à quoi employer leur vie, les Jacobins désoeuvrés à quoi amuser leurs jours ; de là des bals et des regrets de la Terreur. Ce n'était que goutte à goutte qu'on parvenait à arracher la justice aux Conventionnels ; ils ne voulaient pas lâcher le crime de peur de perdre là puissance. Le tribunal révolutionnaire fut aboli.

André Dumont avait fait la proposition de poursuivre les continuateurs de Robespierre ; la Convention poussée malgré elle, décréta à contre-coeur, sur un rapport de Saladin, qu'il y avait lieu de mettre en arrestation Barère, Billaud de Varennes et Collot d'Herbois, les deux derniers, amis de Robespierre, et qui pourtant avaient contribué à sa chute. Carrier, Fouquier-Tinville, Joseph Lebon, furent jugés ; des attentats révélés, notamment les mariages républicains et la noyade de six cents enfants à Nantes. Les sections, entre lesquelles se trouvaient divisées les gardes nationales, accusaient la Convention des maux passés et craignaient de les voir renaître. La société des Jacobins combattait encore ; elle ne pouvait renifler sur la mort. Legendre, jadis si violent, revenu à l'humanité, était entré au comité de sûreté générale. La nuit du supplice de Robespierre, il avait fermé le repaire ; mais huit jours après les Jacobins s'étaient rétablis sous le nom de Jacobins régénérés. Les tricoteuses s'y retrouvèrent. Fréron publiait son journal ressuscité l ' Orateur du peuple , et, tout en applaudissant à la chute de Robespierre, il se rangeait au pouvoir de la Convention. Le buste de Marat restait exposé ; les divers comités, seulement changés de formes, existaient.

Un froid rigoureux et une famine, mêlés aux souffrances politiques, compliquaient les calamités ; des groupes armés, remblayés de femmes, criant : " Du pain ! du pain ! " se formaient. Enfin le 1er prairial (20 mai 1795) la porte de la Convention fut forcée, Féraud assassiné et sa tête déposée sur le bureau du président. On raconte l'impassibilité de Boissy d'Anglas : malheur à qui contesterait un acte de vertu !

Cette végétation révolutionnaire poussait vigoureusement sur la couche de fumier arrosé de sang humain qui lui servait de base. Rossignol, Huchet, Grignon, Moïse Bayle, Amar, Choudieu, Hentz, Granet, Léonard Bourdon, tous les hommes qui s'étaient distingués par leurs excès, s'étaient parqués entre les barrières ; et cependant notre renom croissait au dehors. Lorsque l'opinion s'élevait contre les Conventionnels, nos triomphes sur les étrangers étouffaient la clameur publique. Il y avait deux Frances : l'une horrible à l'intérieur, l'autre admirable à l'extérieur ; on opposait la gloire à nos crimes, comme Bonaparte l'opposa à nos libertés. Nous avons toujours rencontré pour écueil devant nous nos victoires.

Il est utile de faire remarquer l'anachronisme que l'on commet en attribuant notre succès à nos énormités : il fut obtenu avant et après le règne de la Terreur ; donc la Terreur ne fut pour rien dans la domination de nos armes. Mais ce succès eut un inconvénient : il forma une auréole autour de la tête des spectres révolutionnaires. On crut sans examiner la date, que cette lumière lui appartenait : la prise de la Hollande, le passage du Rhin, semblèrent être la conquête de la hache, non de l'épée. Dans cette confusion on ne devinait pas comment la France parviendrait à se débarrasser des entraves qui, malgré la catastrophe des premiers coupables, continuaient de la presser : le libérateur était là pourtant.

Bonaparte avait conservé la plupart et la plus mauvaise part des amis avec lesquels il s'était lié dans le Midi et qui, comme lui, s'étaient réfugiés dans la capitale. Saliceti, demeuré puissant par la fraternité jacobine, s'était rapproché de Napoléon ; Fréron, lié avec Pauline Bonaparte (la princesse Borghèse) qu'il devait épouser, prêtait son appui à son futur beau-frère.

Loin des criailleries du forum et de la tribune, Bonaparte se promenait le soir au Jardin des Plantes avec Junot. Junot lui racontait sa passion pour Paulette, Napoléon lui confiait son penchant pour madame de Beauharnais : l'incubation des événements allait faire éclore un grand homme. Madame de Beauharnais avait des rapports intimes avec Barras : il est probable que cette liaison aida le souvenir du commissaire de la Convention, lorsque les journées décisives arrivèrent.


2 L19 Chapitre 11

Suite.

La liberté de la presse momentanément rendue travaillait dans le sens de la délivrance ; mais comme les démocrates n'avaient jamais aimé cette liberté et qu'elle attaquait leurs erreurs, ils l'accusaient d'être royaliste. L'abbé Morellet, Laharpe, lançaient des brochures qui se mêlaient à celles de l'Espagnol Marchenna, immonde savant et spirituel avorton. La jeunesse portait l'habit gris à revers et à collet noir, réputé l'uniforme des chouans. La réunion de la nouvelle législature était le prétexte des rassemblements des sections. La section Lepelletier, connue naguère sous le nom de section des Filles-Saint-Thomas, était la plus animée ; elle parut plusieurs fois à la barre de la Convention pour se plaindre : Lacretelle le jeune lui prêta sa voix avec le même courage qu'il montra le jour où Bonaparte mitrailla les Parisiens sur les degrés de Saint-Roch. Les sections, prévoyant que le moment du combat approchait, firent venir de Rouen le général Danican pour le mettre à leur tête on ; peut juger de la peur et des sentiments de la Convention par les défenseurs qu'elle convoqua autour d'elle. " A la tête de ces républicains, dit Réal dans son Essai sur les journées de vendémiaire , que l'on appela le bataillon sacré des patriotes de 89 , et dans leurs rangs, on appelait ces vétérans de la Révolution qui en avaient fait les six campagnes, qui s'étaient battus sous les murs de la Bastille, qui avaient terrassé la tyrannie et qui s'armaient aujourd'hui pour défendre le même château qu'ils avaient foudroyé au 10 août. Là, je retrouvai les restes précieux de ces vieux bataillons de Liégeois et de Belges, sous les ordres de leur ancien général Fyon. "

Réal finit ce dénombrement par cette apostrophe :

" O toi par qui nous avons vaincu l'Europe avec un gouvernement sans gouvernants et des armées sans paye, génie de la liberté, tu veillais encore sur nous ! " Ces fiers Trabans de la liberté vécurent trop de quelques jours ; ils allèrent achever leurs hymnes à l'indépendance dans les bureaux de la police d'un tyran. Ce temps n'est aujourd'hui qu'un degré rompu sur lequel a passé là Révolution : que d'hommes ont parlé et agi avec énergie, se sont passionnés pour des faits dont on ne s'occupe plus ! Les vivants recueillent le fruit des existences oubliées qui se sont consumées pour eux.

On touchait au renouvellement de la Convention ; les assemblées primaires étaient convoquées : comités, clubs, sections, faisaient un tribouil effroyable.

La Convention, menacée par l'aversion générale, vit qu'il se fallait défendre : à Danican elle opposa Barras, nommé chef de la force armée de Paris et de l'intérieur. Ayant rencontré Bonaparte à Toulon, et remémoré de lui par madame de Beauharnais, Barras fut frappé du secours dont lui pourrait être un pareil homme : il se l'adjoignit pour commandant en second. Le futur Directeur, entretenant la Convention des journées de vendémiaire, déclara que c'était aux dispositions savantes et promptes de Bonaparte que l'on devait le salut de l'enceinte, autour de laquelle il avait distribué les postes avec beaucoup d'habileté. Napoléon foudroya les sections et dit : " J'ai mis mon cachet sur la France. " Attila avait dit : " Je suis le marteau de l'univers, ego malleus orbis . "

Après le succès, Napoléon craignit de s'être rendu impopulaire, et il assura qu'il donnerait plusieurs années de sa vie pour effacer cette page de son histoire.

Il existe un récit des journées de vendémiaire de la main de Napoléon : il s'efforce de prouver que ce furent les sections qui commencèrent le feu. Dans leur rencontre, il put se figurer être encore à Toulon : le général Carteaux était à la tête d'une colonne sur le Pont-Neuf ; une compagnie de Marseillais marchait sur Saint-Roch ; les postes occupés par les gardes nationales furent successivement emportés. Réal, de la narration duquel je vous ai déjà entretenu, finit son exposition par ces niaiseries que croient ferme les Parisiens : c'est un blessé qui, traversant le salon des Victoires, reconnaît un drapeau qu'il a pris : " N'allons pas plus loin, dit-il d'une voix expirante, je veux mourir ici " ; c'est la femme du général Dufraisse qui coupe sa chemise pour en faire des bandes ; ce sont les deux filles de Durocher qui administrent le vinaigre et l'eau-de-vie. Réal attribue tout à Barras : flagornerie de réticence ; elle prouve qu'en l'an IV Napoléon, vainqueur au profit d'un autre, n'était pas encore compté.

Malgré son triomphe, Bonaparte n'espérait pas une prompte réussite, car il écrivait à Bourrienne : " Cherche un petit bien dans ta belle vallée de l'Yonne ; je l'achèterai dès que j'aurai de l'argent ; mais n'oublie pas que je ne veux pas de bien national. " Dans la vallée de l'Yonne habitaient Madame de Beaumont et Monsieur Joubert. Bonaparte s'est ravisé sous l'Empire : il a fait grand cas des biens nationaux. Ces émeutes de vendémiaire terminent l'époque des émeutes : elles ne se sont renouvelées qu'en 1830, pour mettre fin à la monarchie.

Quatre mois après les journées de vendémiaire, le 19 ventôse (9 mars) an IV, Bonaparte épousa Marie-Josèphe-Rose de Tascher. L'acte ne fait aucune mention de la veuve du comte de Beauharnais. Tallien et Barras sont témoins au contrat. Au mois de juin Bonaparte est appelé au généralat des troupes cantonnées dans les Alpes maritimes ; Carnot réclame contre Barras l'honneur de cette nomination. On appelait le commandement de l'armée d'Italie la dot de madame Beauharnais . Napoléon, qui racontait à Sainte-Hélène, avec dédain, avoir cru s'allier à une grande dame, manquait de reconnaissance.

Napoléon entre en plein dans ses destinées : il avait eu besoin des hommes, les hommes vont avoir besoin de lui ; les événements l'avaient fait, il va faire les événements. Il a maintenant traversé ces malheurs auxquels sont condamnées les natures supérieures avant d'être reconnues, contraintes de s'humilier sous les médiocrités dont le patronage leur est nécessaire : le germe du plus haut palmier est d'abord abrité par l'Arabe sous un vase d'argile.


2 L19 Chapitre 12

Campagnes d'Italie.

Arrivé à Nice, au quartier général de l'armée d'Italie, Bonaparte trouve les soldats manquant de tout, nus, sans souliers, sans pain, sans discipline. Il avait vingt-huit ans ; sous ses ordres commandait Masséna avec trente-six mille hommes. C'était l'an 1796.

Il ouvre sa première campagne le 20 mars, date fameuse qui devait se graver plusieurs fois dans sa vie. Il bat Beaulieu à Montenotte ; deux jours après, à Millesimo, il sépare les deux armées autrichienne et sarde. A Ceva, à Mondovi, à Fossano, à Cherasco, les succès continuent ; le génie de la guerre même est descendu. Cette proclamation fait entendre une voix nouvelle, comme les combats avaient annoncé un homme nouveau :

" Soldats ! vous avez remporté, en quinze jours, six victoires, pris vingt et un drapeaux, cinquante-cinq pièces de canon, quinze mille prisonniers, tué ou blessé plus de dix mille hommes. Vous avez gagné des batailles sans canon, passé des rivières sans ponts, fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué sans eau-de-vie et souvent sans pain. Les phalanges républicaines, les soldats de la liberté, étaient seuls capables de souffrir ce que vous avez souffert ; grâce vous soit rendue, soldats !...

" Peuples d'Italie ! l'armée française vient rompre vos chaînes ; le peuple français est l'ami de tous les peuples. Nous n'en voulons qu'aux tyrans qui vous asservissent. "

Dès le 15 mai la paix est conclue entre la République française et le roi de Sardaigne ; la Savoie est cédée à la France avec Nice et Tende. Napoléon avance toujours, et il écrit à Carnot :

" Du quartier général, à Plaisance, 9 mai 1796.

" Nous avons enfin passé le Pô : la seconde campagne est commencée ; Beaulieu est déconcerté ; il calcule assez mal, et donne constamment dans les pièges qu'on lui tend. Peut-être voudra-t-il donner une bataille, car cet homme-là a l'audace de la fureur, et non celle du génie. Encore une victoire, et nous sommes maîtres de l'Italie. Dès l'instant que nous arrêterons nos mouvements, nous ferons habiller l'armée à neuf. Elle est toujours à faire peur ; mais tout engraisse ; le soldat ne mange que du pain de Gonesse, bonne viande et en quantité, etc. La discipline se rétablit tous les jours ; mais il faut souvent fusiller, car il est des hommes intraitables qui ne peuvent se commander. Ce que nous avons pris à l'ennemi est incalculable. Plus vous m'enverrez d'hommes, plus je les nourrirai facilement. Je vous fait passer vingt tableaux des premiers maîtres, du Corrège et de Michel-Ange. Je vous dois des remerciements particuliers pour les attentions que vous voulez bien avoir pour ma femme. Je vous la recommande : elle est patriote sincère, et je l'aime à la folie. J'espère que les choses vont bien, pouvant vous envoyer une douzaine de millions à Paris ; cela ne vous fera pas de mal pour l'armée du Rhin. Envoyez-moi quatre mille cavaliers démontés, je chercherai ici à les remonter. Je ne vous cache pas que, depuis la mort de Stengel, je n'ai plus un officier supérieur de cavalerie qui se batte. Je désirerais que vous me pussiez envoyer deux ou trois adjudants généraux qui aient du feu et une ferme résolution de ne jamais faire de savantes retraites. "

C'est une des lettres remarquables de Napoléon. Quelle vivacité ! quelle diversité de génie ! Avec les intelligences du héros se trouvent jetés pêle-mêle, dans la profusion triomphale, des tableaux de Michel-Ange, une raillerie piquante contre un rival, à propos de ces adjudants généraux en ferme résolution de ne jamais faire de savantes retraites . Le même jour Bonaparte écrivait au Directoire, pour lui donner avis de la suspension d'armes accordée au duc de Parme et de l'envoi du Saint Jérôme du Corrège. Le 2 mai, il annonce à Carnot le passage du pont de Lodi qui nous rend possesseurs de la Lombardie. S'il ne va pas tout de suite à Milan, c'est qu'il veut suivre Beaulieu et l'achever. - " Si j'enlève Mantoue, rien ne m'arrête plus pour pénétrer dans la Bavière ; dans deux décades je puis être dans le coeur de l'Allemagne. Si les deux armées du Rhin entrent en campagne, je vous prie de me faire part de leur position. Il serait digne de la République d'aller signer le traité de paix des trois armées réunies dans le coeur de la Bavière et de l'Autriche étonnées. "

L'aigle ne marche pas, il vole, chargé des banderoles de victoires suspendues à son cou et à ses ailes.

Il se plaint de ce qu'on veut lui donner pour adjoint Kellermann : " Je ne puis pas servir volontiers avec un homme qui se croit le premier général de l'Europe, et je crois qu'un mauvais général vaut mieux que deux bons. " Le 1er juin 1796 les Autrichiens sont entièrement expulsés d'Italie, et nos avant-postes éclairent les monts de l'Allemagne. " Nos grenadiers et nos carabiniers, écrit Bonaparte au Directoire, jouent et rient avec la mort. Rien n'égale leur intrépidité, si ce n'est la gaieté avec laquelle ils font les marches les plus forcées. Vous croiriez qu'arrivés au bivouac ils doivent au moins dormir ; pas du tout : chacun fait son conte ou son plan d'opération du lendemain, et souvent on en voit qui rencontrent très juste. L'autre jour je voyais défiler une demi-brigade ; un chasseur s'approcha de mon cheval : Général, me dit-il, il faut faire cela. - Malheureux, lui dis-je veux-tu bien te taire ! Il disparaît à l'instant, je l'ai fait en vain chercher : c'était justement ce que j'avais ordonné que l'on fît. "

Les soldats graduèrent leur commandant : à Lodi ils le firent caporal, à Castiglione sergent.

Le 17 de novembre on débouche sur Arcole : le jeune général passe le pont qui l'a rendu fameux ; dix mille hommes restent sur la place. " C'était un chant de l'Iliade ! " s'écriait Bonaparte, au seul souvenir de cette action.

En Allemagne Moreau accomplissait la célèbre retraite que Napoléon jaloux appelait une retraite de sergent. Bonaparte se préparait à dire à son rival, en battant l'archiduc Charles :

Je suivrai d'assez près votre illustre retraite

Pour traiter avec lui sans besoin d'interprète.

Le 16 janvier 1797, les hostilités se renouèrent par la bataille de Rivoli. Deux combats contre Wurmser, à Saint-Georges et à la Favorite, entraînent pour l'ennemi la perte de cinq mille tués et de vingt mille prisonniers ; le demeurant se barricade dans Mantoue ; la ville bloquée capitule ; Wurmser, avec les douze mille hommes qui lui restent, se rend.

Bientôt la Marche d'Ancône est envahie ; plus tard le traité de Tolentino nous livre des perles, des diamants, des manuscrits précieux, la Transfiguation , le Laocoon , l' Apollon du Belvédère , et termine cette suite d'opérations par lesquelles en moins d'un an quatre armées autrichiennes ont été détruites, la haute Italie soumise et le Tyrol entamé ; on n'a pas le temps de se reconnaître : l'éclair et le coup partent à la fois.

L'archiduc Charles, accouru pour défendre l'Autriche antérieure avec une nouvelle armée, est forcé au passage du Tagliamento ; Gradisca tombe ; Trieste est pris ; les préliminaires de la paix entre la France et l'Autriche sont signés à Léoben.

Venise, formée au milieu de la chute de l'empire romain, trahie et troublée, nous avait ouvert ses lagunes et ses palais ; une révolution (31 mai 1797) s'accomplit dans Gênes sa rivale : la République ligurienne prend naissance. Bonaparte aurait été bien étonné si, du milieu de ses conquêtes, il eût pu voir qu'il s'emparait de Venise pour l'Autriche, des Légations pour Rome, de Naples pour les Bourbons, de Gênes pour le Piémont de l'Espagne pour l'Angleterre, de la Westphalie pour la Prusse, de la Pologne pour la Russie, semblable à ces soldats qui, dans le sac d'une ville, se gorgent de butin qu'ils sont obligés de jeter, faute de le pouvoir emporter, tandis qu'au même moment ils perdent leur patrie.

Le 9 juillet, la République cisalpine proclame son existence. Dans la correspondance de Bonaparte on voit courir la navette à travers la chaîne des révolutions attachées à la nôtre : comme Mahomet avec le glaive et le Koran, nous allions l'épée dans une main, les droits de l'homme dans l'autre.

Dans l'ensemble de ses mouvements généraux Bonaparte ne laisse échapper aucun détail : tantôt il craint que les vieillards des grands peintres de Venise, de Bologne, de Milan, ne soient bien mouillés en passant le Mont Cenis ; tantôt il est inquiet qu'un manuscrit sur papyrus de la bibliothèque ambrosienne ne se soit perdu ; il prie le ministre de l'intérieur de lui apprendre s'il est arrivé à la Bibliothèque nationale. Il donne au Directoire exécutif son opinion sur ses généraux :

" Berthier : talents, activité, courage, caractère, tout pour lui.

" Augereau : beaucoup de caractère, de courage, de fermeté, d'activité ; est aimé du soldat, heureux dans ses opérations.

" Masséna : actif, infatigable, a de l'audace, du coup d'oeil et de la promptitude à se décider.

" Serrurier : se bat en soldat, ne prend rien sur lui ; ferme ; n'a pas assez bonne opinion de ses troupes ; est malade.

" Despinois : mou, sans activité, sans audace, n'a pas l'état de la guerre, n'est pas aimé du soldat, ne se bat pas à sa tête ; a d'ailleurs de la hauteur, de l'esprit, des principes politiques sains ; bon à commander dans l'intérieur.

" Sauret : bon, très bon soldat, pas assez éclairé pour être général ; peu heureux.

" Abatucci : pas bon à commander cinquante hommes, etc., etc. "

Bonaparte écrit au chef des Maïnottes : " Les Français estiment le petit, mais brave peuple qui, seul de l'ancienne Grèce, a conservé sa vertu, les dignes descendants de Sparte, auxquels il n'a manqué pour être aussi renommés que leurs ancêtres que de se trouver sur un plus vaste théâtre. " Il instruit l'autorité de la prise de possession de Corfou : " L'île de Corcyre, remarque-t-il, était, selon Homère, la patrie de la princesse Nausicaa. " Il envoie le traité de paix conclu avec Venise : " Notre marine y gagnera quatre ou cinq vaisseaux de guerre, trois ou quatre frégates, plus trois ou quatre millions de cordages. - Qu'on me fasse passer les matelots français ou corses, mande-t-il ; je prendrai ceux de Mantoue et de Guarda. - Un million pour Toulon, que je vous ai annoncé, part demain ; deux millions, etc., formeront la somme de cinq millions que l'armée d'Italie aura fournie depuis la nouvelle campagne. - J'ai chargé... de se rendre à Sion pour chercher à ouvrir une négociation avec le Valais. - J'ai envoyé un excellent ingénieur pour savoir ce que coûterait cette route à établir (le Simplon)... J'ai chargé le même ingénieur de voir ce qu'il faudrait pour faire sauter le rocher dans lequel s'enfuit le Rhône, et par là rendre possible l'exploitation des bois du Valais et de la Savoie. " Il donne avis qu'il fait partir de Trieste un chargement de blé et d'aciers pour Gênes. Il fait présent au pacha de Scutari de quatre caisses de fusils, comme une marque de son amitié. Il ordonne de renvoyer de Milan quelques hommes suspects et d'en arrêter quelques autres. Il écrit au citoyen Grogniard, ordonnateur de la marine à Toulon : " Je ne suis pas votre juge, mais si vous étiez sous mes ordres, je vous mettrais aux arrêts pour avoir obtempéré à une réquisition ridicule. " Une note remise au ministre du pape, dit : " Le pape pensera peut-être qu'il est digne de sa sagesse, de la plus sainte des religions, de faire une bulle où mandement qui ordonne aux prêtres obéissance au gouvernement. "

Tout cela est mêlé des négociations avec les républiques nouvelles, des détails des fêtes pour Virgile et Arioste, des bordereaux explicatifs des vingt tableaux et des cinq cents manuscrits de Venise ; tout cela a lieu à travers l'Italie assourdie du bruit des combats, à travers l'Italie devenue une fournaise où nos grenadiers vivaient dans le feu comme des salamandres.

Pendant ces tourbillons d'affaires et de succès advint le 18 fructidor, favorisé par les proclamations de Bonaparte et les délibérations de son armée en jalousie de l'armée de la Meuse. Alors disparut celui qui, peut-être a tort, avait passé pour l'auteur des plans des victoires républicaines ; on assure que Danissy, Lafitte, d'Arçon, trois génies militaires supérieurs, dirigeaient ces plans. Carnot se trouva proscrit par l'influence de Bonaparte.

Le 17 octobre, celui-ci signe le traité de paix de Campo-Formio : la première guerre continentale de la Révolution finit à trente lieues de Vienne.


2 L19 Chapitre 13

Congrès de Rastadt. - Retour de Napoléon en France. - Napoléon est nommé chef de l'armée dite d'Angleterre. - Il part pour l'expédition d'Egypte.

Un congrès étant rassemblé à Rastadt, et Bonaparte ayant été nommé par le Directoire représentant à ce congrès, il prit congé de l'armée d'Italie. " Je ne serai consolé, lui dit-il, que par l'espoir de me revoir bientôt avec vous, luttant contre de nouveaux dangers. " Le 16 novembre 1797, son ordre du jour annonce qu'il a quitté Milan pour présider la légation française au congrès et qu'il a envoyé au Directoire le drapeau de l'armée d'Italie.

Sur un des côtés de ce drapeau Bonaparte avait fait broder ce résumé de ses conquêtes : " Cent cinquante mille prisonniers, dix-sept mille chevaux, cinq cent cinquante pièces de siège, six cents pièces de campagne, cinq équipages de ponts, neuf vaisseaux de cinquante-quatre canons, douze frégates de trente-deux, douze corvettes, dix-huit galères ; armistice avec le roi de Sardaigne, convention avec Gênes ; armistice avec le duc de Parme, avec le duc de Modène, avec le roi de Naples, avec le pape ; préliminaires de Léoben ; convention de Montebello avec la République de Gênes ; traité de paix avec l'empereur à Campo-Formio ; donné la liberté aux peuples de Bologne, Ferrare, Modène, Massa-Carrara, de la Romagne, de la Lombardie, de Brescia, de Bergame, de Mantoue, de Crème, d'une partie du Véronais, de Chiavenna, Bormio, et de la Valteline ; au peuple de Gênes, aux fiefs impériaux, au peuple des départements de Corcyre, de la mer Egée et d'Ithaque.

" Envoyé à Paris tous les chefs-d'oeuvre de Michel-Ange, de Guerchin, du Titien, de Paul Véronèse, Corrége, Albane, des Carrache, Raphaël, Léonard de Vinci, etc., etc. "

" Ce monument de l'armée d'Italie, dit l'ordre du jour, sera suspendu aux voûtes de la salle des séances publiques du Directoire, et il attestera les exploits de nos guerriers quand la génération présente aura disparu. "

Après une convention purement militaire, qui stipulait la remise de Mayence aux troupes de la République et la remise de Venise aux troupes autrichiennes, Bonaparte quitta Rastadt et laissa la suite des affaires du congrès aux mains de Treilhard et de Bonnier.

Dans les derniers temps de la campagne d'Italie, Bonaparte eut beaucoup à souffrir de l'envie de divers généraux et du Directoire : deux fois il avait offert sa démission ; les membres du gouvernement la désiraient et n'osaient l'accepter. Les sentiments de Bonaparte ne suivaient pas le penchant du siècle ; il cédait à contrecoeur aux intérêts nés de la Révolution : de là les contradictions de ses actes et de ses idées.

De retour à Paris, il descendit dans sa maison, rue Chantereine, qui prit et porte encore le nom de rue de la Victoire . Le conseil des Anciens voulut faire à Napoléon le don de Chambord, ouvrage de François Ier qui ne rappelle plus que l'exil du dernier fils de saint Louis. Bonaparte fut présenté au Directoire, le 10 décembre 1795 [Chateaubriand se trompe sur la date, il s'agit bien de 1797] , dans la cour du palais du Luxembourg. Au milieu de cette cour s'élevait un autel de la Patrie, surmonté des statues de la Liberté, de l'Egalité et de la Paix. Les drapeaux conquis formaient un dais au-dessus des cinq directeurs habillés à l'antique ; l'ombre de la Victoire descendait de ces drapeaux sous lesquels la France faisait halte un moment. Bonaparte était vêtu de l'uniforme qu'il portait à Arcole et à Lodi. M. de Talleyrand reçut le vainqueur auprès de l'autel, se souvenant d'avoir naguère dit la messe sur un autre autel. Fuyard revenu des Etats-Unis, chargé par la protection de Chénier du ministère des relations extérieures, l'évêque d'Autun, le sabre au côté, était coiffé d'un chapeau à la Henri IV : les événements forçaient de prendre au sérieux ces travestissements.

Le prélat fit l'éloge du conquérant de l'Italie : " Il aime ", dit-il mélancoliquement, " il aime les chants d'Ossian, surtout parce qu'ils détachent de la terre. Loin de redouter ce qu'on appelle son ambition, il nous faudra peut-être la solliciter un jour pour l'arracher aux douceurs de sa studieuse retraite. La France entière sera libre, peut-être lui ne le sera jamais : telle est sa destinée. "

Merveilleusement deviné !

Le frère de saint Louis à Grandella, Charles VIII à Fornoue, Louis XII à Agnadel, François Ier à Marignan, Lautrec à Ravenne, Catinat à Turin, demeurent loin du nouveau général. Les succès de Napoléon n'eurent point de Pavie.

Les Directeurs, redoutant ce despotisme supérieur qui menaçait tous les despotismes, avaient vu avec inquiétude les hommages que l'on rendait à Napoléon ; ils songeaient à se débarrasser de sa présence. Ils favorisèrent la passion qu'il montrait pour une expédition dans l'Orient. Il disait : " L'Europe est une taupinière ; il n'y a jamais eu de grands empires et de grandes révolutions qu'en Orient ; je n'ai déjà plus de gloire : cette petite Europe n'en fournit pas assez. " Napoléon, comme un enfant, était charmé d'avoir été élu membre de l'Institut. Il ne demandait que six ans pour aller aux Indes et pour en revenir. " Nous n'avons que vingt-neuf ans ", remarquait-il en songeant à lui ; " ce n'est pas un âge : j'en aurai trente-cinq à mon retour. "

Nommé général d'une armée dite de l'Angleterre, dont les corps étaient dispersés de Brest à Anvers, Bonaparte passa son temps à des inspections, à des visites aux autorités civiles et scientifiques, tandis qu'on assemblait les troupes qui devaient composer l'armée d'Egypte. Survint l'échauffourée du drapeau tricolore et du bonnet rouge, que notre ambassadeur à Vienne, le général Bernadotte avait planté sur la porte de son palais. Le Directoire se disposait à retenir Napoléon pour l'opposer à la nouvelle guerre possible, lorsque M. de Cobentzel prévint la rupture, et Bonaparte reçut l'ordre de partir. L'Italie devenue républicaine, la Hollande transformée en république, la paix laissant à la France, étendue jusqu'au Rhin, des soldats inutiles, dans sa prévoyance peureuse le Directoire s'empressa d'écarter le vainqueur. Cette aventure d'Egypte change à la fois la fortune et le génie de Napoléon, en surdorant ce génie, déjà trop éclatant, d'un rayon du soleil qui frappa la colonne de nuée et de feu.


2 L19 Chapitre 14

Expédition d'Egypte. - Malte. - Bataille des Pyramides. - Le Caire. - Napoléon dans la grande Pyramide. - Suez.

" Toulon, 19 mai 1798.

" Proclamation.

" Soldats,

" Vous êtes une des ailes de l'armée d'Angleterre.

" Vous avez fait la guerre de montagnes, de plaines, de sièges ; il vous reste à faire la guerre maritime.

" Les légions romaines, que vous avez quelquefois imitées, mais pas encore égalées, combattaient Carthage tour à tour sur cette même mer, et aux plaines de Zama. La victoire ne les abandonna jamais, parce que constamment elles furent braves, patientes à supporter la fatigue, disciplinées et unies entre elles.

" Soldats, l'Europe a les yeux sur vous ! vous avez de grandes destinées à remplir, des batailles à livrer, des dangers, des fatigues à vaincre ; vous ferez plus que vous n'avez fait pour la prospérité de la patrie, le bonheur des hommes et votre propre gloire. "

Après cette proclamation de souvenirs, Napoléon s'embarque : on dirait d'Homère ou du héros qui enfermait les chants du Méonide dans une cassette d'or. Cet homme ne chemine pas tout doucement : à peine a-t-il mis l'Italie sous ses pieds, qu'il paraît en Egypte ; épisode romanesque dont il agrandit sa vie réelle. Comme Charlemagne, il attache une épopée à son histoire. Dans la bibliothèque qu'il emporta se trouvaient Ossian, Werther, la Nouvelle Héloïse et le Vieux Testament : indication du chaos de la tête de Napoléon. Il mêlait les idées positives et les sentiments romanesques, les systèmes et les chimères, les études sérieuses et les emportements de l'imagination, la sagesse et la folie. De ces productions incohérentes du siècle il tira l'Empire ; songe immense mais rapide comme la nuit désordonnée qui l'avait enfanté.

Entré dans Toulon le 9 mai 1798, Napoléon descend à l'hôtel de la Marine ; dix jours après il monte sur le vaisseau amiral l ' Orient ; le 19 mai il met à la voile ; il part de la borne où pour la première fois il avait répandu le sang, et un sang français : les massacres de Toulon l'avaient préparé aux massacres de Jaffa. Il menait avec lui les généraux premiers-nés de sa gloire : Berthier, Caffarelli, Kléber, Desaix, Lannes, Murat, Menou. Treize vaisseaux de ligne, quatorze frégates, quatre cents bâtiments de transport, l'accompagnent.

Nelson le laissa échapper du port et le manqua sur les flots, bien qu'une fois nos navires ne fussent qu'à six lieues de distance des vaisseaux anglais. De la mer de Sicile, Napoléon aperçut le sommet des Apennins ; il dit : " Je ne puis voir sans émotion la terre d'Italie ; voilà l'Orient : j'y vais. " A l'aspect de l'Ida, explosion d'admiration sur Minos et la sagesse antique. Dans la traversée Bonaparte se plaisait à réunir les savants et provoquait leurs disputes ; il se rangeait ordinairement à l'avis du plus absurde ou du plus audacieux ; il s'enquérait si les planètes étaient habitées, quand elles seraient détruites par l'eau ou par le feu, comme s'il eût été chargé de l'inspection de l'armée céleste.

Il aborde à Malte, déniche la vieille chevalerie retirée dans le trou d'un rocher marin ; puis il descend parmi les ruines de la cité d'Alexandre. Il voit à la pointe du jour cette colonne de Pompée que j'apercevais du bord de mon vaisseau en m'éloignant de la Libye. Du pied du monument, immortalisé d'un grand et triste nom, il s'élance ; il escalade les murailles derrière lesquelles se trouvait jadis le dépôt des remèdes de l ' âme , et les aiguilles de Cléopâtre, maintenant couchées à terre parmi des chiens maigres. La porte de Rosette est forcée ; nos troupes se ruent dans les deux havres et dans le phare. Egorgement effroyable ! L'adjudant général Boyer écrit à ses parents : " Les Turcs, repoussés de tous côtés, se réfugient chez leur dieu et leur prophète ; ils remplissent leurs mosquées ; hommes, femmes, vieillards, jeunes et enfants, tous sont massacrés. "

Bonaparte avait dit à l'évêque de Malte : " Vous pouvez assurer vos diocésains que la religion catholique, apostolique et romaine sera non seulement respectée, mais ses ministres spécialement protégés. " Il dit, en arrivant en Egypte : " Peuples d'Egypte, je respecte plus que les mameloucks Dieu, son Prophète et le Koran. Les Français sont amis des musulmans. Naguère ils ont marché sur Rome et renversé le trône du pape, qui aigrissait les chrétiens contre ceux qui professent l'islamisme ; bientôt après ils ont dirigé leur course vers Malte, et en ont chassé les incrédules qui se croyaient appelés de Dieu pour faire la guerre aux musulmans... Si l'Egypte est la ferme des mameloucks, qu'ils montrent le bail que Dieu leur en a fait. "

Napoléon marche aux Pyramides ; il crie à ses soldats : " Songez que du haut de ces monuments quarante siècles ont les yeux fixés sur vous. " Il entre au Caire ; sa flotte saute en l'air à Aboukir ; l'armée d'Orient est séparée de l'Europe. Julien (de la Drôme), fils de Julien le Conventionnel, témoin du désastre, le note minute par minute :

" Il est sept heures ; la nuit se fait et le feu redouble encore. A neuf heures et quelques minutes le vaisseau a sauté. Il est dix heures, le feu se ralentit et la lune se lève à droite du lieu où vient de s'élever l'explosion du vaisseau. "

Bonaparte au Caire déclare au chef de la loi qu'il sera le restaurateur des mosquées ; il envoie son nom à l'Arabie, à l'Ethiopie, aux Indes. Le Caire se révolte ; il le bombarde au milieu d'un orage. l'inspiré dit aux croyants : " Je pourrais demander à chacun de vous compte des sentiments les plus secrets de son coeur, car je sais tout, même ce que vous n'avez dit à personne. " Le grand schérif de la Mecque le nomme, dans une lettre, le protecteur de la Kaaba ; le pape, dans une missive, l'appelle mon très cher fils .

Par une infirmité de nature, Bonaparte préférait souvent son côté petit à son grand côté. La partie qu'il pouvait gagner d'un seul coup ne l'amusait pas. La main qui brisait le monde se plaisait au jeu des gobelets ; sûr, quand il usait de ses facultés de se dédommager de ses pertes ; son génie était le réparateur de son caractère. Que ne se présenta-t-il tout d'abord comme l'héritier des chevaliers ? Par une position double, il n'était, aux yeux de la multitude musulmane, qu'un faux chrétien et qu'un faux mahométan. Admirer des impiétés de système, ne pas reconnaître ce qu'elles avaient de misérable, c'est se tromper misérablement : il faut pleurer quand le géant se réduit à l'emploi du grimacier. Les infidèles proposèrent à saint Louis dans les fers la couronne d'Egypte, parce qu'il était resté, disent les historiens arabes, le plus fier chrétien qu'on ait jamais vu.

Quand je passai au Caire, cette ville conservait des traces des Français : un jardin public, notre ouvrage était planté de palmiers ; des établissements de restaurateurs l'avaient jadis entouré. Malheureusement, de même que les anciens Egyptiens, nos soldats avaient promené un cercueil autour de leurs festins.

Quelle scène mémorable, si l'on pouvait y croire ! Bonaparte assis dans l'intérieur de la pyramide de Chéops sur le sarcophage d'un Pharaon dont la momie avait disparu, et causant avec les muphtis et les imans ! Toutefois, prenons le récit du Moniteur comme le travail de la muse. Si ce n'est pas l'histoire matérielle de Napoléon, c'est l'histoire de son intelligence ; cela en vaut encore la peine. Ecoutons dans les entrailles d'un sépulcre cette voix que tous les siècles entendront.

( Moniteur , 27 novembre 1798.)

" Ce jourd'hui, 25 thermidor de l'an VI de la République française une et indivisible, répondant au 28 de la lune de Mucharim, l'an de l'hégire 1213, le général en chef, accompagné de plusieurs officiers de l'état-major de l'armée et de plusieurs membres de l'Institut national, s'est transporté à la grande pyramide, dite de Chéops, dans l'intérieur de laquelle il était attendu par plusieurs muphtis et imans, chargés de lui en montrer la construction intérieure.

" La dernière salle, à laquelle le général en chef est parvenu, est à voûte plate, et longue de trente-deux pieds sur seize de large et dix-neuf de haut. Il n'y a trouvé qu'une caisse de granit d'environ huit pieds de long sur quatre d'épaisseur, qui renfermait la momie d'un Pharaon. Il s'est assis sur le bloc de granit, a fait asseoir à ses côtés les muphtis et imans, Suleiman, Ibrahim et Muhamed , et il a eu avec eux, en présence de sa suite, la conversation suivante :

Bonaparte : " Dieu est grand et ses oeuvres sont merveilleuses. Voici un grand ouvrage de main d'hommes ! Quel était le but de celui qui fit construire cette pyramide ? "

Suleiman : " C'était un puissant roi d'Egypte, dont on croit que le nom était Chéops. Il voulait empêcher que des sacrilèges ne vinssent troubler le repos de sa cendre. "

Bonaparte : " Le grand Cyrus se fit enterrer en plein air, pour que son corps retournât aux éléments : penses-tu qu'il ne fit pas mieux ? le penses-tu ? "

Suleiman (s'inclinant) : " Gloire à Dieu, à qui toute gloire est due ! "

Bonaparte : " Gloire à Allah ! Il n'y a point d'autre Dieu que Dieu ; Mohamed est son prophète, et je suis de ses amis. "

Ibrabim : " Que les anges de la victoire balayent la poussière sur ton chemin et te couvrent de leurs ailes ! Le mamelouck a mérité la mort. "

Bonaparte : " Il a été livré aux anges noirs Moukir et Quarkir. "

Suleiman : " Il étendit les mains de la rapine sur les terres, les moissons, les chevaux de l'Egypte. "

Bonaparte : " Les trésors, l'industrie et l'amitié des Francs seront votre partage, en attendant que vous montiez au septième ciel et qu'assis aux côtés des houris aux yeux noirs, toujours jeunes et toujours vierges, vous vous reposiez à l'ombre du laba, dont les branches offriront d'elles-mêmes aux vrais musulmans tout ce qu'ils pourront désirer. "

De telles parades ne changent rien à la gravité des Pyramides :

Vingt siècles, descendus dans l'éternelle nuit,

Y sont sans mouvement, sans lumière et sans bruit.

Bonaparte, en remplaçant Chéops dans la crypte séculaire, en aurait augmenté l'immensité ; mais il ne s'est jamais traîné dans ce vestibule de la mort.

" Pendant le reste de notre navigation sur le Nil dis-je dans l' Itinéraire , je demeurai sur le pont à contempler ces tombeaux. Les grands monuments font une partie essentielle de la gloire de toute société humaine : ils portent la mémoire d'un peuple au delà de sa propre existence, et le font vivre contemporain des générations qui viennent s'établir dans ses champs abandonnés. "

Remercions Bonaparte, aux Pyramides, de nous avoir si bien justifiés, nous autres petits hommes d'Etat entachés de poésie, qui maraudons de chétifs mensonges sur des ruines.

D'après les proclamations, les ordres du jour, les discours de Bonaparte, il est évident qu'il visait à se faire passer pour l'envoyé du ciel, à l'instar d'Alexandre. Callisthènes, à qui le Macédonien infligea dans la suite un si rude traitement, en punition sans doute de la flatterie du philosophe, fut chargé de prouver que le fils de Philippe était fils de Jupiter ; c'est ce que l'on voit dans un fragment de Callisthènes conservé par Strabon. Le Pourparler d ' Alexandre , de Pasquier, est un dialogue des morts entre Alexandre le grand conquérant et Rabelais le grand moqueur : " Cours-moi de l'oeil " dit Alexandre à Rabelais, " toutes ces contrées que tu vois être en ces bas lieux, tu ne trouveras aucun personnage d'étoffe qui, pour autoriser ses pensées, n'ait voulu donner à entendre qu'il eût familiarité avec les dieux. " Rabelais répond : " Alexandre, pour te dire le vrai, je ne m'amusai jamais à reprendre tes petites particularités, mêmement en ce qui appartient au vin. Mais quel profit sens-tu de ta grandeur maintenant ? en es-tu autre que moi ? Le regret que tu as te doit causer telle fâcherie qu'il te seroit beaucoup plus expédient qu'avec ton corps tu eusses perdu la mémoire. "

Et pourtant, en s'occupant d'Alexandre, Bonaparte se méprenait et sur lui-même et sur l'époque du monde et sur la religion : aujourd'hui, on ne peut se faire passer pour un dieu. Quant aux exploits de Napoléon dans le Levant, ils n'étaient pas encore mêlés à la conquête de l'Europe ; ils n'avaient pas obtenu d'assez hauts résultats pour imposer à la foule islamiste, quoiqu'on le surnommât le sultan de feu . " Alexandre, à l'âge de trente-trois ans, dit Montaigne, avoit passé victorieux toute la terre habitable, et, dans une demi-vie, avoit atteint tout l'effort de l'humaine nature. Plus de rois et de princes ont écrit ses gestes que d'autres historiens n'ont écrit les gestes d'autre roi. "

Du Caire, Bonaparte se rendit à Suez : il vit la mer qu'ouvrit Moïse et qui retomba sur Pharaon. Il reconnut les traces d'un canal que commença Sésostris, qu'élargirent les Perses, que continua le second des Ptolémées, que réentreprirent les soudans dans le destin de porter à la Méditerranée le commerce de la mer Rouge. Il projeta d'amener une branche du Nil dans le golfe Arabique : au fond de ce golfe son imagination traça l'emplacement d'un nouvel Ophir, où se tiendrait tous les ans une foire pour les marchands de parfums, d'aromates, d'étoffes de soie pour tous les objets précieux de Mascate, de la Chine, de Ceylan, de Sumatra, des Philippines et des Indes. Les cénobites descendent du Sinaï, et le prient d'inscrire son nom auprès de celui de Saladin, dans le livre de leurs garanties.

Revenu au Caire, Bonaparte célèbre la fête anniversaire de la fondation de la République, en adressant ces paroles à ses soldats : " Il y a cinq ans l'indépendance du peuple français était menacée ; mais vous prîtes Toulon : ce fut le présage de la ruine de vos ennemis. Un an après, vous battiez les Autrichiens à Dego ; l'année suivante, vous étiez sur le sommet des Alpes ; vous luttiez contre Mantoue, il y a deux ans, et vous remportiez la célèbre victoire de Saint-Georges ; l'an passé, vous étiez aux sources de la Drave et de l'Isonzo, de retour de l'Allemagne. Qui eût dit alors que vous seriez aujourd'hui sur les bords du Nil, au centre de l'ancien continent ! "


2 L19 Chapitre 15

Opinion de l'armée.

Mais Bonaparte, au milieu des soins dont il était occupé et des projets qu'il avait conçus, était-il réellement fixé dans ces idées ? Tandis qu'il avait l'air de vouloir rester en Egypte, la fiction ne l'aveuglait pas sur la réalité, et il écrivait à Joseph, son frère : " Je pense être en France dans deux mois ; fais en sorte que j'aie une campagne à mon arrivée, soit près de Paris ou en Bourgogne : je compte y passer l'hiver. " Bonaparte ne calculait point ce qui pouvait s'opposer à son retour : sa volonté était sa destinée et sa fortune. Cette correspondance tombée aux mains de l'Amirauté, les Anglais ont osé avancer que Napoléon n'avait eu d'autre mission que de faire périr son armée. Une des lettres de Bonaparte contient des plaintes sur la coquetterie de sa femme.

Les Français, en Egypte, étaient d'autant plus héroïques qu'ils sentaient vivement leurs maux. Un maréchal des logis écrit à l'un de ses amis : " Dis à Ledoux qu'il n'ait jamais la faiblesse de s'embarquer pour venir dans ce maudit pays. "

Avrieury : " Tous ceux qui viennent de l'intérieur disent qu'Alexandrie est la plus belle ville : hélas ! que doit donc être le reste ? Figurez-vous un amas confus de maisons mal bâties, à un étage ; les belles avec terrasse, petite porte en bois, serrure idem ; point de fenêtres, mais un grillage en bois si rapproché qu'il est impossible de voir quelqu'un au travers. Rues étroites, hormis le quartier des Francs et le côté des grands. Les habitants pauvres, qui forment le plus grand nombre, au naturel, hormis une chemise bleue jusqu'à mi-cuisse, qu'ils retroussent la moitié du temps dans leurs mouvements, une ceinture et un turban de guenilles. J'ai de ce charmant pays jusque par-dessus la tête. Je m'enrage d'y être. La maudite Egypte ! Sable partout ! Que de gens attrapés, cher ami ! Tous ces faiseurs de fortune ou bien tous ces voleurs, ont le nez bas ; ils voudraient retourner d'où ils sont partis : je le crois bien. "

Rozis, capitaine : " Nous sommes très réduits ; avec cela il existe un mécontentement général dans l'armée ; le despotisme n'a jamais été au point qu'il l'est aujourd'hui ; nous avons des soldats qui se sont donné la mort en présence du général en chef, en lui disant : Voilà ton ouvrage ! ".

Le nom de Tallien terminera la liste de ces noms aujourd'hui presque inconnus :

Tallien à Madame Tallien.

" Quant à moi, ma chère amie, je suis ici, comme tu le sais, bien contre mon gré ; ma position devient chaque jour plus désagréable, puisque, séparé de mon pays, de tout ce qui m'est cher, je ne prévois pas le moment où je pourrai m'en rapprocher.

" Je te l'avoue bien franchement, je préférerais mille fois être avec toi et ta fille retiré dans un coin de terre, loin de toutes les passions, de toutes les intrigues, et je t'assure que si j'ai le bonheur de retoucher le sol de mon pays, ce sera pour ne le quitter jamais. Parmi les quarante mille Français qui sont ici, il n ' y en a pas quatre qui pensent autrement .

" Rien de plus triste que la vie que nous menons ici ! Nous manquons de tout. Depuis cinq jours je n'ai pas fermé l'oeil ; je suis couché sur le carreau ; les mouches, les punaises, les fourmis, les cousins, tous les insectes nous dévorent, et vingt fois chaque jour je regrette notre charmante chaumière. Je t'en prie, ma chère amie, ne t'en défais pas.

" Adieu, ma bonne Thérésia, les larmes inondent mon papier. Les souvenirs les plus doux de ta bonté, de notre amour, l'espoir de te retrouver toujours aimable, toujours fidèle, d'embrasser ma chère fille, soutiennent seuls l'infortuné. "

La fidélité n'était pour rien dans tout cela.

Cette unanimité de plaintes est l'exagération naturelle d'hommes tombés de la hauteur de leurs illusions : de tous temps les Français ont rêvé l'Orient ; la chevalerie leur en avait tracé la route ; s'ils n'avaient plus la foi qui les menait à la délivrance du saint tombeau, ils avaient l'intrépidité des croisés, la croyance des royaumes et des beautés qu'avaient créées, autour de Godefroi, les chroniqueurs et les troubadours. Les soldats vainqueurs de l'Italie avaient vu un riche pays à prendre, des caravanes à détrousser, des chevaux, des armes et des sérails à conquérir ; les romanciers avaient aperçu la princesse d'Antioche, et les savants ajoutaient leurs songes à l'enthousiasme des poètes. Il n'y a pas jusqu'au Voyage d ' Anténor qui ne passât au début pour une docte réalité : on allait pénétrer la mystérieuse Egypte, descendre dans les catacombes, fouiller les Pyramides, retrouver des manuscrits ignorés, déchiffrer des hiéroglyphes et réveiller Thermosiris. Quand, au lieu de tout cela, l'Institut en s'abattant sur les Pyramides, les soldats en ne rencontrant que des fellahs nus, des cahutes de boue desséchée, se trouvèrent en face de la peste des Bédouins et des mameloucks, le mécompte fut énorme. Mais l'injustice de la souffrance aveugla sur le résultat définitif. Les Français semèrent en Egypte ces germes de civilisation que Méhémet a cultivés : la gloire de Bonaparte s'accrut ; un rayon de lumière se glissa dans les ténèbres de l'Islamisme, et une brèche fut faite à la barbarie.


2 L19 Chapitre 16

Campagne de Syrie.

Pour prévenir les hostilités des pachas de la Syrie et poursuivre quelques mameloucks, Bonaparte entra le 22 février dans cette partie du monde à laquelle le combat d'Aboukir l'avait légué. Napoléon trompait ; c'était un de ses rêves de puissance qu'il poursuivait. Plus heureux que Cambyse, il franchit sans rencontrer le vent du midi ; il campe parmi des tombeaux ; il escalade El-Arisch, et triomphe à Gaza : " Nous étions, écrit-il le 6, aux colonnes placées sur les limites de l'Afrique et de l'Asie ; nous couchâmes le soir en Asie. " Cet homme immense marchait à la conquête du monde ; c'était un conquérant pour des climats qui n'étaient pas à conquérir.

Jaffa est emporté. Après l'assaut, une partie de la garnison, estimée par Bonaparte à douze cents hommes et portée par d'autres à deux ou trois mille, se rendit et fut reçue à merci : deux jours après, Bonaparte ordonna de la passer par les armes.

Walter Scott et sir Robert Wilson ont raconté ces massacres ; Bonaparte, à Sainte-Hélène, n'a fait aucune difficulté de les avouer à lord Ebrington et au docteur O'Meara. Mais il en rejetait l'odieux sur la position dans laquelle il se trouvait : il ne pouvait nourrir les prisonniers ; il ne les pouvait renvoyer en Egypte sous escorte . Leur laisser la liberté sur parole ? ils ne comprendraient même pas ce point d'honneur et ces procédés européens. " Wellington dans ma place, disait-il, aurait agi comme moi . "

" Napoléon se décida, dit M. Thiers, à une mesure terrible et qui est le seul acte cruel de sa vie : il fit passer au fil de l'épée les prisonniers qui lui restaient ; l'armée consomma avec obéissance, mais avec une espèce d'effroi, l'exécution qui lui était commandée. "

Le seul acte cruel de sa vie, c'est beaucoup affirmer après les massacres de Toulon, après tant de campagnes où Napoléon compta à néant la vie des hommes. Il est glorieux pour la France que nos soldats aient protesté par une espèce d ' effroi contre la cruauté de leur général.

Mais les massacres de Jaffa sauvaient-ils notre armée ? Bonaparte ne vit-il pas avec quelle facilité une poignée de Français renversa les forces du pacha de Damas ? A Aboukir, ne détruisit-il pas treize mille Osmanlis avec quelques chevaux ? Kléber, plus tard, ne fit-il pas disparaître le grand vizir et ses myriades de mahométans ? S'il s'agissait de droit, quel droit les Français avaient-ils eu d'envahir l'Egypte ? Pourquoi égorgeaient-ils des hommes qui n'usaient que du droit de la défense ? Enfin Bonaparte ne pouvait invoquer les lois de la guerre, puisque les prisonniers de la garnison de Jaffa avaient mis bas les armes et que leur soumission avait été acceptée . Le fait que le conquérant s'efforçait de justifier le gênait ; ce fait est passé sous silence ou indiqué vaguement dans les dépêches officielles et dans les récits des hommes attachés à Bonaparte. " Je me dispenserai ", dit le docteur Larrey, " de parler des suites horribles qu'entraîne ordinairement l'assaut d'une place : j'ai été le triste témoin de celui de Jaffa. " Bourrienne s'écrie : " Cette scène atroce me fait encore frémir, lorsque j'y pense, comme le jour où je la vis, et j'aimerais mieux qu'il me fût possible de l'oublier que d'être forcé de la décrire. Tout ce qu'on peut se figurer d'affreux dans un jour de sang serait encore au-dessous de la réalité. " Bonaparte écrit au Directoire que : " Jaffa fut livré au pillage et à toutes les horreurs de la guerre qui jamais ne lui a paru si hideuse. " Ces horreurs, qui les avait commandées ?

Berthier, compagnon de Napoléon en Egypte, étant au quartier général d'Ens, en Allemagne, adressa, le 5 mai 1809, au major général de l'armée autrichienne une dépêche foudroyante contre une prétendue fusillade exécutée dans le Tyrol où commandait Chasteller : " Il a laissé égorger (Chasteller) sept cents prisonniers français et dix-huit à dix-neuf cents Bavarois ; crime inouï dans l'histoire des nations, qui eût pu exciter une terrible représaille, si S. M. ne regardait les prisonniers comme placés sous sa foi et sous son honneur . "

Bonaparte dit ici tout ce que l'on peut dire contre l'exécution des prisonniers de Jaffa. Que lui importaient de telles contradictions ? Il connaissait la vérité et il s'en jouait ; il en faisait le même usage que du mensonge ; il n'appréciait que le résultat, le moyen lui était égal ; le nombre des prisonniers l'embarrassait, il les tua.

Il y a toujours eu deux Bonaparte : l'un grand, l'autre petit. Lorsque vous croyez entrer en sûreté dans la vie de Napoléon, il rend cette vie affreuse.

Miot, dans la première édition de ses Mémoires (1804) se tait sur les massacres ; on ne les lit que dans l'édition de 1814. Cette édition a presque disparu ; j'ai eu peine à la retrouver. Pour affirmer une aussi douloureuse vérité, il ne me fallait rien moins que le récit d'un témoin oculaire. Autre est de savoir en gros l'existence d'une chose, autre d'en connaître les particularités : la vérité morale d'une action ne se décèle que dans les détails de cette action ; les voici d'après Miot :

" Le 20 ventôse (10 mars), dans l'après-midi, les prisonniers de Jaffa furent mis en mouvement au milieu d'un vaste bataillon carré formé par les troupes du général Bon. Un bruit sourd du sort qu'on leur préparait me détermina, ainsi que beaucoup d'autres personnes, à monter à cheval et à suivre cette colonne silencieuse de victimes, pour m'assurer si ce qu'on m'avait dit était fondé. Les Turcs, marchant pêle-mêle, prévoyaient déjà leur destinée ; ils ne versaient point de larmes ; ils ne poussaient point de cris : ils étaient résignés. Quelques-uns blessés, ne pouvant suivre aussi promptement, furent tués en route à coups de baïonnette. Quelques autres circulaient dans la foule, et semblaient donner des avis salutaires dans un danger aussi imminent. Peut-être les plus hardis pensaient-ils qu'il ne leur était pas impossible d'enfoncer le bataillon qui les enveloppait ; peut-être espéraient-ils qu'en se disséminant dans les champs qu'ils traversaient, un certain nombre échapperait à la mort. Toutes les mesures avaient été prises à cet égard, et les Turcs ne firent aucune tentative d'évasion.

" Arrivés enfin dans les dunes de sable au sud-ouest de Jaffa, on les arrêta auprès d'une mare d'eau jaunâtre. Alors l'officier qui commandait les troupes fit diviser la masse par petites portions, et ces pelotons, conduits sur plusieurs points différents, y furent fusillés. Cette horrible opération demanda beaucoup de temps, malgré le nombre des troupes réservées pour ce funeste sacrifice, et qui, je dois le déclarer, ne se prêtaient qu'avec une extrême répugnance au ministère abominable qu'on exigeait de leurs bras victorieux. Il y avait près de la mare d'eau un groupe de prisonniers, parmi lesquels étaient quelques vieux chefs au regard noble et assuré, et un jeune homme dont le moral était fort ébranlé. Dans un âge si tendre, il devait se croire innocent, et ce sentiment le porta à une action qui parut choquer ceux qui l'entouraient. Il se précipita dans les jambes du cheval que montait le chef des troupes françaises ; il embrassa les genoux de cet officier, en implorant la grâce de la vie. Il s'écriait : " De quoi suis-je coupable ? quel mal ai-je fait ? " Les larmes qu'il versait, ses cris touchants, furent inutiles ; ils ne purent changer le fatal arrêt prononcé sur son sort. A l'exception de ce jeune homme, tous les autres Turcs firent avec calme leur ablution dans cette eau stagnante dont j'ai parlé, puis, se prenant la main, après l'avoir portée sur le coeur et à la bouche, ainsi que se saluent les musulmans, ils donnaient et recevaient un éternel adieu. Leurs âmes courageuses paraissaient défier la mort ; on voyait dans leur tranquillité la confiance que leur inspirait, à ces derniers moment, leur religion et l'espérance d'un avenir heureux. Ils semblaient se dire : " Je quitte ce monde pour aller jouir auprès de Mahomet d'un bonheur durable. " Ainsi ce bien-être après la vie, que lui promet le Koran, soutenait le musulman vaincu, mais fier de son malheur.

" Je vis un vieillard respectable, dont le ton et les manières annonçaient un grade supérieur, je le vis faire creuser froidement devant lui, dans le sable mouvant, un trou assez profond pour s'y enterrer vivant : sans doute il ne voulut mourir que par la main des siens. Il s'étendit sur le dos dans cette tombe tutélaire et douloureuse, et ses camarades, en adressant à Dieu des prières suppliantes, le couvrirent bientôt de sable et trépignèrent ensuite sur la terre qui lui servait de linceul, probablement dans l'idée d'avancer le terme de ses souffrances.

" Ce spectacle, qui fait palpiter mon coeur et que je peins encore trop faiblement, eut lieu pendant l'exécution des pelotons répartis dans les dunes. Enfin il ne restait plus de tous les prisonniers que ceux placés près de la mare d'eau. Nos soldats avaient épuisé leurs cartouches ; il fallut frapper ceux-ci à la baïonnette et à l'arme blanche. Je ne pus soutenir cette horrible vue ; je m'enfuis, pâle et prêt à défaillir. Quelques officiers me rapportèrent le soir que ces infortunés, cédant à ce mouvement irrésistible de la nature qui nous fait éviter le trépas, même quand nous n'avons plus l'espérance de lui échapper, s'élançaient les uns dessus les autres, et recevaient dans les membres les coups dirigés au coeur et qui devaient sur-le-champ terminer leur triste vie. Il se forma, puisqu'il faut le dire, une pyramide effroyable de morts et de mourants dégouttant le sang, et il fallut retirer les corps déjà expirés pour achever les malheureux qui, à l'abri de ce rempart affreux, épouvantable, n'avaient point encore été frappés. Ce tableau est exact et fidèle, et le souvenir fait trembler ma main qui n'en rend point toute l'horreur. "

La vie de Napoléon opposée à de telles pages explique l'éloignement que l'on ressent pour lui.

Conduit par les religieux du couvent de Jaffa dans les sables au sud-ouest de la ville, j'ai fait le tour de la tombe, jadis monceau de cadavres, aujourd'hui pyramide d'ossements ; je me suis promené dans des vergers de grenadiers chargés de pommes vermeilles, tandis qu'autour de moi la première hirondelle arrivée d'Europe rasait la terre funèbre.

Le ciel punit la violation des droits de l'humanité : il envoya la peste ; elle ne fit pas d'abord de grands ravages. Bourrienne relève l'erreur des historiens qui placent la scène des Pestiférés de Jaffa au premier passage des Français dans cette ville ; elle n'eut lieu qu'à leur retour de Saint-Jean-d'Acre. Plusieurs personnes de notre armée m'avaient déjà assuré que cette scène était une pure fable ; Bourrienne confirme ces renseignements :

" Les lits des pestiférés, raconte le secrétaire de Napoléon, étaient à droite en entrant dans la première salle. Je marchais à côté du général ; j'affirme ne l'avoir pas vu toucher à un pestiféré. Il traversa rapidement les salles, frappant légèrement le revers jaune de sa botte avec la cravache qu'il tenait à la main. Il répétait en marchant à grands pas ces paroles : " Il faut que je retourne en Egypte pour la préserver des ennemis qui vont arriver. "

Dans le rapport officiel du major général, 29 mai, il n'y est pas dit un mot des pestiférés, de la visite à l'hôpital et de l'attouchement des pestiférés.

Que devient le beau tableau de Gros ? Il reste comme un chef-d'oeuvre de l'art.

Saint Louis, moins favorisé par la peinture, fut plus héroïque dans l'action : " Le bon roi, doux et débonnaire, quand il vit ce, eut grand pitié à son coeur, et fit tantost toutes autres choses laisser, et faire fosses emmi les champs et dédier là un cimetière par le légat... Le roi Louis aida de ses propres mains à enterrer les morts. A peine trouvoit-on aucun qui voulust mettre la main.

" Le roi venoit tous les matins, de cinq jours qu'on mit à enterrer les morts, après sa messe, au lieu, et disait à sa gent : " Allons ensevelir les martyrs qui ont souffert pour Notre-Seigneur, et ne soyez pas lassés de ce faire car ils ont plus souffert que nous n'avons. " Là, étoient présens, en habits de cérémonie, l'archevêque de Tyr et l'évêque de Damiette et leur clergé qui disoient le service des morts. Mais ils estoupoient leur nez pour la puanteur ; mais oncques ne fut vu au bon roi Louis estouper le sien, tant le faisoit fermement et dévotement. "

Bonaparte met le siège devant Saint-Jean-d'Acre. On verse le sang à Cana, qui fut témoin de la guérison du fils du centenier par le Christ ; à Nazareth, qui cacha la pacifique enfance du Sauveur ; au Thabor, qui vit la transfiguration et où Pierre dit : " Maître, nous sommes bien sur cette montagne ; dressons-y trois tentes. " Ce fut du mont Thabor que fut expédié l'ordre du jour à toutes les troupes qui occupaient Sour, l ' ancienne Tyr, Césarée, les cataractes du Nil, les bouches Pélusiaques, Alexandrie et les rives de la mer Rouge , qui portent les ruines de Kolsum et d' Arsinoé . Bonaparte était charmé de ces noms qu'il se plaisait à réunir.

Dans ce lieu des miracles, Kléber et Murat renouvelèrent les faits d'armes de Tancrède et de Renaud : ils dispersèrent les populations de la Syrie, s'emparèrent du camp du pacha de Damas, jetèrent un regard sur le Jourdain, sur la mer de Galilée, et prirent possession de Scafet, l'ancienne Béthulie. - Bonaparte remarque que les habitants montrent l'endroit où Judith tua Holopherne.

Les enfants arabes des montagnes de la Judée m'ont appris des traditions plus certaines lorsqu'ils me criaient en français : " En avant, marche ! " " Ces mêmes déserts, ai-je dit dans les Martyrs , ont vu marcher les armées de Sésostris, de Cambyse, d'Alexandre, de César : siècles à venir, vous y ramènerez des armées non moins nombreuses, des guerriers non moins célèbres. "

Après m'être guidé sur les traces encore récentes de Bonaparte en Orient, je suis ramené quand il n'est plus à repasser sur sa course. Saint-Jean était défendu par Djezzar le Boucher . Bonaparte lui avait écrit de Jaffa, le 9 mars 1799 : " Depuis mon entrée en Egypte, je vous ai fait connaître plusieurs fois que mon intention n'était pas de vous faire la guerre, que mon seul but était de chasser les mameloucks... Je marcherai sous peu de jours sur Saint-Jean-d'Acre. Mais quelle raison ai-je d'ôter quelques années de vie à un vieillard que je ne connais pas ? Que font quelques lieues de plus à côté des pays que j'ai conquis ? "

Djezzar ne se laissa pas prendre à ces caresses : le vieux tigre se défait de l'ongle de son jeune confrère. Il était environné de domestiques mutilés de sa propre main. " On raconte que Djezzar est un Bosnien cruel, disait-il de lui-même ( récit du général Sébastiani ), un homme de rien ; mais en attendant je n'ai besoin de personne et l'on me recherche. Je suis né pauvre ; mon père ne m'a légué que son courage. Je me suis élevé à force de travaux ; mais cela ne me donne pas d'orgueil : car tout finit, et aujourd'hui peut-être, ou demain, Djezzar finira, non pas qu'il soit vieux, comme le disent ses ennemis, mais parce que Dieu l'a ainsi ordonné. Le roi de France, qui était puissant, a péri ; Nabuchodonosor a été tué par un moucheron, etc. "

Au bout de soixante-et-un jours de tranchée, Napoléon fut obligé de lever le siège de Saint-Jean-d'Acre. Nos soldats, sortant de leurs huttes de terre, couraient après les boulets de l'ennemi que nos canons lui renvoyaient. Nos troupes, ayant à se défendre contre la ville et contre les vaisseaux embossés des Anglais, livrèrent neuf assauts et montèrent cinq fois sur les remparts. Du temps des croisés, il y avait à Saint-Jean-d'Acre, au rapport de Rigord, une tour appelée maudite . Cette tour avait peut-être été remplacée par la grosse tour qui fit échouer l'attaque de Bonaparte. Nos soldats sautèrent dans les rues où l'on se battit corps à corps pendant la nuit. Le général Lannes fut blessé à la tête, Colbert à la cuisse : parmi les morts on compta Boyer, Venoux et le général Bon exécuteur du massacre des prisonniers de Jaffa. Kléber disait de ce siège : " Les Turcs se défendent comme des chrétiens, les Français attaquent comme des Turcs. " Critique d'un soldat qui n'aimait pas Napoléon. Bonaparte s'en alla proclamant qu'il avait rasé le palais de Djezzar et bombardé la ville de manière qu'il n'y restait pas pierre sur pierre, que Djezzar s'était retiré avec ses gens dans un des forts de la côte, qu'il était grièvement blessé, et que les frégates aux ordres de Napoléon s'étaient emparées de trente bâtiments syriens chargés de troupes.

Sir Sidney Smith et Phelippeaux, officier d'artillerie émigré, assistaient Djezzar : l'un avait été prisonnier au Temple, l'autre compagnon d'études de Napoléon.

Autrefois périt devant Saint-Jean-d'Acre la fleur de la chevalerie, sous Philippe-Auguste. Mon compatriote Guillaume le Breton, chante ainsi en vers latins du XIIe siècle : " Dans tout le royaume à peine trouvait-on un lieu dans lequel quelqu'un n'eût quelque sujet de pleurer ; tant était grand le désastre qui précipita nos héros dans la tombe, lorsqu'ils furent frappés par la mort dans la ville d'Ascaron (Saint-Jean-d'Acre). "

Bonaparte était un grand magicien, mais il n'avait pas le pouvoir de transformer le général Bon, tué à Ptolémais, en Raoul, sire de Coucy, qui, expirant au pied des remparts de cette ville, écrivait à la dame de Fayel : Mort pour loïalement amer son amie .

Napoléon n'aurait pas été bien reçu à rejeter la chanson des canteors , lui qui se nourrissait à Saint-Jean-d'Acre de bien d'autres fables. Dans les derniers jours de sa vie sous un ciel que nous ne voyons pas, il s'est plu à divulguer ce qu'il méditait en Syrie, si toutefois il n'a pas inventé des projets d'après des faits accomplis et ne s'est pas amusé à bâtir avec un passé réel l'avenir fabuleux qu'il voulait que l'on crût. " Maître de Ptolémaïs ", nous racontent les révélations de Sainte-Hélène, " Napoléon fondait en Orient un empire, et la France était laissée à d'autres destinées. Il volait à Damas, à Alep, sur l'Euphrate. Les chrétiens de la Syrie, ceux même de l'Arménie, l'eussent renforcé. Les populations allaient être ébranlées. Les débris des mameloucks, les Arabes du désert de l'Egypte, les Druses du Liban, les Mutualis ou mahométans opprimés de la secte d'Ali, pouvaient se réunir à l'armée maîtresse de la Syrie, et la commotion se communiquait à toute l'Arabie. Les provinces de l'empire ottoman qui parlent arabe appelaient un grand changement et attendaient un homme avec des chances heureuses ; il pouvait se trouver sur l'Euphrate, au milieu de l'été, avec cent mille auxiliaires et une réserve de vingt-cinq mille Français qu'il eût successivement fait venir d'Egypte. Il aurait atteint Constantinople et les Indes et changé la face du monde. " Avant de se retirer de Saint-Jean-d'Acre, l'armée française avait touché Tyr : désertée des flottes de Salomon et de la phalange du Macédonien, Tyr ne gardait plus que la solitude imperturbable d'Isaïe ; solitude dans laquelle les chiens muets refusent d ' aboyer .

Le siège de Saint-Jean-d'Acre fut levé le 20 mai 1799. Arrivé à Jaffa le 27, Bonaparte fut obligé de continuer sa retraite. Il y avait environ trente à quarante pestiférés, nombre que Napoléon réduit à sept, qu'on ne pouvait transporter ; ne voulant pas les laisser derrière lui, dans la crainte, disait-il, de les exposer à la cruauté des Turcs, il proposa à Desgenettes de leur administrer une forte dose d'opium. Desgenettes lui fit la réponse si connue : " Mon métier est de guérir les hommes, non de les tuer. " " On ne leur administra point d'opium, dit M. Thiers, et ce fait servit à propager une calomnie indigne et aujourd'hui détruite. "

Est-ce une calomnie ? est-elle détruite ? C'est ce que je ne saurais affirmer aussi péremptoirement que le brillant historien ; son raisonnement équivaut à ceci : Bonaparte n'a point empoisonné les pestiférés par la raison qu'il proposait de les empoisonner.

Desgenettes, d'une pauvre famille de gentilshommes bretons, est encore en vénération parmi les Arabes de la Syrie, et Wilson dit que son nom ne devrait être écrit qu'en lettres d'or.

Bourrienne écrit dix pages entières pour soutenir l'empoisonnement contre ceux qui le nient : " Je ne puis pas dire que j'aie vu donner la potion, dit-il, je mentirais ; mais je sais bien positivement que la décision a été prise et a dû être prise après délibération, que l'ordre en a été donné et que les pestiférés sont morts. Quoi ! ce dont s'entretenait, dès le lendemain du départ de Jaffa, tout le quartier général comme d'une chose positive, ce dont nous parlions comme d'un épouvantable malheur, serait devenu une atroce invention pour nuire à la réputation d'un héros ? "

Napoléon n'abandonna jamais une de ses fautes ; comme un père tendre, il préfère celui de ses enfants qui est le plus disgracié. L'armée française fut moins indulgente que les historiens admiratifs ; elle croyait à la mesure de l'empoisonnement, non seulement contre une poignée de malades, mais contre plusieurs centaines d'hommes. Robert Wilson, dans son Histoire de l ' expédition des Anglais en Egypte , avance le premier la grande accusation ; il affirme qu'elle était appuyée de l'opinion des officiers français prisonniers des Anglais en Syrie. Bonaparte donna le démenti à Wilson, qui répliqua n'avoir dit que la vérité. Wilson est le même major général qui fut commissaire de la Grande-Bretagne auprès de l'armée russe pendant la retraite de Moscou ; il eut le bonheur de contribuer depuis à l'évasion de M. de Lavalette. Il leva une légion contre la légitimité lors de la guerre d'Espagne en 1823, défendit Bilbao et renvoya à M. de Villèle son beau-frère, M. Desbassyns, contraint de relâcher dans le port. Le récit de Robert Wilson a donc, sous divers points de vue, un grand poids. La plupart des relations sont uniformes sur le fait de l'empoisonnement. M. de Las Cases admet que le bruit de l'empoisonnement était cru dans l'armée. Bonaparte devenu plus sincère dans sa captivité a dit à M. Warnen et au docteur O'Meara que, dans le cas où se trouvaient les pestiférés, il aurait cherché pour lui-même dans l'opium l'oubli de ses maux, et qu'il aurait fait administrer le poison à son propre fils. Walter Scott rapporte tout ce qui s'est débité à ce sujet ; mais il rejette la version du grand nombre des malades condamnés, soutenant qu'un empoisonnement ne pourrait s'exécuter avec succès sur une multitude ; il ajoute que sir Sidney rencontra dans l'hôpital de Jaffa les sept Français mentionnés par Bonaparte. Walter Scott est de la plus grande impartialité ; il défend Napoléon comme il aurait défendu Alexandre contre les reproches dont on peut charger sa mémoire [C'est pour ainsi dire la première fois que je parle de Walter Scott comme historien de Napoléon, et je le citerai encore : c'est donc ici que je dois dire qu'on s'est trompé prodigieusement en accusant l'illustre Ecossais de prévention contre un grand homme. La vie de Napoléon ( Life of Napoleon ) n'occupe pas moins de onze volumes. Elle n'a pas eu le succès qu'on en pouvait espérer parce que, excepté dans deux ou trois endroits, l'imagination de l'auteur de tant d'ouvrages si brillants lui a failli ; il est ébloui par les succès fabuleux qu'il décrit, et comme écrasé par le merveilleux de la gloire. La Vie entière manque aussi des grandes vues que les Anglais ouvrent rarement dans l'histoire, parce qu'ils ne conçoivent pas l'histoire comme nous. Du reste, cette Vie est exacte, sauf quelques erreurs de chronologie ; toute la partie qui a rapport à la détention de Bonaparte à Sainte-Hélène est excellente : les Anglais étaient mieux placés que nous pour connaître cette partie. En rencontrant une vie si prodigieuse, le romancier a été vaincu par la vérité. La raison domine dans le travail de Walter Scott ; il est en garde contre lui-même. La modération de ses jugements est si grande qu'elle dégénère en apologie. Le narrateur pousse la débonnaireté jusqu'à recevoir des excuses sophistiquées par Napoléon et qui ne sont pas admissibles. Il est évident que ceux qui parlent de l'ouvrage de Walter Scott comme d'un livre écrit sous l'influence des préjugés nationaux anglais et dans un intérêt privé ne l'ont jamais lu : on ne lit plus en France. Loin de rien exagérer contre Bonaparte, l'auteur est effrayé par l'opinion : ses concessions sont innombrables ; il capitule partout ; s'il aventure d'abord un jugement ferme, il le reprend ensuite par des considérations subséquentes qu'il croit devoir à l'impartialité ; il n'ose tenir tête à son héros, ni le regarder en face. Malgré cette sorte de pusillanimité devant l'infatuation populaire, Walter Scott a perdu le mérite de ses condescendances pour avoir, dans son avertissement, fait entendre cette simple vérité : " Si le système général, de Napoléon, dit-il, a reposé sur la violence et la fraude, ce n'est ni la grandeur de ses talents, ni le succès de ses entreprises qui doit étouffer la voix ou éblouir les yeux de celui qui s'aventure à devenir son historien. If the general system of Napoleon has rested upon force or fraud, it is neither the greatness of his talents, nor the success of his undertakings, that ought to stifle the voice or dazzle the eyes of him who adventures to be his historian . " L'humble audace qui essuie, comme Madeleine, la poussière des pieds du Dieu avec sa chevelure passe aujourd'hui pour un sacrilège.] .

La retraite sous le soleil de la Syrie fut marquée par des malheurs qui rappellent les misères de nos soldats dans la retraite de Moscou au milieu des frimas : " Il y avait encore, dit Miot, dans les cabanes, sur les bords de la mer, quelques malheureux qui attendaient qu'on les transportât. Parmi eux, un soldat était attaqué de la peste, et, dans le délire qui accompagne quelquefois l'agonie, il supposa sans doute, en voyant l'armée marcher au bruit du tambour, qu'il allait être abandonné ; son imagination lui fit entrevoir l'étendue de son malheur s'il tombait entre les mains des Arabes. On peut supposer que ce fut cette crainte qui le mit dans une si grande agitation et qui lui suggéra l'idée de suivre les troupes : il prit son havresac, sur lequel reposait sa tête, et le plaçant sur ses épaules, il fit l'effort de se lever. Le venin de l'affreuse épidémie qui coulait dans ses veines lui ôtait ses forces, et au bout de trois pas il retomba sur le sable en donnant de la tête. Cette chute augmenta sa frayeur, et, après avoir passé quelques moments à regarder avec des yeux égarés la queue des colonnes en marche, il se leva une seconde fois et ne fut pas plus heureux ; à sa troisième tentative il succomba et, tombant plus près de la mer, il resta à la place que les destins lui avaient choisie pour tombeau. La vue de ce soldat était épouvantable ; le désordre qui régnait dans ses discours insignifiants, sa figure qui peignait la douleur, ses yeux ouverts et fixes, ses habits en lambeaux, offraient tout ce que la mort a de plus hideux. L'oeil attaché sur les troupes en marche, il n'avait point eu l'idée, toute simple pour quelqu'un de sang-froid, de tourner la tête d'un autre côté : il aurait aperçu la division Kléber et celle de cavalerie qui quittèrent Tentoura après les autres, et l'espoir de se sauver aurait peut-être conservé ses jours. "

Quand nos soldats, devenus impassibles, voyaient un de leurs infortunés camarades les suivre comme un homme dans l'ivresse, trébuchant, tombant, se relevant et retombant pour toujours, ils disaient : " Il a pris ses quartiers. "

Une page de Bourrienne achèvera le tableau :

" Une soif dévorante, disent les Mémoires , le manque total d'eau, une chaleur excessive, une marche fatigante dans des dunes brûlantes, démoralisèrent les hommes, et firent succéder à tous les sentiments généreux le plus cruel égoïsme, la plus affligeante indifférence. J'ai vu jeter de dessus les brancards des officiers amputés dont le transport était ordonné, et qui avaient même remis de l'argent pour récompense de la fatigue. J'ai vu abandonner dans les orges des amputés, des blessés, des pestiférés, ou soupçonnés seulement de l'être. La marche était éclairée par des torches allumées pour incendier les petites villes, les bourgades, les villages, les hameaux, les riches moissons dont la terre était couverte. Le pays était tout en feu. Ceux qui avaient l'ordre de présider à ces désastres semblaient, en répandant partout la désolation, vouloir venger leurs revers et trouver un soulagement à leurs souffrances. Nous n'étions entourés que de mourants, de pillards et d'incendiaires. Des mourants jetés sur les bords du chemin disaient d'une voix faible : Je ne suis pas pestiféré, je ne suis que blessé ; et, pour convaincre les passants, on en voyait rouvrir leur blessure ou s'en faire une nouvelle. Personne n'y croyait ; on disait : Son affaire est faite ; on passait, on se tâtait, et tout était oublié. Le soleil, dans tout son éclat sous ce beau ciel, était obscurci par la fumée de nos continuels incendies. Nous avions la mer à notre droite ; à notre gauche et derrière nous le désert que nous faisions ; devant nous les privations et les souffrances qui nous attendaient. "


2 L19 Chapitre 17

Retour en Egypte. - Conquête de la Haute-Egypte.

" Il est parti ; il est arrivé ; il a dissipé tous les orages ; son retour les a fait repasser dans le désert. " Ainsi chantait et se louait le triomphateur repoussé, en rentrant au Caire : il emportait le monde dans des hymnes.

Pendant son absence, Desaix avait achevé de soumettre la Haute-Egypte. On rencontre en remontant le Nil des débris à qui le langage de Bossuet laisse toute leur grandeur et l'augmente. " On a, dit l'auteur de l' Histoire universelle , découvert dans le Saïde des temples et des palais presque encore entiers, où ces colonnes et ces statues sont innombrables. On y admire surtout un palais dont les restes semblent n'avoir subsisté que pour effacer la gloire de tous les plus grands ouvrages. Quatre allées à perte de vue, et bornées de part et d'autre par des sphinx d'une matière aussi rare que leur grandeur est remarquable, servent d'avenues à quatre portiques dont la hauteur étonne les yeux. Quelle magnificence et quelle étendue ! Encore ceux qui nous ont décrit ce prodigieux édifice n'ont-ils pas eu le temps d'en faire le tour, et ne sont pas même assurés d'en avoir vu la moitié ; mais tout ce qu'ils y ont vu était surprenant. Une salle, qui apparemment faisait le milieu de ce superbe palais, était soutenue de six-vingt [Six rangées de vingt colonnes.] colonnes de six brassées de grosseur, grandes à proportion, et entremêlées d'obélisques que tant de siècles n'ont pu abattre. Les couleurs mêmes, c'est-à-dire ce qui éprouve le plus tôt le pouvoir du temps, se soutiennent encore parmi les ruines de cet admirable édifice et y conservent leur vivacité : tant l'Egypte savait imprimer le caractère d'immortalité à tous ses ouvrages ! Maintenant que le nom du roi Louis XIV pénètre aux parties du monde les plus inconnues, ne serait-ce pas un digne objet de cette noble curiosité de découvrir les beautés que la Thébaïde renferme dans ses déserts ? Quelles beautés ne trouverait-on pas si on pouvait aborder la ville royale, puisque si loin d'elle on découvre des choses si merveilleuses ! La puissance romaine, désespérant d'égaler les Egyptiens, a cru faire assez pour sa grandeur d'emprunter les monuments de leurs rois. "

Napoléon se chargea d'exécuter les conseils que Bossuet donnait à Louis XIV. " Thèbes, dit M. Denon, qui suivait l'expédition de Desaix, cette cité reléguée que l'imagination n'entrevoit plus qu'à travers l'obscurité des temps, était encore un fantôme si gigantesque qu'à son aspect l'armée s'arrêta d'elle-même et battit des mains. Dans le complaisant enthousiasme des soldats, je trouvai des genoux pour me servir de table, des corps pour me donner de l'ombre... Parvenus aux cataractes du Nil, nos soldats, toujours combattant contre les beys et éprouvant des fatigues incroyables s'amusaient à établir dans le village de Syène des boutiques de tailleurs, d'orfèvres, de barbiers, de traiteurs à prix fixe. Sous une allée d'arbres alignés ils plantèrent une colonne milliaire avec l'inscription : Route de Paris ... En redescendant le Nil, l'armée eut souvent affaire aux Mecquains. On mettait le feu aux retranchements des Arabes : ils manquaient d'eau ; ils éteignaient le feu avec les pieds et les mains ; ils l'étouffaient avec leurs corps. Noirs et nus, dit encore M. Denon, on les voyait courir à travers les flammes : c'était l'image des diables dans l'enfer. Je ne les regardais point sans un sentiment d'horreur et d'admiration. Il y avait des moments de silence dans lesquels une voix se faisait entendre ; on lui répondait par des hymnes sacrés et des cris de combat. " Ces Arabes chantaient et dansaient comme les soldats et les moines espagnols dans Saragosse embrasée ; les Russes brûlèrent Moscou : la sorte de sublime démence qui agitait Bonaparte, il la communiquait à ses victimes.


2 L19 Chapitre 18

Bataille d'Aboukir. - Billets et lettres de Napoléon. - Il repasse en France. - Dix-huit brumaire.

Napoléon rentré au Caire écrivait au général Dugua : " Vous ferez, citoyen général, trancher la tête à Abdalla-Aga, ancien gouverneur de Jaffa. D'après ce que m'ont dit les habitants de Syrie, c'est un monstre dont il faut délivrer la terre... Vous ferez fusiller les nommés Hassan, Joussef, Ibrahim, Saleh, Mahamet, Bekir, Hadj-Saleh, Mustapha, Mahamed, tous mameloucks. " Il renouvelle souvent ces ordres contre des Egyptiens qui ont mal parlé des Français : tel était le cas que Bonaparte faisait des lois ; le droit même de la guerre permettait-il de sacrifier tant de vies sur ce simple ordre d'un chef : vous ferez fusiller ? Au sultan du Darfour il écrit : " Je désire que vous me fassiez passer deux mille esclaves mâles, ayant plus de seize ans. " Il aimait les esclaves.

Une flotte ottomane de cent voiles mouille à Aboukir et débarque une armée : Murat, appuyé du général Lannes la jette dans la mer. Bonaparte instruit de ce succès le Directoire : " Le rivage où l'année dernière les courants ont porté les cadavres anglais et français est aujourd'hui couvert de ceux de nos ennemis. " On se fatigue à marcher dans ces monceaux de victoires, comme dans les sables étincelants de ces déserts.

Le billet suivant frappe tristement l'esprit : " J'ai été peu satisfait, citoyen général, de toutes vos opérations pendant le mouvement qui vient d'avoir lieu. Vous avez reçu l'ordre de vous porter au Caire, et vous n'en avez rien fait. Tous les événements qui peuvent survenir ne doivent jamais empêcher un militaire d'obéir, et le talent à la guerre consiste à lever les difficultés qui peuvent rendre difficile une opération, et non pas à la faire manquer. Je vous dis ceci pour l'avenir. "

Ingrat d'avance, cette rude instruction de Bonaparte est adressée à Desaix qui offrait à la tête des braves dans la Haute-Egypte, autant d'exemples d'humanité que de courage, marchant au pas de son cheval, causant de ruines, regrettant sa patrie, sauvant des femmes et des enfants, aimé des populations qui l'appelaient le Sultan juste , enfin à ce Desaix tué depuis à Marengo dans la charge par laquelle le Premier Consul devint le maître de l'Europe. Le caractère de l'homme perce dans le billet de Napoléon : domination et jalousie ; on pressent celui que toute renommée afflige, le prédestinateur auquel est donnée la parole qui reste et qui contraint ; mais sans cet esprit de commandement Bonaparte aurait-il pu tout abattre devant lui ?

Prêt à quitter le sol antique où l'homme d'autrefois s'écriait en expirant : " Puissances qui dispensez la vie aux hommes, recevez-moi et accordez-moi une demeure parmi les dieux immortels ! " Bonaparte ne songe qu'à son avenir de la terre : il fait avertir par la mer Rouge les gouverneurs de l'île de France et de l'île de Bourbon ; il envoie ses salutations au sultan du Maroc et au bey de Tripoli ; il leur fait part de ses affectueuses sollicitudes pour les caravanes et les pèlerins de la Mecque ; Napoléon cherche en même temps à détourner le grand vizir de l'invasion que la Porte médite, assurant qu'il est prêt à tout vaincre, comme à entrer dans toute négociation.

Une chose ferait peu d'honneur à notre caractère si notre imagination et notre amour de nouveauté n'étaient plus coupables que notre équité nationale ; les Français s'extasient sur l'expédition d'Egypte, et ils ne remarquent pas qu'elle blessait autant la probité que le droit politique : en pleine paix avec la plus vieille alliée de la France, nous l'attaquons, nous lui ravissons sa féconde province du Nil, sans déclaration de guerre comme des Algériens qui, dans une de leurs algarades, se seraient emparés de Marseille et de la Provence. Quand la Porte arme pour sa défense légitime, fiers de notre illustre guet-apens, nous lui demandons ce qu'elle a, et pourquoi elle se fâche ; nous lui déclarons que nous n'avons pris les armes que pour faire la police chez elle, que pour la débarrasser de ces brigands de mameloucks qui tenaient son pacha prisonnier. Bonaparte mande au grand vizir : " Comment Votre Excellence ne sentirait-elle pas qu'il n'y a pas un Français de tué qui ne soit un appui de moins pour la Porte ? Quant à moi, je tiendrai pour le plus beau jour de ma vie celui où je pourrai contribuer à faire terminer une guerre à la fois impolitique et sans objet . " Bonaparte voulait s'en aller : la guerre alors était sans objet et impolitique ! L'ancienne monarchie fut du reste aussi coupable que la République : les archives des affaires étrangères conservent plusieurs plans de colonies françaises à établir en Egypte ; Leibnitz lui-même avait conseillé la colonie égyptienne à Louis XIV. Les Anglais n'estiment que la politique positive, celle des intérêts ; la fidélité aux traités et les scrupules moraux leur semblent puérils.

Enfin l'heure était sonnée : arrêté aux frontières orientales de l'Asie, Bonaparte va saisir d'abord le sceptre de l'Europe, pour chercher ensuite au nord, par un autre chemin, les portes de l'Himalaya et les splendeurs de Cachemire. Sa dernière lettre à Kléber, datée d'Alexandrie, 22 août 1799, est de toute excellence et réunit la raison, l'expérience et l'autorité. La fin de cette lettre s'élève à un pathétique sérieux et pénétrant.

" Vous trouverez ci-joint, citoyen général, un ordre pour prendre le commandement en chef de l'armée. La crainte que la croisière anglaise ne reparaisse d'un moment à l'autre me fait précipiter mon voyage de deux ou trois jours.

" J'emmène avec moi les généraux Berthier, Andréossi, Murat, Lannes et Marmont, et les citoyens Monge et Berthollet.

" Vous trouverez ci-joints les papiers anglais et de Francfort jusqu'au 10 juin. Vous y verrez que nous avons perdu l'Italie, que Mantoue, Turin et Tortone sont bloqués. J'ai lieu d'espérer que la première tiendra jusqu'à la fin de novembre. J'ai l'espérance, si la fortune me sourit, d'arriver en Europe avant le commencement d'octobre. "

Suivent des instructions particulières.

" Vous savez apprécier aussi bien que moi combien la possession de l'Egypte est importante à la France : cet empire turc, qui menace ruine de tous côtés s'écroule aujourd'hui, et l'évacuation de l'Egypte, serait un malheur d'autant plus grand, que nous verrions de nos jours cette belle province passer en d'autres mains européennes.

" Les nouvelles des succès ou des revers qu'aura la République doivent aussi entrer puissamment dans vos calculs.

" Vous connaissez, citoyen général, quelle est ma manière de voir sur la politique intérieure de l'Egypte : quelque chose que vous fassiez, les chrétiens seront toujours nos amis. Il faut les empêcher d'être trop insolents, afin que les Turcs n'aient pas contre nous le même fanatisme que contre les chrétiens, ce qui nous les rendrait irréconciliables.

" J'avais déjà demandé plusieurs fois une troupe de comédiens ; je prendrai un soin particulier de vous en envoyer. Cet article est très important pour l'armée et pour commencer à changer les moeurs du pays.

" La place importante que vous allez occuper en chef va vous mettre à même enfin de déployer les talents que la nature vous a donnés. L'intérêt de ce qui se passera ici est vif, et les résultats en seront immenses pour le commerce, pour la civilisation ; ce sera l'époque d'où dateront de grandes révolutions.

" Accoutumé à voir la récompense des peines et des travaux de la vie dans l'opinion de la postérité, j'abandonne avec le plus grand regret l'Egypte. L'intérêt de la patrie, sa gloire, l'obéissance, les événements extraordinaires qui viennent de se passer, me décident seuls à passer au milieu des escadres ennemies pour me rendre en Europe. Je serai d'esprit et de coeur avec vous. Vos succès me seront aussi chers que ceux où je me trouverais en personne, et je regarderai comme mal employés tous les jours de ma vie où je ne ferai pas quelque chose pour l'armée dont je vous laisse le commandement, et pour consolider le magnifique établissement dont les fondements viennent d'être jetés. L'armée que je vous confie est toute composée de mes enfants ; j'ai eu dans tous les temps, même dans les plus grandes peines, des marques de leur attachement. Entretenez-les dans ces sentiments, vous le devez à l'estime et à l'amitié toute particulière que j'ai pour vous et à l'attachement vrai que je leur porte. "

" Bonaparte. "

Jamais le guerrier n'a retrouvé d'accents pareils ; c'est Napoléon qui finit ; l'empereur, qui suivra, sera sans doute plus étonnant encore ; mais combien aussi plus haïssable ! Sa voix n'aura plus le son des jeunes années : le temps, le despotisme, l'ivresse de la prospérité, l'auront altérée.

Bonaparte aurait été bien à plaindre s'il eût été contraint, en vertu de l'ancienne loi égyptienne, à tenir trois jours embrassés les enfants qu'il avait fait mourir. Il avait songé, pour les soldats qu'il laissait exposés à l'ardeur du soleil, à ces distractions que le capitaine Parry employa trente-deux ans après pour ses matelots dans les nuits glacées du pôle. Il envoie le testament de l'Egypte à son brave successeur, qui sera bientôt assassiné, et il se dérobe furtivement, comme César se sauva à la nage dans le port d'Alexandrie. Cette reine que le poète appelait un fatal prodige , Cléopâtre, ne l'attendait pas ; il allait au rendez-vous secret que lui avait donné le sort, autre puissance infidèle. Après s'être plongé dans l'Orient, source des renommées merveilleuses, il nous revient, sans toutefois être monté à Jérusalem, de même qu'il n'entra jamais dans Rome. Le Juif qui criait : Malheur ! malheur ! rôda autour de la ville sainte, sans pénétrer dans ses habitacles éternels. Un poète, s'échappant d'Alexandrie, monte le dernier sur la frégate aventureuse. Tout imprégné des miracles de la Judée, ayant appris la tombe aux Pyramides, Bonaparte franchit les mers, insouciant de leurs vaisseaux et de leurs abîmes : tout était guéable pour ce géant, événements et flots.

Napoléon prend la route que j'ai suivie : il longe l'Afrique par des vents contraires ; au bout de vingt-un jours, il double le cap Bon ; il gagne les côtes de Sardaigne, est forcé de relâcher à Ajaccio, promène ses regards sur les lieux de sa naissance, reçoit quelque argent du cardinal Fesch, et se rembarque ; il découvre une flotte anglaise qui ne le poursuit pas. Le 8 octobre il entre dans la rade de Fréjus, non loin de ce golfe Juan où il se devait manifester une terrible et dernière fois. Il aborde à terre, part, arrive à Lyon, prend la route du Bourbonnais, entre à Paris le 16 octobre. Tout paraît disposé contre lui, Barras, Sieyès, Bernadotte, Moreau ; et tous ces opposants le servent comme par miracle. La conspiration s'ourdit ; le gouvernement est transféré à Saint-Cloud. Bonaparte veut haranguer le conseil des Anciens : il se trouble, il balbutie les mots de frères d'armes, de volcan, de victoire, de César ; on le traite de Cromwell, de tyran, d'hypocrite : il veut accuser et on l'accuse ; il se dit accompagné du dieu de la guerre et du dieu de la fortune ; il se retire en s'écriant : " Qui m'aime me suive ! " On demande sa mise en accusation ; Lucien, président du conseil des Cinq-Cents, donne sa démission pour ne pas mettre Napoléon hors la loi. Il tire son épée et jure de percer le sein de son frère si jamais il essaie de porter atteinte à la liberté. On parlait de faire fusilier le soldat déserteur, l'infracteur des lois sanitaires, le porteur de la peste, et on le couronne. Murat fait sauter par les fenêtres les représentants ; le 18 brumaire s'accomplit ; le gouvernement consulaire naît, et la liberté meurt.

Alors s'opère dans le monde un changement absolu : l'homme du dernier siècle descend de la scène, l'homme du nouveau siècle y monte ; Washington, au bout de ses prodiges, cède la place à Bonaparte, qui recommence les siens. Le 9 novembre le président des Etats-Unis ferme l'année 1799 ; le Premier Consul de la République française ouvre l'année 1800 :

Un grand destin commence, un grand destin s'achève.

Corneille .

C'est sur ces événements immenses qu'est écrite cette première partie de mes Mémoires que vous avez vue, ainsi qu'un texte moderne profanant d'antiques manuscrits. Je comptais mes abattements et mes obscurités à Londres sur les élévations et l'éclat de Napoléon ; le bruit de ses pas se mêlait au silence des miens dans mes promenades solitaires ; son nom me poursuivait jusque dans les réduits où se rencontraient les tristes indigences de mes compagnons d'infortune, et les joyeuses détresses, ou, comme aurait dit notre vieille langue, les misères hilareuses de Pelletier. Napoléon était de mon âge : partis tous les deux du sein de l'armée, il avait gagné cent batailles que je languissais encore dans l'ombre de ces émigrations qui furent le piédestal de sa fortune. Resté si loin derrière lui, le pouvais-je jamais rejoindre ? Et néanmoins quand il dictait des lois aux monarques, quand il les écrasait de ses armées et faisait jaillir leur sang sous ses pieds, quand, le drapeau à la main, il traversait les ponts d'Arcole et de Lodi, quand il triomphait aux Pyramides, aurais-je donné pour toutes ces victoires une seule de ces heures oubliées qui s'écoulaient en Angleterre dans une petite ville inconnue ? oh ! magie de la jeunesse !


2 L20 Livre vingtième

1. Position de la France au retour de Bonaparte de la campagne d'Egypte. - 2. Consulat. - Nouvelle invasion de l'Italie. - Campagne de trente jours. - Victoire de Hohenlinden. - Paix de Lunéville. - 3. Paix d'Amiens. - Rupture du traité. - Bonaparte élevé à l'empire. - 4. Empire. - Sacre. - Royaume d'Italie. - 5. Invasion de l'Allemagne. - Austerlitz. - Traité de paix de Presbourg. - Le Sanhédrin. - 6. Quatrième coalition. - La Prusse disparaît. - Décret de Berlin. - Guerre continuée en Pologne contre la Russie. - Tilsit. - Projet de partage du monde entre Napoléon et Alexandre. - Paix. - 7. Guerre d'Espagne. - Erfurt. - Apparition de Wellington. - 8. Pie VII. - Réunion des Etats Romains à la France. - 9. Protestation du Souverain Pontife. - Il est enlevé de Rome. - 10. Cinquième coalition. - Prise de Vienne. - Bataille d'Essling. - Bataille de Wagram. - Paix signée dans le palais de l'empereur d'Autriche. - Divorce. - Napoléon épouse Marie-Louise. - Naissance du roi de Rome. - 11. Projets et préparatifs de la guerre de Russie. - Embarras de Napoléon. - 12. L'empereur entreprend l'expédition de Russie. - Objections. - Faute de Napoléon. - 13. Réunion à Dresde. - Bonaparte passe en revue son armée et arrive au bord du Niémen.


2 L20 Chapitre 1

Position de la France au retour de Bonaparte de la campagne d'Egypte.

Je quittai l'Angleterre quelques mois après que Napoléon eut quitté l'Egypte ; nous revînmes en France presque en même temps, lui de Memphis, moi de Londres : il avait saisi des villes et des royaumes ; ses mains étaient pleines de puissantes réalités ; je n'avais encore pris que des chimères.

Que s'était-il passé en Europe pendant l'absence de Napoléon ?

La guerre recommencée en Italie, au royaume de Naples et dans les Etats de Sardaigne ; Rome et Naples momentanément occupées ; Pie VI prisonnier, amené pour mourir en France ; traité d'alliance conclu entre les cabinets de Pétersbourg et de Londres.

Deuxième coalition continentale contre la France. Le 8 avril 1799, le congrès de Rastadt est rompu, les plénipotentiaires français sont assassinés. Suwaroff, arrivé en Italie, bat les Français à Cassano. La citadelle de Milan se rend au général russe. Une de nos armées, forcée d'évacuer Naples, se soutient à peine, commandée par le général Macdonald. Masséna défend la Suisse.

Mantoue succombe après un blocus de soixante-douze jours et un siège de vingt. Le 15 octobre 1799, le général Joubert, tué à Novi, laisse le champ libre à Bonaparte ; il était destiné à jouer le rôle de celui-ci : malheur à qui barrait une fortune fatale, témoin Hoche, Moreau et Joubert ! Vingt mille Anglais descendus au Helder y restent inutiles ; leur flotte en partie est bloquée par les glaces ; notre cavalerie charge sur des vaisseaux et les prend. Dix-huit mille Russes, auxquels les combats et les fatigues ont réduit l'armée de Suwaroff, ayant passé le Saint-Gothard le 24 septembre, se sont engagés dans la vallée de la Reuss. Masséna sauve la France à la bataille de Zurich. Suwaroff, rentré en Allemagne, accuse les Autrichiens et se retire en Pologne. Telle était la position de la France, lorsque Bonaparte reparaît, renverse le Directoire et établit le Consulat.

Avant de m'engager plus loin, je rappellerai une chose dont on doit déjà être convaincu : je ne m'occupe pas d'une vie particulière de Bonaparte ; je trace l'abrégé et le résumé de ses actions ; je peins ses batailles, je ne les décris pas ; on les trouve partout, depuis Pommereul, qui a donné les Campagnes d ' Italie , jusqu'à nos généraux, critiques et censeurs des combats où ils assistèrent, jusqu'aux tacticiens étrangers, anglais, russes, allemands, italiens, espagnols. Les bulletins publics de Napoléon et ses dépêches secrètes forment le fil très peu sûr de ces narrations. Les travaux du lieutenant général Jomini fournissent la meilleure source d'instruction : l'auteur est d'autant plus croyable, qu'il a fait preuve d'études dans son Traité de la grande tactique et dans son Traité des grandes opérations militaires . Admirateur de Napoléon jusqu'à l'injustice, attaché à l'état-major du maréchal Ney, on a de lui l'histoire critique et militaire des campagnes de la Révolution ; il a vu de ses propres yeux la guerre en Allemagne, en Prusse, en Pologne et en Russie jusqu'à la prise de Smolensk ; il était présent en Saxe aux combats de 1813 ; de là il passa alors aux alliés ; il fut condamné à mort par un conseil de guerre de Bonaparte, et nommé au même moment aide de camp de l'empereur Alexandre. Attaqué par le général Sarrazin, dans son Histoire de la guerre de Russie et d ' Allemagne , Jomini lui répliqua. Jomini a eu à sa disposition les matériaux déposés au ministère de la guerre et aux autres archives du royaume ; il a contemplé à l'envers la marche rétrograde de nos armées, après avoir servi à les guider en avant. Son récit est lucide et entremêlé de quelques réflexions fines et judicieuses. On lui a souvent emprunté des pages entières sans le dire ; mais je n'ai point la vocation de copiste et je n'ambitionne point le renom suspect d'un César méconnu auquel il n'a manqué qu'un casque pour soumettre de nouveau la terre. Si j'avais voulu venir au secours de la mémoire des vétérans, en manoeuvrant sur des cartes, en courant autour des champs de bataille couverts de paisibles moissons, en extrayant tant et tant de documents, en entassant descriptions sur descriptions toujours les mêmes, j'aurais accumulé volumes sur volumes, je me serais fait une réputation de capacité, au risque d'ensevelir sous mes labeurs moi, mon lecteur et mon héros. N'étant qu'un petit soldat, je m'humilie devant la science des Végèce ; je n'ai point pris pour mon public les officiers à demi-solde ; le moindre caporal en sait plus que moi.


2 L20 Chapitre 2

Consulat. - Nouvelle invasion de l'Italie. - Campagne de trente jours. - Victoire de Hohenlinden. - Paix de Lunéville.

Pour s'assurer de la place où il s'était assis, Napoléon avait besoin de se surpasser en miracles.

Le 25 et le 30 avril 1800, les Français franchissent le Rhin, Moreau à leur tête. L'armée autrichienne, battue quatre fois en huit jours, recule d'un côté jusqu'au Voralberg, de l'autre jusqu'à Ulm. Bonaparte passe le grand Saint-Bernard le 16 mai ; et le 20 le petit Saint-Bernard, le Simplon, le Saint-Gothard, le mont Cenis, le mont Genèvre, sont escaladés et emportés ; nous pénétrons en Italie par trois débouchés réputés imprenables, cavernes des ours, rochers des aigles. L'armée s'empare de Milan le 2 juin, et la République cisalpine se réorganise ; mais Gênes est obligée de se rendre après un siège mémorable, soutenu par Masséna.

L'occupation de Pavie et l'affaire heureuse de Montebello précèdent la victoire de Marengo.

Une défaite commence cette victoire : les corps de Lannes et de Victor épuisés cessent de combattre et abandonnent le terrain. la bataille se renouvelle avec quatre mille hommes d'infanterie que conduit Desaix et qu'appuie la brigade de cavalerie de Kellermann : Desaix est tué. Une charge de Kellermann décide le succès de la journée qu'achève de compléter l'esprit commun de Mélas.

Desaix, gentilhomme d'Auvergne, sous-lieutenant dans le régiment de Bretagne, aide de camp du général Victor de Broglie, commanda en 1796 une division de l'armée de Moreau, et passa en Orient avec Bonaparte. Son caractère était désintéressé, naïf et facile. Lorsque le traité d'El-Arisch l'eut rendu libre, il fut retenu par lord Keith au lazaret de Livourne. " Quand les lumières étaient éteintes, dit Miot, son compagnon de voyage, notre général nous faisait conter des histoires de voleurs et de revenants ; il partageait nos plaisirs et apaisait nos querelles ; il aimait beaucoup les femmes et n'aurait voulu mériter leur amour que par son amour pour la gloire. " A son débarquement en Europe, il reçut une lettre du Premier Consul qui l'appelait auprès de lui ; elle l'attendrit, et Desaix disait : " Ce pauvre Bonaparte est couvert de gloire, et il n'est pas heureux. " Lisant dans les journaux la marche de l'armée de réserve, il s'écriait :

" Il ne nous laissera rien à faire. " Il lui laissait à lui donner la victoire et à mourir.

Desaix fut inhumé sur le haut des Alpes, à l'hospice du mont Saint-Bernard, comme Napoléon sur les mornes de Sainte-Hélène.

Kléber assassiné trouva la mort en Egypte, de même que Desaix la rencontra en Italie. Après le départ du commandant en chef, Kléber avec onze mille hommes défait cent mille Turcs sous les ordres du grand vizir, à Héliopolis ; exploit auquel Napoléon n'a rien à comparer.

Le 16 juin, convention d'Alexandrie. Les Autrichiens se retirent sur la rive gauche du bas Pô. Le sort de l'Italie est décidé dans cette campagne appelée de trente jours .

Le triomphe d'Hochstedt obtenu par Moreau console l'ombre de Louis XIV. Cependant l'armistice entre l'Allemagne et l'Italie, conclu après la bataille de Marengo était dénoncé le 20 octobre 1800.

Le 3 décembre amena la victoire de Hohenlinden au milieu d'une tempête de neige ; victoire encore obtenue par Moreau, grand général sur qui dominait un autre grand génie. Le compatriote de Du Guesclin marche sur Vienne. A vingt-cinq lieues de cette capitale, il conclut la suspension d'armes de Steyer avec l'archiduc Charles. Après la bataille de Pozzolo, le passage du Mincio, de l'Adige et de la Brenta, survient, le 9 février 1801, le traité de paix de Lunéville.

Et il n'y avait pas neuf mois que Napoléon était au bord du Nil ! Neuf mois lui avaient suffi pour renverser la révolution populaire en France et pour écraser les monarchies absolues en Europe.

Je ne sais plus si c'est à cette époque qu'il faut placer une anecdote que l'on trouve dans des mémoires familiers, et si cette anecdote mérite la peine d'être rappelée ; mais il ne manque pas d'historiettes sur César ; la vie n'est pas toute en plaine, on monte quelquefois, on descend souvent : Napoléon avait reçu dans son lit, à Milan, une Italienne de seize années, belle comme le jour ; au milieu de la nuit il la renvoya, de même qu'il aurait fait jeter par la fenêtre un bouquet de fleurs.

Une autre fois, une de ces printanières s'était glissée dans le même palais que lui ; elle rentrait à trois heures du matin, faisait le sabbat et roulait ses jeunes années sur la tête du lion, ce jour-là plus patient.

Ces plaisirs, loin d'être l'amour, n'avaient même pas une vraie puissance sur un homme de la mort : il aurait incendié Persépolis pour son propre compte, non pour les joies d'une courtisane. " François Ier, dit Tavannes, voit les affaires quand il n'a plus de femmes ; Alexandre voit les femmes quand il n'a plus d'affaires. " Les femmes, en général, détestaient Bonaparte comme mères ; elles l'aimaient peu comme femmes, parce qu'elles n'en étaient pas aimées : sans délicatesse, il les insultait, ou ne les recherchait que pour un moment. Il a inspiré quelque passion d'imagination après sa chute : en ce temps-ci, et pour un coeur de femme, la poésie de la fortune est moins séduisante que celle du malheur ; il y a des fleurs de ruines.

A l'instar de l'ordre des chevaliers de Saint-Louis, la Légion d'honneur est créée : par cette institution passe un rayon de la vieille monarchie, et s'introduit un obstacle à la nouvelle égalité. La translation des cendres de Turenne aux Invalides fit estimer Napoléon ; l'expédition du capitaine Baudain portait sa renommée autour du monde. Tout ce qui pouvait nuire au Premier Consul échoue : il se débarrasse du complot des prévenus du 18 vendémiaire et échappe le 3 nivôse à la machine infernale ; Pitt se retire, Paul meurt ; Alexandre lui succède ; on n'apercevait point encore Wellington. Mais l'Inde s'ébranle pour nous enlever notre conquête du Nil ; l'Egypte est attaquée par la mer Rouge, tandis que le Capitan-Pacha l'aborde par la Méditerranée. Napoléon agite les empires : toute la terre se mêlait de lui.


2 L20 Chapitre 3

Paix d'Amiens. - Rupture du traité. - Bonaparte élevé à l'empire.

Les préliminaires de la paix entre la France et l'Angleterre, arrêtés à Londres le Ier octobre 1801, sont convertis en traité à Amiens. Le monde napoléonien n'était point encore fixé ; ses limites changeaient avec la crue ou la décroissance des marées de nos victoires.

C'est à peu près alors que le Premier Consul nommait Toussaint-Louverture gouverneur à vie à Saint-Domingue et incorporait l'île d'Elbe à la France ; mais Toussaint, traîtreusement enlevé, devait mourir dans un château fort du Jura, et Bonaparte se nantissait d'une prison à Porto-Ferrajo, afin de subvenir à l'empire du monde quand il n'y aurait plus de place.

Le 6 mai 1802, Napoléon est élu consul pour dix ans et bientôt consul à vie. Il se trouve à l'étroit dans la vaste domination que la paix avec l'Angleterre lui avait laissée : sans s'embarrasser du traité d'Amiens, sans songer aux guerres nouvelles où sa résolution va le plonger, sous prétexte de la non-évacuation de Malte, il réunit les provinces du Piémont aux Etats français, et en raison des troubles survenus en Suisse, il l'occupe. L'Angleterre rompt avec nous : cette rupture a lieu du 13 au 20 mai 1803, et le 22 mai paraît le décret sauvage qui enjoint d'arrêter tous les Anglais commerçant ou voyageant en France.

Bonaparte envahit le 3 juin l'électorat de Hanovre : à Rome, je fermais alors les yeux d'une femme ignorée.

Le 21 mars 1804 amène la mort du duc d'Enghien : je vous l'ai racontée. Le même jour, le Code civil ou le Code Napoléon est décrété pour nous apprendre à respecter les lois.

Quarante jours après la mort du duc d'Enghien, un membre du Tribunat, nommé Curée, fait, le 30 avril 1804, la motion d'élever Bonaparte au suprême pouvoir, apparemment parce qu'on avait juré la liberté : jamais maître plus éclatant n'est sorti de la proposition d'un esclave plus obscur.

Le Sénat conservateur change en décret la proposition du Tribunat. Bonaparte n'imite ni César ni Cromwell : plus assuré devant la couronne, il l'accepte. Le 18 mai il est proclamé empereur à Saint-Cloud, dans les salles dont lui-même chassa le peuple, dans les lieux où Henri III fut assassiné, Henriette d'Angleterre empoisonnée, Marie-Antoinette accueillie de quelques joies fugitives qui la conduisirent à l'échafaud, et d'où Charles X est parti pour son dernier exil.

Les adresses de congratulation débordent. Mirabeau en 1790 avait dit : " Nous donnons un nouvel exemple de cette aveugle et mobile inconsidération qui nous a conduits d'âge en âge à toutes les crises qui nous ont successivement affligés. Il semble que nos yeux ne puissent être dessillés et que nous ayons résolu d'être jusqu'à la consommation des siècles, des enfants quelquefois mutins et toujours esclaves. " Le plébiscite du Ier décembre 1804 est présenté à Napoléon ; l'empereur répond : Mes descendants conserveront longtemps ce trône . Quand on voit les illusions dont la Providence environne le pouvoir, on est consolé par leur courte durée.


2 L20 Chapitre 4

Empire. - Sacre. - Royaume d'Italie.

Le 2 décembre 1804 eurent lieu le sacre et le couronnement de l'empereur à Notre-Dame de Paris.

Le pape prononça cette prière : " Dieu tout-puissant et éternel, qui avez établi Hazaël pour gouverner la Syrie, et Jéhu roi d'Israël, en leur manifestant vos volontés par l'organe du prophète Elie ; qui avez également répandu l'onction sainte des rois sur la tête de Saül et de David, par le ministère du prophète Samuel, répandez par mes mains le trésor de vos grâces et de vos bénédictions sur votre serviteur Napoléon, que, malgré notre indignité personnelle, nous consacrons aujourd'hui empereur en votre nom. " Pie VII n'étant encore qu'évêque d'Imola avait dit en 1797 : " Oui, mes très chers frères, siate buoni cristiani, e sarete ottimi democratici . Les vertus morales rendent bons démocrates. Les premiers chrétiens étaient animés de l'esprit de démocratie : Dieu favorisa les travaux de Caton d'Utique et des illustres républicains de Rome. " Quo turbine fertur vita hominum ?

Le 18 mars 1805, l'empereur déclare au Sénat qu'il accepte la couronne de fer que lui sont venus offrir les collèges électoraux de la République cisalpine : il était à la fois l'inspirateur secret du voeu et l'objet public du voeu. Peu à peu l'Italie entière se range sous ses lois ; il l'attache à son diadème, comme au XVIe siècle les chefs de guerre mettaient un diamant en guise de bouton à leur chapeau.


2 L20 Chapitre 5

Invasion de l'Allemagne. - Austerlitz. - Traité de paix de Presbourg. - Le Sanhédrin.

L'Europe blessée voulut mettre un appareil à sa blessure : l'Autriche adhère au traité de Pétersbourg conclu entre la Grande-Bretagne et la Russie. Alexandre et le roi de Prusse ont une entrevue à Potsdam, ce qui fournit à Napoléon un sujet d'ignobles moqueries. La troisième coalition continentale s'ourdit. Ces coalitions renaissaient sans cesse de la défiance et de la terreur ; Napoléon s'éjouissait dans les tempêtes : il profite de celle-ci.

Du rivage de Boulogne où il décrétait une colonne et menaçait Albion avec des chaloupes, il s'élance. Une armée organisée par Davoust se transporte comme un nuage à la rive du Rhin. Le Ier octobre 1805, l'empereur harangue ses cent soixante mille soldats : la rapidité de son mouvement déconcerte l'Autriche. Combat du Lech, combat de Werthingen, combat de Guntzbourg. Le 17 octobre, Napoléon paraît devant Ulm ; il fait à Mack le commandement : Armes bas ! Mack obéit avec ses trente mille hommes. Munich se rend ; l'Inn est passé, Salzbourg pris, la Traun franchie. Le 13 novembre, Napoléon pénètre dans une de ces capitales qu'il visitera tour à tour : il traverse Vienne, enchaîné à ses propres triomphes, il est emmené à leur suite jusqu'au centre de la Moravie à la rencontre des Russes. A gauche la Bohême s'insurge ; à droite les Hongrois se lèvent ; l'archiduc Charles accourt d'Italie. La Prusse entrée clandestinement dans la coalition et ne s'étant pas encore déclarée, envoie le ministre Haugwitz porteur d'un ultimatum.

Arrive le 2 décembre 1805, la journée d'Austerlitz. Les alliés attendaient un troisième corps russe qui n'était plus qu'à huit marches de distance. Kutuzoff soutenait qu'on devait éviter de risquer une bataille. Napoléon par ses manoeuvres force les Russes d'accepter le combat : ils sont défaits. En moins de deux mois les Français, partis de la mer du Nord, ont, par delà la capitale de l'Autriche, écrasé les logions de Catherine. Le ministre de Prusse vient féliciter Napoléon à son quartier général. " Voilà ", lui dit le vainqueur, " un compliment dont la fortune a changé l'adresse. " François second se présente à son tour au bivouac du soldat heureux : " Je vous reçois, lui dit Napoléon, dans le seul palais que j'habite depuis deux mois. - Vous savez si bien tirer parti de cette habitation, répondit François, qu'elle doit vous plaire. " De pareils souverains valaient-ils la peine d'être abattus ? Un armistice est accordé. Les Russes se retirent en trois colonnes à journée d'étape dans un ordre déterminé par Napoléon. Depuis la bataille d'Austerlitz, Bonaparte ne fait presque plus que des fautes.

Le traité de paix de Presbourg est signé le 26 décembre 1805. Napoléon fabrique deux rois, l'électeur de Bavière et l'électeur de Wurtemberg. Les républiques que Bonaparte avait créées, il les dévorait pour les transformer en monarchies ; et, contradictoirement à ce système, le 27 décembre 1805, au château de Schoenbrünn, il déclare que la dynastie de Naples a cessé de régner ; mais c'était pour la remplacer par la sienne : à sa voix, les rois entraient ou sautaient par les fenêtres. Les desseins de la Providence ne s'accomplissaient pas moins avec ceux de Napoléon : on voit marcher à la fois Dieu et l'homme. Bonaparte après sa victoire ordonne de bâtir le pont d'Austerlitz à Paris, et le ciel ordonne à Alexandre d'y passer.

La guerre commencée dans le Tyrol s'était poursuivie tandis qu'elle continuait en Moravie. Au milieu des prosternations, quand on trouve un homme debout, on respire : Hofer le Tyrolien ne capitula pas comme son maître ; mais la magnanimité ne touchait point Napoléon ; elle lui semblait stupidité ou folie. L'empereur d'Autriche abandonna Hofer. Lorsque je traversai le lac de Garde, qu'immortalisèrent Catulle et Virgile, on me montra l'endroit où fut fusillé le chasseur : c'est tout ce que j'ai su personnellement du courage du sujet et de la lâcheté du Roi.

Le prince Eugène, le 14 janvier 1806, épousa la fille du nouveau roi de Bavière : les trônes s'abattaient de toute part dans la famille d'un soldat de la Corse. Le 20 février l'empereur décrète la restauration de l'église de Saint-Denis ; il consacre les caveaux reconstruits à la sépulture des princes de sa race, et Napoléon n'y sera jamais enseveli : l'homme creuse la tombe ; Dieu en dispose.

Berg et Clèves sont dévolus à Murat, les Deux-Siciles à Joseph. Un souvenir de Charlemagne traverse la cervelle de Napoléon et l'Université est érigée.

La République batave, contrainte à aimer les princes, envoie le 5 juin 1806 implorer Napoléon, afin qu'il daignât lui accorder son frère Louis pour roi.

L'idée de l'association de la Batavie à la France par une union plus ou moins déguisée ne provenait que d'une convoitise sans règle et sans raison : c'était préférer une petite province à fromage aux avantages qui résulteraient de l'alliance d'un grand royaume ami, en augmentant sans profit les frayeurs et les jalousies de l'Europe ; c'était confirmer aux Anglais la possession de l'Inde, en les obligeant, pour leur sûreté, de garder le cap de Bonne-Espérance et Ceylan dont ils s'étaient emparés à notre première invasion de la Hollande. La scène de l'octroiement des Provinces-Unies au prince Louis était préparée : on donna au château des Tuileries une seconde représentation de Louis XIV faisant paraître au château de Versailles son petit-fils Philippe V. Le lendemain il y eut déjeuner en grand gala, dans le salon de Diane. Un des enfants de la reine Hortense entre ; Bonaparte lui dit : " Chouchou, répète-nous la fable que tu as apprise. " L'enfant aussitôt : Les grenouilles qui demandent un roi . Et il continue :

Les grenouilles, se lassant

De l'état démocratique,

Par leurs clameurs firent tant

Que Jupin leur envoie un roi tout pacifique.

Assis derrière la récente souveraine de Hollande, l'empereur, selon une de ses familiarités, lui pinçait les oreilles : s'il était de grande société, il n'était pas toujours de bonne compagnie.

Le 17 de juillet 1806 a lieu le traité de la confédération des Etats du Rhin ; quatorze princes allemands se séparent de l'Empire, s'unissent entre eux et avec la France :

Napoléon prend le titre de protecteur de cette confédération.

Le 20 juillet la paix de la France avec la Russie étant signée, François II, par suite de la confédération du Rhin renonce le 6 août à la dignité d'empereur électif d'Allemagne et devient empereur héréditaire d'Autriche : le Saint-Empire romain croule. Cet immense événement fut à peine remarqué ; après la Révolution française, tout était petit ; après la chute du trône de Clovis, on entendait à peine le bruit de la chute du trône germanique.

Au commencement de notre Révolution, l'Allemagne comptait une multitude de souverains. Deux principales monarchies tendaient à attirer vers elles les différents pouvoirs : l'Autriche créée par le temps, la Prusse par un homme. Deux religions divisaient le pays et s'asseyaient tant bien que mal sur les bases du traité de Westphalie. L'Allemagne rêvait l'unité politique ; mais il manquait à l'Allemagne, pour arriver à la liberté, l'éducation politique, comme pour arriver à la même liberté l'éducation militaire manque à l'Italie. L'Allemagne avec ses anciennes traditions, ressemblait à ces basiliques aux clochetons multiples, lesquelles pèchent contre les règles de l'art, mais n'en représentent pas moins la majesté de la religion et la puissance des siècles.

La confédération du Rhin est un grand ouvrage inachevé, qui demandait beaucoup de temps, une connaissance spéciale des droits et des intérêts des peuples ; il dégénéra subitement dans l'esprit de celui qui l'avait conçu : d'une combinaison profonde, il ne resta qu'une machine fiscale et militaire. Bonaparte, sa première visée de génie passée, n'apercevait plus que de l'argent et des soldats ; l'exacteur et le recruteur prenait la place du grand homme. Michel-Ange de la politique et de la guerre, il a laissé des cartons remplis d'immenses ébauches.

Remueur de tout, Napoléon imagina vers cette époque le grand Sanhédrin : cette assemblée ne lui adjugea pas Jérusalem ; mais, de conséquence en conséquence, elle a fait tomber les finances du monde aux échoppes des Juifs, et produit par là dans l'économie sociale une fatale subversion.

Le marquis de Lauderdale vint à Paris remplacer M. Fox dans les négociations pendantes entre la France et l'Angleterre ; pourparlers diplomatiques qui se réduisirent à ce mot de l'ambassadeur anglais sur M. de Talleyrand : " C'est de la boue [J'affaiblis l'expression. (N.d.A.)] dans un bas de soie. "


2 L20 Chapitre 6

Quatrième coalition. - La Prusse disparaît. - Décret de Berlin. - Guerre continuée en Pologne contre la Russie. - Tilsit. - Projet de partage du monde entre Napoléon et Alexandre. - Paix.

Dans le courant de 1806, la quatrième coalition éclate. Napoléon part de Saint-Cloud, arrive à Mayence, enlève à Saalbourg les magasins de l'ennemi. A Saalfeldt, le prince Ferdinand de Prusse est tué. A Auerstaedt et à Iéna, le 14 octobre, la Prusse disparaît dans une double bataille ; je ne la retrouvai plus à mon retour de Jérusalem.

Le Bulletin prussien peint tout dans une ligne : " L ' armée du roi a été battue. Le roi et ses frères sont en vie . " Le duc de Brunswick survécut peu à ses blessures : en 1792, sa proclamation avait soulevé la France ; il m'avait salué sur le chemin lorsque, pauvre soldat, j'allai rejoindre les frères de Louis XVI.

Le prince d'orange et Moellendorf, avec plusieurs officiers généraux renfermés dans Halle, ont la permission de se retirer en vertu de la capitulation de la place.

Moellendorf, âgé de plus de quatre-vingts ans, avait été le compagnon de Frédéric, qui en fait l'éloge dans l'histoire de son temps, de même que Mirabeau dans ses Mémoires secrets . Il assista à nos désastres de Rosbach et fut témoin de nos triomphes d'Iéna : ainsi le duc de Brunswick vit à Clostercamp immoler d'Assas, et tomber à Auerstaedt Ferdinand de Prusse, coupable seulement de haine généreuse contre le meurtre du duc d'Enghien. Ces spectres des vieilles guerres de Hanovre et de Silésie avaient touché les boulets de nos deux empires : les ombres impuissantes du passé ne pouvaient arrêter la marche de l'avenir ; entre les fumées de nos anciennes tentes et de nos bivouacs nouveaux, elles parurent et s'évanouirent.

Erfurt capitule ; Leipsick est saisi par Davoust ; les passages de l'Elbe sont forcés ; Spandau cède ; Bonaparte fait prisonnière à Potsdam l'épée de Frédéric. Le 27 octobre 1806, le grand roi de Prusse, dans sa poussière autour de ses palais vides à Berlin, entend porter les armes d'une façon qui lui révèle des grenadiers étrangers : Napoléon est arrivé. Quand le monument de la philosophie s'écroulait au bord de la Sprée, je visitais à Jérusalem le monument impérissable de la religion.

Stettin, Custrin se rendent ; énorme victoire de Lubeck ; la capitale de la Wagrie est emportée d'assaut ; Blücher, destiné à pénétrer deux fois dans Paris, demeure entre nos mains. C'est l'histoire de la Hollande et de ses quarante-six villes emportées dans un voyage en 1672 par Louis XIV.

Le 27 novembre paraît le décret de Berlin sur le système continental, décret gigantesque qui mit l'Angleterre au ban du monde, et fut au moment de s'accomplir ; ce décret paraissait fou, il n'était qu'immense. Nonobstant, si le blocus continental créa d'un côté les manufactures de la France, de l'Allemagne, de la Suisse et de l'Italie, de l'autre il étendit le commerce anglais sur le reste du globe : en gênant les gouvernements de notre alliance, il révolta des intérêts industriels, fomenta des haines, et contribua à la rupture entre le cabinet des Tuileries et le cabinet de Saint-Pétersbourg. Le blocus fut donc un acte douteux : Richelieu ne l'aurait pas entrepris.

Bientôt, à la suite des autres Etats de Frédéric, la Silésie est parcourue. La guerre avait commencé le 9 octobre entre la France et la Prusse : en dix-sept jours nos soldats, comme une volée d'oiseaux de proie, ont plané sur les défilés de la Franconie, sur les eaux de la Saale et de l'Elbe ; le 6 décembre les trouve au delà de la Vistule. Murat, depuis le 29 novembre, tenait garnison à Varsovie, d'où s'étaient retirés les Russes, venus trop tard au secours des Prussiens. L'électeur de Saxe, enflé en roi napoléonien, accède à la confédération du Rhin, et s'engage à fournir en cas de guerre un contingent de vingt mille hommes.

L'hiver de 1807 suspend les hostilités entre les deux empires de France et de Russie ; mais ces empires se sont abordés, et une altération s'observe dans les destinées. Toutefois, l'astre de Bonaparte monte encore malgré ses aberrations. En 1807, le 7 février, il garde le champ de bataille à Eylau : il reste de ce lieu de carnage un des plus beaux tableaux de Gros, orné de la tête idéalisée de Napoléon. Après cinquante et un jours de tranchée, Dantzick ouvre ses portes au maréchal Lefebvre, qui n'avait cessé de dire aux artilleurs pendant le siège : " Je n'y entends rien ; mais fichez-moi un trou et j'y passerai. " L'ancien sergent aux gardes françaises devint duc de Dantzick.

Le 14 juin 1807, Friedland coûte aux Russes dix-sept mille morts et blessés, autant de prisonniers et soixante-dix canons ; nous le payâmes trop cher : nous avions changé d'ennemi ; nous n'obtenions plus de succès sans que la veine française ne fût largement ouverte. Koenigsberg est emporté ; à Tilsit un armistice est conclu.

Napoléon et Alexandre ont une entrevue dans un pavillon, sur un radeau. Alexandre menait en laisse le roi de Prusse qu'on apercevait à peine : le sort du monde flottait sur le Niémen, où plus tard il devait s'accomplir. A Tilsit on s'entretint d'un traité secret en dix articles. Par ce traité, la Turquie européenne était dévolue à la Russie, ainsi que les conquêtes que les armes moscovites pourraient faire en Asie. De son côté, Bonaparte devenait maître de l'Espagne et du Portugal, réunissait Rome et ses dépendances au royaume d'Italie, passait en Afrique, s'emparait de Tunis et d'Alger, possédait Malte, envahissait l'Egypte, ouvrant la Méditerranée aux seules voiles françaises, russes, espagnoles et italiennes : c'étaient des cantates sans fin dans la tête de Napoléon. Un projet d'invasion de l'Inde par terre avait déjà été concerté en 1800 entre Napoléon et l'empereur Paul Ier.

La paix est conclue le 7 juillet. Napoléon, odieux dès le début pour la reine de Prusse, ne voulut rien accorder à ses intercessions. Elle habitait esseulée une petite maison sur la rive droite du Niémen, et on lui fit l'honneur de la prier deux fois aux festins des empereurs. La Silésie, jadis injustement envahie par Frédéric, fut rendue à la Prusse : on respectait le droit de l'ancienne injustice ; ce qui venait de la violence était sacré. Une partie des territoires polonais passa en souveraineté à la Saxe ; Dantzick fut rétabli dans son indépendance ; on compta pour rien les hommes tués dans ses rues et dans ses fossés : ridicules et inutiles meurtres de la guerre ! Alexandre reconnut la confédération du Rhin et les trois frères de Napoléon, Joseph, Louis et Jérôme, comme rois de Naples, de Hollande et de Westphalie.


2 L20 Chapitre 7

Guerre d'Espagne. - Erfurt. - Apparition de Wellington.

Cette fatalité dont Bonaparte menaçait les rois le menaçait lui-même ; presque simultanément il attaque la Russie, l'Espagne et Rome : trois entreprises qui l'ont perdu. Vous avez vu dans le Congrès de Vérone , dont la publication a devancé celle de ces Mémoires , l'histoire de l'envahissement de l'Espagne. Le traité de Fontainebleau fut signé le 29 octobre 1807. Junot arrivé en Portugal avait déclaré, d'après le décret de Bonaparte, que la maison de Bragance avait cessé de régner ; protocole adopté : vous savez qu'elle règne encore. On était si bien instruit à Lisbonne de ce qui se passait sur la terre, que Jean second ne connut ce décret que par un numéro du Moniteur apporté par hasard, et déjà l'armée française était à trois marches de la capitale de la Lusitanie. Il ne restait à la cour qu'à fuir sur ces mers qui saluèrent les voiles de Gama et entendirent les chants de Camoëns.

En même temps que pour son malheur Bonaparte avait au nord touché la Russie, le rideau se leva au midi ; on vit d'autres régions et d'autres scènes, le soleil de l'Andalousie, les palmiers du Guadalquivir que nos grenadiers saluèrent en portant les armes. Dans l'arène on aperçut des taureaux combattant, dans les montagnes des guérillas demi-nues, dans les cloîtres des moines priant.

Par l'envahissement de l'Espagne, l'esprit de la guerre changea ; Napoléon se trouva en contact avec l'Angleterre, son génie funeste, et il lui apprit la guerre : l'Angleterre détruisit la flotte de Napoléon à Aboukir, l'arrêta à Saint-Jean-d'Acre, lui enleva ses derniers vaisseaux à Trafalgar, le contraignit d'évacuer l'Ibérie, s'empara du midi de la France jusqu'à la Garonne, et l'attendit à Waterloo : elle garde aujourd'hui sa tombe à Sainte-Hélène comme elle occupa son berceau en Corse.

Le 5 mai 1808, le traité de Bayonne cède à Napoléon, au nom de Charles IV, tous les droits de ce monarque : le rapt des Espagnes ne fait plus de Bonaparte qu'un principion d'Italie, à la façon de Machiavel, sauf l'énormité du vol. L'occupation de la Péninsule diminue ses forces contre la Russie dont il est encore ostensiblement l'ami et l'allié, mais dont il porte au coeur la haine cachée. Dans sa proclamation, Napoléon avait dit aux Espagnols : " Votre nation périssait : j'ai vu vos maux, je vais y porter remède ; je veux que vos derniers neveux conservent mon souvenir et disent : Il est le régénérateur de notre patrie . " Oui, il a été le régénérateur de l'Espagne, mais il prononçait des paroles qu'il comprenait mal. Un catéchisme d'alors, composé par les Espagnols, explique le sens véritable de la prophétie :

" Dis-moi, mon enfant, qui-es-tu ? - Espagnol par la grâce de Dieu. - Quel est l'ennemi de notre félicité ? - L'empereur des Français. - Qui est-ce ? - Un méchant. - Combien a-t-il de natures ? - Deux, la nature humaine et la nature diabolique. - De qui dérive Napoléon ? - Du péché. - Quel supplice mérite l'Espagnol qui manque à ses devoirs ? - La mort et l'infamie des traîtres. - Que sont les Français ? - D'anciens chrétiens devenus hérétiques. "

Bonaparte tombé a condamné en termes non équivoques son entreprise d'Espagne : " J'embarquai, dit-il, fort mal toute cette affaire. L' immoralité dut se montrer par trop patente, l ' injustice par trop cynique , et le tout demeure fort vilain, puisque j'ai succombé ; car l' attentat ne se présente plus que dans sa honteuse nudité, privé de tout le grandiose et des nombreux bienfaits qui remplissaient mon intention. La postérité l'eût préconisé pourtant si j'avais réussi, et avec raison peut-être, à cause de ses grands et heureux résultats. Cette combinaison m'a perdu. Elle a détruit ma moralité en Europe, ouvert une école aux soldats anglais. Cette malheureuse guerre d'Espagne a été une véritable plaie, la cause première des malheurs de la France. "

Cet aveu, pour réemployer la phrase de Napoléon, est par trop cynique ; mais ne nous y trompons pas : en s'accusant, le but de Bonaparte est de chasser dans le désert, chargé de malédictions, un attentat-émissaire, afin d'appeler sans réserve l'admiration sur toutes ses autres actions.

L'affaire de Baylen perdue, les cabinets de l'Europe, étonnés du succès des Espagnols, rougissent de leur pusillanimité. Wellington se lève pour la première fois sur l'horizon, au point où le soleil se couche ; une armée anglaise débarque le 31 juillet 1808 près de Lisbonne, et le 30 août les troupes françaises évacuent la Lusitanie. Soult avait en portefeuille des proclamations où il s'intitulait Nicolas Ier, roi de Portugal. Napoléon rappela de Madrid le grand-duc de Berg. Entre Joseph, son frère, et Joachim, son beau-frère, il lui plut d'opérer une transmutation : il prit la couronne de Naples sur la tête du premier et la posa sur la tête du second ; il enfonça d'un coup de main ces coiffures sur le front des deux nouveaux rois, et ils s'en allèrent, chacun de son côté, comme deux conscrits qui ont changé de shako.

Le 27 septembre, à Erfurt, Bonaparte donna une des dernières représentations de sa gloire ; il croyait s'être joué d'Alexandre et l'avoir enivré d'éloges. Un général écrivait : " Nous venons de faire avaler un verre d'opium au czar, et, pendant qu'il dormira, nous irons nous occuper ailleurs. "

Un hangar avait été transformé en salle de spectacle ; deux fauteuils à bras étaient placés devant l'orchestre pour les deux potentats ; à gauche et à droite, des chaises garnies pour les monarques ; derrière étaient des banquettes pour les princes : Talma, roi de la scène, joua devant un parterre de rois. A ce vers :

L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux,

Alexandre serra la main de son grand ami , s'inclina et dit : " Je ne l'ai jamais mieux senti. "

Aux yeux de Bonaparte, Alexandre était alors un niais ; il en faisait des risées ; il l'admira quand il le supposa fourbe : " C'est un Grec du Bas-Empire, disait-il, il faut s'en défier. " A Erfurt, Napoléon affectait la fausseté effrontée d'un soldat vainqueur ; Alexandre dissimulait comme un prince vaincu : la ruse luttait contre le mensonge, la politique de l'Occident et la politique de l'Orient gardaient leurs caractères.

Londres éluda les ouvertures de paix qui lui furent faites, et le cabinet de Vienne se déterminait sournoisement à la guerre. Livré de nouveau à son imagination, Bonaparte, le 26 octobre, fit au Corps législatif cette déclaration : " L'empereur de Russie et moi nous nous sommes vus à Erfurt : nous sommes d'accord et invariablement unis pour la paix comme pour la guerre. " Il ajouta : " Lorsque je paraîtrai au delà des Pyrénées, le Léopard épouvanté cherchera l'Océan pour éviter la honte, la défaite ou la mort " : et le Léopard a paru en deçà des Pyrénées.

Napoléon, qui croit toujours ce qu'il désire, pense qu'il reviendra sur la Russie, après avoir achevé de soumettre l'Espagne en quatre mois, comme il arriva depuis à la Légitimité ; conséquemment il retire quatre-vingt mille vieux soldats de la Saxe, de la Pologne et de la Prusse ; il marche lui-même en Espagne ; il dit à la députation de la ville de Madrid : " Il n'est aucun obstacle capable de retarder longtemps l'exécution de mes volontés. Les Bourbons ne peuvent plus régner en Europe ; aucune puissance ne peut exister sur le continent influencée par l'Angleterre. "

Il y a trente-deux ans que cet oracle est rendu, et la prise de Saragosse, dès le 21 février 1809, annonça la délivrance de l'univers.

Toute la vaillance des Français leur fut inutile : les forêts s'armèrent, les buissons devinrent ennemis. Les représailles n'arrêtèrent rien, parce que dans ce pays les représailles sont naturelles. L'affaire de Baylen, la défense de Girone et de Ciudad-Rodrigo, signalèrent la résurrection d'un peuple. La Romana, du fond de la Baltique, ramène ses régiments en Espagne, comme autrefois les Francs, échappés de la mer Noire, débarquèrent triomphants aux bouches du Rhin. Vainqueurs des meilleurs soldats de l'Europe, nous versions le sang des moines avec cette rage impie que la France tenait des bouffonneries de Voltaire et de la démence athée de la Terreur. Ce furent pourtant ces milices du cloître qui mirent un terme aux succès de nos vieux soldats : ils ne s'attendaient guère à rencontrer ces enfroqués, à cheval comme des dragons de feu, sur les poutres embrasées des édifices de Saragosse, chargeant leurs escopettes parmi les flammes au son des mandolines, au chant des boleros et au requiem de la messe des morts : les ruines de Sagonte applaudirent.

Mais néanmoins le secret des palais des Maures, changés en basiliques chrétiennes, fut pénétré ; les églises dépouillées perdirent les chefs-d'oeuvre de Velasquez et de Murillo ; une partie des os de Rodrigue à Burgos fut enlevée ; on avait tant de gloire qu'on ne craignit pas de soulever contre soi les restes du Cid, comme on n'avait pas craint d'irriter l'ombre de Condé.

Lorsque, sortant du débris de Carthage, je traversai l'Hespérie avant l'invasion des Français, j'aperçus les Espagnes encore protégées de leurs antiques moeurs. L'Escurial me montra dans un seul site et dans un seul monument la sévérité de la Castille : caserne de cénobites, bâtie par Philippe second dans la forme d'un gril de martyre, en mémoire de l'un de nos désastres, l'Escurial s'élevait sur un sol concret entre des mornes noirs. Il renfermait des tombes royales remplies ou à remplir, une bibliothèque à laquelle les araignées avaient apposé leur sceau, et des chefs-d'oeuvre de Raphaël moisissant dans une sacristie vide. Ses onze cent quarante fenêtres, aux trois quarts brisées, s'ouvraient sur les espaces muets du ciel et de la terre : la cour et les hiéronymites y rassemblaient autrefois le siècle et le dégoût du siècle.

Auprès du redoutable édifice à face d'Inquisition chassée au désert, étaient un parc strié de genêts et un village dont les foyers enfumés révélaient l'ancien passage de l'homme. Le Versailles des steppes n'avait d'habitants que pendant le séjour intermittent des rois. J'ai vu le mauvis, alouette de bruyère, perché sur la toiture à jour. Rien n'était plus imposant que ces architectures saintes et sombres, à croyance invincible, à mine haute, à taciturne expérience ; une insurmontable force attachait mes yeux aux dosserets sacrés, ermites de pierre qui portaient la religion sur leur tête.

Adieu, monastères, à qui j'ai jeté un regard aux vallées de la Sierra-Nevada et aux grèves des mers de Murcie ! Là, au glas d'une cloche qui ne tintera bientôt plus, sous des arcades tombantes, parmi des laures sans anachorètes, des sépulcres sans voix, des morts sans mânes ; dans des réfectoires vides, dans des préaux abandonnés où Bruno laissa son silence, François ses sandales, Dominique sa torche, Charles sa couronne, Ignace son épée, Rancé son cilice ; à l'autel d'une foi qui s'éteint, on s'accoutumait à mépriser le temps et la vie : si l'on rêvait encore de passions, votre solitude leur prêtait quelque chose qui allait bien à la vanité des songes.

A travers ces constructions funèbres on voyait passer l'ombre d'un homme noir, de Philippe II, leur inventeur.


2 L20 Chapitre 8

Pie VII. - Réunion des Etats romains à la France.

Bonaparte était entré dans l'orbite de ce que les astrologues appelaient la planète traversière : la même politique qui l'agitait en Espagne vassale l'agitait dans l'Italie soumise. Que lui revenait-il des chicanes faites au clergé ? Le souverain pontife, les évêques, les prêtres, le catéchisme même, ne surabondaient-ils pas en éloges de son pouvoir ? ne prêchaient-ils pas assez l'obéissance ? Les faibles Etats Romains, diminués d'une moitié, lui faisaient-ils obstacle ? n'en disposait-il pas à sa volonté ? Rome même n'avait-elle pas été dépouillée de ses chefs-d'oeuvre et de ses trésors ? il ne lui restait que ses ruines.

Etait-ce la puissance morale et religieuse du Saint-Siège dont Napoléon avait peur ? Mais, en persécutant la papauté, n'augmentait-il pas cette puissance ? Le successeur de saint Pierre, soumis comme il l'était, ne lui devenait-il pas plus utile en marchant de concert avec le maître qu'en se trouvant forcé de se défendre contre l'oppresseur ? Qui poussait donc Bonaparte ? la partie mauvaise de son génie, son impossibilité de rester en repos : joueur éternel, quand il ne mettait pas des empires sur une carte, il y mettait une fantaisie.

Il est probable qu'au fond de ces tracasseries il y avait quelque cupidité de domination, quelques souvenirs historiques entrés de travers dans ses idées et inapplicables au siècle. Toute autorité (même celle du temps et de la foi) qui n'était pas attachée à sa personne semblait à l'empereur une usurpation. La Russie et l'Angleterre accroissaient sa soif de prépondérance, l'une par son autocratie, l'autre par sa suprématie spirituelle. Il se rappelait les temps du séjour des papes à Avignon, quand la France renfermait dans ses limites la source de la domination religieuse : un pape payé sur sa liste civile l'aurait charmé. Il ne voyait pas qu'en persécutant Pie VII, en se rendant coupable d'une ingratitude sans fruit, il perdait auprès des populations catholiques l'avantage de passer pour le restaurateur de la religion : il gagnait à sa convoitise le dernier vêtement du prêtre caduc qui l'avait couronné, et l'honneur de devenir le geôlier d'un vieillard mourant. Mais enfin il fallait à Napoléon un département du Tibre ; on dirait qu'il ne peut y avoir de conquête complète que par la prise de la ville éternelle : Rome est toujours la grande dépouille de l'univers.

Pie VII avait sacré Napoléon. Prêt à retourner à Rome, on fit entendre au pape qu'on le pourrait retenir à Paris : " Tout est prévu, répondit le pontife ; avant de quitter l'Italie, j'ai signé une abdication régulière ; elle est entre les mains du cardinal Pignatelli à Palerme, hors de la portée du pouvoir des Français. Au lieu d'un pape, il ne restera entre vos mains qu'un moine appelé Barnabé Chiaramonti. "

Le premier prétexte de la querelle du chercheur de querelle fut la permission accordée par le pape aux Anglais (avec lesquels lui souverain pontife était en paix) de venir à Rome comme les autres étrangers. Ensuite Jérôme Bonaparte ayant épousé aux Etats-Unis mademoiselIe Patterson, Napoléon désapprouva cette alliance : madame Jérôme Bonaparte, prête d'accoucher, ne put débarquer en France et fut obligée d'aborder en Angleterre. Bonaparte veut faire casser le mariage à Rome ; Pie VII s'y refuse ne trouvant à l'engagement aucune cause de nullité, bien qu'il fût contracté entre un catholique et une protestante. Qui défendait les droits de la justice, de la liberté et de la religion, du pape ou de l'empereur ? Celui-ci s'écriait : " Je trouve dans mon siècle un prêtre plus puissant que moi ; il règne sur les esprits, je ne règne que sur la matière : les prêtres gardent l'âme et me jettent le cadavre. " Otez la mauvaise foi de Napoléon dans cette correspondance entre ces deux hommes, l'un debout sur des ruines nouvelles l'autre assis sur de vieilles ruines, il reste un fonds extraordinaire de grandeur.

Une lettre datée de Benevente en Espagne, du théâtre de la destruction, vient mêler le comique au tragique. On croit assister à une scène de Shakespeare : le maître du monde prescrit à son ministre des affaires étrangères d'écrire à Rome pour déclarer au pape que lui, Napoléon, n'acceptera pas les cierges de la Chandeleur, que le roi d'Espagne, Joseph, n'en veut pas non plus ; les rois de Naples et de Hollande, Joachim et Louis, doivent également refuser lesdits cierges.

Le consul de France eut ordre de dire à Pie VII " que ce n'était ni la pourpre ni la puissance qui donnent de la valeur à ces choses (la pourpre et la puissance d'un vieillard prisonnier !), qu'il peut y avoir en enfer des papes et des curés, et qu'un cierge bénit par un curé peut être une chose aussi sainte que celui d'un pape ". Misérables outrages d'une philosophie de club.

Puis Bonaparte, ayant fait une enjambée de Madrid à Vienne, reprenant son rôle d'exterminateur, par un décret daté du 17 mai 1809 réunit les Etats de l'Eglise à l'empire français, déclare Rome ville impériale libre, et nomme une consulte pour en prendre possession.

Le pape dépossédé résidait encore au Quirinal ; il commandait encore à quelques autorités dévouées, à quelques Suisses de sa garde ; c'était trop : il fallait un prétexte à une dernière violence ; on le trouva dans un incident ridicule, qui pourtant offrait une preuve naïve d'affection : des pêcheurs du Tibre avaient pris un esturgeon ; ils le veulent porter à leur nouveau saint Pierre aux Liens ; aussitôt les agents français crient à l' émeute ! et ce qui restait du gouvernement papal est dispersé. Le bruit du canon du château Saint-Ange annonce la chute de la souveraineté temporelle du pontife. Le drapeau pontifical abaissé fait place à ce drapeau tricolore qui dans toutes les parties du monde annonçait la gloire et les ruines. Rome avait vu passer et s'évanouir bien d'autres orages : ils n'ont fait qu'enlever la poussière dont sa vieille tête est couverte.


2 L20 Chapitre 9

Protestation du Souverain Pontife. - Il est enlevé de Rome.

Le cardinal Pacca, un des successeurs de Consalvi qui s'était retiré, courut auprès du Saint Père. Tous les deux s'écrient : Consummatum est ! Le neveu du cardinal, Tibère Pacca, apporte un exemplaire imprimé du décret de Napoléon ; le cardinal prend le décret, s'approche d'une fenêtre dont les volets fermés ne laissaient entrer qu'une lumière insuffisante, et veut lire le papier ; il n'y parvient qu'avec peine, en voyant à quelques pas de lui son infortuné souverain et entendant les coups de canon du triomphe impérial. Deux vieillards dans la nuit d'un palais romain luttaient seuls contre une puissance qui écrasait le monde ; ils tiraient leur vigueur de leur âge : prêt à mourir on est invincible.

Le pape signa d'abord une protestation solennelle ; mais, avant de signer la bulle d'excommunication depuis longtemps préparée, il interrogea le cardinal Pacca : " Que feriez-vous ? " lui dit-il. - " Levez les yeux au ciel, répondit le serviteur, ensuite donnez vos ordres : ce qui sortira de votre bouche sera ce que veut le ciel. " Le pape leva les yeux, signa et s'écria : " Donnez cours à la bulle. "

Megacci posa les premières affiches de la bulle aux portes des trois basiliques, de Saint-Pierre, de Sainte-Marie-Majeure et de Saint-Jean-de-Latran. Le placard fut arraché ; le général Miollis l'expédia à l'empereur.

Si quelque chose pouvait rendre à l'excommunication un peu de son ancienne force, c'était la vertu de Pie VII : chez les anciens, la foudre qui éclatait dans un ciel serein passait pour la plus menaçante. Mais la bulle conservait encore un caractère de faiblesse : Napoléon, compris parmi les spoliateurs de l'Eglise, n'était pas expressément nommé. Le temps était aux frayeurs ; les timides se réfugièrent en sûreté de conscience dans cette absence d'excommunication nominale. Il fallait combattre à coups de tonnerre ; il fallait rendre foudre pour foudre, puisqu'on n'avait pas pris le parti de se défendre ; il fallait faire cesser le culte, fermer les portes des temples, mettre les églises en interdit, ordonner aux prêtres de ne plus administrer les sacrements. Que le siècle fût propre ou non à cette haute aventure, utile était de la tenter : Grégoire VII n'y eût pas manqué. Si d'une part il n'y avait pas assez de foi pour soutenir une excommunication, de l'autre il n'y en avait plus assez pour que Bonaparte, devenant un Henri VIII, se fît chef d'une Eglise séparée. L'empereur, par l'excommunication complète, se fût trouvé dans des difficultés inextricables : la violence peut fermer les églises, mais elle ne les peut ouvrir ; on ne saurait ni forcer le peuple à prier, ni contraindre le prêtre à offrir le saint sacrifice. Jamais on n'a joué contre Napoléon toute la partie qu'on pouvait jouer.

Un prêtre de soixante et onze ans, sans un soldat, tenait en échec l'empire. Murat dépêcha sept cents Napolitains à Miollis : l'inaugurateur de la fête de Virgile à Mantoue, Radet, général de gendarmerie qui se trouvait à Rome, furent chargés d'enlever le pape et le cardinal Pacca. Les précautions militaires furent prises, les ordres donnés dans le plus grand secret et tout juste comme dans la nuit de la Saint-Barthélémy : lorsqu'une heure après minuit frapperait à l'horloge du Quirinal, les troupes rassemblées en silence devaient monter intrépidement à l'escalade de la geôle de deux prêtres décrépits.

A l'heure attendue, le général Radet pénétra dans la cour du Quirinal par la grande entrée ; le colonel Siry, qui s'était glissé dans le palais, lui en ouvrit en dedans les portes. Le général monte aux appartements : arrivé dans la salle des sanctifications, il y trouve la garde suisse, forte de quarante hommes ; elle ne fit aucune résistance, ayant reçu l'ordre de s'abstenir : le pape ne voulait avoir devant lui que Dieu.

Les fenêtres du palais donnant sur la rue qui va à la Porta Pia avaient été brisées à coups de hache. Le pape levé à la hâte, se tenait en rochet et en mosette dans la salle de ses audiences ordinaires avec le cardinal Pacca, le cardinal Despuig, quelques prélats et des employés de la secrétairerie. Il était assis devant une table entre les deux cardinaux. Radet entre ; on reste de part et d'autre en silence. Radet pâle et déconcerté prit enfin la parole : il déclare à Pie VII qu'il doit renoncer à la souveraineté temporelle de Rome, et que si Sa Sainteté refuse d'obéir il a ordre de la conduire au général Miollis. Le pape répondit que si les serments de fidélité obligeaient Radet d'obéir aux injonctions de Bonaparte, à plus forte raison lui, Pie VII, devait tenir les serments qu'il avait faits en recevant la tiare ; il ne pouvait ni céder ni abandonner le domaine de l'Eglise qui ne lui appartenait pas, et dont il n'était que l'administrateur.

Le pape ayant demandé s'il devait partir seul : " Votre Sainteté, répondit le général, peut emmener avec elle son ministre. " Pacca courut se revêtir dans une chambre voisine de ses habits de cardinal.

Dans la nuit de Noël, Grégoire VII, célébrant l'office à Sainte-Marie-Majeure, fut arraché de l'autel, blessé à la tête, dépouillé de ses ornements et conduit dans une tour par ordre du préfet Cencius. Le peuple prit les armes ; Cencius effrayé tomba aux pieds de son captif. Grégoire apaisa le peuple, fut ramené à Sainte-Marie-Majeure, et acheva l'office.

Nogaret et Colonne entrèrent la nuit (8 septembre 1303) dans Anagni, forcèrent la maison de Boniface VIII qui les attendait le manteau pontifical sur les épaules, la tête ceinte de la tiare, les mains armées des clefs et de la croix. Colonne le frappa au visage : Boniface en mourut de rage et de douleur.

Pie VII, humble et digne, ne montra ni la même audace humaine, ni le même orgueil du monde ; les exemples étaient plus près de lui ; ses épreuves ressemblaient à celles de Pie VI. Deux papes du même nom, successeurs l'un de l'autre, ont été victimes de nos révolutions. Tous deux traînés en France par la voie douloureuse ; l'un âgé de quatre-vingt-deux ans, venant expirer à Valence, l'autre, septuagénaire, subir la prison à Fontainebleau. Pie VII semblait être le fantôme de Pie VI, repassant sur le même chemin.

Lorsque Pacca dans sa robe de cardinal revint, il trouva son auguste maître déjà entre les mains des sbires et des gendarmes qui le forçaient de descendre les escaliers sur les débris des portes jetées à terre. Pie VI, enlevé du Vatican le 20 février 1800, trois heures avant le lever du soleil, abandonna le monde de chefs-d'oeuvre qui semblait le pleurer et sortit de Rome, au murmure des fontaines de la place Saint-Pierre, par la porte Angélique. Pie VII, enlevé du Quirinal le 16 juillet au point du jour, sortit par la Porta Pia ; il fit le tour des murailles jusqu'à la porte du Peuple. Cette Porta Pia, où tant de fois je me suis promené seul, fut celle par laquelle Alaric entra dans Rome. En suivant le chemin de ronde, où Pie VII avait passé, je ne voyais du côté de la villa Borghèse que la retraite de Raphaël, et du côté du Mont Pincio que les refuges de Claude Lorrain et du Poussin ; merveilleux souvenirs de la beauté des femmes et de la lumière de Rome ; souvenirs du génie des arts que protégea la puissance pontificale, et qui pouvaient suivre et consoler un prince captif et dépouillé.

Quand Pie VII partit de Rome, il avait dans sa poche un papetto de vingt-deux sous comme un soldat à cinq sous par étape : il a recouvré le Vatican. Bonaparte, au moment des exploits du général Radet, avait les mains pleines de royaumes : que lui en est-il resté ? Radet a imprimé le récit de ses exploits ; il en a fait faire un tableau qu'il a laissé à sa famille : tant les notions de la justice et de l'honneur sont brouillées dans les esprits.

Dans la cour du Quirinal le pape avait rencontré les Napolitains ses oppresseurs ; il les bénit ainsi que la ville : cette bénédiction apostolique se mêlant à tout, dans le malheur comme dans la prospérité, donne un caractère particulier aux événements de la vie de ces rois-pontifes qui ne ressemblent point aux autres rois.

Des chevaux de poste attendaient en dehors de la porte du Peuple. Les persiennes de la voiture où monta Pie VII étaient clouées du côté où il s'assit ; le pape entré, les portières furent fermées à double tour, et Radet mit les clefs dans sa poche ; le chef des gendarmes devait accompagner le pape jusqu'à la Chartreuse de Florence.

A Monterossi il y avait sur le seuil des portes des femmes qui pleuraient : le général pria Sa Sainteté de baisser les rideaux de la voiture pour se cacher. La chaleur était accablante. Vers le soir Pie VII demanda à boire ; le maréchal des logis Cardigny remplit une bouteille d'une eau sauvage qui coulait sur le chemin ; Pie VII but avec grand plaisir. Sur la montagne de Radicofani le pape descendit à une pauvre auberge ; ses habits étaient trempés de sueur, et il n'avait pas de quoi se changer ; Pacca aida la servante à faire le lit de Sa Sainteté. Le lendemain le pape rencontra des paysans ; il leur dit : " Courage et prières ! " on traversa Sienne ; on entra dans Florence, une des roues de la voiture se brisa ; le peuple ému s'écriait : " Santo padre ! santo padre ! ", Le pape fut tiré hors de la voiture renversée par une portière. Les uns se prosternaient, les autres touchaient les vêtements de Sa Sainteté, comme le peuple de Jérusalem la robe du Christ.

Le pape put enfin se remettre en route pour la Chartreuse ; il hérita dans cette solitude de la couche que dix ans auparavant avait occupée Pie VI, lorsque deux palefreniers hissaient celui-ci dans la voiture et qu'il poussait des gémissements de souffrance. La Chartreuse appartenait au site de Vallombrosa, par une succession de forêts de pins on arrivait aux Camaldules, et de là, de rocher en rocher, à ce sommet de l'Apennin qui voit les deux mers. Un ordre subit contraignit Pie VII de repartir pour Alexandrie ; il n'eut que le temps de demander un bréviaire au prieur ; Pacca fut séparé du souverain pontife.

De la Chartreuse à Alexandrie la foule accourut de toutes parts ; on jetait des fleurs au captif, on lui donnait de l'eau, on lui présentait des fruits ; des gens de la campagne prétendaient le délivrer et lui disaient : " Vuole ? dica. " Un pieux larron lui déroba une épingle, relique qui devait ouvrir au ravisseur les portes du ciel.

A trois milles de Gênes une litière conduisit le pape au bord de la mer ; une felouque le transporta de l'autre côté de la ville à Saint-Pierre d'Arena. Par la route d'Alexandrie et de Mondovi, Pie VII gagna le premier village français ; il y fut accueilli avec des effusions de tendresse religieuse ; il disait : " Dieu pourrait-il nous ordonner de paraître insensible à ces marques d'affection ? "

Les Espagnols faits prisonniers à Saragosse étaient détenus à Grenoble : comme ces garnisons d'Européens oubliées sur quelques montagnes des Indes, ils chantaient la nuit et faisaient retentir ces climats étrangers des airs de la patrie. Tout à coup le pape descend ; il semblait avoir entendu ces voix chrétiennes. Les captifs volent au-devant du nouvel opprimé ; ils tombent à genoux. Pie VII jette presque tout son corps hors de la portière. il étend ses mains amaigries et tremblantes sur ces guerriers qui avaient défendu la liberté de l'Espagne avec l'épée, comme il avait défendu la liberté de l'Italie avec la foi ; les deux glaives se croisent sur des têtes héroïques.

De Grenoble Pie VII atteignit Valence. Là, Pie VI avait expiré ; là, il s'était écrié quand on le montra au peuple : " Ecce homo ! " Là, Pie VI se sépara de Pie VII ; le mort, rencontrant sa tombe, y rentra ; il fit cesser la double apparition, car jusqu'alors on avait vu comme deux papes marchant ensemble, ainsi que l'ombre accompagne le corps. Pie VII portait l'anneau que Pie VI avait au doigt lorsqu'il expira : signe qu'il avait accepté les misères et les destinées de son devancier.

A deux lieues de Comana, saint Chrysostome logea aux établissements de saint Basilisque ; ce martyr lui apparut pendant la nuit et lui dit : " Courage, mon frère Jean ! demain nous serons ensemble. " Jean répliqua : " Dieu soit loué de tout ! " Il s'étendit à terre et mourut.

A Valence, Bonaparte commença la carrière d'où il s'élança sur Rome. On ne laissa pas le temps à Pie VII de visiter les cendres de Pie VI ; on le poussa précipitamment à Avignon : c'était le faire rentrer dans la petite Rome ; il y put voir la glacières dans les souterrains du palais d'une autre lignée de pontifes, et entendre la voix de l'ancien poète couronné, qui rappelait les successeurs de saint Pierre au Capitole.

Conduit au hasard, il rentra dans la Savoie maritime ; au pont du Var, il le voulut traverser à pied, il rencontra la population divisée en ordres de métiers, les ecclésiastiques vêtus de leurs habits sacerdotaux, et dix mille personnes à genoux dans un profond silence. La reine d'Etrurie avec ses deux enfants, à genoux aussi attendait le Saint Père au bout du pont. A Nice, les rues de la ville étaient jonchées de fleurs. Le commandant qui menait le pape à Savone, prit la nuit un chemin infréquenté par les bois ; à son grand étonnement il tomba au milieu d'une illumination solitaire ; un lampion avait été attaché à chaque arbre. Le long de la mer, la Corniche était pareillement illuminée ; les vaisseaux aperçurent de loin ces phares que le respect, l'attendrissement et la piété allumaient pour le naufrage d'un moine captif. Napoléon revint-il ainsi de Moscou ? Etait-ce du bulletin de ses bienfaits et des bénédictions des peuples qu'il était précédé ?

Durant ce long voyage, la bataille de Wagram avait été gagnée, le mariage de Napoléon avec Marie-Louise arrêté. Treize des cardinaux mandés à Paris furent exilés et la consulte romaine formée par la France avait de nouveau prononcé la réunion du Saint-Siège à l'empire.

Le pape détenu à Savone, fatigué et assiégé par les créatures de Napoléon, émit un bref dont le cardinal Roverella fut le principal auteur, et qui permettait d'envoyer des bulles de confirmation à différents évêques nommés. L'empereur n'avait pas compté sur tant de complaisance ; il rejeta le bref parce qu'il lui eût fallu mettre le souverain pontife en liberté. Dans un accès de colère il avait ordonné que les cardinaux opposants quittassent la pourpre ; quelques-uns furent enfermés à Vincennes.

Le préfet de Nice écrivit à Pie VII que " défense lui était faite de communiquer avec aucune église de l'empire, sous peine de désobéissance ; que lui, Pie VII a cessé d'être l'organe de l'Eglise parce qu'il prêche la rébellion et que son âme est toute de fiel ; que, puisque rien ne peut le rendre sage, il verra que Sa Majesté est assez puissante pour déposer un pape ".

Etait-ce bien le vainqueur de Marengo qui avait dicté la minute d'une pareille lettre ?

Enfin, après trois ans de captivité à Savone, le 9 de juin 1812, le pape fut mandé en France. On lui enjoignit de changer d'habits : dirigé sur Turin, il arriva à l'hospice du mont Cenis au milieu de la nuit. Là, près d'expirer, il reçut l'extrême-onction. On ne lui permit de s'arrêter que le temps nécessaire à l'administration du dernier sacrement ; on ne souffrit pas qu'il séjournât près du ciel. Il ne se plaignit point ; il renouvelait l'exemple de la mansuétude de la martyre de Verceil. Au bas de la montagne, au moment qu'elle allait être décollée, voyant tomber l'agrafe de la chlamyde du bourreau, elle dit à cet homme : " Voilà une agrafe d'or qui vient de tomber de ton épaule ; ramasse-la, crainte de perdre ce que tu n'as gagné qu'avec beaucoup de travail. "

Pendant sa traversée de la France, on ne permit pas à Pie VII de descendre de voiture. S'il prenait quelque nourriture, c'était dans cette voiture même, que l'on enfermait dans les remises de la poste. Le 20 juin au matin, il arriva à Fontainebleau ; Bonaparte trois jours après franchissait le Niémen pour commencer son expiation. Le concierge refusa de recevoir le captif, parce qu'aucun ordre ne lui était encore parvenu. L'ordre envoyé de Paris, le pape entra dans le château ; il y fit entrer avec lui la justice céleste : sur la même table où Pie VII appuyait sa main défaillante, Napoléon signa son abdication.

Si l'inique invasion de l'Espagne souleva contre Bonaparte le monde politique, l'ingrate occupation de Rome lui rendit contraire le monde moral : sans la moindre utilité, il s'aliéna comme à plaisir les peuples et les autels, l'homme et Dieu. Entre ces deux précipices qu'il avait creusés aux deux bords de sa vie, il alla, par une étroite chaussée, chercher sa destruction au fond de l'Europe, comme sur ce pont que la Mort, aidée du mal avait jeté à travers le chaos.

Pie VII n'est point étranger à ces Mémoires : c'est le premier souverain auprès duquel j'aie rempli une mission dans ma carrière politique, commencée et subitement interrompue sous l'Empire. Je le vois encore me recevant au Vatican, le Génie du Christianisme ouvert sur sa table, dans le même cabinet où j'ai été admis aux pieds de Léon XII et de Pie VIII. J'aime à rappeler ce qu'il a souffert : les douleurs qu'il a bénies à Rome en 1803 payeront aux siennes par mon souvenir une dette de reconnaissance.


2 L20 Chapitre 10

Cinquième coalition. - Prise de Vienne. - Bataille d'Essling. - Bataille de Wagram. - Paix signée dans le palais de l'empereur d'Autriche. - Divorce. - Napoléon épouse Marie-Louise. - Naissance du roi de Rome.

Le 9 avril 1809, se déclara la cinquième coalition entre l'Angleterre, l'Autriche, l'Espagne, sourdement appuyée du mécontentement des autres peuples. Les Autrichiens, se plaignant de l'infraction de traités, passent tout à coup l'Inn à Braunau : on leur avait reproché leur lenteur, ils voulurent faire les Napoléon ; cette allure ne leur allait pas. Heureux de quitter l'Espagne, Bonaparte accourt en Bavière ; il se met à la tête des Bavarois sans attendre les Français : tout soldat lui était bon. Il défait à d'Abensberg l'archiduc Louis, à Eckmühl l'archiduc Charles ; il scie en deux l'armée autrichienne, il effectue le passage de la Salza.

Il entre à Vienne. Le 21 et le 22 mai a lieu la terrible affaire d'Essling. La relation de l'archiduc Charles porte que, le premier jour, deux cent quatre-vingt-huit pièces autrichiennes tirèrent cinquante et un mille coups de canon, et que le lendemain plus de quatre cents pièces jouèrent de part et d'autre. Le maréchal Lannes fut blessé mortellement. Bonaparte lui dit un mot et puis l'oublia : l'attachement des hommes se refroidit aussi vite que le boulet qui les frappe.

La bataille de Wagram (14 juin 1809) résume les différents combats livrés en Allemagne : Bonaparte y déploie tout son génie. Le général César de Laville, chargé de l'aller prévenir d'un désastre qu'éprouve l'aile gauche, le trouve à l'aile droite dirigeant l'attaque du maréchal Davoust. Napoléon revient sur-le-champ à la gauche et répare l'échec essuyé par Masséna. Ce fut alors, au moment où l'on croyait la bataille perdue, que, jugeant seul du contraire par les manoeuvres de l'ennemi, il s'écria : " La bataille est gagnée ! " Il oppose sa volonté à la victoire hésitante ; il la ramène au feu comme César ramenait par la barbe au combat ses vétérans étonnés. Neuf cents bouches de bronze rugissent ; la plaine et les moissons sont en flammes ; de grands villages disparaissent ; l'action dure douze heures. Dans une seule charge, Lauriston marche au trot à l'ennemi, à la tête de cent pièces de canon. Quatre jours après on ramassait au milieu des blés des militaires qui achevaient de mourir aux rayons du soleil sur des épis piétinés, couchés et collés par du sang : les vers s'attachaient déjà aux plaies des cadavres avancés.

Dans ma jeunesse, on s'occupait de lire les commentaires de Folard et Guischardt, de Tempelhof et de Lloyd, sur les campagnes de Frédéric II ; on étudiait l'ordre profond et l'ordre mince ; j'ai fait manoeuvrer sur ma table de sous-lieutenant bien de petits carrés de bois. La science militaire a changé comme tout le reste par la Révolution ; Bonaparte a inventé la grande guerre, dont les conquêtes de la République lui avaient fourni l'idée par les masses réquisitionnaires. Il méprisa les places fortes qu'il se contenta de masquer, s'aventura dans le pays envahi et gagna tout, à coups de batailles. Il ne s'occupait point de retraites ; il allait droit devant lui comme ces voies romaines qui traversent sans se détourner les précipices et les montagnes. Il portait toutes ses forces sur un point, puis ramassait au demi-cercle les corps isolés dont il avait rompu la ligne. Cette manoeuvre qui lui fut propre était d'accord avec la furie française ; mais elle n'eût point réussi avec des soldats moins impétueux et moins agiles. Il faisait aussi, vers la fin de sa carrière, charger l'artillerie et emporter les redoutes par la cavalerie. Qu'en est-il résulté ? En menant la France à la guerre, on a appris à l'Europe à marcher : il ne s'est plus agi que de multiplier les moyens ; les masses ont équipollé les masses. Au lieu de cent mille hommes on en a pris six cent mille ; au lieu de cent pièces de canon on en a traîné cinq cents : la science ne s'est point accrue ; l'échelle seulement s'est élargie. Turenne en savait autant que Bonaparte, mais il n'était pas maître absolu et ne disposait pas de quarante millions d'hommes. Tôt ou tard il faudra rentrer dans la guerre civilisée que savait encore Moreau, guerre qui laisse les peuples en repos tandis qu'un petit nombre de soldats font leur devoir ; il faudra en revenir à l'art des retraites, à la défense d'un pays au moyen des places fortes, aux manoeuvres patientes qui ne coûtent que des heures en épargnant des hommes. Ces énormes batailles de Napoléon sont au delà de la gloire ; l'oeil ne peut embrasser ces champs de carnage qui, en définitive, n'amènent aucun résultat proportionné à leurs calamités. L'Europe, à moins d'événements imprévus, est pour longtemps dégoûtée de combats. Napoléon a tué la guerre en l'exagérant : notre guerre d'Afrique n'est qu'une école expérimentale ouverte à nos soldats.

Au milieu des morts, sur le champ de bataille de Wagram, Napoléon montra l'impassibilité qui lui était propre et qu'il affectait, afin de paraître au-dessus des autres hommes ; il dit froidement ou plutôt il répéta son mot habituel dans de telles circonstances : " Voilà une grande consommation ! "

Lorsqu'on lui recommandait des officiers blessés, il répondait : " Ils sont absents. " Si la vertu militaire enseigne quelques vertus, elle en affaiblit plusieurs : le soldat trop humain ne pourrait accomplir son oeuvre ; la vue du sang et des larmes, les souffrances, les cris de douleur, l'arrêtant à chaque pas, détruiraient en lui ce qui fait les Césars ; race dont, après tout, on se passerait volontiers.

Après la bataille de Wagram, un armistice est convenu à Znaïm. Les Autrichiens, quoi qu'en disent nos bulletins, s'étaient retirés en bon ordre et n'avaient pas laissé derrière eux un seul canon monté. Bonaparte, en possession de Schoenbrünn, y travaillait à la paix. " Le 13 octobre, dit le duc de Cadore, j'étais venu de Vienne pour travailler avec l'empereur. Après quelques moments d'entretien, il me dit : " Je vais passer la revue ; restez dans mon cabinet ; vous rédigerez cette note que je verrai après la revue. " Je restai dans son cabinet avec M. de Menneval, son secrétaire intime ; il rentra bientôt. - Le prince de Lichtenstein, me dit Napoléon, ne vous a-t-il pas fait connaître qu'on lui faisait souvent la proposition de m'assassiner ? - Oui, sire ; il m'a exprimé l'horreur avec laquelle il rejetait ces propositions. - Eh bien ! on vient d'en faire la tentative. Suivez-moi. " J'entrai avec lui dans le salon. Là étaient quelques personnes qui paraissaient très agitées et qui entouraient un jeune homme de dix-huit à vingt ans, d'une figure agréable, très douce, annonçant une sorte de candeur, et qui seul paraissait conserver un grand calme. C'était l'assassin. Il fut interrogé avec une grande douceur par Napoléon lui-même, le général Rapp servant d'interprète. Je ne rapporterai que quelques-unes de ses réponses, qui me frappèrent davantage.

" Pourquoi vouliez-vous m'assassiner ? - Parce qu'il n'y aura jamais de paix pour l'Allemagne tant que vous serez au monde. - Qui vous a inspiré ce projet ? - L'amour de mon pays. - Ne l'avez-vous concerté avec personne ? - Je l'ai trouvé dans ma conscience. - Ne saviez-vous pas à quels dangers vous vous exposiez ? - Je le savais ; mais je serais heureux de mourir pour mon pays. - Vous avez des principes religieux ; croyez-vous que Dieu autorise l'assassinat ? - J'espère que Dieu me pardonnera en faveur de mes motifs. - Est-ce que, dans les écoles que vous avez suivies, on enseigne cette doctrine ? - Un grand nombre de ceux qui les ont suivies avec moi sont animés de ces sentiments et disposés à dévouer leur vie au salut de la patrie. - Que feriez-vous si je vous mettais en liberté ? - Je vous tuerais. "

" La terrible naïveté de ces réponses, la froide et inébranlable résolution qu'elles annonçaient, et ce fanatisme, si fort au-dessus de toutes les craintes humaines, firent sur Napoléon une impression que je jugeai d'autant plus profonde qu'il montrait plus de sang-froid. Il fit retirer tout le monde, et je restai seul avec lui. Après quelques mots sur un fanatisme aussi aveugle et aussi réfléchi, il me dit : " Il faut faire la paix. " Ce récit du duc de Cadore méritait d'être cité en entier.

Les nations commençaient leur levée ; elles annonçaient à Bonaparte des ennemis plus puissants que les rois ; la résolution d'un seul homme du peuple sauvait alors l'Autriche. Cependant la fortune de Napoléon ne voulait pas encore tourner la tête. Le 14 août 1809, dans le palais même de l'empereur d'Autriche, il fait la paix ; cette fois la fille des Césars est la palme remportée ; mais Joséphine avait été sacrée, et Marie-Louise ne le fut pas : avec sa première femme, la vertu de l'onction divine sembla se retirer du triomphateur. J'aurais pu voir dans Notre-Dame de Paris la même cérémonie que j'ai vue dans la cathédrale de Reims ; à l'exception de Napoléon, les mêmes hommes y figuraient.

Un des acteurs secrets qui eut le plus de part dans la conduite intérieure de cette affaire fut mon ami Alexandre de Laborde, blessé dans les rangs des émigrés, et honoré de la croix de Marie-Thérèse pour ses blessures.

Le 2 mars, le prince de Neuchâtel épousa à Vienne, par procuration, l'archiduchesse Marie-Louise. Celle-ci partit pour la France, accompagnée de la princesse Murat : Marie-Louise était parée sur la route des emblèmes de la souveraine. Elle arriva à Strasbourg le 22 mars, et le 28 au château de Compiègne, où Bonaparte l'attendait. Le mariage civil eut lieu à Saint-Cloud le 1er avril ; le 2, le cardinal Fesch donna dans le Louvre la bénédiction nuptiale aux deux époux. Bonaparte apprit à cette seconde femme à lui devenir infidèle, ainsi que l'avait été la première, en trompant lui-même son propre lit par son intimité avec Marie-Louise avant la célébration du mariage religieux : mépris de la majesté des moeurs royales et des lois saintes qui n'était pas d'un heureux augure.

Tout paraît achevé. Bonaparte a obtenu la seule chose qui lui manquait : comme Philippe-Auguste s'alliant à Isabelle de Hainaut, il confond la dernière race avec la race des grands rois ; le passé se réunit à l'avenir. En arrière comme en avant, il est désormais le maître des siècles s'il se veut enfin fixer au sommet ; mais il a la puissance d'arrêter le monde et n'a pas celle de s'arrêter : il ira jusqu'à ce qu'il ait conquis la dernière couronne qui donne du prix à toutes les autres, la couronne du malheur.

L'archiduchesse Marie-Louise, le 20 mars 1811, accouche d'un fils : sanction supposée des félicités précédentes. De ce fils, éclos, comme les oiseaux du pôle, au soleil de minuit, il ne restera qu'une valse triste, composée par lui-même à Schoenbrünn, et jouée sur des orgues dans les rues de Paris, autour du palais de son père.


2 L20 Chapitre 11

Projets et préparatifs de la guerre de Russie. - Embarras de Napoléon.

Bonaparte ne voyait plus d'ennemis ; ne sachant où prendre des empires, faute de mieux il avait pris le royaume de Hollande à son frère. Mais une inimitié secrète, qui remontait à l'époque de la mort du duc d'Enghien, était restée au fond du coeur de Napoléon contre Alexandre. Une rivalité de puissance l'animait ; il savait ce que la Russie pouvait faire et à quel prix il avait acheté les victoires de Friedland et d'Eylau. Les entrevues de Tilsit et d'Erfurt, des suspensions d'armes forcées, une paix que le caractère de Bonaparte ne pouvait supporter, des déclarations d'amitié, des serrements de main, des embrassades, des projets fantastiques de conquêtes communes, tout cela n'était que des ajournements de haine. Il restait sur le continent un pays et des capitales où Napoléon n'était point entré, un empire debout en face de l'empire français : les deux colosses se devaient mesurer. A force d'étendre la France, Bonaparte avait rencontré les Russes, comme Trajan, en passant le Danube, avait rencontré les Goths.

Un calme naturel, soutenu d'une piété sincère depuis qu'il était revenu à la religion, inclinait Alexandre à la paix : il ne l'aurait jamais rompue si l'on n'était venu le chercher. Toute l'année 1811 se passa en préparatifs. La Russie invitait l'Autriche domptée et la Prusse pantelante à se réunir à elle dans le cas où elle serait attaquée. l'Angleterre arrivait avec sa bourse. L'exemple des Espagnols avait soulevé les sympathies des peuples ; déjà commençait à se former le lien de la vertu (Tugendbund) qui enserrait peu à peu la jeune Allemagne.

Bonaparte négociait ; il faisait des promesses : il laissait espérer au roi de Prusse la possession des provinces russes allemandes ; le roi de Saxe et l'Autriche se flattaient d'obtenir des agrandissements dans ce qui restait encore de la Pologne ; des princes de la Confédération du Rhin rêvaient des changements de territoire à leur convenance ; il n'y avait pas jusqu'à la France que Napoléon ne méditât d'élargir, quoiqu'elle débordât déjà sur l'Europe ; il prétendait l'augmenter nominativement de l'Espagne. Le général Sébastiani lui dit : " Et votre frère ? " Napoléon répliqua : " Qu'importe mon frère ! est-ce qu'on donne un royaume comme l'Espagne ? " Le maître disposait par un mot du royaume qui avait coûté tant de malheurs et de sacrifices à Louis XIV ; mais il ne l'a pas gardé si longtemps. Quant aux peuples, jamais homme n'en a moins tenu compte et ne les a plus méprisés que Bonaparte : il en jetait des lambeaux à la meute de rois qu'il conduisait à la chasse, le fouet à la main : " Attila, dit Jornandès, menait avec lui une foule de princes tributaires qui attendaient avec crainte et tremblement un signe du maître des monarques pour exécuter ce qui leur serait ordonné. "

Avant de marcher en Russie avec ses alliées l'Autriche et la Prusse, avec la Confédération du Rhin composée de rois et de princes, Napoléon avait voulu assurer ses deux flancs qui touchaient aux deux bords de l'Europe : il négociait deux traités, l'un au midi avec Constantinople, l'autre au nord avec Stockholm. Ces traités manquèrent.

Napoléon, à l'époque de son Consulat, avait renoué des intelligences avec la Porte : Sélim et Bonaparte avaient échangé leurs portraits ; ils entretenaient une correspondance mystérieuse. Napoléon écrivait à son compère, en date d'Ostende, 3 avril 1807 : " Tu t'es montré le digne descendant des Sélim et des Soliman. Confie-moi tous tes besoins : je suis assez puissant et assez intéressé à tes succès, tant par amitié que par politique, pour n'avoir rien à te refuser. " Charmante effusion de tendresse entre deux sultans causant bec à bec, comme aurait dit Saint-Simon.

Sélim renversé, Napoléon revient au système russe et songe à partager la Turquie avec Alexandre ; puis, bouleversé encore par un nouveau cataclysme d'idées, il se détermine à l'invasion de l'empire moscovite. Mais ce n'est que le 21 mars 1812 qu'il demande à Mahmoud son alliance, requérant soudain de lui cent mille Turcs au bord du Danube. Pour cette armée, il offre à la Porte la Valachie et la Moldavie. Les Russes l'avaient devancé ; leur traité était au moment de se conclure, et il fut signé le 28 mai 1812.

Au nord, les événements trompèrent également Bonaparte. Les Suédois auraient pu envahir la Finlande, comme les Turcs menacer la Crimée : par cette combinaison la Russie, ayant deux guerres sur les bras, eût été dans l'impossibilité de réunir ses forces contre la France ; ce serait de la politique sur une vaste échelle, si le monde n'était aujourd'hui rapetissé au moral comme au physique par la communication des idées et des chemins de fer. Stockholm, se renfermant dans une politique nationale, s'arrangea avec Pétersbourg.

Après avoir perdu en 1807 la Poméranie envahie par les Français, et en 1808 la Finlande envahie par la Russie, Gustave IV avait été déposé. Gustave, loyal et fou, a augmenté le nombre des rois errants sur la terre, et moi, je lui ai donné une lettre de recommandation pour les Pères de Terre sainte : c'est au tombeau de Jésus-Christ qu'il se faut consoler. L'oncle de Gustave fut mis en place de son neveu détrôné. Bernadotte, ayant commandé le corps d'armée français en Poméranie, s'était attiré l'estime des Suédois ; ils jetèrent les yeux sur lui ; Bernadotte fut choisi pour combler le vide que laissait le prince de Holstein-Augustembourg, prince héréditaire de Suède, nouvellement élu et mort. Napoléon vit avec déplaisir l'élection de son ancien compagnon.

L'inimitié de Bonaparte et de Bernadotte remontait haut : Bernadotte s'était opposé au 18 brumaire ; ensuite il contribua, par des conversations animées et par l'ascendant qu'il exerçait sur les esprits, à ces brouillements qui amenèrent Moreau devant une cour de justice. Bonaparte se vengea à sa façon, en cherchant à ravaler un caractère. Après le jugement de Moreau il fit présent à Bernadotte d'une maison, rue d'Anjou, dépouille du général condamné ; par une faiblesse alors trop commune, le beau-frère de Joseph n'osa refuser cette munificence peu honorable. Grosbois fut donné à Berthier. La fortune ayant mis le sceptre de Charles XII aux mains d'un compatriote de Henri IV, Charles-Jean se refusa à l'ambition de Napoléon ; il pensa qu'il lui était plus sûr d'avoir pour allié Alexandre, son voisin, que Napoléon, ennemi éloigné ; il se déclara neutre, conseilla la paix et se proposa pour médiateur entre la Russie et la France.

Bonaparte entre en fureur ; il s'écrie : " Lui, le misérable, il me donne des conseils ! il veut me faire la loi ! un homme qui tient tout de ma bonté ! quelle ingratitude ! Je saurai bien le forcer de suivre mon impulsion souveraine ! " A la suite de ces violences, Bernadotte signa le 24 mars 1812 le traité de Pétersbourg.

Ne demandez pas de quel droit Bonaparte traitait Bernadotte de misérable , oubliant qu'il ne sortait, lui Bonaparte, ni d'une source plus élevée, ni d'une autre origine : la Révolution et les armes. Ce langage insultant n'annonçait ni la hauteur héréditaire du rang, ni la grandeur de l'âme. Bernadotte n'était point ingrat, il ne devait rien à la bonté de Bonaparte.

L'empereur s'était transformé en un monarque de vieille race qui s'attribue tout, qui ne parle que de lui, qui croit récompenser ou punir en disant qu'il est satisfait ou mécontent. Beaucoup de siècles passés sous la couronne, une longue suite de tombeaux à Saint-Denis, n'excuseraient pas même ces arrogances.

La fortune ramena des Etats-Unis et du nord de l'Europe deux généraux français sur le même champ de bataille, pour faire la guerre à un homme contre lequel ils s'étaient d'abord réunis et qui les avait séparés. Soldat ou roi, nul ne songeait alors qu'il y eût crime à vouloir renverser l'oppresseur des libertés. Bernadotte triompha, Moreau succomba. Les hommes disparus jeunes sont de vigoureux voyageurs ; ils font vite une route que des hommes plus débiles achèvent à pas lents.


2 L20 Chapitre 12

L'empereur entreprend l'expédition de Russie. - Objections. - Faute de Napoléon.

Ce ne fut pas faute d'avertissements que Bonaparte s'obstina à la guerre de Russie : le duc de Frioul, le comte de Ségur, le duc de Vicence, consultés, opposèrent à cette entreprise une foule d'objections : " Il ne faut pas, disait courageusement le dernier ( Histoire de la grande armée ), en s'emparant du continent et même des Etats de la famille de son allié, accuser cet allié de manquer au système continental. Quand les armées françaises couvraient l'Europe, comment reprocher aux Russes leur armée ? Fallait-il donc se jeter par delà tous ces peuples de l'Allemagne, dont les plaies faites par nous n'étaient point encore cicatrisées ? Les Français ne se reconnaissaient déjà plus au milieu d'une patrie qu'aucune frontière naturelle ne limitait. Qui donc défendra la véritable France abandonnée ? - Ma renommée ", répliqua l'empereur. Médée avait fourni cette réponse : Napoléon faisait descendre à lui la tragédie.

Il annonçait le dessein d'organiser l'empire en cohortes de ban et d'arrière-ban : sa mémoire était une confusion de temps et de souvenirs. A l'objection des divers partis existants encore dans l'empire, il répondait : " Les royalistes redoutent plus ma perte qu'ils ne la désirent. Ce que j'ai fait de plus utile et de plus difficile a été d'arrêter le torrent révolutionnaire : il aurait tout englouti. Vous craignez la guerre pour mes jours ? Me tuer, moi, c'est impossible : ai-je donc accompli les volontés du Destin ? Je me sens poussé vers un but que je ne connais pas. Quand je l'aurai atteint, un atome suffira pour m'abattre. " C'était encore une copie : les Vandales en Afrique, Alaric en Italie, disaient ne céder qu'à une impulsion surnaturelle : divino jussu ac perurgeri .

L'absurde et honteuse querelle avec le pape augmentant les dangers de la position de Bonaparte, le cardinal Fesch le conjurait de ne pas s'attirer à la fois l'inimitié du ciel et de la terre : Napoléon prit son oncle par la main, le mena à une fenêtre (c'était la nuit) et lui dit : " Voyez-vous cette étoile ? - Non, sire. - Regardez bien. - Sire, je ne la vois pas. - Eh bien, moi, je la vois. "

" Vous aussi, disait Bonaparte à M. de Caulaincourt, vous êtes devenu Russe. "

" Souvent, assure M. de Ségur, on le voyait (Napoléon) à demi renversé sur un sofa, plongé dans une méditation profonde ; puis il en sort tout à coup comme en sursaut, convulsivement et par des exclamations ; il croit s'entendre nommer et s'écrie : Qui m'appelle ? Alors il se lève, marche avec agitation. " Quand le Balafré touchait à sa catastrophe, il monta sur la terrasse du donjon du château de Blois, appelée le Perche au Breton : sous un ciel d'automne, une campagne déserte s'étendant au loin, on le vit se promener à grands pas avec des mouvements furieux. Bonaparte, dans ses hésitations salutaires, dit : " Rien n'est assez établi autour de moi pour une guerre aussi lointaine ; il faut la retarder de trois ans. " Il offrait de déclarer au czar qu'il ne contribuerait ni directement, ni indirectement, au rétablissement d'un royaume de Pologne : l'ancienne et la nouvelle France ont également abandonné ce fidèle et malheureux pays.

Cet abandon, entre toutes les fautes politiques commises par Bonaparte, est une des plus graves. Il a déclaré depuis cette faute, que s'il n'avait pas procédé à un rétablissement hautement indiqué, c'est qu'il avait craint de déplaire à son beau-père. Bonaparte était bien homme à être retenu par des considérations de famille ! L'excuse était si faible qu'elle ne le mène, en la donnant, qu'à maudire son mariage avec Marie-Louise. Loin d'avoir senti ce mariage de la même manière, l'empereur de Russie s'était écrié : " Me voilà renvoyé au fond de mes forêts. " Bonaparte fut tout simplement aveuglé par l'antipathie qu'il avait pour la liberté des peuples.

Le prince Poniatowski, lors de la première invasion de l'armée française avait organisé des troupes polonaises ; des corps politiques s'étaient assemblés ; la France maintint deux ambassadeurs successifs à Varsovie, l'archevêque de Malines et M. Bignon. Français du Nord, les Polonais étaient braves et légers comme nous, ils parlaient notre langue ; ils nous aimaient comme des frères ; ils se faisaient tuer pour nous avec une fidélité où respirait leur aversion de la Russie. La France les avait jadis perdus ; il lui appartenait de leur rendre la vie : ne devait-on rien à ce peuple sauveur de la chrétienté ? Je l'ai dit à Alexandre à Vérone : " Si Votre Majesté ne rétablit pas la Pologne, elle sera obligée de l'exterminer. " Prétendre ce royaume condamné à l'oppression par sa position géographique, c'est trop accorder aux collines et aux rivières : vingt peuples entourés de leur seul courage ont gardé leur indépendance, et l'Italie, remparée des Alpes, est tombée sous le joug de quiconque les a voulu franchir. Il serait plus juste de reconnaître une autre fatalité, savoir que les peuples belliqueux, habitants des plaines, sont condamnés à la conquête : des plaines sont accourus les divers envahisseurs de l'Europe.

Loin de favoriser la Pologne, on voulut que ses soldats prissent la cocarde nationale ; pauvre qu'elle était, on la chargeait d'entretenir une armée française de quatre-vingt mille hommes ; le grand-duché de Varsovie était promis au roi de Saxe. Si la Pologne eût été reformée en royaume, la race slave depuis la Baltique jusqu'à la mer Noire reprenait son indépendance. Même dans l'abandon où Napoléon laissait les Polonais, tout en se servant d'eux, ils demandaient qu'on les jetât en avant ; ils se vantaient de pouvoir seuls entrer sans nous à Moscou : proposition inopportune ! Le poète armé, Bonaparte, avait reparu ; il voulait monter au Kremlin pour y chanter et pour signer un décret sur les théâtres.

Quoi qu'on publie aujourd'hui à la louange de Bonaparte, ce grand démocrate, sa haine des gouvernements constitutionnels était invincible ; elle ne l'abandonna point alors même qu'il était entré dans les déserts menaçants de la Russie. Le sénateur Wibicki lui apporta jusqu'à Wilna les résolutions de la Diète de Varsovie : " C'est à vous ", disait-il dans son exagération sacrilège, " c'est à vous qui dictez au siècle son histoire, et en qui la force de la Providence réside, c'est à vous d'appuyer des efforts que vous devez approuver. " Il venait, lui Wibicki, demander à Napoléon le Grand de prononcer ces seules paroles : " Que le royaume de Pologne existe ", et le royaume de Pologne existera. " Les Polonais se dévoueront aux ordres du chef devant qui les siècles ne sont qu'un moment, et l'espace qu'un point. "

Napoléon répondit :

" Gentilshommes, députés de la Confédération de Pologne, j'ai entendu avec intérêt ce que vous venez de me dire. Polonais, je penserais et agirais comme vous ; j'aurais voté comme vous dans l'assemblée de Varsovie. L'amour de son pays est le premier devoir de l'homme civilisé. Dans ma situation, j ' ai beaucoup d ' intérêts à concilier et beaucoup de devoirs à remplir . Si j'avais régné pendant le premier, le second, ou le troisième partage de la Pologne, j'aurais armé mes peuples pour la défendre.

" J'aime votre nation ! Pendant seize ans j'ai vu vos soldats à mes côtés, dans les champs d'Italie et dans ceux de l'Espagne. J'applaudis à ce que vous avez fait ; j'autorise les efforts que vous voulez faire : je ferai tout ce qui dépendra de moi pour seconder vos résolutions.

" Je vous ai tenu le même langage dès ma première entrée en Pologne. Je dois y ajouter que j ' ai garanti à l ' empereur d ' Autriche l ' intégrité de ses domaines, et que je ne puis sanctionner aucune manoeuvre, ou aucun mouvement qui tende à troubler la paisible possession de ce qui lui reste des provinces de la Pologne .

" Je récompenserai ce dévouement de vos contrées qui vous rend si intéressants et vous acquiert tant de titres à mon estime et à ma protection, par tout ce qui pourra dépendre de moi dans les circonstances . "

Ainsi crucifiée pour le rachat des nations, la Pologne a été abandonnée ; on a lâchement insulté sa passion ; on lui a présenté l'éponge pleine de vinaigre, lorsque sur la croix de la liberté elle a dit : " J'ai soif, sitio . " " Quand la liberté, s'écria Mickiewicz, s'assiéra sur le trône du monde, elle jugera les nations. Elle dira à la France : Je t'ai appelée, tu ne m'as pas écoutée : va donc à l'esclavage. "

" Tant de sacrifices, tant de travaux, dit l'abbé de Lamennais, doivent-ils être stériles ? Les sacrés martyrs n'auraient-ils semé dans les champs de la patrie qu'un esclavage éternel ? Qu'entendez-vous dans ces forêts ? Le murmure triste des vents. Que voyez-vous passer sur ces plaines ? L'oiseau voyageur qui cherche un lieu pour se reposer. "


2 L20 Chapitre 13

Réunion à Dresde. - Bonaparte passe en revue son armée et arrive au bord du Niémen.

Le 9 mai 1812, Napoléon partit pour l'armée et se rendit à Dresde. C'est à Dresde qu'il rassembla les ressorts épars de la Confédération du Rhin, et que, pour la première et la dernière fois, il mit en mouvement cette machine qu'il avait fabriquée.

Parmi les chefs-d'oeuvre exilés qui regrettent le soleil de l'Italie, a lieu une réunion de l'empereur Napoléon et de l'impératrice Marie-Louise, de l'empereur et de l'impératrice d'Autriche, d'une cohue de souverains grands et petits. Ces souverains aspirent à former de leurs diverses cours les cercles subordonnés de la cour première : ils se disputent le vasselage ; l'un veut être échanson du sous-lieutenant de Brienne, l'autre son pannetier. L'histoire de Charlemagne est mise à contribution par l'érudition des chancelleries allemandes ; plus on était élevé, plus on était rampant : " Une dame de Montmorency, dit Bonaparte dans Las Cases, se serait précipitée pour renouer les souliers de l'impératrice. "

Lorsque Bonaparte traversait le palais de Dresde pour se rendre à un gala préparé, il marchait le premier et en avant, le chapeau sur la tête ; François II suivait chapeau bas, accompagnant sa fille, l'impératrice Marie-Louise ; la tourbe des princes venait pêle-mêle derrière dans un respectueux silence. L'impératrice d'Autriche manquait au cortège ; elle se disait souffrante, ne sortait de ses appartements qu'en chaise à porteurs, pour éviter de donner le bras à Napoléon, qu'elle détestait. Ce qui restait de sentiments nobles s'était retiré au coeur des femmes.

Un seul roi, le roi de Prusse, fut d'abord tenu à l'écart : " Que me veut ce prince ? " s'écriait Bonaparte avec impatience. " N'est-ce pas assez de l'importunité de ses lettres ? Pourquoi veut-il me persécuter encore de sa présence ? Je n'ai pas besoin de lui. " Dures paroles contre le malheur, prononcées la veille du malheur.

Le grand crime de Frédéric-Guillaume, auprès du républicain Bonaparte était d' avoir abandonné la cause des rois . Les négociations de la cour de Berlin avec le Directoire décelaient en ce prince, disait Bonaparte, une politique timide, intéressée, sans noblesse, qui sacrifiait sa dignité et la cause générale des trônes à de petits agrandissements . Quand il regardait sur une carte la nouvelle Prusse, il s'écriait : " Se peut-il que j'aie laissé à cet homme tant de pays ! " Des trois commissaires des alliés qui le conduisirent à Fréjus, le commissaire prussien fut le seul que Bonaparte reçut mal et avec lequel il ne voulut avoir aucun rapport. On a cherché la cause secrète de cette aversion de l'empereur pour Guillaume ; on l'a cru trouver dans telle et telle circonstance particulière : en parlant de la mort du duc d'Enghien, je pense avoir touché de plus près la vérité.

Bonaparte attendit à Dresde les progrès des colonnes de ses armées : Marlborough, dans cette même ville allant saluer Charles XII, aperçut sur une carte un tracé aboutissant à Moscou ; il devina que le monarque prendrait cette route, et ne se mêlerait pas de la guerre de l'occident. En n'avouant pas tout haut son projet d'invasion, Bonaparte ne pouvait néanmoins le cacher ; avec les diplomates il mettait en avant trois griefs : l'ukase du 31 décembre 1810, prohibant certaines importations en Russie, et détruisant, par cette prohibition, le système continental ; la protestation d'Alexandre contre la réunion du duché d'Oldenbourg ; les armements de la Russie. Si l'on n'était accoutumé à l'abus des mots, on s'étonnerait de voir donner pour cause légitime de guerre les règlements de douanes d'un Etat indépendant et la violation d'un système que cet Etat n'a pas adopté.

Quant à la réunion du duché d'Oldenbourg et aux armements de la Russie, vous venez de voir que le duc de Vicence avait osé montrer à Napoléon l'outrecuidance de ces reproches. La justice est si sacrée, elle semble si nécessaire au succès des affaires, que ceux mêmes qui la foulent aux pieds prétendent n'agir que d'après ses principes.

Cependant le général Lauriston fut envoyé à Saint-Pétersbourg et le comte de Narbonne au quartier général d'Alexandre : messagers de paroles suspectes de paix et de bon vouloir. L'abbé de Pradt avait été dépêché à la Diète polonaise ; il en revint surnommant son maître Jupiter-Scapin . Le comte de Narbonne rapporta qu'Alexandre, sans abattement et sans jactance, préférait la guerre à une paix honteuse. Le czar professait toujours pour Napoléon un enthousiasme naïf ; mais il disait que la cause des Russes était juste, et que son ambitieux ami avait tort. Cette vérité exprimée dans les bulletins moscovites prit l'empreinte du génie national : Bonaparte devint l' Antéchrist .

Napoléon quitte Dresde le 22 mai 1812, passe à Posen et à Thorn ; il y vit piller les Polonais par ses autres alliés. Il descend la Vistule, s'arrête à Dantzick, Koenigsberg et Gumbinnen.

Chemin faisant, il passe en revue ses différentes troupes : aux vieux soldats il parle des Pyramides, de Marengo, d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland ; avec les jeunes gens il s'occupe de leurs besoins, de leurs équipements, de leur solde, de leurs capitaines : il jouait dans ce moment à la bonté.


2 L21 Livre vingt-unième

1. Invasion de la Russie. - Wilna ; le sénateur polonais Wibicki ; le parlementaire russe Balascheff. - Smolensk. - Murat. - Le fils de Platoff. - 2. Retraite des Russes. - Le Borysthène. - Obsession de Bonaparte. - Kutuzoff succède à Barclay dans le commandement de l'armée russe. - Bataille de la Moskowa ou de Borodino. - Bulletin. - Aspect du champ de bataille. - 3. Extrait du dix-huitième bulletin de la grande armée. - 4. Marche en avant des Français. - Rostopchine. - Bonaparte au Mont-du-Salut. - Vue de Moscou. - Entrée de Napoléon au Kremlin. - Incendie de Moscou. - Bonaparte gagne avec peine Petrowski. - Ecriteau de Rostopchine. - Séjour sur les ruines de Moscou. - Occupations de Bonaparte. - 5. Retraite. - 6. Smolensk. - Suite de la retraite. - 7. Passage de la Bérésina. - 8. Jugement sur la campagne de Russie. - Dernier bulletin de la grande armée. - Retour de Bonaparte à Paris. - Harangue du Sénat.


2 L21 Chapitre 1

Invasion de la Russie. - Wilna ; le sénateur polonais Wibicki ; le parlementaire russe Balascheff. - Smolensk. - Murat. - Le fils de Platoff.

Lorsque Bonaparte franchit le Niémen, quatre-vingt-cinq millions cinq cent mille âmes reconnaissaient sa domination ou celle de sa famille ; la moitié de la population de la chrétienté lui obéissait ; ses ordres étaient exécutés dans un espace qui comprenait dix-neuf degrés de latitude et trente degrés de longitude. Jamais expédition plus gigantesque ne s'était vue, ne se reverra. Le 22 juin, à son quartier général de Wilkowiski, Napoléon proclame la guerre : " Soldats, la seconde guerre de la Pologne est commencée ; la première s'est terminée à Tilsit ; la Russie est entraînée par la fatalité : ses destins doivent s'accomplir. "

Moscou répond à cette voix jeune encore par la bouche de son métropolitain, âgé de cent dix ans : " La ville de Moscou reçoit Alexandre, son Christ, comme une mère dans les bras de ses fils zélés, et chante Hosanna ! Béni soit celui qui arrive ! " Bonaparte s'adressait au Destin, Alexandre à la Providence.

Le 23 juin 1812, Bonaparte reconnut de nuit le Niémen ; il ordonna d'y jeter trois ponts. A la chute du jour suivant, quelques sapeurs passent le fleuve dans un bateau ; ils ne trouvent personne sur l'autre rive. Un officier de Cosaques, commandant une patrouille, vient à eux et leur demande qui ils sont. " Français. - Pourquoi venez-vous en Russie ? - Pour vous faire la guerre. " Le Cosaque disparaît dans les bois ; trois sapeurs tirent sur la forêt ; on ne leur répond point : silence universel.

Bonaparte était demeuré toute une journée étendu sans force et pourtant sans repos : il sentait quelque chose se retirer de lui. Les colonnes de nos armées s'avancèrent à travers la forêt de Pilwisky, à la faveur de l'obscurité, comme les Huns conduits par une biche dans les Palus-Méotides. On ne voyait pas le Niémen ; pour le reconnaître, il en fallut toucher les bords.

Au lever du jour, au lieu des bataillons moscovites, ou des populations lithuaniennes, s'avançant au-devant de leurs libérateurs, on ne vit que des sables nus et des forêts désertes : " A trois cents pas du fleuve, sur la hauteur la plus élevée, on apercevait la tente de l'empereur. Autour d'elle toutes les collines, leurs pentes, les vallées, étaient couvertes d'hommes et de chevaux. " (Ségur.)

L'ensemble des forces obéissant à Napoléon se montait à six cent quatre-vingt mille trois cents fantassins, à cent soixante-seize mille huit cent cinquante chevaux. Dans la guerre de la succession, Louis XIV avait sous les armes six cent mille hommes, tous Français. L'infanterie active, sous les ordres immédiats de Bonaparte, était répartie en dix corps. Ces corps se composaient de vingt mille Italiens, de quatre vingt-mille hommes de la Confédération du Rhin, de trente mille Polonais, de trente mille Autrichiens, de vingt mille Prussiens et de deux cent soixante-dix mille Français.

L'armée franchit le Niémen ; Bonaparte passe lui-même le pont fatal et pose le pied sur la terre russe. Il s'arrête et voit défiler ses soldats, puis il échappe à la vue, et galope au hasard dans une forêt, comme appelé au conseil des esprits sur la bruyère. Il revient ; il écoute ; l'armée écoutait : on se figure entendre gronder le canon lointain ; on était plein de joie : ce n'était qu'un orage ; les combats reculaient. Bonaparte s'abrita dans un couvent abandonné : double asile de paix.

On a raconté que le cheval de Napoléon s'abattit et qu'on entendit murmurer : " C'est un mauvais présage ; un Romain reculerait. " Vieille histoire de Scipion, de Guillaume le Bâtard, d'Edouard III, et de Malesherbes partant pour le tribunal révolutionnaire.

Trois jours furent employés au passage des troupes ; elles prenaient rang et s'avançaient. Napoléon s'empressait sur la route ; le temps lui criait : " Marche ! marche ! " comme parle Bossuet.

A Wilna, Bonaparte reçut le sénateur Wibicki, de la Diète de Varsovie : un parlementaire russe, Balascheff, se présente à son tour ; il déclare qu'on pouvait encore traiter, qu'Alexandre n'était point l'agresseur, que les Français se trouvaient en Russie sans aucune déclaration de guerre. Napoléon répond qu'Alexandre n'est qu'un général à la parade ; qu'Alexandre n'a que trois généraux : Kutuzoff, dont lui, Bonaparte, ne se soucie pas parce qu'il est Russe ; Beningsen, déjà trop vieux il y a six ans et maintenant en enfance ; Barclay, général de retraite. Le duc de Vicence, s'étant cru insulté par Bonaparte dans la conversation, l'interrompit d'une voix irritée : " Je suis bon Français ; je l'ai prouvé : je le prouverai encore, en répétant que cette guerre est impolitique, dangereuse, qu'elle perdra l'armée, la France et l'empereur. "

Bonaparte avait dit à l'envoyé russe : " Croyez-vous que je me soucie de vos jacobins de Polonais ? " Madame de Staël rapporte ce dernier propos ; ses hautes liaisons la tenaient bien informée : elle affirme qu'il existait une lettre écrite à M. de Romanzoff par un ministre de Bonaparte, lequel proposait de rayer des actes européens le nom de Pologne et de Polonais : preuve surabondante du dégoût de Napoléon pour ses braves suppliants.

Bonaparte s'enquit devant Balascheff du nombre des églises de Moscou ; sur la réponse, il s'écrie : " Comment tant d'églises à une époque où l'on n'est plus chrétien ? - Pardon, sire, reprit le Moscovite, les Russes et les Espagnols le sont encore. "

Balascheff renvoyé avec des propositions inadmissibles, la dernière lueur de paix s'évanouit. Les bulletins disaient : " Le voilà donc cet empire de Russie, de loin si redoutable ! c'est un désert. Il faut plus de temps à Alexandre pour rassembler ses recrues qu'à Napoléon pour arriver à Moscou. "

Bonaparte, parvenu à Witepsk, eut un moment l'idée de s'y arrêter. Rentrant à son quartier général, après avoir vu Barclay se retirer encore, il jeta son épée sur des cartes et s'écria : " Je m'arrête ici ! ma campagne de 1812 est finie : celle de 1813 fera le reste. " Heureux s'il eût tenu à cette résolution que tous ses généraux lui conseillaient ! Il s'était flatté de recevoir de nouvelles propositions de paix : ne voyant rien venir, il s'ennuya ; il n'était qu'à vingt journées de Moscou. " Moscou, la ville sainte ! " répétait-il. Son regard devenait étincelant, son air farouche : l'ordre de partir est donné. On lui fait des observations ; il les dédaigne ; Daru, interrogé, lui répond : " qu'il ne conçoit ni le but ni la nécessité d'une pareille guerre ". L'empereur réplique : " Me prend-on pour un insensé ? Pense-t-on que je fais la guerre par goût ? " Ne lui avait-on pas entendu dire à lui, empereur, " que la guerre d'Espagne et celle de Russie étaient deux chancres qui rongeaient la France " ? Mais pour faire la paix il fallait être deux, et l'on ne recevait pas une seule lettre d'Alexandre.

Et ces chancres , de qui venaient-ils ? Ces inconséquences passent inaperçues et se changent même au besoin en preuves de la candide sincérité de Napoléon.

Bonaparte se croirait dégradé s'il s'arrêtait dans une faute qu'il reconnaît. Ses soldats se plaignent de ne plus le voir qu'aux moments des combats, toujours pour les faire mourir, jamais pour les faire vivre : il est sourd à ces plaintes. La nouvelle de la paix entre les Russes et les Turcs le frappe et ne le retient pas : il se précipite à Smolensk. Les proclamations des Russes disaient : " Il vient (Napoléon) la trahison dans le coeur et la loyauté sur les lèvres, il vient nous enchaîner avec ses légions d'esclaves. Portons la croix dans nos coeurs et le fer dans nos mains ; arrachons les dents à ce lion ; renversons le tyran qui renverse la terre. "

Sur les hauteurs de Smolensk Napoléon retrouve l'armée russe, composée de cent vingt mille hommes : " Je les tiens ! " s'écrie-t-il. Le 17, au point du jour, Belliard jette une bande de Cosaques dans le Dniepr ; le rideau replié, on aperçoit l'armée ennemie sur la route de Moscou ; elle se retirait. Le rêve de Bonaparte lui échappe encore. Murat, qui avait trop contribué à la vaine poursuite, dans son désespoir voulait mourir. Il refusait de quitter une de nos batteries écrasée par le feu de la citadelle de Smolensk non encore évacuée : " Retirez-vous tous ; laissez-moi seul ici ! " s'écriait-il. Une attaque effroyable avait lieu contre cette citadelle : rangée sur des hauteurs qui s'élèvent en amphithéâtre, notre armée contemplait le combat au-dessous : quand elle vit les assaillants s'élancer à travers le feu et la mitraille, elle battit des mains comme elle avait fait à l'aspect des ruines de Thèbes.

Pendant la nuit un incendie attire les regards. Un sous-officier de Davoust escalade les murs, parvient dans la citadelle au milieu de la fumée ; le son de quelques voix lointaines arrive à son oreille : le pistolet à la main il se dirige de ce côté et, à son grand étonnement, il tombe dans une patrouille d'amis. Les Russes avaient abandonné la ville, et les Polonais de Poniatowski l'avaient occupée.

Murat, par son costume extraordinaire, par le caractère de sa vaillance qui ressemblait à la leur, excitait l'enthousiasme des Cosaques. Un jour qu'il faisait sur leurs bandes une charge furieuse, il s'emporte contre elles, les gourmande et leur commande : les Cosaques ne comprennent pas, mais ils devinent, tournent bride et obéissent à l'ordre du général ennemi.

Lorsque nous vîmes à Paris l'hetman Platoff, nous ignorions ses afflictions paternelles : en 1812 il avait un fils beau comme l'Orient ; ce fils montait un superbe cheval blanc de l'Ukraine ; le guerrier de dix-sept ans combattait avec l'intrépidité de l'âge qui fleurit et espère : un hulan polonais le tua. Etendu sur une peau d'ours, les Cosaques vinrent respectueusement baiser sa main. Ils prononcent des prières funèbres, l'enterrent sur une butte couverte de pins ; ensuite, tenant en main leurs chevaux, ils défilent autour de la tombe, la pointe de leur lance renversée contre terre : on croyait voir les funérailles décrites par l'historien des Goths, ou les cohortes prétoriennes renversant leurs faisceaux devant les cendres de Germanicus, versi fasces . " Le vent fait tomber les flocons de neige que le printemps du nord porte dans ses cheveux. " ( Edda de Soemund .)


2 L21 Chapitre 2

Retraite des Russes. - Le Borysthène. - Obsession de Bonaparte. - Kutuzoff succède à Barclay dans le commandement de l'armée russe. - Bataille de la Moskowa ou de Borodino. - Bulletin. - Aspect du champ de bataille.

Bonaparte écrivit de Smolensk en France qu'il était maître des salines russes et que son ministre du Trésor pouvait compter sur quatre-vingts millions de plus.

La Russie fuyait vers le pôle : les seigneurs, désertant leurs châteaux de bois, s'en allaient avec leurs familles, leurs serfs et leurs troupeaux. Le Dniepr , ou l'ancien Borysthène , dont les eaux avaient jadis été déclarées saintes par Wladimir, était franchi : ce fleuve avait envoyé aux peuples civilisés des invasions de Barbares ; il subissait maintenant les invasions des peuples civilisés. Sauvage déguisé sous un nom grec, il ne se rappelait même plus les premières migrations des Slaves ; il continuait de couler inconnu, portant dans ses barques, parmi ses forêts, au lieu des enfants d'Odin, des châles et des parfums aux femmes de Saint-Pétersbourg et de Varsovie. Son histoire pour le monde ne commence qu'à l'orient des montagnes où sont les autels d ' Alexandre . De Smolensk on pouvait également conduire une armée à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Smolensk aurait dû avertir le vainqueur de s'arrêter ; il en eut un moment l'envie : " L'empereur, dit M. Fain, découragé, parla du projet de s'arrêter à Smolensk. " Aux ambulances on commençait déjà à manquer de tout. Le général Gourgaud raconte que le général Lariboisière fut obligé de délivrer l'étoupe de ses canons pour panser les blessés. Mais Bonaparte était entraîné ; il se délectait à contempler aux deux bouts de l'Europe les deux aurores qui éclairaient ses armées dans des plaines brûlantes et sur des plateaux glacés.

Roland, dans son cercle étroit de chevalerie, courait après Angélique ; les conquérants de première race poursuivent une plus haute souveraine : point de repos pour eux qu'ils n'aient pressé dans leurs bras cette divinité couronnée de tours, épouse du Temps, fille du Ciel et mère des dieux. Possédé de sa propre existence, Bonaparte avait tout réduit à sa personne ; Napoléon s'était emparé de Napoléon ; il n'y avait plus que lui en lui. Jusqu'alors il n'avait exploré que des lieux célèbres ; maintenant il parcourait une voie sans nom le long de laquelle Pierre avait à peine ébauché les villes futures d'un empire qui ne comptait pas un siècle. Si les exemples instruisaient, Bonaparte aurait pu s'inquiéter au souvenir de Charles XII qui traversa Smolensk en cherchant Moscou. A Kolodrina il y eut une affaire meurtrière : on avait enterré à la hâte les cadavres des Français, de sorte que Napoléon ne put juger de la grandeur de sa perte. A Dorogobouj, rencontre d'un Russe avec une barbe éblouissante de blancheur descendant sur sa poitrine : trop vieux pour suivre sa famille, resté seul à son foyer, il avait vu les prodiges de la fin du règne de Pierre le Grand, et il assistait, dans une silencieuse indignation, à la dévastation de son pays.

Une suite de batailles présentées et refusées amenèrent les Français sur le champ de la Moskowa. A chaque bivouac, l'empereur allait discutant avec ses généraux, écoutant leurs contentions, tandis qu'il était assis sur des branches de sapin ou se jouait avec quelque boulet russe qu'il poussait du pied.

Barclay, pasteur de Livonie, et puis général, était l'auteur de ce système de retraite qui laissait à l'automne le temps de le rejoindre : une intrigue de cour le renversa. Le vieux Kutuzoff, battu à Austerlitz parce qu'on n'avait pas suivi son opinion, laquelle était de refuser le combat jusqu'à l'arrivée du prince Charles, remplaça Barclay. Les Russes voyaient dans Kutuzoff un général de leur nation, l'élève de Suwaroff, le vainqueur du grand vizir en 1811, et l'auteur de la paix avec la Porte, alors si nécessaire à la Russie. Sur ces entrefaites, un officier moscovite se présente aux avant-postes de Davoust ; il n'était que de propositions vagues ; sa mission réelle semblait être de regarder et d'examiner : on lui montra tout. La curiosité française, insouciante et sans frayeur, lui demanda ce qu'on trouverait de Viazma à Moscou : " Pultava ", répondit-il.

Arrivé sur les hauteurs de Borodino, Bonaparte voit enfin l'armée russe arrêtée et formidablement retranchée. Elle comptait cent vingt mille hommes et six cents pièces de canon ; du côté des Français, égale force. La gauche des Russes examinée, le maréchal Davoust propose à Napoléon de tourner l'ennemi : " Cela me ferait perdre trop de temps ", répond l'empereur. Davoust insiste ; il s'engage à avoir accompli sa manoeuvre avant six heures du matin ; Napoléon l'interrompt brusquement : " Ah ! vous êtes toujours pour tourner l'ennemi. "

On avait remarqué un grand mouvement dans le camp moscovite : les troupes étaient sous les armes ; Kutuzoff, entouré des popes et des archimandrites, précédé des emblèmes de la religion et d'une image sacrée sauvée des ruines de Smolensk, parle à ses soldats du ciel et de la patrie ; il nomme Napoléon le despote universel.

Au milieu de ces chants de guerre, de ces choeurs de triomphe mêlés à des cris de douleur, on entend aussi dans le camp français une voix chrétienne ; elle se distingue de toutes les autres ; c'est l'hymne saint qui monte seul sous les voûtes du temple. Le soldat dont la voix tranquille, et pourtant émue, retentit la dernière, est l'aide de camp du maréchal qui commandait la cavalerie de la garde. Cet aide de camp s'est mêlé à tous les combats de la campagne de Russie ; il parle de Napoléon comme ses plus grands admirateurs ; mais il lui reconnaît des infirmités ; il redresse des récits menteurs et déclare que les fautes commises sont venues de l'orgueil du chef et de l'oubli de Dieu dans les capitaines. " Dans le camp russe, dit le lieutenant-colonel de Baudus, on sanctifia cette vigile d'un jour qui devait être le dernier pour tant de braves.

" Le spectacle offert à mes yeux par la piété de l'ennemi, ainsi que les plaisanteries qu'il dicta à un trop grand nombre d'officiers placés dans nos rangs, me rappela que le plus grand de nos rois, Charlemagne, se disposa lui aussi à commencer la plus périlleuse de ses entreprises par des cérémonies religieuses.

" Ah ! sans doute, parmi ces chrétiens égarés, il s'en trouva un grand nombre dont la bonne foi sanctifia les prières ; car si les Russes furent vaincus à la Moskowa, notre entier anéantissement, dont ils ne peuvent se glorifier en aucune façon, puisqu'il fut l'oeuvre manifeste de la Providence, vint prouver quelques mois plus tard que leur demande n'avait été que trop favorablement écoutée. "

Mais où était le czar ? Il venait de dire modestement à madame de Staël fugitive qu'il regrettait de n ' être pas un grand général . Dans ce moment paraissait à nos bivouacs M. de Beausset, officier du palais : sorti des bois tranquilles de Saint-Cloud, et suivant les traces horribles de notre armée, il arrivait la veille des funérailles à la Moskowa ; il était chargé du portrait du roi de Rome que Marie-Louise envoyait à l'empereur. M. Fain et M. de Ségur peignent les sentiments dont Bonaparte fut saisi à cette vue ; selon le général Gourgaud, Bonaparte s'écria après avoir regardé le portrait : " Retirez-le, il voit de trop bonne heure un champ de bataille. "

Le jour qui précéda l'orage fut extrêmement calme : " Cette espèce de sagesse que l'on met, dit M. de Baudus, à préparer de si cruelles folies, a quelque chose d'humiliant pour la raison humaine quand on y pense de sang-froid à l'âge où je suis arrivé : car, dans ma jeunesse, je trouvais cela bien beau. "

Vers le soir du 6, Bonaparte dicta cette proclamation ; elle ne fut connue de la plupart des soldats qu'après la victoire :

" Soldats, voilà la bataille que vous avez tant désirée. Désormais la victoire dépend de vous ; elle nous est nécessaire, elle nous donnera l'abondance et un prompt retour dans la patrie. Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Witepsk et à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite votre conduite dans cette journée ; que l'on dise de vous : Il était à cette grande bataille sous les murs de Moscou. "

Bonaparte passa la nuit dans l'anxiété : tantôt il croyait que les ennemis se retiraient, tantôt il redoutait le dénûment de ses soldats et la lassitude de ses officiers. Il savait que l'on disait autour de lui : " Dans quel but nous a-t-on fait faire huit cents lieues pour ne trouver que de l'eau marécageuse, la famine et des bivouacs sur des cendres ? Chaque année la guerre s'aggrave ; de nouvelles conquêtes forcent d'aller chercher de nouveaux ennemis. Bientôt l'Europe ne lui suffira plus ; il lui faudra l'Asie. " Bonaparte, en effet, n'avait pas vu avec indifférence les cours d'eau qui se jettent dans le Volga ; né pour Babylone, il l'avait déjà tentée par une autre route. Arrêté à Jaffa à l'entrée occidentale de l'Asie, arrêté à Moscou à la porte septentrionale de cette même Asie, il vint mourir dans les mers qui bordent cette partie du monde d'où se levèrent l'homme et le soleil. Napoléon, au milieu de la nuit, fit appeler un de ses aides de camp ; celui-ci le trouva la tête appuyée dans ses deux mains : " Qu'est-ce que la guerre ? disait-il ; un métier de barbares où tout l'art consiste à être le plus fort sur un point donné. " Il se plaint de l'inconstance de la fortune ; il envoie examiner la position de l'ennemi : on lui rapporte que les feux brillent du même éclat et en égal nombre ; il se tranquillise. A cinq heures du matin, Ney lui envoie demander l'ordre d'attaque ; Bonaparte sort et s'écrie : " Allons ouvrir les portes de Moscou. " Le jour paraît ; Napoléon montrant l'Orient qui commençait à rougir : " Voilà le soleil d'Austerlitz ! " s'écria-t-il.


2 L21 Chapitre 3

Extrait du dix-huitième bulletin de la grande-armée.

" Mojaïsk, 12 septembre 1812.

" Le 6, à deux heures du matin, l'empereur parcourut les avant-postes ennemis : on passa la journée à se reconnaître. L'ennemi avait une position très resserrée. (...)

" Cette position parut belle et forte. Il était facile de manoeuvrer et d ' obliger l ' ennemi à l ' évacuer ; mais cela aurait remis la partie . (...)

" Le 7, à six heures du matin, le général comte Sorbier, qui avait armé la batterie droite avec l'artillerie de la réserve de la garde, commença le feu. (...)

" A six heures et demie, le général Compans est blessé. A sept heures, le prince d'Eckmühl a son cheval tué.(...)

" A sept heures, le maréchal duc d'Elchingen se remet en mouvement et, sous la protection de soixante pièces de canon que le général Foucher avait placées la veille contre le centre de l'ennemi, se porte sur le centre. Mille pièces de canon vomissent de part et d'autre la mort.

" A huit heures, les positions de l'ennemi sont enlevées, ses redoutes prises, et notre artillerie couronne ses mamelons. (...)

" Il restait à l'ennemi ses redoutes de droite ; le général comte Morand y marche et les enlève ; mais à neuf heures du matin, attaqué de tous côtés, il ne peut s'y maintenir. L'ennemi, encouragé par ce succès, fit avancer sa réserve et ses dernières troupes pour tenter encore la fortune. La garde impériale russe en fait partie. Il attaque notre centre sur lequel avait pivoté notre droite. On craint pendant un moment qu'il n'enlève le village brûlé ; la division Friant s'y porte : quatre-vingts pièces de canon françaises arrêtent d'abord et écrasent ensuite les colonnes ennemies qui se tiennent pendant deux heures serrées sous la mitraille, n'osant pas avancer, ne voulant pas reculer et renonçant à l'espoir de la victoire. Le roi de Naples décide leur incertitude ; il fait charger le quatrième corps de cavalerie qui pénètre dans les brèches que la mitraille de nos canons a faites dans les masses serrées des Russes et les escadrons de leurs cuirassiers ; ils se débandent de tous côtés. (...)

" Il est deux heures après midi, toute espérance abandonne l'ennemi : la bataille est finie, la canonnade continue encore ; il se bat pour sa retraite et pour son salut, mais non pour la victoire.

" Notre perte totale peut être évaluée à dix mille hommes ; celle de l'ennemi à quarante ou cinquante mille. Jamais on n'a vu pareil champ de bataille. Sur six cadavres il y en avait un français et cinq russes. Quarante généraux russes ont été tués, blessés ou pris : le général Bagration a été blessé.

" Nous avons perdu le général de division comte Montbrun, tué d'un coup de canon ; le général comte Caulaincourt, qui avait été envoyé pour le remplacer, tué d'un même coup une heure après.

" Les généraux de brigade Compère, Plauzonne, Marion, Huart, ont été tués ; sept ou huit généraux ont été blessés, la plupart légèrement. Le prince d'Eckmühl n'a eu aucun mal. Les troupes françaises se sont couvertes de gloire et ont montré leur grande supériorité sur les troupes russes.

" Telle est en peu de mots l'esquisse de la bataille de la Moskowa, donnée à deux lieues en arrière de Mojaïsk et à vingt-cinq lieues de Moscou.

" L'empereur n'a jamais été exposé ; la garde, ni à pied ni à cheval, n'a pas donné et n'a pas perdu un seul homme. La victoire n'a jamais été incertaine. Si l'ennemi, forcé dans ses positions, n'avait pas voulu les reprendre, notre perte aurait été plus forte que la sienne ; mais il a détruit son armée en la tenant depuis huit heures jusqu'à deux sous le feu de nos batteries et en s'opiniâtrant à reprendre ce qu'il avait perdu. C'est la cause de son immense perte. "

Ce bulletin froid et rempli de réticences est loin de donner une idée de la bataille de la Moskowa, et surtout des affreux massacres à la grande redoute : quatre-vingt mille hommes furent mis hors de combat ; trente mille d'entre eux appartenaient à la France. Auguste de La Rochejaquelein eut le visage fendu d'un coup de sabre et demeura prisonnier des Moscovites : il rappelait d'autres combats et un autre drapeau. Bonaparte, passant en revue le 61e régiment presque détruit, dit au colonel : " Colonel, qu'avez-vous fait d'un de vos bataillons ? - Sire, il est dans la redoute. " Les Russes ont toujours soutenu et soutiennent encore avoir gagné la bataille : ils vont élever une colonne triomphale funèbre sur les hauteurs de Borodino.

Le récit de M. de Ségur va suppléer à ce qui manque au bulletin de Bonaparte : " L'empereur parcourut, dit-il, le champ de bataille. Jamais aucun ne fut d'un si horrible aspect. Tout y concourait : un ciel obscur, une pluie froide, un vent violent, des habitations en cendres, une plaine bouleversée, couverte de ruines et de débris, à l'horizon, la triste et sombre verdure des arbres du Nord ; partout des soldats errants parmi des cadavres et cherchant des subsistances jusque dans les sacs de leurs compagnons morts ; d'horribles blessures, car les balles russes sont plus grosses que les nôtres, des bivouacs silencieux ; plus de chants, point de récits : une morne taciturnité.

" On voyait autour des aigles le reste des officiers et sous-officiers, et quelques soldats, à peine ce qu'il en fallait pour garder le drapeau. Leurs vêtements étaient déchirés par l'acharnement du combat, noircis de poudre, souillés de sang ; et pourtant, au milieu de ces lambeaux, de cette misère, de ce désastre, un air fier, et même, à l'aspect de l'empereur, quelques cris de triomphe, mais rares et excités : car, dans cette armée, capable à la fois d'analyse et d'enthousiasme, chacun jugeait de la position de tous. (...)

" L'empereur ne put évaluer sa victoire que par les morts. La terre était tellement jonchée de Français étendus sur les redoutes, qu'elles paraissaient leur appartenir plus qu'à ceux qui restaient debout. Il semblait y avoir là plus de vainqueurs tués que de vainqueurs vivants.

" Dans cette foule de cadavres, sur lesquels il fallait marcher pour suivre Napoléon, le pied d'un cheval rencontra un blessé et lui arracha un dernier signe de vie ou de douleur. L'empereur, jusque-là muet comme sa victoire, et que l'aspect de tant de victimes oppressait, éclata ; il se soulagea par des cris d'indignation et par une multitude de soins qu'il fit prodiguer à ce malheureux. Puis il dispersa les officiers qui le suivaient pour qu'ils secourussent ceux qu'on entendait crier de toutes parts.

" On en trouvait surtout dans le fond des ravines où la plupart des nôtres avaient été précipités, et où plusieurs s'étaient traînés pour être plus à l'abri de l'ennemi et de l'ouragan. Les uns prononçaient en gémissant le nom de leur patrie ou de leur mère : c'étaient les plus jeunes. Les plus anciens attendaient la mort d'un air ou impassible ou sardonique, sans daigner implorer ni se plaindre : d'autres demandaient qu'on les tuât sur-le-champ : mais on passait vite à côté de ces malheureux, qu'on n'avait ni l'inutile pitié de secourir, ni la pitié cruelle d'achever. "

Tel est le récit de M. de Ségur. Anathème aux victoires non remportées pour la défense de la patrie et qui ne servent qu'à la vanité d'un conquérant !

La garde, composée de vingt-cinq mille hommes d'élite, ne fut point engagée à la Moskowa : Bonaparte la refusa sous divers prétextes. Contre sa coutume, il se tint à l'écart du feu et ne pouvait suivre de ses propres yeux les manoeuvres. Il s'asseyait ou se promenait près d'une redoute emportée la veille : lorsqu'on venait lui apprendre la mort de quelques-uns de ses généraux, il faisait un geste de résignation. On regardait avec étonnement cette impassibilité ; Ney s'écriait : " Que fait-il derrière l'armée ? Là, il n'est à portée que des revers, et non des succès. Puisqu'il ne fait plus la guerre par lui-même, qu'il n'est plus général, qu'il veut faire partout l'empereur, qu'il retourne aux Tuileries et nous laisse être généraux pour lui. " Murat avouait que dans cette grande journée il n'avait plus reconnu le génie de Napoléon.

Des admirateurs sans réserve ont attribué l'engourdissement de Napoléon à la complication des souffrances dont, assurent-ils, il était alors accablé ; ils affirment qu'à tous moments il était obligé de descendre de cheval, et que souvent il restait immobile, le front appuyé contre des canons. Cela peut être : un malaise passager pouvait contribuer dans ce moment à la prostration de son énergie ; mais si l'on remarque qu'il retrouva cette énergie dans la campagne de Saxe et dans sa fameuse campagne de France, il faudra chercher une autre cause de son inaction à Borodino. Comment ! vous avouez dans votre bulletin qu' il était facile de manoeuvrer et d ' obliger l ' ennemi à évacuer sa belle position, mais que cela aurait remis la partie ; et vous, qui avez assez d'activité d'esprit pour condamner à la mort tant de milliers de nos soldats, vous n'avez pas assez de force de corps pour ordonner à votre garde d'aller au moins à leur secours ? Il n'y a d'autre explication à ceci que la nature même de l'homme : l'adversité arrivait ; sa première atteinte le glaça. La grandeur de Napoléon n'était pas de cette qualité qui appartient à l'infortune ; la prospérité seule lui laissait ses facultés entières : il n'était point fait pour le malheur.


2 L21 Chapitre 4

Marche en avant des Français. - Rostopschine. - Bonaparte au Mont-du-Salut. - Vue de Moscou. - Entrée de Napoléon au Kremlin. - Incendie de Moscou. - Bonaparte gagne avec peine Petrowski. - Ecriteau de Rostopschine. - Séjour sur les ruines de Moscou. - Occupations de Bonaparte.

Entre la Moskowa et Moscou, Murat engagea une affaire devant Mojaïsk. On entra dans la ville où l'on trouva dix mille morts et mourants. On jeta les morts par les fenêtres pour loger les vivants. Les Russes se repliaient en bon ordre sur Moscou.

Dans la soirée du 13 septembre, Kutuzoff avait assemblé un conseil de guerre : tous les généraux déclarèrent que Moscou n ' était pas la patrie . Buturlin ( Histoire de la campagne de Russie ), le même officier qu'Alexandre envoya au quartier de monseigneur le duc d'Angoulême en Espagne, Barclay, dans son Mémoire justificatif , donnent les motifs qui déterminèrent l'opinion du conseil. Kutuzoff proposa au roi de Naples une suspension d'armes tandis que les soldats russes traverseraient l'ancienne capitale des czars. La suspension fut acceptée, car les Français voulaient conserver la ville ; Murat seulement serrait de près l'arrière-garde ennemie, et nos grenadiers emboîtaient le pas du grenadier russe qui se retirait. Mais Napoléon était loin du succès auquel il croyait toucher : Kutuzoff cachait Rostopschine.

Le comte Rostopschine était gouverneur de Moscou. La vengeance promettait de descendre du ciel : un ballon monstrueux, construit à grands frais, devait planer sur l'armée française, choisir l'empereur entre mille, s'abattre sur sa tête dans une pluie de fer et de feu. A l'essai, les ailes de l'aérostat brisèrent ; force fut de renoncer à la bombe des nuées ; mais les artifices restèrent à Rostopschine. Les nouvelles du désastre de Borodino étaient arrivées à Moscou, tandis que, sur un bulletin de Kutuzoff, on se flattait encore de la victoire dans le reste de l'empire. Rostopschine avait fait diverses proclamations en prose rimée ; il disait :

" Allons, mes amis les Moscovites, marchons aussi ! Nous rassemblerons cent mille hommes, nous prendrons l'image de la sainte Vierge, cent cinquante pièces de canon et nous mettrons fin à tout. "

Il conseillait aux habitants de s'armer simplement de fourches, un Français ne pesant pas plus qu'une gerbe.

On sait que Rostopschine a décliné toute participation à l'incendie de Moscou ; on sait aussi qu'Alexandre ne s'est jamais expliqué à ce sujet. Rostopschine a-t-il voulu échapper au reproche des nobles et des marchands dont la fortune avait péri ? Alexandre a-t-il craint d'être appelé un Barbare par l'Institut ? Ce siècle est si misérable, Bonaparte en avait tellement accaparé toutes les grandeurs, que quand quelque chose de digne arrivait, chacun s'en défendait et en repoussait la responsabilité.

L'incendie de Moscou restera une résolution héroïque qui sauva l'indépendance d'un peuple et contribua à la délivrance de plusieurs autres. Numance n'a point perdu ses droits à l'admiration des hommes. Qu'importe que Moscou ait été brûlé ! ne l'avait-il pas été déjà sept fois ? N'est-il pas aujourd'hui brillant et rajeuni, bien que dans son vingt-unième bulletin Napoléon eût prédit que l' incendie de cette capitale retarderait la Russie de cent ans ? " Le malheur même de Moscou, dit admirablement madame de Staël, a régénéré l'empire : cette ville religieuse a péri comme un martyr dont le sang répandu donne de nouvelles forces aux frères qui lui survivent. " ( Dix années d ' exil .)

Où en seraient les nations si Bonaparte, du haut du Kremlin, eût couvert le monde de son despotisme comme d'un drap mortuaire ? Les droits de l'espèce humaine passent avant tout pour moi, la terre fût-elle un globe explosible, je n'hésiterais pas à y mettre le feu s'il s'agissait de délivrer mon pays. Toutefois, il ne faut rien moins que les intérêts supérieurs de la liberté humaine pour qu'un Français, la tête couverte d'un crêpe et les yeux pleins de larmes, puisse se résoudre à raconter une résolution qui devait devenir fatale à tant de Français.

On a vu à Paris le comte Rostopschine, homme instruit et spirituel : dans ses écrits la pensée se cache sous une certaine bouffonnerie ; espèce de Barbare policé, de poète ironique, dépravé même, capable de généreuses dispositions, tout en méprisant les peuples et les rois : les églises gothiques admettent dans leur grandeur des décorations grotesques.

La débâcle avait commencé à Moscou ; les routes de Cazan étaient couvertes de fugitifs à pied, en voiture, isolés ou accompagnés de serviteurs. Un présage avait un moment ranimé les esprits : un vautour s'était embarrassé dans les chaînes qui soutenaient la croix de la principale église ; Rome eût, comme Moscou, vu dans ce présage la captivité de Napoléon.

A l'approche des longs convois de blessés russes qui se présentaient aux portes, toute espérance s'évanouit. Kutuzoff avait flatté Rostopschine de défendre la ville avec quatre-vingt-onze mille hommes qui lui restaient : vous venez de voir que le conseil de guerre l'obligeait de se retirer. Rostopschine demeura seul.

La nuit descend : des émissaires vont frapper mystérieusement aux portes, annoncent qu'il faut partir et que Ninive est condamnée. Des matières inflammables sont introduites dans les édifices publics et les bazars, dans les boutiques et les maisons particulières ; les pompes sont enlevées. Alors Rostopschine ordonne d'ouvrir les prisons : du milieu d'une troupe immonde on fait sortir un Russe et un Français ; le Russe, appartenant à une secte d'illuminés allemands, est accusé d'avoir voulu livrer sa patrie et d'avoir traduit la proclamation des Français ; son père accourt ; le gouverneur lui accorde un moment pour bénir son fils : " Moi, bénir un traître ! " s'écrie le vieux Moscovite, et il le maudit. Le prisonnier est livré à la populace et abattu.

" Pour toi, dit Rostopschine au Français, tu devais désirer l'arrivée de tes compatriotes : sois libre. Va dire aux tiens que la Russie n'a eu qu'un seul traître et qu'il est puni. "

Les autres malfaiteurs relâchés reçoivent, avec leur grâce, les instructions pour procéder à l'incendie, quand le moment sera venu. Rostopschine sort le dernier de Moscou, comme un capitaine de vaisseau quitte le dernier son bord dans un naufrage.

Napoléon, monté à cheval, avait rejoint son avant-garde. Une hauteur restait à franchir ; elle touchait à Moscou de même que Montmartre à Paris ; elle s'appelait le Mont-du-salut , parce que les Russes y priaient à la vue de la ville sainte, comme les pèlerins en apercevant Jérusalem. Moscou aux coupoles dorées , disent les poètes slaves, resplendissait à la lumière du jour, avec ses deux cent quatre-vingt-quinze églises, ses quinze cents châteaux, ses maisons ciselées, colorées en jaune, en vert. en rose : il n'y manquait que les cyprès et le Bosphore. Le Kremlin faisait partie de cette masse couverte de fer poli ou peinturé. Au milieu d'élégantes villas de briques et de marbre, la Moskowa coulait parmi des parcs ornés de bois de sapins, palmiers de ce ciel : Venise, aux jours de sa gloire, ne fut pas plus brillante dans les flots de l'Adriatique. Ce fut le 14 septembre, à deux heures de l'après-midi, que Bonaparte, par un soleil orné des diamants du pôle, aperçut sa nouvelle conquête. Moscou, comme une princesse européenne aux confins de son empire, parée de toutes les richesses de l'Asie, semblait amenée là pour épouser Napoléon.

Une acclamation s'élève : " Moscou ! Moscou ! " s'écrient nos soldats ; ils battent encore des mains : au temps de la vieille gloire, ils criaient, revers ou prospérités, vive le roi ! " Ce fut un beau moment, dit le lieutenant-colonel de Baudus, que celui où le magnifique panorama présenté par l'ensemble de cette immense cité s'offrit tout à coup à mes regards. Je me rappellerai toujours l'émotion qui se manifesta dans les rangs de la division polonaise ; elle me frappa d'autant plus qu'elle se fit jour par un mouvement empreint d'une pensée religieuse. En apercevant Moscou, les régiments entiers se jetèrent à genoux et remercièrent le Dieu des armées de les avoir conduits par la victoire dans la capitale de leur ennemi le plus acharné. "

Les acclamations cessent ; on descend muets vers la ville ; aucune députation ne sort des portes pour présenter les clefs dans un bassin d'argent. Le mouvement de la vie était suspendu dans la grande cité. Moscou chancelait silencieuse devant l'étranger : trois jours après elle avait disparu ; la Circassienne du Nord, la belle fiancée, s'était couchée sur son bûcher funèbre.

Lorsque la ville était encore debout, Napoléon en marchant vers elle s'écriait : " La voilà donc cette ville fameuse ! " et il regardait : Moscou, délaissée, ressemblait à la cité pleurée dans les Lamentations . Déjà Eugène et Poniatowski ont débordé les murailles ; quelques-uns de nos officiers pénètrent dans la ville ; ils reviennent et disent à Napoléon : " Moscou est déserte ! - Moscou est déserte ? c'est invraisemblable ! qu'on m'amène les boyards. " Point de boyards, il n'est resté que des pauvres qui se cachent. Rues abandonnées, fenêtres fermées : aucune fumée ne s'élève des foyers d'où s'en échapperont bientôt des torrents. Pas le plus léger bruit. Bonaparte hausse les épaules.

Murat, s'étant avancé jusqu'au Kremlin, y est reçu par les hurlements des prisonniers devenus libres pour délivrer leur patrie : on est contraint d'enfoncer les portes à coups de canon.

Napoléon s'était porté à la barrière de Dorogomilow ; il s'arrêta dans une des premières maisons du faubourg, fit une course le long de la Moskowa, ne rencontra personne. Il revint à son logement, nomma le maréchal Mortier gouverneur de Moscou, le général Durosnel commandant de la place et M. de Lesseps chargé de l'administration en qualité d'intendant. La garde impériale et les troupes étaient en grande tenue pour paraître devant un peuple absent. Bonaparte apprit bientôt avec certitude que la ville était menacée de quelque événement. A deux heures du matin on lui vient dire que le feu commence. Le vainqueur quitte le faubourg de Dorogomilow et vient s'abriter au Kremlin : c'était dans la matinée du 15. Il éprouva un moment de joie en pénétrant dans le palais de Pierre le Grand ; son orgueil satisfait écrivit quelques mots à Alexandre, à la réverbération du bazar qui commençait à brûler, comme autrefois Alexandre vaincu lui écrivait un billet du champ d'Austerlitz.

Dans le bazar on voyait de longues rangées de boutiques toutes fermées. On contient d'abord l'incendie ; mais dans la seconde nuit il éclate de toutes parts ; des globes lancés par des artifices crèvent, retombent en gerbes lumineuses sur les palais et les églises. Une bise violente pousse les étincelles et lance les flammèches sur le Kremlin : il renfermait un magasin à poudre ; un parc d'artillerie avait été laissé sous les fenêtres mêmes de Bonaparte. De quartier en quartier nos soldats sont chassés par les effluves du volcan. Des Gorgones et des Méduses, la torche à la main, parcourent les carrefours livides de cet enfer ; d'autres attisent le feu avec des lances de bois goudronné. Bonaparte, dans les salles du nouveau Pergame, se précipite aux croisées, s'écrie : " Quelle résolution extraordinaire ! quels hommes ! ce sont des Scythes ! "

Le bruit se répand que le Kremlin est miné : des serviteurs se trouvent mal, des militaires se résignent. Les bouches des divers brasiers en dehors s'élargissent, se rapprochent, se touchent : la tour de l'Arsenal, comme un haut cierge, brûle au milieu d'un sanctuaire embrasé. Le Kremlin n'est plus qu'une île noire contre laquelle se brise une mer ondoyante de feu. Le ciel, reflétant l'illumination, est comme traversé des clartés mobiles d'une aurore boréale.

La troisième nuit descendait ; on respirait à peine dans une vapeur suffocante : deux fois des mèches ont été attachées au bâtiment qu'occupait Napoléon. Comment fuir ? les flammes attroupées bloquent les portes de la citadelle. En cherchant de tous les côtés, on découvre une poterne qui donnait sur la Moskowa. Le vainqueur avec sa garde se dérobe par ce guichet de salut. Autour de lui dans la ville, des voûtes se fondent en mugissant, des clochers d'où découlaient des torrents de métal liquéfié se penchent, se détachent et tombent. Des charpentes, des poutres, des toits craquant, pétillant, croulant, s'abîment dans un Phlégéthon dont ils font rejaillir la lame ardente et des millions de paillettes d'or. Bonaparte ne s'échappe que sur les charbons refroidis d'un quartier déjà réduit en cendres : il gagna Petrowski, villa du czar.

Le général Gourgaud, critiquant l'ouvrage de M. de Ségur, accuse l'officier d'ordonnance de l'empereur de s'être trompé : en effet, il demeure prouvé, par le récit de M. de Baudus, aide de camp du maréchal Bessières, et qui servit lui-même de guide à Napoléon, que celui-ci ne s'évada pas par une poterne, mais qu'il sortit par la grande porte du Kremlin. Du rivage de Sainte-Hélène Napoléon revoyait brûler la ville des Scythes : " Jamais, dit-il, en dépit de la poésie, toutes les fictions de l'incendie de Troie n'égaleront la réalité de celui de Moscou. "

Remémorant antérieurement cette catastrophe, Bonaparte écrit encore : " Mon mauvais génie m ' apparut et m ' annonça ma fin, que j ' ai trouvée à l ' île d ' Elbe . " Kutuzoff avait d'abord pris sa route à l'orient ; ensuite il se rabattit au midi. Sa marche de nuit était à demi éclairée par l'incendie lointain de Moscou, dont il sortait un bourdonnement lugubre ; on eût dit que la cloche qu'on n'avait jamais pu monter à cause de son énorme poids eût été magiquement suspendue au haut d'un clocher brûlant pour tinter les glas. Kutuzoff atteignit Voronowo, possession du comte Rostopschine ; à peine avait-il aperçu la superbe demeure, qu'elle s'enfonce dans le gouffre de nouvelle conflagration. Sur la porte de fer d'une église on lisait cet écriteau, la scritta morta , de la main du propriétaire :

" J'ai embelli pendant huit ans cette campagne et j'y ai vécu heureux au sein de ma famille ; les habitants de cette terre, au nombre de dix-sept cent vingt la quittent à votre approche, et moi je mets le feu à ma maison pour qu'elle ne soit pas souillée par votre présence. Français, je vous ai abandonné mes deux maisons de Moscou, avec un mobilier d'un demi-million de roubles. Ici vous ne trouverez que des cendres. "

" Rostopschine. "

Bonaparte avait au premier moment admiré les feux et les Scythes comme un spectacle apparenté à son imagination ; mais bientôt le mal que cette catastrophe lui faisait le refroidit et le fit retourner à ses injurieuses diatribes. En envoyant la lettre de Rostopschine en France, il ajoute : " Il paraît que Rostopschine est aliéné ; les Russes le regardent comme une espèce de Marat. " Qui ne comprend pas la grandeur dans les autres ne la comprendra pas pour soi quand le temps des sacrifices sera venu.

Alexandre avait appris sans abattement son adversité " Reculerons-nous, écrivait-il dans ses instructions circulaires, quand l'Europe nous encourage de ses regards ? Servons-lui d'exemple ; saluons la main qui nous choisit pour être la première des nations dans la cause de la vertu et de la liberté. " Suivait une invocation au Très-Haut.

Un style dans lequel se trouvent les mots de Dieu, de vertu, de liberté, est puissant : il plaît aux hommes, les rassure et les console ; combien il est supérieur à ces phrases affectées, tristement empruntées des locutions païennes et fatalistes à la turque : il fut, ils ont été, la fatalité les entraîne ! phraséologie stérile, toujours vaine, alors même qu'elle est appuyée sur les plus grandes actions.

Sorti de Moscou dans la nuit du 15 septembre, Napoléon y rentra le 18. Il avait rencontré, en revenant, des foyers allumés sur la fange, nourris avec des meubles d'acajou et des lambris dorés. Autour de ces foyers en plein air étaient des militaires noircis, crottés, en lambeaux, couchés sur des canapés de soie ou assis dans des fauteuils de velours, ayant pour tapis sous leurs pieds, dans la boue, des châles de cachemire, des fourrures de la Sibérie, des étoffes d'or de la Perse, mangeant dans des plats d'argent une pâte noire ou de la chair sanguinolente de cheval grillé.

Un pillage irrégulier ayant commencé, on le régularisa ; chaque régiment vint à son tour à la curée. Des paysans chassés de leurs huttes, des Cosaques, des déserteurs de l'ennemi, rôdaient autour des Français et se nourrissaient de ce que nos escouades avaient rongé. On emportait tout ce qu'on pouvait prendre ; bientôt, surchargé de ces dépouilles, on les jetait, quand on venait à se souvenir qu'on était à six cents lieues de son toit.

Les courses que l'on faisait pour trouver des vivres produisaient des scènes pathétiques : une escouade française ramenait une vache ; une femme s'avança, accompagnée d'un homme qui portait dans ses bras un enfant de quelques mois ; ils montraient du doigt la vache qu'on venait de leur enlever. La mère déchira les misérables vêtements qui couvraient son sein, pour montrer qu'elle n'avait plus de lait ; le père fit un mouvement comme s'il eût voulu briser la tête de l'enfant sur une pierre. L'officier fit rendre la vache, et il ajoute : " L'effet que produisit cette scène sur mes soldats fut tel, que, pendant longtemps, il ne fut pas prononcé une seule parole dans les rangs. "

Bonaparte avait changé de rêve ; il déclarait qu'il voulait marcher à Saint-Pétersbourg ; il traçait déjà la route sur ses cartes ; il expliquait l'excellence de son plan nouveau, la certitude d'entrer dans la seconde capitale de l'empire : " Qu'a-t-il à faire désormais sur des ruines ? Ne suffit-il pas à sa gloire qu'il soit monté au Kremlin ? " Telles étaient les nouvelles chimères de Napoléon ; l'homme touchait à la folie, mais ses songes étaient encore ceux d'un esprit immense.

" Nous ne sommes qu'à quinze marches de Saint-Pétersbourg, dit M. Fain : Napoléon pense à se rabattre sur cette capitale. " Au lieu de quinze marches , à cette époque et dans de pareilles circonstances, il faut lire deux mois . Le général Gourgaud ajoute que toutes les nouvelles qu'on recevait de Saint-Pétersbourg annonçaient la peur qu'on avait du mouvement de Napoléon. Il est certain qu'à Saint-Pétersbourg on ne doutait point du succès de l'empereur s'il se présentait ; mais on se préparait à lui laisser une seconde carcasse de cité, et la retraite sur Archangel était jalonnée. On ne soumet point une nation dont le pôle est la dernière forteresse. De plus les flottes anglaises, pénétrant au printemps dans la Baltique, auraient réduit la prise de Saint-Pétersbourg à une simple destruction.

Mais tandis que l'imagination sans frein de Bonaparte jouait avec l'idée d'un voyage à Saint-Pétersbourg il s'occupait sérieusement de l'idée contraire : sa foi dans son espérance n'était pas telle qu'elle lui ôtât tout bon sens. Son projet dominant était d'apporter à Paris une paix signée à Moscou. Par là il se serait débarrassé des périls de la retraite, il aurait accompli une étonnante conquête, et serait rentré aux Tuileries le rameau d'olivier à la main. Après le premier billet qu'il avait écrit à Alexandre en arrivant au Kremlin, il n'avait négligé aucune occasion de renouveler ses avances. Dans un entretien bienveillant avec un officier général russe, M. de Toutelmine, sous-directeur de l'hôpital des Enfants trouvés à Moscou, hôpital miraculeusement épargné de l'incendie, il avait glissé des paroles favorables à un accommodement. Par M. Jacowleff, frère de l'ancien ministre russe à Stuttgard, il écrivit directement à Alexandre, et M. Jacowleff prit l'engagement de remettre cette lettre au czar sans intermédiaire. Enfin le général Lauriston fut envoyé à Kutuzoff : celui-ci promit ses bons offices pour une négociation pacifique ; mais il refusa au général Lauriston de lui délivrer un sauf-conduit pour Saint-Pétersbourg.

Napoléon était toujours persuadé qu'il exerçait sur Alexandre l'empire qu'il avait exercé à Tilsit et à Erfurt, et cependant Alexandre écrivait le 21 octobre au prince Michel Larcanowitz : " J'ai appris, à mon extrême mécontentement, que le général Beningsen a eu une entrevue avec le roi de Naples. (...) Toutes les déterminations dans les ordres qui vous sont adressés par moi doivent vous convaincre que ma résolution est inébranlable, que dans ce moment aucune proposition de l'ennemi ne pourrait m'engager à terminer la guerre et à affaiblir par là le devoir sacré de venger la patrie. "

Les généraux russes abusaient de l'amour-propre et de la simplicité de Murat, commandant de l'avant-garde ; toujours charmé de l'empressement des Cosaques, il empruntait des bijoux de ses officiers pour faire des présents à ses courtisans du Don ; mais les généraux russes, loin de désirer la paix, la redoutaient, malgré la résolution d'Alexandre. Ils connaissaient la faiblesse de leur empereur, et ils craignaient la séduction du nôtre. Pour la vengeance, il ne s'agissait que de gagner un mois, que d'attendre les premiers frimas : les voeux de la chrétienté moscovite suppliaient le ciel de hâter ses tempêtes.

Le général Wilson, en qualité de commissaire anglais à l'armée russe, était arrivé : il s'était déjà trouvé sur le chemin de Bonaparte en Egypte. Fabvier, de son coté, était revenu de notre armée du midi à celle du nord. L'Anglais poussait Kutuzoff à l'attaque, et l'on savait que les nouvelles apportées par Fabvier n'étaient pas bonnes. Des deux bouts de l'Europe, les deux seuls peuples qui combattaient pour leur liberté se donnaient la main par-dessus la tête du vainqueur à Moscou. La réponse d'Alexandre n'arrivait point ; les estafettes de France s'attardèrent ; l'inquiétude de Napoléon augmentait ; des paysans avertissaient nos soldats : " Vous ne connaissez pas notre climat, leur disaient-ils, dans un mois le froid vous fera tomber les ongles. " Milton, dont le grand nom agrandit tout, s'exprime aussi naïvement dans sa Moscovie : " Il fait si froid dans ce pays que la sève des branches mises au feu gèle en sortant du bout opposé à celui qui brûle... "

Bonaparte, sentant qu'un pas rétrograde rompait le prestige et faisait évanouir la terreur de son nom, ne pouvait se résoudre à descendre : malgré l'avertissement du prochain péril, il restait, attendant de minute en minute des réponses de Saint-Pétersbourg ; lui, qui avait commandé avec tant d'outrages, soupirait après quelques mots miséricordieux du vaincu. Il s'occupe au Kremlin d'un règlement pour la Comédie-Française ; il met trois soirées à achever ce majestueux ouvrage ; il discute avec ses aides de camp le mérite de quelques vers nouveaux arrivés de Paris ; autour de lui on admirait le sang-froid du grand homme, tandis qu'il y avait encore des blessés de ses derniers combats expirant dans des douleurs atroces, et que, par ce retard de quelques jours, il dévouait à la mort les cent mille hommes qui lui restaient. La servile stupidité du siècle prétend faire passer cette pitoyable affectation pour la conception d'un esprit incommensurable.

Bonaparte visita les édifices du Kremlin. Il descendit et remonta l'escalier sur lequel Pierre le Grand fit égorger les Strélitz ; il parcourut la salle des festins où Pierre se faisait amener des prisonniers, abattant une tête entre chaque rasade, proposant à ses convives, princes et ambassadeurs, de se divertir de la même façon. Des hommes furent roués alors, et des femmes enterrées vives ; on pendit deux mille Strélitz dont les corps restèrent accrochés autour des murailles.

Au lieu de l'ordonnance sur les théâtres, Bonaparte eût mieux fait d'écrire au sénat conservateur la lettre que des bords du Pruth Pierre écrivait au sénat de Moscou : " Je vous annonce que, trompé par de faux avis, et sans qu'il y ait de ma faute, je me trouve ici enfermé dans mon camp par une armée quatre fois plus forte que la mienne. S'il arrive que je sois pris, vous n'avez plus à me considérer comme votre czar et seigneur, ni à tenir compte d'aucun ordre qui pourrait vous être porté de ma part, quand même vous y reconnaîtriez ma propre main. Si je dois périr vous choisirez pour mon successeur le plus digne d'entre vous. "

Un billet de Napoléon adressé à Cambacérès, contenait des ordres inintelligibles : on délibéra, et quoique la signature du billet portât un nom allongé d'un nom antique, l'écriture ayant été reconnue pour être celle de Bonaparte, on déclara que les ordres inintelligibles devaient être exécutés.

Le Kremlin renfermait un double trône pour deux frères : Napoléon ne partageait pas le sien. On voyait encore dans les salles le brancard brisé d'un coup de canon sur lequel Charles XII blessé se faisait porter à la bataille de Pultava. Toujours vaincu dans l'ordre des instincts magnanimes, Bonaparte, en visitant les tombeaux des czars, se souvint-il qu'aux jours de fête on les couvrait de draps mortuaires superbes ; que lorsqu'un sujet avait quelque grâce à solliciter, il déposait sa supplique sur un des tombeaux, et que le czar avait seul le droit de l'en retirer ?

Ces placets de l'infortune, présentés par la mort à la puissance, n'étaient point du goût de Napoléon. Il était occupé d'autres soins : moitié désir de tromper, moitié nature, il prétendait comme en quittant l'Egypte, faire venir des comédiens de Paris à Moscou, et il assurait qu'un chanteur italien arrivait. Il dépouilla les églises du Kremlin, entassa dans ses fourgons des ornements sacrés et des images de saints avec les croissants et les queues de cheval conquis sur les mahométans. Il enleva l'immense croix de la tour du grand Yvan ; son projet était de la planter sur le dôme des Invalides : elle eût fait le pendant des chefs-d'oeuvre du Vatican dont il avait décoré le Louvre. Tandis qu'on détachait cette croix, des corneilles vagissantes voletaient autour : " Que me veulent ces oiseaux ? " disait Bonaparte.

On touchait au moment fatal : Daru élevait des objections contre divers projets qu'exposait Bonaparte : " Quel parti prendre donc ? " s'écria l'empereur. " - Rester ici ; faire de Moscou un grand camp retranché ; y passer l'hiver ; faire saler les chevaux qu'on ne pourra nourrir ; attendre le printemps : nos renforts et la Lithuanie armée viendront nous délivrer et achever la conquête. - C'est un conseil de lion, répond Napoléon : mais que dirait Paris ? La France ne s'accoutumerait pas à mon absence. " - " Que dit-on de moi à Athènes ? " disait Alexandre.

Il se replonge aux incertitudes : partira-t-il ? ne partira-t-il pas ? Il ne sait. Maintes délibérations se succèdent.

Enfin une affaire engagée à Winkovo, le 18 octobre, le détermine subitement à sortir des débris de Moscou avec son armée : ce jour-là même, sans appareil, sans bruit, sans tourner la tête, voulant éviter la route directe de Smolensk, il s'achemine par l'une des deux routes de Kalouga.

Durant trente-cinq jours, comme ces formidables dragons de l'Afrique qui s'endorment après s'être repus, il s'était oublié : c'était apparemment les jours nécessaires pour changer le sort d'un homme pareil. Pendant ce temps-là l'astre de sa destinée s'inclinait. Enfin il se réveille pressé entre l'hiver et une capitale incendiée ; il se glisse au dehors des décombres : il était trop tard ; cent mille hommes étaient condamnés. Le maréchal Mortier, commandant l'arrière-garde, a l'ordre, en se retirant, de faire sauter le Kremlin [On achève d'imprimer à Saint-Pétersbourg les papiers d'Etat sur cette campagne, trouvés dans le cabinet d'Alexandre après sa mort. Ces documents, formant cinq à six volumes, jetteront sans doute un grand jour sur les événements si curieux d'une partie de notre histoire. Il sera bon de lire avec précaution les récits de l'ennemi, et cependant avec moins de défiance que les documents officiels de Bonaparte. Il est impossible de se figurer à quel point celui-ci altérait la réalité et la rendait insaisissable ; ses propres victoires se transformaient en roman dans son imagination. Toutefois, au bout de ses relations fantasmagoriques, restait cette vérité, à savoir que Napoléon, par une raison ou par une autre, était le maître du monde. (Paris, note de 1841. N.d.A.)] .


2 L21 Chapitre 5

Retraite.

Bonaparte, se trompant ou voulant tromper les autres, écrivit le 18 d'octobre au duc de Bassano une lettre que rapporte M. Pain : " Vers les premières semaines de novembre, mandait-il, j'aurai ramené mes troupes dans le carré qui est entre Smolensk, Mohilow, Minsk et Witepsk. Je me décide à ce mouvement, parce que Moscou n'est plus une position militaire ; j'en vais chercher une autre plus favorable au début de la campagne prochaine. Les opérations auront alors à se diriger sur Pétersbourg et sur Kiew. " Pitoyable forfanterie, s'il ne s'agissait que du secours passager d'un mensonge ; mais dans Bonaparte une idée de conquête, malgré l'évidence contraire de la raison, pouvait toujours être une idée de bonne foi.

On marchait sur Malojaroslawetz : par l'embarras des bagages et des voitures mal attelées de l'artillerie, le troisième jour de marche on n'était encore qu'à dix lieues de Moscou. On avait l'intention de devancer Kutuzoff : l'avant-garde du prince Eugène le prévint en effet à Fominskoï. Il restait encore cent mille hommes d'infanterie au début de la retraite. La cavalerie était presque nulle, à l'exception de trois mille cinq cents chevaux de la garde. Nos troupes, ayant atteint la nouvelle route de Kalouga le 21, entrèrent le 22 à Borowsk, et le 23 la division Delzons occupa Malojaroslawetz. Napoléon était dans la joie ; il se croyait échappé.

Le 23 octobre, à une heure et demie du matin, la terre trembla : cent quatre-vingt-trois milliers de poudre, placés sous les voûtes du Kremlin, déchirèrent le palais des czars. Mortier, qui fit sauter le Kremlin, était réservé à la machine infernale de Fieschi. Que de mondes passés entre ces deux explosions si différentes et par les temps et par les hommes !

Après ce sourd mugissement, une forte canonnade vint à travers le silence dans la direction de Malojaroslawetz : autant Napoléon avait désiré ouïr ce bruit en entrant en Russie, autant il redoutait de l'entendre en sortant. Un aide de camp du vice-roi annonce une attaque générale des Russes : à la nuit les généraux Compans et Gérard arrivèrent en aide au prince Eugène. Beaucoup d'hommes périrent des deux côtés ; l'ennemi parvint à se mettre à cheval sur la route de Kalouga, et fermait l'entrée du chemin intact qu'on avait espéré suivre. Il ne restait d'autre ressource que de retomber dans la route de Mojaïsk et de rentrer à Smolensk par les vieux sentiers de nos malheurs : on le pouvait ; les oiseaux du ciel n'avaient pas encore achevé de manger ce que nous avions semé pour retrouver nos traces.

Napoléon logea cette nuit à Ghorodnia dans une pauvre maison où les officiers attachés aux divers généraux ne purent se mettre à couvert. Ils se réunirent sous la fenêtre de Bonaparte ; elle était sans volets et sans rideaux : on en voyait sortir une lumière, tandis que les officiers restés en dehors étaient plongés dans l'obscurité. Napoléon était assis dans sa chétive chambre, la tête abaissée sur ses deux mains. Murat, Berthier et Bessières se tenaient debout à ses côtés, silencieux et immobiles. Il ne donna point d'ordre, et monta à cheval le 25 au matin, pour examiner la position de l'armée russe.

A peine était-il sorti que roula jusqu'à ses pieds un éboulis de Cosaques. La vivante avalanche avait franchi la Luja, et s'était dérobée à la vue, le long de la lisière de bois. Tout le monde mit l'épée à la main, l'empereur lui-même. Si ces maraudeurs avaient eu plus d'audace, Bonaparte demeurait prisonnier. A Malojaroslawetz incendié, les rues étaient encombrées de corps à moitié grillés, coupés, sillonnés, mutilés par les roues de l'artillerie, qui avait passé sur eux. Pour continuer le mouvement sur Kalouga, il eût fallu livrer une seconde bataille ; l'empereur ne le jugea pas convenable. Il s'est élevé à cet égard une discussion entre les partisans de Bonaparte et les amis des maréchaux. Qui donna le conseil de reprendre la première route parcourue par les Français ? Ce fut évidemment Napoléon : une grande sentence funèbre à prononcer ne lui coûtait guère ; il en avait l'habitude.

Revenu le 26 à Borowsk, le lendemain, près de Wercia, on présenta au chef de nos armées le général Vitzingerode et son aide de camp le comte Nariskin : ils s'étaient laissé surprendre en entrant trop tôt dans Moscou. Bonaparte s'emporta : " Qu'on fusille ce général ! s'écrie-t-il hors de lui ; c'est un déserteur du royaume de Wurtemberg ; il appartient à la Confédération du Rhin. " Il se répand en invectives contre la noblesse russe et finit par ces mots : " J'irai à Saint-Pétersbourg, je jetterai cette ville dans la Newa ", et subitement il commande de brûler un château que l'on apercevait sur une hauteur : le lion blessé se ruait en écumant sur tout ce qui l'environnait.

Néanmoins, au milieu de ses folles colères, lorsqu'il intimait à Mortier l'ordre de détruire le Kremlin, il se conformait en même temps à sa double nature ; il écrivait au duc de Trévise des phrases de sensiblerie ; pensant que ses missives seraient connues, il lui enjoignait avec un soin tout paternel de sauver les hôpitaux ; " car c'est ainsi, ajoutait-il, que j'en ai usé à Saint-Jean-d'Acre ". Or, en Palestine il fit fusiller les prisonniers turcs, et, sans l'opposition de Desgenettes, il eût empoisonné ses malades ! Berthier et Murat sauvèrent le prince Vitzingerode.

Cependant Kutuzoff nous poursuivait mollement. Wilson pressait-il le général russe d'agir, le général répondait : " Laissez venir la neige. " Le 29 septembre, on touche aux fatales collines de la Moskowa : un cri de douleur et de surprise échappe à notre armée. De vastes boucheries se présentaient, étalant quarante mille cadavres diversement consommés. Des files de carcasses alignées semblaient garder encore la discipline militaire ; des squelettes détachés en avant, sur quelques mamelons écrêtés, indiquaient les commandants et dominaient la mêlée des morts. Partout armes rompues, tambours défoncés, lambeaux de cuirasses et d'uniformes, étendards déchirés, dispersés entre des troncs d'arbres coupés à quelques pieds du sol par les boulets : c'était la grande redoute de la Moskowa.

Au sein de la destruction immobile on apercevait une chose en mouvement : un soldat français privé des deux jambes se frayait un passage dans des cimetières qui semblaient avoir rejeté leurs entrailles au dehors. Le corps d'un cheval effondré par un obus avait servi de guérite à ce soldat : il y vécut en rongeant sa loge de chair ; les viandes putréfiées des morts à la portée de sa main lui tenaient lieu de charpie pour panser ses plaies et d'amadou pour emmailloter ses os. L'effrayant remords de la gloire se traînait vers Napoléon : Napoléon ne l'attendit pas.

Le silence des soldats, hâtés du froid, de la faim et de l'ennemi, était profond ; ils songeaient qu'ils seraient bientôt semblables aux compagnons dont ils apercevaient les restes. On n'entendait dans ce reliquaire que la respiration agitée et le bruit du frisson involontaire des bataillons en retraite.

Plus loin on retrouva l'abbaye de Kotloskoï transformée en hôpital ; tous les secours y manquaient : là restait encore assez de vie pour sentir la mort. Bonaparte arrivé sur le lieu, se chauffa du bois de ses chariots disloqués. Quand l'armée reprit sa marche, les agonisants se levèrent, parvinrent au seuil de leur dernier asile, se laissèrent dévaler jusqu'au chemin, tendirent aux camarades qui les quittaient leurs mains défaillantes : ils semblaient à la fois les conjurer et les ajourner.

A chaque instant retentissait la détonation des caissons qu'on était forcé d'abandonner. Les vivandiers jetaient les malades dans les fossés. Des prisonniers russes, qu'escortaient des étrangers au service de la France, furent dépêchés par leurs gardes : tués d'une manière uniforme, leur cervelle était répandue à côté de leur tête. Bonaparte avait emmené l'Europe avec lui ; toutes les langues se parlaient dans son armée ; toutes les cocardes, tous les drapeaux s'y voyaient. L'Italien, forcé au combat, s'était battu comme un Français ; l'Espagnol avait soutenu sa renommée de courage : Naples et l'Andalousie n'avaient été pour eux que les regrets d'un doux songe. On a dit que Bonaparte n'avait été vaincu que par l'Europe entière, et c'est juste ; mais on oublie que Bonaparte n'avait vaincu qu'à l'aide de l'Europe, de force ou de gré son alliée.

La Russie résista seule à l'Europe guidée par Napoléon ; la France, restée seule et défendue par Napoléon, tomba sous l'Europe retournée ; mais il faut dire que la Russie était défendue par son climat, et que l'Europe ne marchait qu'à regret sous son maître. La France, au contraire, n'était préservée ni par son climat ni par sa population décimée ; elle n'avait que son courage et le souvenir de sa gloire.

Indifférent aux misères de ses soldats, Bonaparte n'avait souci que de ses intérêts : lorsqu'il campait, sa conversation roulait sur des ministres vendus, disait-il, aux Anglais, lesquels ministres étaient les fomentateurs de cette guerre ; ne se voulant pas avouer que cette guerre venait uniquement de lui. Le duc de Vicence, qui s'obstinait à racheter un malheur par sa noble conduite éclatait au milieu de la flatterie au bivouac. Il s'écriait. " Que d'atroces cruautés ! Voilà donc la civilisation que nous apportons en Russie ! " Aux incroyables dires de Bonaparte, il faisait un geste de colère et d'incrédulité, et se retirait. L'homme que la moindre contradiction mettait en fureur souffrait les rudesses de Caulaincourt en expiation de la lettre qu'il l'avait jadis chargé de porter à Ettenheim. Quand on a commis une chose reprochable, le ciel en punition vous en impose les témoins : en vain les anciens tyrans les faisaient disparaître ; descendus aux enfers, ces témoins entraient dans le corps des Furies et revenaient.

Napoléon, ayant traversé Gjatsk, poussa jusqu'à Wiasma ; il le dépassa, n'ayant point trouvé l'ennemi qu'il craignait d'y rencontrer. Il arriva le 3 novembre à Slawskowo : là il apprit qu'un combat s'était donné derrière lui à Wiasma ; ce combat contre les troupes de Miloradowitch nous fut fatal : nos soldats, nos officiers blessés, le bras en écharpe, la tête enveloppée de linge, miracle de vaillance, se jetaient sur les canons ennemis.

Cette suite d'affaires dans les mêmes lieux, ces couches de morts ajoutées à des couches de morts, ces batailles doublées de batailles, auraient deux fois immortalisé des champs funestes, si l'oubli ne passait rapidement sur notre poussière. Qui pense à ces paysans laissés en Russie ? Ces rustiques sont-ils contents d'avoir été à la grande bataille sous les murs de Moscou ? Il n'y a peut-être que moi qui, dans les soirées d'automne, en regardant voler au haut du ciel les oiseaux du Nord, me souvienne qu'ils ont vu la tombe de nos compatriotes. Des compagnies industrielles se sont transportées au désert avec leurs fourneaux et leurs chaudières ; les os ont été convertis en noir animal : qu'il vienne du chien ou de l'homme, le vernis est du même prix, et il n'est pas plus brillant, soit qu'il ait été tiré de l'obscurité ou de la gloire. Voilà le cas que nous faisons des morts aujourd'hui ! Voilà les rites sacrés de la nouvelle religion ! Diis Manibus . Heureux compagnons de Charles XII, vous n'avez point été visités par ces hyènes sacrilèges ! Pendant l'hiver l'hermine fréquente les neiges virginales, et pendant l'été les mousses fleuries de Pultava.

Le 6 novembre (1812) le thermomètre descendit à dix-huit degrés au-dessous de zéro : tout disparaît sous la blancheur universelle. Les soldats sans chaussures sentent leurs pieds mourir ; leurs doigts violâtres et raidis laissent échapper le mousquet dont le toucher brûle ; leurs cheveux se hérissent de givre, leurs barbes de leur haleine congelée ; leurs méchants habits deviennent une casaque de verglas. Ils tombent, la neige les couvre ; ils forment sur le sol de petits sillons de tombeaux. On ne sait plus de quel côté les fleuves coulent ; on est obligé de casser la glace pour apprendre à quel orient il faut se diriger. Egarés dans l'étendue, les divers corps font des feux de bataillon pour se rappeler et se reconnaître, de même que des vaisseaux en péril tirent le canon de détresse. Les sapins changés en cristaux immobiles s'élèvent çà et là, candélabres de ces pompes funèbres. Des corbeaux et des meutes de chiens blancs sans maîtres suivaient à distance cette retraite de cadavres.

Il était dur, après les marches, d'être obligé, à l'étape déserte, de s'entourer des précautions d'un ost sain largement pourvu, de poser des sentinelles, d'occuper des postes, de placer des grand'gardes. Dans des nuits de seize heures, battu des rafales du nord, on ne savait ni où s'asseoir, ni où se coucher ; les arbres jetés bas avec tous leurs albâtres refusaient de s'enflammer ; à peine parvenait-on à faire fondre un peu de neige, pour y démêler une cuillerée de farine de seigle. On ne s'était pas reposé sur le sol nu que des hurlements de Cosaques faisaient retentir les bois ; l'artillerie volante de l'ennemi grondait ; le jeûne de nos soldats était salué comme le festin des rois, lorsqu'ils se mettent à table ; les boulets roulaient leurs pains de fer au milieu des convives affamés. A l'aube, que ne suivait point l'aurore, on entendait le battement d'un tambour drapé de frimas ou le son enroué d'une trompette : rien n'était triste comme cette diane lugubre, appelant sous les armes des guerriers qu'elle ne réveillait plus. Le jour grandissant éclairait des cercles de fantassins raidis et morts autour des bûchers expirés.

Quelques survivants partaient ; ils s'avançaient vers des horizons inconnus qui, reculant toujours, s'évanouissaient à chaque pas dans le brouillard. Sous un ciel pantelant, et comme lassé des tempêtes de la veille, nos files éclaircies traversaient des landes après des landes, des forêts suivies de forêts et dans lesquelles l'océan semblait avoir laissé son écume attachée aux branches échevelées des bouleaux. On ne rencontrait même pas dans ces bois ce triste et petit oiseau de l'hiver qui chante, ainsi que moi, parmi les buissons dépouillés. Si je me retrouve tout à coup par ce rapprochement en présence de mes vieux jours, ô mes camarades ! (les soldats sont frères), vos souffrances me rappellent aussi mes jeunes années, lorsque, me retirant devant vous, je traversais, si misérable et si délaissé, la bruyère des Ardennes.

Les grandes armées russes suivaient la nôtre : celle-ci était partagée en plusieurs divisions qui se subdivisaient en colonnes : le prince Eugène commandait l'avant-garde, Napoléon le centre, l'arrière-garde le maréchal Ney. Retardés de divers obstacles et combats, ces corps ne conservaient pas leur exacte distance : tantôt ils se devançaient les uns les autres ; tantôt ils marchaient sur une ligne horizontale très souvent sans se voir et sans communiquer ensemble faute de cavalerie. Des Tauridiens, montés sur de petits chevaux dont les crins balayaient la terre, n'accordaient de repos ni jour ni nuit à nos soldats harassés par ces taons de neige. Le paysage était changé : là où l'on avait vu un ruisseau, on retrouvait un torrent que des chaînes de glace suspendaient aux bords escarpés de sa ravine. " Dans une seule nuit, dit Bonaparte (Papiers de Sainte-Hélène), on perdit trente mille chevaux. On fut obligé d'abandonner presque toute l'artillerie, forte alors de cinq cents bouches à feu ; on ne put emporter ni munitions, ni provisions. Nous ne pouvions, faute de chevaux, faire de reconnaissance ni envoyer une avant-garde de cavalerie reconnaître la route. Les soldats perdaient le courage et la raison, et tombaient dans la confusion. La circonstance la plus légère les alarmait. Quatre ou cinq hommes suffisaient pour jeter la frayeur dans tout un bataillon. Au lieu de se tenir réunis, ils erraient séparément pour chercher du feu. Ceux qu'on envoyait en éclaireurs abandonnaient leurs postes et allaient chercher les moyens de se réchauffer dans les maisons. Ils se répandaient de tous côtés, s'éloignaient de leurs corps et devenaient facilement la proie de l'ennemi. D'autres se couchaient sur la terre, s'endormaient : un peu de sang sortait de leurs narines, et ils mouraient en dormant. Des milliers de soldats périrent. Les Polonais sauvèrent quelques-uns de leurs chevaux et un peu de leur artillerie ; mais les Français et les soldats des autres nations n'étaient plus les mêmes hommes. La cavalerie a surtout beaucoup souffert. Sur quarante mille hommes je ne crois pas qu'il en soit échappé trois mille. "

Et vous qui racontiez cela sous le beau soleil d'un autre hémisphère, n'étiez-vous que le témoin de tant de maux ?

Le jour même (6 novembre) où le thermomètre tomba si bas, arriva de France, comme une fresaie égarée, la première estafette que l'on eût vue depuis longtemps : elle apportait la mauvaise nouvelle de la conspiration de Malet. Cette conspiration eut quelque chose du prodigieux de l'étoile de Napoléon. Au rapport du général Gourgaud, ce qui fit le plus d'impression sur l'empereur fut la preuve trop évidente " que les principes monarchiques dans leur application à sa monarchie avaient jeté des racines si peu profondes que de grands fonctionnaires, à la nouvelle de la mort de l'empereur oublièrent que, le souverain étant mort, un autre était là pour lui succéder ".

Bonaparte à Sainte-Hélène ( Mémorial de Las Cases) racontait qu'il avait dit à sa cour des Tuileries, en parlant de la conspiration de Malet : " Eh bien, messieurs, vous prétendiez avoir fini votre révolution ; vous me croyiez mort : mais le roi de Rome, vos serments, vos principes, vos doctrines ? Vous me faites frémir pour l'avenir ! " Bonaparte raisonnait logiquement ; il s'agissait de sa dynastie : aurait-il trouvé le raisonnement aussi juste s'il s'était agi de la race de saint Louis ?

Bonaparte apprit l'accident de Paris au milieu d'un désert, parmi les débris d'une armée presque détruite dont la neige buvait le sang ; les droits de Napoléon fondés sur la force s'anéantissaient en Russie avec sa force, tandis qu'il avait suffi d'un seul homme pour les mettre en doute dans la capitale : hors de la religion, de la justice et de la liberté, il n'y a point de droits.

Presque au même moment que Bonaparte apprenait ce qui s'était passé à Paris, il recevait une lettre du maréchal Ney. Cette lettre lui faisait part " que les meilleurs soldats se demandaient pourquoi c'était à eux seuls à combattre pour assurer la fuite des autres ; pourquoi l'aigle ne protégeait plus et tuait ; pourquoi il fallait succomber par bataillons, puisqu'il n'y avait plus qu'à fuir ? "

Quand l'aide de camp de Ney voulut entrer dans des particularités affligeantes, Bonaparte l'interrompit : " Colonel, je ne vous demande pas ces détails. " - Cette expédition de la Russie était une vraie extravagance que toutes les autorités civiles et militaires de l'Empire avaient blâmée : les triomphes et les malheurs que rappelait la route de retraite aigrissaient ou décourageaient les soldats : sur ce chemin monté et redescendu, Napoléon pouvait trouver aussi l'image des deux parts de sa vie.


2 L21 Chapitre 6

Smolensk. - Suite de la retraite.

Le 9 novembre, on avait enfin gagné Smolensk. Un ordre de Bonaparte avait défendu d'y laisser entrer personne avant que les postes n'eussent été remis à la garde impériale. Des soldats du dehors confluent au pied des murailles ; les soldats du dedans se tiennent renfermés. L'air retentit des imprécations des désespérés forclos vêtus de sales lévites de Cosaques, de capotes rapetassées, de manteaux et d'uniformes en loques, de couvertures de lit ou de cheval, la tête couverte de bonnets, de mouchoirs roulés, de schakos défoncés, de casques faussés et rompus ; tout cela sanglant ou neigeux, percé de balles ou haché de coups de sabre. Le visage hâve et dévalé, les yeux sombres et étincelants, ils regardaient au haut des remparts en grinçant les dents, ayant l'air de ces prisonniers mutilés qui, sous Louis le Gros, portaient dans leur main droite leur main gauche coupée : on les eût pris pour des masques en furie ou pour des malades affolés, échappés des hôpitaux. La jeune et la vieille garde arrivèrent ; elles entrèrent dans la place incendiée à notre premier passage. Des cris s'élèvent contre la troupe privilégiée : " L'armée n'aurait-elle jamais que ses restes ? " Ces cohortes faméliques courent tumultuairement aux magasins comme une insurrection de spectres. On les repousse. On se bat : les tués restent dans les rues, les femmes, les enfants, les mourants sur les charrettes. L'air était empesté de la corruption d'une multitude d'anciens cadavres ; des militaires étaient atteints d'imbécillité ou de folie ; quelques-uns dont les cheveux s'étaient dressés et tordus, blasphémant ou riant d'un rire hébété, tombaient morts. Bonaparte exhale sa colère contre un misérable fournisseur impuissant dont aucun des ordres n'avait été exécuté.

L'armée de cent mille hommes, réduite à trente mille, était côtoyée d'une bande de cinquante mille traîneurs : il ne se trouvait plus que dix-huit cents cavaliers montés. Napoléon en donna le commandement à M. de Latour-Maubourg. Cet officier, qui menait les cuirassiers à l'assaut de la grande redoute de Borodino, eut la tête fendue de coups de sabre ; depuis il perdit une jambe à Dresde. Apercevant son domestique qui pleurait, il lui dit : " De quoi te plains-tu ? tu n'auras plus qu'une botte à cirer. " Ce général, resté fidèle au malheur, est devenu le gouverneur de Henri V dans les premières années de l'exil du jeune prince : j'ôte mon chapeau en passant devant lui, comme en passant devant l'honneur.

On séjourna par force jusqu'au 14 dans Smolensk. Napoléon ordonna au maréchal Ney de se concerter avec Davoust et de démembrer la place en la déchirant avec des fougasses : pour lui, il se rendit à Krasnoï, où il s'établit le 15, après que cette station eut été pillée par les Russes. Les Moscovites rétrécissaient leur cercle : la grande armée dite de Moldavie était dans le voisinage ; elle se préparait à nous cerner tout à fait et à nous jeter dans la Bérésina.

Le reste de nos bataillons diminuait de jour en jour. Kutuzoff, instruit de nos misères, remuait à peine : " Sortez seulement un moment de votre quartier général ", s'écriait Wilson ; " avancez-vous sur les hauteurs, vous verrez que le dernier moment de Napoléon est venu. La Russie réclame cette victime : il n'y a plus qu'à frapper ; une charge suffira ; dans deux heures la face de l'Europe sera changée. "

Cela était vrai ; mais il n'y aurait eu que Bonaparte de particulièrement frappé, et Dieu voulait appesantir sa main sur la France.

Kutuzoff répondait : " Je fais reposer mes soldats tous les trois jours ; je rougirais, je m'arrêterais aussitôt, si le pain leur manquait un seul instant. J'escorte l'armée française ma prisonnière ; je la châtie dès qu'elle veut s'arrêter ou s'éloigner de la grande route. Le terme de la destinée de Napoléon est irrévocablement marqué : c'est dans les marais de la Bérésina que s'éteindra le météore en présence de toutes les armées russes. Je leur aurai livré Napoléon affaibli, désarmé, mourant : c'est assez pour ma gloire. " Bonaparte avait parlé du vieux Kutuzoff avec ce dédain insultant dont il était si prodigue : le vieux Kutuzoff à son tour lui rendait mépris pour mépris.

L'armée de Kutuzoff était plus impatiente que son chef ; les Cosaques eux-mêmes s'écriaient : " Laissera-t-on ces squelettes sortir de leurs tombeaux ? "

Cependant on ne voyait pas venir le quatrième corps qui avait dû quitter Smolensk le 15 et rejoindre Napoléon le 16 à Krasnoï ; les communications étaient coupées ; le prince Eugène, qui menait la queue, essaya vainement de les rétablir : tout ce qu'il put faire, ce fut de tourner les Russes et d'opérer sa jonction avec la garde sous Krasnoï, mais toujours les maréchaux Davoust et Ney ne paraissaient pas.

Alors Napoléon retrouva subitement son génie : il sort de Krasnoï le 17, un bâton à la main, à la tête de sa garde réduite à treize mille hommes, pour affronter d'innombrables ennemis, dégager la route de Smolensk, et frayer un passage aux deux maréchaux. Il ne gâta cette action que par la réminiscence d'un mot peu proportionné à son masque : " J'ai assez fait l'empereur, il est temps que je fasse le général. " Henri IV, partant pour le siège d'Amiens, avait dit : " J'ai assez fait le roi de France, il est temps que je fasse le roi de Navarre. " Les hauteurs environnantes, au pied desquelles marchait Napoléon, se chargeaient d'artillerie et pouvaient à chaque instant le foudroyer ; il y jette un coup d'oeil et dit : " Qu'un escadron de mes chasseurs s'en empare ! " Les Russes n'avaient qu'à se laisser rouler en bas, leur seule masse l'eût écrasé ; mais, à la vue de ce grand homme et des débris de la garde serrée en bataillon carré, ils demeurèrent immobiles, comme fascinés : son regard arrêta cent mille hommes sur les collines.

Kutuzoff, à propos de cette affaire de Krasnoï, fut honoré à Pétersbourg du surnom de Smolenski : apparemment pour n'avoir pas, sous le bâton de Bonaparte, désespéré du salut de la République.


2 L21 Chapitre 7

Passage de la Bérésina.

Après cet inutile effort, Napoléon repassa le Dniepr le 19 et vint camper à Orcha : il y brûla les papiers qu'il avait apportés pour écrire sa vie dans les ennuis de l'hiver, si Moscou restée entière lui eût permis de s'y établir. Il s'était vu forcé de jeter dans le lac de Semlewo l'énorme croix de saint Jean : elle a été retrouvée par des Cosaques et replacée sur la tour du grand Yvan.

A Orcha les inquiétudes étaient grandes : malgré la tentative de Napoléon pour la rescousse du maréchal Ney, il manquait encore. On reçut enfin de ses nouvelles à Baranni : Eugène était parvenu à le rejoindre. Le général Gourgaud raconte le plaisir que Napoléon en éprouva, bien que les bulletins et les relations des amis de l'empereur continuent de s'exprimer avec une réserve jalouse sur tous les faits qui n'ont pas un rapport direct avec lui. La joie de l'armée fut promptement étouffée. On passait de péril en péril. Bonaparte se rendait de Kokhanow à Tolozcim, lorsqu'un aide de camp lui annonça la perte de la tête du pont de Borisow, enlevé par l'armée de Moldavie au général Dombrowski. L'armée de Moldavie, surprise à son tour par le duc de Reggio dans Borisow, se retira derrière la Bérésina après avoir détruit le pont. Tchitchakoff se trouvait ainsi en face de nous, de l'autre côté de la rivière.

Le général Corbineau, commandant une brigade de notre cavalerie légère, renseigné par un paysan, avait découvert au-dessous de Borisow le gué de Vésélovo. Sur cette nouvelle, Napoléon, dans la soirée du 24, fit partir de Bobre d'Eblé et Chasseloup avec les pontonniers et les sapeurs : ils arrivèrent à Stoudianka, sur la Bérésina, au gué indiqué.

Deux ponts sont jetés : une armée de quarante mille Russes campait au bord opposé. Quelle fut la surprise des Français, lorsqu'au lever du jour ils aperçurent le rivage désert et l'arrière-garde de la division de Tchaplitz en pleine retraite ! Ils n'en croyaient pas leurs yeux. Un seul boulet, le feu de la pipe d'un Cosaque eussent suffi pour mettre en pièces ou pour brûler les faibles pontons de d'Eblé. On court avertir Bonaparte ; il se lève à la hâte, sort, voit et s'écrie : " J'ai trompé l'amiral ! " L'exclamation était naturelle. les Russes avortaient au dénouement et commettaient une faute qui devait prolonger la guerre de trois années ; mais leur chef n'avait point été trompé. L'amiral Tchitchakoff avait tout aperçu ; il s'était simplement laissé aller à son caractère : quoique intelligent et fougueux, il aimait ses aises ; il craignait le froid, restait au poêle, et pensait qu'il aurait toujours le temps d'exterminer les Français quand il se serait bien chauffé : il céda à son tempérament. Retiré aujourd'hui à Londres, ayant abandonné sa fortune et renoncé à la Russie, Tchitchakoff a fourni au Quaterly-Review de curieux articles sur la campagne de 1812 : il cherche à s'excuser, ses compatriotes lui répondent ; c'est une querelle entre les Russes. Hélas ! si Bonaparte, par la construction de ses deux ponts et l'incompréhensible retraite de la division Tchaplitz, était sauvé, les Français ne l'étaient pas : deux autres armées russes s'aggloméraient sur la rive du fleuve que Napoléon se préparait à quitter. Ici celui qui n'a point vu doit se taire et laisser parler les témoins.

" Le dévouement des pontonniers dirigés par d'Eblé, dit Chambray, vivra autant que le souvenir du passage de la Bérésina. Quoique affaiblis par les maux qu'ils enduraient depuis si longtemps, quoique privés de liqueurs et d'aliments substantiels, on les vit, bravant le froid qui était devenu très rigoureux, se mettre dans l'eau quelquefois jusqu'à la poitrine ; c'était courir à une mort presque certaine ; mais l'armée les regardait ; ils se sacrifièrent pour son salut. "

" Le désordre régnait chez les Français, dit à son tour M. de Ségur, et les matériaux avaient manqué aux deux ponts ; deux fois, dans la nuit du 26 au 27, celui des voitures s'était rompu et le passage en avait été retardé de sept heures : il se brisa une troisième fois le 27, vers quatre heures du soir. D'un autre côté, les traîneurs dispersés dans les bois et dans les villages environnants n'avaient pas profité de la première nuit, et le 27, quand le jour avait reparu, tous s'étaient présentés à la fois pour passer les ponts.

" Ce fut surtout quand la garde, sur laquelle ils se réglaient, s'ébranla. Son départ fut comme un signal : ils accoururent de toutes parts ; ils s'amoncelèrent sur la rive. On vit en un instant une masse profonde, large et confuse d'hommes, de chevaux et de chariots assiéger l'étroite entrée des ponts qu'elle débordait. Les premiers, poussés par ceux qui les suivaient, repoussés par les gardes et par les pontonniers, ou arrêtés par le fleuve, étaient écrasés, foulés aux pieds, ou précipités dans les glaces que charriait la Bérésina. Il s'élevait de cette immense et horrible cohue, tantôt un bourdonnement sourd, tantôt une grande clameur, mêlée de gémissements et d'affreuses imprécations.

" Le désordre avait été si grand, que, vers deux heures, quand l'empereur s'était présenté à son tour, il avait fallu employer la force pour lui ouvrir un passage. Un corps de grenadiers de la garde, et Latour-Maubourg, renoncèrent, par pitié, à se faire jour au travers de ces malheureux.(...)

La multitude immense entassée sur la rive, pêle-mêle avec les chevaux et les chariots, y formait un épouvantable encombrement. Ce fut vers le milieu du jour que les premiers boulets ennemis tombèrent au milieu de ce chaos : ils furent le signal d'un désespoir universel.

" Beaucoup de ceux qui s'étaient lancés les premiers de cette foule de désespérés, ayant manqué le pont, voulurent l'escalader par ses côtés ; mais la plupart furent repoussés dans le fleuve. Ce fut là qu'on aperçut des femmes au milieu des glaçons, avec leurs enfants dans leurs bras, les élevant à mesure qu'elles s'enfonçaient ; déjà submergées, leurs bras raidis les tenaient encore au-dessus d'elles.

" Au milieu de cet horrible désordre, le pont de l'artillerie creva et se rompit. La colonne engagée sur cet étroit passage voulut en vain rétrograder. Le flot d'hommes qui venait derrière, ignorant ce malheur n'écoutant pas les cris des premiers, poussèrent devant eux, et les jetèrent dans le gouffre, où ils furent précipités à leur tour.

" Tout alors se dirigea vers l'autre pont. Une multitude de gros caissons, de lourdes voitures et de pièces d'artillerie y affluèrent de toutes parts. Dirigées par leurs conducteurs, et rapidement emportées sur une pente raide et inégale, au milieu de cet amas d'hommes, elles broyèrent les malheureux qui se trouvèrent surpris entre elles ; puis s'entre-choquant, la plupart, violemment renversées, assommèrent dans leur chute ceux qui les entouraient. Alors des rangs entiers d'hommes éperdus poussés sur ces obstacles s'y embarrassent, culbutent, et sont écrasés par des masses d'autres infortunés qui se succèdent sans interruption.

" Ces flots de misérables roulaient ainsi les uns sur les autres. On n'entendait que des cris de douleur et de rage. Dans cette affreuse mêlée les hommes foulés et étouffés se débattaient sous les pieds de leurs compagnons, auxquels ils s'attachaient avec leurs ongles et leurs dents. Ceux-ci les repoussaient sans pitié comme des ennemis. Dans cet épouvantable fracas d'un ouragan furieux, de coups de canon, du sifflement de la tempête, de celui des boulets, des explosions des obus, de vociférations, de gémissements, de jurements effroyables, cette foule désordonnée n'entendait pas les plaintes des victimes qu'elle engloutissait. "

Les autres témoignages sont d'accord avec les récits de M. de Ségur : pour leur collation et leur preuve, je ne citerai plus que ce passage des Mémoires de Vaudoncourt : " La plaine assez grande qui se trouve devant Vésélovo offre, le soir, un spectacle dont l'horreur est difficile à peindre. Elle est couverte de voitures et de fourgons, la plupart renversés les uns sur les autres et brisés. Elle est jonchée de cadavres d'individus non militaires, parmi lesquels on ne voit que trop de femmes et d'enfants traînés, à la suite de l'armée, jusqu'à Moscou, ou fuyant cette ville pour suivre leurs compatriotes, et que la mort avait frappés de différentes manières. Le sort de ces malheureux, au milieu de la mêlée des deux armées, fut d'être écrasés sous les roues des voitures ou sous les pieds des chevaux ; frappés par les boulets ou par les balles des deux partis ; noyés en voulant passer les ponts avec les troupes, ou dépouillés par les soldats ennemis et jetés nus sur la neige où le froid termina bientôt leurs souffrances. "

Quel gémissement Bonaparte a-t-il pour une pareille catastrophe, pour cet événement de douleur, un des plus grands de l'histoire ; pour des désastres qui surpassent ceux de l'armée de Cambyse ? Quel cri est arraché de son âme ? Ces quatre mots de son bulletin : " Pendant la journée du 26 et du 27 l ' armée passa . " Vous venez de voir comment ! Napoléon ne fut pas même attendri par le spectacle de ces femmes élevant dans leurs bras leurs nourrissons au-dessus des eaux. L'autre grand homme qui par la France a régné sur le monde, Charlemagne, grossier barbare apparemment, chanta et pleura (poète qu'il était aussi) l'enfant englouti dans l'Ebre en se jouant sur la glace :

Trux puer adstricto glacie dum ludit in Hebro.

Le duc de Bellune était chargé de protéger le passage. Il avait laissé en arrière le général Partouneaux qui fut obligé de capituler. Le duc de Reggio, blessé de nouveau, était remplacé dans son commandement par le maréchal Ney. On traversa les marais de la Gaina : la plus petite prévoyance des Russes aurait rendu les chemins impraticables. A Malodeczno, le 3 décembre, se trouvèrent toutes les estafettes arrêtées depuis trois semaines. Ce fut là que Napoléon médita d'abandonner le drapeau. " Puis-je rester, disait-il, à la tête d'une déroute ? " A Smorgoni, le roi de Naples et le prince Eugène le pressèrent de retourner en France. Le duc d'Istrie porta la parole ; dès les premiers mots Napoléon entra en fureur, il s'écria : " Il n'y a que mon plus mortel ennemi qui puisse me proposer de quitter l'armée dans la situation où elle se trouve. " Il fit un mouvement pour se jeter sur le maréchal, son épée nue à la main. Le soir il fit rappeler le duc d'Istrie et lui dit : " Puisque vous le voulez tous, il faut bien que je parte. " La scène était arrangée ; le projet de départ était arrêté lorsqu'elle fut jouée. M. Fain assure en effet que l'empereur s'était déterminé à quitter l'armée pendant la marche qui le ramena le 4 de Malodeczno à Biclitza . Telle fut la comédie par laquelle l'immense acteur dénoua son drame tragique.

A Smorgoni l'empereur écrivit son vingt-neuvième bulletin. Le 5 décembre il monta sur un traîneau avec M. de Caulaincourt : il était dix heures du soir. Il traversa l'Allemagne caché sous le nom de son compagnon de fuite. A sa disparition, tout s'abîma : dans une tempête, lorsqu'un colosse de granit s'ensevelit sous les sables de la Thébaïde, nulle ombre ne reste au désert. Quelques soldats dont il ne restait de vivant que les têtes finirent par se manger les uns les autres sous des hangars de branches de pins. Des maux qui paraissaient ne pouvoir augmenter se complètent : l'hiver, qui n'avait encore été que l'automne de ces climats, descend. Les Russes n'avaient plus le courage de tirer, dans des régions de glace, sur les ombres gelées que Bonaparte laissait vagabondes après lui.

A Wilna on ne rencontra que des juifs qui jetaient sous les pieds de l'ennemi les malades qu'ils avaient d'abord recueillis par avarice. Une dernière déroute abîma le demeurant des Français, à la hauteur de Ponary. Enfin on touche au Niémen : des trois ponts sur lesquels nos troupes avaient défilé, aucun n'existait ; un pont, ouvrage de l'ennemi, dominait les eaux congelées. Des cinq cent mille hommes, de l'innombrable artillerie qui au mois d'août, avaient traversé le fleuve, on ne vit repasser à Kowno qu'un millier de fantassins réguliers, quelques canons et trente mille misérables couverts de plaies. Plus de musique, plus de chants de triomphe ; la bande à la face violette, et dont les cils figés forçaient les yeux à se tenir ouverts, marchait en silence sur le pont ou rampait de glaçons en glaçons jusqu'à la rive polonaise. Arrivés dans des habitations échauffées par des poêles, les malheureux expirèrent : leur vie se fondit avec la neige dont ils étaient enveloppés. Le général Gourgaud affirme que cent vingt-sept mille hommes repassèrent le Niémen : ce serait toujours même à ce compte une perte de trois cent treize mille hommes dans une campagne de quatre mois.

Murat, parvenu à Gumbinnen, rassembla ses officiers et leur dit : " Il n'est plus possible de servir un insensé ; il n'y a plus de salut dans sa cause ; aucun prince de l'Europe ne croit plus à ses paroles ni à ses traités. " De là il se rendit à Posen et, le 16 janvier 1813, il disparut. Vingt-trois jours après, le prince de Schwartzenberg quitta l'armée : elle passa sous le commandement du prince Eugène. Le général York, d'abord blâmé ostensiblement par Frédéric-Guillaume et bientôt réconcilié avec lui, se retira en emmenant les Prussiens : la défection européenne commençait.


2 L21 Chapitre 8

Jugement sur la campagne de Russie. - Dernier bulletin de la grande armée. - Retour de Bonaparte à Paris. - Harangue du Sénat.

Dans toute cette campagne Bonaparte fut inférieur à ses généraux, et particulièrement au maréchal Ney. Les excuses que l'on a données de la fuite de Bonaparte sont inadmissibles : la preuve est là, puisque son départ, qui devait tout sauver, ne sauva rien. Cet abandon, loin de réparer les malheurs, les augmenta et hâta la dissolution de la Fédération rhénane.

Le vingt-neuvième et dernier bulletin de la grande armée, daté de Molodetschino le 3 décembre 1812, arrivé à Paris le 18, n'y précéda Napoléon que de deux jours : il frappa la France de stupeur, quoiqu'il soit loin de s'exprimer avec la franchise dont on l'a loué ; des contradictions frappantes s'y remarquent et ne parviennent pas à couvrir une vérité qui perce partout. A Sainte-Hélène (comme on l'a vu ci-dessus), Bonaparte s'exprimait avec plus de bonne foi : ses révélations ne pouvaient plus compromettre un diadème alors tombé de sa tête. Il faut pourtant écouter encore un moment le ravageur :

" Cette armée, dit-il dans le bulletin du 3 décembre 1812, si belle le 6, était bien différente dès le 14. Presque sans cavalerie, sans artillerie, sans transports, nous ne pouvions nous éclairer à un quart de lieue...

" Les hommes que la nature n'a pas trempés assez fortement pour être au-dessus de toutes les chances du sort et de la fortune parurent ébranlés, perdirent leur gaieté, leur bonne humeur, et ne rêvèrent que malheurs et catastrophes ; ceux qu'elle a créés supérieurs à tout conservèrent leur gaieté, leurs manières ordinaires, et virent une nouvelle gloire dans des difficultés différentes à surmonter.

" Dans tous ces mouvements l'empereur a toujours marché au milieu de sa garde, la cavalerie commandée par le maréchal duc d'Istrie, et l'infanterie commandée par le duc de Dantzick. Sa Majesté a été satisfaite du bon esprit que sa garde a montré ; elle a toujours été prête à se porter partout où les circonstances l'auraient exigé ; mais les circonstances ont toujours été telles que sa simple présence a suffi, et qu'elle n'a pas été dans le cas de donner.

" Le prince de Neuchâtel, le grand maréchal, le grand écuyer et tous les aides de camp et les officiers militaires de la maison de l'empereur, ont toujours accompagné Sa Majesté.

" Notre cavalerie était tellement démontée, que l'on a dû réunir les officiers auxquels il restait un cheval pour en former quatre compagnies de cent cinquante hommes chacune. Les généraux y faisaient les fonctions de capitaines, et les colonels celles de sous-officiers. Cet escadron sacré, commandé par le général Grouchy, et sous les ordres du roi de Naples, ne perdait pas de vue l'empereur dans tous ses mouvements. La santé de Sa Majesté n'a jamais été meilleure. "

Quel résumé de tant de victoires ! Bonaparte avait dit aux Directeurs : " Qu'avez-vous fait de cent mille Français, tous mes compagnons de gloire ? Ils sont morts ! " La France pouvait dire à Bonaparte : " Qu'avez-vous fait dans une seule course des cinq cent mille soldats du Niémen, tous mes enfants ou mes alliés ? Ils sont morts ! "

Après la perte de ces cent mille soldats républicains regrettés de Napoléon, du moins la patrie fut sauvée : les derniers résultats de la campagne de Russie ont amené l'invasion de la France et la perte de tout ce que notre gloire et nos sacrifices avaient accumulé depuis vingt ans. Bonaparte a sans cesse été gardé par un bataillon sacré qui ne le perdit pas de vue dans tous ses mouvements ; dédommagement des trois cent mille existences immolées : mais pourquoi la nature ne les avait-elle pas trempées assez fortement ? Elles auraient conservé leurs manières ordinaires . Cette vile chair à canon méritait-elle que ses mouvements eussent été aussi précieusement surveillés que ceux de Sa Majesté ?

Le bulletin conclut, comme plusieurs autres, par ces mots : " La santé de Sa Majesté n ' a jamais été meilleure . "

Familles, séchez vos larmes : Napoléon se porte bien.

A la suite de ce rapport, on lisait cette remarque officielle dans les journaux : " C'est une pièce historique du premier rang ; Xénophon et César ont ainsi écrit, l'un la retraite des Dix mille, l'autre ses Commentaires . " Quelle démence de comparaison académique ! Mais, laissant à part la bénévole réclame littéraire, on devait être satisfait parce que d'effroyables calamités causées par Napoléon lui avaient fourni l'occasion de montrer ses talents comme écrivain ! Néron a mis le feu à Rome, et il chante l'incendie de Troie. Nous étions arrivés jusqu'à la féroce dérision d'une flatterie qui déterrait dans ses souvenirs Xénophon et César, afin d'outrager le deuil éternel de la France.

Le Sénat conservateur accourt : " Le Sénat, dit Lacépède, s'empresse de présenter au pied du trône de V. M. I. et R. l'hommage de ses félicitations sur l' heureuse arrivée de V. M. au milieu de ses peuples. Le Sénat, premier conseil de l'empereur et dont l ' autorité n ' existe que lorsque le monarque la réclame et la met en mouvement , est établi pour la conservation de cette monarchie et de l'hérédité de votre trône, dans notre quatrième dynastie . La France et la postérité le trouveront, dans toutes les circonstances, fidèle à ce devoir sacré, et tous ses membres seront toujours prêts à périr pour la défense de ce palladium de la sûreté et de la prospérité nationales. " Les membres du Sénat l'ont merveilleusement prouvé en décrétant la déchéance de Napoléon !

L'empereur répond : " Sénateurs, ce que vous me dites m'est fort agréable. J'ai à coeur la gloire et la puissance de la France ; mais nos premières pensées sont pour tout ce qui peut perpétuer la tranquillité intérieure... Pour ce trône auquel sont attachées désormais les destinées de la patrie... J'ai demandé à la Providence un nombre d' années déterminé ... J'ai réfléchi à ce qui a été fait aux différentes époques ; j'y penserai encore. "

L'historien des reptiles, en osant congratuler Napoléon sur les prospérités publiques, est cependant effrayé de son courage ; il a peur d' être ; il a bien soin de dire que l'autorité du Sénat n ' existe que lorsque le monarque la réclame et la met en mouvement . On avait tant à craindre de l'indépendance du Sénat !

Bonaparte, s'excusant à Sainte-Hélène, dit : " Sont-ce les Russes qui m'ont anéanti ? Non, ce sont de faux rapports, de sottes intrigues, de la trahison, la bêtise, bien des choses enfin qu'on saura peut-être un jour et qui pourront atténuer ou justifier les deux fautes grossières, en diplomatie comme en guerre, que l'on a le droit de m'adresser. "

Des fautes qui n'entraînent que la perte d'une bataille ou d'une province permettent des excuses en paroles mystérieuses, dont on renvoie l'explication à l'avenir ; mais des fautes qui bouleversent la société, et font passer sous le joug l'indépendance d'un peuple, ne sont pas effacées par les défaites de l'orgueil.

Après tant de calamités et de faits héroïques, il est rude à la fin de n'avoir plus à choisir dans les paroles du Sénat qu'entre l'horreur et le mépris.


2 L22 Livre vingt-deuxième

1. Malheurs de la France. - Joies forcées. - Séjour à ma Vallée. - Réveil de la légitimité. - 2. Le pape à Fontainebleau. - 3. Défections. - Mort de Lagrange et de Delille. - 4. Batailles de Lützen, de Bautzon et de Dresde. - Revers en Espagne. - 5. Campagne de Saxe ou des poètes. - 6. Bataille de Leipsick. - Retour de Bonaparte à Paris. - Traité de Valençay. - 7. Le Corps législatif convoqué, puis ajourné. - Les alliés passent le Rhin. - Colère de Bonaparte. - Premier jour de l'an de 1814. - 8. Le pape mis en liberté. - 9. Notes qui devinrent la brochure : De Bonaparte et des Bourbons . - Je prends un appartement rue de Rivoli. - Admirable campagne de France, 1814. - 10. Je commence à imprimer ma brochure. - Une note de madame de Chateaubriand. - 11. La guerre établie aux barrières de Paris. - Vue de Paris. - Combat de Belleville. - Fuite de Marie-Louise et de la régence. - M. de Talleyrand reste à Paris. - 12. Proclamation du prince généralissime Schwartzenberg. - Discours d'Alexandre. - Capitulation de Paris. - 13. Entrée des alliés dans Paris. - 14. Bonaparte à Fontainebleau. - La régence à Blois. - 15. Publication de ma brochure : De Bonaparte et des Bourbons . - 16. Le Sénat rend le décret de déchéance. - 17. Hôtel de la rue Saint-Florentin. - M. de Talleyrand. - 18. Adresses du gouvernement provisoire. - Constitution proposée par le Sénat. - 19. Arrivée du comte d'Artois. - Abdication de Bonaparte à Fontainebleau. - 20. Itinéraire de Napoléon à l'île d'Elbe. - 21. Louis XVIII à Compiègne. - Son entrée à Paris. - La vieille garde. - Faute irréparable. - Déclaration de Saint-Ouen. - Traité de Paris. - La Charte. - Départ des alliés. - 22. Première année de la Restauration. - 23. Est-ce aux royalistes qu'il faut s'en prendre de la Restauration ? - 24. Premier ministère. - Je publie les Réflexions politiques . - Madame la duchesse de Duras. - Je suis nommé ambassadeur en Suède. - 25. Exhumation des restes de Louis XVI. - Premier 21 janvier à Saint-Denis. - 26. L'île d'Elbe.


2 L22 Chapitre 1

Malheurs de la France. - Joies forcées. - Séjour à ma Vallée. - Réveil de la légitimité.

Lorsque Bonaparte arriva précédé de son bulletin, la consternation fut générale. " On ne comptait dans l'Empire, dit M. de Ségur, que des hommes vieillis par le temps ou par la guerre, et des enfants ; presque plus d'hommes faits ! où étaient-ils ? Les pleurs des femmes, les cris des mères, le disaient assez ! Penchées laborieusement sur cette terre qui sans elles resterait inculte, elles maudissent la guerre en lui. " Au retour de la Bérésina, il n'en fallut pas moins danser par ordre : c'est ce qu'on apprend des Souvenirs pour servir à l ' histoire , de la reine Hortense. On fut contraint d'aller au bal, la mort dans le coeur, pleurant intérieurement ses parents ou ses amis. Tel était le déshonneur auquel le despotisme avait condamné la France : on voyait dans les salons ce que l'on rencontre dans les rues, des créatures se distrayant de leur vie en chantant leur misère pour divertir les passants.

Depuis trois ans j'étais retiré à Aulnay : sur mon coteau de pins, en 1811, j'avais suivi des yeux la comète qui pendant la nuit courait à l'horizon des bois ; elle était belle et triste, et, comme une reine, elle traînait sur ses pas son long voile. Qui l'étrangère égarée dans notre univers cherchait-elle ? à qui adressait-elle ses pas dans le désert du ciel ?

Le 23 octobre 1812, gîté un moment à Paris, rue des Saints-Pères, à l'hôtel Lavalette, madame Lavalette, mon hôtesse, la sourde, me vint réveiller munie de son long cornet : " Monsieur ! monsieur ! Bonaparte est mort ! Le général Malet a tué Hulin. Toutes les autorités sont changées. La révolution est faite. "

Bonaparte était si aimé que pendant quelques instant Paris fut dans la joie, excepté les autorités burlesquement arrêtées. Un souffle avait presque jeté bas l'Empire. Evadé de prison à minuit, un soldat était maître du monde au point du jour ; un songe fut près d'emporter une réalité formidable. Les plus modérés disaient : " Si Napoléon n'est pas mort, il reviendra corrigé par ses fautes et par ses revers ; il fera la paix avec l'Europe et le reste de nos enfants sera sauvé. " Deux heures après sa femme, M. Lavalette entra chez moi pour m'apprendre l'arrestation de Malet : il ne me cacha pas (c'était sa phrase coutumière) que tout était fini . Le jour et la nuit se firent au même moment. J'ai raconté comment Bonaparte reçut cette nouvelle dans un champ de neige près de Smolensk.

Le sénatus-consulte (12 janvier 1813) mit à la disposition de Napoléon revenu deux cent cinquante mille hommes ; l'inépuisable France vit sortir de son sang par ses blessures de nouveaux soldats. Alors on entendit une voix depuis longtemps oubliée ; quelques vieilles oreilles françaises crurent en reconnaître le son : c'était la voix de Louis XVIII ; elle s'élevait du fond de l'exil. Le frère de Louis XVI annonçait des principes à établir un jour dans une charte constitutionnelle ; premières espérances de liberté qui nous venaient de nos anciens rois.

Alexandre, entré à Varsovie, adresse une proclamation à l'Europe :

" Si le Nord imite le sublime exemple qu'offrent les Castillans, le deuil du monde est fini. L'Europe, sur le point de devenir la proie d' un monstre , recouvrerait à la fois son indépendance et sa tranquillité. Puisse enfin de ce colosse sanglant qui menaçait le continent de sa criminelle éternité ne rester qu'un long souvenir d'horreur, et de pitié ! "

Ce monstre, ce colosse sanglant qui menaçait le continent de sa criminelle éternité , était si peu instruit par l'infortune qu'à peine échappé aux Cosaques, il se jeta sur un vieillard qu'il retenait prisonnier.


2 L22 Chapitre 2

Le pape à Fontainebleau.

Nous avons vu l'enlèvement du pape à Rome, son séjour à Savone, puis sa détention à Fontainebleau. La discorde s'était mise dans le sacré collège : des cardinaux voulaient que le Saint Père résistât pour le spirituel ; et ils eurent ordre de ne porter que des bas noirs ; quelques-uns furent envoyés en exil dans les provinces ; quelques chefs du clergé français enfermés à Vincennes ; d'autres cardinaux opinaient à la soumission complète du pape ; ils conservèrent leurs bas rouges : c'était une seconde représentation des cierges de la Chandeleur.

Lorsqu'à Fontainebleau le pape obtenait quelque relâchement de l'obsession des cardinaux rouges, il se promenait seul dans les galeries de François Ier : il y reconnaissait la trace des arts qui lui rappelaient la ville sacrée, et de ses fenêtres il voyait les pins que Louis XVI avait plantés en face des appartements sombres où Monaldeschi fut assassiné. De ce désert, comme Jésus, il pouvait prendre en pitié les royaumes de la terre. Le septuagénaire à moitié mort, que Bonaparte lui-même vint tourmenter, signa machinalement ce concordat de 1813, contre lequel il protesta bientôt après l'arrivée des cardinaux Pacca et Consalvi.

Lorsque Pacca rejoignit le captif avec lequel il était parti de Rome, il s'imaginait trouver une grande foule autour de la geôle royale ; il ne rencontra dans les cours que de rares serviteurs et une sentinelle placée au haut de l'escalier en fer à cheval. Les fenêtres et les portes du palais étaient fermées : dans la première antichambre des appartements était le cardinal Doria, dans les autres salles se tenaient quelques évêques français. Pacca fut introduit auprès de Sa Sainteté : elle était debout, immobile, pâle, courbée, amaigrie, les yeux enfoncés dans la tête.

Le cardinal lui dit qu'il avait hâté son voyage pour se jeter à ses pieds. Alors le pape : " Ces cardinaux nous ont entraîné à la table et nous ont fait signer. "

Pacca se retira à l'appartement qu'on lui avait préparé confondu qu'il était de la solitude des demeures, du silence des yeux, de l'abattement des visages et du profond chagrin empreint sur le front du pape. Retourné auprès de Sa Sainteté, il " la trouva (c'est lui qui parle) dans un état digne de compassion et qui faisait craindre pour ses jours. Elle était anéantie par une tristesse inconsolable en parlant de ce qui était arrivé ; cette pensée de tourment l'empêchait de dormir et ne lui permettait de prendre de nourriture que ce qui suffisait pour ne pas consentir à mourir : - De cela, disait-elle, je mourrai fou comme Clément XIV. "

Dans le secret de ces galeries déshabitées où la voix de saint Louis, de François Ier, de Henri IV et de Louis XIV ne se faisait plus entendre, le Saint Père passa plusieurs jours à écrire la minute et la copie de la lettre qui devait être remise à l'empereur. Le cardinal Pacca emportait caché dans sa robe le papier dangereux à mesure que le pape y ajoutait quelques lignes. L'ouvrage achevé, le pape le remit, le 24 mai 1813, au colonel Lagorce et le chargea de le porter à l'empereur. Il fit lire en même temps une allocution aux divers cardinaux qui se trouvaient près de lui : il regarde comme nul le bref qu'il avait donné à Savone et le concordat du 25 janvier.

" Béni soit le Seigneur, dit l'allocution, qui n'a pas éloigné de nous sa miséricorde ! Il a bien voulu nous humilier par une salutaire confusion. A nous donc soit l'humiliation pour le bien de notre âme ; à lui dans tous les siècles l'exaltation, l'honneur et la gloire !

Du palais de Fontainebleau, le 24 mars 1813. "

Jamais plus belle ordonnance ne sortit de ce palais. La conscience du pape étant allégée, le visage du martyr devint serein ; son sourire et sa bouche retrouvèrent leur grâce et ses yeux le sommeil.

Napoléon menaça d'abord de faire sauter la tête de dessus les épaules de quelques-uns des prêtres de Fontainebleau ; il pensa à se déclarer chef de la religion de l'Etat ; puis retombant dans son naturel, il feignit de n'avoir rien su de la lettre du pape. Mais sa fortune décroissait. Le pape, sorti d'un ordre de pauvres moines, rentré par ses malheurs dans le sein de la foule, semblait avoir repris le grand rôle de tribun des peuples, et donné le signal de la déposition de l'oppresseur des libertés publiques.


2 L22 Chapitre 3

Défections. - Mort de Lagrange et de Delille.

La mauvaise fortune amène les trahisons et ne les justifie pas ; en mars 1813, la Prusse à Kalisch s'allie avec la Russie. Le 3 mars, la Suède fait un traité avec le cabinet de Saint-James : elle s'oblige à fournir trente mille hommes. Hambourg est évacué par les Français, Berlin occupé par les Cosaques, Dresde pris par les Russes et les Prussiens.

La défection de la Confédération du Rhin se prépare. L'Autriche adhère à l'alliance de la Russie et de la Prusse. La guerre se rouvre en Italie où le prince Eugène s'est transporté.

En Espagne, l'armée anglaise défait Joseph à Vittoria ; les tableaux dérobés aux églises et aux palais tombent dans l'Ebre : je les avais vus à Madrid et à l'Escurial ; je les ai revus lorsqu'on les restaurait à Paris : le flot et Napoléon avaient passé sur ces Murillo et ces Raphaël, velut umbra . Wellington, s'avançant toujours, bat le maréchal Soult à Roncevaux : nos grands souvenirs faisaient le fond des scènes de nos nouvelles destinées.

Le 14 février, à l'ouverture du Corps législatif, Bonaparte déclara qu'il avait toujours voulu la paix et qu'elle était nécessaire au monde. Ce mensonge ne lui réussissait plus. Du reste, dans la bouche de celui qui nous appelait ses sujets , aucune sympathie pour les douleurs de la France : Bonaparte levait sur nous des souffrances, comme un tribut qui lui était dû.

Le 3 avril, le Sénat conservateur ajoute cent quatre-vingt mille combattants à ceux qu'il a déjà alloués : coupes extraordinaires d'hommes au milieu des coupes réglées. Le 10 avril enlève Lagrange ; l'abbé Delille expira quelques jours après. Si dans le ciel la noblesse du sentiment l'emporte sur la hauteur de la pensée, le chantre de la Pitié est placé plus près du trône de Dieu que l'auteur de la Théorie des fonctions analytiques . Bonaparte avait quitté Paris le 15 avril.


2 L22 Chapitre 4

Batailles de Lützen, de Bautzen et de Dresde. - Revers en Espagne.

Les levées de 1812, se succédant, s'étaient arrêtées en Saxe. Napoléon arrive. L'honneur du vieil ost expiré est remis à deux cent mille conscrits qui se battent comme les grenadiers de Marengo. Le 2 mai, la bataille de Lützen est gagnée : Bonaparte, dans ces nouveaux combats, n'emploie presque plus que l'artillerie. Entré dans Dresde, il dit aux habitants : " Je n'ignore pas, à quel transport vous vous êtes livrés lorsque l'empereur Alexandre et le roi de Prusse sont entrés dans vos murs. Nous voyons encore sur le pavé le fumier des fleurs que vos jeunes filles ont semées sur les pas des monarques. " Napoléon se souvenait-il des jeunes filles de Verdun ? C'était du temps de ses belles années.

A Bautzen, autre triomphe, mais où s'ensevelissent le général du génie Kirgener, et Duroc, grand maréchal du palais. " Il y a une autre vie, dit l'empereur à Duroc : nous nous reverrons. " Duroc se souciait-il beaucoup de le revoir ?

Le 26 et le 27 août, on s'aborde sur l'Elbe, dans des champs déjà fameux. Revenu de l'Amérique, après avoir vu Bernadotte à Stockholm, et Alexandre à Prague, Moreau a les deux jambes emportées d'un boulet, à Dresde, à côté de l'empereur de Russie : vieille habitude de la fortune napoléonienne. On apprit la mort du vainqueur de Hohenlinden, dans le camp français, par un chien perdu, sur le collier duquel était écrit le nom du nouveau Turenne ; l'animal, demeuré sans maître, courait au hasard parmi les morts : Te, janitor Orci !

Le prince de Suède, devenu généralissime de l'armée du nord de l'Allemagne, avait adressé, le 15 d'août, une proclamation à ses soldats :

" Soldats, le même sentiment qui guida les Français de 1792, et qui les porta à s'unir et à combattre les armées qui étaient sur leur territoire, doit diriger aujourd'hui votre valeur contre celui qui, après avoir envahi le sol qui vous a vus naître, enchaîne encore vos frères, vos femmes et vos enfants. "

Bonaparte, encourant la réprobation unanime, s'élançait contre la liberté qui l'attaquait de toutes parts, sous toutes les formes. Un sénatus-consulte du 28 août annule la déclaration d'un jury d'Anvers : bien petite infraction, sans doute, aux droits des citoyens, après l'énormité d'arbitraire dont avait usé l'empereur ; mais il y a au fond des lois une sainte indépendance dont les cris sont entendus : cette oppression d'un jury fit plus de bruit que les oppressions diverses dont la France était la victime.

Enfin, au midi, l'ennemi avait touché notre sol ; les Anglais, obsession de Bonaparte et cause de presque toutes ses fautes, passèrent la Bidassoa le 7 octobre : Wellington, l'homme fatal, mit le premier le pied sur la terre de France.

S'obstinant à rester en Saxe, malgré la prise de Vandamme en Bohême et la défaite de Ney près de Berlin par Bernadotte, Napoléon revint sur Dresde. Alors le Landsturm se lève ; une guerre nationale, semblable à celle qui a délivré l'Espagne, s'organise.


2 L22 Chapitre 5

Campagne de Saxe ou des poètes.

On a appelé les combats de 1813 la campagne de Saxe : ils seraient mieux nommés la campagne de la jeune Allemagne ou des poètes . A quel désespoir Bonaparte ne nous avait-il pas réduits par son oppression, puisqu'en voyant couler notre sang, nous ne pouvons nous défendre d'un mouvement d'intérêt pour cette généreuse jeunesse saisissant l'épée au nom de l'indépendance ? Chacun de ces combats était une protestation pour les droits des peuples.

Dans une de ses proclamations, datée de Kalisch le 25 mars 1813, Alexandre appelait aux armes les populations de l'Allemagne leur promettant, au nom de ses frères, les rois, des institutions libres. Ce signal fit éclater la Burschenschaft , déjà secrètement formée. Les universités d'Allemagne s'ouvrirent ; elles mirent de côté la douleur pour ne songer qu'à la réparation de l'injure : " Que les lamentations et les larmes soient courtes, la douleur et la tristesse longues ", disaient les Germains d'autrefois ; " à la femme il est décent de pleurer, à l'homme de se souvenir : Lamenta ac lacrymas cito, dolorem et tristitiam tarde ponunt. Feminis lugere honestum est, viris meminisse . " Alors la jeune Allemagne court à la délivrance de la patrie ; alors se pressèrent ces Germains, alliés de l'Empire, dont l'ancienne Rome se servit en guise d'armes et de javelots, velut tela atque arma .

Le professeur Fichte faisait à Berlin, en 1813, une leçon sur le devoir ; il parla des calamités de l'Allemagne et termina sa leçon par ces paroles : " Le cours sera donc suspendu jusqu'à la fin de la campagne. Nous le reprendrons dans notre patrie devenue libre, ou nous serons morts pour reconquérir la liberté. " Les jeunes auditeurs se lèvent en poussant des cris : Fichte descend de sa chaire, traverse la foule, et va inscrire son nom sur les rôles d'un corps partant pour l'armée.

Tout ce que Bonaparte avait méprisé et insulté lui devient péril : l'intelligence descend dans la lice contre la force brutale ; Moscou est la torche à la lueur de laquelle la Germanie ceint son baudrier : " Aux armes ! " s'écrie la muse. " Le Phénix de la Russie s'est élancé de son bûcher ! " Cette reine de Prusse, si faible et si belle, que Napoléon avait accablée de ses ingénéreux outrages, se transforme en une ombre implorante et implorée : " Comme elle dort doucement ! " chantent les bardes. " Ah ! puisses-tu dormir jusqu'au jour où ton peuple lavera dans le sang la rouille de son épée ! Eveille-toi alors ! éveille-toi ! sois l'ange de la liberté et de la vengeance ! "

Koerner n'a qu'une crainte, celle de mourir en prose : " Poésie ! poésie ! s'écrie-t-il, rends-moi la mort à la clarté du jour ! "

Il compose au bivouac l'hymne de la Lyre et de l ' Epée .

Le Cavalier.

Dis-moi ma bonne épée, l'épée de mon flanc, pourquoi l'éclair de ton regard est-il aujourd'hui si ardent ?

Tu me regardes d'un oeil d'amour, ma bonne épée, l'épée qui fait ma joie. Hourrah !

L'Epée.

C'est que c'est un brave cavalier qui me porte : voilà ce qui enflamme mon regard ; c'est que je suis la force d'un homme libre : voilà ce qui fait ma joie. Hourrah !

Le Cavalier.

Oui, mon épée, oui, je suis un homme libre, et je t'aime du fond du coeur : je t'aime comme si tu m'étais fiancée ; je t'aime comme une maîtresse chérie.

L'Epée.

Et moi, je me suis donnée à toi ! à toi ma vie, à toi mon âme d'acier ! Ah ! si nous sommes fiancés, quand me diras-tu : Viens, viens, ma maîtresse chérie ! Ne croit-on pas entendre un de ces guerriers du Nord, un de ces hommes de batailles et de solitudes, dont Saxo Grammaticus dit : " Il tomba, rit et mourut. "

Ce n'était point le froid enthousiasme d'un scalde en sûreté : Koerner avait l'épée au flanc ; beau, blond et jeune, Apollon à cheval, il chantait la nuit comme l'Arabe sur sa selle ; son maoual , en chargeant l'ennemi, était accompagné du galop de son destrier. Blessé à Lützen, il se traîna dans les bois, où des paysans le retrouvèrent ; il reparut et mourut aux plaines de Leipsick, à peine âgé de vingt-cinq ans : il s'était échappé des bras d'une femme qu'il aimait, et s'en allait dans tout ce que la vie a de délices. " Les femmes se plaisent, disait Tyrtée, à contempler le jeune homme resplendissant et debout : il n'est pas moins beau lorsqu'il tombe au premier rang. "

Les nouveaux Arminius, nourris à l'école de la Grèce, avaient un bardit général : quand ces étudiants abandonnèrent la paisible retraite de la science pour les champs de bataille, les joies silencieuses de l'étude pour les périls bruyants de la guerre, Homère et les Niebelungen pour l'épée, qu'opposèrent-ils à notre hymne de sang, à notre cantique révolutionnaire ? Ces strophes pleines de l'affection religieuse, et de la sincérité de la nature humaine :

" Quelle est la patrie de l'Allemand ? Nommez-moi cette grande patrie ! Aussi loin que résonne la langue allemande, aussi loin que des chants allemands se font entendre pour louer Dieu, là doit être la patrie de l'Allemand.

" La patrie de l'Allemand est le pays où le serrement de mains suffit pour tout serment, où la bonne foi pure brille dans tous les regards, où l'affection siège brûlante dans tous les coeurs.

" O Dieu du ciel, abaisse tes regards sur nous et donne-nous cet esprit si pur, si vraiment allemand, pour que nous puissions vivre fidèles et bons. Là est la patrie de l'Allemand, tout ce pays est sa patrie. "

Ces camarades de collège, maintenant compagnons d'armes, ne s'inscrivaient point dans ces ventes où des septembriseurs vouaient des assassinats au poignard : fidèles à la poésie de leurs rêveries, aux traditions de l'histoire, au culte du passé, ils firent d'un vieux château, d'une antique forêt, les asiles conservateurs de la Burschenschaft . La reine de Prusse était devenue leur patronne, en place de la reine des nuits.

Du haut d'une colline, du milieu des ruines, les écoliers-soldats, avec leurs professeurs-capitaines, découvraient le faîte des salles de leurs universités chéries : émus au souvenir de leur docte antiquité, attendris à la vue du sanctuaire de l'étude et des jeux de leur enfance, ils juraient d'affranchir leur pays, comme Melchthal, Furst et Stauffacher prononcèrent leur triple serment à l'aspect des Alpes, par eux immortalisées, illustrés par elles. Le génie allemand a quelque chose de mystérieux ; la Thécla de Schiller est encore la fille teutonne douée de prescience et formée d'un élément divin. Les Allemands adorent aujourd'hui la liberté dans un vague indéfinissable, de même qu'autrefois ils appelaient Dieu le secret des bois : Deorumque nominibus appellant secretum illud ... L'homme dont la vie était un dithyrambe en action ne tomba que quand les poètes de la jeune Allemagne eurent chanté et pris le glaive contre leur rival Napoléon, le poète armé.

Alexandre était digne d'avoir été le héraut envoyé aux jeunes Allemands : il partageait leurs sentiments élevés, et il était dans cette position de force qui rend possibles les projets ; mais il se laissa effrayer de la terreur des monarques qui l'environnaient. Ces monarques ne tinrent point leurs promesses ; ils ne donnèrent point à leurs peuples des institutions généreuses. Les enfants de la Muse (flamme par qui les masses inertes des soldats avaient été animées) furent plongés dans des cachots en récompense de leur dévouement et de leur noble crédulité. Hélas ! la génération qui rendit l'indépendance aux Teutons est évanouie ; il n'est demeuré en Germanie que de vieux cabinets usés. Ils appellent le plus haut qu'ils peuvent Napoléon un grand homme, pour faire servir leur présente admiration d'excuse à leur bassesse passée. Dans le sot enthousiasme pour l'homme qui continue à aplatir les gouvernements après les avoir fouettés, à peine se souvient-on de Koerner : " Arminius, libérateur de la Germanie, dit Tacite, fut inconnu aux Grecs qui n'admirent qu'eux, peu célèbre chez les Romains qu'il avait vaincus ; mais des nations barbares le chantent encore, caniturque barbaras apud gentes . "


2 L22 Chapitre 6

Bataille de Leipsick. - Retour de Bonaparte à Paris. - Traité de Valençay.

Le 18 et le 19 octobre se donna dans les champs de Leipsick ce combat que les Allemands ont appelé la bataille des nations . Vers la fin de la seconde journée, les Saxons et les Wurtembergeois, passant du camp de Napoléon sous les drapeaux de Bernadotte, décidèrent le résultat de l'action ; victoire entachée de trahison. Le prince de Suède, l'empereur de Russie et le roi de Prusse pénètrent dans Leipsick à travers trois portes différentes. Napoléon, ayant éprouvé une perte immense, se retira. Comme il n'entendait rien aux retraites de sergent ainsi qu'il l'avait dit, il fit sauter des ponts derrière lui. Le prince Poniatowski, blessé deux fois, se noie dans l'Elster : la Pologne s'abîma avec son dernier défenseur.

Napoléon ne s'arrêta qu'à Erfurt : de là son bulletin annonça que son armée, toujours victorieuse, arrivait comme une armée battue : Erfurt, peu de temps auparavant avait vu Napoléon au faîte de la prospérité.

Enfin les Bavarois, déserteurs après les autres d'une fortune abandonnée, essaient d'exterminer à Hanau le reste de nos soldats. Wrède est renversé par les seuls gardes d'honneur : quelques conscrits, déjà vétérans, lui passent sur le ventre ; ils sauvent Bonaparte et prennent position derrière le Rhin. Arrivé en fugitif à Mayence, Napoléon se retrouve à Saint-Cloud le 19 novembre ; l'infatigable de Lacépède revient lui dire : " Votre Majesté a tout surmonté. " M. de Lacépède avait parlé convenablement des ovipares ; mais il ne se pouvait tenir debout.

La Hollande reprend son indépendance et rappelle le prince d'orange. Le 1er décembre les puissances alliées déclarent " qu'elles ne font point la guerre à la France mais à l'empereur seul, ou plutôt à cette prépondérance qu'il a trop longtemps exercée, hors des limites de son empire, pour le malheur de l'Europe et de la France ".

Quand on voit s'approcher le moment où nous allions être renfermés dans notre ancien territoire, on se demande à quoi donc avaient servi le bouleversement de l'Europe et le massacre de tant de millions d'hommes ? Le temps nous engloutit et continue tranquillement son cours.

Par le traité de Valençay du 11 décembre, le misérable Ferdinand VII est renvoyé à Madrid : ainsi se termina obscurément à la hâte cette criminelle entreprise d'Espagne, première cause de la perte de Napoléon. On peut toujours aller au mal, on peut toujours tuer un peuple ou un roi ; mais le retour est difficile : Jacques Clément raccommodait ses sandales pour le voyage de Saint-Cloud ; ses confrères lui demandèrent en riant combien son ouvrage durerait : " Assez pour le chemin que j'ai à faire, répondit-il : je dois aller, non revenir. "


2 L22 Chapitre 7

Le Corps législatif convoqué, puis ajourné. - Les alliés passent le Rhin. - Colère de Bonaparte. - Premier jour de l'an de 1814.

Le Corps législatif est assemblé le 19 décembre 1813. Etonnant sur le champ de bataille, remarquable dans son conseil d'Etat, Bonaparte n'a plus la même valeur en politique : la langue de la liberté, il l'ignore ; s'il veut exprimer des affections congéniales [syn. de congénital.] , des sentiments paternels, il s'attendrit tout de travers, et il plaque des paroles émues à son insensibilité : " Mon coeur, dit-il au Corps législatif, a besoin de la présence et de l'affection de mes sujets . Je n'ai jamais été séduit par la prospérité ; l'adversité me trouvera au-dessus de ses atteintes. J'avais conçu et exécuté de grands desseins pour la prospérité et le bonheur du monde. Monarque et père , je sens que la paix ajoute à la sécurité des trônes et à celle des familles. "

Un article officiel du Moniteur avait dit, au mois de juillet 1804, sous l ' Empire, que la France ne passerait jamais le Rhin, et que ses armées ne le passeraient plus .

Les alliés traversèrent ce fleuve le 21 décembre 1813, depuis Bâle jusqu'à Schaffouse, avec plus de cent mille hommes ; le 31 du même mois, l'armée de Silésie, commandée par Blücher, le franchit à son tour, depuis Manheim jusqu'à Coblentz.

Par ordre de l'empereur, le Sénat et le Corps législatif avaient nommé deux commissions chargées de prendre connaissance des documents relatifs aux négociations avec les puissances coalisées ; prévision d'un pouvoir qui, se refusant à des conséquences devenues inévitables, voulait en laisser la responsabilité à une autre autorité.

La commission du Corps législatif, que présidait M. Lainé, osa dire " que les moyens de paix auraient des effets assurés, si les Français étaient convaincus que leur sang ne serait versé que pour défendre une patrie et des lois protectrices ; que Sa Majesté doit être suppliée de maintenir l'entière et constante exécution des lois qui garantissent aux Français les droits de la liberté, de la sûreté, de la propriété, et à la nation le libre exercice de ses droits politiques ".

Le ministre de la police, duc de Rovigo, fait enlever les épreuves du rapport ; un décret du 31 décembre ajourne le Corps législatif ; les portes de la salle sont fermées. Bonaparte traite les membres de la commission législative d' agents payés par l ' Angleterre : " Le nommé Lainé, disait-il, est un traître qui correspond avec le prince régent par l'intermédiaire de Desèze. Raynouard, Maine de Biran et Flaugergues sont des factieux. "

Le soldat s'étonnait de ne plus retrouver ces Polonais qu'il abandonnait et qui, en se noyant pour lui obéir criaient encore : " Vive l'empereur ! " Il appelait le rapport de la commission une motion sortie d'un club de Jacobins. Pas un discours de Bonaparte dans lequel n'éclate son aversion pour la république dont il était sorti ; mais il en détestait moins les crimes que les libertés. A propos de ce même rapport il ajoutait : " Voudrait-on rétablir la souveraineté du peuple ? Eh bien dans ce cas, je me fais peuple ; car je prétends être toujours là où réside la souveraineté. " Jamais despote n'a expliqué plus énergiquement sa nature : c'est le mot retourné de Louis XIV : " L'Etat, c'est moi. "

A la réception du premier jour de l'an 1814, on s'attendait à quelque scène. J'ai connu un homme attaché à cette cour, lequel se préparait à tout hasard à mettre l'épée à la main. Napoléon ne dépassa pas néanmoins la violence des paroles, mais il s'y laissa aller avec cette plénitude qui causait quelquefois de la confusion à ses hallebardiers mêmes : " Pourquoi, s'écria-t-il, parler devant l'Europe de ces débats domestiques ? Il faut laver son linge sale en famille. Qu'est-ce qu'un trône ? un morceau de bois recouvert d'un morceau d'étoffe : tout dépend de celui qui s'y assied. La France a plus besoin de moi que je n'ai besoin d'elle. Je suis un de ces hommes qu'on tue, mais qu'on ne déshonore pas. Dans trois mois nous aurons la paix, ou l'ennemi sera chassé de notre territoire, ou je serai mort. "

C'était dans le sang que Bonaparte était accoutumé à laver le linge des Français. Dans trois mois on n'eut point la paix, l'ennemi ne fut point chassé de notre territoire, Bonaparte ne perdit point la vie : la mort n'était point son fait. Accablée de tant de malheurs et de l'ingrate obstination du maître qu'elle s'était donné, la France se voyait envahie avec l'inerte stupeur qui naît du désespoir.

Un décret impérial avait mobilisé cent vingt-un bataillons de gardes nationales ; un autre décret avait formé un conseil de régence, présidé par Cambacérès et composé de ministres, à la tête duquel était placée l'impératrice. Joseph, monarque en disponibilité, revenu d'Espagne avec ses pillages, est déclaré commandant général de Paris. Le 25 janvier 1814, Bonaparte quitte son palais pour l'armée, et va jeter une éclatante flamme en s'éteignant.


2 L22 Chapitre 8

Le pape mis en liberté.

La surveille, le pape avait été rendu à l'indépendance ; la main qui allait à son tour porter des chaînes fut contrainte de briser les fers qu'elle avait donnés : la Providence avait changé les fortunes, et le vent qui soufflait au visage de Napoléon poussait les alliés à Paris.

Pie VII, averti de sa délivrance, se hâta de faire une courte prière dans la chapelle de François Ier ; il monta en voiture et traversa cette forêt qui, selon la tradition populaire, voit paraître le grand veneur de la mort quand un roi va descendre à Saint-Denis.

Le pape voyageait sous la surveillance d'un officier de gendarmerie qui l'accompagnait dans une seconde voiture. A Orléans, il apprit le nom de la ville dans laquelle il entrait.

Il suivit la route du Midi aux acclamations de la foule, de ces provinces où Napoléon devait bientôt passer, à peine en sûreté sous la garde des commissaires étrangers. Sa Sainteté fut retardée dans sa marche par la chute même de son oppresseur : les autorités avaient cessé leurs fonctions ; on n'obéissait à personne ; un ordre écrit de Bonaparte, ordre qui vingt-quatre heures auparavant aurait abattu la plus haute tête et fait tomber un royaume, était un papier sans cours : quelques minutes de puissance manquèrent à Napoléon pour qu'il pût protéger le captif que sa puissance avait persécuté. Il fallut qu'un mandat provisoire des Bourbons achevât de rendre la liberté au pontife qui avait ceint de leur diadème une tête étrangère : quelle confusion de destinées !

Pie VII cheminait au milieu des cantiques et des larmes, au son des cloches, aux cris de : Vive le Pape ! Vive le chef de l'Eglise ! on lui apportait, non les clefs des villes, des capitulations trempées de sang et obtenues par le meurtre, mais on lui présentait des malades à guérir, de nouveaux époux à bénir au bord de sa voiture ; il disait aux premiers : " Dieu vous console ! " Il étendait sur les seconds ses mains pacifiques ; il touchait de petits enfants dans les bras de leurs mères. Il ne restait aux villes que ceux qui ne pouvaient marcher. Les pèlerins passaient la nuit sur les champs pour attendre l'arrivée d'un vieux prêtre délivré. Les paysans dans leur naïveté, trouvaient que le Saint Père ressemblait à Notre-Seigneur ; des protestants attendris disaient : " Voilà le plus grand homme de son siècle. " Telle est la grandeur de la véritable société chrétienne, où Dieu se mêle sans cesse avec les hommes ; telle est sur la force du glaive et du sceptre la supériorité de la puissance du faible, soutenu de la religion et du malheur.

Pie VII traversa Carcassonne, Béziers, Montpellier et Nîmes, pour réapprendre l'Italie. Au bord du Rhône il semblait que les innombrables croisés de Raymond de Toulouse passaient encore la revue à Saint-Remy. Le pape revit Nice, Savone, Imola, témoins de ses afflictions récentes et des premières macérations de sa vie : on aime à pleurer où l'on a pleuré. Dans les conditions ordinaires on se souvient des lieux et des temps du bonheur. Pie VII repassait sur ses vertus et sur ses souffrances, comme un homme dans sa mémoire revit de ses passions éteintes.

A Bologne, le pape fut laissé aux mains des autorités autrichiennes. Murat, Joachim-Napoléon, roi de Naples lui écrivit le 4 avril 1814 :

" Très-saint Père, le sort des armes m'ayant rendu maître des Etats que vous possédiez lorsque vous fûtes forcé de quitter Rome, je ne balance pas à les remettre sous votre autorité, renonçant en votre faveur à tous mes droits de conquête sur ces pays. "

Qu'a-t-on laissé à Joachim et à Napoléon mourants ?

Le pape n'était pas encore arrivé à Rome qu'il offrit un asile à la mère de Bonaparte. Des légats avaient repris possession de la ville éternelle. Le 23 mai, au milieu du printemps, Pie VII aperçut le dôme de Saint-Pierre. Il a raconté avoir répandu des larmes en revoyant le dôme sacré. Prêt à franchir la Porte du Peuple, le pontife fut arrêté : vingt-deux orphelines vêtues de robes blanches, quarante-cinq jeunes filles portant de grandes palmes dorées, s'avancèrent en chantant des cantiques. La multitude criait : Hosanna ! Pignatelli, qui commandait les troupes sur le Quirinal lorsque Radet emporta d'assaut le jardin des olives de Pie VII, conduisait à présent la marche des palmes. En même temps que Pignatelli changeait de rôle, de nobles parjures, à Paris, reprenaient derrière le fauteuil de Louis XVIII leurs fonctions de grands domestiques : la prospérité nous est transmise avec ses esclaves, comme autrefois une terre seigneuriale était vendue avec ses serfs.


2 L22 Chapitre 9

Notes qui devinrent la brochure : De Bonaparte et des Bourbons . - Je prends un appartement rue de Rivoli. - Admirable campagne de France, 1814.

Au livre second de ces Mémoires , on lit (je revenais alors de mon premier exil de Dieppe) : " On m'a permis de revenir à ma Vallée. La terre tremble sous les pas du soldat étranger : j'écris, comme les derniers Romains, au bruit de l'invasion des Barbares. Le jour je trace des pages aussi agitées que les événements de ce jour ; la nuit, tandis que le roulement du canon lointain expire dans mes bois solitaires, je retourne au silence des années qui dorment dans la tombe et à la paix de mes plus jeunes souvenirs. "

Ces pages agitées que je traçais le jour étaient des notes relatives aux événements du moment, lesquelles, réunies devinrent ma brochure : De Bonaparte et des Bourbons . J'avais une si haute idée du génie de Napoléon et de la vaillance de nos soldats, qu'une invasion de l'étranger heureuse jusque dans ses derniers résultats, ne me pouvait tomber dans la tête : mais je pensais que cette invasion en faisant sentir à la France le danger où l'ambition de Napoléon l'avait réduite, amènerait un mouvement intérieur, et que l'affranchissement des Français s'opérerait de leurs propres mains. C'était dans cette idée que j'écrivais mes notes afin que si nos assemblées politiques arrêtaient la marche des alliés, et se résolvaient à se séparer d'un grand homme, devenu un fléau, elles sussent à qui recourir ; l'abri me paraissait être dans l'autorité modifiée selon les temps, sous laquelle nos aïeux avaient vécu pendant huit siècles : quand dans l'orage on ne trouve à sa portée qu'un vieil édifice, tout en ruine qu'il est, on s'y retire.

Dans l'hiver de 1813 à 1814, je pris un appartement rue de Rivoli, en face de la première grille du jardin des Tuileries, devant laquelle j'avais entendu crier la mort du duc d'Enghien. On ne voyait encore dans cette rue que les arcades bâties par le gouvernement et quelques maisons isolées s'élevant ça et là avec leur dentelure latérale de pierres d'attente.

Il ne fallait rien moins que les maux dont la France était écrasée, pour se maintenir dans l'éloignement que Napoléon inspirait et pour se défendre en même temps de l'admiration qu'il faisait renaître sitôt qu'il agissait : c'était le plus fier génie d'action qui ait jamais existé ; sa première campagne en Italie et sa dernière campagne en France (je ne parle pas de Waterloo) sont ses deux plus belles campagnes ; Condé dans la première, Turenne dans la seconde, grand guerrier dans celle-là,. grand homme dans celle-ci ; mais différentes dans leurs résultats : par l'une il gagna l'empire, par l'autre il le perdit. Ses dernières heures de pouvoir, toutes déracinées, toutes déchaussées qu'elles étaient, ne purent être arrachées comme les dents d'un lion, que par les efforts du bras de l'Europe. Le nom de Napoléon était encore si formidable que les armées ennemies ne passèrent le Rhin qu'avec terreur ; elles regardaient sans cesse derrière elles pour bien s'assurer que la retraite leur serait possible ; maîtresses de Paris, elles tremblaient encore. Alexandre jetant les yeux sur la Russie, en entrant en France, félicitait les personnes qui pouvaient s'en aller, et il écrivait à sa mère ses anxiétés et ses regrets.

Napoléon bat les Russes à Saint-Dizier, les Prussiens et les Russes à Brienne, comme pour honorer les champs dans lesquels il avait été élevé. Il culbute l'armée de Silésie à Montmirail, à Champaubert, et une partie de la grande armée à Montereau. Il fait tête partout ; va et revient sur ses pas ; repousse les colonnes dont il est entouré. Les alliés proposent un armistice ; Bonaparte déchire les préliminaires de la paix offerte et s'écrie : " Je suis plus près de Vienne que l'empereur d'Autriche de Paris ! "

La Russie, l'Autriche, la Prusse et l'Angleterre, pour se réconforter mutuellement, conclurent à Chaumont un nouveau traité d'alliance ; mais au fond, alarmées de la résistance de Bonaparte, elles songeaient à la retraite. A Lyon une armée se formait sur le flanc des Autrichiens ; dans le midi, le maréchal Soult arrêtait les Anglais ; le congrès de Châtillon, qui ne fut dissous que le 15 mars, négociait encore. Bonaparte chassa Blücher des hauteurs de Craonne. La grande armée alliée n'avait triomphé le 27 février, à Bar-sur-Aube, que par la supériorité du nombre. Bonaparte se multipliant avait recouvré Troyes que les alliés réoccupèrent. De Craonne il s'était porté sur Reims. " Cette nuit, dit-il, j'irai prendre mon beau-père à Troyes. "

Le 20 mars, une affaire eut lieu près d'Arcis-sur-Aube. Parmi un feu roulant d'artillerie, un obus étant tombé au front d'un carré de la garde, le carré parut faire un léger mouvement : Bonaparte se précipite sur le projectile dont la mèche fume, il la fait flairer à son cheval ; l'obus crève, et l'empereur sort sain et sauf du milieu de la foudre brisée.

La bataille devait recommencer le lendemain ; mais Bonaparte, cédant à l'inspiration du génie, inspiration qui lui fut néanmoins funeste, se retire afin de se porter sur le derrière des troupes confédérées, les séparer de leurs magasins et grossir son armée des garnisons des places frontières. Les étrangers se préparaient à se replier sur le Rhin, lorsque Alexandre, par un de ces mouvements du ciel qui changent tout un monde, prit le parti de marcher à Paris dont le chemin devenait libre [J'ai entendu le général Pozzo raconter que c'était lui qui avait déterminé l'empereur Alexandre à marcher en avant. (N.d.A.)] . Napoléon croyait entraîner la masse des ennemis, et il n'était suivi que de dix mille hommes de cavalerie qu'il pensait être l'avant-garde des principales troupes, et qui lui masquaient le mouvement réel des Prussiens et des Moscovites. Il dispersa ces dix mille chevaux à Saint-Dizier et Vitry, et s'aperçut alors que la grande armée alliée n'était pas derrière ; cette armée, se précipitant sur la capitale, n'avait devant elle que les maréchaux Marmont et Mortier avec environ douze mille conscrits.

Napoléon se dirige à la hâte sur Fontainebleau : là une sainte victime en se retirant, avait laissé le rémunérateur et le vengeur. Toujours dans l'histoire marchent ensemble deux choses : qu'un homme s'ouvre une voie d'injustice, il s'ouvre en même temps une voie de perdition dans laquelle, à une distance marquée, la première route vient tomber dans la seconde.


2 L22 Chapitre 10

Je commence à imprimer ma brochure. - Une note de madame de Chateaubriand.

Les esprits étaient fort agités : l'espoir de voir cesser, coûte que coûte, une guerre cruelle qui pesait depuis vingt ans sur la France rassasiée de malheur et de gloire, l'emportait dans les masses sur la nationalité. Chacun s'occupait du parti qu'il aurait à prendre dans la catastrophe prochaine. Tous les soirs mes amis venaient causer chez madame de Chateaubriand, raconter et commenter les événements de la journée. MM. de Fontanes, de Clausel, Joubert, accouraient avec la foule de ces amis de passage que donnent les événements et que les événements retirent. Madame la duchesse de Lévis, belle, paisible et dévouée, que nous retrouverons à Gand, tenait fidèle compagnie à madame de Chateaubriand. Madame la duchesse de Duras était aussi à Paris, et j'allais voir souvent madame la marquise de Montcalm, soeur du duc de Richelieu.

Je continuais d'être persuadé, malgré l'approche des champs de bataille, que les alliés n'entreraient pas à Paris et qu'une insurrection nationale mettrait fin à nos craintes. L'obsession de cette idée m'empêchait de sentir aussi vivement que je l'aurais fait la présence des armées étrangères : mais je ne me pouvais empêcher de réfléchir aux calamités que nous avions fait éprouver à l'Europe, en voyant l'Europe nous les rapporter.

Je ne cessais de m'occuper de ma brochure ; je la préparais comme un remède lorsque le moment de l'anarchie viendrait à éclater. Ce n'est pas ainsi que nous écrivons aujourd'hui, bien à l'aise, n'ayant à redouter que la guerre des feuilletons : la nuit je m'enfermais à clef ; je mettais mes paperasses sous mon oreiller, deux pistolets chargés sur ma table : je couchais entre ces deux muses. Mon texte était double ; je l'avais composé sous la forme de brochure, qu'il a gardée, et en façon de discours, différent à quelques égards de la brochure ; je supposais qu'à la levée de la France, on se pourrait assembler à l'Hôtel de Ville, et je m'étais préparé sur deux thèmes.

Madame de Chateaubriand a écrit quelques notes à diverses époques de notre vie commune ; parmi ces notes, je trouve le paragraphe suivant :

" M. de Chateaubriand écrivait sa brochure De Bonaparte et des Bourbons . Si cette brochure avait été saisie, le jugement n'était pas douteux : la sentence était l'échafaud. Cependant l'auteur mettait une négligence incroyable à la cacher. Souvent, quand il sortait, il l'oubliait sur sa table ; sa prudence n'allait jamais au delà de la mettre sous son oreiller, ce qu'il faisait devant son valet de chambre, garçon fort honnête, mais qui pouvait se laisser tenter. Pour moi, j'étais dans des transes mortelles : aussi dès que M. de Chateaubriand était sorti, j'allais prendre le manuscrit et je le mettais sur moi. Un jour, en traversant les Tuileries, je m'aperçois que je ne l'ai plus, et, bien sûre de l'avoir senti en sortant, je ne doute pas de l'avoir perdu en route. Je vois déjà le fatal écrit entre les mains de la police et M. de Chateaubriand arrêté : je tombe sans connaissance au milieu du jardin ; de bonnes gens m'assistèrent ensuite, me reconduisirent à la maison dont j'étais peu éloignée. Quel supplice lorsque, montant l'escalier, je flottais entre une crainte, qui était presque une certitude, et un léger espoir d'avoir oublié de prendre la brochure ! En approchant de la chambre de mon mari je me sentais de nouveau défaillir : j'entre enfin ; rien sur la table : je m'avance vers le lit ; je tâte d'abord l'oreiller : je ne sens rien ; je le soulève : je vois le rouleau de papier ! Le coeur me bat chaque fois que j'y pense. Je n'ai jamais éprouvé un tel moment de joie dans ma vie. Certes, je puis le dire avec vérité, il n'aurait pas été si grand si je m'étais vue délivrée au pied de l'échafaud : car enfin c'était quelqu'un qui m'était bien plus cher que moi-même que j'en voyais délivré. "

Que je serais malheureux si j'avais pu causer un moment de peine à madame de Chateaubriand !

J'avais pourtant été obligé de mettre un imprimeur dans mon secret ; il avait consenti à risquer l'affaire ; d'après les nouvelles de chaque heure, il me rendait où venait reprendre des épreuves à moitié composées, selon que le bruit du canon se rapprochait ou s'éloignait de Paris : pendant près de quinze jours je jouai ainsi ma vie à croix ou pile.


2 L22 Chapitre 11

La guerre établie aux barrières de Paris. - Vue de Paris. - Combat de Belleville. - Fuite de Marie-Louise et de la régence. - M. de Talleyrand reste à Paris.

Le cercle se resserrait autour de la capitale : à chaque instant on apprenait un progrès de l'ennemi. Pêle-mêle entraient, par les barrières, des prisonniers russes et des blessés français traînés dans des charrettes : quelques-uns à demi-morts tombaient sous les roues qu'ils ensanglantaient. Des conscrits appelés de l'intérieur traversaient la capitale en longue file, se dirigeant sur les armées. La nuit on entendait passer sur les boulevards extérieurs des trains d'artillerie et l'on ne savait si les détonations lointaines annonçaient la victoire décisive ou la dernière défaite.

La guerre vint s'établir enfin aux barrières de Paris. Du haut des tours de Notre-Dame on vit paraître la tête des colonnes russes, ainsi que les premières ondulations du flux de la mer sur une plage. Je sentis ce qu'avait dû éprouver un Romain lorsque du faîte du Capitole, il découvrit les soldats d'Alaric et la vieille cité des Latins à ses pieds, comme je découvrais les soldats russes, et à mes pieds la vieille cité des Gaulois. Adieu donc, Lares paternels, foyers conservateurs des traditions du pays, toits sous lesquels avaient respiré et cette Virginie sacrifiée par son père à la pudeur et à la liberté, et cette Héloïse vouée par l'amour aux lettres et à la religion.

Paris depuis des siècles n'avait point vu la fumée des camps de l'ennemi, et c'est Bonaparte qui, de triomphe en triomphe, a amené les Thébains à la vue des femmes de Sparte. Paris était la borne dont il était parti pour courir la terre : il y revenait laissant derrière lui l'énorme incendie de ses inutiles conquêtes.

On se précipitait au Jardin des Plantes que jadis aurait pu protéger l'abbaye fortifiée de Saint-Victor : le petit monde des cygnes et des bananiers, à qui notre puissance avait promis une paix éternelle, était troublé. Du sommet du labyrinthe, par-dessus le grand cèdre, par-dessus les greniers d'abondance que Bonaparte n'avait pas eu le temps d'achever, au delà de l'emplacement de la Bastille et du donjon de Vincennes (lieux qui racontaient notre successive histoire), la foule regardait les feux de l'infanterie au combat de Belleville. Montmartre est emporté ; les boulets tombent jusque sur les boulevards du Temple. Quelques compagnies de la garde nationale sortirent et perdirent trois cents hommes dans les champs autour du tombeau des martyrs . Jamais la France militaire ne brilla d'un plus vif éclat au milieu de ses revers : les derniers héros furent les cent cinquante jeunes gens de l'Ecole polytechnique, transformés en canonniers dans les redoutes du chemin de Vincennes. Environnés d'ennemis, ils refusaient de se rendre ; il fallut les arracher de leurs pièces : le grenadier russe les saisissait noircis de poudre et couverts de blessures ; tandis qu'ils se débattaient dans ses bras, il élevait en l'air avec des cris de victoire et d'admiration ces jeunes palmes françaises et les rendait toutes sanglantes à leurs mères.

Pendant ce temps-là Cambacérès s'enfuyait avec Marie-Louise, le roi de Rome et la régence. On lisait sur les murs cette proclamation :

Le roi Joseph, lieutenant général de l ' Empereur,

commandant en chef de la garde nationale .

" Citoyens de Paris,

" Le conseil de régence a pourvu à la sûreté de l'impératrice et du roi de Rome : je reste avec vous. Armons-nous pour défendre cette ville, ses monuments, ses richesses, nos femmes, nos enfants, tout ce qui nous est cher. Que cette vaste cité devienne un camp pour quelques instants, et que l'ennemi trouve sa honte sous ses murs qu'il espère franchir en triomphe. "

Rostopschine n'avait pas prétendu défendre Moscou ; il le brûla. Joseph annonçait qu'il ne quitterait jamais les Parisiens, et il décampait à petit bruit, nous laissant son courage placardé au coin des rues.

M. de Talleyrand faisait partie de la régence nommée par Napoléon. Du jour où l'évêque d'Autun cessa d'être, sous l'empire, ministre des relations extérieures, il n'avait rêvé qu'une chose, la disparition de Bonaparte suivie de la régence de Marie-Louise ; régence dont lui, prince de Bénévent, aurait été le chef. Bonaparte en le nommant membre d'une régence provisoire en 1814, semblait avoir favorisé ses désirs secrets. La mort napoléonienne n'était point survenue ; il ne resta à M. de Talleyrand qu'à clopiner aux pieds du colosse qu'il ne pouvait renverser, et à tirer parti du moment pour ses intérêts : le savoir-faire était le génie de cet homme de compromis et de marchés. La position se présentait difficile : demeurer dans la capitale était chose indiquée ; mais si Bonaparte revenait, le prince séparé de la régence fugitive, le prince retardataire, courait risque d'être fusillé ; d'un autre côté, comment abandonner Paris au moment où les alliés y pouvaient pénétrer ? Ne serait-ce pas renoncer au profit du succès, trahir ce lendemain des événements, pour lequel M. de Talleyrand était fait ? Loin de pencher vers les Bourbons, il les craignait à cause de ses diverses apostasies. Cependant, puisqu'il y avait une chance quelconque pour eux, M. de Vitrolles, avec l'assentiment du prélat marié, s'était rendu à la dérobée au congrès de Châtillon, en chuchoteur non avoué de la légitimité. Cette précaution apportée, le prince, afin de se tirer d'embarras à Paris, eut recours à un de ces tours dans lesquels il était passé maître.

M. Laborie, devenu peu après, sous M. Dupont de Nemours, secrétaire particulier du gouvernement provisoire, alla trouver M. de Laborde, attaché à la garde nationale ; il lui révéla le départ de M. de Talleyrand : " Il se dispose lui dit-il, à suivre la régence ; il vous semblera peut-être nécessaire de l'arrêter, afin d'être à même de négocier avec les alliés, si besoin est. " La comédie fut jouée en perfection. On charge à grand bruit les voitures du prince ; il se met en route en plein midi, le 30 mars : arrivé à la barrière d'Enfer, on le renvoie inexorablement chez lui, malgré ses protestations. Dans le cas d'un retour miraculeux, les preuves étaient là, attestant que l'ancien ministre avait voulu rejoindre Marie-Louise et que la force armée lui avait refusé le passage.


2 L22 Chapitre 12

Proclamation du prince généralissime Schwartzenberg. - Discours d'Alexandre. - Capitulation de Paris.

Cependant, à la présence des alliés, le comte Alexandre de Laborde et M. Tourton, officiers supérieurs de la garde nationale, avaient été envoyés auprès du généralissime prince de Schwartzenberg, lequel avait été l'un des généraux de Bonaparte pendant la campagne de Russie. La proclamation du généralissime fut connue à Paris dans la soirée du 30 mars. Elle disait : " Depuis vingt ans l'Europe est inondée de sang et de larmes : les tentatives pour mettre un terme à tant de malheurs ont été inutiles, parce qu'il existe, dans le principe même du gouvernement qui vous opprime, un obstacle insurmontable à la paix. Parisiens, vous connaissez la situation de votre patrie : la conservation et la tranquillité de votre ville seront l'objet des soins des alliés. C'est dans ces sentiments que l'Europe, en armes devant vos murs, s'adresse à vous. "

Quelle magnifique confession de la grandeur de la France : L ' Europe en armes devant vos murs s ' adresse à vous !

Nous qui n'avions rien respecté, nous étions respectés de ceux dont nous avions ravagé les villes et qui, à leur tour, étaient devenus les plus forts. Nous leur paraissions une nation sacrée ; nos terres leur semblaient une campagne d'Elide que, de par les dieux, aucun bataillon ne pouvait fouler. Si, nonobstant, Paris eût cru devoir faire une résistance, fort aisée, de vingt-quatre heures les résultats étaient changés ; mais personne, excepté les soldats enivrés de feu et d'honneur, ne voulait plus de Bonaparte, et, dans la crainte de le conserver, on se hâta d'ouvrir les barrières.

Paris capitula le 31 mars : la capitulation militaire est signée au nom des maréchaux Mortier et Marmont par les colonels Denis et Fabvier ; la capitulation civile eut lieu au nom des maires de Paris. Le conseil municipal et départemental députa au quartier général russe pour régler les divers articles : mon compagnon d'exil, Christian de Lamoignon, était du nombre des mandataires. Alexandre leur dit :

" Votre empereur, qui était mon allié, est venu jusque dans le coeur de mes Etats y apporter des maux dont les traces dureront longtemps ; une juste défense m'a amené jusqu'ici. Je suis loin de vouloir rendre à la France les maux que j'en ai reçus. Je suis juste, et je sais que ce n'est pas le tort des Français. Les Français sont mes amis, et je veux leur prouver que je viens leur rendre le bien pour le mal. Napoléon est mon seul ennemi. Je promets ma protection spéciale à la ville de Paris ; je protégerai, je conserverai tous les établissements publics ; je n'y ferai séjourner que des troupes d'élite ; je conserverai votre garde nationale, qui est composée de l'élite de vos citoyens. C'est à vous d'assurer votre bonheur à venir ; il faut vous donner un gouvernement qui vous procure le repos et qui le procure à l'Europe. C'est à vous à émettre votre voeu : vous me trouverez toujours prêt à seconder vos efforts. " Paroles qui furent accomplies ponctuellement : le bonheur de la victoire aux yeux des alliés l'emportait sur tout autre intérêt. Quels devaient être les sentiments d'Alexandre, lorsqu'il aperçut les dômes des édifices de cette ville où l'étranger n'était jamais entré que pour nous admirer, que pour jouir des merveilles de notre civilisation et de notre intelligence ; de cette inviolable cité, défendue pendant douze siècles par ses grands hommes ; de cette capitale de la gloire que Louis XIV semblait encore protéger de son ombre, et Bonaparte de son retour !


2 L22 Chapitre 13

Entrée des alliés dans Paris.

Dieu avait prononcé une de ces paroles par qui le silence de l'éternité est de loin en loin interrompu. Alors se souleva, au milieu de la présente génération, le marteau qui frappa l'heure que Paris n'avait entendu sonner qu'une fois : le 25 décembre 496, Reims annonça le baptême de Clovis, et les portes de Lutèce s'ouvrirent aux Francs ; le 30 mars 1814, après le baptême de sang de Louis XVI, le vieux marteau resté immobile se leva de nouveau au beffroi de l'antique monarchie ; un second coup retentit, les Tartares pénétrèrent dans Paris. Dans l'intervalle de mille trois cent dix-huit ans, l'étranger avait insulté les murailles de la capitale de notre empire sans y pouvoir entrer jamais, hormis quand il s'y glissa appelé par nos propres divisions. Les Normands assiégèrent la cité des Parisii ; les Parisii donnèrent la volée aux éperviers qu'ils portaient sur le poing ; Eudes, enfant de Paris et roi futur, rex futurus , dit Abbon, repoussa les pirates du Nord : les Parisiens lâchèrent leurs aigles en 1814 ; les alliés entrèrent au Louvre.

Bonaparte avait fait injustement la guerre à Alexandre son admirateur qui implorait la paix à genoux ; Bonaparte avait commandé le carnage de la Moskowa ; il avait forcé les Russes à brûler eux-mêmes Moscou ; Bonaparte avait dépouillé Berlin, humilié son roi, insulté sa reine : à quelles représailles devions-nous donc nous attendre ? vous l'allez voir.

J'avais erré dans les Florides autour de monuments inconnus, jadis dévastés par des conquérants dont il ne reste aucune trace, et j'étais réservé au spectacle des hordes caucasiennes campées dans la cour du Louvre. Dans ces événements de l'histoire qui, selon Montaigne " sont maigres témoins de notre prix et capacité ", ma langue s'attache à mon palais :

Adhaeret lingua mea faucibus meis .

L'armée des alliés entra dans Paris le 31 mars 1814 à midi, à dix jours seulement de l'anniversaire de la mort du duc d'Enghien, 21 mars 1804. Etait-ce la peine à Bonaparte d'avoir commis une action de si longue mémoire, pour un règne qui devait durer si peu ? L'empereur de Russie et le roi de Prusse étaient à la tête de leurs troupes. Je les vis défiler sur les boulevards. Stupéfait et anéanti au dedans de moi, comme si l'on m'arrachait le nom de Français pour y substituer le numéro par lequel je devais désormais être connu dans les mines de la Sibérie, je sentais en même temps mon exaspération s'accroître contre l'homme dont la gloire nous avait réduits à cette honte.

Toutefois cette première invasion des alliés est demeurée sans exemple dans les annales du monde : l'ordre, la paix et la modération régnèrent partout ; les boutiques se rouvrirent ; des soldats russes de la garde, hauts de six pieds, étaient pilotés à travers les rues par de petits polissons français qui se moquaient d'eux, comme des pantins et des masques du carnaval. Les vaincus pouvaient être pris pour les vainqueurs ; ceux-ci, tremblant de leurs succès, avaient l'air d'en demander excuse. La garde nationale occupait seule l'intérieur de Paris, à l'exception des hôtels où logeaient les rois et les princes étrangers. Le 31 mars 1814, des armées innombrables occupaient la France ; quelques mois après, toutes ces troupes repassèrent nos frontières, sans tirer un coup de fusil, sans verser une goutte de sang depuis la rentrée des Bourbons. L'ancienne France se trouve agrandie sur quelques-unes de ses frontières ; on partage avec elle les vaisseaux et les magasins d'Anvers ; on lui rend trois cent mille prisonniers dispersés dans les pays où les avait laissés la défaite ou la victoire. Après vingt-cinq années de combats, le bruit des armes cesse d'un bout de l'Europe à l'autre. Alexandre s'en va, nous laissant les chefs-d'oeuvre conquis et la liberté déposée dans la Charte, liberté que nous dûmes autant à ses lumières qu'à son influence. Chef des deux autorités suprêmes, doublement autocrate par l'épée et par la religion, lui seul de tous les souverains de l'Europe avait compris qu'à l'âge de civilisation auquel la France était arrivée, elle ne pouvait être gouvernée qu'en vertu d'une constitution libre.

Dans nos inimitiés bien naturelles contre les étrangers, nous avons confondu l'invasion de 1814 et celle de 1815, qui ne se ressemblent nullement.

Alexandre ne se considérait que comme un instrument de la Providence et ne s'attribuait rien. Madame de Staël le complimentant sur le bonheur que ses sujets, privés d'une constitution, avaient d'être gouvernés par lui, il lui fit cette réponse si connue : " Je ne suis qu'un accident heureux. "

Un jeune homme, dans les rues de Paris, lui témoignait son admiration de l'affabilité avec laquelle il accueillait les moindres citoyens ; il lui répliqua : " Est-ce que les souverains ne sont pas faits pour cela ? " Il ne voulut point habiter le château des Tuileries, se souvenant que Bonaparte s'était plu dans les palais de Vienne, de Berlin et de Moscou.

Regardant la statue de Napoléon sur la colonne de la place Vendôme, il dit : " Si j'étais élevé si haut, je craindrais que la tête ne me tournât. "

Comme il parcourait le palais des Tuileries, on lui montra le salon de la Paix : " En quoi, dit-il en riant, ce salon servait-il à Bonaparte ? "

Le jour de l'entrée de Louis XVIII à Paris, Alexandre se cacha derrière une croisée, sans aucune marque de distinction, pour voir passer le cortège.

Il avait quelquefois des manières élégamment affectueuses. Visitant une maison de fous, il demanda à une femme si le nombre des folles par amour était considérable : " Jusqu'à présent il ne l'est pas, répondit-elle, mais il est à craindre qu'il n'augmente à dater du moment de l'entrée de Votre Majesté à Paris. "

Un grand dignitaire de Napoléon disait au czar : " Il y a longtemps, sire, que votre arrivée était attendue et désirée ici. - Je serais venu plus tôt, répondit-il : n'accusez de mon retard que la valeur française. " Il est certain qu'en passant le Rhin il avait regretté de ne pouvoir se retirer en paix au milieu de sa famille.

A l'Hôtel des Invalides, il trouva les soldats mutilés qui l'avaient vaincu à Austerlitz : ils étaient silencieux et sombres ; on n'entendait que le bruit de leurs jambes de bois dans leurs cours désertes et leur église dénudée. Alexandre s'attendrit à ce bruit des braves : il ordonna qu'on leur ramenât douze canons russes.

On lui proposait de changer le nom du pont d'Austerlitz : " Non, dit-il, il suffit que j'ai passé sur ce pont avec mon armée. "

Alexandre avait quelque chose de calme et de triste : il se promenait dans Paris, à cheval ou à pied, sans suite et sans affectation. Il avait l'air étonné de son triomphe ; ses regards presque attendris erraient sur une population qu'il semblait considérer comme supérieure à lui : on eût dit qu'il se trouvait un barbare au milieu de nous comme un Romain se sentait honteux dans Athènes. Peut-être aussi pensait-il que ces mêmes Français avaient paru dans sa capitale incendiée ; qu'à leur tour ses soldats étaient maîtres de ce Paris où il aurait pu retrouver quelques-unes des torches éteintes par qui fut Moscou affranchie et consumée. Cette destinée, cette fortune changeante, cette misère commune des peuples et des rois, devaient profondément frapper un esprit aussi religieux que le sien.


2 L22 Chapitre 14

Bonaparte à Fontainebleau. - La régence à Blois.

Que faisait le vainqueur de Borodino ? Aussitôt qu'il avait appris la résolution d'Alexandre, il avait envoyé l'ordre au major d'artillerie Maillard de Lescourt de faire sauter la poudrière de Grenelle : Rostopschine avait mis le feu à Moscou ; mais il en avait fait auparavant sortir les habitants. De Fontainebleau où il était revenu, Napoléon s'avança jusqu'à Villejuif : de là il jeta un regard sur Paris ; des soldats étrangers en gardaient les barrières ; le conquérant se rappelait les jours où ses grenadiers veillaient sur les remparts de Berlin, de Moscou et de Vienne.

Les événements détruisent les événements : quelle pauvreté ne nous paraît pas aujourd'hui la douleur de Henri IV apprenant à Villejuif la mort de Gabrielle, et retournant à Fontainebleau ! Bonaparte retourna aussi à cette solitude ; il n'y était attendu que par le souvenir de son auguste prisonnier : le captif de la paix venait de quitter le château afin de le laisser libre pour le captif de la guerre, " tant le malheur est prompt à remplir ses places ".

La régence s'était retirée à Blois. Bonaparte avait ordonné que l'impératrice et le roi de Rome quittassent Paris, aimant mieux, disait-il, les voir au fond de la Seine que reconduits à Vienne en triomphe ; mais en même temps il avait enjoint à Joseph de rester dans la capitale. La retraite de son frère le rendit furieux et il accusa le ci-devant roi d'Espagne d'avoir tout perdu. Les ministres, les membres de la régence, les frères de Napoléon, sa femme et son fils, arrivèrent pêle-mêle à Blois, emportés dans la débâcle : fourgons, bagages, voitures, tout était là ; les carrosses mêmes du roi y étaient et furent traînés à travers les boues de la Beauce à Chambord, seul morceau de la France laissé à l'héritier de Louis XIV. Quelques ministres passèrent outre, et s'allèrent cacher jusqu'en Bretagne, tandis que Cambacérès se prélassait en chaise à porteurs dans les rues montantes de Blois. Divers bruits couraient ; on parlait de deux camps et d'une réquisition générale. Pendant plusieurs jours on ignora ce qui se passait à Paris ; l'incertitude ne cessa qu'à l'arrivée d'un roulier dont le passeport était contre-signé Sacken . Bientôt le général russe Schouwaloff descendit à l'auberge de la Galère : il fut soudain assiégé par les grands, pressés d'obtenir de lui un visa pour leur sauve qui peut. Toutefois, avant de quitter Blois chacun se fit payer sur les fonds de la régence ses frais de route et l'arriéré de ses appointements : d'une main on tenait ses passeports, de l'autre son argent, prenant soin d'envoyer en même temps son adhésion au gouvernement provisoire, car on ne perdit point la tête. Madame Mère et son frère, le cardinal Fesch, partirent pour Rome. Le prince Esterhazy vint chercher Marie-Louise et son fils de la part de François II. Joseph et Jérôme se retirèrent en Suisse, après avoir inutilement voulu forcer l'impératrice à s'attacher à leur sort. Marie-Louise se hâta de rejoindre son père : médiocrement attachée à Bonaparte, elle trouva le moyen de se consoler et se félicita d'être délivrée de la double tyrannie de l'époux et du maître. Quand Bonaparte rapporta l'année suivante cette confusion de fuite aux Bourbons, ceux-ci à peine arrachés à leurs longues tribulations n'avaient pas eu quatorze ans d'une prospérité inouïe pour s'accoutumer aux aises du trône.


2 L22 Chapitre 15

Publication de ma brochure De Bonaparte et des Bourbons .

Cependant Napoléon n'était point encore détrôné ; plus de quarante mille des meilleurs soldats de la terre étaient autour de lui ; il pouvait se retirer derrière la Loire ; les armées françaises arrivées d'Espagne grondaient dans le Midi ; la population militaire bouillonnante pouvait répandre ses laves ; parmi les chefs étrangers même, il s'agissait encore de Napoléon ou de son fils pour régner sur la France : pendant deux jours Alexandre hésita. M. de Talleyrand inclinait secrètement, comme je l'ai dit, à la politique qui tendait à couronner le roi de Rome, car il redoutait les Bourbons ; s'il n'entrait pas alors tout à fait dans le plan de la régence de Marie-Louise, c'est que Napoléon n'ayant point péri, il craignait, lui prince de Bénévent, de ne pouvoir rester maître pendant une minorité menacée par l'existence d'un homme inquiet, imprévu, entreprenant et encore dans la vigueur de l'âge [Voyez plus loin les Cent-Jours à Gand et le portrait de M. de Talleyrand, vers la fin de ces Mémoires . (Paris, note de 1839.) N.d.A.] .

Ce fut dans ces jours critiques que je lançai ma brochure De Bonaparte et des Bourbons pour faire pencher la balance : on sait quel fut son effet. Je me jetai à corps perdu dans la mêlée pour servir de bouclier à la liberté renaissante contre la tyrannie encore debout et dont le désespoir triplait les forces. Je parlai au nom de la légitimité, afin d'ajouter à ma parole l'autorité des affaires positives. J'appris à la France ce que c'était que l'ancienne famille royale ; je dis combien il existait de membres de cette famille, quels étaient leurs noms et leur caractère : c'était comme si j'avais fait le dénombrement des enfants de l'empereur de la Chine, tant la République et l'Empire avaient envahi le présent et relégué les Bourbons dans le passé. Louis XVIII déclara, je l'ai déjà plusieurs fois mentionné, que ma brochure lui avait plus profité qu'une armée de cent mille hommes ; il aurait pu ajouter qu'elle avait été pour lui un certificat de vie. Je contribuai à lui donner une seconde fois la couronne par l'heureuse issue de la guerre d'Espagne.

Dès le début de ma carrière politique je devins populaire dans la foule, mais dès lors aussi je manquai ma fortune auprès des hommes puissants. Tout ce qui avait été esclave sous Bonaparte m'abhorrait ; d'un autre côté j'étais suspect à tous ceux qui voulaient mettre la France en vasselage. Je n'eus pour moi dans le premier moment, parmi les souverains, que Bonaparte lui-même. Il parcourut ma brochure à Fontainebleau : le duc de Bassano la lui avait portée ; il la discuta avec impartialité, disant : " Ceci est juste ; cela n'est pas juste. Je n'ai point de reproche à faire à Chateaubriand, il m'a résisté dans ma puissance ; mais ces canailles, tels et tels ! " et il les nommait.

Mon admiration pour Bonaparte a toujours été grande et sincère, alors même que j'attaquais Napoléon avec le plus de vivacité.

La postérité n'est pas aussi équitable dans ses arrêts qu'on le dit ; il y a des passions, des engouements, des erreurs de distance comme il y a des passions, des erreurs de proximité. Quand la postérité admire sans restriction, elle est scandalisée que les contemporains de l'homme admiré n'eussent pas de cet homme l'idée qu'elle en a. Cela s'explique pourtant : les choses qui blessaient dans ce personnage sont passées ; ses infirmités sont mortes avec lui ; il n'est resté de ce qu'il fut que sa vie impérissable ; mais le mal qu'il causa n'en est pas moins réel ; mal en soi-même et dans son essence, mal surtout pour ceux qui l'ont supporté.

Le train du jour est de magnifier les victoires de Bonaparte : les patients ont disparu ; on n'entend plus les imprécations, les cris de douleur et de détresse des victimes. On ne voit plus la France épuisée labourant son sol avec des femmes. On ne voit plus les parents arrêtés en pleige [Ou plège : Celui qui s'offre pour caution, qui sert de répondant. S'offrir pour plège dans une affaire.] de leurs fils, les habitants des villages frappés solidairement des peines applicables à un réfractaire ; on ne voit plus ces affiches de conscription collées au coin des rues, les passants attroupés devant ces immenses arrêts de mort et y cherchant, consternés, les noms de leurs enfants, de leurs frères, de leurs amis, de leurs voisins. On oublie que tout le monde se lamentait des triomphes. On oublie que la moindre allusion contre Bonaparte au théâtre, échappée aux censeurs, était saisie avec transport. On oublie que le peuple, la cour, les généraux, les ministres, les proches de Napoléon, étaient las de son oppression et de ses conquêtes, las de cette partie toujours gagnée et jouée toujours, de cette existence remise en question chaque matin par l'impossibilité du repos.

La réalité de nos souffrances est démontrée par la catastrophe même : si la France eût été fanatique de Bonaparte, l'eût-elle abandonné deux fois brusquement complètement, sans tenter un dernier effort pour le garder ? Si la France devait tout à Bonaparte, gloire liberté, ordre, prospérité, industrie, commerce, manufactures, monuments, littérature, beaux-arts ; si avant lui la nation n'avait rien fait elle-même ; si la République dépourvue de génie et de courage n'avait ni défendu ni agrandi le sol, la France a donc été bien ingrate, bien lâche, en laissant tomber Napoléon aux mains de ses ennemis, ou du moins en ne protestant pas contre la captivité d'un pareil bienfaiteur ?

Ce reproche, qu'on serait en droit de nous faire, on ne nous le fait pas cependant, et pourquoi ? Parce qu'il est évident qu'au moment de sa chute la France n'a pas prétendu défendre Napoléon ; bien au contraire elle l'a volontairement délaissé ; dans nos dégoûts amers, nous ne reconnaissions plus en lui que l'auteur et le contempteur de nos misères. Les alliés ne nous ont point vaincus : c'est nous qui, choisissant entre deux fléaux, avons renoncé à répandre notre sang, qui ne coulait plus pour nos libertés.

La République avait été bien cruelle, sans doute, mais chacun espérait qu'elle passerait, que tôt ou tard nous recouvrerions nos droits, en gardant les conquêtes préservatrices qu'elle nous avait données sur les Alpes et sur le Rhin. Toutes les victoires qu'elle remportait étaient gagnées en notre nom ; avec elle il n'était question que de la France ; c'était toujours la France qui avait triomphé, qui avait vaincu ; c'étaient nos soldats qui avaient tout fait et pour lesquels on instituait des fêtes triomphales ou funèbres ; les généraux (et il en était de fort grands) obtenaient une place honorable, mais modeste, dans les souvenirs publics : tels furent Marceau, Moreau, Hoche, Joubert ; les deux derniers destinés à tenir lieu de Bonaparte, lequel naissant à la gloire traversa soudain le général Hoche, et illustra de sa jalousie ce guerrier pacificateur mort tout à coup après ses triomphes d'Altenkirken, de Neuwied et de Kleinnister.

Sous l'empire, nous disparûmes ; il ne fut plus question de nous, tout appartenait à Bonaparte : J ' ai ordonné, j ' ai vaincu, j ' ai parlé ; mes aigles, ma couronne, mon sang, ma famille, mes sujets .

Qu'arriva-t-il pourtant dans ces deux positions à la fois semblables et opposées ? Nous n'abandonnâmes point la République dans ses revers ; elle nous tuait, mais elle nous honorait ; nous n'avions pas la honte d'être la propriété d'un homme ; grâce à nos efforts, elle ne fut point envahie ; les Russes, défaits au delà des monts, vinrent expirer à Zurich.

Quant à Bonaparte, lui, malgré ses énormes acquisitions, il a succombé, non parce qu'il était vaincu, mais parce que la France n'en voulait plus. Grande leçon ! qu'elle nous fasse à jamais ressouvenir qu'il y a cause de mort dans tout ce qui blesse la dignité de l'homme.

Les esprits indépendants de toute nuance et de toute opinion tenaient un langage uniforme à l'époque de la publication de ma brochure. La Fayette, Camille Jordan, Ducis, Lemercier, Lanjuinais, madame de Staël, Chénier, Benjamin Constant, Le Brun, pensaient et écrivaient comme moi. Lanjuinais disait : " Nous avons été chercher un maître parmi les hommes dont les Romains ne voulaient pas pour esclaves. "

Chénier ne traitait pas Bonaparte avec plus de faveur :

Un Corse a des Français dévoré l'héritage.

Elite des héros au combat moissonnés

Martyrs avec la gloire à l'échafaud traînés

Vous tombiez satisfaits dans une autre espérance.

Trop de sang, trop de pleurs ont inondé la France.

De ces pleurs, de ce sang un homme est l'héritier.

Crédule, j'ai longtemps célébré ses conquêtes,

Au forum, au sénat, dans nos jeux, dans nos fêtes.

Mais, lorsqu'en fugitif regagnant ses foyers,

Il vint contre l'empire échanger des lauriers,

Je n'ai point caressé sa brillante infamie ;

Ma voix des oppresseurs fut toujours ennemie ;

Et, tandis qu'il voyait des flots d'adorateurs

Lui vendre avec l'Etat des vers adulateurs,

Le tyran dans sa cour remarqua mon absence ;

Car je chante la gloire et non pas la puissance.

( Promenade , 1805.)

Madame de Staël portait un jugement non moins rigoureux de Napoléon :

" Ne serait-ce pas une grande leçon pour l'espèce humaine, si ces directeurs (les cinq membres du Directoire), hommes très peu guerriers, se relevaient de leur poussière, et demandaient compte à Napoléon de la barrière du Rhin et des Alpes conquise par la République ; compte des étrangers arrivés deux fois à Paris ; compte de trois millions de Français qui ont péri depuis Cadix jusqu'à Moscou ; compte surtout de cette sympathie que les nations ressentaient pour la cause de la liberté en France, et qui s'est maintenant changée en aversion invétérée ? "

( Considérations sur la Révolution française .)

Ecoutons Benjamin Constant :

" Celui qui, depuis douze années, se proclamait destiné à conquérir le monde, a fait amende honorable de ses prétentions.

" Avant même que son territoire ne soit envahi, il est frappé d'un trouble qu'il ne peut dissimuler. A peine ses limites sont-elles touchées, qu'il jette au loin toutes ses conquêtes. Il exige l'abdication d'un de ses frères, il consacre l'expulsion d'un autre ; sans qu'on le lui demande, il déclare qu'il renonce à tout.

" Tandis que les rois, même vaincus, n'abjurent point leur dignité, pourquoi le vainqueur de la terre cède-t-il, au premier échec ? Les cris de sa famille, nous dit-il, déchirent son coeur. N'étaient-ils pas de cette famille ceux qui périssaient en Russie dans la triple agonie des blessures, du froid et de la famine ? Mais, tandis qu'ils expiraient, désertés par leur chef, ce chef se croyait en sûreté ; maintenant, le danger qu'il partage lui donne une sensibilité subite.

" La peur est un mauvais conseiller, là surtout où il n'y a pas de conscience : il n'y a dans l'adversité, comme dans le bonheur, de mesure que dans la morale. Où la morale ne gouverne pas, le bonheur se perd par la démence, l'adversité par l'avilissement. (...)

" Quel effet doit produire sur une nation courageuse cette aveugle frayeur, cette pusillanimité soudaine, sans exemple encore au milieu de nos orages ? L'orgueil national trouvait (c'était un tort) un certain dédommagement à n'être opprimé que par un chef invincible. Aujourd'hui que reste-t-il ? Plus de prestige, plus de triomphes, un empire mutilé, l'exécration du monde, un trône dont les pompes sont ternies, dont les trophées sont abattus, et qui n'a pour tout entourage que les ombres errantes du duc d'Enghien, de Pichegru, de tant d'autres qui furent égorgés pour le fonder [ De l ' Esprit de conquête , édition d'Allemagne.] . "

Ai-je été aussi loin que cela dans mon écrit De Bonaparte et des Bourbons ? Les proclamations des autorités en 1814, que je vais à l'instant reproduire, n'ont-elles pas redit, affirmé, confirmé ces opinions diverses ? Que les autorités qui s'expriment de la sorte aient été lâches et dégradées par leur première adulation, cela nuit aux rédacteurs de ces adresses, mais n'ôte rien à la force de leurs arguments.

Je pourrais multiplier les citations ; mais je n'en rappellerai plus que deux, à cause de l'opinion des deux hommes : Béranger, ce constant et admirable admirateur de Bonaparte, ne croit-il pas devoir s'excuser lui-même, témoin ces paroles : " Mon admiration enthousiaste et constante pour le génie de l'empereur, cette idolâtrie, ne m'aveuglèrent jamais sur le despotisme toujours croissant de l'empire. " Paul-Louis Courier, parlant de l'avènement de Napoléon au trône, dit " Que signifie, dis-moi..., un homme comme lui, Bonaparte, soldat, chef d'armée, le premier capitaine du monde vouloir qu'on l'appelle majesté ! être Bonaparte et se faire sire ! Il aspire à descendre : mais non, il croit monter en s'égalant aux rois. Il aime mieux un titre qu'un nom. Pauvre homme, ses idées sont au-dessous de sa fortune. Ce César l'entendait bien mieux, et aussi c'était un autre homme : il ne prit point de titres usés ; mais il fit de son nom un titre supérieur à celui des rois. " Les talents vivants ont pris la route de la même indépendance, M. de Lamartine à la tribune, M. de Latouche dans la retraite : dans deux ou trois de ses plus belles odes, M. Victor Hugo a prolongé ces nobles accents :

Dans la nuit des forfaits, dans l'éclat des victoires,

Cet homme ignorant Dieu, qui l'avait envoyé, etc.

Enfin, à l'extérieur, le jugement européen était tout aussi sévère. Je ne citerai parmi les Anglais que le sentiment des hommes de l'opposition, lesquels s'accommodaient de tout dans notre Révolution et la justifiaient de tout : lisez Mackintosh dans sa plaidoirie pour Pelletier. Sheridan, à l'occasion de la paix d'Amiens, disait au parlement : " Quiconque arrive en Angleterre, en sortant de France, croit s'échapper d'un donjon pour respirer l'air et la vie de l'indépendance. "

Lord Byron, dans son Ode à Napoléon, le traite de la plus indigne manière :

'T is done but yesterday a king !

And arm'd with kings to strive,

And now thou art a nameless thing

So abject-yet alive.

" C'en est fait ! hier encore un roi ! et armé pour combattre les rois ! Et aujourd'hui tu es une chose sans nom, si abjecte ! vivant néanmoins. "

L'ode entière est de ce train ; chaque strophe enchérit sur l'autre, ce qui n'a pas empêché lord Byron de célébrer le tombeau de Sainte-Hélène. Les poètes sont des oiseaux : tout bruit les fait chanter.

Lorsque l'élite des esprits les plus divers se trouve d'accord dans un jugement, aucune admiration factice ou sincère, aucun arrangement de faits, aucun système imaginé après coup, ne sauraient infirmer la sentence. Quoi ! on pourrait, comme le fit Napoléon, substituer sa volonté aux lois, persécuter toute vie indépendante, se faire une joie de déshonorer les caractères, de troubler les existences, de violenter les moeurs particulières autant que les libertés publiques ; et les oppositions généreuses qui s'élèveraient contre ces énormités seraient déclarées calomnieuses et blasphématrices ! Qui voudrait défendre la cause du faible contre le fort, si le courage, exposé à la vengeance des viletés du présent, devait encore attendre le blâme des lâchetés de l'avenir !

Cette illustre minorité, formée en partie des enfants des Muses, devint graduellement la majorité nationale : vers la fin de l'empire, tout le monde détestait le despotisme impérial. Un reproche grave s'attachera à la mémoire du Bonaparte : il rendit son joug si pesant que le sentiment hostile contre l'étranger s'en affaiblit, et qu'une invasion, déplorable aujourd'hui en souvenir, prit, au moment de son accomplissement, quelque chose d'une délivrance : c'est l'opinion républicaine même, énoncée par mon infortuné et brave ami Carrel. " Le retour des Bourbons, avait dit à son tour Carnot, produisit en France un enthousiasme universel ; ils furent accueillis avec une effusion de coeur inexprimable, les anciens républicains partagèrent sincèrement les transports de la joie commune. Napoléon les avait particulièrement tant opprimés, toutes les classes de la société avaient tellement souffert, qu'il ne se trouvait personne qui ne fût réellement dans l'ivresse. "

Il ne manque à la sanction de ces opinions qu'une autorité qui les confirme : Bonaparte s'est chargé d'en certifier la vérité. En prenant congé de ses soldats dans la cour de Fontainebleau, il confesse hautement que la France le rejette : " La France elle-même, dit-il, a voulu d'autres destinées. " Aveu inattendu et mémorable, dont rien ne peut diminuer le poids ni amoindrir la valeur.

Dieu, en sa patiente éternité, amène tôt ou tard la justice : dans les moments du sommeil apparent du ciel, il sera toujours beau que la désapprobation d'un honnête homme veille, et qu'elle demeure comme un frein à l'absolu pouvoir. La France ne reniera point les nobles âmes qui réclamèrent contre sa servitude, lorsque tout était prosterné, lorsqu'il y avait tant d'avantages à l'être, tant de grâces à recevoir pour des flatteries, tant de persécutions à recueillir pour des sincérités. Honneur donc aux La Fayette, aux de Staël, aux Benjamin Constant, aux Camille Jordan, aux Ducis, aux Lemercier, aux Lanjuinais, aux Chénier qui, debout au milieu de la foule rampante des peuples et des rois, ont osé mépriser la victoire et protester contre la tyrannie !


2 L22 Chapitre 16

Le Sénat rend le décret de déchéance.

Le 2 avril les sénateurs, à qui l'on ne doit qu'un seul article de la Charte de 1814, l'ignoble article qui leur conserve leurs pensions, décrétèrent la déchéance de Bonaparte. Si ce décret libérateur pour la France, infâme pour ceux qui l'ont rendu, fait à l'espèce humaine un affront, en même temps il enseigne à la postérité le prix des grandeurs et de la fortune, quand elles ont dédaigné de s'asseoir sur les bases de la morale, de la justice et de la liberté.

Décret du Sénat conservateur.

" Le Sénat conservateur, considérant que dans une monarchie constitutionnelle le monarque n'existe qu'en vertu de la constitution ou du pacte social ;

" Que Napoléon Bonaparte, pendant quelque temps d'un gouvernement ferme et prudent, avait donné à la nation des sujets de compter, pour l'avenir, sur des actes de sagesse et de justice ; mais qu'ensuite il a déchiré le pacte qui l'unissait au peuple français, notamment en levant des impôts, en établissant des taxes autrement qu'en vertu de la loi, contre la teneur expresse du serment qu'il avait prêté à son avènement au trône, conformément à l'article 53 des constitutions du 28 floréal an XII ;

" Qu'il a commis cet attentat aux droits du peuple lors même qu'il venait d'ajourner sans nécessité le Corps législatif, et de faire supprimer, comme criminel, un rapport de ce corps, auquel il contestait son titre et son rapport à la représentation nationale ;

" Qu'il a entrepris une suite de guerres, en violation de l'article 50 de l'acte des constitutions de l'an VIII qui veut que la déclaration de guerre soit proposée, discutée, décrétée et promulguée, comme des lois ;

" Qu'il a, inconstitutionnellement, rendu plusieurs décrets portant peine de mort, nommément les deux décrets du 5 mars dernier, tendant à faire considérer comme nationale une guerre qui n'avait lieu que dans l'intérêt de son ambition démesurée ;

" Qu'il a violé les lois constitutionnelles par ses décrets sur les prisons d'Etat ;

" Qu'il a anéanti la responsabilité des ministres, confondu tous les pouvoirs, et détruit l'indépendance des corps judiciaires ;

" Considérant que la liberté de la presse, établie et consacrée comme l'un des droits de la nation, a été constamment soumise à la censure arbitraire de sa police et qu'en même temps il s'est toujours servi de la presse pour remplir la France et l'Europe de faits controuvés, de maximes fausses, de doctrines favorables au despotisme, et d'outrages contre les gouvernements étrangers ;

" Que des actes et rapports, entendus par le Sénat, ont subi des altérations dans la publication qui en a été faite ;

" Considérant que au lieu de régner dans la seule vue de l'intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple français, aux termes de son serment, Napoléon a mis le comble aux malheurs de la patrie par son refus de traiter à des conditions que l'intérêt national obligeait d'accepter et qui ne compromettaient pas l'honneur français ; par l'abus qu'il a fait de tous les moyens qu'on lui avait confiés en hommes et en argent ; par l'abandon des blessés sans secours, sans pansement, sans subsistances ; par différentes mesures dont les suites étaient la ruine des villes, la dépopulation des campagnes, la famine et les maladies contagieuses ;

" Considérant que, par toutes ces causes, le gouvernement impérial établi par le sénatus-consulte du 28 floréal an XII, ou 18 mai 1804, a cessé d'exister, et que le voeu manifeste de tous les Français appelle un ordre de choses dont le premier résultat soit le rétablissement de la paix générale et qui soit aussi l'époque d'une réconciliation solennelle entre tous les Etats de la grande famille européenne, le Sénat déclare et décrète ce qui suit :

" Napoléon déchu du trône ; le droit d ' hérédité aboli dans sa famille ; le peuple français et l ' armée déliés envers lui du serment de fidélité . "

Le Sénat romain fut moins dur lorsqu'il déclara Néron ennemi public : l'histoire n'est qu'une répétition des mêmes faits appliqués à des hommes et à des temps divers.

Se représente-t-on l'empereur lisant le document officiel à Fontainebleau ? Que devait-il penser de ce qu'il avait fait, et des hommes qu'il avait appelés à la complicité de son oppression de nos libertés ? Quand je publiai ma brochure De Bonaparte et des Bourbons pouvais-je m'attendre à la voir amplifiée et convertie en décret de déchéance par le Sénat ? Qui empêcha ces législateurs, aux jours de la prospérité, de découvrir les maux dont ils reprochaient à Bonaparte d'être l'auteur, de s'apercevoir que la constitution avait été violée ? Quel zèle saisissait tout à coup ces muets pour la liberté de la presse ? Ceux qui avaient accablé Napoléon d'adulations au retour de chacune de ses guerres, comment trouvaient-ils maintenant qu'il ne les avait entreprises que dans l ' intérêt de son ambition démesurée ? Ceux qui lui avaient jeté tant de conscrits à dévorer, comment s'attendrissaient-ils soudain sur des soldats blessés, abandonnés sans secours, sans pansement, sans subsistances ? Il y a des temps où l'on ne doit dépenser le mépris qu'avec économie, à cause du grand nombre de nécessiteux : je le leur plains pour cette heure, parce qu'ils en auront encore besoin pendant et après les Cent-Jours.

Lorsque je demande ce que Napoléon à Fontainebleau pensait des actes du Sénat, sa réponse était faite : un ordre du jour du 4 avril 1814, non publié officiellement, mais recueilli dans divers journaux au dehors de la capitale, remerciait l'armée de sa fidélité en ajoutant :

" Le Sénat s'est permis de disposer du gouvernement français ; il a oublié qu'il doit à l'empereur le pouvoir dont il abuse maintenant ; que c'est lui qui a sauvé une partie de ses membres de l'orage de la Révolution, tiré de l'obscurité et protégé l'autre contre la haine de la nation. Le Sénat se fonde sur les articles de la constitution pour la renverser ; il ne rougit pas de faire des reproches à l'empereur sans remarquer que comme premier corps de l'Etat, il a pris part à tous les événements. Le Sénat ne rougit pas de parler des libelles publiés contre les gouvernements étrangers : il oublie qu'ils furent rédigés dans son sein. Si longtemps que la fortune s'est montrée fidèle à leur souverain, ces hommes sont restés fidèles, et nulle plainte n'a été entendue sur les abus du pouvoir. Si l'empereur avait méprisé les hommes, comme on le lui a reproché, alors le monde reconnaîtrait aujourd'hui qu'il a eu des raisons qui motivaient son mépris. "

C'est un hommage rendu par Bonaparte lui-même à la liberté de la presse : il devait croire qu'elle avait quelque chose de bon, puisqu'elle lui offrait un dernier abri et un dernier secours.

Et moi qui me débats contre le temps, moi qui cherche à lui faire rendre compte de ce qu'il a vu, moi qui écris ceci si loin des événements passés, sous le règne de Philippe, héritier contrefait d'un si grand héritage, que suis-je entre les mains de ce Temps, de ce grand dévorateur des siècles que je croyais arrêtés, de ce Temps qui me fait pirouetter dans les espaces avec lui ?


2 L22 Chapitre 17

Hôtel de la rue Saint-Florentin. - M. de Talleyrand.

Alexandre était descendu chez M. de Talleyrand. Je n'assistai point aux conciliabules : on les peut lire dans les récits de l'abbé de Pradt et des divers tripotiers qui maniaient dans leurs sales et petites mains le sort d'un des plus grands hommes de l'histoire et la destinée du monde. Je comptais pour rien dans la politique en dehors des masses ; il n'y avait pas d'intrigant subalterne qui n'eût aux antichambres beaucoup plus de droit et de faveur que moi : homme futur de la Restauration possible, j'attendais sous les fenêtres, dans la rue.

Par les machinations de l'hôtel de la rue Saint-Florentin, le Sénat conservateur nomma un gouvernement provisoire composé du général Bournonville, du sénateur Jaucourt, du duc de Dalberg, de l'abbé de Montesquiou, et de Dupont de Nemours ; le prince de Bénévent se nantit de la présidence.

En rencontrant ce nom pour la première fois, je devrais parler du personnage qui prit dans les affaires d'alors une part remarquable ; mais je réserve son portrait pour la fin de mes Mémoires .

L'intrigue qui retint M. de Talleyrand à Paris, lors de l'entrée des alliés, a été la cause de ses succès au début de la Restauration. L'empereur de Russie le connaissait pour l'avoir vu à Tilsit. Dans l'absence des autorités françaises, Alexandre descendit à l'hôtel de l'Infantado, que le maître de l'hôtel se hâta de lui offrir.

Dès lors M. de Talleyrand passa pour l'arbitre du monde ; ses salons devinrent le centre des négociations. Composant le gouvernement provisoire à sa guise, il y plaça les partners de son whist : l'abbé de Montesquiou y figura seulement comme une réclame de la légitimité.

Ce fut à l'infécondité de l'évêque d'Autun que les premières oeuvres de la Restauration furent confiées : il frappa cette Restauration de stérilité, et lui communiqua un germe de flétrissure et de mort.


2 L22 Chapitre 18

Adresses du gouvernement provisoire. - Constitution proposée par le Sénat.

Les premiers actes du gouvernement provisoire, placé sous la dictature de son président, furent des proclamations adressées aux soldats et au peuple.

" Soldats, disaient-elles aux premiers, la France vient de briser le joug sous lequel elle gémit avec vous depuis tant d'années. Voyez tout ce que vous avez souffert de la tyrannie. Soldats, il est temps de finir les maux de la patrie. Vous êtes ses plus nobles enfants ; vous ne pouvez appartenir à celui qui l'a ravagée, qui a voulu rendre votre nom odieux à toutes les nations, qui aurait peut-être compromis votre gloire si un homme qui n ' est pas même français pouvait jamais affaiblir l'honneur de nos armes et la générosité de nos soldats. "

Ainsi, aux yeux de ses plus serviles esclaves, celui qui remporta tant de victoires n'est plus même Français ! Lorsqu'au temps de la Ligue, Du Bourg rendit la Bastille à Henri IV, il refusa de quitter l'écharpe noire et de prendre l'argent qu'on lui offrait pour la reddition de la place. Sollicité de reconnaître le roi, il répondit " que c'était sans doute un très bon prince, mais qu'il avait donné sa foi à M. de Mayenne. Qu'au reste Brissac était un traître, et que, pour le lui maintenir, il le combattrait entre quatre piques, en présence du roi, et lui mangerait le coeur du ventre ". Différence des temps et des hommes !

Le 4 avril parut une nouvelle adresse du gouvernement provisoire au peuple français ; elle lui disait :

" Au sortir de vos discordes civiles vous aviez choisi pour chef un homme qui paraissait sur la scène du monde avec les caractères de la grandeur. Sur les ruines de l'anarchie, il n'a fondé que le despotisme ; il devait au moins par reconnaissance devenir Français avec vous : il ne l'a jamais été. Il n'a cessé d'entreprendre sans but et sans motif des guerres injustes, en aventurier qui veut être fameux. Peut-être rêve-t-il encore à ses desseins gigantesques, même quand des revers inouïs punissent avec tant d'éclat l'orgueil et l'abus de la victoire. Il n'a su régner ni dans l'intérêt national, ni dans l'intérêt même de son despotisme. Il a détruit tout ce qu'il voulait créer, et recréé tout ce qu'il voulait détruire. Il ne croyait qu'à la force ; la force l'accable aujourd'hui : juste retour d'une ambition insensée. "

Vérités incontestables, malédictions méritées ; mais qui les donnait ces malédictions ? que devenait ma pauvre petite brochure, serrée entre ces virulentes adresses ? ne disparaît-elle pas entièrement ? Le même jour, 4 avril, le gouvernement provisoire proscrit les signes et les emblèmes du gouvernement impérial ; si l'Arc de Triomphe eût existé, on l'aurait abattu. Mailhes, qui vota le premier la mort de Louis XVI, Cambacérès, qui salua le premier Napoléon du nom d'empereur, reconnurent avec empressement les actes du gouvernement provisoire.

Le 6, le Sénat broche une constitution : elle reposait à peu près sur les bases de la Charte future ; le Sénat était maintenu comme Chambre haute ; la dignité des sénateurs était déclarée inamovible et héréditaire ; à leur titre de majorat était attachée la dotation des sénatoreries ; la constitution rendait ces titres et majorats transmissibles aux descendants du possesseur : heureusement que ces ignobles hérédités avaient en elles des Parques, comme disaient les anciens.

L'effronterie sordide de ces sénateurs qui, au milieu de l'invasion de leur patrie, ne se perdent pas de vue un moment, frappe même dans l'immensité des événements publics.

N'aurait-il pas été plus commode pour les Bourbons d'adopter en arrivant le gouvernement établi, un Corps législatif muet, un Sénat secret et esclave, une presse enchaînée ? A la réflexion, on trouve la chose impossible : les libertés naturelles, se redressant dans l'absence du bras qui les courbait, auraient repris leur ligne verticale sous la faiblesse de la compression. Si les princes légitimes avaient licencié l'armée de Bonaparte, comme ils auraient dû le faire (c'était l'opinion de Napoléon à l'île d'Elbe), et s'ils eussent conservé en même temps le gouvernement impérial, c'eût été trop de briser l'instrument de la gloire pour ne garder que l'instrument de la tyrannie : la Charte était la rançon de Louis XVIII.


2 L22 Chapitre 19

Arrivée du comte d'Artois. - Abdication de Bonaparte à Fontainebleau.

Le 12 avril, le comte d'Artois arriva en qualité de lieutenant général du royaume. Trois ou quatre cents hommes à cheval allèrent au-devant de lui ; j'étais de la troupe. Il charmait par sa bonne grâce, différente des manières de l'empire. Les Français reconnaissaient avec plaisir dans sa personne leurs anciennes moeurs, leur ancienne politesse et leur ancien langage ; la foule l'entourait et le pressait ; consolante apparition du passé, double abri qu'il était contre l'étranger vainqueur et contre Bonaparte encore menaçant. Hélas ! ce prince ne remettait le pied sur le sol français que pour y voir assassiner son fils et pour retourner mourir sur cette terre d'exil dont il revenait : il y a des hommes à qui la vie a été jetée au cou comme une chaîne.

On m'avait présenté au frère du roi ; on lui avait fait lire ma brochure, autrement il n'aurait pas su mon nom : il ne se rappelait ni de m'avoir vu à la cour de Louis XVI, ni au camp de Thionville, et n'avait sans doute jamais entendu parler du Génie du Christianisme : c'était tout simple. Quand on a beaucoup et longuement souffert, on ne se souvient plus que de soi. l'infortune personnelle est une compagne un peu froide, mais exigeante ; elle vous obsède ; elle ne laisse de place à aucun autre sentiment, ne vous quitte point, s'empare de vos genoux et de votre couche.

La veille du jour de l'entrée du comte d'Artois, Napoléon, après avoir inutilement négocié avec Alexandre par l'entremise de M. de Caulaincourt, avait fait connaître l'acte de son abdication :

" Les puissances alliées ayant proclamé que l'empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l'empereur Napoléon, fidèle à son serment, déclare qu'il renonce pour lui et ses héritiers au trône de France et d'Italie, parce qu'il n'est aucun sacrifice personnel, même celui de la vie, qu'il ne soit prêt à faire à l'intérêt des Français. "

A ces paroles éclatantes l'empereur ne tarda pas de donner, par son retour, un démenti non moins éclatant : il ne lui fallut que le temps d'aller à l'île d'Elbe. Il resta à Fontainebleau jusqu'au 20 avril.

Le 20 d'avril étant arrivé, Napoléon descendit le perron à deux branches qui conduit au péristyle du château désert de la monarchie des Capets. Quelques grenadiers, restes des soldats vainqueurs de l'Europe, se formèrent en ligne dans la grande cour, comme sur leur dernier champ de bataille ; ils étaient entourés de ces vieux arbres, compagnons mutilés de François Ier et de Henri IV. Bonaparte adressa ces paroles aux derniers témoins de ses combats :

" Généraux, officiers, sous-officiers et soldats de ma vieille garde, je vous fais mes adieux : depuis vingt ans je suis content de vous ; je vous ai toujours trouvés sur le chemin de la gloire.

" Les puissances alliées ont armé toute l'Europe contre moi, une partie de l'armée a trahi ses devoirs, et la France elle-même a voulu d ' autres destinées .

" Avec vous et les braves qui me sont restés fidèles j'aurais pu entretenir la guerre civile pendant trois ans ; mais la France eût été malheureuse, ce qui était contraire au but que je me suis proposé.

" Soyez fidèles au nouveau roi que la France s'est choisi ; n'abandonnez pas notre chère patrie, trop longtemps malheureuse ! Aimez-la toujours, aimez-la bien, cette chère patrie.

" Ne plaignez pas mon sort ; je serai toujours heureux lorsque je saurai que vous l'êtes.

" J'aurais pu mourir ; rien ne m'eût été plus facile ; mais je suivrai sans cesse le chemin de l'honneur. J'ai encore à écrire ce que nous avons fait.

" Je ne puis vous embrasser tous ; mais j'embrasserai votre général... Venez, général... " (Il serre le général Petit dans ses bras.) " Qu'on m'apporte l'aigle !... " (Il la baise.) " Chère aigle ! que ces baisers retentissent dans le coeur de tous les braves !... Adieu, mes enfants !... Mes voeux vous accompagneront toujours ; conservez mon souvenir. "

Cela dit, Napoléon lève sa tente qui couvrait le monde.


2 L22 Chapitre 20

Itinéraire de Napoléon à l'île d'Elbe.

Bonaparte avait demandé à l'Alliance des commissaires, afin d'être protégé par eux jusqu'à l'île que les souverains lui accordaient en toute propriété et en avancement d'hoirie. Le comte Schouwaloff fut nommé pour la Russie, le général Kohler pour l'Autriche le colonel Campbell pour l'Angleterre, et le comte Waldbourg-Truchsess pour la Prusse ; celui-ci a écrit l' Itinéraire de Napoléon de Fontainebleau à 1 ' île d ' Elbe . Cette brochure et celle de l'abbé de Pradt sur l'ambassade de Pologne sont les deux comptes-rendus dont Napoléon a été le plus affligé. Il regrettait sans doute alors le temps de sa libérale censure, quand il faisait fusiller le pauvre Palm, libraire allemand, pour avoir distribué à Nuremberg l'écrit de M. de Gentz : L ' Allemagne dans son profond abaissement . Nuremberg à l'époque de la publication de cet écrit, étant encore ville libre, n'appartenait point à la France : Palm n'aurait-il pas dû deviner cette conquête !

Le comte de Waldbourg fait d'abord le récit de plusieurs conversations qui précédèrent à Fontainebleau le départ. Il rapporte que Bonaparte donnait les plus grands éloges à lord Wellington et s'informait de son caractère et de ses habitudes. Il s'excusait de n'avoir pas fait la paix à Prague, à Dresde et à Francfort ; il convenait qu'il avait eu tort, mais qu'il avait alors d'autres vues. " Je n'ai point été usurpateur, ajoutait-il, parce que je n'ai accepté la couronne que d'après le voeu unanime de la nation, tandis que Louis XVIII l'a usurpée n'étant appelé au trône que par un vil Sénat dont plus de dix membres ont voté la mort de Louis XVI. "

Le comte de Waldbourg poursuit ainsi son récit :

" L'empereur se mit en route, avec ses quatre autres voitures, le 21 vers midi, après avoir eu encore avec le général Kohler un long entretien dont voici le résumé : " Eh bien ! vous avez entendu hier mon discours à la vieille garde ; il vous a plu et vous avez vu l'effet qu'il a produit. Voilà comme il faut parler et agir avec eux, et si Louis XVIII ne suit pas cet exemple, il ne fera jamais rien du soldat français. (...)

" Les cris de Vive l ' empereur cessèrent dès que les troupes françaises ne furent plus avec nous. A Moulins nous vîmes les premières cocardes blanches, et les habitants nous reçurent aux acclamations de Vivent les alliés ! Le colonel Campbell partit de Lyon en avant, pour aller chercher à Toulon ou à Marseille une frégate anglaise qui pût, d'après le voeu de Napoléon, le conduire dans son île.

" A Lyon, où nous passâmes vers les onze heures du soir, il s'assembla quelques groupes qui crièrent Vive Napoléon ! Le 24, vers midi, nous rencontrâmes le maréchal Augereau près de Valence. L'empereur et le maréchal descendirent de voiture ; Napoléon ôta son chapeau, et tendit les bras à Augereau, qui l'embrassa, mais sans le saluer. Où vas-tu comme ça ? lui dit l'empereur en le prenant par le bras, tu vas à la cour ?

" Augereau répondit que pour le moment il allait à Lyon : ils marchèrent près d'un quart d'heure ensemble, en suivant la route de Valence. L'empereur fit au maréchal des reproches sur sa conduite envers lui et lui dit : Ta proclamation est bien bête ; pourquoi des injures contre moi ? Il fallait simplement dire : Le voeu de la nation s ' étant prononcé en faveur d ' un nouveau souverain, le devoir de l ' armée est de s ' y conformer. Vire le roi ! vive Louis XVIII ! Augereau alors se mit aussi à tutoyer Bonaparte, et lui fit à son tour d'amers reproches sur son insatiable ambition, à laquelle il avait tout sacrifié, même le bonheur de la France entière. Ce discours fatiguant Napoléon, il se tourna avec brusquerie du côté du maréchal, l'embrassa, lui ôta encore son chapeau, et se jeta dans sa voiture.

" Augereau, les mains derrière le dos, ne dérangea pas sa casquette de dessus sa tête ; et seulement, lorsque l'empereur fut remonté dans sa voiture, il lui fit un geste méprisant de la main en lui disant adieu. (...)

" Le 25, nous arrivâmes à Orange ; nous fûmes reçus aux cris de : Vive le roi ! vive Louis XVIII !

" Le même jour, le matin, l'empereur trouva un peu en avant d'Avignon, à l'endroit où l'on devait changer de chevaux, beaucoup de peuple rassemblé, qui l'attendait à son passage et qui nous accueillit aux cris de : Vive le roi ! vivent les alliés ! A bas le tyran, le coquin, le mauvais gueux ! ... Cette multitude vomit encore contre lui mille invectives.

" Nous fîmes tout ce que nous pûmes pour arrêter ce scandale, et diviser la foule qui assaillait sa voiture ; nous ne pûmes obtenir de ces forcenés qu'ils cessassent d'insulter l'homme qui disaient-ils, les avait rendus si malheureux, et qui n'avait d'autre désir que d'augmenter encore leur misère. (...)

" Dans tous les endroits que nous traversâmes, il fut reçu de la même manière. A Orgon, petit village où nous changeâmes de chevaux, la rage du peuple était à son comble ; devant l'auberge même où il devait s'arrêter on avait élevé une potence à laquelle était suspendu un mannequin, en uniforme français, couvert de sang avec une inscription placée sur la poitrine et ainsi conçue : Tel sera tôt ou tard le sort du tyran .

" Le peuple se cramponnait à la voiture de Napoléon et cherchait à le voir pour lui adresser les plus fortes injures. L'empereur se cachait derrière le général Bertrand le plus qu'il pouvait ; il était pâle et défait, ne disant pas un mot. A force de pérorer le peuple, nous parvînmes à le tirer de ce mauvais pas.

" Le comte Schouwaloff, à côté de la voiture de Bonaparte, harangua la populace en ces termes : " N'avez-vous pas honte d'insulter à un malheureux sans défense ? Il est assez humilié par la triste situation où il se trouve, lui qui s'imaginait donner des lois à l'univers et qui se voit aujourd'hui à la merci de votre générosité ! Abandonnez-le à lui-même ; regardez-le : vous voyez que le mépris est la seule arme que vous devez employer contre cet homme, qui a cessé d'être dangereux. Il serait au-dessous de la nation française d'en prendre une autre vengeance ! " Le peuple applaudissait à ce discours, et Bonaparte, voyant l'effet qu'il produisait, faisait des signes d'approbation à Schouwaloff, et le remercia ensuite du service qu'il lui avait rendu.

" A un quart de lieue en deçà d'Orgon, il crut indispensable la précaution de se déguiser : il mit une mauvaise redingote bleue, un chapeau rond sur sa tête avec une cocarde blanche, et monta un cheval de poste pour galoper devant sa voiture, voulant passer ainsi pour un courrier. Comme nous ne pouvions le suivre, nous arrivâmes à Saint-Canat bien après lui. Ignorant les moyens qu'il avait pris pour se soustraire au peuple, nous le croyions dans le plus grand danger, car nous voyions sa voiture entourée de gens furieux qui cherchaient à ouvrir les portières : elles étaient heureusement bien fermées, ce qui sauva le général Bertrand. La ténacité des femmes nous étonna le plus ; elles nous suppliaient de le leur livrer, disant : " Il l'a si bien mérité par ses torts envers nous et envers vous-mêmes, que nous ne vous demandons qu'une chose juste. "

" A une demi-lieue de Saint-Canat, nous atteignîmes la voiture de l'empereur, qui, bientôt après, entra dans une mauvaise auberge située sur la grande route et appelée la Calade . Nous l'y suivîmes, et ce n'est qu'en cet endroit que nous apprîmes et le travestissement dont il s'était servi, et son arrivée dans cette auberge à la faveur de ce bizarre accoutrement ; il n'avait été accompagné que d'un seul courrier ; sa suite, depuis le général jusqu'au marmiton, était parée de cocardes blanches, dont ils paraissaient s'être approvisionnés à l'avance. Son valet de chambre, qui vint au-devant de nous, nous pria de faire passer l'empereur pour le colonel Campbell, parce qu'en arrivant il s'était annoncé pour tel à l'hôtesse. Nous promîmes de nous conformer à ce désir, et j'entrai le premier dans une espèce de chambre où je fus frappé de trouver le ci-devant souverain du monde plongé dans de profondes réflexions, la tête appuyée dans ses mains. Je ne le reconnus pas d'abord, et je m'approchai de lui. Il se leva en sursaut en entendant quelqu'un marcher, et me laissa voir son visage arrosé de larmes. Il me fit signe de ne rien dire, me fit asseoir près de lui, et, tout le temps que l'hôtesse fut dans la chambre il ne me parla que de choses indifférentes. Mais lorsqu'elle sortit, il reprit sa première position. Je jugeai convenable de le laisser seul ; il nous fit cependant prier de passer de temps en temps dans sa chambre pour ne pas faire soupçonner sa présence.

" Nous lui fîmes savoir qu'on était instruit que le colonel Campbell avait passé la veille justement par cet endroit, pour se rendre à Toulon. Il résolut aussitôt de prendre le nom de lord Burghers.

" On se mit à table ; mais comme ce n'étaient pas ses cuisiniers qui avaient préparé le dîner, il ne pouvait se résoudre à prendre aucune nourriture, dans la crainte d'être empoisonné. Cependant, nous voyant manger de bon appétit, il eut honte de nous faire voir les terreurs qui l'agitaient, et prit de tout ce qu'on lui offrit ; il fit semblant d'y goûter, mais il renvoyait les mets sans y toucher ; quelquefois il jetait dessous la table ce qu'il avait accepté, pour faire croire qu'il l'avait mangé. Son dîner fut composé d'un peu de pain et d'un flacon de vin qu'il fit retirer de sa voiture et qu'il partagea même avec nous.

" Il parla beaucoup et fut d'une amabilité très remarquable. Lorsque nous fûmes seuls, et que l'hôtesse qui nous servait fut sortie, il nous fit connaître combien il croyait sa vie en danger ; il était persuadé que le gouvernement français avait pris des mesures pour le faire enlever ou assassiner dans cet endroit.

" Mille projets se croisaient dans sa tête sur la manière dont il pourrait se sauver ; il rêvait aussi aux moyens de tromper le peuple d'Aix, car on l'avait prévenu qu'une très grande foule l'attendait à la poste. Il nous déclara donc que ce qui lui paraissait le plus convenable, c'était de retourner jusqu'à Lyon, et de prendre de là une autre route pour s'embarquer en Italie. Nous n'aurions pu, en aucun cas, consentir à ce projet, et nous cherchâmes à le persuader de se rendre directement à Toulon ou d'aller par Digne à Fréjus. Nous tâchâmes de le convaincre qu'il était impossible que le gouvernement français pût avoir des intentions si perfides à son égard sans que nous en fussions instruits, et que la populace, malgré les indécences auxquelles elle se portait, ne se rendrait pas coupable d'un crime de cette nature.

" Pour nous mieux persuader, et pour nous prouver jusqu'à quel point ses craintes, selon lui, étaient fondées, il nous raconta ce qui s'était passé entre lui et l'hôtesse, qui ne l'avait pas reconnu. - Eh bien ! lui avait-elle dit, avez-vous rencontré Bonaparte ? - Non, avait-il répondu. - Je suis curieuse, continua-t-elle, de voir s'il pourra se sauver ; je crois toujours que le peuple va le massacrer : aussi faut-il convenir qu'il l'a bien mérité, ce coquin-là ! Dites-moi donc, on va l'embarquer pour son île ? - Mais oui . - On le noiera, n'est-ce pas ? - Je l ' espère bien ! lui répliqua Napoléon. Vous voyez donc , ajouta-t-il, à quel danger je suis exposé .

" Alors il recommença à nous fatiguer de ses inquiétudes et de ses irrésolutions. Il nous pria même d'examiner s'il n'y avait pas quelque part une porte cachée par laquelle il pourrait s'échapper, ou si la fenêtre dont il avait fait fermer les volets en arrivant, n'était pas trop élevée pour pouvoir sauter et s'évader ainsi. La fenêtre était grillée en dehors, et je le mis dans un embarras extrême en lui communiquant cette découverte. Au moindre bruit il tressaillait et changeait de couleur.

" Après dîner nous le laissâmes à ses réflexions ; et comme, de temps en temps nous entrions dans sa chambre, d'après le désir qu'il en avait témoigné, nous le trouvions toujours en pleurs. (...)

" L'aide de camp du général Schouwaloff vint dire que le peuple qui était ameuté dans la rue était presque entièrement retiré. L'empereur résolut de partir à minuit.

" Par une prévoyance exagérée, il prit encore de nouveaux moyens pour n'être pas reconnu.

" Il contraignit, par ses instances, l'aide de camp du général Schouwaloff de se vêtir de la redingote bleue et du chapeau rond avec lesquels il était arrivé dans l'auberge.

" Bonaparte, qui alors voulut se faire passer pour un général autrichien, mit l'uniforme du général Kohler, se décora de l'ordre de Sainte-Thérèse, que portait le général, mit ma casquette de voyage sur sa tête, et se couvrit du manteau du général Schouwaloff.

" Après que les commissaires des puissances alliées l'eurent ainsi équipé, les voitures s'avancèrent ; mais, avant de descendre, nous fîmes une répétition dans notre chambre de l'ordre dans lequel nous devions marcher. Le général Drouot ouvrait le cortège ; venait ensuite le soi-disant empereur, l'aide de camp du général Schouwaloff, ensuite le général Kohler, l'empereur, le général Schouwaloff et moi qui avais l'honneur de faire partie de l'arrière-garde, à laquelle se joignit la suite de l'empereur. Nous traversâmes ainsi la foule ébahie qui se donnait une peine extrême pour tâcher de découvrir parmi nous celui qu'elle appelait son tyran . L'aide de camp de Schouwaloff (le major Olewieff) prit la place de Napoléon dans sa voiture, et Napoléon partit avec le général Kohler dans sa calèche. (...)

" Toutefois l'empereur ne se rassurait pas ; il restait toujours dans la calèche du général autrichien, et il commanda au cocher de fumer, afin que cette familiarité pût dissimuler sa présence. Il pria même le général Kohler de chanter, et comme celui-ci lui répondit qu'il ne savait pas chanter, Bonaparte lui dit de siffler.

" C'est ainsi qu'il poursuivit sa route caché dans un des coins de la calèche faisant semblant de dormir, bercé par l'agréable musique du général et encensé par la fumée du cocher.

A Saint-Maximin, il déjeuna avec nous. Comme il entendit dire que le sous-préfet d'Aix était dans cet endroit, il le fit appeler, et l'apostropha en ces termes : Vous devez rougir de me voir en uniforme autrichien ; j'ai dû le prendre pour me mettre à l'abri des insultes des Provençaux. J'arrivais avec pleine confiance au milieu de vous, tandis que j'aurais pu emmener avec moi six mille hommes de ma garde. Je ne trouve ici que des tas d'enragés qui menacent ma vie. C'est une méchante race que les Provençaux ; ils ont commis toutes sortes d'horreurs et de crimes dans la Révolution et sont tout prêts à recommencer : mais quand il s'agit de se battre avec courage, alors ce sont des lâches. Jamais la Provence ne m'a fourni un seul régiment dont j'aurais pu être content. Mais ils seront peut-être demain aussi acharnés contre Louis XVIII qu'ils le paraissent aujourd'hui contre moi , etc.

" Ensuite, se tournant vers nous, il nous dit que Louis XVIII ne ferait jamais rien de la nation française s'il la traitait avec trop de ménagements. Puis , continua-t-il, il faut nécessairement qu'il lève des impôts considérables, et ces mesures lui attireront aussitôt la haine de ses sujets .

" Il nous raconta qu'il y avait dix-huit ans qu'il avait été envoyé en ce pays, avec plusieurs milliers d'hommes, pour délivrer deux royalistes qui devaient être pendus pour avoir porté la cocarde blanche. Je les sauvai avec beaucoup de peine des mains de ces enragés ; et aujourd'hui , continua-t-il, ces hommes recommenceraient les mêmes excès contre celui d'entre eux qui se refuserait à porter la cocarde blanche ! Telle est l'inconstance du peuple français !

Nous apprîmes qu'il y avait au Luc deux escadrons de hussards autrichiens ; et, d'après la demande de Napoléon, nous envoyâmes l'ordre au commandant d'y attendre notre arrivée pour escorter l'empereur jusqu'à Fréjus. "

Ici finit la narration du comte de Waldbourg : ces récits font mal à lire. Quoi ! les commissaires ne pouvaient-ils mieux protéger celui dont ils avaient l'honneur de répondre ? Qu'étaient-ils pour affecter des airs si supérieurs avec un pareil homme ? Bonaparte dit avec raison que s'il l'eût voulu, il aurait pu voyager accompagné d'une partie de sa garde. Il paraissait trop évidemment qu'on était indifférent à son sort : on jouissait de sa dégradation ; on consentait avec complaisance aux marques de mépris que la victime requérait pour sa sûreté : il est si doux de tenir sous ses pieds la destinée de celui qui marchait sur les plus hautes têtes, de se venger de l'orgueil par l'insulte ! Aussi les commissaires ne trouvent pas un mot, même un mot de sensibilité philosophique, sur un tel changement de fortune, pour avertir l'homme de son néant et de la grandeur des jugements de Dieu ! Dans les rangs des alliés, les anciens adulateurs de Napoléon avaient été nombreux : quand on s'est mis à genoux devant la force, on n'est pas reçu à triompher du malheur. La Prusse, j'en conviens, avait besoin d'un effort de vertu pour oublier ce qu'elle avait souffert, elle, son roi et sa reine ; mais cet effort devait être fait. Hélas ! Bonaparte n'avait eu pitié de rien ; tous les coeurs s'étaient refroidis pour lui. Le moment où il s'est montré le plus cruel, c'est à Jaffa ; le plus petit, c'est sur la route de l'île d'Elbe : dans le premier cas, les nécessités militaires lui ont servi d'excuse ; dans le second, la dureté des commissaires étrangers donne le change aux sentiments des lecteurs et diminue son abaissement.

Le gouvernement provisoire de France ne me semble pas lui-même tout à fait irréprochable : je rejette les calomnies de Maubreuil ; néanmoins, dans la terreur qu'inspirait Napoléon à ses anciens domestiques, une catastrophe fortuite aurait pu ne se présenter à leurs yeux que comme un malheur.

On voudrait douter de la vérité des faits rapportés par le comte de Waldbourg-Truchsess, mais le général Kohler a confirmé, dans une suite de l ' Itinéraire de Waldbourg , une partie de la narration de son collègue ; de son côté, le général Schouwaloff m'a certifié l'exactitude des faits : ses paroles contenues en disaient plus que les paroles expansives de Waldbourg. Enfin l' Itinéraire de Fabry est composé sur des documents français authentiques, fournis par des témoins oculaires.

Maintenant que j'ai fait justice des commissaires et des alliés, est-ce bien le vainqueur du monde que l'on aperçoit dans l' Itinéraire de Waldbourg ? Le héros réduit à des déguisements et à des larmes, pleurant sous une veste de courrier au fond d'une arrière-chambre d'auberge ! Etait-ce ainsi que Marius se tenait sur les ruines de Carthage, qu'Annibal mourut en Bithynie, César au Sénat ? Comment Pompée se déguisa-t-il ? en se couvrant la tête de sa toge. Celui qui avait revêtu la pourpre se mettant à l'abri sous la cocarde blanche, poussant le cri de salut : Vive le roi ! ce roi dont il avait fait fusiller un héritier ! Le maître des peuples encourageant les humiliations que lui prodiguaient les commissaires afin de se mieux cacher, enchanté que le général Kohler sifflât devant lui, qu'un cocher lui fumât à la figure, forçant l'aide de camp du général Schouwaloff à jouer le rôle de l'empereur, tandis que lui Bonaparte portait l'habit d'un colonel autrichien et se couvrait du manteau d'un général russe ! Il fallait cruellement aimer la vie : ces immortels ne peuvent consentir à mourir.

Moreau disait de Bonaparte : " Ce qui le caractérise, c'est le mensonge et l'amour de la vie : je le battrai et je le verrai à mes pieds me demander grâce. " Moreau pensait de la sorte, ne pouvant comprendre la nature de Bonaparte ; il tombait dans la même erreur que lord Byron. Au moins, à Sainte-Hélène, Napoléon, grand par les Muses, bien que peu noble dans ses démêlés avec le gouverneur anglais, n'eut à supporter que le poids de son immensité. En France, le mal qu'il avait fait lui apparut personnifié dans les veuves et les orphelins, et le contraignit de trembler sous les mains de quelques femmes.

Tout cela est trop vrai ; mais Bonaparte ne doit pas être jugé d'après les règles que l'on applique aux grands génies, parce que la magnanimité lui manquait. Il y a des hommes qui ont la faculté de monter et qui n'ont pas la faculté de descendre. Lui, Napoléon, possédait les deux facultés : comme l'ange rebelle, il pouvait raccourcir sa taille incommensurable pour la renfermer dans un espace mesuré ; sa ductilité [Qualité dont jouissent certains corps, et notamment les métaux, de s'étendre et de s'allonger sous le marteau, au laminoir et à la filière, et qui ne reprennent ni instantanément, ni à la longue, la forme qu'ils avaient auparavant, ce en quoi ils se distinguent des corps élastiques.] lui fournissait des moyens de salut et de renaissance : avec lui tout n'était pas fini quand il semblait avoir fini. Changeant à volonté de moeurs et de costume, aussi parfait dans le comique que dans le tragique, cet acteur savait paraître naturel sous la tunique de l'esclave comme sous le manteau de roi, dans le rôle d'Attale ou dans le rôle de César. Encore un moment, et vous verrez, du fond de sa dégradation, le nain relever sa tête de Briarée ; Asmodée sortira en fumée énorme du flacon où il s'était comprimé. Napoléon estimait la vie pour ce qu'elle lui rapportait ; il avait l'instinct de ce qui lui restait encore à peindre ; il ne voulait pas que la toile lui manquât avant d'avoir achevé ses tableaux.

Sur les frayeurs de Napoléon, Walter Scott, moins injuste que les commissaires, remarque avec candeur que la fureur du peuple fit beaucoup d'impression sur Bonaparte, qu'il répandit des larmes, qu'il montra plus de faiblesse que n'en admettait son courage reconnu ; mais il ajoute : " Le danger était d'une espèce particulièrement horrible et propre à intimider ceux à qui la terreur des champs de bataille était familière : le plus brave soldat peut frémir devant la mort des de Witt. "

Napoléon fut soumis à ces angoisses révolutionnaires dans les mêmes lieux où il commença sa carrière avec la Terreur.

Le général prussien, interrompant une fois son récit, s'est cru obligé de révéler un mal que l'empereur ne cachait pas : le comte de Waldbourg a pu confondre ce qu'il voyait avec les souffrances dont M. de Ségur avait été témoin dans la campagne de Russie, lorsque Bonaparte, contraint de descendre de cheval, s'appuyait la tête contre des canons. Au nombre des infirmités des guerriers illustres, la véritable histoire ne compte que le poignard qui perça le coeur de Henri IV, ou le boulet qui emporta Turenne.

Après le récit de l'arrivée de Bonaparte à Fréjus, Walter Scott, débarrassé des grandes scènes, retombe avec joie dans son talent ; il s'en va en bavardin , comme parle madame de Sévigné ; il devise du passage de Napoléon à l'île d'Elbe, de la séduction exercée par Bonaparte sur les matelots anglais, excepté sur Hinton, qui ne pouvait entendre les louanges données à l'empereur sans murmurer le mot humbug . Quand Napoléon partit, Hinton souhaita à Son Honneur bonne santé et meilleure chance une autre fois. Napoléon était toutes les misères et toutes les grandeurs de l'homme.


2 L22 Chapitre 21

Louis XVIII à Compiègne. - Son entrée à Paris. - La vieille garde. - Faute irréparable. - Déclaration de Saint-Ouen. - Traité de Paris. - La Charte. - Départ des alliés.

Tandis que Bonaparte, connu de l'univers, s'échappait de France au milieu des malédictions, Louis XVIII, oublié partout, sortait de Londres sous une voûte de drapeaux blancs et de couronnes. Napoléon, en débarquant à l'île d'Elbe, y retrouva sa force. Louis XVIII, en débarquant à Calais, eût pu voir Louvel ; il y rencontra le général Maison, chargé, seize ans après, d'embarquer Charles X à Cherbourg. Charles X, apparemment pour le rendre digne de sa mission future, donna dans la suite à M. Maison le bâton de maréchal de France, comme un chevalier, avant de se battre, conférait la chevalerie à l'homme inférieur avec lequel il daignait se mesurer.

Je craignais l'effet de l'apparition de Louis XVIII. Je me hâtai de le devancer dans cette résidence d'où Jeanne d'Arc tomba aux mains des Anglais et où l'on me montra un volume atteint d'un des boulets lancés contre Bonaparte. Qu'allait-on penser à l'aspect de l'invalide royal remplaçant le cavalier qui avait pu dire comme Attila : " L'herbe ne croît plus partout où mon cheval a passé " ? Sans mission et sans goût j'entrepris (on m'avait jeté un sort) une tâche assez difficile, celle de peindre l ' arrivée à Compiègne , de faire voir le fils de saint Louis tel que je l'idéalisai à l'aide des Muses. Je m'exprimai ainsi :

" Le carrosse du Roi était précédé des généraux et des maréchaux de France, qui étaient allés au-devant de Sa Majesté. Ce n'a plus été des cris de Vive le Roi ! mais des clameurs confuses dans lesquelles on ne distinguait rien que les accents de l'attendrissement et de la joie. Le Roi portait un habit bleu, distingué seulement par une plaque et des épaulettes ; ses jambes étaient enveloppées de larges guêtres de velours rouge bordées d'un petit cordon d'or. Quand il est assis dans son fauteuil, avec ses guêtres à l'antique, tenant sa canne entre ses genoux, on croirait voir Louis XIV à cinquante ans. (...)

" Les maréchaux Macdonald, Ney, Moncey, Serrurier, Brune, le prince de Neuchâtel, tous les généraux, toutes les personnes présentes, ont obtenu pareillement du Roi les paroles les plus affectueuses. Telle est en France la force du souverain légitime, cette magie attachée au nom du Roi. Un homme arrive seul de l'exil dépouillé de tout, sans suite, sans gardes, sans richesses ; il n'a rien à donner, presque rien à promettre. Il descend de sa voiture, appuyé sur le bras d'une jeune femme ; il se montre à des capitaines qui ne l'ont jamais vu, à des grenadiers qui savent à peine son nom. Quel est cet homme ? c'est le Roi ! Tout le monde tombe à ses pieds. "

Ce que je disais là des guerriers, dans le but que je me proposais d'atteindre, était vrai quant aux chefs ; mais je mentais à l'égard des soldats. J'ai présent à la mémoire comme si je le voyais encore, le spectacle dont je fus témoin lorsque Louis XVIII, entrant dans Paris le 3 mai, alla descendre à Notre-Dame : on avait voulu épargner au Roi l'aspect des troupes étrangères ; c'était un régiment de la vieille garde à pied qui formait la haie depuis le Pont-Neuf jusqu'à Notre-Dame, le long du quai des orfèvres. Je ne crois pas que figures humaines aient jamais exprimé quelque chose d'aussi menaçant et d'aussi terrible. Ces grenadiers couverts de blessures, vainqueurs de l'Europe, qui avaient vu tant de milliers de boulets passer sur leurs têtes, qui sentaient le feu et la poudre ; ces mêmes hommes, privés de leur capitaine, étaient forcés de saluer un vieux roi, invalide du temps, non de la guerre, surveillés qu'ils étaient par une armée de Russes, d'Autrichiens et de Prussiens, dans la capitale envahie de Napoléon. Les uns, agitant la peau de leur front, faisaient descendre leur large bonnet à poil sur leurs yeux comme pour ne pas voir ; les autres abaissaient les deux coins de leur bouche dans le mépris de la rage ; les autres, à travers leurs moustaches, laissaient voir leurs dents comme des tigres. Quand ils présentaient les armes, c'était avec un mouvement de fureur, et le bruit de ces armes faisait trembler. Jamais, il faut en convenir, hommes n'ont été mis à une pareille épreuve et n'ont souffert un tel supplice. Si dans ce moment ils eussent été appelés à la vengeance, il aurait fallu les exterminer jusqu'au dernier, ou ils auraient mangé la terre.

Au bout de la ligne était un jeune hussard, à cheval ; il tenait son sabre nu, il le faisait sauter et comme danser par un mouvement convulsif de colère. Il était pâle ; ses yeux pivotaient dans leur orbite ; il ouvrait la bouche et la fermait tour à tour en faisant claquer ses dents et en étouffant des cris dont on n'entendait que le premier son. Il aperçut un officier russe : le regard qu'il lui lança ne peut se dire. Quand la voiture du Roi passa devant lui, il fit bondir son cheval, et certainement il eut la tentation de se précipiter sur le Roi.

La Restauration, à son début, commit une faute irréparable : elle devait licencier l'armée en conservant les maréchaux, les généraux, les gouverneurs militaires, les officiers dans leurs pensions, honneurs et grades ; les soldats seraient rentrés ensuite successivement dans l'armée reconstituée, comme ils l'ont fait depuis dans la garde royale : la légitimité n'eût pas eu d'abord contre elle ces soldats de l'Empire organisés, embrigadés, dénommés comme ils l'étaient aux jours de leurs victoires, sans cesse causant entre eux du temps passé, nourrissant des regrets et des sentiments hostiles à leur nouveau maître.

La misérable résurrection de la Maison-Rouge, ce mélange de militaires de la vieille monarchie et des soldats du nouvel empire, augmenta le mal : croire que des vétérans illustrés sur mille champs de bataille ne seraient pas choqués de voir des jeunes gens, très braves sans doute, mais pour la plupart neufs au métier des armes, de les voir porter, sans les avoir gagnées, les marques d'un haut grade militaire, c'était ignorer la nature humaine.

Pendant le séjour que Louis XVIII avait fait à Compiègne, Alexandre était venu le visiter. Louis XVIII le blessa par sa hauteur : il résulta de cette entrevue la déclaration du 2 mai, de Saint-Ouen. Le Roi y disait : qu'il était résolu à donner pour base de la constitution qu'il destinait à son peuple les garanties suivantes : le gouvernement représentatif divisé en deux corps, l ' impôt librement consenti, la liberté publique et individuelle, la liberté de la presse, la liberté des cultes, les propriétés inviolables et sacrées, la vente des biens nationaux irrévocable, les ministres responsables, les juges inamovibles et le pouvoir judiciaire indépendant, tout Français admissible à tous les emplois etc., etc.

Cette déclaration, quoiqu'elle fût naturelle à l'esprit de Louis XVIII, n'appartenait néanmoins ni à lui, ni à ses conseillers ; c'était tout simplement le temps qui partait de son repos : ses ailes avaient été ployées, sa fuite suspendue depuis 1792 ; il reprenait son vol ou son cours. Les excès de la Terreur, le despotisme de Bonaparte, avaient fait rebrousser les idées ; mais, sitôt que les obstacles qu'on leur avait opposés furent détruits, elles affluèrent dans le lit qu'elles devaient à la fois suivre et creuser. On reprit les choses au point où elles s'étaient arrêtées ; ce qui s'était passé fut comme non avenu : l'espèce humaine, reportée au commencement de la Révolution, avait seulement perdu quarante ans de sa vie ; or, qu'est-ce que quarante ans dans la vie générale de la société ? Cette lacune a disparu lorsque les tronçons coupés du temps se sont rejoints.

Le 30 mai 1814 fut conclu le traité de Paris entre les alliés et la France. On convint que dans le délai de deux mois toutes les puissances qui avaient été engagées de part et d'autre dans la présente guerre enverraient des plénipotentiaires à Vienne pour régler dans un congrès général les arrangements définitifs.

Le 4 juin, Louis XVIII parut en séance royale dans une assemblée collective du Corps législatif et d'une fraction du Sénat. Il prononça un noble discours ; vieux, passés, usés, ces fastidieux détails ne servent plus que de fil historique.

La Charte, pour la plus grande partie de la nation, avait l'inconvénient d'être octroyée : c'était remuer, par ce mot très inutile, la question brûlante de la souveraineté royale ou populaire. Louis XVIII aussi datait son bienfait de l'an de son règne, regardant Bonaparte comme non avenu, de même que Charles II avait sauté à pieds joints par-dessus Cromwell : c'était une espèce d'insulte aux souverains qui avaient tous reconnu Napoléon, et qui dans ce moment même se trouvaient dans Paris ; ce langage suranné et ces prétentions des anciennes monarchies n'ajoutaient rien à la légitimité du droit et n'étaient que de puérils anachronismes. A cela près, la Charte remplaçant le despotisme, nous apportant la liberté légale, avait de quoi satisfaire les hommes de conscience. Néanmoins, les royalistes qui en recueillaient tant d'avantages, qui, sortant ou de leur village, ou de leur foyer chétif, ou des places obscures dont ils avaient vécu sous l'Empire, étaient appelés à une haute et publique existence, ne reçurent le bienfait qu'en grommelant ; les libéraux, qui s'étaient arrangés à coeur joie de la tyrannie de Bonaparte, trouvèrent la Charte un véritable code d'esclaves. Nous sommes revenus au temps de Babel ; mais on ne travaille plus à un monument commun de confusion : chacun bâtit sa tour à sa propre hauteur, selon sa force et sa taille. Du reste, si la Charte parut défectueuse, c'est que la révolution n'était pas à son terme ; le principe de l'égalité et de la démocratie était au fond des esprits et travaillait en sens contraire de l'ordre monarchique.

Les princes alliés ne tardèrent pas à quitter Paris : Alexandre en se retirant, fit célébrer un sacrifice religieux sur la place de la Concorde. Un autel fut élevé où l'échafaud de Louis XVI avait été dressé. Sept prêtres moscovites célébrèrent l'office, et les troupes étrangères défilèrent devant l'autel. Le Te Deum fut chanté sur un des beaux airs de l'ancienne musique grecque. Les soldats et les souverains mirent genou en terre pour recevoir la bénédiction. La pensée des Français se reportait à 1793 et à 1794, alors que les boeufs refusaient de passer sur des pavés que leur rendait odieux l'odeur du sang. Quelle main avait conduit à la fête des expiations ces hommes de tous les pays, ces fils des anciennes invasions barbares, ces Tartares dont quelques-uns habitaient des tentes de peaux de brebis au pied de la grande muraille de la Chine ? Ce sont là des spectacles que ne verront plus les faibles générations qui suivront mon siècle.


2 L22 Chapitre 22

Première année de la Restauration.

Dans la première année de la Restauration, j'assistai à la troisième transformation sociale : j'avais vu la vieille monarchie passer à la monarchie constitutionnelle et celle-ci à la république ; j'avais vu la république se convertir en despotisme militaire, je voyais le despotisme militaire revenir à une monarchie libre, les nouvelles idées et les nouvelles générations se reprendre aux anciens principes et aux vieux hommes. Les maréchaux d'empire devinrent des maréchaux de France ; aux uniformes de la garde de Napoléon se mêlèrent les uniformes des gardes du corps et de la Maison-Rouge exactement taillés sur les anciens patrons ; le vieux duc d'Havré, avec sa perruque poudrée et sa canne noire cheminait en branlant la tête, comme capitaine des gardes du corps, auprès du maréchal Victor, boiteux de la façon de Bonaparte ; le duc de Mouchy, qui n'avait jamais vu brûler une amorce, défilait à la messe auprès du maréchal Oudinot, criblé de blessures ; le château des Tuileries, si propre et si militaire sous Napoléon, au lieu de l'odeur de la poudre, se remplissait de la fumée des déjeuners qui montait de toutes parts : sous messieurs les gentilshommes de la chambre, avec messieurs les officiers de la bouche et de la garde-robe, tout reprenait un exercice de domesticité. Dans les rues, on voyait des émigrés caducs avec des airs et des habits d'autrefois, hommes les plus respectables sans doute, mais aussi étrangers parmi la foule moderne que l'étaient les capitaines républicains parmi les soldats de Napoléon. Les dames de la cour impériale introduisaient au château les douairières du faubourg Saint-Germain et leur enseignaient les détours du palais. Arrivaient des députations de Bordeaux ornées de brassards ; des capitaines de paroisse de la Vendée, surmontés de chapeaux à la La Rochejaquelein. Ces personnages divers gardaient l'expression des sentiments, des pensées, des habitudes, des moeurs qui leur étaient familières. La liberté, qui était au fond de cette époque, faisait vivre ensemble ce qui semblait au premier coup d'oeil ne pas devoir vivre ; mais on avait peine à reconnaître cette liberté parce qu'elle portait les couleurs de l'ancienne monarchie et du despotisme impérial. Chacun aussi savait mal le langage constitutionnel ; les royalistes faisaient des fautes grossières en parlant Charte ; les impérialistes en étaient encore moins instruits ; les Conventionnels, devenus tour à tour comtes, barons, sénateurs de Napoléon et pairs de Louis XVIII, retombaient tantôt dans le dialecte républicain qu'ils avaient presque oublié, tantôt dans l'idiome de l'absolutisme qu'ils avaient appris à fond. Des lieutenants généraux étaient promus à la garde des lièvres. On entendait des aides de camp du dernier tyran militaire discuter de la liberté inviolable des peuples, et des régicides soutenir le dogme sacré de la légitimité.

Ces métamorphoses seraient odieuses, si elles ne tenaient en partie à la flexibilité du génie français. Le peuple d'Athènes gouvernait lui-même ; des harangueurs s'adressaient à ses passions sur la place publique ; la foule souveraine était composée de sculpteurs, de peintres, d'ouvriers, regardeurs de discours et auditeurs d ' actions , dit Thucydide. Mais quand, bon ou mauvais, le décret était rendu, qui, pour l'exécuter, sortait de cette masse incohérente et inexperte ? Socrate, Phocion, Périclès, Alcibiade.


2 L22 Chapitre 23

Est-ce aux royalistes qu'il faut s'en prendre de la Restauration ?

Est-ce aux royalistes qu'il faut s ' en prendre de la Restauration , comme on l'avance aujourd'hui ?

Pas le moins du monde : ne dirait-on pas que trente millions d'hommes étaient consternés tandis qu'une poignée de légitimistes accomplissaient, contre la volonté de tous, une restauration détestée, en agitant quelques mouchoirs et en mettant à leur chapeau un ruban de leur femme ? L'immense majorité des Français était, il est vrai, dans la joie ; mais cette majorité n'était point légitimiste dans le sens borné de ce mot, et comme ne s'appliquant qu'aux rigides partisans de la vieille monarchie. Cette majorité était une foule prise dans toutes les nuances des opinions, heureuse d'être délivrée, et violemment animée contre l'homme qu'elle accusait de tous ses malheurs ; de là le succès de ma brochure. Combien comptait-on d'aristocrates avoués proclamant le nom du Roi ? MM. Matthieu et Adrien de Montmorency, MM. de Polignac, échappés de leur geôle, M. Alexis de Noailles, M. Sosthène de La Rochefoucauld. Ces sept ou huit hommes, que le peuple méconnaissait et ne suivait pas, faisaient-ils la loi à toute une nation ?

Madame de Montcalm m'avait envoyé un sac de douze cents francs pour les distribuer à la pure race légitimiste : je le lui renvoyai, n'ayant pas trouvé à placer un écu. On attacha une ignoble corde au cou de la statue qui surmontait la colonne de la place Vendôme ; il y avait si peu de royalistes pour faire du train à la gloire et pour tirer sur la corde, que ce furent les autorités, toutes bonapartistes, qui descendirent l'image de leur maître à l'aide d'une potence : le colosse courba la tête de force ; il tomba aux pieds de ces souverains de l'Europe, tant de fois prosternés devant lui. Ce sont les hommes de la République et de l'Empire qui saluèrent avec enthousiasme la Restauration. La conduite et l'ingratitude des personnages élevés par la Révolution furent abominables envers celui qu'ils affectent aujourd'hui de regretter et d'admirer.

Impérialistes et libéraux, c'est vous entre les mains desquels est échu le pouvoir, vous qui vous êtes agenouillés devant les fils de Henri IV ! Il était tout naturel que les royalistes fussent heureux de retrouver leurs princes et de voir finir le règne de celui qu'ils regardaient comme un usurpateur ; il ne l'était pas que vous, créatures de cet usurpateur, dépassassiez en exagération les sentiments des royalistes. Les ministres, les grands dignitaires, prêtèrent à l'envi serment à la légitimité ; toutes les autorités civiles et judiciaires faisaient queue pour jurer haine à la nouvelle dynastie proscrite, amour à la race antique qu'elles avaient cent et cent fois condamnée. Qui composait ces proclamations, ces adresses accusatrices et outrageantes pour Napoléon, dont la France était inondée ? des royalistes ? Non : les ministres, les généraux, les autorités, choisis et maintenus par Bonaparte. Où se tripotait la Restauration ? chez des royalistes ? Non : chez M. de Talleyrand. Avec qui ? avec M. de Pradt, aumônier du dieu Mars et saltimbanque mitré. Avec qui et chez qui dînait en arrivant le lieutenant général du royaume ? chez des royalistes et avec des royalistes ? Non : chez l'évêque d'Autun, avec M. de Caulaincourt. Où donnait-on des fêtes aux infâmes princes étrangers ? aux châteaux des royalistes ? Non : à la Malmaison, chez l'impératrice Joséphine. Les plus chers amis de Napoléon, Berthier, par exemple, à qui portaient-ils leur ardent dévouement ? à la légitimité. Qui passait sa vie chez l'autocrate Alexandre, chez ce brutal Tartare ? les classes de l'Institut, les savants, les gens de lettres, les philosophes philanthropes, théophilanthropes et autres ; ils en revenaient charmés, comblés d'éloges et de tabatières. Quant à nous, pauvres diables de légitimistes, nous n'étions admis nulle part ; on nous comptait pour rien. Tantôt on nous faisait dire dans la rue d'aller nous coucher ; tantôt on nous recommandait de ne pas crier trop haut Vive le Roi ! d'autres s'étant chargés de ce soin. Loin de forcer aucun à être légitimiste, les puissants déclaraient que personne ne serait obligé de changer de rôle et de langage, que l'évêque d'Autun ne serait pas plus contraint de dire la messe sous la royauté qu'il n'avait été contraint d'y aller sous l'Empire. Je n'ai point vu de châtelaine, point de Jeanne d'Arc, proclamer le souverain de droit, un faucon sur le poing ou la lance à la main ; mais madame de Talleyrand, que Bonaparte avait attachée à son mari comme un écriteau, parcourait les rues en calèche, chantant des hymnes sur la pieuse famille des Bourbons. Quelques draps pendillants aux fenêtres des familiers de la cour impériale faisaient croire aux bons Cosaques qu'il y avait autant de lis dans les coeurs des bonapartistes convertis que de chiffons blancs à leurs croisées. C'est merveille en France que la contagion, et l'on crierait A bas ma tête ! si on l'entendait crier à son voisin. Les impérialistes entraient jusque dans nos maisons et nous faisaient, nous autres bourbonistes, exposer en drapeau sans tache les restes de blanc renfermés dans nos lingeries, c'est ce qui arriva chez moi ; mais madame de Chateaubriand n'y voulut entendre, et défendit vaillamment ses mousselines.


2 L22 Chapitre 24

Premier ministère. - Je publie les Réflexions politiques . - Madame la duchesse de Duras. - Je suis nommé ambassadeur en Suède.

Le Corps législatif transformé en Chambre des députés, et la Chambre des pairs, composée de cent cinquante-deux membres, nommés à vie, dans lesquels on comptait plus de soixante sénateurs, formèrent les deux premières Chambres législatives. M. de Talleyrand, installé au ministère des affaires étrangères, partit pour le congrès de Vienne, dont l'ouverture était fixée au 3 de novembre, en exécution de l'article 32 du traité du 30 mai ; M. de Jaucourt eut le portefeuille pendant un intérim qui dura jusqu'à la bataille de Waterloo. L'abbé de Montesquiou devint ministre de l'intérieur ayant pour secrétaire général M. Guizot. M. Malouët entra à la marine ; il décéda et fut remplacé par M. Beugnot ; le général Dupont obtint le département de la guerre ; on lui substitua le maréchal Soult, qui s'y distingua par l'érection du monument funèbre de Quiberon ; le duc de Blacas fut ministre de la maison du roi, M. Anglès préfet de police, le chancelier d'Ambray ministre de la justice, l'abbé Louis ministre des finances.

Le 21 octobre, l'abbé de Montesquiou présenta la première loi au sujet de la presse ; elle soumettait à la censure tout écrit de moins de vingt feuilles d'impression : M. Guizot élabora cette première loi de liberté.

Carnot adressa une lettre au Roi : il avouait que les Bourbons avaient été reçus avec joie ; mais, ne tenant aucun compte ni de la brièveté du temps ni de tout ce que la Charte accordait, il donnait, avec des conseils hasardés, des leçons hautaines : tout cela ne vaut quand on doit accepter le rang de ministre et le titre de comte de l'Empire ; point ne convient de se montrer fier envers un prince faible et libéral quand on a été soumis devant un prince violent et despotique ; quand, machine usée de la Terreur, on s'est trouvé insuffisant au calcul des proportions de la guerre napoléonienne. Je fis imprimer en réponse les Réflexions politiques ; elles contiennent la substance de la Monarchie selon la Charte . M. Lainé, président de la Chambre des députés, parla au Roi de cet ouvrage avec éloge. Le Roi était toujours charmé des services que j'avais le bonheur de lui rendre ; le ciel paraissait m'avoir jeté sur les épaules la casaque de héraut de la légitimité : mais plus l'ouvrage avait de succès, moins l'auteur plaisait à Sa Majesté. Les Réflexions politiques divulguèrent mes doctrines constitutionnelles : la cour en reçut une impression que ma fidélité aux Bourbons n'a pu effacer. Louis XVIII disait à ses familiers : " Donnez-vous de garde d'admettre jamais un poète dans vos affaires : il perdra tout. Ces gens-là ne sont bons à rien. "

Une forte et vive amitié remplissait alors mon coeur : la duchesse de Duras avait de l'imagination, et un peu même dans le visage de l'expression de madame de Staël : on a pu juger de son talent d'auteur par Ourika . Rentrée de l'émigration, renfermée pendant plusieurs années dans son château d'Ussé, au bord de la Loire, ce fut dans les beaux jardins de Méréville que j'en entendis parler pour la première fois, après avoir passé auprès d'elle à Londres sans l'avoir rencontrée. Elle vint à Paris pour l'éducation de ses charmantes filles, Félicie et Clara. Des rapports de famille, de province, d'opinions littéraires et politiques, m'ouvrirent la porte de sa société. La chaleur de l'âme, la noblesse du caractère, l'élévation de l'esprit, la générosité de sentiments, en faisaient une femme supérieure. Au commencement de la Restauration, elle me prit sous sa protection ; car, malgré ce que j'avais fait pour la monarchie légitime et les services que Louis XVIII confessait avoir reçus de moi, j'avais été si fort mis à l'écart que je songeais à me retirer en Suisse. Peut-être eussé-je bien fait : dans ces solitudes que Napoléon m'avait destinées comme à son ambassadeur aux montagnes, n'aurais-je pas été plus heureux qu'au château des Tuileries ? Quand j'entrai dans ces salons au retour de la légitimité, ils me firent une impression presque aussi pénible que le jour où j'y vis Bonaparte prêt à tuer le duc d'Enghien. Madame de Duras parla de moi à M. de Blacas. Il répondit que j'étais bien libre d'aller où je voudrais. Madame de Duras fut si orageuse, elle avait un tel courage pour ses amis, qu'on déterra une ambassade vacante, l'ambassade de Suède. Louis XVIII, déjà fatigué de mon bruit, était heureux de faire présent de moi à son bon frère le roi Bernadotte. Celui-ci ne se figurait-il pas qu'on m'envoyait à Stockholm pour le détrôner ? Eh ! bon Dieu ! princes de la terre, je ne détrône personne ; gardez vos couronnes, si vous pouvez, et surtout ne me les donnez pas, car je n ' en veux mie .

Madame de Duras, femme excellente qui me permettait de l'appeler ma soeur, que j'eus le bonheur de revoir à Paris pendant plusieurs années, est allée mourir à Nice : encore une plaie rouverte. La duchesse de Duras connaissait beaucoup madame de Staël : je ne puis comprendre comment je ne fus pas attiré sur les traces de madame Récamier, revenue d'Italie en France ; j'aurais salué le secours qui venait en aide à ma vie : déjà je n'appartenais plus à ces matins qui se consolent eux-mêmes, je touchais à ces heures du soir qui ont besoin d'être consolées.


2 L22 Chapitre 25

Exhumation des restes de Louis XVI. - Premier 21 janvier à Saint-Denis.

Le 30 décembre de l'année 1814, les Chambres législatives furent ajournées au 1er mai 1815, comme si on les eût convoquées pour l'assemblée du Champ-de-Mai de Bonaparte. Le 18 janvier furent exhumés les restes de Marie-Antoinette et de Louis XVI. J'assistai à cette exhumation dans le cimetière où Fontaine et Percier ont élevé depuis, à la pieuse voix de madame la Dauphine et à l'imitation d'une église sépulcrale de Rimini, le monument peut-être le plus remarquable de Paris. Ce cloître, formé d'un enchaînement de tombeaux, saisit l'imagination et la remplit de tristesse. Dans le livre IV de ces Mémoires , j'ai parlé des exhumations de 1815 : au milieu des ossements, je reconnus la tête de la reine par le sourire que cette tête m'avait adressé à Versailles.

Le 21 janvier on posa la première pierre des bases de la statue qui devait être élevée sur la place Louis XV, et qui ne l'a jamais été. J'écrivis la pompe funèbre du 21 janvier ; je disais : " Ces religieux, qui vinrent avec l'oriflamme au-devant de la châsse de saint Louis, ne recevront point le descendant du saint roi. Dans ces demeures souterraines où dormaient ces rois et ces princes anéantis, Louis XVI se trouvera seul ! ... Comment tant de morts se sont-ils levés ? Pourquoi Saint-Denis est-il désert ? Demandons plutôt pourquoi son toit est rétabli, pourquoi son autel est debout ? Quelle main a reconstruit la voûte de ces caveaux, et préparé ces tombeaux vides ? La main de ce même homme qui était assis sur le trône des Bourbons. O Providence ! il croyait préparer des sépulcres à sa race, et il ne faisait que bâtir le tombeau de Louis XVI. "

J'ai désiré assez longtemps que l'image de Louis XVI fût placée dans le lieu même où le martyr répandit son sang : je ne serais plus de cet avis. Il faut louer les Bourbons d'avoir dès le premier moment de leur retour, songé à Louis XVI ; ils devaient toucher leur front avec ses cendres, avant de mettre sa couronne sur leur tête. Maintenant je présume qu'ils n'auraient pas dû aller plus loin. Ce ne fut pas à Paris comme à Londres une commission qui jugea le monarque, ce fut la Convention entière ; de là le reproche annuel qu'une cérémonie funèbre répétée semblait faire à la nation, en apparence représentée par une assemblée complète. Tous les peuples ont fixé des anniversaires à la célébration de leurs triomphes, de leurs désordres ou de leurs malheurs, car tous ont également voulu garder la mémoire des uns et des autres : nous avons eu des solennités pour les barricades, des chants pour la Saint-Barthélémy, des fêtes pour la mort de Capet ; mais n'est-il pas remarquable que la loi est impuissante à créer des jours de souvenir, tandis que la religion a fait vivre d'âge en âge le saint le plus obscur ? Si les jeûnes et les prières institués pour le sacrifice de Charles 1er durent encore, c'est qu'en Angleterre l'Etat unit la suprématie religieuse à la suprématie politique, et qu'en vertu de cette suprématie le 30 janvier 1649 est devenu jour férié. En France, il n'en est pas de la sorte : Rome seule a le droit de commander en religion ; dès lors, qu'est-ce qu'une ordonnance qu'un prince publie, un décret qu'une assemblée politique promulgue, si un autre prince, une autre assemblée, ont le droit de les effacer ? Je pense donc aujourd'hui que le symbole d'une fête qui peut être abolie, que le témoignage d'une catastrophe tragique non consacrée par le culte, n'est pas convenablement placé sur le chemin de la foule allant insouciante et distraite à ses plaisirs. Par le temps actuel il serait à craindre qu'un monument élevé dans le but d'imprimer l'effroi des excès populaires donnât le désir de les imiter : le mal tente plus que le bien ; en voulant perpétuer la douleur, on en fait souvent perpétuer l'exemple. Les siècles n'adoptent point les legs de deuil, ils ont assez de sujet présent de pleurer sans se charger de verser encore des larmes héréditaires. En voyant le catafalque qui partait du cimetière de Ducluzeau, chargé des restes de la reine et du roi, je me sentis tout saisi ; je le suivais des yeux avec un pressentiment funeste. Enfin Louis XVI reprit sa couche à Saint-Denis ; Louis XVIII, de son côté dormit au Louvre, les deux frères commençaient ensemble une autre ère de rois et de spectres légitimes : vaine restauration du trône et de la tombe dont le temps a déjà balayé la double poussière.

Puisque j'ai parlé de ces cérémonies funèbres qui si souvent se répétèrent, je vous dirai le cauchemar dont j'étais oppressé quand, la cérémonie finie, je me promenais le soir dans la basilique à demi détendue : que je songeasse à la vanité des grandeurs humaines parmi ces tombeaux dévastés, cela va de suite : morale vulgaire qui sortait du spectacle même ; mais mon esprit ne s'arrêtait pas là ; je perçais jusqu'à la nature de l'homme. Tout est-il vide et absence dans la région des sépulcres ? N'y a-t-il rien dans ce rien ? N'est-il point d'existences de néant, des pensées de poussière ? Ces ossements n'ont-ils point des modes de vie qu'on ignore ? Qui sait les passions, les plaisirs, les embrassements de ces morts ? Les choses qu'ils ont rêvées, crues, attendues, sont-elles comme eux des idéalités, engouffrées pêle-mêle avec eux ? Songes, avenirs, joies, douleurs, libertés et esclavages, puissances et faiblesses, crimes et vertus, honneurs et infamies, richesses et misères, talents, génies, intelligences, gloires, illusions, amours, êtes-vous des perceptions d'un moment, perceptions passées avec les crânes détruits dans lesquels elles s'engendrèrent, avec le sein anéanti où jadis battit un coeur ? Dans votre éternel silence, ô tombeaux, si vous êtes des tombeaux, n'entend-on qu'un rire moqueur et éternel ? Ce rire est-il le Dieu, la seule réalité dérisoire, qui survivra à l'imposture de cet univers ? Fermons les yeux, remplissons l'abîme désespéré de la vie par ces grandes et mystérieuses paroles du martyr : " Je suis chrétien. "


2 L22 Chapitre 26

L'île d'Elbe.

Bonaparte avait refusé de s'embarquer sur un vaisseau français, ne faisant cas alors que de la marine anglaise, parce qu'elle était victorieuse ; il avait oublié sa haine, les calomnies, les outrages dont il avait accablé la perfide Albion ; il ne voyait plus de digne de son admiration que le parti triomphant, et ce fut l' Undaunted qui le transporta au port de son premier exil ; il n'était pas sans inquiétude sur la manière dont il serait reçu : la garnison française lui remettrait-elle le territoire qu'elle gardait ? Des insulaires italiens, les uns voulaient appeler les Anglais, les autres demeurer libres de tout maître ; le drapeau tricolore et le drapeau blanc flottaient sur quelques caps rapprochés les uns des autres. Tout s'arrangea néanmoins. Quand on apprit que Bonaparte arrivait avec des millions, les opinions se décidèrent généreusement à recevoir l' auguste victime . Les autorités civiles et religieuses furent ramenées à la même conviction. Joseph-Philippe Arrighi, vicaire général, publia un mandement : " La divine Providence, disait la pieuse injonction, a voulu que nous fussions à l'avenir les sujets de Napoléon le Grand. L'île d'Elbe, élevée à un honneur aussi sublime, reçoit dans son sein l'oint du Seigneur. Nous ordonnons qu'un Te Deum solennel soit chanté en actions de grâces etc. "

L'empereur avait écrit au général Dalesme, commandant de la garnison française, qu'il eût à faire connaître aux Elbois qu'il avait fait choix de leur île pour son séjour, en considération de la douceur de leurs moeurs et de leur climat. Il mit pied à terre à Porto-Ferrajo, au milieu du double salut de la frégate anglaise qui le portait et des batteries de la côte. De là, il fut conduit sous le dais de la paroisse à l'église où l'on chanta le Te Deum . Le bedeau, maître des cérémonies, était un homme court et gros, qui ne pouvait pas joindre ses mains autour de sa personne. Napoléon fut ensuite conduit à la mairie ; son logement y était préparé. On y déploya le nouveau pavillon impérial, fond blanc, traversé d'une bande rouge semée de trois abeilles d'or. Trois violons et deux basses le suivaient avec des raclements d'allégresse. Le trône, dressé à la hâte dans la salle des bals publics, était décoré de papier doré et de loques d'écarlate. Le côté comédien de la nature du prisonnier s'arrangeait de ces parades : Napoléon jouait à la chapelle, comme il amusait sa cour avec de vieux petits jeux dans l'intérieur de son palais aux Tuileries, allant après tuer des hommes par passe-temps. Il forma sa maison : elle se composait de quatre chambellans, de trois officiers d'ordonnance et de deux fourriers du palais. Il déclara qu'il recevrait les dames deux fois par semaine, à huit heures du soir. Il donna un bal. Il s'empara, pour y résider, du pavillon destiné au génie militaire. Bonaparte retrouvait sans cesse dans sa vie les deux sources dont elle était sortie, la démocratie et le pouvoir royal ; sa puissance lui venait des masses citoyennes, son rang de son génie ; aussi le voyez-vous passer sans effort de la place publique au trône, des rois et des reines qui se pressaient autour de lui à Erfurt, aux boulangers et aux marchands d'huile qui dansaient dans sa grange à Porto-Ferrajo. Il avait du peuple parmi les princes, du prince parmi les peuples. A cinq heures du matin, en bas de soie et en souliers à boucles, il présidait ses maçons à l'île d'Elbe.

Etabli dans son empire, inépuisable en acier dès les jours de Virgile,

Insula inexhaustis Chalybum generosa metallis.

Bonaparte n'avait point oublié les outrages qu'il venait de traverser ; il n'avait point renoncé à déchirer son suaire ; mais il lui convenait de paraître enseveli, de faire seulement autour de son monument quelque apparition de fantôme. C'est pourquoi, comme s'il n'eût pensé à autre chose, il s'empressa de descendre dans ses carrières de fer cristallisé et d'aimant ; on l'eût pris pour l'ancien inspecteur des mines de ses ci-devant Etats. Il se repentit d'avoir affecté jadis le revenu des forges d' Illua à la Légion d'honneur ; 500 000 fr. lui semblaient alors mieux valoir qu'une croix baignée dans le sang sur la poitrine de ses grenadiers : " Où avais-je la tête ? dit-il ; mais j'ai rendu plusieurs stupides décrets de cette nature. " Il fit un traité de commerce avec Livourne et se proposait d'en faire un autre avec Gênes. Vaille que vaille, il entreprit cinq ou six toises de grand chemin et traça l'emplacement de quatre grandes villes, de même que Didon dessina les limites de Carthage. Philosophe revenu des grandeurs humaines, il déclara qu'il voulait vivre désormais comme un juge de paix dans un comté d'Angleterre : et pourtant, en gravissant un morne qui domine Porto-Ferrajo, à la vue de la mer qui s'avançait de tous côtés au pied des falaises, ces mots lui échappèrent : " Diable ! il faut l'avouer, mon île est très petite. " Dans quelques heures il eut visité son domaine ; il y voulut joindre un rocher appelé Pianosa . " L'Europe va m'accuser, dit-il en riant, d'avoir déjà fait une conquête. " Les puissances alliées se réjouissaient de lui avoir laissé en dérision quatre cents soldats ; il ne lui en fallait pas davantage pour les rappeler tous sous le drapeau.

La présence de Napoléon sur les côtes de l'Italie, qui avait vu commencer sa gloire et qui garde son souvenir, agitait tout. Murat était voisin ; ses amis, des étrangers, abordaient secrètement ou publiquement à sa retraite ; sa mère et sa soeur, la princesse Pauline, le visitèrent ; on s'attendait à voir bientôt arriver Marie-Louise et son fils. En effet parut une femme et un enfant : reçue en grand mystère, elle alla demeurer dans une villa retirée, au coin le plus écarté de l'île : sur le rivage d'Ogygie, Calypso parlait de son amour à Ulysse qui, au lieu de l'écouter, songeait à se défaire des prétendants. Après deux jours de repos, le cygne du Nord reprit la mer pour aborder aux myrtes de Baïes, emportant son petit dans sa yole blanche.

Si nous eussions été moins confiants, il nous eût été facile de découvrir l'approche d'une catastrophe. Bonaparte était trop près de son berceau et de ses conquêtes ; son île funèbre devait être plus lointaine et entourée de plus de flots. On ne s'explique pas comment les alliés avaient imaginé de reléguer Napoléon sur les rochers où il devait faire l'apprentissage de l'exil : pouvait-on croire qu'à la vue des Apennins, qu'en sentant la poudre des champs de Montenotte, d'Arcole et de Marengo, qu'en découvrant Venise, Rome et Naples, ses trois belles esclaves, les tentations les plus irrésistibles ne s'empareraient pas de son coeur ? Avait-on oublié qu'il avait remué la terre et qu'il avait partout des admirateurs et des obligés, les uns et les autres ses complices ? Son ambition était déçue, non éteinte ; l'infortune et la vengeance en ranimaient les flammes : quand le prince des ténèbres du bord de l'univers créé aperçut l'homme et le monde, il résolut de les perdre.

Avant d'éclater, le terrible captif se contint pendant quelques semaines. Auprès de l'immense pharaon public qu'il tenait, son génie négociait une fortune ou un royaume. Les Fouché, les Guzman d'Alfarache, pullulaient. Le grand acteur avait établi depuis longtemps le mélodrame à sa police et s'était réservé la haute scène ; il s'amusait des victimes vulgaires qui disparaissaient dans les trappes de son théâtre.

Le bonapartisme, dans la première année de la Restauration, passa du simple désir à l'action, à mesure que ses espérances grandirent et qu'il eut mieux connu le caractère faible des Bourbons. Quand l'intrigue fut nouée au dehors, elle se noua au dedans, et la conspiration devint flagrante. Sous l'habile administration de M. Ferrand, M. de Lavalette faisait la correspondance : les courriers de la monarchie portaient les dépêches de l'empire. On ne se cachait plus ; les caricatures annonçaient un retour souhaité : on voyait des aigles rentrer par les fenêtres du château des Tuileries, d'où sortait par les portes un troupeau de dindons ; le Nain jaune ou vert parlait de plumes de cane . Les avertissements venaient de toutes parts, et l'on n'y voulait pas croire. Le gouvernement suisse s'était inutilement empressé de prévenir le gouvernement du Roi des menées de Joseph Bonaparte, retiré dans le pays de Vaud. Une femme arrivée de l'île d'Elbe donnait les détails les plus circonstanciés de ce qui se passait à Porto-Ferrajo, et la police la fit jeter en prison. On tenait pour certain que Napoléon n'oserait rien tenter avant la dissolution du congrès, et que, dans tous les cas, ses vues se tourneraient vers l'Italie. D'autres, plus avisés encore, faisaient des voeux pour que le petit caporal , l' ogre , le prisonnier , abordât les côtes de France : cela serait trop heureux ; on en finirait d'un seul coup ! M. Pozzo di Borgo déclarait à Vienne que le délinquant serait accroché à une branche d'arbre. Si l'on pouvait avoir certains papiers, on y trouverait la preuve que dès 1814 une conspiration militaire était ourdie et marchait parallèlement avec la conspiration politique que le prince de Talleyrand conduisait à Vienne, à l'instigation de Fouché. Les amis de Napoléon lui écrivirent que s'il ne hâtait son retour, il trouverait sa place prise aux Tuileries par le duc d'Orléans : ils s'imaginent que cette révélation servit à précipiter le retour de l'empereur. Je crois à l'existence de ces menées, mais je crois aussi que la cause déterminante qui décida Bonaparte était tout simplement la nature de son génie.

La conspiration de Drouet d'Erlon et de Lefebvre-Desnouettes venait d'éclater. Quelques jours avant la levée de boucliers de ces généraux, je dînais chez M. le maréchal Soult, nommé ministre de la guerre le 3 décembre 1814 : un niais racontait l'exil de Louis XVIII à Hartwell ; le maréchal écoutait ; à chaque circonstance rappelée il répondait par ces deux mots : " C'est historique. " - On apportait les pantoufles de Sa Majesté. - " C'est historique ! " - Le Roi avalait, les jours maigres, trois oeufs frais avant de commencer son dîner. - " C'est historique ! " Cette réponse me frappa. Quand un gouvernement n'est pas solidement établi, tout homme dont la conscience ne compte pas, devient, selon le plus ou le moins d'énergie de son caractère, un quart, une moitié, un trois quarts de conspirateur ; il attend la décision de la fortune : les événements font plus de traîtres que les opinions.


2 L23 Livre vingt-troisième.

1. Commencement des Cent-Jours. - Retour de l'île d'Elbe. - 2. Torpeur de la légitimité. - Article de Benjamin Constant. - Ordre du jour du maréchal Soult. - Séance royale. - Pétition de l'Ecole de droit à la Chambre des députés. - 3. Projet de défense de Paris. - 4. Fuite du Roi. - Je pars avec madame de Chateaubriand. - Embarras de la route. - Le duc d'Orléans et le prince de Condé. - Tournai, Bruxelles. - Souvenirs. - Le duc de Richelieu. - Le Roi arrêté à Gand m'appelle auprès de lui. - 5. Les Cent-Jours à Gand. - Le Roi et son conseil. - Je deviens ministre de l'intérieur par intérim . - M. de Lally-Tolendal. - Madame la duchesse de Duras. - Le maréchal Victor. - L'abbé Louis et le comte Beugnot. - L'abbé de Montesquiou. - Dîners du poisson blanc : convives. - 6. Suite des Cent-Jours à Gand. - Moniteur de Gand . - Mon rapport au Roi : effet de ce rapport à Paris. - Falsification. - 7. Suite des Cent-Jours à Gand. - Le Béguinage. - Comment j'étais reçu. - Grand dîner. - Voyage de madame de Chateaubriand à Ostende. - Anvers. - Un bègue. - Mort d'une jeune Anglaise. - 8. Suite des Cent-Jours à Gand. - Mouvement inaccoutumé de Gand. - Le duc de Wellington. - Monsieur. - Louis XVIII. - 9. Suite des Cent-Jours à Gand. - Souvenirs de l'histoire à Gand. - Madame la duchesse d'Angoulême arrive à Gand. - M. de Sèze. - Madame la duchesse de Lévis. - 10. Suite des Cent-Jours à Gand. - Pavillon Marsan à Gand. - M. Gaillard, conseiller à la cour royale. - Visite secrète de madame la baronne de Vitrolles. - Billet de la main de Monsieur. - Fouché. - 11. Affaires à Vienne. - Négociations de M. de Saint-Léon, envoyé de Fouché. - Proposition relative à M. le duc d'Orléans. - M. de Talleyrand. - Mécontentement d'Alexandre contre Louis XVIII. - Divers prétendants. - Rapport de La Besnardière. - Proposition inattendue d'Alexandre au Congrès : lord Clancarthy la fait échouer. - M. de Talleyrand se retourne : sa dépêche à Louis XVIII. - Déclaration de l'Alliance, tronquée dans le journal officiel de Francfort. - M. de Talleyrand veut que le Roi rentre en France par les provinces du sud-est. - Divers marchés du prince de Bénévent à Vienne. - Il m'écrit à Gand : sa lettre. - 12. Les Cent-Jours à Paris. - Effet du passage de la légitimité en France. - Etonnement de Bonaparte. - Il est obligé de capituler avec les idées qu'il avait crues étouffées. - Son nouveau système. - Trois énormes joueurs restés. - Chimères des libéraux. - Clubs et fédérés. - Escamotage de la république : l'Acte additionnel. - Chambre des représentants convoquée. - Inutile Champ-de-Mai. - 13. Suite des Cent-Jours à Paris. - Soucis et amertumes de Bonaparte. - 14. Résolution à Vienne. - Mouvement à Paris. - 15. Ce que nous faisions à Gand. - M. de Blacas. - 16. Bataille de Waterloo. - 17. Confusion à Gand. - Quelle fut la bataille de Waterloo. - 18. Retour de l'empereur. - Réapparition de La Fayette. - Nouvelle abdication de Bonaparte. - Séances orageuses à la Chambre des pairs. - Présages menaçants pour la seconde Restauration. - 19. Départ de Gand. - Arrivée à Mons. - Je manque ma première occasion de fortune dans ma carrière politique. - M. de Talleyrand à Mons. - Scène avec le Roi. - Je m'intéresse bêtement à M. de Talleyrand. - 20. De Mons à Gonesse. - Je m'oppose avec M. le comte Beugnot à la nomination de Fouché comme ministre : mes raisons. - Le duc de Wellington l'emporte. - Arnouville. - Saint-Denis. - Dernière conversation avec le Roi.


2 L23 Chapitre 1

Commencement des Cent-Jours. - Retour de l'île d'Elbe.

Tout à coup le télégraphe annonça aux braves et aux incrédules le débarquement de l'homme : Monsieur court à Lyon avec le duc d'Orléans et le maréchal Macdonald ; il en revient aussitôt. Le maréchal Soult, dénoncé à la Chambre des députés, cède sa place le 2 mars au duc de Feltre. Bonaparte rencontra devant lui, pour ministre de la guerre de Louis XVIII, en 1815, le général qui avait été son dernier ministre de la guerre en 1814.

La hardiesse de l'entreprise était inouïe. Sous le point de vue politique, on pourrait regarder cette entreprise comme le crime irrémissible et la faute capitale de Napoléon. Il savait que les princes encore réunis en congrès, que l'Europe encore sous les armes, ne souffriraient pas son rétablissement ; son jugement devait l'avertir qu'un succès, s'il l'obtenait, ne pouvait être que d'un jour : il immolait à sa passion de reparaître sur la scène le repos d'un peuple qui lui avait prodigué son sang et ses trésors ; il exposait au démembrement la patrie dont il tenait tout ce qu'il avait été dans le passé et tout ce qu'il sera dans l'avenir. Il y eut dans cette conception fantastique un égoïsme féroce, un manque effroyable de reconnaissance et de générosité envers la France.

Tout cela est vrai selon la raison pratique, pour un homme à entrailles plutôt qu'à cervelle ; mais, pour les êtres de la nature de Napoléon, une raison d'une autre sorte existe ; ces créatures à haut renom ont une allure à part : les comètes décrivent des courbes qui échappent au calcul ; elles ne sont liées à rien, ne paraissent bonnes à rien ; s'il se trouve un globe sur leur passage, elles le brisent et rentrent dans les abîmes du ciel ; leurs lois ne sont connues que de Dieu. Les individus extraordinaires sont les monuments de l'intelligence humaine ; ils n'en sont pas la règle.

Bonaparte fut donc moins déterminé à son entreprise par les faux rapports de ses amis que par la nécessité de son génie : il se croisa en vertu de la foi qu'il avait en lui. Ce n'est pas tout de naître, pour un grand homme : il faut mourir. L'île d'Elbe était-elle une fin pour Napoléon ? Pouvait-il accepter la souveraineté d'une tour, comme Tibère à Caprée, d'un carré de légumes, comme Dioclétien à Salone ? S'il eût attendu plus tard aurait-il eu plus de chances de succès, alors qu'on eût été moins ému de son souvenir, que ses vieux soldats eussent quitté l'armée, que les nouvelles positions sociales eussent été prises ?

Eh bien ! il fit un coup de tête contre le monde : à son début, il dut croire ne s'être pas trompé sur le prestige de sa puissance.

Une nuit, entre le 25 et le 26 février, au sortir d'un bal dont la princesse Borghèse faisait les honneurs, il s'évade avec la victoire, longtemps sa complice et sa camarade ; il franchit une mer couverte de nos flottes, rencontre deux frégates, un vaisseau de 74 et le brick de guerre le Zéphyr qui l'accoste et l'interroge ; il répond lui-même aux questions du capitaine ; la mer et les flots le saluent, et il poursuit sa course. Le tillac de l' Inconstant , son petit navire, lui sert de promenoir et de cabinet ; il dicte au milieu des vents, et fait copier sur cette table agitée trois proclamations à l'armée et à la France ; quelques felouques, chargées de ses compagnons d'aventure, portent, autour de sa barque amirale, pavillon blanc semé d'étoiles. Le 1er mars, à trois heures du matin, il aborde la côte de France entre Cannes et Antibes, dans le golfe Juan : il descend, parcourt la rive, cueille des violettes et bivouaque dans une plantation d'oliviers. La population stupéfaite se retire. Il manque Antibes et se jette dans les montagnes de Grasse, traverse Sernon, Barrême, Digne et Gap. A Sisteron, vingt hommes le peuvent arrêter, et il ne trouve personne. Il s'avance sans obstacle parmi ces habitants qui, quelques mois auparavant, avaient voulu l'égorger. Dans le vide qui se forme autour de son ombre gigantesque, s'il entre quelques soldats, ils sont invinciblement entraînés par l'attraction de ses aigles. Ses ennemis fascinés le cherchent et ne le voient pas ; il se cache dans sa gloire, comme le lion du Sahara se cache dans les rayons du soleil pour se dérober aux regards des chasseurs éblouis. Enveloppés dans une trombe ardente, les fantômes sanglants d'Arcole, de Marengo, d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland, d'Eylau, de la Moskowa, de Lützen, de Bautzen, lui font un cortège avec un million de morts. Du sein de cette colonne de feu et de nuée, sortent à l'entrée des villes quelques coups de trompette mêlés aux signaux du labarum tricolore : et les portes des villes tombent. Lorsque Napoléon passa le Niémen à la tête de quatre cent mille fantassins et de cent mille chevaux pour faire sauter le palais des czars à Moscou, il fut moins étonnant que lorsque, rompant son ban, jetant ses fers au visage des rois, il vint seul, de Cannes à Paris, coucher paisiblement aux Tuileries.


2 L23 Chapitre 2

Torpeur de la légitimité. - Article de Benjamin Constant. - Ordre du jour du maréchal Soult. - Séance royale. - Pétition de l'Ecole de droit à la Chambre des députés.

Auprès du prodige de l'invasion d'un seul homme, il en faut placer un autre qui fut le contre-coup du premier : la légitimité tomba en défaillance ; la pâmoison du coeur de l'Etat gagna les membres et rendit la France immobile. Pendant vingt jours, Bonaparte marche par étapes ; ses aigles volent de clocher en clocher, et, sur une route de deux cents lieues, le gouvernement maître de tout, disposant de l'argent et des bras, ne trouve ni le temps ni le moyen de couper un pont, d'abattre un arbre, pour retarder au moins d'une heure la marche d'un homme à qui les populations ne s'opposaient pas, mais qu'elles ne suivaient pas non plus.

Cette torpeur du gouvernement semblait d'autant plus déplorable que l'opinion publique à Paris était fort animée ; elle se fût prêtée à tout, malgré la défection du maréchal Ney. Benjamin Constant écrivait dans les gazettes :

" Après avoir versé tous les fléaux sur notre patrie, il a quitté le sol de la France. Qui n'eût pensé qu'il a quitté pour toujours ? Tout à coup il se présente et promet encore aux Français la liberté, la victoire, la paix. Auteur de la constitution la plus tyrannique qui ait régi la France, il parle aujourd'hui de liberté ? Mais c'est lui qui, durant quatorze ans, a miné et détruit la liberté. Il n'avait pas l'excuse des souvenirs, l'habitude du pouvoir ; il n'était pas né sous la pourpre. Ce sont ses concitoyens qu'il a asservis, ses égaux qu'il a enchaînés. Il n'avait pas hérité de la puissance ; il a voulu et médité la tyrannie : quelle liberté peut-il promettre ? Ne sommes-nous pas mille fois plus libres que sous son empire ? Il promet la victoire, et trois fois il a laissé ses troupes, en Egypte, en Espagne et en Russie, livrant ses compagnons d'armes à la triple agonie du froid, de la misère et du désespoir. Il a attiré sur la France l'humiliation d'être envahie ; il a perdu les conquêtes que nous avions faites avant lui. Il promet la paix, et son nom seul est un signal de guerre. Le peuple assez malheureux pour le servir redeviendrait l'objet de la haine européenne ; son triomphe serait le commencement d'un combat à mort contre le monde civilisé... Il n'a donc rien à réclamer ni à offrir. Qui pourrait-il convaincre, ou qui pourrait-il séduire ? La guerre intestine, la guerre extérieure, voilà les présents qu'il nous apporte. "

L'ordre du jour du maréchal Soult, daté du 8 mars 1815, répète à peu près les idées de Benjamin Constant avec une effusion de loyauté :

" Soldats,

" Cet homme qui naguère abdiqua aux yeux de l'Europe un pouvoir usurpé, dont il avait fait un si fatal usage, est descendu sur le sol français qu'il ne devait plus revoir.

" Que veut-il ? la guerre civile : que cherche-t-il ? des traîtres : où les trouvera-t-il ? Serait-ce parmi ces soldats qu'il a trompés et sacrifiés tant de fois, en égarant leur bravoure ? Serait-ce au sein de ces familles que son nom seul remplit encore d'effroi ?

" Bonaparte nous méprise assez pour croire que nous pourrons abandonner un souverain légitime et bien aimé pour partager le sort d'un homme qui n'est plus qu'un aventurier. Il le croit, l'insensé ! et son dernier acte de démence achève de le faire connaître.

" Soldats, l'armée française est la plus brave armée de l'Europe, elle sera aussi la plus fidèle.

" Rallions-nous autour de la bannière des lis, à la voix de ce père du peuple, de ce digne héritier des vertus du grand Henri. Il vous a tracé lui-même les devoirs que vous avez à remplir. Il met à votre tête ce prince, modèle des chevaliers français, dont l'heureux retour dans notre patrie a déjà chassé l'usurpateur, et qui aujourd'hui va détruire par sa présence, son seul et dernier espoir. "

Louis XVIII se présenta le 16 mars à la Chambre des députés ; il s'agissait du destin de la France et du monde. Quand Sa Majesté entra, les députés et les spectateurs dans les tribunes se découvrirent et se levèrent ; une acclamation ébranla les murs de la salle. Louis XVIII monte lentement à son trône ; les princes, les maréchaux et les capitaines des gardes se rangent aux deux côtés du Roi. Les cris cessent tout se tait : dans cet intervalle de silence, on croyait entendre les pas lointains de Napoléon. Sa Majesté, assise, regarde un moment l'assemblée et prononce ce discours d'une voix ferme :

" Messieurs,

" Dans ce moment de crise où l'ennemi public a pénétré dans une partie de mon royaume et qu'il menace la liberté de tout le reste, je viens au milieu de vous resserrer encore les liens qui, vous unissant avec moi, font la force de l'Etat ; je viens, en m'adressant à vous, exposer à toute la France mes sentiments et mes voeux.

" J'ai revu ma patrie ; je l'ai réconciliée avec les puissances étrangères, qui seront, n'en doutez pas, fidèles aux traités qui nous ont rendus à la paix ; j'ai travaillé au bonheur de mon peuple ; j'ai recueilli, je recueille tous les jours les marques les plus touchantes de son amour ; pourrais-je à soixante ans mieux terminer ma carrière qu'en mourant pour sa défense ?

" Je ne crains donc rien pour moi, mais je crains pour la France : celui qui vient allumer parmi nous les torches de la guerre civile y apporte aussi le fléau de la guerre étrangère ; il vient remettre notre patrie sous son joug de fer, il vient enfin détruire cette Charte constitutionnelle que je vous ai donnée, cette Charte, mon plus beau titre aux yeux de la postérité, cette Charte que tous les Français chérissent et que je jure ici de maintenir : rallions-nous donc autour d'elle. "

Le Roi parlait encore quand un nuage répandit l'obscurité dans la salle ; les yeux se tournèrent vers la voûte pour chercher la cause de cette soudaine nuit. Lorsque le monarque législateur cessa de parler, les cris de Vive le Roi ! recommencèrent au milieu des larmes. " L'assemblée, dit avec vérité le Moniteur , électrisée par les sublimes paroles du Roi, était debout, les mains étendues vers le trône. On n'entendait que ces mots : Vive le Roi ! mourir pour le Roi ! le Roi à la vie et à la mort ! répétés avec un transport que tous les coeurs français partageront. "

En effet, le spectacle était pathétique : un vieux roi infirme, qui, pour prix du massacre de sa famille et de vingt-trois années d'exil, avait apporté à la France la paix, la liberté, l'oubli de tous les outrages et de tous les malheurs ; ce patriarche des souverains venant déclarer aux députés de la nation qu'à son âge, après avoir revu sa patrie, il ne pouvait mieux terminer sa carrière qu'en mourant pour la défense de son peuple ! Les princes jurèrent fidélité à la Charte ; ces serments tardifs furent clos par celui du prince de Condé et par l'adhésion du père du duc d'Enghien. Cette héroïque race prête à s'éteindre, cette race d'épée patricienne cherchant derrière la liberté un bouclier contre une épée plébéienne plus jeune, plus longue et plus cruelle, offrait, en raison d'une multitude de souvenirs, quelque chose d'extrêmement triste.

Le discours de Louis XVIII, connu au dehors, excita des transports inexprimables. Paris était tout royaliste et demeura tel pendant les Cent-Jours. Les femmes particulièrement étaient bourbonistes.

La jeunesse adore aujourd'hui le souvenir de Bonaparte, parce qu'elle est humiliée du rôle que le gouvernement actuel fait jouer à la France en Europe ; la jeunesse, en 1814, saluait la Restauration, parce qu'elle abattait le despotisme et relevait la liberté. Dans les rangs des volontaires royaux on comptait M. Odilon Barrot, grand nombre d'élèves de l'Ecole de médecine, et l'Ecole de droit tout entière ; celle-ci adressa la pétition suivante, le 13 mars, à la Chambre des députés :

" Messieurs,

" Nous nous offrons au Roi et à la patrie ; l'Ecole de droit tout entière demande à marcher. Nous n'abandonnerons ni notre souverain, ni notre constitution. Fidèles à l'honneur français, nous vous demandons des armes. Le sentiment d'amour que nous portons à Louis XVIII vous répond de la constance de notre dévouement. Nous ne voulons plus de fers, nous voulons la liberté. Nous l'avons, on vient nous l'arracher : nous la défendrons jusqu'à la mort. Vive le Roi ! vive la constitution ! "

Dans ce langage énergique, naturel et sincère, on sent la générosité de la jeunesse et l'amour de la liberté. Ceux qui viennent nous dire aujourd'hui que la Restauration fut reçue avec dégoût et douleur par la France sont ou des ambitieux qui jouent une partie, ou des hommes naissants qui n'ont point connu l'oppression de Bonaparte, ou de vieux menteurs révolutionnaires impérialisés qui, après avoir applaudi comme les autres au retour des Bourbons, insultent maintenant, selon leur coutume, ce qui est tombé, et retournent à leur instinct de meurtre, de police et de servitude.


2 L23 Chapitre 3

Projet de défense de Paris.

Le discours du Roi m'avait rempli d'espoir. Des conférences se tenaient chez le président de la Chambre des députés, M. Lainé. J'y rencontrai M. de La Fayette : je ne l'avais jamais vu que de loin à une autre époque, sous l'Assemblée constituante. Les propositions étaient diverses ; la plupart faibles, comme il advient dans le péril : les uns voulaient que le Roi quittât Paris et se retirât au Havre ; les autres parlaient de le transporter dans la Vendée ; ceux-ci barbouillaient des phrases sans conclusion ; ceux-là disaient qu'il fallait attendre et voir venir : ce qui venait était pourtant fort visible. J'exprimai une opinion différente : chose singulière ! M. de La Fayette l'appuya, et avec chaleur [M. de La Layette confirme, dans des Mémoires précieux pour les faits, que l'on a publiés depuis sa mort, la rencontre singulière de son opinion et de la mienne au retour de Bonaparte. M. de La Fayette aimait sincèrement l'honneur et la liberté. (Note de Paris, 1840.) N.d.A.] . M. Lainé et le maréchal Marmont étaient aussi de mon avis. Je disais donc :

" Que le Roi tienne parole ; qu'il reste dans sa capitale. La garde nationale est pour nous. Assurons-nous de Vincennes. Nous avons les armes et l'argent : avec l'argent nous aurons la faiblesse et la cupidité. Si le Roi quitte Paris, Paris laissera entrer Bonaparte ; Bonaparte maître de Paris est maître de la France. L'armée n'est pas passée tout entière à l'ennemi ; plusieurs régiments, beaucoup de généraux et d'officiers, n'ont point encore trahi leur serment : demeurons fermes, ils resteront fidèles. Dispersons la famille royale, ne gardons que le Roi. Que Monsieur aille au Havre, le duc de Berry à Lille, le duc de Bourbon dans la Vendée, le duc d'Orléans à Metz ; madame la duchesse et M. le duc d'Angoulême sont déjà dans le Midi. Nos divers points de résistance empêcheront Bonaparte de concentrer ses forces. Barricadons-nous dans Paris. Déjà les gardes nationales des départements voisins viennent à notre secours. Au milieu de ce mouvement, notre vieux monarque, sous la protection du testament de Louis XVI, la Charte à la main, restera tranquille assis sur son trône aux Tuileries ; le corps diplomatique se rangera autour de lui ; les deux Chambres se rassembleront dans les deux pavillons du château ; la maison du Roi campera sur le Carrousel et dans le jardin des Tuileries. Nous borderons de canons les quais et la terrasse de l'eau : que Bonaparte nous attaque dans cette position ; qu'il emporte une à une nos barricades ; qu'il bombarde Paris, s'il le veut et s'il a des mortiers ; qu'il se rende odieux à la population entière, et nous verrons le résultat de son entreprise ! Résistons seulement trois jours, et la victoire est à nous. Le Roi, se défendant dans son château, causera un enthousiasme universel. Enfin, s'il doit mourir, qu'il meure digne de son rang ; que le dernier exploit de Napoléon soit l'égorgement d'un vieillard. Louis XVIII, en sacrifiant sa vie, gagnera la seule bataille qu'il aura livrée ; il la gagnera au profit de la liberté du genre humain. "

Ainsi je parlai : on n'est jamais reçu à dire que tout est perdu quand on n'a rien tenté. Qu'y aurait-il eu de plus beau qu'un vieux fils de saint Louis renversant avec des Français, en quelques moments, un homme que tous les rois conjurés de l'Europe avaient mis tant d'années à abattre ?

Cette résolution, en apparence désespérée, était au fond très raisonnable et n'offrait pas le moindre danger. Je resterai toujours convaincu que Bonaparte, trouvant Paris ennemi et le Roi présent, n'aurait pas essayé de les forcer. Sans artillerie, sans vivres, sans argent, il n'avait avec lui que des troupes réunies au hasard, encore flottantes, étonnées de leur brusque changement de cocarde, de leurs serments prononcés à la volée sur les chemins : elles se seraient promptement divisées. Quelques heures de retard perdaient Napoléon ; il suffisait d'avoir un peu de coeur. On pouvait même déjà compter sur une partie de l'armée ; les deux régiments suisses gardaient leur foi : le maréchal Gouvion Saint-Cyr ne fit-il pas reprendre la cocarde blanche à la garnison d'Orléans deux jours après l'entrée de Bonaparte dans Paris ? De Marseille à Bordeaux, tout reconnut l'autorité du Roi pendant le mois de mars entier : à Bordeaux, les troupes hésitaient ; elles seraient restées à madame la duchesse d'Angoulême, si l'on avait appris que le Roi était aux Tuileries et que Paris se défendait. Les villes de province eussent imité Paris. Le 10e de ligne se battit très bien sous le duc d'Angoulême ; Masséna se montrait cauteleux et incertain ; à Lille, la garnison répondit à la vive proclamation du maréchal Mortier. Si toutes ces preuves d'une fidélité possible eurent lieu en dépit d'une fuite, que n'auraient-elles point été dans le cas d'une résistance ?

Mon plan adopté, les étrangers n'auraient point de nouveau ravagé la France ; nos princes ne seraient point revenus avec les armées ennemies ; la légitimité eût été sauvée par elle-même. Une seule chose eût été à craindre après le succès : la trop grande confiance de la royauté dans ses forces, et par conséquent des entreprises sur les droits de la nation.

Pourquoi suis-je venu à une époque où j'étais si mal placé ? Pourquoi ai-je été royaliste contre mon instinct dans un temps où une misérable race de cour ne pouvait ni m'entendre ni me comprendre ? Pourquoi ai-je été jeté dans cette troupe de médiocrités qui me prenaient pour un écervelé, quand je parlais courage ; pour un révolutionnaire, quand je parlais liberté ?

Il s'agissait bien de défense ! Le Roi n'avait aucune frayeur, et mon plan lui plaisait assez par une certaine grandeur louis-quatorzième ; mais d'autres figures étaient allongées. On emballait les diamants de la couronne (autrefois acquis des deniers particuliers des souverains), en laissant trente-trois millions écus au trésor et quarante-deux millions en effets. Ces soixante-quinze millions étaient le fruit de l'impôt : que ne le rendait-on au peuple plutôt que de le laisser à la tyrannie !

Une double procession montait et descendait les escaliers du pavillon de Flore ; on s'enquérait de ce qu'on avait à faire : point de réponse. On s'adressait au capitaine des gardes ; on interrogeait les chapelains, les chantres, les aumôniers : rien. De vaines causeries, de vains projets, de vains débits de nouvelles. J'ai vu des jeunes gens pleurer de fureur en demandant inutilement des ordres et des armes ; j'ai vu des femmes se trouver mal de colère et de mépris. Parvenir au Roi, impossible ; l'étiquette fermait la porte.

La grande mesure décrétée contre Bonaparte fut un ordre de courir sus : Louis XVIII, sans jambes, courir sus le conquérant qui enjambait la terre ! Cette formule des anciennes lois, renouvelée à cette occasion, suffit pour montrer la portée d'esprit des hommes d'Etat de cette époque. Courir sus en 1815 ! courir sus ! et sus qui ? sus un loup ? sus un chef de brigands ? sus un seigneur félon ? Non : sus Napoléon qui avait couru sus les rois, les avait saisis et marqués pour jamais à l'épaule de son N ineffaçable !

De cette ordonnance, considérée de plus près, sortait une vérité politique que personne ne voyait : la race légitime, étrangère à la nation pendant vingt-trois années, était restée au jour et à la place où la Révolution l'avait prise, tandis que la nation avait marché dans le temps et l'espace. De là impossibilité de s'entendre et de se rejoindre ; religion, idées, intérêts, langage, terre et ciel, tout était différent pour le peuple et pour le Roi, parce qu'ils n'étaient plus au même point de la route, parce qu'ils étaient séparés par un quart de siècle équivalant à des siècles.

Mais si l'ordre de courir sus paraît étrange par la conservation du vieil idiome de la loi, Bonaparte eut-il d'abord l'intention d'agir mieux, tout en employant un nouveau langage ? Des papiers de M. d'Hauterive, inventoriés par M. Artaud, prouvent qu'on eut beaucoup de peine à empêcher Napoléon de faire fusiller le duc d'Angoulême, malgré la pièce officielle du Moniteur , pièce de parade qui nous reste : il trouvait mauvais que ce prince se fût défendu. Et pourtant le fugitif de l'île d'Elbe, en quittant Fontainebleau, avait recommandé aux soldats d'être fidèles au monarque que la France s'était choisi. Napoléon au moment où il parlait de nouveau d'immoler un fils de France, était-il autre chose que le double usurpateur de la nouvelle royauté des Bourbons et des libertés populaires ? Quoi ! le sang du duc d'Enghien ne lui avait point suffi ? La famille de Bonaparte avait été respectée ; la reine Hortense avait obtenu de Louis XVIII le titre de duchesse de Saint-Leu ; Caroline, qui régnait encore à Naples, n'eut son royaume vendu par M. de Talleyrand que pendant le congrès de Vienne.

Cette époque, où la franchise manque à tous, serre le coeur : chacun jetait en avant une profession de foi, comme une passerelle pour traverser la difficulté du jour ; quitte à changer de direction, la difficulté franchie : la jeunesse seule était sincère, parce qu'elle touchait à son berceau. Bonaparte déclare solennellement qu'il renonce à la couronne ; il part et revient au bout de neuf mois. Benjamin Constant imprime son énergique protestation contre le tyran, et il change en vingt-quatre heures. On verra plus tard, dans un autre livre de ces Mémoires , qui lui inspira ce noble mouvement auquel la mobilité de sa nature ne lui permit pas de rester fidèle. Le maréchal Soult anime les troupes contre leur ancien capitaine ; quelques jours après il rit aux éclats de sa proclamation dans le cabinet de Napoléon, aux Tuileries, et devient major général de l'armée à Waterloo ; le maréchal Ney baise les mains du Roi, jure de lui ramener Bonaparte enfermé dans une cage de fer, et il livre à celui-ci tous les corps qu'il commande. Hélas ! et le Roi de France ?... Il déclare qu'à soixante ans il ne peut mieux terminer sa carrière qu'en mourant pour la défense de son peuple... et il fuit à Gand ! A cette impossibilité de vérité dans les sentiments, à ce désaccord entre les paroles et les actions, on se sent saisi de dégoût pour l'espèce humaine.

Louis XVIII, au 20 mars, prétendait mourir au milieu de la France ; s'il eût tenu parole, la légitimité pouvait encore durer un siècle ; la nature même semblait avoir ôté au vieux Roi la faculté de se retirer, en l'enchaînant d'infirmités salutaires ; mais les destinées futures de la race humaine eussent été entravées par l'accomplissement de la résolution de l'auteur de la Charte. Bonaparte accourut au secours de l'avenir ; ce Christ de la mauvaise puissance prit par la main le nouveau paralytique et lui dit : " Levez-vous et emportez votre lit ; surge, tolle lectum tuum . "


2 L23 Chapitre 4

Fuite du Roi. - Je pars avec madame de Chateaubriand. - Embarras de la route. - Le duc d'Orléans et le prince de Condé. - Tournai, Bruxelles. - Souvenirs. - Le duc de Richelieu. - Le Roi arrêté à Gand m'appelle auprès de lui.

Il était évident que l'on méditait une escampative [Du verbe " escamper ", prendre la fuite] : dans la crainte d'être retenu, on n'avertissait pas même ceux qui, comme moi, auraient été fusillés une heure après l'entrée de Napoléon à Paris. Je rencontrai le duc de Richelieu dans les Champs-Elysées : " On nous trompe, me dit-il ; je monte la garde ici, car je ne compte pas attendre tout seul l'empereur aux Tuileries. "

Madame de Chateaubriand avait envoyé, le soir du 19, un domestique au Carrousel, avec ordre de ne revenir que lorsqu'il aurait la certitude de la fuite du Roi. A minuit, le domestique n'étant pas rentré, je m'allai coucher. Je venais de me mettre au lit quand M. Clausel de Coussergues entra. Il nous apprit que Sa Majesté était partie et qu'elle se dirigeait sur Lille. Il m'apportait cette nouvelle de la part du Chancelier qui, me sachant en danger, violait pour moi le secret et m'envoyait douze mille francs à reprendre sur mes appointements de ministre de Suède. Je m'obstinai à rester, ne voulant quitter Paris que quand je serais physiquement sûr du déménagement royal. Le domestique envoyé à la découverte revint : il avait vu défiler les voitures de la cour. Madame de Chateaubriand me poussa dans sa voiture, le 20 mars, à quatre heures du matin. J'étais dans un tel accès de rage que je ne savais où j'allais ni ce que je faisais.

Nous sortîmes par la barrière Saint-Martin. A l'aube, je vis des corbeaux descendre paisiblement des ormes du grand chemin où ils avaient passé la nuit pour prendre aux champs leur premier repas, sans s'embarrasser de Louis XVIII et de Napoléon : ils n'étaient pas, eux, obligés de quitter leur patrie, et, grâce à leurs ailes, ils se moquaient de la mauvaise route où j'étais cahoté. Vieux amis de Combourg ! nous nous ressemblions davantage quand jadis, au lever du jour, nous déjeunions des mûres de la ronce dans nos halliers de la Bretagne !

La chaussée était défoncée, le temps pluvieux, madame de Chateaubriand malade : elle regardait à tout moment par la lucarne du fond de la voiture si nous n'étions pas poursuivis. Nous couchâmes à Amiens, où naquit Du Cange ; ensuite à Arras, patrie de Robespierre : là, je fus reconnu. Ayant envoyé demander des chevaux, le 22 au matin, le maître de poste les dit retenus pour un général qui portait à Lille la nouvelle de l' entrée triomphante de l'empereur et roi à Paris ; madame de Chateaubriand mourait de peur, non pour elle, mais pour moi. Je courus à la poste et, avec de l'argent, je levai la difficulté.

Arrivés sous les remparts de Lille le 23, à deux heures du matin, nous trouvâmes les portes fermées ; ordre était de ne les ouvrir à qui que ce soit. On ne put ou on ne voulut nous dire si le Roi était entré dans la ville. J'engageai le postillon pour quelques louis à gagner, en dehors des glacis, l'autre côté de la place et à nous conduire à Tournai ; j'avais, en 1792, fait à pied, pendant la nuit, ce même chemin avec mon frère. Arrivé à Tournai, j'appris que Louis XVIII était certainement entré dans Lille avec le maréchal Mortier, et qu'il comptait s'y défendre. Je dépêchai un courrier à M. de Blacas, le priant de m'envoyer une permission pour être reçu dans la place. Mon courrier revint avec une permission du commandant, mais sans un mot de M. de Blacas. Laissant madame de Chateaubriand à Tournai, je remontais en voiture pour me rendre à Lille lorsque le prince de Condé arriva. Nous sûmes par lui que le Roi était parti et que le maréchal Mortier l'avait fait accompagner jusqu'à la frontière. D'après cette explication, il restait prouvé que Louis XVIII n'était plus à Lille lorsque ma lettre y parvint.

Le duc d'Orléans suivit de près le prince de Condé.

Mécontent en apparence, il était aise au fond de se trouver hors de la bagarre ; l'ambiguïté de sa déclaration et de sa conduite portait l'empreinte de son caractère. Quant au vieux prince de Condé, l'émigration était son dieu Lare. Lui n'avait pas peur de monsieur de Bonaparte ; il se battait si l'on voulait, il s'en allait si l'on voulait : les choses étaient un peu brouillées dans sa cervelle ; il ne savait pas trop s'il s'arrêterait à Rocroi pour y livrer bataille, ou s'il irait dîner au Grand-Cerf. Il leva ses tentes quelques heures avant nous, me chargeant de recommander le café de l'auberge à ceux de sa maison qu'il avait laissés derrière lui. Il ignorait que j'avais donné ma démission à la mort de son petit-fils ; il n'était pas bien sûr d'avoir eu un petit-fils ; il sentait seulement dans son nom un certain accroissement de gloire, qui pouvait bien tenir à quelque Condé qu'il ne se rappelait plus.

Vous souvient-il de mon premier passage à Tournai avec mon frère, lors de ma première émigration ? Vous souvient-il, à ce propos, de l'homme métamorphosé en âne, de la fille des oreilles de laquelle sortaient des épis de blé, de la pluie de corbeaux qui mettaient le feu partout [Livre IX (N.d.A.).] ? En 1815, nous étions bien nous-mêmes une pluie de corbeaux ; mais nous ne mettions le feu nulle part. Hélas ! je n'étais plus avec mon malheureux frère. Entre 1792 et 1815 la République et l'empire avaient passé : que de révolutions s'étaient aussi accomplies dans ma vie ! Le temps m'avait ravagé comme le reste. Et vous, jeunes générations du moment, laissez venir vingt-trois années, et vous direz à ma tombe où en sont vos amours et vos illusions d'aujourd'hui.

A Tournai étaient arrivés les deux frères Bertin : M. Bertin de Vaux s'en retourna à Paris. l'autre Bertin, Bertin l'aîné, était mon ami. Vous savez par le livre quatorzième de ces Mémoires ce qui m'attachait à lui.

De Tournai nous allâmes à Bruxelles : là je ne retrouvai ni le baron de Breteuil, ni Rivarol, ni tous ces jeunes aides de camp devenus morts ou vieux, ce qui est la même chose. Aucune nouvelle du barbier qui m'avait donné asile. Je ne pris point le mousquet, mais la plume ; de soldat j'étais devenu barbouilleur de papier. Je cherchais Louis XVIII ; il était à Gand, où l'avaient conduit MM. de Blacas et de Duras : leur intention avait été d'abord d'embarquer le Roi pour l'Angleterre. Si le Roi avait consenti à ce projet, jamais il ne serait remonté sur le trône.

Etant entré dans un hôtel garni pour examiner un appartement, j'aperçus le duc de Richelieu fumant à demi couché sur un sofa, au fond d'une chambre noire. Il me parla des princes de la manière la plus brutale, déclarant qu'il s'en allait en Russie et ne voulait plus entendre parler de ces gens-là. Madame la duchesse de Duras, arrivée à Bruxelles, eut la douleur d'y perdre sa nièce.

La capitale du Brabant m'est en horreur ; elle n'a jamais servi que de passage à mes exils ; elle a toujours porté malheur à moi ou à mes amis.

Un ordre du Roi m'appela à Gand. Les volontaires royaux et la petite armée du duc de Berry avaient été licenciés à Béthune, au milieu de la boue et des accidents d'une débâcle militaire : on s'était fait des adieux touchants. Deux cents hommes de la maison du Roi restèrent et furent cantonnés à Alost ; mes deux neveux, Louis et Christian de Chateaubriand, faisaient partie de ce corps.


2 L23 Chapitre 5

Les Cent-Jours à Gand .

Le Roi et son conseil. - Je deviens ministre de l'intérieur par intérim. - M. de Lally-Tolendal. - Madame la duchesse de Duras. - Le maréchal Victor. - L'abbé Louis et le comte Beugnot. - L'abbé de Montesquiou. - Dîners du poisson blanc : convives.

On m'avait donné un billet de logement dont je ne profitai pas : une baronne dont j'ai oublié le nom vint trouver madame de Chateaubriand à l'auberge et nous offrit un appartement chez elle : elle nous priait de si bonne grâce ! " Vous ne ferez aucune attention, nous dit-elle, à ce que vous contera mon mari : il a la tête... vous comprenez ? Ma fille aussi est tant soit peu extraordinaire. elle a des moments terribles, la pauvre enfant ! mais elle est du reste douce comme un mouton. Hélas ! ce n'est pas celle-là qui me cause le plus de chagrin ; c'est mon fils Louis, le dernier de mes enfants : si Dieu n'y met la main, il sera pire que son père. " Madame de Chateaubriand refusa poliment d'aller demeurer chez des personnes aussi raisonnables.

Le Roi, bien logé, ayant son service et ses gardes, forma son conseil. L'empire de ce grand monarque consistait en une maison du royaume des Pays-Bas, laquelle maison était située dans une ville qui, bien que la ville natale de Charles-Quint, avait été le chef-lieu d'une préfecture de Bonaparte ; ces noms font entre eux un assez bon nombre d'événements et de siècles.

L'abbé de Montesquiou étant à Londres, Louis XVIII me nomma ministre de l'intérieur par intérim . Ma correspondance avec les départements ne me donnait pas grand'besogne ; je mettais facilement à jour ma correspondance avec les préfets, sous-préfets, maires et adjoints de nos bonnes villes, du côté intérieur de nos frontières ; je ne réparais pas beaucoup les chemins et je laissais tomber les clochers ; mon budget ne m'enrichissait guère ; je n'avais point de fonds secrets ; seulement, par un abus criant, je cumulais ; j'étais toujours ministre plénipotentiaire de Sa Majesté auprès du roi de Suède, qui, comme son compatriote Henri IV, régnait par droit de conquête, sinon par droit de naissance. Nous discourions autour d'une table couverte d'un tapis vert dans le cabinet du Roi. M. de Lally-Tolendal, qui était, je crois, ministre de l'instruction publique, prononçait des discours plus amples, plus joufflus encore que sa personne : il citait ses illustres aïeux les rois d'Irlande et embarbouillait le procès de son père dans celui de Charles Ier et de Louis XVI. Il se délassait le soir des larmes, des sueurs et des paroles qu'il avait versées au conseil, avec une dame accourue de Paris par enthousiasme de son génie ; il cherchait vertueusement à la guérir, mais son éloquence trompait sa vertu et enfonçait le dard plus avant.

Madame la duchesse de Duras était venue rejoindre M. le duc de Duras parmi les bannis. Je ne veux plus dire de mal du malheur, puisque j'ai passé trois mois auprès de cette femme excellente, causant de tout ce que des esprits et des coeurs droits peuvent trouver dans une conformité de goûts, d'idées, de principes et de sentiments. Madame de Duras était ambitieuse pour moi : elle seule a connu d'abord ce que je pouvais valoir en politique ; elle s'est toujours désolée de l'envie et de l'aveuglement qui m'écartaient des conseils du Roi ; mais elle se désolait encore bien davantage des obstacles que mon caractère apportait à ma fortune : elle me grondait, elle me voulait corriger de mon insouciance, de ma franchise, de mes naïvetés et me faire prendre des habitudes de courtisanerie qu'elle-même ne pouvait souffrir. Rien peut-être ne porte plus à l'attachement et à la reconnaissance que de se sentir sous le patronage d'une amitié supérieure qui, en vertu de son ascendant sur la société fait passer vos défauts pour des qualités, vos imperfections pour un charme. Un homme vous protège par ce qu'il vaut, une femme par ce que vous valez : voilà pourquoi de ces deux empires l'un est si odieux, l'autre si doux.

Depuis que j'ai perdu cette personne si généreuse, d'une âme si noble, d'un esprit qui réunissait quelque chose de la force de la pensée de madame de Staël à la grâce du talent de madame de La Fayette, je n'ai cessé, en la pleurant, de me reprocher les inégalités dont j'ai pu affliger quelquefois des coeurs qui m'étaient dévoués. Veillons bien sur notre caractère ! Songeons que nous pouvons, avec un attachement profond, n'en pas moins empoisonner des jours que nous rachèterions au prix de tout notre sang. Quand nos amis sont descendus dans la tombe, quel moyen avons-nous de réparer nos torts ? Nos inutiles regrets, nos vains repentirs, sont-ils un remède aux peines que nous leur avons faites ? Ils auraient mieux aimé de nous un sourire pendant leur vie que toutes nos larmes après leur mort.

La charmante Clara (madame la duchesse de Rauzan) était à Gand avec sa mère. Nous faisions, à nous deux de mauvais couplets sur l'air de la Tyrolienne . J'ai tenu sur mes genoux bien de belles petites filles qui sont aujourd'hui de jeunes grand-mères. Quand vous avez quitté une femme, mariée devant vous à seize ans, si vous revenez seize ans après, vous la retrouvez au même âge : " Ah ! madame, vous n'avez pas pris un jour ! " Sans doute : mais c'est à la fille que vous contez cela, à la fille que vous conduirez encore à l'autel. Mais vous, triste témoin des deux hymens, vous encoffrez les seize années que vous avez reçues à chaque union : présent de noces qui hâtera votre propre mariage avec une dame blanche, un peu maigre.

Le maréchal Victor était venu se placer auprès de nous, à Gand, avec une simplicité admirable : il ne demandait rien, n'importunait jamais le Roi de son empressement ; on le voyait à peine ; je ne sais si on lui fit jamais l'honneur et la grâce de l'inviter une seule fois au dîner de Sa Majesté. J'ai retrouvé dans la suite le maréchal Victor ; j'ai été son collègue au ministère, et toujours la même excellente nature m'est apparue. A Paris, en 1823, M. le Dauphin fut d'une grande dureté pour cet honnête militaire : il était bien bon, ce duc de Bellune, de payer par un dévouement si modeste une ingratitude si à l'aise ! La candeur m'entraîne et me touche, lors même qu'en certaines occasions elle arrive à la dernière expression de sa naïveté. Ainsi le maréchal m'a raconté la mort de sa femme dans le langage du soldat, et il m'a fait pleurer : il prononçait des mots scabreux si vite, et il les changeait avec tant de pudicité, qu'on aurait pu même les écrire.

M. de Vaublanc et M. Capelle nous rejoignirent. Le premier disait avoir de tout dans son portefeuille. Voulez-vous du Montesquieu ? en voici ; du Bossuet ? en voilà. A mesure que la partie paraissait vouloir prendre une autre face, il nous arrivait des voyageurs.

L'abbé Louis et M. le comte Beugnot descendirent à l'auberge où j'étais logé. Madame de Chateaubriand avait des étouffements affreux, et je la veillais. Les deux nouveaux venus s'installèrent dans une chambre séparée seulement de celle de ma femme par une mince cloison ; il était impossible de ne pas entendre, à moins de se boucher les oreilles : entre onze heures et minuit les débarqués élevèrent la voix. l'abbé Louis, qui parlait comme un loup et à saccades, disait à M. Beugnot : " Toi, ministre ? tu ne le seras plus ! tu n'as fait que des sottises ! " Je n'entendis pas clairement la réponse de M. le comte Beugnot, mais il parla de 33 millions laissés au trésor royal. L'abbé poussa, apparemment de colère, une chaise qui tomba. A travers le fracas, je saisis ces mots : " Le duc d'Angoulême ? il faut qu'il achète du bien national à la barrière de Paris. Je vendrai le reste des forêts de l'Etat. Je couperai tout, les ormes du grand chemin, le bois de Boulogne, les Champs-Elysées : à quoi ça sert-il ? heim ! " La brutalité faisait le principal mérite de M. Louis ; son talent était un amour stupide des intérêts matériels. Si le ministre des finances entraînait les forêts à sa suite, il avait sans doute un autre secret qu'Orphée, qui faisait aller après soi les bois par son beau vieller . Dans l'argot du temps, on appelait M. Louis un homme spécial ; sa spécialité financière l'avait conduit à entasser l'argent des contribuables dans le trésor, pour le faire prendre par Bonaparte. Bon tout au plus pour le Directoire, Napoléon n'avait pas voulu de cet homme spécial, qui n'était pas du tout un homme unique.

L'abbé Louis était venu jusqu'à Gand réclamer son ministère : il était fort bien auprès de M. de Talleyrand avec lequel il avait officié solennellement à la première fédération du Champ-de-Mars : l'évêque faisait le prêtre, l'abbé Louis le diacre et l'abbé Desrenaudes le sous-diacre. M. de Talleyrand, se souvenant de cette admirable profanation, disait au baron Louis : " L'abbé, tu étais bien beau en diacre au Champ-de-Mars ! " Nous avons supporté cette honte derrière la grande tyrannie de Bonaparte : devions-nous la supporter plus tard ?

Le Roi très-chrétien s'était mis à l'abri de tout reproche de cagoterie : il possédait dans son conseil un évêque marié, M. de Talleyrand ; un prêtre concubinaire, M. Louis ; un abbé peu pratiquant, M. de Montesquiou.

Ce dernier, homme ardent comme un poitrinaire, d'une certaine facilité de parole, avait l'esprit étroit et dénigrant, le coeur haineux, le caractère aigre. Un jour que j'avais péroré au Luxembourg pour la liberté de la presse, le descendant de Clovis passant devant moi, qui ne venais que du Breton Mormoran, me donna un grand coup de genou dans la cuisse, ce qui n'était pas de bon goût ; je le lui rendis, ce qui n'était pas poli : nous jouions au coadjuteur et au duc de La Rochefoucauld. L'abbé de Montesquiou appelait plaisamment M. de Lally-Tolendal " un animal à l'anglaise ".

On pêche, dans les rivières de Gand, un poisson blanc fort délicat : nous allions, tutti quanti , manger ce bon poisson dans une guinguette, en attendant les batailles et la fin des empires. M. Laborie ne manquait point au rendez-vous : je l'avais rencontré pour la première fois à Savigny, lorsque, fuyant Bonaparte, il entra par une fenêtre chez madame de Beaumont, et se sauva par une autre. Infatigable au travail, multipliant ses courses autant que ses billets, aimant à rendre des services comme d'autres aiment à les recevoir, il a été calomnié : la calomnie n'est pas l'accusation du calomnié, c'est l'excuse du calomniateur. J'ai vu se lasser des promesses dont M. Laborie était riche ; mais pourquoi ? Les chimères sont comme la torture : ça fait toujours passer une heure ou deux. J'ai souvent mené en main, avec une bride d'or, de vieilles rosses de souvenirs qui ne pouvaient se tenir debout, et que je prenais pour de jeunes et fringantes espérances.

Je vis aussi aux dîners du poisson blanc M. Mounier, homme de raison et de probité. M. Guizot daignait nous honorer de sa présence.


2 L23 Chapitre 6

Suite des Cent-Jours à Gand.

Moniteur de Gand. - Mon rapport au Roi : effet de ce rapport à Paris. - Falsification.

On avait établi à Gand un Moniteur : mon rapport au Roi du 12 mai, inséré dans ce journal prouve que mes sentiments sur les libertés de la presse et sur la domination étrangère ont en tout temps et tout pays été les mêmes. Je puis aujourd'hui citer ces passages ; ils ne démentent point ma vie :

" Sire, vous vous apprêtiez à couronner les institutions dont vous aviez posé la base... Vous aviez déterminé une époque pour le commencement de la pairie héréditaire ; le ministère eût acquis plus d'unité ; les ministres seraient devenus membres des deux Chambres selon l'esprit même de la Charte ; une loi eût été proposée afin qu'on pût être élu membre de la Chambre des députés avant quarante ans et que les citoyens eussent une véritable carrière politique. On allait s'occuper d'un code pénal pour les délits de la presse, après l'adoption de laquelle loi la presse eût été entièrement libre, car cette liberté est inséparable de tout gouvernement représentatif.

" Sire, et c'est ici l'occasion d'en faire la protestation solennelle : tous vos ministres, tous les membres de votre conseil, sont inviolablement attachés aux principes d'une sage liberté ; ils puisent auprès de vous cet amour des lois, de l'ordre et de la justice, sans lesquels il n'est point de bonheur pour un peuple. Sire, qu'il nous soit permis de vous le dire, nous sommes prêts à verser pour vous la dernière goutte de notre sang, à vous suivre au bout de la terre, à partager avec vous les tribulations qu'il plaira au Tout-Puissant de vous envoyer, parce que nous croyons devant Dieu que vous maintiendrez la constitution que vous avez donnée à votre peuple, que le voeu le plus sincère de votre âme royale est la liberté des Français. S'il en avait été autrement, sire, nous serions toujours morts à vos pieds pour la défense de votre personne sacrée ; mais nous n'aurions plus été que vos soldats, nous aurions cessé d'être vos conseillers et vos ministres.

" Sire, nous partageons dans ce moment votre royale tristesse ; il n'y a pas un de vos conseillers et de vos ministres qui ne donnât sa vie pour prévenir l'invasion de la France. Sire, vous êtes Français, nous sommes Français ! Sensibles à l'honneur de notre patrie, fiers de la gloire de nos armes, admirateurs du courage de nos soldats, nous voudrions, au milieu de leurs bataillons, verser jusqu'à la dernière goutte de notre sang pour les ramener à leur devoir ou pour partager avec eux des triomphes légitimes. Nous ne voyons qu'avec la plus profonde douleur les maux prêts à fondre sur notre pays. "

Ainsi, à Gand, je proposais de donner à la Charte ce qui lui manquait encore, et je montrais ma douleur de la nouvelle invasion qui menaçait la France : je n'étais pourtant qu'un banni dont les voeux étaient en contradiction avec les faits qui me pouvaient rouvrir les portes de ma patrie. Ces pages étaient écrites dans les Etats des souverains alliés, parmi des rois et des émigrés qui détestaient la liberté de la presse, au milieu des armées marchant à la conquête, et dont nous étions, pour ainsi dire, les prisonniers : ces circonstances ajoutent peut-être quelque force aux sentiments que j'osais exprimer.

Mon rapport, parvenu à Paris, eut un grand retentissement ; il fut réimprimé par M. Le Normant fils, qui joua sa vie dans cette occasion, et pour lequel j'ai eu toutes les peines du monde à obtenir un brevet stérile d'imprimeur du Roi. Bonaparte agit ou laissa agir d'une manière peu digne de lui : à l'occasion de mon rapport on fit ce que le Directoire avait fait à l'apparition des Mémoires de Cléry, on en falsifia des lambeaux : j'étais censé proposer à Louis XVIII des stupidités pour le rétablissement des droits féodaux, pour les dîmes du clergé, pour la reprise des biens nationaux, comme si l'impression de la pièce originale dans le Moniteur de Gand , à date fixe et connue, ne confondait pas l'imposture : mais on avait besoin d'un mensonge d'une heure. Le pseudonyme chargé d'un pamphlet sans sincérité était un militaire d'un grade assez élevé : il fut destitué après les Cent-Jours ; on motiva sa destitution sur la conduite qu'il avait tenue envers moi ; il m'envoya ses amis ; ils me prièrent de m'interposer afin qu'un homme de mérite ne perdît pas ses seuls moyens d'existence : j'écrivis au ministre de la guerre, et j'obtins une pension de retraite pour cet officier. Il est mort : la femme de cet officier est restée attachée à madame de Chateaubriand avec une reconnaissance à laquelle j'étais loin d'avoir des droits. Certains procédés sont trop estimés ; les personnes les plus vulgaires sont susceptibles de ces générosités. On se donne un renom de vertu à peu de frais : l'âme supérieure n'est pas celle qui pardonne ; c'est celle qui n'a pas besoin de pardon.

Je ne sais où Bonaparte, à Sainte-Hélène, a trouvé que j ' avais rendu à Gand des services essentiels : s'il jugeait trop favorablement mon rôle, du moins il y avait dans son sentiment une appréciation de ma valeur politique.


2 L23 Chapitre 7

Suite des Cent-Jours à Gand.

Le béguinage. - Comment j'étais reçu. - Grand dîner. - Voyage de madame de Chateaubriand à Ostende. - Anvers. - Un bègue. - Mort d'une jeune Anglaise.

Je me dérobais à Gand, le plus que je pouvais, à des intrigues antipathiques à mon caractère et misérables à mes yeux ; car, au fond, dans notre mesquine catastrophe, j'apercevais la catastrophe de la société. Mon refuge contre les oisifs et les croquants était l' enclos du Béguinage : je parcourais ce petit univers de femmes voilées ou aguimpées, consacrées aux diverses oeuvres chrétiennes ; région calme, placée comme les syrtes africaines au bord des tempêtes. Là aucune disparate ne heurtait mes idées, car le sentiment religieux est si haut qu'il n'est jamais étranger aux plus graves révolutions ; les solitaires de la Thébaïde et les Barbares, destructeurs du monde romain, ne sont point des faits discordants et des existences qui s'excluent.

J'étais reçu gracieusement dans l'enclos comme l'auteur du Génie du Christianisme : partout où je vais, parmi les chrétiens, les curés m'arrivent ; ensuite les mères m'amènent leurs enfants ; ceux-ci me récitent mon chapitre sur la première communion . Puis se présentent des personnes malheureuses qui me disent le bien que j'ai eu le bonheur de leur faire. Mon passage dans une ville catholique est annoncé comme celui d'un missionnaire et d'un médecin. Je suis touché de cette double réputation : c'est le seul souvenir agréable de moi que je conserve, je me déplais dans tout le reste de ma personne et de ma renommée.

J'étais assez souvent invité à des festins dans la famille de M. et madame d'Ops, père et mère vénérables entourés d'une trentaine d'enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. Chez M. Coppens, un gala, que je fus forcé d'accepter, se prolongea depuis une heure de l'après-midi jusqu'à huit heures du soir. Je comptai neuf services : on commença par les confitures et l'on finit par les côtelettes. Les Français seuls savent dîner avec méthode, comme eux seuls savent composer un livre.

Mon ministère me retenait à Gand ; madame de Chateaubriand, moins occupée, alla voir Ostende, où je m'embarquai pour Jersey en 1792. J'avais descendu exilé et mourant ces mêmes canaux au bord desquels je me promenais exilé encore, mais en parfaite santé : toujours des fables dans ma carrière ! Les misères et les joies de ma première émigration revivaient dans ma pensée ; je revoyais l'Angleterre, mes compagnons d'infortune, et cette Charlotte que je devais apercevoir encore. Personne ne se crée comme moi une société réelle en évoquant des ombres ; c'est au point que la vie de mes souvenirs absorbe le sentiment de ma vie réelle. Des personnes mêmes dont je ne me suis jamais occupé, si elles meurent, envahissent ma mémoire : on dirait que nul ne peut devenir mon compagnon s'il n'a passé à travers la tombe, ce qui me porte à croire que je suis un mort. Où les autres trouvent une éternelle séparation, je trouve une réunion éternelle ; qu'un de mes amis s'en aille de la terre, c'est comme s'il venait demeurer à mes foyers ; il ne me quitte plus. A mesure que le monde présent se retire, le monde passé me revient. Si les générations actuelles dédaignent les générations vieillies, elles perdent les frais de leur mépris en ce qui me touche : je ne m'aperçois même pas de leur existence.

Ma toison d'or n'était pas encore à Bruges, madame de Chateaubriand ne me l'apporta pas. A Bruges, en 1426, il y avait un homme appelé Jean , lequel inventa ou perfectionna la peinture à l'huile : remercions Jean de Bruges ; sans la propagation de sa méthode, les chefs-d'oeuvre de Raphaël seraient aujourd'hui effacés. Où les peintres flamands ont-ils dérobé la lumière dont ils éclairent leurs tableaux ? Quel rayon de la Grèce s'est égaré au rivage de la Batavie ?

Après son voyage d'Ostende, madame de Chateaubriand fit une course à Anvers. Elle y vit, dans un cimetière, des âmes du purgatoire en plâtre toutes barbouillées de noir et de feu. A Louvain elle me recruta un bègue, savant professeur qui vint tout exprès à Gand pour contempler un homme aussi extraordinaire que le mari de ma femme. Il me dit : " Illus...ttt...rr... " ; sa parole manqua à son admiration et je le priai à dîner. Quand l'helléniste eut bu du curaçao, sa langue se délia. Nous nous mîmes sur les mérites de Thucydide, que le vin nous faisait trouver clair comme de l'eau. A force de tenir tête à mon hôte, je finis, je crois, par parler hollandais, du moins je ne me comprenais plus.

Madame de Chateaubriand eut une triste nuit d'auberge à Anvers : une jeune Anglaise, nouvellement accouchée, se mourait ; pendant deux heures elle fit entendre des plaintes ; puis sa voix s'affaiblit, et son dernier gémissement, que saisit à peine une oreille étrangère se perdit dans un éternel silence. Les cris de cette voyageuse, solitaire et abandonnée, semblaient préluder aux mille voix de la mort prêtes à s'élever à Waterloo.


2 L23 Chapitre 8

Suite des Cent-Jours à Gand .

Mouvement inaccoutumé de Gand. - Le duc de Wellington. - Monsieur. - Louis XVIII.

La solitude accoutumée de Gand était rendue plus sensible par la foule étrangère qui l'animait alors et qui tôt s'allait écouler. Des recrues belges et anglaises apprenaient l'exercice sur les places et sous les arbres des promenades ; des canonniers, des fournisseurs, des dragons, mettaient à terre des trains d'artillerie, des troupeaux de boeufs, des chevaux qui se débattaient en l'air tandis qu'on les descendait suspendus dans des sangles ; des vivandières débarquaient avec les sacs, les enfants et les fusils de leurs maris : tout cela se rendait, sans savoir pourquoi et sans y avoir le moindre intérêt, au grand rendez-vous de destruction que leur avait donné Bonaparte. On voyait des politiques gesticuler le long d'un canal, auprès d'un pêcheur immobile, des émigrés trotter de chez le Roi chez Monsieur , de chez Monsieur chez le Roi. Le chancelier de France, M. d'Ambray, habit vert, chapeau rond, un vieux roman sous le bras, se rendait au conseil pour amender la Charte ; le duc de Lévis allait faire sa cour avec des savates débordées qui lui sortaient des pieds, parce que, fort brave et nouvel Achille, il avait été blessé au talon. Il était plein d'esprit, on peut en juger sur le recueil de ses pensées.

Le duc de Wellington venait de temps en temps passer des revues. Louis XVIII sortait chaque après-dîner dans un carrosse à six chevaux avec son premier gentilhomme de la chambre et ses gardes, pour faire le tour de Gand, tout comme s'il eût été dans Paris. S'il rencontrait dans son chemin le duc de Wellington, il lui faisait en passant un petit signe de tête de protection.

Louis XVIII ne perdit jamais le souvenir de la prééminence de son berceau ; il était roi partout, comme Dieu est Dieu partout, dans une crèche ou dans un temple, sur un autel d'or ou d'argile. Jamais son infortune ne lui arracha la plus petite concession ; sa hauteur croissait en raison de son abaissement ; son diadème était son nom ; il avait l'air de dire : " Tuez-moi, vous ne tuerez pas les siècles écrits sur mon front. " Si l'on avait ratissé ses armes au Louvre, peu lui importait : n'étaient-elles pas gravées sur le globe ? Avait-on envoyé des commissaires les gratter dans tous les coins de l'univers ? Les avait-on effacées aux Indes, à Pondichéry, en Amérique, à Lima et à Mexico ; dans l'orient, à Antioche, à Jérusalem, à Saint-Jean d'Acre, au Caire, à Constantinople, à Rhodes, en Morée ; dans l'Occident, sur les murailles de Rome, aux plafonds de Caserte et de l'Escurial, aux voûtes des salles de Ratisbonne et de Westminster, dans l'écusson de tous les rois ? Les avait-on arrachées à l'aiguille de la boussole, où elles semblent annoncer le règne des lis aux diverses régions de la terre ?

L'idée fixe de la grandeur, de l'antiquité, de la dignité, de, la majesté de sa race, donnait à Louis XVIII un véritable empire. On en sentait la domination ; les généraux mêmes de Bonaparte le confessaient : ils étaient plus intimidés devant ce vieillard impotent que devant le maître terrible qui les avait commandés dans cent batailles. A Paris, quand Louis XVIII accordait aux monarques triomphants l'honneur de dîner à sa table, il passait sans façon le premier devant ces princes dont les soldats campaient dans la cour du Louvre ; il les traitait comme des vassaux qui n'avaient fait que leur devoir en amenant des hommes d'armes à leur seigneur suzerain.

En Europe, il n'est qu'une monarchie, celle de France ; le destin des autres monarchies est lié au sort de celle-là. Toutes les races royales sont d'hier auprès de la race de Hugues Capet, et presque toutes en sont filles. Notre ancien pouvoir royal était l'ancienne royauté du monde : du bannissement des Capets datera l'ère de l'expulsion des rois.

Plus cette superbe du descendant de saint Louis était impolitique (elle est devenue funeste à ses héritiers) plus elle plaisait à l'orgueil national : les Français jouissaient de voir des souverains qui, vaincus, avaient porté les chaînes d'un homme, porter, vainqueurs, le joug d'une race.

La foi inébranlable de Louis XVIII dans son sang est la puissance réelle qui lui rendit le sceptre ; c'est cette foi qui, à deux reprises, fit tomber sur sa tête une couronne pour laquelle l'Europe ne croyait pas, ne prétendait pas épuiser ses populations et ses trésors. Le banni sans soldats se trouvait au bout de toutes les batailles qu'il n'avait pas livrées. Louis XVIII était la légitimité incarnée ; elle a cessé d'être visible quand il a disparu.


2 L23 Chapitre 9

Suite des Cent-Jours à Gand .

Souvenirs de l'histoire à Gand. - Madame la duchesse d'Angoulême arrive à Gand. - M. de Sèze. - Madame la duchesse de Lévis.

Je faisais à Gand, comme je fais en tous lieux, des courses à part. Les barques glissant sur d'étroits canaux, obligées de traverser dix à douze lieues de prairies pour arriver à la mer, avaient l'air de voguer sur l'herbe ; elles me rappelaient les canaux sauvages dans les marais à folle avoine du Missouri. Arrêté au bord de l'eau, tandis qu'on immergeait des zones de toile écrue, mes yeux erraient sur les clochers de la ville ; l'histoire m'apparaissait sur les nuages du ciel.

Les Gantois s'insurgent contre Henri de Châtillon, gouverneur pour la France ; la femme d'Edouard III met au monde Jean de Gand, tige de la maison de Lancastre ; règne populaire d'Artevelle : " Bonnes gens, qui vous meut ? Pourquoi êtes-vous si troublés sur moi ? En quoi puis-je vous avoir courroucés ? " - Il vous faut mourir ! criait le peuple : c'est ce que le temps nous crie à tous. Plus tard je voyais les ducs de Bourgogne ; les Espagnols arrivaient. Puis la pacification, les sièges et les prises de Gand.

Quand j'avais rêvé parmi les siècles, le son d'un petit clairon ou d'une musette écossaise me réveillait. J'apercevais des soldats vivants qui accouraient pour rejoindre les bataillons ensevelis de la Batavie : toujours destructions, puissances abattues ; et, en fin de compte, quelques ombres évanouies et des noms passés.

La Flandre maritime fut un des premiers cantonnements des compagnons de Clodion et de Clovis. Gand, Bruges et leurs campagnes, fournissaient près d'un dixième des grenadiers de la vieille garde : cette terrible milice fut tirée en partie du berceau de nos pères, et elle s'est venue faire exterminer auprès de ce berceau. La Lys a-t-elle donné sa fleur aux armes de nos rois ?

Les moeurs espagnoles impriment leur caractère : les édifices de Gand me retraçaient ceux de Grenade, moins le ciel de la Vega. Une grande ville presque sans habitants, des rues désertes, des canaux aussi déserts que ces rues... vingt-six îles formées par ces canaux, qui n'étaient pas ceux de Venise, une énorme pièce d'artillerie du moyen âge, voilà ce qui remplaçait à Gand la cité des Zegris, le Duero et le Xenil, le Généralife et l'Alhambra : mes vieux songes, vous reverrai-je jamais ?

Madame la duchesse d'Angoulême, embarquée sur la Gironde, nous arriva par l'Angleterre avec le général Donnadieu et M. de Sèze, qui avait traversé l'océan, son cordon bleu par-dessus sa veste. Le duc et la duchesse de Lévis vinrent à la suite de la princesse : ils s'étaient jetés dans la diligence et sauvés de Paris par la route de Bordeaux. Les voyageurs, leurs compagnons, parlaient politique : " Ce scélérat de Chateaubriand, disait l'un d'eux, n'est pas si bête ! depuis trois jours, sa voiture était chargée dans sa cour : l'oiseau a déniché. Ce n'est pas l'embarras, si Napoléon l'avait attrapé !... "

Madame la duchesse de Lévis était une personne très belle, très bonne, aussi calme que madame la duchesse de Duras était agitée. Elle ne quittait point madame de Chateaubriand ; elle fut à Gand notre compagne assidue. Personne n'a répandu dans ma vie plus de quiétude, chose dont j'ai grand besoin. Les moments les moins troublés de mon existence sont ceux que j'ai passés à Noisiel, chez cette femme dont les paroles et les sentiments n'entraient dans votre âme que pour y ramener la sérénité. Je les rappelle avec regret, ces moments écoulés sous les grands marronniers de Noisiel ! L'esprit apaisé, le coeur convalescent, je regardais les ruines de l'abbaye de Chelles, les petites lumières des barques arrêtées parmi les saules de la Marne. Le souvenir de madame de Lévis est pour moi celui d'une silencieuse soirée d'automne.

Elle a passé en peu d'heures ; elle s'est mêlée à la mort comme à la source de tout repos. Je l'ai vue descendre sans bruit dans son tombeau, au cimetière du Père-Lachaise ; elle est placée au-dessus de M. de Fontanes, et celui-ci dort auprès de son fils Saint-Marcellin, tué en duel. C'est ainsi qu'en m'inclinant au monument de madame de Lévis, je suis venu me heurter à deux autres sépulcres ; l'homme ne peut éveiller une douleur sans en réveiller une autre : pendant la nuit, les diverses fleurs qui ne s'ouvrent qu'à l'ombre s'épanouissent.

A l'affectueuse bonté de madame de Lévis pour moi était jointe l'amitié de M. le duc de Lévis le père : je ne dois plus compter que par générations. M. de Lévis écrivait bien ; il avait l'imagination variée et féconde qui sentait sa noble race comme on la retrouvait à Quiberon dans son sang répandu sur les grèves.

Tout ne devait pas finir là ; c'était le mouvement d'une amitié qui passait à la seconde génération. M. le duc de Lévis le fils, aujourd'hui attaché à M. le comte de Chambord, s'est approché de moi ; mon affection héréditaire ne lui manquera pas plus que ma fidélité à son auguste maître. La nouvelle et charmante duchesse de Lévis, sa femme, réunit au grand nom de d'Aubusson les plus brillantes qualités du coeur et de l'esprit : il y a de quoi vivre quand les grâces empruntent à l'histoire ses ailes infatigables !


2 L23 Chapitre 10

Suite des Cent-Jours à Gand .

Pavillon Marsan à Gand. - M. Gaillard, conseiller à la cour royale. - Visite secrète de madame la baronne de Vitrolles. - Billet de la main de Monsieur. - Fouché.

A Gand, comme à Paris, le pavillon Marsan existait. Chaque jour apportait de France à Monsieur des nouvelles qu'enfantait l'intérêt ou l'imagination.

M. Gaillard, ancien oratorien, conseiller à la cour royale de Paris, ami intime de Fouché, descendit au milieu de nous ; il se fit reconnaître et fut mis en rapport avec M. Capelle.

Quand je me rendais chez Monsieur, ce qui était rare, son entourage m'entretenait, à paroles couvertes et avec maints soupirs, d'un homme qui (il fallait en convenir) se conduisait à merveille : il entravait tontes les opérations de l'empereur ; il défendait le faubourg Saint-Germain , etc., etc. etc. Le fidèle maréchal Soult était aussi l'objet des prédilections de Monsieur, et, après Fouché, l'homme le plus loyal de France.

Un jour, une voiture s'arrête à la porte de mon auberge, j'en vois descendre madame la baronne de Vitrolles : elle arrivait chargée des pouvoirs du duc d'Otrante. Elle remporta un billet écrit de la main de Monsieur, par lequel le prince déclarait conserver une reconnaissance éternelle à celui qui sauvait M. de Vitrolles. Fouché n'en voulait pas davantage ; armé de ce billet, il était sûr de son avenir en cas de restauration. Dès ce moment il ne fut plus question à Gand que des immenses obligations que l'on avait à l'excellent M. Fouché de Nantes, que de l'impossibilité de rentrer en France autrement que par le bon plaisir de ce juste : l'embarras était de faire goûter au Roi le nouveau rédempteur de la monarchie.

Après les Cent-Jours, madame de Custine me força de dîner chez elle avec Fouché. Je l'avais vu une fois, six ans auparavant, à propos de la condamnation de mon pauvre cousin Armand. L'ancien ministre savait que je m'étais opposé à sa nomination à Roye, à Gonesse, à Arnouville ; et comme il me supposait puissant, il voulait faire sa paix avec moi. Ce qu'il y avait de mieux en lui, c'était la mort de Louis XVI : le régicide était son innocence. Bavard, ainsi que tous les révolutionnaires, battant l'air de phrases vides, il débitait un ramas de lieux communs farcis de destin , de nécessité , de droit des choses , mêlant à ce non-sens philosophique des non-sens sur le progrès et la marche de la société, d'impudentes maximes au profit du fort contre le faible ; ne se faisant faute d'aveux effrontés sur la justice des succès, le peu de valeur d'une tête qui tombe, l'équité de ce qui prospère, l'iniquité de ce qui souffre, affectant de parler des plus affreux désastres avec légèreté et indifférence, comme un génie au-dessus de ces niaiseries. Il ne lui échappa, à propos de quoi que ce soit, une idée choisie, un aperçu remarquable. Je sortis en haussant les épaules au crime.

M. Fouché ne m'a jamais pardonné ma sécheresse et le peu d'effet qu'il produisit sur moi. Il avait pensé me fasciner en faisant monter et descendre à mes yeux, comme une gloire du Sinaï, le coutelas de l'instrument fatal ; il s'était imaginé que je tiendrais à colosse l'énergumène qui, parlant du sol de Lyon, avait dit : " Ce sol sera bouleversé ; sur les débris de cette ville superbe et rebelle s'élèveront des chaumières éparses que les amis de l'égalité s'empresseront de venir habiter. Nous aurons le courage énergique de traverser les vastes tombeaux des conspirateurs. Il faut que leurs cadavres ensanglantés, précipités dans le Rhône, offrent sur les deux rives et à son embouchure l'impression de l'épouvante et l'image de la toute-puissance du peuple. Nous célébrerons la victoire de Toulon ; nous enverrons ce soir deux cent cinquante rebelles sous le fer de la foudre. "

Ces horribles pretintailles ne m'imposèrent point : parce que M. de Nantes avait délayé des forfaits républicains dans de la boue impériale ; que le sans-culotte, métamorphosé en duc, avait enveloppé la corde de la lanterne dans le cordon de la Légion d'honneur, il ne m'en paraissait ni plus habile ni plus grand. Les Jacobins détestent les hommes qui ne font aucun cas de leurs atrocités et qui méprisent leurs meurtres ; leur orgueil est irrité, comme celui des auteurs dont on conteste le talent.


2 L23 Chapitre 11

Affaires à Vienne .

Négociations de M. de Saint-Léon, envoyé de Fouché. - Proposition relative à M. le duc d'Orléans. - M. de Talleyrand. - Mécontentement d'Alexandre contre Louis XVIII. - Divers prétendants. - Rapport de La Besnadière. - Proposition inattendue d'Alexandre au congrès : Lord Clancarthy la fait échouer. - M. de Talleyrand se retourne : sa dépêche à Louis XVIII. - Déclaration de l'Alliance, tronquée dans le journal officiel de Francfort. - M. de Talleyrand veut que le Roi rentre en France par les provinces du sud-est. - Divers marchés du prince de Bénévent à Vienne. - Il m'écrit à Gand : sa lettre.

En même temps que Fouché envoyait à Gand M. Gaillard négocier avec le frère de Louis XVI, ses agents à Bâle pourparlaient avec ceux du prince de Metternich au sujet de Napoléon II, et M. de Saint-Léon, dépêché par ce même Fouché, arrivait à Vienne pour traiter de la couronne possible de M. le duc d'Orléans. Les amis du duc d'Otrante ne pouvaient pas plus compter sur lui que ses ennemis : au retour des princes légitimes, il maintint sur la liste des exilés son ancien collègue M. Thibaudeau, tandis que de son côté M. de Talleyrand retranchait de la liste ou ajoutait au catalogue tel ou tel proscrit, selon son caprice. Le faubourg Saint-Germain n'avait-il pas bien raison de croire en M. Fouché ?

M. de Saint-Léon à Vienne apportait trois billets dont l'un était adressé à M. de Talleyrand : le duc d'Otrante proposait à l'ambassadeur de Louis XVIII de pousser au trône, s'il y voyait jour, le fils d'Egalité. Quelle probité dans ces négociations ! qu'on était heureux d'avoir affaire à de si honnêtes gens ! Nous avons pourtant admiré, encensé, béni ces Cartouche ; nous leur avons fait la cour ; nous les avons appelés monseigneur ! Cela explique le monde actuel. M. de Montrond vint de surcroît après M. de Saint-Léon.

M. le duc d'Orléans ne conspirait pas de fait, mais de consentement ; il laissait intriguer les affinités révolutionnaires : douce société ! Au fond de ce bois, le plénipotentiaire du Roi de France prêtait l'oreille aux ouvertures de Fouché.

A propos de l'arrestation de M. de Talleyrand à la barrière d'Enfer, j'ai dit quelle avait été jusqu'alors l'idée fixe de M. de Talleyrand sur la régence de Marie-Louise : il fut obligé de se ranger par l'événement à l'éventualité des Bourbons ; mais il était toujours mal à l'aise ; il lui semblait que, sous les hoirs [Héritier. Se dit ordinairement des enfants, des héritiers en ligne directe, et ne s'emploie guère qu'au pluriel.] de saint Louis, un évêque marié ne serait jamais sûr de sa place. L'idée de substituer la branche cadette à la branche aînée lui sourit donc, et d'autant plus qu'il avait eu d'anciennes liaisons avec le Palais-Royal.

Prenant parti, toutefois sans se découvrir en entier, il hasarda quelques mots du projet de Fouché à Alexandre. Le czar avait cessé de s'intéresser à Louis XVIII : celui-ci l'avait blessé à Paris par son affectation de supériorité de race ; il l'avait encore blessé en rejetant le mariage du duc de Berry avec une soeur de l'empereur ; on refusait la princesse pour trois raisons : elle était schismatique ; elle n'était pas d'une assez vieille souche ; elle était d'une famille de fous : raisons qu'on ne présentait pas debout, mais de biais, et qui, entrevues, offensaient triplement Alexandre. Pour dernier sujet de plainte contre le vieux souverain de l'exil, le czar accusait l'alliance projetée entre l'Angleterre, la France et l'Autriche. Du reste, il semblait que la succession fût ouverte ; tout le monde prétendait hériter des fils de Louis XIV : Benjamin Constant, au nom de madame Murat, plaidait les droits que la soeur de Napoléon croyait avoir au royaume de Naples ; Bernadotte jetait un regard lointain sur Versailles, apparemment parce que le roi de Suède venait de Pau.

La Besnardière, chef de division aux relations extérieures, passa à M. de Caulaincourt ; il brocha un rapport, des griefs et contredits de la France à l'endroit de la légitimité. La ruade lâchée, M. de Talleyrand trouva le moyen de communiquer le rapport à Alexandre : mécontent et mobile, l'autocrate fut frappé du pamphlet de La Besnardière. Tout à coup, en plein congrès, à la stupéfaction de chacun, le czar demande si ce ne serait pas matière à délibération d'examiner en quoi M. le duc d'Orléans pourrait convenir comme roi à la France et à l'Europe. C'est peut-être une des choses les plus surprenantes de ces temps extraordinaires, et peut-être est-il plus extraordinaire encore qu'on en ait si peu parlé [Une brochure qui vient de paraître, intitulée : Lettres de l ' étranger , et qui semble écrite par un diplomate habile et bien instruit, indique cette étrange négociation russe à Vienne. (Paris, note de 1840. N.d.A.)] . Lord Clancarthy fit échouer la proposition russe : sa seigneurie déclara n'avoir point de pouvoirs pour traiter une question aussi grave : " Quant à moi, " dit-il, en opinant comme simple particulier, " je pense que mettre M. le duc d'Orléans sur le trône de France serait remplacer une usurpation militaire par une usurpation de famille, plus dangereuse aux monarques que toutes les autres usurpations. " Les membres du congrès allèrent dîner et marquèrent avec le sceptre de saint Louis, comme avec un fétu, le feuillet où ils en étaient restés dans leurs protocoles.

Sur les obstacles que rencontra le czar, M. de Talleyrand fit volte-face : prévoyant que le coup retentirait, il rendit compte à Louis XVIII (dans une dépêche que j'ai vue et qui portait le n o 25 ou 27) de l'étrange séance du congrès [On prétend qu'en 1830, M. de Talleyrand a fait enlever des archives particulières de la couronne sa correspondance avec Louis XVIII, de même qu'il avait fait enlever dans les archives de l'empire tout ce qu'il avait écrit, lui, M. de Talleyrand, relativement à la mort du duc d'Enghien et aux affaires d'Espagne. (Paris, note de 1840. N.d.A.)] : il se croyait obligé d'informer Sa Majesté d'une démarche aussi exorbitante, parce que cette nouvelle, disait-il, ne tarderait pas de parvenir aux oreilles du Roi : singulière naïveté pour M. le prince de Talleyrand.

Il avait été question d'une déclaration de l'Alliance, afin de bien avertir le monde qu'on n'en voulait qu'à Napoléon ; qu'on ne prétendait imposer à la France ni une forme obligée de gouvernement, ni un souverain qui ne fût pas de son choix. Cette dernière partie de la déclaration fut supprimée, mais elle fut positivement annoncée dans le journal officiel de Francfort. L'Angleterre, dans ses négociations avec les cabinets, se sert toujours de ce langage libéral, qui n'est qu'une précaution contre la tribune parlementaire.

On voit qu'à la seconde restauration, pas plus qu'à la première, les alliés ne se souciaient point du rétablissement de la légitimité : l'événement seul a tout fait. Qu'importait à des souverains dont la vue était si courte que la mère des monarchies de l'Europe fût égorgée ? Cela les empêcherait-il de donner des fêtes et d'avoir des gardes ? Aujourd'hui les monarques sont si solidement assis, le globe dans une main, l'épée dans l'autre !

M. de Talleyrand, dont les intérêts étaient alors à Vienne, craignait que les Anglais, dont l'opinion ne lui était plus aussi favorable, engageassent la partie militaire avant que toutes les armées fussent en ligne, et que le cabinet de Saint-James acquît ainsi la prépondérance : c'est pourquoi il voulait amener le Roi à rentrer par les provinces du sud-est, afin qu'il se trouvât sous la tutelle des troupes de l'empire et du cabinet autrichien. Le duc de Wellington avait donc l'ordre précis de ne point commencer les hostilités ; c'est donc Napoléon qui a voulu la bataille de Waterloo : on n'arrête point les destinées d'une telle nature.

Ces faits historiques, les plus curieux du monde, ont été généralement ignorés, c'est encore de même qu'on s'est formé une opinion confuse des traités de Vienne, relativement à la France : on les a crus l'oeuvre inique d'une troupe de souverains victorieux acharnés à notre perte ; malheureusement, s'ils sont durs, ils ont été envenimés par une main française : quand M. de Talleyrand ne conspire pas, il trafique.

La Prusse voulait avoir la Saxe, qui tôt ou tard sera sa proie ; la France devait favoriser ce désir, car la Saxe obtenant un dédommagement dans les cercles du Rhin, Landau nous restait avec nos enclaves ; Coblentz et d'autres forteresses passaient à un petit Etat ami qui placé entre nous et la Prusse, empêchait les points de contact ; les clefs de la France n'étaient point livrées à l'ombre de Frédéric. Pour trois millions qu'il en coûta à la Saxe, M. de Talleyrand s'opposa aux combinaisons du cabinet de Berlin, mais, afin d'obtenir l'assentiment d'Alexandre à l'existence de la vieille Saxe, notre ambassadeur fut obligé d'abandonner la Pologne au czar, bien que les autres puissances désirassent qu'une Pologne quelconque rendît les mouvements du Moscovite moins libres dans le Nord. Les Bourbons de Naples se rachetèrent, comme le souverain de Dresde, à prix d'argent. M. de Talleyrand prétendait qu'il avait droit à une subvention en échange de son duché de Bénévent : il vendait sa livrée en quittant son maître. Lorsque la France perdait tant, M. de Talleyrand n'aurait-il pu perdre aussi quelque chose ? Bénévent, d'ailleurs, n'appartenait pas au grand chambellan : en vertu du rétablissement des anciens traités, cette principauté dépendait des Etats de l'Eglise.

Telles étaient les transactions diplomatiques que l'on passait à Vienne, tandis que nous séjournions à Gand. Je reçus, dans cette dernière résidence, cette lettre de M. de Talleyrand :

" Vienne, le 4 mai.

" J'ai appris avec grand plaisir, Monsieur, que vous étiez à Gand, car les circonstances exigent que le Roi soit entouré d'hommes forts et indépendants.

" Vous aurez sûrement pensé qu'il était utile de réfuter par des publications fortement raisonnées toute la nouvelle doctrine que l'on veut établir dans les pièces officielles qui paraissent en France.

" Il y aurait de l'utilité à ce qu'il parût quelque chose dont l'objet serait d'établir que la déclaration du 31 mars, faite à Paris par les alliés, que la déchéance, que l'abdication, que le traité du 11 avril qui en a été la conséquence, sont autant de conditions préliminaires, indispensables et absolues du traité du 30 mai ; c'est-à-dire que sans ces conditions préalables le traité n'eût pas été fait. Cela posé, celui qui viole lesdites conditions, ou qui en seconde la violation, rompt la paix que ce traité a établie. Ce sont donc lui et ses complices qui déclarent la guerre à l'Europe.

" Pour le dehors comme pour le dedans, une discussion prise dans ce sens ferait du bien ; il faut seulement qu'elle soit bien faite, ainsi chargez-vous-en.

" Agréez, Monsieur, l'hommage de mon sincère attachement et de ma haute considération, "

" Talleyrand. "

" J'espère avoir l'honneur de vous voir à la fin du mois. "

Notre ministre à Vienne était fidèle à sa haine contre la grande chimère échappée des ombres ; il redoutait un coup de fouet de son aile. Cette lettre montre du reste tout ce que M. de Talleyrand était capable de faire, quand il écrivait seul : il avait la bonté de m'enseigner le motif , s'en rapportant à mes fioritures. Il s'agissait bien de quelques phrases diplomatiques sur la déchéance, sur l'abdication, sur le traité du 11 avril et du 30 mai, pour arrêter Napoléon ! Je fus très reconnaissant des instructions en vertu de mon brevet d' homme fort , mais je ne les suivis pas : ambassadeur in petto , je ne me mêlais point en ce moment des affaires étrangères ; je ne m'occupais que de mon ministère de l ' intérieur par intérim .

Mais que se passait-il à Paris ?


2 L23 Chapitre 12

Les Cent-Jours à Paris .

Effet du passage de la légitimité en France. - Etonnement de Bonaparte. - Il est obligé de capituler avec les idées qu'il avait crues étouffées. - Son nouveau système. - Trois énormes joueurs restés. - Chimères des libéraux. - Clubs et fédérés. - Escamotage de la république : l'Acte additionnel. - Chambre des représentants convoquée. - Inutile Champ-de-Mai.

Je vous fais voir l'envers des événements que l'histoire ne montre pas ; l'histoire n'étale que l'endroit. Les Mémoires ont l'avantage de présenter l'un et l'autre côté du tissu : sous ce rapport, ils peignent mieux l'humanité complète en exposant, comme les tragédies de Shakespeare, les scènes basses et hautes. Il y a partout une chaumière auprès d'un palais, un homme qui pleure auprès d'un homme qui rit, un chiffonnier qui porte sa hotte auprès d'un roi qui perd son trône : que faisait à l'esclave présent à la bataille d'Arbelles la chute de Darius ?

Gand n'était donc qu'un vestiaire derrière les coulisses du spectacle ouvert à Paris. Des personnages renommés restaient encore en Europe. J'avais en 1800 commencé ma carrière avec Alexandre et Napoléon ; pourquoi n'avais-je pas suivi ces premiers acteurs, mes contemporains, sur le grand théâtre ? Pourquoi seul à Gand ? Parce que le ciel vous jette où il veut. Des petits Cent-Jours à Gand, passons aux grands Cent-Jours à Paris.

Je vous ai dit les raisons qui auraient dû arrêter Bonaparte à l'île d'Elbe, et les raisons primantes ou plutôt la nécessité tirée de sa nature qui le contraignirent de sortir de l'exil. Mais la marche de Cannes à Paris épuisa ce qui lui restait du vieil homme : à Paris le talisman fut brisé.

Le peu d'instants que la légalité avait reparu avait suffi pour rendre impossible le rétablissement de l'arbitraire. Le despotisme muselle les masses, et affranchit les individus dans une certaine limite ; l'anarchie déchaîne les masses, et asservit les indépendances individuelles. De là, le despotisme ressemble à la liberté, quand il succède à l'anarchie ; il reste ce qu'il est véritablement quand il remplace la liberté : libérateur après la constitution directoriale, Bonaparte était oppresseur après la Charte. Il le sentait si bien qu'il se crut obligé d'aller plus loin que Louis XVIII et de retourner aux sources de la souveraineté nationale. Lui, qui avait foulé le peuple en maître, fut réduit à se refaire tribun du peuple, à courtiser la faveur des faubourgs, à parodier l'enfance révolutionnaire, à bégayer un vieux langage de liberté qui faisait grimacer ses lèvres, et dont chaque syllabe mettait en colère son épée.

Sa destinée, comme puissance, était en effet si bien accomplie, qu'on ne reconnut plus le génie de Napoléon pendant les Cent-Jours. Ce génie était celui du succès et de l'ordre, non celui de la défaite et de la liberté : or, il ne pouvait rien par la victoire qui l'avait trahi, rien pour l'ordre, puisqu'il existait sans lui. Dans son étonnement il disait : " Comme les Bourbons m'ont arrangé la France en quelques mois ! il me faudra des années pour la refaire. " Ce n'était pas l'oeuvre de la légitimité que le conquérant voyait, c'était l'oeuvre de la Charte ; il avait laissé la France muette et prosternée, il la trouvait debout et parlante : dans la naïveté de son esprit absolu, il prenait la liberté pour le désordre.

Et pourtant Bonaparte est obligé de capituler avec les idées qu'il ne peut vaincre de prime abord. A défaut de popularité réelle, des ouvriers, payés à quarante sous par tête, viennent, à la fin de leur journée, brailler au Carrousel Vive l'empereur ! cela s'appelait aller à la criée. Des proclamations annoncent d'abord une merveille d'oubli et de pardon ; les individus sont déclarés libres, la nation libre, la presse libre ; on ne veut que la paix, l'indépendance et le bonheur du peuple ; tout le système impérial est changé ; l'âge d'or va renaître. Afin de rendre la pratique conforme à la théorie, on partage la France en sept grandes divisions de police ; les sept lieutenants sont investis des mêmes pouvoirs qu'avaient, sous le Consulat et l'empire, les directeurs généraux : on sait ce que furent à Lyon, à Bordeaux, à Milan, à Florence, à Lisbonne, à Hambourg, à Amsterdam, ces protecteurs de la liberté individuelle. Au-dessus de ces lieutenants, Bonaparte élève, dans une hiérarchie de plus en plus favorable à la liberté , des commissaires extraordinaires, à la manière des représentants du peuple sous la Convention.

La police que dirige Fouché apprend au monde, par des proclamations solennelles, qu'elle ne va plus servir qu'à répandre la philosophie, qu'elle n'agira plus que d'après des principes de vertu.

Bonaparte rétablit, par un décret, la garde nationale du royaume, dont le nom seul lui donnait jadis des vertiges. Il se voit forcé d'annuler le divorce prononcé sous l'empire entre le despotisme et la démagogie, et de favoriser leur nouvelle alliance : de cet hymen doit naître, au Champ-de-Mai, une liberté, le bonnet rouge et le turban sur la tête, le sabre du mameluk à la ceinture et la hache révolutionnaire à la main, liberté entourée des ombres de ces milliers de victimes sacrifiées sur les échafauds ou dans les campagnes brûlantes de l'Espagne et les déserts glacés de la Russie. Avant le succès, les mameluks sont jacobins ; après le succès, les jacobins deviendront mameluks : Sparte est pour l'instant du danger, Constantinople pour celui du triomphe.

Bonaparte aurait bien voulu ressaisir à lui seul l'autorité, mais cela ne lui était pas possible ; il trouvait des hommes disposés à la lui disputer : d'abord les républicains de bonne foi, délivrés des chaînes du despotisme et des lois de la monarchie, désiraient garder une indépendance qui n'est peut-être qu'une noble erreur ; ensuite les furieux de l'ancienne faction de la montagne : ces derniers, humiliés de n'avoir été sous l'empire que les espions de police d'un despote, semblaient résolus à reprendre, pour leur propre compte, cette liberté de tout faire dont ils avaient cédé pendant quinze années le privilège à un maître.

Mais ni les républicains, ni les révolutionnaires, ni les satellites de Bonaparte, n'étaient assez forts pour établir leur puissance séparée, ou pour se subjuguer mutuellement. Menacés au dehors d'une invasion, poursuivis au dedans par l'opinion publique, ils comprirent que s'ils se divisaient, ils étaient perdus : afin d'échapper au danger, ils ajournèrent leur querelle ; les uns apportaient à la défense commune leurs systèmes et leurs chimères, les autres leur terreur et leur perversité. Nul n'était de bonne foi dans ce pacte ; chacun, la crise passée, se promettait de le tourner à son profit ; tous cherchaient d'avance à s'assurer les résultats de la victoire. Dans cet effrayant trente et un, trois énormes joueurs tenaient la banque tour à tour : la liberté, l'anarchie, le despotisme, tous trois trichant et s'efforçant de gagner une partie perdue pour tous.

Pleins de cette pensée, ils ne sévissaient point contre quelques enfants perdus qui pressaient les mesures révolutionnaires : des fédérés s'étaient formés dans les faubourgs et des fédérations s'organisaient sous de rigoureux serments dans la Bretagne, l'Anjou, le Lyonnais et la Bourgogne ; on entendait chanter la Marseillaise et la Carmagnole ; un club, établi à Paris, correspondait avec d'autres clubs dans les provinces ; on annonçait la résurrection du Journal des Patriotes . Mais, de ce côté-là, quelle confiance pouvaient inspirer les ressuscités de 1793 ? Ne savait-on pas comment ils expliquaient la liberté, l'égalité, les droits de l'homme ? Etaient-ils plus moraux, plus sages, plus sincères après qu'avant leurs énormités ? Est-ce parce qu'ils s'étaient souillés de tous les vices qu'ils étaient devenus capables de toutes les vertus ? on n'abdique pas le crime aussi facilement qu'une couronne ; le front que ceignit l'affreux bandeau en conserve des marques ineffaçables.

L'idée de faire descendre un ambitieux de génie du rang d'empereur à la condition de généralissime ou de président de la République était une chimère : le bonnet rouge, dont on chargeait la tête de ses bustes pendant les Cent-Jours, n'aurait annoncé à Bonaparte que la reprise du diadème, s'il était donné à ces athlètes qui parcourent le monde de fournir deux fois la même carrière.

Toutefois, des libéraux de choix se promettaient la victoire : des hommes fourvoyés, comme Benjamin Constant, des niais, comme M. Simonde-Sismondi, parlaient de placer le prince de Canino au ministère de l'intérieur, le lieutenant général comte Carnot au ministère de la guerre, le comte Merlin à celui de la justice. En apparence abattu, Bonaparte ne s'opposait point à des mouvements démocratiques qui, en dernier résultat fournissaient des conscrits à son armée. Il se laissait attaquer dans des pamphlets ; des caricatures lui répétaient : Ile d'Elbe , comme les perroquets criaient à Louis XI : Péronne . On prêchait à l'échappé de prison, en le tutoyant, la liberté et l'égalité ; il écoutait ces remontrances d'un air de componction. Tout à coup, rompant les liens dont on avait prétendu l'envelopper, il proclame de sa propre autorité, non une constitution plébéienne, mais une constitution aristocratique, un Acte additionnel aux constitutions de l'empire.

La république rêvée se change par cet adroit escamotage dans le vieux gouvernement impérial, rajeuni de féodalité. L' Acte additionnel enlève à Bonaparte le parti républicain et fait des mécontents dans presque tous les autres partis. La licence règne à Paris, l'anarchie dans les provinces ; les autorités civiles et militaires se combattent ; ici on menace de brûler les châteaux et d'égorger les prêtres ; là on arbore le drapeau blanc et on crie Vive le Roi ! Attaqué, Bonaparte recule ; il retire à ses commissaires extraordinaires la nomination des maires des communes et rend cette nomination au peuple. Effrayé de la multiplicité des votes négatifs contre l' Acte additionnel , il abandonne sa dictature de fait et convoque la Chambre des représentants en vertu de cet acte qui n'est point encore accepté. Errant d'écueil en écueil, à peine délivré d'un danger, il heurte contre un autre : souverain d'un jour, comment instituer une pairie héréditaire que l'esprit d'égalité repousse ? Comment gouverner les deux Chambres ? Montreront-elles une obéissance passive ? Quels seront les rapports de ces Chambres avec l'assemblée projetée du Champ-de-Mai, laquelle n'a plus de véritable but, puisque l' Acte additionnel est mis à exécution avant que les suffrages eussent été comptés ? Cette assemblée, composée de trente mille électeurs, ne se croira-t-elle pas la représentation nationale ?

Ce Champ-de-Mai, si pompeusement annoncé et célébré le 1er juin, se résout en un simple défilé de troupes et une distribution de drapeaux devant un autel méprisé, Napoléon, entouré de ses frères, des dignitaires de l'Etat, des maréchaux, des corps civils et judiciaires, proclame la souveraineté du peuple à laquelle il ne croyait pas. Les citoyens s'étaient imaginé qu'ils fabriqueraient eux-mêmes une constitution dans ce jour solennel ; les paisibles bourgeois s'attendaient qu'on y déclarerait l'abdication de Napoléon en faveur de son fils ; abdication manigancée à Bâle entre les agents de Fouché et du prince Metternich : il n'y eut rien qu'une ridicule attrape politique. L' Acte additionnel se présentait au reste comme un hommage à la légitimité ; à quelques différences près, et surtout moins l' abolition de la confiscation , c'était la Charte.


2 L23 Chapitre 13

Suite des Cent-Jours à Paris .

Soucis et amertumes de Bonaparte.

Ces changements subits, cette confusion de toutes choses, annonçaient l'agonie du despotisme : la tyrannie conservait l'instinct du mal et n'en avait plus la puissance. Toutefois l'empereur ne peut recevoir du dedans l'atteinte mortelle, car le pouvoir qui le combat est aussi exténué que lui ; le Titan révolutionnaire, que Napoléon avait jadis terrassé, n'a point recouvré son énergie native ; les deux géants se portent maintenant d'inutiles coups ; ce n'est plus que la lutte de deux ombres.

A ces impossibilités générales se joignent pour Bonaparte des tribulations domestiques et des soucis de palais : il annonçait à la France le retour de l'impératrice et du roi de Rome, et l'une et l'autre ne revenaient point. Il disait à propos de la reine de Hollande, devenue par Louis XVIII duchesse de Saint-Leu : " Quand on a accepté les prospérités d'une famille, il faut en embrasser les adversités. " Joseph, accouru de la Suisse ne lui demandait que de l'argent ; Lucien l'inquiétait par ses liaisons libérales ; Murat, d'abord conjuré contre son beau-frère, s'était trop hâté, en revenant à lui, d'attaquer les Autrichiens : dépouillé du royaume de Naples et fugitif de mauvais augure, il attendait aux arrêts, près de Marseille, la catastrophe que je vous raconterai plus tard.

Et puis l'empereur pouvait-il se fier à ses anciens partisans et ses prétendus amis ? ne l'avaient-ils pas indignement abandonné au moment de sa chute ? Ce Sénat qui rampait à ses pieds, maintenant blotti dans la pairie n'avait-il pas décrété la déchéance de son bienfaiteur ? Pouvait-il les croire, ces hommes, lorsqu'ils venaient lui dire : " L'intérêt de la France est inséparable du vôtre. Si la fortune trompait vos efforts, des revers, sire, n'affaibliraient pas notre persévérance et redoubleraient notre attachement pour vous. " Votre persévérance ! votre attachement redoublé par l'infortune ! Vous disiez ceci le 11 juin 1815 : qu'aviez-vous dit le 2 avril 1814 ? que direz-vous quelques semaines après, le 19 juillet 1815 ?

Le ministre de la police impériale, ainsi que vous l'avez vu, correspondait avec Gand, Vienne et Bâle ; les maréchaux auxquels Bonaparte était contraint de donner le commandement de ses soldats avaient naguère prêté serment à Louis XVIII ; ils avaient fait contre lui Bonaparte, les proclamations les plus violentes [Voyez plus haut celle du maréchal Soult. (N.d.A.)] : depuis ce moment, il est vrai, ils avaient réépousé leur sultan ; mais s'il eût été arrêté à Grenoble, qu'en auraient-ils fait ? Suffit-il de rompre un serment pour rendre à un autre serment violé toute sa force ? Deux parjures équivalent-ils à la fidélité ?

Encore quelques jours, et ces jureurs du Champ-de-Mai rapporteront leur dévouement à Louis XVIII dans les salons des Tuileries ; ils s'approcheront de la sainte table du Dieu de paix, pour se faire nommer ministres aux banquets de la guerre ; hérauts d'armes et brandisseurs des insignes royaux au sacre de Bonaparte, ils rempliront les mêmes fonctions au sacre de Charles X ; puis commissaires d'un autre pouvoir, ils mèneront ce roi prisonnier à Cherbourg, trouvant à peine un petit coin libre dans leur conscience pour y accrocher la plaque de leur nouveau serment. Il est dur de naître aux époques d'improbité, dans ces jours où deux hommes causant ensemble s'étudient à retrancher des mots de la langue, de peur de s'offenser et de se faire rougir mutuellement.

Ceux qui n'avaient pu s'attacher à Napoléon par sa gloire, qui n'avaient pu tenir par la reconnaissance au bienfaiteur duquel ils avaient reçu leurs richesses, leurs honneurs et jusqu'à leurs noms, s'immoleraient-ils maintenant à ses indigentes espérances ? S'enchaîneraient-ils à une fortune précaire et recommençante, les ingrats que ne fixa point une fortune consolidée par des succès inouïs et par une possession de seize années de victoires ? Tant de chrysalides qui, entre deux printemps, avaient dépouillé et revêtu, quitté et repris la peau du légitimiste et du révolutionnaire, du napoléonien et du bourboniste ; tant de paroles données et faussées ; tant de croix passées de la poitrine du chevalier à la queue du cheval, et de la queue du cheval à la poitrine du chevalier ; tant de preux changeant de bandières, et semant la lice de leurs gages de foi-mentie ; tant de nobles dames, tour à tour suivantes de Marie-Louise et de Marie-Caroline, ne devaient laisser au fond de l'âme de Napoléon que défiance horreur et mépris ; ce grand homme vieilli était seul au milieu de tous ces traîtres hommes et sort, sur une terre chancelante, sous un ciel ennemi, en face de sa destinée accomplie et du jugement de Dieu.


2 L23 Chapitre 14

Résolution à Vienne. - Mouvement à Paris.

Napoléon n'avait trouvé de fidèles que les fantômes de sa gloire passée ; ils l'escortèrent, ainsi que je vous l'ai dit, du lieu de son débarquement jusqu'à la capitale de la France. Mais les aigles, qui avaient volé de clocher en clocher de Cannes à Paris, s'abattirent fatiguées sur les cheminées des Tuileries, sans pouvoir aller plus loin.

Napoléon ne se précipite point, avec les populations émues, sur la Belgique, avant qu'une armée anglo-prussienne s'y fût rassemblée : il s'arrête ; il essaie de négocier avec l'Europe et de maintenir humblement les traités de la légitimité. Le congrès de Vienne oppose à M. le duc de Vicence l'abdication du 11 avril 1814 : par cette abdication Bonaparte reconnaissait qu'il était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe , et en conséquence renonçait, pour lui et ses héritiers, aux trônes de France et d'Italie . Or, puisqu'il vient rétablir son pouvoir, il viole manifestement le traité de Paris, et se replace dans la situation politique antérieure au 31 mars 1814 : donc c'est lui Bonaparte qui déclare la guerre à l'Europe et non l'Europe à Bonaparte. Ces arguties logiques de procureurs diplomates, comme je l'ai fait remarquer à propos de la lettre de M. de Talleyrand, valaient ce qu'elles pouvaient avant le combat.

La nouvelle du débarquement de Bonaparte à Cannes était arrivée à Vienne le 3 mars, au milieu d'une fête où l'on représentait l'assemblée des divinités de l'Olympe et du Parnasse. Alexandre venait de recevoir le projet d'alliance entre la France, l'Autriche et l'Angleterre : il hésita un moment entre les deux nouvelles, puis il dit : " II ne s'agit pas de moi, mais du salut du monde. " Et une estafette porte à Saint-Pétersbourg l'ordre de faire partir la garde. Les armées qui se retiraient s'arrêtent ; leur longue ligne fait volte-face, et huit cent mille ennemis tournent le visage vers la France. Bonaparte se prépare à la guerre ; il est attendu à de nouveaux champs catalauniques : Dieu l'a ajourné à la bataille qui doit mettre fin au règne des batailles.

Il avait suffi de la chaleur des ailes de la renommée de Marengo et d'Austerlitz pour faire éclore des armées dans cette France qui n'est qu'un grand nid de soldats. Bonaparte avait rendu à ses légions leurs surnoms d' invincible , de terrible , d' incomparable ; sept armées reprenaient le titre d'armées des Pyrénées, des Alpes, du Jura, de la Moselle, du Rhin : grands souvenirs qui servaient de cadre à des troupes supposées, à des triomphes en espérance. Une armée véritable était réunie à Paris et à Laon ; cent cinquante batteries attelées, dix mille soldats d'élite entrés dans la garde ; dix-huit mille marins illustrés à Lützen et à Bautzen ; trente mille vétérans, officiers et sous-officiers, en garnison dans les places fortes ; sept départements du nord et de l'est prêts à se lever en masse ; cent quatre-vingt mille hommes de la garde nationale rendus mobiles ; des corps francs dans la Lorraine, l'Alsace et la Franche-Comté ; des fédérés offrant leurs piques et leurs bras ; Paris fabriquant par jour trois mille fusils : telles étaient les ressources de l'empereur. Peut-être aurait-il encore une fois bouleversé le monde, s'il avait pu se résoudre, en affranchissant la patrie, à appeler les nations étrangères à l'indépendance. Le moment était propice : les rois qui promirent à leurs sujets des gouvernements constitutionnels venaient de manquer honteusement à leur parole. Mais la liberté était antipathique à Napoléon depuis qu'il avait bu à la coupe du pouvoir ; il aimait mieux être vaincu avec des soldats que de vaincre avec des peuples. Les corps qu'il poussa successivement vers les Pays-Bas se montaient à soixante-dix mille hommes.


2 L23 Chapitre 15

Ce que nous faisions à Gand. - M. de Blacas.

Nous autres émigrés, nous étions dans la ville de Charles-Quint comme les femmes de cette ville : assises derrière leurs fenêtres, elles voient dans un petit miroir incliné les soldats passer dans la rue. Louis XVIII était là dans un coin complètement oublié ; à peine recevait-il de temps en temps un billet du prince de Talleyrand revenant de Vienne, quelques lignes des membres du corps diplomatique résidant auprès du duc de Wellington en qualité de commissaires, MM. Pozzo di Borgo, de Vincent, etc., etc. On avait bien autre chose à faire qu'à songer à nous ! Un homme étranger à la politique n'aurait jamais cru qu'un impotent caché au bord de la Lys serait rejeté sur le trône par le choc des milliers de soldats prêts à s'égorger : soldats dont il n'était ni le roi ni le général, qui ne pensaient pas à lui, qui ne connaissaient ni son nom ni son existence. De deux points si rapprochés, Gand et Waterloo, jamais l'un ne parut si obscur, l'autre si éclatant : la légitimité gisait au dépôt comme un vieux fourgon brisé.

Nous savions que les troupes de Bonaparte s'approchaient ; nous n'avions pour nous couvrir que nos deux petites compagnies sous les ordres du duc de Berry, prince dont le sang ne pouvait nous servir, car il était déjà demandé ailleurs. Mille chevaux détachés de l'armée française, nous auraient enlevés en quelques heures. Les fortifications de Gand étaient démolies ; l'enceinte qui reste eût été d'autant plus facilement forcée que la population belge ne nous était pas favorable. La scène dont j'avais été témoin aux Tuileries se renouvela : on préparait secrètement les voitures de Sa Majesté ; les chevaux étaient commandés. Nous, fidèles ministres, nous aurions pataugé derrière ; à la grâce de Dieu. Monsieur partit pour Bruxelles, chargé de surveiller de plus près les mouvements.

M. de Blacas était devenu soucieux et triste ; moi, pauvre homme, je le solaciais [Consoler, soulager.] . A Vienne on ne lui était pas favorable ; M. de Talleyrand s'en moquait ; les royalistes l'accusaient d'être la cause du retour de Bonaparte. Ainsi, dans l'une ou l'autre chance, plus d'exil honoré pour lui en Angleterre, plus de premières places possibles en France : j'étais son unique appui. Je le rencontrais assez souvent au Marché aux chevaux, où il trottait seul ; m'attelant à son côté, je me conformais à sa triste pensée . Cet homme que j'ai défendu à Gand et en Angleterre, que je défendis en France après les Cent-Jours, et jusque dans la préface de la Monarchie selon la Charte , cet homme m'a toujours été contraire : cela ne serait rien s'il n'eût été un mal pour la monarchie. Je ne me repens pas de ma niaiserie passée ; mais je dois redresser dans ces Mémoires les surprises faites à mon jugement ou à mon bon coeur.


2 L23 Chapitre 16

Bataille de Waterloo.

Le 18 juin 1815, vers midi, je sortis de Gand par la porte de Bruxelles ; j'allai seul achever ma promenade sur la grande route. J'avais emporté les Commentaires de César et je cheminais lentement, plongé dans ma lecture. J'étais déjà à plus d'une lieue de la ville, lorsque je crus ouïr un roulement sourd : je m'arrêtai, regardai le ciel assez chargé de nuées, délibérant en moi-même si je continuerais d'aller en avant, ou si je me rapprocherais de Gand dans la crainte d'un orage. Je prêtai l'oreille ; je n'entendis plus que le cri d'une poule d'eau dans des joncs et le son d'une horloge de village. Je poursuivis ma route : je n'avais pas fait trente pas que le roulement recommença, tantôt bref, tantôt long et à intervalles inégaux ; quelquefois il n'était sensible que par une trépidation de l'air, laquelle se communiquait à la terre sur ces plaines immenses, tant il était éloigné. Ces détonations moins vastes, moins onduleuses, moins liées ensemble que celles de la foudre, firent naître dans mon esprit l'idée d'un combat. Je me trouvais devant un peuplier planté à l'angle d'un champ de houblon. Je traversai le chemin et je m'appuyai debout contre le tronc de l'arbre, le visage tourné du côté de Bruxelles. Un vent du sud s'étant levé m'apporta plus distinctement le bruit de l'artillerie. Cette grande bataille, encore sans nom, dont j'écoutais les échos au pied d'un peuplier, et dont une horloge de village venait de sonner les funérailles inconnues, était la bataille de Waterloo !

Auditeur silencieux et solitaire du formidable arrêt des destinées, j'aurais été moins ému si je m'étais trouvé dans la mêlée : le péril, le feu, la cohue de la mort ne m'eussent pas laissé le temps de méditer ; mais seul sous un arbre, dans la campagne de Gand, comme le berger des troupeaux qui paissaient autour de moi, le poids des réflexions m'accablait : Quel était ce combat ? Etait-il définitif ? Napoléon était-il là en personne ? Le monde comme la robe du Christ, était-il jeté au sort ? Succès ou revers de l'une ou de l'autre armée, quelle serait la conséquence de l'événement pour les peuples, liberté ou esclavage ? Mais quel sang coulait ! chaque bruit parvenu à mon oreille n'était-il pas le dernier soupir d'un Français ? Etait-ce un nouveau Crécy, un nouveau Poitiers, un nouvel Azincourt, dont allaient jouir les plus implacables ennemis de la France ? S'ils triomphaient, notre gloire n'était-elle pas perdue ? Si Napoléon l'emportait que devenait notre liberté ? Bien qu'un succès de Napoléon m'ouvrit un exil éternel, la patrie l'emportait dans ce moment dans mon coeur ; mes voeux étaient pour l'oppresseur de la France, s'il devait, en sauvant notre honneur, nous arracher à la domination étrangère.

Wellington triomphait-il ? La légitimité rentrerait donc dans Paris derrière ces uniformes rouges qui venaient de reteindre leur pourpre au sang des Français ! La royauté aurait donc pour carrosses de son sacre les chariots d'ambulance remplis de nos grenadiers mutilés ! Que sera-ce qu'une restauration accomplie sous de tels auspices ?... Ce n'est là qu'une bien petite partie des idées qui me tourmentaient. Chaque coup de canon me donnait une secousse et doublait le battement de mon coeur. A quelques lieues d'une catastrophe immense, je ne la voyais pas ; je ne pouvais toucher le vaste monument funèbre croissant de minute en minute à Waterloo comme du rivage de Boulaq, au bord du Nil, j'étendais vainement mes mains vers les Pyramides.

Aucun voyageur ne paraissait ; quelques femmes dans les champs, sarclant paisiblement des sillons de légumes, n'avaient pas l'air d'entendre le bruit que j'écoutais. Mais voici venir un courrier : je quitte le pied de mon arbre et je me place au milieu de la chaussée ; j'arrête le courrier et l'interroge. Il appartenait au duc de Berry et venait d'Alost. Il me dit : " Bonaparte est entré hier (17 juin) dans Bruxelles, après un combat sanglant. La bataille a dû recommencer aujourd'hui (18 juin). On croit à la défaite définitive des alliés, et l'ordre de la retraite est donné. " Le courrier continua sa route.

Je le suivis en me hâtant : je fus dépassé par la voiture d'un négociant qui fuyait en poste avec sa famille ; il me confirma le récit du courrier.


2 L23 Chapitre 17

Confusion à Gand. - Quelle fut la bataille de Waterloo.

Tout était dans la confusion quand je rentrai à Gand : on fermait les portes de la ville ; les guichets seuls demeuraient entre-baillés ; des bourgeois mal armés et quelques soldats de dépôt faisaient sentinelle. Je me rendis chez le Roi.

Monsieur venait d'arriver par une route détournée : il avait quitté Bruxelles sur la fausse nouvelle que Bonaparte y allait entrer, et qu'une première bataille perdue ne laissait aucune espérance du gain d'une seconde. On racontait que les Prussiens ne s'étant pas trouvés en ligne, les Anglais avaient été écrasés.

Sur ces bulletins, le sauve qui peut devint général : les possesseurs de quelques ressources partirent ; moi, qui ai la coutume de n'avoir jamais rien, j'étais toujours prêt et dispos. Je voulais faire déménager avant moi madame de Chateaubriand, grande bonapartiste, mais qui n'aime pas les coups de canon : elle ne me voulut pas quitter.

Le soir, conseil auprès de S. M. : nous entendîmes de nouveau les rapports de Monsieur et les on dit recueillis chez le commandant de la place ou chez le baron d'Eckstein. Le fourgon des diamants de la couronne était attelé : je n'avais pas besoin de fourgon pour emporter mon trésor. J'enfermai le mouchoir de soie noire dont j'entortille ma tête la nuit dans mon flasque portefeuille de ministre de l'intérieur, et je me mis à la disposition du prince, avec ce document important des affaires de la légitimité. J'étais plus riche dans ma première émigration, quand mon havresac me tenait lieu d'oreiller et servait de maillot à Atala : mais en 1815 Atala était une grande petite fille dégingandée de treize à quatorze ans, qui courait le monde toute seule, et qui pour l'honneur de son père, avait fait trop parler d'elle.

Le 19 juin, à une heure du matin, une lettre de M. Pozzo, transmise au Roi par estafette, rétablit la vérité des faits. Bonaparte n'était point entré dans Bruxelles ; il avait décidément perdu la bataille de Waterloo. Parti de Paris le 12 juin, il rejoignit son armée le 14. Le 15, il force les lignes de l'ennemi sur la Sambre. Le 16, il bat les Prussiens dans ces champs de Fleurus où la victoire semble à jamais fidèle aux Français. Les villages de Ligny et de Saint-Amand sont emportés. Aux Quatre-Bras, nouveau succès : le duc de Brunswick reste parmi les morts. Blücher en pleine retraite se rabat sur une réserve de trente mille hommes, aux ordres du général de Bulow ; le duc de Wellington, avec les Anglais et les Hollandais, s'adosse à Bruxelles.

Le 18 au matin, avant les premiers coups de canon, le duc de Wellington déclara qu'il pourrait tenir jusqu'à trois heures ; mais qu'à cette heure, si les Prussiens ne paraissaient pas, il serait nécessairement écrasé : acculé sur Planchenois et Bruxelles, toute retraite lui était interdite. Surpris par Napoléon, sa position militaire était détestable ; il l'avait acceptée et ne l'avait pas choisie.

Les Français emportèrent d'abord, à l'aile gauche de l'ennemi, les hauteurs qui dominent le château d'Hougoumont jusqu'aux fermes de la Haie-Sainte et de Papelotte ; à l'aile droite ils attaquèrent le village de Mont-Saint-Jean ; la ferme de la Haie-Sainte est enlevée au centre par le prince Jérôme. Mais la réserve prussienne paraît vers Saint-Lambert à six heures du soir : une nouvelle et furieuse attaque est donnée au village de la Haie-Sainte ; Blücher survient avec des troupes fraîches et isole du reste de nos troupes déjà rompues les carrés de la garde impériale. Autour de cette phalange immobile, le débordement des fuyards entraîne tout parmi des flots de poussière, de fumée ardente et de mitraille, dans des ténèbres sillonnées de fusées à la congrève, au milieu des rugissements de trois cents pièces d'artillerie et du galop précipité de vingt-cinq mille chevaux : c'était comme le sommaire de toutes les batailles de l'empire. Deux fois les Français ont crié : Victoire ! deux fois leurs cris sont étouffés sous la pression des colonnes ennemies. Le feu de nos lignes s'éteint ; les cartouches sont épuisées ; quelques grenadiers blessés, au milieu de trente mille morts, de cent mille boulets sanglants, refroidis et conglobés à leurs pieds, restent debout appuyés sur leur mousquet, baïonnette brisée, canon sans charge. Non loin d'eux l'homme des batailles écoutait, l'oeil fixe, le dernier coup de canon qu'il devait entendre de sa vie. Dans ces champs de carnage, son frère Jérôme combattait encore avec ses bataillons expirants accablés par le nombre, mais son courage ne peut ramener la victoire.

Le nombre des morts du côté des alliés était estimé à dix-huit mille hommes, du côté des Français à vingt-cinq mille ; douze cents officiers anglais avaient péri ; presque tous les aides de camp du duc de Wellington étaient tués ou blessés ; il n'y eut pas en Angleterre une famille qui ne prît le deuil. Le prince d'Orange avait été atteint d'une balle à l'épaule ; le baron de Vincent, ambassadeur d'Autriche, avait eu la main percée. Les Anglais furent redevables du succès aux Irlandais et à la brigade des montagnards écossais que les charges de notre cavalerie ne purent rompre. Le corps du général Grouchy, ne s'étant pas avancé, ne se trouva point à l'affaire. Les deux armées croisèrent le fer et le feu avec une bravoure et un acharnement qu'animait une inimitié nationale de dix siècles. Lord Castlereagh, rendant compte de la bataille à la Chambre des lords, disait : " Les soldats anglais et les soldats français, après l'affaire, lavaient leurs mains sanglantes dans un même ruisseau, et d'un bord à l'autre se congratulaient mutuellement sur leur courage. " Wellington avait toujours été funeste à Bonaparte ou plutôt le génie rival de la France, le génie anglais, barrait le chemin à la victoire. Aujourd'hui les Prussiens réclament contre les Anglais l'honneur de cette affaire décisive ; mais, à la guerre, ce n'est pas l'action accomplie, c'est le nom qui fait le triomphateur : ce n'est pas Bonaparte qui a gagné la véritable bataille d'Iéna.

Les fautes des Français furent considérables : ils se trompèrent sur des corps ennemis ou amis ; ils occupèrent trop tard la position des Quatre-Bras ; le maréchal Grouchy, qui était chargé de contenir les Prussiens avec ses trente-six mille hommes, les laissa passer sans les voir : de là des reproches que nos généraux se sont adressés. Bonaparte attaqua de front selon sa coutume, au lieu de tourner les Anglais, et s'occupa, avec la présomption du maître, de couper la retraite à un ennemi qui n'était pas vaincu.

Beaucoup de menteries et quelques vérités assez curieuses ont été débitées sur cette catastrophe. Le mot : La garde meurt et ne se rend pas , est une invention qu'on n'ose plus défendre. Il paraît certain qu'au commencement de l'action, Soult fit quelques observations stratégiques à l'empereur : " Parce que Wellington vous a battu, lui répondit sèchement Napoléon, vous croyez toujours que c'est un grand général. " A la fin du combat, M. de Turenne pressa Bonaparte de se retirer pour éviter de tomber entre les mains de l'ennemi : Bonaparte, sorti de ses pensées comme d'un rêve, s'emporta d'abord ; puis tout à coup, au milieu de sa colère, il s'élance sur son cheval et fuit.


2 L23 Chapitre 18

Retour de l'empereur. - Réapparition de La Fayette. - Nouvelle abdication de Bonaparte. - Séances orageuses à la Chambre des pairs. - Présages menaçants pour la seconde Restauration.

Le 19 juin cent coups de canon des Invalides avaient annoncé les succès de Ligny, de la Sambre, de Charleroi, des Quatre-Bras ; on célébrait des victoires mortes la veille à Waterloo. Le premier courrier qui transmit à Paris la nouvelle de cette défaite, une des plus grandes de l'histoire par ses résultats, fut Napoléon lui-même : il rentra dans les barrières la nuit du 21 ; on eût dit de ses mânes revenant pour apprendre à ses amis qu'il n'était plus. Il descendit à l'Elysée-Bourbon : lorsqu'il arriva de l'île d'Elbe, il était descendu aux Tuileries - ces deux asiles, instinctivement choisis, révélaient le changement de sa destinée.

Tombé à l'étranger dans un noble combat, Napoléon eut à supporter à Paris les assauts des avocats qui voulaient mettre à sac ses malheurs : il regrettait de n'avoir pas dissous la Chambre avant son départ pour l'armée ; il s'est souvent aussi repenti de n'avoir pas fait fusiller Fouché et Talleyrand. Mais il est certain que Bonaparte, après Waterloo, s'interdit toute violence, soit qu'il obéît au calme habituel de son tempérament, soit qu'il fût dompté par la destinée ; il ne dit plus comme avant sa première abdication : " On verra ce que c'est que la mort d'un grand homme . " Cette verve était passée. Antipathique à la liberté, il songea à casser cette Chambre des représentants que présidait Lanjuinais, de citoyen devenu sénateur, de sénateur devenu pair, de pair redevenu citoyen, de citoyen allant redevenir pair. Le général La Fayette, député, lut à la tribune une proposition qui déclarait : " la Chambre en permanence, crime de haute trahison toute tentative pour la dissoudre, traître à la patrie, et jugé comme tel, quiconque s'en rendrait coupable ". (21 juin 1815.)

Le discours du général commençait par ces mots :

" Messieurs, lorsque pour la première fois depuis bien des années j'élève une voix que les vieux amis de la liberté reconnaîtront encore, je me sens appelé à vous parler du danger de la patrie. (...) Voici l'instant de nous rallier autour du drapeau tricolore, de celui de 89, celui de la liberté, de l'égalité et de l'ordre public. "

L'anachronisme de ce discours causa un moment d'illusion ; on crut voir la Révolution, personnifiée dans La Fayette, sortir du tombeau et se présenter pâle et ridée à la tribune. Mais ces motions d'ordre, renouvelées de Mirabeau, n'étaient plus que des armes hors d'usage, tirées d'un vieil arsenal. Si La Fayette rejoignait noblement la fin et le commencement de sa vie, il n'était pas en son pouvoir de souder les deux bouts de la chaîne rompue du temps. Benjamin Constant se rendit auprès de l'empereur à l'Elysée-Bourbon ; il le trouva dans son jardin. La foule remplissait l'avenue de Marigny et criait : Vive l'empereur ! cri touchant échappé des entrailles populaires ; il s'adressait au vaincu ! Bonaparte dit à Benjamin Constant : " Que me doivent ceux-ci ? je les ai trouvés, je les ai laissés pauvres. " C'est peut-être le seul mot qui lui soit sorti du coeur, si toutefois l'émotion du député n'a pas trompé son oreille. Bonaparte prévoyant l'événement, vint au-devant de la sommation qu'on se préparait à lui faire ; il abdiqua pour n'être pas contraint d'abdiquer : " Ma vie politique est finie, dit-il : je déclare mon fils, sous le nom de Napoléon II, empereur des Français. " Inutile disposition, telle que celle de Charles X en faveur de Henri V : on ne donne des couronnes que lorsqu'on les possède, et les hommes cassent le testament de l'adversité. D'ailleurs l'empereur n'était pas plus sincère en descendant du trône une seconde fois qu'il ne l'avait été dans sa première retraite ; aussi lorsque les commissaires français allèrent apprendre au duc de Wellington que Napoléon avait abdiqué, il leur répondit : " Je le savais depuis un an. "

La Chambre des représentants, après quelques débats où Manuel prit la parole, accepta la nouvelle abdication de son souverain, mais vaguement et sans nommer de régence.

Une commission exécutive est créée : le duc d'Otrante la préside ; trois ministres, un conseiller d'Etat et un général de l'empereur la composent et dépouillent de nouveau leur maître : c'était Fouché, Caulaincourt, Carnot, Quinette et Grenier.

Pendant ces transactions, Bonaparte retournait ses idées dans sa tête : " Je n'ai plus d'armée, disait-il, je n'ai plus que des fuyards. La majorité de la Chambre des députés est bonne ; je n'ai contre moi que La Fayette, Lanjuinais et quelques autres. Si la nation se lève, l'ennemi sera écrasé ; si, au lieu d'une levée, on dispute, tout sera perdu. La nation n'a pas envoyé les députés pour me renverser, mais pour me soutenir. Je ne les crains point, quelque chose qu'ils fassent ; je serai toujours l'idole du peuple et de l'armée : si je disais un mot, ils seraient assommés. Mais si nous nous querellons au lieu de nous entendre, nous aurons le sort du Bas-Empire. "

Une députation de la Chambre des représentants étant venue le féliciter sur sa nouvelle abdication, il répondit : " Je vous remercie : je désire que mon abdication puisse faire le bonheur de la France ; mais je ne l'espère pas. "

Il se repentit bientôt après, lorsqu'il apprit que la Chambre des représentants avait nommé une commission de gouvernement composée de cinq membres. Il dit aux ministres : " Je n'ai point abdiqué en faveur d'un nouveau Directoire ; j'ai abdiqué en faveur de mon fils : si on ne le proclame point, mon abdication est nulle et non avenue. Ce n'est point en se présentant devant les alliés l'oreille basse et le genou en terre que les Chambres les forceront à reconnaître l'indépendance nationale. "

Il se plaignait que La Fayette, Sébastiani, Pontécoulant, Benjamin Constant, avaient conspiré contre lui, que d'ailleurs les Chambres n'avaient pas assez d'énergie. Il disait que lui seul pouvait tout réparer, mais que les meneurs n'y consentiraient jamais, qu'ils aimeraient mieux s'engloutir dans l'abîme que de s'unir avec lui, Napoléon, pour le fermer.

Le 27 juin, à la Malmaison, il écrivit cette sublime lettre : " En abdiquant le pouvoir, je n'ai pas renoncé au plus noble droit du citoyen, au droit de défendre mon pays. Dans ces graves circonstances, j'offre mes services comme général, me regardant encore comme le premier soldat de la patrie. "

Le duc de Bassano lui ayant représenté que les Chambres ne seraient pas pour lui : " Alors je le vois bien, dit-il, il faut toujours céder. Cet infâme Fouché vous trompe, il n'y a que Caulaincourt et Carnot qui valent quelque chose ; mais que peuvent-ils faire, avec un traître, Fouché, et deux niais, Quinette et Grenier, et deux Chambres qui ne savent ce qu'elles veulent. Vous croyez tous comme des imbéciles aux belles promesses des étrangers ; vous croyez qu'ils vous mettront la poule au pot, et qu'ils vous donneront un prince de leur façon, n'est-ce pas ? Vous vous trompez [Voyez les Oeuvres de Napoléon , tome Ier, dernières pages. (N.d.A.)] . "

Des plénipotentiaires furent envoyés aux alliés. Napoléon requit le 29 juin deux frégates, stationnées à Rochefort, pour le transporter hors de France ; en attendant il s'était retiré à la Malmaison.

Les discussions étaient vives à la Chambre des pairs. Longtemps ennemi de Bonaparte, Carnot qui signait l'ordre des égorgements d'Avignon sans avoir le temps de le lire, avait eu le temps, pendant les Cent-Jours, d'immoler son républicanisme au titre de comte. Le 22 juin, il avait lu au Luxembourg une lettre du ministre de la guerre, contenant un rapport exagéré sur les ressources militaires de la France. Ney, nouvellement arrivé, ne put entendre ce rapport sans colère. Napoléon, dans ses bulletins, avait parlé du maréchal avec un mécontentement mal déguisé, et Gourgaud accusa Ney d'avoir été la principale cause de la perte de la bataille de Waterloo. Ney se leva et dit : " Ce rapport est faux, faux de tous points : Grouchy ne peut avoir sous ses ordres que vingt à vingt-cinq mille hommes tout au plus. Il n'y a plus un seul soldat de la garde à rallier : je la commandais ; je l'ai vu massacrer tout entière avant de quitter le champ de bataille. L'ennemi est à Nivelle avec quatre-vingt mille hommes ; il peut être à Paris dans six jours : vous n'avez d'autre moyen de sauver la patrie que d'ouvrir des négociations. "

L'aide de camp Flahaut voulut soutenir le rapport du ministre de la guerre ; Ney répliqua avec une nouvelle véhémence : " Je le répète, vous n'avez d'autre voie de salut que la négociation. Il faut que vous rappeliez les Bourbons. Quant à moi, je me retirerai aux Etats-Unis. "

A ces mots, Lavalette et Carnot accablèrent le maréchal de reproches ; Ney leur répondit avec dédain : " Je ne suis pas de ces hommes pour qui leur intérêt est tout : que gagnerai-je au retour de Louis XVIII ? d'être fusillé pour crime de désertion ; mais je dois la vérité à mon pays. "

Dans la séance des pairs du 23, le général Drouot, rappelant cette scène, dit : " J'ai vu avec chagrin ce qui fut dit hier pour diminuer la gloire de nos armes, exagérer nos désastres et diminuer nos ressources. Mon étonnement a été d'autant plus grand que ces discours étaient prononcés par un général distingué (Ney), qui, par sa grande valeur et ses connaissances militaires, a tant de fois mérité la reconnaissance de la nation. "

Dans la séance du 22, un second orage avait éclaté à la suite du premier : il s'agissait de l'abdication de Bonaparte ; Lucien insistait pour qu'on reconnût son neveu empereur. M. de Pontécoulant interrompit l'orateur, et demanda de quel droit Lucien, étranger et prince romain, se permettait de donner un souverain à la France. " Comment, ajouta-t-il, reconnaître un enfant qui réside en pays étranger ? " A cette question, La Bédoyère s'agitant devant son siège :

" J'ai entendu des voix autour du trône du souverain heureux ; elles s'en éloignent aujourd'hui qu'il est dans le malheur. Il y a des gens qui ne veulent pas reconnaître Napoléon II, parce qu'ils veulent recevoir la loi de l'étranger, à qui ils donnent le nom d'alliés.

L'abdication de Napoléon est indivisible. Si l'on ne veut pas reconnaître son fils, il doit tenir l'épée, environné de Français qui ont versé leur sang pour lui, et qui sont encore tout couverts de blessures.

Il sera abandonné par de vils généraux qui l'ont déjà trahi.

Mais si l'on déclare que tout Français qui quittera son drapeau sera couvert d'infamie, sa maison rasée, sa famille proscrite, alors plus de traîtres, plus de manoeuvres qui ont occasionné les dernières catastrophes et dont peut-être quelques auteurs siègent ici. "

La Chambre se lève en tumulte : " A l'ordre ! à l'ordre ! à l'ordre ! " mugit-on blessé du coup : " Jeune homme, vous vous oubliez ! " s'écria Masséna. " Vous vous croyez encore au corps de garde ? " disait Lameth.

Tous les présages de la seconde Restauration furent menaçants : Bonaparte était revenu à la tête de quatre cents Français, Louis XVIII revenait derrière quatre cent mille étrangers ; il passa près de la mare de sang de Waterloo, pour aller à Saint-Denis comme à sa sépulture.

C'était pendant que la légitimité s'avançait ainsi que retentissaient les interpellations de la Chambre des pairs ; il y avait là je ne sais quoi de ces terribles scènes révolutionnaires aux grands jours de nos malheurs, quand le poignard circulait au tribunal entre les mains des victimes. Quelques militaires dont la funeste fascination avait amené la ruine de la France, en déterminant la seconde invasion de l'étranger, se débattaient sur le seuil du palais ; leur désespoir prophétique, leurs gestes, leurs paroles de la tombe, semblaient annoncer une triple mort : mort à eux-mêmes, mort à l'homme qu'ils avaient béni, mort à la race qu'ils avaient proscrite.


2 L23 Chapitre 19

Départ de Gand. - Arrivée à Mons. - Je manque ma première occasion de fortune dans ma carrière politique. - M. de Talleyrand à Mons. - Scène avec le Roi. - Je m'intéresse bêtement à M. de Talleyrand.

Tandis que Bonaparte se retirait à la Malmaison avec l'empire fini, nous, nous partions de Gand avec la monarchie recommençante. Pozzo, qui savait combien il s'agissait peu de la légitimité en haut lieu, se hâta d'écrire à Louis XVIII de partir et d'arriver vite, s'il voulait régner avant que la place fût prise : c'est à ce billet que Louis XVIII dut sa couronne en 1815.

A Mons, je manquai la première occasion de fortune de ma carrière politique ; j'étais mon propre obstacle et je me trouvais sans cesse sur mon chemin. Cette fois, mes qualités me jouèrent le mauvais tour que m'auraient pu faire mes défauts.

M. de Talleyrand, dans tout l'orgueil d'une négociation qui l'avait enrichi, prétendait avoir rendu à la légitimité les plus grands services et il revenait en maître. Etonné que déjà on n'eût point suivi pour le retour à Paris la route qu'il avait tracée, il fut bien plus mécontent de retrouver M. de Blacas avec le Roi. Il regardait M. de Blacas comme le fléau de la monarchie ; mais ce n'était pas là le vrai motif de son aversion : il considérait dans M. de Blacas le favori, par conséquent le rival ; il craignait aussi Monsieur et s'était emporté lorsque, quinze jours auparavant, Monsieur lui avait fait offrir son hôtel sur la Lys. Demander l'éloignement de M. de Blacas, rien de plus naturel ; l'exiger, c'était trop se souvenir de Bonaparte.

M. de Talleyrand entra dans Mons vers les six heures du soir, accompagné de l'abbé Louis : M. de Ricé, M. de Jaucourt et quelques autres commensaux, volèrent à lui. Plein d'une humeur qu'on ne lui avait jamais vue, l'humeur d'un roi qui croit son autorité méconnue, il refusa de prime abord d'aller chez Louis XVIII, répondant à ceux qui l'en pressaient par sa phrase ostentatrice : " Je ne suis jamais pressé ; il sera temps demain. " Je l'allai voir ; il me fit toutes ces cajoleries avec lesquelles il séduisait les petits ambitieux et les niais importants. Il me prit par le bras, s'appuya sur moi en me parlant : familiarités de haute faveur, calculées pour me tourner la tête, et qui étaient, avec moi, tout à fait perdues ; je ne comprenais même pas. Je l'invitai à venir chez le Roi où je me rendais.

Louis XVIII était dans ses grandes douleurs : il s'agissait de se séparer de M. de Blacas ; celui-ci ne pouvait rentrer en France ; l'opinion était soulevée contre lui ; bien que j'eusse eu à me plaindre du favori à Paris, je ne lui en avais témoigné à Gand aucun ressentiment. Le Roi m'avait su gré de ma conduite ; dans son attendrissement, il me traita à merveille. On lui avait déjà rapporté les propos de M. de Talleyrand : " Il se vante, me dit-il, de m'avoir remis une seconde fois la couronne sur la tête et il me menace de reprendre le chemin de l'Allemagne : qu'en pensez-vous, monsieur de Chateaubriand ? " Je répondis : " On aura mal instruit Votre Majesté ; M. de Talleyrand est seulement fatigué. Si le Roi y consent, je retournerai chez le ministre. " Le Roi parut bien aise ; ce qu'il aimait le moins, c'étaient les tracasseries ; il désirait son repos aux dépens même de ses affections.

M. de Talleyrand au milieu de ses flatteurs était plus monté que jamais. Je lui représentai qu'en un moment aussi critique il ne pouvait songer à s'éloigner. Pozzo le prêcha dans ce sens : bien qu'il n'eut pas la moindre inclination pour lui, il aimait dans ce moment à le voir aux affaires comme une ancienne connaissance ; de plus il le supposait en faveur près du czar. Je ne gagnai rien sur l'esprit de M. de Talleyrand, les habitués du prince me combattaient ; M. Mounier même pensait que M. de Talleyrand devait se retirer. L'abbé Louis, qui mordait tout le monde, me dit en secouant trois fois sa mâchoire : " Si j'étais le prince, je ne resterais pas un quart d'heure à Mons. " Je lui répondis : " Monsieur l'abbé, vous et moi nous pouvons nous en aller où nous voulons ; personne ne s'en apercevra ; il n'en est pas de même de M. de Talleyrand. " J'insistai encore et je dis au prince : " Savez-vous que le Roi continue son voyage ? " M. de Talleyrand parut surpris, puis il me dit superbement, comme le Balafré à ceux qui le voulaient mettre en garde contre les desseins de Henri III : " Il n'osera ! "

Je revins chez le Roi où je trouvai M. de Blacas. Je dis à S. M., pour excuser son ministre, qu'il était malade, mais qu'il aurait très certainement l'honneur de faire sa cour au Roi le lendemain. " Comme il voudra, répliqua Louis XVIII : je pars à trois heures " ; et puis il ajouta affectueusement ces paroles : " Je vais me séparer de M. de Blacas ; la place sera vide, monsieur de Chateaubriand. "

C'était la maison du Roi mise à mes pieds. Sans s'embarrasser davantage de M. de Talleyrand, un politique avisé aurait fait attacher ses chevaux à sa voiture pour suivre ou précéder le Roi : je demeurai sottement dans mon auberge.

M. de Talleyrand, ne pouvant se persuader que le Roi s'en irait, s'était couché : à trois heures on le réveille pour lui dire que le Roi part ; il n'en croit pas ses oreilles : " Joué ! trahi ! " s'écria-t-il. On le lève et le voilà, pour la première fois de sa vie, à trois heures du matin dans la rue, appuyé sur le bras de M. de Ricé. Il arrive devant l'hôtel du Roi ; les deux premiers chevaux de l'attelage avaient déjà la moitié du corps hors de la porte cochère. On fait signe de la main au postillon de s'arrêter ; le Roi demande ce que c'est. On lui crie : " Sire, c'est M. de Talleyrand. - Il dort, dit Louis XVIII. - Le voilà, sire. - Allons ! " répondit le Roi. Les chevaux reculent avec la voiture ; on ouvre la portière, le Roi descend, rentre en se traînant dans son appartement, suivi du ministre boiteux. Là M. de Talleyrand commence en colère une explication. Sa Majesté l'écoute et lui répond : " Prince de Bénévent, vous nous quittez ? Les eaux vous feront du bien : vous nous donnerez de vos nouvelles. " Le Roi laisse le prince ébahi, se fait reconduire à sa berline et part.

M. de Talleyrand bavait de colère ; le sang-froid de Louis XVIII l'avait démonté : lui, M. de Talleyrand, qui se piquait de tant de sang-froid, être battu sur son propre terrain, planté là, sur une place à Mons, comme l'homme le plus insignifiant : il n'en revenait pas ! Il demeure muet, regarde s'éloigner le carrosse, puis saisissant le duc de Lévis par un bouton de son spencer : " Allez, monsieur le duc, allez dire comme on me traite ! J'ai remis la couronne sur la tête du Roi (il en revenait toujours à cette couronne), et je m'en vais en Allemagne commencer la nouvelle émigration. "

M. de Lévis écoutant en distraction, se haussant sur la pointe du pied, dit : " Prince, je pars, il faut qu'il y ait au moins un grand seigneur avec le Roi. "

M. de Lévis se jeta dans une carriole de louage qui portait le chancelier de France : les deux grandeurs de la monarchie capétienne s'en allèrent côte à côte la rejoindre, à moitié frais, dans une benne mérovingienne.

J'avais prié M. de Duras de travailler à la réconciliation et de m'en donner les premières nouvelles. " Quoi ! m'avait dit M. de Duras, vous restez après ce que vous a dit le Roi ? " M. de Blacas, en partant de Mons de son côté, me remercia de l'intérêt que je lui avais montré.

Je retrouvai M. de Talleyrand embarrassé ; il en était au regret de n'avoir pas suivi mon conseil, et d'avoir, comme un sous-lieutenant mauvaise tête, refusé d'aller le soir chez le Roi ; il craignait que des arrangements eussent lieu sans lui, qu'il ne pût participer à la puissance politique et profiter des tripotages d'argent qui se préparaient. Je lui dis que, bien que je différasse de son opinion, je ne lui en restais pas moins attaché, comme un ambassadeur à son ministre ; qu'au surplus j'avais des amis auprès du Roi, et que j'espérais bientôt apprendre quelque chose de bon. M. de Talleyrand était une vraie tendresse, il se penchait sur mon épaule ; certainement il me croyait dans ce moment un très grand homme.

Je ne tardai point à recevoir un billet de M. de Duras ; il m'écrivait de Cambrai que l'affaire était arrangée, et que M. de Talleyrand allait recevoir l'ordre de se mettre en route : cette fois le prince ne manqua pas d'obéir.

Quel diable me poussait ? Je n'avais point suivi le Roi qui m'avait pour ainsi dire offert ou plutôt donné le ministère de sa maison et qui fut blessé de mon obstination à rester à Mons : je me cassais le cou pour M. de Talleyrand que je connaissais à peine, que je n'estimais point, que je n'admirais point ; pour M. de Talleyrand qui allait entrer dans des combinaisons nullement les miennes, qui vivait dans une atmosphère de corruption dans laquelle je ne pouvais respirer !

Ce fut de Mons même, au milieu de tous ses embarras que le prince de Bénévent envoya M. Duperey toucher à Naples les millions d'un de ses marchés de Vienne. M. de Blacas cheminait en même temps avec l'ambassade de Naples dans sa poche, et d'autres millions que le généreux exilé de Gand lui avait donnés à Mons. Je m'étais tenu dans de bons rapports avec M. de Blacas, précisément parce que tout le monde le détestait ; j'avais encouru l'amitié de M. de Talleyrand pour ma fidélité à un caprice de son humeur ; le Roi m'avait positivement appelé auprès de sa personne ; et je préférai la turpitude d'un homme sans foi à la faveur de Sa Majesté : il était trop juste que je reçusse la récompense de ma stupidité, que je fusse abandonné de tous, pour les avoir voulu servir tous. Je rentrai en France n'ayant pas de quoi payer ma route, tandis que les trésors pleuvaient sur les disgraciés : je méritais cette correction. C'est fort bien de s'escrimer en pauvre chevalier quand tout le monde est cuirassé d'or ; mais encore ne faut-il pas faire des fautes énormes : moi demeuré auprès du Roi, la combinaison du ministère Talleyrand et Fouché devenait presque impossible ; la Restauration commençait par un ministère moral et honorable, toutes les combinaisons de l'avenir pouvaient changer. L'insouciance que j'avais de ma personne me trompa sur l'importance des faits : la plupart des hommes ont le défaut de se trop compter ; j'ai le défaut de ne me pas compter assez : je m'enveloppai dans le dédain habituel de ma fortune ; j'aurais dû voir que la fortune de la France se trouvait liée dans ce moment à celle de mes petites destinées : ce sont de ces enchevêtrements historiques fort communs.


2 L23 Chapitre 20

De Mons à Gonesse. - Je m'oppose avec M. le Comte Beugnot à la nomination de Fouché comme ministre : mes raisons. - Le duc de Wellington l'emporte. - Arnouville. - Saint-Denis. - Dernière conversation avec le Roi.

Sorti enfin de Mons, j'arrivai au Cateau-Cambrésis ; M. de Talleyrand m'y rejoignit : nous avions l'air de venir refaire le traité de paix de 1559 entre Henri II de France et Philippe II d'Espagne.

A Cambrai, il se trouva que le marquis de La Suze, maréchal des logis du temps de Fénelon, avait disposé des billets de logement de madame de Lévis, de madame de Chateaubriand et du mien : nous demeurâmes dans la rue, au milieu des feux de joie, de la foule circulant autour de nous et des habitants qui criaient : Vive le Roi ! Un étudiant, ayant appris que j'étais là, nous conduisit à la maison de sa mère.

Les amis des diverses monarchies de France commençaient à paraître ; ils ne venaient pas à Cambrai pour la ligue contre Venise, mais pour s'associer contre les nouvelles constitutions ; ils accouraient mettre aux pieds du Roi leurs fidélités successives et leur haine pour la Charte : passeport qu'ils jugeaient nécessaire auprès de Monsieur ; moi et deux ou trois raisonnables Gilles, nous sentions déjà la jacobinerie.

Le 23 juin, parut la déclaration de Cambrai. Le Roi y disait : " Je ne veux éloigner de ma personne que ces hommes dont la renommée est un sujet de douleur pour la France et d'effroi pour l'Europe. " Or voyez, le nom de Fouché était prononcé avec gratitude par le pavillon Marsan ! Le Roi riait de la nouvelle passion de son frère et disait : " Elle ne lui est pas venue de l'inspiration divine. "

Au livre IV de ces Mémoires je vous ai raconté qu'en traversant Cambrai après les Cent-Jours, je cherchai vainement mon logis du temps du régiment de Navarre et le café que je fréquentais avec La Martinière : tout avait disparu avec ma jeunesse.

De Cambrai, nous allâmes coucher à Roye : la maîtresse de l'auberge prit madame de Chateaubriand pour madame la Dauphine ; elle fut portée en triomphe dans une salle où il y avait une table mise de trente couverts ; la salle, éclairée de bougies, de chandelles et d'un large feu, était suffocante. L'hôtesse ne voulait pas recevoir de payement, et elle disait : " Je me regarde de travers pour n'avoir pas su me faire guillotiner pour nos rois. " Dernière étincelle d'un feu qui avait animé les Français pendant tant de siècles.

Le général Lamothe, beau-frère de M. Laborie, vint envoyé par les autorités de la capitale, nous instruire qu'il nous serait impossible de nous présenter à Paris sans la cocarde tricolore. M. de La Fayette et d'autres commissaires, d'ailleurs fort mal reçus des alliés, voletaient d'état-major en état-major, mendiant près des étrangers un maître quelconque pour la France : tout roi, au choix des Cosaques, serait excellent, pourvu qu'il ne descendît pas de saint Louis et de Louis XIV.

A Roye, on tint conseil : M. de Talleyrand fit attacher deux haridelles à sa voiture et se rendit chez Sa Majesté. Son équipage occupait la largeur de la place, à partir de l'auberge du ministre jusqu'à la porte du roi. Il descendit de son char avec un mémoire qu'il nous lut : il examinait le parti qu'on aurait à suivre en arrivant ; il hasardait quelques mots sur la nécessité d'admettre indistinctement tout le monde au partage des places ; il faisait entendre qu'on pourrait aller généreusement jusqu'aux juges de Louis XVI. Sa Majesté rougit et s'écria en frappant des deux mains les deux bras de son fauteuil : " Jamais ! " Jamais de vingt-quatre heures.

A Senlis, nous nous présentâmes chez un chanoine : sa servante nous reçut comme des chiens ; quant au chanoine, qui n'était pas saint Rieul, patron de la ville, il ne voulut seulement pas nous regarder. Sa bonne avait ordre de ne nous rendre d'autre service que de nous acheter de quoi manger, pour notre argent : le Génie du Christianisme me fut néant. Pourtant Senlis aurait dû nous être de bon augure, puisque ce fut dans cette ville que Henri IV se déroba aux mains de ses geôliers en 1576 : " Je n'ai de regret ", s'écriait en s'échappant le Roi, compatriote de Montaigne, " que pour deux choses que j'ai laissées à Paris : la messe et ma femme. "

De Senlis nous nous rendîmes au berceau de Philippe-Auguste, autrement Gonesse. En approchant du village, nous aperçûmes deux personnes qui s'avançaient vers nous : c'étaient le maréchal Macdonald et mon fidèle ami Hyde de Neuville. Ils arrêtèrent notre voiture et nous demandèrent où était M. de Talleyrand ; ils ne firent aucune difficulté de m'apprendre qu'ils le cherchaient afin d'informer le Roi que Sa Majesté ne devait pas songer à franchir la barrière avant d'avoir pris Fouché pour ministre. L'inquiétude me gagna, car, malgré la manière dont Louis XVIII s'était prononcé à Roye, je n'étais pas très rassuré. Je questionnai le maréchal : " Quoi ! monsieur le maréchal, lui dis-je, est-il certain que nous ne pouvons rentrer qu'à des conditions si dures ? - Ma foi, monsieur le vicomte, me répondit le maréchal, je n'en suis pas bien convaincu. "

Le Roi s'arrêta deux heures à Gonesse. Je laissai madame de Chateaubriand au milieu du grand chemin dans sa voiture, et j'allai au conseil à la mairie. Là fut mise en délibération une mesure d'où devait dépendre le sort futur de la monarchie. La discussion s'entama : je soutins, seul avec M. Beugnot, qu'en aucun cas Louis XVIII ne devait admettre dans ses conseils M. Fouché. Le Roi écoutait : je voyais qu'il eût tenu volontiers la parole de Roye ; mais il était absorbé par Monsieur et pressé par le duc de Wellington.

Dans un chapitre de la Monarchie selon la Charte , j'ai résumé les raisons que je fis valoir à Gonesse. J'étais animé ; la parole parlée a une puissance qui s'affaiblit dans la parole écrite : " Partout où il y a une tribune ouverte, dis-je dans ce chapitre, quiconque peut être exposé à des reproches d'une certaine nature ne peut être placé à la tête du gouvernement. Il y a tel discours, tel mot, qui obligerait un pareil ministre à donner sa démission en sortant de la Chambre. C'est cette impossibilité résultante du principe libre des gouvernements représentatifs que l'on ne sentit pas lorsque toutes les illusions se réunirent pour porter un homme fameux au ministère, malgré la répugnance trop fondée de la couronne. L'élévation de cet homme devait produire l'une de ces deux choses : ou l'abolition de la Charte, ou la chute du ministère à l'ouverture de la session. Se représente-t-on le ministre dont je veux parler, écoutant à la Chambre des députés la discussion sur le 21 janvier, pouvant être apostrophé à chaque instant par quelque député de Lyon, et toujours menacé du terrible Tu es ille vir ! Les hommes de cette sorte ne peuvent être employés ostensiblement qu'avec les muets du sérail de Bajazet, ou les muets du Corps législatif de Bonaparte. " Je disais : " Que deviendra le ministre si un député, montant à la tribune un Moniteur à la main, lit le rapport de la Convention du 9 août 1795 ; s'il demande l'expulsion de Fouché comme indigne en vertu de ce rapport qui le chassait , lui Fouché (je cite textuellement), comme un voleur et un terroriste, dont la conduite atroce et criminelle communiquait le déshonneur et l'opprobre à toute assemblée quelconque dont il deviendrait membre ? "

Voilà les choses que l'on a oubliées !

Après tout, avait-on le malheur de croire qu'un homme de cette espèce pouvait jamais être utile ? il fallait le laisser derrière le rideau, consulter sa triste expérience ; mais faire violence à la couronne et à l'opinion, appeler à visage découvert un pareil ministre aux affaires, un homme que Bonaparte, dans ce moment même, traitait d'infâme, n'était-ce pas déclarer qu'on renonçait à la liberté et à la vertu ? Une couronne vaut-elle un pareil sacrifice ? On n'était plus maître d'éloigner personne, qui pouvait-on exclure après avoir pris Fouché ?

Les partis agissaient sans songer à la forme du gouvernement qu'ils avaient adoptée ; tout le monde parlait de constitution, de liberté, d'égalité, de droit des peuples et personne n'en voulait ; verbiage à la mode : on demandait, sans y penser, des nouvelles de la Charte, tout en espérant qu'elle crèverait bientôt. Libéraux et royalistes inclinaient au gouvernement absolu, amendé par les moeurs : c'est le tempérament et le train de la France. Les intérêts matériels dominaient. On ne voulait point renoncer à ce qu'on avait, dit-on, fait pendant la Révolution ; chacun était chargé de sa propre vie et prétendait en onérer le voisin : le mal, assurait-on, était devenu un élément public, lequel devait désormais se combiner avec les gouvernements, et entrer comme principe vital dans la société.

Ma lubie, relative à une Charte mise en mouvement par l'action religieuse et morale, a été la cause du mauvais vouloir que certains partis m'ont porté : pour les royalistes, j'aimais trop la liberté ; pour les révolutionnaires, je méprisais trop les crimes. Si je ne m'étais trouvé là, à mon grand détriment, pour me faire maître d'école de constitutionnalité, dès les premiers jours les ultra et les jacobins auraient mis la Charte dans la poche de leur frac à fleurs de lis, ou de leur carmagnole à la Cassius.

M. de Talleyrand n'aimait pas M. Fouché ; M. Fouché détestait et, ce qu'il y a de plus étrange, méprisait M. de Talleyrand : il était difficile d'arriver à ce succès. M. de Talleyrand, qui d'abord eût été content de n'être pas accouplé à M. Fouché, sentant que celui-ci était inévitable, donna les mains au projet ; il ne s'aperçut pas qu'avec la Charte (lui surtout uni au mitrailleur de Lyon) il n'était guère plus possible que Fouché.

Promptement se vérifia ce que j'avais annoncé : on n'eut pas le profit de l'admission du duc d'Otrante, on n'en eut que l'opprobre ; l'ombre des Chambres approchant suffit pour faire disparaître des ministres trop exposés à la franchise de la tribune.

Mon opposition fut inutile : selon l'usage des caractères faibles, le Roi leva la séance sans rien déterminer ; l'ordonnance ne devait être arrêtée qu'au château d'Arnouville.

On ne tint point conseil en règle dans cette dernière résidence ; les intimes et les affiliés au secret furent seuls assemblés. M. de Talleyrand, nous ayant devancés, prit langue avec ses amis. Le duc de Wellington arriva : je le vis passer en calèche ; les plumes de son chapeau flottaient en l'air ; il venait octroyer à la France M. Fouché et M. de Talleyrand, comme le double présent que la victoire de Waterloo faisait à notre patrie. Lorsqu'on lui représentait que le régicide de M. le duc d'Otrante était peut-être un inconvénient, il répondait : " C'est une frivolité . " Un Irlandais protestant, un général anglais étranger à nos moeurs et à notre histoire, un esprit ne voyant dans l'année française de 1793 que l'antécédent anglais de l'année 1649, était chargé de régler nos destinées ! L'ambition de Bonaparte nous avait réduits à cette misère.

Je rôdais à l'écart dans les jardins d'où le contrôleur général Machault, à l'âge de quatre-vingt-treize ans, était allé s'éteindre aux Madelonnettes ; car la mort dans sa grande revue n'oubliait alors personne. Je n'étais plus appelé ; les familiarités de l'infortune commune avaient cessé entre le souverain et le sujet : le Roi se préparait à rentrer dans son palais, moi dans ma retraite. Le vide se reforme autour des monarques sitôt qu'ils retrouvent le pouvoir. J'ai rarement traversé sans faire des réflexions sérieuses les salons silencieux et déshabités des Tuileries, qui me conduisaient au cabinet du Roi : à moi, déserts d'une autre sorte, solitudes infinies où les mondes mêmes s'évanouissent devant Dieu, seul être réel.

On manquait de pain à Arnouville ; sans un officier du nom de Dubourg et qui dénichait de Gand comme nous, nous eussions jeûné. M. Dubourg alla à la picorée [Nous retrouverons mon ami, le général Dubourg, dans les journées de juillet. (N.d.A.)] ; il nous rapporta la moitié d'un mouton au logis du maire en fuite. Si la servante de ce maire, héroïne de Beauvais demeurée seule, avait eu des armes, elle nous aurait reçus comme Jeanne Hachette.

Nous nous rendîmes à Saint-Denis : sur les deux bords de la chaussée s'étendaient les bivouacs des Prussiens et des Anglais ; les yeux rencontraient au loin les campaniles de l'abbaye : dans ses fondements Dagobert jeta ses joyaux, dans ses souterrains les races successives ensevelirent leurs rois et leurs grands hommes ; quatre mois passés, nous avions déposé là les os de Louis XVI pour tenir lieu des autres poussières. Lorsque je revins de mon premier exil en 1800, j'avais traversé cette même plaine de Saint-Denis ; il n'y campait encore que les soldats de Napoléon ; des Français remplaçaient encore les vieilles bandes du connétable de Montmorency.

Un boulanger nous hébergea. Le soir, vers les neuf heures, j'allai faire ma cour au Roi. Sa Majesté était logée dans les bâtiments de l'abbaye : on avait toutes les peines du monde à empêcher les petites filles de la Légion d'honneur de crier : Vive Napoléon ! J'entrai d'abord dans l'église ; un pan de mur attenant au cloître était tombé : l'antique abbatial n'était éclairé que d'une lampe. Je fis ma prière à l'entrée du caveau où j'avais vu descendre Louis XVI : plein de crainte sur l'avenir, je ne sais si j'ai jamais eu le coeur noyé d'une tristesse plus profonde et plus religieuse. Ensuite je me rendis chez Sa Majesté : introduit dans une des chambres qui précédaient celle du Roi, je ne trouvai personne ; je m'assis dans un coin et j'attendis. Tout à coup une porte s'ouvre : entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime, M. de Talleyrand marchant soutenu par M. Fouché ; la vision infernale passe lentement devant moi, pénètre dans le cabinet du Roi et disparaît. Fouché venait jurer foi et hommage à son seigneur ; le féal régicide, à genoux, mit les mains qui firent tomber la tête de Louis XVI entre les mains du frère du roi martyr ; l'évêque apostat fut caution du serment.

Le lendemain, le faubourg Saint-Germain arriva : tout se mêlait de la nomination de Fouché déjà obtenue, la religion comme l'impiété, la vertu comme le vice, le royaliste comme le révolutionnaire, l'étranger comme le Français ; on criait de toute part : " Sans Fouché point de sûreté pour le Roi, sans Fouché point de salut pour la France ; lui seul a déjà sauvé la patrie, lui seul peut achever son ouvrage. " La vieille duchesse de Duras était une des nobles dames les plus animées à l'hymne ; le bailli de Crussol, survivant de Malte, faisait chorus ; il déclarait que si sa tête était encore sur ses épaules, c'est que M. Fouché l'avait permis. Les peureux avaient eu tant de frayeur de Bonaparte, qu'ils avaient pris le massacreur de Lyon pour un Titus. Pendant plus de trois mois les salons du faubourg Saint-Germain me regardèrent comme un mécréant parce que je désapprouvais la nomination de leurs ministres. Ces pauvres gens, ils s'étaient prosternés aux pieds des parvenus ; ils n'en faisaient pas moins des cancans de leur noblesse, de leur haine contre les révolutionnaires, de leur fidélité à toute épreuve, de l'inflexibilité de leurs principes, et ils adoraient Fouché !

Fouché avait senti l'incompatibilité de son existence ministérielle avec le jeu de la monarchie représentative : comme il ne pouvait s'amalgamer avec les éléments d'un gouvernement légal, il essaya de rendre les éléments politiques homogènes à sa propre nature. Il avait créé une terreur factice ; supposant des dangers imaginaires, il prétendait forcer la couronne à reconnaître les deux Chambres de Bonaparte et à recevoir la déclaration des droits qu'on s'était hâté de parachever ; on murmurait même quelques mots sur la nécessité d'exiler Monsieur et ses fils : le chef-d'oeuvre eût été d'isoler le Roi.

On continuait à être dupe : en vain la garde nationale passait par-dessus les murs de Paris et venait protester de son dévouement ; on assurait que cette garde était mal disposée. La faction avait fait fermer les barrières afin d'empêcher le peuple, resté royaliste pendant les Cent-Jours, d'accourir, et l'on disait que ce peuple menaçait d'égorger Louis XVIII à son passage. L'aveuglement était miraculeux, car l'armée française se retirait sur la Loire, cent cinquante mille alliés occupaient les postes extérieurs de la capitale et l'on prétendait toujours que le Roi n'était pas assez fort pour pénétrer dans une ville où il ne restait pas un soldat, où il n'y avait plus que des bourgeois, très capables de contenir une poignée de fédérés, s'ils s'étaient avisés de remuer. Malheureusement le Roi, par une suite de coïncidences fatales, semblait le chef des Anglais et des Prussiens ; il croyait être environné de libérateurs, et il était accompagné d'ennemis ; il paraissait entouré d'une escorte d'honneur, et cette escorte n'était en réalité que les gendarmes qui le menaient hors de son royaume : il traversait seulement Paris en compagnie des étrangers dont le souvenir servirait un jour de prétexte au bannissement de sa race.

Le gouvernement provisoire formé depuis l'abdication de Bonaparte fut dissous par une espèce d'acte d'accusation contre la couronne : pierre d'attente sur laquelle on espérait bâtir un jour une nouvelle révolution.

A la première Restauration j'étais d'avis que l'on gardât la cocarde tricolore : elle brillait de toute sa gloire ; la cocarde blanche était oubliée ; en conservant des couleurs qu'avaient légitimées tant de triomphes, on ne préparait point à une révolution prévoyable un signe de ralliement. Ne pas prendre la cocarde blanche eut été sage ; l'abandonner après qu'elle avait été portée par les grenadiers mêmes de Bonaparte était une lâcheté : on ne passe point impunément sous les fourches caudines ; ce qui déshonore est funeste : un soufflet ne vous fait physiquement aucun mal, et cependant il vous tue.

Avant de quitter Saint-Denis je fus reçu par le Roi et j'eus avec lui cette conversation :

" Eh bien ! " me dit Louis XVIII, ouvrant le dialogue par cette exclamation.

- Eh bien, sire, vous prenez le duc d'Otrante ?

- Il l'a bien fallu : depuis mon frère jusqu'au bailli de Crussol (et celui-là n'est pas suspect), tous disaient que nous ne pouvions pas faire autrement : qu'en pensez-vous ?

- Sire, la chose est faite : je demande à Votre Majesté la permission de me taire.

- Non, non, dites : vous savez comme j'ai résisté depuis Gand.

- Sire, je ne fais qu'obéir à vos ordres ; pardonnez à ma fidélité : je crois la monarchie finie. "

Le Roi garda le silence ; je commençais à trembler de ma hardiesse, quand Sa Majesté reprit :

" Eh bien, monsieur de Chateaubriand, je suis de votre avis. "

Cette conversation termine mon récit des Cent-Jours .


2 L24 Livre vingt-quatrième

1. Bonaparte à la Malmaison. - Abandon général. - 2. Départ de la Malmaison. - Rambouillet. - Rochefort. - 3. Bonaparte se réfugie sur la flotte anglaise. - Il écrit au prince régent. - 4. Bonaparte sur le Bellérophon . - Torbay. - Acte qui confine Bonaparte à Sainte-Hélène. - Il passe sur le Northumberland et fait voile. - 5. Jugement sur Bonaparte. - 6. Caractère de Bonaparte. - 7. Si Bonaparte nous a laissé en renommée ce qu'il nous a ôté en force ? - 8. Inutilité des vérités ci-dessus exposées. - 9. Ile de Sainte-Hélène. - Bonaparte traverse l'Atlantique. - 10. Napoléon prend terre à Sainte Hélène. - Son établissement à Longwood. - Précautions. - Vie à Longwood. - Visites. - 11. Manzoni. - Maladie de Bonaparte. - Ossian. - Rêveries de Napoléon à la vue de la mer. - Projets d'enlèvement. - Dernière occupation de Bonaparte. - Il se couche et ne se relève plus. - Il dicte son testament. - Sentiments religieux de Napoléon. - L'aumônier Vignali. - Napoléon apostrophe Antomarchi, son médecin. - Il reçoit les derniers sacrements. - Il expire. - 12. Funérailles. - 13. Destruction du monde napoléonien. - 14. Mes derniers rapports avec Bonaparte. - 15. Sainte-Hélène depuis la mort de Napoléon. - 16. Exhumation de Bonaparte. - 17. Ma visite à Cannes.


2 L24 Chapitre 1

Bonaparte à la Malmaison. - Abandon général.

Si un homme était soudain transporté des scènes les plus bruyantes de la vie au rivage silencieux de l'océan glacé, il éprouverait ce que j'éprouve auprès du tombeau de Napoléon, car nous voici tout à coup au bord de ce tombeau.

Sorti de Paris le 29 juin, Napoléon attendait à la Malmaison l'instant de son départ de France. Je retourne à lui : revenant sur les jours écoulés, anticipant sur les temps futurs, je ne le quitterai plus qu'après sa mort.

La Malmaison, où l'empereur se reposa, était vide. Joséphine était morte ; Bonaparte dans cette retraite se trouvait seul. Là il avait commencé sa fortune ; là il avait été heureux ; là il s'était enivré de l'encens du monde ; là, du sein de son tombeau, partaient les ordres qui troublaient la terre. Dans ces jardins où naguère les pieds de la foule râtelaient les allées sablées, l'herbe et les ronces verdissaient ; je m'en étais assuré en m'y promenant. Déjà, faute de soins, dépérissaient les arbres étrangers ; sur les canaux ne voguaient plus les cygnes noirs de l'Océanie ; la cage n'emprisonnait plus les oiseaux du tropique : ils s'étaient envolés pour aller attendre leur hôte dans leur patrie.

Bonaparte aurait pu cependant trouver un sujet de consolation en tournant les yeux vers ses premiers jours : les rois tombés s'affligent surtout, parce qu'ils n'aperçoivent en amont de leur chute qu'une splendeur héréditaire et les pompes de leur berceau : mais que découvrait Napoléon antérieurement à ses prospérités ? la crèche de sa naissance dans un village de Corse. Plus magnanime en jetant le manteau de pourpre, il aurait repris avec orgueil le sayon du chevrier ; mais les hommes ne se replacent point à leur origine quand elle fut humble ; il semble que l'injuste ciel les prive de leur patrimoine lorsqu'à la loterie du sort ils ne font que perdre ce qu'ils avaient gagné, et néanmoins la grandeur de Napoléon vient de ce qu'il était parti de lui-même : rien de son sang ne l'avait précédé et n'avait préparé sa puissance.

A l'aspect de ces jardins abandonnés, de ces chambres déshabitées, de ces galeries fanées par les fêtes, de ces salles où les chants et la musique avaient cessé, Napoléon pouvait repasser sur sa carrière : il se pouvait demander si avec un peu plus de modération il n'aurait pas conservé ses félicités. Des étrangers, des ennemis, ne le bannissaient pas maintenant ; il ne s'en allait pas quasi-vainqueur, laissant les nations dans l'admiration de son passage, après la prodigieuse campagne de 1814 ; il se retirait battu. Des Français, des amis, exigeaient son abdication immédiate, pressaient son départ, ne le voulaient plus même pour général, lui dépêchaient courriers sur courriers, pour l'obliger à quitter le sol sur lequel il avait versé autant de gloire que de fléaux.

A cette leçon si dure se joignaient d'autres avertissements : les Prussiens rôdaient dans le voisinage de la Malmaison ; Blucher, aviné, ordonnait en trébuchant de saisir, de pendre le conquérant qui avait mis le pied sur le cou des rois . La rapidité des fortunes, la vulgarité des moeurs, la promptitude de l'élévation et de l'abaissement des personnages modernes ôtera, je le crains, à notre temps, une partie de la noblesse de l'histoire : Rome et la Grèce n'ont point parlé de pendre Alexandre et César.

Les scènes qui avaient eu lieu en 1814 se renouvelèrent en 1815, mais avec quelque chose de plus choquant parce que les ingrats étaient stimulés par la peur : il se fallait débarrasser de Napoléon vite ; les alliés arrivaient ; Alexandre n'était pas là, au premier moment, pour tempérer le triomphe et contenir l'insolence de la fortune ; Paris avait cessé d'être orné de sa lustrale inviolabilité ; une première invasion avait souillé le sanctuaire ; ce n'était plus la colère de Dieu qui tombait sur nous, c'était le mépris du ciel : le foudre s'était éteint.

Toutes les lâchetés avaient acquis par les Cent-Jours un nouveau degré de malignité ; affectant de s'élever, par amour de la patrie, au-dessus des attachements personnels, elles s'écriaient que Bonaparte était aussi trop criminel d'avoir violé les traités de 1814. Mais les vrais coupables n'étaient-ils pas ceux qui favorisèrent ses desseins ? Si, en 1815, au lieu de lui refaire des armées, après l'avoir délaissé une première fois pour le délaisser encore, ils lui avaient dit, lorsqu'il vint coucher aux Tuileries : " Votre génie vous a trompé ; l'opinion n'est plus à vous ; prenez pitié de la France. Retirez-vous après cette dernière visite à la terre ; allez vivre dans la patrie de Washington. Qui sait si les Bourbons ne commettront point de fautes ? qui sait si un jour la France ne tournera pas les yeux vers vous, lorsque à l'école de la liberté, vous aurez appris le respect des lois ? Vous reviendrez alors, non en ravisseur qui fond sur sa proie, mais en grand citoyen pacificateur de son pays. "

Ils ne lui tinrent point ce langage : ils se prêtèrent aux passions de leur chef revenu ; ils contribuèrent à l'aveugler, sûrs qu'ils étaient de profiter de sa victoire ou de sa défaite. Le soldat seul mourut pour Napoléon avec une sincérité admirable ; le reste ne fut qu'un troupeau paissant, s'engraissant à droite et à gauche. Encore si les vizirs du calife dépouillé s'étaient contentés de lui tourner le dos ! mais non : ils profitaient de ses derniers instants ; ils l'accablaient de leurs sordides demandes ; tous voulaient tirer de l'argent de sa pauvreté.

Oncques ne fut plus complet abandon ; Bonaparte y avait donné lieu : insensible aux peines d'autrui, le monde lui rendit indifférence pour indifférence. Ainsi que la plupart des despotes, il était bien avec sa domesticité ; au fond il ne tenait à rien : homme solitaire, il se suffisait ; le malheur ne fit que le rendre au désert de sa vie.

Quand je recueille mes souvenirs, quand je me rappelle avoir vu Washington dans sa petite maison de Philadelphie, et Bonaparte dans ses palais, il me semble que Washington, retiré dans son champ de la Virginie, ne devait pas éprouver les syndérèses de Bonaparte attendant l'exil dans ses jardins de la Malmaison. Rien n'était changé dans la vie du premier ; il retombait sur ses habitudes modestes ; il ne s'était point élevé au-dessus de la félicité des laboureurs qu'il avait affranchis ; tout était bouleversé dans la vie du second.


2 L24 Chapitre 2

Départ de la Malmaison. - Rambouillet. - Rochefort.

Napoléon quitta la Malmaison accompagné des généraux Bertrand, Rovigo et Becker, ce dernier en qualité de surveillant ou de commissaire. Chemin faisant il lui prit envie de s'arrêter à Rambouillet. Il en partit pour s'embarquer à Rochefort, comme Charles X pour s'embarquer à Cherbourg ; Rambouillet, retraite inglorieuse où s'éclipsa ce qu'il y eut de plus grand, en race et en homme ; lieu fatal où mourut François Ier ; où Henri III, échappé des barricades, coucha tout botté en passant ; où Louis XVI a laissé son ombre ! Heureux Louis, Napoléon et Charles, s'ils n'eussent été que les obscurs gardiens des troupeaux de Rambouillet ! Arrivé à Rochefort, Napoléon hésitait : la commission exécutive envoyait des ordres impératifs : " Les garnisons de Rochefort et de La Rochelle doivent, disaient ces dépêches, prêter main-forte pour faire embarquer Napoléon... Employez la force... faites-le partir... ses services ne peuvent être acceptés. "

Les services de Napoléon ne pouvaient être acceptés ! Et n'aviez-vous pas accepté ses bienfaits et ses chaînes ? Napoléon ne s'en allait point ; il était chassé : et par qui ?

Bonaparte n'avait cru qu'à la fortune ; il n'accordait au malheur ni le feu ni l'eau ; il avait d'avance innocenté les ingrats : un juste talion le faisait comparaître devant son système. Quand le succès cessant d'animer sa personne s'incarna dans un autre individu, les disciples abandonnèrent le maître pour l'école. Moi qui crois à la légitimité des bienfaits et à la souveraineté du malheur, si j'avais servi Bonaparte, je ne l'aurais pas quitté ; je lui aurais prouvé, par ma fidélité, la fausseté de ses principes politiques ; en partageant ses disgrâces, je serais resté auprès de lui, comme un démenti vivant de ses stériles doctrines et du peu de valeur du droit de la prospérité.

Depuis le 1er juillet, des frégates l'attendaient dans la rade de Rochefort : des espérances qui ne meurent jamais, des souvenirs inséparables d'un dernier adieu, l'arrêtèrent. Qu'il devait regretter les jours de son enfance alors que ses yeux sereins n'avaient point encore vu tomber la première pluie ? Il laissa le temps à la flotte anglaise d'approcher. Il pouvait encore s'embarquer sur deux lougres qui devaient joindre en mer un navire danois (c'est le parti que prit son frère Joseph) ; mais la résolution lui faillit en regardant le rivage de France. Il avait aversion d'une république ; l'égalité et la liberté des Etats-Unis lui répugnaient. Il penchait à demander un asile aux Anglais : " Quel inconvénient trouvez-vous à ce parti ? " disait-il à ceux qu'il consultait. " L'inconvénient de vous déshonorer lui répondit un officier de marine : vous ne devez pas même tomber mort entre les mains des Anglais. Ils vous feront empailler pour vous montrer à un schelling par tête. "


2 L24 Chapitre 3

Bonaparte se réfugie sur la flotte anglaise. - Il écrit au prince régent.

Malgré ces observations, l'empereur résolut de se livrer à ses vainqueurs. Le 13 juillet, Louis XVIII étant déjà à Paris depuis cinq jours, Napoléon envoya au capitaine du vaisseau anglais le Bellérophon cette lettre pour le prince régent :

" Altesse Royale, en butte aux factions qui divisent mon pays et à l'inimitié des plus grandes puissances de l'Europe, j'ai terminé ma carrière politique, et je viens, comme Thémistocle, m'asseoir au foyer du peuple britannique. Je me mets sous la protection de ses lois, que je réclame de Votre Altesse Royale comme du plus puissant, du plus constant et du plus généreux de mes ennemis.

Rochefort, 13 juillet 1815. "

Si Bonaparte n'avait pendant vingt ans accablé d'outrages le peuple anglais, son gouvernement, son roi et l'héritier de ce roi, on aurait pu trouver quelque convenance de ton dans cette lettre ; mais comment cette Altesse Royale , tant méprisée, tant insultée par Napoléon, est-elle devenue tout à coup le plus puissant , le plus constant , le plus généreux des ennemis, par la seule raison qu'elle est victorieuse ? Il ne pouvait pas être persuadé de ce qu'il disait ; or ce qui n'est pas vrai n'est pas éloquent. La phrase exposant le fait d'une grandeur tombée qui s'adresse à un ennemi est belle ; l'exemple banal de Thémistocle est de trop.

Il y a quelque chose de pire qu'un défaut de sincérité dans la démarche de Bonaparte ; il y a oubli de la France : l'empereur ne s'occupa que de sa catastrophe individuelle ; la chute arrivée, nous ne comptârnes plus pour rien à ses yeux. Sans penser qu'en donnant la préférence à l'Angleterre sur l'Amérique, son choix devenait un outrage au deuil de la patrie, il sollicita un asile du gouvernement qui depuis vingt ans soudoyait l'Europe contre nous, de ce gouvernement dont le commissaire à l'armée russe, le général Wilson, pressait Kutuzoff dans la retraite de Moscou, d'achever de nous exterminer : les Anglais, heureux à la bataille finale, campaient dans le bois de Boulogne. Allez donc, ô Thémistocle, vous asseoir tranquillement au foyer britannique, tandis que la terre n'a pas encore achevé de boire le sang français versé pour vous à Waterloo ! Quel rôle le fugitif, fêté peut-être, eût-il joué au bord de la Tamise, en face de la France envahie, de Wellington devenu dictateur au Louvre ? La haute fortune de Napoléon le servit mieux : les Anglais, se laissant emporter à une politique étroite et rancunière, manquèrent leur dernier triomphe ; au lieu de perdre leur suppliant en l'admettant à leurs bastilles ou à leurs festins, ils lui rendirent plus brillante pour la postérité la couronne qu'ils croyaient lui avoir ravie. Il s'accrut dans sa captivité de l'énorme frayeur des puissances : en vain l'océan l'enchaînait, l'Europe armée campait au rivage, les yeux attachés sur la mer.


2 L24 Chapitre 4

Bonaparte sur le Bellérophon . - Torbay. - Acte qui confirme Bonaparte à Sainte-Hélène. - Il passe sur le Northumberland et fait voile.

Le 15 juillet, l' Epervier transporta Bonaparte au Bellérophon . L'embarcation française était si petite, que du bord du vaisseau anglais on n'apercevait pas le géant sur les vagues. L'empereur, en abordant le capitaine Maitland, lui dit : " Je viens me mettre sous la protection des lois de l'Angleterre. " Une fois du moins le contempteur des lois en confessait l'autorité.

La flotte fit voile pour Torbay : une foule de barques se croisaient autour du Bellérophon ; même empressement à Plymouth. Le 30 juillet, lord Keith délivra au requérant l'acte qui le confinait à Sainte-Hélène : " C'est pis que la cage de Tamerlan ", dit Napoléon.

Cette violation du droit des gens et du respect de l'hospitalité était révoltante : si vous recevez le jour dans un navire quelconque , pourvu qu'il soit sous voile , vous êtes Anglais de naissance ; en vertu des vieilles coutumes de Londres, les flots sont réputés terre d'Albion . Et un navire anglais n'était point pour un suppliant un autel inviolable, il ne plaçait point le grand homme qui embrassait la poupe du Bellérophon sous la protection du trident britannique ! Bonaparte protesta ; il argumenta de lois, parla de trahison et de perfidie, en appela à l'avenir : cela lui allait-il bien ? ne s'était-il pas ri de la justice ? n'avait-il pas dans sa force foulé aux pieds les choses saintes dont il invoquait la garantie ? n'avait-il pas enlevé Toussaint-Louverture et le roi d'Espagne ? n'avait-il pas fait arrêter et détenir prisonniers pendant des années les voyageurs anglais qui se trouvaient en France au moment de la rupture du traité d'Amiens ? Permis donc à la marchande Angleterre d'imiter ce qu'il avait fait lui-même, et d'user d'ignobles représailles ; mais on pouvait agir autrement. Le droit public et le droit des gens furent violés dans la personne du duc d'Enghien ; le sang héroïque des Condé n'a jamais réclamé une goutte de sang de l'immortel soldat abattu. La lettre de M. Dupin nous a fait connaître la magnanimité de l'infortuné duc de Bourbon à propos des cendres de son fils [Voyez le (Seizième) livre de ces Mémoires . (N.d.A.)] .

Chez Napoléon, la grandeur du coeur ne répondait pas à la largeur de la tête : ses querelles avec les Anglais sont déplorables ; elles révoltent lord Byron. Comment daigna-t-il honorer d'un mot ses geôliers ? on souffre de le voir s'abaisser à des conflits de paroles avec lord Keith à Torbay, avec sir Hudson Lowe à Sainte-Hélène, publier des factums parce qu'on lui manque de foi, chicaner sur un titre, sur un peu plus, sur un peu moins d'or ou d'honneurs. Bonaparte, réduit à lui-même, était réduit à sa gloire, et cela lui devait suffire : il n'avait rien à demander aux hommes ; il ne traitait pas assez despotiquement l'adversité ; on lui aurait pardonné d'avoir fait du malheur son dernier esclave. Je ne trouve de remarquable dans sa protestation contre la violation de l'hospitalité que la date et la signature de cette protestation : " A bord du Bellérophon, à la mer. Napoléon . " Ce sont là des harmonies d'immensité.

Du Bellérophon, Bonaparte passa sur le Northumberland . Deux frégates chargées de la garnison future de Sainte-Hélène l'escortaient. Quelques officiers de cette garnison avaient combattu à Waterloo. On permit à cet explorateur du globe de garder auprès de lui M. et madame Bertrand, MM. de Montholon, Gourgaud et de Las Cases volontaires et généreux passagers sur la planche submergée. Par un article des instructions du capitaine, Bonaparte devait être désarmé : Napoléon seul, prisonnier dans un vaisseau, au milieu de l'océan, désarmé ! quelle magnifique terreur de sa puissance ! Mais quelle leçon du ciel donnée aux hommes qui abusent du glaive ! La stupide amirauté traitait en sentencié de Botany-Bay le grand convict de la race humaine : le prince Noir fit-il désarmer le roi Jean ?

L'escadre leva l'ancre. Depuis la barque qui porta César, aucun vaisseau ne fut chargé d'une pareille destinée. Bonaparte se rapprochait de cette mer des miracles, où l'Arabe du Sinaï l'avait vu passer. La dernière terre de France que découvrit Napoléon fut le cap la Hogue ; autre trophée des Anglais.

L'empereur s'était trompé dans l'intérêt de sa mémoire, lorsqu'il avait désiré rester en Europe ; il n'aurait bientôt été qu'un prisonnier vulgaire ou flétri : son vieux rôle était terminé. Mais du delà de ce rôle une nouvelle position le rajeunit d'une renommée nouvelle. Aucun homme de bruit universel n'a eu une fin pareille à celle de Napoléon. On ne le proclama point, comme à sa première chute, autocrate de quelque carrière de fer et de marbre, les unes pour lui fournir une épée, les autres une statue ; aigle, on lui donna un rocher à la pointe duquel il est demeuré au soleil jusqu'à sa mort, et d'où il était vu de toute la terre.


2 L24 Chapitre 5

Jugement sur Bonaparte.

Au moment où Bonaparte quitte l'Europe, où il abandonne sa vie pour aller chercher les destinées de sa mort, il convient d'examiner cet homme à deux existences, de peindre le faux et le vrai Napoléon : ils se confondent et forment un tout, du mélange de leur réalité et de leur mensonge. Je vous prie d'avoir en mémoire ce que je vous ai fait remarquer de l'homme, quand j'en ai parlé à la mort du duc d'Enghien ; quand je vous l'ai montré agissant en Europe avant, pendant et après la campagne de Russie ; quand j'ai rendu compte de ma brochure " De Bonaparte et des Bourbons ". Le parallèle de Washington dans le (Sixième) livre de ces Mémoires jette encore quelque lumière sur le caractère de Napoléon.

De la réunion de ces remarques il résulte que Bonaparte était un poète en action, un génie immense dans la guerre, un esprit infatigable, habile et sensé dans l'administration, un législateur laborieux et raisonnable. C'est pourquoi il a tant de prise sur l'imagination des peuples, et tant d'autorité sur le jugement des hommes positifs. Mais comme politique ce sera toujours un homme défectueux aux yeux des hommes d'Etat. Cette observation, échappée à la plupart de ses panégyristes, deviendra, j'en suis convaincu, l'opinion définitive qui restera de lui ; elle expliquera le contraste de ses actions prodigieuses et de leurs misérables résultats. A Sainte-Hélène, il a condamné lui-même avec sévérité sa conduite politique sur deux points : la guerre d'Espagne et la guerre de Russie ; il aurait pu étendre sa confession à d'autres coulpes. Ses enthousiastes ne soutiendront peut-être pas qu'en se blâmant il s'est trompé sur lui-même. Récapitulons :

Bonaparte agit contre toute prudence, sans parler de nouveau de ce qu'il y eut d'odieux dans l'action, en tuant le duc d'Enghien : il attacha un poids à sa vie. Malgré les puérils apologistes, cette mort ainsi que nous l'avons vu, fut le levain secret des discordes qui éclatèrent dans la suite entre Alexandre et Napoléon, comme entre la Prusse et la France.

L'entreprise sur l'Espagne fut complètement abusive : la Péninsule était à l'empereur ; il en pouvait tirer le parti le plus avantageux : au lieu de cela, il en fit une école pour les soldats anglais, et le principe de sa propre destruction par le soulèvement d'un peuple.

La détention du pape et la réunion des Etats de l'Eglise à la France n'étaient que le caprice de la tyrannie par lequel il perdit l'avantage de passer pour le restaurateur de la religion.

Bonaparte ne s'arrêta pas lorsqu'il eut épousé la fille des Césars, ainsi qu'il l'aurait dû faire : la Russie et l'Angleterre lui criaient merci.

Il ne ressuscita pas la Pologne, quand du rétablissement de ce royaume dépendait le salut de l'Europe.

Il se précipita sur la Russie malgré les représentations de ses généraux et de ses conseillers.

La folie commencée, il dépassa Smolensk ; tout lui disait qu'il ne devait pas aller plus loin à son premier pas, que sa première campagne du Nord était finie, et que la seconde (il le sentait lui-même) le rendrait maître de l'empire des czars.

Il ne sut ni computer les jours, ni prévoir l'effet des climats, que tout le monde à Moscou computait et prévoyait. Voyez en son lieu ce que j'ai dit du blocus continental et de la Confédération du Rhin ; le premier, conception gigantesque, mais acte douteux ; la seconde ouvrage considérable, mais gâté dans l'exécution par l'instinct de camp et l'esprit de fiscalité. Napoléon reçut en don la vieille monarchie française telle que l'avaient faite les siècles et une succession ininterrompue de grands hommes, telle que l'avaient laissée la majesté de Louis XIV et les alliances de Louis XV, telle que l'avait agrandie la République. Il s'assit sur ce magnifique piédestal, étendit les bras, se saisit des peuples et les ramassa autour de lui ; mais il perdit l'Europe avec autant de promptitude qu'il l'avait prise ; il amena deux fois les alliés à Paris, malgré les miracles de son intelligence militaire. Il avait le monde sous ses pieds et il n'en a tiré qu'une prison pour lui, un exil pour sa famille la perte de toutes ses conquêtes et d'une portion du vieux sol français.

C'est là l'histoire prouvée par les faits et que personne ne saurait nier. D'où naissaient les fautes que je viens d'indiquer, suivies d'un dénouement si prompt et si funeste. Elles naissaient de l'imperfection de Bonaparte en politique.

Dans ses alliances il n'enchaînait les gouvernements que par des concessions de territoire, dont il changeait bientôt les limites ; montrant sans cesse l'arrière-pensée de reprendre ce qu'il avait donné, faisant toujours sentir l'oppresseur ; dans ses envahissements, il ne réorganisait rien, l'Italie exceptée. Au lieu de s'arrêter après chaque pas pour relever sous une autre forme derrière lui ce qu'il avait abattu, il ne discontinuait pas son mouvement de progression parmi des ruines : il allait si vite, qu'à peine avait-il le temps de respirer où il passait. S'il eût, par une espèce de traité de Westphalie, réglé et assuré l'existence des Etats en Allemagne, en Prusse, en Pologne, à sa première marche rétrograde, il se fût adossé à des populations satisfaites et il eût trouvé des abris. Mais son poétique édifice de victoires, manquant de base et n'étant suspendu en l'air que par son génie, tomba quand ce génie vint à se retirer. Le Macédonien fondait des empires en courant, Bonaparte en courant ne les savait que détruire ; son unique but était d'être personnellement le maître du globe, sans s'embarrasser des moyens de le conserver.

On a voulu faire de Bonaparte un être parfait, un type de sentiment, de délicatesse, de morale et de justice, un écrivain comme César et Thucydide, un orateur et un historien comme Démosthène et Tacite. Les discours publics de Napoléon, ses phrases de tente ou de conseil sont d'autant moins inspirées du souffle prophétique que ce qu'elles annonçaient de catastrophes ne s'est pas accompli, tandis que l'Isaïe du glaive a lui-même disparu : des paroles niniviennes qui courent après des Etats sans les joindre et les détruire restent puériles au lieu d'être sublimes. Bonaparte a été véritablement le Destin pendant seize années : le Destin est muet, et Bonaparte aurait dû l'être. Bonaparte n'était point César ; son éducation n'était ni savante ni choisie ; demi-étranger, il ignorait les premières règles de notre langue : qu'importe, après tout, que sa parole fût fautive ? il donnait le mot d'ordre à l'univers. Ses bulletins ont l'éloquence de la victoire. Quelquefois dans l'ivresse du succès, on affectait de les brocher sur un tambour ; du milieu des plus lugubres accents, partaient de fatals éclats de rire. J'ai lu avec attention ce qu'a écrit Bonaparte, les premiers manuscrits de son enfance, ses romans, ensuite ses brochures à Buttafuoco, le Souper de Beaucaire , ses lettres privées à Joséphine, les cinq volumes de ses discours de ses ordres et de ses bulletins, ses dépêches restées inédites et gâtées par la rédaction des bureaux de M. de Talleyrand. Je m'y connais : je n'ai guère trouvé que dans un méchant autographe laissé à l'île d'Elbe des pensées qui ressemblent à la nature du grand insulaire :

" Mon coeur se refuse aux joies communes comme à la douleur ordinaire. "

" Ne m'étant pas donné la vie, je ne me l'ôterai pas non plus, tant qu'elle voudra bien de moi. "

" Mon mauvais génie m'apparut et m'annonça ma fin, que j'ai trouvée à Leipsick. "

" J'ai conjuré le terrible esprit de nouveauté qui parcourait le monde. "

C'est là très certainement du vrai Bonaparte.

Si les bulletins, les discours, les allocutions, les proclamations de Bonaparte se distinguent par l'énergie, cette énergie ne lui appartenait point en propre ; elle était de son temps, elle venait de l'inspiration révolutionnaire qui s'affaiblit dans Bonaparte, parce qu'il marchait à l'inverse de cette inspiration. Danton disait : " Le métal bouillonne ; si vous ne surveillez la fournaise, vous serez tous brûlés. " Saint-Just disait : " Osez ! " Ce mot renferme toute la politique de notre Révolution ; ceux qui font des révolutions à moitié ne font que se creuser un tombeau.

Les bulletins de Bonaparte s'élèvent-ils au-dessus de cette fierté de parole ?

Quant aux nombreux volumes publiés sous le titre de Mémoires de Sainte-Hélène, Napoléon dans l ' exil , etc. etc. etc., ces documents, recueillis de la bouche de Bonaparte ou dictés par lui à différentes personnes, ont quelques beaux passages sur des actions de guerre, quelques appréciations remarquables de certains hommes ; mais en définitive Napoléon n'est occupé qu'à faire son apologie, qu'à justifier son passé, qu'à bâtir sur des idées nées, des événements accomplis, des choses auxquelles il n'avait jamais songé pendant le cours de ces événements. Dans cette compilation, où le pour et le contre se succèdent, où chaque opinion trouve une autorité favorable et une réfutation péremptoire, il est difficile de démêler ce qui appartient à Napoléon de ce qui appartient à ses secrétaires. Il est probable qu'il avait une version différente pour chacun d'eux, afin que les lecteurs choisissent selon leur goût et se créassent dans l'avenir des Napoléons à leur guise. Il dictait son histoire telle qu'il la voulait laisser ; c'était un auteur faisant des articles sur son propre ouvrage. Rien donc de plus absurde que de s'extasier sur des répertoires de toutes mains, qui ne sont pas comme les Commentaires de César un ouvrage court, sorti d'une grande tête, rédigé par un écrivain supérieur ; et pourtant ces brefs commentaires, Asinius Pollion le pensait, n'étaient ni exacts ni fidèles. Le Mémorial de Sainte-Hélène est bon, toute part faite à la candeur et à la simplicité de l'admiration.

Une des choses qui a le plus contribué à rendre de son vivant Napoléon haïssable, était son penchant à tout ravaler : dans une ville embrasée, il accouplait des décrets sur le rétablissement de quelques comédiens à des arrêts qui supprimaient des monarques ; parodie de l'omnipotence de Dieu, qui règle le sort du monde et d'une fourmi. A la chute des empires il mêlait des insultes à des femmes ; il se complaisait dans l'humiliation de ce qu'il avait abattu ; il calomniait et blessait particulièrement ce qui avait osé lui résister. Son arrogance égalait son bonheur ; il croyait paraître d'autant plus grand qu'il abaissait les autres. Jaloux de ses généraux, il les accusait de ses propres fautes, car pour lui il ne pouvait jamais avoir failli. Contempteur de tous les mérites, il leur reprochait durement leurs erreurs. Après le désastre de Ramillies, il n'aurait jamais dit, comme Louis XIV au maréchal de Villeroi : " Monsieur le maréchal, à notre âge on n'est pas heureux. " Touchante magnanimité qu'ignorait Napoléon. Le siècle de Louis XIV a été fait par Louis le Grand : Bonaparte a fait son siècle.

L'histoire de l'empereur, changée par de fausses traditions, sera faussée encore par l'état de la société à l'époque impériale. Toute révolution écrite en présence de la liberté de la presse peut laisser arriver l'oeil au fond des faits, parce que chacun les rapporte comme il les a vus : le règne de Cromwell est connu, car on disait au Protecteur ce qu'on pensait de ses actes et de sa personne. En France, même sous la République, malgré l'inexorable censure du bourreau, la vérité perçait ; la faction triomphante n'était pas toujours la même ; elle succombait vite, et la faction qui lui succédait vous apprenait ce que vous avait caché sa devancière : il y avait liberté d'un échafaud à l'autre, entre deux têtes abattues. Mais lorsque Bonaparte saisit le pouvoir, que la pensée fut bâillonnée, qu'on n'entendit plus que la voix d'un despotisme qui ne parlait que pour se louer et ne permettait pas de parler d'autre chose que de lui, la vérité disparut.

Les pièces soi-disant authentiques de ce temps sont corrompues ; rien ne se publiait, livres et journaux, que par l'ordre du maître : Bonaparte veillait aux articles du Moniteur ; ses préfets renvoyaient des divers départements les récitations, les congratulations, les félicitations telles que les autorités de Paris les avaient dictées et transmises, telles qu'elles exprimaient une opinion publique convenue entièrement différente de l'opinion réelle. Ecrivez l'histoire d'après de pareils documents ! En preuve de vos impartiales études, cotez les authentiques où vous avez puisé : vous ne citerez qu'un mensonge à l'appui d'un mensonge.

Si l'on pouvait révoquer en doute cette imposture universelle, si des hommes qui n'ont point vu les jours de l'empire s'obstinaient à tenir pour sincère ce qu'ils rencontrent dans les documents imprimés, ou même ce qu'ils pourraient déterrer dans certains cartons des ministères, il suffirait d'en appeler à un témoignage irrécusable, au Sénat conservateur : là, dans le décret que j'ai cité plus haut, vous avez vu ces propres paroles : " Considérant que la liberté de la presse a été constamment soumise à la censure arbitraire de sa police, et qu'en même temps il s ' est toujours servi de le presse pour remplir la France et l ' Europe de faits controuvés, de maximes fausses ; que des actes et rapports entendus par le Sénat ont subi des altérations dans la publication qui en a été faite, etc. " Y a-t-il quelque chose à répondre à cette déclaration ?

La vie de Bonaparte était une vérité incontestable, que l'imposture s'était chargée d'écrire.


2 L24 Chapitre 6

Caractère de Bonaparte.

Un orgueil monstrueux et une affectation incessante gâtent le caractère de Napoléon. Au temps de sa domination, qu'avait-il besoin d'exagérer sa stature, lorsque le Dieu des armées lui avait fourni ce char dont les roues sont vivantes ?

Il tenait du sang italien ; sa nature était complexe : les grands hommes, très petite famille sur la terre, ne trouvent malheureusement qu'eux-mêmes pour s'imiter. A la fois modèle et copie, personnage réel et acteur représentant ce personnage, Napoléon était son propre mime ; il ne se serait pas cru un héros s'il ne se fût affublé du costume d'un héros. Cette étrange faiblesse donne à ses étonnantes réalités quelque chose de faux et d'équivoque ; on craint de prendre le roi des rois pour Roscius, ou Roscius pour le roi des rois.

Les qualités de Napoléon sont si adultérées dans les gazettes, les brochures, les vers, et jusque dans les chansons envahies de l'impérialisme, que ces qualités sont complètement méconnaissables. Tout ce qu'on prête de touchant à Bonaparte dans les Ana sur les prisonniers , les morts, les soldats, sont des billevesées que démentent les actions de sa vie [Voyez plus haut dans leur ordre chronologique les actions de Bonaparte. (N.d.A.)] .

La Grand-mère de mon illustre ami Béranger n'est qu'un admirable pont-neuf : Bonaparte n'avait rien du bonhomme. Domination personnifiée, il était sec ; cette frigidité faisait antidote à son imagination ardente, il ne trouvait point en lui de parole, il n'y trouvait qu'un fait et un fait prêt à s'irriter de la plus petite indépendance ; un moucheron qui volait sans son ordre était à ses yeux un insecte révolté.

Ce n'était pas tout que de mentir aux oreilles, il fallait mentir aux yeux : ici, dans une gravure, c'est Bonaparte qui se découvre devant les blessés autrichiens, là c'est un petit tourlourou qui empêche l'empereur de passer, plus loin Napoléon touche les pestiférés de Jaffa, et il ne les a jamais touchés ; il traverse le Saint-Bernard sur un cheval fougueux dans des tourbillons de neige, et il faisait le plus beau temps du monde.

Ne veut-on pas transformer l'empereur aujourd'hui en un Romain des premiers jours du mont Aventin, en un missionnaire de liberté, en un citoyen qui n'instituait l'esclavage que par amour de la vertu contraire ? Jugez à deux traits du grand fondateur de l'égalité : il ordonna de casser le mariage de son frère Jérôme avec mademoiselle Patterson, parce que le frère de Napoléon ne se pouvait allier qu'au sang des princes ; plus tard, revenu de l'île Elbe, il revêt la nouvelle constitution démocratique d'une pairie et la couronne de l' Acte additionnel .

Que Bonaparte, continuateur des succès de la République, semât partout des principes d'indépendance, que ses victoires aidassent au relâchement des liens entre les peuples et les rois, arrachassent ces peuples à la puissance des vieilles moeurs et des anciennes idées ; que, dans ce sens, il ait contribué à l'affranchissement social, je ne le prétends point contester : mais que de sa propre volonté il ait travaillé sciemment à la délivrance politique et civile des nations ; qu'il ait établi le despotisme le plus étroit dans l'idée de donner à l'Europe et particulièrement à la France la constitution la plus large ; qu'il n'ait été qu'un tribun déguisé en tyran, c'est une supposition qu'il m'est impossible d'adopter.

Bonaparte, comme la race des princes, n'a voulu et n'a cherché que l'arbitraire, en y arrivant toutefois à travers la liberté, parce qu'il débuta sur la scène du monde en 1793. La Révolution, qui était la nourrice de Napoléon, ne tarda pas à lui apparaître comme une ennemie ; il ne cessa de la battre. L'empereur, du reste connaissait très bien le mal, quand le mal ne venait pas directement de l'empereur, car il n'était pas dépourvu du sens moral. Le sophisme mis en avant touchant l'amour de Bonaparte pour la liberté ne prouve qu'une chose, l'abus que l'on peut faire de la raison ; aujourd'hui elle se prête à tout. N'est-il pas établi que la Terreur était un temps d'humanité ? En effet, ne demandait-on pas l'abolition de la peine de mort lorsqu'on tuait tout le monde ? Les grands civilisateurs, comme on les appelle , n'ont-ils pas toujours immolé les hommes, et n'est-ce pas par là, comme on le prouve , que Robespierre était le continuateur de Jésus-Christ ?

L'empereur se mêlait de toutes choses ; son intellect ne se reposait jamais ; il avait une espèce d'agitation perpétuelle d'idées. Dans l'impétuosité de sa nature, au lieu d'un train franc et continu, il s'avançait par bonds et haut-le-corps, il se jetait sur l'univers et lui donnait des saccades ; il n'en voulait point, de cet univers, s'il était obligé de l'attendre : être incompréhensible, qui trouvait le secret d'abaisser, en les dédaignant, ses plus dominantes actions, et qui élevait jusqu'à sa hauteur ses actions les moins élevées. Impatient de volonté, patient de caractère, incomplet et comme inachevé, Napoléon avait des lacunes dans le génie : son entendement ressemblait au ciel de cet autre hémisphère sous lequel il devait aller mourir, à ce ciel dont les étoiles sont séparées par des espaces vides.

On se demande par quel prestige Bonaparte, si aristocrate, si ennemi du peuple, a pu arriver à la popularité dont il jouit : car ce forgeur de jougs est très certainement resté populaire chez une nation dont la prétention a été d'élever des autels à l'indépendance et à l'égalité ; voici le mot de l'énigme :

Une expérience journalière fait reconnaître que les Français vont instinctivement au pouvoir ; ils n'aiment point la liberté ; l'égalité seule est leur idole. Or, l'égalité et le despotisme ont des liaisons secrètes. Sous ces deux rapports, Napoléon avait sa source au coeur des Français, militairement inclinés vers la puissance, démocratiquement amoureux du niveau. Monté au trône, il y fit asseoir le peuple avec lui ; roi prolétaire, il humilia les rois et les nobles dans ses antichambres ; il nivela les rangs, non en les abaissant, mais en les élevant : le niveau descendant aurait charmé davantage l'envie plébéienne, le niveau ascendant a plus flatté son orgueil. La vanité française se bouffit aussi de la supériorité que Bonaparte nous donna sur le reste de l'Europe ; une autre cause de la popularité de Napoléon tient à l'affliction de ses derniers jours. Après sa mort, à mesure que l'on connut mieux ce qu'il avait souffert à Sainte-Hélène, on commença à s'attendrir ; on oublia sa tyrannie pour se souvenir qu'après avoir d'abord vaincu nos ennemis, qu'après les avoir ensuite attirés en France, il nous avait défendus contre eux ; nous nous figurons qu'il nous sauverait aujourd'hui de la honte où nous sommes : sa renommée nous fut ramenée par son infortune ; sa gloire a profité de son malheur.

Enfin les miracles de ses armes ont ensorcelé la jeunesse, en nous apprenant à adorer la force brutale. Sa fortune inouïe a laissé à l'outrecuidance de chaque ambition l'espoir d'arriver où il était parvenu.

Et pourtant cet homme, si populaire par le cylindre qu'il avait roulé sur la France, était l'ennemi mortel de l'égalité et le plus grand organisateur de l'aristocratie dans la démocratie.

Je ne puis acquiescer aux faux éloges dont on insulte Bonaparte, en voulant tout justifier dans sa conduite ; je ne puis renoncer à ma raison, m'extasier devant ce qui me fait horreur ou pitié.

Si j'ai réussi à rendre ce que j'ai senti, il restera de mon portrait une des premières figures de l'histoire ; mais je n'ai rien adopté de cette créature fantastique composée de mensonges ; mensonges que j'ai vus naître, qui, pris d'abord pour ce qu'ils étaient, ont passé avec le temps à l'état de vérité par l'infatuation et l'imbécile crédulité humaine. Je ne veux pas être une sotte grue et tomber du haut mal d'admiration. Je m'attache à peindre les personnages en conscience, sans leur ôter ce qu'ils ont, sans leur donner ce qu'ils n'ont pas. Si le succès était réputé l'innocence ; si, débauchant jusqu'à la postérité, il la chargeait de ses chaînes ; si, esclave future, engendrée d'un passé esclave, cette postérité subornée devenait la complice de quiconque aurait triomphé, où serait le droit, où serait le prix des sacrifices ? Le bien et le mal n'étant plus que relatifs, toute moralité s'effacerait des actions humaines.

Tel est l'embarras que cause à l'écrivain impartial une éclatante renommée ; il l'écarte autant qu'il peut, afin de mettre le vrai à nu ; mais la gloire revient comme une vapeur radieuse et couvre à l'instant le tableau.


2 L24 Chapitre 7

Si Bonaparte nous a laissé en renommée ce qu'il nous a ôté en force ?

Pour ne pas avouer l'amoindrissement de territoire et de puissance que nous devons à Bonaparte, la génération actuelle se console en se figurant que ce qu'il nous a retranché en force, il nous l'a rendu en illustration. " Désormais ne sommes-nous pas, dit-elle, renommés aux quatre coins de la terre ? un Français n'est-il pas craint, remarqué, recherché, connu à tous les rivages ? "

Mais étions-nous placés entre ces deux conditions ou l'immortalité sans puissance, ou la puissance sans immortalité ? Alexandre fit connaître à l'univers le nom des Grecs ; il ne leur en laissa pas moins quatre empires en Asie ; la langue et la civilisation des Hellènes s'étendirent du Nil à Babylone et de Babylone à l'Indus. A sa mort, son royaume patrimonial de Macédoine, loin d'être diminué, avait centuplé de force. Bonaparte nous a fait connaître à tous les rivages ; commandés par lui, les Français jetèrent l'Europe si bas à leurs pieds que la France prévaut encore par son nom, et que l'Arc de l'Etoile peut s'élever sans paraître un puéril trophée ; mais avant nos revers ce monument eût été un témoin au lieu de n'être qu'une chronique. Cependant Dumouriez avec des réquisitionnaires n'avait-il pas donné à l'étranger les premières leçons, Jourdan gagné la bataille de Fleurus, Pichegru conquis la Belgique et la Hollande, Hoche passé le Rhin, Masséna triomphé à Zurich, Moreau à Hohenlinden ; tous exploits les plus difficiles à obtenir et qui préparaient les autres ? Bonaparte a donné un corps à ces succès épars ; il les a continués, il a fait rayonner ces victoires : mais sans ces premières merveilles eût-il obtenu les dernières ? il n'était au-dessus de tout que quand la raison chez lui exécutait les inspirations du poète.

L'illustration de notre suzerain ne nous a coûté que deux ou trois cent mille hommes par an ; nous ne l'avons payée que de trois millions de nos soldats ; nos concitoyens ne l'ont achetée qu'au prix de leurs souffrances et de leurs libertés pendant quinze années : ces bagatelles peuvent-elles compter ? Les générations venues après ne sont-elles pas resplendissantes ? tant pis pour ceux qui ont disparu ! Les calamités sous la République servirent au salut de tous ; nos malheurs sous l'empire ont bien plus fait : ils ont déifié Bonaparte ! cela nous suffit.

Cela ne me suffit pas à moi, je ne m'abaisserai point à cacher ma nation derrière Bonaparte ; il n'a pas fait la France, la France l'a fait. Jamais aucun talent, aucune supériorité ne m'amènera à consentir au pouvoir qui peut d'un mot me priver de mon indépendance, de mes foyers, de mes amis ; si je ne dis pas de ma fortune et de mon honneur, c'est que la fortune ne me paraît pas valoir la peine qu'on la défende ; quant à l'honneur, il échappe à la tyrannie : c'est l'âme des martyrs ; les liens l'entourent et ne l'enchaînent pas ; il perce la voûte des prisons et emporte avec soi tout l'homme.

Le tort que la vraie philosophie ne pardonnera pas à Bonaparte, c'est d'avoir façonné la société à l'obéissance passive, repoussé l'humanité vers les temps de dégradation morale, et peut-être abâtardi les caractères de manière qu'il serait impossible de dire quand les coeurs commenceront à palpiter de sentiments généreux. La faiblesse où nous sommes plongés vis-à-vis de nous-mêmes et vis-à-vis de l'Europe, notre abaissement actuel, sont la conséquence de l'esclavage napoléonien : il ne nous est resté que les facultés du joug. Bonaparte a dérangé jusqu'à l'avenir ; point ne m'étonnerais si l'on nous voyait dans le malaise de notre impuissance nous amoindrir, nous barricader contre l'Europe au lieu de l'aller chercher, livrer nos franchises au dedans pour nous délivrer au dehors d'une frayeur chimérique, nous égarer dans d'ignobles prévoyances, contraires à notre génie et aux quatorze siècles dont se composent nos moeurs nationales. Le despotisme que Bonaparte a laissé dans l'air descendra sur nous en forteresses.

La mode est aujourd'hui d'accueillir la liberté d'un rire sardonique, de la regarder comme vieillerie tombée en désuétude avec l'honneur. Je ne suis point à la mode, je pense que sans la liberté il n'y a rien dans le monde ; elle seule donne du prix à la vie ; dussé-je rester le dernier à la défendre, je ne cesserai de proclamer ses droits. Attaquer Napoléon au nom de choses passées, l'assaillir avec des idées mortes, c'est lui préparer de nouveaux triomphes. On ne le peut combattre qu'avec quelque chose de plus grand que lui, la liberté : il s'est rendu coupable envers elle et par conséquent envers le genre humain.


2 L24 Chapitre 8

Inutilité des vérité ci-dessus exposées.

Vaines paroles ! mieux que personne j'en sens l'inutilité. Désormais toute observation, si modérée qu'elle soit, est réputée profanatrice : il faut du courage pour oser braver les cris du vulgaire, pour ne pas craindre de se faire traiter d'intelligence bornée incapable de comprendre et de sentir le génie de Napoléon, par la seule raison qu'au milieu de l'admiration vive et vraie que l'on professe pour lui, on ne peut néanmoins encenser toutes ses imperfections. Le monde appartient à Bonaparte ; ce que le ravageur n'avait pu achever de conquérir, sa renommée l'usurpe ; vivant il a manqué le monde mort il le possède. Vous avez beau réclamer, les générations passent sans vous écouter. L'antiquité fait dire à l'ombre du fils de Priam : " Ne juge pas Hector d'après sa petite tombe : l' Iliade, Homère, les Grecs en fuite, voilà mon sépulcre : je suis enterré sous toute ces grandes actions. "

Bonaparte n'est plus le vrai Bonaparte, c'est une figure légendaire composée des lubies du poète, des devis du soldat et des contes du peuple ; c'est le Charlemagne et l'Alexandre des épopées du moyen âge que nous voyons aujourd'hui. Ce héros fantastique restera le personnage réel ; les autres portraits disparaîtront. Bonaparte appartenait si fort à la domination absolue, qu'après avoir subi le despotisme de sa personne, il nous faut subir le despotisme de sa mémoire. Ce dernier despotisme est plus dominateur que le premier, car si l'on combattit quelquefois Napoléon alors qu'il était sur le trône, il y a consentement universel à accepter les fers que mort il nous jette. Il est un obstacle aux événements futurs : comment une puissance sortie des camps pourrait-elle s'établir après lui ? n'a-t-il pas tué en la surpassant toute gloire militaire ? Comment un gouvernement libre pourrait-il naître, lorsqu'il a corrompu dans les coeurs le principe de toute liberté ? Aucune puissance légitime ne peut plus chasser de l'esprit de l'homme le spectre usurpateur : le soldat et le citoyen, le républicain et le monarchiste, le riche et le pauvre, placent également les bustes et les portraits de Napoléon à leurs foyers, dans leurs palais ou dans leurs chaumières ; les anciens vaincus sont d'accord avec les anciens vainqueurs ; on ne peut faire un pas en Italie qu'on ne le retrouve ; on ne pénètre pas en Allemagne qu'on ne le rencontre, car dans ce pays la jeune génération qui le repoussa est passée. Les siècles s'asseyent d'ordinaire devant le portrait d'un grand homme, ils l'achèvent par un travail long et successif. Le genre humain cette fois n'a pas voulu attendre peut-être s'est-il trop hâté d'estamper un pastel.

Mais pourtant un peuple entier peut-il être plongé dans l'erreur ? N'est-il point de vérité d'où sont venus les mensonges ? Il est temps de placer en regard de la partie défectueuse de l'idole la partie achevée.

Bonaparte n'est point grand par ses paroles, ses discours, ses écrits, par l'amour des libertés qu'il n'a jamais eu et n'a jamais prétendu établir ; il est grand pour avoir créé un gouvernement régulier et puissant, un code de lois adopté en divers pays, des cours de justice, des écoles, une administration forte, active, intelligente, et sur laquelle nous vivons encore ; il est grand pour avoir ressuscité, éclairé et géré supérieurement l'Italie ; il est grand pour avoir fait renaître en France l'ordre du sein du chaos, pour avoir relevé les autels, pour avoir réduit de furieux démagogues, d'orgueilleux savants, des littérateurs anarchiques, des athées voltairiens, des orateurs de carrefours, des égorgeurs de prisons et de rues, des claque-dents de tribune, de clubs et d'échafauds, pour les avoir réduits à servir sous lui ; il est grand pour avoir enchaîné une tourbe anarchique ; il est grand pour avoir fait cesser les familiarités d'une commune fortune, pour avoir forcé des soldats ses égaux, des capitaines ses chefs ou ses rivaux, à fléchir sous sa volonté ; il est grand surtout pour être né de lui seul, pour avoir su, sans autre autorité que celle de son génie, pour avoir su, lui, se faire obéir par trente-six millions de sujets à l'époque où aucune illusion n'environne les trônes ; il est grand pour avoir abattu tous les rois ses opposants, pour avoir défait toutes les armées quelle qu'ait été la différence de leur discipline et de leur valeur, pour avoir appris son nom aux peuples sauvages comme aux peuples civilisés, pour avoir surpassé tous les vainqueurs qui le précédèrent, pour avoir rempli dix années de tels prodiges qu'on a peine aujourd'hui à les comprendre.

Le fameux délinquant en matière triomphale n'est plus ; le peu d'hommes qui comprennent encore les sentiments nobles peuvent rendre hommage à la gloire sans la craindre, mais sans se repentir d'avoir proclamé ce que cette gloire eut de funeste, sans reconnaître le destructeur des indépendances pour le père des émancipations : Napoléon n'a nul besoin qu'on lui prête des mérites ; il fut assez doué en naissant.

Ores donc que, détaché de son temps, son histoire est finie et que son épopée commence, allons le voir mourir : quittons l'Europe ; suivons-le sous le ciel de son apothéose ! Le frémissement des mers, là où ses vaisseaux caleront la voile, nous indiquera le lieu de sa disparition : " A l'extrémité de notre hémisphère, on entend, dit Tacite, le bruit que fait le soleil en s'immergeant, sonum insuper immergentis audiri . "


2 L24 Chapitre 9

Ile de Sainte-Hélène. - Bonaparte traverse l'Atlantique.

Jean de Noya, navigateur portugais, s'était égaré dans les eaux qui séparent l'Afrique de l'Amérique. En 1502, le 18 août, fête de sainte Hélène, mère du premier empereur chrétien, il rencontra une île par le 16e degré de latitude méridionale et le 11e de longitude ; il y toucha et lui donna le nom du jour de la découverte.

Après avoir fréquenté cette île quelques années, les Portugais la délaissèrent ; les Hollandais s'y établirent, et l'abandonnèrent ensuite pour le cap de Bonne-Espérance. La Compagnie des Indes d'Angleterre s'en saisit ; les Hollandais la reprirent en 1672 ; les Anglais l'occupèrent de nouveau et s'y fixèrent.

Lorsque Jean de Noya surgit à Sainte-Hélène, l'intérieur du pays inhabité n'était qu'une forêt. Fernand Lopez, renégat portugais, déporté à cette oasis, la peupla de vaches, de chèvres, de poules, de pintades et d'oiseaux de quatre parties de la terre. On y fit monter successivement, comme à bord de l'arche, des animaux de toute la création.

Cinq cents blancs, quinze cents nègres, mêlés de mulâtres, de Javanais et de Chinois, composent la population de l'île. Jamestown en est la ville et le port. Avant que les Anglais fussent maîtres du cap de Bonne-Espérance, les flottes de la Compagnie, au retour des Indes, relâchaient à Jamestown. Les matelots étalaient leurs pacotilles au pied des palmistes : une forêt muette et solitaire se changeait, une fois l'an, en un marché bruyant et peuplé.

Le climat de l'île est sain, mais pluvieux : ce donjon de Neptune, qui n'a que sept à huit lieues de tour, attire les vapeurs de l'océan. Le soleil de l'équateur chasse à midi tout ce qui respire, force au silence et au repos jusqu'aux moucherons, oblige les hommes et les animaux à se cacher. Les vagues sont éclairées la nuit de ce qu'on appelle la lumière de mer , lumière produite par des myriades d'insectes dont les amours, électrisés par les tempêtes, allument à la surface de l'abîme les illuminations d'une noce universelle. L'ombre de l'aile, obscure et fixe, repose au milieu d'une plaine mobile de diamants. Le spectacle du ciel est semblablement magnifique, selon mon savant et célèbre ami M. de Humboldt [ Voyage aux régions équinoxiales . (N.d.A.)] : " on éprouve, dit-il, je ne sais quel sentiment inconnu lorsqu'en approchant de l'équateur, et surtout en passant d'un hémisphère à l'autre on voit s'abaisser progressivement et enfin disparaître les étoiles que l'on connut dès sa première enfance. On sent qu'on n'est point en Europe, lorsqu'on voit s'élever sur l'horizon l'immense constellation du Navire , ou les nuées phosphorescentes de Magellan .

" Nous ne vîmes pour la première fois distinctement, continue-t-il, la croix du Sud que dans la nuit du 4 au 5 juillet, par les 16 degrés de latitude.

" Je me rappelais le passage sublime de Dante que les commentateurs les plus célèbres ont appliqué à cette constellation :

Io mi volsi a man destra, etc.

" Chez les Portugais et les Espagnols, un sentiment religieux les attache à une constellation dont la forme leur rappelle ce signe de la foi, planté par leurs ancêtres dans les déserts du Nouveau-Monde. "

Les poètes de la France et de la Lusitanie ont placé des scènes de l'élégie aux rivages du Mélinde et des îles avoisinantes. Il y a loin de ces douleurs fictives aux tourments réels de Napoléon sous ces astres prédits par le chantre de Béatrice et dans ces mers d'Eléonore et de Virginie. Les grands de Rome, relégués aux îles de la Grèce, se souciaient-ils des charmes de ces rives et des divinités de la Crète et de Naxos ? Ce qui ravissait Vasco de Gama et Camoëns ne pouvait émouvoir Bonaparte : couché à la poupe du vaisseau, il ne s'apercevait pas qu'au-dessus de sa tête étincelaient des constellations inconnues dont les rayons rencontraient pour la première fois ses regards. Que lui faisaient des astres qu'il ne vit jamais de ses bivouacs, qui n'avaient pas brillé sur son empire ? Et cependant aucune étoile n'a manqué à sa destinée : la moitié du firmament éclaira son berceau ; l'autre était réservée à la pompe de sa tombe.

La mer que Napoléon franchissait n'était point cette mer amie qui l'apporta des havres de la Corse, des sables d'Aboukir, des rochers de l'île d'Elbe, aux rives de la Provence ; c'était cet océan ennemi qui, après l'avoir enfermé dans l'Allemagne, la France, le Portugal et l'Espagne, ne s'ouvrait devant sa course que pour se refermer derrière lui. Il est probable qu'en voyant les vagues pousser son navire, les vents alizés l'éloigner d'un souffle constant, il ne faisait pas sur sa catastrophe les réflexions qu'elle m'inspire : chaque homme sent sa vie à sa manière, celui qui donne au monde un grand spectacle est moins touché et moins enseigné que le spectateur. Occupé du passé comme s'il pouvait renaître, espérant encore dans ses souvenirs, Bonaparte s'aperçut à peine qu'il franchissait la ligne, et il ne demanda point quelle main traça ces cercles dans lesquels les globes sont contraints d'emprisonner leur marche éternelle.

Le 15 août, la colonie errante célébra la Saint-Napoléon à bord du vaisseau qui conduisait Napoléon à sa dernière halte. Le 15 octobre, le Northumberland était à la hauteur de Sainte-Hélène. Le passager monta sur le pont ; il eut peine à découvrir un point noir imperceptible dans l'immensité bleuâtre ; il prit une lunette ; il observa ce grain de terre ainsi qu'il eût autrefois observé une forteresse au milieu d'un lac. Il aperçut la bourgade de Saint-James enchâssée dans des rochers escarpés, pas une ride de cette façade stérile à laquelle ne fût suspendu un canon : on semblait avoir voulu recevoir le captif selon son génie.

Le 16 octobre 1815, Bonaparte aborda l'écueil, son mausolée, de même que le 12 octobre 1492 Christophe Colomb aborda le Nouveau-Monde, son monument : " Là, dit Walter Scott, à l'entrée de l'océan Indien Bonaparte était privé des moyens de faire un second avatar ou incarnation sur la terre. "


2 L24 Chapitre 10

Napoléon prend terre à Sainte-Hélène. - Son établissement à Longwood. - Précautions. - Vie à Longwood. - Visites.

Avant d'être transporté à la résidence de Longwood, Bonaparte occupa une case à Briars près de Balcomb's cottage . Le 9 décembre, Longwood, augmenté à la hâte par les charpentiers de la flotte anglaise reçut son hôte. La maison, située sur un plateau de montagnes, se composait d'un salon, d'une salle à manger, d'une bibliothèque, d'un cabinet d'étude et d'une chambre à coucher. C'était peu : ceux qui habitèrent la tour du Temple et le donjon de Vincennes furent encore moins bien logés ; il est vrai qu'on eut l'attention d'abréger leur séjour. Le général Gourgaud, M. et madame de Montholon avec leurs enfants, M. de Las Cases et son fils, campèrent provisoirement sous des tentes ; M. et madame Bertrand s'établirent à Hute ' s gate , cabine placée à la limite du terrain de Longwood.

Bonaparte avait pour promenoir une arène de douze milles ; des sentinelles entouraient cet espace, et des vigies étaient placées sur les plus hauts pitons. Le lion pouvait étendre ses courses au delà, mais il fallait alors qu'il consentît à se laisser garder par un bestiaire anglais. Deux camps défendaient l'enceinte excommuniée : le soir, le cercle des factionnaires se resserrait sur Longwood. A neuf heures, Napoléon consigné ne pouvait plus sortir ; les patrouilles faisaient la ronde ; des cavaliers en vedette, des fantassins plantés çà et là, veillaient dans les criques et dans les ravins qui descendaient à la grève. Deux bricks armés croisaient, l'un sous le vent, l'autre au vent de l'île. Que de précautions pour garder un seul homme au milieu des mers ! Après le coucher du soleil, aucune chaloupe ne pouvait mettre à la mer ; les bateaux pêcheurs étaient comptés, et la nuit ils restaient au port sous la responsabilité d'un lieutenant de marine. Le souverain généralissime qui avait cité le monde à son étrier était appelé à comparaître deux fois le jour devant un hausse-col. Bonaparte ne se soumettait point à cet appel ; quand, par fortune, il ne pouvait éviter les regards de l'officier de service, cet officier n'aurait osé dire où et comment il avait vu celui dont il était plus difficile de constater l'absence que de prouver la présence à l'univers.

Sir Georges Cockburn, auteur de ces règlements sévères, fut remplacé par sir Hudson Lowe. Alors commencèrent les pointilleries dont tous les Mémoires nous ont entretenus. Si l'on en croyait ces Mémoires , le nouveau gouverneur aurait été de la famille des énormes araignées de Sainte-Hélène : et le reptile de ces bois où les serpents sont inconnus. L'Angleterre manqua d'élévation, Napoléon de dignité. Pour mettre un terme à ses exigences d'étiquette, Bonaparte semblait quelquefois décidé à se voiler sous un pseudonyme, comme un monarque en pays étranger ; il eut l'idée touchante de prendre le nom d'un de ses aides de camp tué à la bataille d'Arcole. La France, l'Autriche, la Russie, désignèrent des commissaires à la résidence de Sainte-

Hélène : le captif était accoutumé à recevoir les ambassadeurs des deux dernières puissances ; la légitimité, qui n'avait pas reconnu Napoléon empereur, aurait agi plus noblement en ne reconnaissant pas Napoléon prisonnier.

Une grande maison de bois, construite à Londres fut envoyée à Sainte-Hélène ; mais Napoléon ne se trouva plus assez bien portant pour l'habiter. Sa vie à Longwood était ainsi réglée : il se levait à des heures incertaines. M. Marchand, son valet de chambre, lui faisait la lecture lorsqu'il était au lit ; quand il s'était levé matin, il dictait aux généraux Montholon et Gourgaud, et au fils de M. de Las Cases. Il déjeunait à dix heures, se promenait à cheval ou en voiture jusque vers les trois heures, rentrait à six et se couchait à onze. Il affectait de s'habiller comme il est peint dans le portrait d'Isabey : le matin il s'enveloppait d'un cafetan et entortillait sa tête d'un mouchoir des Indes.

Sainte-Hélène est située entre les deux pôles. Les navigateurs qui passent d'un lieu à l'autre saluent cette première station, où la terre délasse les regards fatigués du spectacle de l'océan et offre des fruits et la fraîcheur de l'eau douce à des bouches échauffées par le sel. La présence de Bonaparte avait changé cette île de promission en un roc pestiféré : les vaisseaux étrangers n'y abordaient plus ; aussitôt qu'on les signalait à vingt lieues de distance, une croisière les allait reconnaître et leur enjoignait de passer au large ; on n'admettait en relâche, à moins d'une tourmente, que les seuls navires de la marine britannique.

Quelques-uns des voyageurs anglais qui venaient d'admirer ou qui allaient voir les merveilles du Gange visitaient sur leur chemin une autre merveille : l'Inde accoutumée aux conquérants, en avait un enchaîné à ses portes.

Napoléon admettait ces visites avec peine. Il consentit à recevoir lord Amherst à son retour de son ambassade de la Chine. L'amiral sir Pultney Malcolm lui plut : " Votre gouvernement, lui dit-il un jour, a-t-il l'intention de me retenir sur ce rocher jusqu'à ma mort ? " L'amiral répondit qu'il le craignait. " Alors ma mort arrivera bientôt. - J'espère que non, monsieur ; vous vivrez assez de temps pour écrire vos grandes actions ; elles sont si nombreuses, que cette tâche vous assure une longue vie. " Napoléon ne se choqua point de cette simple appellation, monsieur , il se reconnut en ce moment par sa véritable grandeur. Heureusement pour lui, il n'a point écrit sa vie ; il l'eut rapetissée : les hommes de cette nature doivent laisser leurs mémoires à raconter par cette voix inconnue qui n'appartient à personne et qui sort des peuples et des siècles. A nous seuls vulgaire il est permis de parler de nous, parce que personne n'en parlerait.

Le capitaine Basil Hall se présenta à Longwood : Bonaparte se souvint d'avoir vu le père du capitaine à Brienne : " Votre père, dit-il, était le premier Anglais que j'eusse jamais vu ; c'est pourquoi j'en ai gardé le souvenir toute ma vie. " Il s'entretint avec le capitaine de la récente découverte de l'île de Lou-Tchou : " Les habitants n'ont point d'armes ", dit le capitaine. - " Point d'armes ! " s'écria Bonaparte. - " Ni canons ni fusils. - Des lances au moins, des arcs et des flèches ? - Rien de tout cela. - Ni poignards ? - Ni poignards. - Mais comment se bat-on ? - Ils ignorent tout ce qui se passe dans le monde ; ils ne savent pas que la France et l'Angleterre existent ; ils n'ont jamais entendu parler de Votre Majesté. " Bonaparte sourit d'une manière qui frappa le capitaine : plus le visage est sérieux, plus le sourire est beau.

Ces différents voyageurs remarquèrent qu'aucune trace de couleur ne paraissait sur le visage de Bonaparte : sa tête ressemblait à un buste de marbre dont la blancheur était légèrement jaunie par le temps. Rien de sillonné sur son front, ni de creusé dans ses joues ; son âme semblait sereine. Ce calme apparent fit croire que la flamme de son génie s'était envolée. Il parlait avec lenteur ; son expression était affectueuse et presque tendre ; quelquefois il lançait des regards éblouissants, mais cet état passait vite : ses yeux se voilaient et devenaient tristes.

Ah ! sur ces rivages avaient jadis comparu d'autres voyageurs connus de Napoléon.

Après l'explosion de la machine infernale, un sénatus-consulte du 5 janvier 1801 prononça sans jugement, par simple mesure de police, l'exil outre-mer de cent trente républicains : embarqués sur la frégate la Chiffonne et sur la corvette la Flèche , ils furent conduits aux îles Séchelles et dispersés peu après dans l'archipel des Comores, entre l'Afrique et Madagascar : ils y moururent presque tous. Deux des déportés, Lefranc et Saunois, parvenus à se sauver sur un vaisseau américain, touchèrent en 1803 à Sainte-Hélène : c'était là que douze ans plus tard la Providence devait enfermer leur grand oppresseur.

Le trop fameux général Rossignol, leur compagnon d'infortune, un quart d'heure avant son dernier soupir s'écria : " Je meurs accablé des plus horribles douleurs ; mais je mourrais content si je pouvais apprendre que le tyran de ma patrie endurât les mêmes souffrances. " Ainsi jusque dans l'autre hémisphère les imprécations de la liberté attendaient celui qui la trahit.


2 L24 Chapitre 11

Manzoni. - Maladie de Bonaparte. - Ossian. - Rêverie de Bonaparte à la vue de la mer. - Projet d'enlèvement. - Dernière occupation de Bonaparte. - Il se couche et ne se relève plus. - Il dicte son testament. - Sentiments religieux de Napoléon. - L'aumônier Vignali. - Napoléon apostrophe Antomarchi, son médecin. - Il reçoit les derniers sacrements. - Il expire.

L'Italie, arrachée à son long sommeil par Napoléon tourna les yeux vers l'illustre enfant qui la voulut rendre à sa gloire et avec lequel elle était retombée sous le joug. Les fils des Muses, les plus nobles et les plus reconnaissants des hommes, quand ils n'en sont pas les plus vils et les plus ingrats, regardaient Sainte-Hélène. Le dernier poète de la patrie de Virgile chantait le dernier guerrier de la patrie de César :

Tutto ei provò, la gloria

Maggior dopo il periglio,

La fuga e la vittoria

La reggia e il triste esiglio :

Due volte nella polvere,

Due volte sugli altar.

Ei si nomò : due secoli,

L'un contro l'altro armato,

Sommessi a lui si volsero,

Come aspettando il fato :

Ei fè silenzio ed arbitra

S'assise in mezzo a lor.

" Il éprouva tout, dit Manzoni, la gloire plus grande après le péril, la fuite et la victoire, la royauté et le triste exil, deux fois dans la poudre, deux fois sur l'autel.

" Il se nomma : deux siècles l'un contre l'autre armés se tournèrent vers lui, comme attendant leur sort : il fit silence, et s'assit arbitre entre eux. "

Bonaparte approchait de sa fin ; rongé d'une plaie intérieure, envenimée par le chagrin, il l'avait portée, cette plaie, au sein de la prospérité : c'était le seul héritage qu'il eût reçu de son père ; le reste lui venait des munificences de Dieu.

Déjà il comptait six années d'exil ; il lui avait fallu moins de temps pour conquérir l'Europe. Il restait presque toujours renfermé, et lisait Ossian de la traduction italienne de Cesarotti. Tout l'attristait sous un ciel où la vie semblait plus courte, le soleil restant trois jours de moins dans cet hémisphère que dans le notre. Quand Bonaparte sortait, il parcourait des sentiers scabreux que bordaient des aloès et des genêts odoriférants. Il se promenait parmi les gommiers à fleurs rares que les vents généraux faisaient pencher du même côté, ou il se cachait dans les gros nuages qui roulaient à terre. On le voyait assis sur les bases du pic de Diane , du Flay Staff , du Leader Hill , contemplant la mer par les brèches des montagnes. Devant lui se déroulait cet océan qui d'une part baigne les côtes de l'Afrique, de l'autre les rives américaines, et qui va, comme un fleuve sans bords, se perdre dans les mers australes. Point de terre civilisée plus voisine que le cap des Tempêtes. Qui dira les pensées de ce Prométhée déchiré vivant par la mort, lorsque, la main appuyée sur sa poitrine douloureuse, il promenait ses regards sur les flots ! Le Christ fut transporté au sommet d'une montagne d'où il aperçut les royaumes du monde ; mais pour le Christ il était écrit au séducteur de l'homme. " Tu ne tenteras point le Fils de Dieu. "

Bonaparte, oubliant une pensée de lui, que j'ai citée (Ne m ' étant pas donné la vie, je ne me l'ôterai pas) , parlait de se tuer ; il ne se souvenait plus aussi de son ordre du jour à propos du suicide d'un de ses soldats. Il espérait assez dans l'attachement de ses compagnons de captivité pour croire qu'ils consentiraient à s'étouffer avec lui à la vapeur d'un brasier : l'illusion était grande. Tels sont les enivrements d'une longue domination ; mais il ne faut considérer, dans les impatiences de Napoléon, que le degré de souffrances auquel il était parvenu. M. de Las Cases ayant écrit à Lucien sur un morceau de soie blanche, en contravention avec les règlements, reçut l'ordre de quitter Sainte-Hélène : son absence augmenta le vide autour du banni.

Le 18 mai 1817, lord Holland, dans la Chambre des pairs, fit une proposition au sujet des plaintes transmises en Angleterre par le général Montholon : " La postérité n'examinera pas, dit-il, si Napoléon a été justement puni de ses crime , mais si l'Angleterre a montré la générosité qui convenait à une grande nation. " Lord Bathurst combattit la motion.

Le cardinal Fesch dépêcha d'Italie deux prêtres à son neveu. La princesse Borghèse sollicitait la faveur de rejoindre son frère : " Non, dit Napoléon, je ne veux pas qu'elle soit témoin de mon humiliation et des insultes auxquelles je suis exposé. " Cette soeur aimée, germana Jovis , ne traversa pas les mers ; elle mourut aux lieux où Napoléon avait laissé sa renommée.

Des projets d'enlèvement se formèrent : un colonel Latapie, à la tête d'une bande d'aventuriers américains méditait une descente à Sainte-Hélène. Johnston, hardi contrebandier, prétendit dérober Bonaparte au moyen d'un bateau sous-marin. De jeunes lords entraient dans ces projets ; on conspirait pour rompre les chaînes de l'oppresseur ; on aurait laissé périr dans les fers, sans y penser, le libérateur du genre humain. Bonaparte espérait sa délivrance des mouvements politiques de l'Europe. S'il eût vécu jusqu'en 1830, peut-être nous serait-il revenu ; mais qu'eût-il fait parmi nous ? il eût semblé caduc et arriéré au milieu des idées nouvelles. Jadis sa tyrannie paraissait liberté à notre servitude ; maintenant sa grandeur paraîtrait despotisme à notre petitesse. A l'époque actuelle tout est décrépit dans un jour ; qui vit trop, meurt vivant. En avançant dans la vie, nous laissons trois ou quatre images de nous, différentes les unes des autres ; nous les revoyons ensuite dans la vapeur du passé comme des portraits de nos différents âges.

Bonaparte affaibli ne s'occupait plus que comme un enfant : il s'amusait à creuser dans son jardin un petit bassin ; il y mit quelques poissons : le mastic du bassin se trouvant mêlé de cuivre, les poissons moururent. Bonaparte dit : " Tout ce qui m'attache est frappé. "

Vers la fin de février 1821, Napoléon fut obligé de se coucher et ne se leva plus. " Suis-je assez tombé ! murmurait-il : je remuais le monde et je ne puis soulever ma paupière ! " Il ne croyait pas à la médecine et s'opposait à une consultation d'Antomarchi avec des médecins de Jamestown. Il admit cependant à son lit de mort le docteur Arnold. Du 15 au 25 avril, il dicta son testament ; le 28, il ordonna d'envoyer son coeur à Marie-Louise ; il défendit à tout chirurgien anglais de porter la main sur lui après son décès. Persuadé qu'il succombait à la maladie dont avait été atteint son père, il recommanda de faire passer au duc de Reichstadt le procès-verbal de l'autopsie : le renseignement paternel est devenu inutile ; Napoléon II a rejoint Napoléon Ier.

A cette dernière heure, le sentiment religieux dont Bonaparte avait toujours été pénétré se réveilla. Thibaudeau, dans ses Mémoires sur le consulat , raconte, à propos du rétablissement du culte, que le Premier Consul lui avait dit : " Dimanche dernier, au milieu du silence de la nature, je me promenais dans ces jardins (la Malmaison) ; le son de la cloche de Ruel vint tout à coup frapper mon oreille, et renouvela toutes les impressions de ma jeunesse ; je fus ému, tant est forte la puissance des premières habitudes, et je me dis : S'il en est ainsi pour moi, quel effet de pareils souvenirs ne doivent-ils pas produire sur les hommes simples et crédules ? Que vos philosophes répondent à cela ! (...) et, levant les mains vers le ciel : Quel est celui qui a fait tout cela ? "

En 1797, par sa proclamation de Macerata, Bonaparte autorise le séjour des prêtres français réfugiés dans les Etats du pape, défend de les inquiéter, ordonne aux couvents de les nourrir, et leur assigne un traitement en argent.

Ses variations en Egypte, ses colères contre l'Eglise dont il était le restaurateur, montrent qu'un instinct de spiritualisme le dominait au milieu même de ses égarements, car ses chutes et ses irritations ne sont point d'une nature philosophique et portent l'empreinte du caractère religieux.

Bonaparte, donnant à Vignali les détails de la chapelle ardente dont il voulait qu'on environnât sa dépouille crut s'apercevoir que sa recommandation déplaisait à Antomarchi ; il s'en expliqua avec le docteur et lui dit : " Vous êtes au-dessus de ces faiblesses : mais que voulez-vous, je ne suis ni philosophe ni médecin ; je crois à Dieu ; je suis de la religion de mon père. N'est pas athée qui veut. (...) Pouvez-vous ne pas croire à Dieu ? car enfin tout proclame son existence, et les plus grands génies l'ont cru (...) Vous êtes médecin. (...) Ces gens-là ne brassent que de la matière : ils ne croient jamais rien. "

Fortes têtes du jour, quittez votre admiration pour Napoléon ; vous n'avez rien à faire de ce pauvre homme : ne se figurait-il pas qu'une comète était venue le chercher comme jadis elle emporta César ? De plus il croyait à Dieu ; il était de la religion de son père ; il n'était pas philosophe ; il n'était pas athée ; il n'avait pas, comme vous livré de bataille à l'Eternel, bien qu'il eût vaincu bon nombre de rois ; il trouvait que tout proclamait l ' existence de l'Etre suprême ; il déclarait que les plus grands génies avaient cru à cette existence, et il voulait croire comme ses pères. Enfin, chose monstrueuse ! ce premier homme des temps modernes, cet homme de tous les siècles, était chrétien dans le XIXe siècle ! Son testament commence par cet article :

" Je meurs dans la religion apostolique et romaine, dans le sein de laquelle je suis né il y a plus de cinquante ans. "

Au troisième paragraphe du testament de Louis XVI on lit :

" Je meurs dans l'union de notre sainte mère l'Eglise catholique, apostolique et romaine. "

La Révolution nous a donné bien des enseignements ; mais en est-il un seul comparable à celui-ci ? Napoléon et Louis XVI faisant la même profession de foi ! Voulez-vous savoir le prix de la croix ? Cherchez dans le monde entier ce qui convient le mieux à la vertu malheureuse, ou à l'homme de génie mourant.

Le 3 mai, Napoléon se fit administrer l'extrême-onction et reçut le saint viatique. Le silence de la chambre n'était interrompu que par le hoquet de la mort mêlé au bruit régulier du balancier d'une pendule : l'ombre, avant de s'arrêter sur le cadran, fit encore quelques tours ; l'astre qui la dessinait avait de la peine à s'éteindre. Le 4, la tempête de l'agonie de Cromwell s'éleva : presque tous les arbres de Longwood furent déracinés. Enfin, le 5, à six heures moins onze minutes du soir, au milieu des vents, de la pluie et du fracas des flots, Bonaparte rendit à Dieu le plus puissant souffle de vie qui jamais anima l'argile humaine. Les derniers mots saisis sur les lèvres du conquérant furent : " Tête... armée, ou tête d'armée . " Sa pensée errait encore au milieu des combats. Quand il ferma pour jamais les yeux, son épée, expirée avec lui, était couchée à sa gauche, un crucifix reposait sur sa poitrine : le symbole pacifique appliqué au coeur de Napoléon calma les palpitations de ce coeur, comme un rayon du ciel fait tomber la vague.


2 L24 Chapitre 12

Funérailles.

Bonaparte désira d'abord être enseveli dans la cathédrale d'Ajaccio, puis, par un codicille daté du 16 avril 1821, il légua ses os à la France : le ciel l'avait mieux servi, son véritable mausolée est le rocher où il expira : revoyez mon récit de la mort du duc d'Enghien. Napoléon, prévoyant à ses dernières volontés l'opposition du gouvernement britannique, fit choix éventuellement d'une sépulture à Sainte-Hélène.

Dans une étroite vallée appelée la vallée de Slane ou du Géranium , maintenant du Tombeau , coule une source ; les domestiques chinois de Napoléon, fidèles comme le Javanais de Camoëns, avaient accoutumé d'y remplir des amphores : deux saules pleureurs pendent sur la fontaine ; une herbe fraîche, parsemée de tchampas , croît autour. " Le tchampas, malgré son éclat et son parfum n'est pas une plante qu'on recherche, parce qu'elle fleurit sur les tombeaux ", disent les poésies sanscrites. Dans les déclivités des roches déboisées, végètent mal des citronniers amers, des cocotiers porte-noix, des mélèzes et des conises dont on recueille la gomme attachée à la barbe des chèvres.

Napoléon se plaisait aux saules de la fontaine ; il demandait la paix à la vallée de Slane, comme Dante banni demandait la paix au cloître de Corvo. En reconnaissance du repos passager qu'il y goûta les derniers jours de sa vie, il indiqua cette vallée pour l'abri de son repos éternel. Il disait en parlant de la source : " Si Dieu voulait que je me rétablisse, j'élèverais un monument dans le lieu où elle jaillit. " Ce monument fut son tombeau. Du temps de Plutarque, dans un endroit consacré aux nymphes aux bords du Strymon, on voyait encore un siège de pierre sur lequel s'était assis Alexandre.

Napoléon, botté, éperonné, habillé en uniforme de colonel de la garde, décoré de la Légion d'honneur, fut exposé mort dans sa couchette de fer ; sur ce visage qui ne s'étonna jamais, l'âme, en se retirant, avait laissé une stupeur sublime. Les planeurs et les menuisiers soudèrent et clouèrent Bonaparte en une quadruple bière d'acajou, de plomb, d'acajou encore et de fer-blanc ; on semblait craindre qu'il ne fût jamais assez emprisonné. Le manteau que le vainqueur d'autrefois portait aux vastes funérailles de Marengo servit de drap mortuaire au cercueil.

Les obsèques se firent le 28 mai. Le temps était beau ; quatre chevaux, conduits par des palefreniers à pied tiraient le corbillard ; vingt-quatre grenadiers anglais sans armes, l'environnaient ; suivait le cheval de Napoléon. La garnison de l'île bordait les précipices du chemin. Trois escadrons de dragons précédaient le cortège ; le 20e régiment d'infanterie, les soldats de marine, les volontaires de Sainte-Hélène, l'artillerie royale avec quinze pièces de canon, fermaient la marche. Des groupes de musiciens, placés de distance en distance sur les rochers, se renvoyaient des airs lugubres. A un défilé, le corbillard s'arrêta ; les vingt-quatre grenadiers sans armes enlevèrent le corps et eurent l'honneur de le porter sur leurs épaules jusqu'à la sépulture. Trois salves d'artillerie saluèrent les restes de Napoléon au moment où il descendit dans la terre : tout le bruit qu'il avait fait sur cette terre ne pénétrait pas à deux lignes au-dessous.

Une pierre qui devait être employée à la construction d'une nouvelle maison pour l'exilé est abaissée sur son cercueil comme la trappe de son dernier cachot.

On récita les versets du psaume 87 : " J'ai été pauvre et plein de travail dans ma jeunesse ; j'ai été élevé, puis humilié... j'ai été percé de vos colères. " De minute en minute le vaisseau amiral tirait. Cette harmonie de la guerre, perdue dans l'immensité de l'Océan, répondait au requiescat in pace . L'empereur, enterré par ses vainqueurs de Waterloo, avait ouï le dernier coup de canon de cette bataille ; il n'entendit point la dernière détonation dont l'Angleterre troublait et honorait son sommeil à Sainte-Hélène. Chacun se retira, tenant à la main une branche de saule comme on revient de la fête des Palmes.

Quand Napoléon quitta la France on prétendit qu'il aurait dû s'ensevelir sous les ruines de sa dernière bataille ; lord Byron disait dans son ode satirique déjà citée :

To die a prince or lire a slave

Thy choice is most ignobly brave .

Mourir prince ou vivre esclave,

Ton choix est très ignoblement brave.

C'était mal juger la force de l'espérance dans une âme irréméable [D'où l'on ne peut revenir, ex. lieu, Enfer irréméable.] qui gardait tout, et d'où rien ne pouvait revenir ; lord Byron crut que le dictateur des rois avait abdiqué sa renommée avec son glaive, qu'il allait s'éteindre oublié. Le poète aurait dû savoir que la destinée de Napoléon était une muse, comme toutes les hautes destinées. Cette muse sut changer un dénouement avorté en une péripétie qui renouvelait son héros. La solitude de l'exil et de la tombe de Napoléon a répandu sur une mémoire éclatante une autre sorte de prestige. Alexandre ne mourut point sous les yeux de la Grèce ; il disparut dans les lointains superbes de Babylone. Bonaparte n'est point mort sous les yeux de la France ; il s'est perdu dans les fastueux horizons des zones torrides. Il dort comme un ermite ou comme un paria dans un vallon au bout d'un sentier désert. La grandeur du silence qui le presse égale l'immensité du bruit qui l'environna. Les nations sont absentes, leur foule s'est retirée ; l'oiseau des tropiques, attelé , dit Buffon, au char du soleil , se précipite de l'astre de la lumière. Où se repose-t-il aujourd'hui ? Il se repose sur des cendres dont le poids a fait pencher le globe.


2 L24 Chapitre 13

Destruction du monde napoléonien.

Imposuerunt omnes sibi diademata, post mortem ejus (...)

et multiplica sunt mala in terra (Machab.).

Ils prirent tous le diadème après sa mort (...)

et les maux se multiplièrent sur la terre.

Ce résumé des Machabées sur Alexandre semble être fait pour Napoléon : " Les diadèmes ont été pris et les maux se sont multipliés sur la terre. " Vingt années se sont à peine écoulées depuis la mort de Bonaparte et déjà la monarchie française et la monarchie espagnole ne sont plus. La carte du monde a changé ; il a fallu apprendre une géographie nouvelle ; séparés de leurs légitimes souverains, des peuples ont été jetés à des souverains de rencontre ; des acteurs renommés sont descendus de la scène où sont montés des acteurs sans nom ; les aigles se sont envolés de la cime du haut pin tombé dans la mer, tandis que de frêles coquillages se sont attachés aux flancs du tronc encore protecteur.

Comme en dernier résultat tout marche à ses fins le terrible esprit de nouveauté qui parcourait le monde , disait l'empereur, et auquel il avait opposé la barre de son génie, reprend son cours ; les institutions du conquérant défaillent ; il sera la dernière des grandes existences individuelles ; rien ne dominera désormais dans les sociétés infimes et nivelées ; l'ombre de Napoléon s'élèvera seule à l'extrémité du vieux monde détruit, comme le fantôme du déluge au bord de son abîme : la postérité lointaine découvrira cette ombre par-dessus le gouffre où tomberont des siècles inconnus, jusqu'au jour marqué de la renaissance sociale.


2 L24 Chapitre 14

Mes derniers raports avec Bonaparte.

Puisque c'est ma propre vie que j'écris en m'occupant de celles des autres, grandes ou petites, je suis forcé de mêler cette vie aux choses et aux hommes, quand par hasard elle est rappelée. Ai-je traversé d'une traite, sans m'y arrêter jamais, le souvenir du déporté qui, dans sa prison de l'Océan, attendait l'exécution de l'arrêt de Dieu ? Non.

La paix que Napoléon n'avait pas conclue avec les rois ses geôliers, il l'avait faite avec moi : j'étais fils de la mer comme lui, ma nativité était du rocher comme la sienne. Je me flatte d'avoir mieux connu Napoléon que ceux qui l'ont vu plus souvent et approché de plus près.

Napoléon à Sainte-Hélène, cessant d'avoir à garder contre moi sa colère, avait renoncé à ses inimitiés ; devenu plus juste à mon tour, j'écrivis dans le Conservateur cet article :

" Les peuples ont appelé Bonaparte un fléau ; mais les fléaux de Dieu conservent quelque chose de l'éternité et de la grandeur du courroux divin dont ils émanent : Ossa arida... dabo vobis spiritum et vivetis. Ossements arides, je vous donnerai mon souffle et vous vivrez. Né dans une île pour aller mourir dans une île, aux limites de trois continents ; jeté au milieu des mers où Camoëns sembla le prophétiser en y plaçant le génie des tempêtes, Bonaparte ne se peut remuer sur son rocher que nous n'en soyons avertis par une secousse ; un pas du nouvel Adamastor à l'autre pôle se fait sentir à celui-ci. Si Napoléon, échappé aux mains de ses geôliers, se retirait aux Etats-Unis, ses regards attachés sur l'Océan suffiraient pour troubler les peuples de l'ancien monde ; sa seule présence sur le rivage américain de l'Atlantique forcerait l'Europe à camper sur le rivage opposé. "

Cet article parvint à Bonaparte à Sainte-Hélène ; une main qu'il croyait ennemie versa le dernier baume sur ses blessures ; il dit à M. de Montholon :

" Si, en 1814 et en 1815, la confiance royale n'avait point été placée dans des hommes dont l'âme était détrempée par des circonstances trop fortes, ou qui, renégats à leur patrie, ne voient de salut et de gloire pour le trône de leur maître que dans le joug de la Sainte Alliance ; si le duc de Richelieu, dont l'ambition fut de délivrer son pays de la présence des baïonnettes étrangères, si Chateaubriand, qui venait de rendre à Gand d'éminents services, avaient eu la direction des affaires, la France serait sortie puissante et redoutée de ces deux grandes crises nationales. Chateaubriand a reçu de la nature le feu sacré : ses ouvrages l'attestent. Son style n'est pas celui de Racine, c'est celui du prophète. Si jamais il arrive au timon des affaires, il est possible que Chateaubriand s'égare : tant d'autres y ont trouvé leur perte ! Mais ce qui est certain, c'est que tout ce qui est grand et national doit convenir à son génie, et qu'il eût repoussé avec indignation ces actes infamants de l'administration d'alors [ Mémoires pour servir à l'Histoire de France sous Napoléon, par M. de Montholon. Tome IV, page 243. (N.d.A.)] . "

Telles ont été mes dernières relations avec Bonaparte. - Pourquoi ne conviendrais-je pas que ce jugement chatouille de mon coeur l'orgueilleuse faiblesse ? Bien de petits hommes à qui j'ai rendu de grands services ne m'ont pas jugé si favorablement que le géant dont j'avais osé attaquer la puissance.


2 L24 Chapitre 15

Sainte-Hélène depuis la mort de Napoléon.

Tandis que le monde napoléonien s'effaçait, je m'enquérais des lieux où Napoléon lui-même s'était évanoui. Le tombeau de Sainte-Hélène a déjà usé un des saules ses contemporains : l'arbre décrépit et tombé est mutilé chaque jour par les pèlerins. La sépulture est entourée d'un grillage en fonte ; trois dalles sont posées transversalement sur la fosse ; quelques iris croissent aux pieds et à la tête ; la fontaine de la vallée coule encore là où des jours prodigieux se sont taris. Des voyageurs apportés par la tempête croient devoir consigner leur obscurité à la sépulture éclatante. Une vieille s'est établie auprès et vit de l'ombre d'un souvenir ; un invalide fait sentinelle dans une guérite.

Le vieux Longwood, à deux cents pas du nouveau, est abandonné. A travers un enclos rempli de fumier, on arrive à une écurie ; elle servait de chambre à coucher à Bonaparte. Un nègre vous montre une espèce de couloir occupé par un moulin à bras et vous dit : Here he died , " ici il mourut ". La chambre où Napoléon reçut le jour n'était vraisemblablement ni plus grande ni plus riche.

Au nouveau Longwood, Plantation House , chez le gouverneur, on voit le duc de Wellington en peinture et les tableaux de ses batailles. Une armoire vitrée renferme un morceau de l'arbre près duquel se trouvait le général anglais à Waterloo ; cette relique est placée entre une branche d'olivier cueillie au jardin des olives et des ornements de sauvages de la mer du Sud : bizarre association des abuseurs des vagues. Inutilement le vainqueur veut ici se substituer au vaincu, sous la protection d'un rameau de la Terre-Sainte et du souvenir de Cook ; il suffit qu'on retrouve à Sainte-Hélène la solitude, l'Océan et Napoléon.

Si l'on recherchait l'histoire de la transformation des bords illustrés par des tombeaux, des berceaux, des palais, quelle variété de choses et de destinées ne verrait-on pas, puisque de si étranges métamorphoses s'opèrent jusque dans les habitations obscures auxquelles sont attachées nos chétives vies ! Dans quelle hutte naquit Clovis ? Dans quel chariot Attila reçut-il le jour ? Quel torrent couvre la sépulture d'Alaric ? Quel chacal occupe la place du cercueil en or ou en cristal d'Alexandre ? Combien de fois ces poussières ont-elles changé de place ? Et tous ces mausolées de l'Egypte et des Indes, à qui appartiennent-ils ? Dieu seul connaît la cause de ces mutations liées à des mystères de l'avenir : il est pour les hommes des vérités cachées dans la profondeur du temps ; elles ne se manifestent qu'à l'aide des siècles comme il y a des étoiles si éloignées de la terre que leur lumière n'est pas encore parvenue jusqu'à nous.


2 L24 Chapitre 16

Exhumation de Bonaparte.

Mais tandis que j'écrivais ceci le temps a marché ; il a produit un événement qui aurait de la grandeur si les événements ne tombaient aujourd'hui dans la boue. On a redemandé à Londres la dépouille de Bonaparte ; la demande a été accueillie : qu'importent à l'Angleterre de vieux ossements ? Elle nous fera tant que nous voudrons de ces présents. Les dépouilles de Napoléon nous sont revenues au moment de notre humiliation ; elles auraient pu subir le droit de visite ; mais l'étranger s'est montré facile : il a donné un laisser-passer aux cendres.

La translation des restes de Napoléon est une faute contre la renommée. Une sépulture à Paris ne vaudra jamais la vallée de Slane : qui voudrait voir Pompée ailleurs que dans le sillon de sable élevé par un pauvre affranchi, aidé d'un vieux légionnaire ? Que ferons-nous de ces magnifiques reliques au milieu de nos misères ? Le granit le plus dur représentera-t-il la pérennité des oeuvres de Bonaparte ? Encore si nous possédions un Michel-Ange pour sculpter la statue funèbre ? Comment façonnera-t-on le monument ? Aux petits hommes des mausolées, aux grands hommes une pierre et un nom.

Du moins, si on avait suspendu le cercueil au couronnement de l'Arc de Triomphe, si les nations avaient aperçu de loin leur maître porté sur les épaules de ses victoires ? L'urne de Trajan n'était-elle pas placée à Rome au haut de sa colonne ? Napoléon, parmi nous, se perdra dans la tourbe de ces va-nu-pieds de morts qui se dérobent en silence. Dieu veuille qu'il ne soit pas exposé aux vicissitudes de nos changements politiques, tout défendu qu'il est par Louis XIV, Vauban et Turenne !

Quoi qu'il en soit, une frégate a été fournie à un fils de Louis-Philippe : un nom cher à nos anciennes victoires maritimes la protégeait sur les flots. Parti de Toulon, où Bonaparte s'était embarqué dans sa puissance pour la conquête de l'Egypte, le nouvel Argo est venu à Sainte-Hélène revendiquer le néant. Le sépulcre, avec son silence, continuait à s'élever immobile dans la vallée de Slane ou du Géranium. Des deux saules pleureurs l'un était tombé ; lady Dallas, femme d'un gouverneur de l'île, avait fait planter en remplacement de l'arbre défailli dix-huit jeunes saules et trente-quatre cyprès ; la source, toujours là, coulait comme quand Napoléon en buvait l'eau. Pendant toute une nuit, sous la conduite d'un capitaine anglais nommé Alexandre, on a travaillé à percer le monument. Les quatre cercueils emboîtés les uns dans les autres, le cercueil d'acajou, le cercueil de plomb, le second cercueil d'acajou ou de bois des îles et le cercueil de fer-blanc, ont été trouvés intacts. On procéda à l'inspection de ces moules de momie sous une tente, au milieu d'un cercle d'officiers dont quelques-uns avaient connu Bonaparte.

" Lorsque la dernière bière fut ouverte, les regards s'y plongèrent : Ils vinrent, dit l'abbé Coquereau, se heurter contre une masse blanchâtre qui couvrait le corps dans toute son étendue. Le docteur Gaillard, la touchant, reconnut un coussin de satin blanc qui garnissait à l'intérieur la paroi supérieure du cercueil : il s'était détaché et enveloppait la dépouille comme un linceul. (...) Tout le corps paraissait couvert comme d'une mousse légère ; on eût dit que nous l'apercevions à travers un nuage diaphane. C'était bien sa tête : un oreiller l'exhaussait un peu ; son large front, ses yeux dont les orbites se dessinaient sous les paupières, garnies encore de quelques cils ; ses joues étaient bouffies, son nez seul avait souffert, sa bouche entrouverte laissait apercevoir trois dents d'une grande blancheur ; sur son menton se distinguait parfaitement l'empreinte de la barbe ; ses deux mains surtout paraissaient appartenir à quelqu'un de respirant encore, tant elles étaient vives de ton et de coloris ; l'une d'elles, la main gauche était un peu plus élevée que la droite ; ses ongles avaient poussé après la mort : ils étaient longs et blancs ; une de ses bottes était décousue et laissait passer quatre doigts de ses pieds d'un blanc mat. "

Qu'est-ce qui a frappé les nécrobies ? L'inanité des choses terrestres ? la vanité de l'homme ? Non, la beauté du mort ; ses ongles seulement s'étaient allongés, pour déchirer, je présume, ce qui restait de liberté au monde. Ses pieds, rendus à l'humilité, ne s'appuyaient plus sur des coussins de diadème ; ils reposaient nus dans leur poussière. Le fils de Condé était aussi habillé dans le fossé de Vincennes ; cependant Napoléon, si bien conservé, était arrivé tout juste à ces trois dents que les balles avaient laissées à la mâchoire du duc d'Enghien.

L'astre éclipsé à Sainte-Hélène a reparu à la grande joie des peuples : l'univers a revu Napoléon ; Napoléon n'a point revu l'univers. Les cendres vagabondes du conquérant ont été regardées par les mêmes étoiles qui le guidèrent à son exil : Bonaparte a passé par le tombeau, comme il a passé partout, sans s'y arrêter. Débarqué au Havre, le cadavre est arrivé à l'Arc de Triomphe, dais sous lequel le soleil montre son front à certains jours de l'année. Depuis cet Arc jusqu'aux Invalides, on n'a plus rencontré que des colonnes de planches, des bustes de plâtre, une statue du grand Condé (hideuse bouillie qui pleurait), des obélisques de sapin remémoratifs de la vie indestructible du vainqueur. Un froid rigoureux faisait tomber les généraux autour du char funèbre, comme dans la retraite de Moscou. Rien n'était beau, hormis le bateau de deuil qui, sous la garde d'un prince ennemi des Anglais avait porté en silence sur la Seine Napoléon et un crucifix.

Privé de son catafalque de rochers, Napoléon est venu s'ensevelir dans les immondices de Paris. Au lieu de vaisseaux qui saluaient le nouvel Hercule, consumé sur le mont Oeta, les blanchisseuses de Vaugirard rôderont à l'entour avec des invalides inconnus à la grande armée. Pour préluder à cette impuissance, de petits hommes n'ont pu rien imaginer de mieux qu'un salon de Curtius en plein vent. Après quelques jours de pluie, il n'est demeuré de ces décorations que des bribes crottées. Quoi qu'on fasse, on verra toujours au milieu des mers le vrai sépulcre du triomphateur : à nous le corps, à Sainte-Hélène la vie immortelle.

Napoléon a clos l'ère du passé : il a fait la guerre trop grande pour qu'elle revienne de manière à intéresser l'espèce humaine. Il a tiré impétueusement sur ses talons les portes du temple de Janus ; et il a entassé derrière ces portes des monceaux de cadavres, afin qu'elles ne se puissent rouvrir.


2 L24 Chapitre 17

Ma visite à Cannes.

En Europe je suis allé visiter les lieux où Bonaparte aborda après avoir rompu son ban à l'île d'Elbe. Je descendis à l'auberge de Cannes au moment même que le canon tirait en commémoration du 29 juillet ; un de ces résultats de l'incursion de l'empereur, non sans doute prévu par lui. La nuit était close quand j'arrivai au Golfe Juan ; je mis pied à terre à une maison isolée au bord de la grande route. Jacquemin, potier et aubergiste, propriétaire de cette maison, me mena à la mer. Nous prîmes des chemins creux entre des oliviers sous lesquels Bonaparte avait bivouaqué : Jacquemin lui-même l'avait reçu et me conduisait. A gauche du sentier de traverse s'élevait une espèce de hangar : Napoléon, qui envahissait seul la France, avait déposé dans ce hangar les effets de son débarquement.

Parvenu à la grève, je vis une mer calme que ne ridait pas le plus petit souffle ; la lame, mince comme une gaze, se déroulait sur le Sablon sans bruit et sans écume. Un ciel émerveillable, tout resplendissant de constellations, couronnait ma tête. Le croissant de la lune s'abaissa bientôt et se cacha derrière une montagne. Il n'y avait dans le golfe qu'une seule barque à l'ancre ; et deux bateaux : à gauche on apercevait le phare d'Antibes, à droite les îles de Lérins ; devant moi, la haute mer s'ouvrait au midi vers cette Rome où Bonaparte m'avait d'abord envoyé.

Les îles de Lérins, aujourd'hui îles Sainte-Marguerite reçurent autrefois quelques chrétiens fuyant devant les Barbares. Saint Honorat venant de Hongrie aborda l'un de ces écueils : il monta sur un palmier, fit le signe de la croix, tous les serpents expirèrent, c'est-à-dire le paganisme disparut, et la nouvelle civilisation naquit dans l'occident.

Quatorze cents ans après, Bonaparte vint terminer cette civilisation dans les lieux où le saint l'avait commencée. Le dernier solitaire de ces laures fut le Masque de fer, si le Masque de fer est une réalité. Du silence du golfe Juan, de la paix des îles aux anciens anachorètes, sortit le bruit de Waterloo, qui traversa l'Atlantique, et vint expirer à Sainte-Hélène.

Entre les souvenirs de deux sociétés, entre un monde éteint et un monde prêt à s'éteindre, la nuit, au bord abandonné de ces marines, on peut supposer ce que je sentis. Je quittai la plage dans une espèce de consternation religieuse, laissant le flot passer et repasser, sans l'effacer, sur la trace de l'avant-dernier pas de Napoléon.

A la fin de chaque grande époque, on entend quelque voix dolente des regrets du passé, et qui sonne le couvre-feu : ainsi gémirent ceux qui virent disparaître Charlemagne, saint Louis, François Ier, Henri IV et Louis XIV. Que ne pourrais-je pas dire à mon tour, témoin oculaire que je suis de deux ou trois mondes écoulés ? Quand on a rencontré comme moi Washington et Bonaparte, que reste-t-il à regarder derrière la charrue du Cincinnatus américain et la tombe de Sainte-Hélène ? Pourquoi ai-je survécu au siècle et aux hommes à qui j'appartenais par la date de ma vie ? Pourquoi ne suis-je pas tombé avec mes contemporains, les derniers d'une race épuisée ? Pourquoi suis-je demeuré seul à chercher leurs os dans les ténèbres et la poussière d'une catacombe remplie ? Je me décourage de durer. Ah ! si du moins j'avais l'insouciance d'un de ces vieux Arabes de rivage, que j'ai rencontrés en Afrique ! Assis les jambes croisées sur une petite natte de corde, la tête enveloppée dans leur burnous, ils perdent leurs dernières heures à suivre des yeux, parmi l'azur du ciel, le beau phénicoptère qui vole le long des ruines de Carthage ; bercés du murmure de la vague, ils entroublient leur existence et chantent à voix basse une chanson de la mer : ils vont mourir.


3 L25 Livre vingt-cinquième

1. Changement du monde. - 2. Années de ma vie 1815, 1816. - Je suis nommé pair de France. - Mon début à la tribune. - Divers discours. - 3. Monarchie selon la Charte . - 4. Louis XVIII. - 5. M. Decazes. - 6. Je suis rayé de la liste des ministres d'Etat. - Je vends mes livres et ma Vallée. - 7. Suite de mes discours en 1817 et 1818. - 8. Réunion Piet. - 9. Le Conservateur . - 10. De la morale des intérêts matériels et de celle des devoirs. - 11. Année de ma vie, 1820. - Mort du duc de Berry. - 12. Naissance du duc de Bordeaux. - Les dames de la halle de Bordeaux. - 13. Je fais entrer M. de Villèle et M. de Corbière dans leur premier ministère. - Ma lettre au duc de Richelieu. - Billet du duc de Richelieu et ma réponse. - Billets de M. de Polignac. - Lettres de M. de Montmorency et de M. Pasquier. - Je suis nommé ambassadeur à Berlin. - Je pars pour cette ambassade.


3 L25 Chapitre 1

Paris, 1839. - Changement du monde.

Retomber de Bonaparte et de l'empire à ce qui les a suivis, c'est tomber de la réalité dans le néant, du sommet d'une montagne dans un gouffre. Tout n'est-il pas terminé avec Napoléon ? Aurais-je dû parler d'autre chose ? Quel personnage peut intéresser en dehors de lui ? De qui et de quoi peut-il être question, après un pareil homme ? Dante a eu seul le droit de s'associer aux grands poètes qu'il rencontre dans les régions d'une autre vie. Comment nommer Louis XVIII en place de l'empereur ? Je rougis en pensant qu'il me faut nasillonner à cette heure d'une foule d'infimes créatures dont je fais partie, êtres douteux et nocturnes que nous fûmes d'une scène dont le large soleil avait disparu.

Les bonapartistes eux-mêmes s'étaient racornis. Leurs membres s'étaient repliés et contractés ; l'âme manqua à l'univers nouveau sitôt que Bonaparte retira son souffle ; les objets s'effacèrent dès qu'ils ne furent plus éclairés de la lumière qui leur avait donné le relief et la couleur. Au commencement de ces Mémoires je n'eus à parler que de moi : or, il y a toujours une sorte de primauté dans la solitude individuelle de l'homme ; ensuite je fus environné de miracles : ces miracles soutinrent ma voix ; mais à cette heure plus de conquête d'Egypte, plus de batailles de Marengo, d'Austerlitz et d'Iéna, plus de retraite de Russie, plus d'invasion de la France, de prise de Paris, de retour de l'île d'Elbe, de bataille de Waterloo, de funérailles de Sainte-Hélène : quoi donc ? des portraits à qui le génie de Molière pourrait seul donner la gravité du comique !

En m'exprimant sur notre peu de valeur, j'ai serré de près ma conscience ; je me suis demandé si je ne m'étais pas incorporé par calcul à la nullité de ces temps, pour acquérir le droit de condamner les autres ; persuadé que j'étais in petto que mon nom se lirait au milieu de toutes ces effaçures. Non : je suis convaincu que nous nous évanouirons tous : premièrement parce que nous n'avons pas en nous de quoi vivre ; secondement parce que le siècle dans lequel nous commençons ou finissons nos jours n'a pas lui-même de quoi nous faire vivre. Des générations mutilées, épuisées, dédaigneuses, sans foi, vouées au néant qu'elles aiment, ne sauraient donner l'immortalité ; elles n'ont aucune puissance pour créer une renommée ; quand vous cloueriez votre oreille à leur bouche vous n'entendriez rien : nul son ne sort du coeur des morts.

Une chose cependant me frappe : le petit monde dans lequel j'entre à présent était supérieur au monde qui lui a succédé en 1830 ; nous étions des géants en comparaison de la société de cirons qui s'est engendrée.

La Restauration offre du moins un point où l'on peut retrouver de l'importance : après la dignité d'un seul homme, cet homme passé, renaquit la dignité des hommes. Si le despotisme a été remplacé par la liberté, si nous entendons quelque chose à l'indépendance, si nous avons perdu l'habitude de ramper, si les droits de la nature humaine ne sont plus méconnus, c'est à la Restauration que nous en sommes redevables. Aussi me jetai-je dans la mêlée pour, autant que je le pouvais, raviver l'espèce quand l'individu fut fini.

Allons, poursuivons notre tâche ! descendons en gémissant jusqu'à moi et à mes collègues. Vous m'avez vu au milieu de mes songes ; vous allez me voir dans mes réalités : si l'intérêt diminue, si je tombe, lecteur, soyez juste, faites la part de mon sujet.


3 L25 Chapitre 2

Années de ma vie 1815, 1816. - Je suis nommé pair de France. - Mon début à la tribune. - Divers discours.

Après la seconde rentrée du Roi et la disparition finale de Bonaparte, le ministère étant aux mains de M. le duc d'Otrante et de M. le prince de Talleyrand, je fus nommé président du collège électoral du département du Loiret. Les élections de 1815 donnèrent au Roi la Chambre introuvable . Toutes les voix se portaient sur moi à Orléans, lorsque l'ordonnance qui m'appelait à la Chambre des pairs m'arriva. Ma carrière d'action à peine commencée changea subitement de route : qu'eût-elle été si j'eusse été placé dans la Chambre élective ? Il est assez probable que cette carrière aurait abouti, en cas de succès, au ministère de l'intérieur, au lieu de me conduire au ministère des affaires étrangères. Mes habitudes et mes moeurs étaient plus en rapport avec la pairie, et quoique celle-ci me devînt hostile dès le premier moment, à cause de mes opinions libérales, il est toutefois certain que mes doctrines sur la liberté de la presse et contre le vasselage des étrangers donnèrent à la noble Chambre cette popularité dont elle a joui tant qu'elle souffrit mes opinions.

Je reçus en arrivant le seul honneur que mes collègues m'aient jamais fait pendant mes quinze années de résidence au milieu d'eux : je fus nommé l'un des quatre secrétaires pour la session de 1816. Lord Byron n'obtint pas plus de faveur lorsqu'il parut à la Chambre des lords, et il s'en éloigna pour toujours : j'aurais dû rentrer dans mes déserts.

Mon début à la tribune fut un discours sur l'inamovibilité des juges : je louais le principe, mais j'en blâmais l'application immédiate. Dans la révolution de 1830 les hommes de la gauche les plus dévoués à cette révolution voulaient suspendre pour un temps l'inamovibilité. Le 22 février 1816, le duc de Richelieu nous apporta le testament autographe de la Reine ; je montai à la tribune, et je dis :

" Celui qui nous a conservé le testament de Marie-Antoinette avait acheté la terre de Montboisier : juge de Louis XVI, il avait élevé dans cette terre un monument à la mémoire du défenseur de Louis XVI, il avait gravé lui-même sur ce monument une épitaphe en vers français à la louange de M. de Malesherbes. Cette étonnante impartialité annonce que tout est déplacé dans le monde moral. "

Le 12 mars 1816 on agita la question des pensions ecclésiastiques. " Vous refuseriez, disais-je, des aliments au pauvre vicaire qui consacre aux autels le reste de ses jours, et vous accorderiez des pensions à Joseph Lebon, qui fit tomber tant de têtes, à François Chabot, qui demandait pour les émigrés une loi si simple qu'un enfant pût les mener à la guillotine, à Jacques Roux, lequel refusant au Temple de recevoir le testament de Louis XVI, répondit à l'infortuné monarque : Je ne suis chargé que de te conduire à la mort. "

On avait apporté à la Chambre héréditaire un projet de loi relatif aux élections ; je me prononçai pour le renouvellement intégral de la Chambre des députés ; ce n'est qu'en 1824, étant ministre, que je le fis entrer dans la loi.

Ce fut aussi dans ce premier discours sur la loi d'élections, en 1816, que je répondis à un adversaire : " Je ne relève point ce qu'on a dit de l'Europe attentive à nos discussions. Quant à moi, messieurs, je dois sans doute au sang français qui coule dans mes veines cette impatience que j'éprouve quand, pour déterminer mon suffrage, on me parle des opinions placées hors ma patrie ; et si l'Europe civilisée voulait m'imposer la Charte, j'irais vivre à Constantinople. "

Le 9 avril 1816, je fis à la Chambre une proposition relative aux puissances barbaresques. La Chambre décida qu'il y avait lieu de s'en occuper. Je songeais déjà à combattre l'esclavage avant que j'eusse obtenu cette décision favorable de la pairie qui fut la première intervention politique d'une grande puissance en faveur des Grecs : " J'ai vu, disais-je à mes collègues, les ruines de Carthage ; j'ai rencontré parmi ces ruines les successeurs de ces malheureux chrétiens pour la délivrance desquels saint Louis fit le sacrifice de sa vie. La philosophie pourra prendre sa part de la gloire attachée au succès de ma proposition et se vanter d'avoir obtenu dans un siècle de lumières ce que la religion tenta inutilement dans un siècle de ténèbres. "

J'étais placé dans une assemblée où ma parole, les trois quarts du temps, tournait contre moi. On peut remuer une chambre populaire ; une chambre aristocratique est sourde. Sans tribune, à huis clos devant des vieillards, restes desséchés de la vieille Monarchie, de la Révolution et de l'Empire, ce qui sortait du ton le plus commun paraissait folie. Un jour le premier rang des fauteuils, tout près de la tribune, était rempli de respectables pairs, plus sourds les uns que les autres, la tête penchée en avant et tenant à l'oreille un cornet dont l'embouchure était dirigée vers la tribune. Je les endormis, ce qui est bien naturel. Un d'eux laissa tomber son cornet ; son voisin, réveillé par la chute, voulut ramasser poliment le cornet de son confrère ; il tomba. Le mal fut que je me pris à rire, quoique je parlasse alors pathétiquement sur je ne sais plus quel sujet d'humanité.

Les orateurs qui réussissaient dans cette Chambre étaient ceux qui parlaient sans idées, d'un ton égal et monotone, ou qui ne trouvaient de sensibilité que pour s'attendrir sur les pauvres ministres. M. de Lally-Tolendal tonnait en faveur des libertés publiques : il faisait retentir les voûtes de notre solitude de l'éloge de trois ou quatre lords de la chancellerie anglaise, ses aïeux disait-il. Quand son panégyrique de la liberté de la presse était terminé, arrivait un mais fondé sur des circonstances , lequel mais nous laissait l'honneur sauf, sous l'utile surveillance de la censure.

La Restauration donna un mouvement aux intelligences ; elle délivra la pensée comprimée par Bonaparte : l'esprit, comme une cariatide déchargée de l'architecture qui lui courbait le front, releva la tête. L'Empire avait frappé la France de mutisme ; la liberté restaurée la toucha et lui rendit la parole : il se trouva une multitude de talents de tribune qui reprirent les choses où les Mirabeau et les Cazalès les avaient laissées, et la Révolution continua son cours.


3 L25 Chapitre 3

Monarchie selon la Charte.

Mes travaux ne se bornaient pas à la tribune, si nouvelle pour moi. Epouvanté des systèmes que l'on embrassait et de l'ignorance de la France sur les principes du gouvernement représentatif, j'écrivais et je faisais imprimer la Monarchie selon la Charte . Cette publication a été une des grandes époques de ma vie politique : elle me fit prendre rang parmi les publicistes ; elle servit à fixer l'opinion sur la nature de notre gouvernement. Les journaux anglais portèrent cet écrit aux nues ; parmi nous, l'abbé Morellet même ne revenait pas de la métamorphose de mon style et de la précision dogmatique des vérités.

La Monarchie selon la Charte est un catéchisme constitutionnel : c'est là que l'on a puisé la plupart des propositions que l'on avance comme nouvelles aujourd'hui. Ainsi ce principe, que le roi règne et ne gouverne pas , se trouve tout entier dans les chapitres IV, V, VI et VII sur la prérogative royale.

Les principes constitutionnels étant posés dans la première partie de la Monarchie selon la Charte , j'examine dans la seconde les systèmes des trois ministères qui jusqu'alors s'étaient succédé depuis 1814 jusqu'à 1816 ; dans cette partie se rencontrent des prédictions depuis trop vérifiées et des expositions de doctrines alors cachées. On lit ces mots, chapitre XXVI, deuxième partie : " Il passe pour constant, dans un certain parti, qu'une révolution de la nature de la nôtre ne peut finir que par un changement de dynastie ; d'autres, plus modérés, disent par un changement dans l'ordre de successibilité à la couronne. "

Comme je terminais mon ouvrage, parut l'ordonnance du 5 septembre 1816 : cette mesure dispersait le peu de royalistes rassemblés pour reconstruire la monarchie légitime. Je me hâtai d'écrire le post-scriptum qui fit faire explosion à la colère de M. le duc de Richelieu et du favori de Louis XVIII, M. Decazes.

Le post-scriptum ajouté, je courus chez M. Le Normant, mon libraire : je trouvai en arrivant des alguazils et un commissaire de police qui instrumentaient. Ils avaient saisi des paquets et apposé des scellés. Je n'avais pas bravé Bonaparte pour être intimidé par M. Decazes : je m'opposai à la saisie ; je déclarai, comme Français libre et comme pair de France, que je ne céderais qu'à la force : la force arriva et je me retirai. Je me rendis le 18 septembre chez MM. Louis-Marthe Mesnier et son collègue, notaires royaux ; je protestai à leur étude et je les requis de consigner ma déclaration du fait de l'arrestation de mon ouvrage, voulant assurer par cette protestation les droits des citoyens français. M. Baude m'a imité en 1830.

Je me trouvai engagé ensuite dans une correspondance assez longue avec M. le chancelier, M. le ministre de la police et M. le procureur général Bellard, jusqu'au 9 novembre, jour que le chancelier m'annonça l'ordonnance rendue en ma faveur par le tribunal de première instance, laquelle me remit en possession de mon ouvrage saisi. Dans une de ses lettres, M. le chancelier me mandait qu'il avait été désolé de voir le mécontentement que le Roi avait exprimé publiquement de mon ouvrage. Ce mécontentement venait des chapitres où je m'élevais contre l'établissement d'un ministre de la police générale dans un pays constitutionnel.


3 L25 Chapitre 4

Louis XVIII.

Dans mon récit du voyage de Gand, vous avez vu ce que Louis XVIII valait comme fils de Hugues Capet ; dans mon écrit, Le Roi est mort : vive le Roi ! j'ai dit les qualités réelles de ce prince. Mais l'homme n'est pas un et simple : pourquoi y a-t-il si peu de portraits fidèles ? parce qu'on a fait poser le modèle à telle époque de sa vie ; dix ans après, le portrait ne ressemble plus.

Louis XVIII n'apercevait pas loin les objets devant lui ni autour de lui ; tout lui semblait beau ou laid d'après l'angle de son regard. Atteint de son siècle, il est à craindre que la religion ne fût pour le Roi très chrétien qu'un élixir propre à l'amalgame des drogues de quoi se compose la royauté. L'imagination libertine qu'il avait reçue de son grand-père aurait pu inspirer quelque défiance de ses entreprises ; mais il se connaissait, et quand il parlait d'une manière affirmative, il se vantait en se raillant de lui-même. Je lui parlais un jour de la nécessité d'un nouveau mariage pour M. le duc de Bourbon, afin de rappeler la race des Condé à la vie : il approuvait fort cette idée, quoiqu'il ne se souciât guère de ladite résurrection ; mais à ce propos il me parla de M. le comte d'Artois et me dit : " Mon frère pourrait se remarier sans rien changer à la succession au trône, il ne ferait que des cadets ; pour moi, je ne ferais que des aînés : je ne veux point déshériter M. le duc d'Angoulême. " Et il se rengorgea d'un air capable et goguenard ; mais je ne prétendais disputer au Roi aucune puissance.

Egoïste et sans préjugés, Louis XVIII voulait sa tranquillité à tout prix : il soutenait ses ministres tant qu'ils avaient la majorité ; il les renvoyait aussitôt que cette majorité était ébranlée et que son repos pouvait être dérangé ; il ne balançait pas à reculer dès que, pour obtenir la victoire, il eût fallu faire un pas en avant. Sa grandeur était de la patience ; il n'allait pas aux événements, les événements venaient à lui.

Sans être cruel, ce roi n'était pas humain ; les catastrophes tragiques ne l'étonnaient ni ne le touchaient pas : il se contenta de dire au duc de Berry, qui s'excusait d'avoir eu le malheur de troubler par sa mort le sommeil du roi : " J'ai fait ma nuit. " Pourtant cet homme tranquille, lorsqu'il était contrarié, entrait dans d'horribles colères ; enfin ce prince si froid, si insensible, avait des attachements qui ressemblaient à des passions : ainsi se succédèrent dans son intimité le comte d'Avarai, M. de Blacas, M. Decazes ; madame de Balbi, madame du Cayla : toutes ces personnes aimées étaient des favoris ; malheureusement, elles ont entre leurs mains beaucoup trop de lettres.

Louis XVIII nous apparut dans toute la profondeur des traditions historiques ; il se montra avec le favoritisme des anciennes royautés. Se fait-il dans le coeur des monarques isolés un vide qu'ils remplissent avec le premier objet qu'ils trouvent ? Est-ce sympathie, affinité d'une nature analogue à la leur ? Est-ce une amitié qui leur tombe du ciel pour consoler leurs grandeurs ? Est-ce un penchant pour un esclave qui se donne corps et âme, devant lequel on ne se cache de rien, esclave qui devient un vêtement, un jouet, une idée fixe liée à tous les sentiments, à tous les goûts, à tous les caprices de celui qu'elle a soumis et qu'elle tient sous l'empire d'une fascination invincible ? Plus le favori a été bas et intime, moins on le peut renvoyer, parce qu'il est en possession de secrets qui feraient rougir s'ils étaient divulgués : ce préféré puise une double force dans sa turpitude et dans les faiblesses de son maître.

Quand le favori est par hasard un grand homme comme l'obsesseur Richelieu ou l'inrenvoyable Mazarin, les nations en le détestant profitent de sa gloire ou de sa puissance ; elles ne font que changer un misérable roi de droit pour un illustre roi de fait.


3 L25 Chapitre 5

M. Decazes.

Aussitôt que M. Decazes fut nommé ministre, les voitures encombrèrent le soir le quai Malaquais, pour déposer dans le salon du parvenu ce qu'il y avait de plus noble dans le faubourg Saint-Germain.

Le Français aura beau faire, il ne sera jamais qu'un courtisan, n'importe de qui, pourvu que ce soit un puissant du jour.

Il se forma bientôt en faveur du nouveau favori une coalition formidable de bêtises. Dans la société démocratique, bavardez de libertés, déclarez que vous voyez la marche du genre humain et l'avenir des choses, en ajoutant à vos discours quelques croix d'honneur, et vous êtes sûr de votre place ; dans la société aristocratique jouez au whist, débitez d'un air grave et profond des lieux communs et des bons mots arrangés d'avance, et la fortune de votre génie est assurée.

Compatriote de Murat, mais de Murat sans royaume, M. Decazes nous était venu de la mère de Napoléon. Il était familier, obligeant, jamais insolent ; il me voulait du bien je ne sais pourquoi je ne m'en souciai pas : de là vint le commencement de mes disgrâces. Cela devait m'apprendre qu'on ne doit jamais manquer de respect à un favori. Le Roi le combla de bienfaits et de crédit, et le maria dans la suite à une personne très bien née, fille de M. de Saint-Aulaire. Il est vrai que M. Decazes servait trop bien la royauté ; ce fut lui qui déterra le maréchal Ney dans les montagnes d'Auvergne où il s'était caché.

Fidèle aux inspirations de son trône, Louis XVIII disait de M. Decazes : " Je l'élèverai si haut qu'il fera envie aux plus grands seigneurs. " Ce mot, emprunté d'un autre roi, n'était qu'un anachronisme : pour élever les autres il faut être sûr de ne pas descendre ; or, au temps où Louis XVIII était arrivé, qu'était-ce que les monarques ? S'ils pouvaient encore faire la fortune d'un homme, ils ne pouvaient en faire la grandeur ; ils n'étaient plus que les banquiers de leurs favoris.

Madame Princeteau, soeur de M. Decazes, était une agréable, modeste et excellente personne ; le Roi s'en était amouraché en perspective. M. Decazes le père, que je vis dans la salle du trône en habit habillé, l'épée au côté, chapeau sous le bras, n'eut cependant aucun succès.

Enfin, la mort de M. le duc de Berry accrut les inimitiés de part et d'autre et amena la chute du favori. J'ai dit que les pieds lui glissèrent dans le sang , ce qui ne signifie pas, à Dieu ne plaise ! qu'il fut coupable du meurtre, mais qu'il tomba dans la mare rougie qui se forma sous le couteau de Louvel.


3 L25 Chapitre 6

Je suis rayé de la liste des ministres d'Etat. - Je vends mes livres et ma Vallée.

J'avais résisté à la saisie de la Monarchie selon la Charte pour éclairer la royauté abusée et pour soutenir la liberté de la pensée et de la presse ; j'avais embrassé franchement nos institutions et j'y suis resté fidèle.

Ces tracasseries passées, je demeurai saignant des blessures qu'on m'avait faites à l'apparition de ma brochure. Je ne pris pas possession de ma carrière politique sans porter les cicatrices des coups que je reçus en entrant dans cette carrière : je m'y sentais mal, je n'y pouvais respirer.

Peu de temps après, une ordonnance contresignée Richelieu me raya de la liste des ministres d'Etat, et je fus privé d'une place réputée jusqu'alors inamovible ; elle m'avait été donnée à Gand, et la pension attachée à cette place me fut retirée : la main qui avait pris Fouché me frappa.

J'ai eu l'honneur d'être dépouillé trois fois pour la légitimité : la première, pour avoir suivi les fils de saint Louis dans leur exil ; la seconde, pour avoir écrit en faveur des principes de la monarchie octroyée ; la troisième, pour m'être tu sur une loi funeste au moment que je venais de faire triompher nos armes : la campagne d'Espagne avait rendu des soldats au drapeau blanc, et si j'eusse été maintenu au pouvoir, j'aurais reporté nos frontières aux rives du Rhin.

Ma nature me rendit parfaitement insensible à la perte de mes appointements ; j'en fus quitte pour me remettre à pied et pour aller, les jours de pluie, en fiacre à la Chambre des pairs. Dans mon équipage populaire, sous la protection de la canaille qui roulait autour de moi, je rentrai dans les droits des prolétaires dont je fais partie : du haut de mon fiacre je dominai le train des rois.

Je fus obligé de vendre mes livres : M. Merlin les exposa à la criée, à la salle Sylvestre, rue des Bons Enfants. Je ne gardai qu'un petit Homère grec, à la marge duquel se trouvaient des essais de traductions et des remarques écrites de ma main. Bientôt il me fallut tailler dans le vif ; je demandai à M. le ministre de l'intérieur la permission de mettre en loterie ma maison de campagne : la loterie fut ouverte chez M. Denis notaire. Il y avait quatre-vingt-dix billets à 1.000 frs chaque : les numéros ne furent point pris par les royalistes ; madame la duchesse d'Orléans, douairière, prit trois numéros ; mon ami M. Lainé, ministre de l'intérieur, qui avait contresigné l'ordonnance du 5 septembre, et consenti dans le conseil à ma radiation, prit, sous un faux nom, un quatrième billet. L'argent fut rendu aux engagistes ; toutefois, M. Lainé refusa de retirer ses 1.000 francs ; il les laissa au notaire pour les pauvres.

Peu de temps après, ma Vallée-aux-Loups fut vendue comme on vend les meubles des pauvres, sur la place du Châtelet. Je souffris beaucoup de cette vente ; je m'étais attaché à mes arbres, plantés et grandis, pour ainsi dire, dans mes souvenirs. La mise à prix était de 50.000 francs ; elle fut couverte par M. le vicomte de Montmorency, qui seul osa mettre une surenchère de cent francs : la Vallée lui resta. Il a depuis habité ma retraite : il n'est pas bon de se mêler à ma fortune : cet homme de vertu n'est plus.


3 L25 Chapitre 7

Suite de mes discours en 1817 et 1818.

Après la publication de la Monarchie selon la Charte et à l'ouverture de la nouvelle session au mois de novembre 1816, je continuai mes combats. Je fis à la Chambre des pairs, dans la séance du 23 de ce mois une proposition tendante à ce que le Roi fût humblement supplié de faire examiner ce qui s'était passé aux dernières élections. La corruption et la violence du ministère dans ces élections étaient flagrantes.

Dans mon opinion sur le projet de loi relatif aux finances (21 mars 1817), je m'élevai contre le titre XI de ce projet : il s'agissait des forêts de l'Etat que l'on prétendait affecter à la caisse d'amortissement et dont on voulait vendre ensuite cent cinquante mille hectares. Ces forêts se composaient de trois sortes de propriétés : les anciens domaines de la couronne, quelques commanderies de l'ordre de Malte et le reste des biens de l'Eglise. Je ne sais pourquoi, même aujourd'hui, je trouve un intérêt triste dans mes paroles ; elles ont quelque ressemblance avec mes Mémoires :

" N'en déplaise à ceux qui n'ont administré que dans nos troubles, ce n'est pas le gage matériel, c'est la morale d'un peuple qui fait le crédit public. Les propriétaires nouveaux feront-ils valoir les titres de leur propriété nouvelle ? on leur citera, pour les dépouiller, des héritages de neuf siècles enlevés à leurs anciens possesseurs. Au lieu de ces immuables patrimoines où la même famille survivait à la race des chênes, vous aurez des propriétés mobiles où les roseaux auront à peine le temps de naître et de mourir avant qu'elles aient changé de maîtres. Les foyers cesseront d'être les gardiens des moeurs domestiques ; ils perdront leur autorité vénérable ; chemins de passage ouverts à tout venant, ils ne seront plus consacrés par le siège de l'aïeul et par le berceau du nouveau-né. Pairs de France, c'est votre cause que je plaide ici et non la mienne : je vous parle pour l'intérêt de vos enfants ; moi je n'aurai rien à démêler avec la postérité ; je n'ai point de fils ; j'ai perdu le champ de mon père, et quelques arbres que j'ai plantés ne seront bientôt plus à moi. "


3 L25 Chapitre 8

Réunion Piet.

Par la ressemblance des opinions, alors très vives, il s'était établi une camaraderie entre les minorités des deux Chambres. La France apprenait le gouvernement représentatif : comme j'avais la sottise de le prendre à la lettre et d'en faire, à mon dam, une véritable passion, je soutenais ceux qui l'adoptaient, sans m'embarrasser s'il n'entrait pas dans leur opposition plus de motifs humains que d'amour pur comme celui que j'éprouvais pour la Charte ; non que je fusse un niais mais j'étais idolâtre de ma dame, et j'aurais traversé les flammes pour l'emporter dans mes bras. Ce fut dans cet accès de constitution que je connus M. de Villèle en 1816. Il était plus calme ; il surmontait son ardeur ; il prétendait aussi conquérir la liberté ; mais il en faisait le siège en règle ; il ouvrait méthodiquement la tranchée : moi, qui voulais enlever d'assaut la place, je grimpais à l'escalade et j'étais souvent renversé dans le fossé.

Je rencontrai pour la première fois M. de Villèle chez madame la duchesse de Lévis. Il devint le chef de l'opposition royaliste dans la Chambre élective, comme je l'étais dans la Chambre héréditaire. Il avait pour ami son collègue M. de Corbière. Celui-ci ne le quittait plus et l'on disait Villèle et Corbière , comme on dit Oreste et Pylade, Euryale et Nisus .

Entrer dans de fastidieux détails pour des personnages dont on ne saura pas le nom demain serait d'une vanité idiote. D'obscurs et ennuyeux remuements, qu'on croit d'un intérêt immense et qui n'intéressent personne ; des tripotages passés, qui n'ont déterminé aucun événement majeur, doivent être laissés à ces béats heureux, lesquels se figurent être ou avoir été l'objet de l'attention de la terre.

Il y avait pourtant des moments d'orgueil où mes démêlés avec M. de Villèle me paraissaient être à moi-même les dissensions de Sylla et de Marius, de César et de Pompée. Avec les autres membres de l'opposition, nous allions assez souvent, rue Thérèse, passer la soirée en délibération chez M. Piet. Nous arrivions extrêmement laids et nous nous asseyions en rond autour d'un salon éclairé d'une lampe qui filait. Dans ce brouillard législatif, nous parlions de la loi présentée, de la motion à faire, du camarade à porter au secrétariat, à la questure, aux diverses commissions. On ramponnait de toutes parts. Nous ne ressemblions pas mal aux assemblées des premiers fidèles, peintes par les ennemis de la foi. nous débitions les plus mauvaises nouvelles ; nous disions que les affaires allaient changer de face, que Rome serait troublée par des divisions, que nos armées seraient défaites.

M. de Villèle écoutait, résumait et ne concluait point : c'était un grand aideur d'affaires ; marin circonspect, il ne mettait jamais en mer pendant la tempête, et, s'il entrait avec dextérité dans un port connu, il n'aurait jamais découvert le Nouveau-Monde. Je remarquai souvent, à propos de nos discussions sur la vente des biens du clergé, que les plus chrétiens d'entre nous étaient les plus ardents à défendre les doctrines constitutionnelles. La religion est la source de la liberté : à Rome, le flamen dialis ne portait qu'un anneau creux au doigt, parce qu'un anneau plein avait quelque chose d'une chaîne ; dans son vêtement et sur sa tête, le pontife de Jupiter ne devait souffrir aucun noeud.

Après la séance, M. de Villèle se retirait accompagné de M. de Corbière. J'étudiais beaucoup d'individus, j'apprenais beaucoup de choses, je m'occupais de beaucoup d'intérêts dans ces réunions : les finances, que j'ai toujours sues, l'armée, la justice, l'administration, m'initiaient à leurs éléments. Je sortais de ces conférences un peu plus homme d'Etat et un peu plus persuadé de la pauvreté de toute cette science. Le long de la nuit, dans mon demi-sommeil, j'apercevais les diverses attitudes des têtes chauves, les diverses expressions des figures de ces Solons peu soignés et mal accompagnés de leurs corps : c'était bien vénérable assurément ; mais je préférais l'hirondelle qui me réveillait dans ma jeunesse et les Muses qui remplissaient mes songes : les rayons de l'aurore qui, frappant un cygne, faisaient tomber l'ombre de ces blancs oiseaux sur une vague d'or ; le soleil levant qui m'apparaissait en Syrie dans la tige d'un palmier, comme le nid du phénix, me plaisaient mieux.


3 L25 Chapitre 9

Le Conservateur .

Je sentais que mes combats de tribune, dans une Chambre fermée, et au milieu d'une assemblée qui m'était peu favorable, restaient inutiles à la victoire et qu'il me fallait avoir une autre arme. La censure étant établie sur les feuilles périodiques quotidiennes, je ne pouvais remplir mon dessein qu'au moyen d'une feuille libre, semi-quotidienne, à l'aide de laquelle j'attaquerais à la fois le système des ministres et les opinions de l'extrême gauche exprimées dans la Minerve par M. Etienne. J'étais à Noisiel, chez madame la duchesse de Lévis, dans l'été de 1818, lorsque mon libraire M. Le Normant me vint voir. Je lui fis part de l'idée qui m'occupait ; il prit feu, s'offrit à courir tous les risques et se chargea de tous les frais. Je parlai à mes amis MM. de Bonald et de Lamennais, je leur demandai s'ils voulaient s'associer à moi : ils y consentirent et le journal ne tarda pas à paraître sous le nom de Conservateur .

La révolution opérée par ce journal fut inouïe : en France il changea la majorité dans les Chambres ; à l'étranger il transforma l'esprit des cabinets.

Ainsi les royalistes me durent l'avantage de sortir du néant dans lequel ils étaient tombés auprès des peuples et des rois. Je mis la plume à la main aux plus grandes familles de France. J'affublai en journalistes les Montmorency et les Lévis ; je convoquai l'arrière-ban ; je fis marcher la féodalité au secours de la liberté de la presse. J'avais réuni les hommes les plus éclatants du parti royaliste, MM. de Villèle, de Corbière, de Vitrolles, de Castelbajac, etc. Je ne pouvais m'empêcher de bénir la Providence toutes les fois que j'étendais la robe rouge d'un prince de l'Eglise sur le Conservateur pour lui servir de couverture, et que j'avais le plaisir de lire un article signé en toutes lettres : le cardinal de La Luzerne . Mais il arriva qu'après avoir mené mes chevaliers à la croisade constitutionnelle, aussitôt qu'ils eurent conquis le pouvoir par la délivrance de la liberté, aussitôt qu'ils furent devenus princes d'Edesse, d'Antioche, de Damas, ils s'enfermèrent dans leurs nouveaux Etats avec Léonore d'Aquitaine, et me laissèrent me morfondre au pied de Jérusalem dont les infidèles avaient repris le saint tombeau.

Ma polémique commença dans le Conservateur , et dura depuis 1818 jusqu'en 1820, c'est-à-dire jusqu'au rétablissement de la censure, dont le prétexte fut la mort du duc de Berry. A cette première époque de ma polémique, je culbutai l'ancien ministère et fis entrer M. de Villèle au pouvoir.

Je parlais immédiatement après les Cent Jours ; je fixais alors l'éducation constitutionnelle des royalistes. Après 1824, quand je repris la plume dans des brochures et dans le Journal des Débats , les positions étaient changées. Que m'importaient pourtant ces futiles misères, à moi qui n'ai jamais cru au temps où je vivais, à moi qui appartenais au passé, à moi sans foi dans les rois, sans conviction à l'égard des peuples, à moi qui ne me suis jamais soucié de rien, excepté des songes, à condition encore qu'ils ne durent qu'une nuit !

Le premier article du Conservateur peint la position des choses au moment où je descendis dans la lice. Pendant les deux années que dura ce journal, j'eus successivement à traiter des accidents du jour et à examiner des intérêts considérables. J'eus occasion de relever les lâchetés de cette correspondance privée que la police de Paris publiait à Londres. Ces correspondances privées pouvaient calomnier, mais elles ne pouvaient déshonorer : ce qui est vil n'a pas le pouvoir d'avilir ; l'honneur seul peut infliger le déshonneur. " Calomniateurs anonymes, disais-je, ayez le courage de dire qui vous êtes ; un peu de honte est bientôt passée ; ajoutez votre nom à vos articles, ce ne sera qu'un mot méprisable de plus. "

Je me moquais quelquefois des ministres et je donnais cours à ce penchant ironique que j'ai toujours réprouvé en moi.

Enfin, sous la date du 5 décembre 1818, le Conservateur contenait un article sérieux sur la morale des intérêts et sur celle des devoirs : c'est de cet article, qui fit du bruit, qu'est née la phraséologie des intérêts moraux et des intérêts matériels , mise d'abord en avant par moi, adoptée ensuite par tout le monde. Le voici fort abrégé ; il s'élève au-dessus de la portée d'un journal, et c'est un de mes ouvrages auquel ma raison attache quelque valeur. Il n'a point vieilli, parce que les idées qu'il renferme sont de tous les temps.


3 L25 Chapitre 10

De la morale des intérêts matériels et de celle des devoirs.

Le ministère a inventé une morale nouvelle, la morale des intérêts ; celle des devoirs est abandonnée aux imbéciles. Or, cette morale des intérêts, dont on veut faire la base de notre gouvernement, a plus corrompu le peuple dans l'espace de trois années que la révolution dans un quart de siècle.

" Ce qui fait périr la morale chez les nations, et avec la morale les nations elles-mêmes, ce n'est pas la violence, mais la séduction ; et par séduction j'entends ce que toute fausse doctrine a de flatteur et de spécieux. Les hommes prennent souvent l'erreur pour la vérité, parce que chaque faculté du coeur ou de l'esprit a sa fausse image : la froideur ressemble à la vertu, le raisonner à la raison, le vide à la profondeur, ainsi du reste.

" Le dix-huitième siècle fut un siècle destructeur ; nous fûmes tous séduits. Nous dénaturâmes la politique, nous nous égarâmes dans de coupables nouveautés en cherchant l'existence sociale dans la corruption de nos moeurs. La révolution vint nous réveiller : en poussant le Français hors de son lit, elle le jeta dans la tombe. Toutefois, le règne de la terreur est peut-être, de toutes les époques de la révolution, celle qui fut la moins dangereuse à la morale, parce qu'aucune conscience n'était forcée : le crime paraissait dans sa franchise. Des orgies au milieu du sang, des scandales qui n'en étaient plus à force d'être horribles ; voilà tout. Les femmes du peuple venaient travailler à leurs ouvrages autour de la machine à meurtre comme à leurs foyers : les échafauds étaient les moeurs publiques et la mort le fond du gouvernement. Rien de plus net que la position de chacun : on ne parlait ni de spécialité, ni de positif, ni de système d'intérêts . Ce galimatias des petits esprits et des mauvaises consciences était inconnu. On disait à un homme : " Tu es royaliste noble, riche : meurs " et il mourait. Antonelle écrivait qu'on ne trouvait aucune charge contre des prisonniers mais qu'il les avait condamnés comme aristocrates ; monstrueuse franchise, qui nonobstant laissait subsister l'ordre moral ; car ce n'est pas de tuer l'innocent comme innocent qui perd la société, c'est de le tuer comme coupable.

" En conséquence, ces temps affreux sont ceux des grands dévouements. Alors les femmes marchèrent héroïquement au supplice ; les pères se livrèrent pour les fils, les fils pour les pères ; des secours inattendus s'introduisaient dans les prisons, et le prêtre que l'on cherchait consolait la victime auprès du bourreau qui ne le reconnaissait pas.

" La morale sous le Directoire eut plutôt à combattre la corruption des moeurs que celle des doctrines ; il y eut débordement. On fut jeté dans les plaisirs comme on avait été entassé dans les prisons ; on forçait le présent à avancer des joies sur l'avenir, dans la crainte de voir renaître le passé. Chacun, n'ayant pas encore eu le temps de se créer un intérieur, vivait dans la rue, sur les promenades, dans les salons publics. Familiarisé avec les échafauds, et déjà à moitié sorti du monde, on trouvait que cela ne valait pas la peine de rentrer chez soi. Il n'était question que d'arts, de bals, de modes ; on changeait de parures et de vêtements aussi facilement qu'on se serait dépouillé de la vie.

" Sous Bonaparte la séduction recommença, mais ce fut une séduction qui portait son remède avec elle : Bonaparte séduisait par un prestige de gloire, et tout ce qui est grand porte en soi un principe de législation. Il concevait qu'il était utile de laisser enseigner la doctrine de tous les peuples, la morale de tous les temps, la religion de toute éternité.

" Je ne serais pas étonné de m'entendre répondre : Fonder la société sur un devoir , c'est l'élever sur une fiction ; la placer dans un intérêt , c'est l'établir dans une réalité. Or, c'est précisément le devoir qui est un fait et l' intérêt une fiction. Le devoir qui prend source dans la divinité descend dans la famille, où il établit des relations réelles entre le père et les enfants ; de là, passant à la société et se partageant en deux branches, il règle dans l'ordre politique les rapports du roi et du sujet ; il établit l'ordre moral, la chaîne des services et des protections, des bienfaits et de la reconnaissance. C'est donc un fait très positif que le devoir, puisqu'il donne à la société humaine la seule existence durable qu'elle puisse avoir.

" L'intérêt, au contraire est une fiction quand il est pris comme on le prend aujourd'hui, dans son sens physique et rigoureux, puisqu'il n'est plus le soir ce qu'il était le matin, puisqu'à chaque instant il change de nature, puisque fondé sur la fortune il en a la mobilité.

" Par la morale des intérêts chaque citoyen est en état d'hostilité avec les lois et le gouvernement, parce que dans la société c'est toujours le grand nombre qui souffre. On ne se bat point pour des idées abstraites d'ordre, de paix, de patrie ; ou si l'on se bat pour elles c'est qu'on y attache des idées de sacrifices ; alors on sort de la morale des intérêts pour rentrer dans celle des devoirs : tant il est vrai que l'on ne peut trouver l'existence de la société hors de cette sainte limite !

" Qui remplit ses devoirs s'attire l'estime ; qui cède à ses intérêts est peu estimé. C'était bien du siècle de puiser un principe de gouvernement dans une source de mépris ! Elevez les hommes politiques à ne penser qu'à ce qui les touche, et vous verrez comment ils arrangeront l'Etat ; vous n'aurez par là que des ministres corrompus et avides, semblables à ces esclaves mutilés qui gouvernaient le Bas-Empire et qui vendaient tout, se souvenant d'avoir eux-mêmes été vendus.

" Remarquez ceci : les intérêts ne sont puissants que lors même qu'ils prospèrent ; le temps est-il rigoureux, ils s'affaiblissent. Les devoirs, au contraire, ne sont jamais si énergiques que quand il en coûte à les remplir. Le temps est-il bon, ils se relâchent. J'aime un principe de gouvernement qui grandit dans le malheur : cela ressemble beaucoup à la vertu.

" Quoi de plus absurde que de crier aux peuples : Ne soyez pas dévoués ! n'ayez pas d'enthousiasme ! ne songez qu'à vos intérêts ! C'est comme si on leur disait : Ne venez pas à notre secours, abandonnez-nous si tel est votre intérêt. Avec cette profonde politique, lorsque l'heure du dévouement arrivera, chacun fermera sa porte, se mettra à la fenêtre et regardera passer la monarchie. "

Tel était cet article sur la morale des intérêts et sur la morale des devoirs.

Le 3 décembre 1819 je remontai à la tribune de la Chambre des pairs : je m'élevai contre les mauvais Français qui pouvaient nous donner pour motif de tranquillité la surveillance des armées européennes. " Avions-nous besoin de tuteurs ? viendrait-on encore nous entretenir de circonstances ? devions-nous encore recevoir, par des notes diplomatiques, des certificats de bonne conduite ? et n'aurions-nous fait que changer une garnison de Cosaques en une garnison d'ambassadeurs ? "

Dès ce temps-là je parlais des étrangers comme j'en ai parlé depuis dans la guerre d'Espagne ; je songeais à notre affranchissement à une heure où les libéraux mêmes me combattaient. Les hommes opposés d'opinion font bien du bruit pour arriver au silence ! Laissez venir quelques années, les acteurs descendront de la scène et les spectateurs ne seront plus là pour blâmer ou pour applaudir.


3 L25 Chapitre 11

Année de ma vie 1820. - Mort du duc de Berry.

Je venais de me coucher le 13 février au soir, lorsque le marquis de Vibraye entra chez moi pour m'apprendre l'assassinat du duc de Berry. Dans sa précipitation, il ne me dit pas le lieu où s'était passé l'événement. Je me levai à la hâte et je montai dans la voiture de M. de Vibraye. Je fus surpris de voir le cocher prendre la rue de Richelieu et plus étonné encore quand il nous arrêta à l'Opéra : la foule aux abords était immense. Nous montâmes, au milieu de deux haies de soldats, par la porte latérale à gauche, et, comme nous étions en habits de pairs, on nous laissa passer. Nous arrivâmes à une sorte de petite antichambre : cet espace était encombré de toutes les personnes du château. Je me faufilai jusqu'à la porte d'une loge et je me trouvai face à face de M. le duc d'Orléans. Je fus frappé d'une expression mal déguisée, jubilante, dans ses yeux, à travers la contenance contrite qu'il s'imposait ; il voyait de plus près le trône. Mes regards l'embarrassèrent, il quitta la place et me tourna le dos. On racontait autour de moi les détails du forfait, le nom de l'homme, les conjectures des divers participants à l'arrestation. On était agité, affairé : les hommes aiment ce qui est spectacle, surtout la mort, quand cette mort est celle d'un grand. A chaque personne qui sortait du laboratoire ensanglanté, on demandait des nouvelles. On entendait le général A. de Girardin raconter qu'ayant été laissé pour mort sur le champ de bataille, il n'en était pas moins revenu de ses blessures : tel espérait et se consolait, tel s'affligeait. Bientôt le recueillement gagna la foule ; le silence se fit ; de l'intérieur de la loge sortit un bruit sourd : je tenais l'oreille appliquée contre la porte ; je distinguai un râlement ; ce bruit cessa : la famille royale venait de recevoir le dernier soupir d'un petit-fils de Louis XIV ! Les voitures commencèrent à défiler dans la rue. J'entrai immédiatement.

Qu'on se figure une salle de spectacle vide, après la catastrophe d'une tragédie : le rideau levé, l'orchestre désert, les lumières éteintes, les machines immobiles, les décorations fixes et enfumées, les comédiens, les chanteurs, les danseuses, disparus par les trappes et les passages secrets ! La monarchie de saint Louis dans un lieu frappé des foudres de l'Eglise, parmi les débauches du carnaval, expirait sous le masque.

J'ai donné dans un ouvrage à part la vie et la mort de M. le duc de Berry. Mes réflexions d'alors sont encore vraies aujourd'hui :

" Un fils de saint Louis, dernier rejeton de la branche aînée, échappe aux traverses d'un long exil et revient dans sa patrie ; il commence à goûter le bonheur ; il se flatte de se voir renaître, de voir renaître en même temps la monarchie dans les enfants que Dieu lui promet : tout à coup il est frappé au milieu de ses espérances, presque dans les bras de sa femme. Il va mourir, et il n'est pas plein de jours ! Ne pourrait-il pas accuser le ciel, lui demander pourquoi il le traite avec tant de rigueur ? Ah ! qu'il lui eût été pardonnable de se plaindre de sa destinée ! Car enfin, quel mal faisait-il ? Il vivait familièrement au milieu de nous dans une simplicité parfaite, il se mêlait à nos plaisirs et soulageait nos douleurs ; déjà six de ses parents ont péri ; pourquoi l'égorger encore, le rechercher, lui, innocent, lui si loin du trône, vingt-sept ans après la mort de Louis XVI ? Connaissons mieux le coeur d'un Bourbon ! Ce coeur tout percé du poignard, n'a pu trouver contre nous un seul murmure : pas un regret de la vie, pas une parole amère n'a été prononcée par ce prince. Epoux, fils, père et frère, en proie à toutes les angoisses de l'âme, à toutes les souffrances du corps, il ne cesse de demander la grâce de l'homme, qu'il n'appelle pas même son assassin ! Le caractère le plus impétueux devient tout à coup le caractère le plus doux. C'est un homme attaché à l'existence par tous les liens du coeur ; c'est un prince dans la fleur de l'âge ; c'est l'héritier du plus beau royaume de la terre qui expire, et vous diriez que c'est un infortuné qui ne perd rien ici-bas. "

Le meurtrier Louvel était un petit homme à figure sale et chafouine comme on en voit des milliers sur le pavé de Paris. Il tenait du roquet ; il avait l'air hargneux et solitaire. Il est probable que Louvel ne faisait partie d'aucune société ; il était d'une secte, non d'un complot, il appartenait à l'une de ces conjurations d'idées, dont les membres se peuvent quelquefois réunir, mais agissent le plus souvent un à un, d'après leur impulsion individuelle. Son cerveau nourrissait une seule pensée comme un coeur s'abreuve d'une seule passion. Son action était conséquente à ses principes : il avait voulu tuer la race entière d'un seul coup. Louvel a des admirateurs de même que Robespierre. Notre société matérielle, complice de toute entreprise matérielle, a détruit vite la chapelle élevée en expiation d'un crime. Nous avons l'horreur du sentiment moral, parce qu'on y voit l'ennemi et l'accusateur : les larmes auraient paru une récrimination ; on avait hâte d'ôter à quelques chrétiens une croix pour pleurer.

Le 18 février 1820, le Conservateur paya le tribut de ses regrets à la mémoire de M. le duc de Berry. L'article se terminait par ce vers de Racine :

Si du sang de nos rois quelque goutte échappée !

Hélas ! cette goutte de sang s'écoule sur la terre étrangère ! M. Decazes tomba. La censure arriva, et, malgré l'assassinat du duc de Berry, je votai contre elle : ne voulant pas qu'elle souillât le Conservateur , ce journal finit par cette apostrophe au duc de Berry :

" Prince chrétien ! digne fils de saint Louis ! illustre rejeton de tant de monarques, avant que vous soyez descendu dans votre dernière demeure, recevez notre dernier hommage. Vous aimiez, vous lisiez un ouvrage que la censure va détruire. Vous nous avez dit quelquefois que cet ouvrage sauvait le trône : hélas ! nous n'avons pu sauver vos jours ! Nous allons cesser d'écrire au moment que vous cessez d'exister : nous aurons la douloureuse consolation d'attacher la fin de nos travaux à la fin de votre vie. "


3 L25 Chapitre 12

Naissance du duc de Bordeaux. - Les dames de la Halle de Bordeaux.

M. le duc de Bordeaux vint au monde le 29 septembre 1820. Le nouveau-né fut nommé l'enfant de l'Europe et l'enfant du miracle , en attendant qu'il devînt l'enfant de l'exil.

Quelque temps avant les couches de la princesse, trois dames de la halle de Bordeaux, au nom de toutes les dames leurs compagnes, firent faire un berceau et me choisirent pour les présenter, elles et leur berceau, à madame la duchesse de Berry. Mesdames Dasté, Duranton, Aniche, m'arrivèrent. Je m'empressai de demander aux gentilshommes de service l'audience d'étiquette. Voilà que M. de Sèze crut qu'un tel honneur lui appartenait de droit : il était dit que je ne réussirais jamais à la cour. Je n'étais pas encore réconcilié avec le ministère, et je ne parus pas digne de la charge d'introducteur de mes humbles ambassadrices. Je me tirai de cette grande négociation comme de coutume, en payant leur dépense.

Tout cela devint une affaire d'Etat ; le cancan passa dans les journaux. Les dames bordelaises en eurent connaissance et m'écrivirent à ce sujet la lettre qui suit :

" Bordeaux, le 24 octobre 1820.

" Monsieur le vicomte,

" Nous vous devons des remerciements pour la bonté que vous avez eue de mettre aux pieds de madame la duchesse de Berry notre joie et nos respects : pour cette fois du moins on ne vous aura pas empêché d'être notre interprète. Nous avons appris avec la plus grande peine l'éclat que M. le comte de Sèze a fait dans les journaux ; et si nous avons gardé le silence, c'est parce que nous avons craint de vous faire de la peine. Cependant, monsieur le vicomte, personne ne peut mieux que vous rendre hommage à la vérité et tirer d'erreur M. de Sèze sur nos véritables intentions pour le choix d'un introducteur chez son Altesse Royale. Nous vous offrons de déclarer dans un journal à votre choix tout ce qui s'est passé ; et comme personne n'avait le droit de nous choisir un guide, que jusqu'au dernier moment nous nous étions flattées que vous seriez ce guide, ce que nous déclarerons à cet égard ferait nécessairement taire tout le monde. Voilà à quoi nous sommes décidées, monsieur le vicomte ; mais nous avons cru qu'il était de notre devoir de ne rien faire sans votre agrément. Comptez que ce serait de grand coeur que nous publierions les bons procédés que vous avez eus pour tout le monde au sujet de notre présentation. Si nous sommes la cause du mal, nous voilà prêtes à le réparer.

Nous sommes et nous serons toujours de vous,

Monsieur le vicomte,

Les très humbles et très respectueuses servantes,

Femmes Dasté, Duranton, Aniche. "

Je répondis à ces généreuses dames qui ressemblaient si peu aux grandes dames :

" Je vous remercie bien, mes chères dames, de l'offre que vous me faites de publier dans un journal tout ce qui s'est passé relativement à M. de Sèze. Vous êtes d'excellentes royalistes, et moi aussi je suis un bon royaliste : nous devons nous souvenir avant tout que M. de Sèze est un homme respectable, et qu'il a été le défenseur de notre roi. Cette belle action n'est point effacée par un petit mouvement de vanité. Ainsi gardons le silence : il me suffit de votre bon témoignage auprès de vos amis. Je vous ai déjà remerciées de vos excellents fruits : madame de Chateaubriand et moi nous mangeons tous les jours vos marrons en parlant de vous.

A présent permettez à votre hôte de vous embrasser. Ma femme vous dit mille choses, et moi je suis Votre serviteur et ami,

" Chateaubriand.

Paris, 2 novembre 1820. "

Mais qui pense aujourd'hui à ces futiles débats ? Les joies et les fêtes du baptême sont loin derrière nous. Quand Henri naquit le jour de Saint-Michel, ne disait-on pas que l'archange allait mettre le dragon sous ses pieds ? Il est à craindre, au contraire, que l'épée flamboyante n'ait été tirée du fourreau que pour faire sortir l'innocent du paradis terrestre, et pour en garder contre lui les portes.


3 L25 Chapitre 13

Je fais entrer M. de Villèle et M. de Corbière dans leur premier ministère. - Ma lettre au duc de Richelieu. - Billet du duc de Richelieu et ma réponse. - Billets de M. de Polignac. - Lettres de M. de Montmorency et de M. Pasquier. - Je suis nommé ambassadeur à Berlin. - Je pars pour cette ambassade.

Cependant, les événements qui se compliquaient ne décidaient rien encore ; les joies du baptême passèrent. L'assassinat de M. le duc de Berry avait amené la chute de M. Decazes, qui ne se fit pas sans déchirements. M. le duc de Richelieu ne consentit à affliger son vieux maître que sur une promesse de M. Molé de donner à M. Decazes une mission lointaine. Il partit pour l'ambassade de Londres où je devais le remplacer. Rien n'était fini. M. de Villèle restait à l'écart avec sa fatalité, M. de Corbière. J'offrais de mon côté un grand obstacle. Madame de Montcalm ne cessait de m'engager à la paix : j'y étais très disposé, ne voulant sincèrement que sortir des affaires qui m'envahissaient, et pour lesquelles j'avais un souverain mépris. M. de Villèle, quoique plus souple, n'était pas alors facile à manier.

Il y a deux manières de devenir ministre : l'une brusquement et par force, l'autre par longueur de temps et par adresse ; la première n'était point à l'usage de M. de Villèle : le cauteleux exclut l'énergique, mais il est plus sûr et moins exposé à perdre la place qu'il a gagnée. L'essentiel dans cette manière d'arriver est d'agréer maints soufflets et de savoir avaler une quantité de couleuvres : M. de Talleyrand faisait grand usage de ce régime des ambitions de seconde espèce. En général, on parvient aux affaires par ce que l'on a de médiocre, et l'on y reste par ce que l'on a de supérieur. Cette réunion d'éléments antagonistes est la chose la plus rare, et c'est pour cela qu'il y a si peu d'hommes d'Etat.

M. de Villèle avait précisément le terre à terre des qualités par lesquelles le chemin lui était ouvert : il laissait faire du bruit autour de lui, pour recueillir le fruit de l'épouvante qui s'emparait de la cour. Parfois il prononçait des discours belliqueux, mais où quelques phrases laissaient luire l'espérance d'une nature abordable. Je pensais qu'un homme de son espèce devait commencer par entrer dans les affaires, n'importe comment, et dans une place non trop effrayante. Il me semblait qu'il lui fallait être d'abord ministre sans portefeuille, afin d'obtenir un jour la présidence même du ministère. Cela lui donnerait un renom de modération, il serait vêtu parfaitement à son air ; il deviendrait évident que le chef parlementaire de l'opposition royaliste n'était pas un ambitieux, puisqu'il consentait pour le bien de la paix à se faire si petit. Tout homme qui a été ministre, n'importe à quel titre, le redevient : un premier ministère est l'échelon du second ; il reste sur l'individu qui a porté l'habit brodé une odeur de portefeuille qui le fait retrouver tôt ou tard par les bureaux.

Madame de Montcalm m'avait dit de la part de son frère qu'il n'y avait plus de ministère vacant ; mais que si mes deux amis voulaient entrer au conseil comme ministres d'Etat sans portefeuille, le Roi en serait charmé, promettant mieux pour la suite. Elle ajoutait que si je consentais à m'éloigner, je serais envoyé à Berlin. Je lui répondis qu'à cela ne tenait ; que quant à moi j'étais toujours prêt à partir et que j'irais chez le diable, dans le cas que les rois eussent quelque mission à remplir auprès de leur cousin ; mais que je n'acceptais pourtant un exil que si M. de Villèle acceptait son entrée au conseil. J'aurais voulu aussi placer M. Lainé auprès de mes deux amis. Je me chargeai de la triple négociation. J'étais devenu le maître de la France politique par mes propres forces. On ne se doute guère que c'est moi qui ai fait le premier ministère de M. de Villèle et qui ai poussé le maire de Toulouse dans la carrière.

Je trouvai dans le caractère de M. Lainé une obstination invincible. M. de Corbière ne voulait pas une simple entrée au conseil ; je le flattai de l'espoir qu'on y joindrait l'instruction publique. M. de Villèle, ne se prêtant qu'avec répugnance à ce que je désirais, me fit d'abord mille objections ; son bon esprit et son ambition le décidèrent enfin à marcher en avant : tout fut arrangé. Voici les preuves irrécusables de ce que je viens de raconter ; documents fastidieux de ces petits faits justement passés à l'oubli, mais utiles à ma propre histoire :

" 20 décembre, trois heures et demie.

" A M. le duc de Richelieu.

" J'ai eu l'honneur de passer chez vous, monsieur le duc, pour vous rendre compte de l'état des choses : tout va à merveille. J'ai vu les deux amis : Villèle consent enfin à entrer ministre secrétaire d'Etat au conseil, sans portefeuille, si Corbière consent à entrer au même titre, avec la direction de l'instruction publique. Corbière, de son côté, veut bien entrer à ces conditions, moyennant l'approbation de Villèle. Ainsi, il n'y a plus de difficultés. Achevez votre ouvrage, monsieur le duc ; voyez les deux amis ; et quand vous aurez entendu ce que je vous écris, de leur propre bouche, vous rendrez à la France la paix intérieure, comme vous lui avez donné la paix avec les étrangers.

" Permettez-moi de vous soumettre encore une idée : trouveriez-vous un grand inconvénient à remettre à Villèle la direction vacante par la retraite de M. de Barante ? il serait alors placé dans une position plus égale avec son ami. Toutefois, il m'a positivement dit qu'il consentirait à entrer au conseil sans portefeuille si Corbière avait l'instruction publique. Je ne dis ceci que comme un moyen de plus de satisfaire complètement les royalistes, et de vous assurer une majorité immense et inébranlable.

" J'aurai enfin l'honneur de vous faire observer que c'est demain au soir qu'a lieu chez Piet la grande réunion royaliste, et qu'il serait bien utile que les deux amis pussent demain au soir dire quelque chose qui calmât toutes les effervescences et empêchât toutes les divisions.

" Comme je suis, monsieur le duc, hors de tout ce mouvement, vous ne verrez, j'espère, dans mon empressement que la loyauté d'un homme qui désire le bien de son pays et vos succès.

" Agréez, je vous prie, monsieur le duc, l'assurance de ma haute considération.

" Chateaubriand. "

" Mercredi.

" Je viens d'écrire à MM. de Villèle et de Corbière monsieur, et je les engage à passer ce soir chez moi, car dans une oeuvre aussi utile il ne faut pas perdre un moment. Je vous remercie d'avoir fait marcher l'affaire aussi vite ; j'espère que nous arriverons à une heureuse conclusion. Soyez persuadé, monsieur, du plaisir que j'ai à vous avoir cette obligation, et recevez l'assurance de ma haute considération.

" Richelieu. "

" Permettez-moi, monsieur le duc, de vous féliciter de l'heureuse issue de cette grande affaire, et de m'applaudir d'y avoir eu quelque part. Il est bien à désirer que les ordonnances paraissent demain : elles feront cesser toutes les oppositions. Sous ce rapport je puis être utile aux deux amis.

" J'ai l'honneur, monsieur le duc, de vous renouveler l'assurance de ma haute considération.

" Chateaubriand. "

" Vendredi.

" J'ai reçu avec un extrême plaisir le billet que M. le vicomte de Chateaubriand m'a fait l'honneur de m'écrire. Je crois qu'il n'aura pas à se repentir de s'en être rapporté à la bonté du Roi et s'il me permet d'ajouter, au désir que j'ai de contribuer à ce qui pourra lui être agréable. Je le prie de recevoir l'assurance de ma haute considération.

" Richelieu. "

" Ce jeudi.

" Vous savez sans doute, mon noble collègue, que l'affaire a été conclue hier soir à onze heures, et que tout s'est arrangé sur les bases convenues entre vous et le duc de Richelieu. Votre intervention nous a été fort utile : grâces vous soient rendues pour cet acheminement vers un mieux qu'on doit désormais regarder comme probable.

" Tout à vous pour la vie,

" J. de Polignac. "

" Paris, mercredi 20 décembre, onze heures et demie du soir.

" Je viens de passer chez vous qui étiez retiré, noble vicomte : j'arrive de chez Villèle qui lui-même est rentré tard de la conférence que vous lui aviez préparée et annoncée. Il m'a chargé, comme votre plus proche voisin, de vous faire savoir ce que Corbière voulait aussi vous mander de son côté, que l'affaire que vous avez réellement conduite et ménagée dans la journée est décidément finie de la manière la plus simple et la plus abrégée : lui sans portefeuille , son ami avec l'instruction . Il paraissait croire qu'on aurait pu attendre un peu plus, et obtenir d'autres conditions ; mais il ne convenait pas de dédire un interprète, un négociateur tel que vous. C'est vous réellement qui leur avez ouvert l'entrée de cette nouvelle carrière : ils comptent sur vous pour la leur aplanir. De votre côté pendant le peu de temps que nous aurons encore l'avantage de vous conserver parmi nous, parlez à vos amis les plus vifs dans le sens de seconder ou du moins de ne pas combattre les projets d'union. Bonsoir. Je vous fais encore mon compliment de la promptitude avec laquelle vous menez les négociations. Vous arrangerez ainsi l'Allemagne pour revenir plus tôt au milieu de vos amis. Je suis charmé, pour mon compte, de ce qu'il y a de simplifié dans votre position.

" Je vous renouvelle tous mes sentiments.

" M. de Montmorency. "

" Voici, monsieur, une demande adressée par un garde du corps du roi au roi de Prusse : elle m'est remise et recommandée par un officier supérieur des gardes. Je vous prie donc de l'emporter avec vous et d'en faire usage, si vous croyez, quand vous aurez un peu examiné le terrain à Berlin, qu'elle est de nature à obtenir quelque succès.

" Je saisis avec grand plaisir cette occasion de me féliciter avec vous du Moniteur de ce matin, et de vous remercier de la part que vous avez eue à cette heureuse issue qui, je l'espère, aura sur les affaires de notre France la plus heureuse influence.

" Veuillez recevoir l'assurance de ma haute considération et de mon sincère attachement.

" Pasquier. "

Cette suite de billets montre assez que je ne me vante pas ; cela m'ennuierait trop d'être la mouche du coche ; le timon ou le nez du cocher ne sont pas des places où j'aie jamais eu l'ambition de m'asseoir : que le coche arrive au haut ou roule au bas, point ne m'en chaut. Accoutumé à vivre caché dans mes propres replis, où momentanément dans la large vie des siècles, je n'avais aucun goût aux mystères d'antichambre. J'entre mal dans la circulation en pièce de monnaie courante ; pour me sauver, je me retire auprès de Dieu ; une idée fixe qui vient du ciel vous isole et fait tout mourir autour de vous.


3 L26 Livre vingt-sixième

Ambassade de Berlin.

Année de ma vie 1821. - Ambassade de Berlin. - Arrivée à Berlin. - M. Ancillon. - Famille royale. - Fêtes pour le mariage du grand-duc Nicolas. - Société de Berlin. - Le comte de Humboldt. - M. de Chamisso. - 2. Ministres et ambassadeurs. - Historique de la cour et de la société. - 3. Guillaume de Humboldt. - Adalbert de Chamisso. - 4. La princesse Guillaume. - L'opéra. - Réunion musicale. - 5. Mes premières dépêches. - M. de Bonnay. - 6. Le Parc. - La duchesse de Cumberland. - 7. (Lettre à M. Pasquier.) - Suite de mes dépêches. - 8. Mémoire commencé sur l'Allemagne. - 9. Charlottenbourg. - 10. Intervalle entre l'ambassade de Berlin et l'ambassade de Londres. - Baptême de M. le duc de Bordeaux. - Lettre à M. Pasquier. - Lettre de M. de Bernstorff. - Lettre de M. Ancillon. - Dernière lettre de madame la duchesse de Cumberland. - 11. M. de Villèle, ministre des finances. - Je suis nommé à l'ambassade de Londres.


3 L26 Chapitre 1

Année de ma vie 1821.

Ambassade de Berlin. - Arrivée à Berlin. - M. Ancillon. - Famille royale. - Fêtes pour le mariage du grand-duc Nicolas. - Société de Berlin. - Le comte de Humboldt. - M. de Chamisso.

Je quittai la France, laissant mes amis en possession d'une autorité que je leur avais achetée au prix de mon absence : j'étais un petit Lycurgue. Ce qu'il y avait de bon, c'est que le premier essai que j'avais fait de ma force politique me rendait ma liberté ; j'allais jouir au dehors de cette liberté dans le pouvoir. Au fond de cette position nouvelle à ma personne, j'aperçois je ne sais quels romans confus parmi des réalités : n'y avait-il rien dans les cours ? N'étaient-elles point des solitudes d'une autre sorte ? C'étaient peut-être des Champs-Elysées avec leurs ombres.

Je partis de Paris le 1er janvier 1821 : la Seine était gelée, et pour la première fois je courais sur les chemins avec les conforts de l'argent. Je revenais peu à peu de mon mépris des richesses ; je commençais à sentir qu'il était assez doux de rouler dans une bonne voiture, d'être bien servi, de n'avoir à se mêler de rien, d'être devancé par un énorme chasseur de Varsovie toujours affamé et qui, au défaut des czars, aurait à lui seul dévoré la Pologne. Mais je m'habituai vite à mon bonheur ; j'avais le pressentiment qu'il durerait peu, et que je serais bientôt remis à pied comme il était convenable. Avant d'être arrivé à ma destination, il ne me resta du voyage que mon goût primitif pour le voyage même ; goût d'indépendance, - satisfaction d'avoir rompu les attaches de la société.

Vous verrez, lorsque je reviendrai de Prague en 1833, ce que je dis de mes vieux souvenirs du Rhin : je fus obligé, à cause des glaces, de remonter ses rives et de le traverser au-dessus de Mayence. Je ne m'occupai guère de Moguntia , de son archevêque, de ses trois ou quatre sièges, et de l' imprimerie par qui cependant je régnais. Francfort, cité de Juifs, ne m'arrêta que pour une de leurs affaires : un change de monnaie.

La route fut triste : le grand chemin était neigeux et le givre appendu aux branches des pins. Iéna m'apparut de loin avec les larves de sa double bataille. Je traversai Erfurt et Weimar : dans Erfurt, l'empereur manquait ; dans Weimar, habitait Goethe que j'avais tant admiré, et que j'admire beaucoup moins. Le chantre de la matière vivait, et sa vieille poussière se modelait encore autour de son génie. J'aurais pu voir Goethe, et je ne l'ai point vu ; il laisse un vide dans la procession des personnages célèbres qui ont défilé sous mes yeux.

Le tombeau de Luther à Wittemberg ne me tenta point : le protestantisme n'est en religion qu'une hérésie illogique ; en politique, qu'une révolution avortée. Après avoir mangé, en passant l'Elbe, un petit pain noir pétri à la vapeur du tabac, j'aurais eu besoin de boire dans le grand verre de Luther, conservé comme une relique. De là traversant Potsdam et franchissant la Sprée, rivière d'encre sur laquelle se traînent des barques gardées par un chien blanc, j'arrivai à Berlin. Là demeura, comme je l'ai dit, le faux Julien dans sa fausse Athènes . Je cherchai en vain le soleil du mont Hymette. J'ai écrit à Berlin le IVe livre de ces Mémoires : vous y avez trouvé la description de cette ville, ma course à Potsdam, mes souvenirs du grand Frédéric, de son cheval, de ses levrettes et de Voltaire.

Descendu le 11 janvier à l'auberge, j'allai demeurer ensuite Sous les Tilleuls , dans l'hôtel qu'avait quitté M. le marquis de Bonnay, et qui appartenait à madame la duchesse de Dino : j'y fus reçu par MM. Decaux, de Flavigny et de Cussy, secrétaires de la légation.

Le 17 de janvier j'eus l'honneur de présenter au roi les lettres de récréance de M. le marquis de Bonnay et mes lettres de créance. Le Roi, logé dans une simple maison, avait pour toute distinction deux sentinelles à sa porte : entrait qui voulait ; on lui parlait s'il était chez lui . Cette simplicité des princes allemands contribue à rendre moins sensibles aux petits le nom et les prérogatives des grands. Frédéric-Guillaume allait chaque jour, à la même heure, dans une carriole découverte qu'il conduisait lui-même, casquette en tête, manteau grisâtre sur le dos, fumer son cigare dans le parc. Je le rencontrais souvent et nous continuions nos promenades chacun de notre côté. Quand il rentrait dans Berlin, la sentinelle de la porte de Brandebourg criait à tue-tête ; la garde prenait les armes et sortait ; le roi passait, tout était fini.

Dans la même journée je fis ma cour au prince royal et aux princes ses frères, jeunes militaires fort gais. Je vis le grand-duc Nicolas et la grande-duchesse, nouvellement mariés et auxquels on donnait des fêtes. Je vis aussi le duc et la duchesse de Cumberland, le prince Guillaume, frère du roi, le prince Auguste de Prusse, longtemps notre prisonnier : il avait voulu épouser madame Récamier ; il possédait l'admirable portrait que Gérard avait fait d'elle et qu'elle avait échangé avec le prince pour le tableau de Corinne.

Je m'étais empressé de chercher M. Ancillon. Nous nous connaissions mutuellement par nos ouvrages. Je l'avais rencontré à Paris avec le prince royal son élève ; il était chargé à Berlin, par intérim, du portefeuille des affaires étrangères pendant l'absence de M. le comte de Bernstorff. Sa vie était très touchante ; sa femme avait perdu la vue : toutes les portes de sa maison étaient ouvertes ; la pauvre aveugle se promenait de chambre en chambre parmi des fleurs, et se reposait au hasard comme un rossignol en cage : elle chantait bien et mourut tôt.

M. Ancillon, de même que beaucoup d'hommes illustres de la Prusse, était d'origine française : ministre protestant, ses opinions avaient d'abord été très libérales ; peu à peu il se refroidit. Quand je le retrouvai à Rome en 1828, il était revenu à la monarchie tempérée et il a rétrogradé jusqu'à la monarchie absolue. Avec un amour éclairé des sentiments généreux, il avait la haine et la peur des révolutionnaires : c'est cette haine qui l'a poussé vers le despotisme, afin d'y demander abri. Ceux qui vantent encore 1793 et qui en admirent les crimes ne comprendront-ils jamais combien l'horreur dont on est saisi pour ces crimes est un obstacle à l'établissement de la liberté ?

Il y eut une fête à la cour, et là commencèrent pour moi des honneurs dont j'étais bien peu digne. Jean Bart avait mis pour aller à Versailles un habit de drap d'or doublé de drap d'argent, ce qui le gênait beaucoup. La grande-duchesse, aujourd'hui l'impératrice de Russie, et la duchesse de Cumberland choisirent mon bras dans une marche polonaise : mes romans du monde commençaient. L'air de la marche était une espèce de pot-pourri composé de plusieurs morceaux parmi lesquels, à ma grande satisfaction, je reconnus la chanson du roi Dagobert : cela m'encouragea et vint au secours de ma timidité. Ces fêtes se répétèrent ; une d'elles surtout eut lieu dans le grand palais du roi. Ne voulant pas en prendre le récit sur mon compte, je le donne tel qu'il est consigné dans le Morgenblatt de Berlin par madame la baronne de Hohenhausen :

" Berlin, le 22 mars 1821.

Morgenblatt (Feuille du matin), n o 70.

" Un des personnages remarquables qui assistaient à cette fête était le vicomte de Chateaubriand, ministre de France, et, quelle que fût la splendeur du spectacle qui se développait à leurs yeux, les belles Berlinoises avaient encore des regards pour l'auteur d' Atala , ce superbe et mélancolique roman où l'amour le plus ardent succombe dans le combat contre la religion. La mort d'Atala et l'heure du bonheur de Chactas, pendant un orage dans les antiques forêts de l'Amérique, dépeint avec les couleurs de Milton, resteront à jamais gravées dans la mémoire de tous les lecteurs de ce roman. M. de Chateaubriand écrivit Atala dans sa jeunesse péniblement éprouvée par l'exil de sa patrie : de là cette profonde mélancolie et cette passion brûlante qui respirent dans l'ouvrage entier. A présent, cet homme d'Etat consommé a voué uniquement sa plume à la politique. Son dernier ouvrage, la Vie et la Mort du duc de Berry , est tout à fait écrit dans le ton qu'employaient les panégyristes de Louis XIV.

" M. de Chateaubriand est d'une taille assez petite et pourtant élancée. Son visage ovale a une expression de piété et de mélancolie. Il a les cheveux et les yeux noirs : ceux-ci brillent du feu de son esprit qui se prononce dans ses traits. "

Mais j'ai les cheveux blanc ; j'ai plus d'un siècle, en outre, je suis mort : pardonnez donc à madame la baronne de Hohenhausen de m'avoir croqué dans mon bon temps, bien qu'elle m'octroie déjà des années. Le portrait est d'ailleurs fort joli ; mais je dois à ma sincérité de dire qu'il n'est pas ressemblant.


3 L26 Chapitre 2

Ministres et ambassadeurs. - Historique de la cour et de la société.

L'hôtel Sous les Tilleuls , Unter den Linden , était beaucoup trop grand pour moi, froid et délabré : je n'en occupais qu'une petite partie.

Parmi mes collègues, ministres et ambassadeurs, le seul remarquable était M. d'Alopeus. J'ai depuis rencontré sa femme et sa fille à Rome auprès de la grande-duchesse Hélène : si celle-ci eût été à Berlin au lieu de la grande-duchesse Nicolas, sa belle-soeur, j'aurais été plus heureux.

M. d'Alopeus, mon collègue, avait la douce manie de se croire adoré. Il était persécuté par les passions qu'il inspirait : " Ma foi, disait-il, je ne sais ce que j'ai ; partout où je vais, les femmes me suivent. Madame d'Alopeus s'est attachée obstinément à moi. " Il eût été excellent saint-simonien. La société privée, comme la société publique, a son allure : dans la première, ce sont toujours des attachements formés et rompus, des affaires de famille, des morts, des naissances, des chagrins et des plaisirs particuliers ; le tout varié d'apparences selon les siècles. Dans l'autre, ce sont toujours des changements de ministres, des batailles perdues ou gagnées, des négociations avec les cours, des rois qui s'en vont, ou des royaumes qui tombent.

Sous Frédéric II, électeur de Brandebourg, surnommé Dent de Fer ; sous Joachim II, empoisonné par le Juif Lippold ; sous Jean Sigismond, qui réunit à son électorat le duché de Prusse ; sous Georges-Guillaume, l' Irrésolu , qui, perdant ses forteresses, laissait Gustave-Adolphe s'entretenir avec les dames de sa cour et disait : " Que faire ? ils ont des canons " ; sous le Grand-Electeur, qui ne rencontra dans ses Etats que des monceaux de cendres, lesquels empêchaient l'herbe de croître, qui donna une audience à l'ambassadeur tartare dont l'interprète avait nez de bois et les oreilles coupées ; sous son fils, premier roi de Prusse, qui, réveillé en sursaut par sa femme, prit la fièvre de peur et en mourut ; sous tous ces règnes, les divers mémoires ne laissent voir que la répétition des mêmes aventures dans la société privée.

Frédéric-Guillaume Ier, père du grand Frédéric, homme dur et bizarre, fut élevé par madame de Rocoules, la réfugiée : il aima une jeune femme qui ne put l'adoucir, son salon fut une tabagie. Il nomma le bouffon Gundling président de l'Académie royale de Berlin ; il fit enfermer son fils dans la citadelle de Custrin, et Quatt eut la tête tranchée devant le jeune prince ; c'était la vie privée de ce temps. Le grand Frédéric, monté sur le trône, eut une intrigue avec une danseuse italienne, la Barbarini, seule femme dont il s'approcha jamais : il se contenta de jouer de la flûte la première nuit de ses noces sous la fenêtre de la princesse Elisabeth de Brunswick lorsqu'il l'épousa. Frédéric avait le goût de la musique et la manie des vers. Les intrigues et les épigrammes des deux poètes, Frédéric et Voltaire, troublèrent madame de Pompadour, l'abbé de Bernis et Louis XV. La margrave de Baireuth était mêlée dans tout cela avec de l'amour, comme en pouvait avoir un poète. Des cercles littéraires chez le roi, puis des chiens sur des fauteuils malpropres ; puis des concerts devant des statues d'Antinoüs ; puis de grands dîners ; puis beaucoup de philosophie ; puis la liberté de la presse et des coups de bâton ; puis enfin un homard ou un pâté d'anguille qui mit fin aux jours d'un vieux grand homme, lequel voulait vivre : voilà de quoi s'occupa la société privée de ce temps de lettres et de batailles. - Et, nonobstant, Frédéric a renouvelé l'Allemagne, établi un contrepoids à l'Autriche, et changé tous les rapports et tous les intérêts politiques de la Germanie.

Dans les nouveaux règnes nous trouvons le Palais de marbre, madame Rietz avec son fils, Alexandre, comte de La Marche, la baronne de Stoltzenberg, maîtresse du margrave Schwed, autrefois comédienne, le prince Henri et ses amis suspects, mademoiselle Voss, rivale de madame Rietz, une intrigue de bal masqué entre un jeune Français et la femme d'un général prussien, enfin madame de F..., dont on peut lire l'aventure dans l' Histoire secrète de la cour de Berlin ; qui sait tous ces noms ? qui se rappellera les nôtres ? Aujourd'hui, dans la capitale de la Prusse, c'est à peine si des octogénaires ont conservé la mémoire de cette génération passée.


3 L26 Chapitre 3

Guillaume de Humboldt. - Adalbert de Chamisso.

La société à Berlin me convenait par ses habitudes : entre cinq et six heures on allait en soirée ; tout était fini à neuf, et je me couchais tout juste comme si je n'eusse pas été ambassadeur. Le sommeil dévore l'existence, c'est ce qu'il y a de bon : " Les heures sont longues et la vie est courte ", dit Fénelon. M. Guillaume de Humboldt, frère de mon illustre ami le baron Alexandre, était à Berlin : je l'avais connu ministre à Rome ; suspect au gouvernement à cause de ses opinions, il menait une vie retirée ; pour tuer le temps, il apprenait toutes les langues et même tous les patois de la terre. Il retrouvait les peuples, habitants anciens d'un sol, par les dénominations géographiques du pays. Une de ses filles parlait indifféremment le grec ancien ou le grec moderne ; si l'on fût tombé sur un bon jour, on aurait pu deviser à table en sanscrit.

Adalbert de Chamisso demeurait au Jardin-des-Plantes, à quelque distance de Berlin. Je le visitai dans cette solitude où les plantes gelaient en serre. Il était grand, d'une figure assez agréable. Je me sentais un attrait pour cet exilé voyageur comme moi : il avait vu ces mers du pôle où je m'étais flatté de pénétrer. Emigré comme moi, il avait été élevé à Berlin en qualité de page. Adalbert, parcourant la Suisse, s'arrêta un moment à Coppet. Il se trouva dans une partie sur le lac, où il pensa périr. Il écrivait ce jour-là même : " Je vois bien qu'il faut chercher mon salut sur les grandes mers. "

M. de Chamisso avait été nommé par M. de Fontanes professeur à Napoléonville, puis professeur de grec à Strasbourg ; il repoussa l'offre par ces nobles paroles : " La première condition pour travailler à l'instruction de la jeunesse est l'indépendance : bien que j'admire le génie de Bonaparte, il ne peut me convenir. " Il refusa de même les avantages que lui offrait la Restauration : " Je n'ai rien fait pour les Bourbons, disait-il, et je ne puis recevoir le prix des services et du sang de mes pères. Dans ce siècle chaque homme doit pourvoir à son existence. " On conserve dans la famille de M. de Chamisso ce billet écrit au Temple, de la main de Louis XVI : " Je recommande M. de Chamisso, un de mes fidèles serviteurs, à mes frères. " Le roi martyr avait caché ce petit billet dans son sein pour le faire remettre à son premier page, Chamisso, oncle d'Adalbert.

L'ouvrage le plus touchant peut-être de cet enfant des muses, caché sous les armes étrangères et adopté des bardes de la Germanie, ce sont ces vers qu'il fit d'abord en allemand et qu'il traduisit en vers français, sur le château de Boncours, sa demeure paternelle :

Je rêve encore à mon jeune âge

Sous le poids de mes cheveux blancs

Tu me poursuis, fidèle image

Et renais sous la faux du Temps.

Du sein d'une mer de verdure

S'élève ce noble château

Je reconnais et sa toiture,

Et ses tours avec ses créneaux ;

Ces lions de nos armoiries

Ont encor leurs regards d'amour,

Je vous souris, gardes chéries.

Et je m'élance dans la cour.

Voilà le sphinx à la fontaine,

Voilà le figuier verdoyant.

Là s'épanouit l'ombre vaine

Des premiers songes de l'enfant.

De mon aïeul, dans la chapelle,

Je cherche et revois le tombeau.

Voilà la colonne à laquelle

Pendent ses armes en faisceau.

Ce marbre que le soleil dore,

Et ces caractères pieux,

Non, je ne puis les lire encore,

Un voile humide est sur mes yeux.

Fidèle château de mes pères,

Je te retrouve tout en moi !

Tu n'es plus, superbe naguères,

La charrue a passé sur toi !...

Sol que je chéris, sois fertile,

Je te bénis d'un coeur serein ;

Bénis, quel qu'il soit, l'homme utile

Dont le soc sillonne ton sein.

Chamisso bénit le laboureur qui laboure le sillon dont il a été dépouillé ; son âme devait habiter les régions où planait mon ami Joubert. Je regrette Combourg, mais avec moins de résignation, bien qu'il ne soit pas sorti de ma famille. Embarqué sur le vaisseau armé par le comte de Romanzoff, M. de Chamisso découvrit, avec le capitaine Kotzebue, le détroit à l'est du détroit de Behring, et donna son nom à l'une des îles d'où Cook avait entrevu la côte de l'Amérique. Il retrouva au Kamtschatka le portrait de madame Récamier sur porcelaine, et le petit conte Peter Schlemihl , traduit en hollandais. Le héros d'Adalbert, Peter Schlemihl, avait vendu son ombre au diable : j'aurais mieux aimé lui vendre mon corps.

Je me souviens de Chamisso comme du souffle insensible qui faisait légèrement fléchir la tige des brandes que je traversai en retournant à Berlin.


3 L26 Chapitre 4

La princesse Guillaume. - L'Opéra. - Réunion musicale.

D'après un règlement de Frédéric II, les princes et princesses du sang à Berlin ne voient pas le corps diplomatique ; mais, grâce au carnaval, au mariage du duc de Cumberland avec la princesse Frédérique de Prusse, soeur de la feue reine, grâce encore à une certaine inflexion d'étiquette que l'on se permettait, disait-on, à cause de ma personne, j'avais l'occasion de me trouver plus souvent que mes collègues avec la famille royale. Comme je visitais de fois à autre le grand palais, j'y rencontrais la princesse Guillaume : elle se plaisait à me conduire dans les appartements. Je n'ai jamais vu un regard plus triste que le sien ; dans les salons inhabités derrière le château, sur la Sprée, elle me montrait une chambre hantée à certains jours par une dame blanche, et en se serrant contre moi avec une certaine frayeur, elle avait l'air de cette dame blanche. De son côté, la duchesse de Cumberland me racontait qu'elle et sa soeur la reine de Prusse, toutes deux encore très jeunes, avaient entendu leur mère qui venait de mourir leur parler sous ses rideaux fermés.

Le roi, en présence duquel je tombais en sortant de mes visites de curieux, me menait à ses oratoires : il m'en faisait remarquer les crucifix et les tableaux, et rapportait à moi l'honneur de ces innovations, parce qu'ayant lu, me disait-il, dans le Génie du Christianisme , que les protestants avaient trop dépouillé leur culte, il avait trouvé juste ma remarque : il n'était pas encore arrivé à l'excès de son fanatisme luthérien.

Le soir à l'opéra j'avais une loge auprès de la loge royale, placée en face du théâtre. Je causais avec les princesses ; le roi sortait dans les entractes ; je le rencontrais dans le corridor, il regardait si personne n'était autour de nous et si l'on ne pouvait nous entendre ; il m'avouait alors tout bas sa détestation de Rossini et son amour pour Gluck. Il s'étendait en lamentations sur la décadence de l'art et surtout sur ces gargarismes de notes destructeurs du chant dramatique : il me confiait qu'il n'osait dire cela qu'à moi, à cause des personnes qui l'environnaient. Voyait-il venir quelqu'un, il se hâtait de rentrer dans sa loge.

Je vis jouer la Jeanne d'Arc de Schiller : la cathédrale de Reims était parfaitement imitée. Le roi, sérieusement religieux, ne supportait qu'avec peine sur le théâtre la représentation du culte catholique. M. Spontini, l'auteur de la Vestale , avait la direction de l'opéra. Madame Spontini, fille de M. Erard, était agréable, mais elle semblait expier la volubilité du langage des femmes par la lenteur qu'elle mettait à parler : chaque mot divisé en syllabes expirait sur ses lèvres ; si elle avait voulu vous dire : Je vous aime , l'amour d'un Français aurait pu s'envoler entre le commencement et la fin de ces trois mots. Elle ne pouvait pas finir mon nom, et elle n'arrivait pas au bout sans une certaine grâce.

Une réunion publique musicale avait lieu deux ou trois fois la semaine. Le soir, en revenant de leur ouvrage, de petites ouvrières, leur panier au bras, des garçons ouvriers portant les instruments de leurs métiers, se pressaient pêle-mêle dans une salle ; on leur donnait en entrant un feuillet noté, et ils se joignaient au choeur général avec une précision étonnante. C'était quelque chose de surprenant que ces deux ou trois cents voix confondues. Le morceau fini, chacun reprenait le chemin de sa demeure. Nous sommes bien loin de ce sentiment de l'harmonie, moyen puissant de civilisation ; il a introduit dans la chaumière des paysans de l'Allemagne une éducation qui manque à nos hommes rustiques : partout où il y a un piano, il n'y a plus de grossièreté.


3 L26 Chapitre 5

Mes premières dépêches. - M. de Bonnay.

Vers le 13 de janvier, j'ouvris le cours de mes dépêches de ministre des affaires étrangères. Mon esprit se plie facilement à ce genre de travail : pourquoi pas ? Dante, Arioste et Milton n'ont-ils pas aussi bien réussi en politique qu'en poésie ? Je ne suis sans doute ni Dante, ni Arioste, ni Milton ; l'Europe et la France ont vu néanmoins par le Congrès de Vérone ce que je pourrais faire.

Mon prédécesseur à Berlin me traitait en 1816 comme il traitait M. de Lameth dans ses petits vers au commencement de la Révolution. Quand on est si aimable, il ne faut pas laisser derrière soi de registres, ni avoir la rectitude d'un commis quand on n'a pas la capacité d'un diplomate. Il arrive, dans les temps où nous vivons, qu'un coup de vent envoie dans votre place celui contre lequel vous vous étiez élevé ; et comme le devoir d'un ambassadeur est d'abord de connaître les archives de l'ambassade, voilà qu'il tombe sur les notes où il est arrangé de main de maître. Que voulez-vous ? ces esprits profonds, qui travaillaient au succès de la bonne cause, pouvaient pas penser à tout.

Extraits des registres de M. de Bonnay.

N o 64.

" 22 novembre 1816.

" Les paroles que le Roi a adressées au bureau nouvellement formé de la Chambre des pairs ont été connues et approuvées de toute l'Europe. On m'a demandé s'il était possible que des hommes dévoués au Roi, que des personnes attachées à sa personne et occupant des places dans sa maison, ou dans celles de nos princes, eussent pu en effet donner leurs suffrages pour porter M. de Chateaubriand à la secrétairerie. Ma réponse a été que le scrutin étant secret, personne ne pouvait connaître les votes particuliers. " Ah ! s'est écrié un homme principal, si le Roi pouvait en être assuré, j'espère que l'accès des Tuileries serait aussitôt fermé à ces serviteurs infidèles. " J'ai cru que je ne devais rien répondre, et je n'ai rien répondu.

" 15 octobre 1816.

" (...) Il en sera de même, monsieur le duc, de la mesure du 5 et de celle du 20 septembre : l'une et l'autre ne trouvent en Europe que des approbateurs. Mais ce qui étonne, c'est de voir que de très purs et très dignes royalistes continuent de se passionner pour M. de Chateaubriand, malgré la publication d'un livre qui établit en principe que le Roi de France, en vertu de la Charte, n'est plus qu'un être moral, essentiellement nul et sans volonté propre. Si tout autre que lui avait avancé une pareille maxime, les mêmes hommes, non sans apparence de raison, l'auraient qualifié de jacobin. "

Me voilà bien remis à ma place. C'est du reste une bonne leçon ; cela rabat notre orgueil, en nous apprenant ce que nous deviendrons après nous.

Par les dépêches de M. de Bonnay et par celles de quelques autres ambassadeurs appartenant à l'ancien régime, il m'a paru que ces dépêches traitaient moins des affaires diplomatiques que des anecdotes relatives à des personnages de la société et de la cour : elles se réduisaient à un journal louangeur de Dangeau ou satirique de Tallemant. Aussi Louis XVIII et Charles X aimaient-ils beaucoup mieux les lettres amusantes de mes collègues que ma correspondance sérieuse. J'aurais pu rire et me moquer comme mes devanciers ; mais le temps où les aventures scandaleuses et les petites intrigues se liaient aux affaires était passé. Quel bien aurait-il résulté pour mon pays du portrait de M. Hardenberg, beau vieillard blanc comme un cygne, sourd comme un pot, allant à Rome sans permission, s'amusant de trop de choses, croyant à toutes sortes de rêveries, livré en dernier lieu au magnétisme entre les mains du docteur Koreff que je rencontrais à cheval trottant dans les lieux écartés entre le diable, la médecine et les muses ?

Ce mépris pour une correspondance frivole me fait dire à M. Pasquier dans ma lettre du 13 février 1821, n o 13 :

" Je ne vous ai point parlé, monsieur le baron, selon l'usage, des réceptions, des bals, des spectacles, etc. ; je ne vous ai point fait de petits portraits et d'inutiles satires ; j'ai tâché de faire sortir la diplomatie du commérage. Le règne du commun reviendra lorsque le temps extraordinaire sera passé : aujourd'hui il ne faut peindre que ce qui doit vivre et n'attaquer que ce qui menace. "


3 L26 Chapitre 6

Le parc. - La duchesse de Cumberland.

Berlin m'a laissé un souvenir durable, parce que la nature des récréations que j'y trouvai me reporta au temps de mon enfance et de ma jeunesse ; seulement, des princesses très réelles remplissaient le rôle de ma Sylphide. De vieux corbeaux, mes éternels amis, venaient se percher sur les tilleuls devant ma fenêtre ; je leur jetais à manger : avec une adresse inimaginable, quand ils avaient saisi un morceau de pain trop gros, ils le rejetaient pour en saisir un plus petit ; de manière qu'ils pouvaient en prendre un autre un peu plus gros, et ainsi de suite jusqu'au morceau capital qui, à la pointe de leur bec, le tenait ouvert, sans qu'aucune des couches croissantes de la nourriture pût tomber. Le repas fait, l'oiseau chantait à sa manière : cantus cornicum ut saecla vetusta . J'errais dans les espaces déserts de Berlin glacé ; mais je n'entendais pas sortir de ses murs, comme des vieilles murailles de Rome, de belles voix de jeunes filles. Au lieu de capucins à barbe blanche traînant leurs sandales parmi des fleurs, je rencontrais des soldats qui roulaient des boules de neige.

Un jour, au détour de la muraille d'enceinte, Hyacinthe et moi nous nous trouvâmes nez à nez avec un vent d'est si perçant, que nous fûmes obligés de courir dans la campagne pour regagner la ville à moitié morts. Nous franchîmes des terrains enclos, et tous les chiens de garde nous sautaient aux jambes en nous poursuivant. Le thermomètre descendit ce jour-là à 22 degrés au-dessous de glace. Un ou deux factionnaires, à Potsdam, furent gelés.

De l'autre côté du parc était une ancienne faisanderie abandonnée ; - les princes de Prusse ne chassent point. Je passais un petit pont de bois sur un canal de la Sprée, et je me trouvais parmi les colonnes de sapin qui faisaient le portique de la faisanderie. Un renard, en me rappelant ceux du mail de Combourg, sortait par un trou pratiqué dans le mur de la réserve, venait me demander de mes nouvelles et se retirait dans son taillis.

Ce qu'on nomme le parc, à Berlin, est un bois de chênes, de bouleaux, de hêtres, de tilleuls et de blancs de Hollande. Il est situé à la porte de Charlottenbourg et traversé par la grande route qui mène à cette résidence royale. A droite du parc est un Champ-de-Mars ; à gauche des guinguettes.

Dans l'intérieur du parc, qui n'était pas alors percé d'allées régulières, on rencontrait des prairies, des endroits sauvages et des bancs de hêtre sur lesquels la Jeune Allemagne avait naguère gravé, avec un couteau, des coeurs percés de poignards : sous ces coeurs poignardés on lisait le nom de Sand . Des bandes de corbeaux, habitant les arbres aux approches du printemps, commencèrent à ramager. La nature vivante se ranimait avant la nature végétale, et des grenouilles toutes noires étaient dévorées par des canards, dans les eaux çà et là dégelées : ces rossignols-là ouvraient le printemps dans les bois de Berlin. Cependant, le parc n'était pas sans quelques jolis animaux : des écureuils circulaient sur les branches ou se jouaient à terre, en se faisant un pavillon de leur queue. Quand j'approchais de la fête, les acteurs remontaient le tronc des chênes, s'arrêtaient dans une fourche et grognaient en me voyant passer au-dessous d'eux. Peu de promeneurs fréquentaient la futaie dont le sol inégal était bordé et coupé de canaux. Quelquefois je rencontrais un vieil officier goutteux qui me disait, tout réchauffé et tout réjoui, en me parlant du pâle rayon de soleil sous lequel je grelottais : " Ca pique ! " De temps en temps je trouvais le duc de Cumberland, à cheval et presque aveugle, arrêté devant un blanc de Hollande contre lequel il était venu se cogner le nez. Quelques voitures attelées de six chevaux passaient : elles portaient ou l'ambassadrice d'Autriche, ou la princesse de Radzivill et sa fille, âgée de quinze ans, charmante comme une de ces nues à figure de vierge qui entourent la lune d'Ossian. La duchesse de Cumberland faisait presque tous les jours la même promenade que moi : tantôt elle revenait de secourir dans une chaumière une pauvre femme de Spandau, tantôt elle s'arrêtait et me disait gracieusement qu'elle avait voulu me rencontrer ; aimable fille des trônes descendue de son char comme la déesse de la nuit pour errer dans les forêts ! Je la voyais aussi chez elle ; elle me répétait qu'elle me voulait confier son fils, ce petit Georges devenu le prince que sa cousine Victoria aurait, dit-on, désiré placer à ses côtés sur le trône de l'Angleterre.

La princesse Frédérique a traîné depuis ses jours aux bords de la Tamise, dans ces jardins de Kew qui me virent jadis errer entre mes deux acolytes, l'illusion et la misère. Après mon départ de Berlin, elle m'a honoré d'une correspondance ; elle y peint d'heure en heure la vie d'un habitant de ces bruyères où passa Voltaire, où mourut Frédéric, où se cacha ce Mirabeau qui devait commencer la révolution dont je fus la victime. L'attention est captivée en apercevant les anneaux par qui se touchent tant d'hommes inconnus les uns aux autres.

Voici quelques extraits de la correspondance qu'ouvre avec moi madame la duchesse de Cumberland :

" 19 avril, jeudi.

" Ce matin, à mon réveil, on m'a remis le dernier témoignage de votre souvenir ; plus tard j'ai passé devant votre maison, j'y ai vu des fenêtres ouvertes comme de coutume, tout était à la même place, excepté vous ! Je ne puis vous dire ce que cela m'a fait éprouver ! Je ne sais plus maintenant où vous trouver ; chaque instant vous éloigne davantage ; le seul point fixe est le 26, jour où vous comptez arriver, et le souvenir que je vous conserve.

" Dieu veuille que vous trouviez tout changé pour le mieux et pour vous et pour le bien général ! Accoutumée aux sacrifices, je saurai encore porter celui de ne plus vous revoir, si c'est pour votre bonheur et celui de la France. "

" 22.

" Depuis jeudi j'ai passé devant votre maison tous les jours pour aller à l'église ; j'y ai bien prié pour vous. Vos fenêtres sont constamment ouvertes, cela me touche : qui est-ce qui a pour vous cette attention à suivre vos goûts et vos ordres, malgré votre absence ? Il me prend l'idée, quelquefois, que vous n'êtes pas parti ; que des affaires vous arrêtent, ou que vous avez voulu écarter les importuns pour en finir à votre aise. Ne croyez pas que cela soit un reproche : il n'y a que ce moyen ; mais si cela est, veuillez me le confier. "

" 23.

" Il fait aujourd'hui une chaleur si prodigieuse, même à l'église, que je ne puis faire ma promenade à l'heure ordinaire : cela m'est bien égal à présent. Le cher petit bois n'a plus de charme pour moi, tout le monde m'y ennuie ! Ce changement subit du froid au chaud est commun dans le nord ; les habitants ne tiennent pas, par leur modération de caractère et de sentiments, du climat. "

" 24.

" La nature est bien embellie ; toutes les feuilles ont poussé depuis votre départ : j'aurais voulu qu'elles fussent venues deux jours plus tôt, pour que vous ayez pu emporter dans votre souvenir une image plus riante de votre séjour ici. "

" Berlin, 12 mai 1821.

" Dieu merci, voilà enfin une lettre de vous ! Je savais bien que vous ne pouviez m'écrire plus tôt ; mais, malgré tous les calculs que faisait ma raison, trois semaines ou pour mieux dire vingt-trois jours sont bien longs pour l'amitié dans la privation, et rester sans nouvelles ressemble au plus triste exil : il me restait pourtant le souvenir et l'espérance. "

" Le 15 mai.

" Ce n'est pas de mon étrier, comme le Grand Turc, mais toujours de mon lit, que je vous écris ; mais cette retraite m'a donné tout le temps de réfléchir au nouveau régime que vous voulez faire tenir à Henri V. J'en suis très contente ; le lion rôti ne pourra que lui faire grand bien ; je vous conseille seulement de le faire commencer par le coeur. Il faudra faire manger de l'agneau à l'autre de vos élèves (Georges) pour qu'il ne fasse pas trop le diable à quatre. Il faut absolument que ce plan d'éducation se réalise et que Georges et Henri V deviennent bons amis et bons alliés. "

Madame la duchesse de Cumberland continua de m'écrire des eaux d'Ems, ensuite des eaux de Schwalbach, et après de Berlin, où elle revint le 22 septembre de l'année 1821. Elle me mandait d'Ems : " Le couronnement en Angleterre se fera sans moi. je suis peinée que le roi ait fixé, pour se faire couronner, le jour le plus triste de ma vie : celui auquel j'ai vu mourir cette soeur adorée (la reine de Prusse). La mort de Bonaparte m'a aussi fait penser aux souffrances qu'il lui a causées. "

" De Berlin, le 22 septembre.

" J'ai déjà revu ces grandes allées solitaires. Que je vous serai redevable, si vous m'envoyez comme vous me le promettez les vers que vous avez faits pour Charlottenbourg ! J'ai aussi repris le chemin de la maison dans le bois où vous eûtes la bonté de m'aider à secourir la pauvre femme de Spandau ; que vous êtes bon de vous souvenir de ce nom ! Tout me rappelle des temps heureux. Il n'est pas nouveau de regretter le bonheur.

" Au moment où j'allais expédier cette lettre, j'apprends que le roi a été détenu en mer par des tempêtes et probablement repoussé sur les côtes de l'Irlande ; il n'était pas arrivé à Londres le 14 ; mais vous serez instruit de son retour plus tôt que nous.

" La pauvre princesse Guillaume a reçu aujourd'hui la triste nouvelle de la mort de sa mère, la landgrave douairière de Hesse-Hombourg. Vous voyez comme Je vous parle de tout ce qui concerne notre famille ; veuille le ciel que vous ayez de meilleures nouvelles à me donner ! "

Ne semblerait-il pas que la soeur de la belle reine de Prusse me parle de notre famille comme si elle avait la bonté de m'entretenir de mon aïeule, de ma tante et de mes obscurs parents de Plancouët ? La famille royale de France m'a-t-elle jamais honoré d'un sourire pareil à celui de cette famille royale étrangère, qui pourtant me connaissait à peine et ne me devait rien ? Je supprime plusieurs autres lettres affectueuses : elles ont quelque chose de souffrant et de contenu, de résigné et de noble, de familier et d'élevé ; elles servent de contrepoids à ce que j'ai dit de trop sévère peut-être sur les races souveraines. Mille ans en arrière, et la princesse Frédérique étant fille de Charlemagne eût reporté la nuit Eginhard sur ses épaules, afin qu'il ne laissât sur la neige aucune trace.

Je viens de relire ce livre en 1840 : je ne puis m'empêcher d'être frappé de ce continuel roman de ma vie. Que de destinées manquées ! Si j'étais retourné en Angleterre avec le petit Georges, l'héritier possible de cette couronne, j'aurais vu s'évanouir le nouveau songe qui aurait pu me faire changer de patrie, de même que si je n'eusse pas été marié je serais resté une première fois dans la patrie de Shakespeare et de Milton. Le jeune duc de Cumberland, qui a perdu la vue, n'a point épousé sa cousine la reine d'Angleterre. La duchesse de Cumberland est devenue reine de Hanovre : où est-elle ? est-elle heureuse ? où suis-je ? où est mon Roi ? Grâce à Dieu, dans quelques jours je n'aurai plus à promener mes regards sur ma vie passée, ni à me faire ces questions. Mais il m'est impossible de ne pas prier le ciel de répandre ses faveurs sur les dernières années de la princesse Frédérique.


3 L26 Chapitre 7

(Lettre à M. Pasquier.)

(Suite de mes dépêches.)

Je n'avais été envoyé à Berlin qu'avec le rameau de la paix, et parce que ma présence jetait le trouble dans l'administration ; mais, connaissant les inconstances de la fortune et sentant que mon rôle politique n'était pas fini, je surveillais les événements : je ne voulais pas abandonner mes amis. Je m'aperçus bientôt que la réconciliation entre le parti royaliste et le parti ministériel n'avait pas été sincère ; des défiances et des préjugés restaient ; on ne faisait pas ce qu'on m'avait promis : on commençait à m'attaquer. L'entrée au conseil de MM. de Villèle et Corbière avait excité la jalousie de l'extrême droite ; elle ne marchait plus sous la bannière du premier, et celui-ci, dont l'ambition était impatiente, commençait à se fatiguer. Nous échangeâmes quelques lettres. M. de Villèle regrettait d'être entré au conseil : il se trompait, la preuve que j'avais vu juste, c'est qu'un an ne s'était pas écoulé qu'il devint ministre des finances, et que M. de Corbière eut l'intérieur.

Je m'expliquai aussi avec M. le baron Pasquier ; je lui mandais, le 10 février 1821 :

" J'apprends de Paris, monsieur le baron, par le courrier arrivé ce matin 9 février, qu'on a trouvé mauvais que j'eusse écrit de Mayence au prince de Hardenberg, ou même que je lui eusse envoyé un courrier. Je n'ai point écrit à M. de Hardenberg et encore moins lui ai-je envoyé un courrier. Je désire, monsieur le baron, que l'on m'évite des tracasseries. Quand mes services ne seront plus agréables, on ne peut me faire un plus grand plaisir que de me le dire tout rondement. Je n'ai ni sollicité ni désiré la mission dont on m'a chargé ; ce n'est ni par goût ni par choix que j'ai accepté un honorable exil mais pour le bien de la paix. Si les royalistes se sont ralliés au ministère, le ministère n'ignore pas que j'ai eu le bonheur de contribuer à cette réunion. J'aurais quelque droit de me plaindre. Qu'a-t-on fait pour les royalistes depuis mon départ ? Je ne cesse d'écrire pour eux : m'écoute-t-on ? Monsieur le baron, j'ai, grâce à Dieu, autre chose à faire dans la vie qu'à assister à des bals. Mon pays me réclame, ma femme malade a besoin de mes soins, mes amis redemandent leur guide. Je suis au-dessus ou au-dessous d'une ambassade et même d'un ministère d'Etat. Vous ne manquerez pas d'hommes plus habiles que moi pour conduire les affaires diplomatiques ; ainsi il serait inutile de chercher des prétextes pour me faire des chicanes. J'entendrai à demi mot ; et vous me trouverez disposé à rentrer dans mon obscurité. "

Tout cela était sincère : cette facilité à tout planter là, et à ne regretter rien, m'eût été une grande force, eussé-je eu quelque ambition.

Suite de mes dépêches.

Ma correspondance diplomatique avec M. Pasquier allait son train : continuant de m'occuper de l'affaire de Naples, je disais :

N o 15.

" 20 février 1821.

" L'Autriche rend un service aux monarchies en détruisant l'édifice jacobin des Deux-Siciles ; mais elle perdrait ces mêmes monarchies, si le résultat d'une expédition salutaire et obligée était la conquête d'une province ou l'oppression d'un peuple. Il faut affranchir Naples de l'indépendance démagogique, et y établir la liberté monarchique ; y briser des fers, et non pas y porter des chaînes. Mais l'Autriche ne veut pas de constitution à Naples : qu'y mettra-t-elle ? des hommes ? où sont-ils ? Il suffira d'un curé libéral et de deux cents soldats pour recommencer.

" C'est après l'occupation volontaire ou forcée que vous devez vous interposer pour faire établir à Naples un gouvernement constitutionnel où toutes les libertés sociales soient respectées. "

J'avais toujours conservé en France une prépondérance d'opinion qui m'obligeait à porter mes regards sur l'intérieur. J'osai soumettre ce plan à mon ministre :

" Adopter franchement le gouvernement constitutionnel.

" Présenter le renouvellement septennal, sans prétendre conserver une partie de la Chambre actuelle, ce qui serait suspect, ni garder le tout, ce qui est dangereux.

" Renoncer aux lois d'exception, source d'arbitraire, sujet éternel de querelles et de calomnies.

Affranchir les communes du despotisme ministériel. "

Dans ma dépêche du 3 mars, n o 18, je revenais sur l'Espagne ; je disais :

" Il serait possible que l'Espagne changeât promptement sa monarchie en république : sa constitution doit porter son fruit. Le roi ou fuira ou sera massacré ou déposé ; il n'est pas homme assez fort pour s'emparer de la révolution. Il est possible encore que cette même Espagne subsistât pendant quelque temps dans l'état populaire, si elle se formait en républiques fédératives, agrégation à laquelle elle est plus propre que tout autre pays par la diversité de ses royaumes, de ses moeurs, de ses lois et même de son langage. "

L'affaire de Naples revient encore trois ou quatre fois. Je fais observer (6 mars, n o 19) :

" Que la légitimité n'a pu jeter de profondes racines dans un Etat qui a changé si souvent de maîtres, et dont les habitudes ont été bouleversées par tant de révolutions. Les affections n'ont pas eu le temps de naître, les moeurs de recevoir l'empreinte uniforme des siècles et des institutions. Il y a dans la nation napolitaine beaucoup d'hommes corrompus ou sauvages qui n'ont aucun rapport entre eux, et qui ne sont attachés à la couronne que par de faibles liens : la royauté, pour être respectée, est trop près du lazzarone et trop loin du Calabrais. Pour établir la liberté démocratique, les Français eurent trop de vertus militaires ; les Napolitains n'en auront pas assez. "

Enfin, je dis quelques mots du Portugal et de l'Espagne encore.

Le bruit se répandait que Jean VI s'était embarqué à Rio-Janeiro pour Lisbonne. C'était un jeu de la fortune digne de notre temps qu'un roi de Portugal allant chercher auprès d'une révolution en Europe un abri contre une révolution en Amérique, et passant au pied du rocher où était retenu le conquérant qui le contraignit autrefois de se réfugier dans le Nouveau-Monde.

" Tout est à craindre de l'Espagne, disais-je (17 mars, n o 21) ; la révolution de la Péninsule parcourra ses périodes, à moins qu'il ne se lève un bras capable de l'arrêter ; mais ce bras, où est-il ? c'est toujours là la question. "

Le bras, j'ai eu le bonheur de le trouver en 1823 : c'est celui de la France.

Je retrouve avec plaisir, dans ce passage de ma dépêche du 10 avril, n o 26, ma jalouse antipathie contre les alliés et ma préoccupation pour la dignité de la France ; je disais à propos du Piémont :

" Je ne crains nullement la prolongation des troubles du Piémont dans ses résultats immédiats ; mais elle peut produire un mal éloigné en motivant l'intervention militaire de l'Autriche et de la Russie. L'armée russe est toujours en mouvement et n'a point reçu de contre-ordre.

" Voyez si dans ce cas il ne serait pas de la dignité et de la sûreté de la France de faire occuper la Savoie par vingt-cinq mille hommes, tout le temps que la Russie et l'Autriche occuperaient le Piémont. Je suis persuadé que cet acte de vigueur et de haute politique, en flattant l'amour-propre français, serait par cela seul très populaire et ferait un honneur infini aux ministres. Dix mille hommes de la garde royale et un choix fait sur le reste de nos troupes vous composeraient facilement une armée de vingt-cinq mille soldats excellents et fidèles : la cocarde blanche sera assurée lorsqu'elle aura revu l'ennemi.

" Je sais, monsieur le baron, que nous devons éviter de blesser l'amour-propre français et que la domination des Russes et des Autrichiens en Italie peut soulever notre orgueil militaire ; mais nous avons un moyen facile de le contenter, c'est d'occuper nous-mêmes la Savoie. Les royalistes seront charmés et les libéraux ne pourraient qu'applaudir en nous voyant prendre une attitude digne de notre force. Nous aurions à la fois le bonheur d'écraser une révolution démagogique et l'honneur de rétablir la prépondérance de nos armes. Ce serait mal connaître l'esprit français que de craindre de rassembler vingt-cinq mille hommes pour marcher en pays étranger, et pour tenir rang avec les Russes et les Autrichiens, comme puissance militaire. Je répondrais de l'événement sur ma tête. Nous avons pu rester neutres dans l'affaire de Naples : pouvons-nous l'être pour notre sûreté et pour notre gloire dans les troubles du Piémont ? "

Ici se découvre tout mon système : j'étais Français ; j'avais une politique assurée bien avant la guerre d'Espagne, et j'entrevoyais la responsabilité que mes succès mêmes, si j'en obtenais, feraient peser sur ma tête.

Tout ce que je rappelle ici ne peut sans doute intéresser personne ; mais tel est l'inconvénient des Mémoires : lorsqu'ils n'ont point de faits historiques à raconter, ils ne vous entretiennent que de la personne de l'auteur et vous en assomment. Laissons là ces ombres oubliées ! J'aime mieux rappeler que Mirabeau inconnu remplissait à Berlin en 1786 une mission ignorée [Il donnait des conseils hardis qu'on n'écoutait pas à Versailles. (N.d.A.)] , et qu'il fut obligé de dresser un pigeon pour annoncer au roi de France le dernier soupir du terrible Frédéric.

" Je fus dans quelque perplexité, dit Mirabeau. Il était sûr que les portes de la ville seraient fermées ; il était même possible que les ponts de l'île de Potsdam fussent levés aussitôt l'événement, et dans ce dernier cas on pouvait être aussi longtemps incertain que le nouveau Roi le voudrait. Dans la première supposition, comment faire partir un courrier ? nul moyen d'escalader les remparts ou les palissades, sans s'exposer à une affaire ; les sentinelles faisant une chaîne de quarante en quarante pas derrière la palissade, de soixante en soixante derrière la muraille, que faire ? Si j'eusse été ministre, la certitude des symptômes mortels m'aurait décidé à expédier avant la mort, car que fait de plus le mot mort ? Dans ma position le devais-je ? Quoi qu'il en fût, le plus important était de servir. J'avais de grandes raisons de me méfier de l'activité de notre légation. Que fais-je ? J'envoie sur un cheval vif et vigoureux un homme sûr à quatre milles de Berlin, dans une ferme, du pigeonnier de laquelle je possédais depuis quelques jours deux paires de pigeons, dont le retour avait été essayé, en sorte qu'à moins que les ponts de l'île de Potsdam ne fussent levés, j'étais sûr de mon fait.

" J'ai donc trouvé que nous n'étions pas assez riches pour jeter cent louis par la fenêtre ; j'ai renoncé à toutes mes belles avances qui m'avaient coûté quelque méditation, quelque activité, quelques louis, et j'ai lâché mes pigeons avec des revenez . Ai-je bien fait ? ai-je mal fait ? je l'ignore ; mais je n'avais pas mission expresse, et l'on sait quelquefois mauvais gré de la surérogation. "


3 L26 Chapitre 8

Mémoire commencé sur l'Allemagne.

On enjoignait aux ambassadeurs d'écrire, pendant leur séjour à l'étranger, un mémoire sur l'état des peuples et des gouvernements auprès desquels ils étaient accrédités. Cette suite de mémoires pouvait être utile à l'histoire. Aujourd'hui on fait les mêmes injonctions, mais presque aucun agent diplomatique ne s'y soumet. J'ai été trop peu de temps dans mes ambassades pour mettre à fin de longues études ; néanmoins, je les ai ébauchées ; ma patience au travail n'a pas entièrement été stérile. Je trouve cette esquisse commencée de mes recherches sur l'Allemagne :

" Après la chute de Napoléon, l'introduction des gouvernements représentatifs dans la Confédération germanique a réveillé en Allemagne ces premières idées d'innovation que la révolution y avait d'abord fait naître. Elles y ont fermenté quelque temps avec une grande violence : on avait appelé la jeunesse à la défense de la patrie par une promesse de liberté ; cette promesse avait été avidement reçue par des écoliers qui trouvaient dans leurs maîtres le penchant que les sciences ont eu dans ce siècle à seconder les théories libérales. Sous le ciel de la Germanie, cet amour de la liberté devint une espèce de fanatisme sombre et mystérieux qui se propagea par des associations secrètes. Sand vint effrayer l'Europe. Cet homme au reste, qui révélait une secte puissante, n'était qu'un enthousiaste vulgaire ; il se trompa et prit pour un esprit transcendant un esprit commun : son crime s'alla perdre sur un écrivain dont le génie ne pouvait aspirer à l'empire, et n'avait pas assez du conquérant et du roi pour mériter un coup de poignard.

" Une espèce de tribunal d'inquisition politique et la suppression de la liberté de la presse ont arrêté ce mouvement des esprits ; mais il ne faut pas croire qu'ils en aient brisé le ressort. L'Allemagne comme l'Italie désire aujourd'hui l'unité politique, et avec cette idée qui restera dormante plus ou moins de temps, selon les événements et les hommes, on pourra toujours, en la réveillant, être sûr de remuer les peuples germaniques. Les princes ou les ministres qui pourront paraître dans les rangs de la Confédération des Etats allemands hâteront ou retarderont la révolution dans ce pays, mais ils n'empêcheront point la race humaine de se développer : chaque siècle a sa race. Aujourd'hui il n'y a plus personne en Allemagne, ni même en Europe : on est passé des géants aux nains, et tombé de l'immense dans l'étroit et le borné. La Bavière, par les bureaux qu'a formés M. de Montgelas, pousse encore aux idées nouvelles, quoiqu'elle ait reculé dans la carrière, tandis que le landgraviat de Hesse n'admettait pas même qu'il y eût une révolution en Europe. Le prince qui vient de mourir voulait que ses soldats, naguère soldats de Jérôme Bonaparte, portassent de la poudre et des queues ; il prenait les vieilles modes pour les vieilles moeurs, oubliant qu'on peut copier les premières, mais qu'on ne rétablit jamais les secondes. "


3 L26 Chapitre 9

Charlottenbourg.

Chaque lieu possède ou a possédé des monuments appropriés à ce lieu ; au cap Matapan un groupe d'airain représentait autrefois Arion avec sa lyre, sauvé du naufrage par un dauphin. Quand je passai à ce promontoire, le temps avait détruit les emblèmes de la Fable ; mais il restait les rayons dont le Taygète était éclairé.

A Berlin et dans le Nord, les monuments sont des forteresses ; leur seul aspect serre le coeur. Qu'on retrouve ces places dans des pays habités et fertiles, elles font naître l'idée d'une légitime défense ; les femmes et les enfants, assis ou jouant à quelque distance des sentinelles, contrastent assez agréablement ; mais une forteresse sur des bruyères, dans un désert, rappelle seulement des colères humaines : contre qui sont-ils élevés, ces remparts, si ce n'est contre la pauvreté et l'indépendance ?

Il faut être moi pour trouver un plaisir à rôder au pied de ces bastions, à entendre le vent siffler dans ces tranchées, à voir ces parapets élevés en prévision d'ennemis qui peut-être n'apparaîtront jamais. Ces labyrinthes militaires, ces canons muets en face les uns des autres sur des angles saillants et gazonnés, ces vedettes de pierre où l'on n'aperçoit personne et d'où aucun oeil ne vous regarde, sont d'une incroyable morosité. Si dans la double solitude de la nature et de la guerre, vous rencontrez une pâquerette abritée sous le redan d'un glacis, cette aménité de Flore vous soulage. Lorsque, dans les châteaux de l'Italie, j'apercevais des chèvres appendues aux ruines, et la chevrière assise sous un pin à parasol ; quand, sur les murs du moyen âge dont Jérusalem est entourée, mes regards plongeaient dans la vallée de Cédron sur quelques femmes arabes qui gravissaient des escarpements parmi des cailloux ; le spectacle était triste sans doute, mais l'histoire était là et le silence du présent ne laissait que mieux entendre le bruit du passé.

J'avais demandé un congé à l'occasion du baptême du duc de Bordeaux. Ce congé m'étant accordé, je me préparais à partir : Voltaire, dans une lettre à sa nièce dit qu'il voit couler la Sprée, que la Sprée se jette dans l'Elbe, l'Elbe dans la mer, et que la mer reçoit la Seine ; il descendait ainsi vers Paris. Avant de quitter Berlin j'allai faire une dernière visite à Charlottenbourg : ce n'était ni Windsor, ni Aranjuez, ni Caserte, ni Fontainebleau : la villa appuyée sur un hameau, est environnée d'un parc anglais de peu d'étendue et d'où l'on découvre au dehors des friches. La reine de Prusse jouit ici d'une paix que la mémoire de Bonaparte ne pourra plus troubler. Quel bruit l'exterminateur fit jadis dans cet asile du silence, quand il y surgit avec ses fanfares et ses logions ensanglantées à Iéna ! C'est de Berlin, après avoir effacé de la carte le royaume de Frédéric-le-Grand, qu'il dénonça le blocus continental et prépara dans son esprit la campagne de Moscou ; ses paroles avaient déjà porté la mort au coeur d'une princesse accomplie : elle dort maintenant à Charlottenbourg, dans un caveau monumental ; une statue, beau portrait de marbre, la représente. Je fis sur le tombeau des vers que me demandait la duchesse de Cumberland :

Le Voyageur

Sous les hauts pins qui protègent ces sources,

Gardien, dis-moi quel est ce monument nouveau ?

Le Gardien

Un jour il deviendra le terme de tes courses :

O voyageur ! c'est un tombeau.

Le Voyageur

Qui repose en ces lieux ?

Le Gardien

Un objet plein de charmes.

Le Voyageur

Qu'on aima ?

Le Gardien

Qui fut adoré.

Le Voyageur

Ouvre-moi.

Le Gardien

Si tu crains les larmes,

N'entre pas.

Le Voyageur

J'ai souvent pleuré.

De la Grèce ou de l'Italie

On a ravi ce marbre à la pompe des morts ;

Quel tombeau l'a cédé pour enchanter ces bords ?

Est-ce Antigone ou Cornélie ?

Le Gardien

La beauté dont l'image excite les transports

Parmi nos bois passa sa vie.

Le Voyageur

Qui pour elle, à ces murs de marbre revêtus,

Suspendit tour à tour ces couronnes fanées ?

Le Gardien

Les beaux enfants dont ses vertus

Ici-bas furent couronnées.

Le Voyageur

On vient.

Le Gardien

C'est un époux : il porte ici ses pas

Pour nourrir en secret un souvenir funeste.

Le Voyageur

Il a donc tout perdu ?

Le Gardien

Non : un trône lui reste.

Le Voyageur

Un trône ne console pas.


3 L26 Chapitre 10

Paris, 1839.

Intervalle entre l'ambassade de Berlin et l'ambassade de Londres. - Baptême de M. le duc de Bordeaux. - Lettre à M. Pasquier. - Lettre de M. de Bernstorff. - Lettre de M. Ancillon. - Dernière lettre de madame la duchesse de Cumberland.

J'arrivai à Paris à l'époque des fêtes du baptême de M. le duc de Bordeaux. Le berceau du petit-fils de Louis XIV dont j'avais eu l'honneur de payer le port a disparu comme celui du roi de Rome, quoique ce dernier berceau fût attaché au fer d'une pique afin d'être lancé jusqu'à l'autre bord du fleuve où nous tomberons tous. Dans un temps différent de celui-ci, le forfait de Louvel eût assuré le sceptre à Henri V ; mais le crime n'est plus un droit que pour l'homme qui le commet.

Après le baptême de M. le duc de Bordeaux, on me réintégra enfin dans mon ministère d'Etat : M. de Richelieu me l'avait ôté, M. de Richelieu me le rendit ; la réparation ne me fut pas plus agréable que le tort ne m'avait blessé.

Tandis que je me flattais d'aller revoir mes corbeaux, les cartes se brouillèrent : M. de Villèle se retira. Fidèle à mon amitié et à mes principes politiques, je crus devoir rentrer dans la retraite avec lui. J'écrivis à M. Pasquier :

" Paris, ce 30 juillet 1821.

" Monsieur le baron,

" Lorsque vous voulûtes bien m'inviter à passer chez vous, le 14 de ce mois, ce fut pour me déclarer que ma présence était nécessaire à Berlin. J'eus l'honneur de vous répondre que MM. de Corbière et de Villèle paraissant se retirer du ministère, mon devoir était de les suivre. Dans la pratique du gouvernement représentatif, l'usage est que les hommes de la même opinion partagent la même fortune. Ce que l'usage veut, monsieur le baron, l'honneur me le commande, puisqu'il s'agit, non d'une faveur, mais d'une disgrâce. En conséquence, je viens vous réitérer par écrit l'offre que je vous ai faite verbalement de ma démission de ministre plénipotentiaire à la cour de Berlin : j'espère, monsieur le baron, que vous voudrez bien la mettre aux pieds du roi. Je supplie Sa Majesté d'en agréer les motifs, et de croire à ma profonde et respectueuse reconnaissance pour les bontés dont elle avait daigné m'honorer.

" J'ai l'honneur d'être, etc.,

" Chateaubriand. "

J'annonçai à M. le comte de Bernstorff l'événement qui interrompait nos relations diplomatiques ; il me répondit :

" Monsieur le vicomte,

" Bien que depuis longtemps je dusse m'attendre à l'avis que vous avez bien voulu me donner, je n'en suis pas moins péniblement affecté. Je connais et je respecte les motifs qui, dans cette circonstance délicate, ont déterminé vos résolutions ; mais, en ajoutant de nouveaux titres à ceux qui vous ont valu dans ce pays une estime universelle, ils augmentent aussi les regrets qu'on y éprouve par la certitude d'une perte longtemps redoutée et à jamais irréparable. Ces sentiments sont vivement partagés par le roi et la famille royale, et je n'attends que le moment de votre rappel pour vous le dire d'une manière officielle.

" Conservez-moi, je vous prie, souvenir et bienveillance, et agréez la nouvelle expression de mon inviolable dévouement et de la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être, etc., etc.

" Bernstorff.

" Berlin, le 25 août 1821. "

Je m'étais empressé d'exprimer mon amitié et mes regrets à M. Ancillon : sa très belle réponse (mon éloge à part) mérite d'être consignée ici :

" Berlin, le 22 septembre 1821.

" Vous êtes donc, monsieur et illustre ami, irrévocablement perdu pour nous ? Je prévoyais ce malheur, et cependant il m'a affecté, comme s'il avait été inattendu. Nous méritions de vous conserver et de vous posséder parce que nous avions du moins le faible mérite de sentir, de reconnaître, d'admirer toute votre supériorité. Vous dire que le roi, les princes, la cour et la ville vous regrettent, c'est faire leur éloge plus que le vôtre ; vous dire que je me réjouis de ces regrets, que j'en suis fier pour ma patrie, et que je les partage vivement, ce serait rester fort au-dessous de la vérité, et vous donner une bien faible idée de ce que j'éprouve. Permettez-moi de croire que vous me connaissez assez pour lire dans mon coeur. Si ce coeur vous accuse, mon esprit non seulement vous absout, mais rend encore hommage à votre noble démarche et aux principes qui vous l'ont dictée. Vous deviez à la France une grande leçon et un bel exemple ; vous lui avez donné l'une et l'autre en refusant de servir un ministère qui ne sait pas juger sa situation, ou qui n'a pas le courage d'esprit nécessaire pour en sortir. Dans une monarchie représentative, les ministres et ceux qui les emploient dans les premières places doivent former un tout homogène, et dont toutes les parties soient solidaires les unes des autres. Là, moins que partout ailleurs, on doit se séparer de ses amis. On se soutient et l'on monte avec eux, on descend et tombe de même. Vous avez prouvé à la France la vérité de cette maxime, en vous retirant avec messieurs de Villèle et Corbière. Vous lui avez appris en même temps que la fortune n'entre pas en considération quand il s'agit des principes ; et, certes, quand les vôtres n'auraient pas pour eux la raison, la conscience et l'expérience de tous les siècles, il suffirait des sacrifices qu'ils dictent à un homme tel que vous pour établir en leur faveur une présomption puissante aux yeux de tous ceux qui se connaissent en dignité.

" J'attends avec impatience le résultat des prochaines élections pour tirer l'horoscope de la France. Elles décideront de son avenir.

" Adieu, mon illustre ami ; faites quelquefois tomber des hauteurs que vous habitez quelques gouttes de rosée sur un coeur qui ne cessera de vous admirer et de vous aimer que lorsqu'il cessera de battre.

" Ancillon. "

Attentif au bien de la France, sans plus m'occuper de moi ni de mes amis, je remis à cette époque la note suivante à Monsieur :

Note.

" Si le Roi me faisait l'honneur de me consulter, voici ce que je proposerais pour le bien de son service et le repos de la France.

" Le centre gauche de la Chambre élective a satisfaction dans la nomination de M. Royer-Collard ; pourtant je croirais la paix plus assurée si l'on introduisait dans le conseil un homme de mérite pris dans cette opinion et choisi parmi les membres de la Chambre des pairs ou de la Chambre des députés.

" Placer encore dans le conseil un député du coté droit indépendant.

" Achever de distribuer les directions dans cet esprit.

" Quant aux choses :

" Présenter dans un temps opportun une loi complète sur la liberté de la presse, dans laquelle loi la poursuite en tendance et la censure facultative seraient abolies ; préparer une loi communale ; compléter la loi sur la septennalité, en portant l'âge éligible à trente ans ; en un mot marcher la Charte à la main, défendre courageusement la religion contre l'impiété, mais la mettre en même temps à l'abri du fanatisme et des imprudences d'un zèle qui lui font beaucoup de mal.

" Quant aux affaires du dehors, trois choses doivent guider les ministres du Roi : l'honneur, l'indépendance et l'intérêt de la France.

" La France nouvelle est toute royaliste ; elle peut devenir toute révolutionnaire : que l'on suive les institutions, et je répondrais sur ma tête d'un avenir de plusieurs siècles ; que l'on viole ou que l'on tourmente ces institutions, et je ne répondrais pas d'un avenir de quelques mois.

" Moi et mes amis nous sommes prêts à appuyer de tout notre pouvoir une administration formée d'après les bases ci-dessus indiquées.

" Chateaubriand. "

Une voix où la femme dominait la princesse vint donner une consolation à ce qui n'était que le déplaisir d'une vie variant sans cesse. L'écriture de madame la duchesse de Cumberland était si altérée que j'eus quelque peine à la reconnaître. La lettre portait la date du 28 septembre 1821 : c'est la dernière que j'aie reçue de cette main royale [La princesse Frédérique, reine de Hanovre, vient de succomber après une longue maladie : la mort se trouve toujours dans la Note au bout de mon texte ! (Note de Paris, juillet 1841. N.d.A.)] . Hélas ! les autres nobles amies qui dans ces temps me soutenaient à Paris ont quitté cette terre ! Resterai-je donc avec une telle obstination ici-bas, qu'aucune des personnes auxquelles je suis attaché ne puisse me survivre ? Heureux ceux sur qui l'âge fait l'effet du vin, et qui perdent la mémoire quand ils sont rassasiés de jours !


3 L26 Chapitre 11

M. de Villèle, ministre des finances. - Je suis nommé à l'ambassade de Londres.

Les démissions de MM. de Villèle et de Corbière ne tardèrent pas à produire la dissolution du cabinet et à faire rentrer mes amis au conseil, comme je l'avais prévu : M. le vicomte de Montmorency fut nommé ministre des affaires étrangères, M. de Villèle, ministre des finances, M. de Corbière ministre de l'intérieur. J'avais eu trop de part aux derniers mouvements politiques et j'exerçais une trop grande influence sur l'opinion pour qu'on me pût laisser de côté. Il fut résolu que je remplacerais M. le duc Decazes à l'ambassade de Londres : Louis XVIII consentait toujours à m'éloigner. Je l'allai remercier ; il me parla de son favori avec une constance d'attachement rare chez les rois ; il me pria d'effacer dans la tête de George IV les préventions que ce prince avait conçues contre M. Decazes, d'oublier moi-même les divisions qui avaient existé entre moi et l'ancien ministre de la police. Ce monarque, à qui tant de malheurs n'avaient pu arracher une larme, était ému de quelques souffrances dont pouvait avoir été affligé l'homme qu'il avait honoré de son amitié.

Ma nomination réveilla mes souvenirs : Charlotte revint à ma pensée ; ma jeunesse, mon émigration, m'apparurent avec leurs peines et leurs joies. La faiblesse humaine me faisait aussi un plaisir de reparaître connu et puissant là où j'avais été ignoré et faible. Madame de Chateaubriand craignant la mer, n'osa passer le détroit et je partis seul. Les secrétaires de l'ambassade m'avaient devancé.


3 L27 Livre vingt-septième

Ambassade de Londres

1. Année 1822. - Premières dépêches de Londres. - 2. Conversation avec George IV sur M. Decazes. - Noblesse de notre diplomatie sous la légitimité. - Séance du Parlement. - 3. Société anglaise. - 4. Suite des dépêches. - 5. Reprise des travaux parlementaires. - Bal pour les Irlandais. - Duel du duc de Bedfort et du duc de Buckingham. - Dîner à Royal-Lodge. - La marquise de Conyngham et son secret. - 6. Portraits des ministres. - 7. Suite de mes dépêches. - 8. Pourparlers sur le Congrès de Vérone. - Lettre à M. de Montmorency ; sa réponse qui me laisse entrevoir un refus. - Lettre de M. de Villèle plus favorable. - J'écris à madame de Duras. - Billet de M. de Villèle à madame de Duras. - 9. Mort de Lord Londonderry. - 10. Nouvelle lettre de M. de Montmorency. - Voyage à Hartwell. - Billet de M. de Villèle m'annonçant ma nomination au Congrès. - 11. Fin de la vieille Angleterre. - Charlotte. - Réflexions. - Je quitte Londres.


3 L27 Chapitre 1

Année 1822. - Premières dépêches de Londres.

C'est à Londres, en 1822, que j'ai écrit de suite la plus longue partie de ces Mémoires , renfermant mon voyage en Amérique, mon retour en France, mon mariage, mon passage à Paris, mon émigration en Allemagne avec mon frère, ma résidence et mes malheurs en Angleterre depuis 1793 jusqu'à 1800. Là se trouve la peinture de la vieille Angleterre, et comme je retraçais tout cela lors de mon ambassade (1822), les changements survenus dans les moeurs et dans les personnages de 1793 à la fin du siècle me frappaient ; j'étais naturellement amené à comparer ce que je voyais en 1822 à ce que j'avais vu pendant les sept années de mon exil d'outre-Manche.

Ainsi ont été relatées par anticipation des choses que j'aurais à placer maintenant sous la propre date de ma mission diplomatique. Le prologue du Livre VIe vous a parlé de mon émotion, des sentiments que me rappela la vue de ces lieux chers à ma mémoire ; mais peut-être n'avez-vous pas lu ce livre ? Vous avez bien fait. Il me suffit maintenant de vous avertir de l'endroit où sont comblées les lacunes qui vont exister dans le récit actuel de mon ambassade de Londres. Me voici donc, en écrivant en 1839, parmi les morts de 1822 et les morts qui les précédèrent en 1723.

A Londres, au mois d'avril 1822, j'étais à cinquante lieues de madame Sutton. Je me promenais dans le parc de Kensington avec mes impressions récentes et l'ancien passé de mes jeunes années : confusion de temps qui produit en moi une confusion de souvenirs ; la vie qui se consume mêle, comme l'incendie de Corinthe, l'airain fondu des statues des Muses et de l'Amour, des trépieds et des tombeaux.

Les vacances parlementaires continuaient quand je descendis à mon hôtel, Portland Place. Le sous-secrétaire d'Etat, M. Planta, me proposa, de la part du marquis de Londonderry, d'aller dîner à North-Cray, campagne du noble lord. Cette villa , avec un gros arbre devant les fenêtres du côté du jardin, avait vue sur quelques prairies ; un peu de bois taillis sur des collines distinguaient ce site des sites ordinaires de l'Angleterre. Lady Londonderry était très à la mode en qualité de marquise et de femme du premier ministre.

Ma dépêche du 12 avril, n o 4, raconte ma première entrevue avec lord Londonderry ; elle touche aux affaires dont je devais m'occuper.

" Londres, le 12 avril 1822.

" Monsieur le vicomte,

" Je suis allé avant-hier, mercredi, 10 du courant, à North-Cray . Je vais avoir l'honneur de vous rendre compte de ma conversation avec le marquis de Londonderry. Elle a duré une heure et demie avant dîner, et nous l'avons reprise après, mais moins à notre aise, parce que nous n'étions plus tête à tête.

" Lord Londonderry s'est d'abord informé des nouvelles de la santé du Roi, avec une insistance qui décelait véritablement un intérêt politique ; rassuré par moi sur ce point, il a passé au ministère : " Il s'affermit, m'a-t-il dit. J'ai répondu : Il n'a jamais été ébranlé, et comme il appartient à une opinion, il restera le maître tant que cette opinion dominera dans les Chambres. " Cela nous a amenés à parler des élections : il m'a semblé frappé de ce que je lui disais sur l'avantage d'une session d'été pour rétablir l'ordre dans l'année financière ; il n'avait pas bien compris jusqu'alors l'état de la question.

" La guerre entre la Russie et la Turquie est ensuite devenue le sujet de l'entretien. Lord Londonderry, en me parlant de soldats et d'armées, m'a paru être dans l'opinion de notre ancien ministère sur le danger qu'il y aurait pour nous à réunir de grands corps de troupe ; j'ai repoussé cette idée, j'ai soutenu qu'en menant le soldat français au combat, il n'y avait rien à craindre ; qu'il ne sera jamais infidèle à la vue du drapeau de l'ennemi ; que notre armée vient d'être augmentée ; qu'elle serait triplée demain, si cela était nécessaire, sans le moindre inconvénient ; qu'à la vérité quelques sous-officiers pourraient crier Vive la Charte ! dans une garnison, mais que nos grenadiers crieraient toujours Vive le Roi ! sur le champ de bataille.

" Je ne sais si cette grande politique a fait oublier à lord Londonderry la traite des nègres ; il ne m'en a pas dit un mot. Changeant de sujet, il m'a parlé du message par lequel le président des Etats-Unis engage le congrès à reconnaître l'indépendance des colonies espagnoles. " Les intérêts commerciaux, lui ai-je dit, en pourront tirer quelque avantage, mais je doute que les intérêts politiques y trouvent le même profit ; il y a déjà assez d'idées républicaines dans le monde. Augmenter la masse de ces idées, c'est compromettre de plus en plus le sort des monarchies en Europe. " Lord Londonderry a abondé dans mon sens, et il m'a dit ces mots remarquables : " Quant à nous (les Anglais), nous ne sommes nullement disposés à reconnaître ces gouvernements révolutionnaires . " Etait-il sincère ?

" J'ai dû, monsieur le vicomte, vous rappeler textuellement une conversation importante. Toutefois, nous ne devons pas nous dissimuler que tôt ou tard l'Angleterre reconnaîtra l'indépendance des colonies espagnoles ; l'opinion publique et le mouvement de son commerce l'y forceront. Elle a déjà fait, depuis trois ans, des frais considérables pour établir secrètement des relations avec les provinces insurgées au midi et au nord de l'isthme de Panama.

" En résumé, monsieur le vicomte, j'ai trouvé dans M. le marquis de Londonderry un homme d'esprit, d'une franchise peut-être un peu douteuse ; un homme encore imbu du vieux système ministériel ; un homme accoutumé à une diplomatie soumise, et surpris, sans en être blessé, d'un langage plus digne de la France ; un homme enfin qui ne pouvait se défendre d'une sorte d'étonnement en causant avec un de ces royalistes que, depuis sept ans, on lui représentait comme des fous ou des imbéciles.

" J'ai l'honneur, etc. "

A ces affaires générales étaient mêlées, comme dans toutes les ambassades, des transactions particulières. J'eus à m'occuper des requêtes de M. le duc de Fitz-James, du procès du navire L' Eliza-Ann , des déprédations des pêcheurs de Jersey sur les bancs d'huîtres de Granville, etc., etc. Je regrettais d'être obligé de consacrer une petite case de ma cervelle aux dossiers des réclamants. Quand on fouille dans sa mémoire, il est dur de rencontrer MM. Usquin, Coppinger, Deliège et Piffre. Mais, dans quelques années, serons-nous plus connus que ces messieurs ? Un certain M. Bonnet étant mort en Amérique, tous les Bonnet de France m'écrivirent pour réclamer sa succession ; ces bourreaux m'écrivent encore ! Il serait temps toutefois de me laisser tranquille. J'ai beau leur répondre que le petit accident de la chute du trône étant survenu, je ne m'occupe plus de ce monde : ils tiennent bon et veulent hériter coûte que coûte.

Quant à l'orient, il fut question de rappeler les divers ambassadeurs de Constantinople. Je prévis que l'Angleterre ne suivrait pas le mouvement de l'alliance continentale, je l'annonçai à M. de Montmorency. La rupture qu'on avait crainte entre la Russie et la Porte n'arriva pas : la modération d'Alexandre retarda l'événement. Je fis à ce propos une grande dépense d'allées et venues, de sagacité et de raisonnement ; j'écrivis maintes dépêches qui sont allées moisir dans nos archives avec le rendu compte d'événements non advenus. J'avais du moins l'avantage sur mes collègues de ne mettre aucune importance à mes travaux ; je les voyais sans souci s'engloutir dans l'oubli avec toutes les idées perdues des hommes. Le Parlement reprit ses séances le 17 avril. le roi revint le 18 et je lui fus présenté le 19. Je rendis compte de cette présentation dans ma dépêche du 19 ; elle se terminait ainsi :

" Sa Majesté Britannique, par sa conversation serrée et variée, ne m'a pas laissé le maître de lui dire une chose dont le Roi m'avait spécialement chargé ; mais l'occasion favorable et prochaine d'une nouvelle audience va se présenter. "


3 L27 Chapitre 2

Conversation avec George IV sur M. Decazes. - Noblesse de notre diplomatie sous la légitimité. - Séance du Parlement.

Cette chose dont le Roi m'avait spécialement chargé auprès de George IV était relative à M. le duc Decazes. Plus tard je remplis mes ordres : je dis à George IV que Louis XVIII était affligé de la froideur avec laquelle l'ambassadeur de Sa Majesté Très Chrétienne avait été reçu. George IV me répondit :

" Ecoutez, monsieur de Chateaubriand, je vous l'avouerai : la mission de M. Decazes ne me plaisait pas ; c'était agir envers moi un peu cavalièrement. Mon amitié pour le Roi de France m'a seule fait supporter un favori qui n'a d'autre mérite que celui de l'attachement de son maître. Louis XVIII a beaucoup compté sur ma bonne volonté, et il a eu raison ; mais je n'ai pu pousser l'indulgence jusqu'à traiter M. Decazes avec une distinction dont l'Angleterre aurait été blessée. Cependant, dites à votre Roi que je suis touché de ce qu'il vous a chargé de me représenter, et que je serai toujours heureux de lui témoigner mon attachement véritable. "

Enhardi par ces paroles, j'exposai à George IV tout ce qui me vint à l'esprit en faveur de M. Decazes. Il me répondit, moitié en anglais, moitié en français : " A merveille ! you are a true gentleman . " De retour à Paris, je rendis compte à Louis XVIII de cette conversation : il me parut reconnaissant. George IV m'avait parlé comme un prince bien élevé, mais comme un esprit léger ; il était sans amertume parce qu'il pensait à autre chose. Il ne fallait cependant pas se jouer à lui qu'avec mesure. Un de ses compagnons de table avait parié qu'il prierait George IV de tirer le cordon de la sonnette et que George IV obéirait. En effet, George IV tira le cordon et dit au gentleman de service : " Mettez monsieur à la porte. "

L'idée de rendre de la force et de l'éclat à nos armes me dominait toujours. J'écrivais à M. de Montmorency, le 13 avril : " Il m'est venu une idée, monsieur le vicomte, que je soumets à votre jugement : trouveriez-vous mauvais qu'en forme de conversation, en causant avec le prince Esterhazy, je lui fisse entendre que si l'Autriche avait besoin de retirer une partie de ses troupes, nous pourrions les remplacer dans le Piémont ? Quelques bruits répandus sur un prétendu rassemblement de nos troupes dans le Dauphiné m'offriraient un texte favorable. J'avais proposé à l'ancien ministère de mettre garnison en Savoie, lors de la révolte du mois de juin 1821 (voyez une de mes dépêches de Berlin). Il rejeta cette mesure, et je pense qu'il fit en cela une faute capitale. Je persiste à croire que la présence de quelques troupes françaises en Italie produirait un grand effet sur l'opinion, et que le gouvernement du Roi en retirerait beaucoup de gloire. "

Les preuves surabondent de la noblesse de notre diplomatie pendant la Restauration. Qu'importe aux partis ? N'ai-je pas lu encore ce matin, dans un journal de gauche, que l' Alliance nous avait forcés d'être ses gendarmes et de faire la guerre à l'Espagne, quand le Congrès de Vérone est là, quand les documents diplomatiques montrent d'une manière irrécusable que toute l'Europe, à l'exception de la Russie, ne voulait pas de cette guerre ; que non seulement elle ne la voulait pas, mais que l'Angleterre la repoussait ouvertement, et que l'Autriche nous contrariait en secret par les mesures les moins nobles ? Cela n'empêchera pas de mentir de nouveau demain ; on ne se donnera pas même la peine d'examiner la question, de lire ce dont on parle sciemment sans l'avoir lu ! Tout mensonge répété devient une vérité : on ne saurait avoir trop de mépris pour les opinions humaines.

Lord J. Russel fit, le 25 d'avril, à la Chambre des communes, une motion sur l'état de la représentation nationale dans le Parlement : M. Canning la combattit. Celui-ci proposa à son tour un bill pour rapporter une partie de l'acte qui prive les pairs catholiques de leur droit de voter et de siéger à la Chambre. J'assistai à ces séances sur le sac de laine où le speaker m'avait fait asseoir. M. Canning assistait en 1822 à la séance de la Chambre des pairs qui rejeta son bill ; il fut blessé d'une phrase du vieux chancelier ; celui-ci, parlant de l'auteur du bill, s'écria avec dédain : " On assure qu'il part pour les Indes : ah ! qu'il aille, ce beau gentleman (this fine gentleman ) ! qu'il aille ! bon voyage ! " M. Canning me dit en sortant : " Je le retrouverai. "

Lord Holland discourut très bien, sans rappeler toutefois M. Fox. Il tournait sur lui-même, en sorte qu'il présentait souvent le dos à l'assemblée et qu'il adressait ses phrases à la muraille. On criait : " Hear ! hear ! " On n'était point choqué de cette originalité.

En Angleterre chacun s'exprime comme il peut ; l'avocasserie est inconnue ; rien ne se ressemble ni dans la voix ni dans la déclamation des orateurs. On écoute avec patience ; on ne se choque pas quand le parleur n'a aucune facilité : qu'il bredouille, qu'il ânonne, qu'il cherche ses mots, on trouve qu'il a fait a fine speech s'il a dit quelques phrases de bon sens. Cette variété d'hommes restés tels que la nature les a faits finit par être agréable ; elle rompt la monotonie. Il est vrai qu'il n'y a qu'un petit nombre de lords et de membres de la Chambre des communes à se lever. Nous, toujours placés sur un théâtre, nous pérorons et gesticulons en sérieuses marionnettes. Ce m'était une étude utile que ce passage de la secrète et silencieuse monarchie de Berlin à la publique et bruyante monarchie de Londres : on pouvait retirer quelque instruction du contraste de deux peuples aux deux extrémités de l'échelle.


3 L27 Chapitre 3

Société anglaise.

L'arrivée du Roi, la rentrée du Parlement, l'ouverture de la saison des fêtes, mêlaient les devoirs, les affaires et les plaisirs : on ne pouvait rencontrer les ministres qu'à la cour, au bal ou au Parlement. Pour célébrer l'anniversaire de la naissance de Sa Majesté, je dînais chez lord Londonderry, je dînais sur la galère du lord-maire qui remontait jusqu'à Richmond : j'aime mieux le Bucentaure en miniature à l'arsenal de Venise, ne portant plus que le souvenir des doges et un nom virgilien. Jadis émigré, maigre et demi-nu, je m'étais amusé, sans être Scipion, à jeter des pierres dans l'eau le long de cette rive que rasait la barque dodue et bien fourrée du Lord Mayor .

Je dînais aussi dans l'est de la ville chez M. Rothschild de Londres, de la branche cadette de Salomon : où ne dînais-je pas ? Le roast-beef égalait la prestance de la tour de Londres ; les poissons étaient si longs qu'on n'en voyait pas la queue ; des dames, que je n'ai aperçues que là, chantaient comme Abigaïl. J'avalais le tokai non loin des lieux qui me virent sabler l'eau à pleine cruche et quasi mourir de faim ; couché au fond de ma moelleuse voiture sur de petits matelas de soie, j'apercevais ce Westminster dans lequel j'avais passé une nuit enfermé, et autour duquel je m'étais promené tout crotté avec Hingant et Fontanes. Mon hôtel, qui me coûtait 30 000 francs de loyer, était en regard du grenier qu'habita mon cousin de La Bouëtardais, lorsque, en robe rouge, il jouait de la guitare sur un grabat emprunté, auquel j'avais donné asile auprès du mien.

Il ne s'agissait plus de ces sauteries d'émigrés où nous dansions au son du violon d'un conseiller du parlement de Bretagne ; c'était Almack's dirigé par Colinet qui faisait mes délices ; bal public sous le patronage des plus grandes dames du West-end. Là se rencontraient les vieux et les jeunes dandys. Parmi les vieux brillait le vainqueur de Waterloo, qui promenait sa gloire comme un piège à femmes tendu à travers les quadrilles ; à la tête des jeunes se distinguait lord Clanwilliam, fils, disait-on, du duc de Richelieu. Il faisait des choses admirables : il courait à cheval à Richmond et revenait à Almack's après être tombé deux fois. Il avait une certaine façon de parler à la manière d'Alcibiade, qui ravissait. Les modes des mots, les affectations de langage et de prononciation, changeant dans la haute société de Londres presque à chaque session parlementaire, un honnête homme est tout ébahi de ne plus savoir l'anglais, qu'il croyait savoir six mois auparavant. En 1822 le fashionable devait offrir au premier coup d'oeil un homme malheureux et malade ; il devait avoir quelque chose de négligé dans sa personne, les ongles longs, la barbe non pas entière, non pas rasée, mais grandie un moment par surprise, par oubli, pendant les préoccupations du désespoir ; mèche de cheveux au vent, regard profond, sublime, égaré et fatal ; lèvres contractées en dédain de l'espèce humaine ; coeur ennuyé, byronien, noyé dans le dégoût et le mystère de l'être.

Aujourd'hui ce n'est plus cela : le dandy doit avoir un air conquérant, léger, insolent ; il doit soigner sa toilette, porter des moustaches ou une barbe taillée en rond comme la fraise de la reine Elisabeth, ou comme le disque radieux du soleil ; il décèle la fière indépendance de son caractère en gardant son chapeau sur la tête, en se roulant sur les sofas, en allongeant ses bottes au nez des ladies assises en admiration sur des chaises devant lui ; il monte à cheval avec une canne qu'il porte comme un cierge, indifférent au cheval qui est entre ses jambes par hasard. Il faut que sa santé soit parfaite, et son âme toujours au comble de cinq ou six félicités. Quelques dandys radicaux, les plus avancés vers l'avenir, ont une pipe.

Mais sans doute, toutes ces choses sont changées dans le temps même que je mets à les décrire. On dit que le dandy de cette heure ne doit plus savoir s'il existe, si le monde est là, s'il y a des femmes, et s'il doit saluer son prochain. N'est-il pas curieux de retrouver l'original du dandy sous Henri III : " Ces beaux mignons, " dit l'auteur de l' Isle des Hermaphrodites , " portaient les cheveux longuets, frisés et refrisés, remontans par-dessus leurs petits bonnets de velours, comme font les femmes, et leurs fraises de chemises de toile d'atour empesées et longues de demi-pied, de façon que voir leurs têtes dessus leurs fraises, il semblait que ce fust le chef de saint Jean en un plat.

Ils partent pour se rendre dans la chambre de Henri III, branlant tellement le corps, la tête et les jambes, que je croyais à tout propos qu'ils dussent tomber de leur long... Ils trouvaient cette façon-là de marcher plus belle que pas une autre. "

Tous les Anglais sont fous par nature ou par ton.

Lord Clanwilliam a passé vite : je l'ai retrouvé à Vérone ; il est devenu après moi ministre d'Angleterre à Berlin. Nous avons suivi un moment la même route, quoique nous ne marchions pas du même pas.

Rien ne réussissait, à Londres, comme l'insolence, témoin d'Orsay, frère de la duchesse de Guiche : il s'était mis à galoper dans Hyde-Park, à sauter des barrières, à jouer, à tutoyer sans façon les dandys : il avait un succès sans égal, et, pour y mettre le comble, il finit par enlever une famille entière, père, mère et enfants.

Les ladies les plus à la mode me plaisaient peu ; il y en avait une charmante cependant, lady Gwidir : elle ressemblait par le ton et les manières à une Française. Lady Jersey se maintenait encore en beauté. Je rencontrais chez elle l'opposition. Lady Conyngham appartenait à l'opposition, et le roi lui-même gardait un secret penchant pour ses anciens amis. Parmi les patronesses d'Almack's, on remarquait l'ambassadrice de Russie.

La comtesse de Lieven avait eu des histoires assez ridicules avec madame d'Osmond et George IV. Comme elle était hardie et passait pour être bien en cour, elle était devenue extrêmement fashionable. On lui croyait de l'esprit, parce qu'on supposait que son mari n'en avait pas ; ce qui n'était pas vrai : M. de Lieven était fort supérieur à madame. Madame de Lieven, au visage aigu et mésavenant, est une femme commune, fatigante, aride, qui n'a qu'un seul genre de conversation, la politique vulgaire ; du reste, elle ne sait rien, et elle cache la disette de ses idées sous l'abondance de ses paroles. Quand elle se trouve avec des gens de mérite, sa stérilité se tait ; elle revêt sa nullité d'un air supérieur d'ennui, comme si elle avait le droit d'être ennuyée ; tombée par l'effet du temps, et ne pouvant s'empêcher de se mêler de quelque chose, la douairière des congrès est venue de Vérone donner à Paris, avec la permission de MM. les magistrats de Pétersbourg, une représentation des puérilités diplomatiques d'autrefois. Elle entretient des correspondances privées, et elle a paru très forte en mariages manqués. Nos novices se sont précipités dans ses salons pour apprendre le beau monde et l'art des secrets ; ils lui confient les leurs, qui, répandus par madame de Lieven, se changent en sourds cancans. Les ministres, et ceux qui aspirent à le devenir, sont tout fiers d'être protégés par une dame qui a eu l'honneur de voir M. de Metternich aux heures où le grand homme, pour se délasser du poids des affaires s'amuse à effiloquer de la soie. Le ridicule attendait à Paris madame de Lieven. Un doctrinaire grave est tombé aux pieds d'Omphale : " Amour, tu perdis Troie. "

La journée de Londres était ainsi distribuée : à six heures du matin, on courait à une partie fine, consistant dans un premier déjeuner à la campagne ; on revenait déjeuner à Londres ; on changeait de toilette pour la promenade de Bond-Street ou de Hyde-Park. On se rhabillait pour dîner à sept heures et demie ; on se rhabillait pour l'opéra ; à minuit, on se rhabillait pour une soirée ou pour un raout. Quelle vie enchantée ! J'aurais préféré cent fois les galères. Le suprême bon ton était de ne pouvoir pénétrer dans les petits salons d'un bal privé, de rester dans l'escalier obstrué par la foule, et de se trouver nez à nez avec le duc de Somerset ; béatitude où je suis arrivé une fois. Les Anglais de la nouvelle race sont infiniment plus frivoles que nous ; la tête leur tourne pour un shaw : si le bourreau de Paris se rendait à Londres, il ferait courir l'Angleterre. Le maréchal Soult n'a-t-il pas enthousiasmé les ladies, comme Blücher, de qui elles baisaient la moustache ? Notre maréchal, qui n'est ni Antipater, ni Antigonus, ni Seleucus, ni Antiochus, ni Ptolémée, ni aucun des capitaines-rois d'Alexandre, est un soldat distingué, lequel a pillé l'Espagne en se faisant battre, et auprès de qui des capucins ont rédîmé leur vie pour des tableaux. Mais il est vrai qu'il a publié, au mois de mars 1814, une furieuse proclamation contre Bonaparte, lequel il recevait en triomphe quelques jours après : il a fait depuis ses pâques à Saint-Thomas-d'Aquin. On montre pour un schilling, à Londres, sa vieille paire de bottes.

Toute renommée vient vite au bord de la Tamise et s'en va de même. En 1822 je trouvai cette grande ville plongée dans les souvenirs de Bonaparte. On était passé du dénigrement pour Nic à un enthousiasme bête. Les mémoires de Bonaparte pullulaient ; son buste ornait toutes les cheminées ; ses gravures brillaient sur toutes les fenêtres des marchands d'images ; sa statue colossale, par Canova, décorait l'escalier du duc de Wellington. N'aurait-on pu consacrer dans le temple un autre sanctuaire à Mars enchaîné ? Cette déification semble plutôt l'oeuvre de la vanité d'un concierge que de l'honneur d'un guerrier. - Général, vous n'avez point vaincu Napoléon à Waterloo, vous avez seulement faussé le dernier anneau d'un destin déjà brisé.


3 L27 Chapitre 4

Suite des dépêches.

Après ma présentation officielle à George IV, je le vis plusieurs fois. La reconnaissance des colonies espagnoles par l'Angleterre était à peu près décidée, du moins les vaisseaux de ces Etats indépendants paraissaient devoir être reçus sous leur pavillon dans les ports de l'empire britannique. Ma dépêche du 7 mai rend compte d'une conversation que j'avais eue avec lord Londonderry, et des idées de ce ministre. Cette dépêche, importante pour les affaires d'alors, serait presque sans intérêt pour le lecteur d'aujourd'hui. Deux choses étaient à distinguer dans la position des colonies espagnoles relativement à l'Angleterre et à la France : les intérêts commerciaux et les intérêts politiques. J'entre dans les détails de ces intérêts. " Plus je vois le marquis de Londonderry, " disais-je à M. de Montmorency, " plus je lui trouve de finesse. C'est un homme plein de ressources, qui ne dit jamais que ce qu'il veut dire ; on serait quelquefois tenté de le croire bonhomme. Il a dans la voix, le rire, le regard, quelque chose de M. Pozzo di Borgo. Ce n'est pas précisément la confiance qu'il inspire. "

La dépêche finit ainsi : " Si l'Europe est obligée de reconnaître les gouvernements de fait en Amérique, toute sa politique doit tendre à faire naître des monarchies dans le nouveau monde, au lieu de ces républiques révolutionnaires qui nous enverront leurs principes avec les produits de leur sol.

" En lisant cette dépêche, monsieur le vicomte, vous éprouverez sans doute comme moi un mouvement de satisfaction. C'est avoir déjà fait un grand pas en politique que d'avoir forcé l'Angleterre à vouloir s'associer avec nous dans des intérêts sur lesquels elle n'eût pas daigné nous consulter il y a six mois. Je me félicite en bon Français de tout ce qui tend à replacer notre patrie à ce haut rang qu'elle doit occuper parmi les nations étrangères. "

Cette lettre était la base de toutes mes idées et de toutes les négociations sur les affaires coloniales dont je m'occupai pendant la guerre d'Espagne, près d'un an avant que cette guerre éclatât.


3 L27 Chapitre 5

Reprise des travaux parlementaires. - Bal pour les Irlandais. - Duel du duc de Bedford et du duc de Buckingham. - Dîner à Royal-Lodge. - La marquise de Conyngham et son secret.

Le 17 de mai j'allai à Covent-Garden, dans la loge du duc d'York. Le roi parut. Ce prince, jadis détesté, fut salué par des acclamations telles qu'il n'en aurait pas autrefois reçu de semblables des moines, habitants de cet ancien couvent. Le 26, le duc d'York vint dîner à l'ambassade : George IV était fort tenté de me faire le même honneur ; mais il craignait les jalousies diplomatiques de mes collègues.

Le vicomte de Montmorency refusa d'entrer en négociations sur les colonies espagnoles avec le cabinet de Saint-James. J'appris, le 19 mai, la mort presque subite de M. le duc de Richelieu. Cet honnête homme avait supporté patiemment sa première retraite du ministère ; mais les affaires venant à lui manquer trop longtemps, il défaillit parce qu'il n'avait pas une double vie pour remplacer celle qu'il avait perdue. Le grand nom de Richelieu n'a été transmis jusqu'à nous que par des femmes.

Les révolutions continuaient en Amérique. Je mandais à M. de Montmorency :

N o 26.

" Londres, 28 mai 1822.

" Le Pérou vient d'adopter une constitution monarchique. La politique européenne devrait mettre tous ses soins à obtenir un pareil résultat pour les colonies qui se déclarent indépendantes. Les Etats-Unis craignent singulièrement l'établissement d'un empire au Mexique.

Si le Nouveau-Monde tout entier est jamais républicain, les monarchies de l'ancien monde périront. "

On parlait beaucoup de la détresse des paysans irlandais, et l'on dansait afin de les consoler. Un grand bal paré à l'opéra occupait les âmes sensibles. Le roi, m'ayant rencontré dans un corridor, me demanda ce que je faisais là, et, me prenant par le bras, il me conduisit dans sa loge.

Le parterre anglais était, dans mes jours d'exil, turbulent et grossier ; des matelots buvaient de la bière au parterre, mangeaient des oranges, apostrophaient les loges. Je me trouvais un soir auprès d'un matelot entré ivre dans la salle ; il me demanda où il était ; je lui dis : " A Covent-Garden. - Pretty garden, indeed ! " (Joli jardin, vraiment !) s'écria-t-il, saisi, comme les dieux d'Homère, d'un rire inextinguible.

Invité dernièrement à une soirée chez lord Lansdowne, Sa Seigneurie m'a présenté à une dame sévère, âgée de soixante-treize ans : elle était habillée de crêpe, portait un voile noir comme un diadème sur ses cheveux blancs, et ressemblait à une reine abdiquée. Elle me salua d'un ton solennel et de trois phrases estropiées du Génie du Christianisme ; puis elle me dit avec non moins de solennité : " Je suis mistress Siddons. " Si elle m'avait dit : " Je suis lady Macbeth ", je l'aurais cru. Je l'avais vue autrefois sur le théâtre dans toute la force de son talent. Il suffit de vivre pour retrouver ces débris d'un siècle jetés par les flots du temps sur le rivage d'un autre siècle.

Mes visiteurs français à Londres furent M. le duc et madame la duchesse de Guiche, dont je vous parlerai à Prague ; M. le marquis de Custine, dont j'avais vu l'enfance à Fervaques ; et madame la vicomtesse de Noailles, aussi agréable, spirituelle et gracieuse que si elle eût encore erré à quatorze ans dans les beaux jardins de Méréville.

On était fatigué de fêtes ; les ambassadeurs aspiraient à s'en aller en congé : le prince Esterhazy se préparait à partir pour Vienne ; il espérait être appelé au congrès, car on parlait déjà d'un congrès. M. Rothschild retournait en France après avoir terminé avec son frère l'emprunt russe de 23 millions de roubles. Le duc de Bedford s'était battu avec l'immense duc de Buckingham, au fond d'un trou, dans Hyde-Park ; une chanson injurieuse contre le roi de France, envoyée de Paris et imprimée dans les gazettes de Londres, amusait la canaille radicale anglaise qui riait sans savoir de quoi.

Je partis le 6 de juin pour Royal-Lodge où le Roi était allé. Il m'avait invité à dîner [Voir dans les pièces retranchées, le Dîner à {Royal-Lodge|C M 1 574}] et à coucher.

Je revis George IV le 12, le 13 et le 14, au lever, au drawing-room et au bal de Sa Majesté. Le 24, je donnai une fête au prince et à la princesse de Danemark : le duc d'York s'y était invité.

C'eût été une chose importante jadis que la bienveillance avec laquelle me traitait la marquise de Conyngham : elle m'apprit que l'idée du voyage de S. M. B. au continent n'était pas tout à fait abandonnée. Je gardai religieusement ce grand secret dans mon sein. Que de dépêches importantes sur cette parole d'une favorite au temps de mesdames de Verneuil, de Maintenon, des Ursins, de Pompadour ! Du reste, je me serais échauffé mal à propos pour obtenir quelques renseignements de la cour de Londres : en vain vous parlez, on ne vous écoute pas.


3 L27 Chapitre 6

Portraits des ministres.

Lord Londonderry surtout était impassible : il embarrassait à la fois par sa sincérité de ministre et sa retenue d'homme. Il expliquait franchement de l'air le plus glacé sa politique et gardait un silence profond sur les faits. Il avait l'air indifférent à ce qu'il disait comme à ce qu'il ne disait pas. On ne savait ce qu'on devait croire de ce qu'il montrait ou de ce qu'il cachait. Il n'aurait pas bougé quand vous lui auriez lâché un saucisson dans l'oreille , comme dit Saint-Simon.

Lord Londonderry avait un genre d'éloquence irlandaise qui souvent excitait l'hilarité de la Chambre des lords et la gaîté du public ; ses blunders étaient célèbres, mais il arrivait aussi quelquefois à des traits d'éloquence qui transportaient la foule, comme ses paroles à propos de la bataille de Waterloo : je les ai rappelées.

Lord Harrowby était président du conseil ; il parlait avec propriété, lucidité et connaissance des faits. On trouverait inconvenant à Londres qu'un président des ministres s'exprimât avec prolixité et faconde. C'était d'ailleurs un parfait gentleman pour le ton. Un jour, aux Pâquis, à Genève, on m'annonça un Anglais : lord Harrowby entra ; je ne le reconnus qu'avec peine : il avait perdu son ancien roi ; le mien était exilé. C'est la dernière fois que l'Angleterre de mes grandeurs m'est apparue.

J'ai mentionné M. Peel et lord Westmoreland dans le Congrès de Vérone .

Je ne sais si lord Bathurst descendait et s'il était petit-fils de ce comte Bathurst dont Sterne écrivait : " Ce seigneur est un prodige ; à 80 ans il a l'esprit et la vivacité d'un homme de 30, une disposition à se laisser charmer et le pouvoir de plaire au delà de tout ce que je connais. " Lord Bathurst, le ministre dont je vous entretiens, était instruit et poli ; il gardait la tradition des anciennes manières françaises de la bonne compagnie. Il avait trois ou quatre filles qui couraient, ou plutôt qui volaient comme des hirondelles de mer, le long des flots, blanches, allongées et légères. Que sont-elles devenues ? Sont-elles tombées dans le Tibre avec la jeune Anglaise de leur nom ?

Lord Liverpool n'était pas, comme lord Londonderry, le principal ministre ; mais c'était le ministre le plus influent et le plus respecté. Il jouissait de cette réputation d'homme religieux et d'homme de bien, si puissante pour celui qui la possède ; on vient à cet homme avec la confiance que l'on a pour un père ; nulle action ne paraît bonne si elle n'est approuvée de ce personnage saint investi d'une autorité très supérieure à celle des talents. Lord Liverpool était fils de Charles Jenkinson, baron de Hawkesbury, comte de Liverpool, favori de lord Bute. Presque tous les hommes d'Etat anglais ont commencé par la carrière littéraire, par des pièces de vers plus ou moins bons, et par des articles, en général excellents insérés dans les revues. Il reste un portrait de ce premier comte de Liverpool lorsqu'il était secrétaire particulier de lord Bute ; sa famille en est fort affligée : cette vanité puérile en tous temps, l'est sans doute encore beaucoup plus aujourd'hui ; mais n'oublions pas que nos plus ardents révolutionnaires puisèrent leur haine de la société dans des disgrâces de nature ou dans des infériorités sociales.

Il est possible que lord Liverpool, enclin aux réformes et à qui M. Canning a dû son dernier ministère, fut influencé, malgré la rigidité de ses principes religieux par quelque déplaisance de souvenirs. A l'époque où j'ai connu lord Liverpool, il était presque arrivé à l'illumination puritaine. Habituellement il demeurait seul avec une vieille soeur, à quelques lieues de Londres. Il parlait peu ; son visage était mélancolique ; il penchait souvent l'oreille, et il avait l'air d'écouter quelque chose de triste : on eût dit qu'il entendait tomber ses dernières années, comme les gouttes d'une pluie d'hiver sur le pavé. Du reste, il n'avait aucune passion, et il vivait selon Dieu.

M. Croker, membre de l'Amirauté, célèbre comme orateur et comme écrivain, appartenait à l'école de M. Pitt, ainsi que M. Canning ; mais il était plus détrompé que celui-ci. Il occupait à White-Hall un de ces appartements sombres d'où Charles Ier était sorti par une fenêtre pour aller de plain-pied à l'échafaud. On est étonné quand on entre à Londres dans les habitations où siègent les directeurs de ces établissements dont le poids se fait sentir au bout de la terre. Quelques hommes en redingote noire devant une table nue, voilà tout ce que vous rencontrez : ce sont pourtant là les directeurs de la marine anglaise, ou les membres de cette compagnie de marchands, successeurs des empereurs du Mogol, lesquels comptent aux Indes deux cents millions de sujets.

M. Croker vint, il y a deux ans, me visiter à l'infirmerie de Marie-Thérèse. Il m'a fait remarquer la similitude de nos opinions et de nos destinées. Des événements nous séparent du monde ; la politique fait des solitaires comme la religion fait des anachorètes. Quand l'homme habite le désert, il trouve en lui quelque lointaine image de l'être infini qui, vivant seul dans l'immensité, voit s'accomplir les révolutions des mondes.


3 L27 Chapitre 7

Suite de mes dépêches.

Dans le courant des mois de juin et de juillet, les affaires d'Espagne commencèrent à occuper sérieusement le cabinet de Londres. Lord Londonderry et la plupart des ambassadeurs montraient en parlant de ces affaires une inquiétude et presque une peur risible. Le ministère craignait qu'en cas de rupture nous ne l'emportassions sur les Espagnols ; les ministres des autres puissances tremblaient que nous ne fussions battus ; ils voyaient toujours notre armée prenant la cocarde tricolore.

Dans ma dépêche du 28 juin, n o 35, les dispositions de l'Angleterre sont fidèlement exprimées :

N o 35.

" Londres, ce 28 juin 1822.

" Monsieur le vicomte,

" Il m'a été plus facile de vous dire ce que pense lord Londonderry, relativement à l'Espagne, qu'il ne me sera aisé de pénétrer le secret des instructions données à Sir W. A'Court ; cependant je ne négligerai rien pour me procurer les renseignements que vous demandez par votre dernière dépêche, n o 18. Si j'ai bien jugé de la politique du cabinet anglais et du caractère de lord Londonderry, je suis persuadé que Sir W. A'Court n'a presque rien emporté d'écrit. On lui aura recommandé verbalement d'observer les partis sans se mêler de leurs querelles. Le cabinet de Saint-James n'aime point les Cortès, mais il méprise Ferdinand. Il ne fera certainement rien pour les royalistes. D'ailleurs, il suffirait que notre influence s'exerçât sur une opinion pour que l'influence anglaise appuyât l'opinion contraire. Notre prospérité renaissante inspire une vive jalousie. Il y a bien ici, parmi les hommes d'Etat, une certaine crainte vague des passions révolutionnaires qui travaillent l'Espagne ; mais cette crainte se tait devant les intérêts particuliers : de telle sorte que si d'un côté la Grande-Bretagne pouvait exclure nos marchandises de la Péninsule, et que de l'autre elle pût reconnaître l'indépendance des colonies espagnoles, elle prendrait facilement son parti sur les événements, et se consolerait des malheurs qui pourraient accabler de nouveau les monarchies continentales. Le même principe qui empêche l'Angleterre de retirer son ambassadeur de Constantinople lui fait envoyer un ambassadeur à Madrid : elle se sépare des destinées communes et n'est attentive qu'au parti qu'elle pourra tirer des révolutions des empires.

" J'ai l'honneur, etc. "

Revenant dans ma dépêche du 16 juillet, n o 40, sur les nouvelles d'Espagne, je dis à M. de Montmorency :

N o 40.

" Londres, ce 16 juillet 1822.

" Monsieur le vicomte,

" Les journaux anglais, d'après les journaux français, donnent ce matin des nouvelles de Madrid jusqu'au 8 inclusivement. Je n'ai jamais espéré mieux du roi d'Espagne, et n'ai point été surpris. Si ce malheureux prince doit périr, le genre de la catastrophe n'est pas indifférent au reste du monde : le poignard n'abattrait que le monarque, l'échafaud pourrait tuer la monarchie. C'est déjà beaucoup trop que le jugement de Charles Ier et que celui de Louis XVI : le ciel nous préserve d'un troisième jugement qui semblerait établir par l'autorité des crimes une espèce de droit des peuples et un corps de jurisprudence contre les rois ! on peut maintenant s'attendre à tout : une déclaration de guerre de la part du gouvernement espagnol est au nombre des chances que le gouvernement français a dû prévoir. Dans tous les cas, nous serons bientôt obligés d'en finir avec le cordon sanitaire, car, une fois le mois de septembre passé, et la peste ne reparaissant pas à Barcelone, ce serait une véritable dérision que de parler encore d'un cordon sanitaire ; il faudrait donc avouer tout franchement une armée, et dire la raison qui nous oblige à maintenir cette armée. Cela n'équivaudra-t-il pas à une déclaration de guerre aux Cortès ? D'un autre côté, dissoudrons-nous le cordon sanitaire ? Cet acte de faiblesse compromettrait la sûreté de la France, avilirait le ministère, et ranimerait parmi nous les espérances de la faction révolutionnaire.

J'ai l'honneur d'être, etc., etc., etc. "


3 L27 Chapitre 8

Pourparlers sur le Congrès de Vérone. - Lettre à M. de Montmorency ; sa réponse qui me laisse entrevoir un refus. - Lettre de M. de Villèle plus favorable. - J'écris à madame de Duras. - Billet de M. de Villèle à madame de Duras.

Depuis le Congrès de Vienne et d'Aix-la-Chapelle, les princes de l'Europe avaient la tête tournée de congrès : c'était là qu'on s'amusait et qu'on se partageait quelques peuples. A peine le Congrès commencé à Laybach et continué à Troppau était-il fini, qu'on songea à en convoquer un autre à Vienne, à Ferrare ou à Vérone ; les affaires d'Espagne offraient l'occasion d'en hâter le moment. Chaque cour avait déjà désigné son ambassadeur.

Je voyais à Londres tout le monde se préparer à partir pour Vérone : comme ma tête était remplie des affaires d'Espagne, et comme je rêvais un plan pour l'honneur de la France, je croyais pouvoir être de quelque utilité au nouveau Congrès en me faisant connaître sous un rapport auquel on ne songeait pas. J'avais écrit dès le 24 mai à M. de Montmorency ; mais je ne trouvai aucune faveur. La longue réponse du ministre est évasive, embarrassée, entortillée ; un éloignement marqué pour moi s'y déguise mal sous de la bienveillance ; elle finit par ce paragraphe :

" Puisque je suis en train de confidences, noble vicomte, je veux vous dire ce que je ne voudrais pas insérer dans une dépêche officielle, mais ce que m'ont inspiré quelques observations personnelles, et quelques avis aussi de personnes qui connaissent bien le terrain sur lequel vous êtes placé. N'avez-vous pas pensé le premier qu'il faut soigner, vis-à-vis du ministère anglais, certains effets de la jalousie et de l'humeur qu'il est toujours prêt à concevoir sur les marques directes de faveur auprès du Roi, et de crédit dans la société ? Vous me direz s'il ne vous est pas arrivé d'en remarquer quelques traces. "

Par qui les plaintes de mon crédit auprès du roi et dans la société (c'est-à-dire, je suppose, auprès de la marquise de Conyngham) étaient-elles arrivées au vicomte de Montmorency ? Je l'ignore.

Prévoyant, par cette dépêche privée, que ma partie était perdue du côté du ministre des affaires étrangères, je m'adressai à M. de Villèle, alors mon ami, et qui n'inclinait pas beaucoup vers son collègue. Dans sa lettre du 6 mai 1822, il me répondit d'abord un mot favorable.

" Paris, le 5 mai 1822.

" Je vous remercie, me dit-il, de tout ce que vous faites pour nous à Londres ; la détermination de cette cour au sujet des colonies espagnoles ne peut influer sur la nôtre ; la position est bien différente ; nous devons éviter par-dessus tout d'être empêchés, par une guerre avec l'Espagne, d'agir ailleurs comme nous le devrons, si les affaires de l'Orient amenaient de nouvelles combinaisons politiques en Europe.

" Nous ne laisserons pas déshonorer le gouvernement français par le défaut de participation aux événements qui peuvent résulter de la situation actuelle du monde ; d'autres pourront y intervenir avec plus d'avantages, aucuns avec plus de courage et de loyauté.

" On se méprend fort, je crois, et sur les moyens réels de notre pays, et sur le pouvoir que peut encore exercer le gouvernement du Roi dans les formes qu'il s'est prescrites ; elles offrent plus de ressources qu'on ne paraît le croire, et j'espère qu'à l'occasion nous saurons le montrer.

" Vous nous seconderez, mon cher, dans ces grandes circonstances si elles se présentent. Nous le savons et nous y comptons ; l'honneur sera pour tous, et ce n'est pas de ce partage dont il s'agit en ce moment, il se fera selon les services rendus ; rivalisons tous de zèle à qui en rendra de plus signalés.

" Je ne sais en vérité si ceci tournera à un congrès ; mais, en tout cas, je n'oublierai pas ce que vous m'avez dit.

" Jh. de Villèle. "

Sur ce premier mot de bonne entente, je fis presser le ministre des finances par madame la duchesse de Duras ; elle m'avait déjà prêté l'appui de son amitié contre l'oubli de la cour en 1814. Elle reçut bientôt ce billet de M. de Villèle :

" Tout ce que nous dirions est dit ; tout ce qu'il est dans mon coeur et dans mon opinion de faire pour le bien public et pour mon ami est fait et sera fait, soyez-en certaine. Je n'ai besoin ni d'être prêché, ni d'être converti, je vous le répète ; j'agis de conviction et de sentiment.

Recevez, madame, l'hommage de mon affectueux respect. "


3 L27 Chapitre 9

Mort de Lord Londonderry.

Ma dernière dépêche, en date du 9 août, annonçait à M. de Montmorency que lord Londonderry partirait du 15 au 20 pour Vienne. Le brusque et grand démenti aux projets des mortels me fut donné ; je croyais n'avoir à entretenir le conseil du Roi Très Chrétien que des affaires humaines, et j'eus à lui rendre compte des affaires de Dieu :

" Londres, 12 août 1822, à 4 heures de l'après-midi.

" Dépêche transmise à Paris par le télégraphe de Calais .

" Le marquis de Londonderry est mort subitement ce matin 12, à neuf heures du matin, dans sa maison de campagne de North-Cray. "

N o 49.

" Londres, 13 août 1822.

" Monsieur le vicomte,

" Si le temps n'a pas mis obstacle à ma dépêche télégraphique, et s'il n'est point arrivé d'accident à mon courrier extraordinaire, expédié hier à quatre heures, j'espère que vous avez reçu le premier sur le continent la nouvelle de la mort subite de lord Londonderry.

Cette mort a été extrêmement tragique. Le noble marquis était à Londres vendredi ; il sentit sa tête un peu embarrassée ; il se fit saigner entre les épaules. Après quoi il partit pour North-Cray, où la marquise de Londonderry était établie depuis un mois. La fièvre se déclara le samedi 10 et le dimanche 11 ; mais elle parut céder dans la nuit du dimanche au lundi, et, lundi matin 12, le malade semblait si bien, que sa femme, qui le gardait, crut pouvoir le quitter un moment. Lord Londonderry, dont la tête était égarée, se trouvant seul, se leva, passa dans un cabinet, saisit un rasoir, et du premier coup se coupa la jugulaire. Il tomba baigné dans son sang aux pieds d'un médecin qui venait à son secours.

On cache autant qu'on le peut cet accident déplorable mais il est parvenu défiguré à la connaissance du public et a donné naissance à des bruits de toute espèce.

Pourquoi lord Londonderry aurait-il attenté à ses jours ? Il n'avait ni passions ni malheurs ; il était plus que jamais affermi dans sa place. Il se préparait à partir jeudi prochain. Il se faisait une partie de plaisir d'un voyage d'affaires. Il devait être de retour le 15 octobre pour des chasses arrangées d'avance et auxquelles il m'avait invité. La Providence en a ordonné autrement, et lord Londonderry a suivi le duc de Richelieu. "

Voici quelques détails qui ne sont point entrés dans mes dépêches.

A son retour de Londres, George IV me raconta que lord Londonderry était allé lui porter le projet d'instruction qu'il avait rédigé pour lui-même, et qu'il devait suivre au Congrès. George IV prit le manuscrit pour mieux en peser les termes, et commença à le lire à haute voix. Il s'aperçut que lord Londonderry ne l'écoutait pas, et qu'il promenait ses yeux sur le plafond du cabinet : " Qu'avez-vous donc, mylord ? " dit le roi. - " Sire, répondit le marquis, c'est cet insupportable John (un jockey) qui est à la porte ; il ne veut pas s'en aller, quoique je ne cesse de le lui ordonner. " Le roi, étonné, ferma le manuscrit et dit : " Vous êtes malade, mylord : retournez chez vous ; faites-vous saigner. " Lord Londonderry sortit et alla acheter le canif avec lequel il se coupa la gorge.

Le 15 août, je continuai mes dires à M. de Montmorency.

" On a envoyé des courriers de toutes parts, aux eaux, aux bains de mer, dans les châteaux, pour chercher les ministres absents. Au moment où l'accident est arrivé, aucun d'eux n'était à Londres. On les attend aujourd'hui ou demain ; ils tiendront un conseil, mais ils ne pourront rien décider, car, en dernier résultat, c'est le roi qui leur nommera un collègue, et le roi est à Edimbourg. Il est probable que Sa Majesté britannique ne se pressera pas de faire un choix au milieu des fêtes. La mort du marquis de Londonderry est funeste à l'Angleterre : il n'était pas aimé, mais il était craint ; les radicaux le détestaient, mais ils avaient peur de lui. Singulièrement brave, il imposait à l'opposition qui n'osait pas trop l'insulter à la tribune et dans les journaux. Son imperturbable sang-froid, son indifférence profonde pour les hommes et pour les choses, son instinct de despotisme et son mépris secret pour les libertés constitutionnelles, en faisaient un ministre propre à lutter avec succès contre les penchants du siècle. Ses défauts devenaient des qualités à une époque où l'exagération et la démocratie menacent le monde.

" J'ai l'honneur, etc. "

" Londres, le 15 août 1822.

" Monsieur le vicomte,

" Les renseignements ultérieurs ont confirmé ce que j'ai eu l'honneur de vous dire sur la mort du marquis de Londonderry, dans ma dépêche ordinaire d'avant-hier, n o 49. Seulement, l'instrument fatal avec lequel l'infortuné ministre s'est coupé la veine jugulaire est un canif, et non pas un rasoir comme je vous l'avais mandé. Le rapport du coroner , que vous lirez dans les journaux, vous instruira de tout. Cette enquête, faite sur le cadavre du premier ministre de la Grande-Bretagne, comme sur le corps d'un meurtrier, ajoute encore quelque chose de plus affreux à cet événement.

" Vous savez sans doute à présent monsieur le vicomte, que lord Londonderry avait donné des preuves d'aliénation mentale quelques jours avant son suicide et que le roi même s'en était aperçu. Une petite circonstance à laquelle je n'avais pas fait attention, mais qui m'est revenue en mémoire depuis la catastrophe mérite d'être racontée. J'étais allé voir le marquis de Londonderry, il y a douze ou quinze jours. Contre son usage et les usages du pays, il me reçut avec familiarité dans son cabinet de toilette. Il allait se raser, et il me fit en riant d'un rire à demi sardonique l'éloge des rasoirs anglais. Je le complimentai sur la clôture prochaine de la session. Oui, dit-il, il faut que cela finisse ou que je finisse, etc., etc.

" J'ai l'honneur, etc. "

Tout ce que les radicaux d'Angleterre et les libéraux de France ont raconté de la mort de lord Londonderry, à savoir : qu'il s'était tué par désespoir politique, sentant que les principes opposés aux siens allaient triompher, est une pure fable inventée par l'imagination des uns, l'esprit de parti et la niaiserie des autres. Lord Londonderry n'était pas homme à se repentir d'avoir péché contre l'humanité, dont il ne se souciait guère, ni envers les lumières du siècle, pour lesquelles il avait un profond mépris : la folie était entrée par les femmes dans la famille Castlereagh.

Il fut décidé que le duc de Wellington, accompagné de lord Clanwilliam, prendrait la place de lord Londonderry au Congrès. Les instructions officielles se réduisaient à ceci : oublier entièrement l'Italie, ne se mêler en rien des affaires d'Espagne, négocier pour celles de l'orient en maintenant la paix sans accroître l'influence de la Russie. Les chances étaient toujours pour M. Canning et le portefeuille des affaires étrangères était confié par intérim à lord Bathurst, ministre des colonies.

J'assistai aux funérailles de lord Londonderry, à Westminster le 20 août. Le duc de Wellington paraissait ému ; lord Liverpool était obligé de se couvrir le visage de son chapeau pour cacher ses larmes. On entendit au dehors quelques cris d'insulte et de joie lorsque le corps entra dans l'église : Colbert et Louis XIV furent-ils plus respectés ? Les vivants ne peuvent rien apprendre aux morts ; les morts, au contraire, instruisent les vivants.


3 L27 Chapitre 10

Nouvelle lettre de M. de Montmorency. - Voyage à Hartwell. - Billet de M. de Villèle m'annonçant ma nomination au congrès.

Lettre de M. de Montmorency.

" Paris, ce 17 août.

" Quoiqu'il n'y ait pas de dépêches bien importantes à confier à votre fidèle Hyacinthe, je veux cependant le faire repartir, noble vicomte, d'après votre propre désir et celui qu'il m'a exprimé, de la part de madame de Chateaubriand, de le voir promptement retourner auprès de vous. J'en profiterai pour vous adresser quelques mots plus confidentiels sur la profonde impression que nous avons reçue, comme à Londres, de cette terrible mort du marquis de Londonderry, et aussi, par la même occasion, sur une affaire à laquelle vous semblez mettre un intérêt bien exagéré et bien exclusif. Le conseil du Roi en a profité et a fixé à ces jours-ci, immédiatement après la clôture qui a eu lieu ce matin même, la discussion des directions principales à arrêter, des instructions à donner, de même des personnes à choisir : la première question est de savoir si elles seront une ou plusieurs. Vous avez exprimé quelque part, ce me semble, de l'étonnement que l'on pût songer à..., non pas à vous préférer à lui, vous savez très bien qu'il ne peut pas être sur la même ligne pour nous. Si, après le plus mûr examen, nous ne croyions pas possible de mettre à profit la bonne volonté que vous nous avez montrée très franchement à cet égard, il faudrait sans doute pour nous déterminer de graves motifs que je vous communiquerais avec la même franchise : l'ajournement est plutôt favorable à votre désir, en ce sens qu'il serait tout à fait inconvenable, et pour vous et pour nous, que vous quittassiez Londres d'ici à quelques semaines et avant la décision ministérielle qui ne laisse pas d'occuper tous les cabinets. Cela frappe tellement tout le monde que quelques amis me disaient l'autre jour : Si M. de Chateaubriand était venu tout de suite à Paris, il aurait été assez contrariant pour lui d'être obligé de repartir pour Londres. Nous attendons donc cette nomination importante au retour d'Edimbourg. Le chevalier Stuart disait hier que sûrement le duc de Wellington irait au Congrès ; c'est ce qu'il nous importe de savoir le plus tôt possible. M. Hyde de Neuville est arrivé hier bien portant. J'ai été charmé de le voir. Je vous renouvelle, noble vicomte, tous mes inviolables sentiments.

" Montmorency. "

Cette nouvelle lettre de M. de Montmorency, mêlée de quelques phrases ironiques, me confirma pleinement qu'il ne voulait pas de moi au Congrès.

Je donnai un dîner le jour de la Saint-Louis en l'honneur de Louis XVIII, et j'allai voir Hartwell en mémoire de l'exil de ce roi ; je remplissais un devoir plutôt que je ne jouissais d'un plaisir. Les infortunes royales sont maintenant si communes qu'on ne s'intéresse guère aux lieux que n'ont point habités le génie ou la vertu. Je ne vis dans le triste petit parc d'Hartwell que la fille de Louis XVI.

Enfin, je reçus tout à coup de M. de Villèle ce billet inattendu qui faisait mentir mes prévisions et mettait fin à mes incertitudes :

" 27 août 1822.

" Mon cher Chateaubriand, il vient d'être arrêté qu'aussitôt que les convenances relatives au retour du Roi à Londres vous le permettront, vous serez autorisé à vous rendre à Paris, pour de là pousser jusqu'à Vienne ou jusqu'à Vérone comme un des trois plénipotentiaires chargés de représenter la France au Congrès. Les deux autres seront MM. de Caraman et de La Ferronnays ; ce qui n'empêche pas M. le vicomte de Montmorency de partir après-demain pour Vienne, afin d'y assister aux conférences qui pourront avoir lieu dans cette ville avant le Congrès. Il devra revenir à Paris lors du départ des souverains pour Vérone.

Ceci pour vous seul. Je suis heureux que cette affaire ait pris la tournure que vous désiriez ; de coeur tout à vous. "

D'après ce billet, je me préparai à partir.


3 L27 Chapitre 11

Fin de la vieille Angleterre. - Charlotte. - Réflexions. - Je quitte Londres.

Cette foudre qui tombe sans cesse à mes pieds me suivait partout. Avec lord Londonderry expira la vieille Angleterre, jusqu'alors se débattant au milieu des innovations croissantes. Survint M. Canning : l'amour-propre l'emporta jusqu'à parler à la tribune la langue du propagandiste. Après lui parut le duc de Wellington, conservateur qui venait démolir : quand l'arrêt des sociétés est prononcé, la main qui devait élever ne sait qu'abattre. Lord Gray, O'Connell, tous ces ouvriers en ruines, travaillèrent successivement à la chute des vieilles institutions. Réforme parlementaire, émancipation de l'Irlande, toutes choses excellentes en soi devinrent, par l'insalubrité des temps des causes de destruction. La peur accrut les maux ; si l'on ne s'était pas si fort effrayé des menaces, on eût pu résister avec un certain succès.

Qu'avait besoin l'Angleterre de consentir à nos derniers troubles ? Renfermée dans son île et dans ses inimitiés nationales, elle était à l'abri. Qu'avait besoin le cabinet de Saint-James de redouter la séparation de l'Irlande ? L'Irlande n'est que la chaloupe de l'Angleterre : coupez la corde, et la chaloupe, séparée du grand navire ira se perdre au milieu des flots. Lord Liverpool avait lui-même de tristes pressentiments. Je dînais un jour chez lui : après le repas nous causâmes à une fenêtre qui s'ouvrait sur la Tamise ; on apercevait en aval de la rivière une partie de la cité dont le brouillard et la fumée élargissaient la masse. Je faisais à mon hôte l'éloge de la solidité de cette monarchie anglaise pondérée par le balancement égal de la liberté et du pouvoir. Le vénérable lord, levant et allongeant le bras, me montra de la main la cité et me dit : " Qu'y a-t-il de solide avec ces villes énormes ? Une insurrection sérieuse à Londres, et tout est perdu. "

Il me semble que j'achève une course en Angleterre comme celle que je fis autrefois sur les débris d'Athènes, de Jérusalem, de Memphis et de Carthage. En appelant devant moi les siècles d'Albion, en passant de renommée en renommée, en les voyant s'abîmer tour à tour, j'éprouve une espèce de douloureux vertige. Que sont devenus ces jours éclatants et tumultueux où vécurent Shakespeare et Milton, Henri VIII et Elisabeth, Cromwell et Guillaume, Pitt et Burke ? Tout cela est fini ; supériorités et médiocrités, haines et amours, félicités et misères, oppresseurs et opprimés, bourreaux et victimes, rois et peuples, tout dort dans le même silence et la même poussière. Quel néant sommes-nous donc, s'il en est ainsi de la partie la plus vivante de l'espèce humaine, du génie qui reste comme une ombre des vieux temps dans les générations présentes, mais qui ne vit plus par lui-même, et qui ignore s'il a jamais été !

Combien de fois l'Angleterre, dans l'espace de quelques cents ans, a-t-elle été détruite ! A travers combien de révolutions n'a-t-elle point passé pour arriver au bord d'une révolution plus grande, plus profonde et qui enveloppera la postérité ! J'ai vu ces fameux parlements britanniques dans toute leur puissance : que deviendront-ils ? J'ai vu l'Angleterre dans ses anciennes moeurs et dans son ancienne prospérité : partout la petite église solitaire avec sa tour, le cimetière de campagne de Gray, partout des chemins étroits et sablés, des vallons remplis de vaches, des bruyères marbrées de moutons, des parcs, des châteaux, des villes : peu de grands bois, peu d'oiseaux, le vent de la mer. Ce n'étaient pas ces champs de l'Andalousie où je trouvais les vieux chrétiens et les jeunes amours parmi les débris voluptueux du palais des Mores au milieu des aloès et des palmiers.

Quid dignum memorare tuis, Hispania, terris

Vox humana valet ?

" Quelle voix humaine, ô Espagne ! est digne de remémorer tes rivages ? "

Ce n'était pas là cette Campagne romaine dont le charme irrésistible me rappelle sans cesse µ ; ces flots et ce soleil n'étaient pas ceux qui baignent et éclaire le promontoire sur lequel Platon enseignait ses disciples, ce Sunium où j'entendis chanter le grillon demandant en vain à Minerve le foyer des prêtres de son temple ; mais enfin, telle qu'elle était, cette Angleterre, entourée de ses navires, couverte de ses troupeaux et professant le culte de ses grands hommes, était charmante et redoutable.

Aujourd'hui ses vallées sont obscurcies par les fumées des forges et des usines, ses chemins changés en ornières de fer ; et sur ces chemins, au lieu de Milton et de Shakespeare, se meuvent des chaudières errantes. Déjà les pépinières de la science, Oxford et Cambridge, prennent un air désert : leurs collèges et leurs chapelles gothiques, demi-abandonnés, affligent les regards ; dans leurs cloîtres auprès des pierres sépulcrales du moyen âge, reposent oubliées les annales de marbre des anciens peuples de la Grèce ; ruines qui gardent les ruines.

A ces monuments, autour desquels commençait à se former le vide, je laissais la partie des jours printaniers que j'avais retrouvée ; je me séparais une seconde fois de ma jeunesse, au même bord où je l'avais abandonnée autrefois : Charlotte avait tout à coup réapparu comme cet astre, la joie des ombres, qui, retardé par le cours des mois se lèverait au milieu de la nuit. Si vous n'êtes pas trop las, cherchez au Livre VIe de ces Mémoires l'effet que produisit sur moi en 1822 la vision subite de cette femme. Lorsqu'elle m'avait remarqué autrefois, je ne connaissais point ces autres Anglaises dont la troupe venait de m'environner à l'heure de mon renom et de ma puissance : leurs hommages ont eu la légèreté de ma fortune. Aujourd'hui, après seize nouvelles années évanouies depuis mon ambassade de Londres après tant de nouvelles destructions, mes regards se reportent sur la fille du pays de Desdémone et de Juliette : elle ne compte plus dans ma mémoire que du jour où sa présence inattendue ralluma le flambeau de mes souvenirs. Nouvel Epiménide, réveillé après un long sommeil, j'attache mes regards sur un phare d'autant plus radieux que les autres sont éteints sur le rivage ; un seul excepté brillera longtemps après moi.

Je n'ai point achevé tout ce qui concerne Charlotte dans les livres précédents de ces Mémoires : elle vint avec une partie de sa famille me voir en France, lorsque j'étais ministre en 1823. Par une de ces misères inexplicables de l'homme, préoccupé que j'étais d'une guerre d'où dépendait le sort de la monarchie française, quelque chose sans doute aura manqué à ma voix, puisque Charlotte, retournant en Angleterre, me laissa une lettre dans laquelle elle se montre blessée de la froideur de ma réception. Je n'ai osé ni lui écrire ni lui renvoyer des fragments littéraires qu'elle m'avait rendus et que j'avais promis de lui remettre augmentés. S'il était vrai qu'elle eût eu une raison véritable de se plaindre, je jetterais au feu ce que j'ai raconté de mon premier séjour outremer.

Souvent il m'est venu en pensée d'aller éclaircir mes doutes ; mais pourrais-je retourner en Angleterre, moi qui suis assez faible pour n'oser visiter le rocher paternel sur lequel j'ai marqué ma tombe ? J'ai peur maintenant des sensations : le temps, en m'enlevant mes jeunes années, m'a rendu semblable à ces soldats dont les membres sont restés sur le champ de bataille ; mon sang, ayant un chemin moins long à parcourir, se précipite dans mon coeur avec une affluence si rapide que ce vieil organe de mes plaisirs et de mes douleurs palpite comme prêt à se briser. Le désir de brûler ce qui regarde Charlotte, bien qu'elle soit traitée avec un respect religieux, se mêle chez moi à l'envie de détruire ces Mémoires : s'ils m'appartenaient encore, ou si je pouvais les racheter, je succomberais à la tentation. J'ai un tel dégoût de tout, un tel mépris pour le présent et pour l'avenir immédiat, une si ferme persuasion que les hommes µ désormais, pris ensemble comme public (et cela pour plusieurs siècles), seront pitoyables, que je rougis d'user mes derniers moments au récit des choses passées, à la peinture d'un monde fini dont on ne comprendra plus le langage et le nom.

L'homme est aussi trompé par la réussite de ses voeux que par leur désappointement : j'avais désiré, contre mon instinct naturel, aller au Congrès ; profitant d'une prévention à M. de Villèle, je l'avais amené à forcer la main de M. de Montmorency. Eh bien ! mon vrai penchant n'était pas pour ce que j'avais obtenu ; j'aurais eu sans doute quelque dépit si l'on m'eût contraint de rester en Angleterre ; mais bientôt l'idée d'aller voir madame Sutton, de faire le voyage des trois royaumes, l'eût emporté sur le mouvement d'une ambition postiche qui n'adhère point à ma nature. Dieu en ordonna autrement et je partis pour Vérone : de là le changement de ma vie, de là mon ministère, la guerre d'Espagne, mon triomphe, ma chute, bientôt suivie de celle de la monarchie.

Un des deux beaux enfants pour lesquels Charlotte m'avait prié de m'intéresser en 1822 vient de venir me voir à Paris : c'est aujourd'hui le capitaine Sutton ; il est marié à une jeune femme charmante, et il m'a appris que sa mère, très malade, a passé dernièrement un hiver à Londres.

Je m'embarquai à Douvres le 8 de septembre 1822, dans le même port d'où, vingt-deux ans auparavant, M. Lassagne , le Neuchâtelois, avait fait voile. De ce premier départ au moment où je tiens la plume, trente-neuf années sont accomplies. Lorsqu'on regarde ou qu'on écoute sa vie passée, on croit voir sur une mer déserte la trace d'un vaisseau qui a disparu ; on croit entendre les glas d'une cloche dont on n'aperçoit point la vieille tour.


3 L28 Livre vingt-huitième

Années 1824, 1825, 1826 et 1827

1. Délivrance du roi d'Espagne. - Ma destitution. - 2. L'opposition me suit. - 3. Derniers billets diplomatiques. - 4. Neuchâtel en Suisse. - 5. Mort de Louis XVIII. - Sacre de Charles X. - 6. Réception des chevaliers des Ordres. - 7. Je réunis autour de moi mes anciens adversaires. - Mon public est changé. - 8. Extrait de ma polémique après ma chute. - 9. Je refuse la pension de ministre d'Etat qu'on veut me rendre. - Comité grec. - Billet de M. Molé. - Lettre de Canaris à son fils. - Madame Récamier m'envoie l'extrait d'une autre lettre. - Mes oeuvres complètes. - 10. Séjour à Lausanne. - 11. Retour à Paris. - Les jésuites. - Lettre de M. de Montlosier et ma réponse. - 12. Suite de ma polémique. - 13. Lettre du général Sébastiani. - 14. Mort du général Foy. - La loi de justice et d'amour . - Lettre de M. Etienne. - Lettre de M. Benjamin Constant. - J'atteins au plus haut point de mon importance politique. - Article sur la fête du Roi. - Retrait de la loi sur la police de la presse. - Paris illuminé. - Billet de M. Michaud. - 15. Irritation de M. de Villèle. - Charles X veut passer la revue de la garde nationale au Champ-de-Mars. - Je lui écris : ma lettre. - 16. La revue. - Licenciement de la garde nationale. - La Chambre élective est dissoute. - La nouvelle Chambre. - Refus de concours. - Chute du ministère Villèle. - Je contribue à former le nouveau ministère et j'accepte l'ambassade de Rome. - 17. Examen d'un reproche. - 18. Madame de Staël. - Son premier voyage en Allemagne. - Madame Récamier à Paris. - 19. Retour de Madame de Staël. - Madame Récamier à Coppet. - Le Prince Auguste de Prusse. - 20. Second voyage de Madame de Staël en Allemagne. - Lettre de Madame de Staël à Bonaparte. - Château de Chaumont. - 21. Madame Récamier et M. de Montmorency sont exilés. - Madame Récamier à Châlons.

Voir dans les suppléments, le Livre sur Madame Récamier [C M 1 575] .


3 L28 Chapitre 1

Délivrance du roi d'Espagne. - Ma destitution.

Ici vient se placer dans l'ordre des dates le Congrès de Vérone , que j'ai publié en deux volumes à part. Si on avait par hasard envie de le relire, on peut le trouver partout. Ma guerre d'Espagne, le grand événement politique de ma vie, était une gigantesque entreprise. La légitimité allait pour la première fois brûler de la poudre sous le drapeau blanc, tirer son premier coup de canon après ces coups de canon de l'empire qu'entendra la dernière postérité. Enjamber d'un pas les Espagnes, réussir sur le même sol où naguère les armées de l'homme fastique avaient eu des revers, faire en six mois ce qu'il n'avait pu faire en sept ans, qui aurait pu prétendre à ce prodige ? C'est pourtant ce que j'ai fait ; mais par combien de malédictions ma tête a été frappée à la table de jeu où la Restauration m'avait assis ! J'avais devant moi une France ennemie des Bourbons et deux grands ministres étrangers, le prince de Metternich et M. Canning. Il ne se passait pas de jour que je ne reçusse des lettres qui m'annonçaient une catastrophe, car la guerre avec l'Espagne n'était pas du tout populaire, ni en France, ni en Europe. En effet, quelque temps après mes succès dans la Péninsule, ma chute ne tarda pas à arriver.

Dans notre ardeur après la dépêche télégraphique qui annonçait la délivrance du roi d'Espagne, nous autres ministres nous courûmes au château. Là j'eus un pressentiment de ma chute : je reçus sur la tête un seau d'eau froide qui me fit rentrer dans l'humilité de mes habitudes. Le Roi et Monsieur ne nous aperçurent point. Madame la duchesse d'Angoulême, éperdue du triomphe de son mari, ne distinguait personne. Cette victime immortelle écrivit sur la délivrance de Ferdinand une lettre terminée par cette exclamation sublime dans la bouche de la fille de Louis XVI : " Il est donc prouvé qu'on peut sauver un roi malheureux ! "

Le dimanche, je retournai avant le conseil faire ma cour à la famille royale ; l'auguste princesse dit à chacun de mes collègues un mot obligeant : elle ne m'adressa pas une parole. Je ne méritais pas sans doute un tel honneur. Le silence de l'orpheline du Temple ne peut jamais être ingrat : le Ciel a droit aux adorations de la terre et ne doit rien à personne.

Je traînai ensuite jusqu'à la Pentecôte ; pourtant mes amis n'étaient pas sans inquiétude ; ils me disaient souvent : Vous serez renvoyé demain. Tout à l'heure si l'on veut, répondais-je. Le jour de la Pentecôte, 6 juin 1824, j'étais arrivé dans les premiers salons de Monsieur : un huissier vint me dire qu'on me demandait. C'était Hyacinthe, mon secrétaire. Il m'annonça en me voyant que je n'étais plus ministre. J'ouvris le paquet qu'il me présentait ; j'y trouvai ce billet de M. de Villèle :

" Monsieur le vicomte,

" J'obéis aux ordres du Roi en transmettant de suite à Votre Excellence une ordonnance que Sa Majesté vient de rendre.

" Le sieur comte de Villèle, président de notre conseil des ministres est chargé par intérim du portefeuille des affaires étrangères, en remplacement du sieur vicomte de Chateaubriand. "

Cette ordonnance était écrite de la main de M. de Rainneville, assez bon pour en être encore embarrassé devant moi. Eh ! mon Dieu ! est-ce que je connais M. de Rainneville ? Est-ce que j'ai jamais songé à lui ? Je le rencontre assez souvent. S'est-il jamais aperçu que je savais que l'ordonnance qui m'avait rayé de la liste des ministres était écrite de sa main ?

Et pourtant qu'avais-je fait ? Où étaient mes intrigues et mon ambition ? Avais-je désiré la place de M. de Villèle en allant seul et caché me promener au fond du bois de Boulogne ? Ce fut cette vie étrange qui me perdit. J'avais la simplicité de rester tel que le ciel m'avait fait, et, parce que je n'avais envie de rien, on crut que je voulais tout. Aujourd'hui, je conçois très bien que ma vie à part était une grande faute. Comment ! vous ne voulez rien être ? Allez-vous-en ! Nous ne voulons pas qu'un homme méprise ce que nous adorons, et qu'il se croie en droit d'insulter à la médiocrité de notre vie. Les embarras de la richesse et les inconvénients de la misère me suivirent dans mon logement de la rue de l'Université : le jour de mon congé, j'avais au ministère un immense dîner prié ; il me fallut envoyer des excuses aux convives, et faire replier dans ma petite cuisine à deux maîtres trois grands services préparés pour quarante personnes. Montmirel et ses aides se mirent à l'ouvrage, et, nichant casseroles, lèchefrites et bassines dans tous les coins, il mit son chef-d'oeuvre réchauffé à l'abri. Un vieil ami vint partager mon premier repas de matelot mis à terre. La ville et la cour accoururent car il n'y eut qu'un cri sur l'outrecuidance de mon renvoi après le service que je venais de rendre ; on était persuadé que ma disgrâce serait de courte durée ; on se donnait l'air de l'indépendance en consolant un malheur de quelques jours, au bout desquels on rappellerait fructueusement à l'infortuné revenu en puissance qu'on ne l'avait point abandonné.

On se trompait ; on en fut pour les frais de courage : on avait compté sur ma platitude, sur mes pleurnicheries, sur mon ambition de chien couchant, sur mon empressement à me déclarer moi-même coupable, à faire le pied de grue auprès de ceux qui m'avaient chassé : c'était mal me connaître. Je me retirai sans réclamer même le traitement qui m'était dû, sans recevoir ni une faveur ni une obole de la cour ; je fermai ma porte à quiconque m'avait trahi ; je refusai la foule condoléante et je pris les armes. Alors tout se dispersa ; le blâme universel éclata, et ma partie, qui d'abord avait semblé belle aux salons et aux antichambres, parut effroyable.

Après mon renvoi, n'eussé-je pas mieux fait de me taire ? La brutalité du procédé ne m'avait-elle pas fait revenir le public ? M. de Villèle a répété que la lettre de destitution avait été retardée ; par ce hasard, elle avait eu le malheur de ne m'être rendue qu'au château ; peut-être en fut-il ainsi ; mais, quand on joue, on doit calculer les chances de la partie ; on doit surtout ne pas écrire à un ami de quelque valeur une lettre telle qu'on rougirait d'en adresser une semblable au valet coupable qu'on jetterait sur le pavé, sans convenances et sans remords. L'irritation du parti Villèle était d'autant plus grande contre moi, qu'il voulait s'approprier mon ouvrage, et que j'avais montré de l'entente dans des matières qu'on m'avait supposé ignorer.

Sans doute, avec du silence et de la modération (comme on disait), j'aurais été loué de la race en adoration perpétuelle du portefeuille ; en faisant pénitence de mon innocence, j'aurais préparé ma rentrée au conseil. C'eût été mieux dans l'ordre commun ; mais c'était me prendre pour l'homme que point ne suis ; c'était me supposer le désir de ressaisir le timon de l'Etat, l'envie de faire mon chemin ; désir et envie qui dans cent mille ans ne m'arriveraient pas.

L'idée que j'avais du gouvernement représentatif me conduisit à entrer dans l'opposition ; l'opposition systématique me semble la seule propre à ce gouvernement ; l'opposition surnommée de conscience est impuissante. La conscience peut arbitrer un fait moral , elle ne juge point d'un fait intellectuel . Force est de se ranger sous un chef, appréciateur des bonnes et des mauvaises lois. N'en est-il ainsi, alors tel député prend sa bêtise pour sa conscience et la met dans l'urne. L'opposition dite de conscience consiste à flotter entre les partis, à ronger son frein, à voter même, selon l'occurrence, pour le ministère, à se faire magnanime en enrageant ; opposition d'imbécillités mutines chez les soldats, de capitulations ambitieuses parmi les chefs. Tant que l'Angleterre a été saine, elle n'a jamais eu qu'une opposition systématique : on entrait et l'on sortait avec ses amis ; en quittant le portefeuille on se plaçait sur le banc des attaquants. Comme on était censé s'être retiré pour n'avoir pas voulu accepter un système, ce système étant resté près de la couronne devait être nécessairement combattu. Or, les hommes ne représentant que des principes, l'opposition systématique ne voulait emporter que les principes , lorsqu'elle livrait l'assaut aux hommes .


3 L28 Chapitre 2

L'opposition me suit.

Ma chute fit grand bruit : ceux qui se montraient les plus satisfaits en blâmaient la forme. J'ai appris depuis que M. de Villèle hésita ; M. de Corbière décida la question : " S'il rentre par une porte au conseil, dut-il dire, je sors par l'autre. " On me laissa sortir : il était tout simple qu'on me préférât M. de Corbière. Je ne lui en veux pas : je l'importunais, il m'a fait chasser : il a bien fait.

Le lendemain de mon renvoi et les jours suivants, on lut dans le Journal des Débats ces paroles si honorables pour MM. Bertin :

" C'est pour la seconde fois que M. de Chateaubriand subit l'épreuve d'une destitution solennelle.

" Il fut destitué en 1816, comme ministre d'Etat, pour avoir attaqué dans son immortel ouvrage de la Monarchie selon la Charte , la fameuse ordonnance du 5 septembre, qui prononçait la dissolution de la Chambre introuvable de 1815. MM. de Villèle et Corbière étaient alors de simples députés, chefs de l'opposition royaliste, et c'est pour avoir embrassé leur défense que M. de Chateaubriand devint la victime de la colère ministérielle.

" En 1824, M. de Chateaubriand est encore destitué, et c'est par MM. de Villèle et Corbière, devenus ministres, qu'il est sacrifié. Chose singulière ! en 1816, il fut puni d'avoir parlé ; en 1824, on le punit de s'être tu ; son crime est d'avoir gardé le silence dans la discussion sur la loi des rentes. Toutes les disgrâces ne sont pas des malheurs ; l'opinion publique, juge suprême nous apprendra dans quelle classe il faut placer celle de M. de Chateaubriand ; elle nous apprendra aussi à qui l'ordonnance de ce jour aura été le plus fatale, ou du vainqueur ou du vaincu.

" Qui nous eût dit, à l'ouverture de la session, que nous gâterions ainsi tous les résultats de l'entreprise d'Espagne ? Que nous fallait-il cette année ? Rien que la loi sur la septennalité (mais la loi complète) et le budget. Les affaires de l'Espagne, de l'Orient et des Amériques, conduites comme elles l'étaient, prudemment et en silence, seraient éclaircies, le plus bel avenir était devant nous, on a voulu cueillir un fruit vert ; il n'est pas tombé, et on a cru remédier à de la précipitation par de la violence.

" La colère et l'envie sont de mauvais conseillers ; ce n'est pas avec les passions et en marchant par saccades que l'on conduit les Etats.

" P.-S . La loi sur la septennalité a passé, ce soir, à la Chambre des députés. On peut dire que les doctrines de M. de Chateaubriand triomphent après sa sortie du ministère. Cette loi, qu'il avait conçue depuis longtemps, comme complément de nos institutions, marquera à jamais, avec la guerre d'Espagne, son passage dans les affaires. On regrette bien vivement que M. de Corbière ait enlevé la parole, samedi, à celui qui était alors son illustre collègue. La Chambre des pairs aurait au moins entendu le chant du cygne.

" Quant à nous, c'est avec le plus vif regret que nous rentrons dans une carrière de combats, dont nous espérions être à jamais sortis par l'union des royalistes ; mais l'honneur, la fidélité politique, le bien de la France, ne nous ont pas permis d'hésiter sur le parti que nous devions prendre. "

Le signal de la réaction fut ainsi donné. M. de Villèle n'en fut pas d'abord trop alarmé ; il ignorait la force des opinions. Plusieurs années furent nécessaires pour l'abattre, mais enfin il tomba.


3 L28 Chapitre 3

Derniers billets diplomatiques.

Je reçus du président du conseil une lettre qui réglait tout, et qui prouvait, à ma grande simplicité, que je n'avais rien pris de ce qui rend un homme respecté et respectable :

M. de Villèle à M. de Chateaubriand.

" Paris, 16 juin 1824.

" Monsieur le vicomte,

" Je me suis empressé de soumettre à Sa Majesté l'ordonnance par laquelle il vous est accordé décharge pleine et entière des sommes que vous avez reçues du trésor royal, pour dépenses secrètes, pendant tout le temps de votre ministère.

" Le Roi a approuvé toutes les dispositions de cette ordonnance que j'ai l'honneur de vous transmettre ci-jointe en original.

" Agréez, monsieur le vicomte, etc. "

Mes amis et moi, nous expédiâmes une prompte correspondance :

M. de Chateaubriand à M. de Talaru.

" Paris, 9 juin 1824.

" Je ne suis plus ministre, mon cher ami ; on prétend que vous l'êtes. Quand je vous obtins l'ambassade de Madrid, je dis à plusieurs personnes qui s'en sou viennent encore : " Je viens de nommer mon successeur. " Je désire avoir été prophète. C'est M. de Villèle qui a le portefeuille par intérim.

" Chateaubriand. "

M. de Chateaubriand à M. de Rayneval.

" Paris, le 16 juin 1824.

" J'ai fini, monsieur ; j'espère que vous en avez encore pour longtemps. J'ai tâché que vous n'eussiez pas à vous plaindre de moi.

" Il est possible que je me retire à Neuchâtel, en Suisse, si cela arrive, demandez pour moi d'avance à Sa Majesté prussienne sa protection et ses bontés : offrez mon hommage au comte de Bernstorff, mes amitiés à M. Ancillon, et mes compliments à tous vos secrétaires. Vous, monsieur, je vous prie de croire à mon dévouement et à mon attachement très sincère.

" Chateaubriand. "

M. de Chateaubriand à M. de Caraman.

" Paris, 22 juin 1824.

" J'ai reçu, monsieur le marquis, vos lettres du 11 de ce mois. D'autres que moi vous apprendront la route que vous aurez à suivre désormais ; si elle est conforme à ce que vous avez entendu, elle vous mènera loin. Il est probable que ma destitution fera grand plaisir à M. de Metternich pendant une quinzaine de jours.

" Recevez, monsieur le marquis, mes adieux et la nouvelle assurance de mon dévouement et de ma haute considération.

" Chateaubriand. "

M. de Chateaubriand à M. Hyde de Neuville.

" Paris, le 22 juin 1824.

" Vous aurez sans doute appris ma destitution. Il ne me reste qu'à vous dire combien j'étais heureux d'avoir avec vous des relations que l'on vient de briser. Continuez, monsieur et ancien ami, à rendre des services à votre pays, mais ne comptez pas trop sur la reconnaissance, et ne croyez pas que vos succès soient une raison pour vous maintenir au poste où vous faites tant d'honneur.

" Je vous souhaite, monsieur, tout le bonheur que vous méritez, et je vous embrasse.

" P.-S . Je reçois à l'instant votre lettre du 5 de ce mois, où vous m'appreniez l'arrivée de M. de Mérona. Je vous remercie de votre bonne amitié ; soyez sûr que je n'ai cherché que cela dans vos lettres.

" Chateaubriand. "

M. de Chateaubriand à M. le comte de Serre.

" Paris, le 23 juin 1824.

" Ma destitution vous aura prouvé, monsieur le comte, mon impuissance à vous servir, il ne me reste qu'à faire des souhaits pour vous voir où vos talents vous appellent. Je me retire heureux d'avoir contribué à rendre à la France son indépendance militaire et politique, et d'avoir introduit la septennalité dans son système électoral ; elle n'est pas telle que je l'aurais voulue ; le changement d'âge en était une conséquence nécessaire ; mais enfin le principe est posé, le temps fera le reste, si toutefois il ne défait pas. J'ose me flatter, monsieur le comte, que vous n'avez pas eu à vous plaindre de nos relations ; et moi je me féliciterai toujours d'avoir rencontré dans les affaires un homme de votre mérite.

" Recevez, avec mes adieux, etc.

" Chateaubriand. "

M. de Chateaubriand à M. de La Ferronnays.

" Paris, le 16 juin 1824.

" Si par hasard vous étiez encore à Saint-Pétersbourg, monsieur le comte, je ne veux pas terminer notre correspondance sans vous dire toute l'estime et toute l'amitié que vous m'avez inspirées : portez-vous bien ; soyez plus heureux que moi, et croyez que vous me retrouverez dans toutes les circonstances de la vie. J'écris un mot à l'empereur.

" Chateaubriand. "

La réponse à cet adieu m'arriva dans les premiers jours d'août. M. de La Ferronnays avait consenti aux fonctions d'ambassadeur sous mon ministère ; plus tard je devins à mon tour ambassadeur sous le ministère de M. de La Ferronnays : ni l'un ni l'autre n'avons cru monter ou descendre. Compatriotes et amis, nous nous sommes rendu mutuellement justice. M. de La Ferronnays a supporté les plus rudes épreuves sans se plaindre ; il est resté fidèle à ses souffrances et à sa noble pauvreté. Après ma chute, il a agi pour moi à Pétersbourg comme j'aurais agi pour lui : un honnête homme est toujours sûr d'être compris d'un honnête homme. Je suis heureux de produire ce touchant témoignage du courage, de la loyauté et de l'élévation d'âme de M. de La Ferronnays. Au moment où je reçus ce billet, il me fut une compensation très supérieure aux faveurs capricieuses et banales de la fortune. Ici seulement, pour la première fois, je crois devoir violer le secret honorable que me recommandait l'amitié.

M. de La Ferronnays à M. de Chateaubriand.

" Saint-Pétersbourg, le 4 juillet 1824.

" Le courrier russe arrivé avant-hier m'a remis votre petite lettre du 16 ; elle devient pour moi une des plus précieuses de toutes celles que j'ai eu le bonheur de recevoir de vous ; je la conserve comme un titre dont je m'honore, et j'ai la ferme espérance et l'intime conviction que bientôt je pourrai vous le présenter dans des circonstances moins tristes. J'imiterai, monsieur le vicomte, l'exemple que vous me donnez, et ne me permettrai aucune réflexion sur l'événement qui vient de rompre d'une manière si brusque et si peu attendue les rapports que le service établissait entre vous et moi ; la nature même de ces rapports, la confiance dont vous m'honoriez, enfin des considérations bien plus graves, puisqu'elles ne sont pas exclusivement personnelles vous expliqueront assez les motifs et toute l'étendue de mes regrets. Ce qui vient de se passer reste encore pour moi entièrement inexplicable ; j'en ignore absolument les causes, mais j'en vois les effets, ils étaient si faciles, si naturels à prévoir, que je suis étonné que l'on ait si peu craint de les braver. Je connais trop cependant la noblesse des sentiments qui vous animent, et la pureté de votre patriotisme, pour n'être pas bien sûr que vous approuverez la conduite que j'ai cru devoir suivre dans cette circonstance, elle m'était commandée par mon devoir, par mon amour pour mon pays, et même par l'intérêt de votre gloire ; et vous êtes trop Français pour accepter, dans la situation où vous vous trouvez, la protection et l'appui des étrangers. Vous avez pour jamais acquis la confiance et l'estime de l'Europe ; mais c'est la France que vous servez, c'est à elle seule que vous appartenez ; elle peut être injuste mais ni vous ni vos véritables amis ne souffriront jamais que l'on rende votre cause moins pure et moins belle en confiant sa défense à des voix étrangères. J'ai donc fait taire toute espèce de sentiments et de considérations particulières devant l'intérêt général ; j'ai prévenu des démarches dont le premier effet devait être de susciter parmi nous des divisions dangereuses, et de porter atteinte à la dignité du trône. C'est le dernier service que j'aie rendu ici avant mon départ, vous seul, monsieur le vicomte, en aurez la connaissance ; la confidence vous en était due, et je connais trop la noblesse de votre caractère pour n'être pas bien sûr que vous me garderez le secret, et que vous trouverez ma conduite, dans cette circonstance, conforme aux sentiments que vous avez le droit d'exiger de ceux que vous honorez de votre estime et de votre amitié.

" Adieu, monsieur le vicomte : si les rapports que j'ai eu le bonheur d'avoir avec vous ont pu vous donner une idée juste de mon caractère, vous devez savoir que ce ne sont point les changements de situation qui peuvent influencer mes sentiments et vous ne douterez jamais de l'attachement et lu dévouement de celui qui, dans les circonstances actuelles, s'estime le plus heureux des hommes d'être placé par l'opinion au nombre de vos amis. "

" La Ferronnays. "

" MM. de Fontenay et de Pontcarré sentent vivement le prix du souvenir que vous voulez bien leur conserver : témoins, ainsi que moi, de l'accroissement de considération que la France avait acquis depuis votre entrée au ministère, il est tout simple qu'ils partagent mes sentiments et mes regrets. "


3 L28 Chapitre 4

Neuchâtel en Suisse.

Je commençai le combat de ma nouvelle opposition immédiatement après ma chute, mais il fut interrompu par la mort de Louis XVIII, et il ne reprit vivement qu'après le sacre de Charles X. Au mois de juillet, je rejoignis à Neuchâtel madame de Chateaubriand qui était allée m'y attendre. Elle avait loué une cabane au bord du lac. La chaîne des Alpes se déroulait nord et sud à une grande distance devant nous, nous étions adossés contre le Jura dont les flancs noircis de pins montaient à pic sur nos têtes. Le lac était désert ; une galerie de bois me servait de promenoir. Je me souvenais de milord Maréchal. Quand je montais au sommet du Jura, j'apercevais le lac de Bienne aux brises et aux flots de qui J.-J. Rousseau doit une de ses plus heureuses inspirations. Madame de Chateaubriand alla visiter Fribourg et une maison de campagne que l'on nous avait dit charmante, et qu'elle trouva glacée, quoiqu'elle fût surnommée la Petite Provence . Un maigre chat noir, demi-sauvage, qui pêchait de petits poissons en plongeant sa patte dans un grand seau rempli de l'eau du lac, était toute ma distraction. Une vieille femme tranquille qui tricotait toujours, faisait, sans bouger de sa chaise, notre festin dans une huguenote. Je n'avais pas perdu l'habitude du repas du rat des champs.

Neuchâtel avait eu ses beaux jours ; il avait appartenu à la duchesse de Longueville, J.-J. Rousseau s'était promené en habit d'Arménien sur ses monts, et madame de Charrière, si délicatement observée par M. de Sainte-Beuve, en avait décrit la société dans les Lettres neuchâteloises : mais Juliane , mademoiselle de La Prise, Henri Meyer , n'étaient plus là ; je n'y voyais que le pauvre Fauche-Borel, de l'ancienne émigration : il se jeta bientôt après par sa fenêtre. Les jardins peignés de M. Pourtalès ne me charmaient pas plus qu'un rocher anglais élevé de main d'homme dans une vigne voisine en regard du Jura. Berthier, dernier prince de Neuchâtel, de par Bonaparte, était oublié malgré son petit Simplon du Val de Travers, et quoiqu'il se fût brisé le crâne de la même façon que Fauche-Borel.


3 L28 Chapitre 5

Mort de Louis XVIII. - Sacre de Charles X.

La maladie du Roi me rappela à Paris. Le Roi mourut le 16 septembre, quatre mois à peine après ma destitution. Ma brochure ayant pour titre : Le Roi est mort : vive le Roi ! dans laquelle je saluais le nouveau souverain, opéra pour Charles X ce que ma brochure De Bonaparte et des Bourbons avait opéré pour Louis XVIII. J'allai chercher madame de Chateaubriand à Neuchâtel, et nous vînmes à Paris loger rue du Regard. Charles X popularisa l'ouverture de son règne par l'abolition de la censure ; le sacre eut lieu au printemps de 1825. " Là commençaient les abeilles à bourdonner, les oiseaux à rossignoler et les agneaux à sauteler . "

Je trouve parmi mes papiers les pages suivantes écrites à Reims :

" Reims, 26 mai 1825.

" Le Roi arrive après-demain : il sera sacré dimanche 29 ; je lui verrai mettre sur la tête une couronne à laquelle personne ne pensait en 1814 quand j'élevai la voix. J'ai contribué à lui ouvrir les portes de la France, je lui ai donné des défenseurs, en conduisant à bien l'affaire d'Espagne ; j'ai fait adopter la Charte, et j'ai su retrouver une armée, les deux seules choses avec lesquelles le roi puisse régner au dedans et au dehors : quel rôle m'est réservé au sacre ? celui d'un proscrit. Je viens recevoir dans la foule un cordon prodigué, que je ne tiens pas même de Charles X. Les gens que j'ai servis et placés me tournent le dos. Le Roi tiendra mes mains dans les siennes ; il me verra à ses pieds sans être ému, quand je prêterai mon serment, comme il me voit sans intérêt recommencer mes misères. Cela me fait-il quelque chose ? Non. Délivré de l'obligation d'aller aux Tuileries, l'indépendance compense tout pour moi.

" J'écris cette page de mes Mémoires dans la chambre où je suis oublié au milieu du bruit. J'ai visité ce matin Saint-Remi et la cathédrale décorée de papier peint. Je n'aurai eu une idée claire de ce dernier édifice que par les décorations de la Jeanne d'Arc de Schiller, jouée devant moi à Berlin : des machines d'opéra m'ont fait voir au bord de la Sprée ce que des machines d'opéra me cachent au bord de la Vesle : du reste, j'ai pris mon divertissement parmi les vieilles races, depuis Clovis avec ses Francs et son pigeon descendu du ciel, jusqu'à Charles VII, avec Jeanne d'Arc.

Je suis venu de mon pays

Pas plus haut qu'une botte,

Avecque mi, avecque mi,

Avecque ma marmotte.

" Un petit sou, monsieur, s'il vous plaît !

" Voilà ce que m'a chanté, au retour de ma course, un petit Savoyard arrivé tout juste à Reims. " Et qu'es-tu venu faire ici ? lui ai-je dit. - Je suis venu au sacre, monsieur. - Avec ta marmotte ? - Oui, monsieur, avecque mi, avecque mi, avecque ma marmotte , m'a-t-il répondu en dansant et en tournant. - Eh bien, c'est comme moi, mon garçon. "

" Cela n'était pas exact : j'étais venu au sacre sans marmotte, et une marmotte est une grande ressource ; je n'avais dans mon coffret que quelque vieille songerie qui ne m'aurait pas fait donner un petit sou par le passant pour la voir grimper autour d'un bâton.

" Louis XVII et Louis XVIII n'ont point été sacrés ; le sacre de Charles X vient immédiatement après celui de Louis XVI. Charles X assista au couronnement de son frère ; il représentait le duc de Normandie, Guillaume le Conquérant. Sous quels heureux auspices Louis XVI ne montait-il pas au trône ? Comme il était populaire en succédant à Louis XV ! Et pourtant qu'est-il devenu ? Le sacre actuel sera la représentation d'un sacre, non un sacre : nous verrons le maréchal Moncey, acteur au sacre de Napoléon, ce maréchal qui jadis célébra dans son armée la mort du tyran Louis XVI, nous le verrons brandir l'épée royale à Reims en qualité de comte de Flandre ou de duc d'Aquitaine. A qui cette parade pourrait-elle faire illusion ? Je n'aurais voulu aujourd'hui aucune pompe : le Roi à cheval, l'église nue, ornée seulement de ses vieilles voûtes et de ses vieux tombeaux, les deux Chambres présentes, le serment de fidélité à la Charte prononcé à haute voix sur l'Evangile. C'était ici le renouvellement de la monarchie, on la pouvait recommencer avec la liberté et la religion : malheureusement on aimait peu la liberté, encore si l'on avait eu du moins le goût de la gloire !

Ah ! que diront là-bas, sous les tombes poudreuses,

De tant de vaillants rois les ombres généreuses ?

Que diront Pharamond, Clodion et Clovis

Nos Pépins, nos Martels, nos Charles, nos Louis,

Qui, de leur propre sang, à tous périls de guerre

Ont acquis à leurs fils une si belle terre ?

" Enfin le sacre nouveau, où le pape est venu oindre un homme aussi grand que le chef de la seconde race, n'a-t-il pas, en changeant les têtes, détruit l'effet de l'antique cérémonie de notre histoire ? Le peuple a été amené à penser qu'un rite pieux ne dédiait personne au trône, ou rendait indifférent le choix du front auquel s'appliquait l'huile sainte. Les figurants à Notre-Dame de Paris, jouant pareillement dans la cathédrale de Reims, ne seront plus que les personnages obligés d'une scène devenue vulgaire : l'avantage demeurera à Napoléon qui envoie ses comparses à Charles X. La figure de l'Empereur domine tout désormais. Elle apparaît au fond des événements et des idées : les feuillets des bas temps où nous sommes arrivés se recroquevillent aux regards de ses aigles. "

" Reims, samedi, veille du sacre.

" J'ai vu entrer le Roi ; j'ai vu passer les carrosses dorés du monarque qui naguère n'avait pas une monture ; j'ai vu rouler ces voitures pleines de courtisans qui n'ont pas su défendre leur maître. Cette tourbe est allée à l'église chanter le Te Deum , et moi je suis allé voir une ruine romaine et me promener seul dans un bois d'ormeaux appelé le bois d'Amour . J'entendais de loin la jubilation des cloches, je regardais les tours de la cathédrale, témoins séculaires de cette cérémonie toujours la même et pourtant si diverse par l'histoire, les temps, les idées, les moeurs, les usages et les coutumes. La monarchie a péri, et la cathédrale a pendant quelques années été changée en écurie. Charles X, qui la revoit aujourd'hui se souvient-il qu'il a vu Louis XVI recevoir l'onction aux mêmes lieux où il va la recevoir à son tour ? Croira-t-il qu'un sacre mette à l'abri du malheur ? Il n'y a plus de main assez vertueuse pour guérir les écrouelles, plus de sainte ampoule assez salutaire pour rendre les rois inviolables. "


3 L28 Chapitre 6

Réception des chevaliers des Ordres.

J'écrivis à la hâte ce qu'on vient de lire sur les pages demi-blanches d'une brochure ayant pour titre : Le Sacre ; par Barnage de Reims, avocat , et sur une lettre imprimée du grand référendaire, M. de Sémonville, disant : " Le grand référendaire a l'honneur d'informer sa seigneurie, monsieur le vicomte de Chateaubriand, que des places dans le sanctuaire de la cathédrale de Reims sont destinées et réservées pour ceux de MM. les pairs qui voudront assister le lendemain du sacre et couronnement de Sa Majesté à la cérémonie de la réception du chef et souverain grand maître des ordres du Saint-Esprit et de Saint-Michel et de la réception de MM. les chevaliers et commandeurs. "

Charles X avait eu pourtant l'intention de me réconcilier. L'archevêque de Paris lui parlant à Reims des hommes dans l'opposition, le Roi avait dit : " Ceux qui ne veulent pas de moi, je les laisse. " L'archevêque reprit : " Mais, sire, M. de Chateaubriand ? - Oh ! celui-là, je le regrette. " L'archevêque demanda au Roi s'il me le pouvait dire : le Roi hésita, fit deux ou trois tours dans la chambre et répondit : " Eh bien, oui, dites-le-lui ", et l'archevêque oublia de m'en parler.

A la cérémonie des chevaliers des ordres, je me trouvai à genoux aux pieds du Roi, dans le moment que M. de Villèle prêtait son serment. J'échangeai deux ou trois mots de politesse avec mon compagnon de chevalerie, à propos de quelque plume détachée de mon chapeau. Nous quittâmes les genoux du prince et tout fut fini. Le Roi, ayant eu de la peine à ôter ses gants pour prendre mes mains entre les siennes, m'avait dit en riant : " Chat ganté ne prend point de souris. " On avait cru qu'il m'avait parlé longtemps, et le bruit de ma faveur renaissante s'était répandu. Il est probable que Charles X, s'imaginant que l'archevêque m'avait entretenu de sa bonne volonté, attendait de moi un mot de remerciement et qu'il fut choqué de mon silence.

Ainsi j'ai assisté au dernier sacre des successeurs de Clovis ; je l'avais déterminé par les pages où j'avais sollicité ce sacre, et dépeint dans ma brochure Le Roi est mort : vive le Roi ! Ce n'est pas que j'eusse la moindre foi à la cérémonie ; mais comme tout manquait à la légitimité, il fallait pour la soutenir user de tout, vaille que vaille. Je rappelais cette définition d'Adalbéron : " Le couronnement d'un roi de France est un intérêt public, non une affaire particulière : publica sunt haec negotia, non privata " ; je citais l'admirable prière réservée pour le sacre : " Dieu, qui par tes vertus conseilles tes peuples, donne à celui-ci, ton serviteur, l'esprit de ta sapience ! Qu'en ces jours naisse à tous équité et justice : aux amis secours, aux ennemis obstacle, aux affligés consolation, aux élevés correction, aux riches enseignement, aux indigents pitié, aux pèlerins hospitalité, aux pauvres sujets paix et sûreté en la patrie ! Qu'il apprenne (le roi) à se commander soi-même, à modérément gouverner un chacun selon son état, afin, ô Seigneur ! qu'il puisse donner à tout le peuple exemple de vie à toi agréable. " Avant d'avoir rapporté dans ma brochure, Le Roi est mort : vive le Roi ! cette prière conservée par Du Tillet, je m'étais écrié : " Supplions humblement Charles X d'imiter ses aïeux : trente-deux souverains de la troisième race ont reçu l'onction royale. "

Tous mes devoirs étant remplis, je quittai Reims et je pus dire comme Jeanne d'Arc : " Ma mission est finie. "


3 L28 Chapitre 8

Extrait de ma polémique après ma chute.

" Nous avons eu le courage et l'honneur de faire une guerre dangereuse en présence de la liberté de la presse, et c'était la première fois que ce noble spectacle était donné à la monarchie. Nous nous sommes vite repentis de notre loyauté. Nous avions bravé les journaux lorsqu'ils ne pouvaient nuire qu'au succès de nos soldats et de nos capitaines ; il a fallu les asservir lorsqu'ils ont osé parler des commis et des ministres.

" Si ceux qui administrent l'Etat semblent complètement ignorer le génie de la France dans les choses sérieuses, ils n'y sont pas moins étrangers dans ces choses de grâces et d'ornements qui se mêlent, pour l'embellir, à la vie des nations civilisées.

" Les largesses que le gouvernement légitime répand sur les arts surpassent les secours que leur accordait le gouvernement usurpateur, mais comment sont-elles départies ? Voués à l'oubli par nature et par goût, les dispensateurs de ces largesses paraissent avoir de l'antipathie pour la renommée ; leur obscurité est si invincible, qu'en approchant des lumières ils les font pâlir, on dirait qu'ils versent l'argent sur les arts pour les éteindre, comme sur nos libertés pour les étouffer. Encore si la machine étroite dans laquelle on met la France à la gêne ressemblait à ces modèles achevés que l'on examine à la loupe dans le cabinet des amateurs, la délicatesse de cette curiosité pourrait intéresser un moment ; mais point : c'est une petite chose mal faite. "

" Nous avons dit que le système suivi aujourd'hui par l'administration blesse le génie de la France : nous allons essayer de prouver qu'il méconnaît également l'esprit de nos institutions.

" Dans une monarchie constitutionnelle, on respecte les libertés publiques ; on les considère comme la sauvegarde du monarque, du peuple et des lois.

" Nous entendons autrement le gouvernement représentatif. On forme une compagnie (on dit même deux compagnies rivales, car il faut de la concurrence) pour corrompre des journaux à prix d'argent. On ne craint pas de soutenir des procès scandaleux contre des propriétaires qui n'ont pas voulu se vendre ; on voudrait les forcer à subir le mépris par arrêt des tribunaux. Les hommes d'honneur répugnant au métier, on enrôle, pour soutenir un ministère royaliste, des libellistes qui ont poursuivi la famille royale de leurs calomnies. On recrute tout ce qui a servi dans l'ancienne police et dans l'antichambre impériale ; comme chez nos voisins, lorsqu'on veut se procurer des matelots, on fait la presse dans les tavernes et les lieux suspects. Ces chiourmes d'écrivains libres sont embarquées dans cinq ou six journaux achetés et ce qu'ils disent s'appelle l' opinion publique chez les ministres.

" La monarchie s'est rétablie sans efforts en France parce qu'elle est forte de toute notre histoire, parce que la couronne est portée par une famille qui a presque vu naître la nation, qui l'a formée, civilisée, qui lui a donné toutes ses libertés, qui l'a rendue immortelle ; mais le temps a réduit cette monarchie à ce qu'elle a de réel. L'âge des fictions est passé en politique ; on ne peut plus avoir un gouvernement d'adoration, de culte et de mystère : chacun connaît ses droits, rien n'est possible hors des limites de la raison, et jusqu'à la faveur, dernière illusion des monarchies absolues, tout est pesé, tout est apprécié aujourd'hui.

" Ne nous y trompons pas, une nouvelle ère commence pour les nations, sera-t-elle plus heureuse ? La Providence le sait. Quant à nous, il ne nous est donné que de nous préparer aux événements de l'avenir. Ne nous figurons pas que nous puissions rétrograder : il n'y a de salut pour nous que dans la Charte.

" La monarchie constitutionnelle n'est point née parmi nous d'un système écrit, bien qu'elle ait un Code imprimé ; elle est fille du temps et des événements, comme l'ancienne monarchie de nos pères.

" Pourquoi la liberté ne se maintiendrait-elle pas dans l'édifice élevé par le despotisme et où il a laissé des traces ? La victoire, pour ainsi dire encore parée des trois couleurs, s'est réfugiée dans la tente du duc d'Angoulême ; la légitimité habite le Louvre, bien qu'on y voie encore des aigles. "

Voilà, très en abrégé, et peut-être encore trop longuement, un specimen de ma polémique dans mes brochures et dans le Journal des Débats : on y retrouve tous les principes que l'on proclame aujourd'hui.


3 L28 Chapitre 9

Je refuse la pension du ministère d'Etat qu'on veut me rendre. - Comité grec. - Billet de M. Molé. - Lettre de Canaris à son fils. - Madame Récamier m'envoie l'extrait d'une autre lettre. - Mes oeuvres complètes.

Lorsqu'on me chassa du ministère, on ne me rendit point ma pension de ministre d'Etat ; je ne la réclamai point ; mais M. de Villèle, sur une observation du Roi, s'avisa de me faire expédier un nouveau brevet de cette pension par M. de Peyronnet. Je la refusai. Ou j'avais droit à mon ancienne pension, ou je n'y avais pas droit : dans le premier cas, je n'avais pas besoin d'un nouveau brevet ; dans le second, je ne voulais pas devenir le pensionnaire du président du conseil.

Les Hellènes secouèrent le joug : il se forma à Paris un comité grec dont je fis partie. Le comité s'assemblait chez M. Ternaux, place des Victoires. Les sociétaires arrivaient successivement au lieu des délibérations. M. le général Sébastiani déclarait, lorsqu'il était assis, que c'était une grosse affaire ; il la rendait longue : cela déplaisait à notre positif président, M. Ternaux, qui voulait bien faire un schall pour Aspasie, mais qui n'aurait pas perdu son temps avec elle. Les dépêches de M. Fabvier, faisaient souffrir le comité ; il nous grognait fort ; il nous rendait responsables de ce qui n'allait pas selon ses vues, nous qui n'avions pas gagné la bataille de Marathon. Je me dévouai à la liberté de la Grèce : il me semblait remplir un devoir filial envers une mère. J'écrivis une Note ; je m'adressai aux successeurs de l'empereur de Russie, comme je m'étais adressé à lui-même à Vérone. La Note a été imprimée et puis réimprimée à la tête de l' Itinéraire . Je travaillais dans le même sens à la Chambre des pairs, pour mettre en mouvement un corps politique. Ce billet de M. Molé fait voir les obstacles que je rencontrais et les moyens détournés que j'étais obligé de prendre :

" Vous nous trouverez tous demain à l'ouverture, prêts à voler sur vos traces. Je vais écrire à Lainé si je ne le trouve pas. Il ne faut lui laisser prévoir que des phrases sur les Grecs ; mais prenez garde qu'on ne vous oppose les limites de tout amendement, et que, le règlement à la main, on ne vous repousse. Peut-être on vous dira de déposer votre proposition sur le bureau : vous pourriez le faire alors subsidiairement, et après avoir dit tout ce que vous avez à dire. Pasquier vient d'être assez malade, et je crains qu'il ne soit pas encore sur pied demain. Quant au scrutin, nous l'aurons. Ce qui vaut mieux que tout cela, c'est l'arrangement que vous avez fait avec vos libraires. Il est beau de retrouver par son talent tout ce que l'injustice et l'ingratitude des hommes nous avaient ôté.

" A vous pour la vie,

" Molé. "

La Grèce est devenue libre du joug de l'islamisme ; mais, au lieu d'une république fédérative, comme je le désirais, une monarchie bavaroise s'est établie à Athènes ; or, comme les rois n'ont pas de mémoire, moi qui avais quelque peu servi la cause des Argiens, je n'ai plus entendu parler d'eux que dans Homère. La Grèce délivrée ne m'a pas dit : " Je vous remercie. " Elle ignore mon nom autant et plus qu'au jour où je pleurais sur ses débris en traversant ses déserts.

L'Hellénie non encore royale avait été plus reconnaissante. Parmi quelques enfants que le comité faisait élever se trouvait le jeune Canaris : son père, digne des marins de Mycale, lui écrivit un billet que l'enfant traduisit en français sur le papier blanc qui restait au bas du billet. L'enfant m'a remis ce double texte ; je l'ai conservé comme la récompense du comité grec :

" Mon cher enfant,

" Aucun des Grecs n'a eu le même bonheur que toi : celui d'être choisi par la société bienfaisante qui s'intéresse à nous pour apprendre les devoirs de l'homme. Moi, je t'ai fait naître ; mais ces personnes recommandables te donneront une éducation qui rend véritablement homme. Sois bien docile aux conseils de ces nouveaux pères, si tu veux faire la consolation des derniers moments de celui qui t'a donné le jour. Porte-toi bien.

" Ton père,

" C. Canaris.

" De Napoli de Romanie, le 5 septembre 1825. "

La Grèce républicaine avait témoigné ses regrets particuliers lorsque je sortis du ministère. Madame Récamier m'avait écrit de Naples le 29 octobre 1824 :

" Je reçois une lettre de la Grèce qui a fait un long détour avant de m'arriver. J'y trouve quelques lignes sur vous que je veux vous faire connaître, les voici : " L'ordonnance du 6 juin nous est parvenue, elle a produit sur nos chefs la plus vive sensation. Leurs espérances les plus fondées étant dans la générosité de la France, ils se demandent avec inquiétude ce que présage l'éloignement d'un homme dont le caractère leur promettait un appui . "

" Ou je me trompe ou cet hommage doit vous plaire. Je joins ici la lettre : la première page ne concernait que moi. "

On lira bientôt la vie de madame Récamier : on saura s'il m'était doux de recevoir un souvenir de la patrie des Muses par une femme qui l'eût embellie.

Quant au billet de M. Molé donné plus haut, il fait allusion au marché que j'avais conclu relativement à la publication de mes Oeuvres complètes . Cet arrangement aurait dû, en effet, assurer la paix de ma vie ; il a néanmoins tourné mal pour moi, bien qu'il ait été heureux pour les éditeurs auxquels M. Ladvocat, après sa faillite, a laissé mes Oeuvres. En fait de Plutus ou de Pluton (les mythologistes les confondent), je suis comme Alceste, je vois toujours la barque fatale ; ainsi que William Pitt, et c'est mon excuse, je suis un panier percé ; mais je ne fais pas moi-même le trou au panier.

A la fin de la Préface générale de mes Oeuvres, 1826, Ier volume, j'apostrophe ainsi la France :

" O France ! mon cher pays et mon premier amour , un de vos fils, au bout de sa carrière, rassemble sous vos yeux les titres qu'il peut avoir à votre bienveillance. S'il ne peut plus rien pour vous vous pouvez tout pour lui, en déclarant que son attachement à votre religion, à votre roi, à vos libertés, vous fut agréable. Illustre et belle patrie, je n'aurais désiré un peu de gloire que pour augmenter la tienne. "


3 L28 Chapitre 10

Séjour à Lausanne.

Madame de Chateaubriand, étant malade, fit un voyage dans le midi de la France, ne s'en trouva pas bien, revint à Lyon, où le docteur Prunelle la condamna. Je l'allai rejoindre ; je la conduisis à Lausanne, où elle fit mentir M. Prunelle. Je demeurai à Lausanne tour à tour chez M. de Sivry et chez madame de Cottens, femme affectueuse, spirituelle et infortunée.

Je vis madame de Montolieu : elle demeurait retirée sur une haute colline ; elle mourait dans les illusions du roman, comme madame de Genlis, sa contemporaine.

Gibbon avait composé à ma porte son Histoire de l'empire romain : " C'est au milieu des débris du Capitole ", écrit-il à Lausanne, le 27 juin 1787, " que j'ai formé le projet d'un ouvrage qui a occupé et amusé près de vingt années de ma vie. " Madame de Staël avait paru avec madame Récamier à Lausanne. Toute l'émigration, tout un monde fini s'était arrêté quelques moments dans cette cité riante et triste, espèce de fausse ville de Grenade. Madame de Duras en a retracé le souvenir dans ses Mémoires et ce billet m'y vint apprendre la nouvelle perte à laquelle j'étais condamné :

" Bex, 13 juillet 1826.

" C'en est fait, monsieur, votre amie n'existe plus ; elle a rendu son âme à Dieu, sans agonie, ce matin à onze heures moins un quart. Elle s'était encore promenée en voiture hier au soir. Rien n'annonçait une fin aussi prochaine ; que dis-je, nous ne pensions pas que sa maladie dût se terminer ainsi. M. de Custine, à qui la douleur ne permet pas de vous écrire lui-même, avait encore été hier matin sur une des montagnes qui environnent Bex, pour faire venir tous les matins du lait des montagnes pour la chère malade.

" Je suis trop accablé de douleur pour pouvoir entrer dans de plus longs détails. Nous nous disposons pour retourner en France avec les restes précieux de la meilleure des mères et des amies. Enguerrand reposera entre ses deux mères.

" Nous passerons par Lausanne, où M. de Custine ira vous chercher aussitôt notre arrivée.

" Recevez, monsieur, l'assurance de l'attachement respectueux avec lequel je suis, etc.

" Berstoecher. "

Cherchez plus haut et plus bas ce que j'ai eu le bonheur et le malheur de rappeler relativement à la mémoire de madame de Custine.

Les Lettres écrites de Lausanne , ouvrage de madame de Charrière, rendent bien la scène que j'avais chaque jour sous les yeux, et les sentiments de grandeur qu'elle inspire : " Je me repose seule, " dit la mère de Cécile, " vis-à-vis d'une fenêtre ouverte qui donne sur le lac. Je vous remercie, montagnes, neige, soleil, de tout le plaisir que vous me faites. Je vous remercie, auteur de tout ce que je vois, d'avoir voulu que ces choses fussent si agréables à voir. Beautés frappantes et aimables de la nature ! tous les jours mes yeux vous admirent, tous les jours vous vous faites sentir à mon coeur. "

Je commençai, à Lausanne, les Remarques sur le premier ouvrage de ma vie, l' Essai sur les révolutions anciennes et modernes . Je voyais de mes fenêtres les rochers de Meillerie : " Rousseau, écrivais-je dans une de ces Remarques , n'est décidément au-dessus des auteurs de son temps que dans une soixantaine de lettres de la Nouvelle Héloïse , dans quelques pages de ses Rêveries et de ses Confessions . Là, placé dans la véritable nature de son talent, il arrive à une éloquence de passion inconnue avant lui. Voltaire et Montesquieu ont trouvé des modèles de style dans les écrivains du siècle de Louis XIV ; Rousseau, et même un peu Buffon, dans un autre genre, ont créé une langue qui fut ignorée du grand siècle. "


3 L28 Chapitre 11

Retour à Paris. - Les jésuites. - Lettre de M. de Montlosier et ma réponse.

De retour à Paris, ma vie se trouva occupée entre mon établissement, rue d'Enfer, mes combats renouvelés à la Chambre des pairs et dans mes brochures contre les différents projets de lois contraires aux libertés publiques ; entre mes discours et mes écrits en faveur des Grecs, et mon travail pour mes Oeuvres complètes . L'empereur de Russie mourut, et avec lui la seule amitié royale qui me restât. Le duc de Montmorency était devenu gouverneur du duc de Bordeaux. Il ne jouit pas longtemps de ce pesant honneur : il expira le vendredi saint 1826, dans l'église de Saint-Thomas-d'Aquin, à l'heure où Jésus expira sur la croix, il alla à Dieu avec le dernier soupir du Christ.

L'attaque était commencée contre les jésuites ; on entendit les déclamations banales et usées contre cet ordre célèbre, dans lequel, il faut en convenir, règne quelque chose d'inquiétant, car un mystérieux nuage couvre toujours les affaires des jésuites.

A propos des jésuites, je reçus cette lettre de M. de Montlosier, et je lui fis la réponse qu'on lira après cette lettre.

Ne derelinquas amicum antiquum,

Novus enim non erit similis illi. (Eccles.)

" Mon cher ami, ces paroles ne sont pas seulement d'une haute antiquité, elles ne sont pas seulement d'une haute sagesse, pour le chrétien, elles sont sacrées. J'invoque auprès de vous tout ce qu'elles ont d'autorité. Jamais entre les anciens amis, jamais entre les bons citoyens, le rapprochement n'a été plus nécessaire. Serrer ses rangs, serrer entre nous tous les liens, exciter avec émulation tous nos voeux, tous nos efforts, tous nos sentiments est un devoir commandé par l'état éminemment déplorable du roi et de la patrie. En vous adressant ces paroles, je n'ignore pas qu'elles seront reçues par un coeur que l'ingratitude et l'injustice ont navré ; et cependant je vous les adresse encore avec confiance, certain que je suis qu'elles se feront jour à travers toutes les nuées. En ce point délicat, je ne sais, mon cher ami, si vous serez content de moi ; mais, au milieu de vos tribulations, si par hasard j'ai entendu vous accuser, je ne me suis point occupé à vous défendre : je n'ai pas même écouté. Je me suis dit en moi-même : Et quand cela serait ? Je ne sais si Alcibiade n'eut pas un peu trop d'humeur quand il mit hors de sa propre maison le rhéteur qui ne put lui montrer les ouvrages d'Homère. Je ne sais si Annibal n'eut pas un peu trop de violence quand il jeta hors de son siège le sénateur qui parlait contre son avis. Si j'étais admis à dire ma façon de penser sur Achille, peut-être ne l'approuverais-je pas de s'être séparé de l'armée des Grecs pour je ne sais quelle petite fille qui lui fut enlevée. Après cela, il suffit de prononcer les noms d'Alcibiade, d'Annibal et d'Achille, pour que toute contention soit finie. Il en est de même aujourd'hui de l' iracundus, inexorabilis Chateaubriand. Quand on a prononcé son nom, tout est fini. Avec ce nom, quand je me dis moi-même : il se plaint, je sens s'émouvoir ma tendresse ; quand je me dis : la France lui doit , je me sens pénétré de respect. Oui, mon ami, la France vous doit . Il faut qu'elle vous doive encore davantage, elle a recouvré de vous l'amour de la religion de ses pères : il faut lui conserver ce bienfait ; et, pour cela, il faut la préserver de l'erreur de ses prêtres, préserver ces prêtres eux-mêmes de la pente funeste où ils se sont placés.

" Mon cher ami, vous et moi n'avons cessé depuis longues années de combattre. C'est de la prépondérance ecclésiastique se disant religieuse qu'il nous reste à préserver le Roi et l'Etat. Dans les anciennes situations, le mal avec ses racines était au dedans de nous : on pouvait le circonvenir et s'en rendre maître. Aujourd'hui les rameaux qui nous couvrent au dedans ont leurs racines au dehors. Des doctrines couvertes du sang de Louis XVI et de Charles Ier ont consenti à laisser leur place à des doctrines teintes du sang d'Henri IV et d'Henri III. Ni vous ni moi ne supporterons sûrement cet état de choses ; c'est pour m'unir à vous, c'est pour recevoir de vous une approbation qui m'encourage, c'est pour vous offrir comme soldat mon coeur et mes armes, que je vous écris.

" C'est dans ces sentiments d'admiration pour vous et d'un véritable dévouement que je vous implore avec tendresse et aussi avec respect.

" Comte de Montlosier.

" Randanne, 28 novembre 1825. "

A M. de Montlosier.

" Paris, ce 3 décembre 1825.

" Votre lettre, mon cher et vieil ami, est très sérieuse et pourtant elle m'a fait rire pour ce qui me regarde, Alcibiade, Annibal, Achille ! Ce n'est pas sérieusement que vous me dites tout cela. Quant à la petite fille du fils de Pélée, si c'est mon portefeuille dont il s'agit, je vous proteste que je n'ai pas aimé l'infidèle trois jours, et que je ne l'ai pas regrettée un quart d'heure. Mon ressentiment, c'est une autre affaire. M. de Villèle que j'aimais sincèrement, cordialement, a non seulement manqué aux devoirs de l'amitié, aux marques publiques d'attachement que je lui ai données, aux sacrifices que j'avais faits pour lui, mais encore aux plus simples procédés.

" Le Roi n'avait plus besoin de mes services, rien de plus naturel que de m'éloigner de ses conseils, mais la manière est tout pour un galant homme, et comme je n'avais pas volé la montre du Roi sur sa cheminée, je ne devais pas être chassé comme je l'ai été. J'avais fait seul la guerre d'Espagne et maintenu l'Europe en paix pendant cette période dangereuse ; j'avais par ce seul fait donné une armée à la légitimité, et, de tous les ministres de la Restauration, j'ai été le seul jeté hors de ma place sans aucune marque de souvenir de la couronne, comme si j'avais trahi le prince et la patrie. M. de Villèle a cru que j'accepterais ce traitement, il s'est trompé. J'ai été ami sincère, je resterai ennemi irréconciliable. Je suis malheureusement né : les blessures qu'on me fait ne se ferment jamais.

" Mais en voilà trop sur moi : parlons de quelque chose plus important. J'ai peur de ne pas m'entendre avec vous sur des objets graves, et j'en serais désolé ! Je veux la Charte, toute la Charte, les libertés publiques dans toute leur étendue. Les voulez-vous ?

" Je veux la religion comme vous ; je hais comme vous la congrégation et ces associations d'hypocrites qui transforment mes domestiques en espions, et qui ne cherchent à l'autel que le pouvoir. Mais je pense que le clergé, débarrassé de ces plantes parasites, peut très bien entrer dans un régime constitutionnel, et devenir même le soutien de nos institutions nouvelles. Ne voulez-vous pas trop le séparer de l'ordre politique ? Ici je vous donne une preuve de mon extrême impartialité, Le clergé, qui, j'ose le dire, me doit tant, ne m'aime point, ne m'a jamais défendu ni rendu aucun service. Mais qu'importe ? Il s'agit d'être juste et de voir ce qui convient à la religion et à la monarchie.

" Je n'ai pas, mon vieil ami, douté de votre courage ; vous ferez, j'en suis convaincu, tout ce qui vous paraîtra utile, et votre talent vous garantit le triomphe. J'attends vos nouvelles communications, et j'embrasse de tout mon coeur mon fidèle compagnon d'exil.

" Chateaubriand. "


3 L28 Chapitre 12

Suite de ma polémique.

Je repris ma polémique. J'avais chaque jour des escarmouches et des affaires d'avant-garde avec les soldats de la domesticité ministérielle ; ils ne se servaient pas toujours d'une belle épée. Dans les deux premiers siècles de Rome, on punissait les cavaliers qui allaient mal à la charge, soit qu'ils fussent trop gros ou pas assez braves, en les condamnant à subir une saignée : je me chargeais du châtiment.

" L'univers change autour de nous, disais-je : de nouveaux peuples paraissent sur la scène du monde ; d'anciens peuples ressuscitent au milieu des ruines, des découvertes étonnantes annoncent une révolution prochaine dans les arts de la paix et de la guerre : religion, politique, moeurs, tout prend un autre caractère. Nous apercevons-nous de ce mouvement ? Marchons-nous avec la société ? Suivons-nous le cours du temps ? Nous préparons-nous à garder notre rang dans la civilisation transformée ou croissante ? Non : les hommes qui nous conduisent sont aussi étrangers à l'état des choses de l'Europe que s'ils appartenaient à ces peuples dernièrement découverts dans l'intérieur de l'Afrique. Que savent-ils donc ? La bourse ! et encore ils la savent mal. Sommes-nous condamnés à porter le poids de l'obscurité pour nous punir d'avoir subi le joug de la gloire ? "

La transaction relative à Saint-Domingue me fournit l'occasion de développer quelques points de notre droit public auquel personne ne songeait.

Arrivé à de hautes considérations et annonçant la transformation du monde, je répondais à des opposants qui m'avaient dit : " Quoi ! nous pourrions être républicains un jour ? radotage ! Qui est-ce qui rêve aujourd'hui la république ? etc., etc . "

" Attaché à l'ordre monarchique par raison, répliquais-je, je regarde la monarchie constitutionnelle comme le meilleur gouvernement possible à cette époque de la société.

" Mais si l'on veut tout réduire aux intérêts personnels, si l'on suppose que pour moi-même je croirais avoir tout à craindre dans un état républicain, on est dans l'erreur. Me traiterait-il plus mal que ne m'a traité la monarchie ? Deux ou trois fois dépouillé pour elle ou par elle, l'Empire, qui aurait tout fait pour moi si je l'avais voulu, m'a-t-il plus rudement renié ? J'ai en horreur la servitude ; la liberté plaît à mon indépendance naturelle ; je préfère cette liberté dans l'ordre monarchique, mais je la conçois dans l'ordre populaire. Qui a moins à craindre de l'avenir que moi ? J'ai ce qu'aucune révolution ne peut me ravir : sans place, sans honneurs, sans fortune, tout gouvernement qui ne serait pas assez stupide pour dédaigner l'opinion serait obligé de me compter pour quelque chose. Les gouvernements populaires surtout se composent des existences individuelles, et se font une valeur générale des valeurs particulières de chaque citoyen. Je serai toujours sûr de l'estime publique, parce que je ne ferai jamais rien pour la perdre, et je trouverais peut-être plus de justice parmi mes ennemis que chez mes prétendus amis.

" Ainsi, de compte fait, je serais sans frayeur des républiques, comme sans antipathie contre leur liberté : je ne suis pas roi ; je n'attends point de couronne ; ce n'est pas ma cause que je plaide.

" J'ai dit sous un autre ministère et à propos de ce ministère : qu'un matin on se mettrait à la fenêtre pour voir passer la monarchie.

" Je dis aux ministres actuels : " En continuant de marcher comme vous marchez, toute la révolution pourrait se réduire, dans un temps donné, à une nouvelle édition de la Charte dans laquelle on se contenterait de changer seulement deux ou trois mots . "

J'ai souligné ces dernières phrases pour arrêter les yeux du lecteur sur cette frappante prédiction. Aujourd'hui même que les opinions s'en vont à vau de route, que chaque homme dit à tort et à travers ce qui lui passe dans la cervelle, ces idées républicaines exprimées par un royaliste pendant la Restauration sont encore hardies. En fait d'avenir, les prétendus esprits progressifs n'ont l'initiative sur rien.


3 L28 Chapitre 13

Lettre du général Sébastiani.

Mes derniers articles ranimèrent jusqu'à M. de La Fayette qui, pour tout compliment, me fit passer une feuille de laurier. L'effet de mes opinions, à la grande surprise de ceux qui n'y avaient pas cru, se fit sentir depuis les libraires qui vinrent en députation chez moi, jusqu'aux hommes parlementaires les moins rapprochés d'abord de ma politique. La lettre donnée ci-dessous, en preuve de ce que j'avance, cause une sorte d'étonnement par la signature. Il ne faut faire attention qu'à la signification de cette lettre, au changement survenu dans les idées et dans la position de celui qui l'écrit et de celui qui la reçoit : quant au libellé, je suis Bossuet et Montesquieu , cela va sans dire ; nous autres auteurs, c'est notre pain quotidien, de même que les ministres sont toujours Sully et Colbert.

" Monsieur le vicomte,

" Permettez que je m'associe à l'admiration universelle : j'éprouve depuis trop longtemps ce sentiment pour résister au besoin de vous l'exprimer.

Vous réunissez la hauteur de Bossuet à la profondeur de Montesquieu : vous avez retrouvé leur plume et leur génie. Vos articles sont de grands enseignements pour tous les hommes d'Etat.

" Dans le nouveau genre de guerre que vous avez créé, vous rappelez la main puissante de celui qui, dans d'autres combats, a aussi rempli le monde de sa gloire. Puissent vos succès être plus durables : ils intéressent la patrie et l'humanité.

Tous ceux qui comme moi, professent les principes de la monarchie constitutionnelle, sont fiers de trouver en vous leur plus noble interprète.

" Agréez, monsieur le vicomte, une nouvelle assurance de ma haute considération,

" Horace Sébastiani.

" Dimanche, 30 octobre. "

Ainsi tombaient à mes pieds amis, ennemis, adversaires, au moment de la victoire. Tous les pusillanimes et les ambitieux qui m'avaient cru perdu commençaient à me voir sortit radieux des tourbillons de poussière de la lice : c'était ma seconde guerre d'Espagne ; je triomphais de tous les partis intérieurs comme j'avais triomphé au dehors des ennemis de la France. Il m'avait fallu payer de ma personne, de même qu'avec mes dépêches j'avais paralysé et rendu vaines les dépêches de M. de Metternich et de M. Canning.


3 L28 Chapitre 14

Mort du général Foy. - La loi de justice et d'amour . - Lettre de M. Etienne. - Lettre de M. Benjamin Constant. - J'atteins au plus haut point de mon importance politique. - Article sur la fête du Roi. - Retrait de la loi sur la police de la presse. - Paris illuminé. - Billet de M. Michaud.

Le général Foy et le député Manuel moururent et enlevèrent à l'opposition de gauche ses premiers orateurs. M. de Serre et Camille Jordan descendirent également dans la tombe. Jusque dans le fauteuil de l'Académie, je fus obligé de défendre la liberté de la presse contre les larmoyantes supplications de M. de Lally-Tolendal. La loi sur la police de la presse, que l'on appela la loi de justice et d'amour , dut principalement sa chute à mes attaques. Mon opinion sur le projet de cette loi est un travail historiquement curieux ; j'en reçus des compliments parmi lesquels deux noms sont singuliers à rappeler.

" Monsieur le vicomte,

" Je suis sensible aux remerciements que vous voulez bien m'adresser. Vous appelez obligeance ce que je regardais comme une dette, et j'ai été heureux de la payer à l'éloquent écrivain. Tous les vrais amis des lettres s'associent à votre triomphe et doivent se regarder comme solidaires de votre succès. De loin comme de près, j'y contribuerai de tout mon pouvoir, s'il est possible que vous ayez besoin d'efforts aussi faibles que les miens.

" Dans un siècle éclairé comme le nôtre, le génie est la seule puissance qui soit au-dessus des coups de la disgrâce ; c'est à vous, monsieur, qu'il appartenait d'en fournir la preuve vivante à ceux qui s'en réjouissent comme à ceux qui ont eu le malheur de s'en affliger.

" J'ai l'honneur d'être, avec la considération la plus distinguée, votre, etc., etc.

" Etienne.

" Paris, ce 5 avril 1826. "

" J'ai bien tardé, Monsieur, à vous rendre grâce de votre admirable discours. Une fluxion sur les yeux, des travaux pour la Chambre, et plus encore les épouvantables séances de cette Chambre, me serviront d'excuse. Vous savez d'ailleurs combien mon esprit et mon âme s'associent à tout ce que vous dites et sympathisent avec tout le bien que vous essayez de faire à notre malheureux pays. Je suis heureux de réunir mes faibles efforts à votre puissante influence, et le délire d'un ministère qui tourmente la France et voudrait la dégrader, tout en m'inquiétant sur ses résultats prochains, me donne l'assurance consolante qu'un tel état de choses ne peut se prolonger. Vous aurez puissamment contribué à y mettre un terme, et si je mérite un jour qu'on place mon nom bien après le vôtre dans la lutte qu'il faut soutenir contre tant de folie et de crime, je m'estimerai bien récompensé.

" Agréez, Monsieur, l'hommage d'une admiration sincère, d'une estime profonde et de la plus haute considération.

" Benjamin Constant.

" Paris, ce 21 mai 1827. "

C'est au moment dont je parle que j'arrivai au plus haut point de mon importance politique. Par la guerre d'Espagne j'avais dominé l'Europe ; mais une opposition violente me combattait en France : après ma chute je devins à l'intérieur le dominateur avoué de l'opinion.

Ceux qui m'avaient accusé d'avoir commis une faute irréparable en reprenant la plume étaient obligés de reconnaître que je m'étais formé un autre empire plus puissant que le premier. La jeune France était passée tout entière de mon côté et ne m'a pas quitté depuis. Dans plusieurs classes industrielles, les ouvriers étaient à mes ordres, et je ne pouvais plus faire un pas dans les rues sans être entouré. D'où me venait cette popularité ? de ce que j'avais connu le véritable esprit de la France. J'étais parti pour le combat avec un seul journal, et j'étais devenu le maître de presque tous les autres. Mon audace me venait de mon indifférence : comme il m'aurait été parfaitement égal d'échouer, j'allais au succès sans m'embarrasser de la chute. Il ne m'est resté que cette satisfaction de moi-même, car que fait aujourd'hui à personne une popularité passée et qui s'est justement effacée du souvenir de tous ?

La fête du Roi étant survenue, j'en profitai pour faire éclater une loyauté que mes opinions libérales n'ont jamais altérée. Je fis paraître cet article :

" Encore une trêve du roi !

" Paix aujourd'hui aux ministres !

" Gloire, honneur, longue félicité et longue vie à Charles X ! c'est la Saint-Charles !

" C'est à nous surtout, vieux compagnons d'exil de notre monarque, qu'il faut demander l'histoire de Charles X.

" Vous autres, Français, qui n'avez point été forcés de quitter votre patrie, vous qui n'avez reçu un Français de plus que pour vous soustraire au despotisme impérial et au joug de l'étranger, habitants de la grande et bonne ville, vous n'avez vu que le prince heureux : quand vous vous pressiez autour de lui, le 12 d'avril 1814 ; quand vous touchiez en pleurant d'attendrissement des mains sacrées, quand vous retrouviez sur un front ennobli par l'âge et le malheur toutes les grâces de la jeunesse, comme on voit la beauté à travers un voile, vous n'aperceviez que la vertu triomphante, et vous conduisiez le fils des rois à la couche royale de ses pères.

" Mais nous, nous l'avons vu dormir sur la terre, comme nous sans asile, comme nous proscrit et dépouillé. Eh bien, cette bonté qui vous charme était la même ; il portait le malheur comme il porte aujourd'hui la couronne, sans trouver le fardeau trop pesant avec cette bénignité chrétienne qui tempérait l'éclat de son infortune, comme elle adoucit l'éclat de sa prospérité.

" Les bienfaits de Charles X s'accroissent de tous les bienfaits dont nous ont comblés ses aïeux : la fête d'un roi très chrétien est pour les Français la fête de la reconnaissance : livrons-nous donc aux transports de gratitude qu'elle doit nous inspirer. Ne laissons pénétrer dans notre âme rien qui puisse un moment rendre notre joie moins pure ! Malheur aux hommes... ! Nous allions violer la trêve ! Vive le Roi ! "

Mes yeux se sont remplis de larmes en copiant cette page de ma polémique, et je n'ai plus le courage d'en continuer les extraits. Oh ! mon Roi ! vous que j'avais vu sur la terre étrangère, je vous ai revu sur cette même terre où vous alliez mourir ! Quand je combattais avec tant d'ardeur pour vous arracher à des mains qui commençaient à vous perdre, jugez, par les paroles que je viens de transcrire, si j'étais votre ennemi ou bien le plus tendre et le plus sincère de vos serviteurs ! Hélas ! je vous parle et vous ne m'entendez plus.

Le projet de loi sur la police de la presse ayant été retiré, Paris illumina. Je fus frappé de cette manifestation publique, pronostic mauvais pour la monarchie : l'opposition avait passé dans le peuple, et le peuple, par son caractère, transforme l'opposition en révolution.

La haine contre M. de Villèle allait croissant, les royalistes, comme au temps du Conservateur , étaient redevenus, derrière moi, constitutionnels : M. Michaud m'écrivait :

" Mon honorable maître,

" J'ai fait imprimer hier l'annonce de votre ouvrage sur la censure ; mais l'article, composé de deux lignes, a été rayé par MM. les censeurs. M. Capef vous expliquera pourquoi nous n'avons pas mis de blancs ou de noirs. Si Dieu ne vient à notre secours, tout est perdu ; la royauté est comme la malheureuse Jérusalem entre les mains des Turcs, à peine ses enfants peuvent-ils en approcher ; à quelle cause nous sommes-nous donc sacrifiés !

" Michaud. "


3 L28 Chapitre 15

Irritation de M. de Villèle. - Charles X veut passer la revue de la garde nationale au Champ-de-Mars. - Je lui écris : ma lettre.

L'opposition avait enfin donné de l'irascibilité au tempérament froid de M. de Villèle, et rendu despotique l'esprit malfaisant de M. de Corbière.

Celui-ci avait destitué le duc de Liancourt de dix-sept places gratuites. Le duc de Liancourt n'était pas un saint, mais on trouvait en lui un homme bienfaisant, à qui la philanthropie avait décerné le titre de vénérable ; par le bénéfice du temps, de vieux révolutionnaires ne marchent plus qu'avec une épithète comme les dieux d'Homère : c'est toujours le respectable M. tel, c'est toujours l'inflexible citoyen tel, qui, comme Achille, n'a jamais mangé de bouillie (a-chylos). A l'occasion du scandale arrivé au convoi de M. de Liancourt, M. de Sémonville nous dit, à la Chambre des pairs : " Soyez tranquilles, messieurs, cela n'arrivera plus ; je vous conduirai moi-même au cimetière. " Le Roi, au mois d'avril 1827, voulut passer la revue de la garde nationale au Champ-de-Mars. Deux jours avant cette fatale revue, poussé par mon zèle et ne demandant qu'à mettre bas les armes, j'adressai à Charles X une lettre qui lui fut remise par M. de Blacas et dont il m'accusa réception par ce billet :

" Je n'ai pas perdu un instant, monsieur le vicomte, pour remettre au Roi la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser pour Sa Majesté ; et si elle daigne me charger d'une réponse, je ne mettrai pas moins d'empressement à vous la faire parvenir.

" Recevez, monsieur le vicomte, mes compliments les plus sincères.

" Blacas d'Aulps.

" Ce 27 avril 1827, à 1 heure après midi. "

Au Roi.

" Sire,

" Permettez à un sujet fidèle, que les moments d'agitation retrouveront toujours au pied du trône, de confier à Votre Majesté quelques réflexions qu'il croit utiles à la gloire de la couronne comme au bonheur et à la sûreté du Roi.

" Sire, il n'est que trop vrai, il y a péril dans l'Etat mais il est également certain que ce péril n'est rien si on ne contrarie pas les principes mêmes du gouvernement.

" Un grand secret, Sire, a été révélé : vos ministres ont eu le malheur d'apprendre à la France que ce peuple que l'on disait ne plus exister était tout vivant encore. Paris, pendant deux fois vingt-quatre heures a échappé à l'autorité. Les mêmes scènes se répètent dans toute la France : les factions n'oublieront pas cet essai.

" Mais les rassemblements populaires, si dangereux dans les monarchies absolues, parce qu'ils sont en présence du souverain même, sont peu de chose dans la monarchie représentative, parce qu'ils ne sont en contact qu'avec des ministres ou des lois. Entre le monarque et les sujets se trouve une barrière qui arrête tout : les deux Chambres et les institutions publiques. En dehors de ces mouvements, le Roi voit toujours son autorité et sa personne sacrée à l'abri.

" Mais, Sire, il y a une condition indispensable à la sûreté générale, c'est d'agir dans l'esprit des institutions : une résistance de votre conseil à cet esprit rendrait les mouvements populaires aussi dangereux dans la monarchie représentative qu'ils le sont dans la monarchie absolue.

" De la théorie je passe à l'application :

" Votre Majesté va paraître à la revue : elle y sera accueillie comme elle le doit ; mais il est possible qu'elle entende au milieu des cris de vive le Roi ! d'autres cris qui lui feront connaître l'opinion publique sur ses ministres.

" De plus, Sire, il est faux qu'il y ait à présent, comme on le dit, une faction républicaine ; mais il est vrai qu'il y a des partisans d'une monarchie illégitime : or, ceux ci sont trop habiles pour ne pas profiter de l'occasion et ne pas mêler leurs voix le 29 à celle de la France pour donner le change.

" Que fera le Roi ? cédera-t-il ses ministres aux acclamations populaires ? ce serait tuer le pouvoir. Le Roi gardera-t-il ses ministres ? ces ministres feront retomber sur la tête de leur auguste maître toute l'impopularité qui les poursuit. Je sais bien que le Roi aurait le courage de se charger d'une douleur personnelle pour éviter un mal à la monarchie ; mais on peut, par le moyen le plus simple, éviter ces calamités ; permettez-moi, Sire, de vous le dire : on le peut en se renfermant dans l'esprit de nos institutions : les ministres ont perdu la majorité dans la Chambre des pairs et dans la nation : la conséquence naturelle de cette position critique est leur retraite. Comment avec le sentiment de leur devoir, pourraient-ils s'obstiner, en restant au pouvoir, à compromettre la couronne ? En mettant leur démission aux pieds de Votre Majesté, ils calmeront tout, ils finiront tout : ce n'est plus le Roi qui cède, ce sont les ministres qui se retirent d'après tous les usages et tous les principes du gouvernement représentatif. Le Roi pourra reprendre ensuite parmi eux ceux qu'il jugera à propos de conserver : il y en a deux que l'opinion honore, M. le duc de Doudeauville et M. le comte de Chabrol.

" La revue perdrait ainsi ses inconvénients et ne serait plus qu'un triomphe sans mélange. La session s'achèvera en paix au milieu des bénédictions répandues sur la tête de mon Roi.

" Sire, pour avoir osé vous écrire cette lettre, il faut que je sois bien persuadé de la nécessité de prendre une résolution ; il faut qu'un devoir bien impérieux m'ait poussé. Les ministres sont mes ennemis ; Je suis le leur, je leur pardonne comme chrétien ; mais je ne leur pardonnerai jamais comme homme : dans cette position, je n'aurais jamais parlé au Roi de leur retraite s'il n'y allait du salut de la monarchie.

" Je suis, etc.

" Chateaubriand. "


3 L28 Chapitre 16

La revue. - Licenciement de la garde nationale. - La chambre élective est dissoute. - La nouvelle Chambre. - Refus de concours. - Chute du ministère Villèle. - Je contribue à former le nouveau ministère et j'accepte l'ambassade de Rome.

Madame la Dauphine et madame la duchesse de Berry furent insultées en se rendant à la revue ; le Roi fut généralement bien accueilli, mais une ou deux compagnies de la 6e légion crièrent : " A bas les ministres ! à bas les jésuites ! " Charles X offensé répliqua : " Je suis venu ici pour recevoir des hommages non des leçons. " Il avait souvent à la bouche de nobles paroles que ne soutenait pas toujours la vigueur de l'action : son esprit était hardi, son caractère timide. Charles X, en rentrant au château, dit au maréchal Oudinot : " L'effet total a été satisfaisant. S'il y a quelques brouillons, la masse de la garde nationale est bonne : témoignez-lui ma satisfaction. "

M. de Villèle arriva. Des légions à leur retour avaient passé devant l'hôtel des finances et crié : A bas Villèle ! Le ministre, irrité par toutes les attaques précédentes, n'était plus à l'abri des mouvements d'une froide colère ; il proposa au conseil de licencier la garde nationale. Il fut appuyé de MM. de Corbière, de Peyronnet, de Damas et de Clermont-Tonnerre, combattu par M. de Chabrol, l'évêque d'Hermopolis et le duc de Doudeauville. Une ordonnance du Roi prononça le licenciement, coup le plus funeste porté à la monarchie avant le dernier coup des journées de Juillet : si à ce moment la garde nationale ne se fût pas trouvée dissoute, les barricades n'auraient pas eu lieu. M. le duc de Doudeauville donna sa démission ; il écrivit au Roi une lettre motivée dans laquelle il annonçait l'avenir, que tout le monde, au reste, prévoyait.

Le gouvernement commençait à craindre ; les journaux redoublaient d'audace, et on leur opposait, par habitude, un projet de censure ; on parlait en même temps d'un ministère La Bourdonnaye, où aurait figuré M. de Polignac. J'avais eu le malheur de faire nommer M. de Polignac ambassadeur à Londres, malgré ce qu'avait pu me dire M. de Villèle : en cette occasion il vit mieux et plus loin que moi. En entrant au ministère, je m'étais empressé de faire quelque chose d'agréable à Monsieur. Le président du conseil était parvenu à réconcilier les deux frères, dans la prévision d'un changement prochain de règne : cela lui réussit ; moi, en m'avisant une fois dans ma vie de vouloir être fin, je fus bête. Si M. de Polignac n'eût pas été ambassadeur, il ne serait pas devenu ministre des affaires étrangères.

M. de Villèle, obsédé d'un côté par l'opposition royaliste libérale, importuné de l'autre par les exigences des évêques, trompé par les préfets consultés, qui étaient eux-mêmes trompés, résolut de dissoudre la Chambre élective, malgré les trois cents qui lui restaient fidèles. Le rétablissement de la censure précéda la dissolution. J'attaquai plus vivement que jamais ; les oppositions s'unirent, les élections des petits collèges furent toutes contre le ministère, à Paris la gauche triompha ; sept collèges nommèrent M. Royer-Collard, et les deux collèges où se présenta M. de Peyronnet, ministre, le rejetèrent. Paris illumina de nouveau : il y eut des scènes sanglantes ; des barricades se formèrent, et les troupes envoyées pour rétablir l'ordre furent obligées de faire feu : ainsi se préparaient les dernières et fatales journées. Sur ces entrefaites, on reçut la nouvelle du combat de Navarin, succès dont je pouvais revendiquer ma part. Les grands malheurs de la Restauration ont été annoncés par des victoires ; elles avaient de la peine à se détacher des héritiers de Louis-le-Grand.

La Chambre des pairs jouissait de la faveur publique par sa résistance aux lois oppressives ; mais elle ne savait pas se défendre elle-même : elle se laissa gorger de fournées contre lesquelles je fus presque le seul à réclamer. Je lui prédis que ces nominations vicieraient son principe et lui feraient perdre à la longue toute force dans l'opinion : me suis-je trompé ? Ces fournées, dans le but de rompre une majorité, ont non seulement détruit l'aristocratie en France, mais elles sont devenues le moyen dont on se servira contre l'aristocratie anglaise ; celle-ci sera étouffée sous une nombreuse fabrication de toges, et finira par perdre son hérédité, comme la pairie dénaturée l'a perdue en France.

La nouvelle Chambre arrivée prononça son fameux refus de concours : M. de Villèle, réduit à l'extrémité, songea à renvoyer une partie de ses collègues et négocia avec MM. Laffitte et Casimir Périer. Les deux chefs de l'opposition de gauche prêtèrent l'oreille : la mèche fut éventée ; M. Laffitte n'osa franchir le pas ; l'heure du président sonna, et le portefeuille tomba de ses mains. J'avais rugi en me retirant des affaires ; M. de Villèle se coucha : il eut la velléité de rester à la Chambre des députés ; parti qu'il aurait dû prendre, mais il n'avait ni une connaissance assez profonde du gouvernement représentatif, ni une autorité assez grande sur l'opinion extérieure, pour jouer un pareil rôle : les nouveaux ministres exigèrent son bannissement à la Chambre des pairs, et il l'accepta. Consulté sur quelques remplaçants pour le cabinet, j'invitai à prendre M. Casimir Périer et le général Sébastiani : mes paroles furent perdues.

M. de Chabrol, chargé de composer le nouveau ministère, me mit en tête de sa liste : j'en fus rayé avec indignation par Charles X. M. Portalis, le plus misérable caractère qui fut oncques, fédéré pendant les Cent-Jours, rampant aux pieds de la légitimité dont il parla comme aurait rougi de parler le plus ardent royaliste, aujourd'hui prodiguant sa banale adulation à Philippe, reçut les sceaux. A la guerre, M. de Caux remplaça M. de Clermont-Tonnerre. M. le comte Roy, l'habile artisan de son immense fortune, fut chargé des finances. Le comte de La Ferronnays, mon ami, eut le portefeuille des affaires étrangères. M. de Martignac entra au ministère de l'intérieur, le roi ne tarda pas à le détester. Charles X suivait plutôt ses goûts que ses principes : s'il repoussait M. de Martignac à cause de son penchant aux plaisirs, il aimait MM. de Corbière et de Villèle qui n'allaient pas à la messe.

M. de Chabrol et l'évêque d'Hermopolis restèrent provisoirement au ministère. L'évêque, avant de se retirer, me vint voir ; il me demanda si je le voulais remplacer à l'instruction publique : " Prenez M. Royer-Collard, lui dis-je, je n'ai nulle envie d'être ministre ; mais si le Roi me voulait absolument rappeler au conseil, je n'y rentrerais que par le ministère des affaires étrangères, en réparation de l'affront que j'y ai reçu. Or, je ne puis avoir aucune prétention sur ce portefeuille, si bien placé entre les mains de mon noble ami. "

Après la mort de M. Matthieu de Montmorency, M. de Rivière était devenu gouverneur du duc de Bordeaux ; il travaillait dès lors au renversement de M. de Villèle, car la partie dévote de la cour s'était ameutée contre le ministre des finances. M. de Rivière me donna rendez-vous rue de Taranne, chez M. de Marcellus, pour me faire inutilement la même proposition que me fit plus tard l'abbé Frayssinous. M. de Rivière mourut, et M. le baron de Damas lui succéda auprès de M. le duc de Bordeaux. Il s'agissait donc toujours de la succession de M. de Chabrol et de M. l'évêque d'Hermopolis. L'abbé Feutrier, évêque de Beauvais, fut installé au ministère des cultes, que l'on détacha de l'instruction publique, laquelle tomba à M. de Vatimesnil. Restait le ministère de la marine : on me l'offrit ; je ne l'acceptai point. M. le comte Roy me pria de lui indiquer quelqu'un qui me fût agréable et que je choisirais dans la couleur de mon opinion. Je désignai M. Hyde de Neuville. Il fallait en outre trouver le précepteur de M. le duc de Bordeaux ; M. le comte Roy m'en parla : M. de Chéverus se présenta tout d'abord à ma pensée. Le ministre des finances courut chez Charles X ; le Roi lui dit : " Soit : Hyde à la marine ; mais pourquoi Chateaubriand ne prend-il lui-même ce ministère ? Quant à M. de Chéverus, le choix serait excellent ; je suis fâché de n'y avoir pas pensé ; deux heures plus tôt, la chose était faite : dites-le bien à Chateaubriand, mais M. Tharin est nommé. "

M. Roy me vint apprendre le succès de sa négociation ; il ajouta : " Le Roi désire que vous acceptiez une ambassade ; si vous le voulez, vous irez à Rome. " Ce mot de Rome eut sur moi un effet magique ; j'éprouvai la tentation à laquelle les anachorètes étaient exposés dans le désert. Charles X, en prenant à la marine l'ami que je lui avais désigné, faisait les premières avances ; je ne pouvais plus me refuser à ce qu'il attendait de moi : je consentis donc encore à m'éloigner. Du moins, cette fois, l'exil me plaisait : Pontificum veneranda sedes, sacrum solium . Je me sentis saisi du désir de fixer mes jours, de l'envie de disparaître (même par calcul de renommée) dans la ville des funérailles, au moment de mon triomphe politique. Je n'aurais plus élevé la voix, sinon comme l'oiseau fatidique de Pline, pour dire chaque matin Ave au Capitole et à l'aurore. Il se peut qu'il fût utile à mon pays de se trouver débarrassé de moi : par le poids dont je me sens, je devine le fardeau que je dois être pour les autres. Les esprits de quelque puissance qui se rongent et se retournent sur eux-mêmes sont fatigants. Dante met aux enfers des âmes torturées sur une couche de feu.

M. le duc de Laval, que j'allais remplacer à Rome, fut nommé à l'ambassade de Vienne.


3 L28 Chapitre 17

Examen d'un reproche.

Avant de changer de sujet, je demande la permission de revenir sur mes pas et de me soulager d'un fardeau. Je ne suis pas entré sans souffrir dans le détail de mon long différend avec M. de Villèle. On m'a accusé d'avoir contribué à la chute de la monarchie légitime ; il me convient d'examiner ce reproche.

Les événements arrivés sous le ministère dont j'ai fait partie ont une importance qui le lie à la fortune commune de la France : il n'y a pas un Français dont le sort n'ait été atteint du bien que je puis avoir fait, du mal que j'ai subi. Par des affinités bizarres et inexplicables, par des rapports secrets qui entrelacent quelquefois de hautes destinées à des destinées vulgaires, les Bourbons ont prospéré tant qu'ils ont daigné m'écouter, quoique je sois loin de croire, avec le poète, que mon éloquence a fait l'aumône à la royauté . Sitôt qu'on a cru devoir briser le roseau qui croissait au pied du trône, la couronne a penché, et bientôt elle est tombée : souvent, en arrachant un brin d'herbe on fait crouler une grande ruine.

Ces faits incontestables, on les expliquera comme on voudra ; s'ils donnent à ma carrière politique une valeur relative qu'elle n'a pas d'elle-même, je n'en tirerai point vanité, je ne ressens point une mauvaise joie du hasard qui mêle mon nom d'un jour aux événements des siècles. Quelle qu'ait été la variété des accidents de ma course aventureuse, où que les noms et les faits m'aient promené, le dernier horizon du tableau est toujours menaçant et triste.

. . . . . . . . . . Juga coepta moveri

Silvarum, visæque canes ululare per umbram.

Mais si la scène a changé d'une manière déplorable, je ne dois, dit-on, accuser que moi-même : pour venger ce qui m'a semblé une injure, j'ai tout divisé, et cette division a produit en dernier résultat le renversement du trône. Voyons.

M. de Villèle a déclaré qu'on ne pouvait gouverner ni avec moi ni sans moi. Avec moi, c'était une erreur ; sans moi, à l'heure où M. de Villèle disait cela, il disait vrai, car les opinions les plus diverses me composaient une majorité.

M. le président du conseil ne m'a jamais connu. Je lui étais sincèrement attaché ; je l'avais fait entrer dans son premier ministère ainsi que le prouvent le billet de remerciements de M. le duc de Richelieu et les autres billets que j'ai cités. J'avais donné ma démission de plénipotentiaire à Berlin, lorsque M. de Villèle s'était retiré. On lui persuada qu'à sa seconde rentrée dans les affaires, je désirais sa place. Je n'avais point ce désir. Je ne suis point de la race intrépide, sourde à la voix du dévouement et de la raison. La vérité est que je n'ai aucune ambition ; c'est précisément la passion qui me manque, parce que j'en ai une autre qui me domine. Lorsque je priais M. de Villèle de porter au Roi quelque dépêche importante, pour m'éviter la peine d'aller au château, afin de me laisser le loisir de visiter une chapelle gothique dans la rue Saint-Julien-le-Pauvre, il aurait été bien rassuré contre mon ambition, s'il eût mieux jugé de ma candeur puérile ou de la hauteur de mes dédains.

Rien ne m'agréait dans la vie positive, hormis peut-être le ministère des affaires étrangères. Je n'étais pas insensible à l'idée que la patrie me devrait, dans l'intérieur la liberté, à l'extérieur l'indépendance. Loin de chercher à renverser M. de Villèle, j'avais dit au Roi : " Sire, M. de Villèle est un président plein de lumières ; Votre Majesté doit éternellement le garder à la tête de ses conseils. "

M. de Villèle ne le remarqua pas : mon esprit pouvait tendre à la domination, mais il était soumis à mon caractère ; je trouvais plaisir dans mon obéissance, parce qu'elle me débarrassait de ma volonté. Mon défaut capital est l'ennui, le dégoût de tout, le doute perpétuel. S'il se fût rencontré un prince qui, me comprenant, m'eût retenu de force au travail, il avait peut-être quelque parti à tirer de moi : mais le ciel fait rarement naître ensemble l'homme qui veut et l'homme qui peut. En fin de compte, est-il aujourd'hui une chose pour laquelle on voulût se donner la peine de sortir de son lit ? On s'endort au bruit des royaumes tombés pendant la nuit, et que l'on balaye chaque matin devant sa porte.

D'ailleurs, depuis que M. de Villèle s'était séparé de moi, la politique s'était dérangée : l'ultracisme contre lequel la sagesse du président du conseil luttait encore l'avait débordé. La contrariété qu'il éprouvait de la part des opinions intérieures et du mouvement des opinions extérieures le rendait irritable : de là la presse entravée, la garde nationale de Paris cassée, etc. Devais-je laisser périr la monarchie, afin d'acquérir le renom d'une modération hypocrite aux aguets ? Je crus très sincèrement remplir un devoir en combattant à la tête de l'opposition, trop attentif au péril que je voyais d'un côté, pas assez frappé du danger contraire. Lorsque M. de Villèle fut renversé, on me consulta sur la nomination d'un autre ministère. Si l'on eût pris, comme je le proposais, M. Casimir Périer, le général Sébastiani et M. Royer-Collard, les choses auraient pu se soutenir. Je ne voulus point accepter le département de la marine, et je le fis donner à mon ami M. Hyde de Neuville ; je refusai également deux fois l'instruction publique ; jamais je ne serais rentré au conseil sans être le maître. J'allai à Rome chercher parmi les ruines mon autre moi-même, car il y a dans ma personne deux êtres distincts, et qui n'ont aucune communication l'un avec l'autre.

J'en ferai pourtant loyalement l'aveu, l'excès du ressentiment ne me justifie pas selon la règle et le mot vénérable de vertu, mais ma vie entière me sert d'excuse.

Officier au régiment de Navarre, j'étais revenu des forêts de l'Amérique pour me rendre auprès de la légitimité fugitive, pour combattre dans ses rangs contre mes propres lumières, le tout sans conviction, par le seul devoir du soldat. Je restai huit ans sur le sol étranger, accablé de toutes les misères.

Ce large tribut payé, je rentrai en France en 1800. Bonaparte me rechercha et me plaça ; à la mort du duc d'Enghien je me dévouai de nouveau à la mémoire des Bourbons. Mes paroles sur le tombeau de Mesdames à Trieste ranimèrent la colère du dispensateur des empires ; il menaça de me faire sabrer sur les marches des Tuileries. La brochure De Bonaparte et des Bourbons valut à Louis XVIII, de son aveu même, autant que cent mille hommes.

A l'aide de la popularité dont je jouissais alors, la France anticonstitutionnelle comprit les institutions de la royauté légitime. Durant les Cent-Jours, la monarchie me vit auprès d'elle dans son second exil. Enfin, par la guerre d'Espagne, j'avais contribué à étouffer les conspirations, à réunir les opinions sous la même cocarde, et à rendre à notre canon sa portée. On sait le reste de mes projets : reculer nos frontières, donner dans le Nouveau-Monde des couronnes nouvelles à la famille de saint Louis.

Cette longue persévérance dans les mêmes sentiments méritait peut-être quelques égards. Sensible à l'affront, il m'était impossible de mettre aussi de côté ce que je pouvais valoir, d'oublier tout à fait que j'étais le restaurateur de la religion, l'auteur du Génie du Christianisme .

Mon agitation croissait nécessairement encore à la pensée qu'une mesquine querelle faisait manquer à notre patrie une occasion de grandeur qu'elle ne retrouverait plus. Si l'on m'avait dit : " Vos plans seront suivis, on exécutera sans vous ce que vous aviez entrepris ", j'aurais tout oublié pour la France. Malheureusement j'avais la croyance qu'on n'adopterait pas mes idées ; l'événement l'a prouvé.

J'étais dans l'erreur peut-être, mais j'étais persuadé que M. le comte de Villèle ne comprenait pas la société qu'il conduisait, je suis convaincu que les solides qualités de cet habile ministre étaient inadéquates à l'heure de son ministère : il était venu trop tôt sous la Restauration. Les opérations de finances, les associations commerciales, le mouvement industriel, les canaux, les bateaux à vapeur, les chemins de fer, les grandes routes, une société matérielle qui n'a de passion que pour la paix, qui ne rêve que le confort de la vie, qui ne veut faire de l'avenir qu'un perpétuel aujourd'hui, dans cet ordre de choses, M. de Villèle eût été roi. M. de Villèle a voulu un temps qui ne pouvait être à lui, et, par honneur, il ne veut pas d'un temps qui lui appartient. Sous la Restauration, toutes les facultés de l'âme étaient vivantes ; tous les partis rêvaient de réalités ou de chimères ; tous, avançant ou reculant, se heurtaient en tumulte ; personne ne prétendait rester où il était ; la légitimité constitutionnelle ne paraissait à aucun esprit ému le dernier mot de la république ou de la monarchie. On sentait sous ses pieds remuer dans la terre des armées ou des révolutions qui venaient s'offrir pour des destinées extraordinaires. M. de Villèle était éclairé sur ce mouvement ; il voyait croître les ailes qui, poussant à la nation, l'allaient rendre à son élément, à l'air, à l'espace, immense et légère qu'elle est. M. de Villèle voulait retenir cette nation sur le sol, l'attacher en bas, mais il n'en eut jamais la force. Je voulais, moi, occuper les Français à la gloire, les attacher en haut, essayer de les mener à la réalité par des songes : c'est ce qu'ils aiment.

Il serait mieux d'être plus humble, plus prosterné, plus chrétien. Malheureusement je suis sujet à faillir ; je n'ai point la perfection évangélique : si un homme me donnait un soufflet, je ne tendrais pas l'autre joue.

Eussé-je deviné le résultat, certes je me serais abstenu ; la majorité qui vota la phrase sur le refus de concours ne l'eût pas votée si elle eût prévu la conséquence de son vote. Personne ne désirait sérieusement une catastrophe, excepté quelques hommes à part. Il n'y a eu d'abord qu'une émeute, et la légitimité seule l'a transformée en révolution : le moment venu, elle a manqué de l'intelligence, de la prudence, de la résolution qui la pouvaient encore sauver. Après tout, c'est une monarchie tombée ; il en tombera bien d'autres : je ne lui devais que ma fidélité ; elle l'aura à jamais.

Dévoué aux premières adversités de la monarchie, je me suis consacré à ses dernières infortunes : le malheur me trouvera toujours pour second. J'ai tout renvoyé, places, pensions, honneurs ; et, afin de n'avoir rien à demander à personne, j'ai mis en gage mon cercueil.

Juges austères et rigides, vertueux et infaillibles royalistes, qui avez mêlé un serment à vos richesses, comme vous mêlez le sel aux viandes de votre festin pour les conserver, ayez un peu d'indulgence à l'égard de mes amertumes passées, je les expie aujourd'hui à ma manière, qui n'est pas la vôtre. Croyez-vous qu'à l'heure du soir, à cette heure où l'homme de peine se repose, il ne sente pas le poids de la vie, quand ce poids lui est rejeté sur les bras ? Et cependant, j'ai pu ne pas porter le fardeau, j'ai vu Philippe dans son palais, du 1er au 6 août 1830, et je le raconterai en son lieu ; il n'a tenu qu'à moi d'écouter des paroles généreuses.

Plus tard, si j'avais pu me repentir d'avoir bien fait, il m'était encore possible de revenir sur le premier mouvement de ma conscience. M. Benjamin Constant, homme si puissant alors, m'écrivait le 20 septembre : " J'aimerais bien mieux vous écrire sur vous que sur moi, la chose aurait plus d'importance. Je voudrais pouvoir vous parler de la perte que vous faites essuyer à la France entière en vous retirant de ses destinées, vous qui avez exercé sur elle une influence si noble et si salutaire ! Mais il y aurait indiscrétion à traiter ainsi des questions personnelles, et je dois, en gémissant comme tous les Français, respecter vos scrupules. "

Mes devoirs ne me semblant point encore consommés, j'ai défendu la veuve et l'orphelin, j'ai subi les procès et la prison que Bonaparte, même dans ses plus grandes colères, m'avait épargnés. Je me présente entre ma démission à la mort du duc d'Enghien et mon cri pour l'enfant dépouillé ; je me présente appuyé sur un prince fusillé et sur un prince banni ; ils soutiennent mes vieux bras entrelacés à leurs bras débiles : royalistes, êtes-vous aussi bien accompagnés ?

Mais plus j'ai garrotté ma vie par les liens du dévouement et de l'honneur, plus j'ai échangé la liberté de mes actions contre l'indépendance de ma pensée ; cette pensée est rentrée dans sa nature. Maintenant, en dehors de tout, j'apprécie les gouvernements ce qu'ils valent. Peut-on croire aux rois de l'avenir ? faut-il croire aux peuples du présent ? L'homme sage et inconsolé de ce siècle sans conviction ne rencontre un misérable repos que dans l'athéisme politique. Que les jeunes générations se bercent d'espérances : avant de toucher au but, elles attendront de longues années ; les âges vont au nivellement général, mais ils ne hâtent point leur marche à l'appel de nos désirs : le temps est une sorte d'éternité appropriée aux choses mortelles ; il compte pour rien les races et leurs douleurs dans les oeuvres qu'il accomplit.

Il résulte de ce qu'on vient de lire, que si l'on avait fait ce que j'avais sans cesse conseillé ; que si d'étroites envies n'avaient préféré leur satisfaction à l'intérêt de la France ; que si le pouvoir avait mieux apprécié les capacités relatives ; que si les cabinets étrangers avaient jugé, comme Alexandre, que le salut de la nouvelle monarchie était dans des institutions libérales ; que si ces cabinets n'avaient point entretenu l'autorité rétablie dans la défiance du principe de la Charte, la légitimité occuperait encore le trône. Ah ! ce qui est passé est passé ! on a beau retourner en arrière, se remettre à la place que l'on a quittée, on ne retrouve rien de ce qu'on y avait laissé : hommes, idées, circonstances, tout s'est évanoui.


3 L28 Chapitre 18

Madame de Staël. - Son premier voyage en Allemagne. - Madame Récamier à Paris.

Revenons encore sur des temps écoulés.

Une lettre publiée dans le Mercure avait frappé Mme de Staël. Je vous ai dit que Mme Bacciochi, à la prière de M. de Fontanes, avait sollicité et obtenu ma radiation de la liste des émigrés dont Mme de Staël s'était occupée. J'allai remercier Mme de Staël, et ce fut chez elle que je vis pour la première fois Mme Récamier, si haut placée par sa renommée et sa beauté. Mme Récamier avait contracté, avec cette femme illustre, une amitié qui devint de jour en jour plus intime : " Cette amitié se fortifia, dit Benjamin Constant, d'un sentiment profond qu'elles éprouvaient toutes deux : l'amour filial. "

Madame de Staël, menacée de l'exil, tenta de s'établir à Maffliers, campagne à dix lieues de Paris. Elle accepta la proposition que lui fit madame Récamier, revenue d'Angleterre, de passer quelques jours à Saint-Brice avec elle, ensuite elle retourna dans son premier asile. Elle rend compte de ce qui lui arriva alors, dans les Dix années d ' exil .

Mme de Staël, qui avait fait le projet de retourner à Coppet, fut contrainte de partir pour son premier voyage d'Allemagne. Ce fut alors qu'elle m'écrivit sur la mort de Mme de Beaumont, la lettre que j'ai citée dans mon premier voyage de Rome.

Mme récamier réunissait chez elle à Paris, tout ce qu'il y avait de plus distingué dans les partis opprimés. Bonaparte ne pouvait souffrir aucun succès, même celui d'une femme. Il disait : " Depuis quand le conseil se tient-il chez Mme Récamier ? "

Bernadotte, devenu depuis prince royal de Suède, était très séduisant, dit Benjamin Constant, " à la première vue, mais ce qui met un obstacle à toute combinaison de plan avec lui, c'est une habitude de haranguer, qui lui reste de son éducation révolutionnaire. "

On ne pouvait opposer à Napoléon qu'un seul nom, c'était celui de Moreau, mais Moreau avait lui-même ses propres vertus.

Lorsque Moreau se trouva impliqué dans le procès de Pichegru et de Georges Cadoudal, Mme Récamier demeura persuadée qu'il n'était pas plus entré dans le complot des généraux qui eut lieu alors contre Napoléon, qu'il n'avait voulu entrer dans les projets de Bernadotte.

La nuit qui précéda la sentence rendue dans ce procès, tout Paris était sur pied, des flots de peuple se portaient au Palais de Justice. Georges ne voulut point de grâce. Il répondit à ceux qui voulaient la demander : " Me promettez-vous une plus belle occasion de mourir ? "

Moreau, condamné à la déportation, se mit en route pour Cadix, d'où il devait passer en Amérique. Madame Moreau alla le rejoindre. Madame Récamier était auprès d'elle au moment de son départ. Elle la vit embrasser son fils dans son berceau, et la vit revenir sur ses pas pour l'embrasser encore : elle la conduisit à sa voiture et reçut son dernier adieu.

Le général Moreau écrivit de Cadix cette lettre à sa généreuse amie :

" Chiclane (près Cadix), le 12 octobre 1804.

" Madame,

" Vous apprendrez sans doute avec quelque plaisir des nouvelles de deux fugitifs auxquels vous avez témoigné tant d'intérêt. Après avoir essuyé des fatigues de tout genre, sur terre et sur mer, nous espérions nous reposer à Cadix, quand la fièvre jaune, qu'on peut en quelque sorte comparer aux maux que nous venions d'éprouver, est venue nous assiéger dans cette ville.

" Quoique les couches de mon épouse nous aient forcés d'y rester plus d'un mois pendant la maladie, nous avons été assez heureux pour nous préserver de la contagion : un seul de nos gens en a été atteint.

" Enfin, nous sommes à Chiclane, très joli village à quelques lieues de Cadix, jouissant d'une bonne santé, et mon épouse en pleine convalescence après m'avoir donné une fille très bien portante.

" Persuadée que vous prendrez autant d'intérêt à cet événement qu'à tout ce qui nous est arrivé, elle me charge de vous en faire part et de la rappeler à votre souvenir.

" Je ne vous parle pas du genre de vie que nous menons, il est excessivement ennuyeux et monotone ; mais au moins nous respirons en liberté, quoique dans le pays de l'Inquisition.

" Je vous prie, Madame, de recevoir l'assurance de mon respectueux attachement, et de me croire pour toujours

" Votre très humble et très obéissant serviteur,

" Vr. Moreau. "

Cette lettre est datée de Chiclane, lieu qui sembla promettre avec de la gloire, un règne assuré à Monseigneur le duc d'Angoulême : et pourtant il n'a fait que paraître sur ce bord aussi fatalement que Moreau, qu'on a cru dévoué aux Bourbons : Moreau, au fond de l'âme, était dévoué à la liberté. Lorsqu'il eut le malheur de se joindre à la coalition, il s'agissait uniquement à ses yeux de combattre le despotisme de Bonaparte. Louis XVIII disait à M. de Montmorency qui déplorait la mort de Moreau comme une grande perte pour la couronne : " Pas si grande : Moreau était républicain. "

Ce général ne repassa en Europe que pour être frappé du boulet sur lequel son nom avait été gravé par le doigt de Dieu.

Moreau me rappelle un autre illustre capitaine, Masséna : celui-ci allait à l'armée d'Italie ; il demanda à madame Récamier un ruban blanc de sa parure. Un jour elle reçut ce billet de la main de Masséna :

" Le charmant ruban donné par Mme Récamier a été porté par le général Masséna aux batailles et au blocus de Gênes : il n'a jamais quitté le général, et lui a constamment favorisé la victoire. "

Les antiques moeurs percent à travers les moeurs nouvelles dont elles font la base. La galanterie du chevalier noble se retrouvait dans le soldat plébéien ; le souvenir des Tournois et des Croisades était caché dans ces faits d'armes par qui la France moderne a couronné ses vieilles victoires.


3 L28 Chapitre 19

Retour de Madame de Staël. - Madame Récamier à Coppet. - Le prince Auguste de Prusse.

En ce temps-là, une faillite dans la fortune de M. Récamier entraîna celle de sa femme. Madame de Staël en fut bientôt instruite à Coppet ; elle écrivit sur-le-champ à Mme Récamier une lettre toute admirable et souvent citée. Ses amis lui restèrent, " et cette fois, a dit M. Ballanche, la fortune se retira seule. "

Mme de Staël attira son amie à Coppet. Le prince Auguste de Prusse, fait prisonnier à la bataille d'Eylau, se rendant en Italie, passa par Genève : il devint éperdument amoureux de Mme Récamier. La vie intime et particulière appartenant à chaque homme, continuait son cours sous la vie générale, l'ensanglantement des batailles et la transformation des empires : le riche à son réveil aperçoit ses lambris dorés, le pauvre ses solives enfumées ; pour les éclairer il n'y a qu'un même rayon de soleil.

Le prince Auguste, croyant que Mme Récamier pourrait consentir au divorce, lui proposa de l'épouser. Il reste un monument de cette passion dans le tableau de Corinne que le prince obtint de Gérard ; il en fit présent à Mme Récamier comme un immortel souvenir du sentiment qu'elle lui avait inspiré et de l'intime amitié qui unissait Corinne et Juliette .

L'été se passa en fêtes : le monde était bouleversé, mais il arrive que le retentissement des catastrophes publiques en se mêlant aux joies de la jeunesse, en redouble le charme ; on se livre d'autant plus vivement aux plaisirs, qu'on se sent près de les perdre.

Mme de Genlis a fait un roman sur cet attachement du prince Auguste. Je la trouvai un jour dans l'ardeur de la composition. Elle demeurait à l'Arsenal, au milieu de livres poudreux, dans un appartement obscur. Elle n'attendait personne ; elle était vêtue d'une robe noire ; ses cheveux blancs offusquaient son visage ; elle tenait une harpe entre ses genoux, et sa tête était abattue sur sa poitrine. Appendue aux cordes de l'instrument, elle promenait deux mains pâles et amaigries sur l'un et l'autre côté du réseau sonore, dont elle tirait des sons affaiblis, semblables aux voix lointaines et indéfinissables de la mort. Que chantait l'antique sibylle ? elle chantait Mme Récamier.

Elle l'avait d'abord haïe, mais dans la suite elle avait été vaincue par la beauté et le malheur.

Mme de Staël, dans la force de sa vie, aimait Mme Récamier. Mme de Genlis dans sa décrépitude retrouvait pour elle les accents de la jeunesse. Je vivais alors inconnu moi qui depuis ai perdu tout, moi dont les masi ont disparu, moi qui n'entends plus que les vagissements de quelques âmes sur l'autre rive ; j'irai bientôt retrouver ses prédecesseurs qui m'appellent. Les choses qui me sont échappées me tueraient si je ne touchais à ma tombe ; mais si près de l'oubli éternel, vérités et songes sont également vains ; au bout de la vie tout est jour perdu.


3 L28 Chapitre 20

Second voyage de madame de Staël en Allemagne. - Lettre de madame de Staël à Bonaparte.- Château de Chaumont.

Madame de Staël partit une seconde fois pour l'Allemagne. Les lettres qu'elle écrivit à Mme Récamier sont charmantes ; il n'y a rien dans les ouvrages imprimés de Mme de Staël qui approche du naturel, de l'éloquence de ces lettres, où l'imagination prête son expression aux sentiments. La vertu de l'amitié de Mme Récamier devait être grande, puisqu'elle sut faire produire à une femme de génie, ce qu'il y avait de caché et de non révélé encore dans son talent. On devine au surplus dans l'accent triste de Mme de Staël un déplaisir secret dont la beauté devait être naturellement la confidente ; elle qui ne pouvait jamais recevoir de pareilles blessures.

Madame de Staël, rentrée en France vint au printemps de 1810 habiter le château de Chaumont sur les bords de la Loire, à quarante lieues de Paris, distance déterminée pour le rayon de son bannissement.

Madame Récamier rejoignit Madame de Staël à Chaumont. Celle-ci surveillait l'impression de son ouvrage sur l'Allemagne ; lorsqu'il fut près de paraître, elle l'envoya à Bonaparte avec cette lettre :

" Sire,

" Je prends la liberté de présenter à Votre Majesté mon ouvrage sur l'Allemagne. Si elle daigne le lire, il me semble qu'elle y trouvera la preuve d'un esprit capable de quelques réflexions et que le temps a mûri. Sire, il y a douze ans que je n'ai vu Votre Majesté et que je suis exilée. Douze ans de malheurs modifient tous les caractères, et le destin enseigne la résignation à ceux qui souffrent. Prête à m'embarquer, je supplie Votre Majesté de m'accorder une demi-heure d'entretien. Je crois avoir des choses à lui dire qui pourront l'intéresser, et c'est à ce titre que je la supplie de m'accorder la faveur de lui parler avant mon départ. Je me permettrai une seule chose dans cette lettre : c'est l'explication des motifs qui me forcent à quitter le continent, si je n'obtiens pas de Votre Majesté la permission de vivre dans une campagne assez près de Paris, pour que mes enfants y puissent demeurer. La disgrâce de Votre Majesté jette dans les personnes qui en sont l'objet une telle défaveur en Europe, que je ne puis faire un pas sans en rencontrer les effets. Les uns craignent de se compromettre en me voyant, les autres se croient des Romains en triomphant de cette crainte. Les plus simples rapports de la société deviennent des services qu'une âme fière ne peut supporter. Parmi mes amis, il en est qui se sont associés à mon sort avec une admirable générosité ; mais j'ai vu les sentiments les plus intimes se briser contre la nécessité de vivre avec moi dans la solitude, et j'ai passé ma vie depuis huit ans entre la crainte de ne pas obtenir des sacrifices, et la douleur d'en être l'objet. Il est peut-être ridicule d'entrer ainsi dans le détail de ses impressions avec le souverain du monde ; mais ce qui vous a donné le monde, Sire, c'est un souverain génie. Et en fait d'observation sur le coeur humain, Votre Majesté comprend depuis les plus vastes ressorts jusqu'aux plus délicats. Mes fils n'ont point de carrière, ma fille a treize ans ; dans peu d'années il faudra l'établir : il y aurait de l'égoïsme à la forcer de vivre dans les insipides séjours où je suis condamnée. Il faudrait donc aussi me séparer d'elle ! Cette vie n'est pas tolérable et je n'y sais aucun remède sur le continent. Quelle ville puis-je choisir où la disgrâce de Votre Majesté ne mette pas un obstacle invincible à l'établissement de mes enfants, comme à mon repos personnel ? Votre Majesté ne sait peut-être pas elle-même la peur que les exilés font à la plupart des autorités de tous les pays, et j'aurais dans ce genre des choses à lui raconter qui dépassent sûrement ce qu'elle aurait ordonné. On a dit à Votre Majesté que je regrettais Paris à cause du Musée et de Talma : c'est une agréable plaisanterie sur l'exil, c'est-à-dire sur le malheur que Cicéron et Bolingbroke ont déclaré le plus insupportable de tous ; mais quand j'aimerais les chefs-d'oeuvre des arts que la France doit aux conquêtes de Votre Majesté, quand j'aimerais ces belles tragédies, images de l'héroïsme, serait-ce à vous, Sire, à m'en blâmer ? Le bonheur de chaque individu ne se compose-t-il pas de la nature de ses facultés, et si le ciel m'a donné du talent, n'ai-je pas l'imagination qui rend les jouissances des arts et de l'esprit nécessaires ? Tant de gens demandent à Votre Majesté des avantages réels de toute espèce ! pourquoi rougirais-je de lui demander l'amitié, la poésie, la musique, les tableaux, toute cette existence idéale dont je puis jouir sans m'écarter de la soumission que je dois au monarque de la France ? "

Cette lettre inconnue méritait d'être conservée. Madame de Staël ne fut pas plus écoutée que moi, lorsque je me vis obligé de m'adresser aussi à Bonaparte pour lui demander la vie de mon cousin Armand. Alexandre et César auraient été touchés de cette lettre d'un ton si élevé, écrite par une femme si renommée ; mais la confiance du mérite qui se juge et s'égalise à la domination suprême, cette sorte de familiarité de l'intelligence qui se place au niveau du maître de l'Europe, pour traiter avec lui de couronne à couronne, ne parurent à Bonaparte que l'arrogance de l'amour-propre : il se croyait bravé par tout ce qui avait quelque grandeur indépendante ; la bassesse lui semblait fidélité, la fierté révolte ; il ignorait que le vrai talent ne reconnaît des Napoléons que dans leur génie ; qu'il a ses entrées dans les palais comme dans les temples parce qu'il est immortel.


3 L28 Chapitre 21

Madame Récamier et M. Matthieu de Montmorency sont exilés. - Madame Récamier à Châlons.

Madame de Staël fut renvoyée à Coppet ; Mme Récamier s'empressa de nouveau de se rendre auprès d'elle ; M. Matthieu de Montmorency lui resta également dévoué ; l'un et l'autre en furent punis ; on leur infligea la peine même qu'ils étaient allés consoler. Les quarante lieues de distance de Paris furent maintenus.

Madame Récamier se retira à Châlons-sur-Marne, décidée dans son choix par le voisinage de Montmirail, qu'habitaient MM. de La Rochefoucauld-Doudeauville.

Mille détails de l'oppression de Bonaparte se sont perdus dans la tyrannie générale : les persécutés redoutaient la visite de leurs amis, crainte de les compromettre ; leurs amis n'osaient les chercher, crainte de leur attirer quelque accroissement de rigueur. Le malheureux devenu un pestiféré, séquestré du genre humain, demeurait en quarantaine dans la haine du despote. Bien reçu tant qu'on ignorait votre indépendance d'opinion, sitôt qu'elle était connue, tout se retirait ; il ne restait autour de vous que des autorités épiant vos liaisons, vos sentiments, vos correspondances, vos démarches. Tels étaient ces temps de bonheur et de liberté.

Madame de Staël écrivait à Mme Récamier qu'elle ne désirait pas la voir à Coppet, dans l'appréhension du mal qu'elle pourrait lui apporter ; mais elle ne disait pas tout : elle était mariée secrètement à M. Rocca, d'où résultait une complication d'embarras dont la police impériale profitait. Madame Récamier s'étonnait à bon droit de l'obstination que mettait Mme de Staël à lui interdire l'entrée de Coppet. Blessée de la résistance de son amie pour laquelle elle s'était déjà sacrifiée, elle n'en persistait pas moins, dans sa résolution de partager les dangers de Coppet.

Une année entière s'écoula dans cette anxiété. Les lettres de Mme de Staël révèlent les souffrances de cette époque, où les talents étaient menacés à chaque instant d'être jetés dans un cachot, où l'on aspirait à la fuite comme à la délivrance : quand la liberté a disparu, il reste un pays, mais il n'y a plus de patrie.


3 L29 Livre vingt-neuvième

Ambassade de Rome

1. Ambassade de Rome. - Trois espèces de matériaux. - 2. Journal de route. - 3. Lettres à madame Récamier. - 4. Léon XII et les cardinaux. - 5. Les ambassadeurs. - 6. Les anciens artistes et les artistes nouveaux. - 7. Ancienne société romaine. - 8. Moeurs actuelles de Rome. - 9. Les lieux et le paysage. - 10. Lettre à M. Villemain. - 11. A madame Récamier. - 12. Explication sur le Mémoire qu'on va lire. - 13. Mémoire . - 14. A madame Récamier. - 15. Dépêche à M. le comte de la Ferronnays. - 16. A madame Récamier. - 17. Mort de Léon XII. - Dépêche à M. le comte Portalis.


3 L29 Chapitre 1

Ambassade de Rome. - Trois espèces de matériaux.

Ce que je viens d'écrire en 1839 de Mme de Staël et de Mme Récamier rejoint le livre de mon ambassade à Rome, écrit en 1828 et 1829, il y a dix ans. J'ai introduit le lecteur dans un petit canton détourné de l'empire, tandis que cet empire accomplissait son mouvement universel ; je me trouve maintenant conduit à mon ambassade de Rome.

Pour ce livre, les matériaux ont abondé ; ils sont de trois sortes :

Les premiers contiennent l'histoire de mes sentiments intimes et de ma vie privée racontée dans les lettres adressées à madame Récamier.

Les seconds exposent ma vie publique ; ce sont mes dépêches.

Les troisièmes sont un mélange de détails historiques sur les papes, sur l'ancienne société de Rome, sur les changements arrivés de siècles en siècles dans cette société, etc.

Parmi ces investigations se trouvent des pensées et des descriptions, fruit de mes promenades. Tout cela a été écrit dans l'espace de sept mois, temps de la durée de mon ambassade au milieu des fêtes ou des occupations sérieuses [En relisant ces manuscrits, j'ai seulement ajouté quelques passages d'ouvrages publiés postérieurement à la date de mon ambassade de Rome. (N.d.A.)] . Néanmoins, ma santé était altérée : je ne pouvais lever les yeux sans éprouver des éblouissements ; pour admirer le ciel, j'étais obligé de le placer autour de moi, en montant au haut d'un palais ou d'une colline. Mais je guéris la lassitude du corps par l'application de l'esprit : l'exercice de ma pensée renouvelle mes forces physiques ; ce qui tuerait un autre homme me fait vivre.

Au revu de tout cela, une chose m'a frappé : à mon arrivée dans la ville éternelle, je sens une certaine déplaisance, et je crois un moment que tout est changé ; peu à peu la fièvre des ruines me gagne, et je finis, comme mille autres voyageurs, par adorer ce qui m'avait laissé froid d'abord. La nostalgie est le regret du pays natal : aux rives du Tibre on a aussi le mal du pays , mais il produit un effet opposé à son effet accoutumé : on est saisi de l'amour des solitudes et du dégoût de la patrie. J'avais déjà éprouvé ce mal lors de mon premier séjour, et j'ai pu dire :

Agnosco veteris vestigia flammae.

Vous savez qu'à la formation du ministère Martignac le seul nom de l'Italie avait fait disparaître le reste de mes répugnances ; mais je ne suis jamais sûr de mes dispositions en matière de joie : je ne fus pas plus tôt parti avec madame de Chateaubriand que ma tristesse naturelle me rejoignit en chemin. Vous allez vous en convaincre par mon journal de route.


3 L29 Chapitre 2

Journal de route.

" Lausanne, 22 septembre 1828.

" J'ai quitté Paris le 16 de ce mois ; j'ai passé le 17 à Villeneuve-sur-Yonne : que de souvenirs ! Joubert a disparu ; le château abandonné de Passy a changé de maître ; il m'a été dit : " Soyez la cigale des nuits. Esto cicada noctium . "

" Arona, 25 septembre.

" Arrivé à Lausanne le 22, j'ai suivi la route par laquelle ont disparu deux autres femmes qui m'avaient voulu du bien et qui, dans l'ordre de la nature, me devaient survivre : l'une, madame la marquise de Custine, est venue mourir à Bex ; l'autre, madame la duchesse de Duras, il n'y a pas encore un an, courait au Simplon, fuyant devant la mort qui l'atteignit à Nice.

Noble Clara , digne et constante amie,

Ton souvenir ne vit plus en ces lieux ;

De ce tombeau l'on détourne les yeux :

Ton nom s'efface et le monde t'oublie !

" Le dernier billet que j'ai reçu de madame de Duras fait sentir l'amertume de cette dernière goutte de la vie qu'il nous faudra tous épuiser :

" Nice, 14 novembre 1827.

" Je vous ai envoyé un asclepias carnata : c'est un laurier grimpant de pleine terre qui ne craint pas le froid et qui a une fleur rouge comme le camélia, qui sent excellent ; mettez-le sous les fenêtres de la bibliothèque du Bénédictin.

" Je vous dirai un mot de mes nouvelles : c'est toujours la même chose ; je languis sur mon canapé toute la journée, c'est-à-dire tout le temps où je ne suis pas en voiture ou à marcher dehors ; ce que je ne puis faire au delà d'une demi-heure. Je rêve au passé ; ma vie a été si agitée, si variée, que je ne puis dire que j'éprouve un violent ennui : si je pouvais seulement coudre ou faire de la tapisserie, je ne me trouverais pas malheureuse. Ma vie présente est si éloignée de ma vie passée, qu'il me semble que je lis des mémoires, ou que je regarde un spectacle. "

" Ainsi, je suis rentré dans l'Italie privé de mes appuis, comme j'en sortis il y a vingt-cinq ans. Mais à cette première époque je pouvais réparer mes pertes, aujourd'hui qui voudrait s'associer a quelques vieux jours ? Personne ne se soucie d'habiter une ruine.

" Au village même du Simplon, j'ai vu le premier sourire d'une heureuse aurore. Les rochers, dont la base s'étendait noircie à mes pieds, resplendissaient de rose au haut de la montagne, frappés des rayons du soleil. Pour sortir des ténèbres, il suffit de s'élever vers le ciel.

" Si l'Italie avait déjà perdu pour moi de son éclat lors de mon voyage à Vérone en 1822, dans cette année 1828 elle m'a paru encore plus décolorée ; j'ai mesuré les progrès du temps. Appuyé sur le balcon de l'auberge à Arona, je regardais les rivages du lac Majeur, peints de l'or du couchant et bordés de flots d'azur. Rien n'était doux comme ce paysage que le château bordait de ses créneaux. Ce spectacle ne me portait ni plaisir ni sentiment. Les années printanières marient à ce qu'elles voient leurs espérances ; un jeune homme va errant avec ce qu'il aime, ou avec les souvenirs du bonheur absent. S'il n'a aucun lien, il en cherche ; il se flatte à chaque pas de trouver quelque chose ; des pensées de félicité le suivent : cette disposition de son âme se réfléchit sur les objets.

" Au surplus, je m'aperçois moins du rapetissé de la société actuelle lorsque je me trouve seul. Laissé à la solitude dans laquelle Bonaparte a laissé le monde, j'entends à peine les générations débiles qui passent et vagissent au bord du désert. "

" Bologne, 28 septembre 1828.

" A Milan, en moins d'un quart d'heure, j'ai compté dix-sept bossus passant sous la fenêtre de mon auberge. La schlague allemande a déformé la jeune Italie.

" J'ai vu dans son sépulcre saint Charles Borromée dont je venais de toucher la crèche à Arona. Il comptait deux cent quarante-quatre années de mort. Il n'était pas beau.

" A Borgo San Donnino, madame de Chateaubriand est accourue dans ma chambre au milieu de la nuit : elle avait vu tomber ses robes et son chapeau de paille des chaises où ils étaient suspendus. Elle en avait conclu que nous étions dans une auberge hantée des esprits ou habitée par des voleurs. Je n'avais éprouvé aucune commotion dans mon lit : il était pourtant vrai qu'un tremblement de terre s'était fait sentir dans l'Apennin : ce qui renverse les cités peut faire tomber les vêtements d'une femme. C'est ce que j'ai dit à madame de Chateaubriand ; je lui ai dit aussi que j'avais traversé sans accident, en Espagne, dans la Vega du Xenil, un village culbuté la veille par une secousse souterraine. Ces hautes consolations n'ont pas eu le moindre succès et nous nous sommes empressés de quitter cette caverne d'assassins.

" La suite de ma course m'a montré partout la fuite des hommes et l'inconstance des fortunes. A Parme, j'ai trouvé le portrait de la veuve de Napoléon ; cette fille des Césars est maintenant la femme du comte de Neipperg ; cette mère du fils du conquérant a donné des frères à ce fils : elle fait garantir les dettes qu'elle entasse par un petit Bourbon qui demeure à Lucques, et qui doit, s'il y a lieu, hériter du duché de Parme.

" Bologne me semble moins désert qu'à l'époque de mon premier voyage. J'y ai été reçu avec les honneurs dont on assomme les ambassadeurs. J'ai visité un beau cimetière : je n'oublie jamais les morts ; c'est notre famille.

" Je n'avais jamais si bien admiré les Carrache qu'à la nouvelle galerie de Bologne. J'ai cru voir la sainte Cécile de Raphaël pour la première fois, tant elle était plus divine qu'au Louvre, sous notre ciel barbouillé de suie. "

" Ravenne, 1er octobre 1828.

" Dans la Romagne, pays que je ne connaissais pas, une multitude de villes, avec leurs maisons enduites d'une chaux de marbre, sont perchées sur le haut de diverses petites montagnes comme des compagnies de pigeons blancs. Chacune de ces villes offre quelques chefs-d'oeuvre des arts modernes ou quelques monuments de l'antiquité. Ce canton de l'Italie renferme toute l'histoire romaine ; il faudrait le parcourir Tite-Live, Tacite et Suétone à la main.

" J'ai traversé Imola, évêché de Pie VII, et Faenza, patrie de Rossini. A Forli je me suis détourné de ma route pour visiter à Ravenne le tombeau de Dante. En approchant du monument, j'ai été saisi de ce frisson d'admiration que donne une grande renommée, quand le maître de cette renommée a été malheureux. Alfieri, qui avait sur le front il pallor della morte e la speranza , se prosterna sur ce marbre et lui adressa son sonnet : O gran Padre Alighier ! Devant le tombeau je m'appliquais ce vers du Purgatoire :

. . . . . . . . . Frate,

Lo mondo è cieco, e tu vien ben da lui.

. . . . . . . . " Frère,

Le monde est aveugle, et tu viens bien de lui . "

" Béatrice m'apparaissait ; je la voyais telle qu'elle était lorsqu'elle inspirait à son poète le désir de soupirer et de mourir de pleurs :

Di sospirare, e di morir di pianto.

" O ma pieuse chanson, dit le père des muses modernes, va pleurant à présent ! va retrouver les femmes et les jeunes filles à qui tes soeurs avaient accoutumé de porter la joie ! Et toi, qui es fille de la tristesse, va-t-en, inconsolée, demeurer avec Béatrice. "

" Et pourtant le créateur d'un nouveau monde de poésie oublia Béatrice quand elle eut quitté la terre ; il ne la retrouva, pour l'adorer dans son génie, que quand il fut détrompé. Béatrice lui en fait le reproche, lorsqu'elle se prépare à montrer le ciel à son amant :

" Je l'ai soutenu (Dante), dit-elle aux puissances du paradis, je l'ai soutenu quelque temps par mon visage et mes yeux d'enfant ; mais quand je fus sur le seuil de mon second âge et que je changeai de vie, il me quitta et se donna à d'autres. "

" Dante refusa de rentrer dans sa patrie au prix d'un pardon. Il répondit à l'un de ses parents : " Si pour retourner à Florence il n'est d'autre chemin que celui qui m'est ouvert, je n'y retournerai point. Je puis partout contempler les astres et le soleil. " Dante dénia ses jours aux Florentins, et Ravenne leur a dénié ses cendres, alors même que Michel-Ange, génie ressuscité du poète, se promettait de décorer à Florence le monument funèbre de celui qui avait appris come l'uom s'eterna .

" Le peintre du Jugement dernier , le sculpteur de Moïse , l'architecte de la Coupole de Saint-Pierre , l'ingénieur du vieux bastion de Florence , le poète des Sonnets adressés à Dante , se joignit à ses compatriotes et appuya de ces mots la requête qu'ils présentèrent à Léon X : Io Michel Agnolo, scultore, il medesimo a Vostra Santità supplico, offerendomi al divin poeta fare la sepoltura sua condecente e in loco onorevole in questa città .

" Michel-Ange, dont le ciseau fut trompé dans son espérance, eut recours à son crayon pour élever à cet autre lui-même un autre mausolée. Il dessina les principaux sujets de la Divina Commedia sur les marges d'un exemplaire in-folio des oeuvres du grand poète ; un navire, qui portait de Livourne à Civita-Vecchia ce double monument, fit naufrage.

" Je m'en revenais tout ému et ressentant quelque chose de cette commotion mêlée d'une terreur divine que j'éprouvai à Jérusalem, lorsque mon cicerone m'a proposé de me conduire à la maison de lord Byron. Eh ! que me faisaient Childe-Harold et la signora Giuccioli en présence de Dante et de Béatrice ! Le malheur et les siècles manquent encore à Childe-Harold ; qu'il attende l'avenir. Byron a été mal inspiré dans sa prophétie de Dante.

" J'ai retrouvé Constantinople à Saint-Vital et à Saint-Apollinaire. Honorius et sa poule ne m'importaient guère ; j'aime mieux Placidie et ses aventures, dont le souvenir me revenait dans la basilique de Saint Jean-Baptiste ; c'est le roman chez les barbares. Théodoric reste grand, bien qu'il ait fait mourir Boèce. Ces Goths étaient d'une race supérieure ; Amalasonte, bannie dans une île du lac de Bolsène, s'efforça, avec son ministre Cassiodore, de conserver ce qui restait de la civilisation romaine. Les Exarques apportèrent à Ravenne la décadence de leur empire. Ravenne fut lombarde sous Astolphe ; les Carlovingiens la rendirent à Rome. Elle devint sujette de son archevêque, puis elle se changea de république en tyrannie, finalement après avoir été guelfe ou gibeline ; après avoir fait partie des Etats vénitiens, elle est retournée à l'Eglise sous le pape Jules II, et ne vit plus aujourd'hui que par le nom de Dante.

" Cette ville, que Rome enfanta dans son âge avancé eut dès sa naissance quelque chose de la vieillesse de sa mère. A tout prendre, je vivrais bien ici ; j'aimerais à aller à la colonne des Français, élevée en mémoire de la bataille de Ravenne. Là se trouvèrent le cardinal de Médicis (Léon X) et Arioste, Bayard et Lautrec, frère de la comtesse de Chateaubriand. Là fut tué à l'âge de vingt-quatre ans le beau Gaston de Foix : " Nonobstant toute l'artillerie tirée par les Espagnols, les Français marchaient toujours, dit le Loyal serviteur ; depuis que Dieu créa ciel et terre, ne fut un plus cruel ne plus dur assaut entre Français et Espagnols. Ils se reposaient les uns devant les autres pour reprendre leur haleine ; puis, baissant la vue, ils recommençaient de plus belle en criant : France et Espagne ! Il ne resta de tant de guerriers que quelques chevaliers, qui alors affranchis de la gloire endossèrent le froc. "

" On voyait aussi dans quelque chaumière une jeune fille qui, en tournant son fuseau, embarrassait ses doigts délicats dans du chanvre ; elle n'avait pas l'habitude d'une pareille vie : c'était une Trivulce. Quand à travers sa porte entrebâillée elle voyait deux lames se rejoindre dans l'étendue des flots, elle sentait sa tristesse s'accroître : cette femme avait été aimée d'un grand roi. Elle continuait d'aller tristement, par un chemin isolé, de sa chaumière à une église abandonnée et de cette église à sa chaumière.

" L'antique forêt que je traversais était composée de pins esseulés ; ils ressemblaient à des mâts de galères engravées dans le sable. Le soleil était près de se coucher lorsque je quittai Ravenne ; j'entendis le son lointain d'une cloche qui tintait : elle appelait les fidèles à la prière. "

" Ancône, 3 et 4 octobre.

" Revenu à Forli, je l'ai quitté de nouveau sans avoir vu sur ses remparts croulants l'endroit d'où la duchesse Catherine Sforze déclara à ses ennemis, prêts à égorger son fils unique, qu'elle pouvait encore être mère. Pie VII, né à Césène, fut moine dans l'admirable couvent de la Madona del Monte .

" Je traversai près de Savignano la ravine d'un petit torrent : quand on me dit que j'avais passé le Rubicon, il me sembla qu'un voile se levait et que j'apercevais la terre du temps de César. Mon Rubicon, a moi, c'est la vie : depuis longtemps j'en ai franchi le premier bord.

" A Rimini, je n'ai rencontré ni Française, ni l'autre ombre sa compagne, qui au vent semblaient si légères :

E pajon si al vento esser leggieri.

" Rimini, Pesaro, Fano, Sinigaglia, m'ont amené à Ancône sur des ponts et sur des chemins laissés par les Augustes. Dans Ancône on célèbre aujourd'hui la fête du pape ; j'en entends la musique à l'arc triomphal de Trajan : double souveraineté de la ville éternelle. "

" Lorette, 5 et 6 octobre.

" Nous sommes venus coucher à Lorette. Le territoire offre un spécimen parfaitement conservé de la colonie romaine . Les paysans fermiers de Notre-Dame sont dans l'aisance et paraissent heureux ; les paysannes, belles et gaies, portent une fleur dans leur chevelure. Le prélat-gouverneur nous a donné l'hospitalité. Du haut des clochers et du sommet de quelques éminences de la ville, on a des perspectives riantes sur les campagnes, sur Ancône et sur la mer. Le soir nous avons eu une tempête. Je me plaisais à voir la valentia muralis et la fumeterre des chèvres s'incliner au vent sur les vieux murs. Je me promenais sous les galeries à double étage, élevées d'après les dessins de Bramante. Ces pavés seront battus des pluies de l'automne ces brins d'herbe frémiront au souffle de l'Adriatique longtemps après que j'aurai passé.

" A minuit j'étais retiré dans un lit de huit pieds carrés consacré par Bonaparte ; une veilleuse éclairait à peine la nuit de ma chambre ; tout à coup une petite porte s'ouvre, et je vois entrer mystérieusement un homme menant avec lui une femme voilée. Je me soulève sur le coude et le regarde ; il s'approche de mon lit et se hâte, en se courbant jusqu'à terre, de me faire mille excuses de troubler ainsi le repos de M. l'ambassadeur : mais il est veuf ; il est un pauvre intendant ; il désire marier sa ragazza , ici présente : malheureusement il lui manque quelque chose pour la dot. Il relève le voile de l'orpheline : elle était pâle, très jolie et tenait les yeux baissés avec une modestie convenable. Ce père de famille avait l'air de vouloir s'en aller et laisser la fiancée m'achever son histoire. Dans ce pressant danger, je ne demandai point à l'obligeant infortuné, comme demanda le bon chevalier à la mère de la jeune fille de Grenoble, si elle était vierge ; tout ébouriffé je pris quelques pièces d'or sur la table près de mon lit ; je les donnai, pour faire honneur au roi mon maître, à la zitella, dont les yeux n'étaient pas enflés à force d'avoir pleuré . Elle me baisa la main avec une reconnaissance infinie. Je ne prononçai pas un mot, et retombant sur mon immense couche, comme si je voulais dormir, la vision de saint Antoine disparut. Je remerciai mon patron saint François dont c'était la fête ; je restai dans les ténèbres moitié riant, moitié regrettant, et dans une admiration profonde de mes vertus.

" C'était pourtant ainsi que je semais l'or, que j'étais ambassadeur, hébergé en toute pompe chez le gouverneur de Lorette, dans cette même ville où le Tasse était logé dans un mauvais bouge et où, faute d'un peu d'argent, il ne pouvait continuer sa route. Il paya sa dette à Notre-Dame de Lorette par sa canzone :

Ecco fra le tempeste e i fieri venti.

" Madame de Chateaubriand fit amende honorable de ma passagère fortune, en montant à genoux les degrés de la santa Chiesa. Après ma victoire de la nuit, j'aurais eu plus de droit que le roi de Saxe de déposer mon habit de noces au trésor de Lorette ; mais je ne me pardonnerai jamais, à moi chétif enfant des muses, d'avoir été si puissant et si heureux, là où le chantre de la Jérusalem avait été si faible et si misérable ! Torquato, ne me prends pas dans ce moment extraordinaire de mes inconstantes prospérités ; la richesse n'est pas mon habitude ; vois-moi dans mon passage à Namur, dans mon grenier à Londres, dans mon infirmerie à Paris, afin de me trouver avec toi quelque lointaine ressemblance.

" Je n'ai point, comme Montaigne, laissé mon portrait en argent à Notre-Dame de Lorette, ni celui de ma fille, Leonora Montana, filia unica ; je n'ai jamais désiré me survivre : mais pourtant une fille, et qui porterait le nom de Léonore ! "

" Spoleto.

" Après avoir quitté Lorette, passé Macerata, laissé Tolentino qui marque un pas de Bonaparte et rappelle un traité, j'ai gravi les derniers redans de l'Apennin. Le plateau de la montagne est humide et cultivé comme une houblonnière. A gauche étaient les mers de la Grèce, à droite celles de l'Ibérie ; je pouvais être pressé du souffle des brises que j'avais respirées à Athènes et à Grenade Nous sommes descendus vers l'Ombrie en circulant dans les volutes des gorges exfoliées où sont suspendus dans des bouquets de bois les descendants de ces montagnards qui fournirent des soldats à Rome après la bataille de Trasimène.

" Foligno possédait une Vierge de Raphaël qui est aujourd'hui, je crois, entre les mains du cardinal Fesch. Vene , dans une position charmante, est à la source du Clitumne. Le Poussin a reproduit ce site chaud et suave ; Byron l'a froidement chanté.

" Spoleto a donné le jour au pape actuel. Selon mon courrier Giorgini, Léon XII a placé dans cette ville les galériens pour honorer sa patrie. Spoleto osa résister à Annibal. Elle montre plusieurs ouvrages de Lippi l'ancien, qui, nourri dans le cloître, esclave en Barbarie, espèce de Cervantes chez les peintres, mourut à soixante ans passés du poison que lui donnèrent les parents de Lucrèce, séduite par lui, croyait-on. "

" Civita Castellana.

" A Monte-Lupo, le comte Potoski s'ensevelit dans des laures charmantes ; mais les pensées de Rome ne l'y suivirent-elles point ? Ne se croyait-il pas transporté au milieu des choeurs des jeunes filles ? Et moi aussi, comme saint Jérôme, " j'ai passé, dans mon temps, le jour et la nuit à pousser des cris, à frapper ma poitrine jusqu'au moment où Dieu me renvoyait la paix ". Je regrette de ne plus être ce que j'ai été, plango me non esse quod fuerim .

" Après avoir dépassé les ermitages de Monte-Lupo, nous avons commencé à contourner la Somma. J'avais déjà suivi ce chemin dans mon premier voyage de Florence à Rome par Pérouse, en accompagnant une femme mourante...

" A la nature de la lumière et à une sorte de vivacité du paysage, je me serais cru sur une des croupes des Alleghanis, n'était qu'un haut aqueduc, surmonté d'un Pont étroit, me rappelait un ouvrage de Rome auquel les ducs lombards de Spoleto avaient mis la main : les Américains n'en sont pas encore à ces monuments qui viennent après la liberté. J'ai monté la Somma à pied, près des boeufs du Clitumne qui traînaient madame l'ambassadrice à son triomphe. Une jeune chevrière maigre, légère et gentille comme sa bique, me suivait, avec son petit frère, dans ces opulentes campagnes en me demandant la carità : je la lui ai faite en mémoire de madame de Beaumont dont ces lieux ne se souviennent plus.

Alas ! regardless of their doom,

The little victims play !

No sense have they of ills to come,

Nor care beyond to-day.

" Hélas ! sans souci de leur destinée, folâtrent les petites victimes ! Elles n'ont ni prévision des maux à venir, ni soin d'outre-journée. "

" J'ai retrouvé Terni et ses cascades. Une campagne plantée d'oliviers m'a conduit à Narni ; puis, en passant par Otricoli, nous sommes venus nous arrêter à la triste Civita Castellana. Je voudrais bien aller à Santa-Maria di Falleri pour voir une ville qui n'a plus que la peau, son enceinte : à l'intérieur elle était vide : misère humaine à Dieu ramène . Laissons passer mes grandeurs et je reviendrai chercher la ville des Falisques. Du tombeau de Néron, je vais montrer bientôt à ma femme la croix de Saint-Pierre qui domine la ville des Césars. "


3 L29 Chapitre 3

Lettres à madame Récamier.

Vous venez de parcourir mon journal de route, vous allez lire mes lettres à madame Récamier, entremêlées, comme je l'ai annoncé, de pages historiques.

Parallèlement vous trouverez mes dépêches. Ici paraîtront distinctement les deux hommes qui existent en moi.

A Madame Récamier.

" Rome, ce 11 octobre 1828.

" J'ai traversé cette belle contrée, remplie de votre souvenir ; il me consolait, sans pourtant m'ôter la tristesse de tous les autres souvenirs que je rencontrais à chaque pas. J'ai revu cette mer Adriatique que j'avais traversée il y a plus de vingt ans. Dans quelle disposition d'âme ! A Terni, je m'étais arrêté avec une pauvre expirante. Enfin, je suis entré dans Rome. Ses monuments, après ceux d'Athènes, comme je le craignais, m'ont paru moins parfaits. Ma mémoire des lieux, étonnante et cruelle à la fois, ne m'avait pas laissé oublier une seule pierre.

" Je n'ai vu personne encore, excepté le secrétaire d'Etat, le cardinal Bernetti. Pour avoir à qui parler, je suis allé chercher Guérin, hier au coucher du soleil : il m'a paru charmé de ma visite. Nous avons ouvert une fenêtre sur Rome et admiré l'horizon. C'est la seule chose qui soit restée, pour moi, telle que je l'ai vue : mes yeux ou les objets ont changé ; peut-être les uns et les autres. "


3 L29 Chapitre 4

Léon XII et les cardinaux.

Les premiers moments de mon séjour à Rome furent employés à des visites officielles. Sa Sainteté me reçut en audience privée ; les audiences publiques ne sont plus d'usage et coûtent trop cher. Léon XII, prince d'une grande taille et d'un air à la fois serein et triste, est vêtu d'une simple soutane blanche ; il n'a aucun faste et se tient dans un cabinet pauvre, presque sans meubles. Il ne mange presque pas ; il vit, avec son chat, d'un peu de polenta . Il se sait très malade et se voit dépérir avec une résignation qui tient de la joie chrétienne : il mettrait volontiers, comme Benoît XIV, son cercueil sous son lit. Arrivé à la porte des appartements du pape, un abbé me conduit par des corridors noirs jusqu'au refuge ou au sanctuaire de Sa Sainteté. Elle ne se donne pas le temps de s'habiller, de peur de me faire attendre ; elle se lève, vient au-devant de moi, ne me permet jamais de mettre un genou en terre pour baiser le bas de sa robe au lieu de sa mule, et me conduit par la main jusqu'au siège placé à droite de son indigent fauteuil. Assis, nous causons.

Le lundi je me rends à sept heures du matin chez le secrétaire d'Etat, Bernetti, homme d'affaires et de plaisir. Il est lié avec la princesse Doria ; il connaît le siècle et n'a accepté le chapeau de cardinal qu'à son corps défendant. Il a refusé d'entrer dans l'Eglise, n'est sous-diacre qu'à brevet, et se pourrait marier demain en rendant son chapeau. Il croit à des révolutions et il va jusqu'à penser que, si sa vie est longue, il a des chances de voir la chute temporelle de la papauté.

Les cardinaux sont partagés en trois fartions :

La première se compose de ceux qui cherchent à marcher avec le temps et parmi lesquels se rangent Benvenuti et Opizzoni. Benvenuti s'est rendu célèbre par l'extirpation du brigandage et sa mission à Ravenne après le cardinal Rivarola ; Opizzoni, archevêque de Bologne, s'est concilié les diverses opinions dans cette ville industrielle et littéraire, difficile à gouverner.

La seconde faction se forme des zelanti , qui tentent de rétrograder : un de leurs chefs est le cardinal Odescalchi.

Enfin la troisième faction comprend les immobiles vieillards qui ne veulent ou ne peuvent aller ni en avant ni en arrière : parmi ces vieux on trouve le cardinal Vidoni, espèce de gendarme du traité de Tolentino : gros et grand, visage allumé, calotte de travers. Quand on lui dit qu'il a des chances à la papauté, il répond : Lo santo Spirito sarebbe dunque ubriaco ! Il plante des arbres à Ponte-Mole, où Constantin fit le monde chrétien. Je vois ces arbres lorsque je sors de Rome par la porte du Peuple pour rentrer par la porte Angélique. Du plus loin qu'il m'aperçoit le cardinal me crie : Ah ! ah ! signor ambasciadore di Francia ! puis il s'emporte contre les planteurs de ses pins. Il ne suit point l'étiquette cardinaliste ; il se fait accompagner par un seul laquais dans une voiture à sa guise : on lui pardonne tout, en l'appelant madama Vidoni [Quand j'ai quitté Rome il a acheté ma calèche et m'a fait l'honneur d'y mourir, en allant à Ponte-Mole. (Note de Paris, 1836. N.d.A.)] .


3 L29 Chapitre 5

Les Ambassadeurs.

Mes collègues d'ambassade sont le comte Lutzow, ambassadeur d'Autriche, homme poli : sa femme chante bien, toujours le même air, et parle toujours de ses petits enfants ; le savant baron Bunsen, ministre de Prusse et ami de l'historien Niebuhr (je négocie auprès de lui la résiliation en ma faveur du bail de son palais sur le Capitole) ; le ministre de Russie, prince Gagarin, exilé dans les grandeurs passées de Rome, pour des amours évanouies : s'il fut préféré par la belle madame Narischkine, un moment habitante de mon ancien ermitage d'Aulnay, il y aurait donc un charme dans la mauvaise humeur ; on domine plus par ses défauts que par ses qualités.

M. de Labrador, ambassadeur d'Espagne, homme fidèle, parle peu, se promène seul, pense beaucoup, ou ne pense point, ce que je ne sais démêler.

Le vieux comte Fuscaldo représente Naples comme l'hiver représente le printemps. Il a une grande pancarte de carton sur laquelle il étudie avec des lunettes, non les champs de roses de Paestum, mais les noms des étrangers suspects dont il ne doit pas viser les passeports. J'envie son palais (Farnèse), admirable structure inachevée, que Michel-Ange couronna, que peignit Annibal Carrache aidé d'Augustin son frère, et sous le portique duquel s'abrite le sarcophage de Cecilia Metella, qui n'a rien perdu au changement de mausolée. Fuscaldo, en loques d'esprit et de corps, a, dit-on, une maîtresse.

Le comte de Celles, ambassadeur du roi des Pays-Bas, avait épousé mademoiselle de Valence, aujourd'hui morte : il en a eu deux filles, qui, par conséquent, sont petite-filles de madame de Genlis. M. de Celles est resté préfet, parce qu'il l'a été ; caractère mêlé du loquace, du tyranneau, du recruteur et de l'intendant, qu'on ne perd jamais. Si vous rencontrez un homme qui, au lieu d'arpents, de toises et de pieds, vous parle d' hectares , de mètres et de décimètres , vous avez mis la main sur un préfet.

M. de Funchal, ambassadeur demi-avoué du Portugal, est ragotin, agité, grimacier, vert comme un singe du Brésil, et jaune comme une orange de Lisbonne : il chante pourtant sa négresse, ce nouveau Camoëns ! Grand amateur de musique, il tient à sa solde une espèce de Paganini, en attendant la restauration de son roi.

Par-ci, par-là, j'ai entrevu de petits finauds de ministres de divers petits Etats, tous scandalisés du bon marché que je fais de mon ambassade : leur importance boutonnée, gourmée, silencieuse, marche les jambes serrées et à pas étroits : elle a l'air prête à crever de secrets, qu'elle ignore.


3 L29 Chapitre 6

Les anciens artistes et les artistes nouveaux.

Ambassadeur en Angleterre dans l'année 1822, je recherchai les lieux et les hommes que j'avais jadis connus à Londres en 1793 ; ambassadeur auprès du Saint-Siège en 1828, je me suis hâté de parcourir les palais et les ruines, de redemander les personnes que j'avais vues à Rome en 1803 : des palais et des ruines, j'en ai retrouvé beaucoup ; des personnes, peu.

Le palais Lancelotti, autrefois loué au cardinal Fesch, est maintenant occupé par ses vrais maîtres, le prince Lancelotti et la princesse Lancelotti, fille du prince Massimo. La maison où demeura madame de Beaumont, à la place d'Espagne, a disparu. Quant à madame de Beaumont, elle est demeurée dans son dernier asile, et j'ai prié avec le pape Léon XII à sa tombe.

Canova a pris également congé du monde. Je le visitai deux fois dans son atelier en 1803 ; il me reçut le maillet à la main. Il me montra de l'air le plus naïf et le plus doux son énorme statue de Bonaparte et son Hercule lançant Lycas dans les flots : il tenait à vous convaincre qu'il pouvait arriver à l'énergie de la forme ; mais alors même son ciseau se refusait à fouiller profondément l'anatomie ; la nymphe restait malgré lui dans les chairs, et l'Hébé se retrouvait sous les rides de ses vieillards. J'ai rencontré sur ma route le premier sculpteur de mon temps ; il est tombé de son échafaud, comme Goujon de l'échafaud du Louvre ; la mort est toujours là pour continuer la Saint-Barthélemy éternelle, et nous abattre avec ses flèches.

Mais qui vit encore à ma grande joie, c'est mon vieux Boguet, le doyen des peintres français à Rome. Deux fois il a essayé de quitter ses campagnes aimées ; il est allé jusqu'à Gênes ; le coeur lui a failli et il est revenu à ses foyers adoptifs. Je l'ai choyé à l'ambassade, ainsi que son fils pour lequel il a la tendresse d'une mère. J'ai recommencé avec lui nos anciennes excursions ; je ne m'aperçois de sa vieillesse qu'à la lenteur de ses pas ; j'éprouve une sorte d'attendrissement en contrefaisant le jeune, et en mesurant mes enjambées sur les siennes. Nous n'avons plus ni l'un ni l'autre longtemps à voir couler le Tibre.

Les grands artistes, à leur grande époque, menaient une tout autre vie que celle qu'ils mènent aujourd'hui : attachés aux voûtes du Vatican, aux parois de Saint-Pierre, aux murs de la Farnésine, ils travaillaient à leurs chefs-d'oeuvre suspendus avec eux dans les airs. Raphaël marchait environné de ses élèves, escorté des cardinaux et des princes, comme un sénateur de l'ancienne Rome suivi et devancé de ses clients. Charles-Quint posa trois fois devant le Titien. Il ramassait son pinceau et lui cédait la droite à la promenade, de même que François Ier assistait Léonard de Vinci sur son lit de mort. Titien alla en triomphe à Rome ; l'immense Buonarotti l'y reçut : à quatre-vingt-dix-neuf ans, Titien tenait encore d'une main ferme, à Venise, son pinceau d'un siècle, vainqueur des siècles.

Le grand-duc de Toscane fit déterrer secrètement Michel-Ange, mort à Rome après avoir posé, à quatre-vingt-huit ans, le faîte de la coupole de Saint-Pierre. Florence, par des obsèques magnifiques, expia sur les cendres de son grand peintre l'abandon où elle avait laissé la poussière de Dante, son grand poète.

Vélasquez visita deux fois l'Italie et l'Italie se leva deux fois pour le saluer : le précurseur de Murillo reprit le chemin des Espagnes chargé des fruits de cette Hespérie ausonienne, qui s'étaient détachés sous sa main : il emporta un tableau de chacun des douze peintres les plus célèbres de cette époque.

Ces fameux artistes passaient leurs jours dans des aventures et des fêtes ; ils défendaient les villes et les châteaux ; ils élevaient des églises, des palais et des remparts ; ils donnaient et recevaient de grands coups d'épée, séduisaient des femmes, se réfugiaient dans les cloîtres, étaient absous par les papes et sauvés par les princes. Dans une orgie que Benvenuto Cellini a racontée, on voit figurer les noms d'un Michel-Ange et de Jules Romain.

Aujourd'hui la scène est bien changée ; les artistes à Rome vivent pauvres et retirés. Peut-être y a-t-il dans cette vie une poésie qui vaut la première. Une association de peintres allemands a entrepris de faire remonter la peinture au Pérugin, pour lui rendre son inspiration chrétienne. Ces jeunes néophytes de saint Luc prétendent que Raphaël, dans sa seconde manière, est devenu païen, et que son talent a dégénéré. Soit ; soyons païens comme les vierges raphaéliques ; que notre talent dégénère et s'affaiblisse comme dans le tableau de la Transfiguration ! Cette erreur honorable de la nouvelle école sacrée n'en est pas moins une erreur ; il s'ensuivrait que la raideur et le mal dessiné des formes seraient la preuve de la vision intuitive, tandis que cette expression de foi, remarquable dans les ouvrages des peintres qui précèdent la Renaissance, ne vient point de ce que les personnages sont posés carrément et immobiles comme des sphinx, mais de ce que le peintre croyait comme son siècle. C'est sa pensée, non sa peinture, qui est religieuse ; chose si vraie, que l'école espagnole est éminemment pieuse dans ses expressions, bien qu'elle ait les grâces et les mouvements de la peinture depuis la Renaissance. D'où vient cela ? de ce que les Espagnols sont chrétiens.

Je vais voir travailler séparément les artistes : l'élève sculpteur demeure dans quelque grotte, sous les chênes verts de la villa Médicis, où il achève son enfant de marbre qui fait boire un serpent dans une coquille. Le peintre habite quelque maison délabrée dans un lieu désert ; je le trouve seul, prenant à travers sa fenêtre ouverte quelque vue de la campagne romaine. La Brigande de M. Schnetz est devenue la mère qui demande à une madone la guérison de son fils. Léopold Robert, revenu de Naples, a passé ces jours derniers par Rome, emportant avec lui les scènes enchantées de ce beau climat, qu'il n'a fait que coller sur sa toile.

Guérin est retiré, comme une colombe malade, au haut d'un pavillon de la villa Médicis. - Il écoute la tête sous son aile, le bruit du vent du Tibre ; quand il se réveille, il dessine à la plume la mort de Priam.

Horace Vernet s'efforce de changer sa manière ; y réussira-t-il ? Le serpent qu'il enlace à son cou, le costume qu'il affecte, le cigare qu'il fume, les masques et les fleurets dont il est entouré, rappellent trop le bivouac.

Qui a jamais entendu parler de mon ami M. Quecq, successeur de Jules III dans le casin de Michel-Ange, de Vignole et de Thadée Zuccari ? et pourtant il a peint pas trop mal, dans son nymphée en décret, la mort de Vitellius. Les parterres en friche sont hantés par un animal futé que s'occupe à chasser M. Quecq : c'est un renard, arrière petit-fils de Goupil-Renart, premier du nom et neveu d'Ysengrin-le-Loup.

Pinelli, entre deux ivresses, m'a promis douze scènes de danses, de jeux et de voleurs. C'est dommage qu'il laisse mourir de faim son grand chien couché à sa porte. - Thorwaldsen et Camuccini sont les deux princes des pauvres artistes de Rome.

Quelquefois ces artistes dispersés se réunissent, ils vont ensemble à pied à Subiaco. Chemin faisant, ils barbouillent sur les murs de l'auberge de Tivoli des grotesques. Peut-être un jour reconnaîtra-t-on quelque Michel-Ange au charbonné qu'il aura tracé sur un ouvrage de Raphaël.

Je voudrais être né artiste : la solitude, l'indépendance, le soleil parmi des ruines et des chefs-d'oeuvre, me conviendraient. Je n'ai aucun besoin ; un morceau de pain, une cruche de l'Aqua Felice , me suffiraient. Ma vie a été misérablement accrochée aux buissons de ma route ; heureux si j'avais été l'oiseau libre qui chante et fait son nid dans ces buissons !

Nicolas Poussin acheta, de la dot de sa femme, une maison sur le monte Pincio, en face d'un autre casino qui avait appartenu à Claude Gelée, dit le Lorrain.

Mon autre compatriote Claude mourut aussi sur les genoux de la reine du monde. Si Poussin reproduit la campagne de Rome lors même que la scène de ses paysages est placée ailleurs, le Lorrain reproduit les ciels de Rome lors même qu'il peint des vaisseaux et un soleil couchant sur la mer.

Que n'ai-je été le contemporain de certaines créatures privilégiées pour lesquelles je me sens de l'attrait dans les siècles divers ! Mais il m'eût fallu ressusciter trop souvent. Le Poussin et Claude le Lorrain ont passé au Capitole ; des rois y sont venus et ne les valaient pas. De Brosses y rencontra le prétendant d'Angleterre ; j'y trouvai en 1803 le roi de Sardaigne abdiqué, et aujourd'hui, en 1828, j'y vois le frère de Napoléon, roi de Westphalie. Rome déchue offre un asile aux puissances tombées ; ses ruines sont un lieu de franchise pour la gloire persécutée et les talents malheureux.


3 L29 Chapitre 7

Ancienne société romaine.

Si j'avais peint la société de Rome il y a un quart de siècle, de même que j'ai peint la campagne romaine, je serais obligé de retoucher mon portrait, il ne serait plus ressemblant. Chaque génération est de trente-trois années, la vie du Christ (le Christ est le type de tout) ; chaque génération dans notre monde occidental varie sa forme. L'homme est placé dans un tableau dont le cadre ne change point, mais dont les personnages sont mobiles. Rabelais était dans cette ville en 1536 avec le cardinal du Bellay, il faisait l'office de maître d'hôtel de Son Eminence, il tranchait et présentait .

Rabelais, changé en frère Jean des Entommeures , n'est pas de l'avis de Montaigne, qui n'a presque point ouï de cloches à Rome et beaucoup moins que dans un village de France ; Rabelais, au contraire, en entend beaucoup dans l' isle Sonnante (Rome), doutant que ce fust Dodone avec ses chaudrons .

Quarante-quatre ans après Rabelais, Montaigne trouva les bords du Tibre plantés, et il remarque que le 16 mars il y avait des roses et des artichauts à Rome. Les églises étaient nues, sans statues de saints sans tableaux, moins ornées et moins belles que les églises de France. Montaigne était accoutumé à la vastité sombre de nos cathédrales gothiques ; il parle plusieurs fois de Saint-Pierre sans le décrire, insensible ou indifférent qu'il parait être aux arts. En présence de tant de chefs-d'oeuvre, aucun nom ne s'offre au souvenir de Montaigne ; sa mémoire ne lui parle ni de Raphaël, ni de Michel-Ange, mort il n'y avait pas encore seize ans.

Au reste, les idées sur les arts, sur l'influence philosophique des génies qui les ont agrandis ou protégés, n'étaient point encore nées. Le temps fait pour les hommes ce que l'espace fait pour les monuments, on ne juge bien des uns et des autres qu'à distance et au point de la perspective ; trop près on ne les voit pas, trop loin on ne les voit plus.

L'auteur des Essais ne cherchait dans Rome que la Rome antique : " Les bastimens de cette Rome bastarde, dit-il, qu'on voit à cette heure, attachant à ces masures quoiqu'ils aient de quoi ravir en admiration nos siècles présens, me font ressouvenir des nids que les moineaux et les corneilles vont suspendant en France aux voûtes et parois des églises que les huguenots viennent d'y démolir. "

Quelle idée Montaigne se faisait-il donc de l'ancienne Rome, s'il regardait Saint-Pierre comme un nid de moineaux suspendu aux parois du Colysée ?

Le nouveau citoyen romain par bulle authentique de l'an 1581 depuis J.-C. avait remarqué que les Romaines ne portaient point de loup ou de masque comme les Françaises ; elles paraissaient en public couvertes de perles et de pierreries, mais leur ceinture était trop lâche et elles ressemblaient à des femmes enceintes . Les hommes étaient habillés de noir, " et bien qu'ils fussent ducs, comtes et marquis, ils avaient l'apparence un peu vile ".

N'est-il pas singulier que saint Jérôme remarque la démarche des Romaines qui les fait ressembler à des femmes enceintes : solutis genibus fractus incessus , " à pas brisés, les genoux fléchissants " ?

Presque tous les jours, lorsque je sors par la porte Angélique, je vois une chétive maison assez près du Tibre, avec une enseigne française enfumée représentant un ours : c'est là que Michel, seigneur de Montaigne, débarqua en arrivant à Rome, non loin de l'hôpital qui servit d'asile à ce pauvre fou, homme formé à l'antique et pure poésie que Montaigne avait visité dans sa loge à Ferrare, et qui lui avait causé encore plus de dépit que de compassion .

Ce fut un événement mémorable, lorsque le XVIIe siècle députa son plus grand poète protestant et son plus sérieux génie pour visiter, en 1638, la grande Rome catholique. Adossée à la croix, tenant dans ses mains les deux Testaments ayant derrière elle les générations coupables sorties d'Eden, et devant elle les générations rachetées descendues du jardin des Olives, elle disait à l'hérétique né d'hier : " Que veux-tu à ta vieille mère ? "

Leonora, la Romaine, enchanta Milton. A-t-on jamais remarqué que Leonora se retrouve dans les Mémoires de madame de Motteville, aux concerts du cardinal Mazarin ?

L'ordre des dates amène l'abbé Arnauld à Rome après Milton. Cet abbé, qui avait porté les armes, raconte une anecdote curieuse par le nom d'un des personnages, en même temps qu'elle fait revoir les moeurs des courtisanes. Le héros de la fable , le duc de Guise, petit-fils du Balafré, allant en quête de son aventure de Naples, passa par Rome en 1647 : il y connut la Nina Barcarola. Maison-Blanche, secrétaire de M. Deshayes, ambassadeur à Constantinople, s'avisa de vouloir être le rival du duc de Guise. Mal lui en prit ; on substitua (c'était la nuit dans une chambre sans lumière) une hideuse vieille à Nina. " Si les ris furent grands d'un côté, la confusion le fut de l'autre autant qu'on se le peut imaginer, dit Arnauld. L'Adonis, s'étant démêlé avec peine des embrassements de sa déesse, s'enfuit tout nu de cette maison comme s'il eût eu le diable à ses trousses. "

Le cardinal de Retz n'apprend rien sur les moeurs romaines. J'aime mieux le petit Coulanges et ses deux voyages en 1656 et 1689 : il célèbre ces vignes et ces jardins dont les noms seuls sont un charme.

Dans la promenade à la Porta Pia je retrouve presque toutes les personnes nommées par Coulanges : les personnes ? non ! leurs petits-fils et petites-filles.

Madame de Sévigné reçoit les vers de Coulanges ; elle lui répond du château des Rochers dans ma pauvre Bretagne, à dix lieues de Combourg : " Quelle triste date auprès de la vôtre, mon aimable cousin ! Elle convient à une solitaire comme moi, et celle de Rome à celui dont l'étoile est errante. Que la fortune vous a traité doucement, comme vous dites, quoiqu'elle vous ait fait querelle !!! "

Entre le premier voyage de Coulanges à Rome, en 1656, et son second voyage, en 1689, il s'était écoulé trente-trois ans : je n'en compte que vingt-cinq de perdus depuis mon premier voyage à Rome, en 1803, et mon second voyage en 1828. Si j'avais connu madame de Sévigné, je l'aurais guérie du chagrin de vieillir.

Spon, Misson, Dumont, Addison, suivent successivement Coulanges. Spon avec Wheler, son compagnon m'ont guidé sur les débris d'Athènes.

Il est curieux de lire dans Dumont comment les chefs-d'oeuvre que nous admirons étaient disposés à l'époque de son voyage en 1690 : on voyait au Belvédère les fleuves du Nil et du Tibre, l'Antinoüs, la Cléopâtre, le Laocoon et le torse supposé d'Hercule. Dumont place dans le jardin du Vatican les paons de bronze qui étaient sur le tombeau de Scipion l'Africain .

Addison voyage en scholar , sa course se résume en citations classiques empreintes de souvenirs anglais : en passant à Paris il avait offert ses poésies latines à M. Boileau.

Le père Labat suit l'auteur de Caton : c'est un singulier homme que ce moine parisien de l'ordre des Frères Prêcheurs. Missionnaire aux Antilles, flibustier, habile mathématicien, architecte et militaire, brave artilleur pointant le canon comme un grenadier, critique savant et ayant remis les Dieppois en possession de leur découverte primitive en Afrique, il avait l'esprit enclin à la raillerie et le caractère à la liberté. Je ne sache aucun voyageur qui donne des notions plus exactes et plus claires sur le gouvernement pontifical. Labat court les rues, va aux processions, se mêle de tout et se moque à peu près de tout.

Le frère prêcheur raconte qu'on lui a donné chez les capucins, à Cadix, des draps de lit tout neufs depuis dix ans, et qu'il a vu un saint Joseph habillé à l'espagnole, épée au côté, chapeau sous le bras, cheveux poudrés et lunettes sur le nez. A Rome, il assiste à une messe : " Jamais, dit-il, je n'ai tant vu de musiciens mutilés ensemble et une symphonie si nombreuse. Les connaisseurs disaient qu'il n'y avait rien de si beau. Je disais la même chose pour faire croire que je m'y connaissais ; mais si je n'avais pas eu l'honneur d'être du cortège de l'officiant, j'aurais quitté la cérémonie qui dura au moins trois bonnes heures, qui m'en parurent bien six. " Plus je descends vers le temps où j'écris, plus les sages de Rome deviennent semblables aux usages d'aujourd'hui.

Du temps de de Brosses les Romaines portaient de faux cheveux ; la coutume venait de loin : Properce demande à sa vie pourquoi elle se plaît à orner ses cheveux :

Quid juvat ornato procedere, vita, capillo ?

Les Gauloises, nos mères, fournissaient la chevelure des Sévérine, des Pisca, des Faustine, des Sabine. Velléda dit à Eudore en parlant de ses cheveux : " C'est mon diadème et je l'ai gardé pour toi. " Une chevelure n'était pas la plus grande conquête des Romains ; mais elle en était une des plus durables : on retire souvent des tombeaux de femmes cette parure entière : elle a résisté aux ciseaux des filles de la nuit, quand on cherche en vain le front élégant qu'elle couronna. Les tresses parfumées, objet de l'idolâtrie de la plus volage des passions, ont survécu à des empires ; la mort, qui brise toutes les chaînes, n'a pu rompre ce léger réseau.

Aujourd'hui les Italiennes portent leurs propres cheveux, que les femmes du peuple nattent avec une grâce coquette.

Le magistrat voyageur de Brosses a, dans ses portraits et dans ses écrits, un faux air de Voltaire avec lequel il eut une dispute comique à propos d'un champ. De Brosses causa plusieurs fois au bord du lit d'une princesse Borghèse. En 1803, j'ai vu dans le palais Borghèse une autre princesse : Pauline Bonaparte qui trouva, comme son frère, la mort dans de nombreuses victoires. Si elle eût vécu aux jours de Raphaël, il l'aurait représentée sous la forme d'un de ces amours qui s'appuient sur le dos des lions à la Farnésine, et la même langueur eût emporté le peintre et le modèle. Que de fleurs ont déjà passé dans ces steppes où j'ai fait errer Jérôme, Augustin, Eudore et Cymodocée !

De Brosses représente les Anglais à la place d'Espagne à peu près comme nous les voyons aujourd'hui, vivant ensemble, faisant grand bruit, regardant les pauvres humains du haut en bas et s'en retournant dans leur taudis rougeâtre à Londres, sans avoir jeté à peine un coup d'oeil sur le Colysée. De Brosses obtint l'honneur de faire sa cour à Jacques III :

" Des deux fils du prétendant, dit-il, l'aîné est âgé d'environ vingt ans, l'autre de quinze. J'entends dire à ceux qui les connaissent à fond que l'aîné vaut beaucoup mieux et qu'il est plus chéri dans son intérieur ; qu'il a de la bonté de coeur et un grand courage ; qu'il sent vivement sa situation, et que, s'il n'en sort pas un jour, ce ne sera pas faute d'intrépidité. On m'a raconté qu'ayant été mené tout jeune au siège de Gaëte, lors de la conquête du royaume de Naples par les Espagnols, dans la traversée son chapeau vint à tomber à la mer. On voulut le ramasser : " Non, dit-il, ce n'est pas la peine ; il faudra bien que j'aille le chercher un jour moi-même. "

De Brosses croit que si le prince de Galles tente quelque chose, il ne réussira pas et il en donne les raisons. Revenu à Rome après ses vaillantes apertises, Charles-Edouard, qui portait le nom de comte d'Albany, perdit son père ; il épousa la princesse de Stolberg-Goedern, et s'établit en Toscane. Est-il vrai qu'il visita secrètement Londres en 1753 et 1761, comme Hume le raconte, qu'il assista au couronnement de George III, et qu'il dit à quelqu'un qui l'avait reconnu dans la foule : " L'homme qui est l'objet de toute cette pompe est celui que j'envie le moins. " ?

L'union du prétendant ne fut pas heureuse ; la comtesse d'Albany se sépara de lui et fixa son séjour à Rome : ce fut là qu'un autre voyageur, Bonstetten, la rencontra ; le gentilhomme bernois, dans sa vieillesse, me faisait entendre à Genève qu'il avait des lettres de la première jeunesse de la comtesse d'Albany.

Alfieri vit à Florence la femme du prétendant et il l'aima pour la vie : " Douze ans après, dit-il, au moment où j'écris toutes ces pauvretés, à cet âge déplorable où il n'y a plus d'illusions, je sens que je l'aime tous les jours davantage, à mesure que le temps détruit le seul charme qu'elle ne doit pas à elle-même, l'éclat de sa passagère beauté. Mon coeur s'élève, devient meilleur et s'adoucit par elle, et j'oserais dire la même chose du sien, que je soutiens et fortifie. "

J'ai connu madame d'Albany à Florence ; l'âge avait apparemment produit chez elle un effet opposé à celui qu'il produit ordinairement : le temps ennoblit le visage, et, comme il est de race antique, il imprime quelque chose de sa race sur le front qu'il a marqué : la comtesse d'Albany, d'une taille épaisse, d'un visage sans expression, avait l'air commun. Si les femmes des tableaux de Rubens vieillissaient, elles ressembleraient à madame d'Albany à l'âge où je l'ai rencontrée. Je suis fâché que ce coeur, fortifié et soutenu par Alfieri, ait eu besoin d'un autre appui. Je rappellerai ici un passage de ma lettre sur Rome à M. de Fontanes :

" Savez-vous que je n'ai vu qu'une seule fois le comte Alfieri dans ma vie, et devineriez-vous comment ? Je l'ai vu mettre dans sa bière : on me dit qu'il n'était presque pas changé ; sa physionomie me parut noble et grave ; la mort y ajoutait sans doute une nouvelle sévérité ; le cercueil étant un peu trop court on inclina la tête du mort sur sa poitrine, ce qui lui fit faire un mouvement formidable. "

Rien n'est triste comme de relire vers la fin de ses jours ce que l'on a écrit dans sa jeunesse : tout ce qui était au présent se trouve au passé.

J'aperçus un moment, en 1803, à Rome, le cardinal d'York, cet Henri IX, dernier des Stuarts, âgé de soixante-dix-neuf ans. Il avait eu la faiblesse d'accepter une pension de George III : la veuve de Charles Ier en avait en vain sollicité une de Cromwell. Ainsi, la race des Stuarts a mis cent dix-neuf ans à s'éteindre, après avoir perdu le trône qu'elle n'a jamais retrouvé. Trois prétendants se sont transmis dans l'exil l'ombre d'une couronne : ils avaient de l'intelligence et du courage, que leur a-t-il manqué ? la main de Dieu.

Au surplus, les Stuarts se consolèrent à la vue de Rome ; ils n'étaient qu'un léger accident de plus dans ces vastes décombres, une petite colonne brisée, élevée au milieu d'une grande voirie de ruines. Leur race, en disparaissant du monde, eut encore cet autre réconfort : elle vit tomber la vieille Europe, la fatalité attachée aux Stuarts entraîna avec eux dans la poussière les autres rois, parmi lesquels se trouvait Louis XVI, dont l'aïeul avait refusé un asile au descendant de Charles Ier, et Charles X est mort dans l'exil à l'âge du cardinal d'York ! et son fils et son petit-fils sont errants sur la terre !

Le voyage de Lalande en Italie, en 1765 et 1766, est encore ce qu'il y a de mieux et de plus exact sur la Rome des arts et sur la Rome antique. " J'aime à lire les historiens et les poètes, dit-il, mais on ne saurait les lire avec plus de plaisir qu'en foulant la terre qui les portait, en se promenant sur les collines qu'ils décrivent, en voyant couler les fleuves qu'ils ont chantés. " Ce n'est pas trop mal pour un astronome qui mangeait des araignées.

Duclos, à peu près aussi décharné que Lalande, fait cette remarque fine : " Les pièces de théâtre des différents peuples sont une image assez vraie de leurs moeurs. L'arlequin, valet et personnage principal des comédies italiennes, est toujours représenté avec un grand désir de manger, ce qui part d'un besoin habituel. Nos valets de comédie sont communément ivrognes, ce qui peut supposer crapule, mais non pas misère. "

L'admiration déclamatoire de Dupaty n'offre pas de compensation pour l'aridité de Duclos et de Lalande, elle fait pourtant sentir la présence de Rome ; on s'aperçoit par un reflet que l'éloquence du style descriptif est née sous le souffle de Rousseau, spiraculum vitae . Dupaty touche à cette nouvelle école qui bientôt allait substituer le sentimental, l'obscur et le maniéré, au vrai, à la clarté et au naturel de Voltaire. Cependant, à travers son jargon affecté, Dupaty observe avec justesse : il explique la patience du peuple de Rome par la vieillesse de ses souverains successifs. " Un pape, dit-il, est toujours pour lui un roi qui se meurt. "

A la villa Borghèse, Dupaty voit approcher la nuit : " Il ne reste qu'un rayon du jour qui meurt sur le front d'une Vénus. " Les poètes de maintenant diraient-ils mieux ? Il prend congé de Tivoli : " Adieu, vallon ! je suis un étranger ; je n'habite point votre belle Italie. Je ne vous reverrai jamais ; mais peut-être mes enfants ou quelques-uns de mes enfants viendront vous visiter un jour : soyez-leur aussi charmant que vous l'avez été à leur père. " Quelques-uns des enfants de l'érudit et du poète ont visité Rome, et ils auraient pu voir le dernier rayon du jour mourir sur le front de la Venus genitrix de Dupaty.

A peine Dupaty avait quitté l'Italie que Goethe vint le remplacer. Le président au Parlement de Bordeaux entendit-il jamais parler de Goethe ? Et néanmoins le nom de Goethe vit sur cette terre où celui de Dupaty s'est évanoui. Ce n'est pas que j'aime le puissant génie de l'Allemagne ; j'ai peu de sympathie pour le poète de la matière : je sens Schiller, j'entends Goethe. Qu'il y ait de grandes beautés dans l'enthousiasme que Goethe éprouve à Rome pour Jupiter, d'excellents critiques le jugent ainsi, mais je préfère le Dieu de la Croix au Dieu de l'Olympe. Je cherche en vain l'auteur de Werther le long des rives du Tibre ; je ne le retrouve que dans cette phrase : " Ma vie actuelle est comme un rêve de jeunesse ; nous verrons si je suis destiné à le goûter ou à reconnaître que celui-ci est vain comme tant d'autres l'ont été. "

Quand l'aigle de Napoléon laissa Rome échapper de ses serres, elle retomba dans le sein de ses paisibles pasteurs : alors Byron parut aux murs croulants des Césars ; il jeta son imagination désolée sur tant de ruines, comme un manteau de deuil. Rome ! tu avais un nom il t'en donna un autre ; ce nom te restera : il t'appela " la Niobé des nations privée de ses enfants et de ses couronnes , sans voix pour dire ses infortunes, portant dans ses mains une urne vide dont la poussière est depuis longtemps dispersée ".

Après ce dernier orage de poésie, Byron ne tarda pas de mourir. J'aurais pu voir Byron à Genève, et je ne l'ai point vu ; j'aurais pu voir Goethe à Weimar, et je ne l'ai point vu ; mais j'ai vu tomber madame de Staël qui dédaignant de vivre au delà de sa jeunesse, passa rapidement au Capitole avec Corinne : noms impérissables, illustres cendres, qui se sont associés au nom et aux cendres de la ville éternelle [J'invite à lire dans la Revue des Deux Mondes , Ier et 15 juillet 1835, deux articles de M. J.-J. Ampère, intitulés Portraits de Rome à différents âges . Ces curieux documents compléteront un tableau dont on ne voit ici qu'une esquisse. (Note de Paris, 1837. N.d.A.)] .


3 L29 Chapitre 8

Moeurs actuelles de Rome.

Ainsi ont marché les changements de moeurs et de personnages, de siècle en siècle, en Italie ; mais la grande transformation a surtout été opérée par notre double occupation de Rome.

La République romaine , établie sous l'influence du Directoire, si ridicule qu'elle ait été avec ses deux consuls et ses licteurs (méchants facchini pris parmi la populace) n'a pas laissé que d'innover heureusement dans les lois civiles : c'est des préfectures, imaginées par cette République romaine, que Bonaparte a emprunté l'institution de ses préfets.

Nous avons porté à Rome le germe d'une administration qui n'existait pas ; Rome, devenue le chef-lieu du département du Tibre, fut supérieurement réglée. Le système hypothécaire lui vient de nous. La suppression des couvents, la vente des biens ecclésiastiques sanctionnée par Pie VI, ont affaibli la foi dans la permanence de la consécration des choses religieuses. Ce fameux index, qui fait encore un peu de bruit de ce côté-ci des Alpes, n'en fait aucun à Rome : pour quelques bajocchi on obtient la permission de lire, en sûreté de conscience, l'ouvrage défendu. L' index est au nombre de ces usages qui restent comme des témoins des anciens temps au milieu des temps nouveaux. Dans les républiques de Rome et d'Athènes, les titres de Roi, les noms des grandes familles tenant à la monarchie, n'étaient-ils pas respectueusement conservés ? Il n'y a que les Français qui se fâchent sottement contre leurs tombeaux et leurs annales, qui abattent les croix, dévastent les églises, en rancune du clergé de l'an de grâce 1000 ou 1100. Rien de plus puéril ou de plus bête que ces outrages de réminiscence ; rien qui porterait davantage à croire que nous ne sommes capables de quoi que ce soit de sérieux, que les vrais principes de la liberté nous demeureront à jamais inconnus. Loin de mépriser le passé, nous devrions, comme le font tous les peuples, le traiter en vieillard vénérable qui raconte à nos foyers ce qu'il a vu : quel mal nous peut-il faire ? Il nous instruit et nous amuse par ses récits, ses idées, son langage, ses manières, ses habits d'autrefois ; mais il est sans force, et ses mains sont débiles et tremblantes. Aurions-nous peur de ce contemporain de nos pères, qui serait déjà avec eux dans la tombe s'il pouvait mourir, et qui n'a d'autorité que celle de leur poussière ?

Les Français en traversant Rome y ont laissé leurs principes : c'est ce qui arrive toujours quand la conquête est accomplie par un peuple plus avancé en civilisation que le peuple qui subit cette conquête, témoin les Grecs en Asie sous Alexandre, témoin les Français en Europe sous Napoléon. Bonaparte, en enlevant les fils à leurs mères, en forçant la noblesse italienne à quitter ses palais et à porter les armes, hâtait la transformation de l'esprit national.

Quant à la physionomie de la société romaine, les jours de concert et de bal on pourrait se croire à Paris : même toilette, même ton, mêmes usages. L'Altieri, la Palestrina, la Zagarola, la Del Drago, la Lante, la Lozzano, etc., ne seraient pas étrangères dans les salons du faubourg Saint-Germain : pourtant quelques-unes de ces femmes ont un certain air effrayé qui, je crois, est du climat. La charmante Falconieri, par exemple, se tient toujours auprès d'une porte, prête à s'enfuir sur le mont Marius, si on la regarde : la villa Mellini est à elle ; un roman placé dans ce casin abandonné, sous des cyprès à la vue de la mer, aurait son prix.

Mais, quels que soient les changements de moeurs et de personnages de siècle en siècle en Italie, on y remarque une habitude de grandeur, dont nous autres, mesquins barbares, n'approchons pas. Il reste encore à Rome du sang romain et des traditions des maîtres du monde. Lorsqu'on voit des étrangers entassés dans de petites maisons nouvelles à la porte du Peuple, ou gîtés dans des palais qu'ils ont divisés en cases et percés de cheminées, on croirait voir des rats gratter au pied des monuments d'Apollodore et de Michel-Ange, et faisant, à force de ronger, des trous dans les pyramides.

Aujourd'hui les nobles romains, ruinés par la révolution, se renferment dans leurs palais, vivent avec parcimonie et sont devenus leurs propres gens d'affaires. Quand on a le bonheur (ce qui est fort rare) d'être admis chez eux le soir, on traverse de vastes salles sans meubles à peine éclairées, le long desquelles des statues antiques blanchissent dans l'épaisseur de l'ombre, comme des fantômes ou des morts exhumés. Au bout de ces salles le laquais déguenillé qui vous mène vous introduit dans une espèce de gynécée : autour d'une table sont assises trois ou quatre vieilles ou jeunes femmes mal tenues qui travaillent à la lueur d'une lampe à de petits ouvrages en échangeant quelques paroles avec un père, un frère, un mari à demi couchés obscurément en retraite, sur des fauteuils déchirés. Il y a pourtant je ne sais quoi de beau, de souverain, qui tient de la haute race, dans cette assemblée retranchée derrière des chefs-d'oeuvre et que vous avez prise d'abord pour un sabbat. L'espèce des sigisbées est finie, quoiqu'il y ait encore des abbés porte-schalls et porte-chaufferettes ; par-ci, par-là, un cardinal s'établit encore à demeure chez une femme comme un canapé.

Le népotisme et le scandale des pontifes ne sont plus possibles, comme les rois ne peuvent plus avoir de maîtresses en titre et en honneurs. A présent que la politique et les aventures tragiques d'amour ont cessé de remplir la vie des grandes dames romaines, à quoi passent-elles leur temps dans l'intérieur de leur ménage ? Il serait curieux de pénétrer au fond de ces moeurs nouvelles : si je reste à Rome, je m'en occuperai.


3 L29 Chapitre 9

Les lieux et le paysage.

Je visitai Tivoli le 10 décembre 1803 ; à cette époque je disais dans une narration qui fut imprimée alors : " Ce lieu est propre à la réflexion et à la rêverie ; je remonte dans ma vie passée ; je sens le poids du présent, je cherche à pénétrer mon avenir : où serai-je, que ferai-je et que serai-je dans vingt ans d'ici ? "

Vingt ans ! cela me semblait un siècle ; je croyais bien habiter ma tombe avant que ce siècle fût écoulé. Et ce n'est pas moi qui ai passé, c'est le maître du monde et son empire qui ont fui !

Presque tous les voyageurs anciens et modernes n'ont vu dans la campagne romaine que ce qu'ils appellent son horreur et sa nudité . Montaigne lui-même, à qui certes l'imagination ne manquait pas, dit : " Nous avions loin sur notre main gauche l'Apennin, le prospect du pays malplaisant, bossé, plein de profondes fendasses... le terroire nud, sans arbres, une bonne partie stérile. "

Le protestant Milton porte sur la campagne de Rome un regard aussi sec et aussi aride que sa foi. Lalande et le président de Brosses sont aussi aveugles que Milton.

On ne retrouve guère que dans le Voyage sur la scène des six derniers livres de l'Enéide , de M. de Bonstetten, publié à Genève en 1804, un an après ma lettre à M. de Fontanes (imprimée dans le Mercure vers la fin de l'année 1803), quelques sentiments vrais de cette admirable solitude, encore sont-ils mêlés d'objurgations : " Quel plaisir de lire Virgile sous le ciel d'Enée, et pour ainsi dire en présence des dieux d'Homère ! dit M. Bonstetten ; quelle solitude profonde dans ces déserts, où l'on ne voit que la mer, des bois ruinés, des champs, de grandes prairies, et pas un habitant ! Je ne voyais dans une vaste étendue de pays qu'une seule maison, et cette maison était près de moi, sur le sommet de la colline. J'y vais, elle était sans porte ; je monte un escalier, j'entre dans une espèce de chambre, un oiseau de proie y avait son nid...

" Je fus quelque temps à une fenêtre de cette maison abandonnée. Je voyais à mes pieds cette côte, au temps de Pline si riche et si magnifique, maintenant sans cultivateurs. "

Depuis ma description de la campagne romaine, on a passé du dénigrement à l'enthousiasme. Les voyageurs anglais et français qui m'ont suivi ont marqué tous leurs pas de la Storta à Rome par des extases. M. de Tournon, dans ses Etudes statistiques , entre dans la voie d'admiration que j'ai eu le bonheur d'ouvrir : " La campagne romaine, dit-il, développe à chaque pas plus distinctement la sérieuse beauté de ses immenses lignes, de ses plans nombreux, et son bel encadrement de montagnes. Sa monotone grandeur frappe et élève la pensée. "

Je n'ai point à mentionner M. Simond, dont le voyage semble une gageure, et qui s'est amusé à regarder Rome à l'envers. Je me trouvais à Genève lorsqu'il mourut presque subitement. Fermier, il venait de couper ses foins et de recueillir joyeusement ses premiers grains et il est allé rejoindre son herbe fauchée et ses moissons abattues.

Nous avons quelques lettres des grands paysagistes ; Poussin et Claude Lorrain ne disent pas un mot de la campagne romaine. Mais si leur plume se tait leur pinceau parle ; l' agro romano était une source mystérieuse de beautés, dans laquelle ils puisaient, en la cachant par une sorte d'avarice de génie, et comme par la crainte que le vulgaire ne la profanât. Chose singulière, ce sont des yeux français qui ont le mieux vu la lumière de l'Italie.

J'ai relu ma lettre à M. de Fontanes sur Rome, écrite il y a vingt-cinq ans, et j'avoue que je l'ai trouvée d'une telle exactitude qu'il me serait impossible d'y retrancher ou d'y ajouter un mot. Une compagnie étrangère est venue cet hiver (1829) proposer le défrichement de la campagne romaine : ah ! messieurs, grâce de vos cottages et de vos jardins anglais sur le Janicule ! si jamais ils devaient enlaidir les friches où le soc de Cincinnatus s'est brisé, sur lesquelles toutes les herbes penchent au souffle des siècles, je fuirais Rome pour n'y remettre les pieds de ma vie. Allez traîner ailleurs vos charrues perfectionnées ; ici la terre ne pousse et ne doit pousser que des tombeaux. Les cardinaux ont fermé l'oreille aux calculs des bandes noires accourues pour démolir les débris de Tusculum qu'elles prenaient pour des châteaux d'aristocrates : elles auraient fait de la chaux avec le marbre des sarcophages de Paul-Emile, comme elles ont fait des gargouilles avec le plomb des cercueils de nos pères. Le Sacré Collège tient au passé ; de plus il a été prouvé, à la grande confusion des économistes, que la campagne romaine donnait au propriétaire 5 pour cent en pâturages et qu'elle ne rapporterait que un et demi en blé. Ce n'est point par paresse, mais par un intérêt positif que le cultivateur des plaines accorde la préférence à la pastorizia sur li maggesi . Le revenu d'un hectare dans le territoire romain est presque égal au revenu de la même mesure dans un des meilleurs départements de la France : pour se convaincre de cela, il suffit de lire l'ouvrage de monsignor Nicolaï.


3 L29 Chapitre 10

Lettre à M. Villemain.

Je vous ai dit que j'avais éprouvé d'abord de l'ennui au début de mon second voyage à Rome et que je finis par reprendre aux ruines et au soleil : j'étais encore sous l'influence de ma première impression lorsque, le 3 novembre 1828, je répondis à M. Villemain :

" Votre lettre, monsieur, est venue bien à propos dans ma solitude de Rome : elle a suspendu en moi le mal du pays que j'ai fort. Ce mal n'est autre chose que mes années qui m'ôtent les yeux pour voir comme je voyais autrefois : mon débris n'est pas assez grand pour se consoler avec celui de Rome. Quand je me promène seul à présent au milieu de tous ces décombres des siècles, ils ne me servent plus que d'échelle pour mesurer le temps : je remonte dans le passé, je vois ce que j'ai perdu et le bout de ce court avenir que j'ai devant moi ; je compte toutes les joies qui pourraient me rester, je n'en trouve aucune ; je m'efforce d'admirer ce que j'admirais, et je n'admire plus. Je rentre chez moi pour subir mes honneurs accablé du sirocco ou percé par la tramontane . Voilà toute ma vie, à un tombeau près que je n'ai pas encore eu le courage de visiter. On s'occupe beaucoup de monuments croulants ; on les appuie ; on les dégage de leurs plantes et de leurs fleurs ; les femmes que j'avais laissées jeunes sont devenues vieilles, et les ruines se sont rajeunies : que voulez-vous qu'on fasse ici ?

" Aussi je vous assure, monsieur, que je n'aspire qu'à rentrer dans ma rue d'Enfer pour ne plus en sortir. J'ai rempli envers mon pays et mes amis tous mes engagements. Quand vous serez dans le conseil d'Etat avec M. Bertin de Vaux, je n'aurai plus rien à demander, car vos talents vous auront bientôt porté plus haut. Ma retraite a contribué un peu, j'espère, à la cessation d'une opposition redoutable ; les libertés publiques sont acquises à jamais à la France. Mon sacrifice doit maintenant finir avec mon rôle. Je ne demande rien que de retourner à mon Infirmerie . Je n'ai qu'à me louer de ce pays : j'y ai été reçu à merveille ; j'ai trouvé un gouvernement plein de tolérance et fort instruit des affaires hors de l'Italie, mais enfin rien ne me plaît plus que l'idée de disparaître entièrement de la scène du monde : il est bon de se faire précéder dans la tombe du silence que l'on y trouvera.

" Je vous remercie d'avoir bien voulu me parler de vos travaux. Vous ferez un ouvrage digne de vous et qui augmentera votre renommée. Si vous aviez quelques recherches à faire faire ici, soyez assez bon pour me les indiquer : une fouille au Vatican pourrait vous fournir des trésors. Hélas ! je n'ai que trop vu ce pauvre M. Thierry ! je vous assure que je suis poursuivi par son souvenir : si jeune, si plein de l'amour de son travail, et s'en aller ! et, comme il arrive toujours au vrai mérite, son esprit s'améliorait et la raison prenait chez lui la place du système : j'espère encore un miracle. J'ai écrit pour lui ; on ne m'a pas même répondu. J'ai été plus heureux pour vous, et une lettre de M. de Martignac me fait enfin espérer que justice, bien que tardive et incomplète, vous sera faite. Je ne vis plus, monsieur, que pour mes amis ; vous me permettrez de vous mettre au nombre de ceux qui me restent. Je demeure, monsieur, avec autant de sincérité que d'admiration, votre plus dévoué serviteur [Grâce à Dieu, M. Thierry est revenu à la vie et il a repris avec des forces nouvelles ses beaux et importants travaux ; il travaille dans la nuit, mais comme la chrysalide :

La nymphe s'enferme avec joie

Dans ce tombeau d'or et de soie

Qui la dérobe à tous les yeux, etc. (N.d.A.)] .

" Chateaubriand. "


3 L29 Chapitre 11

A Madame Récamier

" Rome, samedi 8 novembre 1828.

" M. de La Ferronnays m'apprend la reddition de Varna que je savais. Je crois vous avoir dit autrefois que toute la question me semblait dans la chute de cette place, et que le Grand Turc ne songerait à la paix que quand les Russes auraient fait ce qu'ils n'avaient pas fait dans leurs guerres précédentes. Nos journaux ont été bien misérablement turcs dans ces derniers temps. Comment ont-ils pu jamais oublier la noble cause de la Grèce et tomber en admiration devant des barbares qui répandent sur la patrie des grands hommes et la plus belle partie de l'Europe l'esclavage et la peste ? Voilà comme nous sommes, nous autres Français : un peu de mécontentement personnel nous fait oublier nos principes et les sentiments les plus généreux. Les Turcs battus me feront peut-être quelque pitié ; les Turcs vainqueurs me feraient horreur. Voilà mon ami M. de La Ferronnays resté au pouvoir. Je me flatte que ma détermination de le suivre a éloigné les concurrents à son portefeuille. Mais enfin il faudra que je sorte d'ici, je n'aspire plus qu'à rentrer dans ma solitude et à quitter la carrière politique. J'ai soif d'indépendance pour mes dernières années. Les générations nouvelles sont élevées, elles trouveront établies les libertés publiques pour lesquelles j'ai tant combattu : qu'elles s'emparent donc, mais qu'elles ne mésusent pas de mon héritage, et que j'aille mourir en paix auprès de vous.

" Je suis allé avant-hier me promener à la villa Panfili : la belle solitude ! "

" Rome, ce samedi 15 novembre.

" Il y a eu un premier bal chez Torlonia. J'y ai rencontré tous les Anglais de la terre. Je me croyais encore ambassadeur à Londres. Les Anglaises ont l'air de figurantes engagées pour danser l'hiver à Paris, à Milan, à Rome, à Naples, et qui retournent à Londres après leur engagement expiré au printemps. Les sautillements sur les ruines du Capitole, les moeurs uniformes que la grande société porte partout, sont des choses bien étranges : si j'avais encore la ressource de me sauver dans les déserts de Rome !

" Ce qu'il y a de vraiment déplorable ici, ce qui jure avec la nature des lieux, c'est cette multitude d'insipides Anglaises et de frivoles dandys qui, se tenant enchaînés par les bras comme des chauves-souris par les ailes, promènent leur bizarrerie, leur ennui, leur insolence dans vos fêtes, et s'établissent chez vous comme à l'auberge. Cette Grande-Bretagne vagabonde et déhanchée, dans les solennités publiques, saute sur vos places et boxe avec vous pour vous en chasser : tout le jour elle avale à la hâte les tableaux et les ruines, et vient avaler, en vous faisant beaucoup d'honneur, les gâteaux et les glaces de vos soirées. Je ne sais pas comment un ambassadeur peut souffrir ces hôtes grossiers et ne les fait pas consigner à sa porte. "


3 L29 Chapitre 12

Explication sur le Mémoire qu'on va lire.

J'ai parlé dans le Congrès de Vérone de l'existence de mon Mémoire sur l'Orient. Quand je l'envoyai de Rome en 1828 à M. le comte de La Ferronnays, alors ministre des affaires étrangères, le monde n'était pas ce qu'il est : en France, la légitimité existait ; en Russie la Pologne n'avait pas péri ; l'Espagne était encore bourbonienne ; l'Angleterre n'avait pas encore l'honneur de nous protéger. Beaucoup de choses ont donc vieilli dans ce Mémoire : aujourd'hui ma politique extérieure, sous plusieurs rapports, ne serait plus la même ; douze années ont changé les relations diplomatiques, mais le fond des vérités est demeuré. J'ai inséré ce Mémoire en entier, pour venger une fois de plus la Restauration des reproches absurdes qu'on s'obstine à lui adresser malgré l'évidence des faits. La Restauration, aussitôt qu'elle choisit ses ministres parmi ses amis, ne cessa de s'occuper de l'indépendance et de l'honneur de la France : elle s'éleva contre les traités de Vienne, elle réclama des frontières protectrices, non pour la gloriole de s'étendre jusqu'au bord du Rhin, mais pour chercher sa sûreté ; elle a ri lorsqu'on lui parlait de l'équilibre de l'Europe, équilibre si injustement rompu envers elle : c'est pourquoi elle désira d'abord se couvrir au midi, puisqu'il avait plu de la désarmer au nord. A Navarin elle retrouva une marine et la liberté de la Grèce ; la question d'Orient ne la prit point au dépourvu.

J'ai gardé trois opinions sur l'Orient depuis l'époque où j'écrivis ce Mémoire :

1 o Si la Turquie d'Europe doit être dépecée, nous devons avoir un lot dans ce morcellement par un agrandissement de territoire sur nos frontières et par la possession de quelque point militaire dans l'Archipel.

Comparer le partage de la Turquie au partage de la Pologne est une absurdité.

2 o Considérer la Turquie telle qu'elle était au règne de François Ier, comme une puissance utile à notre politique, c'est retrancher trois siècles de l'histoire.

3 o Prétendre civiliser la Turquie en lui donnant des bateaux à vapeur et des chemins de fer, en disciplinant ses armées, en lui apprenant à manoeuvrer ses flottes, ce n'est pas étendre la civilisation en Orient, c'est introduire la barbarie en Occident : des Ibrahim futurs pourront amener l'avenir au temps de Charles-Martel, ou au temps du siège de Vienne, quand l'Europe fut sauvée par cette héroïque Pologne sur laquelle pèse l'ingratitude des rois.

Je dois remarquer que j'ai été le seul, avec Benjamin Constant, à signaler l'imprévoyance des gouvernements chrétiens : un peuple dont l'ordre social est fondé sur l'esclavage et la polygamie est un peuple qu'il faut renvoyer aux steppes des Mongols.

En dernier résultat, la Turquie d'Europe, devenue vassale de la Russie en vertu du traité d'Unkiar Skelessi, n'existe plus : si la question doit se décider immédiatement, ce dont je doute, il serait peut-être mieux qu'un empire indépendant eût son siège à Constantinople et fit un tout de la Grèce. Cela est-il possible ? je l'ignore. Quant à Méhémet-Ali, fermier et douanier impitoyable, l'Egypte, dans l'intérêt de la France, est mieux gardée par lui qu'elle ne le serait par les Anglais.

Mais je m'évertue à démontrer l'honneur de la Restauration ; eh ! qui s'inquiète de ce qu'elle a fait, surtout qui s'en inquiétera dans quelques années ? Autant vaudrait m'échauffer pour les intérêts de Tyr et d'Ecbatane : ce monde passé n'est plus et ne sera plus. Après Alexandre, commença le pouvoir romain ; après César, le christianisme changea le monde ; après Charlemagne, la nuit féodale engendra une nouvelle société ; après Napoléon néant : on ne voit venir ni empire, ni religion, ni barbares. La civilisation est montée à son plus haut point mais civilisation matérielle, inféconde, qui ne peut rien produire, car on ne saurait donner la vie que par la morale ; on n'arrive à la création des peuples que par les routes du ciel : les chemins de fer nous conduiront seulement avec plus de rapidité à l'abîme.

Voilà les prolégomènes qui me semblaient nécessaires à l'intelligence du Mémoire qui suit, et qui se trouve également aux Affaires Etrangères.


3 L29 Chapitre 13

Mémoire.

Lettre à M. le comte de La Ferronnays.

" Rome, ce 30 novembre 1828.

" Dans votre lettre particulière du 10 de novembre, mon noble ami, vous me disiez : " Je vous adresse un court résumé de notre situation politique, et vous serez assez aimable pour me faire connaître en retour vos idées, toujours si bonnes à connaître en pareille matière . "

" Votre amitié, noble comte, me juge avec trop d'indulgence, je ne crois pas du tout vous éclairer en vous envoyant le mémoire ci-joint : je ne fais que vous obéir. "

Mémoire.

Première partie.

" A la distance où je suis du théâtre des événements et dans l'ignorance presque totale où je me trouve de l'état des négociations, je ne puis guère raisonner convenablement. Néanmoins, comme j'ai depuis longtemps un système arrêté sur la politique intérieure de la France, comme j'ai pour ainsi dire été le premier à réclamer l'émancipation de la Grèce, je soumets volontiers, noble comte, mes idées à vos lumières.

" Il n'était point encore question du traité du 6 de juillet lorsque je publiai ma Note sur la Grèce . Cette Note renfermait le germe du traité : je proposais aux cinq grandes puissances de l'Europe d'adresser une dépêche collective au Divan pour lui demander impérativement la cessation de toute hostilité entre la Porte et les Hellènes. Dans le cas d'un refus, les cinq puissances auraient déclaré qu'elles reconnaissaient l'indépendance du gouvernement grec, et qu'elles recevraient les agents diplomatiques de ce gouvernement.

" Cette Note fut lue dans les divers cabinets. La place que j'avais occupée comme ministre des affaires étrangères donnait quelque importance à mon opinion : ce qu'il y a de singulier, c'est que le prince de Metternich se montra moins opposé à l'esprit de ma Note que M. Canning.

" Le dernier, avec lequel j'avais eu des liaisons assez intimes, était plus orateur que grand politique plus homme de talent qu'homme d'Etat. Il avait en général une certaine jalousie des succès et surtout de ceux de la France. Quand l'opposition parlementaire blessait ou exaltait son amour-propre il se précipitait dans de fausses démarches, se répandait en sarcasmes ou en vanteries. C'est ainsi qu'après la guerre d'Espagne, il rejeta la demande d'intervention que j'avais arrachée avec tant de peine au cabinet de Madrid, pour l'arrangement des affaires d'outre-mer : la raison secrète en était qu'il n'avait pas fait lui-même cette demande, et il ne voulait pas voir que même dans son système (si toutefois il en avait un), l'Angleterre représentée dans un congrès général ne serait nullement liée par les actes de ce congrès et resterait toujours libre d'agir séparément. C'est encore ainsi que lui, M. Canning, fit passer des troupes en Portugal, non pour défendre une charte dont il était le premier à se moquer, mais parce que l'opposition lui reprochait la présence de nos soldats en Espagne, et qu'il voulait pouvoir dire au Parlement que l'armée anglaise occupait Lisbonne comme l'armée française occupait Cadix. Enfin, c'est ainsi qu'il a signé le traité du 6 juillet contre son opinion particulière, contre l'opinion de son propre pays, défavorable à la cause des Grecs. S'il accéda à ce traité, ce fut uniquement parce qu'il eut peur de nous voir prendre avec la Russie l'initiative de la question et recueillir seuls la gloire d'une résolution généreuse. Ce ministre, qui après tout laissera une grande renommée, crut aussi gêner les mouvements de la Russie par ce traité même ; cependant il était clair que le texte de l'acte n'enchaînait point l'empereur Nicolas, ne l'obligeait point à renoncer à une guerre particulière avec la Turquie.

" Le traité du 6 de juillet est une pièce informe brochée à la hâte, où rien n'est prévu et qui fourmille de dispositions contradictoires.

" Dans ma Note sur la Grèce , je supposais l'adhésion des cinq grandes puissances ; l'Autriche et la Prusse s'étant unies à l'écart, leur neutralité les laisse libres, selon les événements, de se déclarer pour ou contre l'une des parties belligérantes.

" Il ne s'agit plus de revenir sur le passé, il faut prendre les choses telles qu'elles sont. Tout ce à quoi les gouvernements sont obligés, c'est à tirer le meilleur parti des faits lorsqu'ils sont accomplis. Examinons donc ces faits.

" Nous occupons la Morée, les places de cette péninsule sont tombées entre nos mains. Voilà pour ce qui nous concerne.

" Varna est pris, Varna devient un avant-poste placé à soixante-dix heures de marche de Constantinople. Les Dardanelles sont bloquées ; les Russes s'emparent pendant l'hiver de Silistrie et de quelques autres forteresses ; de nombreuses recrues arriveront. Aux premiers jours du printemps, tout s'ébranlera pour une campagne décisive ; en Asie le général Paskewitsch a envahi trois pachaliks, il commande les sources de l'Euphrate et menace la route d'Erzeroum. Voilà pour ce qui concerne la Russie.

" L'empereur Nicolas eût-il mieux fait d'entreprendre une campagne d'hiver en Europe ? Je le pense, s'il en avait la possibilité. En marchant sur Constantinople, il aurait tranché le noeud gordien, il aurait mis fin à toutes les intrigues diplomatiques ; on se range du côté des succès ; le moyen d'avoir des alliés, c'est de vaincre.

" Quant à la Turquie, il m'est démontré qu'elle nous eût déclaré la guerre si les Russes eussent échoué devant Varna. Aura-t-elle le bon sens aujourd'hui d'entamer des négociations avec l'Angleterre et la France pour se débarrasser au moins de l'une et de l'autre ? L'Autriche lui conseillerait volontiers ce parti, mais il est bien difficile de prévoir quelle sera la conduite d'une race d'hommes qui n'ont point les idées européennes. A la fois rusés comme des esclaves et orgueilleux comme des tyrans, la colère n'est jamais chez eux tempérée que par la peur. Le sultan Mahmoud II, sous quelques rapports, paraît un prince supérieur aux derniers sultans ; il a surtout le courage politique ; mais a-t-il le courage personnel ? Il se contente de passer des revues dans les faubourgs de sa capitale, et se fait supplier par les grands de n'aller pas même jusqu'à Andrinople. La populace de Constantinople serait mieux contenue par les triomphes que par la présence de son maître.

" Admettons toutefois que le Divan consente à des pourparlers sur les bases du traité du 6 juillet. La négociation sera très épineuse ; quand il n'y aurait à régler que les limites de la Grèce, c'est à n'en pas finir. Où ces limites seront-elles posées sur le continent ? Combien d'îles seront-elles rendues à la liberté ? Samos, qui a si vaillamment défendu son indépendance, sera-t-elle abandonnée ? Allons plus loin, supposons les conférences établies : paralyseront-elles les armées de l'empereur Nicolas ? Tandis que les plénipotentiaires des Turcs et des trois puissances alliées négocieront dans l'Archipel, chaque pas des troupes envahissantes dans la Bulgarie changera l'état de la question. Si les Russes étaient repoussés, les Turcs rompraient les conférences, si les Russes arrivaient aux portes de Constantinople, il s'agirait bien de l'indépendance de la Morée ! Les Hellènes n'auraient besoin ni de protecteurs ni de négociateurs.

" Ainsi donc, amener le Divan à s'occuper du traité du 6 de juillet, c'est reculer la difficulté, et non la résoudre. La coïncidence de l'émancipation de la Grèce et de la signature de la paix entre les Turcs et les Russes est, à mon avis, nécessaire pour faire sortir les cabinets de l'Europe de l'embarras où ils se trouvent.

" Quelles conditions l'empereur Nicolas mettra-t-il à la paix ?

" Dans son manifeste, il déclare qu'il renonce à des conquêtes, mais il parle d'indemnités pour les frais de la guerre : cela est vague et peut mener loin.

" Le cabinet de Saint-Pétersbourg, prétendant régulariser les traités d'Akerman et d'Yassy, demandera-t-il 1 o l'indépendance complète des deux principautés ; 2 o la liberté du commerce dans la mer Noire, tant pour la nation russe que pour les autres nations ; 3 o le remboursement des sommes dépensées dans la dernière campagne ?

" D'innombrables difficultés se présentent à la conclusion d'une paix sur ces bases. Si la Russie veut donner aux principautés des souverains de son choix, l'Autriche regardera la Moldavie et la Valachie comme deux provinces russes, et s'opposera à cette transaction politique.

" La Moldavie et la Valachie passeront-elles sous la domination d'un prince indépendant de toute grande puissance, ou d'un prince installé sous le protectorat de plusieurs souverains ?

" Dans ce cas Nicolas préférerait des hospodars nommés par Mahmoud, car les principautés, ne cessant pas d'être turques, demeureraient vulnérables aux armes de la Russie.

" La liberté du commerce de la mer Noire, l'ouverture de cette mer à toutes les flottes de l'Europe et de l'Amérique, ébranleraient la puissance de la Porte dans ses fondements. Octroyer le passage des vaisseaux de guerre sous Constantinople, c'est, par rapport à la géographie de l'empire ottoman, comme si l'on reconnaissait le droit à des armées étrangères de traverser en tout temps la France le long des murs de Paris.

" Enfin, où la Turquie prendrait-elle de l'argent pour payer les frais de la campagne ? Le prétendu trésor des sultans est une vieille fable. Les provinces conquises au delà du Caucase pourraient être, il est vrai, cédées comme hypothèque de la somme demandée : des deux armées russes, l'une, en Europe, me semble être chargée des intérêts de l'honneur de Nicolas ; l'autre, en Asie, de ses intérêts pécuniaires. Mais si Nicolas ne se croyait pas lié par les déclarations de son manifeste, l'Angleterre verrait-elle d'un oeil indifférent le soldat moscovite s'avancer sur la route de l'Inde ? N'a-t-elle pas déjà été alarmée, lorsqu'en 1827 il a fait un pas de plus dans l'empire persan ?

" Si la double difficulté qui naît et de la mise à exécution du traité, et de la pertinence des conditions d'une paix entre la Turquie et la Russie ; si cette double difficulté rendait inutiles les efforts tentés pour vaincre tant d'obstacles ; si une seconde campagne s'ouvrait au printemps, les puissances de l'Europe prendraient-elles parti dans la querelle ? Quel serait le rôle que devrait jouer la France ? C'est ce que je vais examiner dans la seconde partie de cette Note . "

Seconde partie.

" L'Autriche et l'Angleterre ont des intérêts communs, elles sont naturellement alliées pour leur politique extérieure, quelles que soient d'ailleurs les différentes formes de leurs gouvernements et les maximes opposées de leur politique intérieure. Toutes deux sont ennemies et jalouses de la Russie, toutes deux désirent arrêter les progrès de cette puissance ; elles s'uniront peut-être dans un cas extrême ; mais elles sentent que si la Russie ne se laisse pas imposer, elle peut braver cette union plus formidable en apparence qu'en réalité.

" L'Autriche n'a rien à demander à l'Angleterre ; celle-ci à son tour n'est bonne à l'Autriche que pour lui fournir de l'argent. Or, l'Angleterre, écrasée sous le poids de sa dette, n'a plus d'argent à prêter à personne. Abandonnée à ses propres ressources, l'Autriche ne saurait, dans l'état actuel de ses finances, mettre en mouvement de nombreuses armées, surtout étant obligée de surveiller l'Italie et de se tenir en garde sur les frontières de la Pologne et de la Prusse. La position actuelle des troupes russes leur permettrait d'entrer plus vite à Vienne qu'à Constantinople.

" Que peuvent les Anglais contre la Russie ? Fermer la Baltique, ne plus acheter le chanvre et les bois sur les marchés du Nord, détruire la flotte de l'amiral Heyden dans la Méditerranée, jeter quelques ingénieurs et quelques soldats dans Constantinople, porter dans cette capitale des provisions de bouche et des munitions de guerre, pénétrer dans la mer Noire, bloquer les ports de la Crimée, priver les troupes russes en campagne de l'assistance de leurs flottes commerçantes et militaires ?

" Supposons tout cela accompli (ce qui d'abord ne se peut faire sans des dépenses considérables, lesquelles n'auraient ni dédommagement ni garantie), resterait toujours à Nicolas son immense armée de terre. Une attaque de l'Autriche et de l'Angleterre contre la Croix en faveur du Croissant augmenterait en Russie la popularité d'une guerre déjà nationale et religieuse.

" Des guerres de cette nature se font sans argent, ce sont celles qui précipitent, par la force de l'opinion, les nations les unes sur les autres. Que les papas commencent à évangéliser à Saint-Pétersbourg, comme les ulémas mahométisent à Constantinople, ils ne trouveront que trop de soldats ; ils auraient plus de chances de succès que leurs adversaires dans cet appel aux passions et aux croyances des hommes. Les invasions qui descendent du nord au midi sont bien plus rapides et bien plus irrésistibles que celles qui gravissent du midi au nord : la pente des populations les incline à s'écouler vers les beaux climats.

" La Prusse demeurerait-elle spectatrice indifférente de cette grande lutte, si l'Autriche et l'Angleterre se déclaraient pour la Turquie ? Il n'y a pas lieu de le croire.

" Il existe sans doute dans le cabinet de Berlin un parti qui hait et qui craint le cabinet de Saint-Pétersbourg ; mais ce parti, qui d'ailleurs commence à vieillir, trouve pour obstacle le parti anti-autrichien et surtout des affections domestiques.

" Les liens de famille, faibles ordinairement entre les souverains, sont très forts dans la famille de Prusse : le roi Frédéric-Guillaume III aime tendrement sa fille, l'impératrice actuelle de Russie, et il se plaît à penser que son petit-fils montera sur le trône de Pierre-le-Grand ; les princes Frédéric, Guillaume, Charles, Henri-Albert, sont aussi très attachés à leur soeur Alexandra ; le prince royal héréditaire ne faisait pas de difficulté de déclarer dernièrement à Rome qu'il était turcophage .

" En décomposant ainsi les intérêts, on s'aperçoit que la France est dans une admirable position politique : elle peut devenir l'arbitre de ce grand débat ; elle peut à son gré garder la neutralité ou se déclarer pour un parti, selon le temps et les circonstances. Si elle était jamais obligée d'en venir à cette extrémité, si ses conseils n'étaient pas écoutés, si la noblesse et la modération de sa conduite ne lui obtenaient pas la paix qu'elle désire pour elle et pour les autres ; dans la nécessité où elle se trouverait de prendre les armes, tous ses intérêts la porteraient du côté de la Russie.

" Qu'une alliance se forme entre l'Autriche et l'Angleterre contre la Russie, quel fruit la France recueillerait-elle de son adhésion à cette alliance ?

" L'Angleterre prêterait-elle des vaisseaux à la France ?

" La France est encore, après l'Angleterre, la première puissance maritime de l'Europe ; elle a plus de vaisseaux qu'il ne lui en faut pour détruire, s'il le fallait, les forces navales de la Russie.

" L'Angleterre nous fournirait-elle des subsides ?

" L'Angleterre n'a point d'argent ; la France en a plus qu'elle, et les Français n'ont pas besoin d'être à la solde du Parlement britannique.

" L'Angleterre nous assisterait-elle de soldats et d'armes ?

" Les armes ne manquent point à la France, encore moins les soldats.

" L'Angleterre nous assurerait-elle un accroissement de territoire insulaire ou continental ?

" Où prendrons-nous cet accroissement, si nous faisons, au profit du Grand Turc, la guerre à la Russie ? Essayerons-nous des descentes sur les côtes de la mer Baltique, de la mer Noire et du détroit de Behring ? Aurions-nous une autre espérance ? Penserions-nous à nous attacher l'Angleterre afin qu'elle accourût à notre secours si jamais nos affaires intérieures venaient à se brouiller ?

" Dieu nous garde d'une telle prévision et d'une intervention étrangère dans nos affaires domestiques ! L'Angleterre, d'ailleurs, a toujours fait bon marché des rois et de la liberté des peuples ; elle est toujours prête à sacrifier sans remords monarchie ou république à ses intérêts particuliers. Naguère encore, elle proclamait l'indépendance des colonies espagnoles, en même temps qu'elle refusait de reconnaître celle de la Grèce ; elle envoyait ses flottes appuyer les insurgés du Mexique, et faisait arrêter dans la Tamise quelques chétifs bateaux à vapeur destinés pour les Hellènes ; elle admettait la légitimité des droits de Mahmoud, et niait celle des droits de Ferdinand ; vouée tour à tour au despotisme ou à la démocratie selon le vent qui amenait dans ses ports les vaisseaux des marchands de la cité.

" Enfin, en nous associant aux projets guerriers de l'Angleterre et de l'Autriche contre la Russie, où irions nous chercher notre ancien adversaire d'Austerlitz ? il n'est point sur nos frontières. Ferions-nous donc partir à nos frais cent mille hommes bien équipés, pour secourir Vienne ou Constantinople ? Aurions-nous une armée à Athènes pour protéger les Grecs contre les Turcs, et une armée à Andrinople pour protéger les Turcs contre les Russes ? Nous mitraillerions les Osmanlis en Morée, et nous les embrasserions aux Dardanelles ? Ce qui manque de sens commun dans les affaires humaines ne réussit pas.

" Admettons néanmoins, en dépit de toute vraisemblance, que nos efforts fussent couronnés d'un plein succès dans cette triple alliance contre nature, supposons que la Prusse demeurât neutre pendant tout ce démêlé, ainsi que les Pays-Bas, et que, libres de porter nos forces au dehors, nous ne fussions pas obligés de nous battre à soixante lieues de Paris : eh bien ! quel profit retirerions-nous de notre croisade pour la délivrance du tombeau de Mahomet ? Chevaliers des Turcs nous reviendrions du Levant avec une pelisse d'honneur ; nous aurions la gloire d'avoir sacrifié un milliard et deux cent mille hommes pour calmer les terreurs de l'Autriche, pour satisfaire aux jalousies de l'Angleterre, pour conserver dans la plus belle partie du monde la peste et la barbarie attachées à l'empire ottoman. L'Autriche aurait peut-être augmenté ses Etats du côté de la Valachie et de la Moldavie, et l'Angleterre aurait peut-être obtenu de la Porte quelques privilèges commerciaux, privilèges pour nous d'un faible intérêt si nous y participions, puisque nous n'avons ni le même nombre de navires marchands que les Anglais, ni les mêmes ouvrages manufacturés à répandre dans le Levant. Nous serions complètement dupes de cette triple alliance qui pourrait manquer son but, et qui, si elle l'atteignait, ne l'atteindrait qu'à nos dépens.

" Mais si l'Angleterre n'a aucun moyen direct de nous être utile, ne saurait-elle du moins agir sur le cabinet de Vienne, engager l'Autriche, en compensation des sacrifices que nous ferions pour elle, à nous laisser reprendre les anciens départements situés sur la rive gauche du Rhin ?

" Non : l'Autriche et l'Angleterre s'opposeront toujours à une pareille concession ; la Russie seule peut nous la faire, comme nous le verrons ci-après. L'Autriche nous déteste et s'épouvante de nous, encore plus qu'elle ne hait et ne redoute la Russie ; mal pour mal elle aimerait mieux que cette dernière puissance s'étendît du côté de la Bulgarie que la France du côté de la Bavière.

" Mais l'indépendance de l'Europe serait menacée si les czars faisaient de Constantinople la capitale de leur empire ?

" Il faut expliquer ce que l'on entend par l'indépendance de l'Europe : veut-on dire que, tout équilibre étant rompu, la Russie, après avoir fait la conquête de la Turquie européenne, s'emparerait de l'Autriche soumettrait l'Allemagne et la Prusse, et finirait par asservir la France ?

" Et d'abord, tout empire qui s'étend sans mesure perd de sa force ; presque toujours il se divise ; on verrait bientôt deux ou trois Russies ennemies les unes des autres.

" Ensuite l'équilibre de l'Europe existe-t-il pour la France depuis les derniers traités ?

" L'Angleterre a conservé presque toutes les conquêtes qu'elle a faites dans les colonies de trois parties du monde pendant la guerre de la Révolution en Europe elle a acquis Malte et les îles Ioniennes ; il n'y a pas jusqu'à son électorat de Hanovre qu'elle n'ait enflé en royaume et agrandi de quelques seigneuries.

" L'Autriche a augmenté ses possessions d'un tiers de la Pologne et des rognures de la Bavière, d'une partie de la Dalmatie et de l'Italie. Elle n'a plus il est vrai, les Pays-Bas, mais cette province n'a point été dévolue à la France, et elle est devenue contre nous une auxiliaire redoutable de l'Angleterre et de la Prusse.

" La Prusse s'est agrandie du duché ou palatinat de Posen, d'un fragment de la Saxe et des principaux cercles du Rhin, son poste avancé est sur notre propre territoire, à dix journées de marche de notre capitale.

" La Russie a recouvré la Finlande et s'est établie sur les bords de la Vistule.

" Et nous, qu'avons-nous gagné dans tous ces partages ? Nous avons été dépouillés de nos colonies ; notre vieux sol même n'a pas été respecté : Landau détaché de la France, Huningue rasé, laissent une brèche de plus de cinquante lieues dans nos frontières ; le petit Etat de Sardaigne n'a pas rougi de se revêtir de quelques lambeaux volés à l'empire de Napoléon et au royaume de Louis-le-Grand.

" Dans cette position, quel intérêt avons-nous à rassurer l'Autriche et l'Angleterre contre les victoires de la Russie ? Quand celle-ci s'étendrait vers l'Orient et alarmerait le cabinet de Vienne, en serions-nous en danger ? Nous a-t-on assez ménagés, pour que nous soyons si sensibles aux inquiétudes de nos ennemis ? l'Angleterre et l'Autriche ont toujours été et seront toujours les adversaires naturels de la France, nous les verrions demain s'allier de grand coeur à la Russie, s'il s'agissait de nous combattre et de nous dépouiller.

" N'oublions pas que, tandis que nous prendrions les armes pour le prétendu salut de l'Europe, mise en péril par l'ambition supposée de Nicolas, il arriverait probablement que l'Autriche, moins chevaleresque et plus rapace, écouterait les propositions du cabinet de Pétersbourg un revirement brusque de politique lui coûte peu. Du consentement de la Russie, elle se saisirait de la Bosnie et de la Servie, nous laissant la satisfaction de nous évertuer pour Mahmoud.

" La France est déjà dans une demi-hostilité avec les Turcs ; elle seule a déjà dépensé plusieurs millions et exposé vingt mille soldats dans la cause de la Grèce ; l'Angleterre ne perdrait que quelques paroles en trahissant les principes du traité du 6 de juillet ; la France y perdrait honneur, hommes et argent : notre expédition ne serait plus qu'une vraie cacade politique.

" Mais, si nous ne nous unissons pas à l'Autriche et à l'Angleterre, l'empereur Nicolas ira donc à Constantinople ? l'équilibre de l'Europe sera donc rompu ?

" Laissons, pour le répéter encore une fois, ces frayeurs feintes ou vraies à l'Angleterre et à l'Autriche. Que la première craigne de voir la Russie s'emparer de la traite du Levant et devenir puissance maritime, cela nous importe peu. Est-il donc si nécessaire que la Grande-Bretagne reste en possession du monopole des mers, que nous répandions le sang français pour conserver le sceptre de l'océan aux destructeurs de nos colonies, de nos flottes et de notre commerce ? Faut-il que la race légitime mette en mouvement des armées, afin de protéger la maison qui s'unit à l'illégitimité et qui réserve peut-être pour des temps de discorde les moyens qu'elle croit avoir de troubler la France ? Bel équilibre pour nous que celui de l'Europe, lorsque toutes les puissances, comme je l'ai déjà montré, ont augmenté leurs masses et diminué d'un commun accord le poids de la France ! Qu'elles rentrent comme nous dans leurs anciennes limites ; puis nous volerons au secours de leur indépendance, si cette indépendance est menacée. Elles ne se firent aucun scrupule de se joindre à la Russie, pour nous démembrer et pour s'incorporer le fruit de nos victoires, qu'elles souffrent donc aujourd'hui que nous resserrions les liens formés entre nous et cette même Russie pour reprendre des limites convenables et rétablir la véritable balance de l'Europe !

" Au surplus, si l'empereur Nicolas voulait et pouvait aller signer la paix à Constantinople, la destruction de l'empire ottoman serait-elle la conséquence rigoureuse de ce fait ? La paix a été signée les armes à la main à Vienne, à Berlin, a Paris ; presque toutes les capitales de l'Europe dans ces derniers temps ont été prises : l'Autriche, la Bavière, la Prusse, la France, l'Espagne ont-elles péri ? Deux fois les Cosaques et les Pandours sont venus camper dans la cour du Louvre ; le royaume de Henri IV a été occupé militairement pendant trois années, et nous serions tout émus de voir les Cosaques au sérail, et nous aurions pour l'honneur de la barbarie cette susceptibilité que nous n'avons pas eue pour l'honneur de la civilisation et pour notre propre patrie ! Que l'orgueil de la Porte soit humilié, et peut-être alors l'obligera-t-on à reconnaître quelques-uns de ces droits de l'humanité qu'elle outrage.

" On voit maintenant où je vais, et la conséquence que je m'apprête à tirer de tout ce qui précède. Voici cette conséquence :

" Si les puissances belligérantes ne peuvent arriver à un arrangement pendant l'hiver ; si le reste de l'Europe croit devoir au printemps se mêler de la querelle ; si des alliances diverses sont proposées ; si la France est absolument obligée de choisir entre ces alliances ; si les événements la forcent de sortir de sa neutralité, tous ses intérêts doivent la décider à s'unir de préférence à la Russie ; combinaison d'autant plus sûre qu'il serait facile, par l'offre de certains avantages, d'y faire entrer la Prusse.

" Il y a sympathie entre la Russie et la France ; la dernière a presque civilisé la première dans les classes élevées de la société ; elle lui a donné sa langue et ses moeurs. Placées aux deux extrémités de l'Europe, la France et la Russie ne se touchent point par leurs frontières, elles n'ont point de champ de bataille où elles puissent se rencontrer ; elles n'ont aucune rivalité de commerce, et les ennemis naturels de la Russie (les Anglais et les Autrichiens) sont aussi les ennemis naturels de la France. En temps de paix, que le cabinet des Tuileries reste l'allié du cabinet de Saint-Pétersbourg, et rien ne peut bouger en Europe. En temps de guerre, l'union des deux cabinets dictera des lois au monde.

" J'ai fait voir assez que l'alliance de la France avec l'Angleterre et l'Autriche contre la Russie est une alliance de dupe, où nous ne trouverions que la perte de notre sang et de nos trésors. L'alliance de la Russie, au contraire, nous mettrait à même d'obtenir des établissements dans l'Archipel et de reculer nos frontières jusqu'aux bords du Rhin. Nous pouvons tenir ce langage à Nicolas :

" Vos ennemis nous sollicitent ; nous préférons la paix à la guerre, nous désirons garder la neutralité. Mais enfin si vous ne pouvez vider vos différends avec la Porte que par les armes, si vous voulez aller à Constantinople, entrez avec les puissances chrétiennes dans un partage équitable de la Turquie européenne. Celles de ces puissances qui ne sont pas placées de manière à s'agrandir du côté de l'Orient recevront ailleurs des dédommagements. Nous, nous voulons avoir la ligne du Rhin, depuis Strasbourg jusqu'à Cologne. Telles sont nos justes prétentions. La Russie a un intérêt (votre frère Alexandre l'a dit) à ce que la France soit forte. Si vous consentez à cet arrangement et que les autres puissances s'y refusent, nous ne souffrirons pas qu'elles interviennent dans votre démêlé avec la Turquie. Si elles vous attaquent malgré nos remontrances, nous les combattrons avec vous, toujours aux mêmes conditions que nous venons d'exprimer. "

" Voilà ce qu'on peut dire à Nicolas. Jamais l'Autriche, jamais l'Angleterre ne nous donneront la limite du Rhin pour prix de notre alliance avec elles : or, c'est pourtant là que tôt ou tard la France doit placer ses frontières, tant pour son honneur que pour sa sûreté.

" Une guerre avec l'Autriche et avec l'Angleterre a des espérances nombreuses de succès et peu de chances de revers. Il est d'abord des moyens de paralyser la Prusse, de la déterminer même à s'unit à nous et à la Russie ; ce cas arrivé, les Pays-Bas ne peuvent se déclarer ennemis. Dans la disposition actuelle des esprits, quarante mille Français défendant les Alpes soulèveraient toute l'Italie.

" Quant aux hostilités avec l'Angleterre, si elles devaient jamais commencer, il faudrait ou jeter vingt-cinq mille hommes de plus en Morée ou en rappeler promptement nos troupes et notre flotte. Renoncez aux escadres, dispersez vos vaisseaux un à un sur toutes les mers ; ordonnez de couler bas toutes les prises après en avoir retiré les équipages, multipliez les lettres de marque dans les ports des quatre parties du monde et bientôt la Grande-Bretagne, forcée par les banqueroutes et les cris de son commerce, sollicitera le rétablissement de la paix. Ne l'avons-nous pas vue capituler en 1814 devant la marine des Etats-Unis, qui ne se compose pourtant aujourd'hui que de neuf frégates et de onze vaisseaux ?

" Considérée sous le double rapport des intérêts généraux de la société et de nos intérêts particuliers, la guerre de la Russie contre la Porte ne doit nous donner aucun ombrage. En principe de grande civilisation, l'espèce humaine ne peut que gagner à la destruction de l'empire ottoman : mieux vaut mille fois pour les peuples la domination de la Croix à Constantinople que celle du Croissant. Tous les éléments de la morale et de la société politique sont au fond du christianisme, tous les germes de la destruction sociale sont dans la religion de Mahomet. On dit que le sultan actuel a fait des pas vers la civilisation : est-ce parce qu'il a essayé, à l'aide de quelques renégats français, de quelques officiers anglais et autrichiens, de soumettre ses hordes fanatiques à des exercices réguliers ? Et depuis quand l'apprentissage machinal des armes est-il la civilisation ? C'est une faute énorme, c'est presqu'un crime d'avoir initié les Turcs dans la science de notre tactique : il faut baptiser les soldats qu'on discipline, à moins qu'on ne veuille élever à dessein des destructeurs de la société.

" L'imprévoyance est grande : l'Autriche, qui s'applaudit de l'organisation des armées ottomanes, serait la première à porter la peine de sa joie : si les Turcs battaient les Russes, à plus forte raison seraient-ils capables de se mesurer avec les impériaux leurs voisins ; Vienne cette fois n'échapperait pas au grand vizir. Le reste de l'Europe, qui croit n'avoir à craindre de la Porte, serait-il plus en sûreté ? Des hommes à passions et à courte vue veulent que la Turquie soit une puissance militaire régulière, qu'elle entre dans le droit commun de paix et de guerre des nations civilisées, le tout pour maintenir je ne sais quelle balance, dont le mot vide de sens dispense ces hommes d'avoir une idée : quelles seraient les conséquences de ces volontés réalisées ? Quand il plairait au sultan, sous un prétexte quelconque, d'attaquer un gouvernement chrétien, une flotte constantinopolitaine bien manoeuvrée, augmentée de la flotte du pacha d'Egypte et du contingent maritime des puissances barbaresques, déclarerait les cotes de l'Espagne ou de l'Italie en état de blocus, débarquerait cinquante mille hommes à Carthagène ou à Naples. Vous ne voulez pas planter la Croix sur Sainte-Sophie : continuez de discipliner des hordes de Turcs, d'Albanais, de Nègres et d'Arabes, et avant vingt ans peut-être le Croissant brillera sur le dôme de Saint-Pierre. Appellerez-vous alors l'Europe à une croisade contre des infidèles armés de la peste, de l'esclavage et du Coran ? il sera trop tard.

" Les intérêts généraux de la société trouveraient donc leur compte au succès des armes de l'empereur Nicolas.

" Quant aux intérêts particuliers de la France, j'ai suffisamment prouvé qu'ils existaient dans une alliance avec la Russie et qu'ils pouvaient être singulièrement favorisés par la guerre même que cette puissance soutient aujourd'hui en Orient. "

Résumé, conclusion et réflexions.

" Je me résume :

" 1 o La Turquie consentît-elle à traiter sur les bases du traité du 6 de juillet, rien ne serait encore décidé, la paix n'étant pas faite entre la Turquie et la Russie ; les chances de la guerre dans les défilés du Balkan changeraient à chaque instant les données et la position des plénipotentiaires occupés de l'émancipation de la Grèce.

" 2 o Les conditions probables de la paix entre l'empereur Nicolas et le sultan Mahmoud sont sujettes aux plus grandes objections.

" 3 o La Russie peut braver l'union de l'Angleterre et de l'Autriche, union plus formidable en apparence qu'en réalité.

" 4 o Il est probable que la Prusse se réunirait plutôt à l'empereur Nicolas, gendre de Frédéric-Guillaume III, qu'aux ennemis de l'Empereur.

" 5 o La France aurait tout à perdre et rien à gagner en s'alliant avec l'Angleterre et l'Autriche contre la Russie.

" 6 o L'indépendance de l'Europe ne serait point menacée par les conquêtes des Russes en Orient. C'est une chose passablement absurde, c'est ne tenir compte d'aucun obstacle, que de faire accourir les Russes du Bosphore pour imposer leur joug à l'Allemagne et à la France : tout empire s'affaiblit en s'étendant. Quant à l'équilibre des forces, il y a longtemps qu'il est rompu pour la France ; - elle a perdu ses colonies, elle est resserrée dans ses anciennes limites, tandis que l'Angleterre, la Prusse, la Russie et l'Autriche se sont prodigieusement agrandies.

" 7 o Si la France était obligée de sortir de sa neutralité, de prendre les armes pour un parti ou pour un autre, les intérêts généraux de la civilisation, comme les intérêts particuliers de notre patrie, doivent nous faire entrer de préférence dans l'alliance russe. Par elle nous pourrions obtenir le cours du Rhin pour frontières et des colonies dans l'Archipel, avantages que ne nous accorderont jamais les cabinets de Saint-James et de Vienne.

" Tel est le résumé de cette Note . Je n'ai pu raisonner qu'hypothétiquement ; ce que l'Angleterre, l'Autriche et la Russie proposent ou ont proposé au moment même où j'écris, il y a peut-être un renseignement une dépêche qui réduisent à des généralités inutiles les vérités exposées ici : c'est l'inconvénient des distances et de la politique conjecturale. Il reste néanmoins certain que la position de la France est forte, que le gouvernement est à même de tirer le plus grand parti des événements s'il se rend bien compte de ce qu'il veut s'il ne se laisse intimider par personne, si, à la fermeté du langage, il joint la vigueur de l'action. Nous avons un roi vénéré, un héritier du trône qui accroîtrait sur les bords du Rhin avec trois cent mille hommes la gloire qu'il a recueillie en Espagne ; notre expédition de Morée nous fait jouer un rôle plein d'honneur, nos institutions politiques sont excellentes, nos finances sont dans un état de prospérité sans exemple en Europe : avec cela on peut marcher tête levée. Quel pays que celui qui possède le génie, le courage, les bras et l'argent !

" Au surplus, je ne prétends pas avoir tout dit, tout prévu, je n'ai point la présomption de donner mon système comme le meilleur ; je sais qu'il y a dans les affaires humaines quelque chose de mystérieux, d'insaisissable. S'il est vrai qu'on puisse annoncer assez bien les derniers et généraux résultats d'une révolution, il est également vrai qu'on se trompe dans les détails, que les événements particuliers se modifient souvent d'une manière inattendue, et qu'en voyant le but, on y arrive par des chemins dont on ne soupçonnait pas même l'existence. Il est certain, par exemple, que les Turcs seront chassés de l'Europe ; mais quand et comment ? La guerre actuelle délivrera-t-elle le monde civilisé de ce fléau ? Les obstacles que j'ai signalés à la paix sont-ils insurmontables ? Oui, si l'on s'en tient aux raisonnements analogues ; non, si l'on fait entrer dans ses calculs des circonstances étrangères à celles qui ont occasionné la prise d'armes.

" Presque rien aujourd'hui ne ressemble à ce qui a été : hors la religion et la morale, la plupart des vérités sont changées, sinon dans leur essence, du moins dans leurs rapports avec les choses et les hommes. D'Ossat reste encore comme un négociateur habile, Grotius comme un publiciste de génie, Puffendorf comme un esprit judicieux ; mais on ne saurait appliquer à nos temps les règles de leur diplomatie, ni revenir pour le droit politique de l'Europe au traité de Westphalie. Les peuples se mêlent actuellement de leurs affaires conduites autrefois par les seuls gouvernements. Ces peuples ne sentent plus les choses comme ils les sentaient jadis ; ils ne sont plus affectés des mêmes événements ; ils ne voient plus les objets sous le même point de vue ; la raison chez eux a fait des progrès aux dépens de l'imagination ; le positif l'emporte sur l'exaltation et sur les déterminations passionnées ; une certaine raison règne partout. Sur la plupart des trônes et dans la majorité des cabinets de l'Europe, sont assis des hommes las de révolutions, rassasiés de guerre et antipathiques à tout esprit d'aventures : voilà des motifs d'espérance pour des arrangements pacifiques. Il peut exister aussi chez les nations des embarras intérieurs qui les disposeraient à des mesures conciliatrices.

" La mort de l'impératrice douairière de Russie peut développer des semences de troubles qui n'étaient pas parfaitement étouffées. Cette princesse se mêlait peu de la politique extérieure, mais elle était un lien entre ses fils ; elle a passé pour avoir exercé une grande influence sur les transactions qui ont donné la couronne à l'empereur Nicolas. Toutefois, il faut avouer que si Nicolas recommençait à craindre, ce serait pour lui un motif de plus de pousser ses soldats hors du sol natal et de chercher sa sûreté dans la victoire.

" L'Angleterre, indépendamment de sa dette qui gêne ses mouvements, est embarrassée dans les affaires d'Irlande : que l'émancipation des catholiques passe ou ne passe pas dans le Parlement, ce sera un événement immense. La santé du roi George est chancelante, celle de son successeur immédiat n'est pas meilleure, si l'accident prévu arrivait bientôt, il y aurait convocation d'un nouveau Parlement, peut-être changement de ministres, et les hommes capables sont rares aujourd'hui en Angleterre ; une longue régence pourrait peut-être venir. Dans cette position précaire et critique il est probable que l'Angleterre désire sincèrement la paix, et qu'elle craint de se précipiter dans les chances d'une grande guerre, au milieu de laquelle elle se trouverait surprise par des catastrophes intérieures. Enfin nous-mêmes, malgré nos prospérités réelles et indisputables, bien que nous puissions nous montrer avec éclat sur un champ de bataille, si nous y sommes appelés, sommes-nous tout à fait prêts à y paraître ? Nos places fortes sont-elles réparées ? Avons-nous le matériel nécessaire pour une nombreuse armée ? Cette armée est-elle même au complet du pied de paix ? Si nous étions réveillés brusquement par une déclaration de guerre de l'Angleterre, de la Prusse et des Pays-Bas pourrions-nous nous opposer efficacement à une troisième invasion ? Les guerres de Napoléon ont divulgué un fatal secret : c'est qu'on peut arriver en quelques journées de marche à Paris après une affaire heureuse ; c'est que Paris ne se défend pas ; c'est que ce même Paris est beaucoup trop près de la frontière. La capitale de la France ne sera à l'abri que quand nous posséderons la rive gauche du Rhin. Nous pouvons donc avoir besoin d'un temps quelconque pour nous préparer.

" Ajoutons à tout cela que les vices et les vertus des princes, leur force et leur faiblesse morale, leur caractère, leurs passions, leurs habitudes mêmes, sont des causes d'actes et de faits rebelles aux calculs, et qui ne rentrent dans aucune formule politique : la plus misérable influence détermine quelquefois le plus grand événement dans un sens contraire à la vraisemblance des choses ; un esclave peut faire signer à Constantinople une paix que toute l'Europe, conjurée ou à genoux, n'obtiendrait pas.

" Que si donc quelqu'une de ces raisons placées hors de la prévoyance humaine amenait, durant cet hiver, des demandes de négociations, faudrait-il les repousser si elles n'étaient pas d'accord avec les principes de cette Note ? Non sans doute : gagner du temps est un grand art quand on n'est pas prêt. On peut savoir ce qu'il y aurait de mieux, et se contenter de ce qu'il y a de moins mauvais ; les vérités politiques, surtout, sont relatives ; l'absolu, en matière d'Etat, a de graves inconvénients. Il serait heureux pour l'espèce humaine que les Turcs fussent jetés dans le Bosphore, mais nous ne sommes pas chargés de l'expédition et l'heure du mahométisme n'est peut-être pas sonnée : la haine même doit être éclairée pour ne pas faire de sottises. Rien ne doit donc empêcher la France d'entrer dans des négociations en ayant soin de les rapprocher le plus possible de l'esprit dans lequel cette Note est rédigée. C'est aux hommes qui tiennent le timon des empires à les gouverner selon les vents, en évitant les écueils.

" Certes, si le puissant souverain du Nord consentait à réduire les conditions de la paix à l'exécution du traité d'Akerman et à l'émancipation de la Grèce, il serait possible de faire entendre raison à la Porte, mais quelle probabilité y a-t-il que la Russie se renferme dans des conditions qu'elle aurait pu obtenir sans tirer un coup de canon ? Comment abandonnerait-elle des prétentions si hautement et si publiquement exprimées ? Un seul moyen, s'il en est un, se présenterait : proposer un congrès général où l'empereur Nicolas céderait ou aurait l'air de céder au voeu de l'Europe chrétienne. Un moyen de succès auprès des hommes, c'est de sauver leur amour-propre, de leur fournir une raison de dégager leur parole et de sortir d'un mauvais pas avec honneur.

" Le plus grand obstacle à ce projet d'un congrès viendrait du succès inattendu des armes ottomanes pendant l'hiver. Que, par la rigueur de la saison, le défaut de vivres, par l'insuffisance des troupes ou par toute autre cause, les Russes soient obligés d'abandonner le siège de Silistrie, que Varna (ce qui cependant n'est guère probable) retombe entre les mains des Turcs, l'empereur Nicolas se trouverait dans une position qui ne lui permettrait plus d'entendre à aucune proposition, sous peine de descendre au dernier rang des monarques ; alors la guerre se continuerait, et nous rentrerions dans les éventualités que cette Note a déduites. Que la Russie perde son rang comme puissance militaire, que la Turquie la remplace dans cette qualité, l'Europe n'aurait fait que changer de péril. Or, le danger qui nous viendrait par le cimeterre de Mahmoud serait d'une espèce bien plus formidable que celui dont nous menacerait l'épée de l'empereur Nicolas. Si la fortune assied par hasard un prince remarquable sur le trône des sultans, il ne peut vivre assez longtemps pour changer les lois et les moeurs, en eût-il d'ailleurs le dessein. Mahmoud mourra : à qui laissera-t-il l'empire avec ses soldats fanatiques disciplinés, avec ses ulémas ayant entre leurs mains, par l'initiation à la tactique moderne, un nouveau moyen de conquête pour le Coran ?

" Tandis que, épouvantée enfin de ces faux calculs, l'Autriche serait obligée de se garder sur des frontières où les janissaires ne lui laissaient rien à craindre, une nouvelle insurrection militaire, résultat possible de l'humiliation des armes de Nicolas, éclaterait peut-être à Pétersbourg, se communiquerait de proche en proche, mettrait le feu au nord de l'Allemagne. Voilà ce que n'aperçoivent pas des hommes qui en sont restés, pour la politique aux frayeurs vulgaires comme aux lieux communs. De petites dépêches, de petites intrigues, sont les barrières que l'Autriche prétend opposer à un mouvement qui menace tout. Si la France et l'Angleterre prenaient un parti digne d'elles, si elles notifiaient à la Porte que, dans le cas où le sultan fermerait l'oreille à toute proposition de paix, il les trouvera sur le champ de bataille au printemps cette résolution aurait bientôt mis fin aux anxiétés de l'Europe. "

L'existence de ce Mémoire , ayant transpiré dans le monde diplomatique, m'attira une considération que je ne rejetais pas, mais que je n'ambitionnais point. Je ne vois pas trop ce qui pouvait surprendre les positifs : ma guerre d'Espagne était une chose très positive. Le travail incessant de la révolution générale qui s'opère dans la vieille société, en amenant parmi nous la chute de la légitimité, a dérangé des calculs subordonnés à la permanence des faits tels qu'ils existaient en 1828.

Voulez-vous vous convaincre de l'énorme différence de mérite et de gloire entre un grand écrivain et un grand politique ? Mes travaux de diplomate ont été sanctionnés par ce qui est reconnu l'habileté suprême, c'est-à-dire par le succès . Qui pourtant lirait jamais ce Mémoire ? On le sauterait à pieds joints, et j'en ferais autant à la place des lecteurs. Eh bien, supposez qu'au lieu de ce petit chef-d'oeuvre de chancellerie, on trouvât dans cet écrit quelque épisode à la façon d'Homère ou de Virgile, le ciel m'eût-il accordé leur génie, pensez-vous qu'on fût tenté de sauter les amours de Didon à Carthage ou les larmes de Priam dans la tente d'Achille ?


3 L29 Chapitre 14

A Madame Récamier.

" Mercredi. Rome, ce 10 décembre 1828.

" Je suis allé à l'Académie tibérine dont j'ai l'honneur d'être membre. J'ai entendu des discours fort spirituels et de très beaux vers. Que d'intelligence perdue ! Ce soir j'ai mon grand ricevimento ; j'en suis consterné en vous écrivant. "

" 11 décembre.

" Le grand ricevimento s'est passé à merveille. Madame de Ch... est ravie, parce que nous avons eu tous les cardinaux de la terre. Toute l'Europe, à Rome, était là avec Rome. Puisque je suis condamné pour quelques jours à ce métier, j'aime mieux le faire aussi bien qu'un autre ambassadeur. Les ennemis n'aiment aucune espèce de succès, même les plus misérables, et c'est les punir que de réussir dans un genre où ils se croient eux-mêmes sans égal. Samedi prochain je me transforme en chanoine de Saint-Jean de Latran, et dimanche je donne à dîner à mes confrères. Une réunion plus de mon goût est celle qui a lieu aujourd'hui : je dîne chez M. Guérin avec tous les artistes, et nous allons arrêter votre monument pour le Poussin. Un jeune élève plein de talent, M. Desprez, fera le bas-relief pris d'un tableau du grand peintre et M. Lemoyne fera le buste. Il ne faut ici que des mains françaises.

" Pour compléter mon histoire de Rome, madame de Castries est arrivée. C'est encore une de ces petites filles que j'ai fait sauter sur mes genoux comme Césarine (madame de Barante). Cette pauvre femme est bien changée ; ses yeux se sont remplis de larmes quand je lui ai rappelé son enfance à Lormois. Il me semble que l'enchantement n'est plus chez la voyageuse. Quel isolement ! et pour qui ? Voyez-vous, ce qu'il y a de mieux, c'est d'aller vous retrouver le plus tôt possible. Si mon Moïse descendait bien de la montagne, je lui emprunterais un de ses rayons, pour paraître à vos yeux tout brillant et tout rajeuni. "

" Samedi, 13.

" Mon dîner à l'Académie s'est passé à merveille. Les jeunes gens étaient satisfaits : un ambassadeur dînait chez eux pour la première fois. Je leur ai annoncé le monument au Poussin : c'était comme si j'honorais déjà leurs cendres. "

A la même.

" Jeudi, 18 décembre 1828.

" Au lieu de perdre mon temps et le vôtre à vous raconter les faits et gestes de ma vie, j'aime mieux vous les envoyer tout consignés dans le journal de Rome. Voilà encore douze mois qui achèvent de tomber sur ma tête. Quand me reposerai-je ? Quand cesserai-je de perdre sur les grands chemins les jours qui m'étaient prêtés pour en faire un meilleur usage ? J'ai dépensé sans regarder tant que j'ai été riche ; je croyais le trésor inépuisable. Maintenant, en voyant combien il est diminué et combien peu de temps il me reste à mettre à vos pieds, il me prend un serrement de coeur. Mais n'y a-t-il pas une longue existence après celle de la terre ? Pauvre et humble chrétien, je tremble devant le Jugement dernier de Michel-Ange ; je ne sais où j'irai, mais partout où vous ne serez pas je serai bien malheureux. Je vous ai cent fois mandé mes projets et mon avenir. Ruines, santé, perte de toute illusion, tout me dit : " Va-t-en, retire-toi, finis. " Je ne retrouve au bout de ma journée que vous. Vous avez désiré que je marquasse mon passage à Rome, c'est fait : le tombeau du Poussin restera. Il portera cette inscription : F.- A. de Ch. à Nicolas Poussin, pour la gloire des arts et l'honneur de la France . Qu'ai-je maintenant à faire ici ? Rien, surtout après avoir souscrit pour la somme de cent ducats au monument de l'homme que vous aimez le plus, dites-vous, après moi : le Tasse. "

" Rome, le samedi 3 janvier 1829.

" Je recommence mes souhaits de bonne année : que le ciel vous accorde santé et longue vie ! Ne m'oubliez pas : j'ai espérance, car vous vous souvenez bien de M. de Montmorency et de madame de Staël, vous avez la mémoire aussi bonne que le coeur. Je disais hier à madame Salvage que je ne connaissais rien dans le monde d'aussi beau et de meilleur que vous.

" J'ai passé hier une heure avec le pape. Nous avons parlé de tout et des sujets les plus hauts et les plus graves. C'est un homme très distingué et très éclairé et un prince plein de dignité. Il ne manquait aux aventures de ma vie politique que d'être en relations avec un Souverain Pontife ; cela complète ma carrière.

" Voulez-vous savoir exactement ce que je fais ? Je me lève à cinq heures et demie, je déjeune à sept heures ; à huit heures je reviens dans mon cabinet : je vous écris ou je fais quelques affaires quand il y en a (les détails pour les établissements français et pour les pauvres français sont assez grands) ; à midi je vais errer deux ou trois heures parmi des ruines, ou à Saint-Pierre, ou au Vatican. Quelquefois je fais une visite obligée avant ou après la promenade ; à cinq heures je rentre ; je m'habille pour la soirée ; je dîne à six heures, à sept heures et demie je vais à une soirée avec madame de Ch..., ou je reçois quelques personnes chez moi. Vers onze heures je me couche, ou bien je retourne encore dans la campagne malgré les voleurs et la malaria : qu'y fais-je ? Rien : j'écoute le silence, et je regarde passer mon ombre de portique en portique, le long des aqueducs éclairés par la lune.

" Les Romains sont si accoutumés à ma vie méthodique , que je leur sers à compter les heures. Qu'ils se dépêchent ; j'aurai bientôt achevé le tour du cadran. "

A Madame Récamier.

" Rome, jeudi 8 janvier 1829.

" Je suis bien malheureux ; du plus beau temps du monde nous sommes passés à la pluie, de sorte que je ne puis plus faire mes promenades. C'était pourtant là le seul bon moment de ma journée. J'allais pensant à vous dans ces campagnes désertes ; elles liaient dans mes sentiments l'avenir et le passé, car autrefois je faisais aussi les mêmes promenades. Je vais une ou deux fois la semaine à l'endroit où l'Anglaise s'est noyée : qui se souvient aujourd'hui de cette pauvre jeune femme, miss Bathurst ? ses compatriotes galopent le long du fleuve sans penser à elle. Le Tibre, qui a vu bien d'autres choses, ne s'en embarrasse pas du tout. D'ailleurs, ses flots se sont renouvelés : ils sont aussi pâles et aussi tranquilles que quand ils ont passé sur cette créature pleine d'espérance, de beauté et de vie.

" Me voilà guindé bien haut sans m'en être aperçu. Pardonnez à un pauvre lièvre retenu et mouillé dans son gîte. Il faut que je vous raconte une petite historiette de mon dernier mardi . Il y avait à l'ambassade une foule immense : je me tenais le dos appuyé contre une table de marbre, saluant les personnes qui entraient et qui sortaient. Une Anglaise, que je ne connaissais ni de nom ni de visage, s'est approchée de moi, m'a regardé entre les deux yeux, et m'a dit avec cet accent que vous savez : " Monsieur de Chateaubriand, vous êtes bien malheureux ! " Etonné de l'apostrophe et de cette manière d'entrer en conversation, je lui ai demandé ce qu'elle voulait dire. Elle m'a répondu : " Je veux dire que je vous plains. " En disant cela elle a accroché le bras d'une autre Anglaise, s'est perdue dans la foule, et je ne l'ai pas revue du reste de la soirée. Cette bizarre étrangère n'était ni jeune ni jolie : je lui sais gré pourtant de ses paroles mystérieuses.

" Vos journaux continuent à rabâcher de moi. Je ne sais quelle mouche les pique. Je devais me croire oublié autant que je le désire.

" J'écris à M. Thierry par le courrier. Il est à Hyères, bien malade. Pas un mot de réponse de M. de La Bouillerie. "

A M. A. Thierry.

" Rome, ce 8 janvier 1829.

" J'ai été bien touché, monsieur, de recevoir la nouvelle édition de vos Lettres avec un mot qui prouve que vous avez pensé à moi. Si ce mot était de votre main, j'espérerais pour mon pays que vos yeux se rouvriraient aux études dont votre talent tire un si merveilleux parti. Je lis, ou plutôt relis avec avidité cet ouvrage trop court. Je fais des cornes à toutes les pages, afin de mieux rappeler les passages dont je veux m'appuyer. Je vous citerai beaucoup, monsieur, dans le travail que je prépare depuis tant d'années sur les deux premières races. Je mettrai à l'abri mes idées et mes recherches derrière votre haute autorité, j'adopterai souvent votre réforme des noms ; enfin j'aurai le bonheur d'être presque toujours de votre avis, en m'écartant, bien malgré moi sans doute, du système proposé par M. Guizot ; mais je ne puis, avec cet ingénieux écrivain, renverser les monuments les plus authentiques, faire de tous les Francs des nobles et des hommes libres , et de tous les Romains-Gaulois des esclaves des Francs . La loi salique et la loi ripuaire ont une foule d'articles fondés sur la différence des conditions entre les Francs : " Si quis ingenuus ingenuum ripuarium extra solum vendiderit, etc., etc. "

" Vous savez, monsieur, que je vous désirais vivement à Rome. Nous nous serions assis sur des ruines : là vous m'auriez enseigné l'histoire ; vieux disciple, j'aurais écouté mon jeune maître avec le seul regret de n'avoir plus devant moi assez d'années pour profiter de ses leçons :

Tel est le sort de l'homme : il s'instruit avec l'âge.

Mais que sert d'être sage,

Quand le terme est si près ?

" Ces vers sont d'une ode inédite faite par un homme qui n'est plus, par mon bon et ancien ami Fontanes.

" Ainsi, monsieur, tout m'avertit, parmi les débris de Rome, de ce que j'ai perdu, du peu de temps qui me reste, et de la brièveté de ces espérances qui me semblaient si longues autrefois : spem longam .

" Croyez, monsieur, que personne ne vous admire et ne vous est plus dévoué que votre serviteur. "


3 L29 Chapitre 15

Dépêche à M. le comte de La Ferronnays.

" Rome, ce 12 janvier 1829.

" Monsieur le comte,

" J'ai vu le pape le 2 de ce mois ; il a bien voulu me retenir tête à tête pendant une heure et demie. Je dois vous rendre compte de la conversation que j'ai eue avec Sa Sainteté.

" Il a d'abord été question de la France. Le pape a commencé par l'éloge le plus sincère du roi. Dans aucun temps, m'a-t-il dit, la famille royale de France n'a offert un ensemble aussi complet de qualités et de vertus. Voilà le calme rétabli parmi le clergé : les évêques ont fait leur soumission. "

" - Cette soumission, ai-je répondu, est due en partie aux lumières et à la modération de Votre Sainteté. "

" - J'ai conseillé, a répliqué le pape, de faire ce qui me semblait raisonnable. Le spirituel n'était point compromis par les ordonnances ; les évêques auraient peut-être mieux fait de ne pas écrire leur première lettre ; mais après avoir dit non possumus , il leur était difficile de reculer. Ils ont tâché de montrer le moins de contradiction possible entre leurs actions et leur langage au moment de leur adhésion : il faut le leur pardonner. Ce sont des hommes pieux, très attachés au roi et à la monarchie ; ils ont leur faiblesse comme tous les hommes. "

" Tout cela, monsieur le comte, était dit en français, très clairement et très bien.

" Après avoir remercié le Saint-Père de la confiance qu'il me témoignait, je lui ai parlé avec considération du cardinal secrétaire d'Etat :

" Je l'ai choisi, m'a-t-il dit, parce qu'il a voyagé, qu'il connaît les affaires générales de l'Europe et qu'il m'a semblé avoir la sorte de capacité que demande sa place. Il n'a écrit, relativement à vos deux ordonnances, que ce que je pensais et que ce que je lui avais recommandé d'écrire.

" - Oserais-je communiquer à Sa Sainteté, ai-je repris, mon opinion sur la situation religieuse de la France ? "

" - Vous me ferez grand plaisir, " m'a répondu le pape.

" Je supprime quelques compliments que Sa Sainteté a bien voulu m'adresser.

" Je pense donc, très Saint-Père, que le mal est venu dans l'origine d'une méprise du clergé : au lieu d'appuyer les institutions nouvelles, ou du moins de se taire sur ces institutions, il a laissé échapper des paroles de blâme, pour ne rien dire de plus, dans des mandements et dans des discours. L'impiété, qui ne savait que reprocher à de saints ministres, a saisi ces paroles et en a fait une arme ; elle s'est écriée que le catholicisme était incompatible avec l'établissement des libertés publiques, qu'il y avait guerre à mort entre la Charte et les prêtres. Par une conduite opposée, nos ecclésiastiques auraient obtenu tout ce qu'ils auraient voulu de la nation. Il y a un grand fonds de religion en France, et un penchant visible à oublier nos anciens malheurs au pied des autels ; mais aussi il y a un véritable attachement aux institutions apportées par les fils de saint Louis. On ne saurait calculer le degré de puissance auquel serait parvenu le clergé, s'il s'était montré à la fois l'ami du Roi et de la Charte. Je n'ai cessé de prêcher cette politique dans mes écrits et dans mes discours ; mais les passions du moment ne voulaient pas m'entendre et me prenaient pour un ennemi. "

" Le pape m'avait écouté avec la plus grande attention. " J'entre dans vos idées, m'a-t-il dit après un moment de silence. Jésus-Christ ne s'est point prononcé sur la forme des gouvernements. Rendez à César ce qui est à César veut seulement dire : obéissez aux autorités établies. La religion catholique a prospéré au milieu des républiques comme au sein des monarchies ; elle fait des progrès immenses aux Etats-Unis ; elle règne seule dans les Amériques espagnoles. "

" Ces mots sont très remarquables, monsieur le comte, au moment même où la cour de Rome incline fortement à donner l'institution aux évêques nommés par Bolivar. Le pape a repris : " Vous voyez quelle est l'affluence des étrangers protestants à Rome : leur présence fait du bien au pays ; mais elle est bonne encore sous un autre rapport : les Anglais arrivent ici avec les plus étranges notions sur le pape et la papauté, sur le fanatisme du clergé, sur l'esclavage du peuple dans ce pays : ils n'y ont pas séjourné deux mois qu'ils sont tout changés. Ils voient que je ne suis qu'un évêque comme un autre évêque, que le clergé romain n'est ni ignorant ni persécuteur, et que mes sujets ne sont pas des bêtes de somme. "

" Encouragé par cette espèce d'effusion du coeur et cherchant à élargir le cercle de la conversation, j'ai dit au Souverain Pontife : " Votre Sainteté ne penserait-elle pas que le moment est favorable à la recomposition de l'unité catholique, à la réconciliation des sectes dissidentes, par de légères concessions sur la discipline ? Les préjugés contre la cour de Rome s'effacent de toutes parts, et, dans un siècle encore ardent, l'oeuvre de la réunion avait déjà été tentée par Leibnitz et Bossuet. "

" - Ceci est une grande chose, m'a dit le pape ; mais je dois attendre le moment fixé par la Providence. Je conviens que les préjugés s'effacent ; la division des sectes en Allemagne a amené la lassitude de ces sectes. En Saxe, où j'ai résidé trois ans, j'ai le premier fait établir un hôpital des enfants trouvés et obtenu que cet hôpital serait desservi par des catholiques. Il s'éleva alors un cri général contre moi parmi les protestants ; aujourd'hui ces mêmes protestants sont les premiers à applaudir à l'établissement et à le doter. Le nombre des catholiques augmente dans la Grande-Bretagne ; il est vrai qu'il s'y mêle beaucoup d'étrangers. "

" Le pape ayant fait un moment de silence, j'en ai profité pour introduire la question des catholiques d'Irlande.

" Si l'émancipation a lieu, ai-je dit, la religion catholique s'accroîtra encore dans la Grande-Bretagne. "

" - C'est vrai d'un côté, a répliqué Sa Sainteté, mais de l'autre il y a des inconvénients. Les catholiques Irlandais sont bien ardents et bien inconsidérés. O'Connel, d'ailleurs homme de mérite, n'a-t-il pas été dire dans un discours qu'il y avait un concordat proposé entre le Saint-Siège et le gouvernement britannique ? Il n'en est rien ; cette assertion, que je ne puis contredire publiquement, m'a fait beaucoup de peine. Ainsi pour la réunion des dissidents, il faut que les choses soient mûres, et que Dieu achève lui-même son ouvrage. Les papes ne peuvent qu'attendre. "

" Ce n'était pas là, monsieur le comte, mon opinion : mais s'il m'importait de faire connaître au Roi celle du Saint-Père sur un sujet aussi grave, je n'étais pas appelé à la combattre.

" Que diront vos journaux ? a repris le pape avec une sorte de gaieté. Ils parlent beaucoup ! ceux des Pays-Bas encore davantage ; mais on me mande qu'une heure après avoir lu leurs articles, personne n'y pense plus dans votre pays. "

" - C'est la pure vérité, Très Saint-Père : vous voyez comme la Gazette de France m'arrange (car je sais que Sa Sainteté lit tous nos journaux, sans en excepter le Courrier ) " ; le Souverain Pontife me traite pourtant avec une extrême bonté ; j'ai donc lieu de croire que la Gazette ne lui fait pas un grand effet. " Le pape a ri en secouant la tête. " Eh bien ! Très Saint-Père, il en est des autres comme de Votre Sainteté, si le journal dit vrai, la bonne chose qu'il a dite reste ; s'il dit faux c'est comme s'il n'avait rien dit du tout. Le pape doit s'attendre à des discours pendant la session : l'extrême droite soutiendra que M. le cardinal Bernetti n'est pas un prêtre, et que ses lettres sur les ordonnances ne sont pas articles de foi ; l'extrême gauche déclarera qu'on n'avait pas besoin de prendre les ordres de Rome. La majorité applaudira à la déférence du conseil du roi, et louera hautement l'esprit de sagesse et de paix de Votre Sainteté. "

" Cette petite explication a paru charmer le Saint-Père, content de trouver quelqu'un instruit du jeu des rouages de notre machine constitutionnelle. Enfin, monsieur le comte, pensant que le Roi et son conseil seraient bien aises de connaître la pensée du pape sur les affaires actuelles de l'Orient, j'ai répété quelques nouvelles de journaux, n'étant point autorisé à communiquer au Saint-Siège ce que vous m'avez mandé de positif dans votre dépêche du dix-huit décembre sur le rappel de notre expédition de Morée.

" Le Pape n'a point hésité à me répondre ; il m'a paru alarmé de la discipline militaire imprudemment enseignée aux Turcs. Voici ses propres paroles :

" Si les Turcs sont déjà capables de résister à la Russie quelle sera leur puissance quand ils auront obtenu une paix glorieuse ? Qui les empêchera, après quatre ou cinq années de repos et de perfectionnement dans leur tactique nouvelle, de se jeter sur l'Italie ? "

" Je vous l'avouerai, monsieur le comte, en retrouvant ces idées et ces inquiétudes dans la tête du souverain le plus exposé à ressentir le contrecoup de l'énorme erreur que l'on a commise, je me suis applaudi de vous avoir montré avec plus de détails, dans ma Note sur les affaires d'Orient , les mêmes idées et les mêmes inquiétudes.

" Il n'y a, a ajouté le Pape, qu'une résolution ferme de la part des puissances alliées qui puisse mettre un terme au malheur dont l'avenir est menacé. La France et l'Angleterre sont encore à temps pour tout arrêter ; mais si une nouvelle campagne s'ouvre, elle peut communiquer le feu à l'Europe, et il sera trop tard pour l'éteindre. "

" - Réflexion d'autant plus juste, ai-je reparti, que si l'Europe se divisait, ce qu'à Dieu ne plaise, cinquante mille Français en Italie remettraient tout en question. "

" Le Pape n'a point répondu ; il m'a paru seulement que l'idée de voir les Français en Italie ne lui inspirait aucune crainte. On est las partout de l'inquisition de la cour de Vienne, de ses tracasseries, de ses empiétements continuels et de ses petites trames pour unir, dans une confédération contre la France, des peuples qui détestent le joug autrichien.

" Tel est monsieur le comte, le résumé de ma longue conversation avec Sa Sainteté. Je ne sais si l'on a jamais été à même de connaître plus à fond les sentiments intimes d'un Pape, si l'on a jamais entendu un prince qui gouverne le monde chrétien s'expliquer avec tant de netteté sur des sujets aussi vastes, aussi en dehors du cercle étroit des lieux communs diplomatiques. Ici point d'intermédiaire entre le Souverain Pontife et moi, et il était aisé de voir que Léon XII, par son caractère de candeur, par l'entraînement d'une conversation familière, ne dissimulait rien et ne cherchait point à tromper.

" Les penchants et les voeux du Pape sont évidemment pour la France : lorsqu'il a pris les clefs de saint Pierre, il appartenait à la faction des zelanti ; aujourd'hui il a cherché sa force dans la modération : c'est ce qu'enseigne toujours l'usage du pouvoir. Par cette raison, il n'est point aimé de la faction cardinaliste qu'il a quittée. N'ayant trouvé aucun homme de talent dans le clergé séculier, il a choisi ses principaux conseils dans le clergé régulier ; d'où il arrive que les moines sont pour lui, tandis que les prélats et les simples prêtres lui font une espèce d'opposition. Ceux-ci, quand je suis arrivé à Rome avaient tous l'esprit plus ou moins infecté des mensonges de notre congrégation ; aujourd'hui ils sont infiniment plus raisonnables ; tous, en général, blâment la levée de boucliers de notre clergé. Il est curieux de remarquer que les jésuites ont autant d'ennemis ici qu'en France : ils ont surtout pour adversaires les autres religieux et les chefs d'ordre. Ils avaient formé un plan au moyen duquel ils se seraient emparés exclusivement de l'instruction publique à Rome : les dominicains ont déjoué ce plan. Le pape n'est pas très populaire, parce qu'il administre bien. Sa petite armée est composée de vieux soldats de Bonaparte qui ont une tenue très militaire et font bonne police sur les grands chemins. Si Rome matérielle a perdu sous le rapport pittoresque, elle a gagné en propreté et en salubrité. Sa Sainteté fait planter des arbres, arrêter des ermites et des mendiants : autre sujet de plaintes pour la populace. Léon XII est grand travailleur ; il dort peu et ne mange presque point. Il ne lui est resté de sa jeunesse qu'un seul goût celui de la chasse, exercice nécessaire à sa santé qui d'ailleurs, semble s'affermir. Il tire quelques coups de fusil dans la vaste enceinte des jardins du Vatican. Les zelanti ont bien de la peine à lui pardonner cette innocente distraction. On reproche au pape de la faiblesse et de l'inconstance dans ses affections.

" Le vice radical de la constitution politique de ce pays est facile à saisir : ce sont des vieillards qui nomment pour souverain un vieillard comme eux. Ce vieillard, devenu maître, nomme à son tour cardinaux des vieillards. Tournant dans ce cercle vicieux, le suprême pouvoir énervé est toujours ainsi au bord de la tombe. Le prince n'occupe jamais assez longtemps le trône pour exécuter les plans d'amélioration qu'il peut avoir conçus. Il faudrait qu'un pape eût assez de résolution pour faire tout à coup une nombreuse promotion de jeunes cardinaux, de manière à assurer la majorité à l'élection future d'un jeune pontife. Mais les règlements de Sixte-Quint qui donnent le chapeau à des charges du palais, l'empire de la coutume et des moeurs, les intérêts du peuple qui reçoit des gratifications à chaque mutation de la tiare, l'ambition individuelle des cardinaux qui veulent des règnes courts afin de multiplier les chances de la papauté, mille autres obstacles trop longs à déduire, s'opposent au rajeunissement du Sacré Collège.

" La conclusion de cette dépêche, monsieur le comte, est que, dans l'état actuel des choses, le Roi peut compter entièrement sur la cour de Rome.

" En garde contre ma manière de voir et de sentir, si j'ai quelque reproche à me faire dans le récit que j'ai l'honneur de vous transmettre, c'est d'avoir plutôt affaibli qu'exagéré l'expression des paroles de Sa Sainteté. Ma mémoire est très sûre ; j'ai écrit la conversation en sortant du Vatican, et mon secrétaire intime n'a fait que la copier mot à mot sur ma minute. Celle-ci, tracée rapidement, était à peine lisible pour moi-même. Vous n'auriez jamais pu la déchiffrer [Peu de temps après la date de cette lettre, M. de La Ferronnays, malade, partit pour l'Italie et laissa par intérim aux mains de M. Portalis le portefeuille des affaires étrangères. (N.d.A.)] .

" J'ai l'honneur d'être, etc. "


3 L29 Chapitre 16

A Madame Récamier.

" Rome, mardi 13 janvier 1829.

" Hier au soir je vous écrivais à huit heures la lettre que M. de Viviers vous porte ; ce matin, à mon réveil, je vous écris encore par le courrier ordinaire qui part à midi. Vous connaissez les pauvres dames de Saint-Denis : elles sont bien abandonnées depuis l'arrivée des grandes dames de la Trinité-du-Mont ; sans être l'ennemi de celles-ci, je me suis rangé avec madame de Ch... du côté du faible. Depuis un mois les dames de Saint-Denis voulaient donner une fête à M. l'ambassadeur et à madame l' ambassadrice : elle a eu lieu hier à midi. Figurez-vous un théâtre arrangé dans une espèce de sacristie qui avait une tribune sur l'église ; pour acteurs une douzaine de petites filles, depuis l'âge de huit jusqu'à quatorze ans, jouant les Macchabées. Elles s'étaient fait elles-mêmes leurs casques et leurs manteaux. Elles déclamaient leurs vers français avec une verve et un accent italien le plus drôle du monde ; elles tapaient du pied dans les moments énergiques : il y avait une nièce de Pie VII, une fille de Thorwaldsen et une autre fille de Chauvin le peintre. Elles étaient jolies incroyablement dans leurs parures de papier. Celle qui jouait le grand prêtre avait une grande barbe noire qui la charmait, mais qui la piquait, et qu'elle était obligée d'arranger continuellement avec une petite main blanche de treize ans. Pour spectateurs, nous, quelques mères, les religieuses, madame Salvage, deux ou trois abbés et une autre vingtaine de petites pensionnaires, toutes en blanc avec des voiles. Nous avions fait apporter de l'ambassade des gâteaux et des glaces. On jouait du piano dans les entractes. Jugez des espérances et des joies qui ont dû précéder cette fête dans le couvent, et des souvenirs qui la suivront ! Le tout a fini par Vivat in aeternum , chanté par trois religieuses dans l'église. "

A la même.

" Rome, le 15 janvier 1829.

" A vous encore ! Cette nuit nous avons eu du vent et de la pluie comme en France : je me figurais qu'ils battaient votre petite fenêtre ; je me trouvais transporté dans votre petite chambre, je voyais votre harpe, votre piano, vos oiseaux ; vous me jouiez mon air favori ou celui de Shakespeare : et j'étais à Rome, loin de vous ! Quatre cents lieues et les Alpes nous séparaient !

" J'ai reçu une lettre de cette dame spirituelle qui venait quelquefois me voir au ministère ; jugez comme elle me fait bien la cour : elle est turque enragée ; Mahmoud est un grand homme qui a devancé sa nation !

" Cette Rome, au milieu de laquelle je suis, devrait m'apprendre à mépriser la politique. Ici la liberté et la tyrannie ont également péri ; je vois les ruines confondues de la République romaine et de l'Empire de Tibère ; qu'est-ce aujourd'hui que tout cela dans la même poussière ! Le capucin qui balaye en passant cette poussière avec sa robe ne semble-t-il pas rendre plus sensible encore la vanité de tant de vanités ? Cependant je reviens malgré moi aux destinées de ma pauvre patrie. Je lui voudrais religion, gloire et liberté, sans songer à mon impuissance pour la parer de cette triple couronne. "

A la même.

" Rome, jeudi 5 février 1829.

" Torre Vergata est un bien de moines situé à une lieue à peu près du tombeau de Néron , sur la gauche en venant à Rome, dans l'endroit le plus beau et le plus désert : là est une immense quantité de ruines à fleur de terre recouvertes d'herbes et de chardons. J'y ai commencé une fouille avant-hier mardi, en cessant de vous écrire. J'étais accompagné seulement d'Hyacinthe et de Visconti qui dirige la fouille. Il faisait le plus beau temps du monde. Cette douzaine d'hommes armés de bêches et de pioches, qui déterraient des tombeaux et des décombres de maisons et de palais dans une profonde solitude, offrait un spectacle digne de vous. Je faisais un seul voeu : c'était que vous fussiez là. Je consentirais volontiers à vivre avec vous sous une tente au milieu de ces débris.

" J'ai mis moi-même la main à l'oeuvre ; j'ai découvert des fragments de marbre : les indices sont excellents et j'espère trouver quelque chose qui me dédommagera de l'argent perdu à cette loterie des morts ; j'ai déjà un bloc de marbre grec assez considérable pour faire le buste du Poussin. Cette fouille va devenir le but de mes promenades ; je vais aller m'asseoir tous les jours au milieu de ces débris. A quel siècle, à quels hommes appartiennent-ils ? Nous remuons peut-être la poussière la plus illustre sans le savoir. Une inscription viendra peut-être éclairer quelque fait historique, détruire quelque erreur, établir quelque vérité. Et puis, quand je serai parti avec mes douze paysans demi-nus, tout retombera dans l'oubli et le silence. Vous représentez-vous toutes les passions tous les intérêts qui s'agitaient autrefois dans ces lieux abandonnés ? Il y avait des maîtres et des esclaves, des heureux et des malheureux, de belles personnes qu'on aimait et des ambitieux qui voulaient être ministres. Il y reste quelques oiseaux et moi, encore pour un temps fort court ; nous nous envolerons bientôt. Dites-moi, croyez-vous que cela vaille la peine d'être un des membres du conseil d'un petit roi des Gaules moi, barbare de l'Armorique, voyageur chez des sauvages d'un monde inconnu des Romains, et ambassadeur auprès de ces prêtres qu'on jetait aux lions ? Quand j'appelai Léonidas à Lacédémone, il ne me répondit pas : le bruit de mes pas à Torre Vergata n'aura réveillé personne. Et quand je serai à mon tour dans mon tombeau, je n'entendrai pas même le son de votre voix. Il faut donc que je me hâte de me rapprocher de vous et de mettre fin à toutes ces chimères de la vie des hommes. Il n'y a de bon que la retraite, et de vrai qu'un attachement comme le vôtre. "

A la même.

" Rome ce 7 février 1829.

" J'ai reçu une longue lettre du général Guilleminot ; il me fait un récit lamentable de ce qu'il a souffert dans des courses sur les côtes de la Grèce : et pourtant Guilleminot était ambassadeur ; il avait de grands vaisseaux et une armée à ses ordres. Aller, après le départ de nos soldats, dans un pays où il ne reste pas une maison et un champ de blé, parmi quelques hommes épars, forcés à devenir brigands par la misère, ce n'est pas pour une femme (madame Lenormant) un projet possible.

" J'irai ce matin à ma fouille : hier nous avons trouvé le squelette d'un soldat goth et le bras d'une statue de femme. C'était rencontrer le destructeur avec la ruine qu'il avait faite ; nous avons une grande espérance de retrouver ce matin la statue. Si les débris d'architecture que je découvre en valent la peine, je ne les renverserai pas pour vendre les briques comme on fait ordinairement ; je les laisserai debout, et ils porteront mon nom : ils sont du temps de Domitien. Nous avons une inscription qui nous l'indique : c'est le beau temps des arts romains. "


3 L29 Chapitre 17

Mort de Léon XII. - Dépêche à M. le comte Portalis.

" Rome, ce lundi 9 février 1829.

" Monsieur le comte,

" Sa Sainteté a ressenti subitement une attaque du mal auquel elle est sujette : sa vie est dans le plus imminent danger. On vient d'ordonner de fermer tous les spectacles. Je sors de chez le cardinal secrétaire d'Etat, qui lui-même est malade et qui désespère des jours du pape. La perte de ce Souverain Pontife si éclairé et si modéré serait dans ce moment une vraie calamité pour la chrétienté et surtout pour la France. J'ai cru, monsieur le comte, qu'il importait au gouvernement du Roi d'être prévenu de cet événement probable, afin qu'il pût prendre d'avance les mesures qu'il jugerait nécessaires. En conséquence, j'ai expédié pour Lyon un courrier à cheval. Ce courrier porte une lettre que j'écris à M. le préfet du Rhône, avec une dépêche télégraphique qu'il vous transmettra et une autre lettre que je le prie de vous envoyer par estafette. Si nous avons le malheur de perdre Sa Sainteté, un nouveau courrier vous portera jusqu'à Paris tous les détails.

" J'ai l'honneur, etc. "

" Huit heures du soir.

" La congrégation des cardinaux déjà rassemblée a défendu au cardinal secrétaire d'Etat de délivrer des permis pour des chevaux de poste. Mon courrier ne pourra partir qu'après le départ du courrier du Sacré Collège, en cas de mort du pape. J'ai essayé d'envoyer un homme porter mes dépêches à la frontière de la Toscane. Les mauvais chemins et le manque de chevaux de louage ont rendu ce dessein impraticable. Forcé d'attendre dans Rome, devenue une espèce de prison fermée, j'espère toujours que la nouvelle, au moyen du télégraphe, vous parviendra quelques heures avant qu'elle soit connue des autres gouvernements au delà des Alpes. Il pourrait se faire néanmoins que le courrier envoyé au nonce, et qui sera parti nécessairement avant le mien, vous donnât lui-même, en passant à Lyon, la nouvelle par le télégraphe. "

" Mardi, 10 février, neuf heures du matin.

" Le pape vient d'expirer : mon courrier part. Dans quelques heures il sera suivi de M. le comte de Montebello, attaché à l'ambassade. "

Dépêche à M. le comte Portalis.

" Rome, ce 10 février 1829.

" Monsieur le comte,

" J'ai expédié à Lyon, il y a environ deux heures, le courrier extraordinaire à cheval qui vous transmettra la nouvelle imprévue et déplorable de la mort de Sa Sainteté. Maintenant je fais partir M. le comte de Montebello, attaché à l'ambassade, pour vous porter quelques détails nécessaires.

Le pape est mort de cette affection hémorrhoïdale à laquelle il était sujet. Le sang, s'étant porté sur la vessie, occasionna une rétention qu'on essaya de soulager au moyen de la sonde. On croit que Sa Sainteté a été blessée dans l'opération. Quoi qu'il en soit, après quatre jours de souffrances, Léon XII a expiré ce matin à neuf heures comme j'arrivais au Vatican, où un agent de l'ambassade avait passé la nuit. La lettre partie par mon premier courrier vous informe, monsieur le comte, de mes inutiles efforts pour obtenir le permis des chevaux de poste avant la mort du pape.

" Hier je me rendis chez le cardinal secrétaire d'Etat, encore très souffrant d'un violent accès de goutte ; j'eus avec lui un assez long entretien sur les suites du malheur dont nous étions menacés. Je déplorai la perte d'un prince dont les sentiments modérés et la connaissance des affaires de l'Europe étaient si utiles au repos de la chrétienté. " C'est, me répondit le secrétaire d'Etat, non seulement un grand malheur pour la France, mais un plus grand malheur pour l'Etat romain que vous ne l'imaginez. Le mécontentement et la misère sont grands dans nos provinces, et, pour peu que les cardinaux croient devoir suivre un autre système que celui de Léon XII, ils verront comment ils s'en tireront. Quant à moi, mes fonctions cessent avec la vie du pape, et je n'aurai rien à me reprocher.

" Ce matin j'ai revu le cardinal Bernetti qui, en effet a cessé ses fonctions de secrétaire d'Etat : il m'a tenu le langage de la veille. Je lui ai demandé à le rencontrer avant qu'il s'enfermât dans le conclave. Nous sommes convenus que nous parlerions du choix d'un Souverain Pontife qui pourrait être le continuateur du système de modération de Léon XII. J'aurai l'honneur de vous transmettre tous les renseignements que je recueillerai.

" Il est probable que la mort du pape et la chute du cardinal Bernetti vont réjouir les ennemis des ordonnances ; ils proclameront cet événement malheureux comme une punition du ciel. Il est aisé déjà de lire cette pensée sur quelques visages français à Rome.

" Je regrette doublement le pape, j'avais eu le bonheur de gagner sa confiance : les préjugés que l'on avait pris soin de faire naître contre moi dans son esprit, avant mon arrivée, s'étaient dissipés, et il me faisait l'honneur de témoigner hautement et publiquement, en toute occasion, l'estime qu'il voulait bien me porter.

" Maintenant, monsieur le comte, permettez-moi d'entrer dans l'explication de quelques faits.

" J'étais ministre des affaires étrangères à l'époque de la mort de Pie VII. Vous trouverez dans les cartons du ministère, si vous jugez à propos d'en prendre connaissance, la suite de mes relations avec M. le duc de Laval. L'usage est, à la mort d'un pape, d'envoyer un ambassadeur extraordinaire, ou d'accréditer l'ambassadeur résidant par de nouvelles lettres auprès du Sacré Collège. C'est ce dernier parti que je proposai de suivre à feu S. M. Louis XVIII. Le Roi ordonnera ce qu'il croira de meilleur pour son service. Quatre cardinaux français vinrent à Rome pour l'élection de Léon XII. La France en compte aujourd'hui cinq ; c'est certainement un nombre de voix qui n'est pas à dédaigner dans le conclave. J'attends, monsieur le comte, les ordres du Roi. M. de Montebello, chargé de vous remettre cette dépêche, restera à votre disposition.

" J'ai l'honneur, etc., etc. "

A madame Récamier.

" Rome, 10 février 1829, onze heures du soir.

" Je voulais vous écrire une longue lettre, mais la dépêche que j'ai été obligé d'écrire de ma propre main et la fatigue de ces derniers jours m'ont épuisé. Je regrette le pape ; j'avais obtenu sa confiance. Me voilà maintenant chargé d'une grande mission. Il m'est impossible de savoir quel en sera le résultat, et quelle influence elle aura sur ma destinée.

" Les conclaves durent ordinairement deux mois, ce qui me laissera toujours libre pour Pâques. Je vous parlerai bientôt à fond de tout cela.

" Imaginez-vous qu'on a trouvé ce pauvre pape, jeudi dernier, avant qu'il fût malade, écrivant son épitaphe. On a voulu le détourner de ces tristes idées : mais non, a-t-il dit, cela sera fini en peu de jours. "

A Madame Récamier.

" Jeudi. Rome, 12 février 1829.

" Je lis vos journaux. Ils me font souvent de la peine. Je vois dans le Globe que M. le comte Portalis est, selon ce journal, mon ennemi déclaré. Pourquoi ? Est-ce que je demande sa place ? Il se donne trop de peine ; je ne pense point à lui. Je lui souhaite toutes les prospérités possibles ; mais pourtant, s'il était vrai qu'il voulût la guerre, il me trouverait. On me semble déraisonner sur tout, et sur l' immortel Mahmoud , et sur l'évacuation de la Morée.

" Dans les chances les plus probables, cette évacuation remettra la Grèce sous le joug des Turcs, avec la perte pour nous de notre honneur et de quarante millions. Il y a prodigieusement d'esprit en France, mais on manque de tête et de bon sens : deux phrases nous enivrent, on nous mène avec des mots, et, ce qu'il y a de pis, c'est que nous sommes toujours prêts à dénigrer nos amis et à élever nos ennemis. Au reste, n'est-il pas curieux que l'on fasse tenir au Roi, dans un discours, mon propre langage, sur l' accord des libertés publiques et de la royauté , et qu'on m'en ait tant voulu pour avoir tenu ce langage ? Et les hommes qui font parler ainsi la couronne étaient les plus chauds partisans de la censure ! Au surplus, je vais voir l'élection du chef de la chrétienté ; ce spectacle est le dernier grand spectacle auquel j'assisterai dans ma vie [Je me trompais. (Note de 1837. N.d.A.)] ; il clora ma carrière.

" Maintenant que les plaisirs de Rome sont finis, les affaires commencent. Je vais être obligé d'écrire d'un côté au gouvernement tout ce qui se passe, et de l'autre de remplir les devoirs de ma position nouvelle : il faut complimenter le Sacré Collège, assister aux funérailles du Saint-Père, auquel je m'étais attaché parce qu'on l'aimait peu, et d'autant plus qu'ayant craint de trouver en lui un ennemi, j'ai trouvé un ami qui, du haut de la chaire de Saint-Pierre, a donné un démenti formel à mes calomniateurs chrétiens. Puis vont me tomber sur la tête les cardinaux de France. J'ai écrit pour faire des représentations au moins sur l'archevêque de Toulouse.

Au milieu de tous ces tracas le monument du Poussin s'exécute ; la fouille réussit ; j'ai trouvé trois belles têtes, un torse de femme drapé, une inscription funèbre d'un frère pour une jeune soeur, ce qui m'a attendri.

" A propos d'inscription, je vous ai dit que le pauvre pape avait fait la sienne la veille du jour ou il est tombé malade, prédisant qu'il allait bientôt mourir ; il a laissé un écrit où il recommande sa famille indigente au gouvernement romain : il n'y a que ceux qui ont beaucoup aimé qui aient de pareilles vertus. "


3 L30 Livre trentième

Suite de l'ambassade de Rome

1. [Obsèques de Léon XII. - Dépêche à M. le comte Portalis.] - 2. Conclaves. - 3. [Dépêches.] - 4. [A M. le comte Portalis. - A madame Récamier.] - 5. Le marquis Capponi. - [Dépêches.] - 6. Lettre à monseigneur le cardinal de Clermont-Tonnerre. - [Dépêches à M. le comte Portalis. - Lettres à madame Récamier.] - 7. Fête à la villa Médicis, pour la grande-duchesse Hélène. - 8. Mes relations avec la famille Bonaparte. - 9. Pie VII. - 10. [A M. le comte Portalis. - A madame Récamier.] - 11. Présomption. - 12. Les Français à Rome. - 13. Promenades. - 14. Mon neveu Christian de Chateaubriand. - 15. A madame Récamier.


3 L30 Chapitre 1

[Obsèques de Léon XII. - Dépêche à M. le comte Portalis.]

Avant de passer aux choses importantes je rappellerai quelques faits.

Au décès du Souverain Pontife le gouvernement des Etats romains tombe aux mains des trois cardinaux chefs d'ordre, diacre, prêtre et évêque, et au cardinal camerlingue. L'usage est que les ambassadeurs aillent complimenter, dans un discours, la congrégation des cardinaux réunis avant l'ouverture du conclave à Saint-Pierre.

Le corps de Sa Sainteté, exposé d'abord dans la chapelle Sixtine, fut porté vendredi dernier, 13 février, dans la chapelle du Saint-Sacrement à Saint-Pierre, il y est resté jusqu'au dimanche 15. Alors il a été placé dans le monument qu'occupaient les cendres de Pie VII, et celles-ci ont été descendues dans l'église souterraine.

A Madame Récamier.

" Rome, ce 17 février 1829.

" J'ai vu Léon XII exposé, le visage découvert, sur un chétif lit de parade au milieu des chefs-d'oeuvre de Michel-Ange ; j'ai assisté à la première cérémonie funèbre dans l'église de Saint-Pierre. Quelques vieux cardinaux commissaires, ne pouvant plus voir, regardaient avec leurs doigts tremblants si le cercueil du pape était bien cloué. A la lumière des flambeaux, mêlée à la clarté de la lune, le cercueil fut enfin enlevé par une poulie et suspendu dans les ombres pour être déposé dans le sarcophage de Pie VII.

" On vient de m'apporter le petit chat du pauvre Pape ; il est tout gris et fort doux comme son ancien maître. "

Dépêche à M. le comte Portalis.

" Rome, ce 17 février 1829.

" Monsieur le comte,

" J'ai eu l'honneur de vous mander dans ma première lettre portée à Lyon avec la dépêche télégraphique, et dans ma dépêche n o 15, les difficultés que j'ai rencontrées pour l'expédition de mes deux courriers du 10 de ce mois. Ces gens-ci en sont encore à l'histoire des Guelfes et des Gibelins, comme si la mort d'un pape, connue une heure plus tôt ou une heure plus tard, pouvait faire entrer une armée impériale en Italie.

" Les obsèques du Saint-Père seront terminées dimanche 22, et le conclave ouvrira lundi soir 23, après avoir assisté le matin à la messe du Saint-Esprit : on meuble déjà les cellules du palais Quirinal.

" Je ne vous entretiendrai pas, monsieur le comte, des vues de la cour d'Autriche, des désirs des cabinets de Naples, de Madrid et de Turin. M. le duc de Laval, dans la correspondance qu'il eut avec moi en 1823, a peint le personnel des cardinaux qui sont en partie ceux d'aujourd'hui. On peut voir le n o 5 et son annexe, les n o 34, 55, 70 et 82. Il y a aussi dans les cartons du ministère quelques notes venues par une autre voie. Ces portraits, assez souvent de fantaisie, peuvent amuser, mais ne prouvent rien. Trois choses ne font plus les papes : les intrigues de femmes, les menées des ambassadeurs, la puissance des cours. Ce n'est pas non plus de l'intérêt général de la société qu'ils sortent mais de l'intérêt particulier des individus et des familles qui cherchent dans l'élection du chef de l'Eglise des places et de l'argent.

" Il y aurait des choses immenses à faire aujourd'hui par le Saint-Siège : la réunion des sectes dissidentes, le raffermissement de la société européenne, etc. Un pape qui entrerait dans l'esprit du siècle, et qui se placerait à la tête des générations éclairées, pourrait rajeunir la papauté ; mais ces idées ne peuvent point pénétrer dans les vieilles têtes du Sacré Collège ; les cardinaux arrivés au bout de la vie se transmettent une royauté élective qui expire bientôt avec eux : assis sur les doubles ruines de. Rome, les papes ont l'air de n'être frappés que de la puissance de la mort.

" Ces cardinaux avaient élu le cardinal Della Genga (Léon XII) après l'exclusion donnée au cardinal Severoli, parce qu'ils croyaient qu'il allait mourir ; Della Genga s'étant avisé de vivre, ils l'ont détesté cordialement pour cette tromperie. Léon XII choisissait dans les couvents des administrateurs capables ; autre sujet de murmure pour les cardinaux. Mais, d'une autre part, ce pape défunt, en avançant les moines, voulait de la régularité dans les monastères, de sorte qu'on ne lui savait aucun gré du bienfait. Les ermites vagabonds qu'on arrêtait, les gens du peuple qu'on forçait de boire debout dans la rue afin d'éviter les coups de couteau au cabaret, des changements peu heureux dans la perception des impôts, des abus commis par quelques familiers du Saint-Père, la mort même de ce pape arrivant à une époque qui fait perdre aux théâtres et aux marchands de Rome le bénéfice des folies du carnaval, ont fait anathématiser la mémoire d'un prince digne des plus vifs regrets : à Civita-Vecchia on a voulu brûler la maison de deux hommes que l'on pensait avoir été honorés de sa faveur.

" Parmi beaucoup de concurrents, quatre sont particulièrement désignés : le cardinal Capellari, chef de la propagande, le cardinal Pacca, le cardinal De Gregorio et le cardinal Giustiniani.

" Le cardinal Capellari est un homme docte et capable. Il sera repoussé, dit-on, par les cardinaux comme trop jeune, comme moine et comme étranger aux affaires du monde. Il est autrichien et passe pour obstiné et ardent dans ses opinions religieuses. Cependant c'est lui qui, consulté par Léon XII, n'a rien vu dans les ordonnances du Roi qui pût autoriser la réclamation de nos évêques ; c'est encore lui qui a rédigé le concordat de la cour de Rome avec les Pays-Bas et qui a été d'avis de donner l'institution canonique aux évêques des républiques espagnoles : tout cela annonce un esprit raisonnable, conciliant et modéré. Je tiens ces détails du cardinal Bernetti, avec qui j'ai eu, vendredi 13, une des conversations que je vous ai annoncées ma dépêche n o 15.

" Il importe au corps diplomatique, et surtout à l'ambassadeur de France, que le secrétaire d'Etat à Rome soit un homme de relations faciles et habitué aux affaires de l'Europe. Le cardinal Bernetti est le ministre qui nous convient sous tous les rapports ; il est compromis pour nous avec les zelanti et les congréganistes ; nous devons désirer qu'il soit repris par le pape futur. Je lui ai demandé avec lequel des quatre cardinaux il aurait le plus de chances de revenir au pouvoir. Il m'a répondu : " Avec Capellari. "

" Les cardinaux Pacca et De Gregorio sont peints d'une manière fidèle dans l'annexe du n o 5 de la correspondance déjà citée ; mais le cardinal Pacca est très affaibli par l'âge, et la mémoire, comme celle du cardinal doyen La Somaglia, commence totalement à lui manquer.

" Le cardinal De Gregorio serait un pape convenable. Quoique rangé au nombre des zelanti , il n'est pas sans modération, il repousse les jésuites qui ont ici, autant qu'en France, des adversaires et des ennemis. Tout sujet napolitain qu'il est, le cardinal De Gregorio est rejeté par Naples, et encore plus par le cardinal Albani, l'exécuteur des hautes oeuvres de l'Autriche au conclave. Le cardinal est légat à Bologne ; il a plus de quatre-vingts ans et il est malade : il y a donc quelque chance pour qu'il ne vienne pas à Rome. Enfin, le cardinal Giustiniani est le cardinal de la noblesse romaine ; il a pour neveu le cardinal Odescalchi, et il aura vraisemblablement un assez bon nombre de voix. Mais d'un autre côté, il est pauvre et il a des parents pauvres ; Rome craindrait les besoins de cette indigence.

" Vous savez, monsieur le comte, tout le mal que le nonce Giustiniani a fait en Espagne, et je le sais plus qu'un autre par les embarras qu'il m'a causés après la délivrance du roi Ferdinand. Dans l'évêché d'Imola, que le cardinal gouverne actuellement, il n'a pas été plus modéré ; il a fait revivre les règlements de saint Louis contre les blasphémateurs : ce n'est pas le pape de notre époque. Au surplus, c'est un homme assez savant, hébraïsant, helléniste, mathématicien mais plus propre aux travaux du cabinet qu'aux affaires. Je ne le crois pas poussé par l'Autriche.

" Après tout, la prévoyance humaine est souvent trompée ; souvent un homme change en arrivant au pouvoir ; le zelante cardinal Della Genga a été le pape conciliant Léon XII. Peut-être surgira-t-il, au milieu des quatre compétiteurs, un pape auquel personne ne pense dans ce moment. Le cardinal Castiglioni, le cardinal Benvenuti, le cardinal Galeffi, le cardinal Arezzo, le cardinal Gamberini, et jusqu'au vieux et vénérable doyen du Sacré Collège, La Somaglia, malgré sa demi-enfance ou plutôt à cause d'elle, se mettent sur les rangs. Le dernier a même quelque espoir, parce qu'étant évêque et prince d'Ostie, son exaltation amènerait un mouvement qui laisserait cinq grandes places libres.

" On suppose que le conclave sera très long ou très court : il n'y aura pas de combat de système comme à l'époque du décès de Pie VII ; les conclavistes et les anticonclavistes ont totalement disparu : ce qui peut rendre l'élection plus facile. Mais, d'une autre part, il y aura des luttes personnelles entre les prétendants qui réunissent un certain nombre de voix, et comme il ne faut qu'un tiers des voix du conclave, plus une, pour donner l' exclusive qu'il ne faut pas confondre avec le droit d' exclusion , le ballottage entre les candidats se pourra prolonger.

" La France veut-elle exercer le droit d' exclusion qu'elle partage avec l'Autriche et l'Espagne ? L'Autriche l'a exercé dans le précédent conclave contre Severoli, par l'intermédiaire du cardinal Albani. Contre qui la couronne de France voudrait-elle exercer ce droit ? Serait-ce contre le cardinal Fesch, si par aventure on songeait à lui, ou contre le cardinal Giustiniani ? Celui-ci vaudrait-il la peine d'être frappé de ce veto, toujours un peu odieux en ce qu'il entrave l'indépendance de l'élection ?

" A quel cardinal le gouvernement du Roi veut-il confier l'exercice de son droit d'exclusion ? Veut-on que l'ambassadeur de France paraisse armé du secret de son gouvernement et comme prêt à frapper l'élection du conclave si elle déplaisait à Charles X ? Enfin, le gouvernement a-t-il un choix de prédilection ? Est-ce à tel ou tel cardinal qu'il veut prêter son appui ? Certes, si tous les cardinaux de famille, c'est-à-dire les cardinaux espagnols, napolitains et même piémontais, voulaient réunir leurs voix à celles des cardinaux français, si l'on pouvait former un parti des couronnes, nous l'emporterions au conclave ; mais ces réunions sont des chimères et nous avons dans les cardinaux des diverses cours des ennemis plutôt que des amis.

" On assure que le primat de Hongrie et l'archevêque de Milan viendront au conclave. L'ambassadeur d'Autriche à Rome, le comte Lutzow, tient de très bons propos sur le caractère de conciliation que doit avoir le pape futur. Attendons les instructions de Vienne.

" Au surplus, je suis persuadé que tous les ambassadeurs de la terre ne font rien aujourd'hui à l'élection du Souverain Pontife et que nous sommes tous d'une parfaite inutilité à Rome. Je ne vois au reste aucun intérêt pressant à accélérer ou à retarder (ce qui n'est d'ailleurs au pouvoir de personne) les opérations du conclave. Que les cardinaux étrangers à l'Italie assistent ou n'assistent pas à ce conclave, cela peut convenir plus ou moins à la dignité des cours ; mais cela est du plus mince intérêt pour le résultat de l'élection. Si l'on avait des millions à distribuer, il serait encore possible de faire un pape : je n'y vois que ce moyen, et il n'est pas à l'usage de la France.

" Dans mes instructions confidentielles à M. le duc de Laval (13 septembre 1823) je lui disais : " Nous demandons que l'on mette sur le trône pontifical un prélat distingué par sa piété et ses vertus. Nous désirons seulement qu'il soit assez éclairé et d'un esprit assez conciliant pour qu'il puisse juger la position politique des gouvernements et ne les jette pas, par des exigences inutiles, dans des difficultés inextricables, aussi fâcheuses pour l'Eglise que pour le trône... Nous voulons un membre du parti italien zelante modéré capable d'être agréé par tous les partis. Tout ce que nous leur demandons dans notre intérêt, c'est de ne pas chercher à profiter des divisions qui peuvent se former dans notre clergé pour troubler nos affaires ecclésiastiques. "

" Dans une autre lettre confidentielle, écrite à propos de la maladie du nouveau pape Della Genga, le 28 janvier 1824, je disais encore à M. le duc de Laval : " Ce qu'il nous importe d'obtenir (supposant un nouveau conclave), c'est que le pape soit, par ses inclinations indépendant des autres puissances ; c'est que ses principes soient sages et modérés et qu'il soit ami de la France. "

" Aujourd'hui, monsieur le comte, dois-je suivre comme ambassadeur l'esprit de ces instructions que je donnais comme ministre ?

" Cette dépêche renferme tout. Je n'aurai plus qu'à instruire le Roi succinctement des opérations du conclave et des incidents qui pourraient survenir ; il ne s'agira plus que du compte des votes et de la variation des suffrages.

" Les cardinaux favorables aux jésuites sont : Giustiniani, Odescalchi, Pedicini et Bertazzoli.

" Les cardinaux opposés aux jésuites par diverses causes et diverses circonstances sont : Zurla, De Gregorio, Bernetti, Capellari, Micara.

" On croit que, sur cinquante-huit cardinaux, quarante-huit ou quarante-neuf seulement assisteront au conclave. Dans ce cas, trente-trois ou trente-quatre voix feraient l'élection.

" Le ministre d'Espagne, M. de Labrador, homme solitaire et caché, que je soupçonne léger sous l'apparence de la gravité, est fort embarrassé de son rôle. Les instructions de sa cour n'ont rien prévu ; il en écrit dans ce sens au chargé d'affaires de Sa Majesté Catholique à Lucques.

" J'ai l'honneur, etc.

" P. S . Le cardinal Benvenuti a, dit-on, déjà douze voix d'assurées. Ce choix, s'il réussissait, serait très bon. Benvenuti connaît l'Europe, et a montré de la capacité et de la modération dans divers emplois. "


3 L30 Chapitre 2

Conclaves.

Puisque le conclave va s'ouvrir, je veux tracer rapidement l'histoire de cette grande loi d'élection, la plus ancienne du monde qui compte déjà plus de dix-huit cents ans de durée. D'où viennent les papes ? Comment de siècle en siècle ont-ils été élus ?

Au moment où la liberté, l'égalité et la république achevaient d'expirer vers le temps d'Auguste, naissait à Bethléem le tribun universel des peuples, le grand représentant sur la terre de l'égalité, de la liberté et de la république, le Christ, qui après avoir planté la croix pour servir de limite à deux mondes, après s'être fait attacher à cette croix, y être mort, symbole, victime et rédempteur des souffrances humaines, transmit son pouvoir à son premier apôtre. Depuis Adam jusqu'à Jésus-Christ, c'est la société avec des esclaves, avec l'inégalité des hommes entre eux, l'inégalité sociale de l'homme et de la femme ; depuis Jésus-Christ jusqu'à nous, c'est la société avec l'égalité des hommes entre eux, l'égalité sociale de l'homme et de la femme, c'est la société sans esclaves, ou du moins sans le principe de l'esclavage. L'histoire de la société moderne commence au pied et de ce côté-ci de la croix.

Pierre, évêque de Rome, initia la papauté : tribuns-dictateurs successivement élus par le peuple, et la plupart du temps choisis parmi les classes les plus obscures du peuple, les papes tinrent leur puissance temporelle de l'ordre démocratique, de cette nouvelle société de frères qu'était venu fonder Jésus de Nazareth, ouvrier, fabricant de jougs et de charrues, né d'une femme selon la chair, et pourtant Dieu et fils de Dieu, comme ses oeuvres le prouvent.

Les papes eurent mission de venger et de maintenir les droits de l'homme ; chefs de l'opinion humaine, ils obtinrent, tout faibles qu'ils étaient, la force de détrôner les rois avec une parole et une idée : ils n'avaient pour soldat qu'un plébéien, la tête couverte d'un froc et la main armée d'une croix. La papauté, marchant à la tête de la civilisation, s'avança vers le but de la société générale. Les hommes chrétiens, dans toutes les régions du globe, obéirent à un prêtre dont le nom leur était à peine connu, parce que ce prêtre était la personnification d'une vérité fondamentale ; il représentait en Europe l'indépendance politique détruite presque partout ; il fut dans le monde gothique le défenseur des franchises populaires, comme il devint dans le monde moderne le restituteur des sciences, des lettres et des arts. Le peuple s'enrôla dans ses milices sous l'habit d'un frère mendiant.

La querelle de l'empire et du sacerdoce est la lutte des deux principes sociaux au moyen âge, le pouvoir et la liberté. Les papes, favorisant les Guelfes, se déclaraient pour les gouvernements des peuples ; les empereurs adoptant les Gibelins, poussaient au gouvernement des nobles : c'était précisément le rôle qu'avaient joué les Athéniens et les Spartiates dans la Grèce. Aussi, lorsque les papes se rangèrent du côté des rois, lorsqu'ils se firent Gibelins, ils perdirent leur pouvoir, parce qu'ils se détachèrent de leur principe naturel ; et, par une raison opposée, et cependant analogue, les moines ont vu décroître leur autorité lorsque la liberté politique est revenue directement aux peuples, parce que les peuples n'ont plus eu besoin d'être remplacés par les moines leurs représentants.

Ces trônes déclarés vacants et livrés au premier occupant dans le moyen âge ; ces empereurs qui venaient à genoux implorer le pardon d'un pontife ; ces royaumes mis en interdit ; une nation entière privée de culte par un mot magique ; ces souverains frappés d'anathème, abandonnés non seulement de leurs sujets, mais encore de leurs serviteurs et de leurs proches ; ces princes évités comme des lépreux, séparés de la race mortelle, en attendant leur retranchement de l'éternelle race ; les aliments dont ils avaient goûté, les objets qu'ils avaient touchés passés à travers les flammes ainsi que choses souillées : tout cela n'était que les effets énergiques de la souveraineté populaire déléguée à la religion et par elle exercée.

La plus vieille loi d'élection du monde est la loi en vertu de laquelle le pouvoir pontifical a été transmis de saint Pierre au prêtre qui porte aujourd'hui la tiare : de ce prêtre vous remontez de pape en pape jusqu'à des saints qui touchent au Christ ; au premier anneau de la chaîne pontificale se trouve un Dieu. Les évêques étaient élus par l'Assemblée générale des fidèles ; dès le temps de Tertullien, l'évêque de Rome est nommé l'évêque des évêques. Le clergé, faisant partie du peuple, concourait à l'élection. Comme les passions se retrouvent partout, comme elles détériorent les plus belles institutions et les plus vertueux caractères, à mesure que la puissance papale s'accrut, elle tenta davantage, et des rivalités humaines produisirent de grands désordres. A Rome païenne, de pareils troubles avaient éclaté pour l'élection des tribuns : des deux Gracchus, l'un fut jeté dans le Tibre, l'autre poignardé par un esclave dans un bois consacré aux Furies. La nomination du pape Damase, en 366, produisit une rixe sanglante : cent trente-sept personnes succombèrent dans la basilique Sicinienne, aujourd'hui Sainte-Marie-Majeure.

On voit saint Grégoire élu pape par le clergé , le sénat et le peuple romain . Tout chrétien pouvait parvenir à la tiare : Léon IV fut promu au souverain pontificat le 12 avril 847 pour défendre Rome contre les Sarrasins, et son ordination différée jusqu'à ce qu'il eût donné des preuves de son courage. Autant en arrivait aux autres évêques : Simplicius monta au siège de Bourges, tout laïque qu'il était. Même aujourd'hui (ce qu'en général on ignore) le choix du conclave pourrait tomber sur un laïque, fût-il marié ou non : sa femme entrerait en religion, et lui recevrait, avec la papauté, tous les ordres.

Les empereurs grecs et latins voulurent opprimer la liberté de l'élection papale populaire ; ils l'usurpèrent quelquefois, et ils exigèrent souvent que cette élection fût au moins confirmée par eux : un capitulaire de Louis le Débonnaire rend à l'élection des évêques sa liberté primitive qui s'accomplit selon un traité du même temps par le consentement unanime du clergé et du peuple .

Ces dangers d'une élection proclamée par les masses populaires ou dictée par les empereurs obligèrent à faire des changements à la loi. Il existait à Rome des prêtres et des diacres appelés cardinaux , soit que leur nom leur vînt de ce qu'ils servaient aux cornes ou coins de l'autel, ad cornua altaris , soit que le mot cardinal dérivât du latin cardo , pivot ou gond. Le pape Nicolas II, dans un concile tenu à Rome en 1059, fit décider que les cardinaux seuls éliraient les papes et que le clergé et le peuple ratifieraient l'élection. Cent vingt ans après, le concile de Latran enleva la ratification au clergé et au peuple, et rendit l'élection valide à une majorité des deux tiers des voix dans l'assemblée des cardinaux.

Mais ce canon du concile ne fixant ni la durée ni la forme de ce collège électoral, il arriva que la discorde s'introduisit parmi les électeurs, et il n'y avait aucun moyen dans la nouvelle modification de la loi de faire cesser cette discorde. En 1258, après la mort de Clément IV, les cardinaux réunis à Viterbe ne purent s'entendre, et le Saint-Siège resta vacant pendant deux années. Le podestat et le peuple de la ville furent obligés d'enfermer les cardinaux dans leur palais, et même, dit-on, de découvrir ce palais pour forcer les électeurs à en venir à un choix. Grégoire X sortit enfin du scrutin, et, pour remédier à l'avenir à un tel abus, établit alors le conclave, cum clave , sous clef ou avec une clef ; il régla les dispositions intérieures de ce conclave à peu près de la manière qu'elles existent aujourd'hui : cellules séparées, chambre commune pour le scrutin, fenêtres extérieures murées, à l'une desquelles on vient proclamer l'élection en démolissant les plâtres dont elle est close, etc. Le concile tenu à Lyon en 1270 confirme et améliore ces dispositions. Un article de ce règlement est pourtant tombé en désuétude : il y était dit que, si après trois jours de clôture le choix du pape n'était pas fait, pendant cinq jours après ces trois jours les cardinaux n'auront plus qu'un seul plat à leur repas, et qu'ensuite ils n'auront plus que du pain, du vin et de l'eau jusqu'à l'élection du souverain pontife.

Aujourd'hui la durée d'un conclave n'est plus limitée et les cardinaux ne sont plus punis par la diète comme des enfants mis en pénitence. Leur dîner, placé dans des corbeilles portées sur des brancards, leur arrive du dehors accompagné de laquais en livrée ; un dapifère suit le convoi l'épée au côté et traîné par des chevaux caparaçonnés, dans le carrosse armorié du cardinal reclus. Arrivés au tour du conclave, les poulets sont éventrés, les pâtés sondés, les oranges mises en quartiers, les bouchons des bouteilles dépecés, dans la crainte que quelque pape ne s'y trouve caché. Ces anciennes coutumes, les unes puériles, les autres ridicules ont des inconvénients. Le dîner est-il somptueux ? le pauvre qui meurt de faim, en le voyant passer, compare et murmure. Le dîner est-il chétif ? par une autre infirmité de la nature, l'indigent s'en moque et méprise la pourpre romaine. On fera bien d'abolir cet usage qui n'est plus dans les moeurs actuelles ; le christianisme est remonté vers sa source ; il est revenu au temps de la Cène et des Agapes, et le Christ doit seul aujourd'hui présider à ces festins.

Les intrigues des conclaves sont célèbres ; quelques-unes eurent des suites funestes. On vit pendant le schisme d'Occident différents papes et antipapes se maudire et s'excommunier du haut des murs en ruine de Rome. Ce schisme parut prêt à s'éteindre, lorsque Pierre de Lune le ranima, en 1304, par une intrigue du conclave à Avignon. Alexandre VI acheta, en 1492, les suffrages de vingt-deux cardinaux qui lui prostituèrent la tiare, laissant après lui le souvenir de Vanozza et de Lucrèce. Sixte-Quint n'eut d'intrigue dans le conclave qu'avec ses béquilles, et quand il fut pape son génie n'eut plus besoin de ces appuis. J'ai vu dans une villa de Rome un portrait de la soeur de Sixte-Quint, femme du peuple, que le terrible pontife dans tout l'orgueil plébéien se plut à faire peindre. " Les premières armes de notre maison, disait-il à cette soeur, sont des lambeaux ( lambels ). "

C'était encore le temps où quelques souverains dictaient des ordres au Sacré Collège. Philippe II faisait entrer au conclave des billets portant : Su Magestad ne quiere que N. sea Papa ; quiere que N. lo tenga . Après cette époque, les intrigues des conclaves ne sont plus guère que des agitations sans résultats généraux. Du Perron et d'Ossat obtinrent néanmoins la réconciliation d'Henri IV avec le Saint-Siège, ce qui fut un grand événement. Les Ambassades de du Perron sont fort inférieures aux Lettres de d'Ossat. Avant eux, du Bellay avait été au moment de prévenir le schisme de Henri VIII. Ayant obtenu de ce tyran, avant sa séparation de l'Eglise, qu'il se soumettrait au jugement du Saint-Siège, il arriva à Rome au moment où la condamnation d'Henri VIII allait être prononcée. Il obtint un délai pour envoyer un homme de confiance en Angleterre ; les mauvais chemins retardèrent la réponse. Les partisans de Charles-Quint firent rendre la sentence, et le porteur des pouvoirs de Henri VIII arriva deux jours après. Le retard d'un courrier a rendu l'Angleterre protestante, et changé la face politique de l'Europe. Les destinées du monde ne tiennent pas à des causes plus puissantes : une coupe trop large, vidée à Babylone, fit disparaître Alexandre.

Vient ensuite à Rome, du temps d'Olimpia, le cardinal de Retz, qui, dans le conclave après la mort d'Innocent X, s'enrôla dans l'escadron volant , nom que l'on donnait à dix cardinaux indépendants ; ils portaient avec eux Sacchetti , qui n'était bon qu'à peindre , pour faire passer Alexandre VII, savio col silenzio , et qui, pape, se trouva n'être pas grand-chose.

Le président de Brosses raconte la mort de Clément XII dont il fut témoin, et vit l'élection de Benoît XIV, - comme j'ai vu Léon XII le pontife mort sur son lit abandonné - le cardinal camerlingue avait frappé deux ou trois fois Clément XII au front, selon l'usage, avec un petit marteau, en l'appelant par son nom Lorenzo Corsini : " Il ne répondait point ", dit de Brosses, et il ajoute : " Voilà ce qui fait que votre fille est muette . " Et voilà comme en ce temps-là on traitait les choses les plus graves : un pape mort que l'on frappe à la tête comme à la porte de l'entendement, en appelant l'homme décédé et muet par son nom, pouvait, ce me semble, inspirer à un témoin autre chose qu'une raillerie, fût-elle empruntée de Molière. Qu'aurait dit le léger magistrat de Dijon si Clément XII lui eût répondu des profondeurs de l'éternité : " Que me veux-tu ? "

Le président de Brosses envoie à son ami l'abbé Courtois une liste des cardinaux du conclave avec un mot sur chacun d'eux en son honneur :

" Guadagni, bigot, papelard, sans esprit, sans goût, pauvre moine.

" Aquaviva d'Aragon, figure noble et un peu épaisse, l'esprit comme la figure.

" Ottoboni, sans moeurs, sans crédit, débauché, ruiné, amateur des arts.

" Alberoni, plein de feu, inquiet, remuant, méprisé, sans moeurs, sans décence, sans considération, sans jugement : selon lui, un cardinal est un... habillé de rouge. "

Le reste de la liste est à l'avenant ; le cynisme est ici tout l'esprit.

Une bouffonnerie singulière eut lieu : de Brosses alla dîner avec des Anglais à la porte Saint-Pancrace ; on simula l'élection d'un pape : sir Ashewd ôta sa perruque et représenta le cardinal doyen ; on chanta des oremus , et le cardinal Alberoni fut élu au scrutin de cette orgie. Les soldats protestants de l'armée du connétable de Bourbon nommèrent pape, dans l'église de Saint-Pierre, Martin Luther. Aujourd'hui les Anglais, qui sont tout à la fois la plaie et la providence de Rome, respectent le culte catholique qui leur a permis d'élever un prêche en dehors de la porte du Peuple. Le gouvernement et les moeurs ne souffriraient plus de pareil scandale.

Aussitôt qu'un cardinal est prisonnier au conclave, la première chose qu'il fait, c'est de se mettre, lui et ses domestiques, à gratter durant l'obscurité les murs fraîchement maçonnés, jusqu'à ce qu'ils aient fait un petit trou pour pendre par là, durant la nuit, des ficelles au moyen desquelles les avis vont et viennent du dedans au dehors. Au surplus, le cardinal de Retz, dont l'opinion n'est pas suspecte, après avoir parlé des misères du conclave dont il fit partie, termine son récit par ces belles paroles :

" On y vécut (dans le conclave) toujours ensemble avec le même respect et la même civilité que l'on observe dans les cabinets des rois ; avec la même politesse qu'on avait dans la cour de Henri IV ; avec la même familiarité que l'on voit dans les collèges ; avec la même modestie qui se remarque dans les noviciats, et avec la même charité, au moins en apparence, qui pourrait être entre des frères parfaitement unis. "

Je suis frappé, en achevant l'épitome d'une immense histoire, de la manière grave dont elle commence et de la manière presque burlesque dont elle finit : la grandeur du Fils de Dieu ouvre la scène qui, se rétrécissant par degrés à mesure que la religion catholique s'éloigne de sa source, se termine à la petitesse du fils d'Adam. On ne retrouve plus guère la hauteur primitive de la croix qu'au décès du souverain pontife : ce pape sans famille sans amis, dont le cadavre est délaissé sur sa couche montre que l'homme était compté pour rien dans le chef du monde évangélique. Comme prince temporel, on rend des honneurs au pape expiré ; comme homme, son corps abandonné est jeté à la porte de l'église, où jadis le pécheur faisait pénitence.