Utilisateur:Zyephyrus/Outretombe3

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Feuille de travail (source Gallica). Voir aussi : Mémoires d'Outre-tombe, feuille 1 - Mémoires d'Outre-tombe, feuille 2 - Mémoires d'Outre-tombe, feuille 3

3 L30 Chapitre 3

[Dépêches.]

Dépêche A M. le comte Portalis.

" Rome, 17 février 1829.

" Monsieur le comte,

" J'ignore s'il plaira au roi d'envoyer un ambassadeur extraordinaire à Rome ou s'il lui conviendra de m'accréditer auprès du Sacré Collège. Dans ce dernier cas, j'aurai l'honneur de vous faire observer que j'allouai à M. le duc de Laval, pour frais de service extraordinaire en pareille circonstance, en 1823 une somme qui s'élevait, autant que je m'en puis souvenir, de 40 à 50 000 francs. L'ambassadeur d'Autriche, M. le comte d'Appony, reçut d'abord de sa cour une somme de 36 000 francs pour les premiers besoins, un supplément de 7 200 francs par mois à son traitement ordinaire pendant la durée du conclave, et pour frais de cadeaux, chancellerie, etc., 10 000 francs. Je n'ai point, monsieur le comte, la prétention de lutter de magnificence avec M. l'ambassadeur d'Autriche comme le fit M. le duc de Laval ; je ne louerai ni chevaux, ni voitures, ni livrées pour éblouir la populace de Rome ; le Roi de France est un assez grand seigneur pour payer la pompe de ses ambassadeurs, s'il en veut une : magnificence d'emprunt, c'est misère. J'irai donc modestement au conclave avec mes gens et mes voitures ordinaires. Reste seulement à savoir si Sa Majesté ne pensera pas que pendant la durée du conclave je serai obligé à une représentation à laquelle mon traitement ordinaire ne pourra suffire. Je ne demande rien, je soumets simplement une question à votre jugement et à la décision royale.

" J'ai l'honneur, etc. "

Dépêche à M. le comte Portalis.

" Rome, ce 19 février 1829.

" Monsieur le comte,

" J'ai eu l'honneur d'être présenté hier au Sacré Collège et de prononcer le petit discours dont je vous ai d'avance envoyé copie dans ma dépêche n o 17, partie mardi, 17 de ce mois, par un courrier extraordinaire. J'ai été écouté avec des marques de satisfaction du meilleur augure, et le cardinal doyen, le vénérable Della Somaglia, m'a répondu dans les termes les plus affectueux pour le Roi et pour la France.

" Vous ayant tout mandé dans ma dernière dépêche, je n'ai absolument rien de nouveau à vous dire aujourd'hui, sinon que le cardinal Bussi est arrivé hier de Bénévent, on attend aujourd'hui les cardinaux Albani, Macchi et Opizzoni.

" Les membres du Sacré Collège s'enfermeront au palais Quirinal lundi soir, 23 de ce mois. Dix jours s'écouleront ensuite pour attendre les cardinaux étrangers, après quoi les opérations sérieuses du conclave commenceront, et si l'on s'entendait tout d'abord, le pape pourrait être élu dans la première semaine de carême.

" J'attends, monsieur le comte, les ordres du Roi. Je suppose que vous m'avez expédié un courrier après l'arrivée de M. de Montebello à Paris. Il est urgent que je reçoive ou l'annonce d'un ambassadeur extraordinaire, ou mes nouvelles lettres de créance avec les instructions du gouvernement.

" Les cinq cardinaux français viendront-ils ? Politiquement parlant, leur présence est ici fort peu nécessaire. J'ai écrit à monseigneur le cardinal de Latil pour lui offrir mes services dans le cas où il se déterminerait à venir.

" J'ai l'honneur, etc.

" P. S . Je joins ici la copie d'une lettre que m'a écrite M. le comte de Funchal. Je n'ai point répondu par écrit à cet ambassadeur, je suis seulement allé causer avec lui. "

A Madame Récamier.

" Rome, lundi 23 février 1829.

" Hier ont fini les obsèques du pape. La pyramide de papier et les quatre candélabres étaient assez beaux parce qu'ils étaient d'une proportion immense et atteignaient à la corniche de l'église. Le dernier Dies irae était admirable. Il est composé par un homme inconnu qui appartient à la chapelle du pape, et qui me semble avoir un génie d'une tout autre espèce que Rossini. Aujourd'hui nous passons de la tristesse à la joie ; nous chantons le Veni Creator pour l'ouverture du conclave ; puis nous irons voir chaque soir si les scrutins sont brûlés, si la fumée sort d'un certain poêle : le jour où il n'y aura pas de fumée, le pape sera nommé, et j'irai vous retrouver ; voilà tout le fond de mon affaire. Le discours du roi d'Angleterre est bien insolent pour la France ! Quelle déplorable expédition que cette expédition de Morée ! commence-t-on enfin à le sentir ? Le général Guilleminot m'a écrit une lettre à ce sujet qui me fait rire ; il n'a pu m'écrire ainsi que parce qu'il me présumait ministre. "

" 25 février.

" La mort est ici : Torlonia est parti hier au soir après deux jours de maladie : je l'ai vu tout peinturé sur son lit funèbre, l'épée au côté. Il prêtait sur gages ; mais quels gages ! sur des antiques, sur des tableaux renfermés pêle-mêle dans un vieux palais poudreux. Ce n'est pas là le magasin où l'Avare serrait un luth de Bologne garni de toutes ses cordes ou peu s'en faut, la peau d'un lézard de trois pieds, et le lit de quatre pieds à bandes de point de Hongrie .

" On ne voit que des défunts que l'on promène habillés dans les rues ; il en passe un régulièrement sous mes fenêtres quand nous nous mettons à table pour dîner. Au surplus, tout annonce la séparation du printemps ; on commence à se disperser ; on part pour Naples ; on reviendra un moment pour la semaine sainte, et puis on se quittera pour toujours. L'année prochaine ce seront d'autres voyageurs, d'autres visages, une autre société. Il y a quelque chose de triste dans cette course sur des ruines : les Romains sont comme les débris de leur ville : le monde passe à leurs pieds. Je me figure ces personnes rentrant dans leurs familles, dans les diverses contrées de l'Europe, ces jeunes Misses retournant au milieu de leurs brouillards. Si par hasard, dans trente ans d'ici, quelqu'une d'entre elles est ramenée en Italie, qui se souviendra de l'avoir vue dans les palais dont les maîtres ne seront plus ? Saint-Pierre et le Colysée, voilà tout ce qu'elle-même reconnaîtrait. "


3 L30 Chapitre 4

[A M. le comte Portalis. - A Madame Récamier.]

Dépêche à M. le comte Portalis.

" Rome, ce 3 mars 1829.

" Monsieur le comte,

" Mon premier courrier étant arrivé à Lyon le 14 du mois dernier à neuf heures du soir, vous avez pu apprendre le 15 au matin, par le télégraphe, la mort du pape. Nous sommes aujourd'hui au 3 de mars et je suis encore sans instructions et sans réponse officielle. Les journaux ont annoncé le départ de deux ou trois cardinaux. J'avais écrit à Paris à M. le cardinal de Latil, pour mettre à sa disposition le palais de l'ambassade ; je viens de lui écrire encore à divers points de sa route, pour lui renouveler mes offres.

" Je suis fâché d'être obligé de vous dire, monsieur le comte, que je remarque ici de petites intrigues pour éloigner nos cardinaux de l'ambassade, pour les loger là où ils pourraient être placés plus à la portée des influences que l'on espère exercer sur eux.

" En ce qui me concerne, cela m'est fort indifférent. Je rendrai à MM. les cardinaux tous les services qui dépendront de moi. S'ils m'interrogent sur des choses qu'il sera bon de connaître, je leur dirai ce que je sais ; si vous me transmettez pour eux les ordres du Roi, je leur en ferai part ; mais s'ils arrivaient ici dans un esprit hostile aux vues du gouvernement de Sa Majesté, si l'on s'apercevait qu'ils ne marchent pas d'accord avec l'ambassadeur du Roi, s'ils tenaient un langage contraire au mien, s'ils allaient jusqu'à donner leurs voix dans le conclave à quelque homme exagéré, s'ils étaient même divisés entre eux, rien ne serait plus funeste. Mieux vaudrait pour le service du Roi que je donnasse à l'instant ma démission que d'offrir ce spectacle public de nos discordes. L'Autriche et l'Espagne ont par rapport à leur clergé, une conduite qui ne laisse rien à l'intrigue. Tout prêtre, tout cardinal ou évêque autrichien ou espagnol, ne peut avoir pour agent et pour correspondant à Rome que l'ambassadeur même de sa cour ; celui-ci a le droit d'écarter à l'instant de Rome tout ecclésiastique de sa nation qui lui ferait obstacle.

" J'espère, monsieur le comte, qu'aucune division n'aura lieu, que MM. les Cardinaux auront l'ordre formel de se soumettre aux instructions que je ne tarderai pas à recevoir de vous ; que je saurai celui d'entre eux qui sera chargé d'exercer l'exclusion, en cas de besoin, et quelles têtes cette exclusion doit frapper. Il est bien nécessaire de se tenir en garde, les derniers scrutins ont annoncé le réveil d'un parti. Ce parti, qui a donné de vingt à vingt et une voix aux cardinaux della Marmora et Pedicini, forme ce qu'on appelle ici la faction de Sardaigne. Les autres cardinaux effrayés veulent porter tous leurs suffrages sur Opizzoni, homme ferme et modéré à la fois. Quoique Autrichien, c'est-à-dire Milanais, il a tenu tête à l'Autriche à Bologne. Ce serait un excellent choix. Les voix des cardinaux français pourraient, en se fixant sur l'un ou sur l'autre candidat, décider l'élection. A tort ou à raison, on croit ces cardinaux ennemis du système actuel du gouvernement du Roi, et la faction de Sardaigne compte sur eux.

" J'ai l'honneur, etc.

A Madame Récamier.

" Rome, le 3 mars 1829.

" Vous me surprenez sur l'histoire de ma fouille ; je ne me souvenais pas de vous avoir écrit rien de si bien à ce propos. Je suis, comme vous le pensez, fortement occupé : laissé sans direction et sans instructions, je suis obligé de prendre tout sur moi. Je crois cependant que je puis vous promettre un pape modéré et éclairé. Dieu veuille seulement qu'il soit fait à l'expiration de l' intérim du ministère de M. Portalis. "

" 4 mars.

" Hier, mercredi des Cendres, j'étais à genoux seul dans cette église de Santa Croce , appuyée sur les murailles de Rome près de la porte de Naples. J'entendais le chant monotone et lugubre des religieux dans l'intérieur de cette solitude : j'aurais voulu être aussi sous un froc, chantant parmi ces débris. Quel lieu pour mettre en paix l'ambition et contempler les vanités de la terre ! Je ne vous parle pas de ma santé, parce que cela est extrêmement ennuyeux. Tandis que je souffre, on me dit que M. de La Ferronnays se guérit ; il fait des courses à cheval, et sa convalescence passe dans le pays pour un miracle : Dieu veuille qu'il en soit ainsi, et qu'il reprenne le portefeuille au bout de l' intérim : que de questions cela trancherait, pour moi ! "

Dépêche à M. le comte Portalis.

" Jeudi, ce 15 mars 1829.

" Monsieur le comte,

" J'ai eu l'honneur de vous instruire de l'arrivée successive de MM. les cardinaux français. Trois d'entre eux, MM. de Latil, de Lafare et de Croï, m'ont fait l'honneur de descendre chez moi. Le premier est entré au conclave jeudi soir 12, avec M. le cardinal Isoard ; les deux autres s'y sont renfermés vendredi soir, 13.

" Je leur ai fait part de tout ce que je savais ; je leur ai communiqué des notes importantes sur la minorité et la majorité du conclave, sur les sentiments dont les différents partis sont animés. Nous sommes convenus qu'ils porteraient les candidats dont je vous ai déjà parlé, savoir : les cardinaux Cappellari, Opizzoni, Benvenuti, Zurla, Castiglioni, enfin Pacca et de Gregorio ; qu'ils repousseraient les cardinaux de la faction sarde : Pedicini, Giustiniani, Galeffi et Cristaldi.

" J'espère que cette bonne intelligence entre les ambassadeurs et les cardinaux aura le meilleur effet : du moins n'aurai-je rien à me reprocher si des passions ou des intérêts venaient à tromper mes espérances.

" J'ai découvert, monsieur le comte, de méprisables et dangereuses intrigues entretenues de Paris à Rome par le canal de M. le nonce Lambruschini. Il ne s'agissait rien moins que de faire lire en plein conclave la copie de prétendues instructions secrètes divisées en plusieurs articles et données (assurait-on impudemment) à M. le cardinal de Latil. La majorité du conclave s'est prononcée fortement contre de pareilles machinations ; elle aurait voulu qu'on écrivit au nonce de rompre toute espèce de relations avec ces hommes de discorde qui, en troublant la France, finiraient par rendre la religion catholique odieuse à tous. Je fais, monsieur le comte, un recueil de ces révélations authentiques, et je vous l'enverrai après la nomination du Pape : cela vaudra mieux que toutes les dépêches du monde. Le Roi apprendra à connaître ses amis et ses ennemis, et le gouvernement pourra s'appuyer sur des faits propres à le diriger dans sa marche.

" Votre dépêche n o 14 me donna avis des empiétements que le nonce de Sa Sainteté a voulu renouveler en France au sujet de la mort de Léon XII. La même chose était déjà arrivée lorsque j'étais ministre des affaires étrangères à la mort de Pie VII : heureusement on a toujours les moyens de se défendre contre ces attaques publiques ; il est bien plus difficile d'échapper aux trames ourdies dans l'ombre.

" Les conclavistes qui accompagnent nos cardinaux m'ont paru des hommes raisonnables : le seul abbé Coudrin, dont vous m'avez parlé, est un de ces esprits compacts et rétrécis dans lesquels rien ne peut entrer, un de ces hommes qui se sont trompés de profession. Vous n'ignorez pas qu'il est moine, chef d'ordre, et qu'il a même des bulles d'institution : cela ne s'accorde guère avec nos lois civiles et nos institutions politiques. Il se pourrait faire que le Pape fût élu à la fin de cette semaine. Mais si les cardinaux français manquent le premier effet de leur présence, il deviendra impossible d'assigner un terme au conclave. De nouvelles combinaisons amèneraient peut-être une nomination inattendue : on s'arrangerait, pour en finir, de quelque cardinal insignifiant, tel que Dandini.

" Je me suis jadis, monsieur le comte, trouvé dans des circonstances difficiles, soit comme ambassadeur à Londres, soit comme ministre pendant la guerre d'Espagne, soit comme membre de la Chambre des pairs, soit comme chef de l'opposition ; mais rien ne m'a donné autant d'inquiétude et de souci que ma position actuelle au milieu de tous les genres d'intrigues. Il faut que j'agisse sur un corps invisible renfermé dans une prison dont les abords sont strictement gardés. Je n'ai ni argent à donner, ni places à promettre ; les passions caduques d'une cinquantaine de vieillards ne m'offrent aucune prise sur elles. J'ai à combattre la bêtise dans les uns, l'ignorance du siècle dans les autres ; le fanatisme dans ceux-ci, l'astuce et la duplicité dans ceux-là ; dans presque tous l'ambition, les intérêts, les haines politiques, et je suis séparé par des murs et par des mystères de l'assemblée où fermentent tant d'éléments de division. A chaque instant la scène varie ; tous les quarts d'heure des rapports contradictoires me plongent dans de nouvelles perplexités. Ce n'est pas, monsieur le comte, pour me faire valoir que je vous entretiens de ces difficultés, mais pour me servir d'excuse dans le cas où l'élection produirait un Pape contraire à ce qu'elle semble promettre et à la nature de nos voeux. A la mort de Pie VII, les questions religieuses n'avaient point encore agité l'opinion : ces questions sont venues aujourd'hui se mêler à la politique, et jamais l'élection du chef de l'Eglise ne pouvait tomber plus mal à propos.

" J'ai l'honneur, etc.

A Madame Récamier.

" Rome, 17 mars 1829.

" Le roi de Bavière est venu me voir en frac . Nous avons parlé de vous. Ce souverain grec, en portant une couronne, semble savoir ce qu'il a sur la tête, et comprendre qu'on ne cloue pas le temps au passé. Il dîne chez moi jeudi et ne veut personne.

" Au reste, nous voilà au milieu de grands événements : un pape à faire ; que sera-t-il ? L'émancipation des catholiques passera-t-elle ? Une nouvelle campagne en Orient ; de quel côté sera la victoire ? Profiterons-nous de cette position ? Qui conduira nos affaires ? y a-t-il une tête capable d'apercevoir tout ce qui se trouve là-dedans pour la France et d'en profiter selon les événements ? Je suis persuadé qu'on n'y pense seulement pas à Paris, et qu'entre les salons et les Chambres, les plaisirs et les lois, les joies du monde et les inquiétudes ministérielles, on se soucie de l'Europe comme de rien du tout. Il n'y a que moi qui, dans mon exil, ai le temps de songer creux et de regarder autour de moi. Hier je suis allé me promener par une espèce de tempête sur l'ancien chemin de Tivoli. Je suis arrivé à l'ancien pavé romain, si bien conservé qu'on croirait qu'il a été posé nouvellement. Horace avait pourtant foulé les pierres que je foulais ; où est Horace ? "


3 L30 Chapitre 5

Le marquis Capponi. - [Dépêches.]

Le marquis Capponi arrivant de Florence m'apporta des lettres de recommandation de ses amies de Paris. Je répondis à l'une de ces lettres le 21 mars 1829 :

" J'ai reçu vos deux lettres : les services que je puis rendre ne sont rien, mais je suis tout à vos ordres. Je n'en étais pas à savoir ce que c'était que le marquis Capponi : je vous annonce qu'il est toujours beau ; il a tenu bon contre le temps. Je n'ai point répondu à votre première lettre toute pleine d'enthousiasme pour le sublime Mahmoud et pour la barbarie disciplinée, pour ces esclaves bâtonnés en soldats. Que les femmes soient transportées d'admiration pour les hommes qui en épousent à la fois des centaines, qu'elles prennent cela pour le progrès des lumières et de la civilisation, je le conçois ; mais moi je tiens à mes pauvres Grecs ; je veux leur liberté comme celle de la France ; je veux aussi des frontières qui couvrent Paris, qui assurent notre indépendance, et ce n'est pas avec la triple alliance du pal de Constantinople, de la schlague de Vienne et des coups de poing de Londres que vous aurez la rive du Rhin. Grand merci de la pelisse d'honneur que notre gloire pourrait obtenir de l'invincible chef des croyants, lequel n'est pas encore sorti des faubourgs de son sérail ; j'aime mieux cette gloire toute nue ; elle est femme et belle : Phidias se serait bien gardé de lui mettre une robe de chambre turque. "

A Madame Récamier.

" Rome, le 21 mars 1829.

" Eh bien ! j'ai raison contre vous ! Je suis allé hier entre deux scrutins et en attendant un pape, à Saint-Onuphre : ce sont bien deux orangers qui sont dans le cloître , et point un chêne vert. Je suis tout fier de cette fidélité de ma mémoire. J'ai couru, presque les yeux fermés, à la petite pierre qui recouvre votre ami ; je l'aime mieux que le grand tombeau qu'on va lui élever.

" Quelle charmante solitude ! quelle admirable vue ! quel bonheur de reposer là entre les fresques du Dominiquin et celles de Léonard de Vinci ! Je voudrais y être, je n'ai jamais été plus tenté. Vous a-t-on laissé entrer dans l'intérieur du couvent ? Avez-vous vu, dans un long corridor, cette tête ravissante, quoique à moitié effacée, d'une madone de Léonard de Vinci ? Avez-vous vu dans la bibliothèque le masque du Tasse, sa couronne de laurier flétrie, un miroir dont il se servait, son écritoire, sa plume et la lettre écrite de sa main, collée sur une planche qui pend au bas de son buste ? Dans cette lettre d'une petite écriture raturée, mais facile à lire, il parle d' amitié et du vent de la fortune ; celui-là n'avait guère soufflé pour lui et l'amitié lu avait souvent manqué.

" Point de pape encore, nous l'attendons d'heure en heure ; mais si le choix a été retardé, si des obstacle se sont élevés de toutes parts, ce n'est pas ma faute : il m'aurait fallu écouter un peu davantage et ne pas agir tout juste en sens contraire de ce qu'on paraissait désirer. Au reste, à présent il me semble que tout le monde veut être en paix avec moi. Le cardinal de Clermont-Tonnerre lui-même vient de m'écrire qu'il réclame mes anciennes bontés pour lui, et après tout cela il descend chez moi résolu à voter pour le pape le plus modéré.

" Vous avez lu mon second discours. Remerciez M. Kératry qui a parlé si obligeamment du premier ; j'espère qu'il sera encore plus content de l'autre. Nous tâcherons tous les deux de rendre la liberté chrétienne et nous y parviendrons. Que dites-vous de la réponse que le cardinal Castiglioni m'a faite ? Suis-je assez loué en plein conclave ? Vous n'auriez pas mieux dit dans vos jours de gâterie. "

" 24 mars 1829.

" Si j'en croyais les bruits de Rome, nous aurions un pape demain ; mais je suis dans un moment de découragement, et je ne veux pas croire à un tel bonheur. Vous comprenez bien que ce bonheur n'est pas le bonheur politique, la joie d'un triomphe, mais le bonheur d'être libre et de vous retrouver. Quand je vous parle tant de conclave, je suis comme les gens qui ont une idée fixe et qui croient que le monde n'est occupé que de cette idée. Et pourtant à Paris qui pense au conclave, qui s'occupe d'un pape et de mes tribulations ? La légèreté française, les intérêts du moment, les discussions des Chambres, les ambitions émues ont bien autre chose à faire. Lorsque le duc de Laval m'écrivait aussi ses soucis sur son conclave, tout préoccupé de la guerre d'Espagne que j'étais, je disais en recevant ses dépêches : Eh ! bon Dieu, il s'agit bien de cela ! M. Portalis doit aujourd'hui me faire subir la peine du talion. Il est vrai de dire cependant que les choses à cette époque n'étaient pas ce qu'elles sont aujourd'hui : les idées religieuses n'étaient pas mêlées aux idées politiques comme elles le sont dans toute l'Europe ; la querelle n'était pas là ; la nomination d'un pape ne pouvait pas, comme à cette heure, troubler ou calmer les Etats.

" Depuis la lettre qui m'annonçait la prolongation du congé de M. de La Ferronnays et son départ pour Rome, je n'ai rien appris : je crois pourtant cette nouvelle vraie.

" M. Thierry m'a écrit d'Hyères une lettre touchante ; il dit qu'il se meurt, et pourtant il veut une place à l'Académie des inscriptions et me demande d'écrire pour lui. Je vais le faire. Ma fouille continue à me donner des sarcophages ; la mort ne peut fournir que ce qu'elle a. Le monument du Poussin avance. Il sera noble et grand. Vous ne sauriez croire combien le tableau des Bergers d'Arcadie était fait pour un bas-relief et convient à la sculpture. "

" 28 mars.

" M. le cardinal de Clermont-Tonnerre, descendu chez moi, entre aujourd'hui au conclave ; c'est le siècle des merveilles. J'ai auprès de moi le fils du maréchal Lannes et le petit-fils du chancelier ; messieurs du Constitutionnel dînent à ma table auprès de messieurs de la Quotidienne . Voilà l'avantage d'être sincère ; je laisse chacun penser ce qu'il veut, pourvu qu'on m'accorde la même liberté ; je tâche seulement que mon opinion ait la majorité, parce que je la trouve, comme de raison, meilleure que celle des autres. C'est à cette sincérité que j'attribue le penchant qu'ont les opinions les plus divergentes à se rapprocher de moi. J'exerce envers elles le droit d'asile : on ne peut les saisir sous mon toit. "

A M. le duc de Blacas.

" Rome, 24 mars 1829.

" Je suis bien fâché, monsieur le duc, qu'une phrase de ma lettre ait pu vous causer quelque inquiétude. Je n'ai point du tout à me plaindre d'un homme de sens et d'esprit (M. Fuscaldo), qui ne m'a dit que des lieux communs de diplomatie. Nous autres ambassadeurs disons-nous autre chose ? Quant au cardinal dont vous me faites l'honneur de me parler, le gouvernement français n'a désigné particulièrement personne ; il s'en est entièrement rapporté à ce que je lui ai mandé. Sept ou huit cardinaux modérés ou pacifiques, qui semblent attirer également les voeux de toutes les cours, sont les candidats entre lesquels nous désirons voir se fixer les suffrages. Mais si nous n'avons pas la prétention d'imposer un choix à la majorité du conclave, nous repoussons de toutes nos forces et par tous les moyens trois ou quatre cardinaux fanatiques, intrigants ou incapables, que porte la minorité.

" Je n'ai, monsieur le duc, aucun moyen possible de vous faire passer cette lettre ; je la mets donc tout simplement à la poste, parce qu'elle ne renferme rien que vous et moi ne puissions avouer tout haut.

" J'ai l'honneur, etc.

A Madame Récamier.

" Rome, le 31 mars 1829.

" M. de Montebello est arrivé et m'a apporté votre lettre avec une lettre de M. Bertin et de M. Villemain.

" Mes fouilles vont bien, je trouve force sarcophages vides ; j'en pourrai choisir un pour moi, sans que ma poussière soit obligée de chasser celle de ces vieux morts que le vent a déjà emportée. Les sépulcres dépeuplés offrent le spectacle d'une résurrection et pourtant ils n'attendent qu'une mort plus profonde. Ce n'est pas la vie, c'est le néant qui a rendu ces tombes désertes.

" Pour achever mon petit journal du moment, je vous dirai que je suis monté avant-hier à la boule de Saint-Pierre pendant une tempête. Vous ne sauriez vous figurer ce que c'était que le bruit du vent au milieu du ciel, autour de cette coupole de Michel-Ange, et au-dessus de ce temple des chrétiens, qui écrase la vieille Rome. "

A Madame Récamier.

" 31 mars au soir.

" Victoire ! j'ai un des papes que j'avais mis sur ma liste : c'est Castiglioni, le cardinal même que je portais à la papauté en 1823, lorsque j'étais ministre, celui qui m'a répondu dernièrement au conclave de 1829, en me donnant force louanges . Castiglioni est modéré et dévoué à la France : c'est un triomphe complet. Le conclave, avant de se séparer, a ordonné d'écrire au nonce à Paris, pour lui dire d'exprimer au Roi la satisfaction que le Sacré Collège a éprouvée de ma conduite. J'ai déjà expédié cette nouvelle à Paris par le télégraphe. Le préfet du Rhône est l'intermédiaire de cette correspondance aérienne, et ce préfet est M. de Brosses, fils de ce comte de Brosses, le léger voyageur à Rome, souvent cité dans les notes que je rassemble en vous écrivant. Le courrier qui vous porte cette lettre porte ma dépêche à M. Portalis.

" Je n'ai plus deux jours de suite de bonne santé ; cela me fait enrager, car je n'ai coeur à rien au milieu de mes souffrances. J'attends pourtant avec quelque impatience ce qui résultera à Paris de la nomination de mon pape, ce qu'on dira, ce qu'on fera, ce que je deviendrai. Le plus sûr, c'est le congé demandé. J'ai vu par les journaux la grande querelle du Constitutionnel sur mon discours ; il accuse le Messager de ne l'avoir pas imprimé, et nous avons à Rome des Messagers du 22 mars (la querelle est du 24 et 25) qui ont le discours. N'est-ce pas singulier ? Il paraît clair qu'il y a eu deux éditions, l'une pour Rome et l'autre pour Paris. Pauvres gens ! je pense au mécompte d'un autre journal ; il assure que le conclave aura été très mécontent de ce discours : qu'aura-t-il dit quand il aura vu les éloges que me donne le cardinal Castiglioni, qui est devenu pape ?

" Quand cesserai-je de vous parler de toutes ces misères ? Quand ne m'occuperai-je plus que d'achever les mémoires de ma vie et ma vie aussi, comme dernière page de mes Mémoires ? J'en ai bien besoin ; je suis bien las ; le poids des jours augmente et se fait sentir sur ma tête ; je m'amuse à l'appeler un rhumatisme , mais on ne guérit pas de celui-là. Un seul mot me soutient quand je le répète : A bientôt. "

" 3 avril.

" J'oubliais de vous dire que le cardinal Fesch s'étant très bien conduit dans le conclave, et ayant voté avec nos cardinaux, j'ai franchi le pas et je l'ai invité à dîner. Il a refusé par un billet plein de mesure. "

Dépêche à M. le comte Portalis.

" Rome, ce 2 avril 1829.

" Monsieur le comte,

" Le cardinal Albani a été nommé secrétaire d'Etat ainsi que j'ai eu l'honneur de vous le mander dans ma première lettre portée à Lyon par le courrier à cheval expédié le 31 mars au soir. Le nouveau ministre ne plaît ni à la faction sarde, ni à la majorité du Sacré Collège ni même à l'Autriche, parce qu'il est violent, antijésuite, rude dans son abord, et Italien avant tout. Riche et excessivement avare, le cardinal Albani se trouve mêlé dans toutes sortes d'entreprises et de spéculations. J'allai hier lui faire ma première visite aussitôt qu'il m'aperçut, il s'écria : " Je suis un cochon ! (Il était en effet fort sale.) Vous verrez que je ne suis pas un ennemi. " Je vous rapporte, monsieur le comte, ses propres paroles. Je lui répondis que j'étais bien loin de le regarder comme un ennemi. " A vous autres reprit-il, il faut de l'eau et non pas du feu : ne connais-je pas votre pays ? n'ai-je pas vécu en France ? (Il parle français comme un Français.) Vous serez content et votre maître aussi. Comment se porte le Roi ? Bonjour ! Allons à Saint-Pierre. " Il était huit heures du matin, j'avais déjà vu Sa Sainteté et tout Rome courait à la cérémonie de l'adoration. Le cardinal Albani est un homme d'esprit, faux par caractère et franc par humeur, sa violence déjoue sa ruse ; on peut en tirer parti en flattant son orgueil et satisfaisant son avarice.

" Pie VIII est très savant, surtout en matière de théologie ; il parle français, mais avec moins de facilité et de grâce que Léon XII. Il est attaqué sur le côté droit d'une demi-paralysie et sujet à des mouvements convulsifs : la suprême puissance le guérira. Il sera couronné dimanche prochain, jour de la Passion, 5 avril.

" Maintenant, monsieur le comte, que la principale affaire qui me retenait à Rome est terminée, je vous serai infiniment obligé de m'obtenir de la bienveillance de Sa Majesté un congé de quelques mois. Je ne m'en servirai qu'après avoir remis au Pape la lettre par laquelle le Roi répondra à celle que Pie VIII lui a écrite ou va lui écrire pour lui annoncer son élévation sur la chaire de Saint-Pierre. Permettez-moi de solliciter de nouveau en faveur de mes deux secrétaires de légation, M. Bellocq et M. de Givré, les grâces que je vous ai demandées pour eux.

" Les intrigues du cardinal Albani dans le conclave, les partisans qu'il s'était acquis, même dans la majorité, m'avaient fait craindre quelque coup imprévu pour le porter au souverain pontificat. Il me paraissait impossible de se laisser ainsi surprendre et de permettre au chargé d'affaires de l'Autriche de ceindre la tiare sous les yeux de l'ambassadeur de France : je profitai donc de l'arrivée de M. le cardinal de Clermont-Tonnerre pour le charger à tout événement de la lettre ci-jointe dont je prenais les dispositions sous ma responsabilité. Heureusement il n'a point été dans le cas de faire usage de cette lettre ; il me l'a rendue et j'ai l'honneur de vous l'envoyer.

" J'ai l'honneur, etc., etc. "


3 L30 Chapitre 6

Lettre à monseigneur le cardinal de Clermont-Tonnerre. - [Dépêches à M. le comte Portalis. - Lettres à Madame Récamier.]

A son Eminence monseigneur le cardinal de Clermont-Tonnerre.

" Rome, ce 28 mars 1829.

" Monseigneur,

" Ne pouvant plus communiquer avec vos collègues MM. les cardinaux français renfermés au palais de Monte-Cavallo, étant obligé de tout prévoir pour l'avantage du service du Roi et dans l'intérêt de notre pays ; sachant combien de nominations inattendues ont eu lieu dans les conclaves, je me vois à regret dans la fâcheuse nécessité de confier à Votre Eminence une exclusion éventuelle.

" Bien que M. le cardinal Albani ne paraisse avoir aucune chance, il n'en est pas moins un homme de capacité sur lequel, dans une lutte prolongée, on pourrait jeter les yeux ; mais il est le cardinal chargé au conclave des instructions de l'Autriche : M. le comte de Lutzow, dans son discours, l'a déjà désigné officiellement en cette qualité. Or, il est impossible de laisser porter au souverain pontificat un cardinal appartenant ouvertement à une couronne, pas plus à la couronne de France qu'à toute autre.

" En conséquence, monseigneur, je vous charge, en vertu de mes pleins pouvoirs, comme ambassadeur de Sa Majesté Très Chrétienne et prenant sur moi seul toute la responsabilité, de donner l'exclusion à M. le cardinal Albani, si d'un côté par une rencontre fortuite, et de l'autre par une combinaison secrète, il venait à obtenir la majorité des suffrages.

" Je suis etc. etc. "

Cette lettre d'exclusion, confiée à un cardinal par un ambassadeur qui n'y est pas autorisé formellement, est une témérité en diplomatie : il y a là de quoi faire frémir tous les hommes d'Etat à domicile, tous les chefs de division, tous les premiers commis, tous les copistes aux affaires étrangères ; mais puisque le ministre ignorait sa chose au point de ne pas même songer au cas éventuel d'exclusion, force m'était d'y songer pour lui. Supposez qu'Albani eût été nommé pape par aventure, que serais-je devenu ? J'aurais été à jamais perdu comme homme politique.

Je me dis ceci non pour moi qui me soucie peu du renom d'homme politique, mais pour la génération future des écrivains à qui on ferait du bruit de mon accident et qui expieraient mon malheur aux dépens de leur carrière, comme on donne le fouet au menin quand M. le Dauphin a fait une sottise. Mais il ne faudrait pas trop non plus admirer ma prévoyante audace, en prenant sur moi la lettre d'exclusion : ce qui paraît une énormité, mesuré à la courte échelle des vieilles idées diplomatiques, n'était au fond rien du tout, dans l'ordre actuel de la société. Cette audace me venait, d'un côté de mon insensibilité pour toute disgrâce, de l'autre de ma connaissance des opinions de mon temps : le monde tel qu'il est fait aujourd'hui ne donne pas deux sous de la nomination d'un pape, des rivalités des couronnes et des intrigues de l'intérieur d'un conclave.

Dépêche à M. le comte Portalis.

" Confidentielle .

" Rome, ce 2 avril 1829.

" Monsieur le comte,

" J'ai l'honneur de vous envoyer aujourd'hui les documents importants que je vous ai annoncés. Ce n'est rien moins que le journal officiel et secret du conclave. Il est traduit mot pour mot sur l'original italien ; j'en ai fait disparaître seulement tout ce qui pouvait indiquer avec trop de précision les sources où j'ai puisé. S'il transpirait la moindre chose de ces révélations dont il n'y a peut-être pas un autre exemple, il en coûterait la fortune, la liberté et la vie peut-être à plusieurs personnes. Cela serait d'autant plus déplorable que ces révélations ne sont point dues à l'intérêt et à la corruption, mais à la confiance dans l'honneur français. Cette pièce, monsieur le comte, doit donc demeurer à jamais secrète, après avoir été lue dans le conseil du Roi : car, malgré les précautions que j'ai prises de taire les noms et de retrancher les choses directes, elle en dit encore assez pour compromettre ses auteurs. J'y ai joint un commentaire, afin d'en faciliter la lecture. Le gouvernement pontifical est dans l'usage de tenir un registre où sont notés jour par jour, et pour ainsi dire heure par heure, ses décisions, ses gestes et ses faits : quel trésor historique si l'on pouvait y fouiller en remontant vers les premiers siècles de la papauté ! Il m'a été entrouvert un moment pour l'époque actuelle. Le Roi verra, par les documents que je vous transmets, ce qu'on n'a jamais vu, l'intérieur d'un conclave ; les sentiments les plus intimes de la cour de Rome lui seront connus, et les ministres de Sa Majesté ne marcheront pas dans l'ombre.

" Le commentaire que j'ai fait du journal me dispensant de toute autre réflexion, il ne me reste plus qu'à vous offrir la nouvelle assurance de la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur, etc., etc. "

L'original italien du document précieux annoncé dans cette dépêche confidentielle a été brûlé à Rome sous mes yeux ; je n'ai point gardé copie de la traduction de ce document que j'ai envoyé aux affaires étrangères, j'ai seulement une copie du commentaire ou des remarques jointes par moi à cette traduction. Mais la même discrétion qui m'a fait recommander au ministre de garder la pièce à jamais secrète m'oblige de supprimer ici mes propres remarques ; car, quelle que soit l'obscurité dont ces remarques sont enveloppées, par l'absence du document auquel elles se rapportent, cette obscurité serait encore de la lumière à Rome. Or, les ressentiments sont longs dans la ville éternelle ; il se pourrait faire que dans cinquante ans d'ici ils allassent frapper quelque arrière-neveu des auteurs de la mystérieuse confidence. Je me contenterai donc de donner un aperçu général du contenu du commentaire, en insistant sur quelques passages qui ont un rapport direct avec les affaires de France.

On voit premièrement combien la cour de Naples trompait M. de Blacas, ou combien elle était elle-même trompée ; car, pendant qu'elle me faisait dire que les cardinaux napolitains voteraient avec nous, ils se réunissaient à la minorité ou à la faction dite de Sardaigne.

La minorité de cardinaux se figurait que le vote des cardinaux français influerait sur la forme de notre gouvernement . Comment cela ? Apparemment par les ordres secrets dont on les supposait chargés et par leurs votes en faveur d'un pape exalté.

Le nonce Lambruschini affirmait au conclave que le cardinal de Latil avait le secret du Roi : tous les efforts de la faction tendaient à faire croire que Charles X et son gouvernement n'étaient pas d'accord.

Le 13 mars, le cardinal de Latil annonce qu'il a à faire au conclave une déclaration purement de conscience ; il est renvoyé devant quatre cardinaux-évêques : les actes de cette confession secrète demeurent à la garde du grand pénitencier. Les autres cardinaux français ignorent la matière de cette confession et le cardinal Albani cherche en vain à la découvrir : le fait est important et curieux.

La minorité est composée de seize voix compactes. Les cardinaux de cette minorité s'appellent les Pères de la Croix ; ils mettent sur leur porte une croix de Saint-André pour annoncer que, déterminés dans leur choix, ils ne veulent plus communiquer avec personne. La majorité du conclave montre des sentiments raisonnables et la ferme résolution de ne se mêler en rien de la politique étrangère.

Le procès-verbal dressé par le notaire du conclave est digne d'être remarqué : " Pie VIII, " y est-il dit à la conclusion, " s'est déterminé à nommer le cardinal Albani secrétaire d'Etat, afin de satisfaire aussi le cabinet de Vienne. " Le Souverain Pontife partage les lots entre les deux couronnes ; il se déclare le pape de la France et donne à l'Autriche la secrétairerie d'Etat.

A Madame Récamier.

" Rome, mercredi 8 avril 1829.

" J'ai donné aujourd'hui même à dîner à tout le conclave. Demain je reçois la grande-duchesse Hélène.

" Le mardi de Pâques, j'ai un bal pour la clôture de la session ; et puis je me prépare à aller vous voir ; jugez de mon anxiété : au moment où je vous écris, je n'ai point encore de nouvelles de mon courrier à cheval annonçant la mort du pape, et pourtant le pape est déjà couronné, Léon XII est oublié ; j'ai repris les affaires avec le nouveau secrétaire d'Etat Albani ; tout marche comme s'il n'était rien arrivé, et j'ignore si vous savez même à Paris qu'il y a un nouveau pontife ! Que cette cérémonie de la bénédiction papale est belle ! La Sabine à l'horizon, puis la campagne déserte de Rome, puis Rome elle-même, puis la place Saint-Pierre et tout le peuple tombant à genoux sous la main d'un vieillard : le pape est le seul prince qui bénisse ses sujets.

" J'en étais là de ma lettre lorsqu'un courrier qui m'arrive de Gênes m'apporte une dépêche télégraphique de Paris à Toulon, laquelle dépêche, qui répond à celle que j'avais fait passer, m'apprend que le 4 avril, à onze heures du matin, on a reçu à Paris ma dépêche télégraphique de Rome à Toulon, dépêche qui annonçait la nomination du cardinal Castiglioni, et que le roi est fort content.

" La rapidité de ces communications est prodigieuse ; mon courrier est parti le 31 mars, à huit heures du soir, et le 8 avril, à huit heures du soir, j'ai reçu la réponse de Paris. "

" 11 avril 1829.

" Nous voilà au 11 avril : dans huit jours nous aurons Pâques, dans quinze jours mon congé et puis vous voir ! Tout disparaît dans cette espérance ; je ne suis plus triste ; je ne songe plus aux ministres ni à la politique. Demain nous commençons la semaine sainte. Je penserai à tout ce que vous m'avez dit. Que n'êtes-vous ici pour entendre avec moi les beaux chants de douleur ! Nous irions nous promener dans les déserts de la campagne de Rome, maintenant couverts de verdure et de fleurs. Toutes les ruines semblent rajeunir avec l'année : je suis du nombre. "

" Mercredi saint, 15 avril.

" Je sors de la chapelle Sixtine, après avoir assisté à ténèbres et entendu chanter le Miserere . Je me souvenais que vous m'aviez parlé de cette cérémonie et j'en étais à cause de cela cent fois plus touché.

" Le jour s'affaiblissait ; les ombres envahissaient lentement les fresques de la chapelle et l'on n'apercevait plus que quelques grands traits du pinceau de Michel-Ange. Les cierges, tour à tour éteints, laissaient échapper de leur lumière étouffée une légère fumée blanche, image assez naturelle de la vie que l'Ecriture compare à une petite vapeur . Les cardinaux étaient à genoux, le nouveau pape prosterné au même autel où quelques jours avant j'avais vu son prédécesseur ; l'admirable prière de pénitence et de miséricorde, qui avait succédé aux Lamentations du prophète, s'élevait par intervalles dans le silence et la nuit. On se sentait accablé sous le grand mystère d'un Dieu mourant pour effacer les crimes des hommes. La catholique héritière sur ses sept collines était là avec tous ses souvenirs ; mais, au lieu de ces pontifes puissants, de ces cardinaux qui disputaient la préséance aux monarques, un pauvre vieux pape paralytique, sans famille et sans appui, des princes de l'Eglise sans éclat, annonçaient la fin d'une puissance qui civilisa le monde moderne. Les chefs-d'oeuvre des arts disparaissaient avec elle, s'effaçaient sur les murs et sur les voûtes du Vatican, palais à demi abandonné. Des étrangers curieux, séparés de l'unité de l'Eglise, assistaient en passant à la cérémonie et remplaçaient la communauté des fidèles. Une double tristesse s'emparait du coeur. Rome chrétienne en commémorant l'agonie de Jésus-Christ avait l'air de célébrer la sienne, de redire pour la nouvelle Jérusalem les paroles que Jérémie adressait à l'ancienne. C'est une belle chose que Rome pour tout oublier, mépriser tout et mourir. "

Dépêche à M. le comte Portalis.

" Rome, ce 16 avril 1829.

" Monsieur le comte,

" Les choses se développent ici comme j'avais eu l'honneur de vous le faire pressentir ; les paroles et les actions du nouveau souverain pontife sont parfaitement d'accord avec le système pacificateur suivi par Léon XII : Pie VIII va même plus loin que son prédécesseur ; il s'exprime avec plus de franchise sur la Charte dont il ne craint pas de prononcer le mot et de conseiller aux Français de suivre l'esprit. Le nonce ayant encore écrit sur nos affaires, a reçu sèchement l'ordre de se mêler des siennes. Tout se conclut pour le concordat des Pays-Bas, et M. le comte de Celles mettra fin à sa mission le mois prochain.

" Le cardinal Albani, dans une position difficile, est obligé de l'expier : les protestations qu'il me fait de son dévouement à la France blessent l'ambassadeur d'Autriche qui ne peut cacher son humeur. Sous les rapports religieux nous n'avons rien à craindre du cardinal Albani ; fort peu religieux lui-même, il ne sera poussé à nous troubler ni par son propre fanatisme, ni par l'opinion modérée de son souverain.

" Quant aux rapports politiques, ce n'est pas avec une intrigue de police et une correspondance chiffrée que l'on escamotera aujourd'hui l'Italie : laisser occuper les légations, ou mettre garnison autrichienne à Ancône sous un prétexte quelconque, ce serait remuer l'Europe et déclarer la guerre à la France : or nous ne sommes plus en 1814, 1815, 1816 et 1817 ; on ne satisfait pas impunément sous nos yeux une ambition avide et injuste. Ainsi, que le cardinal Albani ait une pension du prince de Metternich ; qu'il soit le parent du duc de Modène, auquel il prétend laisser son énorme fortune ; qu'il trame avec ce prince un petit complot contre l'héritier de la couronne de Sardaigne ; tout cela est vrai, tout cela aurait été dangereux à l'époque où des gouvernements secrets et absolus faisaient marcher obscurément des soldats derrière une obscure dépêche : mais aujourd'hui, avec des gouvernements publics, avec la liberté de la presse et de la parole, avec le télégraphe et la rapidité de toutes les communications avec la connaissance des affaires répandue dans les diverses classes de la société, on est à l'abri des tours de gobelet et des finesses de la vieille diplomatie. Toutefois, il ne faut pas se dissimuler qu'un chargé d'affaires d'Autriche , secrétaire d'Etat à Rome, a des inconvénients ; il y a même certaines notes (par exemple celles qui seraient relatives à la puissance impériale en Italie) qu'on ne pourrait mettre entre les mains du cardinal Albani.

" Personne n'a encore pu pénétrer le secret d'une nomination qui déplaît à tout le monde, même au cabinet de Vienne. Cela tient-il à des intérêts étrangers à la politique ? On assure que le cardinal Albani offre dans ce moment au Saint-Père de lui avancer 200 000 piastres dont le gouvernement de Rome a besoin ; d'autres prétendent que cette somme serait prêtée par un banquier autrichien. Le cardinal Macchi me disait samedi dernier que Sa Sainteté ne voulant pas reprendre le cardinal Bernetti et désirant néanmoins lui donner une grande place, n'avait trouvé d'autre moyen d'arranger les choses que de rendre vacante la légation de Bologne. De misérables embarras deviennent souvent les motifs des plus importantes résolutions. Si la version du cardinal Macchi est la véritable, tout ce que dit et fait Pie VIII pour la satisfaction des couronnes de France et d'Autriche ne serait qu'une raison apparente, à l'aide de laquelle il chercherait à masquer à ses propres yeux sa propre faiblesse. Au surplus, on ne croit point à la durée du ministère d'Albani. Aussitôt qu'il entrera en relation avec les ambassadeurs, les difficultés naîtront de toutes parts.

" Quant à la position de l'Italie, monsieur le comte, il faut lire avec précaution ce qu'on vous en mandera de Naples ou d'ailleurs. Il est malheureusement trop vrai que le gouvernement des Deux-Siciles est tombé au dernier degré du mépris. La manière dont la cour vit au milieu de ses gardes, toujours tremblante, toujours poursuivie par les fantômes de la peur, n'offrant pour tout spectacle que des chasses ruineuses et des gibets, contribue de plus en plus dans ce pays à avilir la royauté. Mais on prend pour des conspirations ce qui n'est que le malaise de tous, le produit du siècle, la lutte de l'ancienne société avec la nouvelle, le combat de la décrépitude des vieilles institutions contre l'énergie des jeunes générations ; enfin, la comparaison que chacun fait de ce qui est à ce qui pourrait être. Ne nous le dissimulons pas : le grand spectacle de la France puissante, libre et heureuse, ce grand spectacle qui frappe les yeux des nations restées ou retombées sous le joug, excite des regrets ou nourrit des espérances. Le mélange des gouvernements représentatifs et des monarchies absolues ne saurait durer ; il faut que les unes ou les autres périssent, que la politique reprenne un égal niveau ainsi que du temps de l'Europe gothique. La douane d'une frontière ne peut désormais séparer la liberté de l'esclavage ; un homme ne peut plus être pendu de ce côté-ci d'un ruisseau pour des principes réputés sacrés de l'autre côté de ce même ruisseau. C'est dans ce sens, monsieur le comte, et uniquement dans ce sens, qu'il y a conspiration en Italie ; c'est dans ce sens encore que l'Italie est française . Le jour où elle entrera en jouissance des droits que son intelligence aperçoit et que la marche progressive du temps lui apporte, elle sera tranquille et purement italienne. Ce ne sont point quelques pauvres diables de carbonari , excités par des manoeuvres de police et pendus sans miséricorde, qui soulèveront ce pays. On donne aux gouvernements les idées les plus fausses du véritable état des choses ; on les empêche de faire ce qu'ils devraient faire pour leur sûreté, en leur montrant toujours comme les conspirations particulières d'une poignée de jacobins ce qui est l'effet d'une cause permanente et générale.

" Telle est, monsieur le comte, la position réelle de l'Italie : chacun de ses Etats, outre le travail commun des esprits, est tourmenté de quelque maladie locale : le Piémont est livré à une faction fanatique ; le Milanais est dévoré par les Autrichiens ; les domaines du Saint-Père sont ruinés par la mauvaise administration des finances ; l'impôt s'élève à près de cinquante millions et ne laisse pas au propriétaire un pour cent de son revenu ; les douanes ne rapportent presque rien ; la contrebande est générale, le prince de Modène a établi dans son duché (lieu de franchise pour tous les anciens abus) des magasins de marchandises prohibées, lesquelles il fait entrer la nuit dans la légation de Bologne.

" Je vous ai déjà, monsieur le comte, parlé de Naples, où la faiblesse du gouvernement n'est sauvée que par la lâcheté des populations.

" C'est cette absence de la vertu militaire qui prolongera l'agonie de l'Italie. Bonaparte n'a pas eu le temps de faire revivre cette vertu dans la patrie de Marius et de César. Les habitudes d'une vie oisive et le charme du climat contribuent encore à ôter aux Italiens du midi le désir de s'agiter pour être mieux. Les antipathies nées des divisions territoriales ajoutent aux difficultés d'un mouvement intérieur ; mais si quelque impulsion venait du dehors, ou si quelque prince en deçà des Alpes accordait une charte à ses sujets, une révolution aurait lieu, parce que tout est mûr pour cette révolution. Plus heureux que nous et instruits par notre expérience, les peuples économiseraient les crimes et les malheurs dont nous avons été prodigues.

" Je vais sans doute, monsieur le comte, recevoir bientôt le congé que je vous ai demandé : peut-être en ferai-je usage. Au moment donc de quitter l'Italie, j'ai cru devoir mettre sous vos yeux quelques aperçus généraux, pour fixer les idées du conseil du Roi et afin de le tenir en garde contre les rapports des esprits bornés ou des passions aveugles.

" J'ai l'honneur, etc., etc. "

A M. le comte Portalis.

" Rome, ce 16 avril 1829.

" Monsieur le comte,

" MM. les cardinaux français sont fort empressés de connaître quelle somme leur sera accordée pour leurs dépenses et leur séjour à Rome : ils m'ont prié plusieurs fois de vous écrire à ce sujet ; je vous serai donc infiniment obligé de m'instruire le plus tôt possible de la décision du Roi.

" Pour ce qui me regarde, monsieur le comte, lorsque vous avez bien voulu m'allouer un secours de trente mille francs, vous avez supposé qu'aucun cardinal ne logerait chez moi : or, M. de Clermont-Tonnerre s'y est établi avec sa suite, composée de deux conclavistes, d'un secrétaire ecclésiastique, d'un secrétaire laïque, d'un valet de chambre, de deux domestiques et d'un cuisinier français, enfin d'un maître de chambre romain, d'un maître de cérémonies, de trois valets de pied, d'un cocher, et de toute cette maison italienne qu'un cardinal est obligé d'avoir ici. M. l'archevêque de Toulouse qui ne peut marcher, ne dîne point à ma table ; il faut deux ou trois services à différentes heures, des voitures et des chevaux pour les commensaux et les amis. Mon respectable hôte ne payera certainement pas sa dépense ici : il partira, et les mémoires me resteront ; il me faudra acquitter non seulement ceux du cuisinier, de la blanchisseuse, du loueur de carrosses, etc., etc., mais encore ceux des deux chirurgiens qui visitent la jambe de Monseigneur, du cordonnier qui fait ses mules blanches et pourpres, et du tailleur qui a confectionné les manteaux, les soutanes, les rabats, l'ajustement complet du cardinal et de ses abbés.

" Si vous joignez à cela, monsieur le comte, mes dépenses extraordinaires pour frais de représentation avant, pendant et après le conclave, dépenses augmentées par la présence de la grande-duchesse Hélène, du prince Paul de Wurtemberg et du roi de Bavière vous trouverez sans doute que les trente mille francs que vous m'avez accordés seront de beaucoup dépassés. La première année de l'établissement d'un ambassadeur est ruineuse, les secours accordés pour cet établissement étant fort au-dessous des besoins. Il faut presque trois ans de séjour pour qu'un agent diplomatique ait trouvé le moyen d'acquitter les dettes qu'il a contractées d'abord et de mettre ses dépenses au niveau de ses recettes. Je connais toute la pénurie du budget des affaires étrangères ; si j'avais par moi-même quelque fortune, je ne vous importunerais pas : rien ne m'est plus désagréable, je vous assure, que ces détails d'argent dans lesquels une rigoureuse nécessité me force d'entrer, bien malgré moi.

" Agréez, monsieur le comte, etc. "


3 L30 Chapitre 7

Fête à la villa Médicis, pour la grande-duchesse Hélène.

J'avais donné des bals et des soirées à Londres et à Paris, et, bien qu'enfant d'un autre désert, je n'avais pas trop mal traversé ces nouvelles solitudes ; mais je ne m'étais pas douté de ce que pouvaient être des fêtes à Rome : elles ont quelque chose de la poésie antique qui place la mort à côté des plaisirs. A la villa Médicis, dont les jardins sont déjà une parure et où j'ai reçu ce matin la grande-duchesse Hélène, l'encadrement du tableau est magnifique : d'un côté la villa Borghèse avec la maison de Raphaël ; de l'autre la villa de Monte-Mario et les coteaux qui bordent le Tibre ; au-dessous du spectateur, Rome entière comme un vieux nid d'aigle abandonné. Au milieu des bosquets se pressaient, avec les descendants des Paula et des Cornélie, les beautés venues de Naples, de Florence et de Milan : la princesse Hélène semblait leur reine. Borée, tout à coup descendu de la montagne, a déchiré la tente du festin, et s'est enfui avec des lambeaux de toile et de guirlandes, comme pour nous donner une image de tout ce que le temps a balayé sur cette rive. L'ambassade était consternée ; je sentais je ne sais quelle gaieté ironique à voir un souffle du ciel emporter mon or d'un jour et mes joies d'une heure. Le mal a été promptement réparé. Au lieu de déjeuner sur la terrasse, on a déjeuné dans l'élégant palais : l'harmonie des cors et des hautbois, dispersée par le vent, avait quelque chose du murmure de mes forêts américaines. Les groupes qui se jouaient dans les rafales, les femmes dont les voiles tourmentés battaient leurs visages et leurs cheveux, la sartarella qui continuait dans la bourrasque, l'improvisatrice qui déclamait aux nuages, le ballon qui s'envolait de travers avec le chiffre de la fille du Nord, tout cela donnait un caractère nouveau à ces jeux où semblaient se mêler les tempêtes accoutumées de ma vie.

Quel prestige pour tout homme qui n'eût pas compté son monceau d'années, et qui eut demandé des illusions au monde et à l'orage ! J'ai bien de la peine à me souvenir de mon automne, quand, dans mes soirées, je vois passer devant moi ces femmes du printemps qui s'enfoncent parmi les fleurs, les concerts et les lustres de mes galeries successives : on dirait des cygnes qui nagent vers des climats radieux. A quel désennui vont-elles ? Les unes cherchent ce qu'elles ont déjà aimé, les autres ce qu'elles n'aiment pas encore. Au bout de la route, elles tomberont dans ces sépulcres toujours ouverts ici, dans ces anciens sarcophages qui servent de bassins à des fontaines suspendues à des portiques ; elles iront augmenter tant de poussières légères et charmantes. Ces flots de beautés, de diamants, de fleurs et de plumes roulent au son de la musique de Rossini qui se répète et s'affaiblit d'orchestre en orchestre. Cette mélodie est-elle le soupir de la brise que j'entendais dans les savanes des Florides, le gémissement que j'ai ouï dans le temple d'Erechthée à Athènes ? Est-ce la plainte lointaine des aquilons qui me berçaient sur l'Océan ? Ma sylphide serait-elle cachée sous la forme de quelques-unes de ces brillantes Italiennes ? Non : ma dryade est restée unie au saule des prairies où je causais avec elle de l'autre côté de la futaie de Combourg. Je suis bien étranger à ces ébats de la société attachée à mes pas vers la fin de ma course ; et pourtant il y a dans cette féerie une sorte d'enivrement qui me monte à la tête : je ne m'en débarrasse qu'en allant rafraîchir mon front à la place solitaire de Saint-Pierre ou au Colysée désert. Alors les petits spectacles de la terre s'abîment, et je ne trouve d'égal au brusque changement de la scène que les anciennes tristesses de mes premiers jours.


3 L30 Chapitre 8

Mes relations avec la famille Bonaparte.

Je consigne ici maintenant mes rapports comme ambassadeur avec la famille Bonaparte, afin de laver la Restauration d'une de ces calomnies qu'on lui jette sans cesse à la tête.

La France n'a pas agi seule dans le bannissement des membres de la famille impériale ; elle n'a fait qu'obéir à la dure nécessité imposée par la force des armes ; ce sont les alliés qui ont provoqué ce bannissement : des conventions diplomatiques, des traités formels prononcent l'exil des Bonaparte, leur prescrivent jusqu'aux lieux qu'ils doivent habiter, ne permettent pas à un ministre ou à un ambassadeur des cinq puissances de délivrer seul un passeport aux parents de Napoléon ; le visa des quatre autres ministres ou ambassadeurs des quatre autres puissances contractantes est exigé. Tant ce sang de Napoléon épouvantait les alliés, lors même qu'il ne coulait pas dans ses propres veines !

Grâce à Dieu, je ne me suis jamais soumis à ces mesures. En 1823 j'ai délivré sans consulter personne, en dépit des traités et sous ma propre responsabilité comme ministre des affaires étrangères, un passeport à madame la comtesse de Survilliers, alors à Bruxelles, pour venir à Paris soigner un de ses parents malade. Vingt fois j'ai demandé le rappel de ces lois de persécution ; vingt fois j'ai dit à Louis XVIII que je voudrais voir le duc de Reichstadt capitaine de ses gardes et la statue de Napoléon replacée au haut de la colonne de la place Vendôme. J'ai rendu, comme ministre et comme ambassadeur, tous les services que j'ai pu à la famille Bonaparte. C'est ainsi que j'ai compris largement la monarchie légitime : la liberté peut regarder la gloire en face. Ambassadeur à Rome, j'ai autorisé mes secrétaires et mes attachés à paraître au palais de madame la duchesse de Saint-Leu ; j'ai renversé la séparation élevée entre des Français qui ont également connu l'adversité. J'ai écrit à M. le cardinal Fesch pour l'inviter à se joindre aux cardinaux qui devaient se réunir chez moi ; je lui ai témoigné ma douleur des mesures politiques qu'on avait cru devoir prendre, je lui ai rappelé le temps où j'avais fait partie de sa mission auprès du Saint-Siège ; et j'ai prié mon ancien ambassadeur d'honorer de sa présence le banquet de son ancien secrétaire d'ambassade. J'en ai reçu cette réponse pleine de dignité, de discrétion et de prévoyance :

" Du palais Falconieri, 4 avril 1829.

" Le cardinal Fesch est bien sensible à l'invitation obligeante de M. de Chateaubriand, mais sa position à son retour à Rome lui conseilla d'abandonner le monde et de mener une vie tout à fait séparée de toute société étrangère à sa famille. Les circonstances qui se succédèrent lui prouvèrent qu'un tel parti était indispensable à sa tranquillité ; et les douceurs du moment ne le garantissant point des désagréments de l'avenir, il est obligé de ne point changer de manière de vivre. Le cardinal Fesch prie M. de Chateaubriand d'être convaincu que rien n'égale sa reconnaissance, et que c'est avec bien de la peine qu'il ne se rendra pas chez Son Excellence aussi fréquemment qu'il l'aurait désiré.

" Le très humble, etc.

" Cardinal Fesch. "

La phrase de ce billet : Les douceurs du moment ne le garantissant pas des désagréments de l'avenir , fait allusion à la menace de M. de Blacas, qui avait donné l'ordre de jeter M. le cardinal Fesch du haut en bas de ses escaliers s'il se présentait à l'ambassade de France : M. de Blacas oubliait trop qu'il n'avait pas toujours été si grand seigneur. Moi qui pour être, autant que je puis, ce que je dois être dans le présent, me rappelle sans cesse mon passé, j'ai agi d'une autre sorte avec M. l'archevêque de Lyon : les petites mésintelligences qui existèrent autrefois entre lui et moi à Rome m'obligent à des convenances d'autant plus respectueuses que je suis à mon tour dans le parti triomphant, et lui dans le parti abattu.

De son côté, le prince Jérôme m'a fait l'honneur de réclamer mon intervention en m'envoyant copie d'une requête qu'il adresse au cardinal secrétaire d'Etat ; il me dit dans sa lettre :

" L'exil est assez affreux dans son principe comme dans ses conséquences pour que cette généreuse France qui l'a vu naître (le prince Jérôme), cette France qui possède toutes ses affections, et qu'il a servie vingt ans veuille aggraver sa situation en permettant à chaque gouvernement d'abuser de la délicatesse de sa position. Le prince Jérôme de Montfort, confiant dans la loyauté du gouvernement français et dans le caractère de son noble représentant, n'hésite pas à penser que justice lui soit rendue.

" Il saisit cette occasion, etc.

" Jérôme. "

J'ai adressé en conséquence de cette requête, une note confidentielle au secrétaire d'Etat, le cardinal Bernetti ; elle se termine par ces mots :

" Les motifs déduits par le prince Jérôme de Montfort ayant paru au soussigné fondés en droit et en raison, il n'a pu refuser l'intervention de ses bons offices au réclamant, persuadé que le gouvernement français verra toujours avec peine aggraver par d'ombrageuses mesures la rigueur des lois politiques.

" Le soussigné mettrait un prix tout particulier à obtenir, dans cette circonstance, le puissant intérêt de S. E. le cardinal secrétaire d'Etat.

" Chateaubriand. "

J'ai répondu en même temps au prince Jérôme ce qui suit :

" Rome, 9 mai 1829.

" L'ambassadeur de France près le Saint-Siège a reçu copie de la note que le prince Jérôme de Montfort lui a fait l'honneur de lui envoyer. Il s'empresse de le remercier de la confiance qu'il a bien voulu lui témoigner, il se fera un devoir d'appuyer, auprès du secrétaire d'Etat de Sa Sainteté, les justes réclamations de Son Altesse.

Le vicomte de Chateaubriand, qui a aussi été banni de sa patrie, serait trop heureux de pouvoir adoucir le sort des Français qui se trouvent encore placés sous le coup d'une loi politique. Le frère exilé de Napoléon, s'adressant à un émigré, jadis rayé de la liste des proscrits par Napoléon lui-même, est un de ces jeux de la fortune qui devait avoir pour témoins les ruines de Rome.

" Le vicomte de Chateaubriand a l'honneur, etc. "

Il y a à Rome une fille de la princesse Elisa Bacciocchi qui se promène au Pincio et à la villa Borghèse d'un air sombre ; elle porte un poignard à sa ceinture et tire quelquefois des coups de pistolet à sa femme de chambre. Quand madame Bacciocchi quitta Lucques, la plèbe la suivait avec des cris injurieux ; la princesse mettant la tête à la portière de la voiture, disait à cette foule en la menaçant du doigt : " Je reviendrai, canailles. " Madame Bacciocchi n'est point revenue, et la canaille est restée. Les membres d'une famille qui a produit un homme extraordinaire deviennent un peu fous par imitation : ils s'habillent comme lui, affectent ses paroles, ses manières, ses habitudes ; s'il fut guerrier, on dirait qu'ils vont conquérir le monde ; s'il fut poète, qu'ils vont faire Athalie . Mais il n'en est pas des grands individus comme des grandes races ; on transmet son sang, on ne transmet pas son génie.

Dépêche à M. le comte Portalis.

" Rome, 4 mai 1829.

" J'ai eu l'honneur de vous dire, dans ma lettre du 30 avril, en vous accusant réception de votre dépêche n o 25, que le pape m'avait reçu en audience particulière le 29 avril à midi. Sa Sainteté m'a paru jouir d'une très bonne santé. Elle m'a fait asseoir devant elle et m'a gardé à peu près cinq quarts d'heure. L'ambassadeur d'Autriche avait eu avant moi une audience publique pour remettre ses nouvelles lettres de créance.

" En quittant le cabinet de Sa Sainteté au Vatican, je suis descendu chez le secrétaire d'Etat, et, abordant franchement la question avec lui, je lui ai dit : " Eh bien, vous voyez comme nos journaux vous arrangent ! Vous êtes Autrichien, vous détestez la France , vous voulez lui jouer de mauvais tours : que dois-je croire de tout cela ? "

" Il a haussé les épaules et m'a répondu : " Vos journaux me font rire ; je ne puis pas vous convaincre par mes paroles si vous n'êtes pas convaincu ; mais mettez-moi à l'épreuve et vous verrez si je n'aime pas la France, si je ne fais pas ce que vous me demanderez au nom de votre Roi ! " Je crois, monsieur le comte, le cardinal Albani sincère. Il est d'une indifférence profonde en matière religieuse ; il n'est pas prêtre ; il a même songé à quitter la pourpre et à se marier ; il n'aime pas les jésuites, ils le fatiguent par le bruit qu'ils font ; il est paresseux, gourmand, grand amateur de toutes sortes de plaisirs : l'ennui que lui causent les mandements et les lettres pastorales le rend extrêmement peu favorable à la cause des auteurs de ces lettres et de ces mandements : ce vieillard de quatre-vingts ans veut mourir en paix et en joie.

" J'ai l'honneur, etc. "


3 L30 Chapitre 9

Pie VII.

10 mars 1829.

Je visite souvent Monte-Cavallo, la solitude des jardins s'y accroît de la solitude de la campagne romaine que la vue va chercher par-dessus Rome, en amont de la rive droite du Tibre. Les jardiniers sont mes amis ; des allées mènent à la Paneterie ; pauvre laiterie, volière ou ménagerie dont les habitants sont indigents et pacifiques comme les papes actuels. En regardant en bas du haut des terrasses de l'enceinte quirinale, on aperçoit dans une rue étroite des femmes qui travaillent aux différents étages de leurs fenêtres : les unes brodent, les autres peignent dans le silence de ce quartier retiré. Les cellules des cardinaux du dernier conclave ne m'intéressent pas du tout. Lorsqu'on bâtissait Saint-Pierre, que l'on commandait des chefs-d'oeuvre à Raphaël, qu'en même temps les rois venaient baiser la mule du pontife, il y avait quelque chose digne d'attention dans la papauté temporelle. Je verrais volontiers la loge d'un Grégoire VII, d'un Sixte-Quint, comme je chercherais la fosse aux lions dans Babylone ; mais des trous noirs, délaissés d'une obscure compagnie de septuagénaires, ne me représentent que ces columbaria de l'ancienne Rome, vides aujourd'hui de leur poussière et d'où s'est envolée une famille de morts.

Je passe donc rapidement ces cellules déjà à moitié abattues pour me promener dans les salles du palais : là, tout me parle d'un événement dont on ne retrouve de trace qu'en remontant jusqu'à Sciarra Colonna, Nogaret et Boniface VIII.

Mon premier et mon dernier voyage de Rome se rattachent par les souvenirs de Pie VII dont j'ai raconté l'histoire en parlant de madame de Beaumont et de Bonaparte. Mes deux voyages sont deux pendentifs esquissés sous la voûte de mon monument. Ma fidélité à la mémoire de mes anciens amis doit donner confiance aux amis qui me restent : rien ne descend pour moi dans la tombe ; tout ce que j'ai connu vit autour de moi : selon la doctrine indienne, la mort, en nous touchant, ne nous détruit pas ; elle nous rend seulement invisibles.


3 L30 Chapitre 10

[A M. le comte Portalis. - A Madame Récamier.]

A M. le comte Portalis.

" Rome, le 7 mai 1829.

" Monsieur le comte,

" Je reçois enfin par MM. Desgranges et Franqueville votre dépêche n o 25. Cette dépêche dure, rédigée par quelque commis mal élevé des affaires étrangères, n'était pas celle que je devais attendre après les services que j'avais eu le bonheur de rendre au Roi pendant le conclave, et surtout on aurait dû un peu se souvenir de la personne à qui on l'adressait. Pas un mot obligeant pour M. Bellocq, qui a obtenu de si rares documents, rien sur la demande que je faisais pour lui ; d'inutiles commentaires sur la nomination du cardinal Albani, nomination faite dans le conclave et qu'ainsi personne n'a pu ni prévoir ni prévenir ; nomination sur laquelle je n'ai cessé d'envoyer des éclaircissements. Dans ma dépêche n o 34, qui sans doute vous est parvenue à présent, je vous offre encore un moyen très simple de vous débarrasser de ce cardinal, s'il fait si grand-peur à la France, et ce moyen sera déjà à moitié exécuté lorsque vous recevrez cette lettre : demain je prends congé de Sa Sainteté ; je remets l'ambassade à M. Bellocq, comme chargé d'affaires, d'après les instructions de votre dépêche n o 24, et je pars pour Paris.

" J'ai l'honneur, etc.

Ce dernier billet est rude, et finit brusquement ma correspondance avec M. Portalis.

A Madame Récamier.

" 14 mai 1829.

" Mon départ est fixé au 16. Des lettres de Vienne arrivées ce matin annoncent que M. de Laval a refusé le ministère des affaires étrangères ; est-ce vrai ? S'il tient à ce premier refus, qu'arrivera-t-il ? Dieu le sait. J'espère que le tout sera décidé avant mon arrivée à Paris. Il me semble que nous sommes tombés en paralysie et que nous n'avons plus que la langue de libre. " Vous croyez que je m'entendrais avec M. de Laval ; j'en doute. Je suis disposé à ne m'entendre avec personne. J'allais arriver dans les dispositions les plus pacifiques, et ces gens s'avisent de me chercher querelle. Tandis que j'ai eu des chances de ministère, il n'y avait pas assez d'éloges et de flatteries pour moi dans les dépêches ; le jour où la place a été prise, ou censée prise, on m'annonce sèchement la nomination de M. de Laval dans la dépêche la plus rude et la plus bête à la fois. Mais, pour devenir si plat et si insolent d'une poste à l'autre, il fallait un peu songer à qui on s'adressait, et M. de Portalis en aura été averti par un mot de réponse que je lui ai envoyé ces jours derniers. Il est possible qu'il n'ait fait que signer sans lire, comme Carnot signait de confiance des centaines d'exécutions à mort. "


3 L30 Chapitre 11

Présomption.

L'ami du grand Lhopital, le chancelier Olivier, dans sa langue du seizième siècle, laquelle bravait l'honnêteté, compare les Français à des guenons qui grimpent au sommet des arbres et qui ne cessent d'aller en avant qu'elles ne soient parvenues à la plus haute branche, pour y montrer ce qu'elles doivent cacher. Ce qui s'est passé en France depuis 1789 jusqu'à nos jours prouve la justesse de la similitude : chaque homme, en gravissant la vie, est aussi le singe du chancelier ; on finit par exposer sans honte ses infirmités aux passants. Voilà qu'au bout de mes dépêches je suis saisi du désir de me vanter : les grands hommes qui pullulent à cette heure démontrent qu'il y a duperie à ne pas proclamer soi-même son immortalité.

Avez-vous lu dans les archives des affaires étrangères les correspondances diplomatiques relatives aux événements les plus importants à l'époque de ces correspondances ? - Non.

Du moins vous avez lu les correspondances imprimées ; vous connaissez les négociations de du Bellay, de d'Ossat, de Duperron, du président Jeannin, les Mémoires d'Etat de Villeroy, les Economies royales de Sully ; vous avez lu les Mémoires du cardinal de Richelieu, nombre de lettres de Mazarin, les pièces et les documents relatifs au traité de Westphalie, de la paix de Munster ? Vous connaissez les dépêches de Barillon sur les affaires d'Angleterre ; les négociations pour la succession d'Espagne ne vous sont pas étrangères ; le nom de madame des Ursins ne vous a pas échappé ; le pacte de famille de M. de Choiseul est tombé sous vos yeux ; vous n'ignorez pas Ximénès, Olivarès et Pombal, Hugues Grotius sur la liberté des mers, ses lettres aux deux Oxenstiern, les négociations du grand-pensionnaire de Witt avec Pierre Grotius, second fils de Hugues ; enfin la collection des traités diplomatiques a peut-être attiré vos regards ? - Non.

Ainsi, vous n'avez rien lu de ces sempiternelles élucubrations ? Eh bien ! lisez-les ; quand cela sera fait, passez ma guerre d'Espagne dont le succès vous importune bien qu'elle soit mon premier titre à mon classement d'homme d'Etat ; prenez mes dépêches de Prusse, d'Angleterre et de Rome, placez-les auprès des autres dépêches que je vous indique : la main sur la conscience, dites alors quelles sont celles qui vous ont le plus ennuyé ; dites si mon travail et celui de mes prédécesseurs n'est pas tout semblable ; si l'entente des petites choses et du positif n'est pas aussi manifeste de mon côté que du côté des ministres passés et des défunts ambassadeurs ?

D'abord vous remarquerez que j'ai l'oeil à tout ; que je m'occupe de Reschid-Pacha et de M. de Blacas ; que je défends contre tout venant mes privilèges et mes droits d'ambassadeur à Rome ; que je suis cauteleux, faux (éminente qualité !), fin jusque-là, que M. de Funchal, dans une position équivoque, m'ayant écrit, je ne lui réponds point ; mais que je vais le voir par une politesse astucieuse, afin qu'il ne puisse montrer une ligne de moi et néanmoins qu'il soit satisfait. Pas un mot imprudent à reprendre dans mes conversations avec les cardinaux Bernetti et Albani, les deux secrétaires d'Etat ; rien ne m'échappe ; je descends aux plus petits détails ; je rétablis la comptabilité dans les affaires des Français à Rome, d'une manière telle qu'elle subsiste encore sur les bases que je lui ai données. D'un regard d'aigle, j'aperçois que le traité de la Trinité du Mont, entre le Saint-Siège et les ambassadeurs Laval et Blacas, est abusif, et qu'aucune des deux parties n'avait eu le droit de le faire. De là, montant plus haut et arrivant à la grande diplomatie, je prends sur moi de donner l'exclusion à un cardinal, parce qu'un ministre des affaires étrangères me laissait sans instructions et m'exposait à voir nommer pour pape une créature de l'Autriche. Je me procure le journal secret du conclave : chose qu'aucun ambassadeur n'avait jamais pu obtenir ; j'envoie jour par jour la liste nominative des scrutins. Je ne néglige point la famille de Bonaparte ; je ne désespère pas d'amener, par de bons traitements, le cardinal Fesch à donner sa démission d'archevêque de Lyon. Si un carbonaro remue, je le sais, et je juge du plus ou du moins de vérité de la conspiration ; si un abbé intrigue, je le sais, et je déjoue les plans que l'on avait formés pour éloigner les cardinaux de l'ambassadeur de France. Enfin je découvre qu'un secret important a été déposé par le cardinal Latil dans le sein du grand pénitencier. Etes-vous content ? Est-ce là un homme qui sait son métier ? Eh bien ! voyez-vous, je brochais cette besogne diplomatique comme le premier ambassadeur venu, sans qu'il m'en coûtât une idée, de même qu'un niais de paysan de Basse-Normandie fait des chausses en gardant ses moutons : mes moutons à moi étaient mes songes.

Voici maintenant un autre point de vue : si l'on compare mes lettres officielles aux lettres officielles de mes prédécesseurs, on s'apercevra que dans les miennes les affaires générales sont traitées autant que les affaires privées ; que je suis entraîné par le caractère des idées de mon siècle dans une région plus élevée de l'esprit humain. Cela se peut observer surtout dans la dépêche où je parle à M. Portalis de l'état de l'Italie, où je montre la méprise des cabinets qui regardent comme des conspirations particulières ce qui n'est que le développement de la civilisation. Le Mémoire sur la guerre de l'Orient expose aussi des vérités d'un ordre politique qui sortent des voies communes. J'ai causé avec deux papes d'autre chose que des intrigues de cabinet ; je les ai obligés de parler avec moi de religion, de liberté, des destinées futures du monde. Mon discours prononcé au guichet du conclave a le même caractère. C'est à des vieillards que j'ai osé dire d'avancer, et de replacer la religion à la tête de la marche de la société.

Lecteurs, attendez que j'aie terminé mes vanteries pour arriver ensuite au but, à la manière du philosophe Platon faisant sa randonnée autour de son idée. Je suis devenu le vieux Sidrac, l'âge m'allonge le chemin. Je poursuis : je serai long encore. Plusieurs écrivains de nos jours ont la manie de dédaigner leur talent littéraire pour suivre leur talent politique, l'estimant fort au-dessus du premier. Grâce à Dieu, l'instinct contraire me domine, je fais peu de cas de la politique par la raison même que j'ai été heureux à ce lansquenet. Pour être un homme supérieur en affaires, il n'est pas question d'acquérir des qualités, il ne s'agit que d'en perdre. Je me reconnais effrontément l'aptitude aux choses positives, sans me faire la moindre illusion sur l'obstacle qui s'oppose en moi à ma réussite complète. Cet obstacle ne vient pas de la muse ; il naît de mon indifférence de tout. Avec ce défaut, il est impossible d'arriver à rien d'achevé dans la vie pratique.

L'indifférence, j'en conviens, est une qualité des hommes d'Etat, mais des hommes d'Etat sans conscience. Il faut savoir regarder d'un oeil sec tout événement, avaler des couleuvres comme de la malvoisie, mettre au néant, à l'égard des autres, morale, justice, souffrance, pourvu qu'au milieu des révolutions on sache trouver sa fortune particulière. Car à ces esprits transcendants l'accident, bon ou mauvais, est obligé de rapporter quelque chose ; il doit financer à raison d'un trône, d'un cercueil, d'un serment, d'un outrage ; le tarif est marqué par les Mionnet des catastrophes et des affronts : je ne suis pas connaisseur en cette numismatique. Malheureusement mon insouciance est double ; je ne suis pas plus échauffé pour ma personne que pour le fait. Le mépris du monde venait à saint Paul ermite de sa foi religieuse ; le dédain de la société me vient de mon incrédulité politique. Cette incrédulité me porterait haut dans une sphère d'action, si, plus soigneux de mon sot individu, je savais en même temps l'humilier et le vêtir. J'ai beau faire, je reste un benêt d'honnête homme, naïvement hébété et tout nu, ne sachant ni ramper ni prendre.

D'Andilly, parlant de lui, semble avoir peint un côté de mon caractère : " Je n'ai jamais eu aucune ambition, dit il, parce que j'en avais trop, ne pouvant souffrir cette dépendance qui resserre dans des bornes si étroites les effets de l'inclination que Dieu m'a donnée pour des choses grandes, glorieuses à l'Etat et qui peuvent procurer la félicité des peuples, sans qu'il m'ait été possible d'envisager en tout cela mes intérêts particuliers. Je n'étais propre que pour un roi qui aurait régné par lui-même et qui n'aurait eu d'autre désir que de rendre sa gloire immortelle. " Dans ce cas, je n'étais pas propre aux rois du jour.

Maintenant que je vous ai conduit par la main dans les plus secrets détours de mes mérites, que je vous ai fait sentir tout ce qu'il y a de rare dans mes dépêches, comme un de mes confrères de l'Institut qui chante incessamment sa renommée et qui enseigne aux hommes à l'admirer, maintenant je vous dirai où j'en veux venir par mes vanteries : en montrant ce qu'ils peuvent faire dans les emplois, je veux défendre les gens de lettres contre les gens de diplomatie, de comptoir et de bureaux. Il ne faut pas que ceux-ci s'avisent de se croire au-dessus d'hommes dont le plus petit les surpasse de toute la tête ; quand on sait tant de choses, comme messieurs les positifs, on devrait au moins ne pas dire des âneries. Vous parlez de faits, reconnaissez donc les faits : la plupart des grands écrivains de l'antiquité, du moyen âge, de l'Angleterre moderne, ont été de grands hommes d'Etat, quand ils ont daigné descendre jusqu'aux affaires.

" Je ne voulus pas leur donner à entendre, dit Alfieri refusant une ambassade, que leur diplomatie et leurs dépêches me paraissaient et étaient certainement pour moi moins importantes que mes tragédies ou même celles des autres ; mais il est impossible de ramener cette espèce de gens-là : ils ne peuvent et ne doivent pas se convertir. "

Qui fut jamais plus littéraire en France que Lhopital, survivancier d'Horace, que d'Ossat, cet habile ambassadeur, que Richelieu, cette forte tête, lequel, non content de dicter des traités de controverse , de rédiger des mémoires et des histoires , inventait incessamment des sujets dramatiques, rimaillait avec Malleville et Boisrobert, accouchait, à la sueur de son front, de l'Académie et de la Grande Pastorale ? Est-ce parce qu'il était méchant écrivain qu'il fut grand ministre ? Mais la question n'est pas du plus ou du moins de talent ; elle est de la passion de l'encre et du papier : or jamais M. de l'Empyrée ne montra plus d'ardeur, ne fit plus de frais que le cardinal pour ravir la palme du Parnasse, jusque-là que la mise en scène de sa tragi-comédie de Mirame lui coûta deux cent mille écus ! Si dans un personnage à la fois politique et littéraire la médiocrité du poète fait la supériorité de l'homme d'Etat, il faudrait en conclure que la faiblesse de l'homme d'Etat résulterait de la force du poète : cependant le génie des lettres a-t-il détruit le génie politique de Solon, élégiaque égal à Simonide ; de Périclès dérobant aux Muses l'éloquence avec laquelle il subjuguait les Athéniens ; de Thucydide et de Démosthène qui portèrent si haut la gloire de l'écrivain et de l'orateur, tout en consacrant leurs jours à la guerre et à la place publique ? A-t-il détruit le génie de Xénophon qui opérait la retraite des dix mille, tout en rêvant la Cyropédie ; des deux Scipions, l'un l'ami de Lélius, l'autre associé à la renommée de Térence ; de Cicéron, roi des lettres comme il était père de la patrie ; de César enfin, auteur d'ouvrages de grammaire, d'astronomie, de religion, de littérature, de César, rival d'Archiloque dans la satire, de Sophocle dans la tragédie, de Démosthène dans l'éloquence, et dont les Commentaires sont le désespoir des historiens ? Nonobstant ces exemples et mille autres, le talent littéraire, bien évidemment le premier de tous parce qu'il n'exclut aucune autre faculté, sera toujours dans ce pays un obstacle au succès politique : à quoi bon en effet une haute intelligence ? cela ne sert à quoi que ce soit. Les sots de France, espèce particulière et toute nationale, n'accordent rien aux Grotius, aux Frédéric, aux Bacon, aux Thomas Morus, aux Spencer, aux Falkland, aux Clarendon, aux Bolingbroke, aux Burke et aux Canning de France.

Jamais notre vanité ne reconnaîtra à un homme, même de génie, deux aptitudes, et la faculté de faire aussi bien qu'un esprit commun des choses communes. Si vous dépassez d'une ligne les conceptions vulgaires, mille imbéciles s'écrient : " Vous vous perdez dans les nues ! " ravis qu'ils se sentent d'habiter en bas, où ils s'entêtent à penser. Ces pauvres envieux, en raison de leur secrète misère, se rebiffent contre le mérite ; ils renvoient avec compassion Virgile, Racine, Lamartine à leurs vers. Mais, superbes sires, à quoi faut-il vous renvoyer ? à l'oubli : il vous attend à vingt pas de votre logis, tandis que vingt vers de ces poètes les porteront à la dernière postérité.


3 L30 Chapitre 12

Les Français à Rome.

La première invasion des Français, à Rome, sous le Directoire, fut infâme et spoliatrice ; la seconde sous l'Empire, fut inique ; mais, une fois accomplie, l'ordre régna.

La République demanda à Rome, pour un armistice, vingt-deux millions, l'occupation de la citadelle d'Ancône, cent tableaux et statues, cent manuscrits au choix des commissaires français. On voulait surtout avoir le buste de Brutus et celui de Marc-Aurèle : tant de gens en France s'appelaient alors Brutus ! il était tout simple qu'ils désirassent posséder la pieuse image de leur père putatif ; mais Marc-Aurèle, de qui était-il parent ? Attila, pour s'éloigner de Rome, ne demanda qu'un certain nombre de livres de poivre et de soie : de notre temps elle s'est un moment rachetée avec des tableaux. De grands artistes, souvent négligés et malheureux, ont laissé leurs chefs-d'oeuvre pour servir de rançon aux ingrates cités qui les avaient méconnus.

Les Français de l'Empire eurent à réparer les ravages qu'avaient faits à Rome les Français de la République, ils devaient aussi une expiation à ce sac de Rome accompli par une armée que conduisait un prince français : c'était à Bonaparte qu'il convenait de mettre de l'ordre dans des ruines qu'un autre Bonaparte avait vues croître et dont il a décrit le bouleversement. Le plan que suivit l'administration française pour le déblaiement du Forum fut celui que Raphaël avait proposé à Léon X : elle fit sortir de terre les trois colonnes du temple de Jupiter tonnant ; elle mit à nu le portique du temple de la Concorde ; elle découvrit le pavé de la voie sacrée ; elle fit disparaître les constructions nouvelles dont le temple de la Paix était encombré ; elle enleva les terres qui recouvraient l'emmarchement du Colysée, vida l'intérieur de l'arène et fit reparaître sept ou huit salles des bains de Titus.

Ailleurs le Forum de Trajan fut exploré ; on répara le Panthéon, les Thermes de Dioclétien, le temple de la Pudicité patricienne. Des fonds furent assignés pour entretenir, hors de Rome, les murs de Faléries et le tombeau de Cecilia Metella.

Les travaux d'entretien pour les édifices modernes furent également suivis : Saint-Paul-hors-des-Murs, qui n'existe plus, vit restaurer sa toiture, Sainte-Agnès, San-Martino-ai-Monti, furent défendus contre le temps. On refit une partie des combles et des pavés de Saint-Pierre ; des paratonnerres mirent à l'abri de la foudre le dôme de Michel-Ange. On marqua l'emplacement de deux cimetières à l'est et à l'ouest de la ville et celui de l'est, près du couvent de Saint-Laurent, fut terminé.

Le Quirinal revêtit son indigence intérieure du luxe des porphyres et des marbres romains : désigné pour le palais impérial, Bonaparte, avant de l'habiter, voulut y faire disparaître les traces de l'enlèvement du pontife captif à Fontainebleau. On se proposait d'abattre la partie de la ville située entre le Capitole et Monte-Cavallo, afin que le triomphateur montât par une immense avenue à sa demeure césarienne : les événements firent évanouir ces songes gigantesques en détruisant d'énormes réalités.

Dans les projets arrêtés était celui de construire une suite de quais depuis Ripetta jusqu'à Ripa grande : ces quais auraient été plantés ; les quatre îlots de maisons entre le château Saint-Ange et la place Rusticucci étaient achetés en partie et auraient été démolis. Une large allée eût été ainsi ouverte sur la place Saint-Pierre, qu'on eût aperçue du pied du château Saint-Ange.

Les Français font partout des promenades : j'ai vu au Caire un grand carré qu'ils avaient planté de palmiers et environné de cafés, lesquels portaient des noms empruntés aux cafés de Paris : à Rome, mes compatriotes ont créé le Pincio ; on y monte par une rampe. En descendant cette rampe, je vis, l'autre jour, passer une voiture dans laquelle était une femme encore de quelque jeunesse : à ses cheveux blonds, au galbe mal ébauché de sa taille, à l'inélégance de sa beauté, je l'ai prise pour une grasse et blanche étrangère de la Westphalie ; c'était madame Guiccioli : rien ne s'arrangeait moins avec le souvenir de lord Byron. Qu'importe ? la fille de Ravenne (dont au reste le poète était las lorsqu'il prit le parti de mourir) n'en ira pas moins, conduite par la Muse, se placer dans l'Elysée en augmentant les divinités de la tombe.

La partie occidentale de la place du Peuple devait être plantée dans l'espace qu'occupent des chantiers et des magasins ; on eût aperçu, de l'extrémité du cours, le Capitole, le Vatican et Saint-Pierre au delà des quais du Titre, c'est-à-dire Rome antique et Rome moderne.

Enfin, un bois, création des Français, s'élève aujourd'hui à l'orient du Colysée ; on n'y rencontre jamais personne : quoiqu'il ait grandi, il a l'air d'une broussaille croissant au pied d'une haute ruine.

Pline le jeune écrivait à Maxime :

" On vous envoie dans la Grèce, où la politesse, les lettres, l'agriculture même, ont pris naissance. Respectez les dieux leurs fondateurs, la présence de ces dieux ; respectez l'ancienne gloire de cette nation, et la vieillesse, sacrée dans les villes comme elle est vénérable dans les hommes, faites honneur à leur antiquité, à leurs exploits fameux, à leurs fables même. N'entreprenez rien sur la dignité, sur la liberté, ni même sur la vanité de personne. Ayez continuellement devant les yeux que nous avons puisé notre droit dans ce pays ; que nous n'avons pas imposé des lois à ce peuple après l'avoir vaincu, mais qu'il nous a donné les siennes après l'en avoir prié. C'est à Athènes, c'est à Lacédémone que vous devez commander ; il y aurait de l'inhumanité, de la cruauté, de la barbarie, à leur ôter l'ombre et le nom de liberté qui leur restent. "

Lorsque Pline écrivait ces nobles et touchantes paroles à Maxime, savait-il qu'il rédigeait des instructions pour des peuples alors barbares, qui viendraient un jour dominer sur les ruines de Rome ?


3 L30 Chapitre 13

Promenades.

Je vais bientôt quitter Rome, et j'espère y revenir. Je l'aime de nouveau passionnément, cette Rome si triste et si belle : j'aurai un panorama au Capitole où le ministre de Prusse me cédera le petit palais Caffarelli ; à Saint-Onuphre je me suis ménagé une autre retraite. En attendant mon départ et mon retour, je ne cesse d'errer dans la campagne ; il n'y a pas de petit chemin entre deux haies que je ne connaisse mieux que les sentiers de Combourg. Du haut du mont Marius et des collines environnantes, je découvre l'horizon de la mer vers Ostie ; je me repose sous les légers et croulants portiques de la villa Madama. Dans ces architectures changées en fermes je ne trouve souvent qu'une jeune fille sauvage, effarouchée et grimpante comme ses chèvres. Quand je sors par la Porta Pia , je vais au pont Lamentano sur le Teverone ; j'admire en passant à Sainte-Agnès une tête de Christ par Michel-Ange, qui garde le couvent presque abandonné. Les chefs-d'oeuvre des grands maîtres ainsi semés dans le désert remplissent l'âme d'une mélancolie profonde. Je me désole qu'on ait réuni les tableaux de Rome dans un musée, j'aurais bien plus de plaisir par les pentes du Janicule, sous la chute de l' Aqua Paola , au travers de la rue solitaire delle Fornaci , à chercher la Transfiguration dans le monastère des Récollets de Saint-Pierre in Montorio . Lorsqu'on regarde la place qu'occupait, sur le maître-autel de l'église, l'ornement des funérailles de Raphaël, on a le coeur saisi et attristé.

Au delà du pont Lamentano , des pâturages jaunis s'étendent à gauche jusqu'au Tibre ; la rivière qui baignait les jardins d'Horace y coule inconnue. En suivant la grande route vous trouvez le pavé de l'ancienne voie Tiburtine. J'y ai vu cette année arriver la première hirondelle.

J'herborise au tombeau de Cecilia Metella : le réséda ondé et l'anémone apennine font un doux effet sur la blancheur de la ruine et du sol. Par la route d'Ostie je me rends à Saint-Paul, dernièrement la proie d'un incendie ; je me repose sur quelque porphyre calciné, et je regarde les ouvriers qui rebâtissent en silence une nouvelle église ; on m'en avait montré quelque colonne déjà ébauchée à la descente du Simplon : toute l'histoire du christianisme dans l'Occident commence à Saint-Paul-hors-des-Murs .

En France, lorsque nous élevons quelque bicoque, nous faisons un tapage effroyable ; force machines, multitude d'hommes et de cris ; en Italie, on entreprend des choses immenses presque sans se remuer. Le pape fait dans ce moment même refaire la partie tombée du Colysée, une demi-douzaine de goujats sans échafaudage redressent le colosse sur les épaules duquel mourut une nation changée en ouvriers esclaves. Près de Vérone, je me suis souvent arrêté pour regarder un curé qui construisait seul un énorme clocher ; sous lui le fermier de la cure était le maçon.

J'achève souvent le tour des murs de Rome à pied ; en parcourant ce chemin de ronde, je lis l'histoire de la reine de l'univers païen et chrétien écrite dans les constructions, les architectures et les âges divers de ces murs.

Je vais encore à la découverte de quelque villa délabrée en dedans des murs de Rome. Je visite Sainte-Marie-Majeure, Saint-Jean-de-Latran avec son obélisque, Sainte-Croix-de-Jérusalem avec ses fleurs ; j'y entends chanter ; je prie : j'aime à prier à genoux ; mon coeur est ainsi plus près de la poussière et du repos sans fin : je me rapproche de la tombe.

Mes fouilles ne sont qu'une variété des mêmes plaisirs. Du plateau de quelque colline on aperçoit le dôme de Saint-Pierre. Que paye-t-on au propriétaire du lieu où sont enfouis des trésors ? La valeur de l'herbe détruite par la fouille. Peut-être rendrai-je mon argile à la terre en échange de la statue qu'elle me donnera : nous ne ferons que troquer une image de l'homme contre une image de l'homme.

On n'a point vu Rome quand on n'a point parcouru les rues de ses faubourgs mêlées d'espaces vides, de jardins pleins de ruines, d'enclos plantés d'arbres et de vignes, de cloîtres où s'élèvent des palmiers et des cyprès, les uns ressemblant à des femmes de l'Orient les autres à des religieuses en deuil. On voit sortir de ces débris de grandes Romaines, pauvres et belles, qui vont acheter des fruits ou puiser de l'eau aux cascades versées par les aqueducs des empereurs et des papes. Pour apercevoir les moeurs dans leur naïveté, je fais semblant de chercher un appartement à louer ; je frappe à la porte d'une maison retirée ; on me répond : Favorisca . J'entre : je trouve, dans des chambres nues, ou un ouvrier exerçant son métier, ou une zitella fière, tricotant ses laines, un chat sur ses genoux, et me regardant errer à l'aventure sans se lever.

Quand le temps est mauvais, je me retire dans Saint-Pierre ou bien je m'égare dans les musées de ce Vatican aux onze mille chambres et aux dix-huit mille fenêtres (Juste-Lipse). Quelles solitudes de chefs-d'oeuvre ! On y arrive par une galerie dans les murs de laquelle sont incrustées des épitaphes et d'anciennes inscriptions ; la mort semble née à Rome.

Il y a dans cette ville plus de tombeaux que de morts. Je m'imagine que les décédés, quand ils se sentent trop échauffés dans leur couche de marbre, se glissent dans une autre couche de marbre restée vide comme on transporte un malade d'un lit dans un autre lit. On croirait entendre les squelettes passer durant la nuit de cercueil en cercueil.

La première fois que j'ai vu Rome, c'était à la fin de juin : la saison des chaleurs augmente le délaisser de la cité ; l'étranger fuit, les habitants du pays se renferment chez eux ; on ne rencontre pendant le jour personne dans les rues. Le soleil darde ses rayons sur le Colysée où pendent des herbes immobiles, où rien ne remue que les lézards. La terre est nue ; le ciel sans nuages paraît encore plus désert que la terre. Mais bientôt la nuit fait sortir les habitants de leurs palais et les étoiles du firmament ; la terre et le ciel se repeuplent ; Rome ressuscite ; cette vie recommencée en silence dans les ténèbres, autour des tombeaux, a l'air de la vie et de la promenade des ombres qui redescendent à l'Erèbe aux approches du jour.

Hier j'ai vagué au clair de la lune dans la campagne entre la porte Angélique et le mont Marius. On entendait un rossignol dans un étroit vallon balustré de cannes. Je n'ai retrouvé que là cette tristesse mélodieuse dont parlent les poètes anciens, à propos de l'oiseau du printemps. Le long sifflement que chacun connaît, et qui précède les brillantes batteries du musicien ailé, n'était pas perçant comme celui de nos rossignols ; il avait quelque chose de voilé comme le sifflement du bouvreuil de nos bois. Toutes ses notes étaient baissées d'un demi-ton ; sa romance à refrain était transposée du majeur au mineur ; il chantait à demi-voix ; il avait l'air de vouloir charmer le sommeil des morts et non de les réveiller. Dans ces parcours incultes la Lydie d'Horace, la Délie de Tibulle, la Corinne d'Ovide, avaient passé ; il n'y restait que la Philomèle de Virgile. Cet hymne d'amour était puissant dans ce lieu et à cette heure ; il donnait je ne sais quelle passion d'une seconde vie : selon Socrate, l'amour est le désir de renaître par l'entremise de la beauté ; c'était ce désir que faisait sentir à un jeune homme une jeune fille grecque en lui disant : " S'il ne me restait que le fil de mon collier de perles, je le partagerais avec toi. "

Si j'ai le bonheur de finir mes jours ici, je me suis arrangé pour avoir à Saint-Onuphre un réduit joignant la chambre où le Tasse expira. Aux moments perdus de mon ambassade, à la fenêtre de ma cellule, je continuerai mes Mémoires . Dans un des plus beaux sites de la terre, parmi les orangers et les chênes verts, Rome entière sous mes yeux, chaque matin, en me mettant à l'ouvrage, entre le lit de mort et la tombe du poète, j'invoquerai le génie de la gloire et du malheur.


3 L30 Chapitre 14

Mon neveu Christian de Chateaubriand.

Dans les premiers jours de mon arrivée à Rome, lorsque j'errais ainsi à l'aventure, je rencontrai entre les bains de Titus et le Colysée une pension de jeunes garçons. Un maître à chapeau rabattu à robe traînante et déchirée, ressemblant à un pauvre frère de la Doctrine chrétienne, les conduisait. Passant près de lui, je le regarde, je lui trouve un faux air de mon neveu Christian de Chateaubriand, mais je n'osais en croire mes yeux. Il me regarde à son tour et, sans montrer aucune surprise, il me dit : " Mon oncle ! " Je me précipite tout ému et je le serre dans mes bras. D'un geste de la main il arrête derrière lui son troupeau obéissant et silencieux. Christian était à la fois pâle et noirci, miné par la fièvre et brûlé par le soleil. Il m'apprit qu'il était chargé de la préfecture des études au collège des Jésuites, alors en vacances à Tivoli. Il avait presque oublié sa langue il s'énonçait difficilement en français, ne parlant et n'enseignant qu'en italien. Je contemplais les yeux pleins de larmes ce fils de mon frère devenu étranger, vêtu d'une souquenille noire, poudreuse, maître d'école à Rome, et couvrant d'un feutre de cénobite son noble front qui portait si bien le casque.

J'avais vu naître Christian ; quelques jours avant mon émigration j'assistais à son baptême. Son père, son grand-père le président de Rosambo, et son bisaïeul M. de Malesherbes, étaient présents. Celui-ci le tint sur les fonts et lui donna son nom, Christian . L'église Saint-Laurent était déserte et déjà à demi dévastée. La nourrice et moi nous reprîmes l'enfant des mains du curé.

Io piangendo ti presi, e in breve cesta

Fuor ti portai. (Tasso.)

Le nouveau-né fut reporté à sa mère, placé sur son lit où cette mère et sa grand-mère, madame de Rosambo le reçurent avec des pleurs de joie. Deux ans après, le père, le grand-père, le bisaïeul, la mère et la grand-mère avaient péri sur l'échafaud, et moi, témoin du baptême, j'errais exilé. Tels étaient les souvenirs que l'apparition subite de mon neveu fit revivre dans ma mémoire au milieu des ruines de Rome. Christian a déjà passé la moitié de sa vie dans l'orphelinage ; il a voué l'autre moitié aux autels : foyers toujours ouverts du père commun des hommes.

Christian avait pour Louis, son digne frère, une amitié ardente et jalouse : lorsque Louis se fut marié, Christian partit pour l'Italie ; il y connut le duc de Rohan-Chabot, et il y rencontra madame Récamier : comme son oncle, il est revenu habiter Rome, lui dans un cloître, moi dans un palais. Il entra en religion pour rendre à son frère une fortune qu'il ne croyait pas posséder légitimement par les nouvelles lois : ainsi Malesherbes est maintenant, avec Combourg, à Louis.

Après notre rencontre inattendue au pied du Colysée, Christian, accompagné d'un frère jésuite, me vint voir à l'ambassade : il avait le maintien triste et l'air sérieux ; jadis il riait toujours. Je lui demandai s'il était heureux ; il me répondit : " J'ai souffert longtemps ; maintenant mon sacrifice est fait et je me trouve bien. "

Christian a hérité du caractère de fer de son aïeul paternel, M. de Chateaubriand mon père, et des vertus morales de son bisaïeul maternel, M. de Malesherbes. Ses sentiments sont renfermés, bien qu'il les montre, sans égard aux préjugés de la foule, quand il s'agit de ses devoirs : dragon dans la garde, en descendant de cheval il allait à la sainte Table ; on ne s'en moquait point, car sa bravoure et sa bienfaisance étaient l'admiration de ses camarades. On a découvert, depuis qu'il a renoncé au service, qu'il secourait secrètement un nombre considérable d'officiers et de soldats ; il a encore des pensionnaires dans les greniers de Paris, et Louis acquitte les dettes fraternelles. Un jour, en France, je m'enquérais de Christian s'il se marierait : " Si je me mariais, répondit-il, j'épouserais une de mes petites parentes, la plus pauvre. "

Christian passe les nuits à prier ; il se livre à des austérités dont ses supérieurs sont effrayés : une plaie qui s'était formée à l'une de ses jambes lui était venue de sa persévérance à se tenir à genoux des heures entières ; jamais l'innocence ne s'est livrée à tant de repentir.

Christian n'est point un homme de ce siècle : il me rappelle ces ducs et ces comtes de la cour de Charlemagne, qui, après avoir combattu contre les Sarrasins, fondaient des couvents sur les sites déserts de Gellone ou de Malavalle, et s'y faisaient moines. Je le regarde comme un saint : je l'invoquerais volontiers. Je suis persuadé que ses bonnes oeuvres, unies à celles de ma mère et de ma soeur Julie, m'obtiendraient grâce auprès du souverain Juge. J'ai aussi du penchant au cloître ; mais mon heure étant venue, c'est à la Portioncule, sous la protection de mon patron, appelé François parce qu'il parlait français, que j'irais demander une solitude.

Je veux traîner seul mes sandales ; je ne souffrirais pour rien au monde qu'il y eût deux têtes dans mon froc.

" Jeune encore, dit le Dante, le soleil d'Assise épousa une femme à qui, comme à la mort, personne n'ouvre la porte du plaisir : cette femme, veuve de son premier mari depuis plus de onze cents ans, avait langui obscure et méprisée : en vain elle était montée avec le Christ sur la Croix. Quels sont les amants que te désignent ici mes paroles mystérieuses ? François et la Pauvreté : Francesco e Poverta . " ( Paradiso , cant. XI.)


3 L30 Chapitre 15

A Madame Récamier.

" Rome, 16 mai 1829.

" Cette lettre partira de Rome quelques heures après moi, et arrivera quelques heures avant moi à Paris. Elle va clore cette correspondance qui n'a pas manqué un seul courrier, et qui doit former un volume entre vos mains. J'éprouve un mélange de joie et de tristesse que je ne puis vous dire ; pendant trois ou quatre mois je me suis assez déplu à Rome ; maintenant j'ai repris à ces nobles ruines, à cette solitude si profonde, si paisible et pourtant si pleine d'intérêt et de souvenir. Peut-être aussi le succès inespéré que j'ai obtenu ici m'a attaché : je suis arrivé au milieu de toutes les préventions suscitées contre moi, et j'ai tout vaincu ; on paraît me regretter. Que vais-je retrouver en France ? du bruit au lieu de silence, de l'agitation au lieu de repos, de la déraison, des ambitions, des combats de place et de vanité. Le système politique que j'ai adopté est tel que personne n'en voudrait peut-être et que d'ailleurs on ne me mettrait pas à même de l'exécuter. Je me chargerais encore de donner une grande gloire à la France, comme j'ai contribué à lui obtenir une grande liberté ; mais me ferait-on table rase ? me dirait-on : " Soyez le maître, disposez de tout au péril de votre tête ? " Non ; on est si loin de vouloir me dire une pareille chose, que l'on prendrait tout le monde avant moi, que l'on ne m'admettrait qu'après avoir essuyé les refus de toutes les médiocrités de la France et qu'on croirait me faire une grande grâce en me reléguant dans un coin obscur. Je vais vous chercher ; ambassadeur ou non, c'est à Rome que je voudrais mourir. En échange d'une petite vie, j'aurais du moins, une grande sépulture jusqu'au jour où j'irai remplir mon cénotaphe dans le sable qui m'a vu naître. Adieu ; j'ai déjà fait plusieurs lieues vers vous. "


3 L31 Livre trente-unième

1. Retour de Rome à Paris. - Mes projets. - Le Roi et ses dispositions. - M. Portalis. - M. de Martignac. - Départ pour Rome. - Les Pyrénées. - Aventure. - 2. Ministère Polignac. - Ma consternation. - Je reviens à Paris. - 3. Entrevue avec M. de Polignac. - Je donne ma démission de mon ambassade de Rome. - 4. Flagorneries des journaux. - 5. Les premiers collègues de M. de Polignac. - 6. Expédition d'Alger. - 7. Ouverture de la session de 1830. - Adresse. - La Chambre est dissoute. - 8. Nouvelle Chambre. - Je pars pour Dieppe. - Ordonnances du 25 juillet. - Je reviens à Paris. - Réflexions pendant ma route. - Lettre à madame Récamier.


3 L31 Chapitre 1

Paris, août et septembre 1830, rue d'Enfer.

Retour de Rome à Paris. - Mes projets. - Le Roi et ses dispositions. - M. Portalis. - M. de Martignac. - Départ pour Rome. - Les Pyrénées. - Aventure.

J'eus un grand plaisir à revoir mes amis : je ne rêvais qu'au bonheur de les emmener avec moi et à finir mes jours à Rome. J'écrivis pour mieux m'assurer encore du petit palais Caffarelli que je projetais de louer sur le Capitole, et de la cellule que je postulais à Saint-Onuphre. J'achetai des chevaux anglais et je les fis partir pour les prairies d'Evandre. Je disais déjà adieu dans ma pensée à ma patrie avec une joie qui méritait d'être punie. Lorsqu'on a voyagé dans sa jeunesse et qu'on a passé beaucoup d'années hors de son pays, on s'est accoutumé à placer partout sa mort : en traversant les mers de la Grèce, il me semblait que tous ces monuments que j'apercevais sur les promontoires étaient des hôtelleries où mon lit était préparé.

J'allai faire ma cour au Roi à Saint-Cloud : il me demanda quand je retournais à Rome. Il était persuadé que j'avais un bon coeur et une mauvaise tête. Le fait est que j'étais précisément l'inverse de ce que Charles X pensait de moi : j'avais une tête très froide et très bonne tête, et le coeur cahin-caha pour les trois quarts et demi du genre humain.

Je trouvai le Roi dans une fort mauvaise disposition à l'égard de son ministère : il le faisait attaquer par certains journaux royalistes, ou plutôt, lorsque les rédacteurs de ces feuilles allaient lui demander s'il ne les trouvait pas trop hostiles, il s'écriait : " Non, non, continuez. " Quand M. de Martignac avait parlé : " Eh bien, disait Charles X, avez-vous entendu la Pasta ? " Les opinions libérales de M. Hyde de Neuville lui étaient antipathiques, il trouvait plus de complaisance dans M. Portalis le fédéré, qui portait sa cupidité sur son visage : c'est à M. Portalis que la France doit ses malheurs. Quand je le vis à Passy, je m'aperçus de ce que j'avais en partie deviné : le garde des sceaux, en faisant semblant de tenir par intérim le ministère des affaires étrangères, mourait d'envie de le conserver, bien qu'il se fût pourvu, à tout événement, de la place de président de la Cour de cassation. Le Roi, quand il s'était agi de disposer des affaires étrangères, avait prononcé : " Je ne dis pas que Chateaubriand ne sera pas mon ministre ; mais pas à présent. " Le prince de Laval avait refusé ; M. de La Ferronnays ne se pouvait plus livrer à un travail suivi. Dans l'espoir que de guerre lasse le portefeuille lui resterait, M. Portalis ne faisait rien pour déterminer le Roi.

Plein de mes délices futures de Rome, je m'y laissai aller sans trop sonder l'avenir ; il me convenait assez que M. Portalis gardât l' intérim à l'abri duquel ma position politique restait la même. Il ne me vint pas un seul instant dans l'idée que M. de Polignac pourrait être investi du pouvoir : son esprit borné, fixe et ardent, son nom fatal et impopulaire, son entêtement, ses opinions religieuses exaltées jusqu'au fanatisme, me paraissaient des causes d'une éternelle exclusion. Il avait, il est vrai, souffert pour le Roi, mais il en était largement récompensé par l'amitié de son maître et par la haute ambassade de Londres que je lui avais donnée sous mon ministère, malgré l'opposition de M. de Villèle.

De tous les ministres en place que je trouvai à Paris, excepté l'excellent M. Hyde de Neuville, pas un ne me plaisait : je sentais en eux une capacité incapable qui me laissait de l'inquiétude sur la durée de leur empire. M. de Martignac, d'un talent de parole agréable, avait une voix douce et épuisée comme celle d'un homme à qui les femmes ont donné quelque chose de leur séduction et de leur faiblesse ! Pythagore se souvenait d'avoir été une courtisane charmante nommée Alcée. L'ancien secrétaire d'ambassade de l'abbé Sieyès avait aussi une suffisance contenue, un esprit calme un peu jaloux. Je l'avais, en 1823, envoyé en Espagne dans une position élevée et indépendante, mais il aurait voulu être ambassadeur. Il était choqué de n'avoir pas reçu un emploi qu'il croyait dû à son mérite.

Mon goût ou mes déplaisances importaient peu. La Chambre commit une faute en renversant un ministère qu'elle aurait dû conserver à tout prix. Ce ministère modéré servait de garde-fou à des abîmes ; il était aisé de le jeter bas, car il ne tenait à rien et le Roi lui était ennemi ; raison de plus pour ne faire aucune chicane à ces hommes, pour leur donner une majorité à l'aide de laquelle ils se fussent maintenus et auraient fait place un jour sans accident, à un ministère fort. En France, on ne sait rien attendre ; on a horreur de tout ce qui a l'apparence du pouvoir, jusqu'à ce qu'on le possède. Au surplus, M. de Martignac a démenti noblement ses faiblesses en dépensant avec courage le reste de sa vie dans la défense de M. de Polignac. Les pieds me brûlaient à Paris, je ne pouvais m'habituer au ciel gris et triste de la France, ma patrie ; qu'aurais-je donc pensé du ciel de la Bretagne, ma matrie , pour parler grec ? Mais là, du moins, il y a des vents de mer ou des calmes : Tumidis albens fluctibus , ou venti posuere . Mes ordres étaient donnés pour exécuter dans mon jardin et dans ma maison, rue d'Enfer, les changements et les accroissements nécessaires, afin qu'à ma mort le legs que je voulais faire de cette maison à l'infirmerie de madame de Chateaubriand fût plus profitable. Je destinais cette propriété à la retraite de quelques artistes et de quelques gens de lettres malades. Je regardais le soleil pâle, et je lui disais : " Je vais bientôt te retrouver avec un meilleur visage, et nous ne nous quitterons plus. "

Ayant pris congé du Roi et espérant le débarrasser pour toujours de moi, je montai en calèche. J'allais d'abord aux Pyrénées prendre les eaux de Cauterets ; de là, traversant le Languedoc et la Provence, je devais me rendre à Nice, où je rejoindrais madame de Chateaubriand. Nous passions ensemble la corniche, nous arrivions à la ville éternelle que nous traversions sans nous arrêter et, après deux mois de séjour à Naples, au berceau du Tasse, nous revenions à sa tombe à Rome. Ce moment est le seul de ma vie où j'aie été complètement heureux, où je ne désirais plus rien, où mon existence était remplie, où je n'apercevais jusqu'à ma dernière heure qu'une suite de jours de repos. Je touchais au port ; j'y entrais à pleines voiles comme Palinure : inopina quies .

Tout mon voyage jusqu'aux Pyrénées fut une suite de rêves : je m'arrêtais quand je voulais ; je suivais sur ma route les chroniques du moyen âge que je retrouvais partout ; dans le Berry, je voyais ces petites routes bocagères que l'auteur de Valentine nomme des traînes, et qui me rappelaient ma Bretagne. Richard Coeur-de-Lion avait été tué à Chalus au pied de cette tour : Enfant musulman, paix là ! voici le roi Richard ! A Limoges, j'ôtai mon chapeau par respect pour Molière ; à Périgueux, les perdrix dans leurs tombeaux de faïence ne chantaient plus de différentes voix comme au temps d'Aristote. Je rencontrai là mon vieil ami Clausel de Coussergues ; il portait avec lui quelques-unes des pages de ma vie. A Bergerac, j'aurais pu regarder le nez de Cyrano sans être obligé de me battre contre ce cadet aux gardes : je le laissai dans sa poussière avec ces dieux que l'homme a faits et aussi n'ont pas fait l'homme .

A Auch j'admirai les stalles sculptées sur des cartons venus de Rome à la belle époque des arts. D'Ossat, mon devancier à la cour du Saint-Père, était né près d'Auch. Le soleil ressemblait déjà à celui de l'Italie. A Tarbes j'aurais voulu héberger à l'hôtel de l'Etoile où Froissart descendit avec Messire Espaing de Lyon, " vaillant homme et sage et beau chevalier, et où il trouva de bon foin, de bonnes avoines et de belle rivière ".

Au lever des Pyrénées sur l'horizon, le coeur me battait : du fond de vingt-trois années sortirent des souvenirs embellis dans les lointains du temps : je revenais de la Palestine et de l'Espagne, lorsque, de l'autre côté de leur chaîne, je découvris le sommet de ces mêmes montagnes. Je suis de l'avis de madame de Motteville ; je pense que c'est dans un de ces châteaux des Pyrénées qu'habitait Urgande la Déconnue. Le passé ressemble à un musée d'antiques ; on y visite les heures écoulées chacun peut y reconnaître les siennes. Un jour, me promenant dans une église déserte, j'entendis des pas se traînant sur les dalles, comme ceux d'un vieillard qui cherchait sa tombe. Je regardai et n'aperçus personne ; c'était moi qui m'étais révélé à moi.

Plus j'étais heureux à Cauterets, plus la mélancolie de ce qui était fini me plaisait. La vallée étroite et resserrée est animée d'un gave ; au delà de la ville et des fontaines minérales, elle se divise en deux défilés dont l'un, célèbre par ses sites, aboutit au pont d'Espagne et aux glaciers. Je me trouvai bien des bains ; j'achevais seul de longues courses, en me croyant dans les escarpements de la Sabine. Je faisais tous mes efforts pour être triste et je ne le pouvais. Je composai quelques strophes sur les Pyrénées ; je disais :

J'avais vu fuir les mers de Solyme et d'Athènes,

D'Ascalon et du Nil les mouvantes arènes,

Carthage abandonnée et son port blanchissant :

Le vent léger du soir arrondissait ma voile,

Et de Vénus l'étoile

Mêlait sa perle humide à l'or pur du couchant.

Assis au pied du mât de mon vaisseau rapide,

Mes yeux cherchaient de loin ces colonnes d'Alcide

Où choquent leurs tridents deux Neptune irrités.

De l'antique Hespérie abordant le rivage,

Du noble Abencérage

Le mystère m'ouvrit les palais enchantés.

Comme une jeune abeille aux roses engagée,

Ma Muse revenait de son butin chargée,

Et cueilli sur la fleur des plus beaux souvenirs :

Dans les monts que Roland brisa par sa vaillance,

Je contais à sa lance

L'orgueil de mes dangers, tentés pour des plaisirs.

De l'âge délaissé quand survient la disgrâce,

Fuyons, fuyons les bords qui, gardant notre trace,

Nous font dire du temps en mesurant le cours :

" Alors j'avais un frère, une mère, une amie ;

" Félicité ravie !

" Combien me reste-t-il de parents et de jours ? "

Il me fut impossible d'achever mon ode : j'avais drapé lugubrement mon tambour pour battre le rappel des rêves de mes nuits passées ; mais toujours parmi ces rappelés se mêlaient quelques songes du moment dont la mine heureuse déjouait l'air consterné de leurs vieux confrères.

Voilà qu'en poétisant je rencontrai une jeune femme assise au bord du gave ; elle se leva et vint droit à moi : elle savait, par la rumeur du hameau, que j'étais à Cauterets. Il se trouva que l'inconnue était une Occitanienne, qui m'écrivait depuis deux ans sans que je l'eusse jamais vue : la mystérieuse anonyme se dévoila : patuit Dea .

J'allais rendre ma visite respectueuse à la naïade du torrent. Un soir qu'elle m'accompagnait lorsque je me retirais, elle me voulut suivre ; je fus obligé de la reporter chez elle dans mes bras. Jamais je n'ai été si honteux : inspirer une sorte d'attachement à mon âge me semblait une véritable dérision ; plus je pouvais être flatté de cette bizarrerie, plus j'en étais humilié, la prenant avec raison pour une moquerie. Je me serais volontiers caché de vergogne parmi les ours, nos voisins. J'étais loin de me dire ce que se disait Montaigne : " L'amour me rendroit la vigilance, la sobriété, la grâce, le soin de ma personne... " Mon pauvre Michel, tu dis des choses charmantes, mais à notre âge, vois-tu, l'amour ne nous rend pas ce que tu supposes ici. Nous n'avons qu'une chose à faire : c'est de nous mettre franchement de côté. Au lieu donc de me remettre aux estudes sains et sages par où je pusse me rendre plus aimé , j'ai laissé s'effacer l'impression fugitive de ma Clémence Isaure ; la brise de la montagne a bientôt emporté ce caprice d'une fleur ; la spirituelle, déterminée et charmante étrangère de seize ans m'a su gré de m'être rendu justice : elle est mariée.


3 L31 Chapitre 2

Ministère Polignac. - Ma consternation. - Je reviens à Paris.

Des bruits de changement de ministres étaient parvenus dans nos sapinières. Les gens bien instruits allaient jusqu'à parler du prince de Polignac mais j'étais d'une incrédulité complète. Enfin, les journaux arrivent : je les ouvre, et mes yeux sont frappés de l'ordonnance officielle qui confirme les bruits répandus. J'avais bien éprouvé des changements de fortune depuis que j'étais au monde, mais je n'étais jamais tombé d'une pareille hauteur. Ma destinée avait encore une fois soufflé sur mes chimères, ce souffle du sort n'effaçait pas seulement mes illusions, il enlevait la monarchie. Ce coup me fit un mal affreux ; j'eus un moment de désespoir car mon parti fut pris à l'instant, je sentis que je me devais retirer. La poste m'apporta une foule de lettres ; toutes m'enjoignaient d'envoyer ma démission. Des personnes même que je connaissais à peine se crurent obligées de me prescrire la retraite.

Je fus choqué de cet officieux intérêt pour ma bonne renommée. Grâce à Dieu, je n'ai jamais eu besoin qu'on me donnât des conseils d'honneur, ma vie a été une suite de sacrifices qui ne m'ont jamais été commandés par personne ; en fait de devoir j'ai l'esprit primesautier. Les chutes me sont des ruines, car je ne possède rien que des dettes, dettes que je contracte dans des places où je ne demeure pas assez de temps pour les payer ; de sorte que toutes les fois que je me retire je suis réduit à travailler aux gages d'un libraire. Quelques-uns de ces fiers obligeants, qui me prêchaient l'honneur et la liberté par la poste, et qui me les prêchèrent encore bien plus haut lorsque j'arrivai à Paris, donnèrent leur démission de conseillers d'Etat ; mais les uns étaient riches, les autres ne se démirent pas des places secondaires qu'ils possédaient et qui leur laissèrent les moyens d'exister. Ils firent comme les protestants, qui rejettent quelques dogmes catholiques et qui en conservent quelques autres tout aussi difficiles à croire. Rien de complet dans ces oblations ; rien d'une pleine sincérité : on quittait douze ou quinze mille livres de rente, il est vrai, mais on rentrait chez soi opulent de son patrimoine, ou du moins pourvu de ce pain quotidien qu'on avait prudemment gardé. Avec ma personne, pas tant de façons ; on était rempli pour moi d'abnégation, on ne pouvait jamais assez se dépouiller pour moi de tout ce que je possédais :

" Allons, Georges Dandin, le coeur au ventre, corbleu ! mon gendre, ne forlignez pas ; habit bas ! Jetez par la fenêtre deux cent mille livres de rente, une place selon vos goûts, une haute et magnifique place, l'empire des arts à Rome, le bonheur d'avoir enfin reçu la récompense de vos luttes longues et laborieuses. Tel est notre bon plaisir. A ce prix, vous aurez notre estime. De même que nous nous sommes dépouillés d'une casaque sous laquelle nous avons un bon gilet de flanelle, de même, vous quitterez votre manteau de velours, pour rester nu. Il y a égalité parfaite, parité d'autel et d'holocauste. "

Et, chose étrange ! dans cette ardeur généreuse à me pousser dehors les hommes qui me signifiaient leur volonté n'étaient ni mes amis réels, ni les copartageants de mes opinions politiques. Je devais m'immoler sur le champ au libéralisme, à la Doctrine qui m'avait continuellement attaqué ; je devais courir le risque d'ébranler le trône légitime, pour mériter l'éloge de quelques poltrons d'ennemis, qui n'avaient pas le courage entier de mourir de faim.

J'allais me trouver noyé dans une longue ambassade ; les fêtes que j'avais données m'avaient ruiné, je n'avais pas payé les frais de mon premier établissement. Mais ce qui me navrait le coeur, c'était la perte de ce que je m'étais promis de bonheur pour le reste de ma vie.

Je n'ai point à me reprocher d'avoir octroyé à personne ces conseils catoniens qui appauvrissent celui qui les reçoit et non celui qui les donne ; bien convaincu que ces conseils sont inutiles à l'homme qui n'en a point le sentiment intérieur. Dès le premier moment, je l'ai dit, ma résolution fut arrêtée, elle ne me coûta pas à prendre, mais elle fut douloureuse à exécuter. Lorsqu'à Lourdes, au lieu de tourner au midi et de rouler vers l'Italie, je pris le chemin de Pau, mes yeux se remplirent de larmes ; j'avoue ma faiblesse. Qu'importe si je n'en ai pas moins accepté et soutenu le cartel que m'envoyait la fortune ? Je ne revins pas vite, afin de laisser les jours s'écouler. Je dépelotonnai lentement le fil de cette route que j'avais remontée avec tant d'allégresse il y avait à peine quelques semaines.

Le prince de Polignac craignait ma démission. Il sentait qu'en me retirant je lui enlèverais aux Chambres des votes royalistes, et que je mettrais son ministère en question. On lui suggéra la pensée de m'envoyer une estafette aux Pyrénées avec ordre du Roi de me rendre immédiatement à Rome, pour recevoir le Roi et la Reine de Naples qui venaient marier leur fille en Espagne. J'aurais été fort embarrassé si j'avais reçu cet ordre. Peut-être me serais-je cru obligé d'y obéir, quitte à donner ma démission après l'avoir rempli. Mais, une fois à Rome, que serait-il arrivé ? Je me serais peut-être attardé ; les fatales journées m'auraient pu surprendre au Capitole. Peut-être aussi l'indécision où j'aurais pu rester aurait-elle donné la majorité parlementaire à M. de Polignac qui ne lui faillit que de quelques voix. L'adresse alors ne passait pas ; les ordonnances, résultat de cette adresse, n'auraient peut-être pas paru nécessaires à leurs funestes auteurs : Dis aliter visum .


3 L31 Chapitre 3

Entrevue avec M. de Polignac. - Je donne ma démission de mon ambassade de Rome.

Je trouvai à Paris madame de Chateaubriand toute résignée. Elle avait la tête tournée d'être ambassadrice à Rome, et certes une femme l'aurait à moins ; mais, dans les grandes circonstances, ma femme n'a jamais hésité d'approuver ce qu'elle pensait propre à mettre de la consistance dans ma vie et à rehausser mon nom dans l'estime publique : en cela elle a plus de mérite qu'une autre. Elle aime la représentation, les titres et la fortune ; elle déteste la pauvreté et le ménage chétif ; elle méprise ces susceptibilités, ces excès de fidélité et d'immolation qu'elle regarde comme de vraies duperies dont personne ne vous sait gré ; elle n'aurait jamais crié vive le Roi quand même ; mais quand il s'agit de moi, tout change ; elle accepte d'un esprit ferme mes disgrâces en les maudissant.

Il me fallait toujours jeûner, veiller, prier pour le salut de ceux qui se gardaient bien de se vêtir du cilice dont ils s'empressaient de m'affubler. J'étais l'âne saint, l'âne chargé des arides reliques de la liberté ; reliques qu'ils adoraient en grande dévotion, pourvu qu'ils n'eussent pas la peine de les porter.

Le lendemain de mon retour à Paris, je me rendis chez M. de Polignac. Je lui avais écrit cette lettre en arrivant :

" Paris, ce 28 août 1829.

" Prince,

" J'ai cru qu'il était plus digne de notre ancienne amitié plus convenable à la haute mission dont j'étais honoré et avant tout plus respectueux envers le Roi, de venir déposer moi-même ma démission à ses pieds, que de vous la transmettre précipitamment par la poste. Je vous demande un dernier service, c'est de supplier Sa Majesté de vouloir bien m'accorder une audience, et d'écouter les raisons qui m'obligent à renoncer à l'ambassade de Rome. Croyez, prince, qu'il m'en coûte, au moment où vous arrivez au pouvoir, d'abandonner cette carrière diplomatique que j'ai eu le bonheur de vous ouvrir.

" Agréez, je vous prie, l'assurance des sentiments que je vous ai voués et de la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être, prince,

" Votre très humble et très obéissant serviteur,

" Chateaubriand. "

En réponse à cette lettre, on m'adressa ce billet des bureaux des affaires étrangères :

" Le prince de Polignac a l'honneur d'offrir ses compliments à M. le vicomte de Chateaubriand, et le prie de passer au ministère demain dimanche, à neuf heures précises, si cela lui est possible. "

" Samedi, quatre heures. "

J'y répliquai sur le champ par cet autre billet :

" Paris, ce 29 août 1829 au soir.

" J'ai reçu, prince, une lettre de vos bureaux qui m'invite à passer demain 30, à neuf heures précises, au ministère, si cela m'est possible. Comme cette lettre ne m'annonce pas l'audience du Roi que je vous avais prié de demander, j'attendrai que vous ayez quelque chose d'officiel à me communiquer sur la démission que je désire mettre aux pieds de Sa Majesté.

" Mille compliments empressés,

" Chateaubriand. "

Alors M. de Polignac m'écrivit ces mots de sa propre main :

" J'ai reçu votre petit mot, mon cher vicomte ; je serai charmé de vous voir demain sur les dix heures, si cette heure peut vous convenir.

" Je vous renouvelle l'assurance de mon ancien et sincère attachement,

" Le prince de Polignac. "

Ce billet me parut de mauvais augure ; sa réserve diplomatique me fit craindre un refus du Roi. Je trouvai le prince de Polignac dans le grand cabinet que je connaissais si bien. Il accourut au-devant de moi, me serra la main avec une effusion de coeur que j'aurais voulu croire sincère, et puis, me jetant un bras sur l'épaule, nous commençâmes à nous promener lentement d'un bout à l'autre du cabinet. Il me dit qu'il n'acceptait point ma démission ; que le Roi ne l'acceptait pas, qu'il fallait que je retournasse à Rome. Toutes les fois qu'il répétait cette dernière phrase, il me crevait le coeur :

" Pourquoi, me disait-il, ne voulez-vous pas être dans les affaires avec moi comme avec La Ferronnays et Portalis ? Ne suis-je pas votre ami ? Je vous donnerai à Rome tout ce que vous voudrez ; en France, vous serez plus ministre que moi, j'écouterai vos conseils. Votre retraite peut fait naître de nouvelles divisions. Vous ne voulez pas nuire au gouvernement ? Le Roi sera fort irrité si vous persistez à vouloir vous retirer. Je vous en supplie, cher vicomte, ne faites pas cette sottise. " Je répondis que je ne faisais pas une sottise ; que j'agissais dans la pleine conviction de ma raison ; que son ministère était très impopulaire ; que ces préventions pouvaient être injustes mais qu'enfin elles existaient ; que la France entière était persuadée qu'il attaquerait les libertés publiques, et que moi, défenseur de ces libertés, il m'était impossible de m'embarquer avec ceux qui passaient pour en être les ennemis. J'étais assez embarrassé dans cette réplique, car au fond je n'avais rien à objecter d'immédiat aux nouveaux ministres ; je ne pouvais les attaquer que dans un avenir qu'ils étaient en droit de nier. M. de Polignac me jurait qu'il aimait la Charte autant que moi ; mais il l'aimait à sa manière il l'aimait de trop près. Malheureusement la tendresse que l'on montre à une fille que l'on a déshonorée lui sert peu.

La conversation se prolongea sur le même texte près d'une heure. M. de Polignac finit par me dire que, si je consentais à reprendre ma démission, le Roi me verrait avec plaisir et écouterait ce que je voudrais lui dire contre son ministère ; mais que si je persistais à vouloir donner ma démission, Sa Majesté pensait qu'il lui était inutile de me voir, et qu'une conversation entre elle et moi ne pouvait être qu'une chose désagréable.

Je répliquai : " Regardez donc, prince, ma démission comme donnée. Je ne me suis jamais rétracté de ma vie, et, puisqu'il ne convient pas au Roi de voir son fidèle sujet, je n'insiste plus. " Après ces mots je me retirai. Je priai le prince de rendre à M. le duc de Laval l'ambassade de Rome, s'il la désirait encore, et je lui recommandai ma légation. Je repris ensuite à pied par le boulevard des Invalides le chemin de mon Infirmerie, pauvre blessé que j'étais. M. de Polignac me parut rentrer, lorsque je le quittai, dans cette confiance imperturbable qui faisait de lui un muet éminemment propre à étrangler un empire.

Ma démission d'ambassadeur à Rome étant donnée, j'écrivis au souverain pontife :

" Très-Saint-Père,

" Ministre des affaires étrangères en France en 1823, j'eus le bonheur d'être l'interprète des sentiments du feu Roi Louis XVIII pour l'exaltation désirée de Votre Sainteté à la chaire de Saint-Pierre. Ambassadeur de Sa Majesté Charles X près la cour de Rome, j'ai eu le bonheur plus grand encore de voir Votre Béatitude élevée au souverain pontificat, et de l'entendre m'adresser des paroles qui seront la gloire de ma vie. En terminant la haute mission que j'avais l'honneur de remplir auprès d'elle, je viens lui témoigner les vifs regrets dont je ne cesserai d'être pénétré. Il ne me reste, très Saint-Père, qu'à mettre à vos pieds sacrés ma sincère reconnaissance pour vos bontés, et à vous demander votre bénédiction apostolique.

" Je suis, avec la plus grande vénération et le plus profond respect,

" De Votre Sainteté

" Le très humble et très obéissant serviteur,

" Chateaubriand. "

J'achevai pendant plusieurs jours de me déchirer les entrailles dans mon Utique ; j'écrivis des lettres pour démolir l'édifice que j'avais élevé avec tant d'amour. Comme dans la mort d'un homme ce sont les petits détails, les actions domestiques et familières qui touchent, dans la mort d'un songe les petites réalités qui le détruisent sont plus poignantes. Un exil éternel sur les ruines de Rome avait été ma chimère. Ainsi que Dante je m'étais arrangé pour ne plus rentrer dans ma patrie. Ces élucidations testamentaires n'auront pas, pour les lecteurs de ces Mémoires , l'intérêt qu'elles ont pour moi. Le vieil oiseau tombe de la branche où il se réfugie ; il quitte la vie pour la mort. Entraîné par le courant, il n'a fait que changer de fleuve.


3 L31 Chapitre 4

Flagorneries des journaux.

Quand les hirondelles approchent du moment de leur départ, il y en a une qui s'envole la première pour annoncer le passage prochain des autres : j'étais la première aile qui devançait le dernier vol de la légitimité. Les éloges dont m'accablaient les journaux me charmaient-ils ? pas le moins du monde. Quelques-uns de mes amis croyaient me consoler en m'assurant que j'étais au moment de devenir premier ministre ; que ce coup de partie joué si franchement décidait de mon avenir : ils me supposaient de l'ambition dont je n'avais pas même le germe. Je ne comprends pas qu'un homme qui a vécu seulement huit jours avec moi ne se soit pas aperçu de mon manque total de cette passion, au reste fort légitime, laquelle fait qu'on pousse jusqu'au bout la carrière politique. Je guettais toujours l'occasion de me retirer : si j'étais tant passionné pour l'ambassade de Rome, c'est précisément parce qu'elle ne menait à rien, et qu'elle était une retraite dans une impasse.

Enfin, j'avais au fond de la conscience une certaine crainte d'avoir déjà poussé trop loin l'opposition ; j'en allais forcément devenir le lien, le centre et le point de mire : j'en étais effrayé, et cette frayeur augmentait les regrets du tranquille abri que j'avais perdu.

Quoi qu'il en soit, on brûlait force encens devant l'idole de bois descendue de son autel. M. de Lamartine, nouvelle et brillante illustration de la France, m'écrivait au sujet de sa candidature à l'Académie, et terminait ainsi sa lettre :

" M. de La Noue, qui vient de passer quelques moments chez moi, m'a dit qu'il vous avait laissé occupant vos nobles loisirs à élever un monument à la France. Chacune de vos disgrâces volontaires et courageuses apportera ainsi son tribut d'estime à votre nom, et de gloire à votre pays. "

Cette noble lettre de l'auteur des Méditations poétiques fut suivie de celle de M. de Lacretelle. Il m'écrivait à son tour :

" Quel moment ils choisissent pour vous outrager, vous l'homme des sacrifices, vous à qui les belles actions ne coûtent pas plus que les beaux ouvrages ! Votre démission et la formation du nouveau ministère m'avaient paru d'avance deux événements liés. Vous nous avez familiarisés aux actes de dévouement, comme Bonaparte nous familiarisait avec la victoire ; mais il avait, lui, beaucoup de compagnons, et vous ne comptez pas beaucoup d'imitateurs. "

Deux hommes fort lettrés et écrivains d'un grand mérite, M. Abel Rémusat et M. Saint-Martin avaient seuls alors la faiblesse de s'élever contre moi ; ils étaient attachés à M. le baron de Damas. Je conçois qu'on soit un peu irrité contre ces gens qui méprisent les places : ce sont là de ces insolences qu'on ne doit pas tolérer. M. Guizot lui-même daigna visiter ma demeure ; il crut pouvoir franchir l'immense distance que la nature a mise entre nous ; en m'abordant il me dit ces paroles pleines de tout ce qu'il se devait : " Monsieur, c'est bien différent aujourd'hui ! " Dans cette année 1829, M. Guizot eut besoin de moi pour son élection ; j'écrivis aux électeurs de Lisieux ; il fut nommé ; M. de Broglie m'en remercia par ce billet :

" Permettez-moi de vous remercier, monsieur, de la lettre que vous avez bien voulu m'adresser. J'en ai fait l'usage que j'en devais faire, et je suis convaincu que comme tout ce qui vient de vous, elle portera ses fruits et des fruits salutaires. Pour ma part, j'en suis aussi reconnaissant que s'il s'agissait de moi-même, car il n'est aucun événement auquel je sois plus identifié et qui m'inspire un plus vif intérêt. "

Les journées de juillet ayant trouvé M. Guizot député, il en est résulté que je suis devenu en partie la cause de son élévation politique : la prière de l'humble est quelquefois écoutée du ciel.


3 L31 Chapitre 5

Les premiers collègues de M. de Polignac.

Les premiers collègues de M. de Polignac furent MM. de Bourmont, de La Bourdonnaye, de Chabrol, Courvoisier et Montbel.

Le 17 juin 1815, étant à Gand et descendant de chez le Roi, je rencontrai au bas de l'escalier un homme en redingote et en bottes crottées, qui montait chez Sa Majesté. A sa physionomie spirituelle, à son nez fin, à ses beaux yeux doux de couleuvre, je reconnus le général Bourmont ; il avait déserté l'armée de Bonaparte le 14. Le comte de Bourmont est un officier de mérite, habile à se tirer des pas difficiles ; mais un de ces hommes qui, mis en première ligne, voient les obstacles et ne les peuvent vaincre, faits qu'ils sont pour être conduits, non pour conduire : heureux dans ses fils, Alger lui laissera un nom.

Le comte de La Bourdonnaye, jadis mon ami, est bien le plus mauvais coucheur qui fut oncques : il vous lâche des ruades, sitôt que vous approchez de lui ; il attaque les orateurs à la Chambre, comme ses voisins à la campagne, il chicane sur une parole, comme il fait un procès pour un fossé. Le matin même du jour où je fus nommé ministre des affaires étrangères, il vint me déclarer qu'il rompait avec moi : j'étais ministre. Je ris et je laissai aller ma mégère masculine, qui, riant elle-même, avait l'air d'une chauve-souris contrariée.

M. de Montbel, ministre d'abord de l'instruction publique, remplaça M. de La Bourdonnaye à l'intérieur quand celui-ci se fut retiré, et M. Guernon-Ranville suppléa M. de Montbel à l'instruction publique.

Des deux côtés on se préparait à la guerre : le parti du ministère faisait paraître des brochures ironiques contre le Représentatif ; l'opposition s'organisait et parlait de refuser l'impôt en cas de violation de la Charte. Il se forma une association publique pour résister au pouvoir, appelée l' Association bretonne : mes compatriotes ont souvent pris l'initiative dans nos dernières révolutions ; il y a dans les têtes bretonnes quelque chose des vents qui tourmentent les rivages de notre péninsule.

Un journal, composé dans le but avoué de renverser l'ancienne dynastie, vint échauffer les esprits. Le jeune et beau libraire Sautelet, poursuivi de la manie du suicide, avait eu plusieurs fois l'envie de rendre sa mort utile à son parti par quelque coup d'éclat ; il était chargé du matériel de la feuille républicaine : MM. Thiers, Mignet et Carrel en étaient les rédacteurs. Le patron du National , M. le prince de Talleyrand, n'apportait pas un sou à la caisse ; il souillait seulement l'esprit du journal en versant au fonds commun son contingent de trahison et de pourriture. Je reçus à cette occasion le billet suivant de M. Thiers :

" Monsieur,

" Ne sachant si le service d'un journal qui débute sera exactement fait, je vous adresse le premier numéro du National . Tous mes collaborateurs s'unissent à moi pour vous prier de vouloir bien vous considérer, non comme souscripteur, mais comme notre lecteur bénévole. Si dans ce premier article, objet de grand souci pour moi, j'ai réussi à exprimer des opinions que vous approuviez, je serai rassuré et certain de me trouver dans une bonne voie.

Recevez, monsieur, mes hommages,

" A. Thiers. "

Je reviendrai sur les rédacteurs du National ; je dirai comment je les ai connus ; mais dès à présent je dois mettre à part M. Carrel : supérieur à MM. Thiers et Mignet, il avait la simplicité de se regarder à l'époque où je me liai avec lui, comme venant après les écrivains qu'il devançait : il soutenait avec son épée les opinions que ces gens de plume dégainaient.


3 L31 Chapitre 6

Expédition d'Alger.

Pendant qu'on se disposait au combat, les préparatifs de l'expédition d'Alger s'achevaient. Le général Bourmont, ministre de la guerre, s'était fait nommer chef de cette expédition : voulut-il se soustraire à la responsabilité du coup d'Etat qu'il sentait venir ? Cela serait assez probable d'après ses antécédents et sa finesse ; mais ce fut un malheur pour Charles X. Si le général s'était trouvé à Paris lors de la catastrophe, le portefeuille vacant du ministère de la guerre ne serait pas tombé aux mains de M. de Polignac. Avant de frapper le coup, dans le cas où il y eût consenti, M. de Bourmont eût sans doute rassemblé à Paris toute la garde royale ; il aurait préparé l'argent et les vivres nécessaires pour que le soldat ne manquât de rien.

Notre marine ressuscitée au combat de Navarin sortit de ces ports de France, naguère si abandonnés. La rade était couverte de navires qui saluaient la terre en s'éloignant. Des bateaux à vapeur, nouvelle découverte du génie de l'homme, allaient et venaient portant des ordres d'une division à l'autre, comme des sirènes ou comme les aides de camp de l'amiral. Le Dauphin se tenait sur le rivage où toutes les populations de la ville et des montagnes étaient descendues : lui, qui, après avoir arraché son parent le roi d'Espagne aux mains des révolutions, voyait se lever le jour par qui la chrétienté devait être délivrée, aurait-il pu se croire si près de sa nuit ?

Ils n'étaient plus ces temps où Catherine de Médicis sollicitait du Turc l'investiture de la principauté d'Alger pour Henri III, non encore roi de Pologne ! Alger allait devenir notre fille et notre conquête, sans la permission de personne, sans que l'Angleterre osât nous empêcher de prendre ce château de l'Empereur , qui rappelait Charles-Quint et le changement de sa fortune. C'était une grande joie et un grand bonheur pour les spectateurs français assemblés de saluer, du salut de Bossuet, les généreux vaisseaux prêts à rompre de leur proue la chaîne des esclaves ; victoire agrandie par ce cri de l'aigle de Meaux, lorsqu'il annonçait le succès de l'avenir au grand Roi, comme pour le consoler un jour dans sa tombe de la dispersion de sa race :

" Tu céderas ou tu tomberas sous ce vainqueur, Alger, riche des dépouilles de la chrétienté. Tu disais en ton coeur avare : Je tiens la mer sous mes lois et les nations sont ma proie. La légèreté de tes vaisseaux te donnait de la confiance, mais tu te verras attaqué dans tes murailles comme un oiseau ravissant qu'on irait chercher parmi ses rochers et dans son nid, où il partage son butin à ses petits. Tu rends déjà tes esclaves. Louis a brisé les fers dont tu accablais ses sujets, qui sont nés pour être libres sous son glorieux empire. Les pilotes étonnés s'écrient par avance : Qui est semblable à Tyr ? Et toutefois elle s'est tue dans le milieu de la mer . "

Paroles magnifiques, n'avez-vous pu retarder l'écroulement du trône ? Les nations marchent à leurs destinées ; à l'instar de certaines ombres du Dante, il leur est impossible de s'arrêter, même dans le bonheur.

Ces vaisseaux, qui apportaient la liberté aux mers de la Numidie, emportaient la légitimité ; cette flotte sous pavillon blanc, c'était la monarchie qui appareillait s'éloignant des ports où s'embarqua saint Louis, lorsque la mort l'appelait à Carthage. Esclaves délivrés des bagnes d'Alger, ceux qui vous ont rendus à votre pays ont perdu leur patrie ; ceux qui vous ont arrachés à l'exil éternel sont exilés. Le maître de cette vaste flotte a traversé la mer sur une barque en fugitif, et la France pourra lui dire ce que Cornélie disait à Pompée : " C'est bien une oeuvre de ma fortune, non pas de la tienne, que je te vois maintenant réduit à une seule pauvre petite nave, là où tu voulais cingler avec cinq cents voiles. "

Parmi cette foule qui au rivage de Toulon suivait des yeux la flotte partant pour l'Afrique, n'avais-je pas des amis ? M. du Plessis, frère de mon beau-frère, ne recevait-il pas à son bord une femme charmante, madame Lenormant, qui attendait le retour de l'ami de Champollion ? Qu'est-il résulté de ce vol exécuté en Afrique à tire-d'ailes ? Ecoutons M. de Penhoen, mon compatriote : " Deux mois ne s'étaient pas écoulés depuis que nous avions vu ce même pavillon flotter en face de ces mêmes rivages au-dessus de cinq cents navires. Soixante mille hommes étaient alors impatients de l'aller déployer sur le champ de bataille de l'Afrique. Aujourd'hui quelques malades, quelques blessés se traînant péniblement sur le pont de notre frégate, étaient son unique cortège... Au moment où la garde prit les armes pour saluer comme de coutume le pavillon à son ascension ou à sa chute, toute conversation cessa sur le pont. Je me découvris avec autant de respect que j'eusse pu le faire devant le vieux Roi lui-même. Je m'agenouillai au fond du coeur devant la majesté des grandes infortunes dont je contemplais tristement le symbole [ Mémoires d'un officier d'état-major ; par le baron Barchou de Penhoen ; p. 427. (N.d.A.)] . "


3 L31 Chapitre 7

Ouverture de la session de 1830. - Adresse. - La Chambre est dissoute.

La session de 1830 s'ouvrit le 2 mars. Le discours du trône faisait dire au Roi : " Si de coupables manoeuvres suscitent à mon gouvernement des obstacles que je ne peux pas, que je ne veux pas prévoir, je trouverai la force de les surmonter. " Charles X prononça ces mots du ton d'un homme qui, habituellement timide et doux, se trouve par hasard en colère, s'anime au son de sa voix : plus les paroles étaient fortes, plus la faiblesse des résolutions apparaissait derrière.

L'adresse en réponse fut rédigée par MM. Etienne et Guizot. Elle disait : " Sire, la Charte consacre comme un droit l'intervention du pays dans la délibération des intérêts publics. Cette intervention fait du concours permanent des vues de votre gouvernement avec les voeux du peuple la condition indispensable de la marche régulière des affaires publiques. Sire, notre loyauté, notre dévouement, nous condamnent à vous dire que ce concours n'existe pas . "

L'adresse fut votée à la majorité de deux cent vingt et une voix contre cent quatre-vingt une. Un amendement de M. de Lorgeril faisait disparaître la phrase sur le refus du concours . Cet amendement n'obtint que vingt-huit suffrages. Si les deux cent vingt et un avaient pu prévoir le résultat de leur vote, l'adresse eût été rejetée à une immense majorité. Pourquoi la Providence ne lève-t-elle pas quelquefois un coin du voile qui couvre l'avenir ! Elle donne, il est vrai, à certains hommes, un pressentiment des futuritions ; mais ils n'y voient pas assez clair pour bien s'assurer de la route ; ils craignent de s'abuser, ou, s'ils s'aventurent dans des prédictions qui s'accomplissent, on ne les croit pas. Dieu n'écarte point la nuée du fond de laquelle il agit ; quand il permet de grands maux, c'est qu'il a de grands desseins ; desseins étendus dans un plan général, déroulés dans un profond horizon hors de la portée de notre vue et de l'atteinte de nos générations rapides.

Le Roi, en réponse à l'adresse, déclara que sa résolution était immuable, c'est-à-dire qu'il ne renverrait pas M. de Polignac. La dissolution de la Chambre fut résolue : MM. de Peyronnet et de Chantelauze remplacèrent MM. de Chabrol et Courvoisier, qui se retirèrent.

M. Capelle fut nommé ministre du commerce. On avait autour de soi vingt hommes capables d'être ministres ; on pouvait faire revenir M. de Villèle, on pouvait prendre M. Casimir Périer et le général Sébastiani. J'avais déjà proposé ceux-ci au Roi, lorsqu'après la chute de M. de Villèle l'abbé Frayssinous fut chargé de m'offrir le ministère de l'instruction publique. Mais non ; on avait horreur des gens capables. Dans l'ardeur qu'on ressentait pour la nullité, on chercha, comme pour humilier la France, ce qu'elle avait de plus petit afin de le mettre à sa tête. On avait déterré M. Guernon de Ranville, qui pourtant se trouva le plus courageux de la bande ignorée, et le Dauphin avait supplié M. de Chantelauze de sauver la monarchie.

L'ordonnance de dissolution convoqua les collèges d'arrondissement pour le 23 juin 1830, et les collèges de département pour le 3 de juillet, vingt-sept jours seulement avant l'arrêt de mort de la branche aînée.

Les partis, fort animés, poussaient tout à l'extrême : les ultra-royalistes parlaient de donner la dictature à la couronne ; les républicains songeaient à une République avec un Directoire ou sous une Convention. La Tribune , journal de ce parti, parut, et dépassa le National . La grande majorité du pays voulait encore la royauté légitime, mais avec des concessions et l'affranchissement des influences de cour ; toutes les ambitions étaient éveillées et chacun espérait devenir ministre : les orages font éclore les insectes.

Ceux qui voulaient forcer Charles X à devenir monarque constitutionnel pensaient avoir raison. Ils croyaient des racines profondes à la légitimité, ils avaient oublié la faiblesse de l' homme ; la royauté pouvait être pressée, le Roi ne le pouvait pas : l'individu nous a perdus, non l'institution.


3 L31 Chapitre 8

Nouvelle Chambre. - Je pars pour Dieppe. - Ordonnances du 25 juillet. - Je reviens à Paris. - Réflexions pendant ma route. - Lettre à Madame Récamier.

Les députés de la nouvelle Chambre étaient arrivés à Paris : sur les deux cent vingt et un, deux cent deux avaient été réélus ; l'opposition comptait deux cent soixante-dix voix ; le ministère cent quarante-cinq : la partie de la couronne était donc perdue. Le résultat naturel était la retraite du ministère : Charles X s'obstina à tout braver, et le coup d'Etat fut résolu.

Je partis pour Dieppe le 26 juillet, à quatre heures du matin, le jour même où parurent les ordonnances. J'étais assez gai, tout charmé d'aller revoir la mer, et j'étais suivi, à quelques heures de distance, par un effroyable orage. Je soupai et je couchai à Rouen sans rien apprendre regrettant de ne pouvoir aller visiter Saint-Ouen, et m'agenouiller devant la belle Vierge du musée, en mémoire de Raphaël et de Rome. J'arrivai le lendemain 27, à Dieppe, vers midi. Je descendis dans l'hôtel où M. le comte de Boissy, mon ancien secrétaire de légation, m'avait arrêté un logement. Je m'habillai et j'allai chercher madame Récamier. Elle occupait un appartement dont les fenêtres s'ouvraient sur la grève. J'y passai quelques heures à causer et à regarder les flots. Voici tout à coup venir Hyacinthe ; il m'apporte une lettre que M. de Boissy avait reçue, et qui annonçait les ordonnances avec de grands éloges. Un moment après, entre mon ancien ami Ballanche, il descendait de la diligence et tenait en main les journaux. J'ouvris le Moniteur et je lus, sans en croire mes yeux, les pièces officielles. Encore un gouvernement qui de propos délibéré se jetait du haut des tours de Notre-Dame ! Je dis à Hyacinthe de demander des chevaux, afin de repartir pour Paris. Je remontai en voiture, vers sept heures du soir, laissant mes amis dans l'anxiété. On avait bien depuis un mois murmuré quelque chose d'un coup d'Etat, mais personne n'avait fait attention à ce bruit, qui semblait absurde. Charles X avait vécu des illusions du trône : il se forme autour des princes une espèce de mirage qui les abuse en déplaçant l'objet et en leur faisant voir dans le ciel des paysages chimériques.

J'emportai le Moniteur . Aussitôt qu'il fit jour, le 28 je lus, relus et commentai les ordonnances. Le rapport au Roi servant de prolégomènes me frappait de deux manières : les observations sur les inconvénients de la presse étaient justes ; mais en même temps l'auteur de ces observations montrait une ignorance complète de l'état de la société actuelle. Sans doute les ministres depuis 1814, à quelque opinion qu'ils aient appartenu, ont été harcelés par les journaux ; sans doute la presse tend à subjuguer la souveraineté, à forcer la royauté et les Chambres à lui obéir ; sans doute, dans les derniers jours de la Restauration, la presse, n'écoutant que sa passion, a, sans égard aux intérêts et à l'honneur de la France, attaqué l'expédition d'Alger, développé les causes, les moyens, les préparatifs, les chances d'un non-succès ; elle a divulgué les secrets de l'armement, instruit l'ennemi de l'état de nos forces, compté nos troupes et nos vaisseaux, indiqué jusqu'au point de débarquement. Le cardinal de Richelieu et Bonaparte auraient-ils mis l'Europe aux pieds de la France, si l'on eût révélé ainsi d'avance le mystère de leurs négociations, ou marqué les étapes de leurs armées ?

Tout cela est vrai et odieux ; mais le remède ? La presse est un élément jadis ignoré, une force autrefois inconnue, introduite maintenant dans le monde, c'est la parole à l'état de foudre ; c'est l'électricité sociale. Pouvez-vous faire qu'elle n'existe pas ? Plus vous prétendrez la comprimer, plus l'explosion sera violente. Il faut donc vous résoudre à vivre avec elle, comme vous vivez avec la machine à vapeur. Il faut apprendre à vous en servir en la dépouillant de son danger, soit qu'elle s'affaiblisse peu à peu par un usage commun et domestique, soit que vous assimiliez graduellement vos moeurs et vos lois aux principes qui régiront désormais l'humanité. Une preuve de l'impuissance de la presse dans certains cas se tire du reproche même que vous lui faites à l'égard de l'expédition d'Alger ; vous l'avez pris, Alger, malgré la liberté de la presse, de même que j'ai fait faire la guerre d'Espagne en 1823 sous le feu le plus ardent de cette liberté. Mais ce qui n'est tolérable dans le rapport des ministres, c'est cette prétention effrontée, savoir : que le roi a un pouvoir préexistant aux lois . Que signifient alors les constitutions ? pourquoi tromper les peuples par des simulacres de garantie, si le monarque peut à son gré changer l'ordre du gouvernement établi ? Et toutefois les signataires du rapport sont si persuadés de ce qu'ils disent, qu'à peine citent-ils l'article 14, au profit duquel j'avais depuis longtemps annoncé que l'on confisquerait la Charte ; ils le rappellent, mais seulement pour mémoire, et comme une superfétation de droit dont ils n'avaient pas besoin.

La première ordonnance établit la suppression de la liberté de la presse dans ses diverses parties ; c'est la quintessence de tout ce qui s'était élaboré depuis quinze ans dans le cabinet noir de la police.

La seconde ordonnance refait la loi d'élection. Ainsi, les deux premières libertés, la liberté de la presse et la liberté électorale, étaient radicalement extirpées : elles l'étaient, non par un acte inique et cependant légal, émané d'une puissance législative corrompue, mais par des ordonnances , comme au temps du bon plaisir. Et cinq hommes qui ne manquaient pas de bon sens se précipitaient, avec une légèreté sans exemple, eux, leur maître, la monarchie, la France et l'Europe, dans un gouffre. J'ignorais ce qui se passait à Paris. Je désirais qu'une résistance, sans renverser le trône, eût obligé la couronne à renvoyer les ministres et à retirer les ordonnances. Dans le cas où celles-ci eussent triomphé, j'étais résolu à ne pas m'y soumettre, à écrire, à parler contre ces mesures inconstitutionnelles.

Si les membres du corps diplomatique n'influèrent pas directement sur les ordonnances, ils les favorisèrent de leurs voeux ; l'Europe absolue avait notre Charte en horreur. Lorsque la nouvelle des ordonnances arriva à Berlin et à Vienne, et que pendant vingt-quatre heures on crut au succès, M. Ancillon s'écria que l'Europe était sauvée, et M. de Metternich témoigna une joie indicible. Bientôt, ayant appris la vérité, ce dernier fut aussi consterné qu'il avait été ravi : il déclara qu'il s'était trompé, que l'opinion était décidément libérale, et il s'accoutumait déjà à l'idée d'une constitution autrichienne.

Les nominations de conseillers d'Etat qui suivent les ordonnances de juillet jettent quelque jour sur les personnes qui, dans les antichambres, ont pu, par leurs avis ou par leur rédaction, prêter aide aux ordonnances. On y remarque les noms des hommes les plus opposés au système représentatif. Est-ce dans le cabinet même du Roi, sous les yeux du monarque, qu'ont été libellés ces documents funestes ? est-ce dans le cabinet de M. de Polignac ? est-ce dans une réunion de ministres seuls, ou assistés de quelques bonnes têtes anticonstitutionnelles ? est-ce sous les plombs, dans quelque séance secrète des Dix , qu'ont été minutés ces arrêts de juillet, en vertu desquels la monarchie légitime a été condamnée à être étranglée sur le Pont des Soupirs ? L'idée était-elle de M. de Polignac seul ? C'est ce que l'histoire ne nous révélera peut-être jamais.

Arrivé à Gisors, j'appris le soulèvement de Paris, et j'entendis des propos alarmants ; ils prouvaient à quel point la Charte avait été prise au sérieux par les populations de la France. A Pontoise, on avait des nouvelles plus récentes encore, mais confuses et contradictoires. A Herblay, point de chevaux à la poste. J'attendis près d'une heure. On me conseilla d'éviter Saint-Denis, parce que je trouverais des barricades. A Courbevoie, le postillon avait déjà quitté sa veste à boutons fleurdelisés. On avait tiré le matin sur une calèche qu'il conduisait à Paris par l'avenue des Champs-Elysées. En conséquence, il me dit qu'il ne me mènerait pas par cette avenue, et qu'il irait chercher, à droite de la barrière de l'Etoile, la barrière du Trocadéro. De cette barrière on découvre Paris. J'aperçus le drapeau tricolore flottant ; je jugeai qu'il ne s'agissait pas d'une émeute, mais d'une révolution. J'eus le pressentiment que mon rôle allait changer : qu'étant accouru pour défendre les libertés publiques, je serais obligé de défendre la royauté. Il s'élevait çà et là des nuages de fumée blanche parmi des groupes de maisons. J'entendis quelques coups de canon et des feux de mousqueterie mêlés au bourdonnement du tocsin. Il me sembla que je voyais tomber le vieux Louvre du haut du plateau désert destiné par Napoléon à l'emplacement du palais du roi de Rome. Le lieu de l'observation offrait une de ces consolations philosophiques qu'une ruine apporte à une autre ruine.

Ma voiture descendit la rampe. Je traversai le pont d'Iéna, et je remontai l'avenue pavée qui longe le Champ de Mars. Tout était solitaire. Je trouvai un piquet de cavalerie placé devant la grille de l'Ecole militaire ; les hommes avaient l'air tristes et comme oubliés là. Nous prîmes le boulevard des Invalides et le boulevard du Mont-Parnasse. Je rencontrai quelques passants qui regardaient avec surprise une voiture conduite en poste comme dans un temps ordinaire. Le boulevard d'Enfer était barré par des ormeaux abattus.

Dans ma rue, mes voisins me virent arriver avec plaisir : je leur semblais une protection pour le quartier. Madame de Chateaubriand était à la fois bien aise et alarmée de mon retour.

Le jeudi matin, 29 juillet, j'écrivis à madame Récamier, à Dieppe, cette lettre prolongée par des post-scriptum :

" Jeudi matin, 29 juillet 1830.

" Je vous écris sans savoir si ma lettre vous arrivera, car les courriers ne partent plus.

" Je suis entré dans Paris au milieu de la canonnade, de la fusillade et du tocsin. Ce matin, le tocsin sonne encore, mais je n'entends plus les coups de fusil ; il paraît qu'on s'organise, et que la résistance continuera tant que les ordonnances ne seront pas rappelées. Voilà le résultat immédiat (sans parler du résultat définitif) du parjure dont les ministres ont donné le tort, du moins apparent, à la couronne !

" La garde nationale, l'Ecole polytechnique, tout s'en est mêlé. Je n'ai encore vu personne. Vous jugez dans quel état j'ai trouvé madame de Ch... Les personnes qui, comme elle, ont vu le 10 août et le 2 septembre, sont restées sous l'impression de la terreur. Un régiment, le 5e de ligne, a déjà passé du côté de la Charte. Certainement M. de Polignac est bien coupable, son incapacité est une mauvaise excuse, l'ambition dont on n'a pas les talents est un crime. On dit la cour à Saint-Cloud, et prête à partir.

" Je ne vous parle pas de moi, ma position est pénible, mais claire. Je ne trahirai pas plus le Roi que la Charte, pas plus le pouvoir légitime que la liberté. Je n'ai donc rien à dire et à faire ; attendre et pleurer sur mon pays.

" Dieu sait maintenant ce qui va arriver dans les provinces ; on parle déjà de l'insurrection de Rouen. D'un autre côté, la congrégation armera les chouans et la Vendée. A quoi tiennent les empires ! Une ordonnance et six ministres sans génie ou sans vertu suffisent pour faire du pays le plus tranquille et le plus florissant le pays le plus troublé et le plus malheureux. "

" Midi.

" Le feu recommence. Il paraît qu'on attaque le Louvre où les troupes du Roi se sont retranchées. Le faubourg que j'habite commence à s'insurger. On parle d'un gouvernement provisoire dont les chefs seraient le général Gérard, le duc de Choiseul et M. de La Fayette.

" Il est probable que cette lettre ne partira pas Paris étant déclaré en état de siège. C'est le maréchal Marmont qui commande pour le Roi. On le dit tué, mais je ne le crois pas. Tâchez de ne pas trop vous inquiéter. Dieu vous protège ! Nous nous retrouverons ! "

" Vendredi.

" Cette lettre était écrite d'hier ; elle n'a pu partir. Tout est fini : la victoire populaire est complète ; le Roi cède sur tous les points ; mais j'ai peur qu'on aille maintenant bien au delà des concessions de la couronne. J'ai écrit ce matin à Sa Majesté. Au surplus j'ai pour mon avenir un plan complet de sacrifices qui me plaît. Nous en causerons quand vous serez arrivée. Je vais moi-même mettre cette lettre à la poste et parcourir Paris. "


3 L32 Livre trente-deuxième

Révolution de juillet

1. Journée du 26. - 2. Journée du 27 juillet. - 3. Journée militaire du 28 juillet. - 4 Journée civile du 28 juillet. - 5. Journée militaire du 29 juillet. - 6. Journée civile du 29 juillet. - M. Baude, M. de Choiseul, M. de Sémonville, M. de Vitrolles, M. Laffitte et M. Thiers. - 7. J'écris au Roi à Saint-Cloud : sa réponse verbale. - Corps aristocratiques. - Pillage de la maison des missionnaires, rue d'Enfer. - 8. Chambre des députés. - M. de Mortemart. - 9. Course dans Paris. - Le général Dubourg. - Cérémonie funèbre sous les colonnades du Louvre - Les jeunes gens me rapportent à la Chambre des pairs. - 10. Réunion des pairs. - 11. Les républicains. - Les orléanistes. - M. Thiers est envoyé à Neuilly. - Autre convocation des pairs chez le grand référendaire : la lettre m'arrive trop tard. - 12. Saint-Cloud. - Scène : Monsieur le Dauphin et le maréchal de Raguse. - 13. Neuilly. - M. le duc d'Orléans. - Le Raincy. - Le prince vient à Paris. - 14. Une députation de la Chambre élective offre à M. le duc d'Orléans la lieutenance générale du royaume. - Il accepte. - Efforts des républicains. - 15. M. le duc d'Orléans va à l'Hôtel-de-Ville. - 16. Les républicains au Palais-Royal.


3 L32 Chapitre 1

Journée du 26.

Les ordonnances, datées du 25 juillet, furent insérées dans le Moniteur du 26. Le secret en avait été si profondément gardé, que ni le maréchal duc de Raguse, major général de la garde, de service, ni M. Mangin, préfet de police, ne furent mis dans la confidence. Le préfet de la Seine ne connut les ordonnances que par le Moniteur , de même que le sous-secrétaire d'Etat de la guerre ; et néanmoins c'étaient ces divers chefs qui disposaient des différentes forces armées. Le prince de Polignac, chargé par intérim du portefeuille de M. de Bourmont, était si loin de s'occuper de cette minime affaire des ordonnances, qu'il passa la journée du 26 à présider une adjudication au ministère de la guerre.

Le Roi partit pour la chasse le 26, avant que le Moniteur fût arrivé à Saint-Cloud, et il ne revint de Rambouillet qu'à minuit.

Enfin le duc de Raguse reçut le billet de M. de Polignac : " Votre Excellence a connaissance des mesures extraordinaires que le Roi, dans sa sagesse et dans son sentiment d'amour pour son peuple, a jugé nécessaire de prendre pour le maintien des droits de sa couronne et de l'ordre public. Dans ces importantes circonstances, Sa Majesté compte sur votre zèle pour assurer l'ordre et la tranquillité dans toute l'étendue de votre commandement. "

Cette audace des hommes les plus faibles qui furent jamais, contre cette force qui allait broyer un empire, ne s'explique que par une sorte d'hallucination, résultat des conseils d'une misérable coterie que l'on ne trouva plus au moment du danger. Les rédacteurs des journaux, après avoir consulté MM. Dupin, Odilon Barrot, Barthe et Mérilhou, se résolurent de publier leurs feuilles sans autorisation, afin de se faire saisir et de plaider l'illégalité des ordonnances. Ils se réunirent au bureau du National : M. Thiers rédigea une protestation qui fut signée de quarante-quatre rédacteurs, et qui parut, le 27 au matin, dans le National et le Temps .

A la chute du jour quelques députés se réunirent chez M. de Laborde. On convint de se retrouver le lendemain chez M. Casimir Périer. Là parut, pour la première fois, un des trois pouvoirs qui allaient occuper la scène : la monarchie était à la Chambre des députés, l'usurpation au Palais-Royal, la République, à l'Hôtel-de-Ville. Dans la soirée, il se forma des rassemblements au Palais-Royal ; on jeta des pierres à la voiture de M. de Polignac. Le duc de Raguse ayant vu le Roi à Saint-Cloud, à son retour de Rambouillet, le Roi lui demanda des nouvelles de Paris :

" La rente est tombée. - De combien ? " dit le Dauphin. " De trois francs ", répondit le maréchal. " Elle remontera ", repartit le Dauphin ; et chacun s'en alla.


3 L32 Chapitre 2

Journée du 27 juillet.

La journée du 27 commença mal. Le Roi investit du commandement de Paris le duc de Raguse : c'était s'appuyer sur la mauvaise fortune. Le maréchal se vint installer à une heure à l'état-major de la garde, place du Carrousel. M. Mangin envoya saisir les presses du National ; M. Carrel résista ; MM. Mignet et Thiers, croyant la partie perdue, disparurent pendant deux jours : M. Thiers alla se cacher dans la vallée de Montmorency chez une madame de Courchamp, parente des deux MM. Becquet, dont l'un a travaillé au National , et l'autre au Journal des Débats .

Au Temps , la chose prit un caractère plus sérieux : le véritable héros des journalistes est incontestablement M. Coste.

En 1823, M. Coste dirigeait les Tablettes historiques : accusé par ses collaborateurs d'avoir vendu ce journal il se battit et reçut un coup d'épée. M. Coste me fut présenté au ministère des affaires étrangères ; en causant avec lui de la liberté de la presse, je lui dis : " Monsieur, vous savez combien j'aime et respecte cette liberté ; mais comment voulez-vous que je la défende auprès de Louis XVIII, quand vous attaquez tous les jours la royauté et la religion ! Je vous supplie, dans votre intérêt et pour me laisser ma force entière, de ne plus saper des remparts aux trois quarts démolis, et qu'en vérité un homme de courage devrait rougir d'attaquer. Faisons un marché : ne vous en prenez plus à quelques vieillards faibles que le trône et le sanctuaire protègent à peine ; je vous livre en échange ma personne. Attaquez-moi soir et matin ; dites de moi tout ce que vous voudrez, jamais je ne me plaindrai ; je vous saurai gré de votre attaque légitime et constitutionnelle contre le ministre, en mettant à l'écart le Roi. "

M. Coste m'a conservé de cette entrevue un souvenir d'estime.

Une parade constitutionnelle eut lieu au bureau du Temps entre M. Baude et un commissaire de police.

Le procureur du Roi de Paris décerna quarante-quatre mandats d'amener contre les signataires de la protestation des journalistes.

Vers deux heures la fraction monarchique de la révolution se réunit chez M. Périer, comme on en était convenu la veille : on ne conclut rien. Les députés s'ajournèrent au lendemain, 28, chez M. Audry de Puyraveau. M. Casimir Périer, homme d'ordre et de richesse, ne voulait pas tomber dans les mains populaires ; il ne cessait de nourrir encore l'espoir d'un arrangement avec la royauté légitime ; il dit vivement à M. de Schonen : " Vous nous perdez en sortant de la légalité ; vous nous faites quitter une position superbe. " Cet esprit de légalité était partout ; il se montra dans deux réunions opposées, l'une chez M. Cadet-Gassicourt, l'autre chez le générai Gourgaud. M. Périer appartenait à cette classe bourgeoise qui s'était faite héritière du peuple et du soldat. Il avait du courage, de la fixité dans les idées ; il se jeta bravement en travers du torrent révolutionnaire pour le barrer, mais sa santé préoccupait trop sa vie, et il soignait trop sa fortune. " Que voulez-vous faire d'un homme, me disait M. Decazes, qui regarde toujours sa langue dans une glace ? "

La foule augmentant et commençant à paraître en armes, l'officier de la gendarmerie vint avertir le maréchal de Raguse qu'il n'avait pas assez de monde et qu'il craignait d'être forcé : alors le maréchal fit ses dispositions militaires.

Le 27, il était déjà quatre heures et demie du soir, lorsqu'on reçut dans les casernes l'ordre de prendre les armes. La gendarmerie de Paris, appuyée de quelques détachements de la Garde, essaya de rétablir la circulation dans les rues Richelieu et Saint-Honoré. Un de ces détachements fut assailli dans la rue du Duc-de-Bordeaux d'une grêle de pierres. Le chef de ce détachement évitait de tirer, lorsqu'un coup parti de l' Hôtel Royal , rue des Pyramides, décida la question : il se trouva qu'un M. Fox, habitant de cet hôtel, s'était armé de son fusil de chasse, et avait fait feu sur la Garde à travers sa fenêtre. Les soldats répondirent par une décharge sur la maison, et M. Fox tomba mort avec deux domestiques. Ainsi ces Anglais qui vivent à l'abri dans leur île, vont porter les révolutions chez les autres ; vous les trouvez mêlés dans les quatre parties du monde à des querelles qui ne les regardent pas : pour vendre une pièce de calicot, peu leur importe de plonger une nation dans toutes les calamités. Quel droit ce M. Fox avait-il de tirer sur des soldats français ? Etait-ce la Constitution de la Grande-Bretagne, que Charles X avait violée ? Si quelque chose pouvait flétrir les combats de Juillet, ce serait d'avoir été engagés par la balle d'un Anglais.

Ces premiers combats, qui dans la journée du 27 n'avaient guère commencé que vers les cinq heures du soir, cessèrent avec le jour. Les armuriers cédèrent leurs armes à la foule, les réverbères furent brisés ou restèrent sans être allumés ; le drapeau tricolore se hissa dans les ténèbres au haut des tours de Notre-Dame : l'envahissement des corps de garde, la prise de l'arsenal et des poudrières, le désarmement des fusiliers sédentaires, tout cela s'opéra sans opposition au lever du jour le 28, et tout était fini à huit heures.

Le parti démocratique et prolétaire de la révolution en blouse ou demi-nu, était sous les armes, il ne ménageait pas sa misère et ses lambeaux. Le peuple, représenté par des électeurs qu'il s'était choisis dans divers attroupements, était parvenu à faire convoquer une assemblée chez M. Cadet-Gassicourt.

Le parti de l'usurpation ne se montrait pas encore : son chef, caché hors de Paris, ne savait s'il irait à Saint-Cloud ou au Palais-Royal. Le parti bourgeois ou de la monarchie, les députés, délibérait et répugnait à se laisser entraîner au mouvement.

M. de Polignac se rendit à Saint-Cloud et fit signer au Roi, le 28, à cinq heures du matin, l'ordonnance qui mettait Paris en état de siège.


3 L32 Chapitre 3

Journée militaire du 28 juillet.

Les groupes s'étaient reformés le 28 plus nombreux ; au cri de : Vive la Charte ! qui se faisait encore entendre, se mêlait déjà le cri de Vive la liberté ! à bas les Bourbons ! On criait aussi : Vive l ' Empereur ! Vive le Prince noir ! mystérieux prince des ténèbres qui apparaît à l'imagination populaire dans toutes les révolutions. Les souvenirs et les passions étaient descendus ; on abattait et l'on brûlait les armes de France ; on les attachait à la corde des lanternes cassées ; on arrachait les plaques fleurdelisées des conducteurs de diligences et des facteurs de la poste ; les notaires retiraient leurs panonceaux, les huissiers leurs rouelles, les voituriers leurs estampilles, les fournisseurs de la cour leurs écussons. Ceux qui jadis avaient recouvert les aigles napoléoniennes peintes à l'huile de lis bourboniens détrempés à la colle n'eurent besoin que d'une éponge pour nettoyer leur loyauté : avec un peu d'eau on efface aujourd'hui la reconnaissance et les empires.

Le maréchal de Raguse écrivit au Roi qu'il était urgent de prendre des moyens de pacification, et que demain, 29, il serait trop tard. Un envoyé du préfet de police était venu demander au maréchal s'il était vrai que Paris fût déclaré en état de siège : le maréchal, qui n'en savait rien, parut étonné ; il courut chez le président du conseil ; il y trouva les ministres assemblés, et M. de Polignac lui remit l'ordonnance. Parce que l'homme qui avait foulé le monde aux pieds avait mis des villes et des provinces en état de siège, Charles X avait cru pouvoir l'imiter. Les ministres déclarèrent au maréchal qu'ils allaient venir s'établir à l'état-major de la garde.

Aucun ordre n'étant arrivé de Saint-Cloud, à neuf heures du matin, le 28, lorsqu'il n'était plus temps de tout garder, mais de tout reprendre, le maréchal fit sortir des casernes les troupes qui s'étaient déjà en partie montrées la veille. On n'avait pris aucune précaution pour faire arriver des vivres au Carrousel, quartier général. La manutention, qu'on avait oublié de faire suffisamment garder, fut enlevée. M. le duc de Raguse, homme d'esprit et de mérite, brave soldat, savant, mais malheureux général, prouva pour la millième fois qu'un génie militaire est insuffisant aux troubles civils : le premier officier de police eût mieux su ce qu'il y avait à faire que le maréchal. Peut-être aussi son intelligence fut-elle paralysée par ses souvenirs ; il resta comme étouffé sous le poids de la fatalité de son nom.

Le maréchal, qui n'avait qu'une poignée d'hommes, conçut un plan pour l'exécution duquel il lui aurait fallu trente mille soldats. Des colonnes étaient désignées pour de grandes distances, tandis qu'une autre s'emparerait de l'Hôtel-de-Ville. Les troupes, après avoir achevé leur mouvement pour faire régner l'ordre de toutes parts devaient converger à la maison commune. Le Carrousel demeurait le quartier général : les ordres en sortaient, et les renseignements y aboutissaient. Un bataillon de Suisses, pivotant sur le marché des Innocents, était chargé d'entretenir la communication entre les forces du centre et celles qui circulaient à la circonférence. Les soldats de la caserne Popincourt s'apprêtaient par différents rameaux à descendre sur les points où ils pouvaient être appelés. Le général Latour-Maubourg était logé aux Invalides. Quand il vit l'affairé mal engagée, il proposa de recevoir les régiments dans l'édifice de Louis XIV, il assurait qu'il les pouvait nourrir, et défiait les Parisiens de le forcer. Il n'avait pas impunément laissé ses membres sur les champs de bataille de l'Empire, et les redoutes de Borodino savaient qu'il tenait parole. Mais qu'importaient l'expérience et le courage d'un vétéran mutilé ; On n'écouta point ses conseils.

Sous le commandement du comte de Saint-Chamans, la première colonne de la garde partit de la Madeleine pour suivre les boulevards jusqu'à la Bastille. Dès les premiers pas, un peloton que commandait M. Sala fut attaqué ; l'officier royaliste repoussa vivement l'attaque. A mesure qu'on avançait, les postes de communication laissés sur la route, trop faibles et trop éloignés les uns des autres, étaient coupés par le peuple et séparés les uns des autres par des abattis d'arbres et des barricades. Il y eut une affaire sanglante aux portes Saint-Denis et Saint-Martin. M. de Saint-Chamans, passant sur le théâtre des exploits futurs de Fieschi, rencontra à la place de la Bastille des groupes nombreux de femmes et d'hommes. Il les invita à se disperser, en leur distribuant quelque argent ; mais on ne cessait de tirer des maisons environnantes. Il fut obligé de renoncer à rejoindre l'Hotel-de-Ville par la rue Saint-Antoine, et, après avoir traversé le pont d'Austerlitz, il regagna le Carrousel le long des boulevards du sud. Turenne devant la Bastille non encore démolie avait été plus heureux pour la mère de Louis XIV enfant.

La colonne chargée d'occuper l'Hôtel-de-Ville suivit les quais des Tuileries, du Louvre et de l'Ecole, passa la moitié du Pont-Neuf, prit le quai de l'Horloge, le Marché-aux-Fleurs, et se porta à la place de Grève par le pont Notre-Dame. Deux pelotons de la garde firent une diversion en filant jusqu'au nouveau pont suspendu. Un bataillon du 15e léger appuyait la garde, et devait laisser deux pelotons sur le Marché-aux-Fleurs.

On se battit au passage de la Seine sur le pont Notre-Dame. Le peuple, tambour en tête, aborda bravement la garde. L'officier qui commandait l'artillerie royale fit observer à la masse populaire qu'elle s'exposait inutilement, et que n'ayant pas de canons elle serait foudroyée sans aucune chance de succès. La plèbe s'obstina ; l'artillerie fit feu. Les soldats inondèrent les quais et la place de Grève, où débouchèrent par le pont d'Arcole deux autres pelotons de la garde. Ils avaient été obligés de forcer des rassemblements d'étudiants du faubourg Saint-Jacques. L'Hôtel-de-Ville fut occupé.

Une barricade s'élevait à l'entrée de la rue du Mouton : une brigade de Suisses emporta cette barricade ; le peuple, se ruant des rues adjacentes, reprit son retranchement avec de grands cris. La barricade resta finalement à la garde.

Dans tous ces quartiers pauvres et populaires on combattit instantanément, sans arrière-pensée : l'étourderie française, moqueuse, insouciante, intrépide, était montée au cerveau de tous ; la gloire a, pour notre nation, la légèreté du vin de Champagne. Les femmes, aux croisées, encourageaient les hommes dans la rue ; des billets promettaient le bâton de maréchal au premier colonel qui passerait au peuple ; des groupes marchaient au son d'un violon. C'étaient des scènes tragiques et bouffonnes, des spectacles de tréteaux et de triomphe : on entendait des éclats de rire et des jurements au milieu des coups de fusil, du sourd mugissement de la foule, à travers des masses de fumée. Pieds nus, bonnet de police en tête, des charretiers improvisés conduisaient avec un laisser-passer de chefs inconnus des convois de blessés parmi les combattants qui se séparaient.

Dans les quartiers riches régnait un autre esprit. Les gardes nationaux, ayant repris les uniformes dont on les avait dépouillés, se rassemblaient en grand nombre à la mairie du 1er arrondissement pour maintenir l'ordre. Dans ces combats, la garde souffrait plus que le peuple, parce qu'elle était exposée au feu des ennemis invisibles enfermés dans les maisons. D'autres nommeront les vaillants des salons qui, reconnaissant des officiers de la garde, s'amusaient à les abattre, en sûreté qu'ils étaient derrière un volet ou une cheminée. Dans la rue, l'animosité de l'homme de peine ou du soldat n'allait pas au delà du coup porté : blessé, on se secourait mutuellement. Le peuple sauva plusieurs victimes. Deux officiers, M. de Goyon et M. Rivaux, après une défense héroïque, durent la vie à la générosité des vainqueurs. Un capitaine de la garde, Kaumann, reçoit un coup de barre de fer sur la tête : étourdi et les yeux sanglants, il relève avec son épée les baïonnettes de ses soldats qui mettaient en joue l'ouvrier.

La garde était remplie des grenadiers de Bonaparte. Plusieurs officiers perdirent la vie, entre autres le lieutenant Noirot, d'une bravoure extraordinaire, qui avait reçu du prince Eugène la croix de la Légion d'honneur en 1813 pour un fait d'armes accompli dans une des redoutes de Caldiera. Le colonel de Pleinselve, blessé mortellement à la porte Saint-Martin, avait été aux guerres de l'empire, en Hollande, en Espagne, à la grande armée et dans la garde impériale. A la bataille de Leipsick, il fit prisonnier de sa propre main le général autrichien Merfeld. Porté par ses soldats à l'hôpital du Gros-Caillou, il ne voulut être pansé que le dernier des blessés de juillet. Le docteur Larrey, qui l'avait rencontré sur d'autres champs de bataille, lui amputa la cuisse, il était trop tard pour le sauver. Heureux ces nobles adversaires qui avaient vu tant de boulets passer sur leur tête s'ils ne succombèrent pas sous la balle de quelques-uns de ces forçats libérés que la justice a retrouvés depuis la victoire dans les rangs des vainqueurs ! Ces galériens n'ont pu polluer le triomphe national républicain ; ils n'ont été nuisibles qu'à la royauté de Louis-Philippe. Ainsi s'abîmèrent obscurément dans les rues de Paris les restes de ces soldats fameux, échappés au canon de la Moskowa, de Lützen et de Leipsick : nous massacrions, sous Charles X, ces braves que nous avions tant admirés sous Napoléon. Il ne leur manquait qu'un homme : cet homme avait disparu à Sainte-Hélène.

Au tomber de la nuit, un sous-officier déguisé vint apporter l'ordre aux troupes de l'Hôtel-de-Ville de se replier sur les Tuileries. La retraite était rendue hasardeuse à cause des blessés que l'on ne voulait pas abandonner, et de l'artillerie difficile à passer à travers les barricades. Elle s'opéra cependant sans accident. Lorsque les troupes revinrent des différents quartiers de Paris, elles croyaient le Roi et le Dauphin arrivés de leur côté comme elles : cherchant en vain des yeux le drapeau blanc sur le pavillon de l'Horloge, elles firent entendre le langage énergique des camps.

Il n'est pas vrai, comme on le voit, que l'Hôtel-deVille ait été pris par la garde sur le peuple, et repris sur la garde par le peuple. Quand la garde y entra, elle n'éprouva aucune résistance, car il n'y avait personne, le préfet même était parti. Ces vantances affaiblissent et font mettre en doute les vrais périls. La garde fut mal engagée dans des rues tortueuses ; la ligne, par son espèce de neutralité d'abord, et ensuite par sa défection, acheva le mal que des dispositions belles en théorie, mais peu exécutables en pratique, avaient commencé. Le 50e de ligne était arrivé pendant le combat à l'Hôtel-de-Ville ; harassé de fatigue, on se hâta de le retirer dans l'enceinte de l'hôtel, et il prêta à des camarades épuisés ses entières et inutiles cartouches.

Le bataillon suisse resté au marché des Innocents fut dégagé par un autre bataillon suisse : ils vinrent l'un et l'autre aboutir au quai de l'Ecole, et stationnèrent dans le Louvre.

Au reste, les barricades sont des retranchements qui appartiennent au génie parisien : on les retrouve dans tous nos troubles, depuis Charles V jusqu'à nos jours.

" Le peuple voyant ces forces disposées par les rues, dit l'Estoile, commença à s'esmouvoir, et se firent les barricades en la manière que tous sçavent : plusieurs Suisses furent tués, qui furent enterrés en une fosse faicte au parvis de Notre-Dame ; le duc de Guyse passant par les rues, c'estoit à qui crieroit le plus haut : Vive Guyse ! et lui, baissant son grand chapeau, leur dict : Mes amis, c ' est assez ; messieurs, c ' est trop ; criez vive le Roi ! "

Pourquoi nos dernières barricades, dont le résultat a été puissant, gagnent-elles si peu à être racontées, tandis que les barricades de 1588, qui ne produisirent presque rien, sont si intéressantes à lire ? Cela tient à la différence des siècles et des personnages : le seizième siècle menait tout devant lui ; le dix-neuvième a laissé tout derrière : M. de Puyraveau n'est pas encore le Balafré.


3 L32 Chapitre 4

Journée civile du 28 juillet.

Durant qu'on livrait ces combats, la révolution civile et politique suivait parallèlement la révolution militaire. Les soldats détenus à l'Abbaye furent mis en liberté ; les prisonniers pour dette, à Sainte-Pélagie, s'échappèrent, et les condamnés pour fautes politiques furent élargis : une révolution est un jubilé ; elle absout de tous les crimes, en en permettant de plus grands.

Les ministres tinrent conseil à l'état-major : ils résolurent de faire arrêter, comme chefs du mouvement MM. Laffitte, La Fayette, Gérard, Marchais, Salverte et Audry de Puyraveau ; le maréchal en donna l'ordre ; mais quand plus tard ils furent députés vers lui, il ne crut pas de son honneur de mettre son ordre à exécution.

Une réunion du parti monarchique, composée de pairs et de députés, avait eu lieu chez M. Guizot : le duc de Broglie s'y trouva ; MM. Thiers et Mignet, qui avaient reparu, et M. Carrel, quoique ayant d'autres idées, s'y rendirent. Ce fut là que le parti de l'usurpation prononça le nom du duc d'Orléans pour la première fois. M. Thiers et M. Mignet allèrent chez le général Sébastiani lui parler du prince. Le général répondit d'une manière évasive ; le duc d'Orléans, assura-t-il, ne l'avait jamais entretenu de pareils desseins et ne l'avait autorisé à rien.

Vers midi, toujours dans la journée du 28, la réunion générale des députés eut lieu chez M. Audry de Puyraveau. M. de La Fayette, chef du parti républicain, avait rejoint Paris le 27, M. Laffitte, chef du parti orléaniste n'arriva que dans la nuit du 27 au 28, il se rendit au Palais-Royal, où il ne trouva personne ; il envoya à Neuilly : le Roi en herbe n'y était pas.

Chez M. de Puyraveau, on discuta le projet d'une protestation contre les ordonnances. Cette protestation, plus que modérée, laissait entières les grandes questions.

M. Casimir Périer fut d'avis de dépêcher vers le duc de Raguse ; tandis que les cinq députés choisis se préparaient à partir, M. Arago était chez le maréchal : il s'était décidé, sur un billet de madame de Boigne, à devancer les commissaires. Il représenta au maréchal la nécessité de mettre un terme aux malheurs de la capitale. M. de Raguse alla prendre langue chez M. de Polignac ; celui-ci, instruit de l'hésitation des troupes, déclara que si elles passaient au peuple, on tirerait sur elles comme sur les insurgés. Le général Tromelin, témoin de ces conversations, s'emporta contre le général d'Ambrugeac. Alors arriva la députation. M. Laffitte porta la parole : " Nous venons, dit-il, vous demander d'arrêter l'effusion du sang. Si le combat se prolongeait, il entraînerait non seulement les plus cruelles calamités, mais une véritable révolution. " Le maréchal se renferma dans une question d'honneur militaire, prétendant que le peuple devait, le premier cesser le combat ; il ajouta néanmoins ce post-scriptum à une lettre qu'il écrivit au Roi : " Je pense qu'il est urgent que Votre Majesté profite sans retard des ouvertures qui lui sont faites. "

L'aide de camp du duc de Raguse, le colonel Konierowski, introduit dans le cabinet du Roi à Saint-Cloud, lui remit la lettre ; le Roi dit : " Je lirai cette lettre. " Le colonel se retira et attendit les ordres ; voyant qu'ils n'arrivaient pas, il pria M. le duc de Duras d'aller chez le Roi les demander. Le duc répondit que, d'après l'étiquette, il lui était impossible d'entrer dans le cabinet. Enfin, rappelé par le Roi, M. Konierowski fut chargé d'enjoindre au maréchal de tenir bon.

Le général Vincent accourut de son côté à Saint-Cloud ; ayant forcé la porte qu'on lui refusait, il dit au Roi que tout était perdu : " Mon cher, répondit Charles X, : vous êtes un bon général, mais vous n'entendez rien à cela. "


3 L32 Chapitre 5

Journée militaire du 29 juillet.

Le 29 vit paraître de nouveaux combattants : les élèves de l'Ecole polytechnique, en correspondance avec un de leurs anciens camarades, M. Charras, forcèrent la consigne et envoyèrent quatre d'entre eux, MM. Lothon, Berthelin, Pinsonnière et Tourneux, offrir leurs services à MM. Laffitte, Périer et La Fayette. Ces jeunes gens, distingués par leurs études, s'étaient déjà fait connaître aux alliés, lorsque ceux-ci se présentèrent devant Paris en 1814 ; dans les trois jours ils devinrent les chefs du peuple, qui les mit à sa tête avec une parfaite simplicité. Les uns se rendirent sur la place de l'Odéon, les autres au Palais-Royal et aux Tuileries.

L'ordre du jour publié le 29 au matin offensa la garde : il annonçait que le Roi, voulant témoigner sa satisfaction à ses braves serviteurs, leur accordait un mois et demi de paye ; inconvenance que le soldat français ressentit : c'était le mesurer à la taille de ces Anglais qui ne marchent pas ou s'insurgent s'ils n'ont pas touché leur solde.

Dans la nuit du 28 au 29, le peuple dépava les rues de vingt pas en vingt pas, et le lendemain, au lever du jour, il y avait quatre mille barricades élevées dans Paris.

Le Palais Bourbon était gardé par la ligne, le Louvre par deux bataillons suisses, la rue de la Paix, la place Vendôme et la rue Castiglione par le 5e et le 53e de ligne. Il était arrivé de Saint-Denis, de Versailles et de Ruel, à peu près douze cents hommes d'infanterie.

La position militaire était meilleure : les troupes se trouvaient plus concentrées, et il fallait traverser de grands espaces vides pour arriver jusqu'à elles. Le général Exelmans, qui jugea bien ces dispositions, vint à onze heures mettre sa valeur et son expérience à la disposition du maréchal de Raguse, tandis que de son côté le général Pajol se présentait aux députés pour prendre le commandement de la garde nationale.

Les ministres eurent l'idée de convoquer la cour royale aux Tuileries, tant ils vivaient hors du moment où ils se trouvaient ! Le maréchal pressait le président du conseil de rappeler les ordonnances. Pendant leur entretien, on demande M. de Polignac ; il sort et rentre avec M. Berthier, fils de la première victime sacrifiée en 1789. Celui-ci, ayant parcouru Paris, affirmait que tout allait au mieux pour la cause royale : c'est une chose fatale que ces races qui ont droit à la vengeance, jetées à la tombe dans nos premiers troubles, et évoquées par nos derniers malheurs. Ces malheurs n'étaient plus des nouveautés ; depuis 1793, Paris était accoutumé à voir passer les événements et les rois.

Tandis que, au rapport des royalistes, tout allait si bien, on annonce la défection du 5e et du 53e de ligne qui fraternisaient avec le peuple.

Le duc de Raguse fit proposer une suspension d'armes : elle eut lieu sur quelques points et ne fut pas exécutée sur d'autres. Le maréchal avait envoyé chercher un des deux bataillons suisses stationnés dans le Louvre. On lui dépêcha celui des deux bataillons qui garnissait la colonnade. Les Parisiens, voyant cette colonnade déserte, se rapprochèrent des murs et entrèrent par les fausses portes qui conduisent du jardin de l'Infante dans l'intérieur ; ils gagnèrent les croisées et firent feu sur le bataillon arrêté dans la cour. Sous la terreur du souvenir du 10 août, les Suisses se ruèrent du palais et se jetèrent dans leur troisième bataillon placé en présence des postes parisiens, mais avec lesquels la suspension d'armes était observée. Le peuple, qui du Louvre avait atteint la galerie du Musée, commença de tirer du milieu des chefs-d'oeuvre sur les lanciers alignés au Carrousel. Les postes parisiens, entraînés par cet exemple, rompirent la suspension d'armes. Précipités sous l'Arc-de-Triomphe, les Suisses poussent les lanciers au portique du pavillon de l'Horloge et débouchent pêle-mêle dans le jardin des Tuileries. Le jeune Farcy fut frappé à mort dans cette échauffourée : son nom est inscrit au coin du café où il est tombé, une manufacture de betteraves existe aujourd'hui aux Thermopyles. Les Suisses eurent trois ou quatre soldats tués ou blessés : ce peu de morts s'est changé en une effroyable boucherie.

Le peuple entra dans les Tuileries avec MM. Thomas Bastide, Guinard, par le guichet du Pont-Royal. Un drapeau tricolore fut planté sur le pavillon de l'Horloge, comme au temps de Bonaparte, apparemment en mémoire de la liberté. Des meubles furent déchirés, des tableaux hachés de coups de sabre ; on trouva dans des armoires le journal des chasses du Roi et les beaux coups exécutés contre les perdrix : vieil usage des gardes-chasse de la monarchie. On plaça un cadavre sur le trône vide, dans la salle du Trône : cela serait formidable si les Français aujourd'hui, ne jouaient continuellement au drame. Le musée d'artillerie, à Saint-Thomas-d'Aquin, était pillé, et les siècles passaient le long du fleuve sous le casque de Godefroy de Bouillon, et avec la lance de François Ier.

Alors le duc de Raguse quitta le quartier général abandonnant cent vingt mille francs en sacs. Il sortit par la rue de Rivoli et rentra dans le jardin des Tuileries. Il donna l'ordre aux troupes de se retirer, d'abord aux Champs-Elysées, et ensuite jusqu'à l'Etoile. On crut que la paix était faite, que le Dauphin arrivait ; on vit quelques voitures des écuries et un fourgon traverser la place Louis XV : c'étaient les ministres s'en allant après leurs oeuvres.

Arrivé à l'Etoile, Marmont reçut une lettre : elle lui annonçait que le Roi avait donné à M. le Dauphin le commandement en chef des troupes, et que lui, maréchal servirait sous ses ordres.

Une compagnie du 3e de la garde avait été oubliée dans la maison d'un chapelier, rue de Rohan ; après une longue résistance, la maison fut emportée. Le capitaine Meunier, atteint de trois coups de feu, sauta de la fenêtre d'un troisième étage, tomba sur un toit au-dessous, et fut transporté à l'hôpital du Gros-Caillou : il a survécu. La caserne Babylone, assaillie entre midi et une heure par trois élèves de l'Ecole polytechnique, Vanneau, Lacroix et d'Ouvrier, n'était gardée que par un dépôt de recrues suisses d'environ une centaine d'hommes, le major Dufay, Français d'origine, les commandait : depuis trente ans il servait parmi nous ; il avait été acteur dans les hauts faits de la République et de l'Empire. Sommé de se rendre, il refusa toute condition et s'enferma dans la caserne. Le jeune Vanneau périt. Des sapeurs-pompiers mirent le feu à la porte de la caserne ; la porte s'écroula ; aussitôt, par cette bouche enflammée, sort le major Dufay, suivi de ses montagnards, baïonnette en avant ; il tombe atteint de la mousquetade d'un cabaretier voisin : sa mort protégea ses recrues suisses ; ils rejoignirent les différents corps auxquels ils appartenaient.


3 L32 Chapitre 6

Journée civile du 29 juillet. - M. Baude, M. de Choiseul, M. de Sémonville, M. de Vitrolles, M. Laffitte et M. Thiers.

M. le duc de Mortemart était arrivé à Saint-Cloud le mercredi 28, à dix heures du soir, pour prendre son service comme capitaine des cent-suisses : il ne put parler au Roi que le lendemain. A onze heures, le 29, il fit quelques tentatives auprès de Charles X, afin de l'engager à rappeler les ordonnances ; le Roi lui dit : " Je ne veux pas monter en charrette comme mon frère, je ne reculerai pas d'un pied. " Quelques minutes après, il allait reculer d'un royaume.

Les ministres étaient arrivés : MM. de Sémonville, d'Argout, Vitrolles, se trouvaient là. M. de Sémonville raconte qu'il eut une longue conversation avec le Roi ; qu'il ne parvint à l' ébranler dans sa résolution qu ' après avoir passé par son coeur en lui parlant des dangers de madame la Dauphine . Il lui dit : " Demain, à midi, il n'y aura plus ni roi ni dauphin, ni duc de Bordeaux. " Et le Roi lui répondit : " Vous me donnerez bien jusqu'à une heure. " Je ne crois pas un mot de tout cela. La hâblerie est notre défaut : interrogez un Français et fiez-vous à ses récits, il aura toujours tout fait. Les ministres entrèrent chez le Roi après M. de Sémonville, les ordonnances furent rapportées, le ministère dissous, M. de Mortemart nommé président du nouveau conseil.

Dans la capitale, le parti républicain venait enfin de déterrer un gîte. M. Baude (l'homme de la parade des bureaux du Temps ), en courant les rues, n'avait trouvé l'Hôtel-de-Ville occupé que par deux hommes, M. Dubourg et M. Zimmer. Il se dit aussitôt l'envoyé d'un gouvernement provisoire qui s'allait venir installer. Il fit appeler les employés de la Préfecture ; il leur ordonna de se mettre au travail, comme si M. de Chabrol était présent.

Dans les gouvernements devenus machines, les poids sont bientôt remontés ; chacun accourt pour se nantir des places délaissées : qui se fit secrétaire général, qui chef de division, qui se donna la comptabilité, qui se nomma au personnel et distribua ce personnel entre ses amis ; il y en eut qui firent apporter leur lit afin de ne pas désemparer, et d'être à même de sauter sur la place qui viendrait à vaquer. M. Dubourg, surnommé le général, et M. Zimmer, étaient censés les chefs de la partie militaire du gouvernement provisoire . M. Baude, représentant le civil de ce gouvernement inconnu, prit des arrêtés et fit des proclamations. Cependant on avait vu des affiches provenant du parti républicain, et portant création d'un autre gouvernement, composé de MM. de La Fayette, Gérard et Choiseul. On ne s'explique guère l'association du dernier nom avec les deux autres ; aussi M. de Choiseul a-t-il protesté. Ce vieillard libéral qui, pour faire le vivant, se tenait raide comme un mort, émigré et naufragé à Calais, ne retrouva pour foyer paternel, en rentrant en France, qu'une loge à l'Opéra.

A trois heures du soir, nouvelle confusion. Un ordre du jour convoqua les députés réunis à Paris, à l'Hôtel-de-Ville, pour y conférer sur les mesures à prendre. Les maires devaient être rendus à leurs mairies, ils devaient aussi envoyer un de leurs adjoints à l'Hôtel-de-Ville, afin d'y composer une commission consultative . Cet ordre du jour était signé : J. Baude , pour le gouvernement provisoire , et colonel Zimmer, par ordre du général Dubourg . Cette audace de trois personnes, qui parlent au nom d'un gouvernement qui n'existait qu'affiché par lui-même au coin des rues, prouve la rare intelligence des Français en révolution : de pareils hommes sont évidemment les chefs destinés à mener les autres peuples. Quel malheur qu'en nous délivrant d'une pareille anarchie, Bonaparte nous eût ravi la liberté !

Les députés s'étaient rassemblés chez M. Laffitte. M. de La Fayette, reprenant 1789, déclara qu'il reprenait aussi le commandement de la garde nationale. On applaudit, et il se rendit à l'Hôtel-de-Ville. Les députés nommèrent une commission municipale composée de cinq membres, MM. Casimir Périer, Laffitte, de Lobau, de Schonen et Audry de Puyraveau. M. Odilon Barrot fut élu secrétaire de cette commission, qui s'installa à l'Hôtel-de-Ville comme avait fait M. de La Fayette. Tout cela siégea pêle-mêle auprès du gouvernement provisoire de M. Dubourg. M. Mauguin, envoyé en mission vers la commission, resta avec elle. L'ami de Washington fit enlever le drapeau noir arboré sur l'Hôtel-de-Ville par l'invention de M. Dubourg.

A huit heures et demie du soir débarquèrent de Saint-Cloud M. de Sémonville, M. d'Argout et M. de Vitrolles. Aussitôt qu'ils avaient appris à Saint-Cloud le rappel des ordonnances, le renvoi des anciens ministres, et la nomination de M. de Mortemart à la présidence du conseil, ils étaient accourus à Paris. Ils se présentèrent en qualité de mandataires du Roi devant la commission municipale. M. Mauguin demanda au grand référendaire s'il avait des pouvoirs écrits ; le grand référendaire répondit qu ' il n ' y avait pas pensé . La négociation des officieux commissaires finit là.

Instruit à la réunion Laffitte de ce qui s'était fait à Saint-Cloud, M. Laffitte signa un laisser-passer pour M. de Mortemart, ajoutant que les députés assemblés chez lui l'attendraient jusqu'à une heure du matin. Le noble duc n'étant pas arrivé, les députés se retirèrent.

M. Laffitte, resté seul avec M. Thiers, s'occupa du duc d'Orléans et des proclamations à faire. Cinquante ans de révolution en France avaient donné aux hommes de pratique la facilité de réorganiser des gouvernements, et aux hommes de théorie l'habitude de ressemeler des chartes, de préparer les machines et les bers avec lesquels s'enlèvent et sur lesquels glissent ces gouvernements.


3 L32 Chapitre 7

J'écris au Roi à Saint-Cloud : sa réponse verbale. - Corps aristocratiques. - Pillage de la maison des missionnaires, rue d'Enfer.

Cette journée du 29, lendemain de mon retour à Paris, ne fut pas pour moi sans occupation. Mon plan était arrêté : je voulais agir, mais je ne le voulais que sur un ordre écrit de la main du Roi, et qui me donnât les pouvoirs nécessaires pour parler aux autorités du moment ; me mêler de tout et ne rien faire ne me convenait pas. J'avais raisonné juste, témoin l'affront essuyé par MM. d'Argout, Sémonville et Vitrolles.

J'écrivis donc à Charles X à Saint-Cloud. M. de Givré se chargea de porter ma lettre. Je priais le Roi de m'instruire de sa volonté. M. de Givré revint les mains vides. Il avait remis ma lettre à M. le duc de Duras, qui l'avait remise au Roi, lequel me faisait répondre qu'il avait nommé M. de Mortemart son premier ministre, et qu'il m'invitait à m'entendre avec lui. Le noble duc, où le trouver ? Je le cherchai vainement le 29 au soir.

Repoussé de Charles X, ma pensée se porta vers la Chambre des pairs ; elle pouvait, en qualité de cour souveraine, évoquer le procès et juger le différend. S'il n'y avait pas sûreté pour elle dans Paris, elle était libre de se transporter à quelque distance, même auprès du Roi, et de prononcer de là son grand arbitrage. Elle avait des chances de succès ; il y en a toujours dans le courage. Après tout, en succombant, elle aurait subi une défaite utile aux principes. Mais aurais-je trouvé dans cette Chambre vingt hommes prêts à se dévouer ? Sur ces vingt hommes, y en avait-il quatre qui fussent d'accord avec moi sur les libertés publiques ?

Les assemblées aristocratiques règnent glorieusement lorsqu'elles sont souveraines et seules investies de droit et de fait de la puissance : elles offrent les plus fortes garanties ; mais, dans les gouvernements mixtes elles perdent leur valeur et sont misérables quand arrivent les grandes crises... Faibles contre le roi, elles n'empêchent pas le despotisme ; faibles contre le peuple, elles ne préviennent pas l'anarchie. Dans les commotions publiques elles ne rachètent leur existence qu'au prix de leurs parjures ou de leur esclavage. La Chambre des lords sauva-t-elle Charles Ier ? Sauva-t-elle Richard Cromwell auquel elle avait prêté serment ? Sauva-t-elle Jacques II ? Sauvera-t-elle aujourd'hui les princes de Hanovre ? Se sauvera-t-elle elle-même ? Ces prétendus contrepoids aristocratiques ne font qu'embarrasser la balance, et seront jetés tôt ou tard hors du bassin. Une aristocratie ancienne et opulente, ayant l'habitude des affaires, n'a qu'un moyen de garder le pouvoir quand il lui échappe : c'est de passer du Capitole au Forum, et de se placer à la tête du nouveau mouvement, à moins qu'elle ne se croie encore assez forte pour risquer la guerre civile.

Pendant que j'attendais le retour de M. de Givré, je fus assez occupé à défendre mon quartier. La banlieue et les carriers de Montrouge affluaient par la barrière d'Enfer. Les derniers ressemblaient à ces carriers de Montmartre qui causèrent de si grandes alarmes à mademoiselle de Mornay lorsqu'elle fuyait les massacres de la Saint-Barthélemy. En passant devant la communauté des missionnaires, située dans ma rue, ils y entrèrent : une vingtaine de prêtres furent obligés de se sauver ; le repaire de ces fanatiques fut philosophiquement pillé leurs lits et leurs livres brûlés dans la rue. On n'a point parlé de cette misère. Avait-on à s'embarrasser de ce que la prêtraille pouvait avoir perdu ? Je donnai l'hospitalité à sept ou huit fugitifs ; ils restèrent plusieurs jours cachés sous mon toit. Je leur obtins des passeports par l'intermédiaire de mon voisin, M. Arago, et ils allèrent ailleurs prêcher la parole de Dieu. " La fuite des saints a souvent été utile aux peuples, utilis populis fuga sanctorum . "


3 L32 Chapitre 8

Chambre des députés. - M. de Mortemart.

La commission municipale, établie à l'Hôtel-de-Ville, nomma le baron Louis commissaire provisoire aux finances, M. Baude à l'intérieur, M. Mérilhou à la justice, M. Chardel aux postes, M. Marchal au télégraphe, M. Bavoux à la police, M. de Laborde, à la préfecture de la Seine. Ainsi le gouvernement provisoire volontaire se trouva détruit en réalité par la promotion de M. Baude, qui s'était créé membre de ce gouvernement. Les boutiques se rouvrirent ; les services publics reprirent leur cours.

Dans la réunion chez M. Laffitte il avait été décidé que les députés s'assembleraient à midi, au palais de la Chambre : ils s'y trouvèrent réunis au nombre de trente ou trente-cinq, présidés par M. Laffitte. M. Bérard annonça qu'il avait rencontré MM. d'Argout, de Forbin-Janson et de Mortemart, qui se rendaient chez M. Laffitte croyant y trouver les députés ; qu'il avait invité ces messieurs à le suivre à la Chambre, mais que M. le duc de Mortemart, accablé de fatigue, s'était retiré pour aller voir M. de Sémonville. M. de Mortemart, selon M. Bérard, avait dit qu'il avait un blanc seing et que le Roi consentait à tout.

En effet, M. de Mortemart apportait cinq ordonnances : au lieu de les communiquer d'abord aux députés, sa lassitude l'obligea de rétrograder jusqu'au Luxembourg. A midi, il envoya les ordonnances à M. Sauvo, celui-ci répondit qu'il ne les pouvait publier dans le Moniteur sans l'autorisation de la Chambre des députés ou de la commission municipale.

M. Bérard s'étant expliqué, comme je viens de le dire à la Chambre, une discussion s'éleva pour savoir si l'on recevrait ou si l'on ne recevrait pas M. de Mortemart. Le général Sébastiani insista pour l'affirmative ; M. Mauguin déclara que, si M. de Mortemart était présent, il demanderait qu'il fût entendu, mais que les événements pressaient et que l'on ne pouvait pas dépendre du bon plaisir de M. de Mortemart.

On nomma cinq commissaires chargés d'aller conférer avec les pairs : ces cinq commissaires furent MM. Augustin Périer, Sébastiani, Guizot, Benjamin Delessert et Hyde de Neuville.

Mais bientôt le comte de Sussy fut introduit dans la Chambre élective. M. de Mortemart l'avait chargé de présenter les ordonnances aux députés. S'adressant à l'assemblée, il lui dit : " En l'absence de M. le chancelier, quelques pairs, en petit nombre, étaient réunis chez moi ; M. le duc de Mortemart nous a remis la lettre ci-jointe, adressée à M. le général Gérard ou à M. Casimir Périer. Je vous demande la permission de vous la communiquer. " Voici la lettre : " Monsieur parti de Saint-Cloud dans la nuit, je cherche vainement à vous rencontrer. Veuillez me dire où je pourrai vous voir. Je vous prie de donner connaissance des ordonnances dont je suis porteur depuis hier. "

M. le duc de Mortemart était parti dans la nuit de Saint-Cloud ; il avait les ordonnances dans sa poche depuis douze ou quinze heures, depuis hier , selon son expression ; il n'avait pu rencontrer ni le général Gérard, ni M. Casimir Périer : M. de Mortemart était bien malheureux ! M. Bérard fit l'observation suivante sur la lettre communiquée :

" Je ne puis, dit-il, m'empêcher de signaler ici un manque de franchise : M. de Mortemart, qui se rendait ce matin chez M. Laffitte lorsque je l'ai rencontré m'a formellement dit qu'il viendrait ici. "

Les cinq ordonnances furent lues. La première rappelait les ordonnances du 25 juillet, la seconde convoquait les Chambres pour le 3 août, la troisième nommait M. de Mortemart ministre des affaires étrangères et président du conseil, la quatrième appelait le général Gérard au ministère de la guerre, la cinquième M. Casimir Périer au ministère des finances. Lorsque je trouvai enfin M. de Mortemart chez le grand référendaire, il m'assura qu'il avait été obligé de rester chez M. de Sémonville parce qu'étant revenu à pied de Saint-Cloud, il s'était vu forcé de faire un détour et de pénétrer dans le bois de Boulogne par une brèche : sa botte ou son soulier lui avait écorché le talon. Il est à regretter qu'avant de produire les actes du trône, M. de Mortemart n'ait pas essayé de voir les hommes influents et de les incliner à la cause royale. Ces actes tombant tout à coup au milieu de députés non prévenus, personne n'osa se déclarer. On s'attira cette terrible réponse de Benjamin Constant :

" Nous savons d'avance ce que la Chambre des pairs nous dira : elle acceptera purement et simplement la révocation des ordonnances. Quant à moi, je ne me prononce pas positivement sur la question de dynastie ; je dirai seulement qu'il serait trop commode pour un roi de faire mitrailler son peuple et d'en être quitte pour dire ensuite : Il n'y a rien de fait. "

Benjamin Constant, qui ne se prononçait pas positivement sur la question de dynastie , aurait-il terminé sa phrase de la même manière si on lui eût fait entendre auparavant des paroles convenables à ses talents et à sa juste ambition ? Je plains sincèrement un homme de courage et d'honneur, comme M. de Mortemart, quand je viens à penser que la monarchie légitime a peut-être été renversée parce que le ministre chargé des pouvoirs du Roi n'a pu rencontrer dans Paris deux députés, et que, fatigué d'avoir fait trois lieues à pied, il s'est écorché le talon. L'ordonnance de nomination à l'ambassade de Saint-Pétersbourg a remplacé pour M. de Mortemart les ordonnances de son vieux maître. Ah ! comment ai-je refusé à Louis-Philippe d'être son ministre des affaires étrangères ou de reprendre ma bien-aimée ambassade de Rome ? Mais, hélas ! de ma bien-aimée , qu'en eussé-je fait au bord du Tibre ? J'aurais toujours cru qu'elle me regardait en rougissant.


3 L32 Chapitre 9

ourse dans Paris. - Le général Dubourg. - Cérémonie funèbre sous les colonnades du Louvre. - Les jeunes gens me rapportent à la Chambre des pairs.

Le 30 au matin, ayant reçu le billet du grand référendaire qui m'invitait à la réunion des pairs au Luxembourg, je voulus apprendre auparavant quelques nouvelles. Je descendis par la rue d'Enfer, la place Saint-Michel et la rue Dauphine. Il y avait encore un peu d'émotion autour des barricades ébréchées. Je comparais ce que je voyais au grand mouvement révolutionnaire de 1789, et cela me semblait de l'ordre et du silence : le changement des moeurs était visible.

Au Pont-Neuf, la statue d'Henri IV tenait à la main comme un guidon de la Ligue, un drapeau tricolore. Des hommes du peuple disaient en regardant le roi de bronze : " Tu n'aurais pas fait cette bêtise-là, mon vieux. " Des groupes étaient rassemblés sur le quai de l'Ecole ; j'aperçois de loin un général accompagné de deux aides de camp également à cheval. Je m'avançai de ce côté. Comme je fendais la foule, mes yeux se portèrent sur le général : ceinture tricolore par-dessus son habit, chapeau de travers renversé en arrière, corne en avant. Il m'avise à son tour et s'écrie : " Tiens, le vicomte ! " Et moi, surpris je reconnais le colonel ou capitaine Dubourg, mon compagnon de Gand, lequel allait pendant notre retour à Paris prendre les villes ouvertes au nom de Louis XVIII, et nous apportait ainsi que je vous l'ai raconté, la moitié d'un mouton pour dîner dans un bouge, à Arnouville.

C'est cet officier que les journaux avaient représenté comme un austère soldat républicain à moustaches grises, lequel n'avait pas voulu servir sous la tyrannie impériale, et qui était si pauvre qu'on avait été obligé de lui acheter à la friperie un uniforme râpé du temps de La Réveillère-Lepaux. Et moi de m'écrier : " Eh ! c'est vous ! comment... " Il me tend le bras, me serre la main sur le cou de Flanquine, on fit cercle : " Mon cher ", me dit à haute voix le chef militaire du gouvernement provisoire, en me montrant le Louvre, " ils étaient là-dedans douze cents : nous leur en avons flanqué des pruneaux dans le derrière ! et de courir, et de courir !... " Les aides de camp de M. Dubourg éclatent en gros rires ; et la tourbe de rire à l'unisson, et le général de piquer sa mazette qui caracolait comme une bête éreintée, suivie de deux autres Rossinantes glissant sur le pavé et prêtes à tomber sur le nez entre les jambes de leurs cavaliers.

Ainsi, superbement emporté, m'abandonna le Diomède de l'Hôtel-de-Ville, brave d'ailleurs et spirituel. J'ai vu des hommes qui, prenant au sérieux toutes les scènes de 1830, rougissaient à ce récit, parce qu'il déjouait un peu leur héroïque crédulité. J'étais moi-même honteux en voyant le côté comique des révolutions les plus graves et de quelle manière on peut se moquer de la bonne foi du peuple.

M. Louis Blanc, dans le premier volume de son excellente Histoire de dix ans , publiée après ce que je viens d'écrire ici, confirme mon récit : " Un homme, dit-il, d'une taille moyenne, d'une figure énergique, traversait, en uniforme de général et suivi par un grand nombre d'hommes armés, le marché des Innocents. C'était de M. Evariste Dumoulin, rédacteur du Constitutionnel , que cet homme avait reçu son uniforme, pris chez un fripier, et les épaulettes qu'il portait lui avaient été données par l'acteur Perlet : elles venaient du magasin de l'Opéra-Comique. Quel est ce général ? demandait-on de toutes parts. Et quand ceux qui l'entouraient avaient répondu : " C'est le général Dubourg, " Vive le général Dubourg ! criait le peuple, devant qui ce nom n'avait jamais retenti [J'ai reçu le 9 janvier de cette année 1841, une lettre de M. Dubourg ; on y lit ces phrases : " Combien j'ai désiré vous voir depuis notre rencontre sur le quai du Louvre ! Combien de fois j'ai désiré verser dans votre sein les chagrins qui déchiraient mon âme ! Qu'on est malheureux d'aimer avec passion son pays, son honneur, son bonheur, sa gloire, quand l'on vit à une telle époque ! (...)

" Avais-je tort, en 1830, de ne pas vouloir me soumettre à ce que l'on faisait ? Je voyais clairement l'avenir odieux que l'on préparait à la France ; j'expliquais comment le mal seul pouvait surgir d'arrangements politiques aussi frauduleux : mais personne ne me comprenait. "

Le 5 juillet de cette même année 1841, M. Dubourg m'écrivait encore pour m'envoyer le brouillon d'une note qu'il adressait en 1828 à MM. de Martignac et de Caux pour les engager à me faire entrer au conseil. Je n'ai donc rien avancé sur M. Dubourg qui ne soit de la plus exacte vérité. (Paris, note de 1841. N.d.A.)] . "

Un autre spectacle m'attendait à quelques pas de là : une fosse était creusée devant la colonnade du Louvre ; un prêtre, en surplis et en étole, disait des prières au bord de cette fosse : on y déposait les morts. Je me découvris et fis le signe de la croix. La foule silencieuse regardait avec respect cette cérémonie, qui n'eût rien été si la religion n'y avait comparu. Tant de souvenirs et de réflexions s'offraient à moi, que je restais dans une complète immobilité. Tout à coup je me sens pressé ; un cri part : " Vive le défenseur de la liberté de la presse ! " Mes cheveux m'avaient fait reconnaître. Aussitôt des jeunes gens me saisissent et me disent : " Où allez-vous ? nous allons vous porter. " Je ne savais que répondre ; je remerciais ; je me débattais ; je suppliais de me laisser aller. L'heure de la réunion à la Chambre des pairs n'était pas encore arrivée. Les jeunes gens ne cessaient de crier : " Où allez-vous ? où allez-vous ? " Je répondis au hasard : " Eh bien, au Palais-Royal ! " Aussitôt j'y suis conduit aux cris de : Vive la Charte ! vive la liberté de la presse ! vive Chateaubriand ! Dans la cour des Fontaines, M. Barba, le libraire, sortit de sa maison et vint m'embrasser.

Nous arrivons au Palais-Royal ; on me bouscule dans un café sous la galerie de bois. Je mourais de chaud. Je réitère à mains jointes ma demande en rémission de ma gloire : point ; toute cette jeunesse refuse de me lâcher. Il y avait dans la foule un homme en veste à manches retroussées, à mains noires, à figure sinistre, aux yeux ardents, tel que j'en avais tant vu au commencement de la révolution : il essayait continuellement de s'approcher de moi, et les jeunes gens le repoussaient toujours. Je n'ai su ni son nom ni ce qu'il me voulait.

Il fallut me résoudre à dire enfin que j'allais à la Chambre des pairs. Nous quittâmes le café ; les acclamations recommencèrent. Dans la cour du Louvre diverses espèces de cris se firent entendre : on disait : " Aux Tuileries ! aux Tuileries ! " les autres : " Vive le premier consul ! " et semblaient vouloir me faire l'héritier de Bonaparte républicain. Hyacinthe, qui m'accompagnait, recevait sa part des poignées de main et des embrassades. Nous traversâmes le pont des Arts et nous prîmes la rue de Seine. On accourait sur notre passage ; on se mettait aux fenêtres. Je souffrais de tant d'honneurs, car on m'arrachait les bras. Un des jeunes gens qui me poussaient par derrière passa tout à coup sa tête entre mes jambes et m'enleva sur ses épaules. Nouvelles acclamations ; on criait aux spectateurs dans la rue et aux fenêtres : " A bas les chapeaux ! vive la Charte ! " et moi je répliquais : " Oui, messieurs, vive la Charte ! mais vive le Roi ! " On ne répétait pas ce cri, mais il ne provoquait aucune colère. Et voilà comme la partie était perdue ! Tout pouvait encore s'arranger, mais il ne fallait présenter au peuple que des hommes populaires : dans les révolutions, un nom fait plus qu'une armée.

Je suppliai tant mes jeunes amis qu'ils me mirent enfin à terre. Dans la rue de Seine, en face de mon libraire, M. Le Normant, un tapissier offrit un fauteuil pour me porter ; je le refusai et j'arrivai au milieu de mon triomphe dans la cour d'honneur du Luxembourg. Ma généreuse escorte me quitta alors après avoir poussé de nouveaux cris de Vive la Charte ! de vive Chateaubriand !

J'étais touché des sentiments de cette noble jeunesse : j'avais crié vive le Roi au milieu d'elle, tout aussi en sûreté que si j'eusse été seul enfermé dans ma maison ; elle connaissait mes opinions ; elle m'amenait elle-même à la Chambre des pairs où elle savait que j'allais parler et rester fidèle à mon Roi ; et pourtant c'était le 30 juillet, et nous venions de passer près de la fosse dans laquelle on ensevelissait les citoyens tués par les balles des soldats de Charles X !


3 L32 Chapitre 10

Réunion des pairs.

Le bruit que je laissais en dehors contrastait avec le silence qui régnait dans le vestibule du palais du Luxembourg. Ce silence augmenta dans la galerie sombre qui précède les salons de M. de Sémonville. Ma présence gêna les vingt-cinq ou trente pairs qui s'y trouvaient rassemblés : j'empêchais les douces effusions de la peur, la tendre consternation à laquelle on se livrait Ce fut là que je vis enfin M. de Mortemart. Je lui dis que, d'après le désir du Roi, j'étais prêt à m'entendre avec lui. Il me répondit, comme je l'ai déjà rapporté, qu'en revenant, il s'était écorché le talon : il rentra dans le flot de l'Assemblée. Il nous donna connaissance des ordonnances comme il les avait fait communiquer aux députés par M. de Sussy. M. de Broglie déclara qu'il venait de parcourir Paris ; que nous étions sur un volcan ; que les bourgeois ne pouvaient plus contenir leurs ouvriers ; que si le nom de Charles X était seulement prononcé on nous couperait la gorge à tous, et qu'on démolirait le Luxembourg comme on avait démoli la Bastille : " C'est vrai ! c'est vrai ! " murmuraient d'une voix sourde les prudents, en secouant la tête. M. de Caraman, qu'on avait fait duc, apparemment parce qu'il avait été valet de M. de Metternich, soutenait avec chaleur qu'on ne pouvait reconnaître les ordonnances : " Pourquoi donc, lui dis-je, monsieur ? " Cette froide question glaça sa verve.

Arrivent les cinq députés commissaires. M. le général Sébastiani débute par sa phrase accoutumée : " Messieurs, c'est une grosse affaire. " Ensuite il fait l'éloge de la haute modération de M. le duc de Mortemart ; il parle des dangers de Paris, prononce quelques mots à la louange de Son Altesse Royale monseigneur le duc d'Orléans, et conclut à l'impossibilité de s'occuper des ordonnances. Moi et M. Hyde de Neuville nous fûmes les seuls d'un avis contraire. J'obtins la parole : " M. le duc de Broglie nous a dit, messieurs, qu'il s'est promené dans les rues, et qu'il a vu partout des dispositions hostiles : je viens aussi de parcourir Paris, trois mille jeunes gens m'ont rapporté dans la cour de ce palais ; vous avez pu entendre leurs cris : ont-ils soif de votre sang ceux qui ont ainsi salué l'un de vos collègues ? Ils ont crié Vive la Charte ! j'ai répondu Vive le Roi ! ils n'ont témoigné aucune colère et sont venus me déposer sain et sauf au milieu de vous. Sont-ce là des symptômes si menaçants de l'opinion publique ? Je soutiens, moi, que rien n'est perdu, que nous pouvons accepter les ordonnances. La question n'est pas de considérer s'il y a péril ou non, mais de garder les serments que nous avons prêtés à ce Roi dont nous tenons nos dignités, et plusieurs d'entre nous leur fortune. Sa Majesté, en retirant les ordonnances et en changeant son ministère, a fait tout ce qu'elle a dû ; faisons à notre tour ce que nous devons. Comment ? dans tout le cours de notre vie, il se présente un seul jour où nous sommes obligés de descendre sur le champ de bataille, et nous n'accepterions pas le combat ? Donnons à la France l'exemple de l'honneur et de la loyauté ; empêchons-la de tomber dans des combinaisons anarchiques où sa paix, ses intérêts réels et ses libertés iraient se perdre : le péril s'évanouit quand on ose le regarder. "

On ne me répondit point ; on se hâta de lever la séance. Il y avait une impatience de parjure dans cette assemblée que poussait une peur intrépide ; chacun voulait sauver sa guenille de vie, comme si le temps n'allait pas, dès demain, nous arracher nos vieilles peaux, dont un juif bien avisé n'aurait pas donné une obole.


3 L32 Chapitre 11

Les républicains. - Les orléanistes. - M. Thiers est envoyé à Neuilly. - Autre convocation des pairs chez le grand référendaire : la lettre m'arrive trop tard.

Les trois partis commençaient à se dessiner et à agir les uns contre les autres : les députés qui voulaient la monarchie par la branche aînée étaient les plus forts légalement, ils ralliaient à eux tout ce qui tendait à l'ordre ; mais, moralement, ils étaient les plus faibles : ils hésitaient, ils ne se prononçaient pas : il devenait manifeste, par la tergiversation de la cour, qu'ils tomberaient dans l'usurpation plutôt que de se voir engloutis dans la république.

Celle-ci fit afficher un placard qui disait : " La France est libre. Elle n'accorde au gouvernement provisoire que le droit de la consulter, en attendant qu'elle ait exprimé sa volonté par de nouvelles élections. Plus de royauté. Le pouvoir exécutif confié à un président temporaire. Concours médiat ou immédiat de tous les citoyens à l'élection des députés. Liberté des cultes. "

Ce placard résumait les seules choses justes de l'opinion républicaine ; une nouvelle assemblée de députés aurait décidé s'il était bon ou mauvais de céder à ce voeu, plus de royauté ; chacun aurait plaidé sa cause, et l'élection d'un gouvernement quelconque par un congrès national eut eu le caractère de la légalité.

Sur une autre affiche républicaine du même jour, 30 juillet, on lisait en grosses lettres : " Plus de Bourbons... Tout est là, grandeur, repos, prospérité publique, liberté. "

Enfin parut une adresse à MM. les membres de la commission municipale composant un gouvernement provisoire ; elle demandait : " Qu'aucune proclamation ne fût faite pour désigner un chef, lorsque la forme même du gouvernement ne pouvait être encore déterminée ; que le gouvernement provisoire restât en permanence jusqu'à ce que le voeu de la majorité des Français pût être connu ; toute autre mesure étant intempestive et coupable. "

Cette adresse émanant des membres d'une commission nommée par un grand nombre de citoyens de divers arrondissements de Paris, était signée par MM. Chevalier, président, Trélat, Teste, Lepelletier, Guinard, Hingray, Cauchois-Lemaire, etc.

Dans cette réunion populaire, on proposait de remettre par acclamation la présidence de la république à M. de La Fayette ; on s'appuyait sur les principes que la Chambre des représentants de 1815 avait proclamés en se séparant. Divers imprimeurs refusèrent de publier ces proclamations, disant que défense leur en était faite par M. le duc de Broglie. La république jetait par terre le trône de Charles X ; elle craignait les inhibitions de M. de Broglie, lequel n'avait aucun caractère.

Je vous ai dit que, dans la nuit du 29 au 30, M. Laffitte, avec MM. Thiers et Mignet, avaient tout préparé pour attirer les yeux du public sur M. le duc d'Orléans. Le 30 parurent des proclamations et des adresses, fruit de ce conciliabule : " Evitons la république, " disaient-elles. Venaient ensuite les faits d'armes de Jemmapes et de Valmy, et l'on assurait que M. le duc d'Orléans n'était pas Capet , mais Valois .

Et cependant M. Thiers, envoyé par M. Laffitte, chevauchait vers Neuilly avec M. Scheffer : S. A. R. n'y était pas. Grands combats de paroles entre mademoiselle d'Orléans et M. Thiers : il fut convenu qu'on écrirait à M. le duc d'Orléans pour le décider à se rallier à la révolution. M. Thiers écrivit lui-même un mot au prince, et madame Adélaïde promit de devancer sa famille à Paris. L'orléanisme avait fait des progrès, et dès le soir même de cette journée, il fut question parmi les députés de conférer les pouvoirs de lieutenant général à M. le duc d'Orléans.

M. de Sussy, avec les ordonnances de Saint-Cloud, avait été encore moins bien reçu à l'Hôtel-de-Ville qu'à la Chambre des députés. Muni d'un récépissé de M. de La Fayette, il vint retrouver M. de Mortemart qui s'écria :

" Vous m'avez sauvé plus que la vie ; vous m'avez sauvé l'honneur. "

La commission municipale fit une proclamation dans laquelle elle déclarait que les crimes de son pouvoir (de Charles X) étaient finis , et que le peuple aurait un gouvernement qui lui devrait (au peuple) son origine : phrase ambiguë qu'on pouvait interpréter comme on voulait. MM. Laffitte et Périer ne signèrent point cet acte. M. de La Fayette, alarmé un peu tard de l'idée de la royauté orléaniste, envoya M. Odilon Barrot à la Chambre des députés annoncer que le peuple, auteur de la révolution de juillet, n'entendait pas la terminer par un simple changement de personnes, et que le sang versé valait bien quelques libertés. Il fut question d'une proclamation des députés afin d'inviter S. A. R. le duc d'Orléans à se rendre dans la capitale : après quelques communications avec l'Hôtel-de-Ville, ce projet de proclamation fut anéanti. On n'en tira pas moins au sort une députation de douze membres pour aller offrir au châtelain de Neuilly cette lieutenance générale qui n'avait pu trouver passage dans une proclamation.

Dans la soirée, M. le grand référendaire rassemble chez lui les pairs : sa lettre, soit négligence ou politique m'arriva trop tard. Je me hâtai de courir au rendez-vous ; on m'ouvrit la grille de l'allée de l'Observatoire ; je traversai le jardin du Luxembourg : quand j'arrivai au palais, je n'y trouvai plus personne. Je refis le chemin des parterres les yeux attachés sur la lune. Je regrettais les mers et les montagnes où elle m'était apparue, les forêts dans la cime desquelles, se dérobant elle-même en silence, elle avait l'air de me répéter la maxime d'Epicure : " Cache ta vie. "


3 L32 Chapitre 12

Saint-Cloud. - Scène : monsieur le Dauphin et le maréchal de Raguse.

J'ai laissé les troupes, le 29 au soir, se retirant sur Saint-Cloud. Les bourgeois de Chaillot et de Passy les attaquèrent, tuèrent un capitaine de carabiniers, deux officiers, et blessèrent une dizaine de soldats. Le Motha, capitaine de la garde, fut frappé d'une balle par un enfant qu'il s'était plu à ménager. Ce capitaine avait donné sa démission au moment de la publication des ordonnances ; mais, voyant qu'on se battait le 27, il rentra dans son corps pour partager les dangers de ses camarades. Jamais, à la gloire de la France, il n'y eut un plus beau combat dans les partis opposés entre la liberté et l'honneur.

Les enfants, intrépides parce qu'ils ignorent le danger, ont joué un triste rôle dans les trois journées : à l'abri de leur faiblesse, ils tiraient à bout portant sur les officiers qui se seraient crus déshonorés en les repoussant. Les armes modernes mettent la mort à la disposition de la main la plus débile. Singes laids et étiolés, libertins avant d'avoir le pouvoir de l'être, cruels et pervers, ces petits héros des trois journées se livraient à des assassinats avec tout l'abandon de l'innocence. Donnons-nous garde, par des louanges imprudentes, de faire naître l'émulation du mal. Les enfants de Sparte allaient à la chasse aux ilotes.

Monsieur le Dauphin reçut les soldats à la porte du village de Boulogne, dans le bois, puis il rentra à Saint-Cloud.

Saint-Cloud était gardé par les quatre compagnies des gardes du corps. Le bataillon des élèves de Saint-Cyr était arrivé : en rivalité et en contraste avec l'Ecole polytechnique, il avait embrassé la cause royale. Les troupes exténuées, qui revenaient d'un combat de trois jours, ne causaient, par leurs blessures et leur délabrement, que de l'ébahissement aux domestiques titrés, dorés et repus qui mangeaient à la table du Roi. On ne songea point à couper les lignes télégraphiques ; passaient librement sur la route courriers, voyageurs, malles-postes, diligences, avec le drapeau tricolore qui insurgeait les villages en les traversant. Les embauchages par le moyen de l'argent et des femmes commencèrent. Les proclamations de la commune de Paris étaient colportées çà et là. Le Roi et la cour ne se voulaient pas encore persuader qu'ils fussent en péril. Afin de prouver qu'ils méprisaient les gestes de quelques bourgeois mutinés, et qu'il n'y avait point de révolution, ils laissaient tout aller : le doigt de Dieu se voit dans tout cela.

A la tombée de la nuit du 30 juillet, à peu près à la même heure où la commission des députés partait pour Neuilly, un aide-major fit annoncer aux troupes que les ordonnances étaient rapportées. Les soldats crièrent : Vive le Roi ! et reprirent leur gaieté au bivouac, mais cette annonce de l'aide-major, envoyé par le duc de Raguse, n'avait pas été communiquée au Dauphin, qui grand amateur de discipline, entra en fureur. Le Roi dit au maréchal : " Le Dauphin est mécontent, allez vous expliquer avec lui. "

Le maréchal ne trouva point le Dauphin chez lui et l'attendit dans la salle de billard avec le duc de Guiche et le duc de Ventadour, aides de camp du prince. Le Dauphin rentra : à l'aspect du maréchal, il rougit jusqu'aux yeux, traverse son antichambre avec ses grands pas si singuliers, arrive à son salon, et dit au maréchal : " Entrez ! " La porte se referme : un grand bruit se fait entendre ; l'élévation des voix s'accroît ; le duc de Ventadour, inquiet, ouvre la porte ; le maréchal sort, poursuivi par le Dauphin, qui l'appelle double traître. " Rendez votre épée ! rendez votre épée ! " et, se jetant sur lui, il lui arrache son épée. L'aide de camp du maréchal, M. Delarue, se veut précipiter entre lui et le Dauphin, il est retenu par M. de Montgascon ; le prince s'efforce de briser l'épée du maréchal et se coupe les mains. Il crie : " A moi, gardes du corps ! qu'on le saisisse ! " Les gardes du corps accoururent ; sans un mouvement de tête du maréchal, leurs baïonnettes l'auraient atteint au visage. Le duc de Raguse est conduit aux arrêts dans son appartement.

Le Roi arrangea tant bien que mal cette affaire, d'autant plus déplorable, que les acteurs n'inspiraient pas un grand intérêt. Lorsque le fils du Balafré occit Saint-Pol, maréchal de la Ligue, on reconnut dans ce coup d'épée la fierté et le sang des Guises ; mais quand monsieur le Dauphin, plus puissant seigneur qu'un prince de Lorraine, aurait pourfendu le maréchal Marmont, qu'est-ce que cela eût fait ? Si le maréchal eût tué monsieur le Dauphin, c'eût été seulement un peu plus singulier. On verrait passer dans la rue César, descendant de Vénus et Brutus, arrière-neveu de Junius, qu'on ne les regarderait pas. Rien n'est grand aujourd'hui, parce que rien n'est haut.

Voilà comme se dépensait à Saint-Cloud la dernière heure de la monarchie : cette pâle monarchie, défigurée et sanglante, ressemblait au portrait que nous fait d'Urfé d'un grand personnage expirant : " Il avait les yeux hâves et enfoncés ; la mâchoire inférieure, couverte seulement d'un peu de peau, paraissait s'être retirée ; la barbe hérissée, le teint jaune, les regards lents, les souffles abattus. De sa bouche il ne sortait déjà plus de paroles humaines, mais des oracles. "


3 L32 Chapitre 13

Neuilly. - M. le duc d'Orléans. - Le Raincy. - Le prince vient à Paris.

M. le duc d'Orléans avait eu, sa vie durant, pour le trône ce penchant que toute âme bien née sent pour le pouvoir. Ce penchant se modifie selon les caractères : impétueux et aspirant, mou et rampant ; imprudent, ouvert, déclaré dans ceux-ci, circonspect, caché, honteux et bas dans ceux-là : l'un, pour s'élever, peut atteindre à tous les crimes ; l'autre, pour monter, peut descendre à toutes les bassesses. M. le duc d'Orléans appartenait à cette dernière classe d'ambitieux. Suivez ce prince dans sa vie, il ne dit et ne fait jamais rien de complet, et laisse toujours une porte ouverte à l'évasion.

Pendant la Restauration, il flatte la cour et encourage l'opinion libérale ; Neuilly est le rendez-vous des mécontentements et des mécontents. On soupire, on se serre la main en levant les yeux au ciel, mais on ne prononce pas une parole assez significative pour être reportée en haut lieu. Un membre de l'opposition meurt-il, on envoie un carrosse au convoi, mais ce carrosse est vide ; la livrée est admise à toutes les portes et à toutes les fosses. Si, au temps de mes disgrâces de cour, je me trouve aux Tuileries sur le chemin de M. le duc d'Orléans, il passe en ayant soin de saluer à droite, de manière que, moi étant à gauche, il me tourne l'épaule. Cela sera remarqué, et fera bien.

M. le duc d'Orléans connut-il d'avance les ordonnances de juillet ? En fut-il instruit par une personne qui tenait le secret de M. Ouvrard ? Qu'en pensa-t-il ? Quelles furent ses craintes et ses espérances ? Conçut-il un plan ? Poussa-t-il M. Laffitte à faire ce qu'il fit, ou laissa-t-il faire M. Laffitte ? D'après le caractère de Louis-Philippe on doit présumer qu'il ne prit aucune résolution et que sa timidité politique, se renfermant dans sa fausseté attendit l'événement comme l'araignée attend le moucheron qui se prendra dans sa toile. Il a laissé le moment conspirer ; il n'a conspiré lui-même que par ses désirs dont il est probable qu'il avait peur.

Il y avait deux partis à prendre pour M. le duc d'Orléans : le premier, et le plus honorable, était de courir à Saint-Cloud, de s'interposer entre Charles X et le peuple, afin de sauver la couronne de l'un et la liberté de l'autre ; le second consistait à se jeter dans les barricades, le drapeau tricolore au poing, et à se mettre à la tête du mouvement du monde. Philippe avait à choisir entre l'honnête homme et le grand homme : il a préféré escamoter la couronne du Roi et la liberté du peuple. Un filou, pendant le trouble et les malheurs d'un incendie, dérobe subtilement les objets les plus précieux du palais brûlant sans écouter les cris d'un enfant que la flamme a surpris dans son berceau.

La riche proie une fois saisie, il s'est trouvé force chiens à la curée : alors sont arrivées toutes ces vieilles corruptions des régimes précédents, ces receleurs d'effets volés, crapauds immondes à demi écrasés sur lesquels on a cent fois marché, et qui vivent, tout aplatis qu'ils sont. Ce sont là pourtant les hommes que l'on vante et dont on exalte l'habileté ! Milton pensait autrement lorsqu'il écrivait ce passage d'une lettre sublime : " Si Dieu versa jamais un amour ferme de la beauté morale dans le sein d'un homme, il l'a versé dans le mien. Quelque part que je rencontre un homme méprisant la fausse estime du vulgaire, osant aspirer, par ses sentiments, son langage et sa conduite, à ce que la haute sagesse des âges nous a enseigné de plus excellent, je m'unis à cet homme par une sorte de nécessaire attachement. Il n'y a point de puissance dans le ciel ou sur la terre qui puisse m'empêcher de contempler avec respect et tendresse ceux qui ont atteint le sommet de la dignité et de la vertu. "

La cour aveugle de Charles X ne sut jamais où elle en était et à qui elle avait affaire : on pouvait mander M. le duc d'Orléans à Saint-Cloud, et il est probable que dans le premier moment il eût obéi ; on pouvait le faire enlever à Neuilly, le jour même des ordonnances : on ne prit ni l'un ni l'autre parti.

Sur des renseignements que lui porta madame de Bondy à Neuilly dans la nuit du mardi 27, Louis-Philippe se leva à trois heures du matin, et se retira en un lieu connu de sa seule famille. Il avait la double crainte d'être atteint par l'insurrection de Paris ou arrêté par un capitaine des gardes. Il alla donc écouter dans la solitude du Raincy les coups de canon lointains de la bataille du Louvre, comme j'écoutais sous un arbre ceux de la bataille de Waterloo. Les sentiments qui sans doute agitaient le prince ne devaient guère ressembler à ceux qui m'oppressaient dans les campagnes de Gand.

Je vous ai dit que, dans la matinée du 30 juillet, M. Thiers ne trouva point le duc d'Orléans à Neuilly ; mais madame la duchesse d'Orléans envoya chercher S. A. R. : M. le comte Anatole de Montesquiou fut chargé du message. Arrivé au Raincy, M. de Montesquiou eut toutes les peines du monde à déterminer Louis-Philippe à revenir à Neuilly pour y attendre la députation de la Chambre des députés.

Enfin, persuadé par le chevalier d'honneur de la duchesse d'Orléans, Louis-Philippe monta en voiture. M. de Montesquiou partit en avant ; il alla d'abord assez vite ; mais quand il regarda en arrière, il vit la calèche de S. A. R. s'arrêter et rebrousser chemin vers le Raincy.

M. de Montesquiou revient en hâte, implore la future majesté qui courait se cacher au désert, comme ces illustres chrétiens fuyant jadis la pesante dignité de l'épiscopat : le serviteur fidèle obtint une dernière et malheureuse victoire.

Le soir du 30, la députation des douze membres de la Chambre des députés, qui devait offrir la lieutenance générale du royaume au prince, lui envoya un message à Neuilly. Louis-Philippe reçut ce message à la grille du parc, le lut au flambeau et se mit à l'instant en route pour Paris, accompagné de MM. de Berthois, Haymès et Oudart. Il portait à sa boutonnière une cocarde tricolore : il allait enlever une vieille couronne au garde-meuble.


3 L32 Chapitre 14

Une députation de la Chambre élective offre à M. le duc d'Orléans la lieutenance générale du royaume. - Il accepte. - Efforts des républicains.

A son arrivée au Palais-Royal, M. le duc d'Orléans envoya complimenter M. de La Fayette.

La députation des douze députés se présenta au Palais-Royal. Elle demanda au prince s'il acceptait la lieutenance générale du royaume ; réponse embarrassée :

" Je suis venu au milieu de vous partager vos dangers... J'ai besoin de réfléchir. Il faut que je consulte diverses personnes. Les dispositions de Saint-Cloud ne sont point hostiles ; la présence du Roi m'impose des devoirs. " Ainsi répondit Louis-Philippe. On lui fit rentrer ses paroles dans le corps, comme il s'y attendait : après s'être retiré une demi-heure, il reparut portant une proclamation en vertu de laquelle il acceptait les fonctions de lieutenant général du royaume, proclamation finissant par cette déclaration : " La Charte sera désormais une vérité. "

Portée à la Chambre élective, la proclamation fut reçue avec cet enthousiasme révolutionnaire âgé de cinquante ans : on y répondit par une autre proclamation de la rédaction de M. Guizot. Les députés retournèrent au Palais-Royal ; le prince s'attendrit, accepta de nouveau et ne put s'empêcher de gémir sur les déplorables circonstances qui le forçaient d'être lieutenant général du royaume.

La république, étourdie des coups qui lui étaient portés, cherchait à se défendre ; mais son véritable chef le général La Fayette, l'avait presque abandonnée. Il se plaisait dans ce concert d'adorations qui lui arrivaient de tous côtés ; il humait le parfum des révolutions ; il s'enchantait de l'idée qu'il était l'arbitre de la France qu'il pouvait à son gré, en frappant du pied, faire sortir de terre une république ou une monarchie ; il aimait à se bercer dans cette incertitude où se plaisent les esprits qui craignent les conclusions, parce qu'un instinct les avertit qu'ils ne sont plus rien quand les faits sont accomplis.

Les autres chefs républicains s'étaient perdus d'avance par divers ouvrages : l'éloge de la terreur, en rappelant aux Français 1793, les avait fait reculer. Le rétablissement de la garde nationale tuait en même temps, dans les combattants de juillet, le principe ou la puissance de l'insurrection. M. de La Fayette ne s'aperçut pas qu'en rêvassant la république, il avait armé contre elle trois millions de gendarmes.

Quoi qu'il en soit, honteux d'être sitôt pris pour dupes, les jeunes gens essayèrent quelque résistance. Ils répliquèrent par des proclamations et des affiches aux proclamations et aux affiches du duc d'Orléans. On lui disait que si les députés s'étaient abaissés à le supplier d'accepter la lieutenance générale du royaume, la Chambre des députés, nommée sous une loi aristocratique n'avait pas le droit de manifester la volonté populaire. On prouvait à Louis-Philippe qu'il était fils de Louis-Philippe-Joseph ; que Louis-Philippe-Joseph était fils de Louis-Philippe, que Louis-Philippe était fils de Louis, lequel était fils de Philippe II, régent ; que Philippe II était fils de Philippe Ier, lequel était frère de Louis XIV : donc Louis-Philippe d'Orléans était Bourbon et Capet , non Valois . M. Laffitte n'en continuait pas moins à le regarder comme étant de la race de Charles IX et de Henri III, et disait : " Thiers sait cela. "

Plus tard, la réunion Lointier s'écria que la nation était en armes pour soutenir ses droits par la force. Le comité central du douzième arrondissement déclara que le peuple n'avait point été consulté sur le mode de sa Constitution ; que la Chambre des députés et la Chambre des pairs, tenant leurs pouvoirs de Charles X, étaient tombées avec lui ; qu'elles ne pouvaient, en conséquence, représenter la nation ; que le douzième arrondissement ne reconnaissait point la lieutenance générale ; que le gouvernement provisoire devait rester en permanence, sous la présidence de La Fayette jusqu'à ce qu'une Constitution eût été délibérée et arrêtée comme base fondamentale du gouvernement.

Le 30 au matin, il était question de proclamer la république. Quelques hommes déterminés menaçaient de poignarder la commission municipale si elle ne conservait pas le pouvoir. Ne s'en prenait-on pas aussi à la Chambre des pairs ? On était furieux de son audace. L'audace de la Chambre des pairs ! Certes, c'était là le dernier outrage et la dernière injustice qu'elle eût dû s'attendre à éprouver de l'opinion.

Il y eut un projet : vingt jeunes gens des plus ardents devaient s'embusquer dans une petite rue donnant sur le quai de la Ferraille, et faire feu sur Louis-Philippe, lorsqu'il se rendrait du Palais-Royal à la maison de ville. On les arrêta en leur disant : " Vous tuerez en même temps Laffitte, Pajol et Benjamin Constant. " Enfin on voulait enlever le duc d'Orléans et l'embarquer à Cherbourg : étrange rencontre si Charles X et Philippe se fussent retrouvés dans le même port, sur le même vaisseau, l'un expédié à la rive étrangère par les bourgeois l'autre par les républicains !


3 L32 Chapitre 15

M. le duc d'Orléans va à l'Hôtel-de-Ville.

Le duc d'Orléans, ayant pris le parti d'aller faire confirmer son titre par les tribuns de l'Hôtel-de-Ville, descendit dans la cour du Palais-Royal, entouré de quatre-vingt-neuf députés en casquettes, en chapeaux ronds, en habits, en redingotes. Le candidat royal monté sur un cheval blanc, il est suivi de Benjamin Constant dans une chaise à porteur ballottée par deux Savoyards. MM. Méchin et Viennet couverts de sueur et de poussière, marchent entre le cheval blanc du monarque futur et la brouette du député goutteux, se querellant avec les deux crocheteurs pour garder les distances voulues. Un tambour à moitié ivre battait la caisse à la tête du cortège. Quatre huissiers servaient de licteurs. Les députés les plus zélés meuglaient : Vive le duc d'Orléans ! Autour du Palais-Royal ces cris eurent quelques succès ; mais, à mesure qu'on avançait vers l'Hôtel-de-Ville, les spectateurs devenaient moqueurs ou silencieux. Philippe se démenait sur son cheval de triomphe, et ne cessait de se mettre sous le bouclier de M. Laffitte, en recevant de lui, chemin faisant, quelques paroles protectrices. Il souriait au général Gérard, faisait des signes d'intelligence à M. Viennet et à M. Méchin, mendiait la couronne en quêtant le peuple avec son chapeau orné d'une aune de ruban tricolore, tendant la main à quiconque voulait en passant aumôner cette main. La monarchie ambulante arrive sur la place de Grève, où elle est saluée des cris : Vive la république !

Quand la matière électorale royale pénétra dans l'intérieur de l'Hôtel-de-Ville, des murmures plus menaçants accueillirent le postulant : quelques serviteurs zélés qui criaient son nom reçurent des gourmades. Il entre dans la salle du Trône ; là se pressaient les blessés et les combattants des trois journées : une exclamation générale : Plus de Bourbons ! vive La Fayette ! ébranla les voûtes de la salle. Le prince en parut troublé. M. Viennet lut à haute voix pour M. Laffitte la déclaration des députés ; elle fut écoutée dans un profond silence. Le duc d'Orléans prononça quelques mots d'adhésion. Alors M. Dubourg dit rudement à Philippe : " Vous venez de prendre de grands engagements. S'il vous arrivait jamais d'y manquer, nous sommes gens à vous les rappeler. " Et le Roi futur de répondre tout ému : " Monsieur, je suis honnête homme. " M. de La Fayette, voyant l'incertitude croissante de l'assemblée, se mit tout à coup en tête d'abdiquer la présidence : il donne au duc d'Orléans un drapeau tricolore, s'avance sur le balcon de l'Hôtel-de-Ville, et embrasse le prince aux yeux de la foule ébahie tandis que celui-ci agitait le drapeau national. Le baiser républicain de La Fayette fit un roi. Singulier résultat de toute la vie du héros des Deux-Mondes !

Et puis, plan ! plan ! la litière de Benjamin Constant et le cheval blanc de Louis-Philippe rentrèrent moitié hués, moitié bénis, de la fabrique politique de la Grève au Palais-Marchand. " Ce jour-là même, dit encore M. Louis Blanc (31 juillet), et non loin de l'Hôtel-de-Ville, un bateau placé au bas de la Morgue, et surmonté d'un pavillon noir recevait des cadavres qu'on descendait sur des civières. On rangeait ces cadavres par piles en les couvrant de paille ; et, rassemblée le long des parapets de la Seine, la foule regardait en silence. "

A propos des Etats de la Ligue et de la confection d'un roi, Palma-Cayet s'écrie : " Je vous prie de vous représenter quelle réponse eût pu faire ce petit bonhomme Maître Matthieu Delaunay et M. Boucher, curé de Saint-Benoît, et quelque autre de cette étoffe, à qui leur eût dit qu'ils dussent être employés pour installer un roi en France à leur fantaisie ?... Les vrais Français ont toujours eu en mépris cette forme d'élire les rois qui les rend maîtres et valets tout ensemble.


3 L32 Chapitre 16

Les républicains au Palais-Royal.

Philippe n'était pas au bout de ses épreuves ; il avait encore bien des mains à serrer, bien des accolades à recevoir ; il lui fallait encore envoyer bien des baisers, saluer bien bas les passants, venir bien des fois, au caprice de la foule, chanter la Marseillaise sur le balcon des Tuileries.

Un certain nombre de républicains s'étaient réunis le matin du 31 au bureau du National : lorsqu'ils surent qu'on avait nommé le duc d'Orléans lieutenant général du royaume, ils voulurent connaître les opinions de l'homme destiné à devenir leur roi malgré eux. Ils furent conduits au Palais-Royal par M. Thiers : c'étaient MM. Bastide, Thomas, Joubert, Cavaignac, Marchais, Degousée, Guinard. Le prince dit d'abord de fort belles choses sur la liberté : " Vous n'êtes pas encore roi, répliqua Bastide, écoutez la vérité ; bientôt vous ne manquerez pas de flatteurs. " " Votre père, ajouta Cavaignac, est régicide comme le mien ; cela vous sépare un peu des autres. " Congratulations mutuelles sur le régicide, néanmoins avec cette remarque judicieuse de Philippe, qu'il y a des choses dont il faut garder le souvenir pour ne pas les imiter.

Des républicains qui n'étaient pas de la réunion du National entrèrent. M. Trélat dit à Philippe : " Le peuple est le maître ; vos fonctions sont provisoires ; il faut que le peuple exprime sa volonté : le consulterez-vous, oui ou non ? "

M. Thiers, frappant sur l'épaule de M. Thomas et interrompant ces discours dangereux : " Monseigneur, n'est-ce pas que voilà un beau colonel ? - C'est vrai ", répond Louis-Philippe. " Qu'est-ce qu'il dit donc ? " s'écrie-t-on. " Nous prend-il pour un troupeau qui vient se vendre ? " et l'on entend de toutes parts ces mots contradictoires et confus : " C'est la tour de Babel ! Et l'on appelle cela un roi citoyen ! la république ? Gouvernez donc avec des républicains ! " Et M. Thiers de s'écrier : " J'ai fait là une belle ambassade. "

Puis M. de La Fayette descendit au Palais-Royal : le citoyen faillit d'être étouffé sous les embrassements de son roi. Toute la maison était pâmée.

Les vestes étaient aux postes d'honneur, les casquettes dans les salons, les blouses à table avec les princes et les princesses ; dans le conseil, des chaises, point de fauteuils ; la parole à qui la voulait ; Louis-Philippe, assis entre M. de La Fayette et M. Laffitte, les bras passés sur l'épaule de l'un et de l'autre, s'épanouissait d'égalité et de bonheur.

J'aurais voulu mettre plus de gravité dans la description de ces scènes qui ont produit une grande révolution, ou, pour parler plus correctement, de ces scènes par lesquelles sera hâtée la transformation du monde ; mais je les ai vues ; des députés qui en étaient les acteurs ne pouvaient s'empêcher d'une certaine confusion, en me racontant de quelle manière, le 31 juillet, ils étaient allés forger - un roi.

On faisait à Henri IV, non catholique, des objections qui ne le ravalaient pas et qui se mesuraient à la hauteur même du trône : on lui remontrait " que saint Louis n'avait pas été canonisé à Genève, mais à Rome ; que si le Roi n'était catholique, il ne tiendrait pas le premier rang des Rois en la chrétienté ; qu'il n'était pas beau que le Roi priât d'une sorte et son peuple d'une autre ; que le Roi ne pourrait être sacré à Reims et qu'il ne pourrait être enterré à Saint-Denis s'il n'était catholique. "

Qu'objectait-on à Philippe avant de le faire passer au dernier tour de scrutin ? On lui objectait qu'il n'était pas assez patriote .

Aujourd'hui que la révolution est consommée, on se regarde comme offensé lorsqu'on ose rappeler ce qui se passa au point de départ ; on craint de diminuer la solidité de la position qu'on a prise, et quiconque ne trouve pas dans l'origine du fait commençant la gravité du fait accompli, est un détracteur.

Lorsqu'une colombe descendait pour apporter à Clovis l'huile sainte, lorsque les rois chevelus étaient élevés sur un bouclier, lorsque saint Louis tremblait, par sa vertu prématurée, en prononçant à son sacre le serment de n'employer son autorité que pour la gloire de Dieu et le bien de son peuple, lorsque Henri IV après son entrée à Paris, alla se prosterner à Notre-Dame, que l'on vit ou que l'on crut voir, à sa droite, un bel enfant qui le défendait et que l'on prit pour son ange gardien je conçois que le diadème était sacré ; l'oriflamme reposait dans les tabernacles du ciel. Mais depuis que sur une place publique un souverain, les cheveux coupés, les mains liées derrière le dos, a abaissé sa tête sous le glaive au son du tambour ; depuis qu'un autre souverain, environné de la plèbe, est allé mendier des votes pour son élection , au bruit du même tambour, sur une autre place publique, qui conserve la moindre illusion sur la couronne ? Qui croit que cette royauté meurtrie et souillée puisse encore imposer au monde ? Quel homme, sentant un peu son coeur battre, voudrait avaler le pouvoir dans ce calice de honte et de dégoût que Philippe a vidé d'un seul trait sans vomir ? La monarchie européenne aurait pu continuer sa vie si l'on eût conservé en France la monarchie mère, fille d'un saint et d'un grand homme mais on en a dispersé les semences fécondes : rien ne renaîtra.


3 L33 Livre trente-troisième

1. Le roi quitte Saint-Cloud. - Arrivée de madame la Dauphine à Trianon. - Corps diplomatique. - 2. Rambouillet. - 3. Ouverture de la session, le 3 août. - Lettre de Charles X à M. le duc d'Orléans. - 4. Départ du peuple pour Rambouillet. - Fuite du Roi. - Réflexions. - 5. Palais-Royal. - Conversations. - Dernière tentation politique. - M. de Saint-Aulaire. - 6. Dernier soupir du parti républicain. - 7. Journée du 7 août. - Séance à la Chambre des pairs. - Mon discours. - Je sors du palais du Luxembourg pour n'y plus rentrer. - Mes démissions. - 8. Charles X s'embarque à Cherbourg. - 9. Ce que sera la révolution de juillet. - 10. Fin de ma carrière politique.


3 L33 Chapitre 1

Le roi quitte Saint-Cloud. - Arrivée de madame la Dauphine à Trianon. - Corps diplomatique.

Vous venez de voir la royauté de la Grève s'avancer poudreuse et haletante sous le drapeau tricolore au milieu de ses insolents amis ; voyez maintenant la royauté de Reims se retirer à pas mesurés au milieu de ses aumôniers et de ses gardes, marchant dans toute l'exactitude de l'étiquette, n'entendant pas un mot qui ne fût un mot de respect, et révérée même de ceux qui la détestaient. Le soldat, qui l'estimait peu, se faisait tuer pour elle ; le drapeau blanc, placé sur son cercueil avant d'être reployé pour jamais, disait au vent : Saluez-moi : j'étais à Ivry ; j'ai vu mourir Turenne ; les Anglais me connurent à Fontenoy ; j'ai fait triompher la liberté sous Washington, j'ai délivré la Grèce et je flotte encore sur les murailles d'Alger !

Le 31, à l'aube du jour, à l'heure même où le duc d'Orléans, arrivé à Paris, se préparait à l'acceptation de la lieutenance générale, les gens du service de Saint-Cloud se présentèrent au bivouac du pont de Sèvres, annonçant qu'ils étaient congédiés, et que le Roi était parti à trois heures et demie du matin. Les soldats s'émurent, puis ils se calmèrent à l'apparition du Dauphin : il s'avançait à cheval, comme pour les enlever par un de ces mots qui mènent les Français à la mort ou à la victoire ; il s'arrête au front de la ligne, balbutie quelques phrases, tourne court et rentre au château. Le courage ne lui faillit pas, mais la parole. La misérable éducation de nos princes de la branche aînée depuis Louis XIV les rendait incapables de supporter une contradiction, de s'exprimer comme tout le monde, et de se mêler au reste des hommes.

Cependant les hauteurs de Sèvres et les terrasses de Bellevue se couronnaient d'hommes du peuple : on échangea quelques coups de fusil. Le capitaine qui commandait à l'avant-garde du pont de Sèvres passa à l'ennemi ; il mena une pièce de canon et une partie de ses soldats aux bandes réunies sur la route du Point du jour . Alors les Parisiens et la garde convinrent qu'aucune hostilité n'aurait lieu jusqu'à ce que l'évacuation de Saint-Cloud et de Sèvres fût effectuée. Le mouvement rétrograde commença ; les Suisses furent enveloppés par les habitants de Sèvres, jetèrent bas leurs armes, bien que dégagés presque aussitôt par les lanciers, dont le lieutenant-colonel fut blessé. Les troupes traversèrent Versailles, où la garde nationale faisait le service depuis la veille avec les grenadiers de La Rochejaquelein, l'une sous la cocarde tricolore, les autres avec la cocarde blanche. Madame la Dauphine arriva de Vichy et rejoignit la famille royale à Trianon, jadis séjour préféré de Marie-Antoinette. A Trianon, M. de Polignac se sépara de son maître.

On a dit que madame la Dauphine était opposée aux ordonnances : le seul moyen de bien juger les choses, c'est de les considérer dans leur essence ; le plébéien sera toujours d'avis de la liberté, le prince inclinera toujours au pouvoir. Il ne faut leur en faire ni un crime ni un mérite ; c'est leur nature. Madame la Dauphine aurait peut-être désiré que les ordonnances eussent paru dans un moment plus opportun, alors que de meilleures précautions eussent été prises pour en garantir le succès ; mais au fond elles lui plaisaient et lui devaient plaire. Madame la duchesse de Berry en était ravie. Ces deux princesses crurent que la royauté, hors de page, était enfin affranchie des entraves que le gouvernement représentatif attache au pied du souverain.

On est étonné, dans ces événements de juillet, de ne pas rencontrer le corps diplomatique, lui qui n'était que trop consulté de la cour, et qui se mêlait trop de nos affaires.

Il est question deux fois des ambassadeurs étrangers dans nos derniers troubles. Un homme fut arrêté aux barrières, et le paquet dont il était porteur envoyé à l'Hôtel-de-Ville : c'était une dépêche de M. de Loevenhielm au roi de Suède. M. Baude fit remettre cette dépêche à la légation suédoise sans l'ouvrir. La correspondance de lord Stuart étant tombée entre les mains de meneurs populaires, elle lui fut pareillement renvoyée sans avoir été ouverte, ce qui fit merveille à Londres. Lord Stuart comme ses compatriotes, adorait le désordre chez l'étranger : sa diplomatie était de la police , ses dépêches, des rapports . Il m'aimait assez lorsque j'étais ministre, parce que je le traitais sans façon, et que ma porte lui était toujours ouverte ; il entrait chez moi en bottes à toute heure, crotté et vêtu comme un voleur, après avoir couru sur les boulevards et chez les dames qu'il payait mal, et qui l'appelaient Stuart .

J'avais conçu la diplomatie sur un nouveau plan : n'ayant rien à cacher, je parlais tout haut ; j'aurais montré mes dépêches au premier venu, parce que je n'avais aucun projet pour la gloire de la France que je ne fusse déterminé à accomplir en dépit de tout opposant.

J'ai dit cent fois à sir Charles Stuart en riant, et j'étais sérieux : " Ne me cherchez pas querelle : si vous me jetez le gant, je le relève. La France ne vous a jamais fait la guerre avec l'intelligence de votre position ; c'est pourquoi vous nous avez battus ; mais ne vous y fiez pas [C'est à peu près ce que j'écrivais à M. Canning en 1823. (Voyez le Congrès de Vérone . N.d.A.)] . "

Lord Stuart vit donc nos troubles de juillet dans toute cette bonne nature qui jubile de nos misères ; mais les autres membres du corps diplomatique, ennemis de la cause populaire, avaient plus ou moins poussé Charles X aux ordonnances, et cependant, quand elles parurent, ils ne firent rien pour sauver le monarque ; que si M. Pozzo di Borgo se montra inquiet d'un coup d'Etat ce ne fut ni pour le Roi ni pour le peuple.

Deux choses sont certaines :

Premièrement, la révolution de juillet attaquait les traités de la quadruple alliance : la France des Bourbons faisait partie de cette alliance ; les Bourbons ne pouvaient donc être dépossédés violemment sans mettre en péril le nouveau droit politique de l'Europe.

Secondement, dans une monarchie, les légations étrangères ne sont point accréditées auprès du gouvernement ; elles le sont auprès du monarque. Le strict devoir de ces légations était donc de se réunir à Charles X, et de le suivre tant qu'il serait sur le sol français.

N'est-il pas singulier que le seul ambassadeur à qui cette idée soit venue ait été le représentant de Bernadotte, d'un roi qui n'appartenait pas aux vieilles familles de souverains ? M. de Loevenhielm allait entraîner le baron de Werther dans son opinion, quand M. Pozzo di Borgo s'opposa à une démarche qu'imposaient les lettres de créance et que commandait l'honneur.

Si le corps diplomatique se fût rendu à Saint-Cloud, la position de Charles X changeait : les partisans de la légitimité eussent acquis dans la Chambre élective une force qui leur manqua tout d'abord ; la crainte d'une guerre possible eût alarmé la classe industrielle ; l'idée de conserver la paix en gardant Henri V eût entraîné dans le parti de l'enfant royal une masse considérable de populations.

M. Pozzo di Borgo s'abstint pour ne pas compromettre ses fonds à la Bourse ou chez des banquiers, et surtout pour ne pas exposer sa place. Il a joué au cinq pour cent sur le cadavre de la légitimité capétienne, cadavre qui communiquera la mort aux autres rois vivants. Il ne manquera plus, dans quelque temps d'ici, que d'essayer, selon l'usage, de faire passer cette faute irréparable d'un intérêt personnel pour une combinaison profonde.

Les ambassadeurs qu'on laisse trop longtemps à la même cour prennent les moeurs du pays où ils résident : charmés de vivre au milieu des honneurs, ne voyant plus les choses comme elles sont, ils craignent de laisser passer dans leurs dépêches une vérité qui pourrait amener un changement dans leur position. Autre chose est, en effet, d'être MM. Esterhazy, Werther, Pozzo à Vienne, à Berlin, à Pétersbourg, ou bien LL. EE. les ambassadeurs à la cour de France. On a dit que M. Pozzo avait des rancunes contre Louis XVIII et Charles X, à propos du cordon bleu et de la pairie. On eut tort de ne pas le satisfaire ; il avait rendu aux Bourbons des services, en haine de son compatriote Bonaparte. Mais si à Gand il décida la question du trône en provoquant le départ subit de Louis XVIII pour Paris, il se peut vanter qu'en empêchant le corps diplomatique de faire son devoir dans les journées de juillet, il a contribué à faire tomber de la tête de Charles X la couronne qu'il avait aidé à replacer sur le front de son frère.

Je le pense depuis longtemps, les corps diplomatiques nés dans des siècles soumis à un autre droit des gens ne sont plus en rapport avec la société nouvelle : des gouvernements publics, des communications faciles font qu'aujourd'hui les cabinets sont à même de traiter leurs affaires directement ou sans autre intermédiaire que des agents consulaires, dont il faudrait accroître le nombre et améliorer le sort : car à cette heure l'Europe est industrielle. Les espions titrés, à prétentions exorbitantes, qui se mêlent de tout pour se donner une importance qui leur échappe, ne servent qu'à troubler les cabinets près desquels ils sont accrédités, et à nourrir leurs maîtres d'illusions. Charles X eut tort, de son côté, en n'invitant pas le corps diplomatique à se rendre à sa cour ; mais ce qu'il voyait lui semblait un rêve ; il marchait de surprise en surprise. C'est ainsi qu'il ne manda pas auprès de lui M. le duc d'Orléans ; car, ne se croyant en danger que du côté de la république, le péril d'une usurpation ne lui vint jamais en pensée.


3 L33 Chapitre 2

Rambouillet.

Charles X partit dans la soirée pour Rambouillet avec les princesses et M. le duc de Bordeaux. Le nouveau rôle de M. le duc d'Orléans fit naître dans la tête du Roi les premières idées d'abdication. Monsieur le Dauphin, toujours à l'arrière-garde, mais ne se mêlant point aux soldats, leur fit distribuer à Trianon ce qui restait de vin et de comestibles.

A huit heures et un quart du soir, les divers corps se mirent en marche. Là expira la fidélité du 5e léger. Au lieu de suivre le mouvement, il revint à Paris : on rapporta son drapeau à Charles X, qui refusa de le recevoir, comme il avait refusé de recevoir celui du 50e.

Les brigades étaient dans la confusion, les armes mêlées, la cavalerie dépassait l'infanterie et faisait ses haltes à part. A minuit, le 31 juillet expirant, on s'arrêta à Trappes. Le Dauphin coucha dans une maison en arrière de ce village.

Le lendemain, 1er août, il partit pour Rambouillet, laissant les troupes bivouaquées à Trappes. Celles-ci levèrent leur camp à onze heures. Quelques soldats, étant allés acheter du pain dans les hameaux, furent massacrés.

Arrivée à Rambouillet, l'armée fut cantonnée autour du château.

Dans la nuit du 1er au 2 août, trois régiments de la grosse cavalerie reprirent le chemin de leurs anciennes garnisons. On croit que le général Bordesoulle, commandant la grosse cavalerie de la garde, avait fait sa capitulation à Versailles. Le 2e de grenadiers partit aussi le 2 au matin, après avoir renvoyé ses guidons chez le Roi. Le Dauphin rencontra ces grenadiers déserteurs ; ils se formèrent en bataille pour rendre les honneurs au prince et continuèrent leur chemin. Singulier mélange d'infidélité et de bienséance ! Dans cette révolution des trois journées, personne n'avait de passion ; chacun agissait selon l'idée qu'il s'était faite de son droit ou de son devoir : le droit conquis, le devoir rempli, nulle inimitié comme nulle affection ne restait, l'un craignait que le droit ne l'entraînât trop loin, l'autre que le devoir ne dépassât les bornes. Peut-être n'est-il arrivé qu'une fois, et peut-être n'arrivera-t-il plus, qu'un peuple se soit arrêté devant sa victoire, et que des soldats qui avaient défendu un roi, tant qu'il avait paru vouloir se battre, lui aient remis leurs étendards avant de l'abandonner. Les ordonnances avaient affranchi le peuple de son serment ; la retraite, sur le champ de bataille, affranchit le grenadier de son drapeau.


3 L33 Chapitre 3

Ouverture de la session, le 3 août. - Lettre de Charles X à M. le duc d'Orléans.

Charles X se retirant, les républicains reculant, rien n'empêchait la monarchie élue d'avancer. Les provinces, toujours moutonnières et esclaves de Paris à chaque mouvement du télégraphe ou à chaque drapeau tricolore perché sur le haut d'une diligence, criaient : Vive Philippe ! ou : Vive la Révolution !

L'ouverture de la session fixée au 3 août, les pairs se transportèrent à la Chambre des députés : je m'y rendis car tout était encore provisoire. Là fut représenté un autre acte de mélodrame : le trône resta vide et l'anti-roi s'assit à côté. On eût dit du chancelier ouvrant par procuration une session du parlement anglais, en l'absence du souverain.

Philippe parla de la funeste nécessité où il s'était trouvé d'accepter la lieutenance générale pour nous sauver tous, de la révision de l'article 14 de la Charte de la liberté que lui, Philippe, portait dans son coeur et qu'il allait faire déborder sur nous, comme la paix sur l'Europe. Jongleries de discours et de constitution répétées à chaque phase de notre histoire, depuis un demi-siècle. Mais l'attention devint très vive quand le prince fit cette déclaration :

" Messieurs les pairs et messieurs les députés,

" Aussitôt que les deux Chambres seront constituées, je ferai porter à votre connaissance l'acte d'abdication de S. M. le Roi Charles X. Par ce même acte, Louis-Antoine de France, Dauphin, renonce également à ses droits. Cet acte a été remis entre mes mains hier, 2 août, à onze heures du soir. J'en ordonne ce matin le dépôt dans les archives de la Chambre des pairs, et je le fais insérer dans la partie officielle du Moniteur . "

Par une misérable ruse et une lâche réticence, le duc d'Orléans supprime ici le nom de Henri V, en faveur duquel les deux rois avaient abdiqué. Si à cette époque chaque Français eût pu être consulté individuellement, il est probable que la majorité se fût prononcée en faveur de Henri V ; une partie des républicains même l'aurait accepté, en lui donnant La Fayette pour mentor. Le germe de la légitimité resté en France, les deux vieux rois allant finir leurs jours à Rome, aucune des difficultés qui entourent une usurpation et qui la rendent suspecte aux divers partis n'aurait existé. L'adoption des cadets de Bourbon était non seulement un péril, c'était un contresens politique : la France nouvelle est républicaine ; elle ne veut point de roi, du moins elle ne veut point un roi de la vieille race. Encore quelques années, nous verrons ce que deviendront nos libertés et ce que sera cette paix dont le monde se doit réjouir. Si l'on peut juger de la conduite du nouveau personnage élu, par ce que l'on connaît de son caractère, il est présumable que ce prince ne croira pouvoir conserver sa monarchie qu'en opprimant au dedans et en rampant au dehors [Me suis-je trompé ? (Note de Paris, 1840. N.d.A.)] .

Le tort réel de Louis-Philippe n'est pas d'avoir accepté la couronne (acte d'ambition dont il y a des milliers d'exemples et qui n'attaque qu'une institution politique) ; son véritable délit est d'avoir été tuteur infidèle, d'avoir dépouillé l ' enfant et l ' orphelin , délit contre lequel l'Ecriture n'a pas assez de malédictions : or, jamais la justice morale (qu'on la nomme fatalité ou Providence, je l'appelle moi, conséquence inévitable du mal) n'a manqué de punir lés infractions à la loi morale.

Philippe, son gouvernement, tout cet ordre de choses impossibles et contradictoires, périra, dans un temps plus ou moins retardé par des cas fortuits, par des complications d'intérêts intérieurs et extérieurs, par l'apathie et la corruption des individus, par la légèreté des esprits, l'indifférence et l'effacement des caractères ; mais, quelle que soit la durée du régime actuel, elle ne sera jamais assez longue pour que la branche d'Orléans puisse pousser de profondes racines.

Charles X, apprenant les progrès de la révolution, n'ayant rien dans son âge et dans son caractère de propre à arrêter ces progrès, crut parer le coup porté à sa race en abdiquant avec son fils, comme Philippe l'annonça aux députés. Dès le premier août il avait écrit un mot approuvant l'ouverture de la session, et, comptant sur le sincère attachement de son cousin le duc d'Orléans, il le nommait, de son côté, lieutenant général du royaume. Il alla plus loin le 2, car il ne voulait plus que s'embarquer et demandait des commissaires pour le protéger jusqu'à Cherbourg. Ces appariteurs ne furent point reçus d'abord par la maison militaire. Bonaparte eut aussi pour gardes des commissaires, la première fois russes, la seconde fois français ; mais il ne les avait pas demandés.

Voici la lettre de Charles X :

" Rambouillet, ce 2 août 1830.

" Mon cousin, je suis trop profondément peiné des maux qui affligent ou qui pourraient menacer mes peuples pour n'avoir pas cherché un moyen de les prévenir. J'ai donc pris la résolution d'abdiquer la couronne en faveur de mon petit-fils le duc de Bordeaux. Le Dauphin, qui partage mes sentiments, renonce aussi à ses droits en faveur de son neveu.

" Vous aurez donc, par votre qualité de lieutenant général du royaume, à faire proclamer l'avènement de Henri V à la couronne. Vous prendrez d'ailleurs toutes les mesures qui vous concernent pour régler les formes du gouvernement pendant la minorité du nouveau roi. Ici je me borne à faire connaître ces dispositions ; c'est un moyen d'éviter encore bien des maux. Vous communiquerez mes intentions au corps diplomatique, et vous me ferez connaître le plus tôt possible la proclamation par laquelle mon petit-fils sera reconnu roi sous le nom de Henri V...

" Je vous renouvelle, mon cousin, l'assurance des sentiments avec lesquels je suis votre affectionné cousin.

" Charles. "

Si M. le duc d'Orléans eût été capable d'émotion ou de remords, cette signature : Votre affectionné cousin , n'aurait-elle pas dû le frapper au coeur ? On doutait si peu à Rambouillet de l'efficacité des abdications, que l'on préparait le jeune prince à son voyage : la cocarde tricolore, son égide, était déjà façonnée par les mains des plus grands zélateurs des ordonnances. Supposez que madame la duchesse de Berry, partie subitement avec son fils, se fût présentée à la Chambre des députés au moment où M. le duc d'Orléans y prononçait le discours d'ouverture, il restait deux chances ; chances périlleuses ! mais du moins, une catastrophe arrivant, l'enfant enlevé au ciel n'aurait pas traîné de misérables jours en terre étrangère.

Mes conseils, mes voeux, mes cris, furent impuissants ; je demandais en vain Marie-Caroline : la mère de Bayard, prêt à quitter le château paternel, " ploroit, " dit le Loyal serviteur. " La bonne gentil femme sortit par le derrière de la tour, et fit venir son fils auquel elle dit ces paroles : " Pierre, mon ami, soyez doux et courtois en ostant de vous tout orgueil ; soyez humble et serviable à toutes gens ; soyez loyal en faicts et dits ; soyez secourable aux pauvres veufves et orphelins, et Dieu le vous guerdonnera ... " Alors la bonne dame tira hors de sa manche une petite boursette en laquelle avoit seulement six écus en or et un en monnoie qu'elle donna à son fils. "

Le chevalier sans peur et sans reproche partit avec six écus d'or dans une petite boursette pour devenir le plus brave et le plus renommé des capitaines. Henri, qui n'a peut-être pas six écus d'or, aura bien d'autres combats à rendre ; il faudra qu'il lutte contre le malheur, champion difficile à terrasser. Glorifions les mères qui donnent de si tendres et de si bonnes leçons à leurs fils ! Bénie donc soyez-vous, ma mère, de qui je tiens ce qui peut avoir honoré et discipliné ma vie.

Pardon de tous ces souvenirs ; mais peut-être la tyrannie de ma mémoire, en faisant entrer le passé dans le présent, ôte à celui-ci une partie de ce qu'il a de misérable. Les trois commissaires députés vers Charles X étaient MM. de Schonen, Odilon Barrot et le maréchal Maison. Renvoyés par les postes militaires, ils reprirent la route de Paris. Un flot populaire les reporta vers Rambouillet.


3 L33 Chapitre 4

Départ du peuple pour Rambouillet. - Fuite du roi. - Réflexions.

Le bruit se répandit le 2 au soir à Paris que Charles X refusait de quitter Rambouillet jusqu'à ce que son petit-fils eût été reconnu. Une multitude s'assembla le 3 au matin aux Champs-Elysées, criant : " A Rambouillet ! à Rambouillet ! Il ne faut pas qu'un seul Bourbon en réchappe. " Des hommes riches se trouvaient mêlés à ces groupes, mais, le moment arrivé ils laissèrent partir la canaille, à la tête de laquelle se plaça le général Pajol, qui prit le colonel Jacqueminot pour son chef d'état-major. Les commissaires qui revenaient ayant rencontré les éclaireurs de cette colonne retournèrent sur leurs pas et furent introduits alors à Rambouillet. Le Roi les questionna alors sur la force des insurgés, puis, s'étant retiré, il fit appeler Maison, qui lui devait sa fortune et le bâton de maréchal : " Maison, je vous demande sur l'honneur de me dire, foi de soldat, si ce que les commissaires ont raconté est vrai ? " Le maréchal répondit : " Ils ne vous ont dit que la moitié de la vérité. "

Il restait encore, le 3 août, à Rambouillet, trois mille cinq cents hommes de l'infanterie de la garde, quatre régiments de cavalerie légère, formant vingt escadrons, et présentant deux mille hommes. La maison militaire gardes du corps, etc., cavalerie et infanterie, se montait à treize cents hommes ; en tout huit mille huit cents hommes, sept batteries attelées et composées de quarante-deux pièces de canon. A dix heures du soir on fait sonner le boute-selle, tout le camp se met en route pour Maintenon, Charles X et sa famille marchant au milieu de la colonne funèbre qu'éclairait à peine la lune voilée.

Et devant qui se retirait-on ? Devant une troupe presque sans armes, arrivant en omnibus, en fiacres, en petites voitures de Versailles et de Saint-Cloud. Le général Pajol se croyait bien perdu lorsqu'il fut forcé de se mettre à la tête de cette multitude, laquelle après tout, ne s'élevait pas au delà de quinze mille individus, avec l'adjonction des Rouennais arrivés. La moitié de cette troupe restait sur les chemins. Quelques jeunes gens exaltés, vaillants et généreux, mêlés à ce ramas, se seraient sacrifiés, le reste se fût probablement dispersé. Dans les champs de Rambouillet, en rase campagne, il eût fallu aborder le feu de la ligne et de l'artillerie ; une victoire, selon toutes les apparences, eût été remportée. Entre la victoire du peuple à Paris et la victoire du Roi à Rambouillet, des négociations se seraient établies.

Quoi ! parmi tant d'officiers, il ne s'en est pas trouvé un assez résolu pour se saisir du commandement au nom de Henri V ? Car, après tout, Charles X et le Dauphin n'étaient plus rois !

Ne voulait-on pas combattre : que ne se retirait-on à Chartres ? Là on eût été hors de l'atteinte de la populace de Paris, encore mieux à Tours, en s'appuyant sur des provinces légitimistes. Charles X demeuré en France, la majeure partie de l'armée serait demeurée fidèle. Les camps de Boulogne et Lunéville étaient levés et marchaient à son secours. Mon neveu, le comte Louis amenait son régiment, le 4e chasseurs, qui ne se débanda qu'en apprenant la retraite de Rambouillet. M. de Chateaubriand fut réduit à escorter sur un pony le monarque jusqu'au lieu de son embarcation. Si rendu dans une ville, à l'abri d'un premier coup de main, Charles X eût convoqué les deux Chambres, plus de la moitié de ces Chambres aurait obéi. Casimir Périer, le général Sébastiani et cent autres avaient attendu, s'étaient débattus contre la cocarde tricolore, ils redoutaient les périls d'une révolution populaire : que dis-je ? le lieutenant général du royaume, mandé par le Roi et ne voyant pas la bataille gagnée, se serait dérobé à ses partisans et conformé à l'injonction royale. Le corps diplomatique qui ne fit pas son devoir, l'eût fait alors en se rangeant autour du monarque. La république, installée à Paris au milieu de tous les désordres, n'aurait pas duré un mois en face d'un gouvernement régulier constitutionnel, établi ailleurs. Jamais on ne perdit la partie à si beau jeu, et quand on l'a perdue de la sorte, il n'y a plus de revanche : allez donc parler de liberté aux citoyens et d'honneur aux soldats après les ordonnances de juillet et la retraite de Saint-Cloud !

Viendra peut-être le temps, quand une société nouvelle aura pris la place de l'ordre social actuel, que la guerre paraîtra une monstrueuse absurdité, que le principe même n'en sera plus compris ; mais nous n'en sommes pas là. Dans les querelles armées, il y a des philanthropes qui distinguent les espèces et sont prêts à se trouver mal au seul nom de guerre civile : " Des compatriotes qui se tuent ! des frères, des pères, des fils en face les uns des autres ! " Tout cela est fort triste, sans doute ; cependant un peuple s'est souvent retrempé et régénéré dans les discordes intestines. Il n'a jamais péri par une guerre civile, et il a souvent disparu dans des guerres étrangères. Voyez ce qu'était l'Italie au temps de ses divisions, et voyez ce qu'elle est aujourd'hui. Il est déplorable d'être obligé de ravager la propriété de son voisin, de voir ses foyers ensanglantés par ce voisin ; mais, franchement, est-il beaucoup plus humain de massacrer une famille de paysans allemands que vous ne connaissez pas, qui n'a eu avec vous de discussion d'aucune nature, que vous volez, que vous tuez sans remords, dont vous déshonorez en sûreté de conscience les femmes et les filles, parce que c ' est la guerre ? Quoi qu'on en dise, les guerres civiles sont moins injustes, moins révoltantes et plus naturelles que les guerres étrangères, quand celles-ci ne sont pas entreprises pour sauver l'indépendance nationale. Les guerres civiles sont fondées au moins sur des outrages individuels, sur des aversions avouées et reconnues ; ce sont des duels avec des seconds, où les adversaires savent pourquoi ils ont l'épée à la main. Si les passions ne justifient pas le mal, elles l'excusent, elles l'expliquent, elles font concevoir pourquoi il existe. La guerre étrangère, comment est-elle justifiée ? Des nations s'égorgent ordinairement parce qu'un roi s'ennuie, qu'un ambitieux se veut élever, qu'un ministre cherche à supplanter un rival. Il est temps de faire justice de ces vieux lieux communs de sensiblerie, plus convenables aux poètes qu'aux historiens : Thucydide, César, Tite-Live se contentent d'un mot de douleur et passent.

La guerre civile, malgré ses calamités, n'a qu'un danger réel : si les factions ont recours à l'étranger ou si l'étranger, profitant des divisions d'un peuple, attaque ce peuple ; la conquête pourrait être le résultat d'une telle position. La Grande-Bretagne, l'Ibérie, la Grèce constantinopolitaine, de nos jours la Pologne, nous offrent des exemples qu'on ne doit pas oublier. Toutefois, pendant la Ligue, les deux partis appelant à leur aide des Espagnols et des Anglais, des Italiens et des Allemands ceux-ci se contrebalancèrent et ne dérangèrent point l'équilibre que les Français armés maintenaient entre eux.

Charles X eut tort d'employer les baïonnettes au soutien des ordonnances ; ses ministres ne peuvent se justifier d'avoir fait, par obéissance ou non, couler le sang du peuple et des soldats, sans qu'aucune haine les divisât, de même que les terroristes de théorie reproduiraient volontiers le système de la terreur lorsqu'il n'y a plus de terreur. Mais Charles X eut tort aussi de ne pas accepter la guerre lorsque, après avoir cédé sur tous les points, on la lui apportait. Il n'avait pas le droit, après avoir attaché le diadème au front de son petit-fils, de dire à ce nouveau Joas : " Je t'ai fait monter au trône pour te traîner dans l'exil, pour qu'infortuné, banni, tu portes le poids de mes ans, de ma proscription et de mon sceptre. " Il ne fallait pas au même instant donner à Henri V une couronne et lui ôter la France. En le faisant Roi on l'avait condamné à mourir sur le sol où s'est mêlée la poussière de saint Louis et de Henri IV.

Au surplus, après ce bouillonnement de mon sang, je reviens à ma raison, et je ne vois plus dans ces choses que l'accomplissement des destins de l'humanité. La cour, triomphante par les armes, eût détruit les libertés publiques ; elle n'en aurait pas moins été écrasée un jour ; mais elle eût retardé le développement de la société pendant quelques années ; tout ce qui avait compris la monarchie d'une manière large eût été persécuté par la congrégation rétablie. En dernier résultat, les événements ont suivi la pente de la civilisation. Dieu fait les hommes puissants conformes à ses desseins secrets : il leur donne les défauts qui les perdent quand ils doivent être perdus, parce qu'il ne veut pas que des qualités mal appliquées par une fausse intelligence s'opposent aux décrets de sa providence.


3 L33 Chapitre 5

Palais-Royal. Conversations. - Dernière tentation politique. - M. de Saint-Aulaire.

La famille royale, en se retirant, réduisait mon rôle à moi-même. Je ne songeais plus qu'à ce que je serais appelé à dire à la Chambre des pairs. Ecrire était impossible : si l'attaque fût venue des ennemis de la couronne ; si Charles X eût été renversé par une conspiration du dehors, j'aurais pris la plume, et, m'eût-on laissé l'indépendance de la pensée, je me serais fait fort de rallier un immense parti autour des débris du trône ; mais l'attaque était descendue de la couronne, les ministres avaient violé les deux principales libertés ; ils avaient rendu la royauté parjure, non d'intention sans doute, mais de fait ; par cela même ils m'avaient enlevé ma force. Que pouvais-je hasarder en faveur des ordonnances ? Comment aurais-je pu vanter encore la sincérité la candeur, la chevalerie de la monarchie légitime ? Comment aurais-je pu dire qu'elle était la plus forte garantie de nos intérêts, de nos lois et de notre indépendance ? Champion de la vieille royauté, cette royauté m'arrachait mes armes et me laissait nu devant mes ennemis.

Je fus donc tout étonné quand, réduit à cette faiblesse je me vis recherché par la nouvelle royauté. Charles X avait dédaigné mes services ; Philippe fit un effort pour m'attacher à lui. D'abord M. Arago me parla avec élévation et vivacité de la part de madame Adélaïde ; ensuite le comte Anatole de Montesquiou vint un matin chez madame Récamier, et m'y rencontra. Il me dit que madame la duchesse d'Orléans et M. le duc d'Orléans seraient charmés de me voir, si je voulais aller au Palais-Royal. On s'occupait alors de la déclaration qui devait transformer la lieutenance générale du royaume en royauté. Peut-être, avant que je me prononçasse, S. A. R. avait-elle jugé à propos d'essayer d'affaiblir mon opposition. Elle pouvait aussi penser que je me regardais comme dégagé par la fuite des trois rois.

Ces ouvertures de M. de Montesquiou me surprirent. Je ne les repoussai cependant pas ; car, sans me flatter d'un succès, je pensai que je pouvais faire entendre des vérités utiles. Je me rendis au Palais-Royal avec le chevalier d'honneur de la reine future. Introduit par l'entrée qui donne sur la rue de Valois, je trouvai madame la duchesse d'Orléans et madame Adélaïde dans leurs petits appartements. J'avais eu l'honneur de leur être présenté autrefois. Madame la duchesse d'Orléans me fit asseoir auprès d'elle, et sur-le-champ elle me dit : " Ah ! monsieur de Chateaubriand, nous sommes bien malheureux. Si tous les partis voulaient se réunir, peut-être pourrait-on encore se sauver ! Que pensez-vous de tout cela ?

" - Madame, répondis-je, rien n'est si aisé : Charles X et monsieur le Dauphin ont abdiqué : Henri est maintenant le Roi ; monseigneur le duc d'Orléans est lieutenant général du royaume : qu'il soit régent pendant la minorité de Henri V, et tout est fini.

" - Mais, monsieur de Chateaubriand, le peuple est très agité ; nous tomberons dans l'anarchie.

" - Madame, oserai-je vous demander quelle est l'intention de monseigneur le duc d'Orléans ? Acceptera-t-il la couronne si on la lui offre ? "

Les deux princesses hésitèrent à répondre. Madame la duchesse d'Orléans repartit après un moment de silence :

" Songez, monsieur de Chateaubriand, aux malheurs qui peuvent arriver. Il faut que tous les honnêtes gens s'entendent pour nous sauver de la république. A Rome, monsieur de Chateaubriand, vous pourriez rendre de si grands services, ou même ici, si vous ne vouliez plus quitter la France !

" - Madame n'ignore pas mon dévouement au jeune Roi et à sa mère.

" - Ah ! monsieur de Chateaubriand, ils vous ont si bien traité !

" - Votre Altesse Royale ne voudrait pas que je démentisse toute ma vie.

" - Monsieur de Chateaubriand, vous ne connaissez pas ma nièce : elle est si légère !... pauvre Caroline !... Je vais envoyer chercher M. le duc d'Orléans, il vous persuadera mieux que moi. "

La princesse donna des ordres, et Louis-Philippe arriva au bout d'un demi-quart d'heure. Il était mal vêtu et avait l'air extrêmement fatigué. Je me levai, et le lieutenant général du royaume en m'abordant :

" - Madame la duchesse d'Orléans a dû vous dire combien nous sommes malheureux. "

Et sur-le-champ il fit une idylle sur le bonheur dont il jouissait à la campagne, sur la vie tranquille et selon ses goûts qu'il passait au milieu de ses enfants. Je saisis le moment d'une pose entre deux strophes pour prendre à mon tour respectueusement la parole, et pour répéter à peu près ce que j'avais dit aux princesses.

" - Ah ! s'écria-t-il, c'est là mon désir ! Combien je serais satisfait d'être le tuteur et le soutien de cet enfant ! Je pense tout comme vous, monsieur de Chateaubriand : prendre le duc de Bordeaux serait certainement ce qu'il y aurait de mieux à faire. Je crains seulement que les événements ne soient plus forts que nous. - Plus forts que nous, monseigneur ? N'êtes-vous pas investi de tous les pouvoirs ? Allons rejoindre Henri V ; appelez auprès de vous, hors de Paris, les Chambres et l'armée. Sur le seul bruit de votre départ, toute cette effervescence tombera, et l'on cherchera un abri sous votre pouvoir éclairé et protecteur. "

Pendant que je parlais, j'observais Philippe. Mon conseil le mettait mal à l'aise, je lus écrit sur son front désir d'être Roi. " Monsieur de Chateaubriand, me dit-il sans me regarder, la chose est plus difficile que vous ne le pensez ; cela ne va pas comme cela. Vous ne savez pas dans quel péril nous sommes. Une bande furieuse peut se porter contre les Chambres aux derniers excès, et nous n'avons rien encore pour nous défendre. "

Cette phrase échappée à M. le duc d'Orléans me fit plaisir parce qu'elle me fournissait une réplique péremptoire. " Je conçois cet embarras, monseigneur ; mais il y a un moyen sûr de l'écarter. Si vous ne croyez pas pouvoir rejoindre Henri V comme je le proposais tout à l'heure, vous pouvez prendre une autre route. La session va s'ouvrir : quelle que soit la première proposition qui sera faite par les députés, déclarez que la Chambre actuelle n'a pas les pouvoirs nécessaires (ce qui est la vérité pure) pour disposer de la forme du gouvernement ; dites qu'il faut que la France soit consultée, et qu'une nouvelle assemblée soit élue avec des pouvoirs ad hoc pour décider une aussi grande question. Votre Altesse Royale se mettra de la sorte dans la position la plus populaire ; le parti républicain, qui fait aujourd'hui votre danger, vous portera aux nues. Dans les deux mois qui s'écouleront jusqu'à l'arrivée de la nouvelle législature, vous organiserez la garde nationale ; tous vos amis et les amis du jeune Roi travailleront avec vous dans les provinces. Laissez venir alors les députés, laissez se plaider publiquement à la tribune la cause que je défends. Cette cause, favorisée en secret par vous, obtiendra l'immense majorité des suffrages. Le moment d'anarchie étant passé, vous n'aurez plus rien à craindre de la violence des républicains. Je ne vois pas même qu'il soit très difficile d'attirer à vous le général La Fayette et M. Laffitte. Quel rôle pour vous, monseigneur ! vous pouvez régner quinze ans sous le nom de votre pupille ; dans quinze ans, l'âge du repos sera arrivé pour nous tous ; vous aurez eu la gloire unique dans l'histoire d'avoir pu monter au trône et de l'avoir laissé à l'héritier légitime ; en même temps vous aurez élevé cet enfant dans les lumières du siècle, et vous l'aurez rendu capable de régner sur la France : une de vos filles pourrait un jour porter le sceptre avec lui. "

Philippe promenait ses regards vaguement au-dessus de ma tête : " Pardon, me dit-il, monsieur de Chateaubriand ; j'ai quitté pour m'entretenir avec vous une députation auprès de laquelle il faut que je retourne. Madame la duchesse d'Orléans vous aura dit combien je serais heureux de faire ce que vous pourriez désirer ; mais, croyez-le bien, c'est moi qui retiens seul une foule menaçante. Si le parti royaliste n'est pas massacré, il ne doit sa vie qu'à mes efforts.

" - Monseigneur, répondis-je à cette déclaration si inattendue et si loin du sujet de notre conversation, j'ai vu des massacres : ceux qui ont passé à travers la Révolution sont aguerris. Les moustaches grises ne se laissent pas effrayer par les objets qui font peur aux conscrits. "

S. A. R. se retira, et j'allai retrouver mes amis :

" Eh bien ? " s'écrièrent-ils.

- Eh bien, il veut être roi.

- Et madame la duchesse d'Orléans ?

- Elle veut être reine.

- Ils vous l'ont dit ?

- L'un m'a parlé de bergeries, l'autre des périls qui menaçaient la France et de la légèreté de la pauvre Caroline ; tous deux ont bien voulu me faire entendre que je pourrais leur être utile, et ni l'un ni l'autre ne m'a regardé en face. "

Madame la duchesse d'Orléans désira me voir encore une fois. M. le duc d'Orléans ne vint pas se mêler à cette conversation. Madame Adélaïde s'y trouva comme à la première. Madame la duchesse d'Orléans s'expliqua plus clairement sur les faveurs dont monseigneur le duc d'Orléans se proposait de m'honorer. Elle eut la bonté de me rappeler ce qu'elle nommait ma puissance sur l'opinion, les sacrifices que j'avais faits, l'aversion que Charles X et sa famille m'avaient toujours montrée malgré mes services. Elle me dit que si je voulais rentrer au ministère des affaires étrangères, S. A. R. se ferait un grand bonheur de me réintégrer dans cette place ; mais que j'aimerais peut-être mieux retourner à Rome, et qu'elle (madame la duchesse d'Orléans) me verrait prendre ce dernier parti avec un extrême plaisir, dans l'intérêt de notre sainte religion.

" Madame, répondis-je sur-le-champ avec une sorte de vivacité, je vois que le parti de monsieur le duc d'Orléans est pris ; je suppose qu'il en a pesé les conséquences, qu'il a vu les années de misères et de périls divers qu'il aura à traverser ; je n'ai donc plus rien à dire. Je ne viens point ici pour manquer de respect au sang des Bourbons ; je ne dois, d'ailleurs que de la reconnaissance aux bontés de madame. Laissant donc de côté les grandes objections, les raisons puisées dans les principes et les événements, je supplie V. A. R. de consentir à m'entendre en ce qui me touche. Elle a bien voulu me parler de ce qu'elle appelle ma puissance sur l'opinion. Eh bien ! si cette puissance est réelle, elle n'est fondée que sur l'estime publique ; or, je la perdrais, cette estime, au moment où je changerais de drapeau. Monsieur le duc d'Orléans aurait cru acquérir un appui, et il n'aurait à son service qu'un misérable faiseur de phrases, qu'un parjure dont la voix ne serait plus écoutée, qu'un renégat à qui chacun aurait le droit de jeter de la boue et de cracher au visage. Aux paroles incertaines qu'il balbutierait en faveur de Louis-Philippe, on lui opposerait les volumes entiers qu'il a publiés en faveur de la famille tombée. N'est-ce pas moi, madame qui ai écrit la brochure De Bonaparte et des Bourbons , les articles sur l' arrivée de Louis XVIII à Compiègne , le Rapport dans le conseil du roi à Gand , l' Histoire de la vie et de la mort de M. le duc de Berry ? Je ne sais s'il y a une seule page de moi où le nom de mes anciens rois ne se trouve pour quelque chose, et où il ne soit environné de mes protestations d'amour et de fidélité ; chose qui porte un caractère d'attachement individuel d'autant plus remarquable, que madame sait que je ne crois pas aux rois. A la seule pensée d'une désertion, le rouge me monte au visage ; j'irais le lendemain me jeter dans la Seine. Je supplie madame d'excuser la vivacité de mes paroles ; je suis pénétré de ses bontés, j'en garderai un profond et reconnaissant souvenir, mais elle ne voudrait pas me déshonorer : plaignez-moi, madame, plaignez-moi ! "

J'étais resté debout et, m'inclinant, je me retirai. Mademoiselle d'Orléans n'avait pas prononcé un mot. Elle se leva et, en s'en allant, elle me dit : " Je ne vous plains pas, monsieur de Chateaubriand, je ne vous plains pas ! " Je fus étonné de ce peu de mots et de l'accent avec lequel ils furent prononcés.

Voilà ma dernière tentation politique ; j'aurais pu me croire un juste selon saint Hilaire, car il affirme que les hommes sont exposés aux entreprises du diable en raison de leur sainteté : Victoria ei est magis, exacta de sanctis : " sa victoire est plus grande remportée sur des saints. " Mes refus étaient d'une dupe ; où est le public pour les juger ? n'aurais-je pas pu me ranger au nombre de ces hommes, fils vertueux de la terre, qui servent le pays avant tout ? Malheureusement, je ne suis pas une créature du présent, et je ne veux point capituler avec la fortune. Il n'y a rien de commun entre moi et Cicéron ; mais sa fragilité n'est pas une excuse : la postérité n'a pu pardonner un moment de faiblesse à un grand homme pour un autre grand homme ; que serait-ce que ma pauvre vie perdant son seul bien, son intégrité, pour Louis-Philippe d'Orléans ?

Le soir même de cette dernière conversation au Palais Royal, je rencontrai chez madame Récamier M. de Saint-Aulaire. Je ne m'amusai point à lui demander son secret, mais il me demanda le mien. Il débarquait de la campagne encore tout chaud des événements qu'il avait lus : " Ah ! s'écria-t-il, que je suis aise de vous voir ! voilà de belle besogne ! J'espère que nous autres, au Luxembourg, nous ferons notre devoir. Il serait curieux que les pairs disposassent de la couronne de Henri V ! J'en suis bien sûr, vous ne me laisserez pas seul à la tribune. "

Comme mon parti était pris, j'étais fort calme ; ma réponse parut froide à l'ardeur de M. de Saint-Aulaire. Il sortit, vit ses amis, et me laissa seul à la tribune : vivent les gens d'esprit à coeur léger et à tête frivole !


3 L33 Chapitre 6

Dernier soupir du parti républicain.

Le parti républicain se débattait encore sous les pieds des amis qui l'avaient trahi. Le 6 août, une députation de vingt membres désignés par le comité central des douze arrondissements de Paris se présenta à la Chambre des députés pour lui remettre une adresse que le général Thiard et M. Duris-Dufresne escamotèrent à la bénévole députation. Il était dit dans cette adresse : " que la nation ne pouvait reconnaître comme pouvoir constitutionnel, ni une Chambre élective nommée durant l'existence et sous l'influence de la royauté qu'elle a renversée, ni une Chambre aristocratique, dont l'institution est en opposition directe avec les principes qui ont mis (à elle, la nation) les armes à la main ; que le comité central des douze arrondissements n'accordant, comme nécessité révolutionnaire, qu'un pouvoir de fait et très provisoire à la Chambre des députés actuels pour aviser à toute mesure d'urgence, appelle de tous ses voeux l'élection libre et populaire de mandataires qui représentent réellement les besoins du peuple ; que les assemblées primaires seules peuvent amener ce résultat. S'il en était autrement, la nation frapperait de nullité tout ce qui tendrait à la gêner dans l'exercice de ses droits. "

Tout cela était la pure raison, mais le lieutenant général du royaume aspirait à la couronne, et les peurs et les ambitions avaient hâte de la lui donner. Les plébéiens d'aujourd'hui voulaient une révolution et ne savaient pas la faire ; les Jacobins, qu'ils ont pris pour modèles, auraient jeté à l'eau les hommes du Palais-Royal et les bavards des deux Chambres. M. de La Fayette était réduit à des désirs impuissants : heureux d'avoir fait revivre la garde nationale, il se laissa jouer comme un vieux maillot par Philippe, dont il croyait être la nourrice ; il s'engourdit dans cette félicité. Le vieux général n'était plus que la liberté endormie, comme la République de 1793 n'était plus qu'une tête de mort.

Le vrai est qu'une Chambre sans mandat et tronquée n'avait aucun droit de disposer de la couronne : ce fut une Convention exprès réunie, formée de la Chambre des lords et d'une Chambre des communes nouvellement élue, qui disposa du trône de Jacques second. Il est encore certain que ce croupion de la Chambre des députés, que ces 221, imbus sous Charles X des traditions de la monarchie héréditaire, n'apportaient aucune disposition propre à la monarchie élective ; ils l'arrêtent dès son début, et la forcent de rétrograder vers des principes de quasi-légitimité. Ceux qui ont forgé l'épée de la nouvelle royauté ont introduit dans sa lame une paille qui tôt ou tard la fera éclater.


3 L33 Chapitre 7

Journée du 7 août. - Séance à la Chambre des pairs. - Mon discours. - Je sors du palais du Luxembourg pour n'y plus rentrer. - Mes démissions.

Le 7 d'août est un jour mémorable pour moi ; c'est celui où j'ai eu le bonheur de terminer ma carrière politique comme je l'avais commencée ; bonheur assez rare aujourd'hui pour qu'on puisse s'en réjouir.

On avait apporté à la Chambre des pairs la déclaration de la Chambre des députés concernant la vacance du trône. J'allai m'asseoir à ma place dans le plus haut rang des fauteuils, en face du président. Les pairs me semblèrent à la fois affairés et abattus. Si quelques-uns portaient sur leur front l'orgueil de leur prochaine infidélité, d'autres y portaient la honte des remords qu'ils n'avaient pas le courage d'écouter. Je me disais, en regardant cette triste assemblée : Quoi ! ceux qui ont reçu les bienfaits de Charles X dans sa prospérité vont le déserter dans son infortune ! Ceux dont la mission spéciale était de défendre le trône héréditaire, ces hommes de cour qui vivaient dans l'intimité du Roi le trahiront-ils ? Ils veillaient à sa porte à Saint-Cloud ; ils l'ont embrassé à Rambouillet, il leur a pressé la main dans un dernier adieu ; vont-ils lever contre lui cette main toute chaude encore de cette dernière étreinte ? Cette Chambre, qui retentit pendant quinze années de leurs protestations de dévouement, va-t-elle entendre leur parjure ? C'est pour eux, cependant, que Charles X s'est perdu ; c'est eux qui le poussaient aux ordonnances, ils trépignaient de joie lorsqu'elles parurent et lorsqu'ils se crurent vainqueurs dans cette minute muette qui précède la chute du tonnerre.

Ces idées roulaient confusément et douloureusement dans mon esprit. La pairie était devenue le triple réceptacle des corruptions de la vieille Monarchie, de la République et de l'Empire. Quant aux républicains de 1793, transformés en sénateurs, quant aux généraux de Bonaparte, je n'attendais d'eux que ce qu'ils ont toujours fait : ils déposèrent l'homme extraordinaire auquel ils devaient tout, ils allaient déposer le Roi qui les avait confirmés dans les biens et dans les honneurs dont les avait comblés leur premier maître. Que le vent tourne et ils déposeront l'usurpateur auquel ils se préparaient à jeter la couronne.

Je montai à la tribune. Un silence profond se fit ; les visages parurent embarrassés, chaque pair se tourna de côté sur son fauteuil, et regarda la terre. Hormis quelques pairs résolus à se retirer comme moi, personne n'osa lever les yeux à la hauteur de la tribune. Je conserve mon discours parce qu'il résume ma vie, et que c'est mon premier titre à l'estime de l'avenir.

" Messieurs,

" La déclaration apportée à cette Chambre est beaucoup moins compliquée pour moi que pour ceux de MM. les pairs qui professent une opinion différente de la mienne. Un fait, dans cette déclaration, domine à mes yeux tous les autres, ou plutôt les détruit. Si nous étions dans un ordre de choses régulier, j'examinerais sans doute avec soin les changements qu'on prétend opérer dans la Charte. Plusieurs de ces changements ont été par moi-même proposés. Je m'étonne seulement qu'on ait pu entretenir cette Chambre de la mesure réactionnaire touchant les pairs de la création de Charles X. Je ne suis pas suspect de faiblesse pour les fournées, et vous savez que j'en ai combattu même la menace ; mais nous rendre les juges de nos collègues, mais rayer du tableau des pairs qui l'on voudra, toutes les fois que l'on sera le plus fort, cela ressemble trop à la proscription. Veut-on détruire la pairie ? Soit : mieux vaut perdre la vie que de la demander.

" Je me reproche déjà ce peu de mots sur un détail qui, tout important qu'il est, disparaît dans la grandeur de l'événement. La France est sans direction, et j'irais m'occuper de ce qu'il faut ajouter ou retrancher aux mâts d'un navire dont le gouvernail est arraché ! J'écarte donc de la déclaration de la Chambre élective tout ce qui est d'un intérêt secondaire, et, m'en tenant au seul fait énoncé de la vacance vraie ou prétendue du trône, je marche droit au but.

" Une question préalable doit être traitée : si le trône est vacant, nous sommes libres de choisir la forme de notre gouvernement.

" Avant d'offrir la couronne à un individu quelconque, il est bon de savoir dans quelle espèce d'ordre politique nous constituerons l'ordre social. Etablirons-nous une république ou une monarchie nouvelle ? Une république ou une monarchie nouvelle offre-t-elle à la France des garanties suffisantes de durée, de force et de repos ?

" Une république aurait d'abord contre elle les souvenirs de la République même. Ces souvenirs ne sont nullement effacés. On n'a pas oublié le temps où la mort, entre la liberté et l'égalité, marchait appuyée sur leurs bras. Quand vous seriez tombés dans une nouvelle anarchie, pourriez-vous réveiller sur son rocher l'Hercule qui fut seul capable d'étouffer le monstre ? De ces hommes fastiques [Mot inventé par Chateaubriand : homme dont le nom mérite d'être gravé dans les fastes.] , il y en a cinq ou six dans l'histoire : dans quelque mille ans, votre postérité pourra voir un autre Napoléon. Quant à vous, ne l'attendez pas. Ensuite, dans l'état de nos moeurs et dans nos rapports avec les gouvernements qui nous environnent, la république, sauf erreur, ne me paraît pas exécutable maintenant. La première difficulté serait d'amener les Français à un vote unanime. Quel droit la population de Paris aurait-elle de contraindre la population de Marseille ou de telle autre ville de se constituer en république ? Y aurait-il une seule république ou vingt ou trente républiques ? Seraient-elles fédératives ou indépendantes ? Passons par-dessus ces obstacles. Supposons une république unique : avec notre familiarité naturelle, croyez-vous qu'un président, quelque grave, quelque respectable, quelque habile qu'il puisse être soit un an à la tête des affaires sans être tenté de se retirer ? Peu défendu par les lois et par les souvenirs, contrarié, avili, insulté soir et matin par des rivaux secrets et par des agents de trouble, il n'inspirera pas assez de confiance au commerce et à la propriété, il n'aura ni la dignité convenable pour traiter avec les cabinets étrangers, ni la puissance nécessaire au maintien de l'ordre intérieur. S'il use de mesures révolutionnaires, la république deviendra odieuse ; l'Europe inquiète profitera de ces divisions, les fomentera interviendra, et l'on se trouvera de nouveau engagé dans des luttes effroyables. La république représentative est sans doute l'état futur du monde, mais son temps n'est pas encore arrivé.

" Je passe à la monarchie. Un roi nommé par les Chambres ou élu par le peuple sera toujours, quoi qu'on fasse, une nouveauté. Or, je suppose qu'on veut la liberté, surtout la liberté de la presse, par laquelle et pour laquelle le peuple vient de remporter une si étonnante victoire. Eh bien ! toute monarchie nouvelle sera forcée, ou plus tôt ou plus tard, de bâillonner cette liberté. Napoléon lui-même a-t-il pu l'admettre ? Fille de nos malheurs et esclave de notre gloire, la liberté de la presse ne vit en sûreté qu'avec un gouvernement dont les racines sont déjà profondes. Une monarchie, bâtarde d'une nuit sanglante, n'aurait-elle rien à redouter de l'indépendance des opinions ? Si ceux-ci peuvent prêcher la république, ceux-là un autre système, ne craignez-vous pas d'être bientôt obligés de recourir à des lois d'exception, malgré l'anathème contre la censure ajouté à l'article de la Charte ?

" Alors, amis de la liberté réglée, qu'aurez-vous gagné au changement qu'on vous propose ? Vous tomberez de force dans la république, ou dans la servitude légale. La monarchie sera débordée et emportée par le torrent des lois démocratiques, ou le monarque par le mouvement des factions.

" Dans le premier enivrement d'un succès, on se figure que tout est aisé ; on espère satisfaire toutes les exigences, toutes les humeurs, tous les intérêts ; on se flatte que chacun mettra de côté ses vues personnelles et ses vanités ; on croit que la supériorité des lumières et la sagesse du gouvernement surmonteront des difficultés sans nombre ; mais, au bout de quelques mois, la pratique vient démentir la théorie.

" Je ne vous présente, messieurs, que quelques-uns des inconvénients attachés à la formation d'une république ou d'une monarchie nouvelle. Si l'une et l'autre ont des périls, il restait un troisième parti, et ce parti valait bien la peine qu'on en eût dit quelques mots.

" D'affreux ministres ont souillé la couronne, et ils ont soutenu la violation de la loi par le meurtre ; ils se sont joués des serments faits au ciel, des lois jurées à la terre.

" Etrangers, qui deux fois êtes entrés à Paris sans résistance, sachez la vraie cause de vos succès : vous vous présentiez au nom du pouvoir légal. Si vous accouriez aujourd'hui au secours de la tyrannie, pensez-vous que les portes de la capitale du monde civilisé s'ouvriraient aussi facilement devant vous ? La nation française a grandi, depuis votre départ, sous le régime des lois constitutionnelles, nos enfants de quatorze ans sont des géants ; nos conscrits à Alger, nos écoliers à Paris, viennent de vous révéler les fils des vainqueurs d'Austerlitz, de Marengo et d'Iéna ; mais les fils fortifiés de tout ce que la liberté ajoute à la gloire.

" Jamais défense ne fut plus légitime et plus héroïque que celle du peuple de Paris. Il ne s'est point soulevé contre la loi ; tant qu'on a respecté le pacte social, le peuple est demeuré paisible ; il a supporté sans se plaindre les insultes, les provocations, les menaces ; il devait son argent et son sang en échange de la Charte, il a prodigué l'un et l'autre.

" Mais lorsqu'après avoir menti jusqu'à la dernière heure, on a tout à coup sonné la servitude ; quand la conspiration de la bêtise et de l'hypocrisie a soudainement éclaté ; quand une terreur de château organisée par des eunuques a cru pouvoir remplacer la terreur de la République et le joug de fer de l'Empire, alors ce peuple s'est armé de son intelligence et de son courage ; il s'est trouvé que ces boutiquiers respiraient assez facilement la fumée de la poudre, et qu'il fallait plus de quatre soldats et un caporal pour les réduire. Un siècle n'aurait pas autant mûri les destinées d'un peuple que les trois derniers soleils qui viennent de briller sur la France. Un grand crime a eu lieu ; il a produit l'énergique explosion d'un principe : devait-on, à cause de ce crime et du triomphe moral et politique qui en a été la suite, renverser l'ordre de choses établi ? Examinons :

" Charles X et son fils sont déchus ou ont abdiqué, comme il vous plaira de l'entendre ; mais le trône n'est pas vacant : après eux venait un enfant ; devait-on condamner son innocence ?

" Quel sang crie aujourd'hui contre lui ? oseriez-vous dire que c'est celui de son peuple ? Cet orphelin, élevé aux écoles de la patrie dans l'amour du gouvernement constitutionnel et dans les idées de son siècle, aurait pu devenir un roi en rapport avec les besoins de l'avenir. C'est au gardien de sa tutelle que l'on aurait fait jurer la déclaration sur laquelle vous allez voter ; arrivé à sa majorité, le jeune monarque aurait renouvelé le serment. Le roi présent, le roi actuel aurait été M. le duc d'Orléans, régent du royaume, prince qui a vécu près du peuple, et qui sait que la monarchie ne peut être aujourd'hui qu'une monarchie de consentement et de raison. Cette combinaison naturelle m'eût semblé un grand moyen de conciliation, et aurait peut-être sauvé à la France ces agitations qui sont la conséquence des violents changements d'un Etat. " Dire que cet enfant, séparé de ses maîtres, n'aurait pas le temps d'oublier jusqu'à leurs noms avant de devenir homme, dire qu'il demeurerait infatué de certains dogmes de naissance après une longue éducation populaire, après la terrible leçon qui a précipité deux rois en deux nuits, est-ce bien raisonnable ?

" Ce n'est ni par un dévouement sentimental, ni par un attendrissement de nourrice transmis de maillot en maillot depuis le berceau de Henri IV jusqu'à celui du jeune Henri, que je plaide une cause où tout se tournerait de nouveau contre moi, si elle triomphait. Je ne vise ni au roman, ni à la chevalerie, ni au martyre ; je ne crois pas au droit divin de la royauté, et je crois à la puissance des révolutions et des faits. Je n'invoque pas même la Charte, je prends mes idées plus haut ; je les tire de la sphère philosophique de l'époque où ma vie expire : je propose le duc de Bordeaux tout simplement comme une nécessité de meilleur aloi que celle dont on argumente.

" Je sais qu'en éloignant cet enfant, on veut établir le principe de la souveraineté du peuple : niaiserie de l'ancienne école, qui prouve que, sous le rapport politique, nos vieux démocrates n'ont pas fait plus de progrès que les vétérans de la royauté. Il n'y a de souveraineté absolue nulle part ; la liberté ne découle pas du droit politique, comme on le supposait au dix-huitième siècle, elle vient du droit naturel, ce qui fait qu'elle existe dans toutes les formes de gouvernement, et qu'une monarchie peut être libre et beaucoup plus libre qu'une république ; mais ce n'est ni le temps ni le lieu de faire un cours de politique.

" Je me contenterai de remarquer que, lorsque le peuple a disposé des trônes, il a souvent aussi disposé de sa liberté ; je ferai observer que le principe de l'hérédité monarchique, absurde au premier abord, a été reconnu, par l'usage, préférable au principe de la monarchie élective. Les raisons en sont si évidentes que je n'ai pas besoin de les développer. Vous choisissez un roi aujourd'hui : qui vous empêchera d'en choisir un autre demain ? La loi, direz-vous. La loi ? et c'est vous qui la faites !

" Il est encore une manière plus simple de trancher la question, c'est de dire : Nous ne voulons plus de la branche aînée des Bourbons. Et pourquoi n'en voulez-vous plus ? Parce que nous sommes victorieux, nous avons triomphé dans une cause juste et sainte, nous usons d'un double droit de conquête.

" Très bien : vous proclamez la souveraineté de la force. Alors gardez soigneusement cette force, car si dans quelques mois elle vous échappe, vous serez mal venus à vous plaindre. Telle est la nature humaine ! Les esprits les plus éclairés et les plus justes ne s'élèvent pas toujours au-dessus d'un succès. Ils étaient les premiers, ces esprits, à invoquer le droit contre la violence, ils appuyaient ce droit de toute la supériorité de leur talent et, au moment même où la vérité de ce qu'ils disaient est démontrée par l'abus le plus abominable de la force et par le renversement de cette force, les vainqueurs s'emparent de l'arme qu'ils ont brisée ! Dangereux tronçons, qui blesseront leur main sans les servir.

" J'ai transporté le combat sur le terrain de mes adversaires ; je ne suis point allé bivouaquer dans le passé sous le vieux drapeau des morts, drapeau qui n'est pas sans gloire, mais qui pend le long du bâton qui le porte, parce qu'aucun souffle de la vie ne le soulève. Quand je remuerais la poussière des trente-cinq Capets, je n'en tirerais pas un argument qu'on voulût seulement écouter. L'idolâtrie d'un nom est abolie, la monarchie n'est plus une religion : c'est une forme politique préférable dans ce moment à toute autre parce qu'elle fait mieux entrer l'ordre dans la liberté.

" Inutile Cassandre, j'ai assez fatigué le trône et la patrie de mes avertissements dédaignés ; il ne me reste qu'à m'asseoir sur les débris d'un naufrage que j'ai tant de fois prédit. Je reconnais au malheur toutes les sortes de puissance, excepté celle de me délier de mes serments de fidélité. Je dois aussi rendre ma vie uniforme : après tout ce que j'ai fait, dit et écrit pour les Bourbons, je serais le dernier des misérables si je les reniais au moment où, pour la troisième et dernière fois ils s'acheminent vers l'exil.

" Je laisse la peur à ces généreux royalistes qui n'ont jamais sacrifié une obole ou une place à leur loyauté ; à ces champions de l'autel et du trône, qui naguère me traitaient de renégat, d'apostat et de révolutionnaire. Pieux libellistes, le renégat vous appelle ! Venez donc balbutier un mot, un seul mot avec lui pour l'infortuné maître qui vous combla de ses dons et que vous avez perdu ! Provocateurs de coups d'Etat, prédicateurs du pouvoir constituant, où êtes-vous ? Vous vous cachez dans la boue du fond de laquelle vous leviez vaillamment la tête pour calomnier les vrais serviteurs du Roi ; votre silence d'aujourd'hui est digne de votre langage d'hier. Que tous ces preux, dont les exploits projetés ont fait chasser les descendants d'Henri IV à coups de fourches, tremblent maintenant accroupis sous la cocarde tricolore : c'est tout naturel. Les nobles couleurs dont ils se parent protégeront leur personne, et ne couvriront pas leur lâcheté.

" Au surplus, en m'exprimant avec franchise à cette tribune, je ne crois pas du tout faire un acte d'héroïsme. Nous ne sommes plus dans ces temps où une opinion coûtait la vie ; y fussions-nous, je parlerais cent fois plus haut. Le meilleur bouclier est une poitrine qui ne craint pas de se montrer découverte à l'ennemi. Non, messieurs, nous n'avons à craindre ni un peuple dont la raison égale le courage, ni cette généreuse jeunesse que j'admire, avec laquelle je sympathise de toutes les facultés de mon âme, à laquelle je souhaite, comme mon pays, honneur, gloire et liberté.

" Loin de moi surtout la pensée de jeter des semences de division dans la France, et c'est pourquoi j'ai refusé à mon discours l'accent des passions. Si j'avais la conviction intime qu'un enfant doit être laissé dans les rangs obscurs et heureux de la vie, pour assurer le repos de trente-trois millions d'hommes, j'aurais regardé comme un crime toute parole en contradiction avec le besoin des temps : je n'ai pas cette conviction.

" Si j'avais le droit de disposer d'une couronne, je la mettrais volontiers aux pieds de M. le duc d'Orléans.

" Mais je ne vois de vacant qu'un tombeau à Saint-Denis, et non un trône.

" Quelles que soient les destinées qui attendent M. le lieutenant général du royaume, je ne serai jamais son ennemi s'il fait le bonheur de ma patrie. Je ne demande à conserver que la liberté de ma conscience et le droit d'aller mourir partout où je trouverai indépendance et repos.

" Je vote contre le projet de déclaration. "

J'avais été assez calme en commençant ce discours ; mais peu à peu l'émotion me gagna ; quand j'arrivai à ce passage : Inutile Cassandre, j ' ai assez fatigué le trône et la patrie de mes avertissements dédaignés , ma voix s'embarrassa, et je fus obligé de porter mon mouchoir à mes yeux pour supprimer des pleurs de tendresse et d'amertume. L'indignation me rendit la parole dans le paragraphe qui suit : Pieux libellistes, le renégat vous appelle ! Venez donc balbutier un mot, un seul mot avec lui pour l ' infortuné maître qui vous combla de ses dons et que vous avez perdu ! Mes regards se portaient alors sur les rangs à qui j'adressais ces paroles.

Plusieurs pairs semblaient anéantis ; ils s'enfonçaient dans leur fauteuil au point que je ne les voyais plus derrière leurs collègues assis immobiles devant eux. Ce discours eut quelque retentissement : tous les partis y étaient blessés, mais tous se taisaient, parce que j'avais placé auprès de grandes vérités un grand sacrifice. Je descendis de la tribune ; je sortis de la salle, je me rendis au vestiaire, je mis bas mon habit de pair, mon épée, mon chapeau à plumet ; j'en détachai la cocarde blanche, je la baisai, je la mis dans la petite poche du côté gauche de la redingote noire que je revêtis et que je croisai sur mon coeur. Mon domestique emporta la défroque de la pairie, et j'abandonnai, en secouant la poussière de mes pieds, ce palais des trahisons, où je ne rentrerai de ma vie.

Le 10 et le 12 août, j'achevai de me dépouiller et j'envoyai ces diverses démissions :

" Paris, ce 10 août 1830.

" Monsieur le président de la Chambre des pairs,

" Ne pouvant prêter serment de fidélité à Louis-Philippe d'Orléans comme roi des Français, je me trouve frappé d'une incapacité légale qui m'empêche d'assister aux séances de la Chambre héréditaire. Une seule marque des bontés du Roi Louis XVIII et de la munificence royale me reste : c'est une pension de pair de douze mille francs, laquelle me fut donnée pour maintenir, sinon avec éclat, du moins avec l'indépendance des premiers besoins, la haute dignité à laquelle j'avais été appelé. Il ne serait pas juste que je conservasse une faveur attachée à l'exercice de fonctions que je ne puis remplir. En conséquence, j'ai l'honneur de résigner entre vos mains ma pension de pair. "

" Paris, ce 12 août 1830.

" Monsieur le ministre des finances,

" Il me reste des bontés de Louis XVIII et de la munificence nationale une pension de pair de douze mille francs, transformée en rentes viagères inscrites au grand livre de la dette publique et transmissibles seulement à la première génération directe du titulaire. Ne pouvant prêter serment à monseigneur le duc d'Orléans comme roi des Français, il ne serait pas juste que je continuasse de toucher une pension attachée à des fonctions que je n'exerce plus. En conséquence, je viens la résigner entre vos mains : elle aura cessé de courir pour moi depuis le jour (10 août) où j'ai écrit à M. le président de la Chambre des pairs qu'il m'était impossible de prêter le serment exigé.

" J'ai l'honneur d'être avec une haute, etc. "

" Paris, ce 12 août 1830.

" Monsieur le grand référendaire,

" J'ai l'honneur de vous envoyer copie des deux lettres que j'ai adressées, l'une à M. le président de la Chambre des pairs, l'autre à M. le ministre des finances. Vous y verrez que je renonce à ma pension de pair, et qu'en conséquence mon fondé de pouvoirs n'aura à toucher de cette pension que la somme échue au 10 août, jour où j'ai annoncé que j'ai refusé le serment.

" J'ai l'honneur d'être avec une haute, etc. "

" Paris, ce 12 août 1830.

" Monsieur le ministre de la justice,

" J'ai l'honneur de vous envoyer ma démission de ministre d'Etat.

" Je suis avec une haute considération,

" Monsieur le ministre de la justice,

" Votre très humble et très obéissant serviteur. "

Je restai nu comme un petit saint Jean ; mais depuis longtemps j'étais accoutumé à me nourrir du miel sauvage, et je ne craignais pas que la fille d'Hérodiade eût envie de ma tête grise.

Mes broderies, mes dragonnes, franges, torsades, épaulettes, vendues à un juif, et par lui fondues, m'ont rapporté sept cents francs, produit net de toutes mes grandeurs.


3 L33 Chapitre 8

Charles X s'embarque à Cherbourg.

Maintenant, qu'était devenu Charles X ? Il cheminait vers son exil, accompagné de ses gardes du corps, surveillé par ses trois commissaires traversant la France sans exciter même la curiosité des paysans qui labouraient leurs sillons sur le bord du grand chemin. Dans deux ou trois petites villes, des mouvements hostiles se manifestèrent ; dans quelques autres, des bourgeois et des femmes donnèrent des signes de pitié. Il faut se souvenir que Bonaparte ne fit pas plus de bruit en se rendant de Fontainebleau à Toulon, que la France ne s'émut pas davantage, et que le gagneur de tant de batailles faillit d'être massacré à Orgon. Dans ce pays fatigué, les plus grands événements ne sont plus que des drames joués pour notre divertissement : ils occupent le spectateur tant que la toile est levée, et, lorsque le rideau tombe, ils ne laissent qu'un vain souvenir. Parfois Charles X et sa famille s'arrêtaient dans de méchantes stations de rouliers pour prendre un repas sur le bout d'une table sale où des charretiers avaient dîné avant lui. Henri V et sa soeur s'amusaient dans la cour avec les poulets et les pigeons de l'auberge. Je l'avais dit : la monarchie s'en allait, et l'on se mettait à la fenêtre pour la voir passer.

Le ciel en ce moment se plut à insulter le parti vainqueur et le parti vaincu. Tandis que l'on soutenait que la France entière avait été indignée des ordonnances, il arriva au roi Philippe des adresses de la province, envoyées au roi Charles X pour féliciter celui-ci sur les mesures salutaires qu ' il avait prises et qui sauvaient la monarchie .

Le bey de Tittery, de son côté, expédiait au monarque détrôné, qui cheminait vers Cherbourg, la soumission suivante :

" Au nom de Dieu, etc., etc., je reconnais pour seigneur et souverain absolu le grand Charles X, le victorieux ; je lui payerai le tribut, etc... " On ne peut se jouer plus ironiquement de l'une et de l'autre fortune. On fabrique aujourd'hui les révolutions à la machine ; elles sont faites si vite qu'un monarque, roi encore sur la frontière de ses Etats, n'est déjà plus qu'un banni dans sa capitale.

Dans cette insouciance du pays pour Charles X, il y a autre chose que de la lassitude : il y faut reconnaître le progrès de l'idée démocratique et de l'assimilation des rangs. A une époque antérieure, la chute d'un roi de France eût été un événement énorme ; le temps a descendu le monarque de la hauteur où il était placé, il l'a rapproché de nous, il a diminué l'espace qui le séparait des classes populaires. Si l'on était peu surpris de rencontrer le fils de saint Louis sur le grand chemin comme tout le monde, ce n'était point par un esprit de haine ou de système, c'était tout simplement par ce sentiment du niveau social, qui a pénétré les esprits et qui agit sur les masses sans qu'elles s'en doutent.

Malédiction, Cherbourg, à tes parages sinistres ! C'est auprès de Cherbourg que le vent de la colère jeta Edouard III pour ravager notre pays ; c'est non loin de Cherbourg que le vent d'une victoire ennemie brisa la flotte de Tourville ; c'est à Cherbourg que le vent d'une prospérité menteuse repoussa Louis XVI vers son échafaud ; c'est à Cherbourg que le vent de je ne sais quelle rive a emporté nos derniers princes. Les côtes de la Grande-Bretagne, qu'aborda Guillaume le Conquérant, ont vu débarquer Charles le dixième sans pennon et sans lance ; il est allé retrouver, à Holy-Rood, les souvenirs de sa jeunesse, appendus aux murailles du château des Stuarts ; comme de vieilles gravures jaunies par le temps.


3 L33 Chapitre 9

Ce que sera la révolution de juillet.

J'ai peint les trois journées à mesure qu'elles se sont déroulées devant moi ; une certaine couleur de contemporanéité, vraie dans le moment qui s'écoule, fausse après le moment écoulé, s'étend donc sur le tableau. Il n'est révolution si prodigieuse qui, décrite de minute en minute, ne se trouvât réduite aux plus petites proportions. Les événements sortent du sein des choses, comme les hommes du sein de leurs mères accompagnés des infirmités de la nature. Les misères et les grandeurs sont soeurs jumelles, elles naissent ensemble ; mais quand les couches sont vigoureuses, les misères à une certaine époque meurent, les grandeurs seules vivent. Pour juger impartialement de la vérité qui doit rester, il faut donc se placer au point de vue d'où la postérité contemplera le fait accompli.

Me dégageant des mesquineries de caractère et d'action dont j'avais été le témoin, ne prenant des journées de juillet que ce qui en demeurera, j'ai dit avec justice dans mon discours à la Chambre des pairs : " Ce peuple s'étant armé de son intelligence et de son courage, il s'est trouvé que ces boutiquiers respiraient assez facilement la fumée de la poudre, et qu'il fallait plus de quatre soldats et un caporal pour les réduire. Un siècle n'aurait pas autant mûri les destinées d'un peuple que les trois derniers soleils qui viennent de briller sur la France. "

En effet, le peuple proprement dit a été brave et généreux dans la journée du 28. La garde avait perdu plus de trois cents hommes, tués ou blessés ; elle rendit pleine justice aux classes pauvres, qui seules se battirent dans cette journée, et parmi lesquelles se mêlèrent des hommes impurs, mais qui n'ont pu les déshonorer. Les élèves de l'Ecole polytechnique, sortis trop tard de leur école le 28 pour prendre part aux affaires, furent mis par le peuple à sa tête le 29, avec une simplicité et une naïveté admirables.

Des champions absents des luttes soutenues par ce peuple vinrent se réunir à ses rangs le 29, quand le plus grand péril fut passé ; d'autres, également vainqueurs, ne rejoignirent la victoire que le 30 et le 31.

Du côté des troupes, ce fut à peu près la même chose, il n'y eut guère que les soldats et les officiers d'engagés ; l'état-major, qui avait déjà déserté Bonaparte à Fontainebleau, se tint sur les hauteurs de Saint-Cloud, regardant de quel côté le vent poussait la fumée de la poudre. On faisait queue au lever de Charles X ; à son coucher il ne trouva personne.

La modération des classes plébéiennes égala leur courage ; l'ordre résulta subitement de la confusion. Il faut avoir vu des ouvriers demi-nus, placés en faction à la porte des jardins publics, empêcher selon leur consigne d'autres ouvriers déguenillés de passer, pour se faire une idée de cette puissance du devoir qui s'était emparée des hommes demeurés les maîtres. Ils auraient pu se payer le prix de leur sang, et se laisser tenter par leur misère. On ne vit point, comme au 10 août 1972, les Suisses massacrés dans la fuite. Toutes les opinions furent respectées ; jamais, à quelques exceptions près, on n'abusa moins de la victoire. Les vainqueurs, portant les blessés de la garde à travers la foule, s'écriaient : " Respect aux braves ! " Le soldat venait-il à expirer, ils disaient : " Paix aux morts ! " Les quinze années de la Restauration, sous un régime constitutionnel, avaient fait naître parmi nous cet esprit d'humanité, de légalité et de justice, que vingt-cinq années de l'esprit révolutionnaire et guerrier n'avaient pu produire. Le droit de la force introduit dans nos moeurs semblait être devenu le droit commun.

Les conséquences de la révolution de juillet seront mémorables. Cette révolution a prononcé un arrêt contre tous les trônes ; les rois ne pourront régner aujourd'hui que par la violence des armes ; moyen assuré pour un moment, mais qui ne saurait durer : l'époque des janissaires successifs est finie.

Thucydide et Tacite ne nous raconteraient pas bien les événements des trois jours ; il nous faudrait Bossuet pour nous expliquer les événements dans l'ordre de la Providence ; génie qui voyait tout, mais sans franchir les limites posées à sa raison et à sa splendeur, comme le soleil qui roule entre deux bornes éclatantes, et que les Orientaux appellent l'esclave de Dieu.

Ne cherchons pas si près de nous le moteur d'un mouvement placé plus loin : la médiocrité des hommes, les frayeurs folles, les brouilleries inexplicables, les haines, les ambitions, la présomption des uns, le préjugé des autres, les conspirations secrètes, les ventes, les mesures bien ou mal prises, le courage ou le défaut de courage ; toutes ces choses sont les accidents, non les causes de l'événement. Lorsqu'on dit que l'on ne voulait plus les Bourbons, qu'ils étaient devenus odieux parce qu'on les supposait imposés par l'étranger à la France, ce dégoût superbe n'explique rien d'une manière suffisante.

Le mouvement de juillet ne tient point à la politique proprement dite ; il tient à la révolution sociale qui agit sans cesse. Par l'enchaînement de cette révolution générale, le 28 juillet 1830 n'est que la suite forcée du 21 janvier 1793. Le travail de nos premières assemblées délibérantes avait été suspendu, il n'avait pas été terminé. Dans le cours de vingt années, les Français s'étaient accoutumés, de même que les Anglais sous Cromwell, à être gouvernés par d'autres maîtres que par leurs anciens souverains. La chute de Charles X est la conséquence de la décapitation de Louis XVI, comme le détrônement de Jacques II est la conséquence de l'assassinat de Charles Ier. La Révolution parut s'éteindre dans la gloire de Bonaparte et dans les libertés de Louis XVIII, mais son germe n'était pas détruit : déposé au fond de nos moeurs, il s'est développé quand les fautes de la Restauration l'ont réchauffé, et bientôt il a éclaté.

Les conseils de la Providence se découvrent dans le changement antimonarchique qui s'opère. Que des esprits superficiels ne voient dans la révolution des trois jours qu' une échauffourée, c'est tout simple ; mais les hommes réfléchis savent qu'un pas énorme a été fait : le principe de la souveraineté du peuple est substitué au principe de la souveraineté royale, la monarchie héréditaire changée en monarchie élective. Le 21 janvier avait appris qu'on pouvait disposer de la tête d'un roi, le 29 juillet a montré qu'on peut disposer d'une couronne. Or, toute vérité bonne ou mauvaise qui se manifeste demeure acquise à la foule. Un changement cesse d'être inouï, extraordinaire ; il ne se présente plus comme impie à l'esprit et à la conscience, quand il résulte d'une idée devenue populaire. Les Francs exercèrent collectivement la souveraineté, ensuite ils la déléguèrent à quelques chefs ; puis ces chefs la confièrent à un seul ; puis ce chef unique l'usurpa au profit de sa famille. Maintenant on rétrograde de la royauté héréditaire à la royauté élective, de la monarchie élective on glissera dans la république. Telle est l'histoire de la société ; voilà par quels degrés le gouvernement sort du peuple et y rentre.

Ne pensons donc pas que l'oeuvre de juillet soit une superfétation d'un jour ; ne nous figurons pas que la légitimité va venir rétablir incontinent la succession par droit de primogéniture ; n'allons pas non plus nous persuader que juillet mourra tout à coup de sa belle mort. Sans doute la branche d'Orléans ne prendra pas racine ; ce ne sera pas pour ce résultat que tant de sang, de calamité et de génie aura été dépensé depuis un demi-siècle ! Mais juillet, s'il n'amène pas la destruction finale de la France avec l'anéantissement de toutes les libertés, juillet portera son fruit naturel : ce fruit est la démocratie. Ce fruit sera peut-être amer et sanglant ; mais la monarchie est une greffe étrangère qui ne prendra pas sur une tige républicaine.

Ainsi, ne confondons pas le roi improvisé avec la révolution dont il est né par hasard : celle-ci, telle que nous la voyons agir, est en contradiction avec ses principes ; elle ne semble pas née viable, parce qu'elle est muletée d'un trône ; mais qu'elle se traîne seulement quelques années, cette révolution, ce qui sera venu, ce qui s'en sera allé changera les données qui restent à connaître. Les hommes faits meurent ou ne voient plus les choses comme ils les voyaient ; les adolescents atteignent l'âge de raison ; les générations nouvelles rafraîchissent des générations corrompues ; les langes trempés des plaies d'un hôpital, rencontrés par un grand fleuve, ne souillent que le flot qui passe sous ces corruptions : en aval et en amont le courant garde ou reprend sa limpidité.

Juillet, libre dans son origine, n'a produit qu'une monarchie enchaînée ; mais viendra le temps où, débarrassé de sa couronne, il subira ces transformations qui sont la loi des êtres ; alors il vivra dans une atmosphère appropriée à sa nature.

L'erreur du parti républicain, l'illusion du parti légitimiste sont l'une et l'autre déplorables, et dépassent la démocratie et la royauté : le premier croit que la violence est le seul moyen de succès ; le second croit que le passé est le seul port de salut. Or, il y a une loi morale qui règle la société, une légitimité générale qui domine la légitimité particulière. Cette grande loi et cette grande légitimité sont la jouissance des droits naturels de l'homme, réglés par les devoirs ; car c'est le devoir qui crée le droit, et non le droit qui crée le devoir, les passions et les vices vous relèguent dans la classe des esclaves. La légitimité générale n'aurait eu aucun obstacle à vaincre, si elle avait gardé, comme étant de même principe, la légitimité particulière.

Au surplus, une observation suffira pour nous faire comprendre la prodigieuse et majestueuse puissance de la famille de nos anciens souverains : je l'ai déjà dit et je ne saurais trop le répéter, toutes les royautés mourront avec la royauté française.

En effet, l'idée monarchique manque au moment même où manque le monarque ; on ne trouve plus autour de soi que l'idée démocratique. Mon jeune Roi emportera dans ses bras la monarchie du monde. C'est bien finir.

Lorsque j'écrivais tout ceci sur ce que pourrait être la révolution de 1830 dans l'avenir, j'avais de la peine à me défendre d'un instinct qui me parlait contradictoirement au raisonner. Je prenais cet instinct pour le mouvement de ma déplaisance des troubles de 1830 ; je me déliais de moi-même, et peut-être, dans mon impartialité trop loyale, exagérai-je les provenances futures des trois journées. Or, dix années se sont écoulées depuis la chute de Charles X : juillet s'est-il assis ? Nous sommes maintenant au commencement de décembre 1840, à quel abaissement la France est-elle descendue ! Si je pouvais goûter quelque plaisir dans l'humiliation d'un gouvernement d'origine française, j'éprouverais une sorte d'orgueil à relire, dans le Congrès de Vérone , ma correspondance avec M. Canning : certes, ce n'est pas celle dont on vient de donner connaissance à la Chambre des députés. D'où vient la faute ? est-elle du prince élu ; est-elle de l'impéritie de ses ministres ? est-elle de là nation même, dont le caractère et le génie paraissent usés ? Nos idées sont progressives, mais nos moeurs les soutiennent-elles ? Il ne serait pas étonnant qu'un peuple âgé de quatorze siècles, qui a terminé cette longue carrière par une explosion de miracles, fût arrivé à son terme. Si vous allez jusqu'à la fin de ces Mémoires , vous verrez qu'en rendant justice à tout ce qui m'a paru beau, aux diverses époques de notre histoire, je pense qu'en dernier résultat la vieille société finit.

(Note. Paris, 3 décembre 1840.)


3 L33 Chapitre 10

Fin de ma carrière politique.

Ici se termine ma carrière politique . Cette carrière devait aussi clore mes Mémoires , n'ayant plus qu'à résumer les expériences de ma course. Trois catastrophes ont marqué les trois parties précédentes de ma vie : j'ai vu mourir Louis XVI pendant ma carrière de voyageur et de soldat, au bout de ma carrière littéraire, Bonaparte a disparu, Charles X, en tombant, a fermé ma carrière politique.

J'ai fixé l'époque d'une révolution dans les lettres, et de même dans la politique j'ai formulé les principes du gouvernement représentatif ; mes correspondances diplomatiques valent, je crois, mes compositions littéraires. Il est possible que les unes et les autres ne soient rien, mais il est sûr qu'elles sont équipollentes.

En France, à la tribune de la Chambre des pairs et dans mes écrits, j'exerçai une telle influence, que je fis entrer d'abord M. de Villèle au ministère, et qu'ensuite il fut contraint de se retirer devant mon opposition, après s'être fait mon ennemi. Tout cela est prouvé par ce que vous avez lu.

Le grand événement de ma carrière politique est la guerre d'Espagne. Elle fut pour moi, dans cette carrière, ce qu'avait été le Génie du Christianisme dans ma carrière littéraire. Ma destinée me choisit pour me charger de la puissante aventure qui, sous la Restauration, aurait pu régulariser la marche du monde vers l'avenir. Elle m'enleva à mes songes, et me transforma en conducteur des faits. A la table où elle me fit jouer, elle plaça comme adversaires les deux premiers ministres du jour, le prince de Metternich et M. Canning ; je gagnai contre eux la partie. Tous les esprits sérieux que comptaient alors les cabinets convinrent qu'ils avaient rencontré en moi un homme d'Etat [Voyez les lettres et dépêches des diverses cours, dans le Congrès de Vérone , consultez aussi l' Ambassade de Rome. (N.d.A.)] . Bonaparte l'avait prévu avant eux, malgré mes livres. Je pourrais donc, sans me vanter, croire que le politique a valu en moi l'écrivain ; mais je n'attache aucun prix à la renommée des affaires, c'est pour cela que je me suis permis d'en parler.

Si, lors de l'entreprise péninsulaire, je n'avais pas été jeté à l'écart par des hommes aveugles, le cours de nos destinées changeait ; la France reprenait ses frontières, l'équilibre de l'Europe était rétabli, la Restauration devenue glorieuse, aurait pu vivre encore longtemps, et mon travail diplomatique aurait aussi compté pour un degré dans notre histoire. Entre mes deux vies, il n'y a que la différence du résultat. Ma carrière littéraire complètement accomplie, a produit tout ce qu'elle devait produire, parce qu'elle n'a dépendu que de moi. Ma carrière politique a été subitement arrêtée au milieu de ses succès, parce qu'elle a dépendu des autres.

Néanmoins, je le reconnais, ma politique n'était applicable qu'à la Restauration. Si une transformation s'opère dans les principes, dans les sociétés et les hommes ce qui était bon hier est périmé et caduc aujourd'hui. A l'égard de l'Espagne, les rapports des familles royales ayant cessé par l'abolition de la loi salique, il ne s'agit plus de créer au delà des Pyrénées des frontières impénétrables ; il faut accepter le champ de bataille que l'Autriche et l'Angleterre y pourront un jour nous ouvrir ; il faut prendre les choses au point où elles sont arrivées ; abandonner, non sans regret, une conduite ferme mais raisonnable, dont les bénéfices certains étaient, il est vrai à longue échéance. J'ai la conscience d'avoir servi la légitimité comme elle devait l'être. Je voyais l'avenir aussi clairement que je le vois à cette heure ; seulement j'y voulais atteindre par une route moins périlleuse, afin que la légitimité, utile à notre enseignement constitutionnel, ne trébuchât pas dans une course précipitée.

Maintenant, mes projets ne sont plus réalisables : la Russie va se tourner ailleurs. Si j'allais actuellement dans la péninsule, dont l'esprit a eu le temps de changer, ce serait avec d'autres pensées : je ne m'occuperais que de l'alliance des peuples, toute suspecte, jalouse, passionnée, incertaine et versatile qu'elle est, et je ne songerais plus aux relations avec les rois. Je dirais à la France : " Vous avez quitté la voie battue pour le sentier des précipices ; eh bien ! explorez-en les merveilles et les périls. A nous, innovations, entreprises, découvertes ! venez, et que les armes, s'il le faut, vous favorisent. Où y a-t-il du nouveau ? Est-ce en Orient ? Marchons-y. Où faut-il porter notre courage et notre intelligence ? Courons de ce côté. Mettons-nous à la tête de la grande levée du genre humain ; ne nous laissons pas dépasser ; que le nom français devance les autres dans cette croisade comme il arriva jadis au tombeau du Christ. " Oui, si j'étais admis au conseil de ma patrie, je tâcherais de lui être utile dans les dangereux principes qu'elle a adoptés : la retenir à présent, ce serait la condamner à une mort ignoble. Je ne me contenterais pas de discours : joignant les oeuvres à la foi, je préparerais des soldats et des millions, je bâtirais des vaisseaux, comme Noé, en prévision du déluge, et si l'on me demandait pourquoi, je répondrais " Parce que tel est le bon plaisir de la France. " Mes dépêches avertiraient les cabinets de l'Europe que rien remuera sur le globe sans notre intervention ; que si l'on se distribue les lambeaux du monde, la part du lion nous revient. Nous cesserions de demander humblement à nos voisins la permission d'exister ; le coeur de la France battrait libre, sans qu'aucune main osât s'appliquer sur ce coeur pour en compter les palpitations ; et puisque nous cherchons de nouveaux soleils, je me précipiterais au-devant de leur splendeur et n'attendrais plus le lever naturel de l'aurore.

Fasse le ciel que ces intérêts industriels, dans lesquels nous devons trouver une prospérité d'un genre nouveau, ne trompent personne, qu'ils soient aussi féconds, aussi civilisateurs que ces intérêts moraux d'où sortit l'ancienne société ! Le temps nous apprendra s'ils ne seraient point le songe infécond de ces intelligences stériles qui n'ont pas la faculté de sortir du monde matériel.

Bien que mon rôle ait finit avec la légitimité, tous mes voeux sont pour la France, quels que soient les pouvoirs à qui son imprévoyant caprice la fasse obéir. Quant à moi, je ne demande plus rien ; je voudrais seulement ne pas trop dépasser les ruines écroulées à mes pieds. Mais les années sont comme les Alpes : à peine a-t-on franchi les premières, qu'on en voit d'autres s'élever. Hélas ! ces plus hautes et dernières montagnes sont déshabitées, arides et blanchies.


3 L34 Livre trente-quatrième

1. Introduction. - 2. Procès des ministres. - Saint-Germain l'Auxerrois. - Pillage de l'archevêché. - 3. Ma brochure sur la Restauration et la Monarchie élective . - 4. Etudes historiques . - 5. Avant mon départ de Paris. - 6. Lettres et vers à madame Récamier. - 7. Journal du 12 juillet au 1er septembre 1831. - Commis de M. de Lapanouze. - Lord Byron. - Ferney et Voltaire. - 8. Suite du journal. - Course inutile à Paris. - 9. Suite du journal. - MM. Carrel et Béranger. - 10. Suite du journal. - Chanson de Béranger : ma réponse. - Retour à Paris pour la proposition de Briqueville. - 11. Proposition Baude et Briqueville sur le bannissement de la branche aînée des Bourbons. - 12. Lettre à l'auteur de la Némésis. - 13. Conspiration de la rue des Prouvaires. - 14. Incidences. - Pestes. - 15. Le choléra.


3 L34 Chapitre 1

Infirmerie de Marie-Thérèse.

Paris, octobre 1830.

Introduction.

Au sortir du fracas des trois journées, je suis tout étonné d'ouvrir dans un calme profond la quatrième partie de cet ouvrage ; il me semble que j'ai doublé le cap des tempêtes, et pénétré dans une région de paix et de silence. Si j'étais mort le 7 août de cette année, les dernières paroles de mon discours à la Chambre des pairs eussent été les dernières lignes de mon histoire ; ma catastrophe étant celle même d'un passé de douze siècles aurait agrandi ma mémoire. Mon drame eût magnifiquement fini. Mais je ne suis pas demeuré sous le coup, je n'ai pas été jeté à terre. Pierre de l'Estoile écrivait cette page de son journal le lendemain de l'assassinat de Henri IV :

" Et icy je finis avec la vie de mon roy (Henry IV) le deuxième registre de mes passe-temps mélancholiques et de mes vaines et curieuses recherches, tant publiques que particulières, interrompues souvent depuis un mois par les veilles des tristes et facheuses nuicts que j'ai souffert, mesmement cette dernière, pour la mort de mon roy.

" Je m'estois proposé de clore mes éphémérides par ce registre, mais tant d'occurrences nouvelles et curieuses se sont présentées par cette insigne mutation que je passe à un autre qui ira aussi avant qu'il plaira à Dieu : et me doute que ce ne sera pas bien long. "

L'Estoile vit mourir le premier Bourbon, je viens de voir tomber le dernier : ne devrais-je pas clore ici le registre de mes passe-temps mélancoliques et de mes vaines et curieuses recherches ? Peut-être ; mais tant d ' occurrences nouvelles et curieuses se sont présentées par cette insigne mutation, que je passe à un autre registre .

Comme l'Estoile, je lamente les adversités de la race de saint Louis, pourtant, je suis obligé de l'avouer, il se mêle à ma douleur un certain contentement intérieur ; je me le reproche, mais je ne m'en puis détendre : ce contentement est celui de l'esclave dégagé de ses chaînes. Quand je quittai la carrière de soldat et de voyageur, je sentis de la tristesse, j'éprouve maintenant de la joie, forçat libéré que je suis des galères du monde et de la cour. Fidèle à mes principes et à mes serments je n'ai trahi ni la liberté ni le Roi ; je n'emporte ni richesses ni honneurs ; je m'en vais pauvre comme je suis venu. Heureux de terminer une carrière politique qui m'était odieuse, je rentre avec amour dans le repos.

Bénie soyez-vous, ô ma native et chère indépendance âme de ma vie ! Venez, rapportez-moi mes Mémoires , cet alter ego dont vous êtes la confidente, l'idole et la muse. Les heures de loisir sont propres aux récits : naufragé, je continuerai de raconter mon naufrage aux pêcheurs de la rive. Retourné à mes instincts primitifs, je redeviens libre et voyageur, j'achève ma course comme je la commençai. Le cercle de mes jours, qui se ferme me ramène au point du départ. Sur la route, que j'ai jadis parcourue conscrit insouciant, je vais cheminer vétéran expérimenté, cartouche de congé dans mon shako, chevrons du temps sur le bras, havresac rempli d'années sur le dos. Qui sait ? peut-être retrouverai-je d'étape en étape les rêveries de ma jeunesse ? J'appellerai beaucoup de songes à mon secours, pour me défendre contre cette horde de vérités qui s'engendrent dans les vieux jours, comme des dragons se cachent dans des ruines. Il ne tiendra qu'à moi de renouer les deux bouts de mon existence, de confondre des époques éloignées, de mêler des illusions d'âges divers, puisque le princes que je rencontrai exilé en sortant de mes foyers paternels je le rencontre banni en me rendant à ma dernière demeure.


3 L34 Chapitre 2

Paris, avril 1831.

Procès des ministres. - Saint-Germain-l'Auxerrois. - Pillage de l'archevêché.

Je traçai rapidement, au mois d'octobre de l'année précédente, la petite introduction de cette partie de mes Mémoires ; mais je ne pus continuer ce travail parce que j'en avais un autre sur les bras : il s'agissait de l'ouvrage qui terminait l'édition de mes Oeuvres complètes . De ce travail même j'ai été détourné, d'abord par le procès des ministres, ensuite par le sac de Saint-Germain-l'Auxerrois.

Le procès des ministres et l'émoi de Paris ne m'ont pas fait grand-chose : après le procès de Louis XVI et les insurrectlons révolutionnaires tout est petit en fait de jugement et d'insurrection. Les ministres, venant de Vincennes à leur prison du Luxembourg et retournant à Vincennes pendant qu'on prononçait leur sentence s'acheminèrent par la rue d'Enfer. Du fond de ma retraite j'entendis le roulement de leur voiture. Que d'événements ont passé devant ma porte ! Les défenseurs de ces hommes sont restés au-dessous de leur besogne. Personne ne prit la chose d'assez haut : l'avocat domina trop dans ces plaidoiries. Si mon ami le prince de Polignac m'eût choisi pour son second, de quel oeil j'aurais regardé ces parjures s'érigeant en juges d'un parjure :

" Quoi ! leur aurais-je dit, c'est vous qui osez être les juges de mon client ! c'est vous qui, tout souillés de vos serments, osez lui faire un crime d'avoir perdu son maître en croyant le servir, vous les provocateurs ; vous qui le poussiez à rendre les ordonnances ! Changez de place avec celui que vous prétendez juger : d'accusé il devient accusateur. Si nous avons mérité d'être frappés, ce n'est pas par vous ; si nous sommes coupables, ce n'est pas envers vous, mais envers le peuple : il nous attend dans la cour de votre palais, et nous allons lui porter notre tête. "

Après le procès des ministres est venu le scandale de Saint-Germain-l'Auxerrois. Les royalistes, pleins d'excellentes qualités, mais quelquefois bêtes et souvent taquins, ne calculant jamais la portée de leurs démarches, croyant toujours qu'ils rétabliraient la légitimité en affectant de porter une couleur à leur cravate ou une fleur à leur boutonnière, ont amené des scènes déplorables. Il était évident que le parti révolutionnaire profiterait du service à l'occasion de la mort du duc de Berry pour faire du train ; or, les légitimistes n'étaient pas assez forts pour s'y opposer, et le gouvernement n'était pas assez établi pour maintenir l'ordre ; aussi l'église a-t-elle été pillée. Un apothicaire voltairien et progressif a triomphé intrépidement d'un clocher de l'an 1300 et d'une croix déjà abattue par d'autres Barbares vers la fin du neuvième siècle.

Comme suite des hauts faits de cette pharmaceutique éclairée, sont arrivées la dévastation de l'archevêché, Ia profanation des choses saintes et les processions renouvelées de celles de Lyon. Il y manquait le bourreau et les victimes ; mais il y avait force polichinelles, masques et diverses joies du carnaval. Le cortège burlesquement sacrilège marchait d'un côté de la Seine, tandis que de l'autre défilait la garde nationale qui faisait semblant d'accourir au secours. La rivière séparait l'ordre et l'anarchie. On assure qu'un homme de talent était là comme curieux et qu'il disait, en voyant flotter les chasubles et les livres sur la Seine : " Quel dommage qu'on n'y ait pas jeté l'archevêque ! " Mot profond, car, en effet, un archevêque qu'on noie doit être une chose plaisante ; cela fait faire un si grand pas à la liberté et aux lumières ! Nous vieux témoins des vieux faits, nous sommes obligés de vous dire que vous n'apercevez là que de pâles et misérables copies. Vous avez encore l'instinct révolutionnaire ; mais vous n'en avez plus l'énergie vous ne pouvez être criminels qu'en imagination ; vous voudriez faire le mal, mais le courage vous manque au coeur et la force au bras ; vous verriez encore massacrer mais vous ne mettriez plus la main à la besogne. Si vous voulez que la révolution de juillet soit grande et reste grande, que M. Cadet de Gassicourt n'en soit pas le héros réel et Mayeux le personnage idéal.


3 L34 Chapitre 3

Paris, fin de mars 1831.

Ma brochure sur la Restauration et la Monarchie élective.

J'étais loin de compte lorsqu'en sortant des journées de Juillet je croyais entrer dans une région de paix. La chute des trois souverains m'avait obligé de m'expliquer à la Chambre des pairs. La proscription de ces rois ne me permettait pas de rester muet. D'une autre part, les journaux de Philippe me demandaient pourquoi je refusais de servir une révolution qui consacrait des principes que j'avais défendus et propagés. Force m'a été de prendre la parole pour les vérités générales et pour expliquer ma conduite personnelle. Un extrait d'une petite brochure qui se perdra ( De la Restauration et de la Monarchie élective ) continuera la chaîne de mon récit et celle de l'histoire de mon temps :

" Dépouillé du présent, n'ayant qu'un avenir incertain au delà de ma tombe, il m'importe que ma mémoire ne soit pas grevée de mon silence. Je ne dois pas me taire sur une Restauration à laquelle j'ai pris tant de part, qu'on outrage tous les jours, et que l'on proscrit enfin sous mes yeux. Au moyen âge, dans les temps de calamités, on prenait un religieux, on l'enfermait dans une tour où il jeûnait au pain et à l'eau pour le salut du peuple. Je ne ressemble pas mal à ce moine du douzième siècle : à travers la lucarne de ma geôle expiatoire, j'ai prêché mon dernier sermon aux passants. Voici l'épitoire de ce sermon, je l'ai prédit dans mon dernier discours à la tribune de la pairie : La monarchie de Juillet est dans une condition absolue de gloire ou de lois d'exception ; elle vit par la presse, et la presse la tue, sans gloire elle sera dévorée par la liberté ; si elle attaque cette liberté, elle périra. Il ferait beau nous voir, après avoir chassé trois rois avec des barricades pour la liberté de la presse, élever de nouvelles barricades contre cette liberté ! Et pourtant, que faire ? L'action redoublée des tribunaux et des lois suffira-t-elle pour contenir les écrivains ? Un gouvernement nouveau est un enfant qui ne peut marcher qu'avec des lisières. Remettrons-nous la nation au maillot ? Ce terrible nourrisson, qui a sucé le sang dans les bras de la victoire à tant de bivouacs, ne brisera-t-il pas ses langes ? Il n'y avait qu'une vieille souche profondément enracinée dans le passé qui pût être battue impunément des vents de la liberté de la presse. (...)

" A entendre les déclamations de cette heure, il semble que les exilés d'Edimbourg soient les plus petits compagnons du monde, et qu'ils ne fassent faute nulle part. Il ne manque aujourd'hui au présent que le passé : c'est peu de chose ! Comme si les siècles ne se servaient pas de base les uns aux autres, et que le dernier arrivé se pût tenir en l'air ! Notre vanité aura beau se choquer des souvenirs, gratter les fleurs de lis, proscrire les noms et les personnes, cette famille, héritière de mille années, a laissé par sa retraite un vide immense : on le sent partout. Ces individus, si chétifs à nos yeux, ont ébranlé l'Europe dans leur chute. Pour peu que les événements produisent leurs effets naturels, et qu'ils amènent leurs rigoureuses conséquences, Charles X en abdiquant aura fait abdiquer avec lui tous ces rois gothiques, grands vassaux du passé sous la suzeraineté des Capets. (...)

" Nous marchons à une révolution générale. Si la transformation qui s'opère suit sa pente et ne rencontre aucun obstacle, si la raison populaire continue son développement progressif, si l'éducation des classes intermédiaires ne souffre point d'interruption, les nations se nivelleront dans une égale liberté ; si cette transformation est arrêtée, les nations se nivelleront dans un égal despotisme. Ce despotisme durera peu, à cause de l'âge avancé des lumières, mais il sera rude, et une longue dissolution sociale le suivra.

" Préoccupé que je suis de ces idées, on voit pourquoi j'ai dû demeurer fidèle, comme individu, à ce qui me semblait la meilleure sauvegarde des libertés publiques, la voie la moins périlleuse par laquelle on pouvait arriver au complément de ces libertés.

" Ce n'est pas que j'aie la prétention d'être un larmoyant prédicant de politique sentimentale, un rabâcheur de panache blanc et des lieux communs à la Henri IV. En parcourant des yeux l'espace qui sépare la tour du Temple du château d'Edimbourg, je trouverais, sans doute, autant de calamités entassées qu'il y a de siècles accumulés sur une noble race. Une femme de douleur a surtout été chargée du fardeau le plus lourd, comme la plus forte ; il n'y a coeur qui ne se brise à son souvenir : ses souffrances sont montées si haut, qu'elles sont devenues une des grandeurs de la révolution. Mais enfin on n'est pas obligé d'être roi. La Providence envoie les afflictions particulières à qui elle veut, toujours brèves, parce que la vie est courte ; et ces afflictions ne sont point comptées dans les destinées générales des peuples. (...)

" Mais que la proposition qui bannit à jamais la famille déchue du territoire français soit un corollaire de la déchéance de cette famille, ce corollaire n'amène pas la conviction pour moi. Je chercherais en vain ma place dans les diverses catégories des personnes qui se sont rattachées à l'ordre de choses actuel. (...)

" Il y a des hommes qui, après avoir prêté serment à la République une et indivisible, au Directoire en cinq personnes, au Consulat en trois, à l'Empire en une seule, à la première Restauration, à l'Acte additionnel aux constitutions de l'Empire, à la seconde Restauration, ont encore quelque chose à prêter à Louis-Philippe : je ne suis pas si riche.

" Il y a des hommes qui ont jeté leur parole sur la place de Grève, en juillet, comme ces chevriers romains qui jouent à pair on non parmi des ruines : ils traitent de niais et sot quiconque ne réduit pas la politique à des intérêts privés : je suis un niais et un sot.

" Il y a des peureux qui auraient bien voulu ne pas jurer, mais qui se voyaient égorgés, eux, leurs grands parents, leurs petits-enfants et tous les propriétaires s'il n'avaient trembloté leur serment : ceci est un effet physique que je n'ai pas encore éprouvé ; j'attendrai l'infirmité et, si elle m'arrive, j'aviserai.

" Il y a des grands seigneurs de l'Empire unis à leurs pensions par des liens sacrés et indissolubles, quelle que soit la main dont elles tombent : une pension est à leurs yeux un sacrement ; elle imprime caractère comme la prêtrise et le mariage ; toute tête pensionnée ne peut cesser de l'être : les pensions étant demeurées à la charge du Trésor, ils sont restés à la charge du même Trésor : moi j'ai l'habitude du divorce avec la fortune ; trop vieux pour elle, je l'abandonne, de peur qu'elle ne me quitte.

" Il y a de hauts barons du Trône et de l'Autel, qui n'ont point trahi les ordonnances ; non ! mais l'insuffisance des moyens employés pour mettre à exécution ces ordonnances a échauffé leur bile ; indignés qu'on ait failli au despotisme, ils ont été chercher une autre antichambre : il m' est impossible de partager leur indignation et leur demeure.

" Il y a des gens de conscience qui ne sont parjures que pour être parjures, qui cédant à la force n'en sont pas moins pour le droit, ils pleurent sur ce pauvre Charles X, qu' ils ont d'abord entraîné à sa perte par leurs conseils, et ensuite mis à mort par leur serment ; mais si jamais lui ou sa race ressuscite, ils seront des foudres de légitimité : moi j'ai toujours été dévot à la mort, et je suis le convoi de la vieille monarchie comme le chien du pauvre.

" Enfin il y a de loyaux chevaliers qui ont dans leur poche des dispenses d'honneur et des permissions d'infidélité : je n'en ai point.

" J'étais l'homme de la Restauration possible , de la Restauration avec toutes les sortes de libertés. Cette Restauration m'a pris pour un ennemi ; elle s'est perdue : je dois subir son sort. Irai-je attacher quelques années qui me restent à une fortune nouvelle, comme ces bas de robes que les femmes traînent de cours en cours, et sur lesquels tout le monde peut marcher ? A la tête des jeunes générations, je serais suspect ; derrière elles, ce n'est pas ma place. Je sens très bien qu'aucune de mes facultés n'a vieilli, mieux que jamais je comprends mon siècle ; je pénètre plus hardiment dans l'avenir que personne : mais la fatalité a prononcé, finir sa vie à propos est une condition nécessaire de l'homme public. "


3 L34 Chapitre 4

Paris, mai 1831.

Etudes historiques.

Enfin, les Etudes historiques viennent de paraître ; j'en reporte ici l' Avant-propos : c'est une véritable page de mes Mémoires , il contient mon histoire au moment même où j'écris :

Avant-propos.

Epigraphe.

" Souvenez-vous, pour ne pas perdre de vue le train du monde, qu'à cette époque ( la chute de l ' Empire romain ) il y avait des citoyens qui fouillaient comme moi les archives du passé au milieu des ruines du présent, qui écrivaient les annales des anciennes révolutions au bruit des révolutions nouvelles ; eux et moi prenant pour table, dans l'édifice croulant, la pierre tombée à nos pieds, en attendant celle qui devait écraser nos têtes. "

(Etudes historiques, tome V.)

" Je ne voudrais pas, pour ce qui me reste à vivre, recommencer les dix-huit mois qui viennent de s'écouler. On n' aura jamais une idée de la violence que je me suis faite ; j'ai été forcé d'abstraire mon esprit, dix, douze et quinze heures par jour, de ce qui se passait autour de moi, pour me livrer puérilement à la composition d'un ouvrage dont personne ne parcourra une ligne. Qui lirait quatre gros volumes, lorsqu'on a bien de la peine à lire le feuilleton d'une gazette ? J'écrivais l'histoire ancienne, et l'histoire moderne frappait à ma porte ; en vain je lui criais : " Attendez, je vais à vous " ; elle passait au bruit du canon, en emportant trois générations de rois.

" Et que le temps concorde heureusement avec la nature même de ces Etudes ! on abat la croix, on poursuit les prêtres ; et il est question de rois et de prêtres à toutes les pages de mon récit ; on bannit les Capets, et je publie une histoire dont les Capets occupent huit siècles. Le plus long et le dernier travail de ma vie, celui qui m'a coûté le plus de recherches, de soins et d'années, celui où j'ai peut-être remué le plus d'idées et de faits, paraît lorsqu'il ne peut trouver de lecteurs, c'est comme si je le jetais dans un puits où il va s'enfoncer sous l'amas des décombres qui le suivront. Quand une société se compose et se décompose, quand il y va de l'existence de chacun et de tous, quand on n'est pas sûr d'un avenir d'une heure, qui se soucie de ce que fait, dit et pense son voisin ? Il s'agit bien de Néron, de Constantin, de Julien, des Apôtres, des Martyrs, des Pères de l'Eglise, des Goths, des Huns, des Vandales, des Francs, de Clovis, de Charlemagne, de Hugues Capet et de Henri IV ; il s'agit bien du naufrage de l'ancien monde, lorsque nous nous trouvons engagés dans le naufrage du monde moderne ? est-ce pas une sorte de radotage, une espèce de faiblesse d'esprit, que de s'occuper de lettres dans ce moment ? Il est vrai : mais ce radotage ne tient pas à mon cerveau, il vient des antécédents de ma méchante fortune. Si je n'avais pas tant fait de sacrifices aux libertés de mon pays, je n'aurais pas été obligé de contracter des engagements qui s'achèvent de remplir dans des circonstances doublement déplorables pour moi. Aucun auteur n'a été mis à une pareille épreuve ; grâce à Dieu, elle est à son terme : je n'ai plus qu'à m'asseoir sur des ruines et à mépriser cette vie que je dédaignais dans ma jeunesse. "

" Après ces plaintes bien naturelles et qui me sont involontairement échappées, une pensée me vient consoler, j'ai commencé ma carrière littéraire par un ouvrage où j'envisageais le christianisme sous les rapports poétiques et moraux ; je la finis par un ouvrage où je considère la même religion sous ses rapports philosophiques et historiques : j'ai commencé ma carrière politique avec la Restauration, je la finis avec la Restauration. Ce n'est pas sans une secrète satisfaction que je me trouve ainsi conséquent avec moi-même. "


3 L34 Chapitre 5

Paris, mai 1831.

Avant mon départ de Paris.

La résolution que je conçus au moment de la catastrophe de Juillet n'a point été abandonnée par moi. Je me suis occupé des moyens de vivre en terre étrangère, moyens difficiles, puisque je n'ai rien. L'acquéreur de mes oeuvres m'a fait à peu près banqueroute, et mes dettes m'empêchent de trouver quelqu'un qui veuille me prêter.

Quoi qu'il en soit, je vais me rendre à Genève avec la somme qui m'est survenue de la vente de ma dernière brochure ( De la Restauration et de la Monarchie élective ). Je laisse ma procuration pour vendre la maison où j'écris cette page pour ordre de date. Si je trouve marchand à mon lit, je pourrai trouver un autre lit hors de France. Dans ces incertitudes et ces mouvements, jusqu' à ce que je sois établi quelque part, il me sera impossible de reprendre la suite de mes Mémoires à l'endroit où je les ai interrompus [Ceci se rapporte à ma carrière littéraire et à ma carrière politique laissées en arrière, lacunes qui sont maintenant comblées par ce que je viens d'écrire dans ces dernières années, 1838 et 1839. (Paris, N.d.A. de 1839)] . Je continuerai donc d'écrire les choses du moment actuel de ma vie, je ferai connaître ces choses par les lettres qu'il m'arrivera d'écrire sur les chemins ou pendant mes divers séjours ; je lierai les faits intermédiaires par un journal qui remplira les temps laissés entre les dates de ces lettres.


3 L34 Chapitre 6

Lettres et vers à madame Récamier.

A madame Récamier.

(Hyacinthe a l'habitude de copier, presque malgré moi, mes lettres et celles qu'on m'adresse, parce qu'il prétend avoir remarqué que j'étais souvent attaqué par des personnes qui m'avaient écrit des admirations sans fin ou qui s'étaient adressées à moi pour des demandes de service. Quand cela arrive, il fouille dans des liasses à lui seul connues, et, comparant l'article injurieux avec l'épître louangeuse, il me dit : " Voyez-vous, monsieur, que j'ai bien fait ! " Je ne trouve pas cela du tout : je n'attache ni la moindre foi ni la moindre importance à l'opinion des hommes ; je les prends pour ce qu'ils sont et je les estime ce qu'ils valent. Jamais je ne leur opposerai pour mon compte ce qu'ils ont dit publiquement de moi et ce qu'ils m'ont dit en secret, mais cela divertit Hyacinthe. Je n'avais point de copie de mes lettres à madame Récamier ; elle a eu la bonté de me les prêter. (Note de Paris, 1836. - N.d.A.)

" Lyon, mercredi 18 mai 1831. "

" Me voilà trop loin de vous. Je n'ai jamais fait de voyage si triste : temps admirable, nature toute parée, rossignol chantant, nuit étoilée : et tout cela, pour qui ? Il faudra bien que je retourne où vous êtes, à moins que vous ne veniez à mon secours. "

A Madame Récamier.

" Lyon, vendredi 20 mai. "

" J'ai passé hier le jour à errer au bord du Rhône ; je regardais la ville où vous êtes née, la colline où s'élevait le couvent où vous aviez été choisie comme la plus belle : espérance que vous n'avez point démentie et vous n'êtes point ici, et des années se sont écoulées, et vous avez été jadis exilée dans votre berceau, et madame de Staël n'est plus, et je quitte la France ! De ces anciens temps un personnage singulier m'a apparu : je vous envoie son billet à cause de l'inattendu et de la surprise. Ce personnage, que je n'avais jamais vu plante des pins dans les montagnes du Lyonnais. Il y a bien loin de là à la rue Feydeau et à Maison à vendre : comme les rôles changent sur la terre !

" Hyacinthe m'a mandé les regrets et les articles de journaux ; je ne vaux pas tout cela. Vous savez que je le crois sincèrement vingt-trois heures sur vingt-quatre ; la vingt-quatrième est consacrée à la vanité, mais elle ne tient guère et passe vite. Je n'ai voulu voir personne ; M. Thiers, qui se rendait dans le midi, a forcé ma porte. "

Billet inclus dans cette lettre.

" Un voisin, votre compatriote, qui n'a d'autre titre auprès de vous qu'une profonde admiration pour votre beau talent et votre admirable caractère, désirerait avoir l'honneur de vous voir et de vous présenter l'hommage de son respect. Ce voisin de chambre dans l'hôtel, ce compatriote, s'appelle Elleviou . "

A madame Récamier.

" Lyon, dimanche 22 mai. "

" Nous partons demain pour Genève où je trouverai d'autres souvenirs de vous. Reverrai-je jamais la France, quand une fois j'aurai passé la frontière ? Oui, si vous le voulez, c'est-à-dire si vous y restez. Je ne souhaite pas les événements qui pourraient m'offrir une autre chance de retour ; je ne ferai jamais entrer les malheurs de mon pays au nombre de mes espérances. Je vous écrirai mardi, 24, de Genève. Quand reverrai-je votre petite écriture, soeur cadette de la mienne ? "

" Genève, mardi 24 mai. "

" Arrivés hier ici, nous cherchons des maisons. Il est probable que nous nous arrangerons d'un petit pavillon au bord du lac. Je ne puis vous dire comme je suis triste en m'occupant de ces arrangements. Encore un autre avenir ! encore recommencer une vie quand je croyais avoir fini ! Je compte vous écrire une longue lettre quand je serai un peu en repos ; je crains ce repos, car alors je verrai sans distraction ces années obscures dans lesquelles j'entre le coeur si serré. "

A madame Récamier.

" 9 juin 1831 "

" Vous savez qu'il s'est établi une secte réformée au milieu des protestants. Un des nouveaux pasteurs de cette nouvelle église est venu me voir et m'a écrit deux lettres dignes des premiers apôtres. Il veut me convertir à sa foi, et je veux en faire un papiste . Nous joutons comme au temps de Calvin, mais en nous aimant en fraternité chrétienne et sans nous brûler. Je ne désespère pas de son salut ; il est tout ébranlé de mes arguments pour les papes. Vous n'imaginez pas à quel point d'exaltation il est monté, et sa candeur est admirable. Si vous m'arrivez, accompagné de mon vieil ami Ballanche, nous ferons des merveilles. Dans un des journaux de Genève on annonce un ouvrage de controverse protestante. On engage les auteurs à se tenir fermes parce que l' auteur du Génie du Christianisme est là tout près.

" Il y a quelque chose de consolant à trouver une petite peuplade libre, administrée par les hommes les plus distingués et chez laquelle les idées religieuses sont la base de la liberté et la première occupation de la vie.

" J'ai déjeuné chez M. de Constant auprès de madame Necker, sourde malheureusement mais femme rare, de la plus grande distinction ; nous n'avons parlé que de vous. J'avais reçu votre lettre, et j'ai dit à M. de Sismondi ce que vous écrivez d'aimable pour lui. Vous voyez que je prends de vos leçons.

" Enfin, voici des vers. Vous êtes mon étoile et je vous attends pour aller à cette île enchantée.

" Delphine mariée : ô Muses ! Je vous ai dit dans ma dernière lettre pourquoi je ne pouvais écrire ni sur la pairie, ni sur la guerre : j'attaquerais un corps ignoble dont j'ai fait partie, et je prêcherais l'honneur à qui n'en a plus.

" Il faut un marin pour lire les vers et les comprendre. Je me recommande à M. Lenormant. Votre intelligence suffira aux trois dernières strophes et le mot de l'énigme est au bas. "

Le naufrage.

Rebut de l'aquilon, échoué sur le sable,

Vieux vaisseau fracassé dont finissait le sort,

Et que, dur charpentier, la mort impitoyable

Allait dépecer dans le port !

Sous tes ponts désertés un seul gardien habite :

Autrefois tu l'as vu sur ton gaillard d'avant,

Impatient d'écueils, de tourmente subite,

Siffler pour ameuter le vent.

Tantôt sur ton beaupré, cavalier intrépide,

Il riait quand, plongeant la tête dans les flots,

Tu bondissais ; tantôt du haut du mât rapide,

Il criait : Terre ! aux matelots.

Maintenant retiré dans ta carène usée,

Teint hâlé, front chenu, main goudronnée, yeux pers,

Sablier presque vide et boussole brisée

Annoncent l'ermite des mers.

Vous pensiez défaillir amarrés à la rive,

Vieux vaisseau, vieux nocher ! vous vous trompiez tous deux :

L'ouragan vous saisit et vous traîne en dérive

Hurlant sur les flots noirs et bleus.

Dès le premier récif votre course bornée

S'arrêtera ; soudain vos flancs s'entr'ouvriront ;

Vous sombrez ! c'en est fait ! et votre ancre écornée

Glisse et laboure en vain le fond.

Ce vaisseau, c'est ma vie, et ce nocher, moi-même :

Je suis sauvé ! mes jours aux mers sont arrachés :

Un astre m'a montré sa lumière que j'aime,

Quand les autres se sont cachés.

Cette étoile du soir qui dissipe l'orage,

Et qui porte si bien le nom de la beauté

Sur l'abîme calmé conduira mon naufrage

A quelque rivage enchanté.

Jusqu'à mon dernier port, douce et charmante étoile,

Je suivrai ton rayon toujours pur et nouveau ;

Et quand tu cesseras de luire pour ma voile,

Tu brilleras sur mon tombeau.

A madame Récamier.

" Genève, 18 juin 1831. "

" Vous avez reçu toutes mes lettres. J'attends incessamment quelques mots de vous, je vois bien que je n'aurai rien, mais je suis toujours surpris quand la poste ne m'apporte que les journaux. Personne au monde ne m'écrit que vous, personne ne se souvient de moi que vous, et c'est un grand charme. J'aime votre lettre solitaire qui ne m'arrive point comme elle arrivait au temps de mes grandeurs, au milieu des paquets de dépêches et de toutes ces lettres d'attachement, d'admiration et de bassesse qui disparaissent avec la fortune. Après vos petites lettres je verrai votre belle personne si je ne vais pas la rejoindre. Vous serez mon exécutrice testamentaire, vous vendrez ma pauvre retraite, le prix vous servira à voyager vers le soleil. Dans ce moment il fait un temps admirable : j'aperçois, en vous écrivant le mont Blanc dans sa splendeur ; du haut du mont Blanc on voit l'Apennin : il me semble que je n'ai que trois pas pour arriver à Rome où nous irons, car tout s'arrangera en France.

" Il ne manquait plus à notre glorieuse patrie, pour avoir passé par toutes les misères, que d'avoir un gouvernement de couards ; elle l'a et la jeunesse va s'engloutir dans la doctrine, la littérature et la débauche, selon le caractère particulier des individus. Reste le chapitre des accidents mais quand on traîne comme je le fais sur le chemin de la vie, l'accident le plus probable c'est la fin du voyage.

" Je ne travaille point, je ne puis rien faire : je m'ennuie ; c'est ma nature et je suis comme un poisson dans l'eau : si pourtant l'eau était un peu moins profonde, je m'y plairais peut-être mieux. "


3 L34 Chapitre 7

Aux Paquis, près Genève.

Journal du 12 juillet au 1er septembre 1831.

Commis de M. de Lapanouze. - Lord Byron. - Ferney et Voltaire.

Je suis établi aux Paquis avec madame de Chateaubriand ; j'ai fait la connaissance de M. Rigaud, premier syndic de Genève : au-dessus de sa maison, au bord du lac, en remontant le chemin de Lausanne, on trouve la villa de deux commis de M. de Lapanouze qui ont dépensé 1 500 000 francs à la faire bâtir et à planter leurs jardins. Quand je passe à pied devant leur demeure, j'admire la Providence qui, dans eux et dans moi, a placé à Genève des témoins de la Restauration. Que je suis bête ! que je suis bête ! le sieur de Lapanouze faisait du royalisme et de la misère avec moi : voyez où sont parvenus ses commis pour avoir favorisé la conversion des rentes que j'avais la bonhomie de combattre, et en vertu de laquelle je fus chassé. Voilà ces messieurs ; ils arrivent dans un élégant tilbury, chapeau sur l'oreille et je suis obligé de me jeter dans un fossé pour que la roue n'emporte pas un pan de ma vieille redingote. J'ai pourtant été pair de France, ministre, ambassadeur, et j'ai dans une boîte de carton tous les premiers ordres de la chrétienté y compris le Saint-Esprit et la Toison d'or. Si les commis du sieur César de Lapanouze, millionnaires, voulaient m'acheter ma boîte de rubans pour leurs femmes, ils me feraient un sensible plaisir.

Pourtant tout n'est pas roses pour MM. Bartholoni : ils ne sont pas encore nobles genevois, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas encore à la seconde génération que leur mère habite encore le bas de la ville et n'est pas montée dans le quartier de Saint-Pierre, le faubourg Saint-Germain de Genève ; mais, Dieu aidant, noblesse viendra après argent.

Ce fut en 1805 que je vis Genève pour la première fois. Si deux mille ans s'étaient écoulés entre les deux époques de mes deux voyages, seraient-elles plus séparées l'une de l'autre qu'elles ne le sont ? Genève appartenait à la France, Bonaparte brillait dans toute sa gloire, madame de Staël dans toute la sienne ; il n'était pas plus question des Bourbons que s'ils n'eussent jamais existé. Et Bonaparte et madame de Staël et les Bourbons, que sont-ils devenus ? et moi, je suis encore là !

M. de Constant, cousin de Benjamin Constant, et mademoiselle de Constant, vieille fille pleine d'esprit, de vertu et de talent, habitent leur cabane de Souterre au bord du Rhône : ils sont dominés par une autre maison de campagne jadis à M. de Constant : il l'a vendue à la princesse Belgiojoso, exilée milanaise que j'ai vue passer comme une pâle fleur à travers la fête que je donnai à Rome à la grande-duchesse Hélène.

Pendant mes promenades en bateau, un vieux rameur me raconte ce que faisait lord Byron, dont on aperçoit la demeure sur la rive savoyarde du lac. Le noble pair attendait qu' une tempête s'élevât pour naviguer ; du bord de sa balancelle, il se jetait à la nage et allait au milieu du vent aborder aux prisons féodales de Bonivar : c'était toujours l'acteur et le poète. Je ne suis pas si original ; j'aime aussi les orages ; mais mes amours avec eux sont secrets, et je n'en fais pas confidence aux bateliers.

J'ai découvert derrière Ferney une étroite vallée où coule un filet d'eau de sept à huit pouces de profondeur ; ce ruisselet lave la racine de quelques saules, se cache çà et là sous des plaques de cresson et fait trembler des joncs sur la cime desquels se posent des demoiselles aux ailes bleues. L'homme des trompettes a-t-il jamais vu cet asile de silence tout contre sa retentissante maison ? Non, sans doute : eh bien ! l'eau est là ; elle fuit encore ; je ne sais pas son nom ; elle n'en a peut-être pas : les jours de Voltaire se sont écoulés ; seulement sa renommée fait encore un peu de bruit dans un petit coin de notre petite terre, comme ce ruisselet se fait entendre à une douzaine de pas de ses bords.

On diffère les uns des autres : je suis charmé de cette rigole déserte, à la vue des Alpes, une palmette de fougère que je cueille me ravit ; le susurrement d'une vague parmi des cailloux me rend tout heureux ; un insecte imperceptible qui ne sera vu que de moi et qui s'enfonce sous une mousse, ainsi que dans une vaste solitude, occupe mes regards et me fait rêver. Ce sont là d'intimes misères, inconnues du beau génie qui, près d'ici, déguisé en Orosmane, jouait ses tragédies, écrivait aux princes de la terre et forçait l'Europe à venir l'admirer dans le hameau de Ferney. Mais n'était-ce pas là aussi des misères ? La transition du monde ne vaut pas le passage de ces flots, et, quant aux rois, j' aime mieux ma fourmi.

Une chose m'étonne toujours quand je pense à Voltaire : avec un esprit supérieur, raisonnable, éclairé, il est resté complètement étranger au christianisme ; jamais il n'a vu ce que chacun voit : que l'établissement de l'Evangile, à ne considérer que le rapport humain, est la plus grande révolution qui se soit opérée sur la terre. Il est vrai de dire qu'au siècle de Voltaire cette idée n'était venue dans la tête de personne. Les théologiens défendaient le christianisme comme un fait accompli, comme une vérité fondée sur des lois émanées de l'autorité spirituelle et temporelle ; les philosophes l'attaquaient comme un abus venu des prêtres et des rois : on n'allait pas plus loin que cela. Je ne doute pas que si l'on eût pu présenter tout à coup à Voltaire l'autre côté de la question, son intelligence lucide et prompte n'en eût été frappée : on rougit de la manière mesquine et bornée dont il traitait un sujet qui n'embrasse rien moins que la transformation des peuples, l'introduction de la morale, un principe nouveau de société, un autre droit des gens un autre ordre d'idées, le changement total de l'humanité. Malheureusement le grand écrivain qui se perd en répandant des idées funestes entraîne beaucoup d'esprits d'une moindre étendue dans sa chute : il ressemble à ces anciens despotes de l'Orient sur le tombeau desquels on immolait des esclaves.

Là, à Ferney, où il n'entre plus personne, à ce Ferney autour duquel je viens rôder seul, que de personnages célèbres sont accourus ! Ils dorment, rassemblés pour jamais au fond des lettres de Voltaire, leur temple hypogée : le souffle d'un siècle s'affaiblit par degrés et s'éteint dans le silence éternel à mesure que l'on commence à entendre la respiration d'un autre siècle.


3 L34 Chapitre 8

Aux Paquis, près Genève, 15 septembre 1831.

Suite du journal.

Course inutile à Paris.

Oh ! argent que j'ai tant méprisé et que je ne puis aimer quoi que je fasse, je suis forcé d'avouer que tu as pourtant ton mérite : source de la liberté, tu arranges mille choses dans notre existence, où tout est difficile sans toi. Excepté la gloire, que ne peux-tu pas procurer ? Avec toi on est beau, jeune, adoré ; on a considération, honneurs, qualités, vertus. Vous me direz qu'avec de l'argent on n'a que l'apparence de tout cela : qu'importe, si je crois vrai ce qui est faux ? trompez-moi bien et je vous tiens quitte du reste : la vie est-elle autre chose qu'un mensonge ? Quand on n'a point d'argent, on est dans la dépendance de toutes choses et de tout le monde. Deux créatures qui ne se conviennent pas pourraient aller chacune de son côté ; eh bien ! faute de quelques pistoles, il faut qu'elles restent là en face l'une de l'autre à se bouder, à se maugréer, à s'aigrir l'humeur, à s'avaler la langue d'ennui, à se manger l'âme et le blanc des yeux, à se faire, en enrageant, le sacrifice mutuel de leurs goûts, de leurs penchants, de leurs façons naturelles de vivre : la misère les serre l'une contre l'autre, et, dans ces liens de gueux, au lieu de s'embrasser elles se mordent, mais non pas comme Flora mordait Pompée. Sans argent, nul moyen de fuite, on ne peut aller chercher un autre soleil, et, avec une âme fière, on porte incessamment des chaînes. Heureux juifs, marchands de crucifix, qui gouvernez aujourd'hui la chrétienté, qui décidez de la paix ou de la guerre, qui mangez du cochon après avoir vendu de vieux chapeaux, qui êtes les favoris des rois et des belles, tout laids et tout sales que vous êtes ! ah ! si vous vouliez changer de peau avec moi ! si je pouvais au moins me glisser dans vos coffres-forts, vous voler ce que vous avez dérobé à des fils de famille, je serais le plus heureux homme du monde !

J'aurais bien un moyen d'exister : je pourrais m'adresser aux monarques ; comme j'ai tout perdu pour leur couronne, il serait assez juste qu'ils me nourrissent. Mais cette idée qui devrait leur venir ne leur vient pas et à moi elle vient encore moins. Plutôt que de m'asseoir aux banquets des rois, j'aimerais mieux recommencer la diète que je fis autrefois à Londres avec mon pauvre ami Hingant. Toutefois l'heureux temps des greniers est passé, non que je m'y trouvasse fort bien, mais j'y manquerais d'aise, j'y tiendrais trop de place avec les falbalas de ma renommée ; je n'y serais plus avec ma seule chemise et la taille fine d'un inconnu qui n'a pas dîné. Mon cousin de La Bouëtardais n'est plus là pour jouer du violon sur mon grabat dans sa robe rouge de conseiller au parlement de Bretagne, et pour se tenir chaud la nuit, couvert d'une chaise en guise de courtepointe ; Pelletier n'est plus là pour nous donner à dîner avec l'argent du roi Christophe, et surtout la magicienne n'est plus là, la Jeunesse, qui, par un sourire, change l'indigence en trésor, qui vous amène pour maîtresse sa soeur cadette l'Espérance ; celle-ci aussi trompeuse que son aînée, mais revenant encore quand l'autre a fui pour toujours.

J'avais oublié les détresses de ma première émigration et je m'étais figuré qu'il suffisait de quitter la France pour conserver en paix l'honneur dans l'exil : les alouettes ne tombent toutes rôties qu'à ceux qui moissonnent le champ, non à ceux qui l'ont semé : s'il ne s'agissait que de moi, dans un hôpital je me trouverais à merveille ; mais madame de Chateaubriand ? Je n'ai donc pas été plutôt fixé qu'en jetant les yeux sur l'avenir, l'inquiétude m'a pris.

On m'écrivait de Paris qu'on ne trouvait à vendre ma maison, rue d'Enfer, qu'à des prix qui ne suffiraient pas pour purger les hypothèques dont cet ermitage est grevé, que cependant quelque chose pourrait s'arranger si j'étais là. D'après ce mot, j'ai fait à Paris une course inutile, car je n'ai trouvé ni bonne volonté, ni acquéreur ; mais j'ai revu l'Abbaye-aux-Bois et quelques-uns de mes nouveaux amis. La veille de mon retour ici, j'ai dîné au Café de Paris avec MM. Arago, Pouqueville, Carrel et Béranger, tous plus ou moins mécontents et déçus par la meilleure des républiques .


3 L34 Chapitre 9

Aux Paquis, près de Genève, 26 septembre 1831.

Suite du journal.

MM. Carrel et Béranger.

Mes Etudes historiques me mirent en rapport avec M. Carrel, comme elles m'ont fait connaître MM. Thiers et Mignet. J'avais copié, dans la préface de ces Etudes, un assez long passage de la Guerre de Catalogne , par M. Carrel, et surtout ce paragraphe : " Les choses, dans leurs continuelles et fatales transformations, n'entraînent point avec elles toutes les intelligences, elles ne domptent point tous les caractères avec une égale facilité ; elles ne prennent pas même soin de tous les intérêts ; c'est ce qu'il faut comprendre, et pardonner quelque chose aux protestations qui s'élèvent en faveur du passé. Quand une époque est finie, le moule est brisé, et il suffit à la Providence qu'il ne se puisse refaire ; mais des débris restés à terre, il en est quelquefois de beaux à contempler. "

A la suite de ces belles paroles, j'ajoutais moi-même à ce résumé : " L'homme qui a pu écrire ces mots a de quoi sympathiser avec ceux qui ont foi à la Providence, qui respectent la religion du passé, et qui ont aussi les yeux attachés sur des débris. "

M. Carrel vint me remercier. Il était à la fois le courage et le talent du National , auquel il travaillait avec MM. Thiers et Mignet. M. Carrel appartient à une famille de Rouen pieuse et royaliste : la légitimité aveugle, et qui rarement distinguait le mérite, méconnut M. Carrel. Fier et sentant sa valeur, il se réfugia dans des opinions généreuses, où l'on trouve une compensation aux sacrifices qu'on s'impose : il lui est arrivé ce qui arrive à tous les caractères aptes aux grands mouvements. Quand des circonstances imprévues les obligent à se renfermer dans un cercle étroit, ils consument des facultés surabondantes en efforts qui dépassent les opinions et les événements du jour. Avant les révolutions, des hommes supérieurs meurent inconnus : leur public n'est pas encore venu ; après les révolutions des hommes supérieurs meurent délaissés : leur public s'est retiré.

M. Carrel n'est pas heureux : rien de plus positif que ses idées, rien de plus romanesque que sa vie. Volontaire républicain en Espagne en 1823, pris sur le champ de bataille, condamné à mort par les autorités françaises, échappé à mille dangers, l'amour se trouve mêlé aux troubles de son existence privée. Il lui faut protéger une passion qui soutient sa vie et cet homme de coeur toujours prêt au grand jour à se jeter sur la pointe d'une épée, met devant lui des guichets et les ombres de la nuit ; il se promène dans les campagnes silencieuses avec une femme aimée à cette première aube où la diane l'appelait à l'attaque des tentes de l'ennemi.

Je quitte M. Armand Carrel pour tracer quelques mots sur notre célèbre chansonnier. Vous trouverez mon récit trop court, lecteur, mais j'ai droit à votre indulgence : son nom et ses chansons doivent être gravés dans votre mémoire.

M. de Béranger n'est pas obligé, comme M. Carrel, de cacher ses amours. Après avoir chanté la liberté et les vertus populaires en bravant la geôle des rois, il met ses amours dans un couplet, et voilà Lisette immortelle.

Près de la barrière des Martyrs, sous Montmartre on voit la rue de la Tour-d'Auvergne. Dans cette rue, à moitié bâtie, à demi pavée, dans une petite maison retirée derrière un petit jardin et calculée sur la modicité des fortunes actuelles, vous trouverez l'illustre chansonnier. Une tête chauve, un air un peu rustique, mais fin et voluptueux, annoncent le poète. Je repose avec plaisir mes yeux sur cette figure plébéienne, après avoir regardé tant de faces royales, je compare ces types si différents : sur les fronts monarchiques on voit quelque chose d'une nature élevée, mais flétrie, impuissante, effacée ; sur les fronts démocratiques paraît une nature physique commune, mais on reconnaît une nature intellectuelle, haute : le front monarchique a perdu la couronne ; le front populaire l'attend.

Je priais un jour Béranger (qu'il me pardonne s'il me rend aussi familier que sa renommée), je le priais de me montrer quelques-uns de ses ouvrages inconnus :

" Savez-vous, me dit-il, que j'ai commencé par être votre disciple ? j'étais fou du Génie du Christianisme et j'ai fait des idylles chrétiennes : ce sont des scènes de curé de campagne, des tableaux du culte dans les villages et au milieu des moissons. "

M. Augustin Thierry m'a dit que la bataille des Francs dans les Martyrs lui avait donné l'idée d'une nouvelle manière d'écrire l'histoire : rien ne m'a plus flatté que de trouver mon souvenir placé au commencement du talent de l'historien Thierry et du poète Béranger.

Notre chansonnier a les diverses qualités que Voltaire exige pour la chanson : " Pour bien réussir à ces petits ouvrages, dit l'auteur de tant de poésies gracieuses, il faut dans l'esprit de la finesse et du sentiment, avoir de l'harmonie dans la tête, ne point trop s'élever, ne point trop s'abaisser, et savoir n'être pas trop long. "

Béranger a plusieurs muses, toutes charmantes ; et quand ces muses sont des femmes, il les aime toutes. Lorsqu'il en est trahi, il ne tourne point à l'élégie ; et pourtant un sentiment de pieuse tristesse est au fond de sa gaieté : c'est une figure sérieuse qui sourit ; c'est la philosophie qui prie.

Mon amitié pour Béranger m'a valu bien des étonnements de la part de ce qu'on appelait mon parti ; un vieux chevalier de Saint-Louis, qui m'est inconnu, m'écrivait du fond de sa tourelle : " Réjouissez-vous, monsieur, d'être loué par celui qui a souffleté votre Roi et votre Dieu. " Très bien, mon brave gentilhomme ! vous êtes poète aussi.


3 L34 Chapitre 10

Suite du journal.

Chanson de Béranger : ma réponse. - Retour à Paris pour la proposition de Briqueville.

Dans ce dîner au Café de Paris dont je vous viens de parler, M. de Béranger me chanta l'admirable chanson imprimée :

Chateaubriand, pourquoi fuir ta patrie,

Fuir son amour, notre encens et nos soins ?

On y remarquait cette strophe sur les Bourbons :

Et tu voudrais t'attacher à leur chute !

Connais donc mieux leur folle vanité :

Au rang des maux qu'au ciel même elle impute,

Leur coeur ingrat met ta fidélité.

A cette chanson, qui est de l'histoire du temps, je répondis de la Suisse par une lettre qu'on voit imprimée en tête de ma brochure sur la proposition Briqueville. Je disais au chansonnier : " Du lieu où je vous écris monsieur, j'aperçois la maison de campagne qu'habita lord Byron et les toits du château de madame de Staël. Où est le barde de Childe-Harold ? où est l'auteur de Corinne ? Ma trop longue vie ressemble à ces voies romaines bordées de monuments funèbres. "

Je retournai à Genève ; je ramenai ensuite madame de Chateaubriand à Paris, et rapportai le manuscrit contre la proposition Briqueville sur le bannissement des Bourbons, proposition prise en considération dans la séance des députés du I7 septembre de cette année 1831 : les uns attachent leur vie au succès, les autres au malheur.


3 L34 Chapitre 11

Proposition Baude et Briqueville sur le bannissement de la branche aînée des Bourbons.

Paris, rue d'Enfer, fin de novembre 1831.

De retour à Paris le 11 octobre, je publiai ma brochure vers la fin du même mois ; elle a pour titre : De la nouvelle proposition relative au bannissement de Charles X et de sa famille, ou suite de mon dernier écrit : De la Restauration et de la Monarchie élective .

Quand ces mémoires posthumes paraîtront, la polémique quotidienne, les événements pour lesquels on se passionne à l'heure actuelle de ma vie, les adversaires que je combats, même l'acte du bannissement de Charles X et de sa famille, compteront-ils pour quelque chose ? c'est là l'inconvénient de tout journal : on y trouve des discussions animées sur des sujets devenus indifférents ; le lecteur voit passer comme des ombres une foule de personnages dont il ne retient pas même le nom : figurants muets qui remplissent le fond de la scène. Toutefois c'est dans ces parties arides des chroniques que l'on recueille les observations et les faits de l'histoire de l'homme et des hommes.

Je mis d'abord au commencement de la brochure le décret proposé successivement par M. M. Baude et Briqueville. Après avoir examiné les cinq partis que l'on avait à prendre après la révolution de Juillet, je dis :

" La pire des périodes que nous ayons parcourues semble être celle où nous sommes parce que l'anarchie règne dans la raison, la morale et l'intelligence. L'existence des nations est plus longue que celle des individus : un homme paralytique reste quelquefois étendu sur sa couche plusieurs années avant de disparaître ; une nation infirme demeure longtemps sur son lit avant d'expirer. Ce qu'il fallait à la royauté nouvelle, c'était de l'élan, de la jeunesse, de l'intrépidité, tourner le dos au passé, marcher avec la France à la rencontre de l'avenir.

" De cela elle n'a cure ; elle s'est présentée amaigrie, débiffée par les docteurs qui la médicamentaient. Elle est arrivée piteuse, les mains vides, n'ayant rien à donner, tout à recevoir, se faisant pauvrette, demandant grâce à chacun, et cependant hargneuse, déclamant contre la légitimité et singeant la légitimité, contre le républicanisme et tremblant devant lui. Ce système pansu ne voit d'ennemis que dans deux oppositions qu'il menace. Pour se soutenir il s'est composé une phalange de vétérans réengagistes : s'ils portaient autant de chevrons qu'ils ont fait de serments, ils auraient la manche plus bariolée que la livrée des Montmorency.

" Je doute que la liberté se plaise longtemps à ce pot-au-feu d'une monarchie domestique. Les Francs l'avaient placée, cette liberté, dans un camp ; elle a conservé chez leurs descendants le goût et l'amour de son premier berceau ; comme l'ancienne royauté, elle veut être élevée sur le pavois et ses députés sont soldats. "

De cette argumentation je passe au détail du système suivi dans nos relations extérieures. La faute immense du congrès de Vienne est d'avoir mis un pays militaire comme la France dans un état forcé d'hostilité avec les peuples riverains. Je fais voir tout ce que les étrangers ont acquis en territoire et en puissance, tout ce que nous pouvions reprendre en juillet. Grande leçon ! preuve frappante de la vanité de la gloire militaire et des oeuvres des conquérants ! Si l'on faisait une liste des princes qui ont augmenté les possessions de la France, Bonaparte n'y figurerait pas ; Charles X y occuperait une place remarquable !

Passant de raisonnement en raisonnement, j'arrive à Louis-Philippe : " Louis-Philippe est roi, dis-je, il porte le sceptre de l'enfant dont il était l'héritier immédiat, de ce pupille que Charles X avait remis entre les mains du lieutenant général du royaume, comme à un tuteur expérimenté, un dépositaire fidèle, un protecteur généreux. Dans ce château des Tuileries, au lieu d'une couche innocente, sans insomnie, sans remords, sans apparition, qu'a trouvé le prince ? un trône vide que lui présente un spectre décapité portant dans sa main sanglante la tête d'un autre spectre... "

" Faut-il, pour achever, emmancher le fer de Louvel dans une loi, afin de porter le dernier coup à la famille, proscrite ? Si elle était poussée à ces bords par la tempête ; si, trop jeune encore, Henri n'avait pas les années, requises à l'échafaud, eh bien ! vous êtes les maîtres, accordez-lui dispense d'âge pour mourir. "

Après avoir parlé au gouvernement de la France, je me retourne vers Holy-Rood et j'ajoute : " Oserai-je, prendre, en finissant, la respectueuse liberté d'adresser quelques paroles aux hommes de l'exil ? Ils sont rentrés dans la douleur comme dans le sein de leur mère : le malheur, séduction dont j'ai peine à me défendre, me semble avoir toujours raison ; je crains de blesser son autorité sainte et la majesté qu'il ajoute à des grandeurs insultées, qui désormais n'ont plus que moi pour flatteur. Mais je surmonterai ma faiblesse, je m'efforcerai de faire entendre un langage qui, dans un jour d'infortune, pourrait préparer une espérance à ma patrie.

" L'éducation d'un prince doit être en rapport avec la forme du gouvernement et les moeurs de son pays. Or, il n'y a en France ni chevalerie, ni chevaliers, ni soldats de l'oriflamme, ni gentilshommes bardés de fer, prêts à marcher à la suite du drapeau blanc. Il y a un peuple qui n'est plus le peuple d'autrefois, un peuple qui, changé par les siècles, n'a plus les anciennes habitudes et les antiques moeurs de ses pères. Qu'on déplore ou qu'on glorifie les transformations sociales advenues, il faut prendre la nation telle qu'elle est, les faits tels qu'ils sont, entrer dans l'esprit de son temps, afin d'avoir action sur cet esprit.

" Tout est dans la main de Dieu, excepté le passé qui, une fois tombé de cette main puissante, n'y rentre plus.

" Arrivera sans doute le moment où l'orphelin sortira de ce château des Stuarts, asile de mauvais augure qui semble étendre l'ombre de la fatalité sur sa jeunesse : le dernier-né du Béarnais doit se mêler aux enfants de son âge, aller aux écoles publiques, apprendre tout ce que l'on sait aujourd'hui. Qu'il devienne le jeune homme le plus éclairé de son temps ; qu'il soit au niveau des sciences de l'époque ; qu'il joigne aux vertus d'un chrétien du siècle de saint Louis les lumières d'un Chrétien de notre siècle. Que des voyages l'instruisent des moeurs et des lois ; qu'il ait traversé les mers, comparé les institutions et les gouvernements, les peuples libres et les peuples esclaves ; que simple soldat, s'il en trouve l'occasion à l'étranger, il s'expose aux périls de la guerre, car on n'est point apte à régner sur des Français sans avoir entendu siffler le boulet. Alors on aura fait pour lui ce qu'humainement parlant on peut faire. Mais surtout gardez-vous de le nourrir dans les idées du droit invincible ; loin de le flatter de remonter au rang de ses pères, préparez-le à n'y remonter jamais ; élevez-le pour être homme, non pour être roi : là sont ses meilleures chances.

" C'est assez : quel que soit le conseil de Dieu, il restera au candidat de ma tendre et pieuse fidélité une majesté des âges que les hommes ne lui peuvent ravir. Mille ans noués à sa jeune tête le pareront toujours d'une pompe au-dessus de celle de tous les monarques. Si dans la condition privée il porte bien ce diadème de jours, de souvenirs et de gloire, si sa main soulève sans effort ce sceptre du temps que lui ont légué ses aïeux, quel empire pourrait-il regretter ? "

M. le comte de Briqueville, dont je combattis ainsi la proposition, imprima quelques réflexions sur ma brochure ; il me les envoya avec ce billet :

" Monsieur,

" J'ai cédé au besoin, au devoir de publier les réflexions qu'ont fait naître dans mon esprit vos pages éloquentes sur ma proposition. J'obéis à un sentiment non moins vrai en déplorant de me trouver en opposition avec vous, monsieur, qui, à la puissance du génie, joignez tant de titres à la considération publique. Le pays est en danger, et dès lors je ne puis plus croire à une dissension sérieuse entre nous : cette France nous invite à nous réunir pour la sauver ; aidez-la de votre génie ; nous manoeuvres, nous l'aiderons de nos bras. Sur ce terrain, monsieur, n' est-il pas vrai, nous ne serons pas longtemps sans nous entendre ? Vous serez le Tyrtée d'un peuple dont nous sommes les soldats, et ce sera avec bonheur que je me proclamerai alors le plus ardent de vos adhérents politiques, comme je suis déjà le plus sincère de vos admirateurs. "

" Votre très humble et obéissant serviteur,

" Le comte Armand de Briqueville. "

" Paris, 15 novembre I831 "

Je ne restai pas en demeure, et je rompis contre le champion une seconde lance mornée.

" Paris, ce 15 novembre 1821. "

" Monsieur,

" Votre lettre est digne d'un gentilhomme : pardonnez-moi ce vieux mot, qui va à votre nom, à votre courage, à votre amour de la France. Comme vous, je déteste le joug étranger : s'il s'agissait de défendre mon pays, je ne demanderais pas à porter la lyre du poète, mais l'épée du vétéran dans les rangs de vos soldats.

" Je n'ai point encore lu, monsieur, vos réflexions ; mais si l'état de la politique vous conduisait à retirer la proposition qui m'a si étrangement affligé, avec quel bonheur je me rencontrerais près de vous, sans obstacle, sur le terrain de la liberté, de l'honneur et de la gloire de notre patrie !

" J'ai l'honneur d'être, monsieur, avec la considération la plus distinguée, votre très humble et très obéissant serviteur,

" Chateaubriand "


3 L34 Chapitre 12

Lettre à l'auteur de la Némésis.

Paris, rue d'Enfer, infirmerie de Marie-Thérèse, décembre 1831.

Un poète, mêlant les proscriptions des Muses à celles des lois, dans une improvisation énergique, attaqua la veuve et l'orphelin. Comme ces vers étaient d'un écrivain de talent, ils acquirent une sorte d'autorité qui ne me permit pas de les laisser passer : je fis volte-face contre un autre ennemi [M. Barthélemy a passé depuis au juste-milieu, non sans force imprécations de beaucoup de gens qui se sont ralliés seulement un peu plus tard. (Note de Paris, 1837.) - N.d.A.] .

On ne comprendrait pas ma réponse si on ne lisait le libelle du poète ; je vous invite donc à jeter les yeux sur ces vers ; ils sont très beaux et on les trouve partout. Ma réponse n'a pas été rendue publique : elle paraît pour la première fois dans ces Mémoires . Misérables débats où aboutissent les révolutions ! Voilà à quelle lutte nous arrivons, nous faibles successeurs de ces hommes qui, les armes à la main, traitaient les grandes questions de gloire et de liberté, en agitant l'univers ! Des pygmées font entendre aujourd'hui leur petit cri parmi les tombeaux des géants ensevelis sous les monts qu'ils ont renversés sur eux.

" Paris, mercredi soir, 9 novembre 1831. "

" Monsieur,

" J'ai reçu ce matin le dernier numéro de la Némésis que vous m'avez fait l'honneur de m'envoyer. Pour me défendre de la séduction de ces éloges donnés avec tant d'éclat, de grâce et de charme, j'ai besoin de me rappeler les obstacles qui s'élèvent entre nous. Nous vivons dans deux mondes à part ; nos espérances et nos craintes ne sont pas les mêmes ; vous brûlez ce que j'adore, et je brûle ce que vous adorez. Vous avez grandi, monsieur, au milieu d'une foule d'avortons de Juillet ; mais de même que toute l'influence que vous supposez à ma prose ne fera pas, selon vous, remonter une race tombée ; de même, selon moi, toute la puissance de votre poésie ne ravalera pas cette noble race : serions-nous ainsi placés l'un et l'autre dans deux impossibilités ?

" Vous êtes jeune, monsieur, comme cet avenir que vous songez et qui vous pipera ; je suis vieux comme ce temps que je rêve et qui m'échappe. Si vous veniez vous asseoir à mon foyer, dites-vous obligeamment, vous reproduiriez mes traits sous votre burin : moi, je m'efforcerais de vous faire chrétien et royaliste. Puisque votre lyre, au premier accord de son harmonie, chantait mes Martyrs et mon pèlerinage , pourquoi n'achèveriez-vous pas la course ? Entrez dans le lieu saint, le temps ne m'a arraché que les cheveux, comme il effeuille un arbre en hiver, mais la sève est restée au coeur : j'ai encore la main assez ferme pour tenir le flambeau qui guiderait vos pas sous les voûtes du sanctuaire.

" Vous affirmez, monsieur, qu'il faudrait un peuple de poètes pour comprendre mes contradictions de royaumes éteints et de jeunes républiques ; n'auriez-vous pas aussi célébré la liberté et trouvé quelques magnifiques paroles pour les tyrans qui l'opprimaient ? Vous citez les du Barry, les Montespan, les Fontanges, les La Vallière ; vous rappelez des faiblesses royales ; mais ces faiblesses ont-elles coûté à la France ce que les débauches des Danton et des Camille Desmoulins lui ont coûté ? Les moeurs de ces Catilina plébéiens se réfléchissaient jusque dans leur langage, ils empruntaient leurs métaphores à la porcherie des infâmes et des prostituées. Les fragilités de Louis XIV et de Louis XV ont-elles envoyé les pères et les époux au gibet après avoir déshonoré les filles et les épouses ? Les bains de sang ont-ils rendu l'impudicité d'un révolutionnaire plus chaste que les bains de lait ne rendaient virginale la souillure d'une Poppée ? Quand les regrattiers de Robespierre auraient détaillé au peuple de Paris le sang des baignoires de Danton, comme les esclaves de Néron vendaient aux habitants de Rome le lait des thermes de sa courtisane, pensez-vous que quelque vertu se fût trouvée dans la lavure des obscènes bourreaux de la terreur ?

" La rapidité et la hauteur du vol de votre muse vous ont trompé, monsieur : le soleil qui rit à toutes les misères aura frappé les vêtements d'une veuve ; ils vous auront semblé dorés : j'ai vu ces vêtements, ils étaient de deuil ; ils ignoraient les fêtes ; l'enfant, dans les entrailles qui le portaient, n'a été bercé que du bruit des larmes, s'il eût dansé neuf mois dans le sein de sa mère , comme vous le dites, il n'aurait eu donc de joie qu'avant de naître, entre la conception et l'enfantement, entre l'assassinat et la proscription ! La pâleur de redoutable augure que vous avez remarquée sur le visage de Henri est le résultat de la saignée paternelle et non la lassitude d'un bal de deux cent soixante dix nuits. L'antique malédiction a été maintenue pour la fille de Henri IV : in dolore paries filios . Je ne connais que la déesse de la Raison dont les couches, hâtées par des adultères, aient eu lieu dans les danses de la mort. Il tombait de ses flancs publics des reptiles immondes qui ballaient à l'instant même avec les tricoteuses autour de l'échafaud, au son du coutelas, remontant et redescendant, refrain de la danse diabolique.

" Ah ! monsieur, je vous en conjure, au nom de votre rare talent, cessez de récompenser le crime et de punir le malheur par les sentences improvisées de votre muse ; ne condamnez pas le premier au ciel, le second à l'enfer. Si en restant attaché à la cause de la liberté et des lumières vous donniez asile à la religion, à l'humanité, à l'innocence, vous verriez apparaître à vos veilles une autre espèce de Némésis digne de tous les hommages de la terre. En attendant que vous versiez mieux que moi sur la vertu tout l ' océan de vos fraîches idées , continuez, avec la vengeance que vous vous êtes faite, de traîner aux gémonies nos turpitudes ; renversez les faux monuments d'une révolution qui n'a pas édifié le temple propre à son culte ; labourez leurs ruines avec le soc de votre satire ; semez le sel dans ce champ pour le rendre stérile, afin qu'il ne puisse y germer de nouveau aucune bassesse. Je vous recommande surtout, monsieur, ce gouvernement prosterné qui chevrote la fierté des obéissances, la victoire des défaites, et la gloire des humiliations de la patrie. "

" Chateaubriand. "


3 L34 Chapitre 13

Paris, rue d'Enfer, fin de mars.

Conspiration de la rue des Prouvaires.

Ces voyages et ces combats finirent pour moi l'année 1831 : au commencement de cette année 1832, autre tracasserie.

La révolution de Paris avait laissé sur le pavé de Paris une foule de Suisses, de gardes du corps, d'hommes de tous états nourris par la cour, qui mouraient de faim et que de bonnes têtes monarchiques, jeunes et folles sous leurs cheveux gris, imaginèrent d'enrôler pour un coup de main.

Dans ce formidable complot, il ne manquait pas de personnes graves, pâles, maigres, transparentes, courbées, le visage noble, les yeux encore vifs, la tête blanchie ; ce passé ressemblait à l'honneur ressuscité venant essayer de rétablir, avec ses mains d'ombre, la famille qu'il n'avait pu soutenir de ses vivantes mains. Souvent des gens à béquilles prétendent étayer les monarchies croulantes mais, à cette époque de la société, la restauration d'un monument du moyen âge est impossible, parce que le génie qui animait cette architecture est mort : on ne fait que du vieux en croyant faire du gothique.

D'un autre côté, les héros de Juillet, à qui le juste milieu avait filouté la République, ne demandaient pas mieux que de s'entendre avec les carlistes pour se venger d'un ennemi commun, quitte à s'égorger après la victoire. M. Thiers ayant préconisé le système de 1793 comme l'oeuvre de la liberté, de la victoire et du génie, de jeunes imaginations se sont allumées au feu d'un incendie dont elles ne voyaient que la réverbération lointaine, elles en sont à la poésie de la terreur : affreuse et folle parodie qui fait rebrousser l'heure de la liberté. C'est méconnaître à la fois le temps, l'histoire et l'humanité, c'est obliger le monde à reculer jusque sous le fouet du garde-chiourme pour se sauver de ces fanatiques de l'échafaud.

Il fallait de l'argent pour nourrir tous ces mécontents, héros de Juillet éconduits, ou domestiques sans place : on se cotisa. Des conciliabules carlistes et républicains avaient lieu dans tous les coins de Paris, et la police, au fait de tout, envoyait ses espions prêcher, d'un club à un grenier, l'égalité et la légitimité. On m'informait de ces menées que je combattais. Les deux partis voulaient me déclarer leur chef au moment certain du triomphe : un club républicain me fit demander si j'accepterais la présidence de la République ; je répondis : " Oui, très certainement ; mais après M. de La Fayette ", ce qui fut trouvé modeste et convenable. Le général La Fayette venait quelquefois chez madame Récamier ; je me moquais un peu de sa meilleure des républiques ; je lui demandais s'il n' aurait pas mieux fait de proclamer Henri V et d'être le véritable président de la France pendant la minorité du royal enfant. Il en convenait et prenait bien la plaisanterie, car il était homme de bonne compagnie. Toutes les fois que nous nous retrouvions, il me disait : " Ah ! vous allez recommencer votre querelle. " Je lui faisais convenir qu'il n'y avait pas eu d'homme plus attrapé que lui par son bon ami Philippe.

Au milieu de cette agitation et de ces conspirations extravagantes, arrive un homme déguisé. Il débarqua chez moi, perruque de chiendent sur l'occiput, lunettes vertes sur le nez, masquant ses yeux qui voyaient très bien sans lunettes. Il avait ses poches pleines de lettres de change qu'il montrait ; et tout de suite instruit que je voulais vendre ma maison et arranger mes affaires, il me fit offre de ses services ; je ne pouvais m'empêcher de rire de ce monsieur (homme d'esprit et de ressource d'ailleurs) qui se croyait obligé de m'acheter pour la légitimité. Ses offres devenant trop pressantes, il vit sur mes lèvres un dédain qui l'obligea de faire retraite, et il écrivit à mon secrétaire ce petit billet que j'ai gardé :

" Monsieur,

" Hier au soir j'ai eu l'honneur de voir M. le vicomte, de Chateaubriand, qui m'a reçu avec sa bonté habituelle ; néanmoins j'ai cru m'apercevoir qu'il n'avait, plus son abandon ordinaire. Dites-moi, je vous prie, ce qui aurait pu me retirer sa confiance à laquelle je tenais plus qu'à toute autre chose ; si on lui a fait sur mon compte des cancans, je ne crains pas de mettre ma conduite au grand jour, et je suis prêt à répondre à tout ce qu'on pourrait lui avoir dit ; il connaît trop la méchanceté des intrigants pour me condamner sans vouloir m'entendre. Il y a même des peureux qui en font aussi ; mais il faut espérer que le jour arrivera où l'on verra les gens qui sont véritablement dévoués. Il m'a donc dit qu'il était inutile de me mêler de ses affaires ; j'en suis désolé, car j'aime à croire qu'elles auraient été arrangées selon ses désirs. Je me doute à peu près quelle est la personne qui, sur cet article, l'a fait changer ; si dans le temps j'avais été moins discret elle n'aurait pas été à même de me nuire chez votre excellent patron. Enfin, je ne lui en suis pas moins dévoué, vous pouvez l'en assurer de nouveau en lui présentant mes hommages respectueux. J'ose espérer qu'un jour viendra où il pourra me connaître et me juger.

" Agréez, je vous prie, monsieur, etc. "

Hyacinthe fit à ce billet cette réponse que je lui dictai :

" Mon patron n'a rien du tout de particulier contre la personne qui m'a écrit ; mais il veut vivre hors de tout, et ne veut accepter aucun service. "

Bientôt après la catastrophe arriva.

Connaissez-vous la rue des Prouvaires , rue étroite, sale, populaire, dans le voisinage de Saint-Eustache et des halles ? C'est là que se donna le fameux souper de la troisième restauration. Les convives étaient armés de pistolets, de poignards et de clefs ; on devait, après boire, s'introduire dans la galerie du Louvre, et, passant à minuit entre deux rangs de chefs-d'oeuvre, aller frapper le monstre usurpant au milieu d'une fête. La conception était romantique ; le XVIème siècle était revenu, on pouvait se croire au temps des Borgia, des Médicis de Florence et des Médicis de Paris, aux hommes près.

Le 1er février, à neuf heures du soir, j'allais me coucher, lorsqu'un homme zélé et l'individu aux lettres de change forcèrent ma porte, rue d'Enfer, pour me dire que tout était prêt, que dans deux heures Louis-Philippe aurait disparu ; ils venaient s'informer s'ils pouvaient me déclarer le chef principal du gouvernement provisoire, et si je consentais à prendre, avec un conseil de régence, les rênes du gouvernement provisoire au nom de Henri V. Ils avouaient que la chose était périlleuse, mais que je n'en recueillerais que plus de gloire, et que, comme je convenais à tous les partis, j'étais le seul homme de France en position de jouer un pareil rôle. C'était me serrer de près, deux heures pour me décider à ma couronne ! deux heures pour aiguiser le grand sabre de mameluck que j'avais acheté au Caire en 1806 ! Pourtant je n'éprouvai aucun embarras et je leur dis : " Messieurs, vous savez que je n'ai jamais approuvé cette entreprise, qui me paraît folle. Si j'avais eu à m'en mêler, j'aurais partagé vos périls et n'aurais pas attendu votre victime pour accepter le prix de vos dangers. Vous savez que j'aime sérieusement la liberté, et il m'est évident, par les meneurs de toute cette affaire, qu'ils ne veulent point de liberté, qu'ils commenceraient, demeurés maîtres du champ de bataille, par établir le règne de l'arbitraire. Ils n'auraient personne, ils ne m'auraient pas surtout pour les soutenir dans ces projets ; leur succès amènerait une complète anarchie, et l'étranger, profitant de nos discordes, viendrait démembrer la France. Je ne puis donc entrer dans tout cela. J'admire votre dévouement, mais le mien n'est pas de la même nature. Je vais me coucher ; je vous conseille d'en faire autant, et j'ai bien peur d'apprendre demain matin le malheur de vos amis. "

Le souper eut lieu ; l'hôte du logis, qui ne l'avait préparé qu'avec l'autorisation de la police, savait à quoi s'en tenir. Les mouchards à table trinquaient le plus haut à la santé de Henri V ; les sergents de ville arrivèrent, empoignèrent les convives et renversèrent encore une fois la coupe de la royauté légitime. Le Renaud des aventuriers royalistes était un savetier de la rue de Seine, décoré de Juillet, qui s'était battu vaillamment dans les trois journées, et qui blessa grièvement, pour Henri V, un agent de la police de Louis-Philippe, comme il avait tué des soldats de la garde, pour chasser le même Henri V et les deux vieux rois.

J'avais reçu pendant cette affaire un billet de madame la duchesse de Berry qui me nommait membre d ' un gouvernement secret , qu'elle établissait en qualité de régente de France. Je profitai de cette occasion pour écrire à la princesse la lettre suivante :

Lettre à madame la duchesse de Berry.

(J'ai repris quelques passages de la longue lettre pour les placer dans mes Explications sur mes 12 000 fr. ; et depuis, dans mon Mémoire sur la captivité de madame la duchesse de Berry .)

" Madame,

" C'est avec la plus profonde reconnaissance que j'ai reçu le témoignage de confiance et d'estime dont vous avez bien voulu m'honorer ; il impose à ma fidélité le devoir de redoubler de zèle, en mettant toujours sous les yeux de Votre Altesse Royale ce qui me paraîtra la vérité.

" Je parlerai d'abord des prétendues conspirations dont le bruit sera peut-être parvenu jusqu'à Votre Altesse Royale. On affirme qu'elles ont été fabriquées ou provoquées par la police. Laissant de côté le fait, et sans insister sur ce que les conspirations (vraies ou fausses) ont en elles-mêmes de répréhensible, je me contenterai de remarquer que notre caractère national est à la fois trop léger et trop franc pour réussir à de pareilles besognes. Aussi depuis quarante années ces sortes d'entreprises coupables ont-elles constamment échoué. Rien de plus ordinaire que d'entendre un Français se vanter publiquement d'être d'un complot ; il en raconte tout le détail, sans oublier le jour, le lieu et l'heure, à quelque espion qu'il prend pour un confrère ; il dit tout haut, ou plutôt il crie aux passants : " Nous avons quarante mille hommes bien comptés, nous avons soixante mille cartouches, telle rue, numéro tant, dans la maison qui fait le coin. " Et puis ce Catilina va danser et rire.

" Les sociétés secrètes ont seules une longue portée, parce qu'elles procèdent par révolutions et non par conspirations ; elles visent à changer les doctrines, les idées et les moeurs avant de changer les hommes et les choses ; leurs progrès sont lents, mais les résultats certains. La publicité de la pensée détruira l'influence des sociétés secrètes ; c'est l'opinion publique qui maintenant opérera en France ce que les congrégations occultes accomplissent chez les peuples non encore émancipés.

" Les départements de l'Ouest et du Midi, qu'on a l'air de vouloir pousser à bout par l'arbitraire et la violence, conservent cet esprit de fidélité qui distingua les antiques moeurs ; mais cette moitié de la France ne conspirera jamais dans le sens étroit de ce mot : c'est une espèce de camp au repos sous les armes. Admirable comme réserve de la légitimité, elle serait insuffisante comme avant-garde et ne prendrait jamais avec succès l'offensive. La civilisation a fait trop de progrès pour qu'il éclate une de ces guerres intestines à grands résultats ressource et fléau des siècles à la fois plus chrétiens et moins éclairés.

" Ce qui existe en France n'est point une monarchie, c'est une république ; à la vérité, du plus mauvais aloi. Cette république est plastronnée d'une royauté qui reçoit les coups et les empêche de porter sur le gouvernement même.

" De plus, si la légitimité est une force considérable, l'élection est aussi un pouvoir prépondérant, même lorsqu'elle n'est que fictive, surtout en ce pays où l'on ne vit que de vanité : la passion française, l'égalité, est flattée par l'élection.

" Le gouvernement de Louis-Philippe se livre à un double excès d'arbitraire et d'obséquiosité auquel le gouvernement de Charles X n'avait jamais songé. On supporte cet excès, pourquoi ? Parce que le peuple supporte plus facilement la tyrannie d'un gouvernement qu'il a créé que la rigueur légale des institutions qui ne sont pas son ouvrage.

" Quarante années de tempêtes ont brisé les plus fortes âmes ; l'apathie est grande, l'égoïsme presque général ; on se ratatine pour se soustraire au danger, garder ce qu'on a, vivoter en paix. Après une révolution il reste aussi des hommes gangrenés qui communiquent à tout leur souillure, comme après une bataille il reste des cadavres qui corrompent l'air. Si par un souhait Henri V pouvait être transporté aux Tuileries sans dérangement, sans secousse, sans compromettre le plus léger intérêt, nous serions bien près d'une restauration ; mais pour l'avoir s'il faut seulement ne pas dormir une nuit, les chances diminuent.

" Les résultats des journées de Juillet n'ont tourné ni au profit du peuple, ni à l'honneur de l'armée, ni à l'avantage des lettres, des arts, du commerce et de l'industrie. L'Etat est devenu la proie des ministériels de profession et de cette classe qui voit la patrie dans son pot-au-feu, les affaires publiques dans son ménage : il est difficile, madame, que vous connaissiez de loin ce qu'on appelle ici le juste-milieu ; que Son Altesse Royale se figure une absence complète d'élévation d'âme, de noblesse de coeur, de dignité de caractère ; qu'elle se représente des gens gonflés de leur importance, ensorcelés de leurs emplois, affolés de leur argent, décidés à se faire tuer pour leurs pensions : rien ne les en détachera ; c'est à la vie et à la mort ; ils y sont mariés comme les Gaulois à leurs épées, les chevaliers à l'oriflamme, les huguenots au panache blanc de Henri IV, les soldats de Napoléon au drapeau tricolore ; ils ne mourront qu'épuisés de serments à tous les régimes, après en avoir versé la dernière goutte sur leur dernière place. Ces eunuques de la quasi-légitimité dogmatisent d'indépendance en faisant assommer les citoyens dans les rues et en entassant les écrivains dans les geôles ; ils entonnent des chants de triomphe en évacuant la Belgique sur l'injonction d'un ministre anglais, et bientôt Ancône sur l'ordre d'un caporal autrichien. Entre les huis de Sainte-Pélagie et les portes des cabinets de l'Europe, ils se prélassent tout guindés de liberté et tout crottés de gloire.

" Ce que j'ai dit concernant les dispositions de la France ne doit pas décourager Votre Altesse Royale ; mais je voudrais que l'on connût mieux la route qui conduit au trône de Henri V.

" Vous savez ma manière de penser relativement à l'éducation de mon jeune roi : mes sentiments se trouvent exprimés à la fin de la brochure que j'ai déposée aux pieds de Votre Altesse Royale : je ne pourrais que me répéter. Que Henri V soit élevé pour son siècle, avec et par les hommes de son siècle ; ces deux mots résument tout mon système. Qu'il soit élevé surtout pour n'être pas roi. Il peut régner demain, il peut ne régner que dans dix ans, il peut ne régner jamais : car si la légitimité a les diverses chances de retour que je vais à l'instant déduire, néanmoins l'édifice actuel pourrait crouler sans qu'elle sortît de ses ruines. Vous avez l'âme assez ferme, madame, pour supposer, sans vous laisser abattre, un jugement de Dieu qui replongerait votre illustre race dans les sources populaires ; de même que vous avez le coeur assez grand pour nourrir de justes espérances sans vous en laisser enivrer. Je dois maintenant vous présenter cette autre partie du tableau.

" Votre Altesse Royale peut tout défier, tout braver avec son âge ; il lui reste plus d'années à parcourir qu'il ne s'en est écoulé depuis le commencement de la Révolution. Or, que n'ont point vu ces dernières années ? Quand la République, l'Empire, la légitimité ont passé, l'amphibie du juste-milieu ne passerait point ! Quoi ! ce serait pour arriver à la misère d'hommes et de choses de ce moment que nous aurions traversé et dépensé tant de crimes, de malheur, de talent, de liberté, de Gloire ! Quoi ! l'Europe bouleversée, les trônes croulant les uns sur les autres, les générations précipitées à la fosse le glaive dans le sein, le monde en travail pendant un demi-siècle, tout cela pour enfanter la quasi-légitimité ! On concevrait une grande république émergeant de ce cataclysme social ; du moins serait-elle habile à hériter des conquêtes de la Révolution, à savoir, la liberté politique, la liberté et la publicité de la pensée, le nivellement des rangs, l'admission à tous les emplois, l'égalité de tous devant la loi, l'élection et la souveraineté populaire. Mais comment supposer qu'un troupeau de sordides médiocrités sauvées du naufrage puissent employer ces principes ? A quelle proportion ne les ont-elles pas déjà réduits ! elles les détestent et ne soupirent qu'après les lois d'exception ; elles voudraient prendre toutes ces libertés sous la couronne qu'elles ont forgée, comme sous une trappe puis on niaiserait béatement avec des canaux, des chemins de fer, des tripotages d'arts, des arrangements de lettres ; monde de machines, de bavardage et de suffisance surnommé société modèle. Malheur à toute supériorité, à tout homme de génie ambitieux de préférence, de gloire et de plaisir, de sacrifice et de renommée, aspirant au triomphe de la tribune, de la lyre ou des armes, qui s'élèverait un jour dans cet univers d'ennui !

" Il n'y a qu'une chance, madame, pour que la quasi-légitimité continuât de végéter : ce serait que l'état actuel de la société fût l'état naturel de cette société même à l'époque où nous sommes. Si le peuple vieilli se trouvait en rapport avec son gouvernement décrépit ; si entre le gouvernant et le gouverné il y avait harmonie d'infirmité et de faiblesse, alors, madame, tout serait fini pour Votre Altesse Royale, comme pour le reste des Français. Mais si nous ne sommes pas arrivés à l'âge du radotage national, et si la République immédiate est impossible, c'est la légitimité qui semble appelée à renaître. Vivez votre jeunesse, madame, et vous aurez les royaux haillons de cette pauvresse appelée monarchie de Juillet. Dites à vos ennemis ce que votre aïeule, la reine Blanche, disait aux siens pendant la minorité de saint Louis : " Point ne me chaut d'attendre. " Les belles heures de la vie vous ont été données en compensation de vos malheurs, et l'avenir vous rendra autant de félicités que le présent vous aura dérobé de jours.

" La première raison qui milite en votre faveur, madame, est la justice de votre cause et l'innocence de votre fils. Toutes les éventualités ne sont pas contre le bon droit. "

Après avoir détaillé les raisons d'espérance que je ne nourrissais guère, mais que je cherchais à grossir pour consoler la princesse, je continue :

" Voilà, madame, l'état précaire de la quasi-légitimité à l'intérieur ; à l'extérieur sa position n'est pas plus assurée.

" Si le gouvernement de Louis-Philippe avait senti que la révolution de Juillet biffait les transactions antécédentes, qu'une autre constitution nationale amenait un autre droit politique et changeait les intérêts sociaux ; s'il avait eu au début de sa carrière jugement et courage, il aurait pu, sans brûler une seule amorce, doter la France de la frontière qui lui a été enlevée, tant était vif l'assentiment des peuples, tant était grande la stupéfaction des rois. La quasi-légitimité aurait payé sa couronne argent comptant avec un accroissement de territoire et se serait retranchée derrière ce boulevard. Au lieu de profiter de son élément républicain pour marcher vite, elle a eu peur de son principe ; elle s'est traînée sur le ventre ; elle a abandonné les nations soulevées pour elle et par elle ; elle les a rendues adverses de clientes qu'elles étaient ; elle a éteint l'enthousiasme guerrier, elle a changé en un pusillanime souhait de paix un désir éclairé de rétablir l'équilibre des forces entre nous et les Etats voisins, de réclamer au moins auprès de ces Etats, démesurément agrandis, les lambeaux détachés de notre vieille patrie. Par faillance de coeur et défaut de génie, Louis-Philippe a reconnu des traités qui ne sont point de la nature de la révolution, traités avec lesquels elle ne peut vivre, et que les étrangers ont eux-mêmes violés.

" Le juste-milieu a laissé aux cabinets étrangers le temps de se reconnaître et de former leurs armées. Et comme l'existence d'une monarchie démocratique est incompatible avec l'existence des monarchies continentales, les hostilités, malgré les protocoles, les embarras de finances, les peurs mutuelles, les armistices prolongés, les gracieuses dépêches, les démonstrations d'amitié, les hostilités, dis-je, pourraient sortir de cette incompatibilité. Si notre royauté bourgeoise est résignée aux insultes, si les hommes rêvent la paix, les choses pourront imposer la guerre.

" Mais que la guerre brise ou ne brise pas la quasi-légitimité, je sais que vous ne mettrez jamais, madame, votre espérance dans l'étranger ; vous aimeriez mieux qu'Henri V ne régnât jamais que de le voir arriver sous le patronage d'une coalition européenne : c'est de vous-même, c'est de votre fils que vous tirez votre espérance. De quelque manière qu'on raisonne sur les ordonnances, elles ne pouvaient jamais atteindre Henri V ; innocent de tout, il a pour lui l'élection des siècles et ses infortunes natales. Si le malheur nous touche dans la solitude d'une tombe, il nous attendrit encore davantage quand il veille auprès d'un berceau : car alors il n'est plus le souvenir d'une chose passée, d'une créature misérable, mais qui a cessé de souffrir ; il est une pénible réalité ; il attriste un âge qui ne devait connaître que la joie ; il menace toute une vie qui ne lui a rien fait et n'a pas mérité ses rigueurs.

" Pour vous, madame, il y a dans vos adversités une autorité puissante. Vous, baignée du sang de votre mari, avez porté dans votre sein le fils que la politique appela l ' enfant de l ' Europe et la religion l ' enfant du miracle . Quelle influence n'exercez-vous pas sur l'opinion, quand on vous voit garder seule, à l'orphelin exilé, la pesante couronne que Charles X secoua de sa tête blanchie, et au poids de laquelle se sont dérobés deux autres fronts assez chargés de douleurs pour qu'il leur fût permis de rejeter ce nouveau fardeau ! Votre image se présente à notre souvenir avec ces grâces de femme qui, assises sur le trône, semblent occuper leur place naturelle. Le peuple ne nourrit contre vous aucun préjugé ; il plaint vos peines, il admire votre courage ; il garde la mémoire de vos jours de deuil, il vous sait gré de vous être mêlée plus tard à ses plaisirs, d'avoir partagé ses goûts et ses fêtes, il trouve un charme à la vivacité de cette Française étrangère, venue d'un pays cher à notre gloire par les journées de Fornoue, de Marignan, d'Arcole et de Marengo. Les Muses regrettent leur protectrice née sous ce beau ciel de l'Italie, qui lui inspira l'amour des arts, et qui fit d'une fille d'Henri IV une fille de François Ier.

" La France, depuis la Révolution, a souvent changé de conducteurs, et n'a point encore vu une femme au timon de l'Etat. Dieu veut peut-être que les rênes de ce peuple indomptable, échappées aux mains dévorantes de la Convention, rompues dans les mains victorieuses de Bonaparte, inutilement saisies par Louis XVIII et Charles X, soient renouées par une jeune princesse ; elle saurait les rendre à la fois moins fragiles et plus légères. "

Rappelant enfin à Madame qu'elle a bien voulu songer à moi pour faire partie du gouvernement secret, je termine ainsi ma lettre :

" A Lisbonne s'élève un magnifique monument sur lequel on lit cette épitaphe : Ci-gît Basco Fuguera contre sa volonté . Mon mausolée sera modeste, et je n'y reposerai pas malgré moi.

" Vous connaissez, madame, l'ordre d'idées dans lequel j'aperçois la possibilité d'une restauration ; les autres combinaisons seraient au-dessus de la portée de mon esprit ; je confesserais mon insuffisance. C'est ostensiblement , et en me proclamant l'homme de votre aveu, de votre confiance, que je trouverais quelque force ; mais, ministre plénipotentiaire de nuit, chargé d'affaires accrédité auprès des ténèbres, c'est à quoi je ne me sentirais aucune aptitude. Si Votre Altesse Royale me nommait patemment son ambassadeur auprès du peuple de la nouvelle France , j'inscrirais en grosses lettres sur ma porte : Légation de l ' ancienne France . Il en arriverait ce qu'il plairait à Dieu ; mais je n'entendrais rien aux dévouements secrets ; je ne sais me rendre coupable de fidélité que par le flagrant délit.

" Madame, sans refuser à Votre Altesse Royale les services qu'elle aurait le droit de me commander, je la supplie d'agréer le projet que j'ai formé d'achever mes jours dans la retraite. Mes idées ne peuvent convenir aux personnes qui ont la confiance des nobles exilés d'Holy-Rood : le malheur passé, l'antipathie naturelle contre mes principes et ma personne renaîtrait avec la prospérité. J'ai vu repousser les plans que j'avais présentés pour la grandeur de ma patrie, pour donner à la France des frontières dans lesquelles elle pût exister à l'abri des invasions, pour la soustraire à la honte des traités de Vienne et de Paris. Je me suis entendu traiter de renégat quand je défendais la religion, de révolutionnaire quand je m'efforçais de fonder le trône sur la base des libertés publiques. Je retrouverais les mêmes obstacles augmentés de la haine que les fidèles de cour, de ville et de province, auraient conçue de la leçon que leur infligea ma conduite au jour de l'épreuve. J'ai trop peu d'ambition, trop besoin de repos pour faire de mon attachement un fardeau à la couronne, et lui imposer ma présence importune. J'ai rempli mes devoirs sans penser un seul moment qu'ils me donnassent droit à la faveur d'une famille auguste : heureux qu'elle m'ait permis d'embrasser ses adversités ! Je ne vois rien au-dessus de cet honneur, elle ne trouvera pas de serviteur plus zélé que moi ; elle en trouvera de plus jeunes et de plus habiles. Je ne me crois pas un homme nécessaire, et je pense qu'il n'y a plus d'hommes nécessaires aujourd'hui : inutile au présent, je vais aller dans la solitude m'occuper du passé. J'espère, madame, vivre encore assez pour ajouter à l'histoire de la Restauration la page glorieuse que promettent à la France vos futures destinées.

" Je suis avec le plus profond respect, madame, de Votre Altesse Royale le très humble et très obéissant serviteur,

" Chateaubriand. "

" Paris, ce 25 mars 1832. "

La lettre fut obligée d'attendre un courrier sûr ; le temps marcha et j'ajoutai à ma dépêche ce post-scriptum :

" Paris, 12 avril 1832.

" Madame,

" Tout vieillit vite en France ; chaque jour ouvre de nouvelles chances à la politique et commence une autre série d'événements. Nous en sommes maintenant à la maladie de M. Périer et au fléau de Dieu. J'ai envoyé à M. le préfet de la Seine la somme de 12 000 francs que la fille proscrite de saint Louis et de Henri IV a destinée au soulagement des infortunés : quel digne usage de sa noble indigence ! Je m'efforcerai, madame, d'être le fidèle interprète de vos sentiments. Je n'ai reçu de ma vie une mission dont je me sentisse plus honoré.

" Je suis avec le plus profond respect, etc. "

Avant de parler de l'affaire des 12 000 francs pour les cholériques , mentionnés dans ce post-scriptum, il faut parler du choléra. Dans mon voyage en Orient je n'avais point rencontré la peste, elle est venue me trouver à domicile ; la fortune après laquelle j'avais couru m'attendait assise à ma porte.


3 L34 Chapitre 14

Incidences. - Pestes.

A l'époque de la peste d'Athènes, l'an 431 avant notre ère, vingt-deux grandes pestes avaient déjà ravagé le monde. Les Athéniens se figurèrent qu'on avait empoisonné leurs puits, imagination populaire renouvelée dans toutes les contagions. Thucydide nous a laissé du fléau de l'Attique une description copiée chez les anciens par Lucrèce, Virgile, Ovide, Lucain, chez les modernes par Boccace et Manzoni. Il est remarquable qu'à propos de la peste d'Athènes, Thucydide ne dit pas un mot d'Hippocrate, de même qu'il ne nomme pas Socrate à propos d'Alcibiade. Cette peste donc attaquait d'abord la tête, descendait dans l'estomac, de là dans les entrailles enfin dans les jambes ; si elle sortait par les pieds après avoir traversé tout le corps, comme un long serpent, on guérissait. Hippocrate l'appela le mal divin, et Thucydide le feu sacré ; ils la regardèrent tous deux comme le feu de la colère céleste.

Une des plus épouvantables pestes fut celle de Constantinople au cinquième siècle, sous le règne de Justinien : le Christianisme avait déjà modifié l'imagination des peuples et donné un nouveau caractère à une calamité, de même qu'il avait changé la poésie, les malades croyaient voir errer autour d'eux des spectres et entendre des voix menaçantes.

La peste noire du quatorzième siècle, connue sous le nom de la mort noire , prit naissance à la Chine : on s'imaginait qu'elle courait sous la forme d'une vapeur de feu en répandant une odeur infecte. Elle emporta les quatre cinquièmes des habitants de l'Europe.

En 1575 descendit sur Milan la contagion qui rendit immortelle la charité de saint Charles Borromée. Cinquante-quatre ans plus tard, en 1629 cette malheureuse ville fut encore exposée aux calamités dont Manzoni a fait une peinture bien supérieure au célèbre tableau de Boccace.

En 1660 le fléau se renouvela en Europe, et dans ces deux pestes de 1629 et 1660 se reproduisirent les mêmes symptômes de délire de la peste de Constantinople.

" Marseille, dit M. Lemontey, sortait en 1720 du sein des fêtes qui avaient signalé le passage de mademoiselle de Valois, mariée au duc de Modène. A côté de ces galères encore décorées de guirlandes et chargées de musiciens, flottaient quelques vaisseaux apportant des ports de la Syrie la plus terrible calamité. "

Le navire fatal dont parle M. Lemontey, ayant exhibé une patente nette, fut admis un moment à la pratique. Ce moment suffit pour empoisonner l'air ; un orage accrut le mal et la peste se répandit à coups de tonnerre.

Les portes de la ville et les fenêtres des maisons furent fermées. Au milieu du silence général on entendait quelquefois une fenêtre s'ouvrir et un cadavre tomber, les murs ruisselaient de son sang gangrené, et des chiens sans maître l'attendaient en bas pour le dévorer. Dans un quartier dont tous les habitants avaient péri, on les avait murés à domicile, comme pour empêcher la mort de sortir. De ces avenues de grands tombeaux de famille on passait à des carrefours dont les pavés étaient couverts de malades et de mourants étendus sur des matelas et abandonnés sans secours. Des carcasses gisaient à demi pourries avec de vieilles hardes mêlées de boue, d'autres corps restaient debout appuyés contre les murailles, dans l'attitude où ils étaient expirés.

Tout avait fui, même les médecins ; l'évêque, M. de Belsunce, écrivait : " On devrait abolir les médecins, ou du moins nous en donner de plus habiles ou de moins peureux. J'ai eu bien de la peine à faire tirer cent cinquante cadavres à demi pourris qui étaient autour de ma maison. "

Un jour, des galériens hésitaient à remplir leurs fonctions funèbres : l'apôtre monte sur l'un des tombereaux, s'assied sur un tas de cadavres et ordonne aux forçats de marcher : la mort et la vertu s'en allaient au cimetière conduites par le crime et le vice épouvantés et admirant. Sur l'esplanade de la Tourette, au bord de la mer, on avait, pendant trois semaines, porté des corps, lesquels, exposés au soleil et fondus par ses rayons ne présentaient plus qu'un lac empesté. Sur cette surface de chairs liquéfiées, les vers seuls imprimaient quelque mouvement à des formes pressées, indéfinies, qui pouvaient avoir été des effigies humaines.

Quand la contagion commencera de se ralentir, M. de Belsunce, à la tête de son clergé, se transporta à l'église des Accoules : monté sur une esplanade d'où l'on découvrait Marseille, les campagnes, les ports et la mer, il donna la bénédiction, comme le pape, à Rome, bénit la ville et le monde : quelle main plus courageuse et plus pure pouvait faire descendre sur tant de malheurs les bénédictions du ciel ?

C'est ainsi que la peste dévasta Marseille, et cinq ans après ces calamités, on plaça sur la façade de l'Hôtel de Ville l'inscription suivante, comme ces épitaphes pompeuses qu'on lit sur un sépulcre : Massilia Phocensium filia, Romae soror, Carthaginis terror, Athenarum aemula.


3 L34 Chapitre 15

Paris, rue d'Enfer, mai 1832.

Le choléra.

Le choléra, sorti du Delta du Gange en 1817, s'est propagé dans un espace de deux mille deux cents lieues, du nord au sud, et de trois mille cinq cents de l'orient à l'occident ; il a désolé quatorze cents villes, moissonné quarante millions d'individus. On a une carte de la marche de ce conquérant. Il a mis quinze années à venir de l'Inde à Paris : c'est aller aussi vite que Bonaparte : celui-ci employa à peu près le même nombre d'années à passer de Cadix à Moscou, et il n'a fait périr que deux ou trois millions d'hommes.

Qu'est-ce que le choléra ? Est-ce un vent mortel ? Sont-ce des insectes que nous avalons et qui nous dévorent ? Qu'est-ce que cette grande mort noire armée de sa faux, qui, traversant les montagnes et les mers, est venue comme une de ces terribles pagodes adorées aux bords du Gange nous écraser aux rives de la Seine sous les roues de son char ? Si ce fléau fût tombé au milieu de nous dans un siècle religieux, qu'il se fût élargi dans la poésie des moeurs et des croyances populaires, il eût laissé un tableau frappant. Figurez-vous un drap mortuaire flottant en guise de drapeau au haut des tours de Notre-Dame, le canon faisant entendre par intervalles des coups solitaires pour avertir l'imprudent voyageur de s'éloigner, un cordon de troupes cernant la ville et ne laissant entrer ni sortir personne, les églises remplies d'une foule gémissante, les prêtres psalmodiant jour et nuit les prières d'une agonie perpétuelle, le viatique porté de maison en maison avec des cierges et des sonnettes, les cloches ne cessant de faire entendre le glas funèbre, les moines, un crucifix à la main, appelant dans les carrefours le peuple à la pénitence, prêchant la colère et le jugement de Dieu, manifestés sur les cadavres déjà noircis par le feu de l'enfer.

Puis les boutiques fermées, le pontife entouré de son clergé, allant, avec chaque curé à la tête de sa paroisse, prendre la châsse de sainte Geneviève ; les saintes reliques promenées autour de la ville, précédées de la longue procession des divers ordres religieux, confréries, corps de métiers, congrégations de pénitents, théories de femmes voilées, écoliers de l'Université, desservants des hospices, soldats sans armes ou les piques renversées ; le Miserere chanté par les prêtres se mêlant aux cantiques des jeunes filles et des enfants ; tous, à certains signaux, se prosternant en silence et se relevant pour faire entendre de nouvelles plaintes.

Rien de tout cela : le choléra nous est arrivé dans un siècle de philanthropie, d'incrédulité, de journaux, d'administration matérielle. Ce fléau sans imagination n'a rencontré ni vieux cloîtres, ni religieux, ni caveaux, ni tombes gothiques ; comme la terreur en 1793, il s'est promené d'un air moqueur à la clarté du jour, dans un monde tout neuf, accompagné de son bulletin, qui racontait les remèdes qu'on avait employés contre lui, le nombre des victimes qu'il avait faites, où il en était, l'espoir qu'on avait de le voir encore finir, les précautions qu'on devait prendre pour se mettre à l'abri, ce qu'il fallait manger, comment il était bon de se vêtir. Et chacun continuait de vaquer à ses affaires, et les salles de spectacle étaient pleines. J'ai vu des ivrognes à la barrière, assis devant la porte du cabaret, buvant sur une petite table de bois et disant en élevant leur verre : " A ta santé, Morbus ! " Morbus, par reconnaissance, accourait, et ils tombaient morts sous la table. Les enfants jouaient au choléra , qu'ils appelaient le Nicolas Morbus et le scélérat Morbus . Le choléra avait pourtant sa terreur : un brillant soleil, l'indifférence de la foule, le train ordinaire de la vie, qui se continuait partout, donnaient à ces jours de peste un caractère nouveau et une autre sorte d'épouvante. On sentait un malaise dans tous les membres ; un vent du nord, sec et froid, vous desséchait ; l'air avait une certaine saveur métallique qui prenait à la gorge. Dans la rue du Cherche-Midi, des fourgons du dépôt d'artillerie faisaient le service des cadavres. Dans la rue de Sèvres, complètement dévastée, surtout d'un côté, les corbillards allaient et venaient de porte en porte ; ils ne pouvaient suffire aux demandes, on leur criait par les fenêtres : " Corbillard, ici ! " Le cocher répondait qu'il était chargé et ne pouvait servir tout le monde. Un de mes amis, M. Pouqueville, venant dîner chez moi le jour de Pâques, arrivé au boulevard du Mont-Parnasse, fut arrêté par une succession de bières presque toutes portées à bras. Il aperçut, dans cette procession, le cercueil d'une jeune fille sur lequel était déposée une couronne de roses blanches. Une odeur de chlore formait une atmosphère empestée à la suite de cette ambulance fleurie.

Sur la place de la Bourse, où se réunissaient des cortèges d'ouvriers en chantant la Parisienne , on vit souvent jusqu'à onze heures du soir défiler des enterrements vers le cimetière Montmartre à la lueur de torches de goudron. Le Pont-Neuf était encombré de brancards chargés de malades pour les hôpitaux ou de morts expirés dans le trajet. Le péage cessa quelques jours sur le pont des Arts. Les échoppes disparurent, et comme le vent de nord-est soufflait, tous les étalagistes et toutes les boutiques des quais fermèrent. On rencontrait des voitures enveloppées d'une banne et précédées d'un corbeau ayant en tête un officier de l'état-civil, vêtu d'un habit de deuil, tenant une liste en main. Ces tabellions manquèrent ; on fut obligé d'en appeler de Saint-Gerrnain, de La Villette, de Saint-Cloud. Ailleurs, les corbillards étaient encombrés de cinq ou six cercueils retenus par des cordes. Des omnibus et des fiacres servaient au même usage ; il n'était pas rare de voir un cabriolet orné d'un mort couché sur sa devantière. Quelques décédés étaient présentés aux églises, un prêtre jetait de l'eau bénite sur ces fidèles de l'éternité réunis.

A Athènes, le peuple crut que les puits voisins du Pirée avaient été empoisonnés ; à Paris, on accusa les marchands d'empoisonner le vin, les liqueurs, les dragées et les comestibles. Plusieurs individus furent déchirés, traînés dans le ruisseau, précipités dans la Seine. L'autorité a eu à se reprocher des avis maladroits ou coupables.

Comment le fléau, étincelle électrique, passa-t-il de Londres à Paris ? on ne le saurait expliquer. Cette mort fantasque s'attache souvent à un point du sol, à une maison, et laisse sans y toucher les alentours de ce point infesté, puis elle revient sur ses pas et reprend ce qu'elle avait oublié. Une nuit je me sentis attaqué : je fus saisi d'un frisson avec des crampes dans les jambes ; je ne voulus pas sonner de peur d'effrayer madame de Chateaubriand. Je me levai ; je chargeai mon lit de tout ce que je rencontrai dans ma chambre, et, me remettant sous mes couvertures, une sueur abondante me tira d'affaire. Mais je demeurai brisé, et ce fut dans cet état de malaise que je fus forcé d'écrire ma brochure sur les 12 000 francs de madame la duchesse de Berry.

Je n'aurais pas été trop fâché de m'en aller emporté sous le bras de ce fils aîné de Vischnou, dont le regard lointain tua Bonaparte sur son rocher, à l'entrée de la mer des Indes. Si tous les hommes, atteints d'une contagion générale, venaient à mourir, qu'arriverait-il ? Rien : la terre, dépeuplée, continuerait sa route solitaire, sans avoir besoin d'autre astronome pour compter ses pas que celui qui les a mesurés de toute éternité ; elle ne présenterait aucun changement aux habitants des autres planètes ; ils la verraient accomplir ses fonctions accoutumées ; sur sa surface, nos petits travaux, nos villes, nos monuments seraient remplacés par des forêts rendues à la souveraineté des lions ; aucun vide ne se manifesterait dans l'univers. Et cependant il y aurait de moins cette intelligence humaine qui sait les astres et s'élève jusqu'à la connaissance de leur auteur. Qu'êtes-vous donc, ô immensité des oeuvres de Dieu, où le génie de l'homme, qui équivaut à la nature entière, s'il venait à disparaître, ne ferait pas plus faute que le moindre atome retranché de la création !


3 L35 Livre trente-cinquième

1. Les 12 000 francs de madame la duchesse de Berry. - 2. Convoi du général Lamarque. - 3. Madame la duchesse de Berry descend en Provence et arrive dans la Vendée. - 4. Mon arrestation. - 5. Passage de ma loge de voleur au cabinet de toilette de mademoiselle Gisquet. - Achille de Harlay. - 6. Juge d'instruction. - M. Desmortiers. - 7. Ma vie chez M. Gisquet. - Je suis mis en liberté. - 8. Lettre à M. le ministre de la justice et réponse. - 9. Offre de ma pension de pair par Charles X : ma réponse. - 10. Billet de madame la duchesse de Berry. - Lettre à Béranger. - Départ de Paris. - 11. Journal de Paris à Lugano. - M. Augustin Thierry. - 12. Chemin du Saint-Gothard. - 13. Vallée de Schoellenen. - Pont du Diable. - 14. Le Saint-Gothard. - 15. Description de Lugano. - 16. Les montagnes. - Courses autour de Lucerne. - Clara Wendel. - Prières des paysans. - 17. M. A. Dumas. - Madame de Colbert. - Lettre de M. de Béranger. - 18. Zurich. - Constance. - Madame Récamier. - 19. Madame la duchesse de Saint-Leu. - 20. Arenenberg. - Retour à Genève. - 21. Coppet. - Tombeau de madame de Staël. - 22. Promenade. - 23. Lettre au prince Louis-Napoléon. - 24. Lettres au ministre de la justice, au président du conseil, à madame la duchesse de Berry. - J'écris mon Mémoire sur la captivité de la Princesse . - Circulaire aux rédacteurs en chef des journaux. - 25. Extrait du Mémoire sur la captivité de madame la duchesse de Berry . - 26. Mon procès. - 27. Popularité.


3 L35 Chapitre 1

Paris, rue d'Enfer, mai 1832.

Les 12 000 francs de madame la duchesse de Berry.

Madame de Berry a son petit conseil à Paris,comme Charles X a le sien : on recueillait en son nom de chétives sommes pour secourir les plus pauvres royalistes. Je proposai de distribuer aux cholériques une somme de douze mille francs de la part de la mère de Henri V. On écrivit à Massa, et non-seulement la princesse approuva la disposition des fonds, mais elle aurait voulu qu'on eût réparti une somme plus considérable : son approbation arriva le jour même où j'envoyai l'argent aux mairies. Ainsi, tout est rigoureusement vrai dans mes explications sur le don de l'exilée. Le 14 d'avril j'envoyai au préfet de la Seine la somme entière pour être distribuée à la classe indigente de la population de Paris atteinte de la contagion. M. de Bondy ne se trouva point à l'Hôtel de Ville lorsque ma lettre lui fut portée. Le secrétaire général ouvrit ma missive ne se crut pas autorisé à recevoir l'argent. Trois jours s'écoulèrent ; M. de Bondy me répondit enfin qu'il ne pouvait accepter les douze mille francs, parce que l'on verrait, sous une bienfaisance apparente, une combinaison politique contre laquelle la population parisienne protesterait tout entière par son refus . Alors mon secrétaire passa aux douze mairies. Sur cinq maires présents, quatre acceptèrent le don de mille francs ; un le refusa. Des sept maires absents cinq gardèrent le silence ; deux refusèrent.

Je fus aussitôt assiégé d'une armée d'indigents : bureaux de bienfaisance et de charité, ouvriers de toutes les espèces, femmes et enfants. Polonais et Italiens exilés, littérateurs, artistes, militaires, tous écrivirent, tous réclamèrent une part de bienfait. Si j'avais eu un million, il eût été distribué en quelques heures. M. de Bondy avait tort de dire que la population parisienne tout entière protesterait par son refus ; la population de Paris prendra toujours l'argent de tout le monde. L'effarade du gouvernement était à mourir de rire ; on eût dit que ce perfide argent légitimiste allait soulever les cholériques, exciter dans les hôpitaux une insurrection d'agonisants pour marcher à l'assaut des Tuileries, cercueil battant, glas tintant, suaire déployé sous le commandement de la Mort. Ma correspondance avec les maires se prolongea par la complication du refus du préfet de Paris. Quelques-uns m'écrivirent pour me renvoyer mon argent ou pour me redemander leurs reçus des dons de madame la duchesse de Berry. Je les leur renvoyai loyalement et je délivrai cette quittance à la mairie du douzième arrondissement : " J'ai reçu de la mairie du douzième arrondissement la somme de mille francs qu'elle avait d'abord acceptée et qu'elle m'a renvoyée par l'ordre de M. le préfet de la Seine. "

" Paris, ce 22 avril 1832. "

Le maire du neuvième arrondissement, M. Cronier, fut plus courageux, il garda les mille francs et fut destitué. Je lui écrivis ce billet :

" 29 avril 1832. "

" Monsieur,

" J'apprends avec une sensible peine la disgrâce dont le bienfait de madame la duchesse de Berry a été envers vous la cause ou le prétexte. Vous aurez, pour vous consoler, l'estime publique, le sentiment de votre indépendance et le bonheur de vous être sacrifié à la cause des malheureux. "

" J'ai l'honneur, etc., etc. "

Le maire du quatrième arrondissement est tout un autre homme : M. Cadet de Gassicourt, poète-pharmacien, faisant des petits vers, écrivant dans son temps, du temps de la liberté et de l'Empire, une agréable déclaration classique contre ma prose romantique et contre celle de madame de Staël, M. Cadet de Gassicourt est le héros qui a pris d'assaut la croix du portail Samt-Germain-l'Auxerrois, et qui, dans une proclamation sur le choléra, a fait entendre que ces méchants carlistes pourraient bien être les empoisonneurs du vin dont le peuple avait déjà fait bonne justice. L'illustre champion m'a donc écrit la lettre suivante :

" Paris, le 18 mars 1832. "

" Monsieur,

" J'étais absent de la mairie quand la personne envoyée par vous s'y est présentée : cela vous expliquera le retard qu'a éprouvé ma réponse.

" M. le préfet de la Seine, n'ayant point accepté l'argent que vous êtes chargé de lui offrir, me semble avoir tracé la conduite que doivent suivre les membres du conseil municipal. J'imiterai d'autant plus l'exemple de M. le préfet que je crois connaître et que je partage entièrement les sentiments qui ont dû motiver son refus.

" Je ne relèverai qu'en passant le titre d'Altesse Royale donné avec quelque affectation à la personne dont vous vous constituez l'organe : la belle-fille de Charles X n'est pas plus Altesse Royale en France que son beau-père n'y est roi ! Mais, monsieur, il n'est personne qui ne soit moralement convaincu que cette dame agit très activement, et répand des sommes bien autrement considérables que celles dont elle vous a confié l'emploi, pour exciter des troubles dans notre pays et y faire éclater la guerre civile. L'aumône qu'elle a la prétention de faire n'est qu'un moyen d'attirer sur elle et sur son parti une attention et une bienveillance que ses intentions sont loin de justifier. Vous ne trouverez donc pas extraordinaire qu'un magistrat, fermement attaché à la royauté constitutionnelle de Louis-Philippe, refuse des secours qui viennent d'une source pareille, et cherche, auprès de vrais citoyens, des bienfaits plus purs adressés sincèrement à l'humanité et à la patrie.

" Je suis, avec une considération très distinguée, monsieur, etc., "

" F. Cadet de Gassicourt. "

Cette révolte de M. Cadet de Gassicourt contre cette dame et contre son beau-père est bien fière : quel progrès des lumières et de la philosophie ! quelle indomptable indépendance ! MM. Fleurant et Purgon n'osaient regarder la face des gens qu'à genoux ; lui, M. Cadet, dit comme le Cid :

. . . . . . Nous nous levons alors !

Sa liberté est d'autant plus courageuse que ce beau-père (autrement le fils de saint Louis) est proscrit. M. de Gassicourt est au-dessus de tout cela ; il méprise également la noblesse du temps et du malheur. C'est avec le même dédain des préjugés aristocratiques qu'il me retranche le de et s'en empare comme d'une conquête faite sur la gentilhommerie. Mais n'y aurait-il point quelques anciennes rivalités, quelques anciens démêlés historiques entre la maison des Cadet et la maison des Capet ?

Henri IV, aïeul de ce beau-père qui n'est pas plus roi que cette dame n'est Altesse Royale, traversait un jour la forêt de Saint-Germain, huit seigneurs s'y étaient embusqués pour tuer le Béarnais ; ils furent pris. " Un de ces galans, dit l'Estoile, estoit un apothicaire qui demanda de parler au roy, auquel Sa Majesté s'étant enquis de quel état il estoit, il lui répondit qu'il estoit apothicaire. - Comment ! dit le roy, a-t-on accoutumé de faire ici un état d'apothicaire ? Guettez-vous les passans pour... ? " Henri IV était un soldat, la pudeur ne l'embarrassait guère, et il ne reculait pas plus devant un mot que devant l'ennemi.

Je soupçonne M. de Gassicourt, à cause de son humeur contre le petit-fils de Henri IV, d'être le petit-fils du pharmacien ligueur. Le maire du quatrième arrondissement m'avait sans doute écrit dans l'espoir que j'engagerais le fer avec lui, mais je ne veux rien engager avec M. Cadet : qu'il me pardonne ici de lui laisser une petite marque de mon souvenir.

Depuis ces jours où j'avais vu passer les grandes révolutions et les grands révolutionnaires, tout s'était bien racorni. Les hommes qui ont fait tomber un chêne replanté trop vieux pour qu'il reprit racine, se sont adressés à moi ; ils m'ont demandé quelques deniers de la veuve afin d'acheter du pain, la lettre du Comité des décorés de Juillet est un document utile à noter pour l'instruction de l'avenir.

" Paris, le 20 avril 1832. "

" Réponse, s. v. p., à M. Gibert-Arnaud, gérant-secrétaire du Comité, rue Saint-Nicaise, n 3. "

" Monsieur le vicomte,

" Les membres de notre Comité viennent avec confiance vous prier de vouloir bien les honorer d'un don en faveur des décorés de Juillet. Pères de famille malheureux, dans ce moment de fléau et de misère, la bienfaisance inspire la plus sincère gratitude. Nous osons espérer que vous consentirez à laisser mettre votre illustre nom à côté de celui de MM. le général Bertrand, le général Exelmans, le général Lamarque, le général La Fayette, de plusieurs ambassadeurs, de pairs de France et de députés.

" Nous vous prions de nous honorer d'un mot de réponse, et si, contre notre attente, un refus succédait à notre prière, soyez assez bon pour nous faire le renvoi de la présente.

" Dans les plus doux sentiments nous vous prions, monsieur le vicomte, d'agréer l'hommage de nos respectueuses salutations.

" Les membres actifs du comité constitutif des décorés de Juillet :

Le membre visiteur : Faure.

Le commissaire spécial : Cyprien-Desmarest.

Le gérant secrétaire : Gibert-Arnaud.

Membre adjoint : Tourel. "

Je n'avais garde de perdre l'avantage que me donnait ici sur elle la révolution de Juillet. En distinguant entre les personnes, on créerait des ilotes parmi les infortunés, lesquels, pour certaines opinions politiques, ne pourraient jamais être secourus. Je me hâtai d'envoyer cent francs à ces messieurs, avec ce billet :

" Paris, ce 22 avril 1832. "

" Messieurs,

" Je vous remercie infiniment de vous être adressés à moi pour venir au secours de quelques pères de famille malheureux. Je m'empresse de vous envoyer la somme de cent francs : je regrette de n'avoir pas un don plus considérable à vous offrir.

" J'ai l'honneur, etc.

" Chateaubriand. "

Le reçu suivant me fut à l'instant envoyé :

" Monsieur le vicomte,

" J'ai l'honneur de vous remercier et de vous accuser réception de la somme de cent francs que vos bontés destinent à secourir les malheureux de Juillet.

" Salut et respect.

Le gérant secrétaire du Comité :

" Gibert Arnaud. "

" 23 avril. "

Ainsi, madame la duchesse de Berry aura fait l'aumône à ceux qui l'ont chassée. Les transactions montrent à nu le fond des choses. Croyez donc à quelque réalité dans un pays où personne ne prend soin des invalides de son parti, où les héros de la veille sont les délaissés du lendemain, où un peu d'or fait accourir la multitude, comme les pigeons d'une ferme s'empressent sous la main qui leur jette le grain.

Il me restait encore quatre mille francs sur les douze. Je m'adressai à la religion ; monseigneur l'archevêque de Paris m'écrivit cette noble lettre :

" Paris, le 26 avril 1832.

" Monsieur le vicomte,

" La charité est catholique comme la foi, étrangère aux passions des hommes, indépendante de leurs mouvements : un des principaux caractères qui la distinguent est, selon saint Paul, de ne point penser le mal, non cogitat malum. Elle bénit la main qui donne et la main qui reçoit, sans attribuer au généreux bienfaiteur d'autre motif que celui de bien faire, et sans demander au pauvre nécessiteux d'autre condition que celle du besoin. Elle accepte avec une profonde et sensible reconnaissance le don que l'auguste veuve vous a chargé de lui confier pour être employé au soulagement de nos malheureux frères victimes du fléau qui désole la capitale.

" Elle fera avec la plus exacte fidélité la répartition des quatre mille francs que vous m'avez remis de sa part, dont ma lettre est une nouvelle quittance, mais dont j'aurai l'honneur de vous envoyer l'état de distribution lorsque les intentions de la bienfaisance auront été remplies.

" Veuillez, monsieur le vicomte, faire agréer à madame la duchesse de Berry les remerciements d'un pasteur et d'un père qui, chaque jour, offre à Dieu sa vie pour ses brebis et ses enfants, et qui appelle de tout côté les secours capables d'égaler leurs misères. Son coeur royal a trouvé déjà en lui-même sans doute sa récompense du sacrifice qu'elle consacre à nos infortunes, la religion lui assure de plus l'effet des divines promesses consignées au livre des béatitudes pour ceux qui font miséricorde .

" La répartition a été faite sur-le-champ entre MM. les curés des douze principales paroisses de Paris, auxquels j'ai la lettre dont je joins ici la copie.

" Recevez, monsieur le vicomte, l'assurance, etc.

" Hyacinthe, archevêque de Paris. "

On est toujours émerveillé de savoir à quel point la religion convient au style, et donne même aux lieux communs une gravité et une convenance que l'on sent tout d'abord. Ceci contraste avec le ton des lettres anonymes qui se sont mêlées aux lettres que je viens de citer. L'orthographe de ces lettres anonymes est assez correcte, l'écriture jolie, elles sont, à proprement parler littéraires, comme la révolution de Juillet. Ce sont les jalousies, les haines, les vanités écrivassières, à l'aise sous l'inviolabilité d'une poltronnerie qui, ne montrant pas son visage, ne peut pas être rendue visible par un soufflet.

Echantillons.

" Voudrais-tu bien nous dire, vieux républiquinquiste, le jour que tu voudras graisser tes maucassines ? il nous sera facile de te procurer de la graisse de chouans, et si tu voulais du sang de tes amis pour écrire leur histoire, il n'en manque pas dans la boue de Paris, son élément.

" Vieux brigand, demande à ton scélérat et digne ami Fitz-James si la pierre qu'il a reçue dans la partie féodale lui a fait plaisir. Tas de canailles, nous vous arracherons les tripes du ventre, etc., etc. "

Dans une autre missive, on voit une potence très bien dessinée avec ces mots :

" Mets-toi aux genoux d'un prêtre, fais acte de contrition, car on veut ta vieille tête pour finir tes trahisons. "

Au surplus, le choléra dure encore : la réponse que j'adresserais à un adversaire connu ou inconnu lui arriverait peut-être lorsqu'il serait couché sur le seuil de sa porte. S'il était au contraire destiné à vivre, où sa réplique me parviendrait-elle ? peut-être dans ce lieu de repos, dont aujourd'hui personne ne peut s'effrayer, surtout nous autres hommes qui avons étendu nos années entre la terreur et la peste, premier et dernier horizon de notre vie. Trêve : laissons passer les cercueils.


3 L35 Chapitre 2

Paris, rue d'Enfer, 10 juin 1832.

Convoi du général Lamarque.

Le convoi du général Lamarque a amené deux journées sanglantes et la victoire de la quasi-légitimité sur le parti républicain. Ce parti incomplet et divisé a fait une résistance héroïque.

On a mis Paris en état de siège : c'est la censure sur la plus grande échelle possible, la censure à la manière de la Convention, avec cette différence qu'une commission militaire remplace le tribunal révolutionnaire. On fait fusiller en juin 1832 les hommes qui remportèrent la victoire en juillet 1830 ; cette même école polytechnique, cette même artillerie de la garde nationale, on les sacrifie ! elles conquirent le pouvoir pour ceux qui les foudroient, les désavouent et les licencient. Les républicains ont certainement le tort d'avoir préconisé des mesures d'anarchie et de désordre ; mais que n'employâtes-vous d'aussi nobles bras à nos frontières ? ils nous auraient délivrés du joug ignominieux de l'étranger. Des têtes généreuses, exaltées, ne seraient pas restées à fermenter dans Paris, à s'enflammer contre l'humiliation de notre politique extérieure et contre la foi-mentie de la royauté nouvelle. Vous avez été impitoyables, vous qui, sans partager les périls des trois journées, en avez recueilli le fruit. Allez maintenant avec les mères reconnaître les corps de ces décorés de Juillet, de qui vous tenez places, richesses, honneurs. Jeunes gens, vous n'obtenez pas tous le même sort sur le même rivage ! Vous avez un tombeau sous la colonnade du Louvre et une place à la Morgue ; les uns pour avoir ravi, les autres pour avoir donné une couronne. Vos noms, qui les sait, vous sacrificateurs et victimes à jamais ignorés d'une révolution mémorable ? Le sang dont sont cimentés les monuments que les hommes admirent est-il connu ? Les ouvriers qui bâtirent la grande pyramide pour le cadavre d'un roi sans gloire dorment oubliés dans le sable auprès de l'indigente racine qui servit à les nourrir pendant leur travail.


3 L35 Chapitre 3

Paris, rue d'Enfer, fin juillet 1832.

Madame la duchesse de Berry descend en Provence et arrive dans la Vendée.

Madame la duchesse de Berry n'a pas eu plutôt sanctionné la mesure des 12 000 francs qu'elle s'est embarquée pour sa fameuse aventure. Le soulèvement de Marseille a manqué ; il ne restait plus qu'à tenter l'Ouest : mais la gloire vendéenne est une gloire à part ; elle vivra dans nos fastes ; toutefois, les trois quarts et demi de la France ont choisi une autre gloire, objet de jalousie ou d'antipathie ; la Vendée est une oriflamme vénérée et admirée dans le trésor de Saint Denis, sous laquelle désormais la jeunesse et l'avenir ne se rangeront plus.

Madame, débarquée comme Bonaparte sur la côte de Provence, n'a pas vu le drapeau blanc voler de clocher en clocher : trompée dans son attente, elle s'est trouvée presque seule à terre avec M. de Bourmont. Le maréchal voulait lui faire repasser sur-le-champ la frontière ; elle a demandé la nuit pour y penser ; elle a bien dormi parmi les rochers au bruit de la mer ; le matin en se réveillant elle a trouvé un noble songe dans sa pensée : " Puisque je suis sur le sol de la France, je ne m'en irai pas : partons pour la Vendée. " M. de ***, averti par un homme fidèle, l'a prise dans sa voiture comme sa femme, a traversé avec elle toute la France et est venu la déposer à *** ; elle est demeurée quelque temps dans un château sans être reconnue de personne, excepté du curé du lieu ; le Maréchal Bourmont doit la rejoindre en Vendée par une autre route.

Instruits de tout cela à Paris, il nous était facile de prévoir le résultat. L'entreprise a pour la cause royaliste un autre inconvénient ; elle va découvrir la faiblesse de cette cause et dissiper les illusions. Si Madame ne fût point descendue dans la Vendée, la France aurait toujours cru qu'il y avait dans l'Ouest un camp royaliste au repos, comme je l'appelais.

Mais enfin, il restait encore un moyen de sauver Madame et de jeter un nouveau voile sur la vérité : il fallait que la princesse partît immédiatement ; arrivée à ses risques et périls comme un brave général qui vient passer son armée en revue, tempérer son impatience et son ardeur, elle aurait déclaré être accourue pour dire à ses soldats que le moment d'agir n'était point encore favorable, qu'elle reviendrait se mettre à leur tête quand l'occasion l'appellerait. Madame aurait du moins montré une fois un Bourbon aux Vendéens : les ombres des Cathelineau, des d'Elbée, des Bonchamp, des La Rochejaquelein, des Charette se fussent réjouies.

Notre comité s'est rassemblé : tandis que nous discourions, arrive de Nantes un capitaine qui nous apprend le lieu habité par l'héroïne. Le capitaine est un beau jeune homme, brave comme un marin, original comme un Breton. Il désapprouvait l'entreprise ; il la trouvait insensée ; mais il disait : " Si Madame ne s'en va pas, il s'agit de mourir et voilà tout ; et puis, messieurs du conseil, faites pendre Walter Scott, car c'est lui qui est le vrai coupable. " Je fus d'avis d'écrire notre sentiment à la princesse. M. Berryer, se disposant à aller plaider un procès à Quimper, s'est généreusement proposé pour porter la lettre et voir Madame s'il le pouvait. Quand il a fallu rédiger le billet, personne ne se souciait de l'écrire : je m'en suis chargé.

Notre messager est parti, et nous avons attendu l'événement. J'ai bientôt reçu, par la poste, le billet suivant qui n'avait point été cacheté et qui, sans doute, avait passé sous les yeux de l'autorité :

" Angoulême, 7 juin.

" Monsieur le vicomte,

" J'avais reçu et transmis votre lettre de vendredi dernier, lorsque, dans la journée de dimanche, le préfet de la Loire-Inférieure m'a fait inviter à quitter la ville de Nantes. J'étais en route et aux portes d'Angoulême, je viens d'être conduit devant le préfet qui m'a notifié un ordre de M. de Montalivet qui prescrit de me reconduire à Nantes sous l'escorte de la gendarmerie. Depuis mon départ de Nantes, le département de la Loire-Inférieure est mis en état de siège : par ce transport tout illégal, on me soumet donc aux lois d'exception. J'écris au ministre pour lui demander de me faire appeler à Paris ; il a ma lettre par ce même courrier. Le but de mon voyage à Nantes paraît être tout à fait mal interprété. Jugez dans votre prudence si vous jugeriez convenable d'en parler au ministre. Je vous demande pardon de vous faire cette demande ; mais je ne peux l'adresser qu'à vous.

" Croyez, je vous prie, monsieur le vicomte, a mon vieil et sincère attachement, comme à mon profond respect.

" Votre tout dévoué serviteur,

" Berryer fils. "

" P. S. - Il n'y a pas un moment à perdre si vous voulez bien voir le ministre. Je me rends à Tours où ses nouveaux ordres me trouveront encore dans la journée de dimanche ; il peut les transmettre ou par le télégraphe ou par estafette. "

J'ai fait connaître à M. Berryer, par cette réponse, le parti que j'avais pris :

" Paris, 10 juin 1832.

" J'ai reçu, monsieur, votre lettre datée d'Angoulême le 7 de ce mois. Il était trop tard pour que je visse monsieur le ministre de l'intérieur, comme vous le désiriez ; mais je lui ai écrit immédiatement en lui faisant passer votre propre lettre incluse dans la mienne. J'espère que la méprise qui a occasionné votre arrestation sera bientôt reconnue et que vous serez rendu à la liberté et à vos amis, au nombre desquels je vous prie de me compter. Mille compliments empressés et nouvelle assurance de mon entier et sincère dévouement.

" Chateaubriand "

Voici ma lettre au ministre de l'intérieur :

" Paris, ce 9 juin 1832. "

" Monsieur le ministre de l'intérieur,

" Je reçois à l'instant la lettre ci-incluse. Comme il est vraisemblable que je ne pourrais parvenir jusqu'à vous aussi promptement que le désire M. Berryer, je prends le parti de vous envoyer sa lettre. Sa réclamation me semble juste : il sera aussi innocent à Paris comme à Nantes et à Nantes comme à Paris ; c'est ce que l'autorité reconnaîtra, et elle évitera, en faisant droit à la réclamation de M. Berryer, de donner à la loi un effet rétroactif. J'ose tout espérer, monsieur le comte, de votre impartialité.

" J'ai l'honneur d'être, etc., etc.

" Chateaubriand "


3 L35 Chapitre 4

Paris, rue d'Enfer, fin juillet 1832.

Mon arrestation.

Un de mes vieux amis, M. Frisell, Anglais, venait de perdre à Passy sa fille unique, âgée de dix-sept ans. J'étais allé le 19 juin à l'enterrement de la pauvre Elisa, dont la jolie madame Delessert terminait le portrait quand la mort y mit le dernier coup de pinceau. Revenu dans ma solitude, rue d'Enfer, je m'étais couché plein de ces mélancoliques pensées qui naissent de l'association de la jeunesse, de la beauté et de la tombe. Le 20 juin, à quatre heures du matin, Baptiste, à mon service depuis longtemps, entre dans ma chambre s'approche de mon lit et me dit : " Monsieur, la cour est pleine d'hommes qui se sont placés à toutes les portes après avoir forcé Desbrosses à ouvrir la porte cochère et voilà trois messieurs qui veulent vous parler. " Comme il achevait ces mots, les messieurs entrent, et le chef s'approchant très poliment de mon lit, me déclare qu'il a ordre de m'arrêter et de me mener à la préfecture de police. Je lui demandai si le soleil était levé, ce qu'exigeait la loi, et s'il était porteur d'un ordre légal : il ne me répondit rien sur le soleil, mais il m'exhiba la signification suivante :

Copie :

" Préfecture de police.

" De par le roi ;

" Nous, conseiller d'Etat, préfet de police,

" Vu les renseignements à nous parvenus ;

" En vertu de l'article 10 du Code d'instruction criminelle ;

" Requérons le commissaire de police, ou autre en cas d'empêchement, de se transporter chez M. le vicomte de Chateaubriand et partout où besoin sera, prévenu de complot contre la sûreté de l'Etat, à l'effet d'y rechercher et saisir tous papiers, correspondances, écrits, contenant des provocations à des crimes et délits contre la paix publique ou susceptibles d'examen, ainsi que tous objets séditieux ou armes dont il serait détenteur. "

Tandis que je lisais la déclaration du grand complot contre la sûreté de l ' Etat , dont moi chétif j'étais prévenu, le capitaine des mouchards dit à ses subordonnés : " Messsieurs, faites votre devoir ! " Le devoir de ces messieurs était d'ouvrir toutes les armoires, de fouiller toutes les poches, de se saisir de tous papiers, lettres et documents, de lire iceux, si faire se pouvait, et de découvrir toutes armes comme il appert aux termes du susdit mandat.

Après lecture prise de la pièce, m'adressant au respectable chef de ces voleurs d'hommes et de libertés : " Vous savez, monsieur, que je ne reconnais point votre gouvernement, que je proteste contre la violence que vous me faites ; mais comme je ne suis pas le plus fort et que je n'ai nulle envie de me colleter avec vous, je vais me lever et vous suivre : donnez-vous, je vous prie, la peine de vous asseoir. "

Je m'habillai et, sans rien prendre avec moi, je dis au vénérable commissaire : " Monsieur, je suis à vos ordres : allons-nous à pied ? - Non, monsieur, j'ai eu soin de vous amener un fiacre. - Vous avez bien de la bonté : monsieur, partons ; mais souffrez que j'aille dire adieu à madame de Chateaubriand. Me permettez-vous d'entrer seul dans la chambre de ma femme ? - Monsieur, je vous accompagnerai jusqu'à la porte et je vous attendrai. - Très bien monsieur " ; et nous descendîmes.

Partout sur mon chemin je trouvai ses sentinelles, on avait posé une vedette jusque sur le boulevard à une petite porte qui s'ouvre à l'extrémité de mon jardin. Je dis au chef : " Ces précautions là étaient très inutiles ; je n'ai pas la moindre envie de vous fuir et de m'échapper "

Les messieurs avaient bousculé mes papiers, mais n'avaient rien pris. Mon grand sabre de Mamelouck fixa leur attention ; ils se parlèrent tout bas et finirent par laisser l'arme sous un tas d'in-folios poudreux, au milieu desquels elle gisait avec un crucifix de bois jaune que j'avais apporté de la Terre sainte.

Cette pantomime m'aurait presque donné envie de rire, mais j'étais cruellement tourmenté pour madame de Chateaubriand. Quiconque la connaît, connaît aussi la tendresse qu'elle me porte, ses frayeurs, la vivacité de son imagination et le misérable état de sa santé : cette descente de la police et mon enlèvement pouvaient lui faire un mal affreux. Elle avait déjà entendu quelque bruit et je la trouvai assise dans son lit, écoutant tout effrayée, lorsque j'entrai dans sa chambre à une heure si extraordinaire.

" Ah ! bon Dieu ! s'écria-t-elle : êtes-vous malade ? Ah ! bon Dieu, qu'est-ce qu'il y a ? qu'est-ce qu'il y a ? " et il lui prit un tremblement. Je l'embrassai ayant peine à retenir mes larmes, et je lui dis : " Ce n'est rien, on m'envoie chercher pour faire ma déclaration comme témoin dans une affaire relative à un procès de presse. Dans quelques heures tout sera fini et je vais revenir déjeuner avec vous. "

Le mouchard était resté à la porte ouverte ; il voyait cette scène, et je lui dis en allant me remettre entre ses mains : " Vous voyez, monsieur, l'effet de votre visite un peu matinale. " Je traversai la cour avec mes recors ; trois d'entre eux montèrent avec moi dans le fiacre, le reste de l'escouade accompagnait à pied la capture et nous arrivâmes sans encombre dans la cour de la préfecture de police.

Le geôlier qui devait me mettre en souricière n'était pas levé, on le réveilla en frappant à son guichet, et il alla préparer mon gîte. Tandis qu'il s'occupait de son oeuvre, je me promenais dans la cour de long en large avec le sieur Léotaud qui me gardait. Il causait et me disait amicalement, car il était très honnête : " Monsieur le vicomte, j'ai bien l'honneur de vous remettre ; je vous ai présenté les armes plusieurs fois lorsque vous étiez ministre et que vous veniez chez le Roi : je servais dans les gardes du corps : mais que voulez-vous ! on a une femme, des enfants ; il faut vivre ! - Vous avez raison, monsieur Léotaud : combien ça vous rapporte-t-il ? - Ah ! monsieur le vicomte, c'est selon les captures... Il y a des gratifications tantôt bien, tantôt mal, comme à la guerre. "

Pendant ma promenade, je voyais rentrer les mouchards dans différents déguisements comme des masques le mercredi des Cendres à la descente de la Courtille : ils venaient rendre compte des faits et gestes de la nuit. Les uns étaient habillés en marchands de salade, en crieurs des rues, en charbonniers, en forts de la halle, en marchands de vieux habits, en chiffonniers, en joueurs d'orgue ; les autres étaient coiffés de perruques sous lesquelles paraissaient des cheveux d'une autre couleur ; les autres avaient barbes, moustaches et favoris postiches les autres traînaient les jambes comme de respectables invalides et portaient un éclatant ruban rouge à leur boutonnière. Ils s'enfonçaient dans une petite cour et bientôt revenaient sous d'autres costumes, sans moustaches, sans barbes, sans favoris, sans perruques, sans hottes, sans jambes de bois, sans bras en écharpe : tous ces oiseaux du lever de l'aurore de la police s'envolaient et disparaissaient avec le jour grandissant. Mon logis étant prêt, le geôlier vint nous avertir, et M. Léotaud, chapeau bas, me conduisit jusqu'à la porte de l'honnête demeure et me dit, en me laissant aux mains du geôlier et de ses aides : " Monsieur le vicomte, j'ai bien l'honneur de vous saluer : au plaisir de vous revoir. " La porte d'entrée se referma sur moi. Précédé du geôlier qui tenait les clefs et de ses deux garçons qui me suivaient pour m'empêcher de rebrousser chemin, j'arrivai par un étroit escalier au deuxième étage. Un petit corridor noir me conduisit à une porte ; le guichetier l'ouvrit : j'entrai après lui dans ma case. Il me demanda si je n'avais besoin de rien : je lui répondis que je déjeunerais dans une heure. Il m'avertit qu'il y avait un café et un restaurateur qui fournissaient aux prisonniers tout ce qu'ils désiraient pour leur argent. Je priai mon gardien de me faire apporter du thé et, s'il le pouvait, de l'eau chaude et froide et des serviettes. Je lui donnai vingt francs d'avance : il se retira respectueusement en me promettant de revenir.

Resté seul, je fis l'inspection de mon bouge : il était un peu plus long que large, et sa hauteur pouvait être de sept à huit pieds. Les cloisons, tachées et nues, étaient barbouillées de la prose et des vers de mes devanciers, et surtout du griffonnage d'une femme qui disait force injures au juste-milieu. Un grabat à draps sales occupait la moitié de ma loge ; une planche, supportée par deux tasseaux, placée contre le mur, à deux pieds au-dessus du grabat, servait d'armoire au linge, aux bottes et aux souliers des détenus ; une chaise et un meuble infâme composaient le reste de l'ameublement.

Mon fidèle gardien m'apporta les serviettes et les cruches d'eau que je lui avais demandées ; je le suppliai d'ôter du lit les draps sales, la couverture de laine jaunie, d'enlever le seau qui me suffoquait et de balayer mon bouge après l'avoir arrosé. Toutes les oeuvres du juste-milieu étant emportées, je me fis la barbe ; je m'inondai des flots de ma cruche, je changeai de linge : madame de Chateaubriand m'avait envoyé un petit paquet ; je rangeai sur la planche au-dessus du lit toutes mes affaires comme dans la cabine d'un vaisseau. Quand cela fut fait, mon déjeuner arriva et je pris mon thé sur ma table bien lavée et que je recouvris d'une serviette blanche. On vint bientôt chercher les ustensiles de mon festin matinal et on me laissa seul dûment enfermé.

Ma loge n'était éclairée que par une fenêtre grillée qui s'ouvrait fort haut ; je plaçai ma table sous cette fenêtre et je montai sur cette table pour respirer et jouir de la lumière. A travers les barreaux de ma cage à voleur, je n'apercevais qu'une cour ou plutôt un passage sombre et étroit, des bâtiments noirs autour desquels tremblotaient des chauves-souris. J'entendais le cliquetis des clefs et des chaînes, le bruit des sergents de ville et des espions, le pas des soldats, le mouvement des armes, les cris, les rires, les chansons dévergondées des prisonniers mes voisins, les hurlements de Benoît, condamné à mort comme meurtrier de sa mère et de son obscène ami. Je distinguais ces mots de Benoît entre les exclamations confuses de la peur et du repentir : " Ah ! ma mère ! ma pauvre mère ! " Je voyais l'envers de la société, les plaies de l'humanité, les hideuses machines qui font mouvoir ce monde.

Je remercie les hommes de lettres, grands partisans de la liberté de la presse, qui naguère m'avaient pris pour leur chef et combattaient sous mes ordres ; sans eux, j'aurais quitté la vie sans savoir ce que c'était que la prison, et cette épreuve-là m'aurait manqué. Je reconnais à cette attention délicate le génie, la bonté, la générosité, l'honneur, le courage des hommes de plume en place. Mais, après tout, qu'est-ce que cette courte épreuve ? Le Tasse a passé des années dans un cachot et je me plaindrais ! Non ; je n'ai pas le fol orgueil de mesurer mes contradictions de quelques heures avec les sacrifices prolongés des immortelles victimes dont l'histoire a conservé les noms.

Au surplus, je n'étais point du tout malheureux ; le génie de mes grandeurs passées et de ma gloire âgée de trente ans ne m'apparut point ; mais ma muse d'autrefois, bien pauvre, bien ignorée, vint rayonnante m'embrasser par ma fenêtre : elle était charmée de mon gîte et tout inspirée ; elle me retrouvait comme elle m'avait vu dans ma misère à Londres, lorsque les premiers songes de René flottaient dans ma tête. Qu'allions-nous faire, la solitaire du Pinde et moi ? Une chanson à l'instar de ce pauvre poète Lovelace qui, dans les geôles des Communes anglaises, chantait le roi Charles Ier, son maître ? Non ; la voix d'un prisonnier m'aurait semblé de mauvais augure pour mon petit roi Henri V : c'est du pied de l'autel qu'il faut adresser des hymnes au malheur. Je ne chantai donc point la couronne tombée d'un front innocent, je me contentai de dire une autre couronne blanche aussi, déposée sur le cercueil d'une jeune fille ; je me souvins d'Elisa Frisell, que j'avais vu enterrer la veille dans le cimetière de Passy. Je commençai quelques vers élégiaques d'une épitaphe latine ; mais voilà que la quantité d'un mot m'embarrassa ; vite je saute en bas de l'étable où j'étais juché, appuyé contre les barreaux de la fenêtre, et je cours frapper de grands coups de poing dans ma porte. Les cavernes d'alentour retentirent ; le geôlier monte épouvanté, suivi de deux gendarmes ; il ouvre mon guichet, et je lui crie, comme aurait fait Santeuil : " Un Gradus ! un Gradus ! " Le geôlier écarquillait les yeux, les gendarmes croyaient que je révélais le nom d'un de mes complices ; ils m'auraient mis volontiers les poucettes ; je m'expliquai ; je donnai de l'argent pour acheter le livre, et on alla demander un Gradus à la police étonnée.

Tandis que l'on s'occupait de ma commission, je regrimpai sur ma table, et, changeant d'idée sur ce trépied, je me mis à composer des strophes sur la mort d'Elisa ; mais au milieu de mon inspiration, vers trois heures, voilà que des huissiers entrent dans ma cellule et m'appréhendent au corps sur les rives du Permesse : ils me conduisent chez le juge d'instruction qui instrumentait dans un greffe obscur, en face de ma geôle, de l'autre côté de la cour. Le juge, jeune robin fat et gourmé m'adresse les questions d'usage sur mes nom, prénoms, âge, demeure. Je refusai de répondre et de signer quoi que ce fût, ne reconnaissant point l'autorité politique d'un gouvernement qui n'avait pour lui ni l'ancien droit héréditaire, ni l'élection du peuple, puisque la France n'avait point été consultée et qu'aucun congrès national n'avait été assemblé. Je fus reconduit à ma souricière.

A six heures on m'apporta mon dîner, et je continuai à tourner et retourner dans ma tête les vers de mes stances, improvisant quand et quand un air qui me semblait charmant. Madame de Chateaubriand m'envoya un matelas, un traversin, des draps, une couverture de coton, des bougies et les livres que je lis la nuit. Je fis mon ménage et toujours chantonnant :

Il descend le cercueil et les roses sans taches,

ma romance de la jeune fille et de la jeune fleur se trouva faite :

Il descend le cercueil et les roses sans taches

Qu'un père y déposa, tribut de sa douleur ;

Terre, tu les portas et maintenant tu caches

Jeune fille et jeune fleur.

Ah ! ne les rends jamais à ce monde profane,

A ce monde de deuil, d'angoisse et de malheur ;

Le vent brise et flétrit, le soleil brûle et fane

Jeune fille et jeune fleur.

Tu dors, pauvre Elisa, si légère d'années !

Tu ne sens plus du jour le poids et la chaleur.

Vous avez achevé vos fraîches matinées,

Jeune fille et jeune fleur.

Mais ton père, Elisa, sur ta tombe s'incline ;

De ton front jusqu'au sien a monté la pâleur.

Vieux chêne !... le temps a fauché sur ta racine

Jeune fille et jeune fleur !


3 L35 Chapitre 5

Paris, rue d'Enfer, fin de juillet 1832.

Passage de ma loge de voleur au cabinet de toilette de mademoiselle Gisquet. - Achille de Harlay.

Je commençais à me déshabiller ; un bruit de voix se fit entendre, ma porte s'ouvre, et M. le préfet de police, accompagné de M. Nay, se présente. Il me fit mille excuses de la prolongation de ma détention au dépôt ; il m'apprit que mes amis, le duc de Fitz-James et le baron Hyde de Neuville, avaient été arrêtés comme moi, et que dans l'encombrement de la préfecture on ne savait où placer les personnes que la justice croyait devoir interpeller. " Mais, ajouta-t-il, vous allez venir chez moi, monsieur le vicomte, et vous choisirez dans mon appartement ce qui vous conviendra le mieux. "

Je le remerciai et je le priai de me laisser dans mon trou ; j'en étais déjà tout charmé, comme un moine de sa cellule. M. le préfet se refusa à mes instances, et il me fallut dénicher. Je revis les salons que j'avais quittés depuis le jour où M. le préfet de police de Bonaparte m'avait fait venir pour m'inviter à m'éloigner de Paris. M. Gisquet et madame Gisquet m'ouvrirent toutes leurs chambres en me priant de désigner celle que je voudrais occuper. M. Nay me proposa de me céder la sienne. J'étais confus de tant de politesse ; j'acceptai une petite pièce écartée qui donnait sur le jardin et qui, je crois, servait de cabinet de toilette à mademoiselle Gisquet ; on me permit de garder mon domestique qui coucha sur un matelas en dehors de ma porte, à l'entrée d'un étroit escalier plongeant dans le grand appartement de madame Gisquet. Un autre escalier conduisait au jardin, mais celui-là me fut interdit, et chaque soir on plaçait une sentinelle au bas contre la grille qui sépare le jardin du quai. Madame Gisquet est la meilleure femme du monde, et mademoiselle Gisquet est très jolie et fort bonne musicienne. Je n'ai qu'à me louer des soins de mes hôtes : ils semblaient vouloir expier les douze heures de ma première reclusion.

Le lendemain de mon installation dans le cabinet de mademoiselle Gisquet, je me levai tout content, en me souvenant de la chanson d'Anacréon sur la toilette d'une jeune Grecque ; je mis la tête à la fenêtre : j'aperçus un petit jardin bien vert, un grand mur masqué par un vernis du Japon ; à droite, au fond du jardin, des bureaux où l'on entrevoyait d'agréables commis de la police comme de belles nymphes parmi des lilas ; à gauche, le quai de la Seine, la rivière et un coin du vieux Paris dans la paroisse de Saint-André-des-Arcs. Le son du piano de mademoiselle Gisquet parvenait jusqu'à moi avec la voix des mouchards qui demandaient quelques chefs de division pour faire leur rapport.

Comme tout change dans ce monde ! Ce petit jardin anglais romantique de la police était un lambeau déchiré et biscornu du jardin français, à charmilles taillées au ciseau, de l'hôtel du premier président du Parlement de Paris. Cet ancien jardin occupait, en 1580, l'emplacement de ce paquet de maisons qui borne la vue au nord et au couchant, et il s'étendait jusqu'au bord de la Seine. Ce fut là qu'après la journée des barricades, le duc de Guise vint visiter Achille de Harlay : " Il trouva le premier président qui se pourmenoit dans son jardin, lequel s'estonna si peu de sa venue, qu'il ne daigna seulement pas tourner la tête ni discontinuer sa promenade commencée, laquelle achevée qu'elle fut, et étant au bout de son allée, il retourna, et en retournant il vit le duc de Guise qui venait à lui ; alors ce grave magistrat, haussant la voix, lui dit : C ' est grand pitié que le valet chasse le maistre ; au reste, mon âme est à Dieu, mon coeur est à mon roy, et mon corps est entre les mains des méchans ; qu ' on en fasse ce qu ' on voudra . " L'Achille de Harlay qui se pourmène aujourd'hui dans ce jardin est M. Vidocq, et le duc de Guise, Coco Lacour ; nous avons changé les grands hommes pour les grands principes. Comme nous sommes libres maintenant ! comme j'étais libre surtout à ma fenêtre, témoin ce bon gendarme en faction au bas de mon escalier et qui se préparait à me tirer au vol s'il m'eût poussé des ailes ! Il n'y avait pas de rossignol dans mon jardin, mais il y avait beaucoup de moineaux fringants, effrontés et querelleurs que l'on trouve partout, à la campagne, à la ville, dans les palais, dans les prisons, et qui se perchent tout aussi gaiement sur l'instrument de mort que sur un rosier : à qui peut s'envoler, qu'importent les souffrances de la terre !


3 L35 Chapitre 6

Rue d'Enfer, fin de juillet 1832.

Juge d'instruction. - M. Desmortiers.

Madame de Chateaubriand obtint la permission de me voir. Elle avait passé treize mois, sous la Terreur, dans les prisons de Rennes avec mes deux soeurs Lucile et Julie ; son imagination, restée frappée, ne peut plus supporter l'idée d'une prison. Ma pauvre femme eut une violente attaque de nerfs en entrant à la préfecture, et ce fut une obligation de plus que j'eus au juste milieu. Le second jour de ma détention, le juge d'instruction, le sieur Desmortiers, m'arriva accompagné de son greffier. M. Guizot avait fait nommer procureur général à la cour royale de Rennes un M. Hello, écrivain, et par conséquent envieux et irritable comme tout ce qui barbouille du papier dans un parti triomphant.

Le protégé de M. Guizot, trouvant mon nom et ceux de M. le duc de Fitz-James et de M. Hyde de Neuville mêlés dans le procès que l'on poursuivait à Nantes contre M. Berryer, écrivit au ministre de la justice que, s'il était le maître, il ne manquerait pas de nous faire arrêter et de nous joindre au procès, à la fois comme complices et comme pièces de conviction. M. de Montalivet avait cru devoir céder aux avis de M. Hello ; il fut un temps où M. de Montalivet venait humblement chez moi prendre mes conseils et mes idées sur les élections et la liberté de la presse. La Restauration, qui a fait un pair de M. de Montalivet, n'a pu en faire un homme d'esprit, et voilà sans doute pourquoi elle lui fait mal au coeur aujourd'hui.

M. Desmortiers, le juge d'instruction, entra donc dans ma petite chambre ; un air doucereux était étendu comme une couche de miel sur un visage contracté et violent.

Je m'appelle Loyal, natif de Normandie,

Et suis huissier à verge, en dépit de l'envie.

M. Desmortiers était naguère de la congrégation grand communiant, grand légitimiste, grand partisan des ordonnances, et devenu forcené juste milieu. Je priai cet animal de s'asseoir avec toute la politesse de l'ancien régime ; je lui approchai un fauteuil, je mis devant son greffier une petite table, une plume et de l'encre, je m'assis en face de M. Desmortiers, et il me lut d'une voix bénigne les petites accusations qui, dûment prouvées, m'auraient tendrement fait couper le cou : après quoi, il passa aux interrogations.

Je déclarai de nouveau que, ne reconnaissant point l'ordre politique existant, je n'avais rien à répondre, que je ne signerais rien, que tous ces procédés judiciaires étaient superflus, qu'on pouvait s'en épargner la peine et passer outre ; que je serais du reste toujours charmé d'avoir l'honneur de recevoir M. Desmortiers [J'ai donné le premier l'exemple de ce refus de reconnaissance de juges que quelques républicains ont suivi depuis. (N.d.A. de 1840)] .

Je vis que cette manière d'agir mettait en fureur le saint homme, qu'ayant partagé mes opinions, ma conduite lui semblait une satire de la sienne, à ce ressentiment se mêlait l'orgueil du magistrat qui se croyait blessé dans ses fonctions. Il voulut raisonner avec moi ; je ne pus jamais lui faire comprendre la différence qui existe entre l'ordre social et l'ordre politique . Je me soumettais, lui dis-je, au premier parce qu'il est de droit naturel ; j'obéissais aux lois civiles, militaires et financières, aux lois de police et d'ordre public ; mais je ne devais obéissance au droit politique qu'autant que ce droit émanait de l'autorité royale consacrée par les siècles, ou dérivait de la souveraineté du peuple. Je n'étais pas assez niais ou assez faux pour croire que le peuple avait été convoqué, consulté, et que l'ordre politique établi était le résultat d'un arrêt national. Si l'on me faisait un procès pour vol, meurtre, incendie et autres crimes et délits sociaux, je répondrais à la justice, mais quand on m'intentait un procès politique, je n'avais rien à répondre à une autorité qui n'avait aucun pouvoir légal, et, par conséquent, rien à me demander.

Quinze jours s'écoulèrent de la sorte. M. Desmortiers, dont j'avais appris les fureurs (fureurs qu'il tâchait de communiquer aux juges), m'abordait d'un air confit, me disant : " Vous ne voulez donc pas me dire votre illustre nom ? " Dans un des interrogatoires, il me lut une lettre de Charles X au duc de Fitz-James, et où se trouvait une phrase honorable pour moi. " Eh bien ! monsieur, lui dis-je, que signifie cette lettre ? il est notoire que je suis resté fidèle à mon vieux Roi, que je n'ai pas prêté serment à Philippe. Au surplus, je suis vivement touché de la lettre de mon souverain exilé. Dans le cours de ses prospérités, il ne m'a jamais rien dit de semblable, et cette phrase me paye de tous mes services. "


3 L35 Chapitre 7

Paris, rue d'Enfer, fin de juillet 1832.

Ma vie chez M. Gisquet. - Je suis mis en liberté.

Madame Récamier, à qui tant de prisonniers ont dû consolation et délivrance, se fit conduire à ma nouvelle retraite. M. de Béranger descendit de Passy pour me dire en chanson, sous le règne de ses amis, ce qui se pratiquait dans les geôles au temps des miens : il ne pouvait plus me jeter au nez la Restauration. Mon gros vieux ami M. Bertin vint m'administrer les sacrements ministériels ; une femme enthousiaste accourut de Beauvais afin d ' admirer ma gloire ; M. Villemain fit acte de courage ; M. Dubois, M. Ampère, M. Lenormant, mes généreux et savants jeunes amis, ne m'oublièrent pas ; l'avocat des républicains, M. Ch. Ledru, ne me quittait plus : dans l'espoir d'un procès, il grossissait l'affaire, et il eût payé de tous ses honoraires le bonheur de me défendre.

M. Gisquet m'avait offert, comme je vous l'ai dit, tous ses salons ; mais je n'abusai pas de la permission. Seulement, un soir, je descendis pour entendre, assis entre lui et sa femme, mademoiselle Gisquet jouer du piano. Son père la gronda et prétendit qu'elle avait exécuté sa sonate moins bien que de coutume. Ce petit concert que mon hôte me donnait en famille, n'ayant que moi pour auditeur, était tout singulier. Pendant que cette scène toute pastorale se passait dans l'intimité du foyer, des sergents de ville m'amenaient du dehors des confrères à coups de crosse de fusil et de bâton ferré ; quelle paix et quelle harmonie régnaient pourtant au coeur de la police !

J'eus le bonheur de faire accorder une faveur toute semblable à celle dont je jouissais, la faveur de la geôle à M. Ch. Philipon : condamné pour son talent à quelques mois de détention, il les passait dans une maison de santé à Chaillot ; appelé en témoignage à Paris dans un procès, il profita de l'occasion et ne retourna pas à son gîte. mais il s'en repentit : dans le lieu où il se tenait caché, il ne pouvait plus voir à l'aise une personne qu'il aimait et un enfant qu'il aimait ; il regrette sa prison, et, ne sachant comment y rentrer, il m'écrivit la lettre suivante pour me prier de négocier cette affaire avec mon hôte :

" Monsieur,

" Vous êtes prisonnier et vous me comprendriez, ne fussiez-vous pas Chateaubriand... Je suis prisonnier aussi, prisonnier volontaire depuis la mise en état de siège, chez un ami, chez un pauvre artiste comme moi. J'ai voulu fuir la justice des conseils de guerre dont j'étais menacé par la saisie de mon journal du 9 courant. Mais, pour me cacher, il a fallu me priver des embrassements d'un enfant que j'idolâtre, d'une fille adoptive âgée de cinq ans, mon bonheur et ma joie. Cette privation est un supplice que je ne pourrais supporter plus longtemps, c'est la mort ! Je vais me trahir et ils me jetteront à Sainte-Pélagie, où je ne verrai ma pauvre enfant que rarement, s'ils le veulent encore, et à des heures données, où je tremblerai pour sa santé et où je mourrai d'inquiétude, si je ne la vois pas tous les jours.

" Je m'adresse à vous, monsieur, à vous légitimiste, moi républicain de tout coeur, à vous homme grave et parlementaire, moi caricaturiste et partisan de la plus âcre personnalité politique, à vous de qui je ne suis nullement connu et qui êtes prisonnier comme moi, pour obtenir de M. le préfet de police qu'il me laisse rentrer dans la maison de santé où l'on m'avait transféré. Je m'engage sur l'honneur à me présenter à la justice toutes les fois que j'en serai requis, et je renonce à me soustraire à quel tribunal que ce soit , si l'on veut me laisser avec ma pauvre enfant.

" Vous me croirez, vous, monsieur, quand je parle d'honneur et que je jure de ne pas m'enfuir, et je suis persuadé que vous serez mon avocat, quoique les profonds politiques puissent voir là une nouvelle preuve d'alliance entre les légitimistes et les républicains, tous hommes dont les opinions s'accordent si bien.

" Si à un tel hôte, à un tel avocat, on refusait ce que je demande, je saurais que je n'ai plus rien à espérer, et je me verrais pour neuf mois séparé de ma pauvre Emma.

" Toujours, monsieur, quel que soit le résultat de votre généreuse intervention, ma reconnaissance n'en sera pas moins éternelle, car je ne douterai jamais des pressantes sollicitations que votre coeur va vous suggérer.

" Agréez, monsieur, l'expression de la plus sincère admiration et croyez-moi votre très humble et très dévoué serviteur,

" Ch. Philipon,

Propriétaire de la Caricature (journal), condamné à treize mois de prison. "

" Paris, le 21 juin 1832. "

J'obtins la faveur que M. Philipon demandait : il me remercia par un billet qui prouve, non la grandeur du service (lequel se réduisait à faire garder à Chaillot mon client par un gendarme), mais cette joie secrète des passions, qui ne peut être bien comprise que par ceux qui l'ont véritablement sentie.

" Monsieur,

" Je pars pour Chaillot avec ma chère enfant.

" Je voudrais vous remercier, mais je sens les mots trop froids pour exprimer ce que j'éprouve de reconnaissance ; j'ai eu raison de penser, monsieur, que votre coeur vous suggérerait d'éloquentes instances. Je suis sûr de ne pas me tromper en croyant qu'il vous dira que je ne suis point ingrat et qu'il vous peindra mieux que je ne le ferais le trouble de bonheur où votre bonté m'a mis.

" Agréez, je vous en prie, monsieur, mes très sincères remercîments et daignez me croire votre serviteur le plus affectionné de vos serviteurs,

" Charles Philipon. "

A cette singulière marque de mon crédit, j'ajouterai cet étrange témoignage de ma renommée : un jeune employé des bureaux de M. Gisquet m'adressa de très beaux vers qui me furent remis par M. Gisquet lui même ; car enfin il faut être juste : si un gouvernement lettré m'attaquait ignoblement, les Muses me défendaient noblement ; M. Villemain se prononça en ma faveur avec courage, et, dans le journal même des Débats , mon gros ami Bertin protesta, en signant son article contre mon arrestation. Voici ce que me dit le poète qui signe J. Chopin, employé au cabinet :

A monsieur de Chateaubriand,

à la Préfecture de Police.

Un jour admirant ton génie,

J'osai te dédier mes vers,

Et, comme un filet d'eau s'épanche au sein des mers,

Je portai ce tribut au dieu de l'harmonie.

Aujourd'hui l'infortune a passé sur ton front

Toujours serein dans la tempête.

Le présent fugitif, qu'est-ce pour le poète ?

Ta gloire restera... nos haines passeront.

Ennemi généreux, ta voix mâle et puissante

A prêté son charme à l'erreur,

Mais ton éloquence entraînante

Fait toujours absoudre ton coeur.

Naguère un roi frappa ta noble indépendance ;

Tu fus grand devant sa rigueur...

Il tombe : banni de la France,

Tu ne vois plus que son malheur !

Ah ! qui pourrait sonder ton dévouement fidèle

Et forcer le torrent à détourner ses eaux ?

Mais lorsqu'un seul parti s'applaudit de ton zèle,

Ta gloire est à nous tous.., reprends donc tes pinceaux.

J. Chopin,

Employé au cabinet.

Mademoiselle Noémi (je suppose que c'est le prénom de mademoiselle Gisquet) se promenait souvent seule dans le petit jardin un livre à la main. Elle jetait à la dérobée un regard vers ma fenêtre. Qu'il eut été doux d'être délivré de mes fers, comme Cervantes, par la fille de mon maître ! Tandis que je prenais un air romantique, le beau et jeune M. Nay vint dissiper mon rêve. Je l'aperçus causant avec mademoiselle Gisquet de cet air qui ne nous trompe pas, nous autres créateurs de sylphides. Je dégringolai de mes nuages, je fermai ma fenêtre et j'abandonnai l'idée de laisser pousser ma moustache blanchie par le vent de l'adversité.

Après quinze jours, une ordonnance de non-lieu me rendit la liberté le 30 de juin, au grand bonheur de madame de Chateaubriand, qui serait morte, je crois, si ma détention se fût prolongée. Elle vint me chercher dans un fiacre ; je le remplis de mon petit bagage aussi lestement que j'étais jadis sorti du ministère, et je rentrai dans la rue d'Enfer avec je ne sais quoi d ' achevé que le malheur donne à la vertu .

Si M. Gisquet allait par l'histoire à la postérité, peut-être y arriverait-il en assez mauvais état ; je désire que ce que je viens d'écrire de lui serve ici de contrepoids à une renommée ennemie. Je n'ai eu qu'à me louer de ses attentions et de son obligeance ; sans doute si j'avais été condamné, il ne m'eût pas laissé échapper, mais enfin lui et sa famille m'ont traité avec une convenance, un bon goût, un sentiment de ma position, de ce que j'étais et de ce que j'avais été, que n'ont point eus une administration lettrée et des légistes d'autant plus brutaux qu'ils agissaient contre le faible et qu'ils n'avaient pas peur.

De tous les gouvernements qui se sont élevés en France depuis quarante années, celui de Philippe est le seul qui m'ait jeté dans la loge des bandits, il a posé sur ma tête sa main, sur ma tête respectée même d'un conquérant irrité : Napoléon leva le bras et ne frappa pas. Et pourquoi cette colère ? Je vais vous le dire : j'ose protester en faveur du droit contre le fait, dans un pays où j'ai demandé la liberté sous l'Empire, la gloire sous la Restauration ; dans un pays où, solitaire, je compte non par frères, soeurs, enfants, joies, plaisirs, mais par tombeaux. Les derniers changements politiques m'ont séparé du reste de mes amis : ceux-ci sont allés à la fortune et passent tout engraissés de leur déshonneur auprès de ma pauvreté ; ceux-là ont abandonné leurs foyers exposés aux insultes. Les générations si fort éprises de l'indépendance se sont vendues : communes dans leur conduite intolérables dans leur orgueil, médiocres ou folles dans leurs écrits, je n'attends de ces générations que le dédain et je le leur rends ; elles n'ont pas de quoi me comprendre, elles ignorent la foi à la chose jurée, l'amour des institutions généreuses, le respect de ses propres opinions, le mépris du succès et de l'or, la félicité des sacrifices, le culte de la faiblesse et du malheur.


3 L35 Chapitre 8

Paris, fin de juillet 1832.

Lettre à M. le ministre de la justice, et réponse.

Après l'ordonnance de non-lieu, il me restait un devoir à remplir. Le délit dont j'avais été prévenu se liait à celui pour lequel M. Berryer était en prévention à Nantes. Je n'avais pu m'expliquer avec le juge d'instruction, puisque je ne reconnaissais pas la compétence du tribunal. Pour réparer le dommage que pouvait avoir causé à M. Berryer mon silence, j'écrivis à M. le ministre de la justice la lettre qu'on va lire, et que je rendis publique par la voie des journaux.

" Paris, ce 3 juillet 1832.

" Monsieur le ministre de la justice,

" Permettez-moi de remplir auprès de vous, dans l'intérêt d'un homme trop longtemps privé de sa liberté, un devoir de conscience et d'honneur.

" M. Berryer fils, interrogé par le juge d'instruction à Nantes le 18 du mois dernier, a répondu : Qu ' il avait vu madame la duchesse de Berry ; qu ' il lui avait soumis avec le respect dû à son rang, à son courage et à ses malheurs, son opinion personnelle et celle d ' honorables amis sur la situation actuelle de la France, et sur les conséquences de la présence de Son Altesse Royale dans l ' Ouest .

" M. Berryer, développant avec son talent accoutumé ce vaste sujet, l'a résumé de la sorte : Toute guerre étrangère ou civile, en la supposant couronnée de succès, ne peut ni soumettre ni rallier les opinions .

" Questionné sur les honorables amis dont il venait de parler, M. Berryer a dit noblement : Que des hommes graves lui ayant manifesté sur les circonstances présentes une opinion conforme à la sienne, il avait cru devoir appuyer son avis sur l ' autorité du leur ; mais qu ' il ne les nommait pas sans qu ' ils y eussent consenti .

" Je suis, monsieur le ministre de la justice, un de ces hommes consultés par M. Berryer. Non seulement j'ai approuvé son opinion, mais j'ai rédigé une note dans le sens de cette opinion même. Elle devait être remise à madame la duchesse de Berry, dans le cas où cette princesse se trouvât réellement sur le sol français, ce que je ne croyais pas. Cette première note n'étant pas signée, j'en écrivis une seconde que je signai et par laquelle je suppliais encore plus instamment l'intrépide mère du petit-fils de Henri IV de quitter une patrie que tant de discordes ont déchirée.

" Telle est la déclaration que je devais à M. Berryer. Le véritable coupable, s'il y a coupable, c'est moi. Cette déclaration servira, j'espère, à la prompte délivrance du prisonnier de Nantes ; elle ne laissera peser que sur ma tête l'inculpation d'un fait, très innocent sans doute, mais dont, en dernier résultat, j'accepte toutes les conséquences.

" J'ai l'honneur d'être, etc.

" Chateaubriand.

" Rue d'Enfer-Saint-Michel, n o 84. "

" Ayant écrit à M. le comte de Montalivet, le 9 du mois dernier, pour une affaire relative à M. Berryer, M. le ministre de l'intérieur ne crut pas même devoir me faire connaître qu'il avait reçu ma lettre : comme il m'importe beaucoup de savoir le sort de celle que j'ai l'honneur d'écrire aujourd'hui à M. le ministre de la justice, je lui serai infiniment obligé d'ordonner à ses bureaux de m'en accuser réception.

" Ch. "

La réponse de M. le ministre de la justice ne se fit pas attendre ; la voici :

" Paris, le 3 juillet.

" Monsieur le vicomte,

" La lettre que vous m'avez adressée, contenant des renseignements qui peuvent éclairer la justice, je la fais parvenir immédiatement au procureur du roi près le tribunal de Nantes, afin qu'elle soit jointe aux pièces de l'instruction commencée contre M. Berryer.

" Je suis avec respect, etc.,

" Le garde des sceaux,

" Barthe "

Par cette réponse M. Barthe se réservait gracieusement une nouvelle poursuite contre moi. Je me souviens des superbes dédains des grands hommes du juste milieu, quand je laissais entrevoir la possibilité d'une violence exercée sur ma personne ou sur mes écrits. Eh ! bon Dieu ! pourquoi me parer d'un danger imaginaire ? Qui s'embarrassait de mon opinion ? qui songeait à toucher à un seul de mes cheveux ? Amés et féaux du pot-au-feu, intrépides héros de la paix à tout prix, vous avez pourtant eu votre terreur de comptoir et de police, votre état de siège de Paris, vos mille procès de presse, vos commissions militaires pour condamner à mort l'auteur des Cancans ; vous m'avez pourtant plongé dans vos geôles ; la peine applicable à mon crime n'était rien moins que la peine capitale. Avec quel plaisir je vous livrerais ma tête, si, jetée dans la balance de la justice elle la faisait pencher du côté de l'honneur, de la gloire et de la liberté de ma patrie !


3 L35 Chapitre 9

Paris, rue d'Enfer, fin de juillet 1832.

Offre de ma pension de pair par Charles X : ma réponse.

J'étais plus que jamais déterminé à reprendre mon exil ; madame de Chateaubriand, effrayée de mon aventure, aurait déjà voulu être bien loin ; il ne fut plus question que de chercher le lieu où nous dresserions nos tentes. La grande difficulté était de trouver quelque argent pour vivre en terre étrangère et pour payer d'abord une dette qui m'attirait des menaces de poursuites et de saisie.

La première année d'une ambassade ruine toujours l'ambassadeur : c'est ce qui m'arriva pour Rome. Je me retirai à l'avènement du ministère Polignac, et je m'en allai ajoutant à ma détresse ordinaire soixante mille francs d'emprunt. J'avais frappé à toutes les bourses royalistes, aucune ne s'ouvrit : on me conseilla de m'adresser à M. Laffitte. M. Laffitte m'avança dix mille francs que je donnai immédiatement aux créanciers les plus pressés. Sur le produit de mes brochures, je retrouvai la somme que je lui ai rendue avec reconnaissance ; mais une trentaine de mille francs restait toujours à payer en outre de mes vieilles dettes, car j'en ai qui ont de la barbe tant elles sont âgées, malheureusement cette barbe est une barbe d'or, dont la coupe annuelle se fait sur mon menton.

M. le duc de Lévis, à son retour d'un voyage en Ecosse, m'avait dit de la part de Charles X que ce prince voulait continuer à me faire ma pension de pair ; je crus devoir refuser cette offre. Le duc de Lévis revint à la charge quand il me vit au sortir de prison dans l'embarras le plus cruel, ne trouvant rien de ma maison et de mon jardin rue d'Enfer, et étant harcelé par une nuée de créanciers. J'avais déjà vendu mon argenterie. Le duc de Lévis m'apporta vingt mille francs, me disant noblement que ce n'était pas les deux années de pension de pairie que le Roi reconnaissait me devoir, et que mes dettes à Rome n'étaient qu'une dette de la couronne. Cette somme me mettait en liberté, je l'acceptai comme un prêt [On verra dans mon premier voyage à Prague ma conversation avec Charles X au sujet de ce prêt. (N.d.A. de Paris, 1834.)] momentané, et j'écrivis au Roi la lettre suivante :

" Sire,

" Au milieu des calamités dont il a plu à Dieu de sanctifier votre vie, vous n'avez point oublié ceux qui souffrent au pied du trône de saint Louis. Vous daignâtes me faire connaître, il y a quelques mois, votre généreux dessein de me continuer la pension de pair à laquelle je renonçai en refusant le serment au pouvoir illégitime ; je pensai que Votre Majesté avait des serviteurs plus pauvres que moi et plus dignes de ses bontés. Mais les derniers écrits que j'ai publiés m'ont causé des dommages et suscité des persécutions, j'ai essayé inutilement de vendre le peu de choses que je possède. Je me vois forcé d'accepter, non la pension annuelle que Votre Majesté se proposait de me faire sur sa royale indigence, mais un secours provisoire pour me dégager des embarras qui m'empêchent de regagner l'asile où je pourrai vivre de mon travail. Sire, il faut que je sois bien malheureux pour me rendre à charge même un moment, à une couronne que j'ai soutenue de tous mes efforts et que je continuerai de servir le reste de ma vie.

" Je suis, avec le plus profond respect, etc.

" Chateaubriand. "


3 L35 Chapitre 10

Paris, rue d'Enfer, du 1er au 8 août 1832.

Billet de madame la duchesse de Berry. - Lettre à Béranger. - Départ de Paris.

Mon neveu le comte Louis de Chateaubriand m'avança de son côté une même somme de vingt mille francs. Ainsi dégagé des obstacles matériels, je fis les préparatifs de mon second départ. Mais une raison d'honneur m'arrêtait : madame la duchesse de Berry était sur le sol français, que deviendrait-elle, et ne devais-je pas rester aux lieux où ses périls pouvaient m'appeler ? Un billet de la Princesse, qui m'arriva du fond de la Vendée, acheva de me rendre libre.

" J'allais vous écrire, monsieur le vicomte, touchant ce gouvernement provisoire que j'ai cru devoir former lorsque j'ignorais quand et même si je pouvais rentrer en France, et dont on me mande que vous aviez consenti à faire partie. Il n'a pas existé de fait, puisqu'il ne s'est jamais réuni et quelques-uns des membres ne se sont entendus que pour me faire parvenir un avis que je n'ai pu suivre. Je ne leur en sais pas du tout mauvais gré. Vous avez jugé d'après le rapport que vous ont fait de ma position et de celle du pays ceux qui avaient des raisons pour connaître mieux que moi les effets d'une fatale influence à laquelle je n'ai pas voulu croire, et je suis sûre que si M. de Ch. eût été près de moi, son coeur noble et généreux s'y fût également refusé. Je n'en compte donc pas moins sur les bons services individuels et même les conseils des personnes qui faisaient partie du gouvernement provisoire, et dont le choix m'avait été dicté par leur zèle éclairé et leur dévouement à la légitimité dans la personne de Henri V. Je vois que votre intention est de quitter encore la France, je le regretterais beaucoup si je pouvais vous approcher de moi, mais vous avez des armes qui touchent de loin, et j'espère que vous ne cesserez pas de combattre pour Henri V.

" Croyez, monsieur le vicomte, à toute mon estime et amitié.

" M. C. R. "

Par ce billet, Madame se passait de mes services, ne se rendait point aux conseils que j'avais osé lui donner dans la note dont M. Berryer avait été le porteur ; elle en paraissait même un peu blessée, bien qu'elle reconnût qu'une fatale influence l'avait égarée.

Ainsi rendu à ma liberté et dégagé de tout aujourd'hui, 7 août, n'ayant plus rien à faire qu'à partir, j'ai écrit ma lettre d'adieu à M. de Béranger, qui m'avait visité dans ma prison.

" Paris, 7 août 1832.

" A M. de Béranger.

" Je voulais, monsieur, aller vous dire adieu et vous remercier de votre souvenir ; le temps m'a manqué et je suis obligé de partir sans avoir le plaisir de vous voir et de vous embrasser. J'ignore mon avenir : y a-t-il aujourd'hui un avenir clair pour personne ? Nous ne sommes pas dans un temps de révolution, mais de transformation sociale : or les transformations s'accomplissent lentement, et les générations qui se trouvent placées dans la période de la métamorphose périssent obscures et misérables. Si l'Europe (ce qui pourrait bien être) est à l'âge de la décrépitude, c'est une autre affaire : elle ne produira rien, et s'éteindra dans une impuissante anarchie de passions, de moeurs et de doctrines. En ce cas, monsieur, vous aurez chanté sur un tombeau.

" J'ai rempli, monsieur, tous mes engagements : je suis revenu à votre voix ; j'ai défendu ce que j'étais venu défendre ; j'ai subi le choléra : je retourne à la montagne. Ne brisez pas votre lyre comme vous nous en menacez ; je lui dois un de mes plus glorieux titres au souvenir des hommes. Faites encore sourire et pleurer la France : car il arrive, par un secret de vous seul connu, que dans vos chansons populaires les paroles sont gaies et la musique plaintive.

" Je me recommande à votre amitié et à votre muse.

" Chateaubriand. "

Je dois me mettre en route demain. Madame de Chateaubriand me rejoindra à Lucerne


3 L35 Chapitre 11

Bâle, 12 août 1832.

Journal de Paris à Lugano. - M. Augustin Thierry.

Beaucoup d'hommes meurent sans avoir perdu leur clocher de vue : je ne puis rencontrer le clocher qui me doit voir mourir. En quête d'un asile pour achever mes Mémoires , je chemine de nouveau traînant à ma suite un énorme bagage de papiers, correspondances diplomatiques, notes confidentielles, lettres de ministres et de rois ; c'est l'histoire portée en croupe par le roman.

J'ai vu à Vesoul M. Augustin Thierry, retiré chez son frère le préfet. Lorsque autrefois, à Paris, il m'envoya son Histoire de la conquête des Normands , je l'allai remercier. Je trouvai un jeune homme dans une chambre dont les volets étaient à demi fermés ; il était presque aveugle ; il essaya de se lever pour me recevoir, mais ses jambes ne le portaient plus et il tomba dans mes bras. Il rougit lorsque je lui exprimai mon admiration sincère : ce fut alors qu'il me répondit que son ouvrage était le mien, et que c'était en lisant la bataille des Francs dans les Martyrs qu'il avait conçu l'idée d'une nouvelle manière d'écrire l'histoire. Quand je pris congé de lui, alors il s'efforça de me suivre et il se traîna jusqu'à la porte en s'appuyant contre le mur : je sortis tout ému de tant de talent et de tant de malheur.

A Vesoul, surgit, après un long bannissement, Charles X, maintenant faisant voile vers le nouvel exil qui sera pour lui le dernier.

J'ai passé la frontière sans accident avec mon fatras : voyons si, au revers des Alpes, je ne pourrais jouir de la liberté de la Suisse et du soleil de l'Italie, besoin de mes opinions et de mes années.

A l'entrée de Bâle, j'ai rencontré un vieux Suisse, douanier ; il m'a fait faire un bedit garandaine d ' in gart d ' hire ; on a descendu mon bagage dans une cave ; on mis en mouvement je ne sais quoi qui imitait le bruit d'un métier à bas ; il s'est élevé une fumée de vinaigre et, purifié ainsi de la contagion de la France, le bon Suisse m'a relâché.

J'ai dit dans l ' Itinéraire , en parlant des cigognes d'Athènes : " Du haut de leurs nids, que les révolutions ne peuvent atteindre, elles ont vu au-dessous d'elles changer la race des mortels : tandis que des générations impies se sont élevées sur les tombeaux des générations religieuses, la jeune cigogne a toujours nourri son vieux père. "

Je retrouve à Bâle le nid de cigogne que j'y laissai il y a six ans ; mais l'hôpital au toit duquel la cigogne de Bâle a échafaudé son nid n'est pas le Parthénon, le soleil du Rhin n'est pas le soleil du Céphise, le concile n'est pas l'aréopage. Erasme n'est pas Périclès : pourtant c'est quelque chose que le Rhin, la forêt Noire, le Bâle romain et germanique. Louis XIV étendit la France jusqu'aux portes de cette ville, et trois monarques ennemis la traversèrent en 1813 pour venir dormir dans le lit de Louis le Grand, en vain défendu par Napoléon. Allons voir les danses de la mort de Holbein ; elles nous rendront compte des vanités humaines.

La danse de la mort (si toutefois ce n'était pas même alors une véritable peinture) eut lieu à Paris, en 1424, au cimetière des Innocents : elle nous venait de l'Angleterre. La représentation du spectacle fut fixée dans des tableaux ; on les vit exposés dans les cimetières de Dresde, de Lübeck, de Minden, de la Chaise-Dieu, de Strasbourg, de Blois en France, et le pinceau de Holbein immortalisa à Bâle ces joies de la tombe.

Ces danses macabres du grand artiste ont été emportées à leur tour par la mort, qui n'épargne pas ses propres folies : il n'est resté à Bâle, du travail de Holbein, que six pièces sciées sur les pierres du cloître et déposées à la bibliothèque de l'Université. Un dessin colorié a conservé l'ensemble de l'ouvrage.

Ces grotesques sur un fond terrible ont du génie de Shakespeare, génie mêlé de comique et de tragique. Les personnages sont d'une vive expression : pauvres et riches, jeunes et vieux, hommes et femmes, papes, cardinaux, prêtres, empereurs, rois, reines, princes, ducs, nobles, magistrats, guerriers, tous se débattent et raisonnent avec et contre la Mort ; pas un ne l'accepte de bonne grâce.

La Mort est variée à l'infini, mais toujours bouffonne à l'instar de la vie, qui n'est qu'une sérieuse pantalonnade. Cette Mort du peintre satirique a une jambe de moins comme le mendiant à jambe de bois qu'elle accoste ; elle joue de la mandoline derrière l'os de son dos, comme le musicien qu'elle entraîne. Elle n'est pas toujours chauve ; des brins de cheveux blonds, bruns, gris, voltigent sur le cou du squelette et le rendent plus effroyable en le rendant presque vivant. Dans un des cartouches la Mort a quasi de la chair, elle est quasi jeune comme un jeune homme, et elle emmène une jeune fille qui se regarde dans un miroir. La Mort a dans son bissac des tours d'un écolier narquois : elle coupe avec des ciseaux la corde du chien qui conduit un aveugle, et l'aveugle est à deux pas d'une fosse ouverte ; ailleurs, la Mort, en petit manteau, aborde une de ses victimes avec les gestes d'un Pasquin. Holbein a pu prendre l'idée de cette formidable gaieté dans la nature même : entrez dans un reliquaire, toutes les têtes de mort semblent ricaner parce qu'elles découvrent les dents ; c'est le rire sans les lèvres qui le bordent et qui forment le sourire. De quoi ricanent-elles ? du néant ou de la vie ?

La cathédrale de Bâle et surtout les anciens cloîtres m'ont plu. En parcourant ces derniers, remplis d'inscriptions funèbres, j'ai lu les noms de quelques réformateurs. Le protestantisme choisit mal le lieu et prend mal son temps quand il se place dans les monuments catholiques ; on voit moins alors ce qu'il a réformé que ce qu'il a détruit. Ces pédants secs qui pensaient refaire un christianisme primitif dans un vieux christianisme, créateur de la société depuis quinze siècles, n'ont pu élever un seul monument. A quoi ce monument eût-il répondu ? Comment aurait-il été en rapport avec les moeurs ? Les hommes n'étaient point faits comme Luther et Calvin au temps de Luther et de Calvin ; ils étaient faits comme Léon X avec le génie de Raphaël, ou comme saint Louis avec le génie gothique ; le petit nombre ne croyait à rien, le grand nombre croyait à tout. Aussi le protestantisme n'a-t-il pour temples que des salles d'écoles, ou pour églises que les cathédrales qu'il a dévastées : il y a établi sa nudité. Jésus-Christ et ses apôtres ne ressemblaient pas sans doute aux Grecs et aux Romains de leur siècle, mais ils ne venaient pas réformer un ancien culte, ils venaient établir une religion nouvelle, remplacer les dieux par un dieu.

Lucerne, 14 août 1832.

Le chemin de Bâle à Lucerne par l'Argovie offre une suite de vallées dont quelques-unes ressemblent à la vallée d'Argelès, moins le ciel espagnol des Pyrénées. A Lucerne, les montagnes, différemment groupées étagées, profilées, coloriées, se terminent, en se retirant les unes derrière les autres et en s'enfonçant dans la perspective, aux neiges voisines du Saint-Gothard. Si l'on supprimait le Righi et le Pilate, et si l'on ne conservait que les collines surfacées d'herbages et de sapinières qui bordent immédiatement le lac des quatre cantons on reproduirait un lac d'Italie.

Les arcades du cloître du cimetière dont la cathédrale est environnée sont comme les loges d'où l'on peut jouir de ce spectacle. Les monuments de ce cimetière ont pour étendard une croisette de fer portant un Christ doré. Aux rayons du soleil, ce sont autant de points de lumière qui s'échappent des tombes ; de distance en distance il y a des bénitiers dans lesquels trempe un rameau avec lequel on peut bénir des cendres regrettées. Je ne pleurais rien là en particulier, mais j'ai fait descendre la rosée lustrale sur la communauté silencieuse des chrétiens et des malheureux mes frères. Une épitaphe me dit : Hodie mibi, cras tibi ; une autre : Fuit homo ; une autre Siste, viator ; abi, viator . Et j'attends demain, et j'aurai été homme ; et voyageur je m'arrête, et voyageur je m'en vais. Appuyé à l'une des arcades du cloître, j'ai regardé longtemps le théâtre des aventures de Guillaume Tell et de ses compagnons : théâtre de la liberté helvétique, si bien chanté et décrit par Schiller et Jean de Müller. Mes yeux cherchaient dans l'immense tableau la présence des plus illustres morts, et mes pieds foulaient les cendres les plus ignorées.

En revoyant les Alpes il y a quatre ou cinq ans je me demandais ce que j'y venais chercher : que dirais-je donc aujourd'hui ? que dirai-je demain, et demain encore ? Malheur à moi qui ne puis vieillir et qui vieillis toujours !

Lucerne, 15 août 1832.

Les capucins sont allés ce matin, selon l'usage le jour de l'Assomption, bénir les montagnes. Ces moines professent la religion sous la protection de laquelle naquit l'indépendance suisse : cette indépendance dure encore. Que deviendra notre liberté moderne, toute maudite de la bénédiction des philosophes et des bourreaux ? Elle n'a pas quarante années et elle a été vendue et revendue, maquignonnée, brocantée à tous les coins de rue. Il y a plus de liberté dans le froc d'un capucin qui bénit les Alpes que dans la friperie entière des législateurs de la République, de l'Empire, de la Restauration et de l'usurpation de Juillet.

Le voyageur français en Suisse est touché et attristé ; notre histoire pour le malheur des peuples de ces régions, se lie trop à leur histoire ; le sang de l'Helvétie a coulé pour nous et par nous ; nous avons porté le fer et le feu dans la chaumière de Guillaume Tell ; nous avons engagé dans nos guerres civiles le paysan guerrier qui gardait le trône de nos rois. Le génie de Thorwalsen a fixé le souvenir du 10 août à la porte de Lucerne. Le lion helvétique expire, percé d'une flèche, en couvrant de sa tête affaissée et d'une de ses pattes l'écu de France dont on ne voit plus qu'une des fleurs de lis. La chapelle consacrée aux victimes, le bouquet d'arbres verts qui accompagne le bas-relief sculpté dans le roc, le soldat échappé au massacre du 10 août, qui montre aux étrangers le monument, le billet de Louis XVI qui ordonne aux Suisses de mettre bas les armes, le devant d'autel offert par madame la Dauphine à la chapelle expiatoire, et sur lequel ce parfait modèle de douleur a brodé l'image de l'agneau divin immolé !... Par quel conseil la Providence, après la dernière chute du trône des Bourbons, m'envoie-t-elle chercher un asile auprès de ce monument ? Du moins, je puis le contempler sans rougir, je puis poser ma main faible, mais non parjure, sur l'écu de France, comme le lion l'enserre de ses ongles puissants, mais détendus par la mort.

Eh bien, ce monument, un membre de la Diète a proposé de le détruire ! Que demande la Suisse ? la liberté ? elle en jouit depuis quatre siècles ; l'égalité ? elle l'a ; la république ? c'est la forme de son gouvernement ; l'allégement des taxes ? elle ne paye presque point d'impôts. Que veut-elle donc ? elle veut changer c'est la loi des êtres. Quand un peuple, transformé par le temps, ne peut plus rester ce qu'il a été, le premier symptôme de sa maladie, c'est la haine du passé et des vertus de ses pères.

Je suis revenu du monument du 10 août par le grand pont couvert, espèce de galerie de bois suspendue sur le lac. Deux cent trente-huit tableaux triangulaires, placés entre les chevrons du toit, décorent cette galerie. Ce sont des fastes populaires où le Suisse, en passant, apprenait l'histoire de sa religion et de sa liberté.

J'ai vu les poules d'eau privées ; j'aime mieux les poules d'eau sauvages de l'étang de Combourg.

Dans la ville, le bruit d'un choeur de voix m'a frappé ; il sortait d'une chapelle de la Vierge : entré dans cette chapelle, je me suis cru transporté aux jours de mon enfance. Devant quatre autels dévotement parés, des femmes récitaient avec le prêtre le chapelet et les litanies. C'était comme la prière du soir au bord de la mer dans ma pauvre Bretagne, et j'étais au bord du lac de Lucerne ! Une main renouait ainsi les deux bouts de ma vie, pour me faire mieux sentir tout ce qui s'était perdu dans la chaîne de mes années.

Sur le lac de Lucerne, 16 août 1832, midi.

Alpes, abaissez vos cimes, je ne suis plus digne de vous : jeune, je serais solitaire ; vieux, je ne suis qu'isolé. Je la peindrais bien encore, la nature ; mais pour qui ? qui se soucierait de mes tableaux ? quels bras, autres que ceux du temps, presseraient en récompense mon génie au front dépouillé ? qui répéterait mes chants ? à quelle muse en inspirerais-je ? Sous la voûte de mes années comme sous celle des monts neigeux qui m'environnent, aucun rayon de soleil ne viendra me réchauffer. Quelle pitié de traîner, à travers ces monts, des pas fatigués que personne ne voudrait suivre ! Quel malheur de ne me trouver libre d'errer de nouveau qu'à la fin de ma vie !

Deux heures.

Ma barque s'est arrêtée à la cale d'une maison sur la rive droite du lac, avant d'entrer dans le golfe d'Uri. J'ai gravi le verger de cette auberge et suis venu m'asseoir sous deux noyers qui protègent une étable. Devant moi, un peu à droite, sur le bord opposé du lac, se déploie le village de Schwitz, parmi des vergers et les plans inclinés de ces pâturages dits Alpes dans le pays : il est surmonté d'un roc ébréché en demi-cercle et dont les deux pointes, le Mythen et le Haken (la mitre et la crosse), tirent leur appellation de leur forme. Ce chapiteau cornu repose sur des gazons, comme la couronne de la rude indépendance helvétique sur la tête d'un peuple de bergers. Le silence n'est interrompu autour de moi que par le tintement de la clochette de deux génisses restées dans l'étable voisine : elle semble me sonner la gloire de la pastorale liberté que Schwitz a donnée, avec son nom, à tout un peuple : un petit canton dans le voisinage de Naples, appelé Italia , a de même, mais avec des droits moins sacrés, communiqué son nom à la terre des Romains.

Trois heures.

Nous partons ; nous entrons dans le golfe ou le lac d'Uri. Les montagnes s'élèvent et s'assombrissent. Voilà la croupe herbue du Gruttli et les trois fontaines où Fürst, An der Halden et Stauffacher jurèrent la délivrance de leur pays ; voilà, au pied de l'Achsenberg, la chapelle qui signale l'endroit où Tell, sautant de la barque de Gessler, la repoussa d'un coup de pied au milieu des vagues.

Mais Tell et ses compagnons ont-ils jamais existé ?

Ne seraient-ils que des personnages du Nord, nés des chants des Scaldes et dont on retrouve les traditions héroïques sur les rivages de la Suède ? Les Suisses sont-ils aujourd'hui ce qu'ils étaient à l'époque de la conquête de leur indépendance ? Ces sentiers des ours, ces rochers des gémissements (hackenmesser) voient rouler des calèches où Tell et ses compagnons bondissaient, l'arc à la main, d'abîme en abîme : moi-même suis-je un voyageur en harmonie avec ces lieux ?

Un orage me vient heureusement assaillir. Nous abordons dans une crique, à quelques pas de la chapelle de Tell : c'est toujours le même Dieu qui soulève les vents, et la même confiance dans ce Dieu qui rassure les hommes. Comme autrefois, en traversant l'Océan, les lacs de l'Amérique, les mers de la Grèce, de la Syrie, j'écris sur un papier inondé. Les nuages, les flots, les roulements de la foudre s'allient mieux au souvenir de l'antique liberté des Alpes que la voix de cette nature efféminée et dégénérée que mon siècle a placée malgré moi dans mon sein.

Altorf.

Débarqué à Fluelen, arrivé à Altorf, le manque de chevaux va me retenir une nuit au pied du Bannberg. Ici, Guillaume Tell abattit la pomme sur la tête de son fils : le trait d'arc était de la distance qui sépare ces deux fontaines. Croyons, malgré la même histoire racontée par Saxon le Grammairien, et que j'ai citée le premier dans mon Essai sur les Révolutions ; ayons foi en la religion et la liberté, les deux seules grandes choses de l'homme : la gloire et la puissance sont éclatantes, non grandes.

Demain, du haut du Saint-Gothard, je saluerai de nouveau cette Italie que j'ai saluée du sommet du Simplon et du Mont-Cenis. Mais à quoi bon ce dernier regard jeté sur les régions du midi et de l'aurore ! Le pin des glaciers ne peut descendre parmi les orangers qu'il voit au-dessous de lui dans les vallées fleuries.

Dix heures du soir.

L'orage recommence ; les éclairs s'entortillent aux rochers ; les échos grossissent et prolongent le bruit de la foudre ; les mugissements de la Schächenel et de la Reuss accueillent le barde de l'Armorique. Depuis longtemps je ne m'étais trouvé seul et libre ; rien dans la chambre où je suis enfermé : deux couches pour un voyageur qui veille et qui n'a ni amours à bercer, ni songes à faire. Ces montagnes, cet orage, cette nuit sont des trésors perdus pour moi. Que de vie, cependant, je sens au fond de mon âme ! Jamais, quand le sang le plus ardent coulait de mon coeur dans mes veines, je n'ai parlé le langage des passions avec autant d'énergie que je le pourrais faire en ce moment. Il me semble que je vois sortir des flancs du Saint-Gothard ma sylphide des bois de Combourg. Me viens-tu retrouver, charmant fantôme de ma jeunesse ? as-tu pitié de moi ? Tu le vois, je ne suis changé que de visage ; toujours chimérique, dévoré d'un feu sans cause et sans aliment. Je sors du monde, et j'y entrais quand je te créai dans un moment d'extase et de délire. Voici l'heure où je t'invoquais dans ma tour. Je puis encore ouvrir ma fenêtre pour te laisser entrer. Si tu n'es pas contente des grâces que je t'avais prodiguées, je te ferai cent fois plus séduisante ; ma palette n'est pas épuisée ; j'ai vu plus de beautés et je sais mieux peindre. Viens t'asseoir sur mes genoux, n'aie pas peur de mes cheveux, caresse-les de tes doigts de fée ou d'ambre ; qu'ils rebrunissent sous tes baisers. Cette tête, que ces cheveux qui tombent n'assagissent point, est tout aussi folle qu'elle l'était lorsque je te donnai l'être, fille aînée de mes illusions, doux fruit de mes mystérieuses amours avec ma première solitude ! Viens, nous monterons encore ensemble sur nos nuages ; nous irons avec la foudre sillonner, illuminer, embraser les précipices où je passerai demain. Viens ! emporte-moi comme autrefois, mais ne me rapporte plus.

On frappe à ma porte : ce n'est pas toi ! c'est le guide ! Les chevaux sont arrivés, il faut partir. De ce songe il ne reste que la pluie, le vent et moi, songe sans fin, éternel orage.

17 août 1832, (Amsteg.)

D'Altorf ici, une vallée entre les montagnes rapprochées, comme on en voit partout ; la Reuss bruyante au milieu. A l'auberge du Cerf, un petit étudiant allemand qui vient des glaciers du Rhône et qui me dit : " Fous fenir l'Altorf ce madin ? allez fite ! " Il me croyait à pied comme lui, puis, apercevant mon char à bancs : " Oh ! tes chefals ! c'être autré chosse. " Si l'étudiant voulait troquir ses jeunes jambes contre mon char à bancs et mon plus mauvais char de gloire, avec quel plaisir je prendrais son bâton, sa blouse grise et sa barbe blonde ! Je m'en irais aux glaciers du Rhône ; je parlerais la langue de Schiller à ma maîtresse, et je rêverais creusement la liberté germanique, lui, il cheminerait vieux comme le temps, ennuyé comme un mort, détrompé par l'expérience, s'étant attaché au cou, comme une sonnette, un bruit dont il serait plus fatigué au bout d'un quart d'heure que du fracas de la Reuss. L'échange n'aura pas lieu, les bons marchés ne sont pas à mon usage. Mon écolier part il me dit en ôtant et remettant son bonnet teuton, avec un petit coup de tête : " Permis ! " Encore une ombre évanouie. L'écolier ignore mon nom, il m'aura rencontré et ne le saura jamais : je suis dans la joie de cette idée ; j'aspire à l'obscurité avec plus d'ardeur que je ne souhaitais autrefois la lumière : celle-ci m'importune ou comme éclairant mes misères ou comme me montrant des objets dont je ne puis plus jouir : j'ai hâte de passer le flambeau à mon voisin.

Trois garçonnets tirant à l'arbalète : Guillaume Tell et Gessler sont partout. Les peuples libres conservent le souvenir des fondations de leur indépendance. Demandez à un petit pauvre de France s'il a jamais lancé la hache en mémoire du roi Hlowigh ou Khlowig ou Clovis !


3 L35 Chapitre 12

Chemin du Saint-Gothard.

Le nouveau chemin du Saint-Gothard, en sortant d'Amsteg, va et vient en zigzag pendant deux lieues ; tantôt joignant la Reuss, tantôt s'en écartant quand la fissure du torrent s'élargit. Sur les reliefs perpendiculaires du paysage, des pentes rases ou bouquetées de cépées de hêtres, des pics dardant la nue, des dômes coiffés de glace, des sommets chauves ou conservant quelques rayons de neige comme des mèches de cheveux blancs ; dans la vallée, des ponts, des cabanes en planches noircies, des noyers et des arbres fruitiers qui gagnent en luxe de branches et de feuilles ce qu'ils perdent en succulence de fruits. La nature alpestre force ces arbres à redevenir sauvages ; la sève se fait jour malgré la greffe : un caractère énergique brise les liens de la civilisation.

Un peu plus haut, au limbe droit de la Reuss, la scène change : le fleuve coule avec cascades dans une ornière caillouteuse, sous une avenue double et triple de pins ; c'est la vallée du Pont d'Espagne à Cauterets.

Aux pans de la montagne, les mélèzes végètent sur les arêtes vives du roc ; amarrés par leurs racines, ils résistent au choc des tempêtes.

Le chemin, quelques carrés de pommes de terre, attestent seuls l'homme dans ce lieu : il faut qu'il mange et qu'il marche, c'est le résumé de son histoire. Les troupeaux, relégués aux pâturages des régions supérieures, ne paraissent point, d'oiseaux, aucun ; d'aigles, il n'en est plus question : le grand aigle est tombé dans l'océan en passant à Sainte-Hélène ; il n'y a vol si haut et si fort qui ne défaille dans l'immensité des cieux. L'aiglon royal vient de mourir. On nous avait annoncé d'autres aiglons de Juillet 1830 ; apparemment qu'ils sont descendus de leur aire pour nicher avec les pigeons pattus. Ils n'enlèveront jamais de chamois dans leurs serres ; débilité à la lueur domestique, leur regard clignotant ne contemplera jamais du sommet du Saint-Gothard le libre et éclatant soleil de la gloire de la France.


3 L35 Chapitre 13

Vallée de Schoellenen. - Pont du diable.

Après avoir franchi le pont du Saut du prêtre , et contourné le mamelon du village de Wasen, on reprend la rive droite de la Reuss ; à l'une et l'autre orée, des cascades blanchissent parmi des gazons tendus comme des tapisseries vertes sur le passage des voyageurs. Par un défilé on aperçoit le glacier de Rauz qui se lie aux glaciers de la Furca.

Enfin, on pénètre dans la vallée de Schoellenen, où commence la première rampe du Saint-Gothard. Cette vallée est une coche de deux mille pieds de profondeur entaillée dans un plein bloc de granit. Les parois du bloc forment des murs gigantesques surplombants. Les montagnes n'offrent plus que leurs lianes et leurs crêtes ardentes et rougies. La Reuss tonne dans son lit vertical, matelassé de pierres. Un débris de tour témoigne d'un autre temps, comme la nature accuse ici des siècles immémorés. Soutenu en l'air par des murs le long des masses graniteuses, le chemin, torrent immobile, circule parallèle au torrent mobile de la Reuss. Çà et là, des voûtes en maçonnerie ménagent au voyageur un abri contre l'avalanche ; on vire encore quelques pas dans une espèce d'entonnoir tortueux, et tout à coup, à l'une des volutes de la conque, on se trouve face à face du pont du Diable.

Ce pont coupe aujourd'hui l'arcade du nouveau pont plus élevé, bâti derrière et qui le domine, le vieux pont ainsi altéré ne ressemble plus qu'à un court aqueduc à double étage. Le pont nouveau, lorsqu'on vient de la Suisse, masque la cascade en retraite. Pour jouir des arcs-en-ciel et des rejaillissements de la cascade, il se faut placer sur ce pont ; mais quand on a vu la cataracte du Niagara, il n'y a plus de chute d'eau. Ma mémoire oppose sans cesse mes voyages à mes voyages, montagnes à montagnes, fleuves à fleuves, forêts à forêts, et ma vie détruit ma vie. Même chose m'arrive à l'égard des sociétés et des hommes.

Les chemins modernes, que le Simplon a enseignés et que le Simplon efface, n'ont pas l'effet pittoresque des anciens chemins. Ces derniers, plus hardis et plus naturels n'évitaient aucune difficulté ; ils ne s'écartaient guère du cours des torrents ; ils montaient et descendaient avec le terrain, gravissaient les rochers, plongeaient dans les précipices, passaient sous les avalanches, n'ôtant rien au plaisir de l'imagination et à la joie des périls. L'ancienne route du Saint-Gothard, par exemple, était tout autrement aventureuse que la route actuelle. Le pont du Diable méritait sa renommée, lorsqu'en l'abordant on apercevait au-dessus la cascade de la Reuss, et qu'il traçait un arc obscur, ou plutôt un étroit sentier à travers la vapeur brillante de la chute. Puis, au bout du pont, le chemin montait à pic, pour atteindre la chapelle dont on voit encore la ruine. Au moins les habitants d'Uri ont eu la pieuse idée de bâtir une autre chapelle à la cascade.

Enfin ce n'étaient pas des hommes comme nous qui traversaient autrefois les Alpes, c'étaient des hordes de Barbares ou des légions romaines. C'étaient des caravanes de marchands, des chevaliers, des condottieri, des routiers, des pèlerins, des prélats, des moines. On racontait des aventures étranges : Qui avait bâti le pont du Diable ? qui avait précipité dans la prairie de Wasen la roche du Diable ? Çà et là s'élevaient des donjons, des croix, des oratoires, des monastères, des ermitages, gardant la mémoire d'une rencontre, d'un miracle ou d'un malheur. Chaque tribu montagnarde conservait sa langue, ses vêtements, ses moeurs, ses usages. On ne trouvait point, il est vrai, dans un désert, une excellente auberge, on n'y buvait point de vin de Champagne ; on n'y lisait point la gazette ; mais s'il y avait plus de voleurs au Saint-Gothard, il y avait moins de fripons dans la société. Que la civilisation est une belle chose ! cette perle je la laisse au beau premier lapidaire .

Suwaroff et ses soldats ont été les derniers voyageurs dans ce défilé, au bout duquel ils rencontrèrent Masséna.


3 L35 Chapitre 14

Le Saint-Gothard.

Après avoir débouché du pont du Diable et de la galerie d'Urnerloch, on gagne la prairie d'Ursern, fermée par des redans comme les sièges de pierres d'une arène. La Reuss coule paisible au milieu de la verdure ; le contraste est frappant : c'est ainsi qu'au-dessus et avant les révolutions la société paraît tranquille ; les hommes et les empires sommeillent à deux pas de l'abîme où ils vont tomber.

Au village de l'Hospital commence la seconde rampe, laquelle atteint le sommet du Saint-Gothard, qui est envahi par des masses de granit. Ces masses roulées, enflées, brisées, festonnées à leur cime par quelques guirlandes de neige, ressemblent aux vagues fixes et écumeuses d'un océan de pierre sur lequel l'homme a laissé les ondulations de son chemin.

Au pied du mont Adule, entre mille roseaux,

Le Rhin, tranquille et fier du progrès de ses eaux,

Appuyé d'une main sur son urne penchante,

Dormait au bruit flatteur de son onde naissante.

Très beaux vers, mais inspirés par les fleuves de marbre de Versailles. Le Rhin ne sort point d'une couche de roseaux : il se lève d'un lit de frimas, son urne ou plutôt ses urnes sont de glace ; son origine est congénère à ces peuples du Nord dont il devint le fleuve adoptif et la ceinture guerrière. Le Rhin, né du Saint-Gothard dans les Grisons, verse ses eaux à la mer de la Hollande, de la Norvège et de l'Angleterre ; le Rhône, fils aussi du Saint-Gothard, porte son tribut au Neptune de l'Espagne, de l'Italie et de la Grèce : des neiges stériles forment les réservoirs de la fécondité du monde ancien et du monde moderne.

Deux étangs, sur le plateau du Saint-Gothard, donnent naissance, l'un au Tessin, l'autre à la Reuss. La source de la Reuss est moins élevée que la source du Tessin de sorte qu'en creusant un canal de quelques centaines de pas, on jetterait le Tessin dans la Reuss. Si l'on répétait le même ouvrage pour les principaux affluents de ces eaux, on produirait d'étranges métamorphoses dans les contrées au bas des Alpes. Un montagnard se peut donner le plaisir de supprimer un fleuve, de fertiliser ou de stériliser un pays ; voilà de quoi rabattre l'orgueil de la puissance.

C'est chose merveilleuse que de voir la Reuss et le Tessin se dire un éternel adieu et prendre leurs chemins opposés sur les deux versants du Saint-Gothard, leurs berceaux se touchent ; leurs destinées sont séparées ; ils vont chercher des terres différentes et divers soleils mais leurs mères, toujours unies, ne cessent du haut de la solitude de nourrir leurs enfants désunis.

Il y avait jadis, sur le Saint-Gothard, un hospice desservi par des capucins ; on n'en voit plus que les ruines, il ne reste de la religion qu'une croix de bois vermoulu avec son Christ : Dieu demeure quand les hommes se retirent.

Sur le plateau du Saint-Gothard, désert dans le ciel, finit un monde et commence un autre monde : les noms germaniques sont remplacés par des noms italiens. Je quitte ma compagne, la Reuss qui m'avait amené, en la remontant, du lac de Lucerne, pour descendre au lac de Lugano avec mon nouveau guide, le Tessin.

Le Saint-Gothard est taillé à pic du côté de l'Italie ; le chemin qui se plonge dans la Val-Tremola fait honneur à l'ingénieur forcé de le dessiner dans la gorge la plus étroite. Vu d'en haut, ce chemin ressemble à un ruban plié et replié ; vu d'en bas, les murs qui soutiennent les remblais font l'effet des ouvrages d'une forteresse, ou imitent ces digues qu'on élève les unes au-dessus des autres contre l'envahissement des eaux. Quelquefois aussi, à la double file des bornes plantées régulièrement sur les deux côtés de la route, on dirait d'une colonne de soldats descendant des Alpes pour envahir encore une fois la malheureuse Italie.

Samedi, 18 août 1832. Lugano.

J'ai passé de nuit Airolo, Bellinzona et la Val-Levantine : je n'ai point vu la terre, j'ai seulement entendu ses torrents. Dans le ciel, les étoiles se levaient parmi les coupoles et les aiguilles des montagnes. La lune n'était point d'abord à l'horizon, mais son aube s'épanouit par degrés devant elle, de même que ces gloires dont les peintres du quatorzième siècle entouraient la tête de la Vierge : elle parut enfin, creusée et réduite au quart de son disque, sur la cime dentelée du Furca ; les pointes de son croissant ressemblaient à des ailes, on eût dit d'une colombe blanche échappée de son nid de rocher : à sa lumière affaiblie et rendue plus mystérieuse, l'astre échancré me révéla le lac Majeur au bout de la Val-Levantine. Deux fois j'avais rencontré ce lac, une fois en me rendant au congrès Vérone, une autre fois en allant en ambassade à Rome. Je le contemplais alors au soleil, dans le chemin des prospérités ; je l'entrevoyais à présent la nuit, du bord opposé, sur la route de l'infortune. Entre mes voyages, séparés seulement de quelques années, il y avait de moins une monarchie de quatorze siècles.

Ce n'est pas que j'en veuille le moins du monde à ces révolutions politiques ; en me rendant à la liberté, elles m'ont rendu à ma propre nature. J'ai encore assez de sève pour reproduire la primeur de mes songes, assez de flamme pour renouer mes liaisons avec la créature imaginaire de mes désirs. Le temps et le monde que j'ai traversés n'ont été pour moi qu'une double solitude où je me suis conservé tel que le ciel m'avait formé. Pourquoi me plaindrais-je de la rapidité des jours, puisque je vivais dans une heure autant que ceux qui passent des années à vivre ?


3 L35 Chapitre 15

Description de Lugano.

Lugano est une petite ville d'un aspect italien : portiques comme à Bologne, peuple faisant son ménage dans la rue comme à Naples, architecture de la Renaissance, toits dépassant les murs sans corniches, fenêtres étroites et longues, nues ou ornées d'un chapiteau et percées jusque dans l'architrave. La ville s'adosse à un coteau de vignes que dominent deux plans superposés de montagnes, l'un de pâturages, l'autre de forêts : le lac est à ses pieds.

Il existe, sur le plus haut sommet d'une montagne à l'est de Lugano, un hameau dont les femmes, grandes et blanches, ont la réputation des Circassiennes. La veille de mon arrivée était la fête de ce hameau, on était allé en pèlerinage à la Beauté : cette tribu sera quelque débris d'une race des barbares du Nord conservé sans mélange au-dessus des populations de la plaine.

Je me suis fait conduire aux diverses maisons qu'on m'avait indiquées comme me pouvant convenir : j'en ai trouvé une charmante, mais d'un loyer beaucoup trop cher.

Pour mieux voir le lac, je me suis embarqué. Un de mes deux bateliers parlait un jargon franco-italien entrelardé d'anglais. Il me nommait les montagnes et les villages sur les montagnes : San-Salvador, au sommet duquel on découvre le dôme de la cathédrale de Milan ; Castagnola, avec ses oliviers dont les étrangers mettent de petits rameaux à leur boutonnière ; Gandria, limite du canton du Tessin sur le lac ; Saint-Georges, enfanté de son ermitage : chacun de ces lieux avait son histoire.

L'Autriche, qui prend tout et ne donne rien, conserve au pied du mont Caprino un village enclavé dans le territoire du Tessin. En face, de l'autre côté, au pied du San-Salvador, elle possède encore une espèce de promontoire sur lequel il y a une chapelle ; mais elle a prêté gracieusement aux Luganois ce promontoire pour exécuter les criminels et pour y élever des fourches patibulaires. Elle argumentera quelque jour de cette haute justice , exercée par sa permission sur son territoire, comme d'une preuve de sa suzeraineté sur Lugano. On ne fait plus subir aujourd'hui aux condamnés le supplice de la corde, on leur coupe la tête : Paris a fourni l'instrument, Vienne le théâtre du supplice : présents dignes de deux grandes monarchies.

Ces images me poursuivaient, lorsque sur la vague d'azur, au souffle de la brise parfumé de l'ambre des pins, vinrent à passer les barques d'une confrérie qui jetait des bouquets dans le lac au son des hautbois et des cors. Des hirondelles se jouaient autour de ma voile. Parmi ces voyageuses, ne reconnaîtrai-je pas celles que je rencontrai un soir en errant sur l'ancienne voie de Tibur et de la maison d'Horace ? La Lydie du poète n'était point alors avec ces hirondelles de la campagne de Tibur ; mais je savais qu'en ce moment même une autre jeune femme enlevait furtivement une rose déposée dans le jardin abandonné d'une villa du siècle de Raphaël, et ne cherchait que cette fleur sur les ruines de Rome.

Les montagnes qui entourent le lac de Lugano, ne réunissant guère leurs bases qu'au niveau du lac, ressemblent à des îles séparées par d'étroits canaux ; elles m'ont rappelé la grâce, la forme et la verdure de l'archipel des Açores. Je consommerais donc l'exil de mes derniers jours sous ces riants portiques où la princesse de Begioso a laissé tomber quelques jours de l'exil de sa jeunesse ? J'achèverais donc mes Mémoires à l'entrée de cette terre classique et historique où Virgile et le Tasse ont chanté, où tant de révolutions se sont accomplies ? Je remémorerais ma destinée bretonne à la vue de ces montagnes ausoniennes ? Si leur rideau venait à se lever, il me découvrirait les plaines de la Lombardie ; par delà, Rome ; par delà, Naples, la Sicile, la Grèce, la Syrie, l'Egypte, Carthage : bords lointains que j'ai mesurés, moi qui ne possède pas l'espace de terre que je presse sous la plante de mes pieds ! mais pourtant mourir ici ? finir ici ? - n'est-ce pas ce que je veux, ce que je cherche ? Je n'en sais rien.


3 L35 Chapitre 16

Lucerne, 20, 21 et 22 août 1832.

Les montagnes. - Courses autour de Lucerne. - Clara Wendel. - Prières des paysans.

J'ai quitté Lugano sans y coucher ; j'ai repassé le Saint-Gothard, j'ai revu ce que j'avais vu : je n'ai rien trouvé à rectifier à mon esquisse. A Altorf tout était changé depuis vingt-quatre heures : plus d'orage, plus d'apparition dans ma chambre solitaire. Je suis venu passer la nuit à l'auberge de Fluelen, ayant parcouru deux fois la route dont les extrémités aboutissent à deux lacs et sont tenues par deux peuples liés d'un même noeud politique, séparés sous tous les autres rapports. J'ai traversé le lac de Lucerne, il avait perdu à mes yeux une partie de son mérite : il est au lac de Lugano ce que sont les ruines de Rome aux ruines d'Athènes, les champs de la Sicile aux jardins d'Armide.

Au surplus, j'ai beau me battre les flancs pour arriver à l'exaltation alpine des écrivains de montagne, j'y perds ma peine.

Au physique, cet air vierge et balsamique qui doit ranimer mes forces, raréfier mon sang, désenfumer ma tête fatiguée, me donner une faim insatiable, un repos sans rêves, ne produit point sur moi ces effets. Je ne respire pas mieux, mon sang ne circule pas plus vite, ma tête n'est pas moins lourde au ciel des Alpes qu'à Paris. J'ai autant d'appétit aux Champs-Elysées qu'au Montanvers, je dors aussi bien rue Saint-Dominique qu'au mont Saint-Gothard, et si j'ai des songes dans la délicieuse plaine de Montrouge, c'est qu'il en faut au sommeil.

Au moral, en vain j'escalade les rocs, mon esprit n'en devient pas plus élevé, mon âme plus pure ; j'emporte les soucis de la terre et le faix des turpitudes humaines. Le calme de la région sublunaire d'une marmotte ne se communique point à mes sens éveillés. Misérable que je suis, à travers les brouillards qui roulent à mes pieds j'aperçois toujours la figure épanouie du monde. Mille toises gravies dans l'espace ne changent rien à ma vue du ciel ; Dieu ne paraît pas plus grand de la montagne que du fond de la vallée. Si pour devenir un homme robuste, un saint, un génie supérieur, il ne s'agissait que de planer sur les nuages, pourquoi tant de malades, de mécréants et d'imbéciles ne se donnent-ils pas la peine de grimper au Simplon ? Il faut certes qu'ils soient bien obstinés à leurs infirmités.

Le paysage n'est créé que par le soleil ; c'est la lumière qui fait le paysage. Une grève de Carthage, une bruyère de la rive de Sorrente, une lisière de cannes desséchées dans la Campagne romaine, sont plus magnifiques, éclairées des feux du couchant ou de l'aurore, que toutes les Alpes de ce côté-ci des Gaules. De ces trous surnommés vallées, où l'on ne voit goutte en plein midi ; de ces hauts paravents à l'ancre appelés montagnes ; de ces torrents salis qui beuglent avec les vaches de leurs bords ; de ces faces violâtres, de ces cous goîtreux, de ces ventres hydropiques : foin !

Si les montagnes de nos climats peuvent justifier les éloges de leurs admirateurs, ce n'est que quand elles sont enveloppées dans la nuit dont elles épaississent le chaos : leurs angles, leurs ressauts, leurs saillies, leurs grandes lignes, leurs immenses ombres portées, augmentent d'effet à la clarté de la lune. Les astres les découpent et les gravent dans le ciel en pyramides, en cônes, en obélisques, en architecture d'albâtre, tantôt jetant sur elles un voile de gaze et les harmoniant par des nuances indéterminées, légèrement lavées de bleu ; tantôt les sculptant une à une et les séparant par des traits d'une grande correction. Chaque vallée, chaque réduit avec ses lacs, ses rochers, ses forêts, devient un temple de silence et de solitude. En hiver, les montagnes nous présentent l'image des zones polaires ; en automne, sous un ciel pluvieux, dans leurs différentes nuances de ténèbres, elles ressemblent à des lithographies grises, noires, bistrées : la tempête aussi leur va bien, de même que les vapeurs, demi-brouillards demi-nuages, qui roulent à leurs pieds ou se suspendent à leurs flancs.

Mais les montagnes ne sont-elles pas favorables aux méditations, à l'indépendance, à la poésie ? De belles et profondes solitudes mêlées de mer ne reçoivent-elles rien de l'âme, n'ajoutent-elles rien à ses voluptés ? Une sublime nature ne rend-elle pas plus susceptible de passion, et la passion ne fait-elle pas mieux comprendre une nature sublime ? Un amour intime ne s'augmente-t-il pas de l'amour vague de toutes les beautés des sens et de l'intelligence qui l'environnent, comme des principes semblables s'attirent et se confondent ? Le sentiment de l'infini, entrant par un immense spectacle dans un sentiment borné, ne l'accroît-il pas, ne l'étend-il pas jusqu'aux limites où commence une éternité de vie ?

Je reconnais tout cela ; mais entendons-nous bien : ce ne sont pas les montagnes qui existent telles qu'on les croit voir alors ; ce sont les montagnes comme les passions, le talent et la muse en ont tracé les lignes, colorié les ciels, les neiges, les pitons, les déclivités, les cascades irrisées, l'atmosphère flou , les ombres tendres et légères : le paysage est sur la palette de Claude le Lorrain, non sur le Campo-Vaccino. Faites-moi aimer, et vous verrez qu'un pommier isolé battu du vent, jeté de travers au milieu des froments de la Beauce ; une fleur de sagette dans un marais ; un petit cours d'eau dans un chemin ; une mousse, une fougère, une capillaire sur le flanc d'une roche ; un ciel humide, effumé, une mésange dans le jardin d'un presbytère ; une hirondelle valant bas par un jour de pluie, sous le chaume d'une grange ou le long d'un cloître ; une chauve-souris même remplaçant l'hirondelle autour d'un clocher champêtre, tremblotant sur ses ailes de gaze dans les dernières lueurs du crépuscule ; toutes ces petites choses, rattachées à quelques souvenirs, s'enchanteront des mystères de mon bonheur ou de la tristesse de mes regrets. En définitive, c'est la jeunesse de la vie, ce sont les personnes qui font les beaux sites. Les glaces de la baie de Baffin peuvent être riantes avec une société selon le coeur, les bords de l'Ohio et du Gange lamentables en l'absence de toute affection. Un poète a dit :

La patrie est aux lieux où l'âme est enchaînée.

Il en est de même de la beauté.

En voilà trop à propos de montagnes ; je les aime comme grandes solitudes ; je les aime comme cadre bordure et lointain d'un beau tableau ; je les aime comme rempart et asile de la liberté ; je les aime comme ajoutant quelque chose de l'infini aux passions de l'âme : équitablement et raisonnablement voilà tout le bien qu'on en peut dire. Si je ne dois pas me fixer au revers des Alpes, ma course au Saint-Gothard restera un fait sans liaison, une vue d'optique isolée au milieu des tableaux de mes Mémoires : j'éteindrai la lampe, et Lugano rentrera dans la nuit.

A peine arrivé à Lucerne, j'ai vite couru de nouveau à la cathédrale, ou Hofkirche, bâtie sur l'emplacement d'une chapelle dédiée à saint Nicolas, patron des mariniers : cette chapelle primitive servait aussi de phare, car pendant la nuit on la voyait éclairée d'une manière surnaturelle. Ce furent des missionnaires irlandais qui prêchèrent l'Evangile dans la contrée presque déserte de Lucerne, ils y apportèrent la liberté dont n'a pas joui leur malheureuse patrie. Lorsque je suis revenu à la cathédrale, un homme creusait une fosse ; dans l'église, on achevait un service autour d'un cercueil, et une jeune femme faisait bénir à un autel un bonnet d'enfant ; elle l'a mis, avec une expression visible de joie, dans un panier qu'elle portait à son bras, et s'en est allée chargée de son trésor. Le lendemain, j'ai trouvé la fosse du cimetière refermée, un vase d'eau bénite posé sur la terre fraîche, et du fenouil semé pour les petits oiseaux : ils étaient déjà seuls, auprès de ce mort d'une nuit. J'ai fait quelques courses autour de Lucerne parmi de magnifiques bois de pins. Les abeilles, dont les ruches sont placées au-dessus des portes des fermes, à l'abri des toits prolongés, habitent avec les paysans. J'ai vu la fameuse Clara Wendel aller à la messe derrière ses compagnes de captivité, dans son uniforme de prisonnière. Elle est fort commune ; je lui ai trouvé l'air de toutes ces brutes de France présentes à tant de meurtre, sans être pour cela plus distinguées qu'une bête féroce, malgré ce que veut leur prêter la théorie du crime et de l'admiration des égorgements. Un simple chasseur, armé d'une carabine, conduit ici les galériens aux travaux de la journée et les ramène à leur prison.

J'ai poussé ce soir ma promenade le long de la Reuss, jusqu'à une chapelle bâtie sur le chemin : on y monte par un petit portique italien. De ce portique je voyais un prêtre priant seul à genoux dans l'intérieur de l'oratoire, tandis que j'apercevais au haut des montagnes les dernières lueurs du soleil couchant. En revenant à Lucerne, j'ai entendu dans les cabanes des femmes réciter le chapelet, la voix des enfants répondait à l'adoration maternelle. Je me suis arrêté, j'ai écouté au travers des entrelacs de vignes ces paroles adressées à Dieu du fond d'une chaumière. La belle, jeune et élégante jeune fille qui me sert à l' Aigle d ' or dit aussi très régulièrement son Angelus en fermant les rideaux des croisées de ma chambre. Je lui donne en rentrant quelques fleurs que j'ai cueillies, elle me dit, en rougissant et se frappant doucement le sein avec sa main : " Per me ? " Je lui réponds : " Pour vous. " Notre conversation finit là.


3 L35 Chapitre 17

M. A. Dumas. - Madame de Colbert. - Lettre de M. de Béranger.

Lucerne, 26 août 1832.

Madame de chateaubriand n'est point encore arrivée, je vais faire une course à Constance. Voici M. A. Dumas ; je l'avais déjà aperçu chez David, tandis qu'il se faisait mouler chez le grand sculpteur. Madame de Colbert, avec sa fille madame de Brancas, traverse aussi Lucerne [L'une et l'autre ne sont plus. (Paris, N.d.A.de 1836.)] . C'est chez madame de Colbert, en Beauce, que j'écrivis, il y a près de vingt ans, dans ces Mémoires , l'histoire de ma jeunesse à Combourg. Les lieux semblent voyager avec moi, aussi mobiles, aussi fugitifs que ma vie.

Le courrier de la malle m'apporte une très belle lettre de M. de Béranger, en réponse à celle que je lui avais écrite en partant de Paris : cette lettre a déjà été imprimée en note, avec une lettre de M. Carrel, dans le Congrès de Vérone .


3 L35 Chapitre 18

Zurich. - Constance. - Madame Récamier.

Genève, septembre 1832.

En allant de Lucerne à Constance, on passe par Zurich et Winterthur. Rien ne m'a plu à Zurich, hors le souvenir de Lavater et de Gessner, les arbres d'une esplanade qui domine les lacs, le cours de la Limath, un vieux corbeau et un vieil orme ; j'aime mieux cela que tout le passé historique de Zurich, n'en déplaise même à la bataille de Zurich. Napoléon et ses capitaines, de victoires en victoires, ont amené les Russes à Paris.

Winterthur est une bourgade neuve et industrielle, ou plutôt une longue rue propre. Constance a l'air de n'appartenir à personne ; elle est ouverte à tout le monde. J'y suis entré le 27 août, sans avoir vu un douanier ou un soldat, et sans qu'on m'ait demandé mon passeport.

Madame Récamier était arrivée depuis deux jours pour faire une visite à la reine de Hollande. J'attendais madame de Chateaubriand, venant me rejoindre à Lucerne. Je me proposais d'examiner s'il ne serait pas préférable de se fixer d'abord en Souabe, sauf à descendre ensuite en Italie.

Dans la ville délabrée de Constance, notre auberge était fort gaie ; on y faisait les apprêts d'une noce. Le lendemain de mon arrivée, madame Récamier voulut se mettre à l'abri de la joie de nos hôtes : nous nous embarquâmes sur le lac, et, traversant la nappe d'eau d'où sort le Rhin pour devenir fleuve, nous abordâmes à la grève d'un parc.

Ayant mis pied à terre, nous franchîmes une haie de saules, de l'autre côté de laquelle nous trouvâmes une allée sablée circulant parmi des bosquets d'arbustes, des groupes d'arbres et des tapis de gazon. Un pavillon s'élevait au milieu des jardins, et une élégante villa s'appuyait contre une futaie. Je remarquai dans l'herbe des veilleuses, toujours mélancoliques pour moi à cause des réminiscences de mes divers et nombreux automnes. Nous nous promenâmes au hasard, et puis nous nous assîmes sur un banc au bord de l'eau. Du pavillon des bocages s'élevèrent des harmonies de harpe et de cor qui se turent lorsque, charmés et surpris, nous commencions à les écouter : c'était une scène d'un conte de fée. Les harmonies ne renaissant pas, je lus à madame Récamier ma description du Saint-Gothard ; elle me pria d'écrire quelque chose sur ses tablettes,


3 L35 Chapitre 19

Madame la duchesse de Saint-Leu.

En rentrant à Constance, nous avons aperçu madame la duchesse de Saint-Leu et son fils Louis-Napoléon : ils venaient au-devant de madame Récamier. Sous l'Empire je n'avais point connu la reine de Hollande ; je savais qu'elle s'était montrée généreuse lors de ma démission à la mort du duc d'Enghien et quand je voulus sauver mon cousin Armand ; sous la Restauration, ambassadeur à Rome, je n'avais eu avec madame la duchesse de Saint-Leu que des rapports de politesse, ne pouvant aller moi-même chez elle, j'avais laissé libres les secrétaires et les attachés de lui faire leur cour, et j'avais invité le cardinal Fesch à un dîner diplomatique de cardinaux. Depuis la dernière chute de la Restauration le hasard m'avait fait échanger quelques lettres avec la reine Hortense et le prince Louis. Ces lettres sont un assez singulier monument des grandeurs évanouies ; les voici :

Madame de Saint-Leu après avoir lu la dernière lettre de M. de Chateaubriand.

" Arenenberg, ce 15 octobre 1831.

" M. de Chateaubriand a trop de génie pour n'avoir pas compris toute l'étendue de celui de l'empereur Napoléon. Mais à son imagination si brillante il fallait plus que de l'admiration : des souvenirs de jeunesse, une illustre infortune, attirèrent son coeur ; il y dévoua sa personne et son talent, et, comme le poète qui prête à tout le sentiment qui l'anime, il revêtit ce qu'il aimait des traits qui devaient enflammer son enthousiasme. L'ingratitude ne le découragea pas, car le malheur était toujours là qui en appelait à lui ; cependant son esprit, sa raison, ses sentiments vraiment français en font malgré lui l'antagoniste de son parti. Il n'aime des anciens temps que l'honneur qui rend fidèle, et la religion qui rend sage, la gloire de sa patrie qui en fait la force, la liberté des consciences et des opinions qui donne un noble essor aux facultés de l'homme, l'aristocratie du mérite qui ouvre une carrière à toutes les intelligences, voilà son domaine plus qu'à tout autre. Il est donc libéral, napoléoniste et même républicain plutôt que royaliste. Aussi la nouvelle France, ses nouvelles illustrations sauraient l'apprécier, tandis qu'il ne sera jamais compris de ceux qu'il a placés dans son coeur si près de la divinité ; et s'il n'a plus qu'à chanter le malheur, fût-il le plus intéressant, les hautes infortunes sont devenues si communes dans notre siècle, que sa brillante imagination, sans but et sans mobile réel, s'éteindra faute d'aliments assez élevés pour inspirer son beau talent.

" Hortense. "

Après avoir lu une note signée Hortense.

" M. de Chateaubriand est extrêmement flatté et on ne peut plus reconnaissant des sentiments de bienveillance exprimés avec tant de grâce dans la première partie de la note : dans la seconde se trouve cachée une séduction de femme et de reine qui pourrait entraîner un amour-propre moins détrompé que celui de M. de Chateaubriand.

" Il y a certainement aujourd'hui de quoi choisir une occasion d'infidélité entre de si hautes et de si nombreuses infortunes ; mais, à l'âge où M. de Chateaubriand est parvenu, des revers qui ne comptent que peu d'années dédaigneraient ses hommages : force lui est de rester attaché à son vieux malheur, tout tenté qu'il pourrait être par de plus jeunes adversités.

" Chateaubriand. "

" Paris, ce 6 novembre 1831. "

" Arenenberg le 4 mai 1832.

" Monsieur le vicomte,

" Je viens de lire votre dernière brochure. Que les Bourbons sont heureux d'avoir pour soutien un génie tel que le vôtre ! Vous relevez une cause avec les mêmes armes qui ont servi à l'abattre ; vous trouvez des paroles qui font vibrer tous les coeurs français. Tout ce qui est national trouve de l'écho dans votre âme ; ainsi quand vous parlez du grand homme qui illustra la France pendant vingt ans, la hauteur du sujet vous inspire, votre génie l'embarrasse tout entier, et votre âme alors s'épanchant naturellement, entoure la plus grande gloire des plus grandes pensées.

" Moi aussi, monsieur le vicomte, je m'enthousiasme pour tout ce qui fait l'honneur de mon pays ; c'est pourquoi, me laissant aller à mon impulsion, j'ose vous témoigner la sympathie que j'éprouve pour celui qui montre tant de patriotisme et tant d'amour pour la liberté. Mais, permettez-moi de vous le dire, vous êtes le seul défenseur redoutable de la vieille royauté ; vous la rendriez nationale si l'on pouvait croire qu'elle pensât comme vous ; ainsi, pour la faire valoir, il ne suffit pas de vous déclarer de son parti, mais bien de prouver qu'elle est du vôtre.

" Cependant, monsieur le vicomte, si nous différons d'opinions, au moins sommes-nous d'accord dans les souhaits que nous formons pour le bonheur de la France.

" Agréez, je vous prie, etc., etc.

" Louis-Napoléon Bonaparte. "

" Paris, 19 mai 1832.

" Monsieur le comte,

" On est toujours mal à l'aise pour répondre à des éloges, quand celui qui les donne avec autant d'esprit que de convenance est de plus dans une condition sociale à laquelle se rattachent des souvenirs hors de pair, l'embarras redouble. Du moins, monsieur, nous nous rencontrons dans une sympathie commune ; vous voulez avec votre jeunesse, comme moi avec mes vieux jours, l'honneur de la France. Il ne manquait plus à l'un et à l'autre, pour mourir de confusion ou de rire, que de voir le juste-milieu bloqué dans Ancône par les soldats du pape. Ah ! monsieur, où est votre oncle ? A d'autres que vous je dirais : Où est le tuteur des rois et le maître de l'Europe ? En défendant la cause de la légitimité, je ne me fais aucune illusion ; mais je pense que tout homme qui tient à l'estime publique doit rester fidèle à ses serments : lord Falkland, ami de la liberté et ennemi de la cour, se fit tuer à Newbury dans l'armée de Charles Ier. Vous vivrez, monsieur le comte, pour voir votre patrie libre et heureuse ; vous traverserez des ruines parmi lesquelles je resterai, puisque je fais moi-même partie de ces ruines.

" Je m'étais flatté un moment de l'espoir de mettre cet été l'hommage de mon respect aux pieds de madame la duchesse de Saint-Leu : la fortune, accoutumée à déjouer mes projets, m'a encore trompé cette fois. J'aurais été heureux de vous remercier de vive voix de votre obligeante lettre ; nous aurions parlé d'une grande gloire et de l'avenir de la France, deux choses, monsieur le comte, qui vous touchent de près.

" Chateaubriand. "

Les Bourbons m'ont-ils jamais écrit des lettres pareilles à celles que je viens de produire ? Se sont-ils jamais doutés que je m'élevais au-dessus de tel faiseur de vers ou de tel politique de feuilleton ?

Lorsque, petit garçon, j'errais compagnon des pâtres sur les bruyères de Combourg, aurais-je pu croire qu'un temps viendrait où je marcherais entre les deux plus hautes puissances de la terre, puissances abattues, donnant le bras d'un côté à la famille de saint Louis, de l'autre à celle de Napoléon ; grandeurs ennemies qui s'appuient également, dans l'infortune qui les rapproche sur l'homme faible et fidèle, naguère haï de l'usurpation et dédaigné de la légitimité ?

Madame Récamier alla s'établir à Wolfberg, château habité par Mme Parquin, dans le voisinage d'Arenenberg, séjour de madame la duchesse de Saint-Leu ; je restai deux jours à Constance. Je vis tout ce qu'on pouvait voir : la halle ou le grenier public que l'on baptise salle du Concile , la prétendue statue de Huss, les tableaux caricatures, la place où Jérôme de Prague et Jean Huss furent, dit-on, brûlés ; enfin, toutes les abominations ordinaires de l'histoire et de la société.

Le Rhin, en sortant du lac, s'annonce bien comme un roi ; pourtant il n'a pu défendre Constance, qui a, si je ne me trompe, été saccagée par Attila, assiégée par les Hongrois, les Suédois, et prise deux fois par les Français : partout où un fleuve sort d'un lac il y a une ville.

Constance est le Saint-Germain de l'Allemagne, les vieilles gens de la vieille société s'y sont retirés. Quand je frappais à une porte, m'enquérant d'un appartement pour madame de Chateaubriand, je rencontrais quelque chanoinesse, fille majeure, quelque prince de race antique, électeur en bas-âge et à demi-solde ; ce qui allait fort bien avec les clochers abandonnés et les couvents déserts de la ville. L'armée de Condé a combattu glorieusement sous les murs de Constance et semble avoir déposé son ambulance dans cette ville. J'eus le malheur de retrouver un vétéran émigré, il me faisait l'honneur de m'avoir connu autrefois, il avait plus de jours que de cheveux, ses paroles ne finissaient point ; il ne se pouvait retenir et laissait aller ses années.


3 L35 Chapitre 20

Arenenberg. - Retour à Genève.

Le 29 d'août j'allai dîner à Arenenberg.

Arenenberg est situé sur une espèce de promontoire, dans une chaîne de collines escarpées. La reine de Hollande, que l'épée avait faite et que l'épée a défaite, a bâti le château, ou, si l'on veut, le pavillon d'Arenenberg. On y jouit d'une vue étendue, mais triste. Cette vue domine le lac inférieur de Constance, qui n'est qu'une expansion du Rhin sur des prairies noyées. De l'autre côté du lac on aperçoit des bois sombres, restes de la forêt Noire, quelques oiseaux blancs voltigeant sous un ciel gris et poussés par un vent glacé. Là, après avoir été assise sur un trône, après avoir été outrageusement calomniée, la reine Hortense est venue se percher sur un rocher ; en bas est l'île du lac où l'on a, dit-on, retrouvé la tombe de Charles le Gros, et où meurent à présent des serins rendus à la liberté, des serins qui demandent en vain le soleil des Canaries. Madame la duchesse de Saint-Leu était mieux à Rome : elle n'est pas cependant descendue par rapport à sa naissance et à sa première vie : au contraire, elle a monté ; son abaissement n'est que relatif à un accident de sa fortune ; ce ne sont pas là de ces chutes comme celle de madame Dauphine, tombée de toute la hauteur des siècles.

Les compagnons et les compagnes de madame la duchesse de Saint-Leu étaient son fils, madame Salvage, madame***. En étrangers il y avait madame Récamier, M. Vieillard et moi. Madame la duchesse de Saint-Leu se tirait fort bien de sa difficile position de reine et de demoiselle de Beauharnais.

Après le dîner, elle s'est mise à son piano avec M. Cottrau, beau grand jeune peintre à moustaches, à chapeau de paille, à blouse, au col de chemise rabattu, au costume bizarre tenant des mignons d'Henri III et des bergers de la Calabre, aux manières sans façon, à ce mauvais ton d'atelier entre le familier, le drôle, l'original, l'affecté. Il chassait, il peignait, il chantait, il aimait, il riait, spirituel et bruyant.

Le prince Louis habite un pavillon à part, où j'ai vu des armes, des cartes topographiques et stratégiques ; petites industries qui faisaient, comme par hasard, penser au sang du conquérant sans le nommer : le prince Louis est un jeune homme instruit, plein d'honneur et naturellement grave.

Madame la duchesse de Saint-Leu m'a lu quelques fragments de ses mémoires ; elle m'a montré un cabinet rempli des dépouilles de Bonaparte. Je me suis demandé pourquoi ce vestiaire me laissait froid ; pourquoi ce petit chapeau qui fait le bonheur des bourgeois de Paris, pourquoi cette ceinture, cet uniforme porté à telle bataille me trouvaient si indifférent ; je n'étais pas plus ému qu'à l'aspect de ces habits de généraux pendillant aux boutiques des revendeurs dans la rue du Bac : j'étais bien plus troublé en racontant la mort de Napoléon à Sainte-Hélène. La raison est que Napoléon est notre contemporain ; nous l'avons tous vu et connu : l'homme dans notre souvenir travaille contre le héros encore trop près de sa gloire. Dans deux mille ans ce sera autre chose. La forme même et la matière de ces reliques nuisent à leur effet : nous verrions avec un respect curieux la cuirasse du Macédonien sur le dessin de laquelle fut tracé le plan d'Alexandrie, mais que faire d'un frac râpé ? J'aimerais mieux la jaquette de montagnard corse que Napoléon a dû porter dans son enfance : sans qu'on s'en doute, le sentiment des arts exerce un grand empire sur nos idées.

Que madame de Saint-Leu s'enthousiasme de cette friperie, c'est tout simple ; mais les autres spectateurs ont besoin de se rappeler les manteaux royaux déchirés par les ongles napoléoniens. Il n'y a que les siècles qui aient donné le parfum de l'ambre à la sueur d'Alexandre. Attendons : d'un conquérant, il ne faut montrer que l'épée.

La famille de Bonaparte ne se peut persuader qu'elle n'est rien. Aux Bonapartes il manque une race ; aux Bourbons, un homme : il y aurait beaucoup plus de chance de restauration pour les derniers, car un homme peut tout à coup survenir et l'on ne crée pas une race. Tout est mort pour la famille de Napoléon avec Napoléon : il n'a pour héritier que sa renommée. La dynastie de saint Louis est si puissante par son vaste passé, qu'en tombant elle a arraché avec ses racines une partie du sol de la société.

Je ne saurais dire à quel point ce monde impérial me paraît caduc de manières, de physionomie, de ton, de moeurs ; mais d'une vieillesse différente du monde légitimiste : celui-ci jouit d'une décrépitude arrivée avec le temps ; il est aveugle et sourd, il est débile, laid et grognon, mais il a son air naturel et les béquilles vont bien à son âge. Les impérialistes au contraire, ont une fausse apparence de jeunesse ; ils veulent être ingambes, et ils sont aux Invalides ; ils ne sont pas antiques comme les légitimistes, ils ne sont que vieillis comme une mode passée : ils ont l'air de divinités de l'Opéra descendues de leur char de carton doré : de fournisseurs en banqueroute par suite d'une mauvaise spéculation ou d'une bataille perdue ; de joueurs ruinés qui conservent encore un reste de magnificence d'emprunt, des breloques, des chaînes, des cachets, des bagues, des velours flétris, des satins fanés et du point d'Angleterre rentrait.

Retourné au Wolfberg avec madame Récamier, je partis de nuit : le temps était obscur et pluvieux, le vent soufflait dans les arbres, et la hulotte lamentait : vraie scène de la Germanie.

Madame de Chateaubriand arriva bientôt à Lucerne : l'humidité de la ville l'effraya, et, Lugano étant trop cher, nous nous décidâmes à venir à Genève. Nous prîmes notre route par Sempach : le lac garde la mémoire d'une bataille qui assura l'affranchissement des Suisses à une époque où les nations de ce côté-ci des Alpes avaient perdu leurs libertés. Au delà de Sempach, nous passâmes devant l'abbaye de Saint-Urbain, tombante comme tous les monuments du christianisme. Elle est située dans un lieu triste, à l'orée d'une bruyère qui conduit à des bois : si j'eusse été libre et seul, j'aurais demandé aux moines quelque trou dans leurs murailles pour y achever mes Mémoires auprès d'une chouette ; puis je serais allé finir mes jours sans rien faire sous le beau soleil fainéant de Naples ou de Palerme : mais les beaux pays et le printemps me sont devenus des injures, des désastres et des regrets.

En arrivant à Berne, on nous apprit qu'il y avait une grande révolution dans la ville : j'avais beau regarder, les rues étaient désertes, le silence régnait, la terrible révolution s'accomplissait sans parler, à la paisible fumée d'une pipe au fond de quelque estaminet.

Madame Récamier ne tarda pas à nous rejoindre à Genève.


3 L35 Chapitre 21

Genève, fin de septembre 1832.

Coppet. - Tombeau de madame de Staël.

J'ai commencé à me remettre sérieusement au travail : j'écris le matin et je me promène le soir. Je suis allé hier visiter Coppet. Le château était fermé ; on m'en a ouvert les portes, j'ai erré dans les appartements déserts. Ma compagne de pèlerinage a reconnu tous les lieux où elle croyait voir encore son amie, ou assise à son piano, ou entrant, ou sortant, ou causant sur la terrasse qui borde la galerie, madame Récamier a revu la chambre qu'elle avait habitée ; des jours écoulés ont remonté devant elle : c'était comme une répétition de la scène que j'ai peinte dans René : " Je parcourus les appartements sonores où l'on n'entendait que le bruit de mes pas. (...) Partout les salles étaient détendues, et l'araignée filait sa toile dans les couches abandonnées. (...) Qu'ils sont doux, mais qu'ils sont rapides les moments que les frères et les soeurs passent dans leurs jeunes années, réunis sous l'aile de leurs vieux parents ! La famille de l'homme n'est que d'un jour, le souffle de Dieu la disperse comme une fumée. A peine le fils connaît-il le père, le père le fils, le frère la soeur, la soeur le frère ! Le chêne voit germer ses glands autour de lui, il n'en est pas ainsi des enfants des hommes ! "

Je me rappelais aussi ce que j'ai dit dans ces Mémoires de ma dernière visite à Combourg, en partant pour l'Amérique. Deux mondes divers, mais liés par une secrète sympathie, nous occupaient, madame Récamier et moi. Hélas ! ces mondes isolés chacun de nous les porte en soi ; car où sont les personnes qui ont vécu assez longtemps les unes près des autres pour n'avoir pas des souvenirs séparés ? Du château, nous sommes entrés dans le parc, le premier automne commençait à rougir et à détacher quelques feuilles ; le vent s'abattait par degrés et laissait ouïr un ruisseau qui fait tourner un moulin. Après avoir suivi les allées qu'elle avait coutume de parcourir avec madame de Staël, madame Récamier a voulu saluer ses cendres. A quelque distance du parc est un taillis mêlé d'arbres plus grands, et environné d'un mur humide et dégradé. Ce taillis ressemble à ces bouquets de bois au milieu des plaines que les chasseurs appellent des remises : c'est là que la mort a poussé sa proie et renfermé ses victimes.

Un sépulcre avait été bâti d'avance dans ce bois pour y recevoir M. Necker, madame Necker et madame de Staël : quand celle-ci est arrivée au rendez-vous, on a muré la porte de la crypte. L'enfant d'Auguste de Staël est resté en dehors, et Auguste lui-même mort avant son enfant, a été placé sous une pierre aux pieds de ses parents. Sur la pierre sont gravées ces paroles tirées de l'Ecriture : Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant dans le ciel ? Je ne suis point entré dans le bois, madame Récamier a seule obtenu la permission d'y pénétrer. Resté assis sur un banc devant le mur d'enceinte je tournais le dos à la France et j'avais les yeux attachés tantôt sur la cime du Mont-Blanc, tantôt sur le lac de Genève : des nuages d'or couvraient l'horizon derrière la ligne sombre du Jura ; on eût dit d'une gloire qui s'élevait au-dessus d'un long cercueil. J'apercevais de l'autre côté du lac la maison de lord Byron, dont le faite était touché d'un rayon du couchant, Rousseau n'était plus là pour admirer ce spectacle, et Voltaire, aussi disparu, ne s'en était jamais soucié. C'était au pied du tombeau de madame de Staël que tant d'illustres absents sur le même rivage se présentaient à ma mémoire : ils semblaient venir chercher l'ombre leur égale pour s'envoler au ciel avec elle et lui faire cortège pendant la nuit. Dans ce moment, madame Récamier, pâle et en larmes, est sortie du bocage funèbre elle-même comme une ombre. Si j'ai jamais senti à la fois la vanité et la vérité de la gloire et de la vie, c'est à l'entrée du bois silencieux, obscur, inconnu, où dort celle qui eut tant d'éclat et de renom, et en voyant ce que c'est que d'être véritablement aimé.


3 L35 Chapitre 22

Promenade.

Cette vesprée même, lendemain du jour de mes dévotions aux morts de Coppet, fatigué des bords du lac, je suis allé chercher, toujours avec madame Récamier, des promenades moins fréquentées. Nous avons découvert, en aval du Rhône, une gorge resserrée où le fleuve coule bouillonnant au-dessous de plusieurs moulins, entre des falaises rocheuses coupées de prairies. Une de ces prairies s'étend au pied d'une colline sur laquelle, parmi un bouquet d'arbres, est plantée une maison.

Nous avons remonté et descendu plusieurs fois en causant cette bande étroite de gazon qui sépare le fleuve bruyant du silencieux coteau : combien est-il de personnes qu'on puisse ennuyer de ce que l'on a été et mener avec soi en arrière sur la trace de ses jours ? Nous avons parlé de ces temps toujours pénibles et toujours regrettés où les passions font le bonheur et le martyre de la jeunesse. Maintenant j'écris cette page à minuit, tandis que tout repose autour de moi et qu'à travers ma fenêtre je vois briller quelques étoiles sur les Alpes.

Madame Récamier va nous quitter, elle reviendra au printemps, et moi je vais passer l'hiver à évoquer mes heures évanouies, à les faire comparaître une à une au tribunal de ma raison. Je ne sais si je serai bien impartial et si le juge n'aura pas trop d'indulgence pour le coupable. Je passerai l'été prochain dans la patrie de Jean-Jacques. Dieu veuille que je ne gagne pas la maladie du rêveur ! Et puis, quand l'automne sera revenu, nous irons en Italie : Italiam ! c'est mon éternel refrain.


3 L35 Chapitre 23

Lettre au prince Louis-Napoléon.

Le prince Louis-Napoléon m'ayant donné sa brochure intitulée : Rêveries politiques , je lui ai écrit cette lettre :

" Genève, octobre 1832.

" Prince,

" J'ai lu avec attention la petite brochure que vous avez bien voulu me confier. J'ai mis par écrit, comme vous l'avez désiré, quelques réflexions naturellement nées des vôtres et que j'avais déjà soumises à votre jugement. Vous savez, prince, que mon jeune roi est en Ecosse, que tant qu'il vivra il ne peut y avoir pour moi d'autre roi de France que lui ; mais si Dieu, dans ses impénétrables conseils, avait rejeté la race de saint Louis, si les moeurs de notre patrie ne lui rendaient pas l'état républicain possible, il n'y a pas de nom qui aille mieux à la gloire de la France que le vôtre.

" Je suis, etc., etc.,

" Chateaubriand. "


3 L35 Chapitre 24

Paris, rue d'Enfer, janvier 1833.

Lettres au ministre de la justice, au président du conseil, à madame la duchesse de Berry. - J'écris mon Mémoire sur la captivité de la princesse . - Circulaire aux rédacteurs en chef des journaux.

J'avais beaucoup rêvé de cet avenir prochain que je m'étais fait et auquel je croyais toucher. A la tombée du jour, j'allais vaguer dans les détours de l'Arve, du côté de Salève. Un soir, je vis entrer M. Berryer ; il revenait de Lausanne et m'apprit l'arrestation de madame la duchesse de Berry ; il n'en savait pas les détails. Mes projets de repos furent encore une fois renversés. Quand la mère de Henri V avait cru à des succès, elle m'avait donné mon congé ; son malheur déchirait son dernier billet et me rappelait à sa défense. Je partis sur le champ de Genève après avoir écrit aux ministres. Arrivé dans ma rue d'Enfer, j'adressai aux rédacteurs en chef des journaux la circulaire suivante :

" Monsieur,

" Arrivé à Paris le 17 de ce mois, j'écrivis le 18 à M. le ministre de la justice pour m'informer si la lettre, que j'avais eu l'honneur de lui envoyer de Genève, le 12, pour madame la duchesse de Berry, lui était, parvenue et s'il avait eu la bonté de la faire passer à Madame.

" Je sollicitais en même temps de M. le garde des sceaux l'autorisation nécessaire pour me rendre à Blaye auprès de la princesse.

" M. le garde des sceaux me voulut bien répondre, le 19, qu'il avait transmis mes lettres au président du conseil et que c'était à lui qu'il me fallait adresser. J'écrivis en conséquence, le 20, à M. le ministre de la guerre. Je reçois aujourd'hui, 22, sa réponse du 21 : Il regrette d'être dans la nécessité de m'annoncer que le gouvernement n'a pas jugé qu'il y ait lieu d'accéder à mes demandes. Cette décision a mis un terme à mes démarches auprès des autorités.

" Je n'ai jamais eu la prétention, monsieur, de me croire capable de défendre seul la cause du malheur et de la France. Mon dessein, si l'on m'avait permis de parvenir aux pieds de l'auguste prisonnière, était de lui proposer pour l'occurrence la formation d'un conseil d'hommes plus éclairés que moi. Outre les personnes honorables et distinguées qui se sont déjà présentées, j'aurais pris la liberté d'indiquer au choix de Madame M. le marquis de Pastoret, M. Lainé, M. de Villèle, etc. " Maintenant, monsieur, écarté officiellement, je rentre dans mon droit privé. Mes Mémoires sur la vie et la mort de M. le duc de Berry , enveloppés dans les cheveux de la veuve aujourd'hui captive, reposent auprès du coeur que Louvel rendit plus semblable à celui d'Henri IV. Je n'ai point oublié cet insigne honneur dont le moment actuel me demande compte et me fait sentir toute la responsabilité.

" Je suis, monsieur, etc., etc.

" Chateaubriand. "

Pendant que j'écrivais cette circulaire aux journaux, j'avais trouvé le moyen de faire passer ce billet à madame la duchesse de Berry :

" Paris, ce 23 novembre 1832.

" Madame,

" J'ai eu l'honneur de vous adresser de Genève une première lettre en date du 12 de ce mois. Cette lettre, dans laquelle je vous suppliais de me faire l'honneur de me choisir pour l'un de vos défenseurs, a été imprimée dans les journaux.

" La cause de Votre Altesse Royale peut être traitée individuellement par tous ceux qui, sans y être autorisés, auraient des vérités utiles à faire connaître ; mais si Madame désire qu'on s'en occupe en son propre nom, ce n'est pas un seul homme, mais un conseil d'hommes politiques et de légistes qui doit être chargé de cette haute affaire. Dans ce cas, je demanderais que Madame voulût bien m'adjoindre (avec les personnes dont elle aurait fait choix) M. le comte de Pastoret, M. Hyde de Neuville, M. de Villèle, M. Lainé, M. Royer-Collard, M. Pardessus, M. Mandaroux-Vertamy, M. de Vaufreland.

" J'avais aussi pensé, madame, qu'on aurait pu appeler à ce conseil quelques hommes d'un grand talent et d'une opinion contraire à la nôtre ; mais peut-être serait-ce les placer dans une fausse position, les obliger à faire un sacrifice d'honneur et de principe, dont les esprits élevés et les consciences droites ne s'arrangent pas.

" Chateaubriand. "

Vieux soldat discipliné, j'accourais donc pour m'aligner dans le rang et marcher sous mes capitaines : réduit par la volonté du pouvoir à un duel, je l'acceptai. Je ne m'attendais guère à venir, de la tombe du mari, combattre auprès de la prison de la veuve.

En supposant que je dusse rester seul, que j'eusse mal compris ce qui convient à la France, je n'en étais pas moins dans la voie de l'honneur. Or, il n'est pas inutile aux hommes qu'un homme s'immole à sa conscience ; il est bon que quelqu'un consente à se perdre pour demeurer ferme à des principes dont il a la conviction et qui tiennent à ce qu'il y a de noble dans notre nature : ces dupes sont les contradicteurs nécessaires du fait brutal les victimes chargées de prononcer le veto de l'opprimé contre le triomphe de la force. On loue les Polonais, leur dévouement est-il autre chose qu'un sacrifice ? il n'a rien sauvé ; il ne pouvait rien sauver : dans les idées mêmes de mes adversaires, le dévouement sera-t-il stérile pour la race humaine ?

Je préfère, dit-on, une famille à ma patrie : non, je préfère au parjure la fidélité à mes serments, le monde moral à la société matérielle ; voilà tout : pour ce qui est de la famille, je ne m'y consacre que dans la persuasion qu'elle était essentiellement utile à la France, je confonds sa prospérité avec celle de la patrie, et lorsque je déplore les malheurs de l'une, je déplore les désastres de l'autre : vaincu, je me suis prescrit des devoirs, comme les vainqueurs se sont imposé des intérêts. Je tâche de me retirer du monde avec ma propre estime, dans la solitude, il faut prendre garde au choix que l'on fait de sa compagne.


3 L35 Chapitre 25

Extrait du Mémoire sur la captivité de madame la duchesse de Berry .

Paris, rue d'Enfer.

En France, pays de vanité, aussitôt qu'une occasion de faire du bruit se présente, une foule de gens la saisissent : les uns agissent par bon coeur, les autres par la conscience qu'ils ont de leur mérite. J'eus donc beaucoup de concurrents ; ils sollicitèrent, ainsi que moi, de madame la duchesse de Berry, l'honneur de la défendre. Du moins, ma présomption à m'offrir pour champion à la princesse était un peu justifiée par d'anciens services : si je ne jetais pas dans la balance l'épée de Brennus, j'y mettais mon nom : tout peu important qu'il est, il avait déjà remporté quelques victoires pour la monarchie.

J'ai ouvert mon Mémoire sur la captivité de madame la duchesse de Berry par une considération dont je suis vivement frappé ; je l'ai souvent reproduite, et il est probable que je la reproduirai encore.

" On ne cesse, disais-je, de s'étonner des événements ; toujours on se figure d'atteindre le dernier ; toujours la révolution recommence. Ceux qui depuis quarante années marchent pour arriver au terme, gémissent ; ils. croyaient s'asseoir quelques heures au bord de leur tombe : vain espoir ! le temps frappe ces voyageurs pantelants et les force d'avancer. Que de fois, depuis qu'ils cheminent, la vieille monarchie est tombée à leurs pieds ! à peine échappés à ces écroulements successifs, ils sont obligés d'en traverser de nouveau les décombres et la poussière. Quel siècle verra la fin du mouvement ?

" La Providence a voulu que les générations de passage destinées à des jours immémorés fussent petites, afin que le dommage fût de peu. Aussi voyons-nous que tout avorte, que tout se dément, que personne n'est semblable à soi-même et n'embrasse toute sa destinée, qu'aucun événement ne produit ce qu'il contenait et ce qu'il devait produire. Les hommes supérieurs de l'âge qui expire s'éteignent ; auront-ils des successeurs ? Les ruines de Palmyre aboutissent à des sables. "

De cette observation générale passant aux faits particuliers, j'expose, dans mon argumentation, qu'on pouvait agir avec madame la duchesse de Berry par des mesures arbitraires en la considérant comme prisonnière de police, de guerre, d'Etat, ou en demandant aux Chambres un bill d ' attainder ; qu'on pouvait la soumettre à la compétence des lois en lui appliquant la loi d'exception Briqueville ou la loi commune du code ; qu'on pouvait regarder sa personne comme inviolable et sacrée.

Les ministres soutenaient la première opinion, les hommes de Juillet la seconde, les royalistes la troisième. Je parcours ces diverses suppositions : je prouve que si madame la duchesse de Berry était descendue en France, elle n'y avait été attirée que parce qu'elle entendait les opinions demander un autre présent, appeler un autre avenir.

Infidèle à son extraction populaire, la révolution sortie des journées de Juillet a répudié la gloire et courtisé la honte. Excepté dans quelques coeurs dignes de lui donner asile, la liberté devenue l'objet de la dérision de ceux qui en faisaient leur cri de ralliement, cette liberté que des bateleurs se renvoient à coups de pied, cette liberté étranglée après flétrissure au tourniquet des lois d'exception, transformera, par son anéantissement, la révolution de 1830 en une cynique duperie.

Là-dessus, et pour nous délivrer tous madame la duchesse de Berry est arrivée. La fortune l'a trahie ; un juif l'a vendue, un ministre l'a achetée. Si l'on ne veut pas agir contre elle par mesure de police ou de couronne, il ne reste plus qu'à la traduire en cour d'assises. Je le suppose ainsi, et j'ai mis en scène le défenseur de la princesse ; puis, après avoir fait parler le défenseur, je m'adresse à l'accusateur :

" Avocat, levez-vous :

" Etablissez doctement que Caroline-Ferdinande de Sicile, veuve de Berry, nièce de feu Marie-Antoinette d'Autriche, veuve Capet, est coupable de réclamation envers un homme réputé oncle et tuteur d'un orphelin nommé Henri ; lequel oncle et tuteur serait, selon le dire calomnieux de l'accusée, détenteur de la couronne d'un pupille, lequel pupille prétend impudemment avoir été roi depuis le jour de l'abdication du ci-devant Charles X et de l'ex-dauphin, jusqu'au jour de l'élection du roi des Français.

" A l'appui de votre plaidoirie, que les juges fassent comparaître d'abord Louis-Philippe comme témoin à charge ou à décharge, si mieux n'aime se récuser comme parent. Ensuite que les juges confrontent avec l'accusée le descendant du grand traître ; que l'Iscariote en qui Satan était entré, intravit Satanas in Judam , dise combien il a reçu de deniers pour le marché, etc., etc.

" Puis, d'après l'expertise des lieux, il sera prouvé que l ' accusée a été pendant six heures à la gehenne de feu dans un espace trop étroit où quatre personnes pouvaient à peine respirer, ce qui a fait dire contumélieusement à la torturée qu'on lui faisait la guerre à la saint Laurent . Or Caroline-Ferdinande, étant pressée par ses complices contre la plaque ardente, le feu aurait pris deux fois à ses vêtements, et, à chaque coup que les gendarmes portaient en dehors à l'âtre embrasé, la commotion se serait étendue au coeur de la délinquante et lui aurait fait vomir des bouillons de sang.

" Puis, en présence de l'image du Christ, on déposera, comme pièce de conviction, sur le bureau, la robe brûlée : car il faut qu'il y ait toujours une robe jetée au sort dans ces marchés de Judas. "

Madame la duchesse de Berry a été mise en liberté par un acte arbitraire du pouvoir et lorsqu'on a cru l'avoir déshonorée. Le tableau que je traçais de la plaidoirie fit sentir à Philippe l'odieux d'un jugement public, et le détermina à une grâce à laquelle il pensait avoir attaché un supplice : les païens, sous le règne de Sévère, jetèrent aux bêtes une jeune femme chrétienne nouvellement délivrée. Ma brochure, dont il ne reste aujourd'hui que des phrases, a eu son résultat historique important.

Je m'attendris encore en copiant l'apostrophe qui termine mon écrit ; c'est, j'en conviens, une folle dépense de larmes.

" Illustre captive de Blaye, Madame ! que votre héroïque présence sur une terre qui se connaît en héroïsme amène la France à vous répéter ce que mon indépendance politique m'a acquis le droit de vous dire : Madame, votre fils est mon roi ! Si la Providence m'inflige encore quelques heures, verrai-je vos triomphes, après avoir eu l'honneur d'embrasser vos adversités ; Recevrai-je ce loyer de ma foi ? Au moment où vous reviendriez heureuse, j'irais avec joie achever dans la retraite des jours commencés dans l'exil. Hélas ! je me désole de ne pouvoir rien pour vos présentes destinées ! Mes paroles se perdent inutilement autour des murs de votre prison : le bruit des vents, des flots, et des hommes, au pied de la forteresse solitaire, ne laissera pas même monter jusqu'à vous ces derniers accents d'une voix fidèle. "


3 L35 Chapitre 26

Paris, mars 1833.

Mon procès.

Quelques journaux ayant répété la phrase : Madame, votre fils est mon roi , ont été traduits devant les tribunaux pour délit de presse, je me suis trouvé enveloppé dans la poursuite. Cette fois je n'ai pu décliner la compétence des juges ; je devais essayer de sauver par ma présence les hommes attaqués pour moi, il y allait de mon honneur de répondre de mes oeuvres.

De plus, la veille de mon appel au tribunal, le Moniteur avait donné la déclaration de madame la duchesse de Berry ; si je m'étais absenté, on aurait cru que le parti royaliste reculait, qu'il abandonnait l'infortune et rougissait de la princesse dont il avait célébré l'héroïsme.

Il ne manquait pas de conseillers timides qui me disaient : " Faites défaut, vous serez trop embarrassé avec votre phrase : Madame, votre fils est mon roi . - Je la crierai encore plus haut ", répondis-je. Je me rendis dans la salle même où jadis était installé le tribunal révolutionnaire, où Marie-Antoinette avait comparu, où mon frère avait été condamné. La révolution de Juillet a fait enlever le crucifix dont la présence, en consolant l'innocence, faisait trembler le juge.

Mon apparition devant les juges a eu un effet heureux, elle a contrebalancé un moment l'effet de la déclaration du Moniteur , et maintenu la mère de Henri V au rang où sa courageuse aventure l'avait placée : on a douté, quand on a vu que le parti royaliste osait braver l'événement et ne se tenait pas pour battu.

Je n'avais point voulu d'avocat, mais M. Ledru, qui s'était attaché à moi lors de ma détention, a voulu parler : il s'est troublé et m'a fait beaucoup de peine. M. Berryer qui plaidait pour la Quotidienne , a pris indirectement ma défense. A la fin des débats, j'ai appelé le jury la pairie universelle , ce qui n'a pas peu contribué à notre acquittement à tous.

Rien de remarquable n'a signalé ce procès dans la terrible chambre qui avait retenti de la voix de Fouquier-Tinville et de Danton, il n'y a eu d'amusant que l'argumentation de M. Persil : voulant démontrer ma culpabilité, il citait cette phrase de ma brochure : Il est difficile d ' écraser ce qui s ' aplatit sous les pieds , et il s'écriait : " Sentez vous, messieurs, tout ce qu'il y a de méprisant dans ce paragraphe, il est difficile d ' écraser ce qui s ' aplatit sous les pieds ? " et il faisait le mouvement d'un homme qui écrase sous ses pieds quelque chose. Il recommençait triomphant : les rires de l'auditoire recommençaient. Ce brave homme ne s'apercevait ni du contentement de l'auditoire à la malencontreuse phrase, ni du ridicule parfait dont il était en trépignant dans sa robe noire comme s'il eût dansé, en même temps que son visage était pâle d'inspiration et ses yeux hagards d'éloquence.

Lorsque les jurés rentrèrent et prononcèrent non coupable , des applaudissements éclatèrent, je fus environné par des jeunes gens qui avaient pris pour entrer des robes d'avocats : M. Carrel était là.

La foule grossit à ma sortie ; il y eut une rixe dans la cour du palais entre mon escorte et les sergents de ville. Enfin, je parvins à grand-peine chez moi au milieu de la foule qui suivait mon fiacre en criant : Vive Chateaubriand !

Dans un autre temps cet acquittement eût été très significatif ; déclarer qu'il n'était pas coupable de dire à la duchesse de Berry : Madame, votre fils est mon roi , c'était condamner la révolution de Juillet ; mais aujourd'hui cet arrêt ne signifie rien, parce qu'il n'y a en toute chose ni opinion ni durée. En vingt-quatre heures tout est changé, je serais condamné demain pour le fait sur lequel j'ai été acquitté aujourd'hui.

Je suis allé mettre ma carte chez les jurés et notamment chez M. Chevet l'un des membres de la pairie universelle .

Il avait été plus aisé à l'honnête citoyen de trouver dans sa conscience un arrêt en ma faveur qu'il ne m'eût été facile de trouver dans ma poche l'argent nécessaire pour joindre au bonheur de l'acquittement le plaisir de faire chez mon juge un bon dîner : M. Chevet a prononcé avec plus d'équité sur la légitimité , l' usurpation et sur l'auteur du Génie du Christianisme que beaucoup de publicistes et de censeurs.


3 L35 Chapitre 27

Paris, avril 1833.

Popularité.

Le Mémoire sur la captivité de madame la duchesse de Berry m'a valu dans le parti royaliste une immense popularité. Les députations et les lettres me sont arrivées de toutes parts. J'ai reçu du nord et du midi de la France des adhésions couvertes de plusieurs milliers de signatures. Elles demandent toutes, en s'en référant à ma brochure, la mise en liberté de madame la duchesse de Berry. Quinze cents jeunes gens de Paris sont venus me complimenter, non sans un grand émoi de la police ; j'ai reçu une coupe de vermeil avec cette inscription : A Chateaubriand les Villeneuvois fidèles (Lot-et-Garonne) . Une ville du Midi m'a envoyé de très bon vin pour remplir cette coupe, mais je ne bois pas. Enfin, la France légitimiste a pris pour devise ces mots : Madame, votre fils est mon roi ! et plusieurs journaux les ont adoptés pour épigraphe ; on les a gravés sur des colliers et sur des bagues. Je serai le premier à avoir dit en face de l'usurpation une vérité que personne n'osait dire, et chose étrange ! je crois moins au retour de Henri V que le plus misérable juste milieu ou le plus violent républicain.

Au reste je n'entends pas le mot usurpation dans le sens étroit que lui donne le parti royaliste ; il y aurait beaucoup de choses à dire sur ce mot comme sur celui de légimité : mais il y a véritablement usurpation et usurpation de la pire espèce dans le tuteur qui dépouille le pupille et proscrit l'orphelin. Toutes ces grandes phrases " qu'il fallait sauver la patrie " sont des prétextes que fournit à l'ambition une politique immorale. Vraiment, ne faudrait-il pas regarder la lâcheté de votre usurpation comme un effort de votre vertu ! Seriez-vous par hasard, Brutus sacrifiant ses fils à la grandeur de Rome ?

J'ai pu comparer dans ma vie la renommée littéraire à la popularité ; la première, pendant quelques heures, m'a plu, mais cet amour de renommée a passé vite. Quant à la popularité, elle m'a trouvé indifférent, parce que dans la révolution j'ai trop vu d'hommes entourés de ces masses qui, après les avoir élevés sur le pavois, les précipitaient dans l'égout. Démocrate par nature, aristocrate par moeurs je ferais très volontiers l'abandon de ma fortune et de ma vie au peuple, pourvu que j'eusse peu de rapport avec la foule. Toutefois j'ai été extrêmement sensible au mouvement des jeunes gens de Juillet qui me portèrent en triomphe à la Chambre des pairs ; c'est qu'ils ne m'y portaient pas pour être leur chef et parce que je pensais comme eux ; ils rendaient seulement justice à un ennemi ; ils reconnaissaient en moi un homme de liberté et d'honneur ; cette générosité me touchait. Mais cette autre popularité que je viens d'acquérir dans mon propre parti ne m'a pas causé d'émotion ; entre les royalistes et moi il y a quelque chose de glacé : nous désirons le même roi ; à cela près, la plupart de nos voeux sont opposés.


3 L36 Livre trente-sixième

1. Infirmerie de Marie-Thérèse. - 2. [Lettre de madame la duchesse de Berry.] - 3. Réflexions et résolutions. - 4. Départ de Paris. - Calèche de M. de Talleyrand. - Bâle. - Journal de Paris à Prague du 14 au 24 mai 1833, écrit au crayon dans la voiture, à l'encre dans les auberges. - 5. Bords du Rhin. - Saut du Rhin. - Moskirch. - Orage. - 6. Le Danube. - Ulm. - 7. Blenheim. - Louis XIV. - Forêt Hercynienne. - Les Barbares. - Sources du Danube. - 8. Ratisbonne. - Fabrique d'empereurs. - Diminution de la vie sociale à mesure qu'on s'éloigne de la France. - Sentiments religieux des Allemands. - 9. Arrivée à Waldmünchen. - Douane autrichienne. - L'entrée en Bohême refusée. - 10. Séjour à Waldmünchen. - Lettre au comte de Choteck. - Inquiétudes. - Le Saint Viatique. - 11. Chapelle. - Ma chambre d'auberge. - Description de Waldmünchen. - 12. Lettre du comte de Choteck. - La paysanne. - Départ de Waldmünchen. - Douane autrichienne. - Entrée en Bohême. - Forêt de pins. - Conversation avec la lune. - Pilsen. - Grands chemins du nord. - Vue de Prague.


3 L36 Chapitre 1

Paris, rue d'Enfer, 9 mai 1833.

Infirmerie de Marie-Thérèse.

J'ai amené la série des derniers faits jusqu'à ce jour : pourrai-je enfin reprendre mon travail ? Ce travail consiste dans les diverses parties de ces Mémoires non encore achevées. J'aurai quelque difficulté à m'y remettre ex abrupto , car j'ai la tête préoccupée des choses du moment ; je ne suis pas dans les dispositions convenables pour recueillir mon passé dans le calme où il dort, tout agité qu'il fut quand il était à l'état de vie. J'ai pris la plume pour écrire ; sur qui et à propos de quoi ? je l'ignore.

En parcourant des regards le journal dans lequel depuis six mois je me rends compte de ce que je fais et de ce qui m'arrive, je vois que la plupart des pages sont datées de la rue d'Enfer.

Le pavillon que j'habite près de la barrière pouvait monter à une soixantaine de mille francs ; mais, à l'époque de la hausse des terrains, je l'achetai beaucoup plus cher, et je ne l'ai pu jamais payer : il s'agissait de sauver l'Infirmerie de Marie-Thérèse fondée par les soins de madame de Chateaubriand et contiguë au pavillon ; une compagnie d'entrepreneurs se proposait d'établir un café et des montagnes russes dans le susdit pavillon, bruit qui ne va guère avec l'agonie.

Ne suis-je pas heureux de mes sacrifices ? sans doute ; on est toujours heureux de secourir les malheureux ; je partagerais volontiers aux nécessiteux le peu que je possède ; mais je ne sais si cette disposition bienfaisante s'élève chez moi jusqu'à la vertu. Je suis bon comme un condamné qui prodigue ce qui ne lui servira plus dans une heure. A Londres le patient qu'on va pendre vend sa peau pour boire : je ne vends pas la mienne, je la donne aux fossoyeurs.

Une fois ma maison achetée, ce que j'avais de mieux à faire était de l'habiter ; je l'ai arrangée telle qu'elle est. Des fenêtres du salon on aperçoit d'abord ce que les Anglais appellent pleasure-ground , avant-scène formée d'un gazon et de massifs d'arbustes. Au delà de ce pourpris, par-dessus un mur d'appui que surmonte une barrière blanche losangée, est un champ variant de cultures et consacré à la nourriture des bestiaux de l ' Infrmerie . Au-delà de ce champ vient un autre terrain séparé du champ par un autre mur d'appui à claire-voie verte, entrelacée de viornes et de rosiers du Bengale ; cette marche de mon Etat consiste en un bouquet de bois, un préau et une allée de peupliers. Ce recoin est extrêmement solitaire, il ne me rit point comme le recoin d'Horace, angulus ridet . Tout au contraire, j'y ai quelquefois pleuré. Le proverbe dit : Il faut que jeunesse se passe. L'arrière-saison a aussi quelque frasque à passer :

Les pleurs et la pitié,

Sorte d'amour ayant ses charmes.

(La Fontaine.)

Mes arbres sont de mille sortes. J'ai planté vingt-trois cèdres de Salomon et deux chênes de druides : ils font les cornes à leur maître de peu de durée, brevein dominum. Un mail, double allée de marronniers, conduit du jardin supérieur au jardin inférieur ; le long du champ intermédiaire la déclivité du sol est rapide.

Ces arbres, je ne les ai pas choisis comme à la Vallée-aux-Loups en mémoire des lieux que j'ai parcourus : qui se plaît au souvenir conserve des espérances. Mais lorsqu'on n'a ni enfants, ni jeunesse, ni patrie, quel attachement peut-on porter à des arbres dont les feuilles, les fleurs, les fruits ne sont plus les chiffres mystérieux employés au calcul des époques d'illusion ? En vain on me dit : " Vous rajeunissez ", croit-on me faire prendre pour ma dent de lait ma dent de sagesse ? encore celle-ci ne m'est venue que pour manger un pain amer sous la royauté du 7 août. Au reste mes arbres ne s'informent guère s'ils servent de calendrier à mes plaisirs ou d'extraits mortuaires à mes ans ; ils croissent chaque jour, du jour que je décrois : ils se marient à ceux de l'enclos des Enfants trouvés et du boulevard d'Enfer qui m'enveloppent. Je n'aperçois pas une maison ; à deux cents lieues de Paris je serais moins séparé du monde. J'entends bêler les chèvres qui nourrissent les orphelins délaissés. Ah ! si j'avais été comme eux dans les bras de saint Vincent de Paul ! né d'une faiblesse, obscur et inconnu comme elle, je serais aujourd'hui quelque ouvrier sans nom, n'ayant rien eu à démêler avec les hommes ne sachant ni pourquoi ni comment j'étais venu à la vie, ni comment ni pourquoi j'en dois sortir.

La démolition d'un mur m'a mis en communication avec l' Infirmerie de Marie-Thérèse ; je me trouve à la fois dans un monastère, dans une ferme, un verger et un parc. Le matin à cinq heures je m'éveille au son de l' Angelus ; j'entends de mon lit le chant des prêtres dans la chapelle ; je vois de ma fenêtre un calvaire qui s'élève entre un noyer et un sureau : des vaches, des poules, des pigeons et des abeilles ; des soeurs de charité en robe d'étamine noire et en cornette de basin blanc, des femmes convalescentes, de vieux ecclésiastiques vont errant parmi les lilas, les azaléas, les pompadouras et les rhododendrons du jardin, parmi les rosiers, les groseilliers, les framboisiers et les légumes du potager. Quelques-uns de mes curés octogénaires étaient exilés avec moi : après avoir mêlé ma misère à la leur sur les pelouses de Kensington j'ai offert à leurs derniers pas les gazons de mon hospice, ils y traînent leur vieillesse religieuse comme les plis du voile du sanctuaire.

J'ai pour compagnon un gros chat gris-roux à bandes noires transversales, né au Vatican dans la loge de Raphaël : Léon XII l'avait élevé dans un pan de sa robe où je l'avais vu avec envie lorsque le pontife me donnait mes audiences d'ambassadeur. de saint Pierre étant mort, j'héritai du chat sans maître, comme je l'ai dit en racontant mon ambassade de Rome. On l'appelait Micetto , surnommé le chat du pape . Il jouit en cette qualité d'une extrême considération auprès des âmes pieuses. Je cherche à lui faire oublier l'exil, la chapelle Sixtine et le soleil de cette coupole de Michel-Ange sur laquelle il se promenait loin de la terre.

Ma maison, les divers bâtiments de l' Infirmerie avec leur chapelle et la sacristie gothique, ont l'air d'une colonie ou d'un hameau. Dans les jours de cérémonie, la religion cachée chez moi, la vieille monarchie à mon hôpital, se mettent en marche. Des processions, composées de tous nos infirmes, précédés des jeunes filles du voisinage, passent en chantant sous les arbres avec le Saint-Sacrement, la croix et la bannière. Madame de Chateaubriand les suit le chapelet à la main, fière du troupeau objet de sa sollicitude. Les merles sifflent, les fauvettes gazouillent, les rossignols luttent avec les hymnes. Je me reporte aux Rogations dont j'ai décrit la pompe champêtre : de la théorie du christianisme, j'ai passé à la pratique.

Mon gîte fait face à l'occident. Le soir, la cime des arbres éclairés par derrière grave sa silhouette noire et dentelée sur l'horizon d'or. Ma jeunesse revient à cette heure, elle ressuscite ces jours écoulés que le temps à réduits à l'insubstance de fantômes. Quand les constellations percent leur voûte bleue, je me souviens de ce firmament splendide que j'admirais du giron des forêts américaines, ou du sein de l'Océan. La nuit est plus favorable que le jour aux réminiscences du voyageur ; elle lui cache les paysages qui lui rappelleraient les lieux qu'il habite, elle ne lui laisse voir que les astres, d'un aspect semblable sous les différentes latitudes du même hémisphère. Alors il reconnaît ces étoiles qu'il regardait de tel pays, à telle époque ; les pensées qu'il eut, les sentiments qu'il éprouva dans les diverses parties de la terre, remontent et s'attachent au même point du ciel.

Nous n'entendons parler du monde à l' Infirmerie qu'aux deux quêtes publiques et un peu le dimanche : ces jours-là, notre hospice est changé en une espèce de paroisse. La soeur supérieure prétend que de belles dames viennent à la messe dans l'espérance de me voir ; économe industrieuse, elle met à contribution leur curiosité : en leur promettant de me montrer, elle les attire dans le laboratoire ; une fois prises à ce trébuchet, elle leur cède bon gré, mal gré, pour de l'argent, des drogues en sucre. Elle me fait servir à la vente du chocolat fabriqué au profit de ses malades comme La Martinière m'associait au débit de l'eau de groseilles qu'il avalait au succès de ses amours. La sainte pipeuse vole aussi des trognons de plume dans l'encrier de madame de Chateaubriand ; elle les négocie parmi les royalistes de pure race, affirmant que ces trognons précieux ont écrit le superbe Mémoire sur la captivité de madame la duchesse du Berry.

Quelques bons tableaux de l'école espagnole et italienne, une Vierge de Guérin, la Sainte Thérèse , dernier chef-d'oeuvre du peintre de Corinne , nous font tenir aux arts. Quant à l'histoire, nous aurons bientôt à l'hospice la soeur du marquis de Favras et la fille de madame Roland : la monarchie et la république m'ont chargé d'expier leur ingratitude et de nourrir leurs invalides.

C'est à qui sera reçu à Marie-Thérèse . Les pauvres femmes obligées d'en sortir quand elles ont recouvré la santé se logent aux environs de l' Infirmerie , se flattant de retomber malades et d'y rentrer. Rien n'y sent l'hôpital : la juive, la protestante, la catholique, l'étrangère, la Française y reçoivent les soins d'une délicate charité qui se déguise en affectueuse parenté, chacune des affligées croit reconnaître sa mère. J'ai vu une Espagnole, belle comme Dorothée, la perle de Séville mourir à seize ans de la poitrine, dans le dortoir commun, se félicitant de son bonheur, regardant en souriant avec de grands yeux noirs à demi éteints une figure pâle et amaigrie, madame la Dauphine, qui lui demandait de ses nouvelles et l'assurait qu'elle serait bientôt guérie. Elle expira le soir même loin de la mosquée de Cordoue et des bords du Guadalquivir, son fleuve natal : " D'où es-tu ? - Espagnole - Espagnole et ici ! " (Lope de Véga.) Grand nombre de veuves de chevaliers de Saint-Louis sont nos habituées ; elles apportent avec elles la seule chose qui leur reste, les portraits de leurs maris en uniforme de capitaine d'infanterie : habit blanc, revers roses ou bleu de ciel, frisure à l'oiseau royal. On les met au grenier. Je ne puis voir leur régiment sans rire : si l'ancienne monarchie eût subsisté, j'augmenterais aujourd'hui le nombre de ces portraits, je ferais dans quelque corridor abandonné la consolation de mes petits-neveux. " C'est votre grand-oncle François, le capitaine au régiment de Navarre : il avait bien de l'esprit ! il a fait dans le Mercure le logogriphe qui commence par ces mots : Retranchez ma tête, et dans l ' Almanach des Muses la pièce fugitive : le Cri du coeur. "

Quand je suis las de mes jardins, la plaine de Montrouge les remplace. J'ai vu changer cette plaine : que n'ai-je pas vu changer ! Il y a vingt-cinq ans qu'en allant à Méréville, au Marais, à la Vallée-aux-Loups, je passais par la barrière du Maine ; on n'apercevait à droite et à gauche de la chaussée que des moulins, les roues des grues aux trouées des carrières et la pépinière de Cels, ancien ami de Rousseau. Desnoyers bâtit ses salons de cent couverts pour les soldats de la garde impériale qui venaient trinquer entre chaque bataille gagnée, entre chaque royaume abattu. Quelques guinguettes s'élevèrent autour des moulins, depuis la barrière du Maine jusqu'à la barrière du Montparnasse. Plus haut était le Moulin janséniste et la petite maison de Lauzun pour contraste. Auprès des guinguettes furent plantés des acacias, ombrage des pauvres comme l'eau de Seltz est le vin de Champagne des gueux. Un théâtre forain fixa la population nomade des bastringues ; un village se forma avec une rue pavée, des chansonniers et des gendarmes, Amphions et Cécrops de la police.

Pendant que les vivants s'établissaient, les morts réclamaient leur place. On enferma, non sans opposition des ivrognes, un cimetière dans une enceinte où fut enclos un moulin ruiné, comme la tour des Abois : c'est là que la mort porte chaque jour le grain qu'elle a recueilli ; un simple mur la sépare des danses, de la musique, des tapages nocturnes ; les bruits d'un moment, les mariages d'une heure les séparent du silence sans terme, de la nuit sans fin et des noces éternelles.

Je parcours souvent ce cimetière moins vieux que moi, ou les vers qui rongent les morts ne sont pas encore morts ; je lis les épitaphes : que de femmes de seize à trente ans sont devenues la proie de la tombe ! heureuses de n'avoir vécu que leur jeunesse ! La duchesse de Gèvres, dernière goutte du sang de Du Guesclin, squelette d'un autre âge, fait son somme au milieu des dormeurs plébeiens.

Dans cet exil nouveau, j'ai déjà d'anciens amis : M. Lemoine y repose. Secrétaire de M. de Montmorin, il m'avait été légué par madame de Beaumont. Il m'apportait presque tous les soirs, quand j'étais à Paris, la simple conversation qui me plaît tant quand elle s'unit à la bonté du coeur et à la sûreté du caractère. Mon esprit fatigué et malade se délasse avec un esprit sain et reposé. J'ai laisse les cendres de la noble patronne de M. Lemoine au bord du Tibre.

Les boulevards qui environnent l' Infirmerie partagent mes promenades avec le cimetière ; je n'y rêve plus : n'ayant plus d'avenir, je n'ai plus de songes. Etranger aux générations nouvelles, je leur semble un besacier poudreux, bien nu ; à peine suis-je recouvert maintenant d'un lambeau de jours écourtés que le temps rogne comme le héraut d'armes coupait la jaquette d'un chevalier sans gloire : je suis aise d'être à l'écart. Il me plaît d'habiter à une portée de fusil de la barrière, au bord d'un grand chemin et toujours prêt à partir. Du pied de la colonne milliaire, je regarde passer le courrier, mon mage et celle de la vie : tanquam nuntius percurrens .

Lorsque j'étais à Rome, en 1828, j'avais formé le projet de bâtir à Paris, au bout de mon ermitage, une serre et une maison de jardinier ; le tout sur mes économies de mon ambassade et les fragments d'antiquités trouvés dans mes fouilles à Torre Vergata . M. de Polignac arriva au ministère ; je fis aux libertés de mon pays le sacrifice d'une place qui me charmait ; retombé dans mon indigence, adieu ma serre : fortuna vitrea est .

La méchante habitude du papier et de l'encre fait qu'on ne peut s'empêcher de grisonner. J'ai pris la plume ignorant ce que j'allais écrire, et j'ai barbouillé cette description, trop longue au moins d'un tiers : si j'ai le temps, je l'abrégerai.

Je dois demander pardon à mes amis de l'amertume de quelques-unes de mes pensées. Je ne sais rire que des lèvres, j'ai le spleen , tristesse physique, véritable maladie ; quiconque a lu ces Mémoires a vu quel a été mon sort. Je n'étais pas à une nagée du sein de ma mère, que déjà les tourments m'avaient assailli. J'ai erré de naufrage en naufrage ; je sens une malédiction sur ma vie, poids trop pesant pour cette cahute de roseaux. Que ceux que j'aime ne se croient donc pas reniés ; qu'ils m'excusent, qu'ils laissent passer ma fièvre : entre ces accès, mon coeur est tout à eux.


3 L36 [Chapitre 2]

[Lettre de madame la duchesse de Berry.]

J'en étais là de ces pages décousues, jetées pêle-mêle sur ma table et emportées par le vent que laissent entrer mes fenêtres ouvertes, lorsqu'on m'a remis la lettre et la note suivantes de madame la duchesse de Berry ; allons, rentrons encore une fois dans la seconde partie de ma double vie, la partie positive.

" De la citadelle de Blaye, 7 mai 1833.

" Je suis péniblement contrariée du refus du gouvernement de vous laisser venir auprès de moi après la double demande que j'en ai faite. De toutes les vexations sans nombre qu'il m'a fallu éprouver, celle-ci est sans doute la plus pénible. J'avais tant de choses à vous dire ! tant de conseils à vous réclamer ! Puisqu'il faut renoncer à vous voir, je vais du moins essayer, par le seul moyen qui me reste, de vous remettre la commission que je voulais vous donner et que vous accomplirez : car je compte sans réserve sur votre attachement pour moi et sur votre dévouement pour mon fils. Je vous charge donc, monsieur, spécialement d'aller à Prague et de dire à mes parents que, si je me suis refusée jusqu'au 22 février à déclarer mon mariage secret, ma pensée était de servir davantage la cause de mon fils et de prouver qu'une mère, une Bourbon, ne craignait pas d'exposer ses jours. Je comptais seulement faire connaître mon mariage à la majorité de mon fils ; mais les menaces du gouvernement, les tortures morales, poussées au dernier degré, m'ont décidée à faire ma déclaration. Dans l'ignorance où je suis de l'époque à laquelle la liberté me sera rendue après tant d'espérances déçues, il est temps de donner à ma famille et à l'Europe entière une explication qui puisse prévenir des suppositions injurieuses. J'aurais désiré pouvoir la donner plus tôt ; mais une séquestration absolue et les difficultés insurmontables pour communiquer avec le dehors m'en avaient empêchée jusqu'ici. Vous direz à ma famille que je suis mariée en Italie au comte Hector Lucchesi-Palli, des princes de campo-Franco.

" Je vous demande, ô monsieur de Chateaubriand, de porter à mes chers enfants l'expression de toute ma tendresse pour eux. Dites bien à Henri que je compte plus que jamais sur tous ses efforts pour devenir de jour en jour plus digne de l'admiration et de l'amour des Français. Dites à Louise combien je serais heureuse de l'embrasser et que ses lettres ont été pour moi ma seule consolation. Mettez mes hommages aux pieds du Roi et offrez mes tendres amitiés à mon frère et à ma bonne soeur. Je les prie de vous communiquer leurs intentions pour l'avenir. Je vous demande de me rapporter partout où je serai les voeux de mes enfants et de ma famille. Renfermée dans les murs de Blaye, je trouve une consolation à avoir un interprète tel que monsieur le vicomte de Chateaubriand ; il peut à tout jamais compter sur mon attachement.

" Marie-Caroline. "

Note.

" J'ai éprouvé une grande satisfaction de l'accord qui règne entre vous et M. le marquis de Latour-Maubourg, y attachant un grand prix pour les intérêts de mon fils.

" Vous pouvez communiquer à madame la Dauphine la lettre que je vous écris. Assurez ma soeur que dès que je serai mise en liberté je n'aurai rien de plus pressé que de lui envoyer tous les papiers relatifs aux affaires politiques. Tous mes voeux auraient été de me rendre à Prague aussitôt que je serai libre ; mais les souffrances de tout genre que j'ai éprouvées ont tellement détruit ma santé, que je serai obligée de m'arrêter quelque temps en Italie pour me remettre un peu et ne pas trop effrayer par mon changement, mes pauvres enfants. Etudiez le caractère de mon fils, ses qualités, ses penchants, ses défauts même ; vous direz au Roi, à madame la Dauphine et à moi-même ce qu'il y a à corriger, à changer, à perfectionner, et vous ferez connaître à la France ce qu'elle a à espérer de son jeune Roi.

" Par mes divers rapports avec l'empereur de Russie, je sais qu'il a fort bien accueilli à diverses reprises des propositions de mariage de mon fils avec la princesse Olga. M. de Choulot vous donnera les renseignements les plus précis sur les personnes qui se trouvent à Prague.

" Désirant rester Française avant tout, je vous demande d'obtenir du Roi de conserver mon titre de princesse française et mon nom. La mère du roi de Sardaigne s'appelle toujours la princesse de Carignan malgré qu'elle ait épousé M. de Monléar, auquel elle a donné le titre de prince. Marie-Louise, duchesse de Parme, a conservé son titre d'impératrice en épousant le comte de Neipperg, et elle est restée tutrice de son fils : ses autres enfants s'appellent Neipperg.

" Je vous prie de partir le plus promptement possible pour Prague, désirant plus vivement que je ne puis vous le dire que vous arriviez à temps pour que ma famille n'apprenne tous ces détails que par vous.

" Je désire le plus possible qu'on ignore votre départ ou que du moins l'on ne sache point que vous êtes porteur d'une lettre de moi, pour ne pas faire découvrir mon seul moyen de correspondance qui est si précieux quoique fort rare. M. le comte Lucchesi, mon mari, est descendant d'une des quatre plus grandes et plus anciennes familles de Sicile, les seules qui restent des douze compagnons de Tancrède. Cette famille s'est toujours fait remarquer par le plus noble dévouement à la cause de ses rois. Le prince de Campo-Franco, père de Lucchesi, était le premier gentilhomme de la chambre de mon père. Le roi de Naples actuel, ayant une entière confiance en lui, l'a placé auprès de son jeune frère le vice-roi de Sicile. Je ne vous parle pas de ses sentiments ; ils sont en tous points conformes aux nôtres.

" Convaincue que la seule manière d'être comprise par les Français c'est de leur parler toujours le langage de l'honneur et de leur faire envisager la gloire, j'avais eu la pensée de marquer le commencement du règne de mon fils par la réunion de la Belgique à la France. Le comte Lucchesi fut chargé par moi de faire à ce sujet les premières ouvertures au roi de Hollande et au prince d'Orange ; il avait puissamment contribué à les taire bien accueillir. Je n'ai pas été assez heureuse pour terminer ce traité, l'objet de tous mes voeux ; mais je pense qu'il y a encore des chances de succès ; avant de quitter la Vendée, j'avais donné à M. le maréchal de Bourmont des pouvoirs pour continuer cette affaire. Personne n'est plus capable que lui de la mener à bien à cause de l'estime dont il jouit en Hollande.

" Blaye, ce 7 mai 1833.

" M.-C. "

" Dans l'incertitude où je suis de pouvoir écrire au marquis de Latour-Maubourg tâchez de le voir avant votre départ. Vous pouvez lui dire tout ce que vous jugerez convenable, mais sous le secret le plus absolu. Convenez avec lui de la direction à donner aux journaux. "


3 L36 Chapitre 3

Réflexions et résolutions.

Je fus ému à la lecture de ces documents. La fille de tant de rois, cette femme tombée de si haut, après avoir fermé l'oreille à mes conseils, avait le noble courage de s'adresser à moi, de me pardonner d'avoir prévu le mauvais succès de son entreprise : sa confiance m'allait au coeur et m'honorait. Madame de Berry m'avait bien jugé ; la nature même de cette entreprise qui lui faisait tout perdre ne m'éloignait pas. Jouer un trône, la gloire, l'avenir, une destinée, n'est pas chose vulgaire : le monde comprend qu'une princesse peut être une mère héroïque. Mais ce qu'il faut vouer à l'exécration, ce qui n'a pas d'exemple dans l'histoire, c'est la torture impudique infligée à une faible femme, seule, privée de secours, accablée de toutes les forces d'un gouvernement conjuré contre elle, comme s'il s'agissait de vaincre une puissance formidable. Des parents livrant eux-mêmes leur fille à la risée des laquais, la tenant par les quatre membres afin qu'elle accouche en public ; appelant les autorités du coin, les geôliers, les espions, les passants, pour voir sortir l'enfant des entrailles de leur prisonnière, de même qu'on avait appelé la France à voir naître son Roi ! Et quelle prisonnière ? la petite-fille de Henri IV ! Et quelle mère ? la mère de l'orphelin banni dont on occupe le trône ! Trouverait-on dans les bagnes une famille assez mal née pour avoir la pensée de flétrir un de ses enfants d'une telle ignominie ? N'eût-il pas été plus noble de tuer madame la duchesse de Berry que de lui faire subir la plus tyrannique humiliation ? Ce qu'il y a eu d'indulgence dans cette lâche affaire appartient au siècle, ce qu'il y a eu d'infamant appartient au gouvernement.

La lettre et la note de madame la duchesse de Berry sont remarquables par plus d'un endroit : la partie relative à la réunion de la Belgique et au mariage de Henri V montre une tête capable de choses sérieuses ; la partie qui concerne la famille de Prague est touchante. La princesse craint d'être obligée de s'arrêter en Italie pour se remettre un peu et ne pas trop effrayer de son changement ses pauvres enfants. Quoi de plus triste et de plus douloureux. Elle ajoute : " Je vous demande, ô monsieur de Chateaubriand ! de porter à mes chers enfants l'expression de toute ma tendresse, etc. "

O madame la duchesse de Berry ! que puis-je pour vous, moi faible créature déjà à moitié brisée ? Mais comment refuser quelque chose à ces paroles : " Renfermée dans les murs de Blaye, je trouve une consolation à avoir un interprète tel que monsieur de Chateaubriand ; il peut à jamais compter sur mon attachement. " Oui : je partirai pour la dernière et la plus glorieuse de mes ambassades ; j'irai de la part de la prisonnière de Blaye trouver la prisonnière du Temple ; j'irai négocier un nouveau pacte de famille, porter les embrassements d'une mère captive à des enfants exilés, et présenter les lettres par lesquelles le courage et le malheur m'accréditent auprès de l'innocence et de la vertu.


3 L36 Chapitre 4

14 mai 1833.

Départ de Paris. - Calèche de M. de Talleyrand. - Bâle. - Journal de Paris à Prague du 14 au 24 mai 1833, écrit au crayon dans la voiture, à l'encre dans les auberges.

Une lettre pour madame la Dauphine et un billet pour les deux enfants étaient joints à la lettre qui m'était adressée.

Il m'était resté de mes grandeurs passées un coupé dans lequel je brillais jadis à la cour de George IV, et une calèche de voyage autrefois construite à l'usage du prince de Talleyrand. Je fis radouber celle-ci, afin de la rendre capable de marcher contre nature : car, par son origine et ses habitudes, elle est peu disposée à courir après les rois tombés. Le 14 mai, à huit heures et demie du soir anniversaire de l'assassinat de Henri IV, je partis pour aller trouver Henri V enfant, orphelin et proscrit.

Je n'étais pas sans inquiétude relativement à mon passeport : pris aux affaires étrangères, il était sans signalement, et il avait onze mois de date ; délivré pour la Suisse et l'Italie il m'avait déjà servi à sortir de France et a y rentrer ; différents visa attestaient ces diverses circonstances. Je n'avais voulu ni le faire renouveler ni en requérir un nouveau. Toutes les polices eussent été averties, tous les télégraphes eussent joué ; j'aurais été fouillé à toutes les douanes dans ma vache, dans ma voiture, sur ma personne. Si mes papiers avaient été saisis que de prétextes de persécution, que de visites domicillaires, que d'arrestations ! Quelle prolongation peut-être de la captivité royale ! car il demeurait prouvé que la princesse avait des moyens secrets de correspondance au dehors. Il m'était donc impossible de signaler mon départ par la demande d'un passeport ; je me confiai à mon étoile.

Evitant la route trop battue de Francfort et celle de Strasbourg qui passe sous la ligne télégraphique, je pris le chemin de Bâle avec Hyacinthe Pilorge, mon secrétaire, façonné à toutes mes fortunes, et Baptiste, valet de chambre , lorsque j'étais Monseigneur , et redevenu valet tout court à la chute de ma seigneurie : nous montons et nous descendons ensemble. Mon cuisinier, le fameux Monmirel, se retira à ma sortie du ministère, me déclarant qu'il ne reviendrait aux affaires qu'avec moi. Il avait été sagement décidé, par l'introducteur des ambassadeurs sous la Restauration, que tout ambassadeur mort rentrait dans la vie privée ; Baptiste était rentré dans la domesticité.

Arrivé à Altkirch, relais de la frontière, un gendarme se présenta et me demanda mon passeport. A la vue de mon nom, il me dit qu'il avait fait, sous les ordres de mon neveu Christian, capitaine dans les dragons de la garde, la campagne d'Espagne en 1823. Entre Altkirch et Saint-Louis je rencontrai un curé et ses paroissiens ; ils faisaient une procession contre les hannetons, vilaines bêtes fort multipliées depuis les journées de Juillet. A Saint-Louis les préposés des douanes, qui me connaissaient me laissèrent passer. J'arrivai joyeux à la porte de Bâle où m'attendait le vieux tambour-major suisse qui m'avait infligé au mois d'août précédent un bedit garandaine t ' un quart d ' hire ; mais il n'était plus question de choléra et j'allai descendre aux Trois-Rois au bord du Rhin, c'était le 17 de mai, à dix heures du matin.

Le maître de l'hôtel me procura un domestique de place appelé Schwartz, natif de Bâle, pour me servir d'interprète en Bohême. Il parlait allemand, comme mon bon Joseph, ferblantier milanais, parlait grec en Messénie en s'enquérant des ruines de Sparte.

Le même jour, 17 mai, à 6 heures du soir, je démarrai du port. En montant en calèche, je fus ébahi de revoir le gendarme d'Altkirch au milieu de la foule ; je ne savais s'il n'était point dépêché à ma suite : il avait tout simplement escorté la malle-poste de France. Je lui donnai pour boire à la santé de son ancien capitaine.

Un écolier s'approcha de moi et me jeta un papier avec cette suscription : " Au Virgile du XIXème siècle ", on lisait écrit ce passage altéré de l'Enéide : Macte animo, generose puer . Et le postillon fouetta les chevaux, et je partis tout fier de ma haute renommée à Bâle, tout étonné d'être Virgile, tout charmé d'être appelé enfant, generose puer .


3 L35 Chapitre 5

Bords du Rhin. - Saut du Rhin. - Moskirch. - Orage.

Je franchis le pont, laissant les bourgeois et les paysans de Bâle en guerre au milieu de leur république, et remplissant à leur manière le rôle qu'ils sont appelés à jouer dans la transformation générale de la société. Je remontai la rive droite du Rhin et regardais avec une certaine tristesse les hautes collines du canton de Bâle. L'exil que j'étais venu chercher l'année dernière dans les Alpes me semblait une fin de vie plus heureuse un sort plus doux que ces affaires d'empire où je m'étais réengagé. Nourrissais-je pour madame la duchesse de Berry ou son fils la plus petite espérance ? non, j'étais en outre convaincu que, malgré mes services récents, je ne trouverais point d'amis à Prague. Tel qui a prêté serment à Louis-Philippe, et qui loue néanmoins les funestes ordonnances, doit être plus agréable à Charles X que moi qui n'ai point été parjure. C'est trop auprès d'un roi d'avoir deux fois raison : on préfère la trahison flatteuse au dévouement sévère. J'allais donc à Prague comme le soldat sicilien, pendu à Paris du temps de la Ligue, allait à la corde : le confesseur des Napolitains cherchait à lui mettre le coeur au ventre et lui disait chemin faisant : " Allegramente ! allegramente ! " Ainsi voguaient mes pensées tandis que les chevaux m'emportaient ; mais quand je songeais aux malheurs de la mère de Henri V, je me reprochais mes regrets.

Les bords du Rhin fuyant le long de ma voiture me faisaient une agréable distraction : lorsqu'on regarde un paysage par une fenêtre, quoiqu'on rêve à autre chose, il entre pourtant dans la pensée un reflet de l'image que l'on a sous les yeux. Nous roulions parmi des prairies peintes des fleurs de mai ; la verdure était nouvelle dans les bois, les vergers et les haies. Chevaux, ânes, vaches, moutons, porcs, chiens et chats, poules et pigeons, oies et dindons, étaient aux champs avec leurs maîtres. Le Rhin, fleuve guerrier, semblait se plaire au milieu de cette scène pastorale, comme un vieux soldat loge en passant chez des laboureurs.

Le lendemain matin, 18 mai, avant d'arriver à Schaffouse, je me fis conduire au saut du Rhin ; je dérobai quelques moments à la chute des royaumes pour m'instruire à son image. Je me serais bien arrangé de finir mes jours dans le castel qui domine le chasme. Si j'avais placé à Niagara le rêve d'Atala non encore réalisé, si j'avais rencontré à Tivoli un autre songe déjà passé sur la terre, qui sait si, dans le donjon de la chute du Rhin, je n'aurais pas trouvé une vision plus belle, naguère errante à ses bords, et qui m'eût consolé de toutes les ombres que j'avais perdues !

De Schaffouse j'ai continué ma route pour Ulm. Le pays offre des bassins cultivés où des monticules couverts de bois et détachés les uns des autres plongent leurs pieds. Dans ce bois qu'on exploitait alors, on remarquait des chênes, les uns abattus, les autres debout ; les premiers écorcés à terre, leurs troncs et leurs branches nus et blancs comme le squelette d'un animal bizarre ; les seconds portant sur leurs rameaux hirsutes et garnis d'une mousse noire la fraîche verdure du printemps : ils réunissaient, ce qui ne se trouve jamais chez l'homme, la double beauté de la vieillesse et de la jeunesse.

Dans les sapinières de la plaine, des déracinements laissaient des places vides ; le sol avait été converti en prairies. Ces hippodromes de gazon au milieu des forêts ardoisées ont quelque chose de sévère et de riant, et rappellent les savanes du Nouveau-Monde. Les cabanes tiennent encore du caractère suisse ; les hameaux et les auberges se distinguent par cette propreté appétissante ignorée dans notre pays.

Arrêté pour dîner entre six et sept heures du soir à Moskirch, je musais à la fenêtre de mon auberge : des troupeaux buvaient à une fontaine, une génisse sautait et folâtrait comme un chevreuil. Partout où l'on agit doucement envers les animaux, ils sont gais et se plaisent avec l'homme. En Allemagne et en Angleterre on ne frappe point les chevaux, on ne les maltraite pas de paroles ; ils se rangent d'eux-mêmes au timon ; ils partent et s'arrêtent à la moindre émission de la voix, au plus petit mouvement de la bride. De tous les peuples les Français sont les plus inhumains : voyez nos postillons atteler leurs chevaux ? ils les poussent aux brancards à coups de botte dans le flanc, à coups de manche de fouet sur la tête, leur cassant la bouche avec le mors pour les faire reculer, accompagnant le tout de jurements, de cris et d'insultes au pauvre animal. On contraint les bêtes de somme à tirer ou à porter des fardeaux qui surpassent leurs forces, et, pour les obliger d'avancer, on leur coupe le cuir à virevoltes de lanières : la férocité du Gaulois nous est restée : elle est seulement cachée sous la soie de nos bas et de nos cravates.

Je n'étais pas seul à béer ; les femmes en faisaient autant à toutes les fenêtres de leurs maisons. Je me suis souvent demandé en traversant des hameaux inconnus : " Voudrais-tu demeurer là ? "

Je me suis toujours répondu : " Pourquoi pas ? " Qui, durant les folles heures de la jeunesse, n'a dit avec le troubadour Pierre Vidal :

Don n'ai mais d'un pauc cordo

Que Na Raymbauda me do,

Quel reys Richartz ab Peitieus

Ni ab Tors ni ab Angieus.

" Je suis plus riche avec un ruban que la belle Raimbaude me donne, que le roi Richard avec Poitiers, Tours et Angers. " Matière de songes est partout ; peines et plaisirs sont de tous lieux : ces femmes de Moskirch qui regardaient le ciel ou mon chariot de poste, qui me regardaient ou ne regardaient rien, n'avaient-elles pas des joies et des chagrins, des intérêts de coeur, de fortune, de famille, comme on en a à Paris ? J'aurais été loin dans l'histoire de mes voisins, si le dîner ne s'était annoncé poétiquement au fracas d'un coup de tonnerre : c'était beaucoup de bruit pour peu de chose.


3 L36 Chapitre 6

19 mai 1833.

Le Danube. - Ulm.

A dix heures du soir, je remontai en voiture ; je m'endormis au grignotement de la pluie sur la capote de la calèche. Le son du petit cor de mon postillon me réveilla. J'entendis le murmure d'une rivière que je ne voyais pas. Nous étions arrêtés à la porte d'une ville, la porte s'ouvre ; on s'enquiert de mon passeport et de mes bagages : nous entrions dans le vaste empire de Sa Majesté wurtembergeoise. Je saluai de ma mémoire la grande-duchesse Hélène, fleur gracieuse et délicate maintenant enfermée dans les serres du Worga. Je n'ai conçu qu'un seul jour le prix du haut rang et de ta fortune : c'est à la fête que je donnai à la jeune princesse de Russie dans les jardins de la villa de Médicis. Je sentis comment la magie du ciel, le charme des lieux, le prestige de la beauté et de la puissance pouvaient enivrer, je me figurais être à la fois Torquato Tasso et Alfonso d ' Este ; je valais mieux que le prince, moins que le poète ; Hélène était plus belle que Léonore. Représentant de l'héritier de François Ier et de Louis XIV, j'ai eu le songe d'un roi de France.

On ne me fouilla point : je n'avais rien contre les droits des souverains, moi qui reconnaissais ceux d'un jeune monarque quand les souverains eux-mêmes ne les reconnaissaient plus. La vulgarité, la modernité de la douane et du passeport contrastaient avec l'orage, la porte gothique, le son du cor et le bruit du torrent.

Au lieu de la châtelaine opprimée que je me préparais à délivrer, je trouvai, au sortir de la ville, un vieux bonhomme, il me demanda six cruches (kreutzer), haussant de la main gauche une lanterne au niveau de sa tête grise, tendant la main droite à Schwartz assis sur le siège, ouvrant sa bouche comme la gueule d'un brochet pris à l'hameçon : Baptiste, mouillé et malade, ne s'en put tenir de rire.

Et ce torrent que je venais de franchir, qu'était-ce ?

Je le demandai au postillon, qui me cria : " Donau (le Danube). " Encore un fleuve fameux traversé par moi à mon insu, comme j'étais descendu dans le lit des lauriers roses de l'Eurotas sans le connaître ! Que m'a servi de boire aux eaux du Meschacébé, de l'Eridan, du Tibre, du Céphise, de l'Hermus, du Jourdain, du Nil, du Bétis, du Tage, de l'Ebre, du Rhin, de la Sprée, de la Seine, de la Tamise et de mille autres fleuves obscurs ou célèbres ? Ignorés, ils ne m'ont point donné leur paix ; illustres, ils ne m'ont point communiqué leur gloire : ils pourront dire seulement qu'ils m'ont vu passer comme leurs rives voient passer leurs ondes.

J'arrivai d'assez bonne heure, le dimanche 19 mai, à Ulm, après avoir parcouru le théâtre des campagnes de Moreau et de Bonaparte.

Hyacinthe, membre de la Légion d'honneur, en portait le ruban : cette décoration nous attirait des respects incroyables. N'ayant à ma boutonnière qu'une petite fleur, selon ma coutume, je passais, avant qu'on sût mon nom, pour un être mystérieux : mes Mamelucks, au Caire, voulaient, bon gré, mal gré, que je fusse un général de Napoléon déguisé en savantasse ; ils n'en démordaient point et s'attendaient de quart d'heure en quart d'heure à me voir mettre l'Egypte dans la ceinture de mon cafetan.

C'est pourtant chez les peuples dont nous avons brûlé les villages et ravagé les moissons que ces sentiments existent. Je jouissais de cette gloire ; mais si nous n'avions fait que du bien à l'Allemagne, y serions-nous tant regrettés ? Inexplicable nature humaine !

Les maux de la guerre sont oubliés ; nous avons laissé au sol de nos conquêtes le feu de la vie. Cette masse inerte mise en mouvement continue de fermenter, parce que l'intelligence y commence. En voyageant aujourd'hui, on s'aperçoit que les peuples veillent le sac sur le dos ; prêts à partir, ils semblent nous attendre pour nous mettre à la tête de la colonne. Un Français est toujours pris pour l'aide de camp qui apporte l'ordre de marcher.

Ulm est une petite ville propre, sans caractère particulier ; ses remparts détruits se sont convertis en potagers et en promenades, ce qui arrive à tous les remparts. Leur fortune a quelque chose de pareil à celle des militaires, le soldat porte les armes dans sa jeunesse ; devenu invalide il se fait jardinier.

J'allai voir la cathédrale, vaisseau gothique à nef élevée. Les bas côtés se partagent en deux voûtes étroites soutenues par un seul rang de piliers, de manière que l'édifice intérieur tient à la fois de la cathédrale et de la basilique.

La chaire a pour dais un élégant clocher terminé en pointe comme une mitre ; l'intérieur de ce clocher se compose d'un noyau autour duquel tourne une voûte hélicoïde à filigranes de pierre. Des aiguilles symétriques perçant le dehors paraissent avoir été destinées à porter des cierges, ils illuminaient cette tiare quand le pontife prêchait les jours de fête. Au lieu de prêtres officiant, j'ai vu de petits oiseaux sautillant dans ces feuillages de granit, ils célébraient la parole qui leur donna une voix et des ailes le cinquième jour de la création.

La nef était déserte ; au chevet de l'église deux troupes séparées de garçons et de filles écoutaient des instructions. La réformation (je l'ai déjà dit) a tort de se montrer dans les monuments catholiques qu'elle a envahis ; elle y est mesquine et honteuse. Ces hauts portiques demandent un clergé nombreux, la pompe des solennités, les chants, les tableaux, les ornements, les voiles de soie, les draperies, les dentelles, l'argent, l'or, les lampes, les fleurs et l'encens des autels. Le protestantisme aura beau dire qu'il est retourné au christianisme primitif, les églises gothiques lui répondent qu'il a renié ses pères : les chrétiens, architectes de ces merveilles, étaient autres que les enfants de Luther et de Calvin.


3 L36 Chapitre 7

19 mai 1833.

Blenheim. - Louis XIV. - Forêt Hercynienne. - Les Barbares. - Sources du Danube.

Le 19 mai, à midi, j'avais quitté Ulm. A Dillingen les chevaux manquèrent. Je demeurai une heure dans la grande rue, ayant pour récréation la vue d'un nid de cigogne planté sur une cheminée comme sur un minaret d'Athènes ; une multitude de moineaux avaient fait insolemment leurs nids dans la couche de la paisible reine au long cou . Au-dessous de la cigogne, une dame, logée au premier étage, regardait les passants à l'ombre d'une jalousie demi-relevée ; au-dessous de la dame était un saint de bois dans une niche. Le saint sera précipité de sa niche sur le pavé, la femme de sa fenêtre dans la tombe : et la cigogne ? elle s'envolera : ainsi finiront les trois étages.

Entre Dillingen et Donauwerth, on traverse le champ de bataille de Blenheim. Les pas des armées de Moreau sur le même sol n'ont point effacé ceux des armées de Louis XIV ; la défaite du grand roi domine dans la contrée les succès du grand empereur.

Le postillon qui me conduisait était de Blenheim ; arrivé à la hauteur de son village, il sonna du cor : peut-être annonçait-il son passage à la paysanne qu'il aimait ; elle tressaillait de joie au milieu des mêmes guérets où vingt-sept bataillons et douze escadrons français furent faits prisonniers, où le régiment de Navarre, dont j'ai eu l'honneur de porter l'uniforme, enterra ses étendards au bruit lugubre des trompettes : ce sont là les lieux communs de la succession des âges. En I793, la République enleva de l'église de Blenheim les guidons arrachés à la monarchie en I704 : elle vengeait le royaume et immolait le roi ; elle abattait la tête de Louis XVI, mais elle ne permettait qu'à la France de déchirer le drapeau blanc.

Rien ne fait mieux sentir la grandeur de Louis XIV que de trouver sa mémoire jusqu'au fond des ravines creusées par le torrent des victoires napoléoniennes. Les conquêtes de ce monarque ont laissé à notre pays des frontières qui nous gardent encore. L'écolier de Brienne à qui la légitimité donna son épée, enferma un moment l'Europe dans son antichambre ; mais elle en sortit, le petit-fils de Henri IV mit cette même Europe aux pieds de la France ; elle y est restée. Cela ne signifie pas que je compare Napoléon à Louis XIV : hommes de divers destins, ils appartiennent à des siècles dissemblables, à des nations différentes ; l'un a parachevé une ère, l'autre commencé un monde. On peut dire de Napoléon ce que dit Montaigne de César : " J'excuse la victoire de ne s'être pu dépêtrer de lui. "

Les indignes tapisseries du château de Blenheim, que je vis avec Pelletier, représentent le maréchal de Tallart ôtant piteusement son chapeau au duc de Marlborough, lequel est en posture de rodomont. Tallart n'en demeura pas moins le favori du vieux lion : prisonnier à Londres, il vainquit, dans l'esprit de la reine Anne, Marlborough qui l'avait battu à Blenheim, et mourut membre de l'Académie française : " C'était, selon Saint-Simon, un homme de taille médiocre avec des yeux un peu jaloux, plein de feu et d'esprit, mais sans cesse battu du diable par son ambition. "

Je fais de l'histoire en calèche : pourquoi pas ? César en faisait bien en litière ; s'il gagnait les batailles qu'il écrivait, je n'ai pas perdu celles dont je parle.

De Dillingen à Donauwerth riche plaine d'inégal niveau où les champs de blé s'entremêlent aux prairies : on se rapproche et on s'éloigne du Danube selon les courbures du chemin et les inflexions du fleuve. A cette hauteur, les eaux du Danube sont encore jaunes comme celles du Tibre.

A peine êtes-vous sorti du village que vous en apercevez un autre ; villages propres et riants : souvent les murs des maisons ont des fresques. Un certain caractère italien se prononce davantage à mesure que l'on avance vers l'Autriche : l'habitant du Danube n'est plus paysan du Danube.

Son menton nourissait une barbe touffue :

Toute sa personne velue

Représentait un ours, mais un ours mal léché.

Mais le ciel d'Italie manque ici : le soleil est bas et blanc ; ces bourgs si dru semés ne sont pas ces petites villes de la Romagne qui couvent les chefs-d'oeuvre des arts cachés sous elles ; on gratte la terre, et ce labourage fait pousser, comme un épi de blé, quelque merveille du ciseau antique.

A Donauwerth, je regrettai d'être arrivé trop tard pour jouir d'une belle perspective du Danube. Lundi 21, même aspect du paysage ; cependant le sol devient moins bon et les paysans paraissent plus pauvres. On commence à revoir des bois de pins et des collines. La forêt Hercynienne débordait jusqu'ici ; les arbres dont Pline nous a laissé la description singulière furent abattus par des générations maintenant ensevelies avec les chênes séculaires.

Lorsque Trajan jeta un pont sur le Danube, l'Italie ouït pour la première fois le nom si fatal à l'ancien monde, le nom des Goths. Le chemin s'ouvrit à des myryades de sauvages qui marchèrent au sac de Rome. Les Huns et leur Attila bâtirent leurs palais de bois en regard du Colysée, au bord du fleuve rival du Rhin, et comme lui ennemi du Tibre. Les hordes d'Alaric franchirent le Danube en 376 pour renverser l'empire grec civilisé, au même lieu où les Russes l'ont traversé en 1828 avec le dessein de renverser l'empire barbare assis sur les débris de la Grèce. Trajan aurait-il deviné qu'une civilisation d'une espèce nouvelle s'établirait un jour de l'autre côté des Alpes, aux confins du fleuve qu'il avait presque découvert ? Né dans la forêt Noire, le Danube va mourir dans la mer Noire. Où gît sa principale source ? dans la cour d'un baron allemand, lequel emploie la naïade à laver son linge. Un géographe s'étant avisé de nier le fait, le gentilhomme propriétaire lui a intenté un procès. Il a été décidé par arrêt que la source du Danube était dans la cour dudit baron et ne saurait être ailleurs. Que de siècles il a fallu pour arriver des erreurs de Ptolémée à cette importante vérité ! Tacite fait descendre le Danube du mont Abnoba, montis Abnobae . Mais les barons hermondures, narisques, marcomans et quades, qui sont les autorités sur lesquelles s'appuie l'historien romain, n'étaient pas si avisés que mon baron allemand. Eudore n'en savait pas tant, quand je le faisais voyager aux embouchures de l'Ister, où l'Euxin, selon Racine, devait porter Mithridate en deux jours . " Ayant passé l'Ister vers son embouchure, je découvris un tombeau de pierre sur lequel croissait un laurier. J'arrachai les herbes qui couvraient quelques lettres latines, et bientôt je parvins à lire ce premier vers des élégies d'un poète infortuné :

" Mon livre, vous irez à Rome, et vous irez à Rome sans moi. "

( Martyrs .)

Le Danube, en perdant sa solitude, a vu se reproduire sur ses bords les maux inséparables de la société : pestes, famines, incendies, saccagements de villes, guerres, et ces divisions sans cesse renaissantes des passions ou des erreurs humaines.

Déjà nous avons vu le Danube inconstant,

Qui, tantôt catholique et tantôt protestant,

Sert Rome et Luther de son onde,

Et qui, comptant après pour rien

Le Romain, le Luthérien,

Finit sa course vagabonde

Par n'être pas même chrétien.


3 L36 Chapitre 8

20 et 21 mai 1833.

Ratisbonne. - Fabrique d'empereurs. - Diminution de la vie sociale à mesure qu'on s'éloigne de la France. - Sentiments religieux des Allemands.

Après Donauwerth on trouve Burkheim et Neubourg. Au déjeuner, à Ingolstadt, on m'a servi du chevreuil : c'est grand'pitié de manger cette charmante bête. J'ai toujours lu avec horreur le récit de la fête de l'installation de George Neville, archevêque d'York, en 1466 : on y rôtit quatre cents cygnes chantant en choeur leur hymne funèbre ! Il est aussi question dans ce repas de deux cent quatre butors : je le crois bien !

Regensburg , que nous appelons Ratisbonne offre, en arrivant par Donauwerth, un aspect agréable. Deux heures sonnaient, le 21, lorsque je m'arrêtai devant l'hôtel de la poste. Tandis que l'on attelait, ce qui est toujours long en Allemagne, j'entrai dans une église voisine appelée la Vieille chapelle , blanchie et dorée tout à neuf. Huit vieux prêtres noirs, à cheveux blancs, chantaient les vêpres ; j'avais prié autrefois dans une chapelle de Tivoli pour un homme qui priait lui-même à mes côtés ; dans une des citernes de Carthage, j'avais offert des voeux à saint Louis, mort non loin d'Utique, plus philosophe que Caton, plus sincère qu'Annibal, plus pieux qu'Enée : dans la chapelle de Ratisbonne, j'eus la pensée de recommander au ciel le jeune roi que je venais chercher ; mais je craignais trop la colère de Dieu pour solliciter une couronne ; je suppliai le dispensateur de toutes grâces d'accorder à l'orphelin le bonheur, et de lui donner le dédain de la puissance.

Je courus de la Vieille chapelle à la cathédrale. Plus petite que celle d'Ulm, elle est plus religieuse et d'un plus beau style. Ses vitraux coloriés l'enténèbrent de cette obscurité propre au recueillement. La blanche chapelle convenait mieux à mes souhaits pour l'innocence de Henri ; la sombre basilique me rendit tout ému pour mon vieux roi Charles.

Peu m'importait l'hôtel dans lequel on élisait jadis les empereurs, ce qui prouve du moins qu'il y avait des souverains électifs, même des souverains que l'on jugeait. Le dix-huitième article du testament de Charlemagne porte : " Si quelques-uns de nos petits-fils, nés ou à naître, sont accusés, ordonnons qu'on ne leur rase pas la tête, qu'on ne leur crève pas les yeux, qu'on ne leur coupe pas un membre, ou qu'on ne les condamne pas à mort sans bonne discussion et examen. " Je ne sais quel empereur d'Allemagne déposé réclama seulement la souveraineté d'un clos de vigne qu'il affectionnait.

A Ratisbonne, jadis fabrique de souverains, on monnayait des empereurs souvent à bas titre ; ce commerce est tombé : une bataille de Bonaparte et le prince Primat plat courtisan de notre universel gendarme, n'ont pas ressuscité la cité mourante. Les Regensbourgeois, habillés et crasseux comme le peuple de Paris, n'ont aucune physionomie particulière. La ville, faute d'un assez grand nombre d'habitants, est mélancolique ; l'herbe et le chardon assiègent ses faubourgs : ils auront bientôt haussé leurs plumets et leurs lances sur ses donjons. Kepler, qui de même que Copernic, a fait tourner la terre, repose à jamais à Ratisbonne.

Nous sommes sortis par le pont de la route de Prague, pont très vanté et fort laid. En quittant le bassin du Danube, on gravit des escarpements. Kirn, le premier relais, est perché sur une rude côte, du sommet de laquelle à travers les nues aqueuses, j'ai découvert des collines mornes et de pâles vallées. La physionomie des paysans change, les enfants, jaunes et bouffis, ont l'air malade. Depuis Kirn jusqu'à Waldmünchen l'indigence de la nature s'accroît : presque plus de hameaux ; des chaumières en rondins de sapin liés avec un gâchis de terre, comme sur les cols les plus maigres des Alpes.

La France est le coeur de l'Europe ; à mesure qu'on s'en éloigne, la vie sociale diminue ; on pourrait juger de la distance où l'on est de Paris par le plus ou moins de langueur du pays où l'on se retire. En Espagne et en Italie la diminution du mouvement et la progression de la mort sont moins sensibles : dans la première contrée un autre peuple, un autre monde, des Arabes chrétiens vous occupent ; dans la seconde le charme du climat et des arts, l'enchantement des amours et des ruines, ne laissent pas le temps vous opprimer. Mais en Angleterre malgré la perfection de la société physique, en Allemagne, malgré la moralité des habitants, on se sent expirer. En Autriche et en Prusse, le joug militaire pèse sur vos idées, comme le ciel sans lumière sur votre tête ; je ne sais quoi vous avertit que vous ne pourriez ni écrire, ni parler, ni penser avec indépendance ; qu'il faut retrancher de votre existence toute la partie noble, laisser oisive en vous la première des facultés de l'homme, comme un inutile don de la divinité. Les arts et la beauté de la nature ne venant pas tromper vos heures, il ne vous reste qu'à vous plonger dans une grossière débauche ou dans ces vérités spéculatives dont se contentent les Allemands. Pour un Français, du moins pour moi, cette façon d'être est impossible ; sans dignité, je ne comprends pas la vie, difficile même à comprendre avec toutes les séductions de la liberté, de la gloire et de la jeunesse.

Cependant une chose me charme chez le peuple allemand, le sentiment religieux. Si je n'étais pas trop fatigué, je quitterais l'auberge de Nittenau où je crayonne ce journal ; j'irais à la prière du soir avec ces hommes, ces femmes, ces enfants qu'appelle à l'église le son d'une cloche. Cette foule, me voyant à genoux au milieu d'elle, m'accueillerait en vertu de l'union d'une commune foi. Quand viendra le jour où des philosophes dans leur temple béniront un philosophe arrivé par la poste, offriront avec cet étranger une prière semblable à un Dieu sur lequel tous les philosophes sont en désaccord ? Le chapelet du curé est plus sûr : je m'y tiens.


3 L36 Chapitre 9

21 mai.

Arrivée à Waldmünchen. - Douane autrichienne. - L'entrée en Bohême refusée.

Waldmünchen, où j'arrivai le mardi matin 21 mai, est le dernier village de Bavière de ce côté de la Bohême. Je me félicitais d'être à même de remplir promptement ma mission ; je n'étais plus qu'à cinquante lieues de Prague. Je me plonge dans l'eau glacée, je fais ma toilette à une fontaine, comme un ambassadeur qui se prépare à une entrée triomphale ; je pars et, à une demi-lieue de Waldmünchen, j'aborde plein d'assurance la douane autrichienne. Une barrière abaissée fermait le chemin ; je descends avec Hyacinthe dont le ruban rouge flamboyait. Un jeune douanier, armé d'un fusil, nous conduit au rez-de-chaussée d'une maison, dans une salle voûtée. Là, était assis à son bureau, comme à un tribunal, un gros et vieux chef de douaniers allemands ; cheveux roux, moustaches rousses, sourcils épais descendant en biais sur deux yeux verdâtres à moitié ouverts, l'air méchant ; mélange de l'espion de police de Vienne et du contrebandier de Bohême.

Il prend nos passeports sans dire mot ; le jeune douanier m'approche timidement une chaise, tandis que le chef, devant lequel il a l'air de trembler, examine les passeports. Je ne m'assieds pas et je vais regarder des pistolets accrochés au mur et une carabine placée dans l'angle de la salle ; elle me rappela le fusil avec lequel l'aga de l'isthme de Corinthe tira sur le paysan grec. Après cinq minutes de silence, l'Autrichien aboie deux ou trois mots que mon Bâlois traduit ainsi : " Vous ne passerez pas. " Comment, je ne passerai pas, et pourquoi ?

L'explication commence :

" Votre signalement n'est pas sur le passeport. - Mon passeport est un passeport des affaires étrangères. - Votre passeport est vieux. - Il n'a pas un an de date, il est légalement valide. - Il n'est pas visé à l'ambassade d'Autriche à Paris. - Vous vous trompez, il l'est. - Il n'a pas le timbre sec. - Oubli de l'ambassade, vous voyez d'ailleurs le visa des autres légations étrangères. Je viens de traverser le canton de Bâle, le grand-duché de Bade, le royaume de Wurtemberg, la Bavière entière on ne m'a pas fait la moindre difficulté. Sur la simple déclaration de mon nom, on n'a pas même déployé mon passeport. - Avez-vous un caractère public ? - J'ai été ministre en France, ambassadeur de Sa Majesté très chrétienne à Berlin, à Londres et à Rome. Je suis connu personnellement de votre souverain et du prince de Metternich. - Vous ne passerez pas. - Voulez-vous que je dépose un cautionnement ? Voulez-vous me donner une garde qui répondra de moi ? - Vous ne passerez pas. - Si j'envoie une estafette au gouvernement de Bohême ? - Comme vous voudrez. "

La patience me manqua ; je commençai à envoyer le douanier à tous les diables. Ambassadeur d'un roi sur le trône, peu m'eût importé quelques heures perdues ; mais, ambassadeur d'une princesse dans les fers, je me croyais infidèle au malheur, traître envers ma souveraine captive.

L'homme écrivait : le Bâlois ne traduisait pas mon monologue mais il y a des mots français que nos soldats ont enseignés à l'Autriche et qu'elle n'a pas oubliés. Je dis à l'interprète : " Explique-lui que je me rends à Prague pour offrir mon dévouement au roi de France. " Le douanier sans interrompre ses écritures, répondit : " Charles X n'est pas pour l'Autriche le roi de France. "

Je répliquai : " Il l'est pour moi. " Ces mots rendus au cerbère parurent lui faire quelque effet ; il me regarda de côté et en dessous. Je crus que sa longue annotation serait en dernier résultat un visa favorable. Il barbouille encore quelque chose sur le passeport d'Hyacinthe, et rend le tout à l'interprète. Il se trouva que le visa était une explication des motifs qui ne lui permettaient pas de me laisser continuer ma route, de sorte que non seulement il m'était impossible d'aller à Prague, mais que mon passeport était frappé de faux pour les autres lieux où je me pourrais présenter. Je remontai en calèche, et je dis au postillon : " A Waldmünchen. "


3 L36 Chapitre 10

21 mai 1833.

Séjour à Waldmünchen. - Lettre au comte de Choteck. - Inquiétudes. - Le Saint-Viatique.

Mon retour ne surprit point le maître de l'auberge. Il parlait un peu français, il me raconta que pareille chose était déjà arrivée ; des étrangers avaient été obligés de s'arrêter à Waldmünchen et d'envoyer leurs passeports à Munich au visa de la légation autrichienne. Mon hôte, très brave homme, directeur de la poste aux lettres, se chargea de transmettre au grand bourgrave de Bohême la lettre dont suit la copie.

" Waldmünchen, 21 mai 1833.

" Monsieur le gouverneur,

" Ayant l'honneur d'être connu personnellement de Sa Majesté l'empereur d'Autriche et de M. le prince de Metternich, j'avais cru pouvoir voyager dans les Etats autrichiens avec un passeport qui, n'ayant pas une année de date, était encore légalement valide et lequel avait été visé par l'ambassadeur d'Autriche à Paris pour la Suisse et l'Italie. En effet, monsieur le comte, j'ai traversé l'Allemagne et mon nom a suffi pour qu'on me laissât passer. Ce matin seulement, M. le chef de la douane autrichienne de Haselbach ne s'est pas cru autorisé à la même obligeance et cela par les motifs énoncés dans son visa sur mon passeport ci-joint, et sur celui de M. Pilorge, mon secrétaire. Il m'a forcé, à mon grand regret, de rétrograder jusqu'à Waldmünchen où j'attends vos ordres. J'ose espérer, monsieur le comte, que vous voudrez bien lever la petite difficulté qui m'arrête, en m'envoyant, par l'estafette que j'ai l'honneur de vous expédier, le permis nécessaire pour me rendre à Prague et de là à Vienne.

" Je suis avec une haute considération, monsieur le gouverneur, votre très humble et très obéissant serviteur.

" Chateaubriand. "

" Pardonnez, monsieur le comte, la liberté que je prends de joindre un billet ouvert pour M. le duc de Blacas. "

Un peu d'orgueil perce dans cette lettre : j'étais blessé ; j'étais aussi humilié que Cicéron, lorsque, revenant en triomphe de son gouvernement d'Asie, ses amis lui demandèrent s'il arrivait de Baïes ou de sa maison de Tusculum. Comment ! mon nom, qui volait d'un pôle à l'autre, n'était pas venu aux oreilles d'un douanier dans les montagnes d'Haselbach ! chose d'autant plus cruelle qu'on a vu mes succès à Bâle. En Bavière, j'avais été salué de Monseigneur ou d'Excellence ; un officier bavarois, à Waldmünchen, disait hautement dans l'auberge que mon nom n'avait pas besoin du visa d'un ambassadeur d'Autriche. Ces consolations étaient grandes, j'en conviens ; mais enfin une triste vérité demeurait : c'est qu'il existait sur la terre un homme qui n'avait jamais entendu parler de moi.

Qui sait pourtant si le douanier d'Haselbach ne me connaissait pas un peu ! Les polices de tous les pays sont si tendrement ensemble ! Un politique qui n'approuve ni n'admire les traités de Vienne, un Français qui aime l'honneur et la liberté de la France, qui reste fidèle à la puissance tombée, pourrait bien être à l'index à Vienne. Quelle noble vengeance d'en agir avec M. de Chateaubriand comme avec un de ces commis voyageurs si suspects aux espions ! Quelle douce satisfaction de traiter comme un vagabond dont les papiers ne sont pas en règle un envoyé chargé de porter traîtreusement à un enfant banni les adieux de sa mère captive !

L'estafette partit de Waldmünchen le 21, à onze heures du matin ; je calculais qu'elle pourrait être de retour le surlendemain 23, de midi à quatre heures ; mais mon imagination travaillait : Qu'allait devenir mon message ? Si le gouverneur est un homme ferme et qui sache vivre, il m'enverra le permis ; si c'est un homme timide et sans esprit, il me répondra que ma demande n'étant pas dans ses attributions, il s'est empressé d'en référer à Vienne. Ce petit incident peut plaire et déplaire tout à la fois au prince de Metternich. Je sais combien il craint les journaux ; je l'ai vu à Vérone quitter les affaires les plus importantes, s'enfermer tout éperdu avec M. de Gentz, pour brocher un article en réponse au Constitutionnel , et aux Débats . Combien s'écoulera-t-il de jours avant la transmission des ordres du ministre impérial ? que deviendrai-je ? Dans quelle inquiétude seront mes amis à Paris ? quand l'aventure s'ébruitera, que n'en feront point les gazettes ? que d'extravagances ne débiteront-elles pas ? D'un autre côté, M. de Blacas sera-t-il bien aise de me voir à Prague ? M. de Damas ne croira-t-il pas que je viens le détrôner ? M. le cardinal de Latil n'aura-t-il aucun souci ? Le triumvirat ne profitera-t-il pas de la malencontre pour me faire fermer les portes au lieu de me les faire ouvrir ? Rien de plus aisé : un mot dit à l'oreille du gouverneur, mot que j'ignorerai toute ma vie.

Et si l'estafette ne rapporte rien ? si le paquet a été perdu ? si le grand bourgrave ne juge pas à propos de me répondre ? s'il est absent ? si personne n'ose le remplacer ? que deviendrai-je sans passeport ? où pourrai-je me faire reconnaître ? à Munich ? à Vienne ? quel maître de poste me donnera des chevaux ? Je serai de fait prisonnier dans Waldmülchen.

Voilà les dragons qui me traversaient la cervelle ; je songeais de plus à mon éloignement de ce qui m'était cher : j'ai trop peu de temps à vivre pour perdre ce peu. Horace a dit : " Carpe diem , cueillez le jour. " Conseil du plaisir à vingt ans, de la raison à mon âge.

Fatigué de ruminer tout le cas dans ma tête, j'entendis le bruit d'une foule au dehors, mon auberge était sur la place du village. Je regardais par la fenêtre un prêtre portant les derniers sacrements à un mourant. Qu'importaient à ce mourant les affaires des rois, de leurs serviteurs et du monde ? Chacun quittait son ouvrage et se mettait à suivre le prêtre ; jeunes femmes, vieilles femmes, enfants, mères avec leurs nourrissons dans leurs bras, répétaient la prière des agonisants. Arrivé à la porte du malade, le curé donna la bénédiction avec le saint viatique. Les assistants se mirent à genoux en faisant le signe de la croix et baissant la tête. Le passeport pour l'éternité ne sera point méconnu de celui qui distribue le pain et ouvre l'hôtellerie au voyageur.


3 L36 Chapitre 11

Chapelle. - Ma chambre d'auberge. - Description de Waldmünchen.

21 mai 1833

Quoique j'eusse été sept jours sans me coucher, je ne pus rester au logis ; il n'était guère plus d'une heure : sorti du village du côté de Ratisbonne, j'avisai à droite, au milieu d'un blé, une chapelle blanche ; j'y dirigeai mes pas. La porte était fermée ; à travers une fenêtre biaise on apercevait un autel avec une croix. La date de l'érection de ce sanctuaire, 1830, était écrite sur l'architrave : on renversait une monarchie à Paris et l'on construisait une chapelle à Waldmünchen. Les trois générations bannies devaient venir habiter un exil à cinquante lieues du nouvel asile élevé au roi crucifié. Des millions d'événements s'accomplissent à la fois : que fait au noir endormi sous un palmier, au bord du Niger, le blanc qui tombe au même instant sous le poignard au rivage du Tibre ? Que fait à celui qui pleure en Asie celui qui rit en Europe ? Que faisait au maçon bavarois qui bâtissait cette chapelle, au prêtre bavarois qui exaltait ce Christ en 1830, le démolisseur de Saint-Germain-l'Auxerrois, l'abatteur des croix en 1830 ? Les événements ne comptent que pour ceux qui en pâtissent ou qui en profitent ; ils ne sont rien pour ceux qui les ignorent, ou qu'ils n'atteignent pas. Telle race de pâtres, dans les Abruzzes, a vu passer, sans descendre la montagne, les Pélages, les Carthaginois, les Romains, les Goths, les générations du moyen âge, et les hommes de l'âge actuel. Cette race ne s'est point mêlée aux habitants successifs du vallon, et la religion seule est montée jusqu'à elle.

Rentré à l'auberge, je me suis jeté sur deux chaises dans l'espoir de dormir, mais en vain ; le mouvement de mon imagination était plus fort que ma lassitude. Je rabâchais sans cesse mon estafette : le dîner n'a rien fait à l'affaire. Je me suis couché au milieu de la rumeur des troupeaux qui rentraient des champs. A dix heures du soir autre bruit, le watchman a chanté l'heure ; cinquante chiens ont aboyé ; après quoi ils sont allés au chenil comme si le watchman leur eût donné l'ordre de se taire : j'ai reconnu la discipline allemande.

La civilisation a marché en Germanie depuis mon voyage à Berlin : les lits sont maintenant presque assez longs pour un homme de taille ordinaire ; mais le drap de dessus est toujours cousu à la couverture, et le drap de dessous, trop étroit, finit par se tordre et se recoquiller de manière à vous être très incommode ; et puisque je suis dans le pays d'Auguste Lafontaine, j'imiterai son génie ; je veux instruire la dernière postérité de ce qui existait de mon temps dans la chambre de mon auberge à Waldmünchen. Sachez donc, arrière-neveux, que cette chambre était une grande chambre à l'italienne, murs nus, badigeonnés en blanc, sans boiseries ni tapisserie aucune, large plinthe ou bandeau colorié au bas plafond avec un cercle à trois filets, corniche peinte en rosaces bleues avec une guirlande de feuilles de laurier chocolat, et au-dessous de la corniche, sur le mur, un rinceau à dessins rouges sur un fond vert américain. Çà et là, de petites gravures françaises et anglaises encadrées. Deux fenêtres avec rideaux de coton blanc. Entre les fenêtres un miroir. Au milieu de la chambre une table de douze couverts au moins, garnie de sa toile cirée à fond olive, imprimé de roses et de fleurs diverses : Six chaises avec leurs coussins recouverts d'une toile rouge à carreaux écossais. Une commode, trois couchettes autour de la chambre ; dans un angle, auprès de la porte un poêle de faïence vernissée noir, et dont les faces présentent en relief les armes de Bavière, il est surmonté d'un récipient en forme de couronne gothique. La porte est munie d'une machine de fer compliquée capable de clore les huis d'une geôle et de déjouer les rossignols des amants et des voleurs. Je signale aux voyageurs l'excellente chambre où j'écris cet inventaire qui joute avec celui de l'Avare ; je la recommande aux légitimistes futurs qui pourraient être arrêtés par les héritiers du bouquetin roux de Haselbach. Cette page de mes Mémoires fera plaisir à l'école littéraire moderne.

Apres avoir compté, à la lueur de ma veilleuse les astragales du plafond, regardé les gravures de la jeune Milanaise , de la belle Helvétienne , de la jeune Française , de la jeune Russe , du feu roi de Bavière, de la feue reine de Bavière, qui ressemble à une dame que je connais et dont il m'est impossible de me rappeler le nom, j'attrapai quelques minutes de sommeil.

Délité le 22 à sept heures, un bain emporta le reste de ma fatigue, et je ne fus plus occupé que de ma bourgade, comme le capitaine Cook d'un îlot découvert par lui dans l'océan Pacifique.

Waldmünchen est bâti sur la pente d'une colline ; il ressemble assez à un village délabré de l'Etat romain. Quelques devants de maison peints à fresque, une porte voûtée à l'entrée et à la sortie de la principale rue, point de boutiques ostensibles, une fontaine à sec sur la place. Pavé épouvantable mêlé de grandes dalles et de petits cailloux, tels qu'on n'en voit plus que dans les environs de Quimper-Corentin .

Le peuple, dont l'apparence est rustique, n'a point de costume particulier. Les femmes vont la tête nue ou enveloppée d'un mouchoir à la guise des laitières de Paris, leurs jupons sont courts ; elles marchent jambes et pieds nus de même que les enfants. Les hommes sont habillés, partie comme les gens du peuple de nos villes, partie comme nos anciens paysans. Dieu soit loué ! ils n'ont que des chapeaux, et les infâmes bonnets de coton de nos bourgeois leur sont inconnus.

Tous les jours il y a, ut mos , spectacle à Waldmünchen et j'y assistais à la première place. A six heures du matin, un vieux berger, grand et maigre, parcourt le village à différentes stations ; il sonne d'une trompe droite, longue de six pieds, qu'on prendrait de loin pour un porte-voix ou une houlette. Il en tire d'abord trois sons métalliques assez harmonieux, puis il fait entendre l'air précipité d'une espèce de galop ou de ranz des vaches, imitant des mugissements de boeufs et des rires de pourceaux. La fanfare finit par une note soutenue et montante en fausset.

Soudain débouchent de toutes les portes des vaches, des génisses, des veaux, des taureaux ; ils envahissent en beuglant la place du village ; ils montent ou descendent de toutes les rues circonvoisines, et, s'étant formés en colonne ils prennent le chemin accoutumé pour aller paître. Suit en caracolant l'escadron des porcs qui ressemblent à des sangliers et qui grognent. Les moutons et les agneaux placés à la queue font en bêlant la troisième partie du concert ; les oies composent la réserve : en un quart d'heure tout a disparu.

Le soir, à sept heures, on entend de nouveau la trompe ; c'est la rentrée des troupeaux. L'ordre de la troupe est changé : les porcs font l'avant-garde, toujours avec la même musique ; quelques-uns, détachés en éclaireurs, courent au hasard ou s'arrêtent à tous les coins. Les moutons défilent ; les vaches, avec leurs fils, leurs filles et leurs maris, ferment la marche ; les oies dandinent sur les flancs. Tous ces animaux regagnent leurs toits, aucun ne se trompe de porte ; mais il y a des cosaques qui vont à la maraude, des étourdis qui jouent et ne veulent pas rentrer, de jeunes taureaux qui s'obstinent à rester avec une compagne qui n'est pas de leur crèche. Alors viennent les femmes et les enfants avec leurs petites gaules ; ils obligent les traînards à rejoindre le corps, et les réfractaires à se soumettre à la règle. Je me réjouissais de ce spectacle, comme jadis Henri IV à Chauny s'amusait du vacher nommé Tout-le-Monde qui rassemblait ses troupeaux au son de la trompette.

Il y a bien des années qu'étant au château de Fervaques, en Normandie, chez madame de Custine, j'occupais la chambre de ce Henri IV ; mon lit était énorme : le Béarnais y avait dormi avec quelque Florette ; j'y gagnai le royalisme, car je ne l'avais pas naturellement. Des fossés remplis d'eau environnent le château. La vue de ma fenêtre s'étendait sur des prairies que borde la petite rivière de Fervaques. Dans ces prairies j'aperçus un matin une élégante truie d'une blancheur extraordinaire ; elle avait l'air d'être la mère du prince Marcassin. Elle était couchée au pied d'un saule sur l'herbe fraîche, dans la rosée : un jeune verrat cueillit un peu de mousse fine et dentelée avec ses défenses d'ivoire, et la vint déposer sur la dormeuse ; il renouvela cette opération tant de fois que la blanche laie finit par être entièrement cachée : on ne voyait plus que des pattes noires sortir du duvet de verdure dans lequel elle était ensevelie.

Ceci soit dit à la gloire d'une bête mal famée dont je rougirais d'avoir parlé trop longtemps, si Homère ne l'avait chantée. Je m'aperçois en effet que cette partie de mes Mémoires n'est rien moins qu'une odyssée : Waldmünchen est Ithaque ; le berger est le fidèle Eumée avec ses porcs je suis le fils de Laërte, revenu après avoir parcouru la terre et les mers. J'aurais peut-être mieux fait de m'enivrer du nectar d'Evanthée, de manger la fleur de la plante moly, de m'alanguir au pays des Lotophages, de rester chez Circé ou d'obéir au chant des Sirènes qui me disaient : " Approche, viens à nous. "

22 mai 1833.

Si j'avais vingt ans, je chercherais quelques aventures dans Waldmünchen comme moyen d'abréger les heures, mais à mon âge on n'a plus d'échelle de soie qu'en souvenir, et l'on n'escalade les murs qu'avec les ombres. Jadis j'étais fort lié avec mon corps ; je lui conseillais de vivre sagement, afin de se montrer tout gaillard et tout ravigoté dans une quarantaine d'années. Il se moquait des serments de mon âme, s'obstinait à se divertir et n'aurait pas donné deux patards pour être un jour ce qu'on appelle un homme bien conservé : " Au diable ! disait-il ; que gagnerais-je à lésiner sur mon printemps pour goûter les joies de la vie quand personne ne voudra plus les partager avec moi ? " Et il se donnait du bonheur par-dessus la tête.

Je suis donc obligé de le prendre tel qu'il est maintenant : je le menai promener le 22 au sud-est du village. Nous suivîmes parmi les molières un petit courant d'eau qui mettait en mouvement des usines. On fabrique des toiles à Waldmünchen ; les lés de ces toiles étaient déroulés sur les prés ; de jeunes filles, chargées de les mouiller, couraient pieds nus sur les zones blanches, précédées de l'eau qui jaillissait de leur arrosoir, comme les jardiniers arroseraient une plate-bande de fleurs. Le long du ruisseau je pensais à mes amis, je m'attendrissais à leur souvenir, puis je demandais ce qu'ils devaient dire de moi à Paris : " Est-il arrivé ? A-t-il vu la famille royale ? Reviendra-t-il bientôt ? " Et je délibérais si je n'enverrais pas Hyacinthe chercher du beurre frais et du pain bis, pour manger du cresson au bord d'une fontaine sous une cépée d'aunes. Ma vie n'était pas plus ambitieuse que cela : pourquoi la fortune a-t-elle accroché à sa roue la basque de mon pourpoint avec le pan du manteau des rois ?

Rentré au village, j'ai passé près de l'église ; deux sanctuaires extérieurs accolent le mur ; l'un présente saint Pierre ès Liens avec un tronc pour les prisonniers, j'y ai mis quelques kreutzer en mémoire de la prison de Pellico et de ma loge à la Préfecture de police. L'autre sanctuaire offre la scène du jardin des Oliviers : scène si touchante et si sublime qu'elle n'est pas même détruite ici par le grotesque des personnages.

J'ai hâté mon dîner et couru à la prière du soir que j'entendais tinter. En tournant le coin de l'étroite rue de l'église, une échappée de vue s'est ouverte sur des collines éloignées : un peu de clarté respirait encore à l'horizon et cette clarté mourante venait du côté de la France. Un sentiment profond a poigné mon coeur. Quand donc mon pèlerinage finira-t-il ? Je traversai les terres germaniques bien misérable lorsque je revenais de l'armée des princes, bien triomphant lorsque, ambassadeur de Louis XVIII, je me rendais à Berlin, après tant et de si diverses années, je pénétrais à la dérobée au fond de cette même Allemagne, pour chercher le roi de France banni de nouveau.

J'entrai à l'église : elle était toute noire, pas même une lampe allumée. A travers la nuit, je ne reconnaissais le sanctuaire, dans un enfoncement gothique, que par sa plus épaisse obscurité. Les murs, les autels, les piliers me semblaient chargés d'ornements et de tableaux encrêpés ; la nef était occupée de bancs serrés et parallèles.

Une vieille femme disait à haute voix en allemand les Pater du chapelet ; des femmes jeunes et vieilles, que je ne voyais pas, répondaient des Ave Maria . La vieille femme articulait bien, sa voix était nette, son accent grave et pathétique ; elle était à deux bancs de moi, sa tête s'inclinait lentement dans l'ombre toutes les fois qu'elle prononçait le mot Christo , en ajoutant quelque oraison au Pater . Le chapelet fut suivi des litanies de la Vierge ; les ora pro nobis , psalmodiés en allemand par les priantes invisibles, sonnaient à mon oreille comme le mot répété espérance, espérance, espérance ! Nous sommes sortis pêle-mêle ; je suis allé me coucher avec l'espérance, je ne l'avais pas serrée dans mes bras depuis longtemps mais elle ne vieillit point, et on l'aime toujours malgré ses infidélités.

Selon Tacite, les Germains croient la nuit plus ancienne que le jour : nox ducere diem videtur . J'ai pourtant compté de jeunes nuits et des jours sempiternels. Les poètes nous disent aussi que le Sommeil est le frère la Mort : je ne sais, mais très certainement la Vieillesse est sa plus proche parente.

23 mai 1833

Le 23 au matin, le ciel mêla quelques douceurs à mes maux : Baptiste m'apprit que l'homme considérable du lieu, le brasseur de bière, avait trois filles, et possédait mes ouvrages rangés parmi ses cruchons. Quand je sortis, le monsieur et deux de ses filles me regardaient passer : que faisait la troisième demoiselle ? Jadis m'était tombée une lettre du Pérou écrite de la propre main d'une dame, cousine du soleil, laquelle admirait Atala ; mais être connu à Waldmünchen, à la barbe du loup de Haselbach, c'était une chose mille fois plus glorieuse : il était vrai que ceci se passait en Bavière, à une lieue de l'Autriche, nargue de ma renommée. Savez-vous ce qui me serait arrivé si mon excursion en Bohême n'eût été entreprise que de mon chef ? (Mais que serais-je allé faire pour moi seul en Bohême ?) Arrêté à la frontière, je serais retourné à Paris. Un homme avait médité un voyage à Pékin ; un de ses amis l'aperçoit sur le pont Royal à Paris : " Eh comment ! je vous croyais en Chine ? - Je suis revenu : ces Chinois m'ont fait des difficultés à Canton, je les ai plantés là. "

Comme Baptiste me racontait mes triomphes, le glas d'un enterrement me rappelle à ma fenêtre. Le curé passe, précédé de la croix ; des hommes et des femmes affluent, les hommes en manteaux, les femmes en robes et en cornettes noires. Enlevé à trois portes de la mienne, le corps est conduit au cimetière : au bout d'une demi-heure les cortégeants reviennent moins le cortégé. Deux jeunes femmes avaient leur mouchoir sur les yeux, l'une des deux poussait des cris, elles pleuraient leur père ; l'homme décédé était celui qui reçut le viatique le jour de mon arrivée.

Si mes Mémoires parviennent jusqu'à Waldmünchen quand moi-même je ne serai plus, la famille en deuil aujourd'hui y trouvera la date de sa douleur passée. Du fond de son lit, l'agonisant a peut-être ouï le bruit de ma voiture ; c'est le seul bruit qu'il aura entendu de moi sur la terre.

La foule dispersée, j'ai pris le chemin que j'avais vu prendre au convoi dans la direction du levant d'hiver. J'ai trouvé d'abord un vivier d'eau stagnante, à l'orée duquel s'écoulait rapidement un ruisseau comme la vie au bord de la mort. Des croix au revers d'une butte m'ont indiqué le cimetière. Je gravis un chemin creux, et la brèche d'un mur m'introduisit dans le saint enclos.

Des sillons d'argile représentaient les corps au-dessus du sol ; des croix s'élevaient ça et là : elles marquaient les issues par où les voyageurs étaient entrés dans le nouveau monde, ainsi que les balises indiquent à l'embouchure d'un fleuve les passes ouvertes aux vaisseaux. Un pauvre vieux creusait la tombe d'un enfant ; seul, en sueur et la tête nue, il ne chantait pas, il ne plaisantait pas à l'instar des clowns d'Hamlet. Plus loin était une autre fosse près de laquelle on voyait une escabelle, un levier et une corde pour la descente dans l'éternité.

Je suis allé droit à cette fosse qui semblait me dire : " Voilà une belle occasion ! " Au fond du trou gisait le récent cercueil recouvert de quelques pelletées de poussière en attendant le reste. Une pièce de toile blanchissait sur le gazon : les morts avaient soin de leur linceul.

Loin de son pays, le chrétien a toujours moyen de s'y transporter subitement : c'est de visiter autour des églises le dernier asile de l'homme : le cimetière est le champ de famille, et la religion la patrie universelle.

Il était midi quand je suis rentré ; d'après tous les calculs l'estafette ne pouvait être revenue avant trois heures ; néanmoins chaque piétinement de chevaux me faisait courir à la fenêtre : à mesure que l'heure approchait, je me persuadais que le permis n'arriverait pas.

Pour dévorer le temps, je demandai la note de ma dépense ; je me mis à supputer les poulets que j'avais mangés : plus grand que moi n'a pas dédaigné ce soin. Henri Tudor, septième du nom, en qui finirent les troubles de la Rose blanche et la Rose rouge , comme je vais unir la cocarde blanche à la cocarde tricolore, Henri VII a paraphé une à une les pages d'un livret de comptes que j'ai vu : " A une femme pour trois pommes, 12 sous ; pour avoir découvert trois lièvres, 6 schellings 8 sous ; à maître Bernard, le poète aveugle, 100 schellings (c'était mieux qu'Homère) ; à un petit homme, little man , à Shaftesbury, 20 schellings. " Nous avons aujourd'hui beaucoup de petits hommes, mais ils coûtent plus de 20 schellings.

A trois heures, heure à laquelle l'estafette aurait pu être de retour j'allai avec Hyacinthe sur la route d'Haselbach. Il faisait du vent, le ciel était semé de nuages qui passaient sur le soleil en jetant leur ombre aux champs et aux sapinières. Nous étions précédés d'un troupeau du village qui élevait dans sa marche la noble poussière de l'armée du grand-duc de Quirocie, combattue si vaillamment par le chevalier de la Manche. Un calvaire pointait au haut d'une des montées du chemin de là on découvrait un long ruban de la chaussée. Assis dans une ravine, j'interrogeais Hyacinthe resté au pied de la croix : " Soeur Anne, ne vois-tu rien venir ? " Quelques carrioles de village aperçues de loin nous faisaient battre le coeur, en approchant elles se montraient vides comme tout ce qui porte des songes. Il me fallut retourner au logis et dîner bien triste. Une planche s'offrait après le naufrage : la diligence devait passer à six heures, ne pouvait-elle pas apporter la réponse du gouverneur ? Six heures sonnent : point de diligence. A six heures un quart, Baptiste entre dans ma chambre : " Le courrier ordinaire de Prague vient d'arriver ; il n'y a rien pour Monsieur. " Le dernier rayon d'espoir s'éteignit.


3 L36 Chapitre 12

Lettre du comte de Choteck. - La paysanne. - Départ de Waldmünchen. - Douane autrichienne. - Entrée en Bohême. - Forêt de pins. - Conversation avec la lune. - Pilsen. - Grands chemins du nord. - Vue de Prague.

A peine Baptiste était-il sorti de ma chambre, que Schwartz parait agitant en l'air une grande lettre, à grand cachet, et criant : " Foilà le bermis. " Je saute sur la dépêche ; je déchire l'enveloppe ; elle contenait, avec une lettre du gouverneur, le permis et un billet de M. de Blacas. Voici la lettre de M. le comte de Choteck :

" Prague, 23 mai 1833.

" Monsieur le vicomte,

" Je suis bien fâché qu'à votre entrée en Bohême vous ayez éprouvé des difficultés et des retards dans votre voyage. Mais vu les ordres très sévères qui existent à nos frontières pour tous les voyageurs qui viennent de France, ordres que vous trouverez vous-même bien naturels dans les circonstances actuelles, je ne puis qu'approuver la conduite du chef de la douane de Haselbach. Malgré la célébrité tout européenne de votre nom, vous voudrez bien excuser cet employé, qui n'a pas l'honneur de vous connaître personnellement, s'il a eu des doutes sur l'identité de la personne, d'autant plus que votre passeport n'était visé que pour la Lombardie et non pour tous les Etats autrichiens. Quant à votre projet de voyage pour Vienne, j'en écris aujourd'hui au prince de Metternich et je m'empresserai de vous communiquer sa réponse dès votre arrivée à Prague.

" J'ai l'honneur de vous envoyer ci-jointe la réponse de M. le duc de Blacas, et je vous prie de vouloir bien recevoir les assurances de la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être, etc.

" Le comte de Choteck. "

Cette réponse était polie et convenable, le gouverneur ne pouvait pas m'abandonner l'autorité inférieure, qui après tout avait fait son devoir. J'avais moi-même prévu à Paris les chicanes dont mon vieux passeport pourrait devenir la cause. Quant à Vienne, j'en avais parlé dans un but politique, afin de rassurer M. le comte de Choteck et de lui montrer que je ne fuyais pas le prince de Metternich.

A huit heures du soir, le jeudi 24 mai, je montai en voiture. Qui le croirait ? ce fut avec une sorte de peine que je quittai Waldmünchen ! Je m'étais déjà habitué à mes hôtes ; mes hôtes s'étaient accoutumés à moi. Je connaissais tous les visages aux fenêtres et aux portes quand je me promenais, ils m'accueillaient d'un air de bienveillance. Le voisinage accourut pour voir rouler ma calèche, délabrée comme la monarchie de Hugues Capet. Les hommes ôtaient leurs chapeaux, les femmes me faisaient un petit signe de congratulation. Mon aventure était l'objet des conversations du village ; chacun prenait mon parti : les Bavarois et les Autrichiens se détestent ; les premiers étaient fiers de m'avoir laissé passer.

J'avais remarqué plusieurs fois sur le seuil de sa chaumière une jeune Waldmünchenienne à figure de vierge de la première manière de Raphaël ; son père, à prestance honnête de paysan, me saluait jusqu'à terre avec son feutre à larges bords, il me donnait en allemand un bonjour que je lui rendais cordialement en français : placée derrière lui, sa fille rougissait en me regardant par-dessus l'épaule du vieillard. Je retrouvai ma vierge, mais elle était seule. Je lui fis un adieu de la main ; elle resta immobile ; elle semblait étonnée ; je voulais croire en sa pensée à je ne sais quels vagues regrets : je la quittai comme une fleur sauvage qu'on a vue dans un fossé au bord d'un chemin et qui a parfumé votre course. Je traversai les troupeaux d'Eumée ; il découvrit sa tête devenue grise au service des moutons. Il avait achevé sa journée ; il rentrait pour sommeiller avec ses brebis, tandis qu'Ulysse allait continuer ses erreurs.

Je m'étais dit avant d'avoir reçu le permis : " Si je l'obtiens, j'accablerai mon persécuteur. " Arrivé à Haselbach, il m'advint, comme à Georges Dandin, que ma maudite bonté me reprit ; je n'ai point de coeur pour le triornphe. En vrai poltron je me blottis dans l'angle de ma voiture et Schwartz présenta l'ordre du gouverneur ; j'aurais trop souffert de la confusion du douanier. Lui, de son côté, ne se montra pas et ne fit pas même fouiller ma vache. Paix lui soit ! qu'il me pardonne les injures que je lui ai dites plus haut, mais que par un reste de rancune je n'effacerai pas de mes Mémoires .

Au sortir de la Bavière, de ce côté, une noire et vaste forêt de pins sert de portique à la Bohême. Des vapeurs erraient dans les vallées, le jour défaillait, et le ciel, à l'ouest, était couleur de fleurs de pêcher ; les horizons baissaient presque à toucher la terre. La lumière manque à cette latitude, et avec la lumière la vie ; tout est éteint, hyémal, blêmissant ; l'hiver semble charger l'été de lui garder le givre jusqu'à son prochain retour. Un petit morceau de la lune qui entreluisait me fit plaisir ; tout n'était pas perdu, puisque je trouvais une figure de connaissance. Elle avait l'air de me dire : " Comment ! te voilà ? te souvient-il que je t'ai vu dans d'autres forêts ? te souviens-tu des tendresses que tu me disais quand tu étais jeune ? vraiment, tu ne parlais pas trop mal de moi. D'où vient maintenant ton silence ? Où vas-tu seul et si tard ? Tu ne cesses donc de recommencer ta carrière ? "

O lune ! vous avez raison, mais si je parlais bien de vos charmes, vous savez les services que vous me rendiez ; vous éclairiez mes pas alors que je me promenais avec mon fantôme d'amour, aujourd'hui ma tête est argentée à l'instar de votre visage, et vous vous étonnez de me trouver solitaire ! et vous me dédaignez ! J'ai pourtant passé des nuits entières enveloppé dans vos voiles ; osez-vous nier nos rendez-vous parmi les gazons et le long de la mer ? Que de fois vous avez regardé mes yeux passionnément attachés sur les vôtres ! Astre ingrat et moqueur, vous me demandez où je vais si tard : il est dur de me reprocher la continuité de mes voyages. Ah ! si je marche autant que vous, je ne rajeunis pas à votre exemple, vous qui rentrez chaque mois sous le cercle brillant de votre berceau ! Je ne compte pas des lunes nouvelles, mon décompte n'a d'autre terme que ma complète disparition, et, quand je m'éteindrai, je ne rallumerai pas mon flambeau comme vous rallumez le vôtre !

Je cheminai toute la nuit, je traversai Teinitz, Stankau, Staab. Le 25 au matin je passai à Pilsen, à la belle caserne , style homérique. La ville est empreinte de cet air de tristesse qui règne dans ce pays. A Pilsen, Wallenstein espéra saisir un sceptre : j'étais aussi en quête d'une couronne, mais non pour moi.

La campagne est coupée et hachée de hauteurs, dites montagnes de Bohême, mamelons dont le bout est marqué par des pins, et le galbe dessiné par la verdure des moissons.

Les villages sont rares. Quelques forteresses affamées de prisonniers se juchent sur des rocs comme de vieux vautours. De Zditz à Beraun, les monts à droite deviennent chauves. On passe un village, les chemins sont spacieux, les postes bien montées, tout annonce une monarchie qui imite l'ancienne France.

Jehan l'Aveugle, sous Philippe de Valois, les ambassadeurs de George, sous Louis XI, par quelles laies forestières passèrent-ils ? A quoi bon les chemins modernes de l'Allemagne ? ils resteront déserts, car ni l'histoire, ni les arts, ni le climat n'appellent les étrangers sur leur chaussée solitaire. Pour le commerce, il est inutile que les voies publiques soient aussi larges et aussi coûteuses d'entretien ; le plus riche trafic de la terre, celui de l'Inde et de la Perse, s'opère à dos de mulets, d'ânes et de chevaux, par d'étroits sentiers à peine tracés à travers les chaînes de montagnes ou les zones de sable. Les grands chemins actuels, dans des pays infréquentés, serviront seulement à la guerre ; vomitoires à l'usage de nouveaux Barbares qui, sortant du nord avec l'immense train des armes à feu, viendront inonder des régions favorisées de l'intelligence et du soleil.

A Beraun passe la petite rivière du même nom, assez méchante comme tous les roquets. En 1784, elle atteignit le niveau tracé sur les murs de l'hôtel de la poste. Après Beraun, des gorges contournent quelques collines, et s'évasent à l'entrée d'un plateau. De ce plateau le chemin plonge dans une vallée à lignes vagues dont un hameau occupe le giron. Là prend naissance une longue montée qui mène à Duschnick, station de la poste et dernier relais ! Bientôt descendant vers un tertre opposé, à la cime :duquel s'élève une croix, on découvre Prague aux deux bords de la Moldau. C'est dans cette ville que les fils aînés de saint Louis achèvent une vie d'exil, que l'héritier de leur race commence une vie de proscription, tandis que sa mère languit dans une forteresse sur le sol d'où il est chassé. Français ! la fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette, celle à qui vos pères ouvrirent les portes du Temple, vous l'avez envoyée à Prague, vous n'avez pas voulu garder parmi vous ce monument unique de grandeur et de vertu ! O mon vieux Roi, vous que je me plais, parce que vous êtes tombé, à appeler mon maître ! O jeune enfant que j'ai le premier proclamé roi que vais-je vous dire ? comment oserai-je me présenter devant vous, moi qui ne suis point banni, moi libre de retourner en France, libre de rendre mon dernier soupir à l'air qui enflamma ma poitrine lorsque je respirai pour la première fois, moi dont les os peuvent reposer dans ma terre natale ! Captive de Blaye, je vais voir votre fils !


3 L37 Livre trente-septième

1. Château des rois de Bohême. - Première entrevue avec Charles X. - 2. Monsieur le Dauphin. - Les Enfants de France. - Duc et duchesse de Guiche. - Triumvirat. - Mademoiselle. - 3. Conversation avec le Roi. - 4. Henri V. - 5. Dîner et soirée à Hradschin. - 6. Visites. - 7. Messe. - Général Czernicki. - 8. Dîner chez le comte de Choteck. - 9. Pentecôte. - Le duc de Blacas. - 10. Incidences. - Description de Prague. - Tycho-Brahé. - Perdita. - 11. Suite des incidences. - De la Bohême. - Littérature slave et néo-latine. - 12. Je prends congé du Roi. - Adieux. - Lettre des enfants à leur mère. - Un Juif. - La servante saxonne. - 13. Ce que je laisse à Prague. - 14. Le duc de Bordeaux.


3 L37 Chapitre 1

Prague, 24 mai 1833.

Château des rois de Bohême. - Première entrevue avec Charles X.

Entré à Prague le 24 mai, à sept heures du soir, je descendis à l'hôtel des Bains, dans la vieille ville bâtie sur la rive gauche de la Moldau. J'écrivis un billet à M. le duc de Blacas pour l'avertir de mon arrivée ; je reçus la réponse suivante :

" Si vous n'êtes pas trop fatigué, monsieur le vicomte, le Roi sera charmé de vous recevoir dès ce soir, à neuf heures trois quarts ; mais si vous désirez vous reposer, ce serait avec grand plaisir que Sa Majesté vous verrait demain matin à onze heures et demie.

" Agréez, je vous prie, mes compliments les plus empressés.

" Ce vendredi 24 mai, à 7 heures.

" Blacas d'Aulps. "

Je ne crus pas pouvoir profiter de l'alternative qu'on me laissait : à neuf heures et demie du soir, je me mis en marche ; un homme de l'auberge, sachant quelques mots de français, me conduisit. Je gravis des rues silencieuses, sombres, sans réverbères, jusqu'au pied de la haute colline que couronne l'immense château des rois de Bohême. L'édifice dessinait sa masse noire sur le ciel ; aucune lumière ne sortait de ses fenêtres : il y avait là quelque chose de la solitude, du site et de la grandeur du Vatican, ou du temple de Jérusalem vu de la vallée de Josaphat. On n'entendait que le retentissement de mes pas et de ceux de mon guide ; j'étais obligé de m'arrêter par intervalles sur les plates-formes des pavés échelonnés, tant la pente était rapide.

A mesure que je montais, je découvrais la ville au-dessous. Les enchaînements de l'histoire, le sort des hommes, la destruction des empires, les desseins de la Providence, se présentaient à ma mémoire en s'identifiant aux souvenirs de ma propre destinée : après avoir exploré des ruines mortes, j'étais appelé au spectacle des ruines vivantes.

Parvenu au plateau sur lequel est bâti Hradschin, nous traversâmes un poste d'infanterie dont le corps de garde avoisinait le guichet extérieur. Nous pénétrâmes par ce guichet dans une cour carrée, environnée de bâtiments uniformes et déserts. Nous enfilâmes à droite, au rez-de-chaussée, un long corridor qu'éclairaient de loin en loin des lanternes de verre accrochées aux parois du mur, comme dans une caserne ou dans un couvent. Au bout de ce corridor s'ouvrait un escalier, au pied duquel se promenaient deux sentinelles. Comme je montais le second étage, je rencontrai M. de Blacas qui descendait. J'entrai avec lui dans les appartements de Charles X ; là étaient encore deux grenadiers en faction. Cette garde étrangère, ces habits blancs à la porte du roi de France, me faisaient une impression pénible : l'idée d'une prison plutôt que d'un palais me vint.

Nous passâmes trois salles anuitées et presque sans meubles : je croyais errer encore dans le terrible monastère de l'Escurial. M. de Blacas me laissa dans la troisième salle pour aller avertir le Roi, avec la même étiquette qu'aux Tuileries. Il revint me chercher, m'introduisit dans le cabinet de Sa Majesté, et se retira.

Charles X s'approcha de moi, me tendit la main avec cordialité en me disant : " Bonjour, bonjour, monsieur de Chateaubriand, je suis charmé de vous voir. Je vous attendais. Vous n'auriez pas dû venir ce soir, car vous devez être bien fatigué. Ne restez pas debout ; asseyons-nous. Comment se porte votre femme ? "

Rien ne brise le coeur comme la simplicité des paroles dans les hautes positions de la société et les grandes catastrophes de la vie. Je me mis à pleurer comme un enfant ; j'avais peine à étouffer avec mon mouchoir le bruit de mes larmes. Toutes les choses hardies que je m'étais promis de dire, toute la vaine et impitoyable philosophie dont je comptais armer mes discours, me manqua. Moi, devenir le pédagogue du malheur ! Moi oser en remontrer à mon Roi, à mon Roi en cheveux blancs, à mon Roi proscrit, exilé, prêt à déposer sa dépouille mortelle dans la terre étrangère ! Mon vieux Prince me prit de nouveau par la main en voyant le trouble de cet impitoyable ennemi , de ce dur opposant des ordonnances de Juillet. Ses yeux étaient humides ; il me fit asseoir à côté d'une petite table de bois, sur laquelle il y avait deux bougies ; il s'assit auprès de la même table, penchant vers moi sa bonne oreille pour mieux m'entendre, m'avertissant ainsi de ses années qui venaient mêler leurs infirmités communes aux calamités extraordinaires de sa vie.

Il m'était impossible de retrouver la voix, en regardant dans la demeure des empereurs d'Autriche le soixante-huitième roi de France courbé sous le poids de ces règnes et de soixante-seize années : de ces années, vingt-quatre s'étaient écoulées dans l'exil, cinq sur un trône chancelant ; le monarque achevait ses derniers jours dans un dernier exil, avec le petit-fils dont le père avait été assassiné et de qui la mère était captive. Charles X, pour rompre ce silence, m'adressa quelques questions. Alors j'expliquai brièvement l'objet de mon voyage : je me dis porteur d'une lettre de madame la duchesse de Berry, adressée à madame la Dauphine, dans laquelle la prisonnière de Blaye confiait le soin de ses enfants à la prisonnière du Temple, comme ayant la pratique du malheur. J'ajoutai que j'avais aussi une lettre pour les enfants. Le Roi me répondit : " Ne la leur remettez pas ; ils ignorent en partie ce qui est arrivé à leur mère ; vous me donnerez cette lettre. Au surplus, nous parlerons de tout cela demain à deux heures : allez vous coucher. Vous verrez mon fils et les enfants à onze heures et vous dînerez avec nous. " Le Roi se leva, me souhaita une bonne nuit et se retira.

Je sortis ; je rejoignis M. de Blacas dans le salon d'entrée ; le guide m'attendait sur l'escalier. Je retournai à mon auberge, descendant les rues sur les pavés glissants, avec autant de rapidité que j'avais mis de lenteur à les monter.


3 L37 Chapitre 3

Conversation avec le Roi.

Revenu au château à deux heures, je fus introduit comme la veille auprès du Roi par M. de Blacas.

Charles X me reçut avec sa bonté accoutumée et cette élégante facilité de manières que les années rendent plus sensible en lui. Il me fit asseoir de nouveau à la petite table. Voici le détail de notre conversation : " Sire, madame la duchesse de Berry m'a ordonné de venir vous trouver et de présenter une lettre à madame la Dauphine. J'ignore ce que contient cette lettre, bien qu'elle soit ouverte ; elle est écrite au citron, ainsi que la lettre pour les enfants. Mais dans mes deux lettres de créance, l'une ostensible, l'autre confidentielle, Marie-Caroline m'explique sa pensée. Elle remet, pendant sa captivité, comme je l'ai dit hier à Votre Majesté, ses enfants sous la protection particulière de madame la Dauphine. Madame la duchesse de Berry me charge en outre de lui rendre compte de l'éducation de Henri V, que l'on appelle ici le duc de Bordeaux. Enfin, madame la duchesse de Berry déclare qu'elle a contracté un mariage secret avec le comte Hector Lucchesi Palli, d'une famille illustre. Ces mariages secrets de princesses, dont il y a plusieurs exemples, ne les privent pas de leurs droits. Madame la duchesse de Berry demande à conserver son rang de princesse française, la régence et la tutelle. Quand elle sera libre, elle se propose de venir à Prague embrasser ses enfants et mettre ses respects aux pieds de Votre Majesté. "

Le Roi me répondit sévèrement. Je tirai ma réplique tant bien que mal, d'une récrimination.

" Que Votre Majesté me pardonne, mais il me semble qu'on lui a inspiré des préventions : M. de Blacas doit être l'ennemi de mon auguste cliente. "

Charles X m'interrompit : " Non ; mais elle l'a traité mal, parce qu'il l'empêchait de faire des sottises, de folles entreprises. " - " Il n'est pas donné à tout le monde, répondis-je, de faire des sottises de cette espèce : Henri IV se battait comme madame la duchesse de Berry, et comme elle il n'avait pas toujours assez de force.

" Sire, continuai-je, vous ne voulez pas que madame de Berry soit princesse de France ; elle le sera malgré vous ; le monde entier l'appellera toujours la duchesse de Berry , l'héroïque mère de Henri V ; son intrépidité et ses souffrances dominent tout ; vous ne pouvez pas vous mettre au rang de ses ennemis ; vous ne pouvez pas, à l'instar du duc d'Orléans, vouloir flétrir du même coup les enfants et la mère : vous est-il donc difficile de pardonner à la gloire d'une femme ? "

" - Eh bien, monsieur l'ambassadeur , dit le Roi avec une emphase bienveillante, que madame la duchesse de Berry aille à Palerme ; qu'elle y vive maritalement, avec M. Lucchesi, à la vue de tout le monde, alors on dira aux enfants que leur mère est mariée ; elle viendra les embrasser. "

Je sentis que j'avais poussé assez loin l'affaire ; les principaux points étaient aux trois quarts obtenus, la conservation du titre et l'admission à Prague dans un temps plus ou moins éloigné : sûr d'achever mon ouvrage avec madame la Dauphine, je changeai la conversation.

Les esprits entêtés regimbent contre l'insistance ; auprès d'eux, on gâte tout en voulant tout emporter de haute luttes.

Je passai à l'éducation du prince dans l'intérêt de l'avenir : sur ce sujet, je fus peu compris. La religion fait de Charles X un solitaire ; ses idées sont cloîtrées. Je glissai quelques mots sur la capacité de M. Barrande et l'incapacité de M. de Damas. Le Roi me dit : " M. Barrande est un homme instruit, mais il a trop de besogne ; il avait été choisi pour enseigner les sciences exactes au duc de Bordeaux, et il enseigne tout, histoire, géographie, latin. J'avais appelé l'abbé Maccarthy, afin de partager les travaux de M. Barrande ; il est mort : j'ai jeté les yeux sur un autre instituteur ; il arrivera bientôt. "

Ces paroles me firent frémir, car le nouvel instituteur ne pouvait être évidemment qu'un jésuite remplaçant un jésuite. Que, dans l'état actuel de la société en France, l'idée de mettre un disciple de Loyola auprès de Henri V fût seulement entrée dans la tête de Charles X, il y avait de quoi désespérer de la race.

Quand je fus revenu de mon étonnement, je dis :

" Le Roi ne craint-il pas sur l'opinion l'effet d'un instituteur choisi dans les rangs d'une société célèbre mais calomniée ? "

Le Roi s'écria : " Bah ! en sont-ils encore aux jésuites ? "

Je parlai au Roi des élections et du désir qu'avaient les royalistes de connaître sa volonté. Le Roi me répondit :

" Je ne puis dire à un homme : Prêtez serment contre votre conscience. Ceux qui croient devoir le prêter agissent sans doute à bonne intention. Je n'ai, mon cher ami, aucune prévention contre les hommes, peu m'importe leur vie passée, lorsqu'ils veulent sincèrement servir la France et la Légitimité. Les républicains m'ont écrit à Edimbourg ; j'ai accepté, quant à leur personne, tout ce qu'ils me demandaient ; mais ils ont voulu m'imposer des conditions de gouvernement, je les ai rejetées. Je ne céderai jamais sur les principes ; je veux laisser à mon petit-fils un trône plus solide que n'était le mien. Les Français sont-ils aujourd'hui plus heureux et plus libres qu'ils ne l'étaient avec moi ? Payent-ils moins d'impôts ? quelle vache à lait que cette France ! Si je m'étais permis le quart des choses que s'est permises M. le duc d'Orléans, que de cris ! de malédictions ! Ils conspiraient contre moi, ils l'ont avoué : j'ai voulu me défendre... "

Le Roi s'arrêta comme embarrassé dans le nombre de ses pensées, et par la crainte de dire quelque chose qui me blessât.

Tout cela était bien, mais qu'entendait Charles X par les principes ? s'était-il rendu compte de la cause des conspirations vraies ou fausses ourdies contre son gouvernement ? Il reprit après un moment de silence : " Comment se portent vos amis les Bertin ? Ils n'ont pas à se plaindre de moi, vous le savez : ils sont bien rigoureux envers un homme banni qui ne leur a fait aucun mal du moins que je sache. Mais, mon cher je n'en veux à personne, chacun se conduit comme il l'entend. "

Cette douceur de tempérament, cette mansuétude chrétienne d'un Roi chassé et calomnié, me firent venir les larmes aux yeux. Je voulus dire quelques mots de Louis-Philippe. " Ah ! répondit le Roi,... M. le duc d'Orléans... il a jugé... que voulez-vous ?... les hommes sont comme ça. " Pas un mot amer, pas un reproche, pas une plainte ne put sortir de la bouche du vieillard trois fois exilé. Et cependant des mains françaises avaient abattu la tête de son frère et percé le coeur de son fils ; tant ces mains ont été pour lui remémoratrices et implacables !

Je louai le Roi de grand coeur et d'une voix émue. Je lui demandai s'il n'entrait point dans ses intentions de faire cesser toutes ces correspondances secrètes, de donner congé à tous ces commissaires qui, depuis quarante années, trompent la Légitimité. Le Roi m'assura qu'il était résolu à mettre un terme à ces impuissantes tracasseries ; il avait, disait-il, déjà désigné quelques personnes graves, au nombre desquelles je me trouvais, pour composer en France une sorte de conseil propre à l'instruire de la vérité. M. de Blacas m'expliquerait tout cela. Je priai Charles X d'assembler ses serviteurs et de m'entendre ; il me renvoya à M. de Blacas.

J'appelai la pensée du Roi sur l'époque de la majorité de Henri V ; je lui parlai d'une déclaration à faire alors comme d'une chose utile. Le Roi, qui ne voulait point intérieurement de cette déclaration, m'invita à lui en présenter le modèle. Je répondis avec respect, mais avec fermeté que je ne formulerais jamais une déclaration au bas de laquelle mon nom ne se trouvât pas au-dessous de celui du Roi. Ma raison était que je ne voulais pas prendre sur mon compte les changements éventuels introduits dans un acte quelconque par le prince de Metternich et par M. de Blacas.

Je représentai au Roi qu'il était trop loin de la France, qu'on aurait le temps de faire deux ou trois révolutions à Paris avant qu'il en fût informé à Prague. Le Roi répliqua que l'Empereur l'avait laissé libre de choisir le lieu de sa résidence dans tous les Etats autrichiens, le royaume de Lombardie excepté. " Mais, ajouta Sa Majesté, les villes habitables en Autriche sont toutes à peu près à la même distance de France ; à Prague, je suis logé pour rien, et ma position m'oblige à ce calcul. "

Noble calcul que celui-là pour un prince qui avait joui pendant cinq ans d'une liste civile de 20 millions, sans compter les résidences royales ; pour un prince qui avait laissé à la France la colonie d'Alger et l'ancien patrimoine des Bourbons, évalué de 25 à 30 millions de revenu !

Je dis : " Sire, vos fidèles sujets ont souvent pensé que votre royale indigence pouvait avoir des besoins ; ils sont prêts à se cotiser, chacun selon sa fortune, afin de vous affranchir de la dépendance de l'étranger. - Je crois, mon cher Chateaubriand, dit le Roi en riant que vous n'êtes guère plus riche que moi. Comment avez-vous payé votre voyage ? - Sire, il m'eût été impossible d'arriver jusqu'à vous, si madame la duchesse de Berry n'avait donné l'ordre à son banquier M. Jauge, de me compter 6 000 francs. - C'est bien peu ! s'écria le Roi ; avez-vous besoin d'un supplément ? - Non, sire ; je devrais même en m'y prenant bien, rendre quelque chose à la pauvre prisonnière, mais je ne sais guère regratter. - Vous étiez un magnifique seigneur à Rome ? - J'ai toujours mangé consciencieusement ce que le Roi m'a donné ; il ne m'en est pas resté deux sous. - Vous savez que je garde toujours à votre disposition votre traitement de pair : vous n'en avez pas voulu. - Non, sire, parce que vous avez des serviteurs plus malheureux que moi. Vous m'avez tiré d'affaire pour les 20 000 francs qui me restaient encore de dettes sur mon ambassade de Rome, après les 10 000 autres que j'avais empruntés à votre grand ami M. Lafitte. - Je vous les devais, dit le Roi, ce n'était pas même ce que vous aviez abandonné de vos appointements en donnant votre démission d'ambassadeur qui, par parenthèse, m'a fait assez de mal. - Quoi qu'il en soit, sire, dû ou non, Votre Majesté, en venant à mon secours, m'a rendu dans le temps service et moi je lui rendrai son argent quand je pourrai ; mais pas à présent, car je suis gueux comme un rat, ma maison rue d'Enfer n'est pas payée. Je vis pêle-mêle avec les pauvres de madame de Chateaubriand, en attendant le logement que j'ai déjà visité, à l'occasion de Votre Majesté, chez M. Gisquet. Quand je passe par une ville je m'informe d'abord s'il y a un hôpital ; s'il y en a un je dors sur les deux oreilles : le vivre et le couvert, en faut-il davantage ?

" - Oh ! ça ne finira pas comme ça. Combien, Chateaubriand, vous faudrait-il pour être riche ?

" - Sire, vous y perdriez votre temps, vous me donneriez quatre millions ce matin, que je n'aurais pas un patard ce soir. " Le Roi me secoua l'épaule avec la main : " A la bonne heure ! Mais à quoi diable mangez-vous votre argent ? - Ma foi, sire, je n'en sais rien, car je n'ai aucun goût et ne fais aucune dépense : c'est incompréhensible ! Je suis si bête qu'en entrant aux affaires étrangères, je ne voulus pas prendre les 25 000 francs de frais d'établissement, et qu'en en sortant je dédaignai d'escamoter les fonds secrets ! Vous me parlez de ma fortune, pour éviter de me parler de la vôtre.

" - C'est vrai, dit le Roi ; voici à mon tour ma confession : en mangeant mes capitaux par portions égales d'année en année, j'ai calculé qu'à l'âge où je suis, je pourrais vivre jusqu'à mon dernier jour sans avoir besoin de personne. Si je me trouvais dans la détresse, j'aimerais mieux avoir recours, comme vous me le proposez, à des Français qu'à des étrangers. On m'a offert d'ouvrir des emprunts, entre autres un de 30 millions qui aurait été rempli en Hollande ; mais j'ai su que cet emprunt, coté aux principales bourses en Europe ferait baisser les fonds français ; cela m'a empêché d'adopter le projet : rien de ce qui affecterait la fortune publique en France ne pouvait me convenir. " Sentiment digne d'un roi !

Dans cette conversation, on remarquera la générosité de caractère, la douceur des moeurs et le bon sens de Charles X. Pour un philosophe, c'eût été un spectacle curieux que celui du sujet et du roi s'interrogeant sur leur fortune et se faisant confidence mutuelle de leur misère au fond d'un château emprunté aux souverains de Bohême !


3 L37 Chapitre 4

Prague, 25 et 26 mai 1833.

Henri V.

Au sortir de cette conférence, j'assistai à la leçon d'équitation de Henri. Il monta deux chevaux, le premier sans étriers en trottant à la longe, le second avec étriers en exécutant des voltes sans tenir la bride, une baguette passée entre son dos et ses bras.

L'enfant est hardi et tout à fait élégant avec son pantalon blanc, sa jaquette, sa petite fraise et sa casquette. M. O'Hégerty le père, écuyer instructeur, criait : " Qu'est-ce que c'est que cette jambe-là ! elle est comme un bâton ! Laissez aller la jambe ! Bien ! détestable ! qu'avez-vous donc aujourd'hui ? etc., etc. " La leçon finie, le jeune page-roi s'arrête à cheval au milieu du manège, ôte brusquement sa casquette pour me saluer dans la tribune où j'étais avec le baron de Damas et quelques Français, saute à terre léger et gracieux comme le petit Jehan de Saintré.

Henri est mince, agile, bien fait ; il est blond ; il a les yeux bleus avec un trait dans l'oeil gauche qui rappelle le regard de sa mère. Ses mouvements sont brusques ; il vous aborde avec franchise, il est curieux et questionneur, il n'a rien de cette pédanterie qu'on lui donne dans les journaux ; c'est un vrai petit garçon comme tous les petits garçons de douze ans. Je lui faisais compliment sur sa bonne mine à cheval : " Vous n'avez rien vu, me dit-il, il fallait me voir sur mon cheval noir ; il est méchant comme un diable ; il rue, il me jette par terre, je remonte, nous sautons la barrière. L'autre jour, il s'est cogné, il a la jambe grosse comme ça. N'est-ce pas que le dernier cheval que j'ai monté est joli ? mais je n'étais pas en train. "

Henri déteste à présent le baron de Damas dont la mine, le caractère, les idées lui sont antipathiques. Il entre contre lui dans de fréquentes colères. A la suite de ces emportements, force est de mettre le prince en pénitence, on le condamne quelquefois à rester au lit : bête de châtiment. Survient un abbé Moligny, qui confesse le rebelle et tâche de lui faire peur du diable. L'obstiné n'écoute rien et refuse de manger. Alors madame la Dauphine donne raison à Henri qui mange et se moque du baron. L'éducation parcourt ce cercle vicieux.

Ce qu'il faudrait à M. le duc de Bordeaux serait une main légère qui le conduisît sans lui faire sentir le frein, un gouverneur qui fût plutôt son ami que son maître.

Si la famille de saint Louis était, comme celle des Stuarts, une espèce de famille particulière chassée par une révolution, confinée dans une île, la destinée des Bourbons serait en peu de temps étrangère aux générations nouvelles. Notre ancien pouvoir royal n'est pas cela, il représente l'ancienne royauté : le passé politique, moral et religieux des peuples est né de ce pouvoir et se groupe autour de lui. Le sort d'une race aussi entrelacée à l'ordre social qui fut, aussi apparentée à l'ordre social qui sera, ne peut jamais être indifférent aux hommes. Mais, toute destinée que cette race est à vivre, la condition des individus qui la forment et avec lesquels un sort ennemi n'aurait point fait trêve, serait déplorable. Dans un perpétuel malheur, ces individus marcheraient oubliés sur une ligne parallèle, le long de la mémoire glorieuse de leur famille.

Rien de plus triste que l'existence des rois tombés ; leurs jours ne sont qu'un tissu de réalités et de fictions : demeurés souverains à leur foyer, parmi leurs gens et leurs souvenirs, ils n'ont pas plutôt franchi le seuil de leur maison, qu'ils trouvent l'ironique vérité à leur porte : Jacques II ou Edouard VII, Charles X ou Louis XIX, à huis clos, deviennent, à huis ouvert, Jacques ou Edouard, Charles ou Louis, sans chiffre, comme les hommes de peine leurs voisins ; ils ont le double inconvénient de la vie de cour et de la vie privée : les flatteurs, les favoris, les intrigues, les ambitions de l'une ; les affronts, la détresse, le commérage de l'autre : c'est une mascarade continuelle de valets et de ministres, changeant d'habits. L'humeur s'aigrit de cette situation, les espérances s'affaiblissent, les regrets s'augmentent ; on rappelle le passé on récrimine ; on s'adresse des reproches d'autant plus amers que l'expression cesse d'être renfermée dans le bon goût d'une belle naissance et les convenances d'une fortune supérieure : on devient vulgaire par les souffrances vulgaires ; les soucis d'un trône perdu dégénèrent en tracasseries de ménage : les papes Clément XIV et Pie VI ne purent jamais rétablir la paix dans la domesticité du Prétendant. Ces aubains découronnés restent en surveillance au milieu du monde, repoussés des princes comme infectés d'adversité, suspects aux peuples comme atteints de puissance.


3 L37 Chapitre 5

Dîner et soirée à Hradschin.

J'allai m'habiller : on m'avait prévenu que je pouvais garder au dîner du Roi ma redingote et mes bottes ; mais le malheur est d'un trop haut rang pour en approcher avec familiarité. J'arrivai au château à six heures moins un quart, le couvert était mis dans une des salles d'entrée. Je trouvai au salon le cardinal Latil. Je ne l'avais pas rencontré depuis qu'il avait été mon convive à Rome, au palais de l'ambassade, lors de la réunion du conclave, après la mort de Léon XII. Quel changement de destinée pour moi et pour le monde entre ces deux dates !

C'était toujours le prestolet à ventre rondelet, à nez pointu, à face pâle, tel que je l'avais vu en colère à la Chambre des pairs un couteau d'ivoire à la main. On assurait qu'il n'avait aucune influence et qu'on le nourrissait dans un coin en lui donnant des bourrades, peut-être : mais il y a du crédit de différentes sortes, celui du cardinal n'en est pas moins certain, quoique caché, il le tire, ce crédit, des longues années passées auprès du Roi et du caractère de prêtre. L'abbé de Latil a été un confident intime, la remembrance de madame de Polastron s'attache au surplis du confesseur, le charme des dernières faiblesses humaines et la douceur des premiers sentiments religieux se prolongent en souvenirs dans le coeur du vieux monarque.

Successivement arrivèrent M. de Blacas, M. A. de Damas, frère du baron, M. O'Hégerty père, M. et madame de Cossé. A six heures précises, le Roi parut suivi de son fils ; on courut à table. Le Roi me plaça à sa gauche, il avait M. le Dauphin à sa droite, M. de Blacas s'assit en face du Roi, entre le cardinal et madame de Cossé, les autres convives étaient distribués au hasard. Les enfants ne dînent avec leur grand-père que le dimanche : c'est se priver du seul bonheur qui reste dans l'exil, l'intimité et la vie de famille.

Le dîner était maigre et assez mauvais. Le Roi me vanta un poisson de la Moldau qui ne valait rien du tout.

Quatre ou cinq valets de chambre en noir rôdaient comme des frères lais dans le réfectoire, point de maître d'hôtel. Chacun prenait devant soi et offrait de son plat. Le Roi mangeait bien, demandait et servait lui-même ce qu'on lui demandait. Il était de bonne humeur ; la peur qu'il avait eue de moi était passée. La conversation roulait dans un cercle de lieux communs, sur le climat de la Bohême, sur la santé de madame la Dauphine, sur mon voyage, sur les cérémonies de la Pentecôte qui devaient avoir lieu le lendemain ; pas un mot de politique. M. le Dauphin, le nez plongé dans son assiette, sortait quelquefois de son silence, et s'adressant au cardinal Latil : " Prince de l'Eglise, l'évangile de ce matin était selon saint Matthieu ? - Non, monseigneur, selon saint Marc. - Comment, saint Marc ? " Grande dispute entre saint Marc et saint Matthieu, et le cardinal était battu.

Le dîner a duré près d'une heure ; le Roi s'est levé ; nous l'avons suivi au salon. Les journaux étaient sur une table, chacun s'est assis et l'on s'est mis à lire çà et là comme dans un café.

Les enfants sont entrés, le duc de Bordeaux conduit par son gouverneur, Mademoiselle par sa gouvernante. Ils ont couru embrasser leur grand-père, puis ils se sont précipités vers moi ; nous nous sommes nichés dans l'embrasure d'une fenêtre donnant sur la ville et ayant une vue superbe. J'ai renouvelé mes compliments sur la leçon d'équitation. Mademoiselle s'est hâtée de me redire ce que m'avait dit son frère, que je n'avais rien vu ; qu'on ne pouvait juger de rien quand le cheval noir était boiteux. Madame de Gontaut est venue s'asseoir auprès de nous, M. de Damas un peu plus loin, prêtant l'oreille, dans un état amusant d'inquiétude, comme si j'allais manger son pupille, lâcher quelques phrases à la louange de la liberté de la presse, ou à la gloire de madame la duchesse de Berry. J'aurais ri des craintes que je lui donnais, si depuis M. de Polignac je pouvais rire d'un pauvre homme. Tout d'un coup Henri me dit : " Vous avez vu des serpents devins ? - Monseigneur veut parler des boas, il n'y en a ni en Egypte, ni à Tunis, seuls points de l'Afrique où j'aie abordé ; mais j'ai vu beaucoup de serpents en Amérique. - Oh ! oui, dit la princesse Louise, le serpent à sonnette, dans le Génie du Christianisme . "

Je m'inclinai pour remercier Mademoiselle. " Mais vous avez vu bien d'autres serpents ? a repris Henri. Sont-ils bien méchants ? - Quelques-uns, monseigneur sont fort dangereux, d'autres n'ont point de venin et on les fait danser. "

Les deux enfants se sont rapprochés de moi avec joie, tenant leurs quatre beaux yeux brillants fixés sur les miens.

" Et puis il y a le serpent de verre, ai-je dit, il est superbe et point malfaisant ; il a la transparence et la fragilité du verre ; on le brise dès qu'on le touche. - Les morceaux ne peuvent pas se rejoindre ? " a dit le prince. " - Mais non, mon frère, " a répondu pour moi Mademoiselle. " - Vous êtes allé à la cataracte de Niagara ? " a repris Henri. " Ça fait un terrible ronflement ? peut-on la descendre en bateau ? - Monseigneur, un Américain s'est amusé à y précipiter une grande barque ; un autre Américain, dit-on, s'est jeté lui-même dans la cataracte ; il n'a pas péri la première fois ; il a recommencé et s'est tué à la seconde expérience. " Les deux enfants ont levé les mains et ont crié : " Oh ! "

Madame de Gontaut a pris la parole : " M. de Chateaubriand est allé en Egypte et à Jérusalem. " Mademoiselle a frappé des mains et s'est encore rapprochée de moi. " M. de Chateaubriand, m'a-t-elle dit, contez donc à mon frère les pyramides et le tombeau de Notre Seigneur. "

J'ai fait du mieux que j'ai pu un récit des pyramides, du saint tombeau, du Jourdain, de la Terre-Sainte. L'attention des enfants était merveilleuse : Mademoiselle prenait dans ses deux mains son joli visage, les coudes presque appuyés sur mes genoux, et Henri perché sur un haut fauteuil remuait ses jambes ballantes.

Après cette belle conversation de serpents, de cataracte, de pyramides, de saint tombeau, Mademoiselle m'a dit : " Voulez-vous me faire une question sur l'histoire ? - Comment, sur l'histoire ? - Oui, questionnez-moi sur une année, l'année la plus obscure de toute l'histoire de France, excepté le dix-septième et le dix-huitième siècle que nous n'avons pas encore commencés. - Oh ! moi, s'écria Henri, j'aime mieux une année fameuse : demandez-moi quelque chose sur une année fameuse. " Il était moins sûr de son affaire que sa soeur.

Je commençai par obéir à la princesse et je dis : " Eh bien ! Mademoiselle veut-elle me dire ce qui se passait et qui régnait en France en 1001 ? " Voilà le frère et la soeur à chercher, Henri se prenant le toupet, Mademoiselle ombrant son visage avec ses deux mains, façon qui lui est familière, comme si elle jouait à cache-cache , puis elle découvre subitement sa mine jeune et gaie, sa bouche souriante, ses regards limpides. Elle dit la première : " C'était Robert qui régnait, Grégoire V était pape, Basile III empereur d'Orient... - Et Othon III empereur d'Occident ", cria Henri qui se hâtait pour ne pas rester derrière sa soeur, et il ajouta : " Veremond II en Espagne. " Mademoiselle lui coupant la parole dit : " Ethelrède en Angleterre. - Non pas, dit son frère, c'était Edmond, Côte-de-Fer. " Mademoiselle avait raison, Henri se trompait de quelques années en faveur de Côte-de-Fer qui l'avait charmé ; mais cela n'en était pas moins prodigieux.

" Et mon année fameuse ? " demanda Henri d'un ton demi-fâché. " - C'est juste, monseigneur : que se passa-t-il en l'an 1593 ? - Bah ! s'écria le jeune prince, c'est l'abjuration d'Henri IV. " Mademoiselle devint rouge de n'avoir pu répondre la première.

Huit heures sonnèrent : la voix du baron de Damas coupa court à notre conversation, comme quand le marteau de l'horloge, en frappant dix heures, suspendait les pas de mon père dans la grande salle de Combourg.

Aimables enfants ! le vieux croisé vous a conté les aventures de la Palestine, mais non au foyer du château de la reine Blanche ! Pour vous trouver, il est venu heurter avec son bâton de palmier et ses sandales poudreuses au seuil glacé de l'étranger. Blondel a chanté en vain au pied de la tour des ducs d'Autriche ; sa voix n'a pu vous rouvrir les chemins de la patrie. Jeunes proscrits, le voyageur aux terres lointaines vous a caché une partie de son histoire, il ne vous a pas dit que, poète et prophète, il a traîné dans les forêts de la Floride et sur les montagnes de la Judée autant de désespérances, de tristesses et de passions, que vous avez d'espoir, de joie et d'innocence ; qu'il fut une journée où, comme Julien, il jeta son sang vers le ciel, sang dont le Dieu de miséricorde lui a conservé quelques gouttes pour racheter celles qu'il avait livrées au dieu de malédiction.

Le prince, emmené par son gouverneur, m'invita à sa leçon d'histoire, fixée au lundi suivant, onze heures du matin ; madame de Gontaut se retira avec Mademoiselle.

Alors commença une scène d'un autre genre : la royauté future, dans la personne d'un enfant, venait de me mêler à ses jeux, la royauté passée, dans la personne d'un vieillard, me fit assister aux siens. Une partie de whist, éclairée par deux bougies dans le coin d'une salle obscure, commença entre le Roi et le Dauphin, le duc de Blacas et le cardinal Latil. J'en étais le seul témoin avec l'écuyer O'Hégerty. A travers les fenêtres dont les volets n'étaient pas fermés, le crépuscule mêlait sa pâleur à celle des bougies : la monarchie s'éteignait entre ces deux lueurs expirantes. Profond silence hors le frôlement des cartes et quelques cris du Roi qui se fâchait. Les cartes furent renouvelées des Latins afin de soulager l'adversité de Charles VI : mais il n'y a plus d'Ogier et de Lahire pour donner leur nom, sous Charles X, à ces distractions du malheur.

Le jeu fini, le Roi me souhaita le bon soir. Je passai les salles désertes et sombres que j'avais traversées la veille, les mêmes escaliers, les mêmes cours, les mêmes gardes, et, descendu des talus de la colline, je regagnai mon auberge en m'égarant dans les rues et dans la nuit. Charles X restait enfermé dans les masses noires que je quittais : rien ne peut peindre la tristesse de son abandon et de ses années.


3 L37 Chapitre 6

Prague, 27 mai 1833.

Visites.

J'avais grand besoin de mon lit ; mais le baron Capelle, arrivé de Hollande, logeait dans une chambre voisine de la mienne, et il accourut.

Quand le torrent tombe de haut, l'abîme qu'il creuse et dans lequel il s'engloutit fixe les regards et rend muet ; mais je n'ai ni patience ni pitié pour les ministres dont la main débile laissa tomber dans le gouffre la couronne de saint Louis, comme si les flots devaient la rapporter ! Ceux de ces ministres qui prétendent s'être opposés aux ordonnances sont les plus coupables ; ceux qui se disent avoir été les plus modérés sont les moins innocents : s'ils y voyaient si clair, que ne se retiraient-ils ? " Ils n'ont pas voulu abandonner le Roi ; monsieur le Dauphin les a traités de poltrons. " Mauvaise défaite ; ils n'ont pu s'arracher à leurs portefeuilles. Quoi qu'ils en disent, il n'y a pas autre chose au fond de cette immense catastrophe. Et quel beau sang-froid depuis l'événement ! L'un écrivaille sur l'histoire d'Angleterre, après avoir si bien arrangé l'histoire de France ; l'autre lamente la vie et la mort du duc de Reichstadt, après avoir envoyé à Prague le duc de Bordeaux.

Je connaissais M. Capelle : il est juste de se souvenir qu'il était demeuré pauvre, ses prétentions ne dépassaient pas sa valeur ; il aurait très volontiers dit comme Lucien : " Si vous venez m'écouter dans l'espoir de respirer l'ambre et d'entendre le chant du cygne, j'atteste les dieux que je n'ai jamais parlé de moi en termes si magnifiques. " Par le temps actuel, la modestie est une qualité rare, et le seul tort de M. Capelle est de s'être laissé nommer ministre.

Je reçus la visite de M. le baron de Damas : les vertus de ce brave officier lui avaient monté à la tête, une congestion religieuse lui embarrassait le cerveau. Il est des associations fatales : le duc de Rivière recommanda en mourant M. de Damas pour gouverneur du duc de Bordeaux ; le prince de Polignac était membre de cette coterie. L'incapacité est une franc-maçonnerie dont les loges sont en tout pays, cette charbonnerie a des oubliettes dont elle ouvre les soupapes, et dans lesquelles elle fait disparaître les Etats.

La domesticité était si naturelle à la cour, que M. de Damas, en choisissant M. de Lavilatte, n'avait jamais voulu lui octroyer d'autre titre que le titre de premier valet de chambre de monseigneur le duc de Bordeaux. A la première vue, je me pris de goût pour ce militaire à crocs gris, dogue fidèle, chargé d'aboyer autour de son mouton. Il appartenait à ces loyaux porte-grenade qu'estimait l'effrayant maréchal de Montluc, et dont il disait : " Il n'y a point d'arrière-boutique en eux. " M. de Lavilatte sera renvoyé pour sa sincérité, non à cause de sa brusquerie : de la brusquerie de caserne, on s'en arrange ; souvent l'adulation au camp fume la flatterie d'un air indépendant. Mais chez le vieux brave dont je parle tout était franchise ; il aurait retiré avec honneur sa moustache, s'il avait emprunté dessus 30 000 piastres comme Jean de Castro. Sa figure rébarbative n'était que l'expression de la liberté ; il avertissait seulement par son air qu'il était prêt. Avant de mettre au champ leur armée, les Florentins en prévenaient l'ennemi par le son de la cloche Martinella .


3 L37 Chapitre 7

Prague, 27 mai 1833.

Messe. - Général Czernicki.

J'avais formé le projet d'entendre la messe à la cathédrale, dans l'enceinte des châteaux ; retenu par les visiteurs, je n'eus que le temps d'aller à la basilique des ci-devant jésuites. On y chantait avec accompagnement d'orgues. Une femme, placée auprès de moi, avait une voix dont l'accent me fit tourner la tête. Au moment de la communion, elle se couvrit le visage de ses deux mains et n'alla point à la sainte table.

Hélas ! j'ai déjà exploré bien des églises dans les quatre parties de la terre, sans avoir pu dépouiller, même au tombeau du Sauveur, le rude cilice de mes pensées. J'ai peint Aben-Hamet errant dans la mosquée chrétienne de Cordoue : " Il entrevit au pied d'une colonne une figure immobile, qu'il prit d'abord pour une statue sur un tombeau. "

L'original de ce chevalier qu'entrevoyait Aben-Hamet était un moine que j'avais rencontré dans l'église de l'Escurial, et dont j'avais envié la foi. Qui sait cependant les tempêtes au fond de cette âme si recueillie, et quelle supplication montait vers le pontife saint et innocent ? Je venais d'admirer, dans la sacristie déserte de l'Escurial, une des plus belles Vierges de Murillo ; j'étais avec une femme : elle me montra la première le religieux sourd au bruit des passions qui traversaient auprès de lui le formidable silence du sanctuaire.

Après la messe à Prague j'envoyai chercher une calèche ; je pris le chemin tracé dans les anciennes fortifications et par lequel les voitures montent au château. On était occupé à dessiner des jardins sur ces remparts : l'euphonie d'une forêt y remplacera le fracas de la bataille de Prague ; le tout sera très beau dans une quarantaine d'années : Dieu fasse que Henri V ne demeure pas assez longtemps ici pour jouir de l'ombre d'une feuille qui n'est pas encore née !

Devant dîner le lendemain chez le gouverneur, je crus qu'il était poli d'aller voir madame la comtesse de Choteck : je l'aurais trouvée aimable et belle, quand elle ne m'eût pas cité de mémoire des passages de mes écrits.

Je montai à la soirée de madame de Guiche ; j'y rencontrai le général Czernicki et sa femme. Il me fit le récit de l'insurrection de la Pologne et du combat d'Ostrolenka.

Quand je me levai pour sortir, le général me demanda la permission de presser ma vénérable main et d'embrasser le patriarche de la liberté de la presse ; sa femme voulut embrasser en moi l'auteur du Génie du Christianisme : la monarchie reçut de grand coeur le baiser fraternel de la république. J'éprouvais une satisfaction d'honnête homme ; j'étais heureux de réveiller à différents titres de nobles sympathies dans des coeurs étrangers, d'être tour à tour pressé sur le sein du mari et de la femme par la liberté et la religion.

Lundi 27, au matin, l'opposition vient m'apprendre que je ne verrais point le jeune prince : M. de Damas avait fatigué son élève en le traînant d'église en église aux stations du Jubilé. Cette lassitude servait de prétexte à un congé et motivait une course à la campagne : on me voulait cacher l'enfant.

J'employai la matinée à courir la ville. A cinq heures j'allai dîner chez le comte de Choteck.


3 L37 Chapitre 8

Dîner chez le comte de Choteck.

La maison du comte de Choteck, bâtie par son père (qui fut aussi grand bourgrave de Bohême), présente extérieurement la forme d'une chapelle gothique : rien n'est original aujourd'hui, tout est copie. Du salon on a une vue sur les jardins ; ils descendent en pente dans une vallée : toujours lumière fade, sol grisâtre comme dans ces fonds anguleux des montagnes du Nord où la nature décharnée porte la haire.

Le couvert était mis dans le pleasure-ground , sous des arbres. Nous dînâmes sans chapeau : ma tête, que tant d'orages insultèrent en emportant ma chevelure, était sensible au souffle du vent. Tandis que je m'efforçais d'être présent au repas, je ne pouvais m'empêcher de regarder les oiseaux et les nuages qui volaient au-dessus du festin ; passagers embarqués sur les brises et qui ont des relations secrètes avec mes destinées ; voyageurs, objets de mon envie et dont mes yeux ne peuvent suivre la course aérienne sans une sorte d'attendrissements. J'étais plus en société avec ces parasites errants dans le ciel qu'avec les convives assis auprès de moi sur la terre : heureux anachorètes qui pour dapifer aviez un corbeau !

Je ne puis vous parler de la société de Prague, puisque je ne l'ai vue qu'à ce dîner. Il s'y trouvait une femme fort à la mode à Vienne, et fort spirituelle, assurait-on ; elle m'a paru aigre et sotte, quoiqu'elle eût quelque chose de jeune encore, comme ces arbres qui gardent l'été les grappes séchées de la fleur qu'ils ont portée au printemps.

Je ne sais donc des moeurs de ce pays que celles du seizième siècle, racontées par Bassompierre : il aima Anna Esther, âgée de dix-huit ans, veuve depuis six mois. Il passa cinq jours et six nuits déguisé et caché dans une chambre auprès de sa maîtresse. Il joua à la paume dans Hradschin avec Wallenstein. N'étant ni Wallenstein ni Bassompierre, je ne prétendais ni à l'empire ni à l'amour : les Esther modernes veulent des Assuérus qui puissent, tout déguisés qu'ils sont, se débarrasser la nuit de leur domino : on ne dépose pas le masque des années.


3 L37 Chapitre 9

Prague, 27 mai 1833.

Pentecôte. - Le duc de Blacas.

Au sortir du dîner, à sept heures, je me rendis chez le Roi, j'y rencontrai les personnes de la veille, excepté M. le duc de Bordeaux, qu'on disait souffrant de ses stations du dimanche. Le Roi était à demi couché sur un canapé, et Mademoiselle assise sur une chaise tout contre les genoux de Charles X, qui caressait le bras de sa petite fille en lui faisant des histoires. La jeune princesse écoutait avec attention : quand je parus, elle me regarda avec le sourire d'une personne raisonnable qui m'aurait voulu dire : " Il faut bien que j'amuse mon grand-papa. "

" Chateaubriand, s'écria le Roi, je ne vous ai pas vu hier ? - Sire, j'ai été averti trop tard que Votre Majesté m'avait fait l'honneur de me nommer de son dîner : ensuite, c'était le jour de la Pentecôte, jour où il ne m'est pas permis de voir Votre Majesté. - Comment cela ? " dit le Roi. " - Sire, ce fut le jour de la Pentecôte, il y a neuf ans, que, me présentant pour vous faire ma cour, on me défendit votre porte. "

Charles X parut ému : " On ne vous chassera pas du château de Prague. - Non, sire, car je ne vois pas ici ces bons serviteurs qui m'éconduisirent au jour de la prospérité. " Le whist commença, et la journée finit.

Après la partie, je rendis au duc de Blacas la visite qu'il m'avait faite. " Le Roi, me dit-il, m'a prévenu que nous causerions. " Je lui répondis que le Roi n'ayant pas jugé à propos de convoquer son conseil devant lequel j'aurais pu développer mes idées sur l'avenir de la France et la majorité du duc de Bordeaux, je n'avais plus rien à dire. " Sa Majesté n'a point de conseil, repartit M. de Blacas avec un rire chevrotant et des yeux tout contents de lui, il n'a que moi, absolument que moi. "

Le grand maître de la garde-robe a la plus haute idée de lui-même : maladie française. A l'entendre, il fait tout, il peut tout ; il a marié la duchesse de Berry ; il dispose des rois ; il mène Metternich par le bout du nez ; il tient Nesselrode au collet ; il règne en Italie ; il a gravé son nom sur un obélisque à Rome ; il a dans sa poche les clefs des conclaves ; les trois derniers papes lui doivent leur exaltation ; il connaît si bien l'opinion, il mesure si bien son ambition à ses forces, qu'en accompagnant madame la duchesse de Berry, il s'était fait donner un diplôme qui le nommait chef du conseil de la régence, premier ministre et ministre des affaires étrangères ! Et voilà comment ces pauvres gens comprennent la France et le siècle.

Cependant M. de Blacas est le plus intelligent et le plus modéré de la bande. En conversation il est raisonnable : il est toujours de votre avis : Vous pensez cela ! c'est précisément ce que je disais hier. Nous avons absolument les mêmes idées ! Il gémit de son esclavage ; il est las des affaires, il voudrait habiter un coin de la terre, ignoré pour y mourir en paix loin du monde. Quant à son influence sur Charles X, ne lui en parlez pas ; on croit qu'il domine Charles X : erreur ! il ne peut rien sur le Roi ! le Roi ne l'écoute pas ; le Roi refuse ce matin une chose ; ce soir il accorde cette chose, sans qu'on sache pourquoi il a changé d'avis, etc. Lorsque M. de Blacas vous raconte ces balivernes, il est vrai , parce qu'il ne contrarie jamais le Roi ; il n'est pas sincère , parce qu'il n'inspire à Charles X que des volontés d'accord avec les penchants de ce prince.

Au surplus, M. de Blacas a du courage et de l'honneur, il n'est pas sans générosité ; il est dévoué et fidèle. En se frottant aux hautes aristocraties et en entrant dans la richesse, il a pris de leur allure. Il est très bien né ; il sort d'une maison pauvre, mais antique, connue dans la poésie et dans les armes. Le guindé de ses manières, son aplomb, son rigorisme d'étiquette, conservent à ses maîtres une noblesse qu'on perd trop aisément dans le malheur : du moins, dans le Muséum de Prague, l'inflexibilité de l'armure tient debout un corps qui tomberait. M. de Blacas ne manque pas d'une certaine activité ; il expédie rapidement les affaires communes ; il est ordonné et méthodique. Connaisseur assez éclairé dans quelques branches d'archéologie, amateur des arts, sans imagination et libertin à la glace, il ne s'émeut pas même de ses passions : son sang-froid serait une qualité de l'homme d'Etat, si son sang-froid n'était autre que sa confiance dans son génie, et son génie trahit sa confiance : on sent en lui le grand seigneur avorté, comme on le sent dans son compatriote La Valette, duc d'Epernon.

Ou il y aura, ou il n'y aura pas restauration ; s'il y a restauration, M. de Blacas rentre avec les places et les honneurs ; s'il n'y a pas restauration, la fortune du grand maître de la garde-robe est presque toute hors de France ; Charles X et Louis XIX seront morts, il sera bien vieux, lui, M. de Blacas : ses enfants resteront les compagnons du prince exilé, d'illustres étrangers dans des cours étrangères. Dieu soit loué de tout !

Ainsi la Révolution, qui a élevé et perdu Bonaparte, aura enrichi M. de Blacas : cela fait compensation. M. de Blacas, avec sa longue figure immobile et décolorée, est l'entrepreneur des pompes funèbres de la monarchie ; il l'a enterrée à Hartwell, il l'a enterrée à Gand, il l'a réenterrée à Edimbourg et il la réenterrera à Prague ou ailleurs, toujours veillant à la dépouille des hauts et puissants défunts, comme ces paysans des côtes qui recueillent les objets naufragés que la mer rejette sur ses bords.


3 L37 Chapitre 10

Prague, 28 et 29 mai 1833.

Incidences. - Description de Prague. - Tycho-Brahé. - Perdita.

Le mardi, 28 mai, la leçon d'histoire à laquelle je devais assister à onze heures n'ayant pas lieu, je me trouvai libre de parcourir ou plutôt de revoir la ville que j'avais déjà vue et revue en allant et venant.

Je ne sais pourquoi je m'étais figuré que Prague était niché dans un trou de montagnes qui portaient leur ombre noire sur un tapon de maisons chaudronnées : Prague est une cité riante où pyramident vingt-cinq à trente tours et clochers élégants ; son architecture rappelle une ville de la Renaissance. La longue domination des empereurs sur les pays cisalpins a rempli l'Allemagne d'artistes de ces pays ; les villages autrichiens sont des villages de la Lombardie, de la Toscane, ou de la terre ferme de Venise : on se croirait chez un paysan italien, si, dans les fermes à grandes chambres nues, un poêle ne remplaçait le soleil.

La vue dont on jouit des fenêtres du château est agréable : d'un côté on aperçoit les vergers d'un frais vallon, à pente verte, enclos des murs dentelés de la ville, qui descendent jusqu'à la Moldau, à peu près comme les murs de Rome descendent du Vatican au Tibre ; de l'autre côté, on découvre la ville traversée par la rivière, laquelle rivière s'embellit d'une île plantée en amont, et embrasse une île en aval, en quittant le faubourg du Nord. La Moldau se jette dans l'Elbe. Un bateau qui m'aurait pris au pont de Prague m'aurait pu débarquer au pont Royal à Paris. Je ne suis pas l'ouvrage des siècles et des rois ; je n'ai ni le poids ni la durée de l'obélisque que le Nil envoie maintenant à la Seine, pour remorquer ma galère, la ceinture de la Vestale du Tibre suffirait.

Le pont de la Moldau, bâti en bois en 795 par Mnata fut, à diverses époques, refait en pierre. Tandis que je mesurais ce pont, Charles X cheminait sur le trottoir ; il portait sous le bras un parapluie, son fils l'accompagnait comme un cirerone de louage. J'avais dit dans le Conservateur qu' on se mettrait à la fenêtre pour voir passer la monarchie : je la voyais passer sur le pont de Prague.

Dans les constructions qui composent Hradschin, on voit des salles historiques, des musées que tapissent les portraits restaurés et les armes fourbies des ducs et des rois de Bohême. Non loin des masses informes, se détache sur le ciel un joli bâtiment vêtu d'un des élégants portiques du cinquecento : cette architecture a l'inconvénient d'être en désaccord avec le climat. Si l'on pouvait du moins, pendant les hivers de Bohême mettre ces palais italiens en serre chaude avec les palmiers ? J'étais toujours préoccupé de l'idée du froid qu'ils devaient avoir la nuit.

Prague, souvent assiégé, pris et repris, nous est militairement connu par la bataille de son nom et par la retraite où se trouvait Vauvenargues. Les boulevards de la ville sont démolis. Les fossés du château, du côté de la haute plaine, forment une étroite et profonde entaille maintenant plantée de peupliers. A l'époque de la guerre de Trente Ans, ces fossés étaient remplis d'eau. Les protestants, ayant pénétré dans le château le 23 mai 1618, jetèrent par la fenêtre deux seigneurs catholiques avec le secrétaire d'Etat : les trois plongeurs se sauvèrent. Le secrétaire, en homme bien appris, demanda mille pardons à l'un des deux seigneurs d'être tombé malhonnêtement sur lui. Dans ce mois de mai 1833, on n'a plus la même politesse : je ne sais trop ce que je dirais en pareil cas, moi qui ai cependant été secrétaire d'Etat.

Tycho-Brahé mourut à Prague : voudriez-vous, pour toute sa science, avoir comme lui un faux nez de cire ou d'argent ? Tycho se consolait en Bohême, ainsi que Charles X, en contemplant le ciel ; l'astronome admirait l'ouvrage, le roi adore l'ouvrier. L'étoile apparue en 1572 (éteinte en 1574), qui passa successivement du blanc éclatant au jaune rouge de Mars et au blanc plombé de Saturne, offrit aux observations de Tycho le spectacle de l'incendie d'un monde. Qu'est-ce que la révolution dont le souffle a poussé le frère de Louis XVI à la tombe du Newton danois, auprès de la destruction d'un globe, accomplie en moins de deux années ? Le général Moreau vint à Prague concerter avec l'empereur de Russie une restauration que lui, Moreau, ne devait pas voir.

Si Prague était au bord de la mer, rien ne serait plus charmant ; aussi Shakespeare frappe la Bohême de sa baguette et en fait un pays maritime :

" Es-tu certain, dit Antigonus à un matelot, dans le Conte d'hiver , que notre vaisseau a touché les déserts de Bohême ? "

Antigonus descend à terre, chargé d'exposer une petite fille à laquelle il adresse ces mots :

" Fleur ! prospère ici... La tempête commence... Tu as bien l'air de devoir être rudement bercée ! "

Shakespeare ne semble-t-il pas avoir raconté d'avance l'histoire de la princesse Louise, de cette jeune fleur , de cette nouvelle Perdita , transportée dans les déserts de la Bohême ?


3 L37 Chapitre 11

Prague, 28 et 29 mai 1833.

Suite des incidences. - De la Bohême. - Littérature slave et néo-latine.

Confusion, sang, catastrophe, c'est l'histoire de la Bohême ; ses ducs et ses rois, au milieu des guerres civiles et des guerres étrangères, luttent avec leurs sujets, ou se collettent avec les ducs et les rois de Silésie, de Saxe, de Pologne, de Moravie, de Hongrie, d'Autriche et de Bavière.

Pendant le règne de Venceslas VI, qui mettait à la broche son cuisinier quand il n'avait pas bien rôti un lièvre, s'éleva Jean Huss, lequel ayant étudié à Oxford en apporta la doctrine de Wiclef. Les protestants, qui cherchaient partout des ancêtres sans en pouvoir trouver rapportent que, du haut de son bûcher, Jean chanta, prophétisa la venue de Luther.

" Le monde rempli d'aigreur, dit Bossuet, enfanta Luther et Calvin, qui cantonnent la chrétienté. "

Des luttes chrétiennes et païennes, des hérésies précoces de la Bohême, des importations d'intérêts étrangers et de moeurs étrangères, résulta une confusion favorable au mensonge. La Bohême passa pour le pays des sorciers.

D'anciennes poésies, découvertes en 1817 par M. Hanka, bibliothécaire du musée de Prague, dans les archives de l'église de Königinhof, sont célèbres. Un jeune homme que je me plais à citer, fils d'un savant illustre, M. Ampère, a fait connaître l'esprit de ces chants. Célakowsky a répandu des chansons populaires dans l'idiome slave.

Les Polonais trouvent le dialecte bohême efféminé ; c'est la querelle du dorien et de l'ionique. Le Bas-Breton de Vannes traite de barbare le Bas-Breton de Tréguier. Le slave ainsi que le magyar se prête à toutes les traductions : ma pauvre Atala a été accoutrée d'une robe de point de Hongrie ; elle porte aussi un doliman arménien et un voile arabe.

Une autre littérature a fleuri en Bohême, la littérature moderne latine. Le prince de cette littérature, Bohuslas Hassenstein, baron de Lobkowitz, né en 1462, s'embarqua en 1490 à Venise, visita la Grèce, la Syrie, l'Arabie et l'Egypte. Lobkowitz m'a devancé de trois cent vingt-six ans à ces lieux célèbres, et, comme lord Byron, il a chanté son pèlerinage. Avec quelle différence d'esprit, de coeur, de pensées, de moeurs, nous avons, à plus de trois siècles d'intervalle, médité sur les mêmes ruines et sous le même soleil, Lobkowitz, Bohême ; lord Byron, Anglais ; et moi, enfant de France !

A l'époque du voyage de Lobkowitz, d'admirables monuments, depuis renversés, étaient debout. Ce devait être un spectacle étonnant que celui de la barbarie dans toute son énergie, tenant sous ses pieds la civilisation terrassée, les janissaires de Mahomet II ivres d'opium, de victoires et de femmes, le cimeterre à la main, le front festonné du turban sanglant, échelonnés pour l'assaut sur les décombres de l'Egypte et de la Grèce : et moi, j'ai vu la même barbarie, parmi les mêmes ruines, se débattre sous les pieds de la civilisation.

En arpentant la ville et les faubourgs de Prague, les choses que je viens de dire venaient s'appliquer sur ma mémoire, comme les tableaux d'une optique sur une toile. Mais, dans quelque coin que je me trouvasse, j'apercevais Hradschin, et le roi de France appuyé sur les fenêtres de ce château, comme un fantôme dominant toutes ces ombres.


3 L37 Chapitre 12

Prague, 29 mai 1833.

Je prends congé du Roi. - Adieux. - Lettre des enfants à leur mère. - Un juif. - La servante saxonne.

Ma revue de Prague étant faite, j'allai le 29 mai dîner au château à six heures. Charles X était fort gai. Au sortir de table, en s'asseyant sur le canapé du salon, il me dit : " Chateaubriand, savez-vous que le National , arrivé ce matin, déclare que j'avais le droit de faire mes ordonnances ? - Sire, ai-je répondu, Votre Majesté jette des pierres dans mon jardin. " Le Roi, indécis, hésitait ; puis prenant son parti : " J'ai quelque chose sur le coeur : vous m'avez diablement maltraité dans la première partie de votre discours à la Chambre des pairs. " Et tout de suite, le Roi, ne me laissant pas le temps de répondre, s'est écrié : " Oh ! la fin ! la fin !... le tombeau vide à Saint-Denis... C'est admirable !... c'est très bien ! très bien... n'en parlons plus. Je n'ai pas voulu garder cela... c'est fini... c'est fini. " Et il s'excusait d'avoir osé hasarder ce peu de mots.

J'ai baisé avec un pieux respect la main royale.

" Que je vous dise, a repris Charles X, j'ai peut-être eu tort de ne pas me défendre à Rambouillet ; j'avais encore de grandes ressources... mais je n'ai pas voulu que le sang coulât pour moi ; je me suis retiré. "

Je n'ai point combattu cette noble excuse ; j'ai répondu : " Sire, Bonaparte s'est retiré deux fois comme Votre Majesté, afin de ne pas prolonger les maux de la France. " Je mettais ainsi la faiblesse de mon vieux roi à l'abri de la gloire de Napoléon.

Les enfants arrivés, nous nous sommes approchés d'eux. Le Roi parla de l'âge de Mademoiselle : " Comment ! petit chiffon, s'écria-t-il, vous avez déjà quatorze ans ! - Oh ! quand j'en aurai quinze ! " dit Mademoiselle. " Eh bien ! qu'en ferez-vous ? " dit le Roi. Mademoiselle resta court.

Charles X raconta quelque chose : " Je ne m'en souviens pas, " dit le duc de Bordeaux. " - Je le crois bien, répondit le Roi, cela se passait le jour même de votre naissance. - Oh ! répliqua Henri, il y a donc bien longtemps ! " Mademoiselle penchant un peu la tête sur son épaule, levant son visage vers son frère, tandis que ses regards tombaient obliquement sur moi, dit avec une petite mine ironique : " Il y a donc bien longtemps que vous êtes né ? "

Les enfants se retirèrent ; je saluai l'orphelin : je devais partir dans la nuit. Je lui dis adieu en français, en anglais et en allemand. Combien Henri apprendra-t-il de langues pour raconter ses errantes misères, pour demander du pain et un asile à l'étranger ?

Quand la partie de whist commença, je pris les ordres de Sa Majesté. " Vous allez voir madame la Dauphine à Carlsbad, dit Charles X. Bon voyage, mon cher Chateaubriand. Nous entendrons parler de vous dans les journaux. "

J'allai de porte en porte offrir mes derniers hommages aux habitants du château. Je revis la jeune princesse chez madame de Gontaut ; elle me remit pour sa mère une lettre au bas de laquelle se trouvaient quelques lignes de Henri.

Je devais partir le 30 à cinq heures du matin ; le comte de Choteck avait eu la bonté de faire commander les chevaux sur la route : un tripotage me retint jusqu'à midi.

J'étais porteur d'une lettre de crédit de 2 000 francs payable à Prague, je m'étais présenté chez un gros et petit matou juif qui poussa des cris d'admiration en me voyant. Il appela sa femme à son secours ; elle accourut, ou plutôt elle roula jusqu'à mes pieds ; elle s'assit toute courte, toute grasse, toute noire, en face de moi, avec deux bras comme des ailerons, me regardant de ses yeux ronds : quand le Messie serait entré par la fenêtre, cette Rachel n'aurait pas paru plus réjouie ; je me croyais menacé d'un Alleluia . L'agent de change m'offrit sa fortune, des lettres de crédit pour toute l'étendue de la dispersion israélite, il ajouta qu'il m'enverrait mes 2 000 francs à mon hôtel.

La somme n'était point comptée le 29 au soir ; le 30 au matin, lorsque les chevaux étaient déjà attelés, arrive un commis avec un paquet d'assignats, papier de différente origine, qui perd plus ou moins sur la place et qui n'a pas cours hors des Etats autrichiens. Mon compte était détaillé sur une note qui portait pour solde, bon argent . Je restai ébahi : " Que voulez-vous que je fasse de cela ? " dis-je au commis. " Comment, avec ce papier, payer la poste et la dépense des auberges ? " Le commis courut chercher des explications. Un autre commis vint et me fit des calculs sans fin. Je renvoyai le second commis ; un troisième me rapporta des écus de Brabant. Je partis, désormais en garde contre la tendresse que je pourrais inspirer aux filles de Jérusalem.

Ma calèche était entourée, sous la porte, des gens de l'hôtel, parmi lesquels se pressait une jolie servante saxonne qui courait à un piano toutes les fois qu'elle attrapait un moment entre deux coups de sonnette : priez Léonarde du Limousin, ou Fanchon de la Picardie, de vous jouer ou de vous chanter sur le piano Tanti palpiti ou la Prière de Moïse !


3 L37 Chapitre 13

Prague et route, 29 et 30 mai 1833.

Ce que je laisse à Prague.

J'étais entré à Prague avec de grandes appréhensions. Je m'étais dit : Pour nous perdre, il suffit souvent à Dieu de nous remettre entre les mains nos destinées ; Dieu fait des miracles en faveur des hommes mais il leur en abandonne la conduite, sans quoi ce serait lui qui gouvernerait en personne : or, les hommes font avorter les fruits de ces miracles. Le crime n'est pas toujours puni dans ce monde ; les fautes le sont toujours. Le crime est de la nature infinie et générale de l'homme, le ciel seul en connaît le fond et s'en réserve quelquefois le châtiment. Les fautes d'une nature bornée et accidentelle sont de la compétence de la justice étroite de la terre : c'est pourquoi il serait possible que les dernières fautes de la monarchie fussent rigoureusement punies par les hommes.

Je m'étais dit encore : On a vu des familles royales tomber dans d'irréparables erreurs, en s'infatuant d'une fausse idée de leur nature : tantôt elles se regardent comme des familles divines et exceptionnelles, tantôt comme des familles mortelles et privées ; selon l'occurrence, elles se mettent au-dessus de la loi commune ou dans les limites de cette loi. Violent-elles les constitutions politiques ? elles s'écrient qu'elles en ont le droit, qu'elles sont la source de la loi, qu'elles ne peuvent être jugées par les règles ordinaires. Veulent-elles faire une faute domestique, donner par exemple une éducation dangereuse à l'héritier du trône ? elles répondent aux réclamations : " Un particulier peut agir envers ses enfants comme il lui plaît, et nous ne le pourrions pas ! "

Eh ! non, vous ne le pouvez pas : vous n'êtes ni une famille divine , ni une famille privée ; vous êtes une famille publique ; vous appartenez à la société. Les erreurs de la royauté n'attaquent pas la royauté seule ; elles sont dommageables à la nation entière : un Roi bronche et s'en va, mais la nation s'en va-t-elle ? Ne ressent-elle aucun mal ? ceux qui sont demeurés attachés à la royauté absente, victimes de leur honneur, ne sont-ils ni interrompus dans leur carrière, ni poursuivis dans leurs proches, ni entravés dans leur liberté, ni menacés dans leur vie ? Encore une fois, la royauté n'est point une propriété privée, c'est un bien commun, indivis, et des tiers sont engagés dans la fortune du trône. Je craignais que, dans les troubles inséparables du malheur, la royauté n'eût point aperçu ces vérités et n'eût rien fait pour y revenir en temps utile.

D'un autre côté, tout en reconnaissant les avantages immenses de la loi salique, je ne me dissimulais pas que durée de race a quelques graves inconvénients pour les peuples et pour les rois : pour les peuples, parce qu'elle mêle trop leur destinée avec celle des rois ; pour les rois, parce que le pouvoir permanent les enivre ; ils perdent les notions de la terre ; tout ce qui n'est pas à leurs autels, prières prosternées, humbles voeux, abaissements profonds est impiété. Le malheur ne leur apprend rien ; l'adversité n'est qu'une plébéienne grossière qui leur manque de respect, et les catastrophes ne sont pour eux que des insolences.

Je m'étais heureusement trompé : je n'ai point trouvé Charles X dans ces hautes erreurs qui naissent au faîte de la société ; je l'ai trouvé seulement dans les illusions communes d'un accident inattendu, et qui sont plus explicables. Tout sert à consoler l'amour-propre du frère de Louis XVIII : il voit le monde politique se détruire, et il attribue avec quelque raison cette destruction à son époque, non à sa personne : Louis XVI n'a-t-il pas péri ? la République n'est-elle pas tombée ? Bonaparte n'a-t-il pas été contraint d'abandonner deux fois le théâtre de sa gloire et n'est-il pas allé mourir captif sur un écueil ? Les trônes de l'Europe ne sont-ils pas menacés ? Que pouvait-il donc, lui, Charles X, plus que ces pouvoirs renversés ? Il a voulu se défendre contre des ennemis ; il était averti du danger par sa police et par des symptômes publics : il a pris l'initiative ; il a attaqué pour n'être pas attaqué.

Les héros des trois émeutes n'ont-ils pas avoué qu'ils conspiraient, qu'ils avaient joué la comédie pendant quinze ans ? Eh bien ! Charles a pensé qu'il était de son devoir de faire un effort ; il a essayé de sauver la légitimité française et avec elle la légitimité européenne : il a livré la bataille, et il l'a perdue ; il s'est immolé au salut des monarchies ; voilà tout : Napoléon a eu son Waterloo Charles X ses journées de Juillet.

Ainsi les choses se présentent au monarque infortuné ; il reste immuable accoté des événements qui calent et assujettissent son esprit. A force d'immobilité, il atteint une certaine grandeur : homme d'imagination il vous écoute, il ne se fâche point contre vos idées, il a l'air d'y entrer et n'y entre point du tout. Il est des axiomes généraux qu'on met devant soi comme des gabions placé derrière ces abris, on tiraille de là sur les intelligences qui marchent.

La méprise de beaucoup est de se persuader, d'après des événements répétés dans l'histoire, que le genre humain est toujours dans sa place primitive, ils confondent les passions et les idées : les premières sont les mêmes dans tous les siècles, les secondes changent avec la succession des âges. Si les effets matériels de quelques actions sont pareils à diverses époques, les causes qui les ont produits sont différentes.

Charles X se regarde comme un principe, et, en effet il y a des hommes qui, à force d'avoir vécu dans des idées fixes, de générations en générations semblables, ne sont plus que des monuments. Certains individus, par le laps de temps et par leur prépondérance, deviennent des choses transformées en personnes ; ces individus périssent quand ces choses viennent à périr : Brutus et Caton étaient la république romaine incarnée, ils ne lui pouvaient survivre, pas plus que le coeur ne peut battre quand le sang se retire.

Je traçai autrefois ce portrait de Charles X :

" Vous l'avez vu depuis dix ans, ce sujet fidèle, ce frère respectueux, ce père tendre, si affligé dans un de ses fils, si consolé par l'autre ! Vous le connaissez, ce Bourbon qui vint le premier après nos malheurs, digne héraut de la vieille France, se jeter entre vous et l'Europe, une branche de lis à la main ! Vos yeux s'arrêtent avec amour et complaisance sur ce prince qui, dans la maturité de l'âge, a conservé le charme et la noble élégance de la jeunesse, et qui, maintenant, orné du diadème, n'est encore qu' un Français de plus au milieu de vous ! Vous répétez avec émotion tant de mots heureux échappés à ce nouveau monarque, qui puise dans la loyauté de son coeur la grâce de bien dire !

" Quel est celui d'entre nous qui ne lui confierait sa vie, sa fortune, son honneur ? Cet homme que nous voudrions tous avoir pour ami, nous l'avons aujourd'hui pour roi. Ah ! tâchons de lui faire oublier les sacrifices de sa vie ! Que la couronne pèse légèrement sur la tête blanchie de ce chevalier chrétien ! Pieux comme saint Louis, affable, compatissant et justicier comme Louis XII, courtois comme François Ier, franc comme Henri IV, qu'il soit heureux de tout le bonheur qui lui a manqué pendant si longues années ! Que le trône, où tant de monarques ont rencontré des tempêtes, soit pour lui un lieu de repos. "

Ailleurs j'ai célébré encore le même prince : le modèle a seulement vieilli, mais on le reconnaît dans les jeunes touches du portrait : l'âge nous flétrit en nous enlevant une certaine vérité de poésie qui fait le teint et la fleur de notre visage, et cependant on aime malgré soi le visage qui s'est fané en même temps que nos propres traits. J'ai chanté des hymnes à la race de Henri IV ; je les recommencerais de grand coeur, tout en combattant de nouveau les méprises de la légitimité et en m'attirant de nouveau ses disgrâces, si elle était destinée à renaître. La raison en est que la royauté légitime constitutionnelle m'a toujours paru le chemin le plus doux et le plus sûr vers l'entière liberté. J'ai cru et je croirais encore faire l'acte d'un bon citoyen en exagérant même les avantages de cette royauté, afin de lui donner, si cela dépendait de moi, la durée nécessaire à l'accomplissement de la transformation graduelle de la société et des moeurs.

Je rends service à la mémoire de Charles X en opposant la pure et simple vérité à ce qu'on dira de lui dans l'avenir. L'inimitié des partis le représentera comme un homme infidèle à ses serments et violateur des libertés publiques : il n'est rien de tout cela. Il a été de bonne foi en attaquant la Charte ; il ne s'est pas cru, et ne devait pas se croire parjure ; il avait la ferme intention de rétablir cette Charte après l'avoir sauvée , à sa manière et comme il la comprenait. Charles X est tel que je l'ai peint : doux, quoique sujet à la colère, bon et tendre avec ses familiers, aimable, léger, sans fiel, ayant tout du chevalier, la dévotion, la noblesse, l'élégante courtoisie, mais entremêlé de faiblesse, ce qui n'exclut pas le courage passif et la gloire de bien mourir ; incapable de suivre jusqu'au bout une bonne ou une mauvaise résolution, pétri avec les préjugés de son siècle et de son rang ; à une époque ordinaire, roi convenable ; à une époque extraordinaire, homme de perdition, non de malheur.


3 L37 Chapitre 14

Le duc de Bordeaux.

Pour ce qui est du duc de Bordeaux, on voudrait en faire à Hradschin un roi toujours à cheval, toujours donnant de grands coups d'épée. Il faut sans doute qu'il soit brave ; mais c'est une erreur de se figurer qu'en ce temps-ci le droit de conquête serait reconnu, qu'il suffirait d'être Henri IV pour remonter sur le trône. Sans courage, on ne peut régner ; avec le courage seul, on ne règne plus : Bonaparte a tué l'autorité de la victoire.

Un rôle extraordinaire pourrait être conçu par Henri V ; je suppose qu'il sente à vingt ans sa position et qu'il se dise : " Je ne puis pas demeurer immobile ; j'ai des devoirs de mon sang à remplir envers le passé, mais suis-je donc forcé de troubler la France à cause de moi seul ? Dois-je peser sur les siècles futurs de tout le poids des siècles finis ? Tranchons la question ; inspirons des regrets à ceux qui ont injustement proscrit mon enfance ; montrons-leur ce que je pouvais être. Il ne dépend que de moi de me dévouer à mon pays en consacrant de nouveau, quelle que soit l'issue du combat, le principe des monarchies héréditaires. "

Alors le fils de saint Louis aborderait la France dans une double idée de gloire et de sacrifice ; il y descendrait avec la ferme résolution d'y rester une couronne sur le front ou une balle dans le coeur : au dernier cas, son héritage irait à Philippe. La vie triomphante ou la mort sublime de Henri rétablirait la légitimité, dépouillée seulement de ce que ne comprend plus le siècle et de ce qui ne convient plus au temps. Au reste, en supposant le sacrifice de mon jeune prince, il ne le ferait pas pour moi : après Henri V mort sans enfants, je ne reconnaîtrais jamais de monarque en France !

Je me suis laissé aller à des rêves : ce que je suppose relativement au parti qu'aurait à prendre Henri n'est pas possible : en raisonnant de la sorte, je me suis placé en pensée dans un ordre de choses au-dessus de nous ; ordre qui, naturel à une époque d'élévation et de magnanimité, ne paraîtrait aujourd'hui qu'une exaltation de roman ; c'est comme si j'opinais à l'heure qu'il est d'en revenir aux Croisades ; or, nous sommes terre à terre dans la triste réalité d'une nature humaine amoindrie. Telle est la disposition des âmes, que Henri V rencontrerait dans l'apathie de la France au dedans, et dans les royautés au dehors, des obstacles invincibles. Il faudra donc qu'il se soumette, qu'il consente à attendre les événements, à moins qu'il ne se décidât à un rôle qu'on ne manquerait pas de stigmatiser du nom d'aventurier. Il faudra qu'il rentre dans la série des faits médiocres et qu'il voie, sans toutefois s'en laisser accabler, les difficultés qui l'environnent.

Les Bourbons ont tenu après l'Empire, parce qu'ils succédaient à l'arbitraire : se figure-t-on Henri transporté de Prague au Louvre après l'usage de la plus entière liberté ? La nation française n'aime pas au fond cette liberté, mais elle adore l'égalité, elle n'admet l'absolu que pour elle et par elle, et sa vanité lui commande de n'obéir qu'à ce qu'elle s'impose. La Charte a essayé vainement de faire vivre sous la même loi deux nations devenues étrangères l'une à l'autre, la France ancienne et la France moderne ; comment, quand des préjugés se sont accrus, feriez-vous se comprendre l'une et l'autre France ? Vous ne ramèneriez point les esprits en remettant sous les yeux des vérités incontestables.

A entendre la passion ou l'ignorance, les Bourbons sont les auteurs de tous nos maux ; la réinstallation de la branche aînée serait le rétablissement de la domination du château ; les Bourbons sont les fauteurs et les complices de ces traités oppresseurs dont à bon droit je n'ai jamais cessé de me plaindre : et pourtant rien de plus absurde que toutes ces accusations, où les dates sont également oubliées et les faits grossièrement altérés. La Restauration n'exerça quelque influence dans les actes diplomatiques qu'à l'époque de la première invasion. Il est reconnu qu'on ne voulait point cette restauration puisqu'on traitait avec Bonaparte à Châtillon ; que, l'eût-il voulu, il demeurait empereur des Français. Sur l'entêtement de son génie et faute de mieux, on prit les Bourbons qui se trouvaient là. Monsieur, lieutenant général du royaume, eut alors une certaine part aux transactions du jour ; on a vu, dans la vie d'Alexandre, ce que le traité de Paris de 1814 nous avait laissé.

En 1815 il ne fut plus question des Bourbons ; ils n'entrèrent en rien dans les contrats spoliateurs de la seconde invasion : ces contrats furent le résultat de la rupture du ban de l'île d'Elbe. A Vienne, les alliés déclarèrent qu'ils ne se réunissaient que contre un seul homme ; qu'ils ne prétendaient imposer ni aucune sorte de maître, ni aucune espèce de gouvernement à la France. Alexandre même avait demandé au congrès un roi autre que Louis XVIII. Si celui-ci en venant s'asseoir aux Tuileries ne se fût hâté de voler son trône, il n'aurait jamais régné. Les traités de 1815 furent abominables, précisément parce qu'on refusa d'entendre la voix paternelle de la légitimité, et c'est pour les faire brûler, ces traités, que j'avais voulu reconstruire notre puissance en Espagne.

Le seul moment où l'on retrouve l'esprit de la Restauration est au congrès d'Aix-la-Chapelle ; les alliés étaient convenus de nous ravir nos provinces du nord et de l'est : M. de Richelieu intervint. Le tzar, touché de notre malheur, entraîné par son équitable penchant, remit à M. le duc de Richelieu la carte de France sur laquelle était tracée la ligne fatale. J'ai vu de mes propres yeux cette carte du Styx entre les mains de madame de Montcalm, soeur du noble négociateur.

La France occupée comme elle l'était, nos places fortes ayant garnison étrangère, pouvions-nous résister ? Une fois privés de nos départements militaires, combien de temps aurions-nous gémi sous la conquête ? Eussions-nous eu un souverain d'une famille nouvelle, un prince d'occasion, on ne l'aurait point respecté. Parmi les alliés, les uns cédèrent à l'illusion d'une grande race, les autres crurent que, sous une puissance usée, le royaume perdrait son énergie et cesserait d'être un objet d'inquiétude : Cobbett lui-même en convient dans sa lettre. C'est donc une monstrueuse ingratitude de ne pas voir que, si nous sommes encore la vieille Gaule, nous le devons au sang que nous avons le plus maudit. Ce sang, qui depuis huit siècles circulait dans les veines mêmes de la France, ce sang qui l'avait faite ce qu'elle est, l'a sauvée encore. Pourquoi s'obstiner à nier éternellement les faits ? On a abusé contre nous de la victoire, comme nous en avions abusé contre l'Europe. Nos soldats étaient allés en Russie ; ils ont ramené sur leurs pas les soldats qui fuyaient devant eux. Après action, réaction, c'est la loi. Cela ne fait rien à la gloire de Bonaparte, gloire isolée et qui reste entière ; cela ne fait rien à notre gloire nationale, toute couverte de la poussière de l'Europe dont nos drapeaux ont balayé les tours. Il était inutile, dans un dépit d'ailleurs trop juste, d'aller chercher à nos maux une autre cause que la cause véritable. Loin d'être cette cause, les Bourbons de moins dans nos revers, nous étions partagés.

Appréciez maintenant les calomnies dont la Restauration a été l'objet ; qu'on interroge les archives des relations extérieures, on sera convaincu de l'indépendance du langage tenu aux puissances sous le règne de Louis XVIII et de Charles X. Nos souverains avaient le sentiment de la dignité nationale ; ils furent surtout rois à l'étranger, lequel ne voulut jamais avec franchise le rétablissement, et ne vit qu'à regret la résurrection de la monarchie aînée. Le langage diplomatique de la France à l'époque dont je traite est, il faut le dire, particulier à l'aristocratie ; la démocratie, pleine de larges et fécondes vertus, est pourtant arrogante quand elle domine : d'une munificence incomparable lorsqu'il faut d'immenses dévouements, elle échoue aux détails ; elle est rarement élevée, surtout dans les longs malheurs. Une partie de la haine des cours d'Angleterre et d'Autriche contre la légitimité vient de la fermeté du cabinet des Bourbons.

Loin de précipiter cette légitimité, mieux avisé on en eût étayé les ruines ; à l'abri dans l'intérieur, on eût élevé le nouvel édifice, comme on bâtit un vaisseau qui doit braver l'Océan sous un bassin couvert taillé dans le roc : ainsi la liberté anglaise s'est formée au sein de la loi normande. Il ne fallait pas répudier le fantôme monarchique ; ce centenaire du moyen âge, comme Dandolo, avoit les yeux en la tête beaux, et si, n'en véoit goutte ; vieillard qui pouvait guider les jeunes croisés et qui, paré de ses cheveux blancs, imprimait encore vigoureusement sur la neige ses pas ineffaçables.

Que, dans nos craintes prolongées, des préjugés et des hontes vaniteuses nous aveuglent, on le conçoit, mais la distante postérité reconnaîtra que la Restauration a été, historiquement parlant, une des plus heureuses phases de notre cycle révolutionnaire. Les partis dont la chaleur n'est pas éteinte peuvent à présent s'écrier : " Nous fûmes libres sous l'Empire, esclaves sous la monarchie de la Charte ! " Les générations futures, ne s'arrêtant pas à cette contre-vérité, risible si elle n'était un sophisme, diront que les Bourbons rappelés prévinrent le démembrement de la France, qu'ils fondèrent parmi nous le gouvernement représentatif, qu'ils firent prospérer les finances, acquittèrent des dettes qu'ils n'avaient pas contractées, et payèrent religieusement jusqu'à la pension de la soeur de Robespierre. Enfin, pour remplacer nos colonies perdues, ils nous laissèrent, en Afrique, une des plus riches provinces de l'empire romain.

Trois choses demeurent acquises à la légitimité restaurée : elle est entrée dans Cadix ; elle a donné à Navarin l'indépendance à la Grèce ; elle a affranchi la chrétienté en s'emparant d'Alger : entreprises dans lesquelles avaient échoué Bonaparte, la Russie, Charles-Quint et l'Europe. Montrez-moi un pouvoir de quelques jours (et un pouvoir si disputé), lequel ait accompli de telles choses.

Je crois, la main sur la conscience, n'avoir rien exagéré et n'avoir exposé que des faits dans ce que je viens de dire sur la légitimité. Il est certain que les Bourbons ne voudraient ni ne pourraient rétablir une monarchie de château et se cantonner dans une tribu de nobles et de prêtres ; il est certain qu'ils n'ont point été ramenés par les alliés ; ils ont été l'accident, non la cause de nos désastres, cause qui vient évidemment de Napoléon. Mais il est certain aussi que le retour de la troisième race a malheureusement coïncidé avec le succès des armes étrangères. Les Cosaques se sont montrés dans Paris au moment où l'on y revoyait Louis XVIII : alors pour la France humiliée, pour les intérêts particuliers, pour toutes les passions émues, la Restauration et l'invasion sont deux choses identiques ; les Bourbons sont devenus la victime d'une confusion des faits, d'une calomnie changée, comme tant d'autres, en une vérité-mensonge. Hélas ! il est difficile d'échapper à ces calamités que la nature et le temps produisent ; on a beau les combattre, le bon droit n'entraîne pas toujours la victoire. Les Psylles, nation de l'ancienne Afrique, avaient pris les armes contre le vent du Midi ; un tourbillon s'éleva et engloutit ces braves : " Les Nasamoniens, dit Hérodote, s'emparèrent de leur pays abandonné. "

En parlant de la dernière calamité des Bourbons, leur commencement me revient en mémoire : je ne sais quel augure de leur tombe se fit entendre à leur berceau. Henri IV ne se vit pas plutôt maître de Paris qu'il fut saisi d'un pressentiment funeste. Les entreprises d'assassinat qui se renouvelaient, sans alarmer son courage, influaient sur sa gaieté naturelle. A la procession du Saint-Esprit, le 5 janvier 1595, il parut habillé de noir, portant à la lèvre supérieure un emplâtre sur la blessure que Jean Châtel lui avait faite à la bouche en le voulant frapper au coeur. Il avait le visage morne ; madame de Balagni lui en ayant demandé la cause : " Comment, lui répondit-il, pourrais-je être content de voir un peuple si ingrat, qu'encore que j'aie fait et fasse tous les jours ce que je puis pour lui, et pour le salut duquel je voudrais sacrifier mille vies, si Dieu m'en avait donné autant, me dresser tous les jours de nouveaux attentats, car depuis que je suis ici je n'oy parler d'autre chose ? "

Cependant ce peuple criait : Vive le Roi ! " Sire, dit un seigneur de la cour, voyez comme tout votre peuple se réjouit de vous voir. " Henri secouant la tête : " C'est un peuple. Si mon plus grand ennemi était là où je suis et qu'il le vît passer, il lui en ferait autant qu'à moi et crierait encore plus haut. "

Un ligueur, apercevant le Roi affaissé au fond de son carrosse, dit : " Le voilà déjà au cul de la charrette. " Ne vous semble-t-il pas que ce ligueur parlait de Louis XVI allant du Temple à l'échafaud ?

Le vendredi 14 mai 1610, le Roi, revenant des Feuillants avec Bassompierre et le duc de Guise, leur dit : " Vous ne me connaissez pas maintenant, vous autres, et quand vous m'aurez perdu, vous connaîtrez alors ce que je valais et la différence qu'il y a de moi aux autres hommes. - Mon Dieu, sire, repartit Bassompierre, ne cesserez-vous jamais de nous troubler, en nous disant que vous mourrez bientôt ? " Et alors le maréchal retrace à Henri sa gloire, sa prospérité, sa bonne santé qui prolongeait sa jeunesse. " Mon ami, lui répondit le Roi, il faut quitter tout cela. " Ravaillac était à la porte du Louvre.

Bassompierre se retira et ne vit plus le Roi que dans son cabinet.

" Il était étendu, dit-il, sur son lit, et M. de Vic, assis sur le même lit que lui, avait mis sa croix de l'Ordre sur sa bouche, et lui faisait souvenir de Dieu. M. le Grand en arrivant se mit à genoux à la ruelle et lui tenait une main qu'il baisait, et je m'étais jeté à ses pieds que je tenais embrassés en pleurant amèrement. "

Tel est le récit de Bassompierre.

Poursuivi par ces tristes souvenirs, il me semblait que j'avais vu dans les longues salles de Hradschin les derniers Bourbons passer tristes et mélancoliques , comme le premier Bourbon dans la galerie du Louvre, j'étais venu baiser les pieds de la Royauté après sa mort. Qu'elle meure à jamais ou qu'elle ressuscite, elle aura mes derniers serments : le lendemain de sa disparition finale, la république commencera pour moi. Au cas que les Parques, qui doivent éditer mes Mémoires , ne les publient pas incessamment, on saura, quand ils paraîtront, quand on aura tout lu, tout pesé, jusqu'à quel point je me suis trompé dans mes regrets et dans mes conjectures. - Respectant le malheur, respectant ce que j'ai servi et ce que je continuerai de servir au prix du repos de mes derniers jours, je trace mes paroles, vraies ou trompées, sur mes heures tombantes, feuilles séchées et légères que le souffle de l'éternité aura bientôt dispersées.

Si les hautes races approchaient de leur terme (abstraction faite des possibilités de l'avenir et des espérances vivaces qui repoussent sans cesse au fond du coeur de l'homme), ne serait-il pas mieux que, par une fin digne de leur grandeur, elles se retirassent dans la nuit du passé avec les siècles ? Prolonger ses jours au delà d'une éclatante illustration ne vaut rien ; le monde se lasse de vous et de votre bruit ; il vous en veut d'être toujours là : Alexandre, César, Napoléon ont disparu selon les règles de la renommée. Pour mourir beau, il faut mourir jeune ; ne faites pas dire aux enfants du printemps : " Comment ! c'est là ce génie, cette personne, cette race à qui le monde battait des mains, dont on aurait payé un cheveu, un sourire, un regard du sacrifice de la vie ! " Qu'il est triste de voir le vieux Louis XIV ne trouver auprès de lui, pour parler de son siècle, que le vieux duc de Villeroi ! Ce fut une dernière victoire du grand Condé d'avoir, au bord de sa fosse, rencontré Bossuet : l'orateur ranima les eaux muettes de Chantilly ; avec l'enfance du vieillard, il repétrit l'adolescence du jeune homme ; il rebrunit les cheveux sur le front du vainqueur de Rocroi, en disant, lui, Bossuet, un immortel adieu à ses cheveux blancs. Vous qui aimez la gloire, soignez votre tombeau ; couchez-vous y bien ; tâchez d'y faire bonne figure, car vous y resterez.


3 L38 Livre trente-huitième

1. Madame la Dauphine. - 2. Incidences. - Sources. - Eaux minérales. - Souvenirs historiques. - 3. Suite des incidences. - Vallée de la Tèple. - Sa flore. - 4. Dernière conversation avec la Dauphine. - Départ. - 5. Journal de Carlsbad à Paris. - Cynthie. - Egra. - Wallenstein. - 6. Weissenstadt. - La voyageuse. - Berneck et souvenirs. - Baireuth. - Voltaire. - Hohlfeld. - Eglise. - La petite fille à la hotte. - L'hôtelier et sa servante. - 7. Bamberg. - Une bossue. - Würtzbourg : ses chanoines. - Un ivrogne. - L'hirondelle. - 8. Auberge de Wiesenbach. - Un Allemand et sa femme. - Ma vieillesse. - Heidelberg. - Pèlerins. - Ruines. - Manheim. - 9. Le Rhin. - Le Palatinat. - Armée aristocratique ; armée plébéienne. - Couvent et château. - Monts Tonnerre. - Auberge solitaire. - Kaiserslautern. - Sommeil. - Oiseaux. - Saarbruck. - 10. Terre de France. - Arabesques. - Dans ma casquette, s'il vous plaît . - Metz. - Regard sur ma famille et ma vie. - Présent des enfants exilés. - Verdun, Valmy. - Châlons. - Vallée de la Marne.


3 L38 Chapitre 1

Madame la Dauphine.

Le chemin de Prague à Carlsbad s'allonge dans les ennuyeuses plaines qu'ensanglanta la guerre de Trente Ans. En traversant la nuit ces champs de bataille, je m'humilie devant ce Dieu des armées, qui porte le ciel à son bras comme un bouclier. On aperçoit d'assez loin les monticules boisés au pied desquels se trouvent les eaux. Les beaux esprits des médecins de Carlsbad comparent la route au serpent d'Esculape qui, descendant la colline, vient boire à la coupe d'Hygie. Du haut de la tour de la ville, Stadtthurm , tour emmitrée d'un clocher, des gardiens sonnent de la trompe aussitôt qu'ils aperçoivent un voyageur. Je fus salué du son joyeux comme un moribond, et chacun de se dire avec transport dans la vallée : " Voici un arthritique, voici un hypocondriaque, voici un myope ! " Hélas ! j'étais mieux que tout cela, j'étais un incurable.

A sept heures du matin, le 31, j'étais installé à l' Ecu d'Or , auberge tenue au bénéfice du comte de Bolzona, très noble homme ruiné. Logeaient dans cet hôtel le comte et madame la comtesse de Cossé (ils m'avaient devancé), et mon compatriote le général de Trogoff, naguère gouverneur du château de Saint-Cloud, ci-devant né à Landivisiau dans le rayon de la lune de Landernau, et, tout trapu qu'il est, capitaine de grenadiers autrichiens à Prague, pendant la Révolution. Il venait de visiter son seigneur banni, successeur de saint Clodoald, moine en son temps à Saint-Cloud. Trogoff, après son pèlerinage, s'en retournait en Basse-Bretagne. Il emportait un rossignol de Hongrie et un rossignol de Bohême qui ne laissaient dormir personne dans l'hôtel, tant ils se plaignaient de la cruauté de Térée. Trogoff les bourrait de coeur de boeuf râpé, sans pouvoir venir à bout de leur douleur.

Et moestis late loca questibus implet.

Nous nous embrassâmes comme deux Bretons, Trogoff et moi. Le général, court et carré comme un Celte de la Cornouaille, a de la finesse sous l'apparence de la franchise, et du comique dans la manière de conter. Il plaisait assez à madame la Dauphine, et, comme il sait l'allemand, elle se promenait avec lui. Instruite de mon arrivée par madame de Cossé, elle me fit proposer de la voir à neuf heures et demie, ou à midi : à midi j'étais chez elle.

Elle occupait une maison isolée, à l'extrémité du village, sur la rive droite de la Tèple, petite rivière qui se rue de la montagne et traverse Carlsbad dans sa longueur. En montant l'escalier de l'appartement de la princesse, j'étais troublé : j'allais voir, presque pour la première fois, ce modèle parfait des souffrances humaines, cette Antigone de la chrétienté. Je n'avais pas causé dix minutes dans ma vie avec madame la Dauphine ; à peine m'avait-elle adressé, dans le cours rapide de ses prospérités, deux ou trois paroles ; elle s'était toujours montrée embarrassée avec moi. Bien que je n'eusse jamais écrit et parlé d'elle qu'avec une admiration profonde, madame la Dauphine avait dû nécessairement nourrir à mon égard les préjugés de ce troupeau d'antichambre, au milieu duquel elle vivait : la famille royale végétait isolée dans cette citadelle de la bêtise et de l'envie, qu'assiégeaient, sans pouvoir y pénétrer, les générations nouvelles.

Un domestique m'ouvrit la porte, j'aperçus madame la Dauphine assise au fond d'un salon sur un sofa, entre deux fenêtres, brodant à la main un morceau de tapisserie. J'entrai si ému que je ne savais pas si je pourrais arriver jusqu'à la princesse.

Elle releva la tête qu'elle tenait baissée tout contre son ouvrage, comme pour cacher elle-même son émotion, et, m'adressant la parole, elle me dit : " Je suis heureuse de vous voir, monsieur de Chateaubriand ; le Roi m'avait mandé votre arrivée. Vous avez passé la nuit ? vous devez être fatigué. "

Je lui présentai respectueusement les lettres de madame la duchesse de Berry ; elle les prit, les posa sur le canapé près d'elle, et me dit : " Asseyez-vous, asseyez-vous. " Puis elle recommença sa broderie avec un mouvement rapide, machinal et convulsif.

Je me taisais ; madame la Dauphine gardait le silence : on entendait le piquer de l'aiguille et le tirer de la laine que la princesse passait brusquement dans le canevas, sur lequel je vis tomber quelques pleurs. L'illustre infortunée les essuya dans ses yeux avec le dos de sa main, et, sans relever la tête, elle me dit : " Comment se porte ma soeur ? Elle est bien malheureuse, bien malheureuse. Je la plains beaucoup, je la plains beaucoup. " Ces mots brefs et répétés cherchaient en vain à nouer une conversation dont les expressions manquaient aux deux interlocuteurs. La rougeur des yeux de la Dauphine, causée par l'habitude des larmes, lui donnait une beauté qui la faisait ressembler à la Vierge du Spasimo .

" Madame, répondis-je enfin, madame la duchesse de Berry est bien malheureuse, sans doute ; elle m'a chargé de venir remettre ses enfants sous votre protection pendant sa captivité. C'est un grand soulagement à ses peines de penser que Henri V retrouve dans Votre Majesté une seconde mère. "

Pascal a eu raison de mêler la grandeur et la misère de l'homme : qui pourrait croire que madame la Dauphine comptât pour quelque chose ces titres de Reine, de Majesté qui lui étaient si naturels et dont elle avait connu la vanité ? Eh bien ! le mot de Majesté fut pourtant un mot magique, il rayonna sur le front de la princesse dont il écarta un moment les nuages ; ils revinrent bientôt s'y replacer comme un diadème.

" Oh ! non, non, monsieur de Chateaubriand, me dit la princesse en me regardant et cessant son ouvrage, je ne suis pas Reine. - Vous l'êtes, madame, vous l'êtes par les lois du royaume : monsieur le Dauphin n'a pu abdiquer que parce qu'il a été Roi. La France vous regarde comme sa Reine, et vous serez la mère de Henri V. "

La Dauphine ne disputa plus : cette petite faiblesse, en la rendant à la femme, voilait l'éclat de tant de grandeurs diverses, leur donnait une sorte de charme et les mettait plus en rapport avec la condition humaine.

Je lus à haute voix ma lettre de créance dans laquelle madame la duchesse de Berry m'expliquait son mariage, m'ordonnait de me rendre à Prague, demandait à conserver son titre de princesse française, et mettait ses enfants sous la garde de sa soeur.

La princesse avait repris sa broderie ; elle me dit après la lecture de ma lettre : " Madame la duchesse de Berry a raison de compter sur moi. C'est très bien, monsieur de Chateaubriand, très bien : je plains beaucoup ma belle-soeur, vous le lui direz. "

Cette insistance de madame la Dauphine à dire qu'elle plaignait madame la duchesse de Berry, sans aller plus loin, me fit voir combien peu au fond, il y avait de sympathie entre ces deux âmes. Il me paraissait aussi qu'un mouvement involontaire avait agité le coeur de la sainte. Rivalité de malheur ! La fille de Marie-Antoinette n'avait pourtant rien à craindre dans cette lutte ; la palme lui serait restée.

" Si Madame, repris-je, voulait lire la lettre que madame la duchesse de Berry lui écrit, et celle qu'elle adresse à ses enfants, elle y trouverait peut-être de nouveaux éclaircissements. J'espère que Madame me remettra une lettre à porter à Blaye. "

Les lettres étaient tracées au citron. " Je n'entends rien à cela, dit la princesse, comment allons-nous faire ? " Je proposai le moyen d'un réchaud avec quelques éclisses de bois blanc ; Madame tira la sonnette dont le cordon descendait derrière le sofa. Un valet de chambre vint, reçut les ordres et dressa l'appareil sur le palier, à la porte du salon. Madame se leva et nous allâmes au réchaud. Nous le mîmes sur une petite table adjoignant la rampe de l'escalier. Je pris une des deux lettres et la présentai parallèlement à la flamme. Madame la Dauphine me regardait et souriait parce que je ne réussissais pas. Elle me dit : " Donnez, donnez, je vais essayer à mon tour. " Elle passa la lettre au-dessus de la flamme ; la grande écriture ronde de madame la duchesse de Berry parut : même opération pour la seconde lettre. Je félicitai Madame de son succès. Etrange scène : la fille de Louis XVI déchiffrant avec moi, au haut d'un escalier à Carlsbad, les caractères mystérieux que la captive de Blaye envoyait à la captive du Temple !

Nous revînmes nous asseoir dans le salon. La Dauphine lut la lettre qui lui était adressée. Madame la duchesse de Berry remerciait sa soeur de la part qu'elle avait prise à son infortune, lui recommandait ses enfants et plaçait particulièrement son fils sous la tutelle des vertus de sa tante. La lettre aux enfants était quelques mots de tendresse. La duchesse de Berry invitait Henri à se rendre digne de la France.

Madame la Dauphine me dit : " Ma soeur me rend justice, j'ai bien pris part à ses peines. Elle a dû beaucoup souffrir, beaucoup souffrir. Vous lui direz que j'aurai soin de M. le duc de Bordeaux. Je l'aime bien. Comment l'avez-vous trouvé ? Sa santé est bonne, n'est-ce pas ? Il est fort, quoique un peu nerveux. "

Je passai deux heures tête-à-tête avec Madame, honneur qu'on a rarement obtenu : elle paraissait contente. Ne m'ayant jamais connu que sur des récits ennemis, elle me croyait sans doute un homme violent, bouffi de mon mérite ; elle me savait gré d'avoir figure humaine et d'être un bon garçon. Elle me dit avec cordialité : " Je vais me promener pour le régime des eaux, nous dînerons à trois heures, vous viendrez si vous n'avez pas besoin de vous coucher. Je veux vous voir tant que cela ne vous fatiguera pas. "

Je ne sais à quoi je devais mon succès, mais certainement la glace était rompue, la prévention effacée, ces regards, qui s'étaient attachés, au Temple sur les yeux de Louis XVI et de Marie-Antoinette, s'étaient reposés avec bienveillance sur un pauvre serviteur.

Toutefois, si j'étais parvenu à mettre la Dauphine à l'aise, je me sentais extrêmement contraint : la peur de dépasser certain niveau m'ôtait jusqu'à cette faculté des choses communes que j'avais auprès de Charles X. Soit que je n'eusse pas le secret de tirer de l'âme de Madame ce qui s'y trouve de sublime ; soit que le respect que j'éprouvais fermât le chemin à la communication de la pensée, je sentais une stérilité désolante qui venait de moi.

A trois heures, j'étais revenu chez madame la Dauphine. J'y rencontrai madame la comtesse Esterhazy et sa fille, madame d'Agoult, MM. O'Hégerty fils et de Trogoff ; ils avaient l'honneur de dîner chez la princesse. La comtesse Esterhazy, jadis belle, est encore bien : elle avait été liée à Rome avec M. le duc de Blacas. On assure qu'elle se mêle de politique et qu'elle instruit M. le prince de Metternich de tout ce qu'elle apprend. Quand, au sortir du Temple, Madame fut envoyée à Vienne, elle rencontra la comtesse Esterhazy qui devint sa compagne. Je remarquais qu'elle écoutait attentivement mes paroles ; elle eut le lendemain la naïveté de dire devant moi qu'elle avait passé la nuit à écrire. Elle se disposait à partir pour Prague, une entrevue secrète était fixée dans un lieu convenu avec M. de Blacas ; de là, elle se rendait à Vienne. Vieux attachements rajeunis par l'espionnage ! Quelles affaires, et quels plaisirs ! Mademoiselle Esterhazy n'est pas jolie, elle a l'air spirituel et méchant.

La vicomtesse d'Agoult, aujourd'hui dévote, est une personne importante comme on en trouve dans tous les cabinets des princesses. Elle a poussé sa famille tant qu'elle a pu, en s'adressant à tout le monde, particulièrement à moi : j'ai eu le bonheur de placer ses neveux ; elle en avait autant que feu l'archichancelier Cambacérès.

Le dîner fut si mauvais et si exigu que j'en sortis mourant de faim ; il était servi dans le salon même de madame la Dauphine, car elle n'avait point de salle à manger. Après le repas on enleva la table ; Madame revint s'asseoir sur le sofa, reprit son ouvrage, et nous fîmes cercle autour. Trogoff conta des histoires, Madame les aime. Elle s'occupe particulièrement des femmes. Il fut question de la duchesse de Guiche : " Ses tresses ne lui vont pas bien ", dit la Dauphine, à mon grand étonnement.

De son sofa, Madame voyait à travers la fenêtre ce qui se passait au dehors : elle nommait les promeneurs et les promeneuses. Arrivèrent deux petits chevaux avec deux jockeys vêtus à l'écossaise, Madame cessa de travailler, regarda beaucoup et dit : " C'est madame..... (j'ai oublié le nom) qui va dans la montagne avec ses enfants. " Marie-Thérèse curieuse, sachant les cancans du voisinage, la princesse des trônes et des échafauds descendue de la hauteur de sa vie au niveau des autres femmes, m'intéressait singulièrement ; je l'observais avec une sorte d'attendrissement philosophique.

A cinq heures, la Dauphine s'alla promener en calèche ; à sept, j'étais revenu à la soirée. Même établissement. Madame sur le sofa, les personnes du dîner et cinq ou six jeunes et vieilles buveuses d'eau élargissant le cercle. La Dauphine faisait des efforts touchants, mais visibles pour être gracieuse ; elle adressait un mot à chacun. Elle me parla plusieurs fois, en affectant de me nommer pour me faire connaître ; mais entre chaque phrase elle retombait dans une distraction. Son aiguille multipliait ses mouvements, son visage se rapprochait de sa broderie, j'apercevais la princesse de profil, et je fus frappé d'une ressemblance sinistre : Madame a pris l'air de son père quand je voyais sa tête baissée comme sous le glaive de la douleur, je croyais voir celle de Louis XVI attendant la chute du fer.

A huit heures et demie la soirée finit, je me couchai accablé de sommeil et de lassitude.

Le vendredi, premier de juin, j'étais debout à cinq heures ; à six, je me rendis au Mühlenbad (bain du moulin) : les buveurs et les buveuses se pressaient autour de la fontaine, se promenaient sous la galerie de bois à colonnes, ou dans le jardin attenant à cette galerie. Madame la Dauphine arriva, vêtue d'une mesquine robe de soie grise ; elle portait sur ses épaules un châle usé et sur sa tête un vieux chapeau. Elle avait l'air d'avoir raccommodé ses vêtements, comme sa mère à la Conciergerie. M. O'Hégerty, son écuyer, lui donnait le bras. Elle se mêla à la foule et présenta sa tasse aux femmes qui puisent l'eau de la source. Personne ne faisait attention à madame la comtesse de Marne. Marie-Thérèse, sa grand-mère, bâtit en 1762 la maison dite du Mühlenbad ; elle octroya aussi à Carlsbad les cloches qui devaient appeler sa petite-fille au pied de la croix.

Madame étant entrée dans le jardin, je m'avançai vers elle : elle sembla surprise de cette flatterie de courtisan. Je m'étais rarement levé si matin pour les personnes royales, hors peut-être le 13 février 1820, lorsque j'allai chercher le duc de Berry à l'Opéra. La princesse me permit de faire cinq ou six tours de jardin à ses côtés, causa avec bienveillance, me dit qu'elle me recevrait à deux heures et me donnerait une lettre. Je la quittai par discrétion ; je déjeunai à la hâte, et j'employai le temps qui me restait à parcourir la vallée.


3 L38 Chapitre 2

Carlsbad, 1er juin 1833.

Incidences. - Sources. - Eaux minérales. - Souvenirs historiques.

Comme Français, je ne trouvais à Carlsbad que des souvenirs pénibles. Cette ville prend son nom de Charles IV, roi de Bohême, qui s'y vint guérir de trois blessures reçues à Crécy, en combattant auprès de son père Jean. Lobkowitz prétend que Jean fut tué par un Ecossais ; circonstance ignorée des historiens.

Sed cum Gallorum fines et amica tuetur

Arva, Caledonia cuspide fossus obit.

" Tandis qu'il défend les confins des Gaules et les champs amis, il meurt percé d'une lance calédonienne. " Le poète n'aurait-il pas mis Caledonia pour la quantité ? En 1346, Edouard était en guerre avec Robert Bruce, et les Ecossais étaient alliés de Philippe.

La mort de Jean de Bohême l'Aveugle, à Crécy, est une des aventures les plus héroïques et les plus touchantes de la chevalerie. Jean voulait aller au secours de son fils Charles ; il dit à ses compagnons : " Seigneurs, vous êtes mes amis : je vous requiers que vous me meniez si avant que je puisse férir un coup d'espée, ils répondirent que volontiers ils le feraient... Le roi de Bohême alla si avant, qu'il férit un coup de son épée, voire plus de quatre, et recombattit moult vigoureusement, et aussi firent ceux de sa compagnie ; et si avant s'y boutèrent sur les Anglais, que tous y demeurèrent et furent le lendemain trouvés sur la place autour de leur seigneur, et tous leurs chevaux liés ensemble. "

On ne sait guère que Jean de Bohême était enterré à Montargis, dans l'église des Dominicains et qu'on lisait sur sa tombe ce reste d'une inscription effacée :

" Il trépassa à la tête de ses gens, ensemblement les recommandant à Dieu le Père. Priez Dieu pour ce doux roi. "

Puisse ce souvenir d'un Français expier l'ingratitude de la France, lorsqu'aux jours de nos nouvelles calamités nous épouvantâmes le ciel par nos sacrilèges et jetâmes hors de sa tombe un prince mort pour nous aux jours de nos anciens malheurs !

A Carlsbad les chroniques racontent que Charles IV fils du roi Jean, étant à la chasse, un de ses chiens s'élançant après un cerf tomba du haut d'une colline dans un bassin d'eau bouillante. Ses hurlements firent accourir les chasseurs, et la source du Sprudel fut découverte. Un pourceau qui s'échauda dans les eaux de Toeplitz les indiqua à des pâtres.

Telles sont les traditions germaniques. J'ai passé à Corinthe ; les débris du temple des courtisanes étaient dispersés sur les cendres de Glycère ; mais la fontaine Pirène, née des pleurs d'une nymphe, coulait encore parmi les lauriers-roses où volait, au temps des Muses le cheval Pégase. La vague d'un port sans vaisseaux baignait des colonnes tombées dont le chapiteau trempait dans la mer, comme la tête de jeunes filles noyées étendues sur le sable ; le myrte avait poussé dans leur chevelure et remplaçait la feuille d'acanthe : voilà les traditions de la Grèce.

On compte à Carlsbad huit fontaines ; la plus célèbre est le Sprudel , découverte par le limier. Cette fontaine émerge de terre entre l'église et la Tèple avec un bruit creux et une vapeur blanche ; elle saute par bonds irréguliers à six ou sept pieds de haut. Les sources de l'Islande sont seules supérieures au Sprudel, mais nul ne vient chercher la santé dans les déserts de l'Hécla où la vie expire ; où le jour de l'été, sortant du jour, n'a ni couchant ni aurore ; où la nuit de l'hiver, renaissant de la nuit, est sans aube et sans crépuscule.

L'eau du Sprudel cuit les oeufs et sert à laver la vaisselle ; ce beau phénomène est entré au service des ménagères de Carlsbad : image du génie qui se dégrade en prêtant sa puissance à des oeuvres viles.

M. Alexandre Dumas a fait une traduction libre de l'ode latine de Lobkowitz sur le Sprudel :

Fons heliconianum, etc.

Fontaine consacrée aux hymnes du poète,

Quel est donc le foyer de ta chaleur secrète ?

D'où vient ton lit brûlant et de soufre et de chaux ?

La flamme dont l'Etna n'embrase plus les nues

S'ouvre-t-elle vers toi des routes inconnues,

Ou, voisine du Styx, fait-il bouillir tes eaux ?

Carlsbad est le rendez-vous ordinaire des souverains ; ils devraient bien s'y guérir de la couronne pour eux et pour nous.

On publie une liste quotidienne des visiteurs du Sprudel : sur les anciens rôles on lit les noms des poètes et des hommes de lettres les plus éclairés du Nord, Gurowsky, Traller, Dunker, Weisse, Herder, Goethe ; j'aurais voulu y trouver celui de Schiller, objet de ma préférence. Dans la feuille du jour, parmi la foule des arrivants obscurs, on remarque le nom de la comtesse de Marne ; il est seulement imprimé en petites capitales.

En 1830, au moment même de la chute de la famille royale à Saint-Cloud, la veuve et les filles de Christophe prenaient les eaux de Carlsbad. LL. MM. haïtiennes se sont retirées en Toscane auprès des Majestés napoléoniennes. La plus jeune fille du roi Christophe, très instruite et fort jolie, est morte à Pise : sa beauté d'ébène repose libre sous les portiques du Campo-Santo , loin du champ des cannes et des mangliers à l'ombre desquels elle était née esclave.

On a vu à Carlsbad, en 1826, une Anglaise de Calcutta passée du figuier banian à l'olivier de Bohême, du soleil du Gange à celui de la Tèple ; elle s'éteignait comme un rayon du ciel indien égaré dans le froid et la nuit.

Le spectacle des cimetières, dans les lieux consacrés à la santé, est mélancolique : là sommeillent de jeunes femmes étrangères les unes aux autres : sur leurs tombeaux sont gravés le nombre de leurs jours et l'indication de leur patrie : on croit parcourir une serre où l'on cultive des fleurs de tous les climats et dont les noms sont écrits sur une étiquette aux pieds de ces fleurs.

La loi indigène est venue au-devant des besoins de la mort exotique ; prévoyant le décès des voyageurs loin de leur pays, elle a permis d'avance les exhumations. J'aurais donc pu dormir dans le cimetière de Saint-André une dizaine d'années, et rien n'aurait entravé les dispositions testamentaires de ces Mémoires . Si madame la Dauphine décédait ici, les lois françaises permettraient-elles le retour de ses cendres ? Ce serait un point délicat de controverse entre les sorboniqueurs de la doctrine et les casuistes de proscription.

Les eaux de Carlsbad sont, assure-t-on, bonnes pour le foie et mauvaises pour les dents. Quant au foie, je n'en sais rien ; mais il y a beaucoup d'édentés à Carlsbad ; les années plus que les eaux sont peut-être coupables du fait : le temps est un insigne menteur et un grand arracheur de dents.

Ne vous semble-t-il pas que je recommence le chef-d'oeuvre d'un inconnu ? un mot me mène à un autre ; je m'en vais en Islande et aux Indes.

Voici les Apennins et voici le Caucase.

Et pourtant je ne suis pas encore sorti de la vallée de la Tèple.


3 L38 Chapitre 3

Suite des incidences. - Vallée de la Tèple. - Sa flore.

Pour voir d'un coup d'oeil la vallée de la Tèple, je gravis une colline, à travers un bois de pins : les colonnes perpendiculaires de ces arbres formaient un angle aigu avec le sol incliné ; les uns avaient leurs cimes, les deux tiers, la moitié, le quart de leur tronc où les autres avaient leur pied.

J'aimerai toujours les bois : la flore de Carlsbad, dont le souffle avait brodé les gazons sous mes pas, me paraissait charmante ; je retrouvais la laîche digitée, la belladone vulgaire, la salicaire commune, le millepertuis, le muguet vivace, le saule cendré : doux sujets de mes premières anthologies.

Voilà que ma jeunesse vient suspendre ses réminiscences aux tiges de ces plantes que je reconnais en passant. Vous souvenez-vous de mes études botaniques chez les Siminoles, de mes oenothères, de mes nymphéas dont je parais mes Floridennes, des guirlandes de clématite dont elles enlaçaient la tortue, de notre sommeil dans l'île au bord du lac, de la pluie de roses du magnolia qui tombait sur nos têtes ? Je n'ose calculer l'âge qu'aurait à présent ma volage fille peinte ; que cueillerais-je aujourd'hui sur son front ? les rides qui sont sur le mien. Elle dort sans doute à l'éternité sous les racines d'une cyprière de l'Alabama ; et moi qui porte en ma mémoire ces souvenirs lointains, solitaires, ignorés, je vis ! Je suis en Bohême, non pas avec Atala et Céluta, mais auprès de madame la Dauphine qui va me donner une lettre pour madame la duchesse de Berry.


3 L38 Chapitre 4

Dernière conversation avec la Dauphine. - Départ.

A une heure, j'étais aux ordres de madame la Dauphine.

" Vous voulez partir aujourd'hui, monsieur de Chateaubriand ?

" - Si Votre Majesté le permet. Je tâcherai de retrouver en France madame de Berry ; autrement je serais obligé de faire le voyage de Sicile, et Son Altesse Royale serait trop longtemps privée de la réponse qu'elle attend.

" - Voilà un billet pour elle. J'ai évité de prononcer votre nom pour ne pas vous compromettre en cas d'événement. Lisez. "

Je lus le billet ; il était tout entier de la main de madame la Dauphine : je l'ai copié exactement.

" Carlsbad, ce 31 mai 1833.

" J'ai éprouvé une vraie satisfaction, ma chère soeur, à recevoir enfin directement de vos nouvelles. Je vous plains de toute mon âme. Comptez toujours sur mon intérêt constant pour vous et surtout pour vos chers enfants, qui me sont plus précieux que jamais. Mon existence, tant qu'elle durera, leur sera consacrée. Je n'ai pas encore pu faire vos commissions à notre famille, ma santé ayant exigé que je vinsse ici prendre les eaux. Mais je m'en acquitterai aussitôt mon retour près d'elle, et croyez que nous n'aurons, eux et moi, jamais que les mêmes sentiments sur tout.

" Adieu, ma chère soeur, je vous plains du fond de mon coeur, et vous embrasse tendrement.

" M. T. "

Je fus frappé de la réserve de ce billet : quelques expressions vagues d'attachement couvraient mal la sécheresse du fond. J'en fis la remarque respectueuse, et plaidai de nouveau la cause de l'infortunée prisonnière. Madame me répondit que le Roi en déciderait. Elle me promit de s'intéresser à sa soeur ; mais il n'y avait rien de cordial ni dans la voix ni dans le ton de la Dauphine, on y sentait plutôt une irritation contenue. La partie me sembla perdue quant à la personne de ma cliente. Je me rabattis sur Henri V. Je crus devoir à la Princesse la sincérité dont j'avais toujours usé à mes risques et périls pour éclairer les Bourbons ; je lui parlai sans détour et sans flatterie de l'éducation de M. le duc de Bordeaux. " Je sais que Madame a lu avec bienveillance une brochure à la fin de laquelle j'exprimais quelques idées relatives à l'éducation de Henri V. Je crains que les entours de l'enfant ne nuisent à sa cause : MM. de Damas, de Blacas et Latil ne sont pas populaires. "

Madame en convint ; elle abandonna même tout à fait M. de Damas, en disant deux ou trois mots à l'honneur de son courage, de sa probité et de sa religion.

" Au mois de septembre, Henri V sera majeur : Madame ne pense-t-elle pas qu'il serait utile de former auprès de lui un conseil dans lequel on ferait entrer des hommes que la France regarde avec moins de prévention ?

" - Monsieur de Chateaubriand, en multipliant les conseillers, on multiplie les avis : et puis, qui proposeriez-vous au choix du Roi ?

" - M. de Villèle. "

Madame, qui brodait, arrêta son aiguille, me regarda avec étonnement, et m'étonna à mon tour par une critique assez judicieuse du caractère et de l'esprit de M. de Villèle. Elle ne le considérait que comme un administrateur habile.

" Madame est trop sévère, lui dis-je : M. de Villèle est un homme d'ordre, de comptabilité, de modération, de sang-froid, et dont les ressources sont infinies ; s'il n'avait eu l'ambition d'occuper la première place, pour laquelle il n'est pas suffisant, c'eût été un ministre à garder éternellement dans le conseil du Roi ; on ne le remplacera jamais. Sa présence auprès de Henri V serait du meilleur effet.

" - Je croyais que vous n'aimiez pas M. de Villèle ?

" - Je me mépriserais si, après la chute du trône, je continuais de nourrir le sentiment de quelque mesquine rivalité. Nos divisions royalistes ont déjà fait trop de mal ; je les abjure de grand coeur et suis prêt à demander pardon à ceux qui m'ont offensé. Je supplie Votre Majesté de croire que ce n'est là ni l'étalage d'une fausse générosité, ni une pierre posée en prévision d'une future fortune. Que pourrais-je demander à Charles X dans l'exil ? Si la Restauration arrivait, ne serais-je pas au fond de ma tombe ? "

Madame me regarda avec affabilité ; elle eut la bonté de me louer par ces seuls mots : " C'est très bien, monsieur de Chateaubriand ! " Elle semblait toujours surprise de trouver un Chateaubriand si différent de celui qu'on lui avait peint.

" - Il est une autre personne, madame, qu'on pourrait appeler, repris-je : mon noble ami, M. Lainé. Nous étions trois hommes en France qui ne devions jamais prêter serment à Philippe : moi, M. Lainé et M. Royer-Collard. En dehors du gouvernement et dans des positions diverses, nous aurions formé un triumvirat de quelque valeur. M. Lainé a prêté son serment par faiblesse, M. Royer-Collard par orgueil ; le premier en mourra ; le second en vivra, parce qu'il vit de tout ce qu'il fait, ne pouvant rien faire qui ne soit admirable.

" - Vous avez été content de monsieur le duc de Bordeaux ?

" - Je l'ai trouvé charmant. On assure que Votre Majesté le gâte un peu.

" - Oh ! non, non. Sa santé, en avez-vous été content ?

" - Il m'a semblé se porter à merveille, il est délicat et un peu pâle.

" - Il a souvent de belles couleurs, mais il est nerveux. Monsieur le Dauphin est fort estimé dans l'armée, n'est-ce pas ? fort estimé ? on se souvient de lui, n'est-ce pas ? "

Cette brusque question, sans liaison avec ce que nous venions de dire, me dévoila une plaie secrète que les journées de Saint-Cloud et de Rambouillet avaient laissée dans le coeur de la Dauphine. Elle ramenait le nom de son mari pour se rassurer ; je courus au-devant de la pensée de la princesse et de l'épouse ; j'affirmai, avec raison, que l'armée se souvenait toujours de l'impartialité, des vertus, du courage de son généralissime.

Voyant l'heure de la promenade arriver :

" - Votre Majesté n'a plus d'ordres à me donner ? je crains d'être importun.

" - Dites à vos amis combien j'aime la France ; qu'ils sachent bien que je suis Française. Je vous charge particulièrement de dire cela ; vous me ferez plaisir de le dire : je regrette bien la France, je regrette beaucoup la France.

" - Ah ! madame, que vous a donc fait cette France ? vous qui avez tant souffert, comment avez-vous encore le mal du pays ?

" - Non, non, monsieur de Chateaubriand, ne l'oubliez pas ; dites-leur bien à tous que je suis Française, que je suis Française. "

Madame me quitta ; je fus obligé de m'arrêter dans l'escalier avant de sortir ; je n'aurais pas osé me montrer dans la rue ; mes pleurs mouillent encore ma paupière en retraçant cette scène.

Rentré à mon auberge, je repris mon habit de voyage. Tandis qu'on apprêtait la voiture, Trogoff bavardait ; il me redisait que madame la Dauphine était très contente de moi, qu'elle ne s'en cachait pas, qu'elle le racontait à qui voulait l'entendre. " C'est une chose immense que votre voyage ! " criait Trogoff, tâchant de dominer la voix de ses deux rossignols. " Vous verrez les suites de cela ! " Je ne croyais à aucune suite.

J'avais raison ; on attendait le soir même M. le duc de Bordeaux. Bien que tout le monde connût son arrivée, on m'en avait fait mystère. Je me donnai garde de me montrer instruit du secret.

A six heures du soir, je roulais vers Paris. Quelle que soit l'immensité de l'infortune à Prague, la petitesse de la vie de prince réduite à elle-même est désagréable à avaler, pour en boire la dernière goutte, il faut avoir brûlé son palais et s'être enivré d'une foi ardente. - Hélas ! nouveau Symmaque, je pleure l'abandon des autels, je lève les mains vers le Capitole ; j'invoque la majesté de Rome ! mais si le dieu était devenu de bois et que Rome ne se ranimât plus dans sa poussière ?


3 L38 Chapitre 5

1er juin au soir, 1833.

Journal de Carlsbad à Paris. - Cynthie. - Egra. - Wallenstein.

Le chemin de Carlsbad jusqu'à Ellbogen, le long de l'Egra, est agréable. Le château de cette petite ville est du XIIe siècle et placé en sentinelle sur un rocher, à l'entrée d'une gorge de vallée. Le pied du rocher, couvert d'arbres, s'enveloppe d'un pli de l'Egra : de là le nom de la ville et du château, Ellbogen (le coude). Le donjon rougissait du dernier rayon du soleil, lorsque je l'aperçus du grand chemin. Au-dessus des montagnes et des bois penchait la colonne torse de la fumée d'une fonderie.

Je partis à neuf heures et demie du relais de Zwoda. Je suivais la route où passa Vauvenargues dans la retraite de Prague ; ce jeune homme à qui Voltaire, dans l'éloge funèbre des officiers morts en 1741, adresse ces paroles :

" Tu n'es plus, ô douce espérance du reste de mes jours ; je t'ai toujours vu le plus infortuné des hommes et le plus tranquille. "

Du fond de ma calèche, je regardais se lever les étoiles. N'ayez pas peur, Cynthie ; ce n'est que la susurration des roseaux inclinés par notre passage dans leur forêt mobile. J'ai un poignard pour les jaloux et du sang pour toi. Que ce tombeau ne vous cause aucune épouvante, c'est celui d'une femme jadis aimée comme vous : Cecilia Metella reposait ici.

Qu'elle est admirable, cette nuit, dans la campagne romaine ! La lune se lève derrière la Sabine pour regarder la mer ; elle fait sortir des ténèbres diaphanes les sommets cendrés de bleu d'Albano, les lignes plus lointaines et moins gravées du Soracte. Le long canal des vieux aqueducs laisse échapper quelques globules de son onde à travers les mousses, les ancolies, les gérofliers, et joint les montagnes aux murailles de la ville. Plantés les uns sur les autres, les portiques aériens, en découpant le ciel, promènent dans les airs le torrent des âges et le cours des ruisseaux. Législatrice du monde, Rome, assise sur la pierre de son sépulcre, avec sa robe de siècles, projette le dessin irrégulier de sa grande figure dans la solitude lactée.

Asseyons-nous : ce pin, comme le chevrier des Abruzzes, déploie son ombrelle parmi des ruines. La lune neige sa lumière sur la couronne gothique de la tour du tombeau de Metella et sur les festons de marbre enchaînés aux cornes des bucranes ; pompe élégante qui nous invite à jouir de la vie, sitôt écoulée.

Ecoutez ! la nymphe Egérie chante au bord de sa fontaine ; le rossignol se fait entendre dans la vigne de l'hypogée des Scipions ; la brise alanguie de la Syrie nous apporte indolemment la senteur des tubéreuses sauvages. Le palmier de la villa abandonnée se balance à demi noyé dans l'améthyste et l'azur des clartés phébéennes. Mais toi, pâlie par les reflets de la candeur de Diane, ô Cynthie, tu es mille fois plus gracieuse que ce palmier. Les mânes de Délie, de Lalagé, de Lydie, de Lesbie, d'Olympia posés sur des corniches ébréchées, balbutient autour de toi des paroles mystérieuses. Tes regards se croisent avec ceux des étoiles et se mêlent à leurs rayons.

Mais, Cynthie, il n'y a de vrai que le bonheur dont tu peux jouir. Ces constellations si brillantes sur ta tête ne s'harmonisent à tes félicités que par l'illusion d'une perspective trompeuse. Jeune Italienne, le temps fuit ! sur ces tapis de fleurs tes compagnes ont déjà passé.

Une vapeur se déroule, monte et enveloppe l'oeil de la nuit d'une rétine argentée ; le pélican crie et retourne aux grèves ; la bécasse s'abat dans les prêles des sources diamantées ; la cloche résonne sous la coupole de Saint-Pierre ; le plain-chant nocturne, voix du moyen âge, attriste le monastère isolé de Sainte-Croix ; le moine psalmodie à genoux les ante-laudes, sur les colonnes calcinées de Saint-Paul ; des vestales se prosternent sur la dalle glacée qui ferme leurs cryptes ; le pifferaro souffle sa complainte de minuit devant la Madone solitaire, à la porte condamnée d'une catacombe. Heure de la mélancolie, la religion s'éveille et l'amour s'endort !

Cynthie, ta voix s'affaiblit : il expire sur tes lèvres, le refrain que t'apprit le pécheur napolitain dans sa barque vélivole, ou le rameur vénitien dans sa gondole légère. Va aux défaillances de ton repos ; je protégerai ton sommeil. La nuit dont tes paupières couvrent tes yeux dispute de suavité avec celle que l'Italie assoupie et parfumée verse sur ton front. Quand le hennissement de nos chevaux se fera entendre dans la campagne, quand l'étoile du matin annoncera l'aube, le berger de Frascati descendra avec ses chèvres, et moi je cesserai de te bercer de ma chanson à demi-voix soupirée :

" Un faisceau de jasmins et de narcisses, une Hébé d'albâtre, récemment sortie de la cavée d'une fouille, ou tombée du fronton d'un temple, gît sur ce lit d'anémones : non, Muse, vous vous trompez. Le jasmin, l'Hébé d'albâtre, est une magicienne de Rome, née il y a seize mois de mai et la moitié d'un printemps, au son de la lyre, au lever de l'aurore, dans un champ de roses de Paestum.

" Vent des orangers de Palerme qui soufflez sur l'île de Circé ; brise qui passez au tombeau du Tasse, qui caressez les nymphes et les amours de la Farnésine ; vous qui vous jouez au Vatican parmi les vierges de Raphaël, les statues des Muses, vous qui mouillez vos ailes aux cascatelles de Tivoli ; génies des arts qui vivez de chefs-d'oeuvre et voltigez avec les souvenirs venez : à vous seuls je permets d'inspirer le sommeil de Cynthie.

" Et vous, filles majestueuses de Pythagore, Parques à la robe de lin, soeurs inévitables assises à l'essieu des sphères, tournez le fil de la destinée de Cynthie sur des fuseaux d'or ; faites-les descendre de vos doigts et remonter à votre main avec une ineffable harmonie, immortelles filandières, ouvrez la porte d'ivoires à ces songes qui reposent sur un sein de femme sans l'oppresser. Je te chanterai, ô canéphore des solennités romaines, jeune Charite nourrie d'ambroisie au giron de Vénus, sourire envoyé de l'Orient pour glisser sur ma vie ; violette oubliée au jardin d'Horace. (...) "

" Mein Herr ? dix kreutzer bour la parrière . "

Peste soit de toi avec tes cruches ! j'avais changé de ciel ! j'étais si en train ! la muse ne reviendra pas ! ce maudit Egra, où nous arrivons, est la cause de mon malheur.

Les nuits sont funestes à Egra. Schiller nous montre Wallenstein trahi par ses complices s'avançant vers la fenêtre d'une salle de la forteresse d'Egra : " Le ciel est orageux et troublé, dit-il, le vent agite l'étendard placé sur la tour ; les nuages passent rapidement sur le croissant de la lune qui jette à travers la nuit une lumière vacillante et incertaine. "

Wallenstein, au moment d'être assassiné, s'attendrit sur la mort de Max Piccolomini, aimé de Thécla : " La fleur de ma vie a disparu, il était près de moi comme l'image de ma jeunesse. Il changeait pour moi la réalité en un beau songe. "

Wallenstein se retire au lieu de son repos : " La nuit est avancée ; on n'entend plus de mouvement dans le château : allons ! que l'on m'éclaire, ayez soin que l'on ne me réveille pas trop tard ; je pense que je vais dormir longtemps, car les épreuves de ce jour ont été rudes. "

Le poignard des meurtriers arrache Wallenstein aux rêves de l'ambition, comme la voix du préposé à la barrière a mis fin à mon rêve d'amour. Et Schiller, et Benjamin Constant (qui fit preuve d'un talent nouveau en imitant le tragique allemand), sont allés rejoindre Wallenstein, tandis que je rappelle aux portes d'Egra leur triple renommée.


3 L38 Chapitre 6

2 juin 1833.

Weissenstadt. - La voyageuse. - Berneck et souvenirs. - Baireuth. - Voltaire. - Hohlfeld. - Eglise. - La petite fille à la hotte. - L'hôtelier et sa servante.

Je traverse Egra, et samedi 2 juin, à la pointe du jour, j'entre en Bavière : une grande fille rousse, nu-pieds, tête nue, vient m'ouvrir la barrière, comme l'Autriche en personne. Le froid continue ; l'herbe des fossés est couverte d'une gelée blanche ; des renards mouillés sortent des aveinières ; des nues grises, échancrées, à grande envergure sont croisées dans le ciel comme des ailes d'aigle.

J'arrive à Weissenstadt à neuf heures du matin ; au même moment, une espèce de voiturin emportait une jeune femme coiffée en cheveux ; elle avait bien l'air de ce que probablement elle était : joie, courte fortune d'amour, puis l'hôpital et la fosse commune. Plaisir errant, que le ciel ne soit pas trop sévère à tes tréteaux ! il y a dans ce monde tant d'acteurs plus mauvais que toi.

Avant de pénétrer dans le village, j'ai traversé des wastes : ce mot s'est trouvé au bout de mon crayon, il appartenait à notre ancienne langue franke : il peint mieux l'aspect d'un pays désolé que le mot lande , qui signifie terre .

Je sais encore la chanson qu'on chantait le soir en traversant les landes :

C'est le chevalier des Landes :

Malheureux chevalier !

Quand il fut dans la lande,

A ouï les sings sonner.

Après Weissenstadt vient Berneck. En sortant de Berneck, le chemin est bordé de peupliers, dont l'avenue tournoyante m'inspirait je ne sais quel sentiment mêlé de plaisir et de tristesse. En fouillant dans ma mémoire j'ai trouvé qu'ils ressemblaient aux peupliers dont le grand chemin était aligné autrefois du côté de Paris à l'entrée de Villeneuve-sur-Yonne. Madame de Beaumont n'est plus ; M. Joubert n'est plus ; les peupliers sont abattus, et, après la quatrième chute de la monarchie, je passe au pied des peupliers de Berneck : " Donnez-moi, dit saint Augustin, un homme qui aime, et il comprendra ce que je dis. "

La jeunesse se rit de ces mécomptes ; elle est charmante, heureuse ; en vain vous lui annoncez le moment où elle en sera à de pareilles amertumes ; elle vous choque de son aile légère et s'envole aux plaisirs : elle a raison si elle meurt avec eux.

Voici Baireuth, réminiscence d'une autre sorte. Cette ville est située au milieu d'une plaine creuse mélangée de céréales et d'herbages : les rues en sont larges, les maisons basses, la population faible. Du temps de Voltaire et de Frédéric II, la margrave de Baireuth était célèbre : sa mort inspira au chantre de Ferney la seule ode où il ait montré quelque talent lyrique :

Tu ne chanteras plus, solitaire Sylvandre,

Dans ce palais des arts où les sons de ta voix

Contre les préjugés osaient se faire entendre

Et de l'humanité faisaient parler les droits.

Le poète se loue ici justement, si ce n'est qu'il n'y avait rien de moins solitaire au monde que Voltaire-Sylvandre. Le poète ajoute, en s'adressant à la margrave :

Des tranquilles hauteurs de la philosophie,

Ta pitié contemplait, avec des yeux sereins,

Les fantômes changeants du songe de la vie,

Tant de rêves détruits, tant de projets si vains.

Du haut d'un palais, il est aisé de contempler avec des yeux sereins les pauvres diables qui passent dans la rue, mais ces vers n'en sont pas moins d'une raison puissante... Qui les sentirait mieux que moi ? J'ai vu défiler tant de fantômes à travers le songe de la vie ! Dans ce moment même, ne viens-je pas de contempler les trois larves royales du château de Prague et la fille de Marie-Antoinette à Carlsbad ? En 1733, il y a juste un siècle, de quoi s'occupait-on ici ? avait-on la moindre idée de ce qui est aujourd'hui ? Lorsque Frédéric se mariait en 1733, sous la rude tutelle de son père, avait-il vu dans Matthieu Laensberg M. de Tournon intendant de Baireuth, et quittant cette intendance pour la préfecture de Rome ? En 1933, le voyageur passant en Franconie demandera à mon ombre si j'aurais pu deviner les faits dont il sera le témoin.

Tandis que je déjeunais, j'ai lu des leçons qu'une dame allemande, jeune et jolie nécessairement, écrivait sous la dictée d'un maître :

" Celui qu'il est content, est riche. Vous et je nous, avons peu d'argent ; mais nous sommes content . Nous sommes ainci à mon avis plus riches que tel qui a un tonne d'or, et il est. "

C'est vrai, mademoiselle, vous et je avons peu d'argent ; vous êtes contente, à ce qu'il paraît, et vous vous moquez d'une tonne d'or ; mais si par hasard je n'étais pas content, moi, vous conviendrez qu'une tonne d'or pourrait m'être assez agréable.

Au sortir de Baireuth, on monte. De minces pins élagués me représentaient les colonnes de la mosquée du Caire, ou de la cathédrale de Cordoue, mais rapetissées et noircies, comme un paysage reproduit dans la chambre obscure. Le chemin continue de coteaux en coteaux et de vallées en vallées ; les coteaux larges avec un toupet de bois au front, les vallées étroites et vertes, mais peu arrosées. Dans le point le plus bas de ces vallées, on aperçoit un hameau indiqué par le campanile d'une petite église. Toute la civilisation chrétienne s'est formée de la sorte : le missionnaire devenu curé s'est arrêté ; les Barbares se sont cantonnés autour de lui, comme les troupeaux se rassemblent autour du berger. Jadis ces réduits écartés m'auraient fait rêver de plus d'une espèce de songe ; aujourd'hui, je ne rêve rien et ne suis bien nulle part.

Baptiste souffrant d'un excès de fatigue m'a contraint de m'arrêter à Hohlfeld. Tandis qu'on apprêtait le souper, je suis monté au rocher qui domine une partie du village. Sur ce rocher s'allonge un beffroi carré ; des martinets criaient en rasant le toit et les faces du donjon. Depuis mon enfance à Combourg, cette scène composée de quelques oiseaux et d'une vieille tour ne s'était pas reproduite ; j'en eus le coeur tout serré. Je descendis à l'église sur un terrain pendant à l'ouest ; elle était ceinte de son cimetière délaissé de nouveaux défunts. Les anciens morts y ont seulement tracé leurs sillons, preuve qu'ils ont labouré leur champ. Le soleil couchant, pâle et noyé à l'horizon d'une sapinière, éclairait le solitaire asile où nul autre homme que moi n'était debout. Quand serai-je couché à mon tour ? Etres de néant et de ténèbres, notre impuissance et notre puissance sont fortement caractérisées : nous ne pouvons nous procurer à volonté ni la lumière ni la vie ; mais la nature, en nous donnant des paupières et une main, a mis à notre disposition la nuit et la mort.

Entré dans l'église dont la porte entre-baillait, je me suis agenouillé avec l'intention de dire un Pater et un Ave pour le repos de l'âme de ma mère ; servitudes d'immortalité imposées aux âmes chrétiennes dans leur mutuelle tendresse. Voilà que j'ai cru entendre le guichet d'un confessionnal s'ouvrir ; je me suis figuré que la mort au lieu d'un prêtre, allait apparaître à la grille de la pénitence. Au moment même le sonneur de cloches est venu fermer la porte de l'église, je n'ai eu que le temps de sortir.

En retournant à l'auberge, j'ai rencontré une petite hotteuse : elle avait les jambes et les pieds nus ; sa jupe était courte, son corset déchiré ; elle marchait courbée et les bras croisés. Nous montions ensemble un chemin escarpé ; elle tournait un peu de mon côté son visage hâlé : sa jolie tête échevelée se collait contre sa hotte. Ses yeux étaient noirs ; sa bouche s'entrouvrait pour respirer : on voyait que, sous ses épaules chargées, son jeune sein n'avait encore senti que le poids de la dépouille des vergers. Elle donnait envie de lui dire des roses :

Roda m eirhcax (Aristophane.)

Je me mis à tirer l'horoscope de l'adolescente vendangeuse : vieillira-t-elle au pressoir, mère de famille obscure et heureuse ? Sera-t-elle emmenée les camps par un caporal ? Deviendra-t-elle la proie de quelque Don Juan ? La villageoise enlevée aime son ravisseur autant d'étonnement que d'amour ; il la transporte dans un palais de marbre sur le détroit de Messine, sous un palmier au bord d'une source, en face de la mer qui déploie ses flots d'azur, et de l'Etna qui jette des flammes.

J'en étais là de mon histoire, lorsque ma compagne, tournant à gauche sur une grande place, s'est dirigée vers quelques habitations isolées. Au moment de disparaître elle s'est arrêtée ; elle a jeté un dernier regard sur l'étranger ; puis, inclinant la tête pour passer avec sa hotte sous une porte abaissée, elle est entrée dans une chaumière, comme un petit chat sauvage se glisse dans une grange parmi des gerbes. Allons retrouver dans sa prison Son Altesse Royale madame la duchesse de Berry.

Je la suivis, mais je pleurai

De ne pouvoir plus suivre qu'elle.

Mon hôte de Hohlfeld est un singulier homme : lui et sa servante sont aubergistes à leur corps défendant ; ils ont horreur des voyageurs. Quand ils découvrent de loin une voiture, ils se vont cacher en maudissant ces vagabonds qui n'ont rien à faire et courent les grands chemins, ces fainéants qui dérangent un honnête cabaretier et l'empêchent de boire le vin qu'il est obligé de leur vendre. La vieille voit bien que son maître se ruine ; mais elle attend pour lui un coup de la Providence ; comme Sancho elle dira : " Monsieur, acceptez ce beau royaume de Micomicon qui vous tombe du ciel dans la main. "

Une fois le premier mouvement d'humeur passé, le couple, flottant entre deux vins, fait bonne mine. La chambrière écorche un peu le français, vous bigle ferme, et a l'air de vous dire : " J'ai vu d'autres godelureaux que vous dans les armées de Napoléon ! " Elle sentait la pipe et l'eau-de-vie comme la gloire au bivouac ; elle me jetait une oeillade agaçante et maligne : qu'il est doux d'être aimé au moment même où l'on n'avait plus d'espérance de l'être ! Mais, Javotte, vous venez trop tard à mes tentations cassées et mortifiées , comme parlait un ancien Français ; mon arrêt est prononcé : " Vieillard harmonieux, repose-toi " m'a dit M. Lherminier. Vous le voyez, bienveillante étrangère, il m'est défendu d'entendre votre chanson :

Vivandière du régiment,

Javotte l'on me nomme.

Je vends, je donne et bois gaîment

Mon vin et mon rogomme.

J'ai le pied leste et l'oeil mutin,

Tin tin, tin tin, tin tin, tin tin,

R'lin tin tin.

C'est encore pour cela que je me refuse à vos séductions ; vous êtes légère, vous me trahiriez. Volez donc dame Javotte de Bavière, comme votre devancière madame Isabeau.


3 L38 Chapitre 7

2 juin 1833.

Bamberg. - Une bossue. - Würtzbourg : ses chanoines. - Un ivrogne. - L'hirondelle.

Parti de Hohlfeld, il est nuit quand je traverse Bamberg. Tout dort : je n'aperçois qu'une petite lumière dont la débile clarté vient du fond d'une chambre pâlir à une fenêtre. Qui veille ici ? le plaisir ou la douleur ? l'amour ou la mort ?

A Bamberg, en 1815, Berthier, prince de Neuchâtel tomba d'un balcon dans la rue : son maître allait tomber de plus haut.

Dimanche, 2 juin.

A Dettelbach, réapparition des vignes. Quatre végétaux marquent la limite de quatre natures et de quatre climats : le bouleau, la vigne, l'olivier et le palmier toujours en marchant vers le soleil.

Après Dettelbach, deux relais jusqu'à Würtzbourg, et une bossue assise derrière ma voiture ; c'était l'Andrienne de Térence : Inopia... egregia forma, oetate integra . Le postillon la veut faire descendre ; je m'y oppose pour deux raisons :1 o parce que je craindrais que cette fée me jetât un sort ; 2 o parce qu'ayant lu dans une de mes biographies que je suis bossu, toutes les bossues sont mes soeurs. Qui peut s'assurer de n'être pas bossu ? qui vous dira jamais que vous l'êtes ? Si vous vous regardez au miroir, vous n'en verrez rien ; se voit-on jamais tel qu'on est ? Vous trouverez à votre taille un tour qui vous sied à merveille. Tous les bossus sont fiers et heureux ; la chanson consacre les avantages de la bosse. A l'ouverture d'un sentier, ma bossue, affistolée, mit pied à terre majestueusement : chargée de son fardeau, comme tous les mortels, Serpentine s'enfonça dans un champ de blé, et disparut parmi les épis plus hauts qu'elle.

A midi, 2 juin, j'étais arrivé au sommet d'une colline d'où l'on découvrait Würtzbourg. La citadelle sur une hauteur, la ville au bas avec son palais, ses clochers et ses tourelles. Le palais, quoique épais, serait beau même à Florence, en cas de pluie, le prince pourrait mettre tous ses sujets à l'abri dans son château, sans leur céder son appartement.

L'évêque de Würtzbourg était autrefois souverain à la nomination des chanoines du chapitre. Après son élection, il passait, nu jusqu'à la ceinture, entre ses confrères rangés sur deux files ; ils le fustigeaient. On espérait que les princes, choqués de cette manière de sacrer un dos royal, renonceraient à se mettre sur les rangs. Aujourd'hui cela ne réussirait pas : il n'est pas de descendant de Charlemagne qui ne se laissât fouetter trois jours de suite pour obtenir la couronne d'Yvetot. J'ai vu le frère de l'empereur d'Autriche, duc de Würtzbourg ; il chantait à Fontainebleau très agréablement, dans la galerie de François Ier, aux concerts de l'impératrice Joséphine.

On a retenu Schwartz deux heures au bureau des passeports. Laissé avec ma voiture dételée devant une église, j'y suis entré : j'ai prié avec la foule chrétienne, qui représente la vieille société au milieu de la nouvelle. Une procession est sortie et a fait le tour de l'église ; que ne suis-je moine sur les ruines de Rome ! les temps auxquels j'appartiens s'accompliraient en moi.

Quand les premières semences de la religion germèrent dans mon âme, je m'épanouissais comme une terre vierge qui, délivrée de ses ronces, porte sa première moisson. Survint une brise aride et glacée, et la terre se dessécha. Le ciel en eut pitié ; il lui rendit ses tièdes rosées ; puis la brise souffla de nouveau. Cette alternative de doute et de foi a fait longtemps de ma vie un mélange de désespoir et d'ineffables délices. Ma bonne sainte mère, priez pour moi Jésus-Christ : votre fils a besoin d'être racheté plus qu'un autre homme.

Je quitte Würtzbourg à quatre heures et prends la route de Manheim. Entrée dans le duché de Bade ; village en goguettes ; un ivrogne me donne la main en criant : Vive l'Empereur ! Tout ce qui s'est passé, à compter de la chute de Napoléon, est en Allemagne comme non avenu. Ces hommes, qui se sont levés pour arracher leur indépendance nationale à l'ambition de Bonaparte, ne rêvent que de lui, tant il a ébranlé l'imagination des peuples, depuis les Bédouins sous leurs tentes jusqu'aux Teutons dans leurs huttes.

A mesure que j'avançais vers la France, les enfants devenaient plus bruyants dans les hameaux, les postillons allaient plus vite : la vie renaissait.

A Bischofsheim, où j'ai dîné, une jolie curieuse s'est présentée à mon grand couvert : une hirondelle, vraie Procné, à la poitrine rougeâtre, s'est venue percher à ma fenêtre ouverte, sur la barre de fer qui soutenait l'enseigne du Soleil d'Or ; puis elle a ramagé le plus doucement du monde, en me regardant d'un air de connaissance et sans montrer la moindre frayeur. Je ne me suis jamais plaint d'être réveillé par la fille de Pandion, je ne l'ai jamais appelée babillarde , comme Anacréon ; j'ai toujours, au contraire, salué son retour de la chanson des enfants de l'île de Rhodes : " Elle vient, elle vient l'hirondelle, ramenant le beau temps et les belles années ! ouvrez, ne dédaignez pas l'hirondelle. "

" François, m'a dit ma convive de Bischofsheim, ma trisaïeule logeait à Combourg, sous les chevrons de la couverture de ta tourelle ; tu lui tenais compagnie chaque année en automne, dans les roseaux de l'étang, quand tu rêvais le soir avec ta sylphide. Elle aborda ton rocher natal le jour même que tu t'embarquais pour l'Amérique, et elle suivit quelque temps ta voile. Ma grand-mère nichait à la croisée de Charlotte ; huit ans après, elle arriva à Jaffa avec toi ; tu l'as remarqué dans ton Itinéraire . Ma mère, en gazouillant à l'aurore, tomba un jour par la cheminée dans ton cabinet aux Affaires étrangères ; tu lui ouvris la fenêtre. Ma mère a eu plusieurs enfants ; moi qui te parle, je suis de son dernier nid ; je t'ai déjà rencontré sur l'ancienne voie de Tivoli dans la campagne de Rome : t'en souviens-tu ? Mes plumes étaient si noires et si lustrées ! tu me regardas tristement. Veux-tu que nous nous envolions ensemble ? "

- " Hélas ! ma chère hirondelle, qui sais si bien mon histoire, tu es extrêmement gentille ; mais je suis un pauvre oiseau mué, et mes plumes ne reviendront plus ; je ne puis donc m'envoler avec toi. Trop lourd de chagrins et d'années, me porter te serait impossible. Et puis, où irions-nous ? le printemps et les beaux climats ne sont plus de ma saison. A toi l'air et les amours, à moi la terre et l'isolement. Tu pars ; que la rosée rafraîchisse tes ailes ! qu'une vergue hospitalière se présente à ton vol fatigué, lorsque tu traverseras la mer d'Ionie ! qu'un octobre serein te sauve du naufrage ! Salue pour moi les oliviers d'Athènes et les palmiers de Rosette. Si je ne suis plus quand les fleurs te ramèneront, je t'invite à mon banquet funèbre : viens au soleil couchant happer des moucherons sur l'herbe de ma tombe ; comme toi, j'ai aimé la liberté, et j'ai vécu de peu. "


3 L38 Chapitre 8

3 et 4 juin 1833.

Auberge de Wiesenbach. - Un Allemand et sa femme. - Ma vieillesse. - Heidelberg. - Pèlerins. - Ruines. - Manheim.

Je me mis moi-même en route par terre, quelques instants après que l'hirondelle eut appareillé. La nuit fut couverte, la lune se promenait, affaiblie et rongée, entre des nuages ; mes yeux, à moitié endormis, se fermaient en la regardant ; je me sentais comme expirer à la lumière mystérieuse qui éclaire les ombres : " J'éprouvais je ne sais quel paisible accablement, avant-coureur du dernier repos. " (Manzoni.)

Je m'arrête à Wiesenbach : auberge solitaire, étroit vallon cultivé entre deux collines boisées. Un Allemand de Brunswick, voyageur comme moi, ayant entendu prononcer mon nom, accourt. Il me serre la main, me parle de mes ouvrages ; sa femme, me dit-il, apprend à lire le français dans le Génie du Christianisme . Il ne cessait de s'étonner de ma jeunesse . " Mais, a-t-il ajouté, c'est la faute de mon jugement ; je devais vous croire, à vos derniers ouvrages, aussi jeune que vous me le paraissez. "

Ma vie a été mêlée à tant d'événements que j'ai, dans la tête de mes lecteurs, l'ancienneté de ces événements mêmes. Je parle souvent de ma tête grise : calcul de mon amour-propre, afin qu'on s'écrie en me voyant : " Ah ! il n'est pas si vieux ! " On est à l'aise avec des cheveux blancs : on s'en peut vanter ; se glorifier d'avoir les cheveux noirs serait de bien mauvais goût : grand sujet de triomphe d'être comme votre mère vous a fait ! mais être comme le temps, le malheur et la sagesse vous ont mis c'est cela qui est beau ! Ma petite ruse m'a réussi quelquefois. Tout dernièrement, un prêtre avait désiré me connaître ; il resta muet à ma vue ; recouvrant enfin la parole, il s'écria : " Ah ! monsieur, vous pourrez donc encore combattre longtemps pour la foi ! "

Un jour, passant par Lyon, une dame m'écrivit, elle me priait de donner une place à sa fille dans ma voiture et de la mener à Paris. La proposition me parut singulière ; mais enfin, vérification faite de la signature, l'inconnue se trouve être une dame fort respectable, je répondis poliment. La mère se présenta avec sa fille, divinité de seize ans. La mère n'eut pas plutôt jeté les yeux sur moi, qu'elle devint rouge écarlate ; sa confiance l'abandonna : " Pardonnez, monsieur, me dit-elle en balbutiant : je n'en suis pas moins remplie de considération... Mais vous comprendrez les convenances... Je me suis trompée... Je suis si surprise... " J'insistai en regardant ma future compagne, qui semblait rire du débat ; je me confondais en protestations que je prendrais tous les soins imaginables de cette belle jeune personne ; la mère s'anéantissait en excuses et en révérences. Les deux dames se retirèrent. J'étais fier de leur avoir fait tant de peur. Pendant quelques heures, je me crus rajeuni par l'Aurore. La dame s'était figuré que l'auteur du Génie du Christianisme était un vénérable abbé de Chateaubriand, vieux bonhomme grand et sec, prenant incessamment du tabac dans une énorme tabatière de fer blanc, et lequel pouvait très bien se charger de conduire une innocente pensionnaire au Sacré-Coeur.

On racontait à Vienne, il y a deux ou trois lustres, que je vivais tout seul dans une certaine vallée appelée la Vallée-aux-Loups. Ma maison était bâtie dans une île : lorsqu'on voulait me voir, il fallait sonner du cor au bord opposé de la rivière. (La rivière à Châtenay !) Alors, je regardais par un trou : si la compagnie me plaisait (chose qui n'arrivait guère), je venais moi-même la chercher dans un petit bateau ; sinon, non. Le soir, je tirais mon canot à terre, et l'on n'entrait point dans mon île. Au fait, j'aurais dû vivre ainsi ; cette histoire de Vienne m'a toujours charmé : M. de Metternich ne l'a pas sans doute inventée ; il n'est pas assez mon ami pour cela.

J'ignore ce que le voyageur allemand aura dit de moi à sa femme, et s'il se sera empressé de la détromper sur ma caducité. Je crains d'avoir les inconvénients des cheveux noirs et des cheveux blancs, et de n'être ni assez jeune ni assez sage. Au surplus, je n'étais guère en train de coquetterie à Wiesenbach ; une bise triste gémissait sous les portes et dans les corridors de l'hôtellerie : quand le vent souffle, je ne suis plus amoureux que de lui.

De Wiesenbach à Heidelberg, on suit le cours du Necker, encaissé par des collines qui portent des forêts sur un banc de sable et de sulfate sanguine. Que de fleuves j'ai vus couler ! Je rencontrai des pèlerins de Walthuren : ils formaient deux files parallèles des deux côtés du grand chemin : les voitures passaient au milieu. Les femmes marchaient pieds nus, un chapelet à la main, un paquet de linge sur la tête ; les hommes nu-tête, le chapelet aussi à la main. Il pleuvait ; dans quelques endroits, les nues aqueuses rampaient sur le flanc des collines. Des bateaux chargés de bois descendaient la rivière, d'autres la remontaient à la voile ou à la traîne. Dans les brisures des collines étaient des hameaux parmi les champs, au milieu de riches potagers ornés de rosiers du Bengale et différents arbustes à fleurs. Pèlerins, priez pour mon pauvre petit Roi : il est exilé, il est innocent ; il commence son pèlerinage quand vous accomplissez le vôtre et quand je finis le mien. S'il ne doit pas régner, ce me sera toujours quelque gloire d'avoir attaché le débris d'une si grande fortune à ma barque de sauvetage. Dieu seul donne le bon vent et ouvre le port.

En approchant de Heidelberg, le lit du Necker, semé de rochers, s'élargit. On aperçoit le port de la ville et la ville elle-même qui fait bonne contenance. Le fond du tableau est terminé par un haut horizon terrestre : il semble barrer le fleuve.

Un arc de triomphe en pierres rouges annonce l'entrée de Heidelberg. A gauche, sur une colline, s'élèvent les ruines moyen-âgées d'un château. A part leur effet pittoresque et quelques traditions populaires, les débris du temps gothique n'intéressent que les peuples dont ils sont l'ouvrage. Un Français s'embarrasse-t-il des seigneurs palatins, des princesses palatines, toutes grasses, toutes blanches qu'elles aient été, avec des yeux bleus ? On les oublie pour sainte Geneviève de Brabant. Dans ces débris modernes, rien de commun aux peuples modernes, sinon la physionomie chrétienne et le caractère féodal.

Il en est autrement (sans compter le soleil) des monuments de la Grèce et de l'Italie, ils appartiennent à toutes les nations : ils en commencent l'histoire ; leurs inscriptions sont écrites dans des langues que tous les hommes civilisés connaissent. Les ruines mêmes de l'Italie renouvelée ont un intérêt général, parce qu'elles sont empreintes du sceau des arts, et les arts tombent dans le domaine public de la société. Une fresque du Dominiquin ou du Titien, qui s'efface, un palais de Michel-Ange ou de Palladio, qui s'écroule, mettent en deuil le génie de tous les siècles.

On montre à Heidelberg un tonneau démesuré, Colysée en ruine des ivrognes ; du moins aucun chrétien n'a perdu la vie dans cet amphithéâtre des Vespasiens du Rhin ; la raison, oui : ce n'est pas grande perte.

Au débouché de Heidelberg, les collines à droite et à gauche du Necker s'écartent, et l'on entre dans une plaine. Une chaussée tortueuse, élevée de quelques pieds au-dessus du niveau des blés, se dessine entre deux rangées de cerisiers maltraités du vent et de noyers souvent du passant insultés .

A l'entrée de Manheim, on traverse des plants de houblon dont les longs échalas secs n'étaient encore décorés qu'au tiers de leur hauteur par la liane grimpante ; Julien l'Apostat a fait contre la bière une jolie épigramme ; l'abbé de La Bletterie l'a imitée avec assez d'élégance :

Tu n'es qu'un faux Bacchus,...

J'en atteste le véritable.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Que le Gaulois, pressé d'une soif éternelle

Au défaut de la grappe ait recours aux épis,

De Cérès qu'il vante le fils :

Vive le fils de Semèle.

Quelques vergers, des promenades ombragées de saules, à toute venue, forment le faubourg verdoyant de Manheim. Les maisons de la ville n'ont souvent qu'un étage au-dessus du rez-de-chaussée. La principale rue est large et plantée d'arbres au milieu : c'est encore une cité déchue. Je n'aime pas le faux or : aussi n'ai-je jamais voulu d'or de Manheim ; mais j'ai certainement de l'or de Toulouse , à en juger par les désastres de ma vie ; qui plus que moi cependant a respecté le temple d'Apollon ?


3 L38 Chapitre 9

3 et 4 juin 1833.

Le Rhin. - Le Palatinat. - Armée aristocratique ; armée plébéienne. - Couvent et château. - Monts Tonnerre. - Auberge solitaire. - Kaiserslautern. - Sommeil. - Oiseaux. - Saarbrück.

J'ai traversé le Rhin à deux heures de l'après-midi ; au moment où je passais, un bateau à vapeur remontait le fleuve. Qu'eût dit César s'il eût rencontré une pareille machine lorsqu'il bâtissait son pont ?

De l'autre côté du Rhin, en face de Manheim, on retrouve la Bavière, par une suite des odieuses coupures et des tripotages des traités de Paris, de Vienne et d'Aix-la-Chapelle. Chacun a fait sa part avec des ciseaux, sans égard à la raison, à l'humanité, à la justice, sans s'embarrasser du lopin de population qui tombait dans une gueule royale.

En roulant dans le Palatinat cis-rhénan, je songeais que ce pays formait naguère un département de la France, que la blanche Gaule était ceinte de l'écharpe bleue de la Germanie, le Rhin. Napoléon, et la République avant lui, avaient réalisé le rêve de plusieurs de nos rois et surtout de Louis XIV. Tant que nous n'occuperons pas nos frontières naturelles, il y aura guerre en Europe, parce que l'intérêt de la conservation pousse la France à saisir les limites nécessaires à son indépendance nationale. Ici, nous avons planté des trophées pour réclamer en temps et lieu.

La plaine entre le Rhin et les monts Tonnerre est triste ; le sol et les hommes semblent dire que leur sort n'est pas fixé, qu'ils n'appartiennent à aucun peuple ; ils paraissent s'attendre à de nouvelles invasions d'armées comme à de nouvelles inondations du fleuve. Les Germains de Tacite dévastaient de grands espaces à leurs frontières et les laissaient vides entre elles et les ennemis. Malheur à ces populations limitrophes qui cultivent les champs de bataille où les nations doivent se rencontrer !

En approchant de..., j'ai vu une chose mélancolique : un bois de jeunes pins de cinq à six pieds abattus et liés en fagots, une forêt coupée en herbe. J'ai parlé du cimetière de Lucerne où se pressent à part les sépultures des enfants. Je n'ai jamais senti plus vivement le besoin de finir mes courses, de mourir sous la protection d'une main amie appliquée sur mon coeur pour l'interroger lorsqu'on dira : " Il ne bat plus. " Du bord de ma tombe je voudrais pouvoir jeter en arrière un regard de satisfaction sur mes nombreuses années, comme un pontife arrivé au sanctuaire bénit la longue file de lévites qui lui servirent de cortège.

Louvois incendia le Palatinat ; malheureusement la main qui tenait le flambeau était celle de Turenne. La révolution a ravagé le même pays, témoin et victime tour à tour de nos victoires aristocratiques et plébéiennes. Il suffit des noms des guerriers pour juger de la différence des temps : d'un côté, Condé, Turenne, Créqui, Luxembourg, La Force, Villars, de l'autre, Kellermann, Hoche, Pichegru, Moreau. Ne renions aucun de nos triomphes, les gloires militaires surtout n'ont connu que des ennemis de la France, et n'ont eu qu'une opinion : sur le champ de bataille, l'honneur et le péril nivellent les rangs. Nos pères appelaient le sang sorti d'une blessure non mortelle, sang volage : mot caractéristique de ce dédain de la mort, naturel aux Français dans tous les siècles. Les institutions ne peuvent rien changer à ce génie national. Les soldats qui, après la mort de Turenne, disaient : " Qu'on lâche la Pie, nous camperons où elle s'arrêtera, " auraient parfaitement valu les grenadiers de Napoléon.

Sur les hauteurs de Dunkeim, premier rempart des Gaules de ce côté, on découvre des assiettes de camps et des positions militaires aujourd'hui dégarnies de soldats : Burgondes, Francs, Goths, Huns, Suèves, flots du déluge des Barbares, ont tour à tour assailli ces hauteurs.

Non loin de Dunkeim on aperçoit les éboulements d'un monastère. Les moines enclos dans cette retraite avaient vu bien des armées circuler à leurs pieds, ils avaient donné l'hospitalité à bien des guerriers : là, quelque croisé avait fini sa vie, changé son heaume contre le froc ; là furent des passions qui appelèrent le silence et le repos avant le dernier repos et le dernier silence. Trouvèrent-elles ce qu'elles cherchaient ? ces ruines ne le diront pas.

Après les débris du sanctuaire de la paix, viennent les décombres du repaire de la guerre, les bastions, mantelets, courtines, tourillons démolis d'une forteresse. Les remparts s'écroulent comme les cloîtres. Le château était embusqué dans un sentier scabreux pour le fermer à l'ennemi : il n'a pas empêché le temps et la mort de passer.

De Dunkeim à Frankenstein, la route se faufile dans un vallon si resserré qu'il garde à peine la voie d'une voiture ; les arbres descendant de deux talus opposés se joignent et s'embrassent dans la ravine. Entre la Messénie et l'Arcadie, j'ai suivi des vallons semblables, au beau chemin près : Pan n'entendait rien aux ponts et chaussées. Des genêts en fleurs et un geai m'ont reporté au souvenir de la Bretagne ; je me souviens du plaisir que me fit le cri de cet oiseau dans les montagnes de Judée. Ma mémoire est un panorama ; là, viennent se peindre sur la même toile les sites et les cieux les plus divers avec leur soleil brûlant ou leur horizon brumeux.

L'auberge à Frankenstein est placée dans une prairie de montagnes, arrosée d'un courant d'eau. Le maître de la poste parle français ; sa jeune soeur, ou sa femme, ou sa fille, est charmante. Il se plaint d'être Bavarois ; il s'occupe de l'exploitation des forêts ; il me représentait un planteur américain.

A Kaiserslautern, où j'arrivai de nuit comme à Bamberg, je traversai la région des songes : que voyaient dans leur sommeil tous ces habitants endormis ? Si j'avais le temps, je ferais l'histoire de leurs rêves ; rien ne m'aurait rappelé la terre, si deux cailles ne s'étaient répondu d'une cage à l'autre. Dans les champs en Allemagne, depuis Prague jusqu'à Manheim, on ne rencontre que des corneilles, des moineaux et des alouettes ; mais les villes sont remplies de rossignols, de fauvettes, de grives, de cailles ; plaintifs prisonniers et prisonnières qui vous saluent aux barreaux de leur geôle quand vous passez. Les fenêtres sont parées d'oeillets, de réséda, de rosiers, de jasmins. Les peuples du nord ont les goûts d'un autre ciel ; ils aiment les arts et la musique : les Germains vinrent chercher la vigne en Italie ; leurs fils renouvelleraient volontiers l'invasion pour conquérir aux mêmes lieux des oiseaux et des fleurs.

Le changement de la veste du postillon m'avertit, le mardi 4 juin, à Saarbruck, que j'entrais en Prusse. Sous la croisée de mon auberge je vis défiler un escadron de hussards ; ils avaient l'air fort animés : je l'étais autant qu'eux ; j'aurais joyeusement concouru à frotter ces messieurs, bien qu'un vif sentiment de respect m'attache à la famille royale de Prusse, bien que les emportements des Prussiens à Paris n'aient été que les faibles représailles des brutalités de Napoléon à Berlin ; mais si l'histoire a le temps d'entrer dans ces froides justices qui font dériver les conséquences des principes, l'homme témoin des faits vivants est entraîné par ces faits, sans aller chercher dans le passé les causes dont ils sont sortis et qui les excusent. Elle m'a fait bien du mal, ma patrie mais avec quel plaisir je lui donnerais mon sang ! Oh ! les fortes têtes, les politiques consommés, les bons Français surtout, que ces négociateurs des traités de 1815 !

Encore quelques heures, et ma terre natale va de nouveau tressaillir sous mes pas. Que vais-je apprendre ? Depuis trois semaines j'ignore ce qu'ont dit et fait mes amis. Trois semaines ! long espace pour l'homme qu'un moment emporte, pour les empires que trois journées renversent ! Et ma prisonnière de Blaye, qu'est-elle devenue ? Pourrai-je lui transmettre la réponse qu'elle attend ? Si la personne d'un ambassadeur doit être sacrée, c'est la mienne, ma carrière diplomatique devint sainte auprès du chef de l'Eglise ; elle achève de se sanctifier auprès d'un monarque infortuné : j'ai négocié un nouveau pacte de famille entre les enfants du Béarnais ; j'en ai porté et rapporté les actes de la prison à l'exil, et de l'exil à la prison.


3 L38 Chapitre 10

4 et 5 juin.

Terre de France. - Arabesques. - Dans ma casquette, s'il vous plaît . Metz. - Regard sur ma famille et ma vie. - Présent des enfants exilés. - Verdun, Valmy. - Châlons. - Vallée de la Marne.

En passant la limite qui sépare le territoire de Saarbruck de celui de Forbach, la France ne s'est pas montrée à moi d'une manière brillante : d'abord un cul-de-jatte, puis un autre homme qui rampait sur les mains et sur les genoux, traînant après lui ses jambes comme deux queues torses ou deux serpents morts ; ensuite ont paru dans une charrette deux vieilles, noires, ridées, avant-garde des femmes françaises. Il y avait de quoi faire rebrousser chemin à l'armée prussienne.

Mais après j'ai trouvé un beau jeune soldat à pied avec une jeune fille ; le soldat poussait devant lui la brouette de la jeune fille, et celle-ci portait la pipe et le sabre du troupier. Plus loin une autre jeune fille tenant le manche d'une charrue, et un laboureur âgé piquant les boeufs ; plus loin un vieillard mendiant pour un enfant aveugle ; plus loin une croix. Dans un hameau, une douzaine de têtes d'enfants, à la fenêtre d'une maison non achevée, ressemblaient à un groupe d'anges dans une gloire. Voici une garçonnette de cinq à six ans, assise sur le seuil de la porte d'une chaumière ; tête nue, cheveux blonds, visage barbouillé, faisant une petite mine à cause d'un vent froid ; ses deux épaules blanches sortant d'une robe de toile déchirée, les bras croisés sur ses genoux haussés et rapprochés de sa poitrine, regardant ce qui se passait autour d'elle avec la curiosité d'un oiseau ; Raphaël l'aurait croquée , moi j'avais envie de la voler à sa mère.

A l'entrée de Forbach, une troupe de chiens savants se présente : les deux plus gros attelés au fourgon des costumes ; cinq ou six autres de différentes queues, museaux, tailles et pelage, suivent le bagage, chacun son morceau de pain à la gueule. Deux graves instructeurs, l'un portant un gros tambour, l'autre ne portant rien guident la bande. Allez, mes amis, faites le tour de la terre comme moi, afin d'apprendre à connaître les peuples. Vous tenez tout aussi bien votre place dans le monde que moi ; vous valez bien les chiens de mon espèce. Présentez la patte à Diane, à Mirza, à Pax, chapeau sur l'oreille, épée au côté, la queue en trompette entre les deux basques de votre habit ; dansez pour un os ou pour un coup de pied, comme nous faisons nous autres hommes, mais n'allez pas vous tromper en sautant pour le Roi !

Lecteurs, supportez ces arabesques ; la main qui les dessina ne vous fera jamais d'autre mal ; elle est séchée. Souvenez-vous, quand vous les verrez, qu'ils ne sont que les capricieux enroulements tracés par un peintre à la voûte de son tombeau.

A la douane, un vieux cadet de commis a fait semblant de visiter ma calèche. J'avais préparé une pièce de cent sous ; il la voyait dans ma main, mais il n'osait la prendre à cause des chefs qui le surveillaient. Il a ôté sa casquette sous prétexte de mieux fouiller, l'a posée sur le coussin devant moi, me disant tout bas : " Dans ma casquette, s'il vous plaît. " Oh ! le grand mot ! il renferme l'histoire du genre humain ; que de fois la liberté, la fidélité, le dévouement, l'amitié l'amour ont dit : " Dans ma casquette, s'il vous plaît ! " Je donnerai ce mot à Béranger pour le refrain d'une chanson.

Je fus frappé en entrant à Metz, d'une chose que je n'avais pas remarquée en 1821 ; les fortifications à la moderne enveloppent les fortifications à la gothique : Guise et Vauban sont deux noms bien associés.

Nos ans et nos souvenirs sont étendus en couches régulières et parallèles, à différentes profondeurs de notre vie, déposés par les flots du temps qui passent successivement sur nous. C'est de Metz que sortit en 1792 la colonne engagée sous Thionville avec notre petit corps d'émigrés. J'arrive de mon pèlerinage à la retraite du prince banni que je servais dans son premier exil. Je lui donnai alors un peu de mon sang, je viens de pleurer auprès de lui ; à mon âge on n'a guère plus que des larmes.

En 1821 M. de Tocqueville [Père d'Alexis de Tocqueville. (N.d.A.)] , beau-frère de mon frère, était préfet de la Moselle. Les arbres, gros comme des échalas, que M. de Tocqueville plantait en 1820 à la porte de Metz, donnent maintenant de l'ombre. Voilà une échelle à mesurer nos jours ; mais l'homme n'est pas comme le vin, il ne s'améliore pas en comptant par feuilles. Les anciens faisaient infuser des roses dans le Falerne ; lorsqu'on débouchait une amphore d'un consulat séculaire, elle embaumait le festin. La plus pure intelligence se mêlerait à de vieux ans, que personne ne serait tenté de s'enivrer avec elle.

Je n'avais pas été un quart d'heure dans l'auberge à Metz, que voici venir Baptiste en grande agitation : il tire mystérieusement de sa poche un papier blanc dans lequel était enveloppé un cachet ; M. le duc de Bordeaux et Mademoiselle l'avaient chargé de ce cachet, lui recommandant de ne me le donner que sur terre de France . Ils avaient été bien inquiets toute la nuit avant mon départ, craignant que le bijoutier n'eût pas le temps d'achever l'ouvrage.

Le cachet a trois faces : sur l'une est gravée une ancre ; sur la seconde les deux mots que Henri m'avait dits lors de notre première entrevue : " Oui, toujours ! " ; sur la troisième la date de mon arrivée à Prague. Le frère et la soeur me priaient de porter le cachet pour l'amour d'eux . Le mystère de ce présent, l'ordre des deux enfants exilés de ne me remettre le témoignage de leur souvenir que sur terre de France, remplirent mes yeux de larmes. Le cachet ne me quittera jamais, je le porterai pour l'amour de Louise et de Henri .

J'eusse aimé à voir à Metz la maison de Fabert, soldat devenu maréchal de France, et qui refusa le collier des ordres, sa noblesse ne remontant qu'à son épée.

Les Barbares nos pères égorgèrent, à Metz, les Romains surpris au milieu des débauches d'une fête, nos soldats ont valsé au monastère d'Alcobaça avec le squelette d'Inès de Castro : malheurs et plaisirs, crimes et folies, quatorze siècles vous séparent, et vous êtes aussi complètement passés les uns que les autres. L'éternité commencée tout à l'heure est aussi ancienne que l'éternité datée de la première mort, du meurtre d'Abel. Néanmoins les hommes, durant leur apparition éphémère sur ce globe, se persuadent qu'ils laissent d'eux quelque trace : eh ! bon Dieu, oui, chaque mouche a son ombre.

Parti de Metz, j'ai traversé Verdun où je fus si malheureux, où demeure aujourd'hui l'amie solitaire de Carrel. J'ai côtoyé les hauteurs de Valmy ; je n'en veux pas plus parler que de Jemmapes : j'aurais peur d'y trouver une couronne.

Châlons m'a rappelé une grande faiblesse de Bonaparte ; il y exila la beauté. Paix à Châlons qui me dit que j'ai encore des amis.

A Château-Thierry, j'ai retrouvé mon dieu, La Fontaine. C'était l'heure du salut : la femme de Jean n'y était plus, et Jean était retourné chez madame de La Sablière.

En rasant le mur de la cathédrale de Meaux, j'ai répété à Bossuet ses paroles : " L'homme arrive au tombeau traînant après lui la longue chaîne de ses espérances trompées. "

A Paris j'ai passé les quartiers habités par moi avec mes soeurs dans ma jeunesse ; ensuite le Palais de justice remémoratif de mon jugement ; ensuite la Préfecture de police, qui me servit de prison. Je suis enfin rentré dans mon hospice, en dévidant ainsi le fil de mes jours. Le fragile insecte des bergeries descend au bout d'une soie vers la terre, où le pied d'une brebis va l'écraser.


3 L39 Livre trente-neuvième

1. Ce qu'avait fait madame la duchesse de Berry. - Conseil de Charles X en France. - Mes idées sur Henri V. - Ma lettre à madame la Dauphine. - 2. Lettre de madame la duchesse de Berry. - 3. Journal de Paris à Venise. - Jura. - Alpes. - Milan. - Vérone. - Appel des morts. - La Brenta. - 4. Incidences. - Venise. - 5. Architecture vénitienne. - Antonio. - L'abbé Betio et M. Gamba. - Salles du palais des doges. - Prisons. - 6. Prison de Silvio Pellico. - 7. Les Frari. - Académie des Beaux-Arts. - L'Assomption du Titien. - Métopes du Parthénon. - Dessins originaux de Léonard de Vinci, de Michel-Ange et de Raphaël. - Eglise de Saints Jean et Paul. - 8. L'arsenal. - Henri IV. - Frégate partant pour l'Amérique. - 9. Cimetière de Saint-Christophe. - 10. Saint-Michel de Murano. - Murano. - La femme et l'enfant. - Gondoliers. - 11. Les Bretons et les Vénitiens. - Déjeuner sur le quai des Esclavons. - Mesdames à Trieste. - 12. Rousseau et Byron. - 13. Beaux génies inspirés par Venise.


3 L39 Chapitre 1

Paris, rue d'Enfer, 6 juin 1833.

Ce qu'avait fait madame la duchesse de Berry. - Conseil de Charles X en France. - Mes idées sur Henri V. - Ma lettre à madame la Dauphine.

En descendant de voiture, et avant de me coucher, j'écrivis une lettre à madame la duchesse de Berry pour lui rendre compte de ma mission. Mon retour avait mis la police en émoi ; le télégraphe l'annonça au préfet de Bordeaux et au commandant de la forteresse de Blaye : on eut ordre de redoubler de surveillance ; il paraît même qu'on fit embarquer Madame avant le jour fixé pour son départ. Ma lettre manqua Son Altesse Royale de quelques heures et lui fut portée en Italie. Si Madame n'eût point fait de déclaration, si même après cette déclaration, elle en eût nié les suites ; bien plus, si arrivée en Sicile, elle eût protesté contre le rôle qu'elle avait été contrainte de jouer pour échapper à ses geôliers, la France et l'Europe cru son dire tant le gouvernement de Philippe est suspect. Tous les Judas auraient subi la punition du spectacle qu'ils avaient donné au monde dans la tabagie de Blaye. Mais Madame n'avait pas voulu conserver un caractère politique en niant son mariage ; ce qu'on gagne par le mensonge en réputation d'habileté, on le perd en considération ; l'ancienne sincérité que vous avez pu professer vous défend à peine. Qu'un homme estimé du public s'avilisse, il n'est plus à l'abri dans son nom, mais derrière son nom. Madame par son aveu, s'est échappée des ténèbres de sa prison : l'aigle femelle, comme l'aigle mâle, a besoin de liberté et de soleil.

M. le duc de Blacas, à Prague, m'avait annoncé la formation d'un conseil dont je devais être le chef, avec M. le Chancelier et M. le marquis de Latour-Maubourg : j'allais devenir seul (toujours selon M. le duc) le conseil de Charles X, absent pour quelques affaires. On me montra un plan : la machine était fort compliquée, le travail de M. de Blacas conservait quelques dispositions faites par la duchesse de Berry, lorsque, de son côté, elle avait prétendu organiser l'Etat, en venant follement, mais bravement, se mettre à la tête de son royaume in partibus . Les idées de cette femme aventureuse ne manquaient point de bon sens : elle avait divisé la France en quatre grands gouvernements militaires, désigné les chefs, nommé les officiers, enrégimenté les soldats, et, sans s'embarrasser si tout son monde était au drapeau, elle était elle-même accourue pour le porter ; elle ne doutait point de trouver aux champs la chape de saint Martin ou l'oriflamme, Galaor ou Bayard. Coups de haches d'armes et balles de mousquetons, retraite dans les forêts, périls aux foyers de quelques amis fidèles, cavernes, châteaux, chaumières, escalades, tout cela allait et plaisait à Madame . Il y a dans son caractère quelque chose de bizarre, d'original et d'entraînant qui la fera vivre ; l'avenir la prendra à gré, en dépit des personnes correctes et des sages couards.

J'aurais porté aux Bourbons, s'ils m'avaient appelé, la popularité dont je jouissais au double titre d'écrivain et d'homme d'Etat. Il m'était impossible de douter de cette popularité, car j'avais reçu les confidences de toutes les opinions. On ne s'en était pas tenu à des généralités ; chacun m'avait désigné ce qu'il désirait en cas d'événement ; plusieurs m'avaient confessé leur génie et fait toucher au doigt et à l'oeil la place à laquelle ils étaient éminemment propres. Tout le monde (amis et ennemis) m'envoyait auprès du duc de Bordeaux. Par les différentes combinaisons de mes opinions et de mes diverses fortunes, par les ravages de la mort qui avait enlevé successivement les hommes de ma génération, je semblais être resté le seul au choix de la famille royale.

Je pouvais être tenté du rôle qu'on m'assignait ; il y avait de quoi flatter ma vanité dans l'idée d'être moi serviteur inconnu, et rejeté des Bourbons, d'être l'appui de leur race, de tendre la main dans leurs tombeaux à Philippe-Auguste, saint Louis, Charles V, Louis XII, François Ier, Henri IV, Louis XIV ; de protéger de ma faible renommée le sang, la couronne et les ombres de tant de grands hommes, moi seul contre la France infidèle et l'Europe avilie.

Mais pour arriver là qu'aurait-il fallu faire ? ce que l'esprit le plus commun eût fait : caresser la cour de Prague, vaincre ses antipathies, lui cacher mes idées jusqu'à ce que je fusse à même de les développer.

Et, certes, ces idées allaient loin : si j'avais été gouverneur du jeune prince, je me serais efforcé de gagner sa confiance. Que s'il eût recouvré sa couronne, je ne lui aurais conseillé de la porter que pour la déposer au temps venu. J'eusse voulu voir les Capets disparaître d'une façon digne de leur grandeur. Quel beau, quel illustre jour que celui où, après avoir relevé la religion, perfectionné la constitution de l'Etat, élargi les droits des citoyens, rompu les derniers liens de la presse, émancipé les communes, détruit le monopole, balancé équitablement le salaire avec le travail, raffermi la propriété en en contenant les abus, ranimé l'industrie, diminué l'impôt, rétabli notre honneur chez les peuples, et assuré, par des frontières reculées, notre indépendance contre l'étranger ; quel beau jour que celui-là, où, après toutes ces choses accomplies, mon élève eût dit à la nation solennellement convoquée :

" Français, votre éducation est finie avec la mienne. Mon premier aïeul, Robert le Fort, mourut pour vous, et mon père a demandé grâce pour l'homme qui lui arracha la vie. Mes ancêtres ont élevé et formé la France à travers la barbarie ; maintenant la marche des siècles, le progrès de la civilisation ne permettent plus que vous ayez un tuteur. Je descends du trône ; je confirme tous les bienfaits de mes pères en vous déliant de vos serments à la monarchie. " Dites si cette fin n'aurait pas surpassé ce qu'il y a eu de plus merveilleux dans cette race ? Dites si jamais temple assez magnifique aurait pu être élevé à sa mémoire ? Comparez-la, cette fin, à celle que feraient les fils décrépits de Henri IV, accrochés obstinément à un trône submergé dans la démocratie, essayant de conserver le pouvoir à l'aide des mesures de police, des moyens de violence, des voies de corruption, et traînant quelques instants une existence dégradée ? " Qu'on fasse mon frère roi, " disait Louis XIII enfant, après la mort de Henri IV, " moi je ne veux pas être roi. " Henri V n'a d'autre frère que son peuple : qu'il le fasse roi.

Pour arriver à cette résolution, toute chimérique qu'elle semble être, il faudrait sentir la grandeur de sa race, non parce qu'on est descendu d'un vieux sang, mais parce qu'on est l'héritier d'hommes par qui la France fût puissante, éclairée et civilisée.

Or je viens de le dire tout à l'heure, le moyen d'être appelé à mettre la main à ce plan eût été de cajoler les faiblesses de Prague, d'élever des pies-grièches avec l'enfant du trône à l'imitation de Luynes, de flatter Concini à l'instar de Richelieu. J'avais bien commencé à Carlsbad ; un petit bulletin de soumission et de commérage aurait avancé mes affaires. M'enterrer tout vivant à Prague, il est vrai, n'était pas facile, car non seulement j'avais à vaincre les répugnances de la famille royale mais encore la haine de l'étranger. Mes idées sont odieuses aux cabinets ; ils savent que je déteste les traités de Vienne, que je ferais la guerre à tout prix pour donner a la France des frontières nécessaires, et pour rétablir en Europe l'équilibre des puissances.

Cependant avec des marques de repentir, en pleurant, en expiant mes péchés d'honneur national, en me frappant la poitrine, en admirant pour pénitence le génie des sots qui gouvernent le monde, peut-être aurais-je pu ramper jusqu'à la place du baron de Damas ; puis, me redressant tout à coup, j'aurais jeté mes béquilles.

Mais hélas ! mon ambition, où est-elle ? ma faculté de dissimuler, où est-elle ? mon art de supporter la contrainte et l'ennui, où est-il ? mon moyen d'attacher de l'importance à quoi que ce soit, où est-il ? Je pris deux ou trois fois la plume, je commençai deux ou trois brouillons menteurs pour obéir à madame la Dauphine, qui m'avait ordonné de lui écrire. Bientôt, révolté contre moi, j'écrivis d'un trait, en suivant mon allure, la lettre qui devait me casser le cou. Je le savais très bien ; j'en pesais très bien les résultats : peu m'importait. Aujourd'hui même que la chose est faite, je suis ravi d'avoir envoyé le tout au diable et jeté mon gouvernat par une aussi large fenêtre. On me dira : " Ne pouviez-vous exprimer les mêmes vérités en les énonçant avec moins de crudité ? " Oui, oui, en délayant, tournoyant, emmiellant, chevrotant, tremblotant :

... Son oeil pénitent ne pleure qu'eau bénite.

Je ne sais pas cela.

Voici la lettre (abrégée cependant de près de moitié) qui fera hérisser le poil de nos diplomates de salon. Le duc de Choiseul avait eu un peu de mon humeur ; aussi a-t-il passé la fin de sa vie à Chanteloup.

Lettre à madame la Dauphine.

" Paris, rue d'Enfer, 30 juin 1833.

" Madame,

" Les moments les plus précieux de ma longue carrière sont ceux que madame la Dauphine m'a permis de passer auprès d'elle. C'est dans une obscure maison de Carlsbad qu'une princesse, objet de la vénération universelle, a daigné me parler avec confiance. Au fond de son âme le ciel a déposé un trésor de magnanimité et de religion que les prodigalités du malheur n'ont pu tarir. J'avais devant moi la fille de Louis XVI de nouveau exilée ; cette orpheline du Temple, que le roi martyr avait pressée sur son coeur avant d'aller cueillir la palme ! Dieu est le seul nom que l'on puisse prononcer quand on vient à s'abîmer dans la contemplation des impénétrables conseils de sa providence.

" L'éloge est suspect quand il s'adresse à la prospérité : avec la Dauphine l'admiration est à l'aise. Je l'ai dit, madame : vos malheurs sont montés si haut, qu'ils sont devenus une des gloires de la Révolution. J'aurai donc rencontré une fois dans ma vie des destinées assez supérieures, assez à part, pour leur dire, sans crainte de les blesser ou de n'en être pas compris, ce que je pense de l'état futur de la société. On peut causer avec vous du sort des empires, vous qui verriez passer sans les regretter, aux pieds de votre vertu, tous ces royaumes de la terre dont plusieurs se sont déjà écoulés aux pieds de votre race.

" Les catastrophes qui vous firent leur plus illustre témoin et leur plus sublime victime, toutes grandes qu'elles paraissent, ne sont néanmoins que les accidents particuliers de la transformation générale qui s'opère dans l'espèce humaine ; le règne de Napoléon, par qui le monde a été ébranlé, n'est qu'un anneau de la chaîne révolutionnaire. Il faut partir de cette vérité pour comprendre ce qu'il y a de possible dans une troisième restauration, et quel moyen cette restauration a de s'encadrer dans le plan du changement social. Si elle n'y entrait pas comme un élément homogène, elle serait inévitablement rejetée d'un ordre de choses contraires à sa nature.

" Ainsi, madame, si je vous disais que la légitimité a des chances de revenir par l'aristocratie de la noblesse et du clergé avec leurs privilèges, par la cour avec ses distinctions, par la royauté avec ses prestiges, je vous tromperais. La légitimité en France n'est plus un sentiment, elle est un principe en tant qu'elle garantit les propriétés et les intérêts, les droits et les libertés ; mais s'il demeurait prouvé qu'elle ne veut pas défendre ou qu'elle est impuissante à protéger ces propriétés et ces intérêts, ces droits et ces libertés, elle cesserait même d'être un principe. Lorsqu'on avance que la légitimité arrivera forcément, qu'on ne saurait se passer d'elle, qu'il suffit d'attendre, pour que la France à genoux vienne lui crier merci, on avance une erreur. La Restauration peut ne reparaître jamais ou ne durer qu'un moment, si la légitimité cherche sa force là où elle n'est plus. Oui, madame, je le dis avec douleur, Henri V pourrait rester un prince étranger et banni, jeune et nouvelle ruine d'un antique édifice déjà tombé, mais enfin une ruine. Nous autres, vieux serviteurs de la légitimité, nous aurons bientôt dépensé le petit fonds d'années qui nous reste, nous reposerons incessamment dans notre tombe, endormis avec nos vieilles idées, comme les anciens chevaliers avec leurs anciennes armures que la rouille et le temps ont rongées, armures qui ne se modèlent plus sur la taille et ne s'adaptent plus aux usages des vivants.

" Tout ce qui militait en 1789 pour le maintien de l'ancien régime, religion, lois, moeurs, usages, propriétés, classes, privilèges, corporations, n'existe plus. Une fermentation générale se manifeste ; l'Europe n'est guère plus en sûreté que nous, nulle société n'est entièrement détruite, nulle entièrement fondée, tout y est usé ou neuf, ou décrépit ou sans racine, tout y a la faiblesse de la vieillesse et de l'enfance. Les royaumes sortis des circonscriptions territoriales tracées par les derniers traités sont d'hier ; l'attachement à la patrie a perdu sa force, parce que la patrie est incertaine et fugitive pour des populations vendues à la criée, brocantées comme des meubles d'occasion, tantôt adjointes à des populations ennemies, tantôt livrées à des maîtres inconnus. Défoncé, sillonné, labouré, le sol est ainsi préparé à recevoir la semence démocratique, que les journées de Juillet ont mûrie.

" Les rois croient qu'en faisant sentinelle autour de leurs trônes, ils arrêteront les mouvements de l'intelligence ; ils s'imaginent qu'en donnant le signalement des principes ils les feront saisir aux frontières ; ils se persuadent qu'en multipliant les douanes, les gendarmes, les espions de police, les commissions militaires, ils les empêcheront de circuler. Mais ces idées ne cheminent pas à pied, elles sont dans l'air, elles volent, on les respire. Les gouvernements absolus, qui établissent des télégraphes, des chemins de fer, des bateaux à vapeur, et qui veulent en même temps retenir les esprits au niveau des dogmes politiques du quatorzième siècle, sont inconséquents ; à la fois progressifs et rétrogrades, ils se perdent dans la confusion résultante d'une théorie et d'une pratique contradictoires. On ne peut séparer le principe industriel du principe de la liberté ; force est de les étouffer tous les deux ou de les admettre l'un et l'autre. Partout où la langue française est entendue, les idées arrivent avec les passeports du siècle.

" Vous voyez, madame, combien le point de départ est essentiel à bien choisir. L'enfant de l'espérance sous votre garde, l'innocence réfugiée sous vos vertus et vos malheurs comme sous un dais royal, je ne connais pas de plus imposant spectacle, s'il y a une chance de succès pour la légitimité, elle est là tout entière. La France future pourra s'incliner sans descendre, devant la gloire de son passé, s'arrêter tout émue à cette grande apparition de son histoire représentée par la fille de Louis XVI, conduisant par la main le dernier des Henris. Reine protectrice du jeune prince, vous exercerez sur la nation l'influence des immenses souvenirs qui se confondent dans votre personne auguste. Qui ne sentira renaître une confiance inaccoutumée lorsque l'orpheline du Temple veillera à l'éducation de l'orphelin de saint Louis ?

" Il est à désirer, madame, que cette éducation, dirigée par des hommes dont les noms soient populaires en France, devienne publique dans un certain degré. Louis XIV, qui justifie d'ailleurs l'orgueil de sa devise, a fait un grand mal à sa race en isolant les fils de France dans les barrières d'une éducation orientale. Le jeune prince m'a paru doué d'une vive intelligence. Il devra achever ses études par des voyages chez les peuples de l'ancien et même du nouveau continent, pour connaître la politique et ne s'effrayer ni des institutions ni des doctrines. S'il peut servir comme soldat dans quelque guerre lointaine et étrangère, on ne doit pas craindre de l'exposer. Il a l'air résolu ; il semble avoir au coeur du sang de son père et de sa mère, mais s'il pouvait jamais éprouver autre chose que le sentiment de la gloire dans le péril, qu'il abdique : sans le courage en France point de couronne.

" En me voyant, madame, étendre dans un long avenir la pensée de l'éducation de Henri V, vous supposerez naturellement que je ne le crois pas destiné à remonter sitôt sur le trône. Je vais essayer de déduire avec impartialité les raisons opposées d'espérance et de crainte.

" La Restauration peut avoir lieu aujourd'hui, demain. Je ne sais quoi de si brusque, de si inconstant se fait remarquer dans le caractère français, qu'un changement est toujours probable ; il y a toujours cent contre un à parier, en France, qu'une chose quelconque ne durera pas : c'est à l'instant que le gouvernement paraît le mieux assis qu'il s'écroule. Nous avons vu la nation adorer et détester Bonaparte, l'abandonner, le reprendre, l'abandonner encore, l'oublier dans son exil, lui dresser des autels après sa mort, puis retomber de son enthousiasme. Cette nation volage, qui n'aima jamais la liberté que par boutades, mais qui est constamment affolée d'égalité ; cette nation multiforme, fut fanatique sous Henri IV, factieuse sous Louis XIII grave sous Louis XIV, révolutionnaire sous Louis XVI sombre sous la République, guerrière sous Bonaparte, constitutionnelle sous la Restauration : elle prostitue aujourd'hui ses libertés à la monarchie dite républicaine, variant perpétuellement de nature selon l'esprit de ses guides. Sa mobilité s'est augmentée depuis qu'elle s'est affranchie des habitudes du foyer et du joug de la religion. Ainsi donc, un hasard peut amener la chute du gouvernement du 9 août ; mais un hasard peut se faire attendre : un avorton nous est né ; mais la France est une mère robuste ; elle peut, par le lait de son sein, corriger les vices d'une paternité dépravée.

" Quoique la royauté actuelle ne semble pas viable, je crains toujours qu'elle ne vive au delà du terme qu'on pourrait lui assigner. Depuis quarante ans, tous les gouvernements n'ont péri en France que par leur faute. Louis XVI a pu vingt fois sauver sa couronne et sa vie ; la République n'a succombé qu'à l'excès de ses fureurs ; Bonaparte pouvait établir sa dynastie, et il s'est jeté en bas du haut de sa gloire ; sans les ordonnances de Juillet, le trône légitime serait encore debout. Le chef du gouvernement actuel ne commettra aucune de ces fautes qui tuent ; son pouvoir ne sera jamais suicidé ; toute son habileté est exclusivement employée à sa conservation : il est trop intelligent pour mourir d'une sottise, et il n'a pas en lui de quoi se rendre coupable des méprises du génie, ou des faiblesses de l'honneur et de la vertu. Il a senti qu'il pourrait périr par la guerre, il ne fera pas la guerre ; que la France soit dégradée dans l'esprit des étrangers, peu lui importe : des publicistes prouveront que la honte est de l'industrie et l'ignominie du crédit.

" La quasi-légitimité veut tout ce que veut la légitimité, à la personne royale près : elle veut l'ordre ; elle peut l'obtenir par l'arbitraire mieux que la légitimité. Faire du despotisme avec des paroles de liberté et de prétendues institutions royalistes, c'est tout ce qu'elle veut, chaque fait accompli enfante un droit récent qui combat un ancien droit, chaque heure commence une légitimité. Le temps a deux pouvoirs : d'une main il renverse, de l'autre il édifie. Enfin le temps agit sur les esprits par cela seul qu'il marche ; on se sépare violemment du pouvoir, on l'attaque, on le boude ; puis la lassitude survient, le succès réconcilie à sa cause : bientôt il ne reste plus en dehors que quelques âmes élevées dont la persévérance met mal à l'aise ceux qui ont failli.

" Madame, ce long exposé m'oblige à quelques explications devant Votre Altesse Royale.

" Si je n'avais fait entendre une voix libre au jour de la fortune, je ne me serais pas senti le courage de dire la vérité au temps du malheur. Je ne suis point allé à Prague de mon propre mouvement ; je n'aurais pas osé vous importuner de ma présence : les dangers du dévouement ne sont point auprès de votre auguste personne, ils sont en France : c'est là que je les ai cherchés. Depuis les journées de Juillet je n'ai cessé de combattre pour la cause légitime. Le premier, j'ai osé proclamer la royauté de Henri V. Un jury français, en m'acquittant, a laissé subsister ma proclamation. Je n'aspire qu'au repos, besoin de mes années ; cependant je n'ai pas hésité à le sacrifier lorsque des décrets ont étendu et renouvelé la proscription de la famille royale. Des offres m'ont été faites pour m'attacher au gouvernement de Louis-Philippe : je n'avais pas mérité cette bienveillance ; j'ai montré ce qu'elle avait d'incompatible avec ma nature, en réclamant ce qui pouvait me revenir des adversités de mon vieux Roi. Hélas ! ces adversités, je ne les avais pas causées et j'avais essayé de les prévenir. Je ne remémore point ces circonstances pour me donner une importance et me créer un mérite que je n'ai pas ; je n'ai fait que mon devoir ; je m'explique seulement, afin d'excuser l'indépendance de mon langage. Madame pardonnera à la franchise d'un homme qui accepterait avec joie un échafaud pour lut rendre un trône.

" Quand j'ai paru devant Votre Majesté à Carlsbad, je puis dire que je n'avais pas le bonheur d'en être connu. A peine m'avait-elle fait l'honneur de m'adresser quelques mots dans ma vie. Elle a pu voir, dans les conversations de la solitude que je n'étais pas l'homme qu'on lui avait peut-être dépeint ; que l'indépendance de mon esprit n'ôtait rien à la modération de mon caractère, et surtout ne brisait pas les chaînes de mon admiration et de mon respect pour l'illustre fille de mes rois.

" Je supplie encore Votre Majesté de considérer que l'ordre des vérités développées dans cette lettre, ou plutôt dans ce mémoire, est ce qui fait ma force, si j'en ai une, c'est par là que je touche à des hommes de divers partis et que je les ramène à la cause royaliste. Si j'avais répudié les opinions du siècle, je n'aurais eu aucune prise sur mon temps. Je cherche à rallier auprès du trône antique ces idées modernes qui d'adverses qu'elles sont, deviennent amies en passant à travers ma fidélité. Les opinions libérales qui affluent n'étant plus détournées au profit de la monarchie légitime reconstruite, l'Europe monarchique périrait. Le combat est à mort entre les deux principes monarchique et républicain, s'ils restent distincts et séparés : la consécration d'un édifice unique rebâti avec les matériaux divers de deux édifices vous appartiendrait à vous, madame, qui avez été admise à la plus haute comme à la plus mystérieuse des initiations, le malheur non mérité, à vous qui êtes marquée à l'autel du sang des victimes sans tache, à vous qui dans le recueillement d'une sainte austérité ouvririez avec une main pure et bénie les portes du nouveau temple.

" Vos lumières, madame, et votre raison supérieure éclaireront et rectifieront ce qu'il peut y avoir de douteux et d'erroné dans mes sentiments touchant l'état présent de la France.

" Mon émotion, en terminant cette lettre, passe ce que je puis dire.

" Le palais des souverains de Bohême est donc le Louvre de Charles X et de son pieux et royal fils ! Hradschin est donc le château de Pau du jeune Henri ! et vous, madame, quel Versailles habitez-vous ! à quoi comparer votre religion, vos grandeurs, vos souffrances, si ce n'est à celles des femmes de la maison de David, qui pleuraient au pied de la croix ? Puisse Votre Majesté voir la royauté de saint Louis sortir radieuse de la tombe ! Puissé-je m'écrier, en rappelant le siècle qui porte le nom de votre glorieux aïeul ; car, madame, rien ne vous va, rien ne vous est contemporain que le grand et le sacré :

... O jour heureux pour moi !

De quelle ardeur j'irais reconnaître mon Roi !

" Je suis, avec le plus profond respect, madame, de Votre Majesté

" Le très humble et très obéissant serviteur,

" Chateaubriand. "

Après avoir écrit cette lettre, je rentrai dans les habitudes de ma vie : je retrouvai mes vieux prêtres, le coin solitaire de mon jardin qui me parut bien plus beau que le jardin du comte de Choteck, mon boulevard d'Enfer, mon cimetière de l'Ouest, mes Mémoires ramenteurs de mes jours passés, et surtout la petite société choisie de l'Abbaye-aux-Bois. La bienveillance d'une amitié sérieuse fait abonder les pensées ; quelques instants du commerce de l'âme suffisent au besoin de ma nature ; je répare ensuite cette dépense d'intelligence par vingt-deux heures de rien faire et de sommeil.


3 L39 Chapitre 2

Paris, rue d'Enfer, 25 août 1833.

Lettre de madame la duchesse de Berry.

Tandis que je commençais à respirer, je vis entrer un matin chez moi le voyageur qui avait remis un paquet de ma part à madame la duchesse de Berry, à Palerme ; il m'apportait cette réponse de la princesse :

" Naples, 10 août 1833.

" Je vous ai écrit un mot, monsieur le vicomte, pour vous accuser la réception de votre lettre, voulant une occasion sûre pour vous parler de ma reconnaissance de ce que vous avez vu et fait à Prague. Il me paraît que l'on vous a peu laissé voir , mais assez cependant pour juger que, malgré les moyens employés, le résultat, en ce qui regarde notre cher enfant, n'est pas tel qu'on pouvait le craindre. Je suis bien aise d'en avoir de vous l'assurance ; mais on me mande de Paris que M. Barrande est éloigné. Que cela va-t-il devenir ? Combien il me tarde d'être à mon poste !

" Quant aux demandes que je vous avais prié de faire (et qui n'ont pas été parfaitement accueillies), on a prouvé par là que l'on n'était pas mieux informé que moi : car je n'avais nul besoin de ce que je demandais n'ayant en rien perdu mes droits.

" Je vais vous demander vos conseils pour répondre aux sollicitations qui me sont faites de toutes parts. Vous ferez de ce qui suit l'usage que, dans votre sagesse, vous jugerez convenable. La France royaliste, les personnes dévouées à Henri V, attendent de sa mère, libre enfin, une proclamation.

" J'ai laissé à Blaye quelques lignes qui doivent être connues aujourd'hui ; on espère plus de moi, on veut savoir la triste histoire de ma détention pendant sept mois dans cette impénétrable bastille. Il faut qu'elle soit connue dans ses plus grands détails ; qu'on y voie la cause de tant de larmes et de chagrins qui ont brisé mon coeur. On y apprendra les tortures morales que j'ai dû souffrir. Justice doit y être rendue à qui il appartient mais aussi il y faudra dévoiler les atroces mesures prises contre une femme sans défense, puisqu'on lui a toujours refusé un conseil, par un gouvernement à la tête duquel est son parent, pour m'arracher un secret qui, dans tous les cas, ne pouvait concerner la politique et dont la découverte ne devait pas changer ma situation si j'étais à craindre pour le gouvernement français qui avait le pouvoir de me garder, mais non le droit, sans un jugement que j'ai plus d'une fois réclamé.

" Mais mon parent, mari de ma tante, chef d'une famille à laquelle, en dépit d'une opinion si généralement et si justement répandue contre elle, j'avais bien voulu faire espérer la main de ma fille, Louis-Philippe enfin, me croyant enceinte et non mariée (ce qui eût décidé toute autre famille à m'ouvrir les portes de ma prison), m'a fait infliger toutes les tortures morales pour me forcer à des démarches par lesquelles il a cru pouvoir établir le déshonneur de sa nièce. Du reste, s'il faut m'expliquer d'une manière positive sur mes déclarations et ce qui les a motivées, entrer dans aucuns détails sur mon intérieur, dont je ne dois compte à personne, je dirai avec toute vérité qu'elles m'ont été arrachées par les vexations, les tortures morales et l'espoir de recouvrer ma liberté.

" Le porteur vous donnera des détails et vous parlera de l'incertitude forcée sur le moment de mon voyage et sa direction, ce qui s'est opposé au désir que j'avais de profiter de votre offre obligeante en vous engageant à me joindre avant d'arriver à Prague, ayant bien besoin de vos conseils. Aujourd'hui il serait trop tard, voulant arriver près de mes enfants le plus tôt possible. Mais, comme rien n'est sûr dans ce monde, et que je suis accoutumée aux contrariétés, si, contre ma volonté , mon arrivée à Prague était retardée, je compte bien sur vous à l'endroit où je serais obligée de m'arrêter, d'où je vous écrirai ; si, au contraire, j'arrive près de mon fils aussitôt que je le désire, vous savez mieux moi si vous y devez venir. Je ne puis que vous assurer du plaisir que j'aurai à vous voir en tout temps et en tous lieux.

" Marie-Caroline. "

" Naples, 18 août 1833.

" Notre ami n'ayant pu encore partir je reçois des rapports sur ce qui se passe à Prague qui ne sont pas de nature à diminuer mon désir de m'y rendre, mais aussi me rendent plus urgent le besoin de vos conseils. Si donc vous pouvez vous rendre à Venise sans tarder, vous m'y trouverez, ou des lettres poste restante, qui vous diront où vous pouvez me rejoindre. Je ferai encore une partie du voyage avec des personnes pour lesquelles j'ai bien de l'amitié et de la reconnaissance, M. et madame de Bauffremont. Nous parlons souvent de vous ; leur dévouement à moi et à notre Henri leur fait bien souhaiter de vous voir arriver. M. de Mesnard partage bien ce désir. "

Madame de Berry rappelle dans sa lettre un petit manifeste publié à sa sortie de Blaye et qui ne valait pas grand-chose, parce qu'il ne disait ni oui ni non. La lettre d'ailleurs est curieuse comme document historique, en révélant les sentiments de la princesse à l'égard de ses parents geôliers, et en indiquant les souffrances endurées par elle. Les réflexions de Marie-Caroline sont justes ; elle les exprime avec animation et fierté. On aime encore à voir cette mère courageuse et dévouée, enchaînée ou libre, constamment préoccupée des intérêts de son fils. Là, du moins dans ce coeur, est de la jeunesse et de la vie. Il m'en coûtait de recommencer un long voyage mais j'étais trop touché de la confiance de cette pauvre princesse pour me refuser à ses voeux et la laisser sur les grands chemins. M. Jauge accourut au secours de ma misère comme la première fois.

Je me remis en campagne avec une douzaine de volumes éparpillés autour de moi. Or, pendant que je pérégrinais derechef dans la calèche du prince de Bénévent, il mangeait à Londres au râtelier de son cinquième maître, en expectative de l'accident qui l'enverra peut-être dormir à Westminster, parmi les saints, les rois et les sages ; sépulture justement acquise à sa religion, sa fidélité et ses vertus.


3 L39 Chapitre 3

Du 7 au 10 septembre 1833, sur la route

Journal de Paris à Venise. - Jura. - Alpes. - Milan. - Vérone. - Appel des morts. - La Brenta.

Je partis de Paris le 3 septembre 1833, prenant la route du Simplon par Pontarlier.

Salins brûlé était rebâti ; je l'aimais mieux dans sa laideur et dans sa caducité espagnoles. L'abbé d'Olivet naquit au bord de la Furieuse ; ce premier maître de Voltaire, qui reçut son élève à l'Académie, n'avait rien de son ruisseau paternel.

La grande tempête qui a causé tant de naufrages dans la Manche m'assaillit sur le Jura. J'arrivai de nuit aux wastes du relais de Lévier. Le caravansérail bâti en planches, fort éclairé, rempli de voyageurs réfugiés, ne ressemblait pas mal à la tenue d'un sabbat. Je ne voulus pas m'arrêter ; on amena les chevaux. Quant il fallut fermer les lanternes de la calèche, la difficulté fut grande ; l'hôtesse, jeune sorcière extrêmement jolie, prêta son secours en riant. Elle avait soin de coller son lumignon, abrité dans un tube de verre, auprès de son visage, afin d'être vue.

A Pontarlier, mon ancien hôte, très légitimiste de son vivant, était mort. Je soupai à l'auberge du National : bon augure pour le journal de ce nom. Armand Carrel est le chef de ces hommes qui n'ont pas menti aux journées de Juillet.

Le château de Joux défend les approches de Pontarlier ; il a vu se succéder dans ses donjons deux hommes dont la Révolution gardera la mémoire : Mirabeau et Toussaint-Louverture, le Napoléon noir, imité et tué par le Napoléon blanc. " Toussaint, dit madame de Staël, fut amené dans une prison de France, où il périt de la manière la plus misérable. Peut-être Bonaparte ne se souvient-il pas seulement de ce forfait, parce qu'il lui a été moins reproché que les autres. "

L'ouragan croissait : j'essuyai sa plus grande violence en Pontarlier et Orbes. Il agrandissait les montagnes, faisait tinter les cloches dans les hameaux, étouffait le bruit des torrents dans celui de la foudre, et se précipitait en hurlant sur ma calèche, comme un grain noir sur la voile d'un vaisseau. Quand de bas éclairs lézardaient les bruyères, on apercevait des troupeaux de moutons immobiles, la tête cachée entre leurs pattes de devant, présentant leurs queues comprimées et leurs croupes velues aux giboulées de pluie et de grêle fouettées par le vent. La voix de l'homme, qui annonçait le temps écoulé du haut d'un beffroi montagnard, semblait le cri de la dernière heure.

A Lausanne tout était redevenu riant : j'avais déjà bien des fois visité cette ville ; je n'y connais plus personne.

A Bex, tandis qu'on attelait à ma voiture les chevaux qui avaient peut-être traîné le cercueil de madame de Custine, j'étais appuyé contre le mur de la maison où était morte mon hôtesse de Fervaques. Elle avait été célèbre au tribunal révolutionnaire par sa longue chevelure. J'ai vu à Rome de beaux cheveux blonds retirés d'une tombe.

Dans la vallée du Rhône, je rencontrai une garçonnette presque nue, qui dansait avec sa chèvre ; elle demandait la charité à un riche jeune homme bien vêtu qui passait en poste, courrier galonné en avant, deux laquais assis derrière le brillant carrosse. Et vous vous figurez qu'une telle distribution de la propriété peut exister ? Vous pensez qu'elle ne justifie pas les soulèvements populaires ?

Sion me remémore une époque de ma vie : de secrétaire d'ambassade que j'étais à Rome, le premier consul m'avait nommé ministre plénipotentiaire au Valais.

A Brig, je laissai les jésuites s'efforçant de relever ce qui ne peut l'être ; inutilement établis aux pieds du temps, ils sont écrasés sous sa masse, comme leur monastère sous le poids des montagnes.

J'étais à mon dixième passage des Alpes ; je leur avais dit tout ce que j'avais à leur dire dans les différentes années et les diverses circonstances de ma vie. Toujours regretter ce qu'il a perdu, toujours s'égarer dans les souvenirs, toujours marcher vers la tombe en pleurant et s'isolant : c'est l'homme.

Les images empruntées de la nature montagneuse ont surtout des rapports sensibles avec nos fortunes ; celui-ci passe en silence comme l'épanchement d'une source ; celui-ci attache un bruit à son cours comme un torrent ; celui-là jette son existence comme une cataracte qui épouvante et disparaît.

Le Simplon a déjà l'air abandonné, de même que la vie de Napoléon ; de même que cette vie, il n'a plus que sa gloire : c'est un trop grand ouvrage pour appartenir aux petits Etats auxquels il est dévolu. Le génie n'a point de famille ; son héritage tombe par droit d'aubaine à la plèbe, qui le grignote, et plante un chou où croissait un cèdre.

La dernière fois que je traversai le Simplon, j'allais en ambassade à Rome ; je suis tombé ; les pâtres que j'avais laissés au haut de la montagne y sont encore : neiges, nuages, rochers ruiniques, forêts de pins, fracas des eaux, environnent incessamment la hutte menacée de l'avalanche. La personne la plus vivante de ces chalets est la chèvre. Pourquoi mourir ? je le sais. Pourquoi naître ? je l'ignore. Toutefois, reconnaissez que les premières souffrances, les souffrances morales, les tourments de l'esprit sont de moins chez les habitants de la région des chamois et des aigles. Lorsque je me rendais au congrès de Vérone, en 1822, la station du pic du Simplon était tenue par une Française ; au milieu d'une nuit froide et d'une bourrasque qui m'empêchait de la voir, elle me parla de la Scala de Milan ; elle attendait des rubans de Paris : sa voix, la seule chose que je connaisse de cette femme, était fort douce à travers les ténèbres et les vents.

La descente sur Domo d'Ossola m'a paru de plus en plus merveilleuse, un certain jeu de lumière et d'ombre en accroissait la magie. On était caressé d'un petit souffle que notre ancienne langue appelait l' aure ; sorte d'avant-brise du matin, baignée et parfumée dans la rosée. J'ai retrouvé le lac Majeur, où je fus si triste en 1828, et que j'aperçus de la vallée de Bellinzona, en 1832. A Sesto-Calende, l'Italie s'est annoncée : un Paganini aveugle chante et joue du violon au bord du lac en passant le Tessin.

Je revis, en entrant à Milan la magnifique allée de tulipiers dont personne ne parle ; les voyageurs les prennent apparemment pour des platanes. Je réclame contre ce silence en mémoire de mes sauvages : c'est bien le moins que l'Amérique donne des ombrages à l'Italie. On pourrait aussi planter à Gênes des magnolias mêlés à des palmiers et des orangers. Mais qui songe à cela ? qui pense à embellir la terre ? on laisse ce soin à Dieu. Les gouvernements sont occupés de leur chute, et l'on préfère un arbre de carton sur un théâtre de fantoccini au magnolia dont les roses parfumeraient le berceau de Christophe Colomb.

A Milan, la vexation pour les passeports est aussi stupide que brutale. Je ne traversai pas Vérone sans émotion : c'était là qu'avait réellement commencé ma carrière politique active. Ce que le monde aurait pu devenir, si cette carrière n'eût été interrompue par une misérable jalousie, se présentait à mon esprit.

Vérone, si animée en 1822 par la présence des souverains de l'Europe, était retournée en 1833 au silence ; le congrès était aussi passé dans ses rues solitaires que la cour des Scaligeri et le sénat des Romains. Les arènes dont les gradins s'étaient offerts à mes regards chargés de cent mille spectateurs, béaient désertes ; les édifices que j'avais admirés sous l'illumination brodée à leur architecture, s'enveloppaient, gris et nus, dans une atmosphère de pluie.

Combien s'agitaient d'ambitions parmi les acteurs de Vérone ! que de destinées de peuples examinées, discutées et pesées ! Faisons l'appel de ces poursuivants de songes ; ouvrons le livre du jour de colère : Liber scriptus proferetur ; monarques ! princes ! ministres ! voici votre ambassadeur, voici votre collègue revenu à son poste : où êtes-vous ? répondez.

L'empereur de Russie Alexandre ? - Mort.

L'empereur d'Autriche François II ? - Mort.

Le roi de France Louis XVIII ? - Mort.

Le roi de France Charles X ? - Mort.

Le roi d'Angleterre George IV ? - Mort.

Le roi de Naples Ferdinand Ier ? - Mort.

Le duc de Toscane ? - Mort.

Le pape Pie VII ? - Mort.

Le roi de Sardaigne Charles-Félix ? - Mort.

Le duc de Montmorency, ministre des affaires étrangères de France ? - Mort.

M. Canning, ministre des affaires étrangères d'Angleterre ? - Mort.

M. de Bernstorff, ministre des affaires étrangères en Prusse ? - Mort.

M. de Gentz, de la chancellerie d'Autriche ? - Mort.

Le cardinal Consalvi, secrétaire d'Etat de Sa Sainteté ? - Mort.

M. de Serre, mon collègue au congrès ? - Mort.

M. d'Aspremont, mon secrétaire d'ambassade ? - Mort.

Le comte de Neipperg, mari de la veuve de Napoléon ? - Mort.

La comtesse Tolstoï ? - Morte.

Son grand et jeune fils ? - Mort.

Mon hôte du palais Lorenzi ? - Mort.

Si tant d'hommes couchés avec moi sur le registre du congrès se sont fait inscrire à l'obituaire ; si des peuples et des dynasties royales ont péri ; si la Pologne a succombé ; si l'Espagne est de nouveau anéantie ; si je suis allé à Prague m'enquérir des restes fugitifs de la grande race dont j'étais le représentant à Vérone, qu'est-ce donc que les choses de la terre ? Personne ne se souvient des discours que nous tenions autour de la table du prince de Metternich ; mais, ô puissance du génie ! aucun voyageur n'entendra jamais chanter l'alouette dans les champs de Vérone sans se rappeler Shakespeare. Chacun de nous, en fouillant à diverses profondeurs dans sa mémoire, retrouve une autre couche de morts, d'autres sentiments éteints, d'autres chimères qu'inutilement il allaita, comme celles d'Herculanum, à la mamelle de l'Espérance. En sortant de Vérone, je fus obligé de changer de mesure pour supputer le temps passé ; je rétrogradais de vingt-sept années, car je n'avais pas fait la route de Vérone à Venise depuis 1806. A Brescia, à Vicence, à Padoue, je traversai les murailles de Palladio, de Scamozzi, de Franceschini, de Nicolas de Pise, de frère Jean.

Les bords de la Brenta trompèrent mon attente ; ils étaient demeurés plus riants dans mon imagination : les digues élevées le long du canal enterrent trop les marais. Plusieurs villa ont été démolies ; mais il en reste encore quelques-unes très élégantes. Là demeure peut-être le signor Pococurante que les grandes dames à sonnets dégoûtaient, que les deux jolies filles commençaient fort à lasser, que la musique fatiguait au bout d'un quart d'heure, qui trouvait Homère d'un mortel ennui, qui détestait le pieux Enée, le petit Ascagne, l'imbécile roi Latinus, la bourgeoise Amate et l'insipide Lavinie ; qui s'embarrassait peu d'un mauvais dîner d'Horace sur la route de Brindae ; qui déclarait ne vouloir jamais lire Cicéron et encore moins Milton, ce barbare, gâteur de l'enfer et du diable du Tasse. " Hélas ! disait tout bas Candide à Martin, j'ai bien peur que cet homme-ci n'ait un souverain mépris pour nos poètes allemands ! "

Malgré mon demi-désappointement et beaucoup de dieux dans les petits jardins, j'étais charmé des arbres de soie, des orangers, des figuiers et de la douceur de l'air, moi qui, si peu de temps auparavant, cheminais dans les sapinières de la Germanie et sur les monts des Tchèques où le soleil a mauvais visage.

J'arrivai le 10 de septembre au lever du jour à Fusina, que Philippe de Comines et Montaigne appellent Chaffousine . A dix heures et demie j'étais débarqué à Venise. Mon premier soin fut d'envoyer au bureau de la poste : il ne s'y trouva rien ni à mon adresse directe ni à l'adresse indirecte de Paolo : de madame la duchesse de Berry, aucune nouvelle. J'écrivis au comte Griffi, ministre de Naples à Florence, pour le prier de me faire connaître la marche de Son Altesse Royale.

M'étant mis en règle, je me résolus d'attendre patiemment la princesse : Satan m'envoya une tentation. Je désirai, par ses suggestions diaboliques, demeurer seul une quinzaine de jours à l'hôtel de l'Europe, au grand détriment de la monarchie légitime. Je souhaitai de mauvais chemins à l'auguste voyageuse sans songer que ma restauration du roi Henri V pourrait être retardée d'un demi-mois : j'en demande, comme Danton, pardon à Dieu et aux hommes.


3 L39 Chapitre 4

Venise, hôtel de l'Europe, 10 septembre 1833.

Incidences. - Venise.

Salve, Italum Regina...

. . . . . . . . . . . . . . . .

Nec tu semper eris. (Sannazar.)

O d'Italia dolente

Eterno lume . . . . .

Venezia ! (Chiabrera.)

On peut, à Venise, se croire sur le tillac d'une superbe galère à l'ancre, sur le Bucentaure , où l'on vous donne une fête, et du bord duquel vous apercevez à l'entour des choses admirables. Mon auberge, l'hôtel de l'Europe, est placée à l'entrée du grand canal, en face de la Douane de mer , de la Giudecca et de Saint-Georges-Majeur . Lorsqu'on remonte le grand canal entre les deux files de ses palais, si marqués de leurs siècles, si variés d'architecture, lorsqu'on se transporte sur la grande et la petite place, que l'on contemple la basilique et ses dômes, le palais des doges, les procurazie nuove , la Zecca , la tour de l'Horloge, le beffroi de Saint-Marc, la colonne du Lion, tout cela mêlé aux voiles et aux mâts des vaisseaux, au mouvement de la foule et des gondoles, à l'azur du ciel et de la mer, les caprices d'un rêve ou les jeux d'une imagination orientale n'ont rien de plus fantastique. Quelquefois Cicéri peint et rassemble sur une toile, pour les prestiges du théâtre, des monuments de toutes les formes, de tous les temps, de tous les pays, de tous les climats : c'est encore Venise.

Ces édifices surdorés, embellis avec profusion par Giorgion, Titien, Paul Véronèse, Tintoret, Jean Bellini, Paris Bordone, les deux Palma, sont remplis de bronzes, de marbres, de granits, de porphyres, d'antiques précieuses, de manuscrits rares ; leur magie intérieure égale leur magie extérieure ; et quand, à la clarté suave qui les éclaire, on découvre les noms illustres et les nobles souvenirs attachés à leurs voûtes, on s'écrie avec Philippe de Comines : " C'est la plus triomphante cité que j'aie jamais vue ! "

Et pourtant ce n'est plus la Venise du ministre de Louis XI, la Venise épouse de l'Adriatique et dominatrice des mers ; la Venise qui donnait des empereurs à Constantinople, des rois à Chypre, des princes à la Dalmatie, au Péloponèse, à la Crète ; la Venise qui humiliait les Césars de la Germanie, et recevait à ses foyers inviolables les papes suppliants ; la Venise de qui les monarques tenaient à honneur d'être citoyens, à qui Pétrarque, Pléthon, Bessarion léguaient les débris des lettres grecques et latines sauvées du naufrage de la barbarie ; la Venise qui, république au milieu de l'Europe féodale, servait de bouclier à la chrétienté, la Venise, planteuse de lions , qui mettait sous ses pieds les remparts de Ptolémaïde, d'Ascalon, de Tyr, et abattait le croissant à Lépante ; la Venise dont les doges étaient des savants et les marchands des chevaliers ; la Venise qui terrassait l'Orient ou lui achetait ses parfums, qui rapportait de la Grèce des turbans conquis ou des chefs-d'oeuvre retrouvés ; la Venise qui sortait victorieuse de la ligue ingrate de Cambrai ; la Venise qui triomphait par ses fêtes, ses courtisanes et ses arts, comme par ses armes et ses grands hommes ; la Venise à la fois Corinthe, Athènes et Carthage, ornant sa tête de couronnes rostrales et de diadèmes de fleurs.

Ce n'est plus même la cité que je traversai lorsque j'allais visiter les rivages témoins de sa gloire, mais grâce à ses brises voluptueuses et à ses flots amènes, elle garde un charme ; c'est surtout aux pays en décadence qu'un beau climat est nécessaire. Il y a assez de civilisation à Venise pour que l'existence y trouve ses délicatesses. La séduction du ciel empêche d'avoir besoin de plus de dignité humaine ; une vertu attractive s'exhale de ces vestiges de grandeur, de ces traces des arts dont on est environné. Les débris d'une ancienne société qui produisit de telles choses, en vous donnant du dégoût pour une société nouvelle, ne vous laissent aucun désir d'avenir. Vous aimez à vous sentir mourir avec tout ce qui meurt autour de vous ; vous n'avez d'autre soin que de parer les restes de votre vie à mesure qu'elle se dépouille. La nature, prompte à ramener de jeunes générations sur des ruines comme à les tapisser de fleurs, conserve aux races les plus affaiblies l'usage des passions et l'enchantement des plaisirs.

Venise ne connut point l'idolâtrie ; elle grandit chrétienne dans l'île où elle fut nourrie, loin de la brutalité d'Attila. Les descendantes des Scipions, les Paule et les Eustochie, échappèrent dans la grotte de Bethléem à la violence d'Alaric. A part de toutes les autres cités, fille aînée de la civilisation antique sans avoir été déshonorée par la conquête, Venise ne renferme ni décombres romains, ni monuments des Barbares. On n'y voit point non plus ce que l'on voit dans le nord et l'occident de l'Europe, au milieu des progrès de l'industrie ; je veux parler de ces constructions neuves, de ces rues entières élevées à la hâte, et dont les maisons demeurent ou non achevées, ou vides. Que pourrait-on bâtir ici ? de misérables bouges qui montreraient la pauvreté de conception des fils auprès de la magnificence du génie des pères ; des cahutes blanchies qui n'iraient pas au talon des gigantesques demeures des Foscari et des Pesaro. Quand on avise la truelle de mortier et la poignée de plâtre qu'une réparation urgente a forcé d'appliquer contre un chapiteau de marbre, on est choqué. Mieux valent les planches vermoulues barrant les fenêtres grecques ou moresques, les guenilles mises sécher sur d'élégants balcons, que l'empreinte de la chétive main de notre siècle.

Que ne puis-je m'enfermer dans cette ville en harmonie avec ma destinée, dans cette ville des poètes, où Dante, Pétrarque, Byron, passèrent ! Que ne puis-je achever d'écrire mes Mémoires à la lueur du soleil qui tombe sur ces pages ! L'astre brûle encore dans ce moment mes savanes floridiennes et se couche ici à l'extrémité du grand canal. Je ne le vois plus ; mais à travers une clairière de cette solitude de palais, ses rayons frappent le globe de la Douane , les antennes des barques, les vergues des navires, et le portail du couvent de Saint-Georges-Majeur . La tour du monastère, changée en colonne de rose, se réfléchit dans les vagues ; la façade blanche de l'église est si fortement éclairée, que je distingue les plus petits détails du ciseau. Les enclôtures des magasins de la Giudecca sont peintes d'une lumière titienne ; les gondoles du canal et du port nagent dans la même lumière. Venise est là, assise sur le rivage de la mer, comme une belle femme qui va s'éteindre avec le jour : le vent du soir soulève ses cheveux embaumés ; elle meurt saluée par toutes les grâces et tous les sourires de la nature.


3 L39 Chapitre 5

Venise, septembre 1833.

Architecture vénitienne. - Antonio. - L'abbé Betio et M. Gamba. - Salles du palais des doges. - Prisons.

A Venise, en 1806, il y avait un jeune signor Armani, traducteur italien ou ami du traducteur du Génie du Christianisme . Sa soeur, comme il disait, était nonne, monaca . Il y avait aussi un juif allant à la comédie du grand Sanhédrin de Napoléon et qui reluquait ma bourse ; plus M. Lagarde, chef des espions français, lequel me donna à dîner : mon traducteur, sa soeur, le juif du Sanhédrin, ou sont morts ou n'habitent plus Venise. A cette époque je demeurais à l'hôtel du Lion-Blanc, près Rialto, cet hôtel a changé de lieu. Presque en face de mon ancienne auberge est le palais Foscari qui tombe. Arrière toutes ces vieilleries de ma vie ! j'en deviendrais fou à force de ruines : parlons du présent.

J'ai essayé de peindre l'effet général de l'architecture de Venise ; afin de me rendre compte des détails, j'ai remonté, descendu et remonté le grand canal, vu et revu la place Saint-Marc.

Il faudrait des volumes pour épuiser ce sujet. Le fabbriche più cospicue di Venezia du comte Cicognara fournissent le trait des monuments, mais les expositions ne sont pas nettes. Je me contenterai de noter deux ou trois des agencements les plus répétés.

Du chapiteau d'une colonne corinthienne se décrit un demi-cercle dont la pointe descend sur le chapiteau d'une autre colonne corinthienne : juste au milieu de ces styles s'en élève une troisième, même dimension et même ordre ; du chapiteau de cette colonne centrale partent à droite et à gauche deux épicycles dont les extrémités se vont aussi reposer sur les chapiteaux d'autres colonnes. Il résulte de ce dessin que les arcs, en se coupant, donnent naissance à des ogives au point de leur intersection [Il est clair à mes yeux que l'ogive dont on va chercher si loin l'origine prétendue mystérieuse est née fortuitement de l'intersection des deux cercles de plein cintre ; aussi la retrouve-t-on partout. Les architectes n'ont fait dans la suite que la dégager des dessins dans lesquels elle figurait. (N.d.A.)] , de sorte qu'il se forme un mélange charmant de deux architectures, du plein cintre romain et de l'ogive arabe ou gothique orientale. Je suis ici l'opinion du jour, en supposant l'ogive arabe gothique ou moyen-âgée d'origine ; mais il est certain qu'elle existe dans les monuments dits cyclopéens : je l'ai vue très pure dans les tombeaux d'Argos.

Le palais du Doge offre des entrelacs reproduits dans quelques autres palais, particulièrement au palais Foscari : les colonnes soutiennent des cintres ogives ; ces cintres laissent entre eux des vides : entre ces vides l'architecte a placé deux rosaces. La rosace déprime l'extrémité des deux ellipses. Ces rosaces, qui se touchent par un point de leur circonférence dans la façade du bâtiment, deviennent des espèces de roues alignées sur lesquelles s'exalte le reste de l'édifice.

Dans toute construction la base est ordinairement forte ; le monument diminue d'épaisseur à mesure qu'il envahit le ciel. Le palais ducal est tout juste le contraire de cette architecture naturelle : la base, percée de légers portiques que surmonte une galerie en arabesques endentées de quatre feuilles de trèfle à jour, soutient une masse carrée presque nue : on dirait d'une forteresse bâtie sur des colonnes, ou plutôt d'un édifice renversé planté sur son léger couronnement et dont l'épaisse racine serait en l'air.

Les masques et les têtes architecturales sont remarquables dans les monuments de Venise. Au palais Pesaro, l'entablement du premier étage, d'ordre dorique, est décoré de têtes de géants ; l'ordre ionique du second étage est enlié de têtes de chevaliers qui sortent horizontalement du mur, le visage tourné vers l'eau : les unes s'enveloppent d'une mentonnière, les autres ont la visière à demi-baissée ; toutes ont des casques dont les panaches se recourbent en ornements sous la corniche. Enfin, au troisième étage, à l'ordre corinthien, se montrent des têtes de statues féminines aux cheveux différemment noués.

A Saint-Marc, bosselé de dômes incrusté de mosaïques, chargé d'incohérentes dépouilles de l'Orient, je me trouvais à la fois à Saint-Vital de Ravenne, à Sainte-Sophie de Constantinople, à Saint-Sauveur de Jérusalem et dans ces moindres églises de la Morée, de Chio et de Malte : Saint-Marc d'architecture byzantine-composite est un monument de victoire et de conquête élevé à la croix, comme Venise entière est un trophée. L'effet le plus remarquable de son architecture est son obscurité sous un ciel brillant ; mais aujourd'hui, 10 septembre, la lumière du dehors, émoussée, s'harmoniait avec la basilique sombre. On achevait les quarante heures ordonnées pour obtenir du beau temps. La ferveur des fidèles, priant contre la pluie, était grande : un ciel gris et aqueux semble la peste aux Vénitiens.

Nos voeux ont été exaucés : la soirée est devenue charmante ; la nuit je me suis promené sur le quai. La mer s'étendait unie, les étoiles se mêlaient aux feux épars des barques et des vaisseaux ancrés çà et là. Les cafés étaient remplis ; mais on ne voyait ni Polichinelles, ni Grecs, ni Barbaresques : tout finit. Une madone, fort éclairée au passage d'un pont, attirait la foule : de jeunes filles à genoux disaient dévotement leurs patenôtres ; de la main droite elles faisaient le signe de la croix, de la main gauche elles arrêtaient les passants. Rentré à mon auberge, je me suis couché et endormi au chant des gondoliers stationnés sous mes fenêtres.

J'ai pour guide Antonio, le plus vieux et le plus instruit des ciceroni du pays : il sait par coeur les palais, les statues et les tableaux.

Le 11 septembre, visite à l'abbé Betio et à M. Gamba, conservateurs de la bibliothèque : ils m'ont reçu avec une extrême politesse, bien que je n'eusse aucune lettre de recommandation.

En parcourant les chambres du palais ducal on marche de merveilles en merveilles. Là se déroule l'histoire entière de Venise peinte par les plus grands maîtres : leurs tableaux ont été mille fois décrits.

Parmi les antiques, j'ai, comme tout le monde, remarqué le groupe du Cygne et de Léda, et le Ganymède dit de Praxitèle. Le cygne est prodigieux d'étreinte et de volupté ; Léda est trop complaisante. L'aigle du Ganymède n'est point un aigle réel ; il a l'air de la meilleure bête du monde. Ganymède, charmé d'être enlevé, est ravissant : il parle à l'aigle qui lui parle.

Ces antiques sont posées aux deux extrémités des magnifiques salles de la bibliothèque. J'ai contemplé avec le saint respect du poète un manuscrit de Dante, et regardé avec l'avidité du voyageur la mappemonde de Fra-Mauro (1460). L'Afrique cependant ne m'y semble pas aussi correctement tracée qu'on le dit. Il faudrait surtout explorer à Venise les archives : on y trouverait des documents précieux.

Des salons peints et dorés, je suis passé aux prisons et aux cachots ; le même palais offre le microcosme de la société, joie et douleur. Les prisons sont sous les plombs , les cachots au niveau de l'eau du canal, et à double étage. On fait mille histoires d'étranglements et de décapitations secrètes, en compensation, on raconte qu'un prisonnier sortit gros, gras et vermeil de ces oubliettes, après dix-huit ans de captivité : il avait vécu comme un crapaud dans l'intérieur d'une pierre. Honneur à la race humaine ! quelle belle chose c'est !

Force sentences philanthropiques barbouillent les voûtes et les murs des souterrains, depuis que notre révolution, si ennemie du sang, dans cet affreux séjour, d'un coup de hache a fait entrer le jour . En France, on encombrait les geôles des victimes dont on se débarrassait par l'égorgement ; mais on a délivré dans les prisons de Venise les ombres de ceux qui peut-être n'y avaient jamais été ; les doux bourreaux qui coupaient le cou des enfants et des vieillards, les bénins spectateurs qui assistaient au guillotiner des femmes s'attendrissaient sur les progrès de l'humanité, si bien prouvés par l'ouverture des cachots vénitiens. Pour moi, j'ai le coeur sec ; je n'approche point de ces héros de sensibilité. De vieilles larves sans tête ne se sont point présentées à mes yeux sous le palais des doges ; il m'a seulement semblé voir dans les cachots de l'aristocratie ce que les chrétiens virent quand on brisa les idoles, des nichées de souris s'échappant de la tête des dieux. C'est ce qui arrive à tout pouvoir éventré et exposé à la lumière ; il en sort la vermine que l'on avait adorée.

Le pont des Soupirs joint le palais ducal aux prisons de la ville ; il est divisé en deux parties dans la longueur : par un des côtés entraient les prisonniers ordinaires ; par l'autre les prisonniers d'Etat se rendaient au tribunal des Inquisiteurs ou des Dix. Ce pont est élégant à l'extérieur, et la façade de la prison est admirée : on ne se peut passer de beauté à Venise, même pour la tyrannie et le malheur ! Des pigeons font leur nid dans les fenêtres de la geôle ; de petites colombes, couvertes de duvet, agitent leurs ailes et gémissent aux grilles, en attendant leur mère. On encloîtrait autrefois d'innocentes créatures presque au sortir du berceau, leurs parents ne les apercevaient plus qu'à travers les barreaux du parloir ou les guichets de la porte.


3 L39 Chapitre 6

Venise, septembre 1833.

Prison de Silvio Pellico.

Vous pensez bien qu'à Venise je m'occupais nécessairement de Silvio Pellico. M. Gamba m'avait appris que l'abbé Betio était le maître du palais et qu'en m'adressant à lui je pourrais faire mes recherches. L'excellent bibliothécaire, auquel j'eus recours un matin, prit un gros trousseau de clefs, et me conduisit, en passant plusieurs corridors et montant divers escaliers, aux mansardes de l'auteur de Mie Prigioni .

M. Silvio Pellico ne s'est trompé que sur un point ; il a parlé de sa geôle comme de ces fameuses prisons-cachots en l'air, désignées par leur toiture sotto i piombi .

Ces prisons sont, ou plutôt étaient au nombre de cinq dans la partie du palais ducal qui avoisine le pont della Pallia et le canal du Pont des Soupirs . Pellico n'habitait pas là ; il était incarcéré à l'autre extrémité du palais, vers le Pont des Chanoines , dans un bâtiment adhérent au palais ; bâtiment transformé en prison en 1820 pour les détenus politiques. Du reste, il était aussi sous les plombs , car une lame de ce métal formait la toiture de son ermitage.

La description que le prisonnier fait de sa première et de sa seconde chambre est de la dernière exactitude. Par la fenêtre de la première chambre, on domine les combles de Saint-Marc ; on voit le puits dans la cour intérieure du palais, un bout de la grande place, les différents clochers de la ville, et au delà des lagunes, à l'horizon, des montagnes dans la direction de Padoue ; on reconnaît la seconde chambre à sa grande fenêtre et à son autre petite fenêtre élevée ; c'est par la grande que Pellico apercevait ses compagnons d'infortune dans un corps de logis en face, et à gauche, au-dessus, les aimables enfants qui lui parlaient de la croisée de leur mère.

Aujourd'hui toutes ces chambres sont abandonnées car les hommes ne restent nulle part, pas même dans les prisons ; les grilles des fenêtres ont été enlevées, les murs et les plafonds blanchis. Le doux et savant abbé Betio, logé dans cette partie déserte du palais, en est le gardien paisible et solitaire.

Les chambres qu'immortalise la captivité de Pellico ne manquent point d'élévation ; elles ont de l'air, une vue superbe ; elles sont prisons de poète ; il n'y aurait pas grand-chose à dire, la tyrannie et l'absurde admis : mais la sentence à mort pour opinion spéculative ! mais les cachots moraves ! mais dix années de la vie, de la jeunesse et du talent ! mais les cousins, vilaines bêtes qui me mangent moi-même à l'hôtel de l'Europe, tout endurci que je suis par le temps et les maringouins des Florides. J'ai du reste été souvent plus mal logé que Pellico ne l'était dans son belvédère du palais ducal, notamment à la préfecture des doges de la police française : j'étais aussi obligé de monter sur une table pour jouir de la lumière.

L'auteur de Françoise de Rimini pensait à Zanze dans sa geôle ; moi je chantais dans la mienne une jeune fille que je venais de voir mourir. Je tenais beaucoup à savoir ce qu'était devenue la petite gardienne de Pellico. J'ai mis des personnes à la recherche : si j'apprends quelque chose, je vous le dirai.


3 L39 Chapitre 7

Venise, septembre 1833.

Les Frari. - Académie des Beaux-Arts. - L'Assomption du Titien. - Métopes du Parthénon. -Dessins originaux de Léonard de Vinci, de Michel-Ange et de Raphaël. - Eglise de Saints Jean et Paul.

Une gondole m'a débarqué aux Frari , où nous autres Français, accoutumés que nous sommes aux extérieurs grecs ou gothiques de nos églises, nous sommes peu frappés de ces dehors de basiliques de brique, ingrats et communs à l'oeil ; mais à l'intérieur l'accord des lignes, la disposition des masses produisent une simplicité et un calme de composition dont on est enchanté.

Les tombeaux des Frari , placés dans les murs latéraux décorent l'édifice sans l'encombrer. La magnificence des marbres éclate de toute part, des rinceaux charmants attestent le fini de l'ancienne sculpture vénitienne. Sur un des carreaux du pavé de la nef on lit ces mots : Ici repose le Titien, émule de Zeuxis et d'Apelles . Cette pierre est en face d'un des chefs-d'oeuvre du peintre.

Canova a son fastueux sépulcre non loin de la dalle titienne ; ce sépulcre est la répétition du monument que le sculpteur avait imaginé pour le Titien lui-même, et qu'il exécuta depuis pour l'archiduchesse Marie-Christine. Les restes de l'auteur de l' Hébé et de la Madeleine ne sont pas tous réunis dans cette oeuvre : ainsi Canova habite la représentation d'une tombe faite par lui, non pour lui laquelle tombe n'est que son demi-cénotaphe.

Des Frari , je me suis rendu à la galerie Manfrini . Le portrait de l'Arioste est vivant. Le Titien a peint sa mère vieille matrone du peuple, crasseuse et laide : l'orgueil de l'artiste se fait sentir dans l'exagération des années et des misères de cette femme.

A l' Académie des Beaux-Arts , j'ai couru vite au tableau de l' Assomption , découverte du comte Cicognara : dix grandes figures d'hommes au bas du tableau ; remarquez à gauche l'homme ravi en extase, regardant Marie. La Vierge, au-dessus de ce groupe, s'élève au centre d'un demi-cercle de chérubins ; multitude de faces admirables dans cette gloire : une tête de femme, à droite, à la pointe du croissant, d'une indicible beauté ; deux ou trois esprits divins jetés horizontalement dans le ciel, à la manière pittoresque et hardie du Tintoret. Je ne sais si un ange debout n'éprouve pas quelque sentiment d'un amour trop terrestre. Les proportions de la Vierge sont fortes ; elle est couverte d'une draperie rouge ; son écharpe bleue flotte à l'air ; ses yeux sont levés vers le Père éternel apparu au point culminant. Quatre couleurs tranchées, le brun, le vert, le rouge et le bleu, couvrent l'ouvrage : l'aspect du tout est sombre, le caractère peu idéal, mais d'une vérité et d'une vivacité de nature incomparables : je lui préfère pourtant la Présentation de la Vierge au Temple , du même peintre, que l'on voit dans la même salle.

En regard de l' Assomption , éclairée avec beaucoup d'artifice, est le Miracle de saint Marc , du Tintoret, drame vigoureux qui semble fouillé dans la toile plutôt avec le ciseau et le maillet qu'avec le pinceau.

Je suis passé aux plâtres des métopes du Parthénon ; ces plâtres avaient pour moi un triple intérêt : j'avais vu à Athènes les vides laissés par les ravages de lord Elgin, et, à Londres, les marbres enlevés dont je retrouvais les moulures à Venise. La destinée errante de ces chefs-d'oeuvre se liait à la mienne, et pourtant Phidias n'a pas façonné mon argile.

Je ne pouvais m'arracher aux dessins originaux de Léonard de Vinci, de Michel-Ange et de Raphaël. Rien n'est plus attachant que ces ébauches du génie livré seul à ses études et à ses caprices ; il vous admet à son intimité ; il vous initie à ses secrets ; il vous apprend par quels degrés et par quels efforts il est parvenu à la perfection : on est ravi de voir comment il s'était trompé, comment il s'est aperçu de son erreur et l'a redressée. Ces coups de crayon tracés au coin d'une table, sur un méchant morceau de papier, gardent une abondance et une naïveté de nature merveilleuses. Quand on songe que la main de Raphaël s'est promenée sur ces chiffons immortels, on en veut au vitrage qui vous empêche de baiser ces saintes reliques.

Je me suis délassé de mon admiration à l' Académie des Beaux-Arts par une admiration d'une autre sorte à Saints Jean et Paul ; ainsi l'on se rafraîchit l'esprit en changeant de lecture. Cette église, dont l'architecte inconnu a suivi les traces de Nicolo Pisano , est riche et vaste. Le chevet où se retire le maître-autel représente une espèce de conque debout, deux autres sanctuaires accompagnent latéralement cette conque : ils sont hauts, étroits, à voûtes multicentres, et séparés du chevet par des refends à rainures.

Les cendres des doges Mocenigo, Morosini, Vendramin, et de plusieurs autres chefs de la République, reposent ici. Là se trouve aussi la peau d'Antoine Bragadino, défenseur de Famagouste, et à laquelle on peut appliquer l'expression de Tertullien : une peau vivante . Ces dépouilles illustres inspirent un grand et pénible sentiment : Venise elle-même, magnifique catafalque de ses magistrats guerriers, double cercueil de leurs cendres, n'est plus qu'une peau vivante.

Des vitraux coloriés et des draperies rouges, en voilant la lumière de Saints Jean et Paul, augmentent l'effet religieux. Les colonnes innombrables apportées de l'Orient et de la Grèce ont été plantées dans la basilique comme des allées d'arbres étrangers.

Un orage est survenu pendant que j'errais dans l'église : quand sonnera la trompette qui doit réveiller tous ces morts ? J'en disais autant sous Jérusalem, dans la vallée de Josaphat.

Après ces courses, rentré à l'hôtel de l'Europe, j'ai remercié Dieu de m'avoir transporté des pourceaux de Waldmünchen aux tableaux de Venise.


3 L39 Chapitre 8

Venise, septembre 1833.

L'Arsenal. - Henri IV. - Frégate partant pour l'Amérique.

Après ma découverte des prisons où la matérielle Autriche essaye d'étouffer les intelligences italiennes, je suis allé à l'Arsenal. Aucune monarchie quelque puissante qu'elle soit, ou qu'elle ait été, n'a offert un pareil compendium nautique.

Un espace immense, clos de murs crénelés, renferme quatre bassins pour les vaisseaux de haut bord, des chantiers pour bâtir ces vaisseaux, des établissements pour ce qui concerne la marine militaire et marchande, depuis la corderie jusqu'aux fonderies de canons, depuis l'atelier où l'on taille la rame de la gondole jusqu'à celui où l'on équarrit la quille d'un soixante-quatorze, depuis les salles consacrées aux armes antiques conquises à Constantinople, en Chypre, en Morée, à Lépante, jusqu'aux salles où sont exposées les armes modernes : le tout mêlé de galeries de colonnes, d'architectures élevées et dessinées par les premiers maîtres.

Dans les arsenaux de la marine de l'Espagne, de l'Angleterre, de la France, de la Hollande, on voit seulement ce qui a rapport aux objets de ces arsenaux ; à Venise, les arts s'unissent à l'industrie. Le monument de l'amiral Emo, par Canova, vous attend auprès de la carcasse d'un navire ; des files de canons vous apparaissent à travers de longs portiques : les deux lions colossaux du Pirée gardent la porte du bassin d'où va sortir une frégate pour un monde qu'Athènes n'a point connu et qu'a découvert le génie de la moderne Italie. Malgré ces beaux débris de Neptune, l'arsenal ne rappelle plus ces vers du Dante :

Quale nell'arzanà de'Veneziani

Bolle l'inverno la tenace pece,

A rimpalmar li legni lor non sani

Che navicar non ponno ; e'n quella vece,

Chi fa suo legno nuovo, e chi ristoppa

Le coste a quel che più viaggi fece ;

Chi ribatte da proda, e chi da poppa ;

Altri fa remi, ed altri volge sarte,

Chi terzeruolo ed artimon rintoppa.

Tout ce mouvement est fini ; le vide des trois quarts et demi de l'arsenal, les fourneaux éteints, les chaudières rongées de rouille, les corderies sans rouets, les chantiers sans constructeurs, attestent la même mort qui a frappé les palais. Au lieu de la foule des charpentiers, des voiliers, des matelots, des calfats, des mousses, on aperçoit quelques galériens qui traînent leurs entraves : deux d'entre eux mangeaient sur la culasse d'un canon ; à cette table de fer ils pouvaient du moins rêver la liberté. Lorsque autrefois ces galériens ramaient à bord du Bucentaure , on jetait sur leurs épaules flétries une tunique de pourpre pour les faire ressembler à des rois : fendant les flots avec des pagaies dorées, ils réjouissaient leur labeur du bruit de leurs chaînes, comme au Bengale, à la fête de Dourga, les bayadères, vêtues de gaze d'or, accompagnent leurs danses du son des anneaux dont leurs cous, leurs bras et leurs jambes sont ornés. Les forçats vénitiens mariaient le doge à la mer, et renouvelaient eux-mêmes avec l'esclavage leur union indissoluble.

De ces flottes nombreuses qui portaient les croisés aux rivages de la Palestine et défendaient à toute voile étrangère de se dérouler aux vents de l'Adriatique, il reste un Bucentaure en miniature, le canot de Napoléon, une pirogue de sauvages, et des dessins de vaisseaux tracés à la craie sur la planche des écoles des gardes-marine.

Un Français arrivant de Prague et attendant à Venise la mère de Henri V devait être touché de voir dans l'arsenal de Venise l'armure de Henri IV. L'épée que le Béarnais portait à la bataille d'Ivry était jointe à cette armure : cette épée manque aujourd'hui.

Par un décret du grand conseil de Venise, du 3 avril 1600 : Enrico di Borbone IV, re di Francia e di Navarra, con li figliuoli e discendenti suoi, sia annumerato tra i nobili di questo nostro maggior consiglio .

Charles X, Louis XIX et Henri V, descendants di Enrico di Borbone , sont donc gentilshommes de la république de Venise qui n'existe plus, comme ils sont rois de France en Bohême, comme ils sont chanoines de Saint-Jean-de-Latran à Rome, et toujours en vertu de Henri IV ; je les ai représentés en cette dernière qualité : ils ont perdu leur épitoge et leur aumusse, et moi j'ai perdu mon ambassade. J'étais pourtant si bien dans ma stalle de Saint-Jean-de-Latran ! quelle belle église ! quel beau ciel ! quelle admirable musique ! Ces chants-là ont plus duré que mes grandeurs et celles de mon Roi-chanoine.

Ma gloire m'a fort gêné à l'arsenal ; elle rayonne sur mon front à mon insu : le feld-maréchal Pallucci, amiral et commandant général de la marine, m'a reconnu à mes cornes de feu. Il est accouru, m'a montré lui-même diverses curiosités ; puis, s'excusant de ne pouvoir m'accompagner plus longtemps, à cause d'un conseil qu'il allait présider, il m'a remis entre les mains d'un officier supérieur.

Nous avons rencontré le capitaine de la frégate en partance. Celui-ci m'a abordé sans façon et m'a dit, avec cette franchise de marin que j'aime tant : " Monsieur le vicomte (comme s'il m'avait connu toute sa vie), avez-vous quelque commission pour l'Amérique ? - Non, capitaine : faites-lui bien mes compliments ; il y a longtemps que je ne l'ai vue ! "

Je ne puis regarder un vaisseau sans mourir d'envie de m'en aller : si j'étais libre, le premier navire cinglant aux Indes aurait des chances de m'emporter. Combien ai-je regretté de n'avoir pu accompagner le capitaine Parry aux régions polaires ! Ma vie n'est à l'aise qu'au milieu des nuages et des mers : j'ai toujours l'espérance qu'elle disparaîtra sous une voile. Les pesantes années que nous jetons dans les flots du temps ne sont pas des ancres ; elles n'arrêtent pas notre course.


3 L39 Chapitre 9

Venise, septembre 1833.

Cimetière de Saint-Christophe.

A l'arsenal, je n'étais pas loin de l'île Saint-Christophe, qui sert aujourd'hui de cimetière. Cette île renfermait un couvent de capucins ; le couvent a été abattu et son emplacement n'est plus qu'un enclos de forme carrée. Les tombes n'y sont pas très multipliées, ou du moins elles ne s'élèvent pas au-dessus du sol nivelé et couvert de gazon. Contre le mur de l'ouest se collent cinq ou six monuments en pierre ; de petites croix de bois noir avec une date blanche s'éparpillent dans l'enclos : voilà comme on enterre maintenant les Vénitiens dont les aïeux reposent dans les mausolées des Frari et de Saints Jean et Paul . La société en s'élargissant s'est abaissée ; la démocratie a gagné la mort.

A l'orée du cimetière, vers le levant, on voit les sépultures des Grecs schismatiques et celles des protestants ; elles sont séparées entre elles par un mur, et séparées encore des inhumations catholiques par un autre mur : tristes dissentiments dont la mémoire se perpétue dans l'asile où finissent toutes querelles. Attenant au cimetière grec est un autre retranchement qui protège un trou où l'on jette aux limbes les enfants mort-nés. Heureuses créatures ! vous avez passé de la nuit des entrailles maternelles à l'éternelle nuit sans avoir traversé la lumière !

Auprès de ce trou gisent des ossements bêchés dans le sol comme des racines, à mesure que l'on défriche des tombes nouvelles : les uns, les plus anciens, sont blancs et secs ; les autres, récemment déterrés, sont jaunes et humides. Des lézards courent parmi ces débris, se glissent entre les dents, à travers les yeux et les narines, sortent par la bouche et les oreilles des têtes, leurs demeures ou leurs nids. Trois ou quatre papillons voltigeaient sur des fleurs de mauves entrelacées aux ossements, image de l'âme sous ce ciel qui tient de celui où fut inventée l'histoire de Psyché. Un crâne avait encore quelques cheveux de la couleur des miens. Pauvre vieux gondolier ! as-tu du moins conduit ta barque mieux que je n'ai conduit la mienne ?

Une fosse commune reste ouverte dans l'enclos ; on venait d'y descendre un médecin auprès de ses anciennes pratiques. Son cercueil noir n'était chargé de terre qu'en dessus, et son flanc nu attendait le flanc d'un autre mort pour le réchauffer. Antonio avait fourré là sa femme depuis une quinzaine de jours, et c'était le médecin défunt qui l'avait expédiée : Antonio bénissait un Dieu rémunérateur et vengeur, et prenait son mal en patience. Les cercueils des particuliers sont conduits à ce lugubre bazar dans des gondoles particulières et suivis d'un prêtre dans une autre gondole. Comme les gondoles ressemblent à des bières, elles conviennent à la cérémonie. Une nacelle plus grande, omnibus du Cocyte, fait le service des hôpitaux. Ainsi se trouvent renouvelés les enterrements de l'Egypte et les fables de Caron et de sa barque.

Dans le cimetière du côté de Venise s'élève une chapelle octogone consacrée à saint Christophe. Ce saint, chargeant un enfant sur ses épaules au gué d'une rivière, le trouva lourd : or, l'enfant était le fils de Marie qui tient le globe dans sa main ; le tableau de l'autel représente cette belle aventure.

Et moi aussi j'ai voulu porter un enfant Roi, mais je ne m'étais pas aperçu qu'il dormait dans son berceau avec dix siècles : fardeau trop pesant pour mes bras.

Je remarquai dans la chapelle un chandelier de bois (le cierge était éteint), un bénitier destiné à la bénédiction des sépultures et un livret : Pars Ritualis romani pro usu ad exsequianda corpora defunctorum ; quand nous sommes déjà oubliés, la Religion, parente immortelle et jamais lassée, nous pleure et nous suit, exsequor fugam . Une boîte renfermait un briquet ; Dieu seul dispose de l'étincelle de la vie. Deux quatrains écrits sur papier commun étaient appliqués intérieurement aux panneaux de deux des trois portes de l'édifice :

Quivi dell'uom le frali spoglie ascose

Pallida morte, o passeggier, t'addita, etc.

Le seul tombeau un peu frappant du cimetière fut élevé d'avance par une femme qui tarda ensuite dix-huit ans à mourir : l'inscription nous apprend cette circonstance ; ainsi cette femme espéra en vain pendant dix-huit ans son sépulcre. Quel chagrin nourrit en elle ce long espoir ?

Sur une petite croix de bois noir on lit cette autre épitaphe : Virginia Acerbi, d'anni 72, 1824. Morta nel bacio del Signore : les années sont dures à une belle Vénitienne.

Antonio me disait : " Quand ce cimetière sera plein, on le laissera reposer, et on enterrera les morts dans l'île Saint-Michel de Murano. " L'expression était juste : la moisson faite, on laisse la terre en jachère et l'on creuse ailleurs d'autres sillons.


3 L39 Chapitre 10

Venise, septembre 1833.

Saint-Michel de Murano. - Murano. - La femme et l'enfant. - Gondoliers.

Nous sommes allés voir cet autre champ qui attend le grand laboureur. Saint-Michel de Murano est un riant monastère avec une église élégante, des portiques et un cloître blanc. Des fenêtres du couvent on aperçoit, par-dessus les portiques, les lagunes et Venise ; un jardin rempli de fleurs va rejoindre le gazon dont l'engrais se prépare encore sous la peau fraîche d'une jeune fille. Cette charmante retraite est abandonnée à des Franciscains ; elle conviendrait mieux à des religieuses chantant comme les petites élèves des Scuole de Rousseau. " Heureuses celles, dit Manzoni, qui ont pris le voile saint avant d'avoir arrêté leurs yeux sur le front d'un homme ! "

Donnez-moi là, je vous prie, une cellule pour achever mes Mémoires .

Fra Paolo est inhumé à l'entrée de l'église ; ce chercheur de bruit doit être bien furieux du silence qui l'environne.

Pellico, condamné à mort, fut déposé à Saint-Michel avant d'être transporté à la forteresse du Spielberg. Le président du tribunal où comparut Pellico remplace le poète à Saint-Michel ; il est enseveli dans le cloître ; il ne sortira pas, lui, de cette prison.

Non loin de la tombe du magistrat, est celle d'une femme étrangère : mariée à l'âge de vingt-deux ans au mois de janvier, elle décéda au mois de février suivant. Elle ne voulut pas aller au delà de la lune de miel ; l'épitaphe porte : Ci revedremo . Si c'était vrai !

Arrière ce doute, arrière la pensée qu'aucune angoisse ne déchire le néant ! Athée, quand la mort vous enfoncera ses ongles au coeur, qui sait si dans le dernier moment de connaissance, avant la destruction du moi, vous n'éprouverez pas une atrocité de douleur capable de remplir l'éternité, une immensité de souffrance dont l'être humain ne peut avoir l'idée dans les bornes circonscrites du temps ? Ah ! oui, ci revedremo !

J'étais trop près de l'île et de la ville de Murano pour ne pas visiter les manufactures d'où vinrent à Combourg les glaces de la chambre de ma mère. Je n'ai point vu ces manufactures maintenant fermées ; mais on a filé devant moi, comme le temps file notre fragile vie, un mince cordon de verre : c'était de ce verre qu'était faite la perle pendante au nez de la petite Iroquoise du saut de Niagara : la main d'une Vénitienne avait arrondi l'ornement d'une sauvage.

J'ai rencontré plus beau que Mila. Une femme portait un enfant emmaillotté ; la finesse du teint, le charme du regard de cette Muranaise, se sont idéalisés dans mon souvenir. Elle avait l'air triste et préoccupé. Si j'eusse été lord Byron, l'occasion était favorable pour essayer la séduction sur la misère ; on va loin ici avec un peu d'argent. Puis j'aurais fait le désespéré et le solitaire au bord des flots, enivré de mon succès et de mon génie. L'amour me semble autre chose : j'ai perdu de vue René depuis maintes années ; mais je ne sais s'il cherchait dans ses plaisirs le secret de son ennui.

Chaque jour après mes courses j'envoyais à la poste, et il ne s'y trouvait rien : le comte Griffi ne me répondait point de Florence ; les papiers publics permis dans ce pays d'indépendance n'auraient pas osé dire qu'un voyageur était descendu au Lion Blanc . Venise, où sont nées les gazettes, est réduit à lire l'affiche qui annonce sur le même placard l'opéra du jour et l'exposition du saint sacrement. Les Aldes ne sortiront point de leurs tombeaux pour embrasser dans ma personne le défenseur de la liberté de la presse. Il me fallait donc attendre. Rentré à mon auberge, je dînai en m'amusant de la société des gondoliers stationnés, comme je l'ai dit, sous ma fenêtre à l'entrée du grand canal.

La gaieté de ces fils de Nérée ne les abandonne jamais : vêtus du soleil, la mer les nourrit. Ils ne sont pas couchés et désoeuvrés comme les lazzaroni à Naples : toujours en mouvement, ce sont des matelots qui manquent de vaisseaux et d'ouvrage, mais qui feraient encore le commerce du monde et gagneraient la bataille de Lépante, si le temps de la liberté et de la gloire vénitiennes n'était passé.

A six heures du matin ils arrivent à leurs gondoles attachées, la proue à terre, à des poteaux. Alors ils commencent à gratter et laver leurs barchette aux Traghetti , comme des dragons étrillent, brossent et épongent leurs chevaux au piquet. La chatouilleuse cavale marine s'agite, se tourmente aux mouvements de son cavalier qui puise de l'eau dans un vase de bois, la répand sur les flancs et dans l'intérieur de la nacelle. Il renouvelle plusieurs fois l'aspersion, ayant soin d'écarter l'eau de la surface de la mer pour prendre dessous une eau plus pure. Puis il frotte les avirons, éclaircit les cuivres et les glaces du petit château noir, il épouste les coussins, les tapis, et fourbit le fer taillant de la proue. Le tout ne se fait pas sans quelques mots d'humeur ou de tendresse, adressés, dans le joli dialecte vénitien, à la gondole quinteuse ou docile.

La toilette de la gondole achevée, le gondolier passe à la sienne : il se peigne, secoue sa veste et son bonnet bleu, rouge ou gris ; se lave le visage, les pieds et les mains. Sa femme, sa fille ou sa maîtresse lui apporte dans une gamelle une miscellanée de légumes, de pain et de viande. Le déjeuner fait, chaque gondolier attend en chantant la fortune : il l'a devant lui, un pied en l'air, présentant son écharpe au vent et servant de girouette, au haut du monument de la Douane de mer. A-t-elle donné le signal ? le gondolier favorisé, l'aviron levé, part debout à l'arrière de sa nacelle, de même qu'Achille voltigeait autrefois, ou qu'un écuyer de Franconi galope aujourd'hui debout sur la croupe d'un destrier. La gondole, en forme de patin, glisse sur l'eau comme sur la glace. Sia stati ! sta longo ! en voilà pour toute la journée. Puis vienne la nuit, et la calle verra mon gondolier chanter et boire avec la zitella le demi-sequin que je lui laisse en allant, très certainement, remettre Henri V sur le trône.


3 L39 Chapitre 11

Venise, septembre 1833.

Les Bretons et les Vénitiens. - Déjeuner sur le quai des Esclavons. - Mesdames à Trieste.

Je cherchais, en me réveillant, pourquoi j'aimais tant Venise, quand tout à coup je me suis souvenu que j'étais en Bretagne : la voix du sang parlait en moi. N'y avait-il pas au temps de César, en Armorique, un pays des Vénètes, civitas Venetum, civitas Venetica ? Strabon n'a-t-il pas dit qu'on disait que les Vénètes étaient descendants des Vénètes gaulois ?

On a soutenu contradictoirement que les pécheurs du Morbihan étaient une colonie des pescatori de Palestine : Venise serait la mère et non la fille de Vannes. On peut arranger cela en supposant (ce qui d'ailleurs est très probable) que Vannes et Venise sont accouchées mutuellement l'une de l'autre. Je regarde donc les Vénitiens comme des Bretons ; les gondoliers et moi nous sommes cousins et sortis de la corne de la Gaule, cornu Galliae .

Tout réjoui de cette pensée, je suis allé déjeuner dans un café sur le quai des Esclavons. Le pain était tendre, le thé parfumé, la crème comme en Bretagne, le beurre comme à la Prévalaie ; car le beurre, grâce au progrès des lumières, s'est amélioré partout : j'en ai mangé d'excellent à Grenade. Le mouvement d'un port me ravit toujours : des maîtres de barque faisaient un pique nique ; des marchands de fruits et de fleurs m'offraient des cédrats, des raisins et des bouquets ; des pêcheurs préparaient leurs tartanes ; des élèves de la marine, descendant en chaloupe, allaient aux leçons de manoeuvre à bord du vaisseau-amiral ; des gondoles conduisaient des passagers au bateau à vapeur de Trieste. C'est pourtant ce Trieste qui pensa me faire sabrer sur les marches des Tuileries par Bonaparte, comme il m'en menaça lorsque, en 1807, je m'avisai d'écrire dans le Mercure :

" Il nous était réservé de retrouver au fond de la mer Adriatique le tombeau de deux filles de rois dont nous avions entendu prononcer l'oraison funèbre dans un grenier à Londres. Ah ! du moins la tombe qui renferme ces nobles dames aura vu une fois interrompre son silence ; le bruit des pas d'un Français aura fait tressaillir deux Françaises dans leur cercueil. Les respects d'un pauvre gentilhomme, à Versailles, n'eussent été rien pour des princesses ; la prière d'un chrétien, en terre étrangère, aura peut-être été agréable à des saintes. "

Il y a, ce me semble quelques années que je sers les Bourbons : ils ont éclairé ma fidélité, mais ils ne la lasseront pas. Je déjeune sur le quai des Esclavons, en attendant l'exilée.


3 L39 Chapitre 12

Venise, septembre 1833.

Rousseau et Byron.

De ma petite table mes yeux errent sur toutes les rades : une brise du large rafraîchit l'air ; la marée monte, un trois-mâts entre. Le Lido d'un côté, le palais du doge de l'autre, les lagunes au milieu, voilà le tableau. C'est de ce port que sortirent tant de flottes glorieuses : le vieux Dandolo en partit dans la pompe de la chevalerie des mers, dont Villehardouin, qui commença notre langue et nos mémoires, nous a laissé la description :

" Et quand les nefs furent chargiés d'armes, et de viandes, et de chevaliers, et de serjanz, et li escus furent portendus inviron de borz et des chaldeals (haubans) des nefs, et les banières dont il avait tant de belles. Ne oncques plus belles estoires (flottes) ne partit de nul port. "

Ma scène d'un matin à Venise me fait encore souvenir de l'histoire du capitaine Olivet et de Zulietta, si bien racontée :

" La gondole aborde, dit Rousseau, et je vois sortir une jeune personne éblouissante, fort coquettement mise et fort leste, qui dans trois sauts fut dans la chambre ; et je la vis établie à côté de moi avant que j'eusse aperçu qu'on y avait mis un couvert. Elle était aussi charmante que vive, une brunette de vingt ans au plus. Elle ne parlait qu'Italien ; son accent seul eût suffi pour me tourner la tête. Tout en mangeant, tout en causant, elle me regarde, me fixe un moment, puis s'écriant : " Bonne Vierge ! Ah ! mon cher Bremond, qu'il y a longtemps que je ne t'ai vu ! " se jette entre mes bras, colle sa bouche contre la mienne, et me serre à m'étouffer. Ses grands yeux noirs à l'orientale lançaient dans mon coeur des traits de feu ; et quoique la surprise fît d'abord quelque diversion, la volupté me gagna très rapidement. (...)

" Elle nous dit que je ressemblais à s'y tromper à M. de Bremond, directeur des douanes de Toscane : qu'elle avait raffolé de ce M. de Bremond ; qu'elle en raffolait encore ; qu'elle l'avait quitté parce qu'elle était une sotte ; qu'elle me prenait à sa place ; qu'elle voulait m'aimer parce que cela lui convenait ; qu'il fallait, par la même raison, que je l'aimasse tant que cela lui conviendrait ; et que, quand elle me planterait là, je prendrais patience comme avait fait son cher Bremond. Ce qui fut dit fut fait. (...)

" Le soir, nous la ramenâmes chez elle. Tout en causant, je vis deux pistolets sur sa toilette. " Ah ! ah ! dis-je en en prenant un, voici une boîte à mouches de nouvelle fabrique ; pourrait-on savoir quel en est l'usage ? "... (...)

" Elle nous dit avec une naïveté fière qui la rendait encore plus charmante : " Quand j'ai des bontés pour des gens que je n'aime point, je leur fais payer l'ennui qu'ils me donnent ; rien n'est plus juste : mais, en endurant leurs caresses, je ne veux pas endurer leurs insultes, et je ne manquerai pas le premier qui me manquera. "

" En la quittant j'avais pris son heure pour le lendemain. Je ne la fis pas attendre. Je la trouvai in vestito di confidenza , dans un déshabillé plus que galant, qu'on ne connaît que dans les pays méridionaux, et que je ne m'amuserai pas à décrire, quoique je me le rappelle trop bien. (...) Je n'avais point d'idée des voluptés qui m'attendaient. J'ai parlé de madame de L...e, dans les transports que son souvenir me rend quelquefois encore ; mais qu'elle était vieille, et laide, et froide auprès de ma Zulietta ! Ne tâchez pas d'imaginer les grâces et les charmes de cette fille enchanteresse, vous resteriez trop loin de la vérité ; les jeunes vierges des cloîtres sont moins fraîches, les beautés du sérail sont moins vives, les houris du paradis sont moins piquantes. "

Cette aventure finit par une bizarrerie de Rousseau et le mot de Zulietta : Lascia le donne e studia la matematica . Lord Byron livrait aussi sa vie à des Vénus payées : il remplit le palais Mocenigo de ces beautés vénitiennes réfugiées , selon lui, sous les fazzioli . Quelquefois, troublé de sa honte, il fuyait, et passait la nuit sur les eaux dans sa gondole. Il avait pour sultane favorite Margherita, surnommée, de l'état de son mari, la Fornarina :

" Brune, grande (c'est lord Byron qui parle), tête vénitienne, de très beaux yeux noirs, et vingt-deux ans. Un jour d'automne, allant au Lido (...) nous fûmes surpris par une bourrasque.

" Au retour, après une lutte terrible, je trouvai Margherita en plein air sur les marches du palais Mocenigo, au bord du grand canal, ses yeux noirs étincelaient à travers ses larmes ; ses longs cheveux de jais détachés, trempés de pluie, couvraient ses sourcils et son sein.

" Exposée en plein à l'orage, le vent qui s'engouffrait sous ses habits et sa chevelure les roulait autour de sa taille élancée ; l'éclair tourbillonnait sur sa tête, et les vagues mugissaient à ses pieds ; elle avait tout l'aspect d'une Médée descendue de son char, ou d'une sibylle conjurant la tempête qui rugissait à l'entour ; seule chose vivante à portée de voix dans ce moment, excepté nous-mêmes. Me voyant sain et sauf, elle ne m'attendait pas pour me souhaiter la bienvenue ; mais vociférant de loin : " Ah ! can della Madonna ! dunque sta il tempo per andar al Lido ! Ah ! chien de la Vierge, est-ce là un temps pour aller au Lido ? "

Dans ces deux récits de Rousseau et de Byron, on sent la différence de la position sociale, de l'éducation et du caractère des deux hommes. A travers le charme du style de l'auteur des Confessions, perce quelque chose de vulgaire, de cynique, de mauvais ton, de mauvais goût ; l'obscénité d'expression particulière à cette époque gâte encore le tableau. Zulietta est supérieure à son amant en élévation de sentiments et en élégance d'habitude ; c'est presque une grande dame éprise du secrétaire infime d'un ambassadeur mesquin. La même infériorité se retrouve quand Rousseau s'arrange pour élever à frais communs, avec son ami Carrio, une petite fille de onze ans dont ils devaient partager les faveurs ou plutôt les larmes.

Lord Byron est d'une autre allure : il laisse éclater les moeurs et la fatuité de l'aristocratie, pair de la Grande-Bretagne, se jouant de la femme du peuple qu'il a séduite, il l'élève à lui par ses caresses et par la magie de son talent. Byron arriva riche et fameux à Venise Rousseau y débarqua pauvre et inconnu ; tout le monde sait le palais qui divulgua les erreurs de l'héritier noble du célèbre commodore anglais ; aucun cicerone ne pourrait vous indiquer la demeure où cacha ses plaisirs le fils plébéien de l'obscur horloger de Genève. Rousseau ne parle pas même de Venise, il semble l'avoir habitée sans l'avoir vue : Byron l'a chantée admirablement.

Vous avez vu dans ces Mémoires ce que j'ai dit des rapports d'imagination et de destinée qui semblent avoir existé entre l'historien de René et le poète de Childe-Harold . Ici je signale encore une de ces rencontres tant flatteuses à mon orgueil. La brune Fornarina de lord Byron n'a-t-elle pas un air de famille avec la blonde Velléda des Martyrs , son aînée ?

" Caché parmi les rochers, j'attendis quelque temps sans voir rien paraître. Tout à coup mon oreille est frappée des sons que le vent m'apporte du milieu du lac. J'écoute et je distingue les accents d'une voix humaine ; en même temps je découvre un esquif suspendu au sommet d'une vague ; il redescend, disparaît entre deux flots, puis se montre encore sur la cime d'une lame élevée ; il approche du rivage. Une femme le conduisait ; elle chantait en luttant contre la tempête, et semblait se jouer dans les vents : on eût dit qu'ils étaient sous sa puissance, tant elle paraissait les braver. Je la voyais jeter tour à tour en sacrifice dans le lac des pièces de toile, des toisons de brebis, des pains de cire et de petites meules d'or et d'argent.

" Bientôt elle touche à la rive, s'élance à terre, attache sa nacelle au tronc d'un saule et s'enfonce dans le bois en s'appuyant sur la rame de peuplier qu'elle tenait à la main. Elle passa tout près de moi sans me voir. Sa taille était haute ; une tunique noire, courte et sans manches, servait à peine de voile à sa nudité. Elle portait une faucille d'or suspendue à une ceinture d'airain, et elle était couronnée d'une branche de chêne. La blancheur de ses bras et de son teint, ses yeux bleus, ses lèvres de rose, ses longs cheveux blonds qui flottaient épars, annonçaient la fille des Gaulois, et contrastaient, par leur douceur, avec sa démarche fière et sauvage. Elle chantait d'une voix mélodieuse des paroles terribles, et son sein découvert s'abaissait et s'élevait comme l'écume des flots. "

Je rougirais de me montrer entre Byron et Jean-Jacques, sans savoir ce que je serai dans la postérité, si ces Mémoires devaient paraître de mon vivant ; mais quand ils viendront en lumière j'aurai passé et pour jamais, ainsi que mes illustres devanciers, sur ce rivage étranger ; mon ombre sera livrée au souffle de l'opinion, vain et léger comme le peu qui restera de mes cendres.

Rousseau et Byron ont eu à Venise un trait de ressemblance : ni l'un ni l'autre n'a senti les arts. Rousseau, doué merveilleusement pour la musique, n'a pas l'air de savoir qu'il existe près de Zulietta des tableaux, des statues des monuments, et pourtant avec quel charme ces chefs-d'oeuvre se marient à l'amour dont ils divinisent l'objet et augmentent la flamme ! Quant à lord Byron, il abhorre l'infernal éclat des couleurs de Rubens ; il crache sur tous les sujets des saints dont les églises regorgent ; il n'a jamais rencontré tableau ou statue approchant d'une lieue de sa pensée. Il préfère à ces arts imposteurs la beauté de quelques montagnes, de quelques mers, de quelques chevaux, d'un certain lion de Morée, et d'un tigre qu'il vit souper dans Exeter-Change . N'y aurait-il point un peu de parti pris dans tout cela ?

Que d'affectation et de forfanterie !


3 L39 Chapitre 13

Venise, septembre 1833.

Beaux génies inspirés par Venise.

Mais quelle est donc cette ville où les plus hautes intelligences se sont donné rendez-vous ? Les unes l'ont elles-mêmes visitée, les autres y ont envoyé leurs Muses. Quelque chose aurait manqué à l'immortalité de ces talents, s'ils n'eussent suspendu des tableaux à ce temple de la volupté et de la gloire. Sans rappeler encore les grands poètes de l'Italie, les génies de l'Europe entière y placèrent leurs créations : là respire cette Desdemona de Shakespeare, bien différente de la Zulietta de Rousseau et de la Margherita de Byron, cette pudique Vénitienne qui déclare sa tendresse à Othello : " Si vous avez un ami qui m'aime, apprenez-lui à raconter votre histoire, cela me pénétrera d'amour pour lui. " Là paraît cette Belvidera d'Otway qui dit à Jaffier :

Oh smile, as when our loves were in their spring

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

O ! lead me to some desert wide and wild,

Barren as our misfortunes, where my soul

May have its vent, where ! may tell aloud

To the high heavens, and ev'ry list'ning planet,

With what a boundless stock my bosom's fraught ;

Where ! may throw my eager arms about thee,

Give loose to love, with kisses kindling joy,

And let off all the fire that's in my heart.

" Oh ! souris-moi comme quand nos amours étaient dans leur printemps. (...) Conduis-moi à quelque désert vaste, sauvage, stérile comme nos malheurs, où mon âme puisse respirer, où je puisse à grands cris dire aux cieux élevés et aux astres écoutants de quelles richesses sans bornes mon sein est chargé ; où je puisse jeter mes bras impatients autour de toi, donner passage à l'amour par des baisers qui rallument la joie, et laisser aller tout le feu qui est dans mon coeur. "

Goethe, de notre temps, a célébré Venise, et le gentil Marot, qui le premier fit entendre sa voix au réveil des Muses françaises, se réfugia aux foyers du Titien. Montesquieu écrivait : " On peut avoir vu toutes les villes du monde et être surpris en arrivant à Venise. "

Lorsque, dans un tableau trop nu, l'auteur des Lettres persanes représente une musulmane abandonnée dans le paradis à deux hommes divins , ne semble-t-il pas avoir peint la courtisane des Confessions de Rousseau et celle des Mémoires de Byron ? N'étais-je pas, entre mes deux Floridiennes, comme Anaïs entre ses deux anges ? Mais les filles peintes et moi, nous n'étions pas immortels.

Madame de Staël livre Venise à l'inspiration de Corinne : celle-ci écoute le bruit du canon qui annonce l'obscur sacrifice d'une jeune fille. (...) Avis solennel " qu'une femme résignée donne aux femmes qui luttent encore contre le destin. "

Corinne monte au sommet de la tour de Saint-Marc, contemple la ville et les flots, tourne les yeux vers les nuages du côté de la Grèce : " La nuit elle ne voit que le reflet des lanternes qui éclairent les gondoles : on dirait des ombres qui glissent sur l'eau, guidées par une petite étoile. " Oswald part ; Corinne s'élance pour le rappeler. " Une pluie terrible commençait alors : le vent le plus violent se faisait entendre. " Corinne descend sur le bord du canal. " La nuit était si obscure qu'il n'y avait pas une seule barque ; Corinne appelait au hasard des bateliers qui prenaient ses cris pour des cris de détresse de malheureux qui se noyaient pendant la tempête, et néanmoins personne n'osait approcher, tant les ondes agitées du grand canal étaient redoutables. "

Voilà encore la Margherita de lord Byron.

J'éprouve un plaisir indicible à revoir les chefs-d'oeuvre de ces grands maîtres dans le lieu même pour lequel ils ont été faits. Je respire à l'aise au milieu de la troupe immortelle, comme un humble voyageur admis aux foyers d'une riche et belle famille. [ Voir dans les textes retranchés, le Livre sur Venise[C M 1 599] .]


3 L40 Livre quarantième

1. Arrivée de madame de Bauffremont à Venise. - Le Catajo. - Le duc de Modène. - Tombeau de Pétrarque à Arqua. - Terre des poètes. - 2. Le Tasse. - 3. Arrivée de madame la duchesse de Berry. - 4. Mademoiselle Lebeschu. - Le comte Lucchesi Palli. - Discussion. - Dîner. - Bugeaud le geôlier. - Madame de Saint-Priest, M. de Saint-Priest. - Madame de Podenas. - Notre troupe. - Mon refus d'aller à Prague. - Je cède sur un mot. - 5. Padoue. - Tombeaux. - Manuscrit de Zanze. - 6. Nouvelle inattendue. - Le gouverneur du royaume lombard-vénitien. - 7. Lettre de Madame à Charles X et à Henri V. - M. de Montbel. - Mon billet au gouverneur. - Je pars pour Prague.


3 L40 Chapitre 1

De Venise à Ferrare, du 16 au 17 septembre 1833.

Arrivée de madame de Bauffremont à Venise. - Le Catajo. - Le duc de Modène. - Tombeau de Pétrarque à Arqua. - Terre des poètes.

L'intervalle était immense entre ces rêveries et les vérités dans lesquelles je rentrais en me présentant à l'hôtel de la princesse de Bauffremont ; il me fallait sauter de 1806, dont le souvenir venait m'occuper à 1833, là où je me trouvais en réalité : Marco Polo tomba de la Chine à Venise, précisément après une absence de vingt-sept ans.

Madame de Bauffremont porte à merveille sur son visage et dans ses manières le nom de Montmorency : elle aurait pu très bien, comme cette Charlotte, mère du grand Condé et de la duchesse de Longueville, être aimée de Henri IV. La princesse m'apprit que madame la duchesse de Berry m'avait écrit de Pise une lettre que je n'avais pas reçue : Son Altesse Royale arrivait à Ferrare où elle m'espérait.

Il m'en coûtait d'abandonner ma retraite ; une huitaine était encore nécessaire à ma revue ; je regrettais surtout de ne pouvoir mettre à fin l'aventure de Zanze ; mais mon temps appartenait à la mère de Henri V, et toujours, quand je suis une route, vient un heurt qui me jette dans un autre chemin.

Je partis laissant mes bagages à l'hôtel de l'Europe, comptant revenir avec Madame.

Je retrouvai ma calèche à Fusina : on la tira d'une vieille remise, comme un joyau du garde-meuble de la couronne. Je quittai la rive qui prend peut-être son nom de la fourche à trois dents du roi de la mer : Fuscina .

Rendu à Padoue je dis au postillon : " Route de Ferrare. " Elle est charmante, cette route, jusqu'à Monselice : colline d'une élégance extrême, vergers de figuiers, de mûriers et de saules festonnés de vignes, prairies gaies, châteaux ruineux. Je passai devant le Catajo , tout orné de soldats : l'abbé Lenglet, fort érudit d'ailleurs, a pris ce manoir pour la Chine. Le Catajo n'appartient pas à Angélique, mais au duc de Modène. Je me suis trouvé nez à nez avec Son Altesse. Elle daignait se promener à pied sur le grand chemin. Ce duc est un rejeton de la race des princes inventés par Machiavel ; il a la fierté de ne pas reconnaître Louis-Philippe.

Le village d'Arqua montre le tombeau de Pétrarque, chanté avec son site par lord Byron :

Che fai, che pensi ? che pur dietro guardi

Nel tempo, che tornar non pote omai,

Anima sconsolata ?

" Que fais-tu, que penses-tu ? pourquoi regarder en arrière dans un temps qui ne peut jamais revenir, âme inconsolée ? "

Tout ce pays, dans un diamètre de quarante lieues, est le sol indigène des écrivains et des poètes : Tite-Live, Virgile, Catulle, Arioste, Guarini, les Strozzi, les trois Bentivoglio, Bembo, Bartoli, Bojardo, Pindemonte, Varano, Monti, une foule d'autres hommes célèbres, ont été enfantés par cette terre des Muses. Le Tasse même était Bergamasque d'origine. Je n'ai vu des derniers poètes italiens qu'un des deux Pindemonte. Je n'ai connu ni Cesarotti, ni Monti, j'aurais été heureux de rencontrer Pellico et Manzoni, rayons d'adieux de la gloire italienne. Les monts Euganéens, que je traversais, se doraient de l'or du couchant avec une agréable variété de formes et une grande pureté de lignes : un de ces monts ressemblait à la principale pyramide de Saccarah, lorsqu'elle s'imprime au soleil tombant sur l'horizon de la Libye.

Je continuai mon voyage la nuit par Rovigo ; une nappe de brouillard couvrait la terre. Je ne vis le Pô qu'au passage de Lagoscuro. La voiture s'arrêta ; le postillon appela le bac avec sa trompe. Le silence était complet ; seulement, de l'autre côté du fleuve, le hurlement d'un chien et les cascades lointaines d'un triple écho répondaient à son cor ; avant-scène de l'empire élyséen du Tasse dans lequel nous allions entrer.

Un froissement sur l'eau, à travers le brouillard et l'ombre, annonça le bac ; il glissait le long de la cordelle soutenue sur des bateaux à l'ancre. Entre les quatre et cinq heures du matin, j'arrivai le 16 à Ferrare ; je descendis à l' hôtel des Trois Couronnes ; Madame y était attendue.

Mercredi 17.

Son Altesse Royale n'étant point arrivée, je visitai l'église de Saint-Paul : je n'y ai vu que des tombes ; du reste, pas une âme, hormis celles de quelques morts et la mienne qui ne vit guère. Au fond du choeur pendait un tableau du Guerchin.

La cathédrale est trompeuse : vous apercevez un front et des flancs où s'incrustent des bas-reliefs à sujets sacrés et profanes. Sur cet extérieur règnent encore d'autres ornements placés d'ordinaire à l'intérieur des édifices gothiques, comme rudentures, modillons arabes, soffites à nimbe, galeries à colonnettes, à ogives, à trèfles, ménagées dans l'épaisseur des murs. Vous entrez, et vous restez ébahi à la vue d'une église neuve à voûtes sphériques, à piliers massifs. Quelque chose de ces disparates existe en France au physique et au moral : dans nos vieux châteaux on pratique des cabinets modernes, force nids à rats, alcôves et garde-robes. Pénétrez dans l'âme d'un bon nombre de ces hommes armoriés de noms historiques, qu'y trouvez-vous ? des inclinations d'antichambre.

Je fus tout penaud à l'aspect de cette cathédrale : elle semblait avoir été retournée une robe mise à l'envers ; bourgeoise du temps de Louis XV, masquée en châtelaine du XIIe siècle.

Ferrare, jadis tant agitée de ses femmes, de ses plaisirs et de ses poètes, est presque déshabitée : là où les rues sont larges, elles sont désertes, et les moutons y pourraient paître. Les maisons délabrées ne se ravivent pas, ainsi qu'à Venise, par l'architecture, les vaisseaux, la mer et la gaieté native du lieu. A la porte de la Romagne si malheureuse, Ferrare, sous le joug d'une garnison d'Autrichiens, a du visage d'un persécuté : elle semble porter le deuil éternel du Tasse ; prête à tomber, elle se courbe comme une vieille. Pour seul monument du jour sort à moitié de terre un tribunal criminel, avec des prisons non achevées. Qui mettra-t-on dans ces cachots récents ? la jeune Italie. Ces geôles neuves, surmontées de grues et bordées d'échafaudages, comme les palais de la ville de Didon, touchent à l'ancien cachot du chantre de la Jérusalem .


3 L40 Chapitre 2

Ferrare, 18 septembre 1833.

Le Tasse.

S'il est une vie qui doive faire désespérer du bonheur pour les hommes de talent, c'est celle du Tasse. Le beau ciel que ses yeux regardaient en s'ouvrant au jour fut un ciel trompeur.

" Mes adversités, dit-il, commencèrent avec ma vie. La cruelle fortune m'arracha des bras de ma mère. Je me souviens de ses baisers mouillés de larmes, de ses prières que les vents ont emportées. Je ne devais plus presser mon visage contre son visage. D'un pas mal assuré comme Ascagne ou la jeune Camille, je suivis mon père errant et proscrit. C'est dans la pauvreté et l'exil que j'ai grandi. "

Torquato Tasso perdit à Ostille Bernardo Tasso. Torquato a tué Bernardo comme poète ; il l'a fait vivre comme père.

Sorti de l'obscurité par la publication du Rinaldo , Tasse fut appelé à Ferrare. Il y débuta au milieu des fêtes du mariage d'Alphonse II avec l'archiduchesse Barbe. Il y rencontra Léonore, soeur d'Alphonse : l'amour et le malheur achevèrent de donner à son génie toute sa beauté. " Je vis ", raconte le poète peignant dans l' Aminte la première cour de Ferrare, " je vis des déesses et des nymphes charmantes, sans voile, sans nuage : je me sentis inspiré d'une nouvelle vertu, d'une divinité nouvelle, et je chantai la guerre et les héros... ! "

Le Tasse lisait les stances de la Gerusalemme , à mesure qu'il les composait, aux deux soeurs d'Alphonse, Lucrèce et Léonore. On l'envoya auprès du cardinal Hippolyte d'Este, fixé à la cour de France : il mit en gage ses vêtements et ses meubles pour faire ce voyage, tandis que le cardinal qu'il honorait de sa présence faisait à Charles IX le fastueux cadeau de cent chevaux barbes avec leurs écuyers arabes superbement vêtus. Laissé d'abord dans les écuries, le Tasse fut ensuite présenté au roi poète, ami de Ronsard. Dans une lettre qui nous est restée, il juge les Français avec dureté. Il composa quelques vers de sa Gerusalemme dans une abbaye d'hommes en France dont le cardinal Hippolyte était pourvu, c'était Châlis, près d'Ermenonville, où devait rêver et mourir J.-J. Rousseau : Dante aussi avait passé obscurément dans Paris.

Le Tasse retourna en Italie en 1571 et ne fut point témoin de la Saint-Barthélemy. Il se rendit directement à Rome et de là revint à Ferrare. L' Aminte fut jouée avec un grand succès. Tout en devenant le rival d'Arioste, l'auteur de Renaud admirait à un tel point l'auteur de Roland , qu'il refusait les hommages du neveu de ce poète :

" Ce laurier que vous m'offrez, lui écrivait-il, le jugement des savants, celui des gens du monde, et le mien même, l'ont déposé sur la tête de l'homme à qui le sang vous lie. Prosterné devant son image, je lui donne les titres les plus honorables que puissent me dicter l'affection et le respect. Je le proclamerai hautement mon père, mon seigneur et mon maître. "

Cette modestie, si inconnue de notre temps, ne désarma point la jalousie. Torquato avait vu les fêtes données par Venise à Henri III revenant de Pologne, lorsqu'on imprima furtivement un manuscrit de la Jérusalem : les minutieuses critiques des amis dont le Tasse consultait le goût le vinrent alarmer. Peut-être s'y montra-t-il trop sensible ; mais peut-être avait-il bâti sur l'espérance de sa gloire le succès de ses amours. Il se crut environné de pièges et de trahisons, il fut obligé de défendre sa vie. Le séjour de Belriguardo, où Goethe évoque son ombre, ne le put calmer : " De même que le rossignol (dit le grand poète allemand faisant parler le grand poète italien), il exhalait de son sein malade d'amour l'harmonie de ses plaintes : ses chants délicieux, sa mélancolie sacrée, captivaient l'oreille et le coeur. (...)

" Qui a plus de droits à traverser mystérieusement les siècles que le secret d'un noble amour, confié au secret d'un chant sublime ? (...)

" Qu'il est charmant (dit toujours Goethe interprète des sentiments de Léonore), qu'il est charmant de se contempler dans le beau génie de cet homme, de l'avoir à ses côtés dans l'éclat de cette vie, d'avancer avec lui d'un pas facile vers l'avenir ! Dès lors le temps ne pourra rien sur toi, Léonore ; vivante dans les chants du poète, tu seras encore jeune, encore heureuse, quand les années t'auront emportée dans leur cours. "

Le chantre d'Herminie conjure Léonore (toujours dans les vers du poète de la Germanie) de le reléguer dans une de ses villa les plus solitaires : " Souffrez, lui dit-il, que je sois votre esclave. Comme je soignerai vos arbres ! avec quelle précaution, en automne, je couvrirai votre citronnier de plantes légères ! Sous le verre des couches j'élèverai de belles fleurs. "

Le récit des amours du Tasse était perdu, Goethe l'a retrouvé.

Les chagrins des Muses et les scrupules de la religion commencèrent à altérer la raison du Tasse. On lui fit subir une détention passagère. Il s'échappa presque nu : égaré dans les montagnes, il emprunta les haillons d'un berger, et, déguisé en pâtre, il arriva chez sa soeur Cornélie. Les caresses de cette soeur et l'attrait du pays natal apaisèrent un moment ses souffrances : " Je voulais, disait-il, me retirer à Sorrente comme dans un port paisible, quasi in porto di quiete . " Mais il ne put rester où il était né ! un charme l'attirait à Ferrare : l'amour est la patrie.

Reçu froidement du duc Alphonse, il se retira de nouveau ; il erra dans les petites cours de Mantoue, d'Urbino, de Turin, chantant pour payer l'hospitalité. Il disait au Metauro, ruisseau natal de Raphaël : " Faible, mais glorieux enfant de l'Apennin, voyageur vagabond, je viens chercher sur tes bords la sûreté et mon repos. " Armide avait passé au berceau de Raphaël ; elle devait présider aux enchantements de la Farnésine.

Surpris par un orage aux environs de Verceil, le Tasse célébra la nuit qu'il avait passée chez un gentilhomme, dans le beau dialogue du Père de famille . A Turin, on lui refusa l'entrée des portes, tant il était dans un état misérable. Instruit qu'Alphonse allait contracter un nouveau mariage, il reprend le chemin de Ferrare. Un esprit divin s'attachait aux pas de ce dieu caché sous l'habit des pasteurs d'Admète ; il croyait voir cet esprit et l'entendre : un jour, étant assis près du feu et apercevant la lumière du soleil sur une fenêtre : " Ecco l'amico spirito che cortesemente è venuto a favellarmi . Voilà l'esprit ami qui est venu courtoisement me parler. " Et Torquato causait avec un rayon de soleil. Il rentra dans la ville fatale comme l'oiseau fasciné se jette dans la gueule du serpent ; méconnu et repoussé des courtisans, outragé par les domestiques, il se répandit en plaintes, et Alphonse le fit enfermer dans une maison de fous à l'hôpital Sainte-Anne.

Alors le poète écrivait à un de ses amis : " Sous le poids de mes infortunes, j'ai renoncé à toute pensée de gloire ; je m'estimerais heureux si je pouvais seulement éteindre la soif qui me dévore... L'idée d'une captivité sans terme et l'indignation des mauvais traitements que je subis augmentent mon désespoir. La saleté de ma barbe, celle de mes cheveux et de mes vêtements me rendent un objet de dégoût pour moi-même. "

Le prisonnier implorait toute la terre et jusqu'à son impitoyable persécuteur, il tirait de sa lyre des accents qui auraient dû faire tomber les murs dont on entourait ses misères.

Piango il morir ; non piango il morir solo,

Ma il modo. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mi saria di conforto aver la tomba,

Ch'altra mole innalzar credea co'carmi.

" Je pleure le mourir ; je ne pleure pas seulement le mourir, mais la manière dont je meurs... Ce sera un secours d'avoir la tombe à celui qui croyait élever d'autres monuments par ses vers. "

Lord Byron a composé un poème des Lamentations du Tasse ; mais il ne se peut quitter, et se substitue partout aux personnages qu'il met en scène ; comme son génie manque de tendresse, ses lamentations ne sont que des imprécations .

Le Tasse adressa au Conseil des Anciens de Bergame cette supplique :

" Torquato Tasso, Bergamasque non seulement d'origine, mais d'affection, ayant d'abord perdu l'héritage de son père, la dot de sa mère... et (après le servage de beaucoup d'années et les fatigues d'un temps bien long) n'ayant encore jamais perdu au milieu de tant de misères la foi qu'il a dans cette cité (Bergame), ose lui demander assistance. Qu'elle conjure le duc de Ferrare, jadis mon protecteur et mon bienfaiteur, de me rendre à ma patrie, à mes parents et à moi-même. L'infortuné Tasso supplie donc vos seigneuries (les magistrats de Bergame) d'envoyer monseigneur Licino ou quelque autre pour traiter de ma délivrance. La mémoire de leur bienfait ne finira qu'avec ma vie. Di VV. SS. affezionatissimo servidore, Torquato Tasso, prigione e infermo nel ospedal di Sant'Anna in Ferrara . "

On refusait au Tasse de l'encre, des plumes, du papier. Il avait chanté le magnanime Alphonse , et le magnanime Alphonse plongeait au fond d'une loge d'aliéné celui qui répandit sur sa tête ingrate un éclat impérissable. Dans un sonnet plein de grâce, le prisonnier supplie une chatte de lui prêter la luisance de ses yeux pour remplacer la lumière dont on l'a privé : inoffensive raillerie qui prouve la mansuétude du poète et l'excès de sa détresse. " Comme sur l'océan qu'infeste et obscurcit la tempête (...) le pilote fatigué lève la tête, durant la nuit, vers les étoiles dont le pôle resplendit, ainsi fais-je, ô belle chatte, dans ma mauvaise fortune. Tes yeux me semblent deux étoiles qui brillent devant moi... O chatte, lampe de mes veilles, ô chatte bien-aimée ! si Dieu vous garde de la bastonnade, si le ciel vous nourrit de chair et de lait, donnez-moi de la lumière pour écrire ces vers :

Fatemi luce a scriver queste carmi. "

La nuit, le Tasse se figurait entendre des bruits étranges, des tintements de cloches funèbres ; des spectres le tourmentaient. " Je n'en puis plus, s'écriait-il, je succombe ! " Attaqué d'une grave maladie, il crut voir la Vierge le sauvant par miracle.

Egro io languiva, e d'alto sonno avvinto

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Giacea con guancia di pallor dipinta,

Quando di luce incoronata...

Maria, pronta scendesti al mio dolore.

" Malade, je languissais vaincu du sommeil ; (...) je gisais, la pâleur répandue sur mes joues, quand, de lumière couronnée, (...) Marie, tu descendis rapidement à ma douleur. "

Montaigne visita le Tasse réduit à cet excès d'adversité, et ne lui témoigna aucune compassion. A la même époque, Camoëns terminait sa vie dans un hospice à Lisbonne ; qui le consolait mourant sur un grabat ? les vers du prisonnier de Ferrare. L'auteur captif de la Jérusalem , admirant l'auteur mendiant des Lusiades , disait à Vasco de Gama : " Réjouis-toi d'être chanté par le poète qui tant déploya son vol glorieux, que tes vaisseaux rapides n'allèrent pas aussi loin. "

Tant'oltre stende il glorioso volo

Che i tuoi spalmati legni andar men lungo.

Ainsi retentissait la voix de l'Eridan au bord du Tage ; ainsi, à travers les mers, se félicitaient d'un hôpital à l'autre, à la honte de l'espèce humaine, deux illustres patients de même génie et de même destinée.

Que de rois, de grands et de sots, aujourd'hui noyés dans l'oubli, se croyant, vers la fin du seizième siècle, des personnages dignes de mémoire, ignoraient jusqu'aux noms du Tasse et de Camoëns ! En 1754, on lut pour la première fois " le nom de Washington dans le récit d'un obscur combat donné dans les forêts entre une troupe de Français, d'Anglais et de sauvages : quel est le commis à Versailles, ou le pourvoyeur du Parc-aux-Cerfs , quel est surtout l'homme de cour ou d'académie qui aurait voulu changer son nom à cette époque contre le nom de ce planteur américain [Mes Etudes historiques . (N.d.A.)] ?

Ferrare, 18 septembre 1833.

L'envie s'était empressée de répandre son poison sur des plaies ouvertes. L'Académie de la Crusca avait déclaré : " que la Jérusalem délivrée était une lourde et froide compilation, d'un style obscur et inégal, pleine de vers ridicules, de mots barbares ne rachetant par aucune beauté ses innombrables défauts ". Le fanatisme pour Arioste avait dicté cet arrêt. Mais le cri de l'admiration populaire étouffa les blasphèmes académiques : il ne fut plus possible au duc Alphonse de prolonger la captivité d'un homme qui n'était coupable que de l'avoir chanté. Le pape réclama la délivrance de l'honneur de l'Italie.

Sorti de prison, le Tasse n'en fut pas plus heureux. Léonore était morte. Il se traîna de ville en ville avec ses chagrins. A Lorette, près de mourir de faim, il fut au moment, dit un de ses biographes, " de tendre la main qui avait bâti le palais d'Armide. " A Naples, il éprouva quelques doux sentiments de patrie. " Voilà, disait-il, les lieux d'où je suis parti enfant... Après tant d'années, je reviens blanchi, malade à ma rive native. "

. . . . . . . . . . . . . . . E donde

Partii fanciullo, or dopo tanti lustri

Torno . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Canuto ed egro alle native sponde.

Il préféra à des demeures somptueuses une cellule au couvent de Montoliveto. Dans un voyage qu'il fit à Rome, la fièvre l'ayant saisi, un hôpital fut encore son refuge.

De Rome et de Florence revenu à Naples, s'en prenant de ses maux à son poème immortel, il le refit et le gâta. Il commença ses chants delle sette giornate del mondo creato , sujet traité par Du Bartas. Le Tasse fait sortir Eve du sein d'Adam, tandis que Dieu " arrosait d'un sommeil paisible les membres de notre premier père assoupi. "

Ed irrigo di placida quiete

Tutte le membra al sonnacchioso...

Le poète amollit l'image biblique, et, dans les douces créations de sa lyre, la femme n'est plus que le premier songe de l'homme. Le chagrin de laisser inachevé un pieux travail qu'il regardait comme un hymne expiatoire détermina le Tasse mourant à condamner à la destruction ses chants profanes.

Moins respecté de la société que des voleurs, le Docte reçut de Marc Sciarra, fameux chef de condottieri, l'offre d'une escorte pour le conduire à Rome. Présenté au Vatican, le pape lui adressa ces mots : " Torquato, vous honorerez cette couronne qui honora ceux qui la portèrent avant vous. " Eloge que la postérité a confirmé. Le Tasse répondait aux éloges en répétant ce vers de Sénèque :

Magnifica verba mors prope admota excutit.

" La mort va rabattre bientôt de ces paroles magnifiques. "

Attaqué d'un mal qu'il pressentait devoir guérir tous les autres, il se retira au couvent de Saint-Onufre, le 1er d'avril 1595. Il monta à son dernier asile pendant une tempête de vent et de pluie. Les moines le reçurent à la porte où s'effacent aujourd'hui les fresques du Dominiquin. Il salua les pères : " Je viens mourir au milieu de vous. " Cloîtres hospitaliers, déserts de religion et de poésie, vous avez prêté votre solitude à Dante proscrit et au Tasse mourant !

Tous les secours furent inutiles. A la septième matinée de la fièvre, le médecin du pape déclara au malade qu'il conservait peu d'espérance. Le Tasse l'embrassa et le remercia de lui avoir annoncé une aussi bonne nouvelle. Ensuite il regarda le ciel et, avec une abondante effusion du coeur, il rendit grâces au Dieu des miséricordes.

Sa faiblesse augmentant, il voulut recevoir l'eucharistie à l'église du monastère : il s'y traîna appuyé sur les religieux et revint porté dans leurs bras. Lorsqu'il fut étendu de nouveau sur sa couche, le prieur l'interrogea à propos de ses dernières volontés.

" Je me suis peu soucié des biens de la fortune durant la vie ; j'y tiens encore moins à la mort. Je n'ai point de testament à faire.

" - Où marquez-vous votre sépulture ?

" - Dans votre église, si vous daignez tant honorer ma dépouille.

" - Voulez-vous dicter vous-même votre épitaphe ? " Or se tournant vers son confesseur : " Mon père, écrivez : Je rends mon âme à Dieu qui me l'a donnée, et mon corps à la terre dont il fut tiré. Je lègue à ce monastère l'image sacrée de mon Rédempteur. "

Il prit dans ses mains un crucifix qu'il avait reçu du pape et le pressa sur ses lèvres.

Sept jours s'écoulèrent encore. Le chrétien éprouvé ayant sollicité la faveur des saintes huiles, survint le cardinal Cintio, apportant la bénédiction du Souverain Pontife. Le moribond en montra une grande joie. " Voici, dit-il, la couronne que j'étais venu chercher à Rome : j'espère triompher demain avec elle. "

Virgile fit prier Auguste de jeter au feu l' Enéide ; le Tasse supplia Cintio de brûler la Jérusalem . Ensuite, il désira rester seul à seul avec son crucifix.

Le cardinal n'avait pas gagné la porte, que ses larmes, violemment retenues, débordèrent : la cloche sonna l'agonie, et les religieux, psalmodiant les prières des morts, pleurèrent et se lamentèrent dans les cloîtres. A ce bruit, Torquato dit aux charitables solitaires (il lui semblait les voir errer autour de lui comme des ombres) : " Mes amis, vous me croyez laisser ; je vous précède seulement. "

Dès lors il n'eut d'entretien qu'avec son confesseur et quelques pères de grande doctrine. Près de rendre le dernier soupir, on recueillit de sa bouche cette stance, fruit de l'expérience de sa vie : " Si la mort n'était pas, il n'y aurait au monde rien de plus misérable que l'homme. " Le 25 avril 1595, vers le milieu du jour, le poète s'écria : In manus tuas, Domine .......

Le reste du verset fut à peine entendu, comme prononcé par un voyageur qui s'éloigne.

L'auteur de la Henriade s'éteint à l'hôtel de Villette, sur un quai de la Seine, et repousse les secours de l'Eglise ; le chantre de la Jérusalem expire chrétien à Saint-Onufre : comparez, et voyez ce que la foi ajoute de beauté à la mort.

Tout ce qu'on rapporte du triomphe posthume du Tasse me paraît suspect. Sa mauvaise fortune eut encore plus d'obstination qu'on ne l'a supposé. Il ne mourut point à l'heure désignée de son triomphe, il survécut vingt-cinq jours à ce triomphe projeté. Il ne mentit point à sa destinée ; il ne fut jamais couronné, pas même après sa mort ; on ne présenta point ses restes au Capitole en habit de sénateur au milieu du concours et des larmes du peuple ; il fut enterré, ainsi qu'il l'avait ordonné, dans l'église de Saint-Onufre. La pierre dont on le recouvrit (toujours d'après son désir) ne présentait ni date ni nom dix ans après, Manso, marquis della Villa, dernier ami du Tasse et hôte de Milton, composa l'admirable épitaphe : " Hic jacet Torquatus Tassus . " Manso parvint difficilement à la faire inciser : car les moines, religieux observateurs des volontés testamentaires, s'opposaient à toute inscription ; et pourtant, sans l' hic jacet , ou les mots Torquati Tassi ossa , les cendres du Tasse eussent été perdues à l'ermitage du Janicule, comme l'ont été celles du Poussin à San Lorenzo in Lucina .

Le cardinal Cintio forma le dessein d'ériger un mausolée au chantre du saint sépulcre ; dessein avorté. Le cardinal Bevilacqua rédigea une pompeuse épitaphe destinée à la table d'un autre mausolée futur, et la chose en resta là. Deux siècles plus tard, le frère de Napoléon s'occupa d'un monument à Sorrento : Joseph troqua bientôt le berceau du Tasse pour la tombe du Cid.

Enfin, de nos jours, une grande décoration funèbre est commencée en mémoire de l'Homère italien, jadis pauvre et errant comme l'Homère grec : l'ouvrage s'achèvera-t-il ? Pour moi, je préfère au tumulus de marbre la petite pierre de la chapelle dont j'ai parlé ainsi dans l' Itinéraire : " Je cherchai ( à Venise , 1806), dans une église déserte, le tombeau de ce dernier peintre ( le Titien ) et j'eus quelque peine à le trouver : la même chose m'était arrivée à Rome ( en 1803) pour le tombeau du Tasse. Après tout, les cendres d'un poète religieux et infortuné ne sont pas trop mal placées dans un ermitage. Le chantre de la Jérusalem semble s'être réfugié dans cette sépulture ignorée, comme pour échapper aux persécutions des hommes ; il remplit le monde de sa renommée et repose lui-même inconnu sous l'oranger [J'ai eu raison de dire l'oranger, c'est un oranger qui est dans les préaux intérieurs de Saint-Onufre. (Note de Paris, 1840. N.d.A.)] de Saint-Onufre. "

La commission italienne chargée des travaux nécrolithes me pria de quêter en France et de distribuer les indulgences des muses à chaque fidèle donateur de quelques deniers au monument du poète. Juillet 1830 est arrivé, ma fortune et mon crédit ont pris de la destinée des cendres du Tasse. Ces cendres semblent posséder une vertu qui rejette toute opulence, repousse tout éclat, se dérobe à tous honneurs ; il faut de grands tombeaux aux petits hommes et de petits tombeaux aux grands.

Le Dieu qui rit de tous mes songes, me précipitant du Janicule avec les vieux pères conscrits, m'a ramené d'une autre manière auprès du Tasse. Ici je puis juger encore mieux du poète dont les trois filles sont nées à Ferrare : Armide, Herminie et Clorinde.

Qu'est-ce aujourd'hui que la maison d'Este ? qui pense aux Obizzo, aux Nicolas, aux Hercule ? Quel nom reste dans ces palais ? le nom de Léonore. Que cherche-t-on à Ferrare ? la demeure d'Alphonse ? non, la prison du Tasse. Où va-t-on professionnellement de siècle en siècle ? au sépulcre du persécuteur ? non, au cachot du persécuté.

Le Tasse remporte dans ces lieux une victoire plus mémorable : il fait oublier l'Arioste ; l'étranger quitte les os du chantre de Roland au Musée, et court chercher la loge du chantre de Renaud à Sainte-Anne. Le sérieux convient à la tombe : on abandonne l'homme qui a ri pour l'homme qui a pleuré. Pendant la vie le bonheur peut avoir son mérite ; après la mort il perd son prix : aux yeux de l'avenir il n'y a de beau que les existences malheureuses. A ces martyrs de l'intelligence, impitoyablement immolés sur la terre, les adversités sont comptées en accroissement de gloire ; ils dorment au sépulcre avec leurs immortelles souffrances, comme des rois avec leur couronne. Nous autres vulgaires infortunés, nous sommes trop peu de chose pour que nos peines deviennent dans la postérité la parure de notre vie. Dépouillé de tout en achevant ma course, ma tombe ne me sera pas un temple, mais un lieu de rafraîchissement ; je n'aurai point le sort du Tasse ; je tromperai les tendres et harmonieuses prédictions de l'amitié :

Le Tasse errant de ville en ville,

Un jour accablé de ses maux,

S'assit près du laurier fertile

Qui sur la tombe de Virgile

Etend toujours ses verts rameaux, etc.

Je me hâtai de porter mes hommages à ce fils des Muses, si bien consolé par ses frères : riche ambassadeur j'avais souscrit pour son mausolée à Rome, indigent pèlerin à la suite de l'exil, j'allai m'agenouiller à sa prison de Ferrare. Je sais qu'on élève des doutes assez fondés sur l'identité des lieux ; mais, comme tous les vrais croyants, je nargue l'histoire ; cette crypte, quoi qu'on en dise, est l'endroit même que le pazzo per amore habita sept années entières ; on passait nécessairement par ces cloîtres ; on arrivait à cette geôle où le jour se glissait à travers les barreaux de fer d'un soupirail, où la voûte rampante qui glace votre tête dégoutte l'eau salpêtrée sur un sol humide qui paralyse vos pieds.

Aux murs, en dehors de la prison, et tout autour du guichet, on lit les noms des adorateurs du dieu : la statue de Memnon, frémissante d'harmonie sous le toucher de l'aurore, était couverte des déclarations des divers témoins du prodige. Je n'ai point charbonné mon ex-voto ; je me suis caché dans la foule, dont les prières secrètes doivent être, en raison de leur humilité même, plus agréables au Ciel.

Les bâtiments dans lesquels s'enclôt aujourd'hui la prison du Tasse dépendent d'un hôpital ouvert à toutes les infirmités ; on les a mises sous la protection des saints : Sancto Torquato sacrum . A quelque distance de la loge bénie est une cour délabrée ; au milieu de cette cour, le concierge cultive un parterre environné d'une haie de mauves ; la palissade, d'un vert tendre, était chargée de larges et belles fleurs. J'ai cueilli une de ces roses de la couleur du deuil des rois, et qui me semblait croître au pied d'un Calvaire. Le génie est un Christ ; méconnu persécuté, battu de verges, couronné d'épines, mis en croix pour et par les hommes, il meurt en leur laissant la lumière et ressuscite adoré.


3 L40 Chapitre 3

Ferrare, 18 septembre 1833.

Arrivée de madame la duchesse de Berry.

Sorti le 18 au matin, en revenant aux Trois Couronnes , j'ai trouvé la rue encombrée de peuple ; les voisins béaient aux fenêtres. Une garde de cent hommes des troupes autrichiennes et papalines occupait l'auberge. Le corps des officiers de la garnison, les magistrats de la ville, les généraux, le prolégat, attendaient Madame, dont un courrier aux armes de France avait annoncé l'arrivée. L'escalier et les salons étaient ornés de fleurs. Oncques ne fut plus belle réception pour une exilée.

A l'apparition des voitures, le tambour battit aux champs, la musique des régiments éclata, les soldats présentèrent les armes. Madame, parmi la presse, eut peine à descendre de sa calèche arrêtée à la porte de l'hôtellerie ; j'étais accouru ; elle me reconnut au milieu de la cohue. A travers les autorités constituées et les mendiants qui se jetaient sur elle, elle me tendit la main en me disant : " Mon fils est votre roi : aidez-moi donc à passer. " Je ne la trouvai pas trop changée, bien qu'amaigrie ; elle avait quelque chose d'une petite fille éveillée.

Je marchais devant elle ; elle donnait le bras à M. de Lucchesi ; madame de Podenas la suivait. Nous montâmes les escaliers et entrâmes dans les appartements entre deux rangs de grenadiers, au fracas des armes, au bruit des fanfares, aux vivat des spectateurs. On me prenait pour le majordome, on s'adressait à moi pour être présenté à la mère de Henri V. Mon nom se liait à ces noms dans l'esprit de la foule.

Il faut savoir que Madame, depuis Palerme jusqu'à Ferrare, a été reçue avec les mêmes respects, malgré les notes des envoyés de Louis-Philippe. M. de Broglie ayant eu la bravoure de demander au pape le renvoi de la proscrite, le cardinal Bernetti répondit : " Rome a toujours été l'asile des grandeurs tombées. Si dans ses derniers temps la famille de Bonaparte trouva un refuge auprès du Père des fidèles, à plus forte raison la même hospitalité doit-elle être exercée envers la famille des rois très chrétiens. "

Je crois peu à cette dépêche, mais j'étais vivement frappé d'un contraste : en France, le gouvernement prodigue des insultes à une femme dont il a peur ; en Italie, on ne se souvient que du nom, du courage et des malheurs de madame la duchesse de Berry.

Je fus obligé d'accepter mon rôle improvisé de premier gentilhomme de la chambre. La princesse était extrêmement drôle : elle portait une robe de toile grisâtre serrée à la taille ; sur sa tête, une espèce de petit bonnet de veuve, ou de béguin d'enfant ou de pensionnaire en pénitence. Elle allait çà et là, comme un hanneton ; elle courait à l'étourdie, d'un air assuré, au milieu des curieux de même qu'elle se dépêchait dans les bois de la Vendée. Elle ne regardait et ne reconnaissait personne ; j'étais obligé de l'arrêter irrespectueusement par sa robe ou de lui barrer le chemin en lui disant : " Madame, voilà le commandant autrichien, l'officier en blanc ; Madame, voilà le commandant des troupes pontificales, l'officier en bleu. Madame, voilà le prolégat, le grand jeune abbé en noir. " Elle s'arrêtait, disait quelques mots en italien ou en français, pas trop justes, mais rondement, franchement, gentiment, et qui, dans leur déplaisance, ne déplaisaient pas : c'était une espèce d'allure ne ressemblant à rien de connu. J'en sentais presque de l'embarras et pourtant je n'éprouvais aucune inquiétude sur l'effet produit par la petite échappée des flammes et de la geôle.

Une confusion comique survenait. Je dois dire une chose avec toute la réserve de la modestie : le vain bruit de ma vie augmente à mesure que le silence réel de cette vie s'accroît. Je ne puis descendre aujourd'hui dans une auberge, en France ou à l'étranger, que je n'y sois immédiatement assiégé. Pour la vieille Italie, je suis le défenseur de la religion ; pour la jeune, le défenseur de la liberté ; pour les autorités, j'ai l'honneur d'être la Sua Eccellenza GIA ambasciadore di Francia à Vérone et à Rome. Des dames, toutes sans doute d'une rare beauté, ont prêté la langue d'Angélique et d'Aquilan le Noir à la Floridienne Atala et au More Aben-Hamet. Je vois donc arriver les écoliers, de vieux abbés à larges calottes, des femmes dont je remercie les traductions et les grâces ; puis des mendicanti , trop bien élevés pour croire qu'un ci-devant ambassadeur est aussi gueux que leurs seigneuries.

Or, mes admirateurs étaient accourus à l'hôtel des Trois Couronnes, avec la foule attirée par madame la duchesse de Berry : ils me rencognaient dans l'angle d'une fenêtre et me commençaient une harangue qu'ils allaient achever à Marie-Caroline. Dans le trouble des esprits, les deux troupes se trompaient quelquefois de patron et de patronne : j'étais salué de Votre Altesse Royale et Madame me raconta qu'on l'avait complimentée sur le Génie du Christianisme : nous échangions nos renommées. La princesse était charmée d'avoir fait un ouvrage en quatre volumes, et moi j'étais fier d'avoir été pris pour la fille des rois.

Tout à coup la princesse disparut : elle s'en alla à pied, avec le comte Lucchesi, voir la loge du Tasse ; elle se connaissait en prisons. La mère de l'orphelin banni, de l'enfant héritier de saint Louis, Marie-Caroline sortie de la forteresse de Blaye, ne cherchant dans la ville de Renée de France que le cachot d'un poète, est une chose unique dans l'histoire de la fortune et de la gloire humaine. Les vénérables de Prague auraient cent fois passé à Ferrare sans qu'une idée pareille leur fût venue dans la tête ; mais madame de Berry est Napolitaine, elle est compatriote du Tasse qui disait : Ho desiderio di Napoli, come l'anime ben disposte, del paradiso : " J'ai désir de Naples, comme les âmes bien disposées ont désir du paradis. "

J'étais dans l'opposition et en disgrâce ; les ordonnances se mitonnaient clandestinement au château et reposaient encore en joie et en secret au fond des coeurs : un jour la duchesse de Berry aperçut une gravure représentant le chantre de la Jérusalem aux barreaux de sa loge : " J'espère, dit-elle, que nous verrons bientôt comme cela Chateaubriand. " Paroles de prospérité, dont il ne faut pas plus tenir compte que d'un propos échappé dans l'ivresse. Je devais rejoindre Madame au cachot même du Tasse, après avoir subi pour elle les prisons de la police. Quelle élévation de sentiments dans la noble princesse, quelle marque d'estime elle m'a donnée en s'adressant à moi à l'heure de son infortune après le souhait qu'elle avait formé ! Si son premier voeu élevait trop haut mes talents, sa confiance s'est moins trompée sur mon caractère.


3 L40 Chapitre 4

Ferrare, 18 septembre 1833.

Mademoiselle Lebeschu. - Le comte Lucchesi Palli. - Discussion. Dîner. - Bugeaud le geôlier. - Madame de Saint-Priest, M. de Saint-Priest. - Madame de Podenas. - Notre troupe. - Mon refus d'aller à Prague. - Je cède sur un mot.

M. de Saint-Priest, madame de Saint-Priest et M. A. Sala arrivèrent. Celui-ci avait été officier dans la garde royale, et il a été substitué dans mes affaires de librairie à M. Delloye, major dans la même garde. Deux heures après l'arrivée de Madame, j'avais vu mademoiselle Lebeschu, ma compatriote ; elle s'était empressée de me dire les espérances qu'on voulait bien fonder sur moi. Mademoiselle Lebeschu figure dans le procès du Carlo Alberto .

Revenue de sa poétique visitation, la duchesse de Berry m'a fait appeler : elle m'attendait avec M. le comte Lucchesi et madame de Podenas.

Le comte Lucchesi Palli est grand et brun : Madame le dit Tancrède par les femmes. Ses manières, avec la princesse sa femme, sont un chef-d'oeuvre de convenance ni humbles, ni arrogantes, mélange respectueux de l'autorité du mari et de la soumission du sujet.

Madame m'a sur-le-champ parlé d'affaires ; elle m'a remercié de m'être rendu à son invitation ; elle m'a dit qu'elle allait à Prague, non seulement pour se réunir à sa famille, mais pour obtenir l'acte de majorité de son fils : puis elle m'a déclaré qu'elle m'emmenait avec elle.

Cette déclaration, à laquelle je ne m'étais pas attendu, me consterna : retourner à Prague ! Je présentai les objections qui se présentèrent à mon esprit.

Si j'allais à Prague avec Madame et si elle obtenait ce qu'elle désire, l'honneur de la victoire n'appartiendrait pas tout entier à la mère de Henri V, et ce serait un mal ; si Charles X s'obstinait à refuser l'acte de majorité, moi présent (comme j'étais persuadé qu'il le ferait), je perdrais mon crédit. Il me semblait donc meilleur de me garder comme une réserve, dans le cas où Madame manquerait sa négociation.

Son Altesse Royale combattit ces raisons : elle soutint qu'elle n'aurait aucune force à Prague si je ne l'accompagnais ; que je faisais peur à ses grands parents, qu'elle consentait à me laisser l'éclat de la victoire et l'honneur d'attacher mon nom à l'avènement de son fils.

M. et madame de Saint-Priest entrèrent au milieu de ce débat et insistèrent dans le sens de la princesse. Je persistai dans mon refus. On annonça le dîner.

Madame fut très gaie. Elle me raconta ses contestes, à Blaye, avec le général Bugeaud, de la façon la plus amusante. Bugeaud l'attaquait sur la politique et se fâchait ; Madame se fâchait plus que lui : ils criaient comme deux aigles et elle le chassait de la chambre. Son Altesse Royale s'abstint de certains détails dont elle m'aurait peut-être fait part si j'étais resté avec elle. Elle ne lâcha pas Bugeaud ; elle l'accommodait de toutes pièces : " Vous savez, me dit-elle, que je vous ai demandé quatre fois ? Bugeaud fit passer mes demandes à d'Argout. D'Argout répondit à Bugeaud qu'il était une bête, qu'il aurait dû refuser tout d'abord votre admission sur l'étiquette du sac : il est de bon goût , ce M. d'Argout. " Madame appuyait sur ces deux mots pour rimer, avec son accent italien.

Cependant le bruit de mon refus s'étant répandu inquiéta nos fidèles. Mademoiselle Lebeschu vint après le dîner me chapitrer dans ma chambre ; M. de Saint-Priest, homme d'esprit et de raison, me dépêcha d'abord M. Sala, puis il le remplaça et me pressa à son tour. " On avait fait partir M. de La Ferronnays à Hradschin, afin de lever les premières difficultés. M. de Montbel était arrivé, il était chargé d'aller à Rome lever le contrat de mariage rédigé en bonne et due forme, et qui était déposé entre les mains du cardinal Zurla. "

" En supposant, a continué M. de Saint-Priest, que Charles X se refuse à l'acte de majorité, ne serait-il pas bon que Madame obtint une déclaration de son fils ? Quelle devrait être cette déclaration ? - Une note fort courte, ai-je répondu, dans laquelle Henri protesterait contre l'usurpation de Philippe. "

M. de Saint-Priest a porté mes paroles à Madame. Ma résistance continuait d'occuper les entours de la princesse. Madame de Saint-Priest, par la noblesse de ses sentiments, paraissait la plus vive dans ses regrets. Madame de Podenas n'avait point perdu l'habitude de ce sourire serein qui montre ses belles dents : son calme était plus sensible au milieu de notre agitation.

Nous ne ressemblions pas mal à une troupe ambulante de comédiens français jouant à Ferrare, par la permission de messieurs les magistrats de la ville, la Princesse fugitive , ou la Mère persécutée . Le théâtre présentait à droite la prison du Tasse, à gauche la maison de l'Arioste ; au fond le château où se donnèrent les fêtes de Léonore et d'Alphonse. Cette royauté sans royaume, ces émois d'une cour renfermée dans deux calèches errantes, laquelle avait le soir pour palais l'hôtel des Trois Couronnes ; ces conseils d'Etat tenus dans une chambre d'auberge, tout cela complétait la diversité des scènes de ma fortune. Je quittais dans les coulisses mon heaume de chevalier et je reprenais mon chapeau de paille, je voyageais avec la monarchie de droit roulée dans mon portemanteau, tandis que la monarchie de fait étalait ses fanfreluches aux Tuileries. Voltaire appelle toutes les royautés à passer leur carnaval à Venise avec Achmet III : Ivan, empereur de toutes les Russies, Charles-Edouard roi d'Angleterre, les deux rois des Polacres, Théodore roi de Corse, et quatre Altesses Sérénissimes. " Sire, la chaise de Votre Majesté est à Padoue et la barque est prête. - Sire, Votre Majesté partira quand elle voudra. - Ma foi, sire, on ne veut plus faire crédit à Votre Majesté, ni à moi non plus, et nous pourrions bien être coffrés cette nuit. "

Pour moi, je dirai comme Candide : " Messieurs, pourquoi êtes-vous tous rois ? Je vous avoue que ni moi ni Martin ne le sommes. "

Il était onze heures du soir ; j'espérais avoir gagné mon procès et obtenu de Madame mon laissez-passer.

J'étais loin de compte ! Madame ne quitte pas si vite une volonté ; elle ne m'avait point interrogé sur la France, parce que, préoccupée de ma résistance à son dessein, c'était là son affaire du moment. M. de Saint-Priest, entrant dans ma chambre, m'apporta la minute d'une lettre que Son Altesse Royale se proposait d'écrire à Charles X. " Comment, m'écriai-je, Madame persiste dans sa résolution ? Elle veut que je porte cette lettre ? mais il me serait impossible, même matériellement, de traverser l'Allemagne ; mon passeport n'est que pour la Suisse et l'Italie.

" - Vous nous accompagnerez jusqu'à la frontière d'Autriche, repartit M. de Saint-Priest ; Madame vous prendra dans sa voiture ; la frontière franchie, vous rentrerez dans votre calèche et vous arriverez trente-six heures avant nous. "

Je courus chez la princesse, je renouvelai mes instances : la mère de Henri V me dit : " Ne m'abandonnez pas. " Ce mot mit fin à la lutte ; je cédai ; Madame parut pleine de joie. Pauvre femme ! elle avait tant pleuré ! comment aurais-je pu résister au courage, à l'adversité, à la grandeur déchue, réduits à se cacher sous ma protection ! Une autre princesse, madame la Dauphine, m'avait aussi remercié de mes inutiles services : Carlsbad et Ferrare étaient deux exils de divers soleils, et j'y avais recueilli les plus nobles honneurs de ma vie.

Madame partit d'assez grand matin, le 19, pour Padoue, où elle me donna rendez-vous ; elle devait s'arrêter au Catajo, chez le duc de Modène. J'avais cent choses à voir à Ferrare, des palais, des tableaux, des manuscrits, il fallut me contenter de la prison du Tasse. Je me mis en route quelques heures après Son Altesse Royale. J'arrivai de nuit à Padoue. J'envoyai Hyacinthe chercher à Venise mon mince bagage d'écolier allemand, et je me couchai tristement à l'Etoile d'or , qui n'a jamais été la mienne.


3 L40 Chapitre 5

Padoue, 20 septembre 1833.

Padoue. - Tombeaux. - Manuscrit de Zanze.

Le vendredi, 20 septembre, je passai une partie de la matinée à écrire à mes amis mon changement de destination. Arrivèrent successivement les personnes de la suite de Madame.

N'ayant plus rien à faire, je sortis avec un cicerone. Nous visitâmes les deux églises de Sainte-Justine et de Saint-Antoine de Padoue. La première, ouvrage de Jérôme de Brescia, est d'une grande majesté : du bas de la nef on n'aperçoit pas une seule des fenêtres percées très haut, de sorte que l'église est éclairée sans qu'on sache par où s'introduit la lumière. Cette église a plusieurs bons tableaux de Paul Véronèse, de Liberi, de Palma, etc.

Saint-Antoine de Padoue ( il Santo ) présente un monument gothique grécisé, style particulier aux anciennes églises de la Vénétie. La chapelle Saint-Antoine est de Jacques Sansovino et de François son fils : on s'en aperçoit de prime abord ; les ornements et la forme sont dans le goût de la loggetta du clocher de Saint-Marc.

Une signora en robe verte, en chapeau de paille recouvert d'un voile, priait devant la chapelle du saint, un domestique en livrée priait également derrière elle : je supposai qu'elle faisait un voeu pour le soulagement de quelque mal moral ou physique ; je ne me trompais pas ; je la retrouvai dans la rue : femme d'une quarantaine d'années, pâle, maigre, marchant raide et d'un air souffrant, j'avais deviné son amour ou sa paralysie. Elle était sortie de l'église avec l'espérance : dans l'espace de temps qu'elle offrait au ciel sa fervente oraison, n'oubliait-elle pas sa douleur, n'était-elle pas réellement guérie ?

Il Santo abonde en mausolées, celui de Bembo est célèbre. Au cloître on rencontre la tombe du jeune d'Orbesan, mort en 1595.

Gallus eram, Patavi morior, spes una parentum !

L'épitaphe française d'Orbesan se termine par un vers qu'un grand poète voudrait avoir fait :

Car il n'est si beau jour qui n'amène sa nuit.

Charles-Guy Patin est enterré à la cathédrale : son drôle de père ne le put sauver, lui qui avait traité un jeune gentilhomme âgé de sept ans, lequel fut saigné treize fois et fut guéri dans quinze jours, comme par miracle .

Les anciens excellaient dans l'inscription funèbre : " Ici repose Epictète, disait son cippe, esclave, contrefait, pauvre comme Irus, et pourtant le favori des dieux. "

Camoëns, parmi les modernes, a composé la plus magnifique des épitaphes, celle de Jean III de Portugal : " Qui gît dans ce grand sépulcre ? quel est celui que désignent les illustres armoiries de ce massif écusson ? Rien ! car c'est à cela qu'arrive toute chose... Que la terre lui soit aussi légère à cette heure qu'il fut autrefois pesant au More. "

Mon cicerone padouan était un bavard, fort différent de mon Antonio de Venise ; il me parlait à tout propos de ce grand tyran Angelo : le long des rues il m'annonçait chaque boutique et chaque café ; au Santo il me voulait absolument montrer la langue bien conservée du prédicateur de l'Adriatique. La tradition de ces sermons ne viendrait-elle pas de ces chansons que, dans le moyen-âge, les pêcheurs (à l'exemple des anciens Grecs) chantaient aux poissons pour les charmer ? Il nous reste encore quelques-unes de ces ballades pélagiennes en anglo-saxon. De Tite-Live, point de nouvelles ; de son vivant, j'aurais volontiers, comme l'habitant de Gadès, fait exprès le voyage de Rome pour le voir ; j'aurais volontiers, comme Panormita, vendu mon champ pour acheter quelques fragments de l' Histoire romaine , ou, comme Henri IV, promis une province pour une Décade . Un mercier de Saumur n'en était pas là ; il mit tout simplement couvrir des battoirs un manuscrit de Tite-Live, à lui vendu, en guise de vieux papiers par l'apothicaire du couvent de l'abbaye de Fontevrault.

Quand je rentrai à l'Etoile d'or , Hyacinthe était revenu de Venise. Je lui avais recommandé de passer chez Zanze, et de lui faire mes excuses d'être parti sans la voir. Il trouva la mère et la fille dans une grande colère ; elles venaient de lire Le mie Prigioni . La mère disait que Silvio était un scélérat, il s'était permis d'écrire que Brollo l'avait tiré, lui Pellico, par une jambe, lorsque lui Pellico était monté sur une table. La fille s'écriait : " Pellico est un calomniateur ; c'est de plus un ingrat. Après les services que je lui ai rendus, il cherche à me déshonorer. " Elle menaçait de faire saisir l'ouvrage et d'attaquer l'auteur devant les tribunaux ; elle avait commencé une réfutation du livre : Zanze est non seulement une artiste, mais une femme de lettres.

Hyacinthe la pria de me donner la réfutation non achevée ; elle hésita, puis elle lui remit le manuscrit : elle était pâle et fatiguée de son travail. La vieille geôlière prétendait toujours vendre la broderie de sa fille et l'ouvrage en mosaïque. Si jamais je retourne à Venise je m'acquitterai mieux envers madame Brollo que je ne l'ai fait envers Abou Gosch, chef des Arabes des montagnes de Jérusalem ; je lui avais promis, à celui-ci, une couffe de riz de Damiette, et je ne la lui ai jamais envoyée. Voici le commentaire de Zanze :

" La Veneziana maravigliandosi che contro di essa si sieno persona che abbia avutto ardire di scrivere pezze di un romanzo formatto ed empitto di impie falsità, si lagna fortemente contro l'auttore mentre potteva servirsi di altra persona onde dar sfogo al suo talento, ma non prendersi spasso di una giovine onesta di educazione e religione, e questa stimatta ed amatta e conosciutta a fondo da tutti.

" Comme Silvio puo dire che nella età mia di 13 anni (che talli erano, alorquando lui dice di avermi conosciuta), comme puo dire che io fossi giornarieramente statta a visitarlo nella sua abitazione ? se io giuro di essere statta se non pochissime volte, e sempre accompagnata o dal padre, o madre, o fratello ? Comme puo egli dire che io le abbia confidatto un amore, che io era sempre alle mie scuolle, e che appena cominciavo a conoscere, anzi non ancor poteva ne conosceva mondo, ma solo dedicatta alli doveri di religione, a quelli di doverosa figlia, e sempre occupatta a miei lavori, che questi erano il mio sollo piacere ? Io giuro che non ho mai parlatto con lui, ne di amore, ne di altra qualsiasi casa. Sollo se qualche volte io lo vedeva, lo guardava con ochio di pietà, poichè il mio cuore era per ogni mio simille, pieno di compazione ; anzi io odiava il luogo che per sola combinazione mio padre si ritrovava : perchè altro impiego lo aveva sempre occupatto ; ma dopo essere stato un bravo soldato, avendo bene servito la repubblica e poi il suo sovrano, fù statto ammesso contro sua volontà, non che di quella di sua famiglia, in quell'impiego. Falsissimo è che io abbia mai preso una mano del sopradetto Silvio, ne comme padre, ne comme frattello ; prima, perchè abenchè giovinetta e priva di esperienza, avevo abastanza avutta educazione onde conoscere il mio dovere. Comme puo egli dite di esser statto da me abbraciatto, che io non avrei fatto questo con un fratello nemeno ; talli erano li scrupoli che aveva il mio cuore, stante l'educazione avutta nelli conventi, ove il mio padre mi aveva sempre mantenuta.

" Bensi vero sarà che lui a fondo mi conoscha più di quello che io possa conoscer lui, mentre mi sentiva giornarieramente in compagnia di miei fratelli, in una stanza a lui vicina ; che questa era il luogo ove dormiva e studiava li miei sopradetti fratelli, et comme talli mi era lecitto di stare con loro ? comme puo egli dire che io ciarlassi con lui degli affari di mia famiglia, che sfogava il mio cuore contro il riguore di mia madre e benevolenza del padre, che io non aveva motivo alcuno di lagnarmi di essa, ma fù da me sempre ammatta ?

" E comme puo egli dire di avermi sgridatta avendogli portato un cativo caffè ? Che io non so se alcuna persona posia dire di aver avutto ardire di sgridarmi : anzi di avermi per solla sua bontà tutti stimata.

" Mi formo mille maraviglie che un uomo di spirito et di tallenti abbia ardire di vantarsi di simile cose ingiuste contro una giovine onesta, onde farle perdere quella stima che tutti professa per essa, non che l'amore di un rispetoso consorte, la sua pace e tranquilità in mezzo il bracio di sua famiglia e figlia.

" Io mi trovo oltremodo sdegnatta contro questo auttore, per avermi esposta in questo modo in un publico libro, di più di tanto prendersi spaso del nominare ogni momento il mio nome.

" Ha pure avutto riguardo nel mettere il nome di Tremerello in cambio di quello di Mandricardo ; che tale era il nome del servo che cosi bene le portava ambaciatte. E questo io potrei farle certo, perchè sapeva quanto infedelle lui era ed interessato : che pur per mangiare e bevere avrebe sacrificatto qualunque persona ; lui era un perfido contro tutti coloro che per sua disgrazia capitavano poveri e non poteva mangiarlo quanto voleva ; trattava questi infelici pegio di bestie. Ma quando io vedeva, lo sgridava e lo diceva a mio padre, non potendo il mio cuore vedere simili tratti verso il suo simile. Lui ero buono sollamente con chi le donava una buona mancia e bene le dava a mangiare.- Il cielo le perdoni ! Ma avrà da render conto delle sue cative opere verso suoi simili, e per l'odio che a me professava et per le coressioni che io le faceva. Per tale cativo sogetto Silvio a avutto riguardo, et per me che non meritava di essere esposta, non ha avutto il minimo riguardo.

" Ma io ben sapro ricorere, ove mi verane fatta una vera giustizia, mentre non intendo ne voglio esser, ne per bene ne malle, nominatta in publico.

" Io sono felice in bracio a un marito, che tanto mi ama, e ch'è veramente e virtuosamente corisposto, ben conoscendo il mio sentimento, non che vedendo il mio operare : e dovro a cagione di un uomo che si è presso un punto sopra di me, onde dar forza alli suoi mal fondati scritti essendo questi posti in falso !

" Silvio perdonerà il mio furore ; ma doveva lui bene aspetarselo quando al chiaro io era dal suo operatto. Questa è la ricompensa di quanto ha fatto la mia famiglia, avendolo trattatto con quella umanità, che merita ogni creatura cadutta in talli disgrazie, e non trattata come era li ordini !

" Io intanto faccio qualunque giuramento, che tutto quello che fù detto a mio riguardo, dà falso. Forse Silvio sarà statto malle informato di me, ma non puo egli dire con verità talli cose non essendo vere, ma sollo per avere un più forte motivo onde fondare il suo romanzo.

" Vorei dire di più, ma le occupazioni di mia famiglia non mi permette di perdere di più tempo. Sollo ringraziaro intanto il signor Silvio col suo operare e di avermi senza colpa veruna posto in seno una continua inquietudine e forse una perpetua infelicità. "

Traduction.

" La Vénitienne va s'émerveillant que quelqu'un ait eu le courage d'écrire contre elle deux scènes d'un roman formé et rempli de faussetés impies. Elle se plaint fortement de l'auteur qui se pouvait servir d'une autre personne pour donner carrière à son talent, et non prendre pour jouet une jeune fille honnête d'éducation et de religion, estimée, aimée et connue à fond de tous.

" Comment Silvio peut-il dire qu'à mon âge de treize ans (qui étaient mes ans lorsqu'il dit m'avoir connue) ; comment peut-il dire que j'allais journellement le visiter dans sa demeure, si je jure de n'y être allée que très peu de fois, et toujours accompagnée ou de mon père, ou de ma mère, ou d'un frère ? Comment peut-il dire que je lui ai confié un amour, moi qui étais toujours à mes écoles, moi qui, à peine commençant à savoir quelque chose, ne pouvais connaître ni l'amour, ni le monde ; seulement consacrée que j'étais aux devoirs de la religion, à ceux d'une obéissante fille, toujours occupée de mes travaux, mes seuls plaisirs ?

" Je jure que je ne lui ai jamais parlé (à Pellico) ni d'amour, ni de quoi que ce soit ; mais si quelquefois je le voyais, je le regardais d'un oeil de pitié, parce que mon coeur était pour chacun de mes semblables plein de compassion. Aussi je haïssais le lieu où mon père se trouvait par fortune : il avait toujours occupé une autre place ; mais après avoir été un brave soldat, ayant bien servi la République et ensuite son souverain, il fut mis contre sa volonté et celle de sa famille dans cet emploi.

" Il est très faux ( falsissimo ) que j'aie jamais pris une main du susdit Silvio, ni comme celle de mon père, ni comme celle de mon frère ; premièrement parce que, bien que jeunette et privée d'expérience, j'avais suffisamment reçu d'éducation pour connaître mes devoirs.

" Comment peut-il dire avoir été par moi embrassé moi qui n'aurais pas fait cela avec un frère même : tels étaient les scrupules qu'avait imprimés dans mon coeur l'éducation reçue dans les couvents où mon père m'avait toujours maintenue !

" Vraiment, il arrivera que j'ai été plus connue de lui (Pellico) qu'il ne le pouvait être de moi ! Je me tenais journellement en la compagnie de mes frères dans une chambre à lui voisine (laquelle était le lieu où dormaient et étudiaient mes susdits frères) ; or, puisqu'il m'était loisible de demeurer avec eux, comment peut-il dire que je discourais avec lui des affaires de ma famille que je soulageais mon coeur au sujet de la rigueur de ma mère et de la bonté de mon père ? Loin d'avoir aucun motif de me plaindre d'elle, elle fut par moi toujours aimée.

" Comment peut-il dire qu'il a crié contre moi pour lui avoir apporté de mauvais café ? Je ne sache personne qui puisse dire avoir eu l'audace de crier contre moi, m'ayant tous estimée par leur seule bonté.

" Je me fais mille étonnements de ce qu'un homme d'esprit et de talent ait eu le courage de se vanter injustement de semblables choses contre une jeune fille honnête, ce qui pourrait lui faire perdre l'estime que tous professent pour elle, et encore l'amour d'un respectable mari, lui faire perdre sa paix et sa tranquillité dans les bras de sa famille et de sa fille.

" Je me trouve indignée outre mesure contre cet auteur pour m'avoir exposée de cette manière dans un livre publié, et pour avoir pris une si grande liberté de citer mon nom à chaque instant.

" Et pourtant il a eu l'attention d'écrire le nom de Tremerello au lieu de celui de Mandricardo , nom de celui qui si bien lui portait des messages. Et celui-là je pourrais le lui faire connaître avec certitude, parce que je savais combien il lui était infidèle et combien intéressé. Pour boire et manger il aurait sacrifié tout le monde ; il était perfide à tous ceux qui pour leur malheur lui arrivaient pauvres, et qui ne pouvaient autant l'engraisser qu'il l'aurait voulu. Il traitait ces malheureux pire que des bêtes ; mais quand je le voyais je lui adressais des reproches et le disais à mon père, mon coeur ne pouvant supporter de pareils traitements envers mon semblable. Lui (Mandricardo) était bon seulement avec ceux qui lui donnaient la buona mancia et lui donnaient bien à manger ; le ciel lui pardonne ! mais il aura à rendre compte de ses mauvaises actions envers ses semblables, et de la haine qu'il me portait à cause des remontrances que je lui faisais. Pour un tel mauvais sujet Silvio a eu des délicatesses, et pour moi, qui ne méritais pas d'être exposée, il n'a pas eu le moindre égard.

" Mais moi je saurai bien recourir où il me sera fait une véritable justice ; je n'entends pas, je ne veux pas être, soit en bien, soit en mal, nommée en public.

" Je suis heureuse dans les bras d'un mari qui m'aime tant, et qui est vraiment et vertueusement payé de retour. Il connaît bien non seulement ma conduite, mais mes sentiments. Et je devrai, à cause d'un homme qui juge à propos de m'exploiter dans l'intérêt de ses écrits mal fondés et remplis de faussetés... !

" Silvio me pardonnera ma fureur, mais il devait s'y attendre, alors que je viendrais à connaître clairement sa conduite à mon égard.

" Voilà la récompense de tout ce qu'a fait ma famille, l'ayant traité (Pellico) avec cette humanité que mérite chaque créature tombée en une pareille disgrâce, et ne l'ayant pas traité selon les ordres.

" Et moi cependant je fais le serment que tout ce qui a été dit à mon égard est faux. Peut-être Silvio aura été mal informé à mon égard, mais il ne peut dire avec vérité des choses qui, n'étant pas vraies, lui sont seulement un motif plus fort de fonder son roman.

" Je voudrais en dire davantage ; mais les occupations de ma famille ne me permettent pas de perdre plus de temps. Seulement je rends grâces au signor Silvio de son ouvrage et de m'avoir, innocente de faute, mis dans le sein une continuelle inquiétude, et peut-être une perpétuelle infélicité. "

Cette traduction littérale est loin de rendre la verve féminine, la grâce étrangère, la naïveté animée du texte ; le dialecte dont se sert Zanze exhale un parfum du sol impossible à transfuser dans une autre langue. L' apologie avec ses phrases incorrectes, nébuleuses, inachevées, comme les extrémités vagues d'un groupe de l'Albane ; le manuscrit, avec son orthographe défectueuse ou vénitienne, est un monument de femme grecque, mais de ces femmes de l'époque où les évêques de Thessalie chantaient les amours de Théagène et de Chariclée. Je préfère les deux pages de la petite geôlière à tous les dialogues de la grande Isotte, qui cependant a plaidé pour Eve contre Adam, comme Zanze plaide pour elle-même contre Pellico. Mes belles compatriotes provençales d'autrefois rappellent davantage la fille de Venise par l'idiome de ces générations intermédiaires, chez lesquelles la langue du vaincu n'est pas encore entièrement morte et la langue du vainqueur pas encore entièrement formée.

Qui de Pellico ou de Zanze a raison ? de quoi s'agit-il aux débats ? d'une simple confidence, d'un embrassement douteux, lequel, au fond, ne s'adresse peut-être pas à celui qui le reçoit. La vive épousée ne veut pas se reconnaître dans la délicieuse éphèbe représentée par le captif ; mais elle conteste le fait avec tant de charme, qu'elle le prouve en le niant. Le portrait de Zanze dans le mémoire du demandeur est si ressemblant, qu'on le retrouve dans la réplique de la défenderesse : même sentiment de religion et d'humanité, même réserve, même ton de mystère, même désinvolture molle et tendre.

Zanze est pleine de puissance lorsqu'elle affirme, avec une candeur passionnée, qu'elle n'aurait pas osé embrasser son propre frère, à plus forte raison M. Pellico. La piété filiale de Zanze est extrêmement touchante lorsqu'elle transforme Brollo en un vieux soldat de la république, réduit à l'état de geôlier per sola combinazione .

Zanze est tout admirable dans cette remarque : Pellico a caché le nom d'un homme pervers, et il n'a pas craint de révéler celui d'une innocente créature compatissante aux misères des prisonniers.

Zanze n'est point séduite par l'idée d'être immortelle dans un ouvrage immortel ; cette idée ne lui vient pas même à l'esprit : elle n'est frappée que de l'indiscrétion d'un homme ; cet homme, à en croire l'offensée, sacrifie la réputation d'une femme aux jeux de son talent, sans souci du mal dont il peut être la cause, ne pensant qu'à faire un roman au profit de sa renommée. Une crainte visible domine Zanze : les révélations d'un prisonnier n'éveilleront-elles pas la jalousie d'un époux ?

Le mouvement qui termine l'apologie est pathétique et éloquent :

" Je rends grâces au signor Silvio de son ouvrage, et de m'avoir, innocente de faute, mis dans le sein une continuelle inquiétude et peut-être une perpétuelle infélicité, una continua inquietudine e forse una perpetua infelicità . "

Sur ces dernières lignes écrites d'une main fatiguée, on voit la trace de quelques larmes.

Moi, étranger au procès, je ne veux rien perdre. Je tiens donc que la Zanze de Mie Prigioni est la Zanze selon les Muses, et que la Zanze de l' apologie est la Zanze selon l'histoire. J'efface le petit défaut de taille que j'avais cru voir dans la fille du vieux soldat de la république ; je me suis trompé : Angélique de la prison de Silvio est faite comme la tige d'un jonc, comme le stipe d'un palmier. Je lui déclare que, dans mes Mémoires ; aucun personnage ne me plaît autant qu'elle, sans en excepter ma sylphide. Entre Pellico et Zanze elle-même à l'aide du manuscrit dont je suis dépositaire, grande merveille sera si la Veneziana ne va pas à la postérité ! Oui, Zanze, vous prendrez place parmi les ombres de femmes qui naissent autour du poète, lorsqu'il rêve au son de sa lyre. Ces ombres délicates, orphelines d'une harmonie expirée et d'un songe évanoui, restent vivantes entre la terre et le ciel, et habitent à la fois leur double patrie. " Le beau paradis n'aurait pas ses grâces complètes si tu n'y étais, " dit un troubadour à sa maîtresse absente par la mort.


3 L40 Chapitre 6

Padoue, 20 septembre 1833.

Nouvelle inattendue. - Le gouverneur du royaume lombard-vénitien.

L'histoire est encore venue étrangler le roman. J'achevais à peine de lire à l'Etoile d'or la défense de Zanze, que M. de Saint-Priest entre dans ma chambre en disant : " Voici du nouveau. " Une lettre de Son Altesse Royale nous apprenait que le gouverneur du royaume lombard-vénitien s'était présenté au Catajo et qu'il avait annoncé à la princesse l'impossibilité où il se trouvait de la laisser continuer son voyage. Madame désirait mon départ immédiat.

Dans ce moment un aide de camp du gouverneur frappe à ma porte et me demande s'il me convient de recevoir son général. Pour toute réponse, je me rends à l'appartement de Son Excellence, descendue comme moi à l'Etoile d'or .

C'était un excellent homme que le gouverneur.

" Imaginez-vous, monsieur le vicomte, me dit-il, que mes ordres contre madame la duchesse de Berry étaient du 28 août : Son Altesse Royale m'avait fait dire qu'elle avait des passeports d'une date postérieure et une lettre de mon empereur. Voilà que, le 17 de ce mois de septembre, je reçois au milieu de la nuit une estafette : une dépêche, datée du 15, de Vienne m'enjoint d'exécuter les premiers ordres du 28 août, et de ne pas laisser s'avancer madame la duchesse de Berry au delà d'Udine ou de Trieste. Voyez, cher et illustre vicomte, quel grand malheur pour moi ! arrêter une princesse que j'admire et respecte, si elle ne se veut pas conformer au désir de mon souverain ! car la princesse ne m'a pas bien reçu ; elle m'a dit qu'elle ferait ce qui lui plairait. Cher vicomte, si vous pouviez obtenir de Son Altesse Royale qu'elle restât à Venise ou à Trieste en attendant de nouvelles instructions de ma cour ? Je viserai votre passeport pour Prague ; vous vous y rendrez tout de suite sans éprouver le moindre empêchement, et vous arrangerez tout cela ; car certainement ma cour n'a fait que céder à des demandes. Rendez-moi, je vous en prie, ce service. "

J'étais touché de la candeur du noble militaire. En rapprochant la date du 15 septembre de celle de mon départ de Paris, 3 du même mois, je fus frappé d'une idée : mon entrevue avec Madame et la coïncidence de la majorité de Henri V pouvaient avoir effrayé le gouvernement de Philippe. Une dépêche de M. le duc de Broglie, transmise par une note de M. le comte de Saint-Aulaire, avait peut-être déterminé la chancellerie de Vienne à renouveler la prohibition du 28 août. Il est possible que j'augure mal et que le fait que je soupçonne n'ait pas eu lieu ; mais deux gentilshommes , tous deux pairs de France de Louis XVIII, tous deux violateurs de leur serment, étaient bien dignes, après tout, d'être contre une femme, mère de leur roi légitime, les instruments d'une aussi généreuse politique. Faut-il s'étonner si la France d'aujourd'hui se confirme de plus en plus dans la haute opinion qu'elle a des gens de cour d'autrefois ? Je me donnai garde de montrer le fond de ma pensée. La persécution avait changé mes dispositions au sujet du voyage de Prague ; j'étais maintenant aussi désireux de l'entreprendre seul dans les intérêts de ma souveraine, que j'avais été opposé à le faire avec elle lorsque les chemins lui étaient ouverts. Je dissimulai mes vrais sentiments, et, voulant entretenir le gouverneur dans la bonne volonté de me donner un passeport, j'augmentai sa loyale inquiétude ; je répondis :

" Monsieur le gouverneur, vous me proposez une chose difficile. Vous connaissez madame la duchesse de Berry ; ce n'est pas une femme que l'on mène comme on veut : si elle a pris son parti rien ne la fera changer. Qui sait ? il lui convient peut-être d'être arrêtée par l'empereur d'Autriche son oncle, comme elle a été mise au cachot par Louis-Philippe, son oncle ! Les rois légitimes et les rois illégitimes agiront les uns comme les autres, Louis-Philippe aura détrôné le fils de Henri IV, François II empêchera la réunion de la mère et du fils ; M. le prince de Metternich relèvera M. le général Bugeaud dans son poste, c'est à merveille. "

Le gouverneur était hors de lui : " Ah ! vicomte, que vous avez raison ! cette propagande, elle est partout ! cette jeunesse ne nous écoute plus ! pas encore autant dans l'Etat vénitien que dans la Lombardie et le Piémont. - Et la Romagne ! me suis-je écrié, et Naples ! et la Sicile ! et les rives du Rhin ! et le monde entier ! - Ah ! ah ! ah ! criait le gouverneur, nous ne pouvons pas rester ainsi : toujours l'épée au poing, une armée sous les armes, sans nous battre. La France et l'Angleterre en exemple à nos peuples ! Une jeune Italie maintenant, après les carbonari ! La jeune Italie ! qui a jamais entendu parler de ça ?

" - Monsieur, ai-je dit, je ferai tous mes efforts pour déterminer Madame à vous donner quelques jours, vous aurez la bonté de m'accorder un passeport : cette condescendance peut seule empêcher Son Altesse Royale de suivre sa première résolution.

" - Je prendrai sur moi, me dit le gouverneur rassuré, de laisser Madame traverser Venise se rendant à Trieste, si elle traîne un peu sur les chemins, elle atteindra tout juste cette dernière ville avec les ordres que vous allez chercher, et nous serons délivrés. Le délégué de Padoue vous donnera le visa pour Prague en échange duquel vous laisserez une lettre annonçant la résolution de Son Altesse Royale de ne point dépasser Trieste. Quel temps ! quel temps ! Je me félicite d'être vieux, cher et illustre vicomte, pour ne pas voir ce qui arrivera. "

En insistant sur le passeport, je me reprochais intérieurement d'abuser peut-être un peu de la parfaite droiture du gouverneur, car il pourrait devenir plus coupable de m'avoir laissé aller en Bohême que d'avoir cédé à la duchesse de Berry. Toute ma crainte était qu'une fine mouche de la police italienne ne mit des obstacles au visa . Quand le délégué de Padoue vint chez moi, je lui trouvai une mine de secrétariat, un maintien de protocole un air de préfecture comme à un homme nourri aux administrations françaises. Cette capacité bureaucratique me fit trembler. Aussitôt qu'il m'eut assuré avoir été commissaire à l'armée des alliés dans le département des Bouches-du-Rhône, l'espérance me revint : j'attaquai mon ennemi en tirant droit à son amour-propre. Je déclarai qu'on avait remarqué la stricte discipline des troupes stationnées en Provence. Je n'en savais rien mais le délégué, me répondant par un débordement d'admiration, se hâta d'expédier mon affaire : je n'eus pas plutôt obtenu mon visa, que je ne m'en souciais plus.


3 L40 Chapitre 7

Padoue, 20 septembre 1833.

Lettre de Madame à Charles X et à Henri V. - M. de Montbel. - Mon billet au gouverneur. - Je pars pour Prague.

La duchesse de Berry revint du Catajo à neuf heures du soir : elle paraissait très animée ; quant à moi, plus j'avais été pacifique, plus je voulais qu'on acceptât le combat : on nous attaquait, force était de nous défendre. Je proposai, moitié en riant, à S. A. R. de l'emmener déguisée à Prague, et d'enlever à nous deux Henri V. Il ne s'agissait que de savoir où nous déposerions notre larcin. L'Italie ne convenait pas, à cause de la faiblesse de ses princes, les grandes monarchies absolues devaient être abandonnées pour un millier de raisons. Restait la Hollande et l'Angleterre : je préférais la première parce qu'on y trouvait, avec un gouvernement constitutionnel, un roi habile.

Nous ajournâmes ces partis extrêmes, nous nous arrêtâmes au plus raisonnable : il faisait tomber sur moi le poids de l'affaire. Je partirais seul avec une lettre de Madame : je demanderais la déclaration de la majorité sur la réponse des grands parents, j'enverrais un courrier à S. A. R. qui attendrait ma dépêche à Trieste. Madame joignit à sa lettre pour le vieux roi un billet pour Henri ; je ne le devais remettre au jeune prince que selon les circonstances. La suscription du billet était seule une protestation contre les arrière-pensées de Prague. Voici la lettre et le billet :

" Ferrare, 19 septembre 1833.

" Mon cher père, dans un moment aussi décisif que celui-ci pour l'avenir de Henri, permettez-moi de m'adresser à vous avec toute confiance. Je ne m'en suis point rapportée à mes propres lumières sur un sujet aussi important ; j'ai voulu, au contraire, consulter dans cette grave circonstance les hommes qui m'avaient montré le plus d'attachement et de dévouement. M. de Chateaubriand se trouvait tout naturellement à leur tête. Il m'a confirmé ce que j'avais déjà appris, c'est que tous les royalistes en France regardent comme indispensable, pour le 29 septembre, un acte qui constate les droits et la majorité de Henri. Si le loyal M*** est en ce moment auprès de vous, j'invoque son témoignage que je sais être conforme à ce que j'avance.

" M. de Chateaubriand exposera au Roi ses idées au sujet de cet acte ; il dit avec raison ce me semble, qu'il faut simplement constater la majorité de Henri et non pas faire un manifeste : je pense que vous approuverez cette manière de voir. Enfin, mon cher père, je m'en remets à lui pour fixer votre attention et amener une décision sur ce point nécessaire. J'en suis bien plus occupée, je vous assure, que de ce qui me concerne, et l'intérêt de mon Henri, qui est celui de la France, passe avant le mien. Je lui ai prouvé, je crois que je savais m'exposer pour lui à des dangers, et que je ne reculais devant aucun sacrifice ; il me trouvera toujours la même.

" M. de Montbel m'a remis votre lettre à son arrivée : je l'ai lue avec une bien vive reconnaissance ; vous revoir, retrouver mes enfants, sera toujours le plus cher de mes voeux. M. de Montbel vous aura écrit que j'avais fait tout ce que vous demandiez ; j'espère que vous aurez été satisfait de mon empressement à vous plaire et à vous prouver mon respect et ma tendresse. Je n'ai plus maintenant qu'un désir, c'est d'être à Prague pour le 29 septembre, et, quoique ma santé soit bien altérée, j'espère que j'arriverai. Dans tous les cas M. de Chateaubriand me précédera. Je prie le Roi de l'accueillir avec bonté et d'écouter tout ce qu'il lui dira de ma part. Croyez, mon cher père, à tous les sentiments, etc.

" P. S . Padoue, le 20 septembre. - Ma lettre était écrite lorsqu'on me communique l'ordre de ne pas continuer mon voyage : ma surprise égale ma douleur. Je ne puis croire qu'un ordre semblable soit émané du coeur du Roi ; ce sont mes ennemis seuls qui ont pu le dicter. Que dira la France ? Et combien Philippe va triompher ! Je ne puis que presser le départ du vicomte de Chateaubriand, et le charger de dire au Roi ce qu'il me serait trop pénible de lui écrire dans ce moment. "

Suscription : " A sa Majesté Henri V, mon très cher fils, Prague. "

" Padoue, 20 septembre 1833.

" J'étais au moment d'arriver à Prague et de t'embrasser, mon cher Henri, un obstacle imprévu m'arrête dans mon voyage.

" J'envoie M. de Chateaubriand à ma place pour traiter de tes affaires et des miennes. Aie confiance mon cher ami, dans ce qu'il te dira de ma part, et crois bien à ma tendre affection. En t'embrassant avec ta soeur, je suis,

" Ton affectionnée mère et amie,

" Caroline. "

M. de Montbel tomba de Rome à Padoue au milieu de nos cancans. La petite cour de Padoue le bouda ; elle s'en prenait à M. de Blacas des ordres de Vienne. M. de Montbel, homme fort modéré, n'eut d'autre ressource que de se réfugier auprès de moi, bien qu'il me craignît ; en voyant ce collègue de M. de Polignac, je m'expliquai comment il avait écrit, sans s'en apercevoir, l'histoire du duc de Reichstadt, et admiré les archiducs, le tout à soixante lieues de Prague, lieu d'exil du duc de Bordeaux ; si lui, M. de Montbel, avait été propre à jeter par la fenêtre la monarchie de saint Louis et les monarchies de ce bas monde, c'est un petit accident auquel il n'avait pas pensé. Je fus gracieux envers le comte de Montbel ; je lui parlai du Colysée. Il retournait à Vienne se mettre à la disposition du prince de Metternich et servir d'intermédiaire à la correspondance de M. de Blacas. A onze heures, j'écrivais au gouverneur la lettre convenue : je pris soin de la dignité de Madame, n'engageant point S. A. R. et lui réservant toute faculté d'agir.

" Padoue, ce 20 septembre 1833.

" Monsieur le gouverneur,

" S. A. R. madame la duchesse de Berry veut bien pour le moment , se conformer aux ordres qui vous ont été transmis. Son projet est d'aller à Venise en se rendant à Trieste ; là, d'après les renseignements que j'aurai l'honneur de lui adresser, elle prendra une dernière résolution.

" Agréez, je vous prie, mes remerciements les plus sincères, et l'assurance de la haute considération avec laquelle je suis,

" Monsieur le gouverneur,

" Votre très humble et très obéissant serviteur,

" Chateaubriand. "

Le délégué en lisant cette lettre, en fut très content. Madame sortie de la Lombardie vénitienne, lui et le gouverneur cessaient d'être responsables ; les faits et gestes de la duchesse de Berry à Trieste ne regardaient plus que les autorités de l'Istrie ou du Frioul ; c'était à qui se débarrasserait de l'infortune : dans un certain jeu, on se hâte de passer à son voisin un petit morceau de papier qui brûle.

A dix heures, je pris congé de la princesse, elle remettait son sort et celui de son fils entre mes mains. Elle me faisait roi d'une France de sa façon. Dans un village de Belgique, j'ai eu quatre voix pour monter au trône qu'occupe le gendre de Philippe. Je dis à Madame : " Je me soumets à la volonté de Votre Altesse Royale, mais je crains de tromper ses espérances. Je n'obtiendrai rien à Prague. " Elle me poussa vers la porte : " Partez, vous pouvez tout. "

A onze heures, je montai en voiture : la nuit était pluvieuse. Il me semblait retourner à Venise, car je suivais la route de Mestre ; j'avais plus envie de revoir Zanze que Charles X.


3 L41 Livre quarante-unième

1. Journal de Padoue à Prague, du 20 au 26 septembre 1833. - Conegliano. - Traduction du Dernier Abencérage . - Udine. - La comtesse de Samoyloff. - M. de La Ferronnays. - Un prêtre. - La Carinthie. - La Drave. - Un petit paysan. - Forges. - Déjeuner au hameau de Saint-Michel. - 2. Col du Tauern. - Cimetière. - Atala : combien changée. - Lever du soleil. - Salzbourg. - Revue militaire. - Bonheur des paysans. - Woknabrück. - Plancouët et ma grand-mère. - Nuit. - Villes d'Allemagne et villes d'Italie. - Linz. - 3. Le Danube. - Waldmünchen. - Bois. - Combourg. - Lucile. - Voyageurs. - Prague. - 4. Madame de Gontaut. - Jeunes Français. - Madame la Dauphine. - Course à Butschirad. - 5. Butschirad. - Sommeil de Charles X. - Henri V. - Réception des jeunes gens. - 6. L'échelle et la paysanne. - Dîner à Butschirad. - Madame de Narbonne. - Henri V. - Partie de whist. - Charles X. - Mon incrédulité sur la déclaration de majorité. - Lecture des journaux. - Scène des jeunes gens à Prague. - Je pars pour la France. - Passage dans Butschirad la nuit. - 7. Rencontre à Schlau. - Carlsbad vide. - Hohlfeld : plus de petite fille à la hotte. - Bamberg : le bibliothécaire et la jeune femme. - Mes Saint-François diverses. - Epreuves de religion. - La France.

[ Ici se place le livre écrit A Maintenon[C M 1 608] dans les pièces retranchées. ]


3 L41 Chapitre 1

Journal de Padoue à Prague, du 20 au 26 septembre 1833.

Conegliano. - Traduction du Dernier Abencérage . - Udine. - La comtesse de Samoyloff. - M. de La Ferronnays. - Un prêtre. - La Carinthie. - La Drave. - Un petit paysan. - Forges. - Déjeuner au hameau de Saint-Michel.

Je me désolai en passant à Mestre, vers la fin de la nuit, de ne pouvoir aller au rivage : peut-être un phare lointain des dernières lagunes m'aurait indiqué la plus belle des îles du monde ancien, comme une petite lumière découvrit à Christophe Colomb la première île du Nouveau Monde. C'était à Mestre que j'étais débarqué de Venise, lors de mon premier voyage en 1806 : fugit oetas .

Je déjeunai à Conegliano : j'y fus complimenté par les amis d'une dame, traducteur de l' Abencérage , et sans doute ressemblant à Blanca : " Il vit sortir une jeune femme, vêtue à peu près comme ces reines gothiques sculptées sur les monuments de nos anciennes abbayes ; une mantille noire était jetée sur sa tête ; elle tenait avec sa main gauche cette mantille croisée et fermée comme une guimpe au-dessous de son menton, de sorte que l'on n'apercevait de tout son visage que ses grands yeux et sa bouche de rose. " Je paye ma dette au traducteur de mes rêveries espagnoles, en reproduisant ici son portrait.

Quand je remontai en voiture, un prêtre me harangua sur le Génie du Christianisme . Je traversais le théâtre des victoires qui menèrent Bonaparte à l'invasion de nos libertés.

Udine est une belle ville : j'y remarquai un portique imité du palais des doges. Je dînai à l'auberge, dans l'appartement que venait d'occuper madame la comtesse de Samoyloff ; il était encore tout rempli de ses dérangements. Cette nièce de la princesse Bagration, autre injure des ans , est-elle encore aussi jolie qu'elle l'était à Rome en 1829, lorsqu'elle chantait si extraordinairement à mes concerts ? Quelle brise roulait de nouveau cette fleur sous mes pas ? quel souffle poussait ce nuage ? Fille du Nord, tu jouis de la vie ; hâte-toi : des harmonies qui te charmaient ont déjà cessé ; tes jours n'ont pas la durée du jour polaire.

Sur le livre de l'hôtel était écrit le nom de mon noble ami, le comte de La Ferronnays, retournant de Prague à Naples, de même que j'allais de Padoue à Prague. Le comte de La Ferronnays, mon compatriote à double titre, puisqu'il est Breton et Malouin, a entremêlé ses destinées politiques aux miennes : il était ambassadeur à Pétersbourg quand j'étais à Paris ministre des affaires étrangères ; il occupa cette dernière place, et je devins à mon tour ambassadeur sous sa direction. Envoyé à Rome, je donnai ma démission à l'avènement du ministère Polignac, et La Ferronnays hérita de mon ambassade. Beau-frère de M. de Blacas, il est aussi pauvre que celui-ci est riche ; il a quitté la pairie et la carrière diplomatique lors de la révolution de Juillet ; tout le monde l'estime, et personne ne le hait, parce que son caractère est pur et son esprit tempérant. Dans sa dernière négociation à Prague, il s'est laissé surprendre par Charles X, qui marche vers ses derniers lustres. Les vieilles gens se plaisent aux cachotteries, n'ayant rien à montrer qui vaille. En exceptant mon vieux Roi, je voudrais qu'on noyât quiconque n'est plus jeune, moi tout le premier avec douze de mes amis.

A Udine, je pris la route de Villach ; je me rendais en Bohême par Salzbourg et Linz. Avant d'attaquer les Alpes, j'ouïs le branle des cloches et j'aperçus dans la plaine une campanille illuminée. Je fis interroger le postillon à l'aide d'un Allemand de Strasbourg, cicerone italien à Venise, qu'Hyacinthe m'avait amené pour interprète slave à Prague. La réjouissance dont je m'enquérais avait lieu à l'occasion d'un prêtre nouvellement promu aux ordres sacrés ; il devait dire le lendemain sa première messe. Combien de fois ces cloches, qui proclament aujourd'hui l'union indissoluble d'un homme avec Dieu appelleront-elles cet homme au sanctuaire, et à quelle heure ces mêmes cloches sonneront-elles sur son cercueil ?

22 septembre.

Je dormis presque toute la nuit, au bruit des torrents, et je me réveillai au jour, le 22, parmi les montagnes. Les vallées de la Carinthie sont agréables, mais n'ont rien de caractéristique : point de costume parmi les paysans ; quelques femmes portent des fourrures comme les Hongroises ; d'autres ont la tête couverte de coiffes blanches mises en arrière, ou de bonnets de laine bleue renflés en bourrelet sur le bord, tenant le milieu entre le turban de l'Osmanli et la calotte à bouton du Talapoin.

Je changeai de chevaux à Villach. En sortant de cette station, je suivis une large vallée au bord de la Drave, nouvelle connaissance pour moi : à force de passer les rivières, je trouverai enfin mon dernier rivage. Lander vient de découvrir l'embouchure du Niger ; le hardi voyageur a rendu ses jours à l'éternité au moment où il nous apprenait que le fleuve mystérieux de l'Afrique verse ses ondes à l'Océan.

A l'entrée de la nuit, nous faillîmes d'être arrêtés au village de Saint-Paternion : il s'agissait de graisser la voiture ; un paysan vissa l'écrou d'une des roues à contresens, avec tant de force qu'il était impossible de l'ôter. Tous les habiles du village, le maréchal ferrant à leur tête, échouèrent clans leurs tentatives. Un garçon de quatorze à quinze ans quitte la troupe, revient avec une paire de tenailles écarte les travailleurs, entoure l'écrou d'un fil d'archal, le tortille avec ses pinces, et, pesant de la main dans le sens de la vis, enlève l'écrou sans le moindre effort : ce fut un vivat universel. Cet enfant ne serait-il point quelque Archimède ? La reine d'une tribu d'Esquimaux, cette femme qui traçait au capitaine Parry une carte des mers polaires, regardait attentivement des matelots soudant à la forge des bouts de fer, et devançait par son génie toute sa race.

Dans la nuit du 22 au 23, je traversai une masse épaisse de montagnes ; elles continuèrent leur brouillée devant moi jusqu'à Salzbourg : et pourtant ces remparts n'ont pas défendu l'empire romain. L'auteur des Essais , parlant du Tyrol, dit avec sa vivacité ordinaire d'imagination : " C'était comme une robe que nous ne voyons que plissée, mais qui, si elle était espandue, serait un fort grand pays. " Les monts où je tournoyais ressemblaient à un éboulement des chaînes supérieures, lequel, en couvrant un vaste terrain, aurait formé de petites Alpes offrant les divers accidents des grandes.

Des cascades descendaient de tous côtés, bondissaient sur des lits de pierres, comme les gaves des Pyrénées. Le chemin passait dans des gorges à peine ouvertes à la voie de la calèche. Aux environs de Gemünd, des forges hydrauliques mêlaient le retentissement de leurs pilons à celui des écluses de chasse ; de leurs cheminées s'échappaient des colonnes d'étincelles parmi la nuit et les noires forêts de sapins. A chaque coup de soufflet sur l'âtre, les toits à jour de la fabrique s'illuminaient soudain, comme la coupole de Saint-Pierre de Rome un jour de fête. Dans la chaîne du Karch, on ajouta trois paires de boeufs à nos chevaux. Notre long attelage, sur les eaux torrentueuses et les ravines inondées, avait l'air d'un pont vivant : la chaîne opposée du Tauern était drapée de neige.

Le 23, à neuf heures du matin, je m'arrêtai au joli hameau de Saint-Michel, au fond d'une vallée. De belles grandes filles autrichiennes me servirent un déjeuner bien propre dans une petite chambre dont les deux fenêtres regardaient des prairies et l'église du village. Le cimetière, entourant l'église, n'était séparé de moi que par une cour rustique. Des croix de bois, inscrites dans un demi-cercle et auxquelles appendaient des bénitiers s'élevaient sur la pelouse des vieilles tombes : cinq sépulcres encore sans gazon annonçaient cinq nouveaux repos. Quelques-unes des fosses, comme des plates-bandes de potager, étaient ornées de soucis en pleine fleur dorée ; des bergeronnettes couraient après des sauterelles dans ce jardin des morts. Une très vieille femme boiteuse, appuyée sur une béquille, traversait le cimetière et rapportait une croix abattue : peut-être la loi lui permettait-elle de butiner cette croix pour sa tombe ; le bois mort, dans les forêts, appartient à celui qui l'a ramassé.

Là dorment ignorés des poètes sans gloire,

Des orateurs sans voix, des héros sans victoire.

L'enfant de Prague ne dormirait-il pas mieux ici sans couronne que dans la chambre du Louvre où le corps de son père fut exposé ?

Mon déjeuner solitaire en société des voyageurs repus couchés sous ma fenêtre, aurait été selon mes goûts si une mort trop récente ne m'eût affligé : j'avais entendu crier la geline servie à mon festin. Pauvre poussin ! il était si heureux cinq minutes avant mon arrivée ! il se promenait parmi les herbes, les légumes et les fleurs ; il courait au milieu des troupeaux de chèvres descendues de la montagne ; ce soir il se serait couché avec le soleil et il était encore assez petit pour dormir sous l'aile de sa mère.

La calèche attelée, j'y suis remonté entouré des femmes et les garçons de l'auberge m'ont accompagné ; ils avaient l'air heureux de m'avoir vu, quoiqu'ils ne me connussent pas et qu'ils ne dussent jamais me revoir : ils me donnaient tant de bénédictions ! Je ne me lasse pas de cette cordialité allemande. Vous ne rencontrez pas un paysan qui ne vous ôte son chapeau et ne vous souhaite cent bonnes choses : en France on ne salue que la mort ; l'insolence est réputée la liberté et l'égalité ; nulle sympathie d'homme à homme ; envier quiconque voyage un peu commodément, se tenir sur la hanche prêt à olinder contre tout porteur d'une redingote neuve ou d'une chemise blanche, voilà le signe caractéristique de l'indépendance nationale : bien entendu que nous passons nos jours dans les antichambres à essuyer les rebuffades d'un manant parvenu. Cela ne nous ôte pas la haute intelligence et ne nous empêche pas de triompher les armes à la main, mais on ne fait pas des moeurs à priori : nous avons été huit siècles une grande nation militaire ; cinquante ans n'ont pu nous changer ; nous n'avons pu prendre l'amour véritable de la liberté. Aussitôt que nous avons un moment de repos sous un gouvernement transitoire, la vieille monarchie repousse sur ses souches, le vieux génie français reparaît : nous sommes courtisans et soldats, rien de plus.


3 L41 Chapitre 2

23 et 24 septembre 1833.

Col du Tauern. - Cimetière. - Atala : combien changée. - Lever du soleil. - Salzbourg. - Revue militaire. - Bonheur des paysans. - Woknabrück. - Plancouët et ma grand-mère. - Nuit. - Villes d'Allemagne et villes d'Italie. - Linz.

Le dernier rang de montagnes enclavant la province de Salzbourg domine la région arable. Le Tauern a des glaciers, son plateau ressemble à tous les plateaux des Alpes, mais plus particulièrement à celui du Saint-Gothard. Sur ce plateau encroûté d'une mousse roussâtre et gelée, s'élève un calvaire : consolation toujours prête, éternel refuge des infortunés. Autour de ce calvaire sont enterrées les victimes qui périssent au milieu des neiges.

Quelles étaient les espérances des voyageurs passant comme moi dans ce lieu quand la tourmente les surprit ? Qui sont-ils ? Qui les a pleurés ? Comment reposent-ils là, si loin de leurs parents, de leur pays, entendant chaque hiver le mugissement des tempêtes dont le souffle les enleva de la terre ? Mais ils dorment au pied de la croix ; le Christ, leur compagnon solitaire, leur unique ami attaché au bois sacré, se penche vers eux, se couvre des mêmes frimas qui blanchissent leurs tombes : au séjour céleste il les présentera à son Père et les réchauffera dans son sein.

La descente du Tauern est longue, mauvaise et périlleuse ; j'en étais charmé : elle rappelle, tantôt par ses cascades et ses ponts de bois, tantôt par le rétréci de son chasme, la vallée du Pont-d'Espagne à Cauterets, ou le versant du Simplon sur Domo d'Ossola ; mais elle ne mène point à Grenade et à Naples. On ne trouve point au bas des lacs brillants et des orangers : il est inutile de se donner tant de peine pour arriver à des champs de pommes de terre.

Au relais, à moitié de la descente, je me trouvai en famille dans la chambre de l'auberge : les aventures d'Atala, en six gravures, tapissaient le mur. Ma fille ne se doutait pas que je passerais par là, et je n'avais pas espéré rencontrer un objet si cher au bord d'un torrent nommé, je crois, le Dragon. Elle était bien laide, bien vieillie, bien changée, la pauvre Atala ! Sur sa tête de grandes plumes et autour de ses reins un jupon écourté et collant, à l'instar de mesdames les sauvagesses du théâtre de la Gaîté. La vanité fait argent de tout ; je me rengorgeais devant mes oeuvres au fond de la Carinthie, comme le cardinal Mazarin devant les tableaux de sa galerie. J'avais envie de dire à mon hôte : " C'est moi qui ai fait cela ! " Il fallut me séparer de ma première-née, moins difficilement toutefois que dans l'île de l'Ohio.

Jusqu'à Werfen, rien n'attira mon attention, si ce n'est la manière dont on fait sécher les regains : on fiche en terre des perches de quinze à vingt pieds de haut ; on roule, sans trop le serrer, le foin écru autour de ces perches ; il y sèche en noircissant. A une certaine distance, ces colonnes ont tout à fait l'air de cyprès ou de trophées plantés en mémoire des fleurs fauchées dans ces vallons.

24 septembre, mardi.

L'Allemagne s'est voulu venger de ma mauvaise humeur contre elle. Dans la plaine de Salzbourg, le 24 au matin, le soleil parut à l'est des montagnes que je laissais derrière moi ; quelques pitons de rochers à l'occident s'illuminaient de ses premiers feux extrêmement doux. L'ombre flottait encore sur la plaine, moitié verte, moitié labourée, et d'où s'élevait une fumée, comme la vapeur des sueurs de l'homme. Le château de Salzbourg, accroissant le sommet du monticule qui domine la ville, incrustait dans le ciel bleu son relief blanc. Avec l'ascension du soleil, émergeaient, du sein de la fraîche exhalaison de la rosée, les avenues, les bouquets de bois, les maisons de briques rouges, les chaumières crépies d'une chaux éclatante, les tours du moyen âge balafrées et percées, vieux champions du temps, blessés à la tète et à la poitrine, restés seuls debout sur le champ de bataille des siècles. La lumière automnale de cette scène avait la couleur violette des veilleuses, qui s'épanouissent dans cette saison, et dont les prés le long de la Saltz étaient semés. Des bandes de corbeaux, quittant les lierres et les trous des ruines, descendaient sur les guérets ; leurs ailes moirées se glaçaient de rose au reflet du matin.

Fête était de saint Rupert, patron de Salzbourg. Les paysannes allaient au marché, parées à la façon de leur village : leur chevelure blonde et leur front de neige se renfermaient sous des espèces de casques d'or, ce qui seyait bien à des Germaines. Lorsque j'eus traversé la ville, propre et belle, j'aperçus, dans une prairie, deux ou trois mille hommes d'infanterie ; un général, accompagné de son état-major, les passait en revue. Ces lignes blanches sillonnant un gazon vert, les éclairs des armes au jour levant, étaient une pompe digne de ces peuples peints ou plutôt chantés par Tacite : Mars le Teuton offrait un sacrifice à l'Aurore. Que faisaient dans ce moment mes gondoliers à Venise ? Ils se réjouissaient comme des hirondelles après la nuit à l'aube renaissante et se préparaient à raser la surface de l'eau ; ensuite viendront les joies de la nuit, les barcarolles et les amours. A chaque peuple son lot : aux uns, la force ; aux autres, les plaisirs : les Alpes font le partage.

Depuis Salzbourg jusqu'à Linz, campagne plantureuse, l'horizon à droite dentelé de montagnes. Des futaies de pins et de hêtres, oasis agrestes et pareilles, s'entourent d'une culture savante et variée. Des troupeaux de diverses sortes, des hameaux, des églises, des oratoires, des croix meublent et animent le paysage.

Après avoir dépassé le rayon de la fête de saint Rupert (les fêtes chez les hommes durent peu et ne vont pas loin), nous trouvâmes tout le monde aux champs, occupé des semailles d'automne et de la récolte des pommes de terre. Ces populations rustiques étaient mieux vêtues, plus polies, et paraissaient plus heureuses que les nôtres. Ne troublons point l'ordre, la paix, les vertus naïves dont elles jouissent, sous prétexte de leur substituer des biens politiques qui ne sont ni conçus ni sentis de la même manière par tous. L'humanité entière comprend la joie du foyer, les affections de famille, l'abondance de la vie la simplicité du coeur et la religion.

Le Français, si amoureux des femmes, se passe très bien d'elles dans une multitude de soins et de travaux ; l'Allemand ne peut vivre sans sa compagne, il l'emploie et l'emmène partout avec lui, à la guerre comme au labour, au festin comme au deuil.

En Allemagne, les bêtes mêmes ont du caractère tempéré de leurs raisonnables maîtres. Quand on voyage la physionomie des animaux est intéressante à observer. On peut préjuger les moeurs et les passions des habitants d'une contrée à la douceur ou à la méchanceté, à l'allure apprivoisée ou farouche, à l'air de gaîté ou de tristesse de cette partie animée de la création que Dieu a soumise à notre empire.

Un accident arrivé à la calèche m'obligea de m'arrêter à Woknabrück. En rôdant dans l'auberge, une porte de derrière me donna l'entrée d'un canal. Par delà s'étendaient des prairies que rayaient des pièces de toile écrue. Une rivière, infléchie sous des collines boisées servait de ceinture à ces prairies. Je ne sais quoi me rappela le village de Plancouët, où le bonheur s'était offert à moi dans mon enfance. Ombres de mes vieux parents, je ne vous attendais pas sur ces bords ! Vous vous rapprochez de moi, parce que je m'approche de la tombe, votre asile ; nous allons nous y retrouver. Ma bonne tante, chantez-vous encore aux rives du Léthé votre chanson de l' Epervier et de la Fauvette ? Avez-vous rencontré chez les morts le volage Trémigon, comme Didon aperçut Enée dans la région des mânes ?

Quand je partis de Woknabrück le jour finissait ; le soleil me remit entre les mains de sa soeur : double lumière d'une teinte et d'une fluidité indéfinissables.

Bientôt la lune règna seule : elle avait envie de renouer notre entretien des forêts de Haselbach ; mais je n'étais pas en train d'elle. Je lui préférai Vénus, qui se leva à deux heures du matin le 25 ; elle était belle comme parmi ces aurores où je la contemplais en l'implorant sur les mers de la Grèce.

Laissant à droite et à gauche force mystères de bosquets, de ruisseaux, de vallées, je traversai Lambach, Wells et Neuban, petites villes toutes neuves avec des maisons sans toit, à l'italienne. Dans l'une de ces maisons on faisait de la musique ; de jeunes femmes étaient aux fenêtres : du temps des Maroboduus cela ne se passait pas ainsi.

Aux villes d'Allemagne les rues sont larges, alignées, comme les tentes d'un camp ou les files d'un bataillon ; les marchés sont vastes, les places d'armes spacieuses : on a besoin de soleil, et tout se passe en public.

Dans les villes d'Italie, les rues sont étroites et tortueuses, les marchés petits, les places d'armes resserrées : on a besoin d'ombre et tout se passe en secret.

A Linz, mon passeport fut visé sans difficulté.


3 L41 Chapitre 3

24 et 25 septembre 1833.

Le Danube. - Waldmünchen. - Bois. - Combourg. - Lucile. - Voyageurs. - Prague.

Je passai le Danube à trois heures du matin : je lui avais dit en été ce que je ne trouvais plus à lui dire en automne ; il n'en était plus aux mêmes ondes ni moi aux mêmes heures. Je laissai loin sur ma gauche mon bon village de Waldmünchen, avec ses troupeaux de porcs, le berger Eumée et la paysanne qui me regardait par-dessus l'épaule de son père. La fosse du mort dans le cimetière aura été comblée ; le décédé est mangé par quelques milliers de vers pour avoir eu l'honneur d'être homme.

M. et madame de Bauffremont, arrivés à Linz, me devançaient de quelques heures ; ils étaient eux-mêmes précédés de plusieurs royalistes : porteurs de message de paix, ils croyaient Madame cheminant tranquille derrière eux, et moi je les suivais tous comme la Discorde, avec des nouvelles de guerre.

La princesse de Bauffremont, née Montmorency allait à Butschirad complimenter des rois de France nés Bourbons : rien de plus naturel.

Le 25, à la nuit tombante, j'entrai dans des bois. Des corneilles criaient en l'air ; leurs épaisses volées tournoyaient au-dessus des arbres dont elles se préparaient à couronner la cime. Voilà que je retournai à ma première jeunesse : je revis les corneilles du mail de Combourg ; je crus reprendre ma vie de famille dans le vieux château : ô souvenirs, vous traversez le coeur comme un glaive ! ô ma Lucile, bien des années nous ont séparés ! maintenant la foule de mes jours a passé, et, en se dissipant, me laisse mieux voir ton image.

J'étais de nuit à Thabor : sa place, environnée d'arcades, me parut immense ; mais le clair de lune est menteur.

Le 26 au matin, une brume nous couvrit de sa solitude sans limite. Vers les dix heures, il me sembla que je passais entre deux lacs. Je n'étais plus qu'à quelques eues de Prague.

La brouée se leva. Les approches par la route de Linz sont plus vivantes que par le chemin de Ratisbonne ; le paysage est moins plat. On aperçoit des villages, des châteaux avec des futaies et des étangs. Je rencontrai une femme à figure pieuse et résignée, accablée sous le poids d'une énorme hotte ; deux vieilles marchandes étalant quelques pommes au bord d'un fossé ; une jeune fille et un jeune homme assis sur la pelouse, le jeune homme fumant, la jeune fille gaie, le jour auprès de son ami, la nuit dans ses bras ; des enfants à la porte d'une chaumière jouant avec des chats ou conduisant des oies au pâtis ; des dindons en cage se rendant à Prague comme moi pour la majorité de Henri V ; puis un berger sonnant de sa trompe, tandis que Hyacinthe, Baptiste, le cicerone de Venise et mon excellence, nous cahotions dans notre calèche rapiécetée : voilà les destinées de la vie. Je ne donnerais pas un patard de la meilleure.

La Bohême ne m'offrait plus rien de nouveau ; mes idées étaient fixées sur Prague.

Prague, 29 septembre 1833.

Le surlendemain de mon arrivée à Prague j'envoyai Hyacinthe porter une lettre à madame la duchesse de Berry, que selon mes calculs il devait rencontrer à Trieste. Cette lettre disait à la princesse : " Que j'avais trouvé la famille royale partant pour Leoben, que de jeunes Français étaient arrivés pour l'époque de la majorité de Henri et que le Roi leur échappait, que j'avais vu madame la Dauphine, qu'elle m'avait invité à me rendre immédiatement à Butschirad, où Charles X se trouvait encore ; que je n'avais point vu Mademoiselle parce qu'elle était un peu souffrante, qu'on m'avait fait entrer dans sa chambre dont les volets étaient fermés, qu'elle m'avait tendu dans l'ombre sa main brûlante en me priant de les sauver tous ;

" Que je m'étais rendu à Butschirad, que j'avais vu M. de Blacas et causé avec lui sur la déclaration de la majorité de Henri V ; qu'introduit la nuit dans la chambre du Roi, je l'avais trouvé endormi, et que, lui ayant ensuite présenté la lettre de madame la duchesse de Berry, il m'avait paru fort animé contre mon auguste cliente ; que, du reste, le petit acte rédigé par moi sur la majorité avait paru lui plaire. "

La lettre se terminait par ce paragraphe :

" Maintenant, madame, je ne dois pas vous cacher qu'il y a beaucoup de mal ici. Nos ennemis pourraient s'ils nous voyaient nous disputer une royauté sans royaume, un sceptre qui n'est que le bâton sur lequel nous appuyons nos pas dans le pèlerinage peut-être long de notre exil. Tous les inconvénients sont dans l'éducation de votre fils, et je ne vois aucune chance pour qu'elle soit changée. Je retourne au milieu des pauvres que madame de Chateaubriand nourrit ; là, je serai toujours à vos ordres. St jamais vous deveniez maîtresse absolue de Henri, si vous persistiez à croire que ce dépôt précieux puisse être remis entre mes mains, je serais aussi heureux qu'honoré de lui consacrer le reste de ma vie, mais je ne pourrais me charger d'une aussi effrayante responsabilité qu'à la condition d'être, sous vos conseils, entièrement libre dans mes choix et dans mes idées, et placé sur un sol indépendant hors du cercle des monarchies absolues. "

Dans la lettre était renfermée cette copie de mon projet de déclaration de la majorité :

" Nous, Henri Ve du nom, arrivé à l'âge où les lois du royaume fixent la majorité de l'héritier du trône, voulons que le premier acte de cette majorité soit une protestation solennelle contre l'usurpation de Louis-Philippe, duc d'Orléans. En conséquence, et de l'avis de notre conseil, nous avons fait le présent acte pour le maintien de nos droits et de ceux des Français. Donné le trentième jour de septembre de l'an de grâce mil huit cent trente-trois. "


3 L41 Chapitre 4

Prague, 30 septembre 1833.

Madame de Gontaut. - Jeunes Français. - Madame la Dauphine. - Course à Butschirad.

Ma lettre à madame la duchesse de Berry indiquait les faits généraux, mais elle n'entrait pas dans les détails.

Quand je vis madame de Gontaut au milieu des malles à moitié faites et des vaches ouvertes, elle se jeta à mon cou, et en sanglotant : " Sauvez-moi ! Sauvez-nous ! " disait-elle. " - Et de quoi vous sauver madame ? J'arrive, je ne sais rien de rien. " Hradschin était désert, on eût dit des journées de Juillet et de l'abandon des Tuileries comme si les révolutions s'attachaient aux pas de la race proscrite.

Des jeunes gens viennent féliciter Henri sur le jour de sa majorité ; plusieurs sont sous le coup d'un arrêt de mort : quelques-uns, blessés dans la Vendée, presque tous pauvres, ont été obligés de se cotiser pour être à même de porter jusqu'à Prague l'expression de leur fidélité. Aussitôt un ordre leur ferme les frontières de la Bohême. Ceux qui parviennent à Butschirad ne sont reçus qu'après les plus grands efforts ; l'étiquette leur barre le passage comme MM. les gentilshommes de la chambre défendaient à Saint-Cloud la porte du cabinet de Charles X tandis que la révolution entrait par les fenêtres. On déclare à ces jeunes gens que le Roi s'en va, qu'il ne sera pas à Prague le 29. Les chevaux sont commandés, la famille royale plie bagage. Si les voyageurs obtiennent enfin la permission de prononcer à la hâte un compliment, on les écoute avec crainte. On n'offre pas un verre d'eau à la petite troupe fidèle, on ne la prie pas à la table de l'orphelin qu'elle est venue chercher de si loin ; elle est réduite à boire dans un cabaret à la santé de Henri. On fuit devant une poignée de Vendéens, comme on s'est dispersé devant une centaine de héros de Juillet.

Et quel est le prétexte de ce sauve qui peut ? On va au-devant de madame la duchesse de Berry, on donne à la princesse un rendez-vous sur un grand chemin pour la montrer à la dérobée à sa fille et à son fils. N'est-elle pas bien coupable ? elle s'obstine à réclamer pour Henri un titre vain. Pour se tirer de la position la plus simple, on étale aux yeux de l'Autriche et de la France (si toutefois la France aperçoit ces néantises) un spectacle qui rendrait la légitimité, déjà trop ravalée, la désolation de ses amis et l'objet de la calomnie de ses ennemis.

Madame la Dauphine sent les inconvénients de l'éducation de Henri V, et ses vertus s'en vont en larmes, comme le ciel tombe la nuit en rosée. Le court instant d'audience qu'elle m'accorda ne lui permit pas de me parler de ma lettre de Paris du 30 juin : elle avait l'air touchée en me regardant.

Dans les rigueurs mêmes de la Providence, un moyen de salut semblait se cacher : l'expatriation sépare l'orphelin de ce qui menaçait de le perdre aux Tuileries ; à l'école de l'adversité, il aurait pu être élevé sous la direction de quelques hommes du nouvel ordre social, habiles à l'instruire de la royauté nouvelle. Au lieu de prendre ces maîtres du moment, loin d'améliorer l'éducation de Henri V, on la rend plus fatale par l'intimité que produit la vie resserrée en famille : dans les soirées d'hiver, des vieillards, tisonnant les siècles au coin du feu, enseignent à l'enfant des jours dont rien ne ramènera le soleil ; ils lui transforment les chroniques de Saint-Denis en contes de nourrice ; les deux premiers barons de l'âge moderne, la Liberté et l' Egalité , sauraient bien forcer Henri sans terre à donner une Grande Charte.

La Dauphine m'avait engagé à faire la course de Butschirad. MM. Dufougerais et Nugent me menèrent en ambassade chez Charles X le soir même de mon arrivée à Prague. A la tête de la députation des jeunes gens, ils allaient achever les négociations commencées au sujet de la présentation. Le premier, impliqué dans mon procès devant la cour d'assises, avait plaidé sa cause avec beaucoup d'esprit ; le second sortait de subir un emprisonnement de huit mois pour délit de presse royaliste. L'auteur du Génie du Christianisme eut donc l'honneur de se rendre auprès du Roi très chrétien, assis dans une calèche de place, entre l'auteur de la Mode et l'auteur du Revenant .


3 L41 Chapitre 5

Prague, 30 septembre 1833.

Butschirad. - Sommeil de Charles X. - Henri V. - Réception des jeunes gens.

Butschirad est une villa du grand-duc de Toscane, à environ six lieues de Prague, sur la route de Carlsbad. Les princes autrichiens ont leurs biens patrimoniaux dans leur pays, et ne sont, au delà des Alpes, que des possesseurs viagers : ils tiennent l'Italie à ferme. On arrive à Butschirad par une triple allée de pommiers. La villa n'a aucune apparence, elle ressemble, avec ses communs, à une belle métairie, et domine au milieu d'une plaine nue un hameau mélangé d'arbres verts et d'une tour. L'intérieur de l'habitation est un contresens italien, sous le 50e degré de latitude : de grands salons sans cheminées et sans poêles. Les appartements sont tristement enrichis de la dépouille de Holy-Rood. Le château de Jacques II, que remeubla Charles X, a fourni par déménagement à Butschirad les fauteuils et les tapis.

Le Roi avait la fièvre et était couché lorsque j'arrivai à Butschirad, le 27, à huit heures du soir. M. de Blacas me fit entrer dans la chambre de Charles X, comme je le disais à la duchesse de Berry. Une petite lampe brûlait sur la cheminée ; je n'entendais dans le silence des ténèbres que la respiration élevée du trente-cinquième successeur de Hugues Capet. O mon vieux Roi ! votre sommeil était pénible ; le temps et l'adversité, lourds cauchemars étaient assis sur votre poitrine. Un jeune homme s'approcherait du lit de sa jeune épouse avec moins d'amour que je ne me sentis de respect en marchant d'un pied furtif vers votre couche solitaire. Du moins, je n'étais pas un mauvais songe comme celui qui vous réveilla pour aller voir expirer votre fils ! Je vous adressais intérieurement ces paroles que je n'aurais pu prononcer tout haut sans fondre en larmes : " Le ciel vous garde de tout mal à venir ! Dormez en paix ces nuits avoisinant votre dernier sommeil ! Assez longtemps vos vigiles ont été celles de la douleur. Que ce lit de l'exil perde sa dureté en attendant la visite de Dieu ! lui seul peut rendre légère à vos os la terre étrangère. "

Oui, j'aurais donné avec joie tout mon sang pour rendre la légitimité possible à la France. Je m'étais figuré qu'il en serait de la vieille royauté ainsi que de la verge desséchée d'Aaron : enlevée du temple de Jérusalem, elle reverdit et porta les fleurs de l'amandier, symbole du renouvellement de l'alliance. Je ne m'étudie point à étouffer mes regrets, à retenir les larmes dont je voudrais effacer la dernière trace des royales douleurs. Les mouvements que j'éprouve en sens divers, au sujet des mêmes personnes, témoignent de la sincérité avec laquelle ces Mémoires sont écrits. Dans Charles X, l'homme m'attendrit, le monarque me blesse : je me laisse aller à ces deux impressions à mesure qu'elles se succèdent sans chercher à les concilier.

Le 28 septembre, après que Charles X m'eut reçu le matin au bord de son lit, Henri V me fit appeler : je n'avais pas demandé à le voir. Je lui dis quelques mots graves sur sa majorité et sur ces loyaux Français dont l'ardeur lui avait offert des éperons d'or.

Au surplus, il est impossible d'être mieux traité que je ne le fus. Mon arrivée avait jeté l'alarme ; on craignait le rendu compte de mon voyage à Paris. Pour moi donc toutes les attentions ; le reste était négligé. Mes compagnons, dispersés, mourants de faim et de soif, erraient dans les corridors, les escaliers, les cours du château, au milieu de l'effarade des maîtres du logis et des apprêts de leur évasion. On entendait des jurements et des éclats de rire.

La garde autrichienne s'émerveillait de ces individus à moustaches et en habit bourgeois, elle les soupçonnait d'être des soldats français déguisés, avisant à s'emparer de la Bohême par surprise.

Durant cette tempête au dehors, Charles X me disait au dedans : " Je me suis occupé de corriger l'acte de mon gouvernement à Paris. Vous aurez pour collègues M. de Villèle, comme vous l'avez demandé, le marquis de Latour-Maubourg et le Chancelier. "

Je remerciai le Roi de ses bontés en admirant les illusions de ce monde. Quand la société croule, quand les monarchies finissent, quand la face de la terre se renouvelle, Charles établit à Prague un gouvernement en France de l' avis de son conseil entendu . Ne nous raillons pas trop : qui de nous n'a sa chimère ? qui de nous ne donne la becquée à de naissantes espérances ? qui de nous n'a son gouvernement in petto , de l' avis de ses passions entendues ? La moquerie m'irait mal à moi l'homme aux songes. Ces Mémoires , que je barbouille en courant, ne sont-ils pas mon gouvernement de l' avis de ma vanité entendue ? Ne crois-je pas très sérieusement parler à l'avenir, aussi peu à ma disposition que la France aux ordres de Charles X ?

Le cardinal Latil, ne se voulant pas trouver dans la bagarre, était allé passer quelques jours chez le duc de Rohan. M. de Foresta passait mystérieusement, un portefeuille sous le bras ; madame de Bouillé me faisait des révérences profondes, comme une personne de parti avec des yeux baissés qui voulaient voir à travers leurs paupières ; M. La Vilatte s'attendait à recevoir son congé ; il n'était plus question de M. Barrande, qui se flattait vainement de rentrer en grâce et séjournait dans un coin à Prague.

J'allai faire ma cour au Dauphin. Notre conversation fut brève :

" Comment Monseigneur se trouve-t-il à Butschirad ?

- Vieillottant.

- C'est comme tout le monde, Monseigneur.

- Et votre femme ?

- Monseigneur, elle a mal aux dents.

- Fluxion ?

- Non, Monseigneur : temps.

- Vous dînez chez le Roi ? Nous nous reverrons. "

Et nous nous quittâmes.


3 L41 Chapitre 6

Prague, 28 et 29 septembre 1833.

L'échelle et la paysanne. - Dîner à Butschirad. - Madame de Narbonne. - Henri V. - Partie de whist. - Charles X. - Mon incrédulité sur la déclaration de majorité. - Lecture des journaux. - Scène des jeunes gens à Prague. - Je pars pour la France. - Passage dans Butschirad la nuit.

Je me trouvai libre à trois heures : on dînait à six.

Ne sachant que devenir, je me promenai dans les allées de pommiers dignes de la Normandie. La récolte du fruit de ces faux orangers s'élève dans les bonnes années à la somme de dix-huit mille francs. Les calvilles s'exportent en Angleterre. On n'en fait point de cidre, le monopole de la bière en Bohême s'y oppose. Selon Tacite, les Germains avaient des mots pour signifier le printemps, l'été et l'hiver ; ils n'en avaient point pour exprimer l'automne, dont ils ignoraient le nom et les présents : nomen ac bona ignorantur . Depuis le temps de Tacite, il leur est arrivé une Pomone.

Accablé de fatigue, je m'assis sur les échelons d'une échelle appuyée contre le tronc d'un pommier. J'étais là dans l'oeil-de-boeuf du château de Butschirad, ou au balustre de la chambre du conseil. En regardant le toit qui couvrait la triple génération de mes rois, je me rappelais ces plaintes du Maoual arabe : " Ici nous avons vu disparaître sous l'horizon les étoiles que nous aimons à voir se lever sous le ciel de notre patrie. "

Plein de ces tristes idées, je m'endormis. Une voix douce me réveilla. Une paysanne bohême venait cueillir des pommes ; avançant la poitrine et relevant la tête, elle me faisait une salutation slave avec un sourire de reine ; je pensai tomber de mon juchoir : je lui dis en français :

" Vous êtes bien belle ; je vous remercie ! " Je vis à son air qu'elle m'avait compris : les pommes sont toujours pour quelque chose dans mes rencontres avec les Bohémiennes . Je descendis de mon échelle comme un de ces condamnés des temps féodaux délivré par la présence d'une jeune femme. Pensant à la Normandie, à Dieppe, à Fervaques, à la mer, je repris le chemin du Trianon de la vieillesse de Charles X.

On se mit à table, à savoir : le prince et la princesse de Bauffremont, le duc et la duchesse de Narbonne, M. de Blacas, M. Damas, M. O'Hégerty, moi, M. le dauphin et Henri V, j'aurais mieux aimé y voir les jeunes gens que moi. Charles X ne dîna point ; il se soignait, afin d'être en état de partir le lendemain. Le banquet fut bruyant, grâce au parlage du jeune prince : il ne cessa de discourir de sa promenade à cheval, de son cheval, des frasques de son cheval sur le gazon, des ébrouements de son cheval dans les terres labourées. Cette conversation était bien naturelle, bien ce qu'elle devait être, et j'en étais cependant affligé ; j'aimais mieux nos anciens propos sur les voyages et sur l'histoire.

Le Roi vint et causa avec moi. Il me complimenta derechef sur la note de majorité ; elle lui plaisait parce que, laissant de côté les abdications comme chose consommée, elle n'exigeait d'autre signature que celle de Henri, et ne ravivait aucune blessure. Selon Charles X la déclaration serait envoyée de Vienne à M. Pastoret avant mon retour en France ; je m'inclinai avec un sourire d'incrédulité. Sa Majesté, après m'avoir frappé l'épaule selon sa coutume : " Chateaubriand, où allez-vous à présent ? - Tout bêtement à Paris, sire. - Non, non, pas bêtement, " reprit le Roi, cherchant avec une sorte d'inquiétude le fond de ma pensée.

On apporta les journaux ; le Dauphin s'empara des gazettes anglaises : tout d'un coup, au milieu d'un profond silence, il traduisit à haute voix ce passage du Times : " Il y a ici le baron de ***, haut de quatre pieds, âgé de soixante-quinze ans, et tout aussi vert qu'il était il y a cinquante ans. " Et puis Monseigneur se tut.

Le Roi se retira, M. de Blacas me dit : " Vous devriez venir à Leoben avec nous. " La proposition n'était pas sérieuse. Je n'avais d'ailleurs aucune envie d'assister à une scène de famille ; je ne voulais ni diviser des parents ni me mêler de réconciliations dangereuses. Lorsque j'entrevis la chance de devenir le favori d'une des deux puissances, je frémis ; la poste ne me semblait pas assez prompte pour m'éloigner de mes honneurs possibles. L'ombre de la fortune me fait trembler comme l'ombre du cheval de Richard faisait trembler les Philistins.

Le lendemain 28, je m'enfermai à l'hôtel des Bains et j'écrivis ma dépêche à Madame. Le soir même Hyacinthe était parti avec cette dépêche.

Le 29 j'allai voir le comte et la comtesse de Choteck ; je les trouvai confondus du brouhaha de la cour de Charles X. Le grand bourgrave envoyait à force des estafettes lever les consignes qui retenaient les jeunes gens aux frontières. Au surplus ceux que l'on apercevait dans les rues de Prague n'avaient rien perdu de leur caractère français ; un légitimiste et un républicain, politique à part, sont les mêmes hommes : c'était un bruit, une moquerie, une gaîté ! Les voyageurs venaient chez moi me conter leurs aventures. M. *** avait visité Francfort avec un cicerone allemand, très charmé des Français ; M.*** lui en demanda la cause le cicerone lui répondit : " Les Vrançais fenir à Frankfurt, ils pufaient le fin et faisaient l'amour avec les cholies femmes tes pourchois. Le chénéral Auchereau mettre 41 millions de taxe sur la file te Frankfurt. " Voilà les raisons pour lesquelles on aimait tant les Français à Francfort.

Un grand déjeuner fut servi dans mon auberge ; les riches payèrent l'écot des pauvres. Au bord de la Moldau, on but du vin de Champagne à la santé de Henri V, qui courait les chemins avec son aïeul, dans la peur d'entendre les toasts portés à sa couronne. A huit heures, mes affaires finies je montai en voiture, espérant bien ne retourner en Bohême de ma vie.

On a dit que Charles X avait eu l'intention de se retirer à l'autel : il avait des antécédents de ce dessein dans sa famille. Richer, moine de Senones, et Geoffroy de Beaulieu, confesseur de saint Louis, rapportent que ce grand homme avait pensé à s'enfermer dans un cloître lorsque son fils serait en âge de le remplacer sur le trône. Christine de Pisan dit de Charles V : " Le sage Roi avait délibéré en soi que, si tant pouvait vivre que son fils le Dauphin fust en âge de porter couronne, il lui délairoit le royaume... et se feroit prêtre ". De pareils princes, s'ils avaient abandonné le sceptre, auraient bien manqué comme tuteurs à leurs fils ; et cependant, en restant rois, ont-ils rendu dignes d'eux leurs successeurs ? Que fut Philippe le Hardi auprès de saint Louis ? Toute la sagesse de Charles V se transforma en folie dans son héritier.

Je passe à dix heures du soir devant Butschirad, dans la campagne muette, vivement éclairée de la lune. J'aperçois la masse confuse de la villa, du hameau et de la ruine qu'habite le Dauphin : le reste de la famille royale voyage. Un si profond isolement me saisit ; cet homme (je vous l'ai déjà dit) a des vertus : modéré en politique, il nourrit peu de préjugés ; il n'a dans les veines qu'une goutte de sang de saint Louis, mais il l'a ; sa probité est sans égale, sa parole inviolable comme celle de Dieu. Naturellement courageux, sa piété filiale l'a perdu à Rambouillet. Brave et humain en Espagne, il a eu la gloire de rendre un royaume à son parent et n'a pu conserver le sien. Louis-Antoine, depuis les journées de Juillet, a songé à demander un asile en Andalousie : Ferdinand le lui eût sans doute refusé. Le mari de la fille de Louis XVI languit dans un village de Bohême ; un chien, dont j'entends la voix, est la seule garde du prince : Cerbère aboie ainsi aux ombres dans les régions de la mort, du silence et de la nuit.

Je n'ai jamais pu revoir dans ma longue vie mes foyers paternels ; je n'ai pu me fixer à Rome, où je désirais tant mourir ; les huit cents lieues que j'achève, y compris mon premier voyage de Bohême, m'auraient mené aux plus beaux sites de la Grèce, de l'Italie et de l'Espagne. J'ai dévoré ce chemin et j'ai dépensé mes derniers jours pour revenir sur cette terre froide et grise : qu'ai-je donc fait au ciel ?

J'entrai dans Prague le 29 à quatre heures du soir. Je descendis à l'hôtel des Bains. Je ne vis point la jeune servante saxonne ; elle était retournée à Dresde consoler par des chants d'Italie les tableaux exilés de Raphaël.


3 L41 Chapitre 7

Du 29 septembre au 6 octobre 1833.

Rencontre à Schlau. - Carlsbad vide. - Hohlfeld : plus de petite fille à la hotte. - Bamberg : le bibliothécaire et la jeune femme. - Mes Saint-François diverses. - Epreuves de religion. - La France.

A Schlau, à minuit, devant l'hôtel de la poste, une voiture changeait de chevaux. Entendant parler français, j'avançai la tête hors de ma calèche et je dis : " Messieurs, vous allez à Prague ? Vous n'y trouverez plus Charles X, il est parti avec Henri V. " Je me nommai. " Comment, parti ? " s'écrièrent ensemble plusieurs voix. " En avant, postillon ! en avant ! "

Mes huit compatriotes, arrêtés d'abord à Egra, avaient obtenu la permission de continuer leur route, mais à la garde d'un officier de police. Elle est curieuse ma rencontre, en 1833, d'un convoi de serviteurs du trône et de l'autel, dépêché par la légitimité française sous l'escorte d'un sergent de ville ! En 1822, j'avais vu passer à Vérone des cagées de carbonari accompagnés de gendarmes. Que veulent donc les souverains ? Qui reconnaissent-ils pour amis ? Craignent-ils la trop grande foule de leurs partisans ? Au lieu d'être touchés de la fidélité ils traitent les hommes dévoués à leur couronne comme des propagandistes et des révolutionnaires.

Le maître de poste de Schlau venait d'inventer l'accordéon : il m'en vendit un ; toute la nuit je fis jouer le soufflet dont le son emportait pour moi le souvenir du monde [Je reçus de Périgueux, le 14 novembre, la lettre suivante : mon éloge à part, elle constate les faits que j'ai racontés.

" Périgueux, 10 novembre 1833.

" Monsieur le vicomte,

" Je ne puis résister au désir de vous témoigner toute la peine que j'ai éprouvée lundi 28 octobre, lorsqu'on m'annonça votre absence. Je m'étais présenté chez vous pour avoir l'honneur de vous présenter mes hommages et entretenir quelques instants l'homme à qui j'ai voué toute mon admiration. Obligé de repartir le soir même de Paris, où peut-être je ne dois plus retourner, il eût été bien doux pour moi de vous avoir vu. Lorsque, malgré la modicité de la fortune de ma famille, j'entrepris le voyage de Prague, j'avais mis au nombre de mes espérances celle d'avoir l'honneur de me faire connaître de vous. Et cependant, monsieur le vicomte, je ne puis pas dire que je ne vous ai pas vu : j'étais au nombre des huit jeunes gens que vous rencontrâtes au milieu de la nuit à Schlau, à peu de distance de Prague. Nous arrivions après avoir été cinq jours mortels victimes de l'intrigue qui depuis nous a été révélée. Cette rencontre, en ce lieu, à cette heure, a quelque chose de bizarre et ne s'effacera jamais de mon souvenir, non plus que l'image de celui à qui la France royaliste doit les services les plus utiles.

" Agréez, je vous prie, etc.

" P.-G.-Jules Determes. " (N.d.A.)] .

Carlsbad (je le traversai le 30 septembre) était désert ; salle d'opéra après la pièce jouée. Je retrouvai à Egra le maltôtier qui me fit tomber de la lune où j'étais au mois de juin avec une dame de la campagne romaine.

A Hohlfeld, plus de martinets ni de petite hotteuse ; j'en fus attristé. Telle est ma nature : j'idéalise les personnages réels et personnifie les songes, déplaçant la matière et l'intelligence. Une petite fille et un oiseau grossissent aujourd'hui la foule des êtres de ma création dont mon imagination est peuplée, comme ces éphémères qui se jouent dans un rayon du soleil. Pardonnez, je parle de moi, je m'en aperçois trop tard.

Voici Bamberg. Padoue me fit souvenir de Tite-Live ; à Bamberg, le Père Horrion retrouva la première partie du troisième et du trentième livre de l'historien romain. Tandis que je soupais dans la patrie de Joachim Camerarius, de Clavius, le bibliothécaire de la ville me vint saluer à propos de ma renommée, la première du monde, selon lui, ce qui réjouissait la moelle de mes os. Accourut ensuite un général bavarois. A la porte de l'auberge, la foule m'entoura lorsque je regagnai ma voiture. Une jeune femme était montée sur une borne comme jadis la Sainte Beuve pour voir passer le duc de Guise. Elle riait : " Vous moquez-vous de moi ? " lui dis-je. - " Non, " me répondit-elle en français, avec un accent allemand, " c'est que je suis si contente ! "

Du 1er au 4 octobre, je revis les lieux que j'avais vus trois mois auparavant. Le 4, je touchai la frontière de France. La Saint-François m'est, tous les ans, un jour d'examen de conscience. Je tourne mes regards vers le passé ; je me demande où j'étais, ce que je faisais à chaque anniversaire précédent. Cette année 1833, soumis à mes vagabondes destinées, la Saint-François me trouve errant. J'aperçois au bord du chemin une croix ; elle s'élève dans un bouquet d'arbres qui laissent tomber en silence, sur l'Homme-Dieu crucifié, quelques feuilles mortes. Vingt-sept ans en arrière, j'ai passé la Saint-François au pied du véritable Golgotha.

Mon patron aussi visita le saint tombeau. François d'Assise, fondateur des ordres mendiants, fit faire, en vertu de cette institution, un pas considérable à l'Evangile, et qu'on n'a point assez remarqué : il acheva d'introduire le peuple dans la religion ; en revêtant le pauvre d'une robe de moine, il força le monde à la charité, il releva le mendiant aux yeux du riche, et dans une milice chrétienne prolétaire il établit le modèle de cette fraternité des hommes que Jésus avait prêchée, fraternité qui sera l'accomplissement de cette partie politique du christianisme non encore développée, et sans laquelle il n'y aura jamais de liberté et de justice complète sur la terre.

Mon patron étendait cette tendresse fraternelle aux animaux mêmes sur lesquels il paraîtrait avoir reconquis par son innocence l'empire que l'homme exerçait sur eux avant sa chute ; il leur parlait comme s'ils l'eussent entendu ; il leur donnait le nom de frères et de soeurs . Près de Baveno, comme il passait, une multitude d'oiseaux s'assemblèrent autour de lui ; il les salua et leur dit : " Mes frères ailés, aimez et louez Dieu, car il vous a vêtus de plumes et vous a donné le pouvoir de voler dans le ciel. " Les oiseaux du lac de Rieti le suivaient. Il était dans la joie quand il rencontrait des troupeaux de moutons ; il en avait une grande compassion : " Mes frères, leur disait-il, venez à moi. " Il rachetait quelquefois avec ses habits une brebis que l'on conduisait au boucher ; il se souvenait de l'agneau très doux, illius memor agni mitissimi , immolé pour le salut des hommes. Une cigale habitait une branche de figuier près de sa porte à la Portiuncule ; il l'appelait ; elle venait se reposer sur sa main et il lui disait : " Ma soeur la cigale, chante le Dieu ton créateur. " Il en usa de même avec un rossignol et fut vaincu aux concerts par l'oiseau qu'il bénit et qui s'envola après sa victoire. Il était obligé de faire reporter au loin dans les bois les petits animaux sauvages qui accouraient à lui et cherchaient un abri dans son sein. Quand il voulait prier le matin, il ordonnait le silence aux hirondelles, et elles se taisaient. Un jeune homme allait vendre à Sienne des tourterelles ; le serviteur de Dieu le pria de les lui donner, afin qu'on ne tuât pas ces colombes qui, dans l'Ecriture, sont le symbole de l'innocence et de la candeur. Le saint les emporta à son couvent de Ravacciano ; il planta son bâton à la porte du monastère ; le bâton se changea en un grand chêne vert ; le saint y laissa aller les tourterelles et leur commanda d'y bâtir leur nid, ce qu'elles firent pendant plusieurs années.

François mourant voulut sortir du monde nu comme il y était entré ; il demanda que son corps dépouillé fût enterré dans le lieu où l'on exécutait les criminels, en imitation du Christ qu'il avait pris pour modèle. Il dicta un testament tout spirituel, car il n'avait à léguer à ses frères que la pauvreté et la paix : une sainte femme le mit au tombeau.

J'ai reçu de mon patron la pauvreté, l'amour des petits et des humbles, la compassion pour les animaux, mais mon bâton stérile ne se changera point en chêne vert pour les protéger.

Je devais tenir à bonheur d'avoir foulé le sol de France le jour de ma fête ; mais ai-je une patrie ? Dans cette patrie ai-je jamais goûté un moment de repos ? Le 6 octobre au matin je rentrai dans mon Infirmerie . Le coup de vent de la Saint-François régnait encore. Mes arbres refuges naissants des misères recueillies par ma femme ployaient sous la colère de mon patron. Le soir, à travers les ormes branchus de mon boulevard, j'aperçus les réverbères agités, dont la lumière demi-éteinte vacillait comme la petite lampe de ma vie.


3 L42 Livre quarante-deuxième

1. Politique générale du moment. - Philippe. - 2. M. Thiers. - 3. M. de La Fayette. - 4. Armand Carrel. - 5. De quelques femmes. - La Louisianaise. - 6. Madame Tastu. - 7. Madame Sand. - 8. M. de Talleyrand. - 9. Mort de Charles X.


3 L42 Chapitre 1

Paris, rue d'Enfer, 1837.

Politique générale du moment. - Philippe.

Si passant de la politique de la légitimité à la politique générale je relis ce que j'ai publié sur cette politique dans les années 1831, 1832 et 1833, mes prévisions ont été assez justes.

Louis-Philippe est un homme d'esprit dont la langue est mise en mouvement par un torrent de lieux communs. Il plaît à l'Europe, qui nous reproche de n'en pas connaître la valeur ; l'Angleterre aime à voir que nous ayons, comme elle, détrôné un roi ; les autres souverains détestent la légitimité qu'ils n'ont pas trouvée obéissante. Philippe a dominé les hommes qui se sont approchés de lui ; il s'est joué de ses ministres ; les a pris, renvoyés, repris, renvoyés de nouveau après les avoir compromis, si rien aujourd'hui compromet.

La supériorité de Philippe est réelle, mais elle n'est que relative ; placez-le à une époque où la société aurait encore quelque vie, et ce qu'il y a de médiocre en lui vous apparaîtra. Deux passions gâtent ses qualités : son amour exclusif de ses enfants, son avidité insatiable d'accroître sa fortune : sur ces deux points il aura sans cesse des éblouissements.

Philippe ne sent pas l'honneur de la France comme le sentaient les aînés des Bourbons ; il n'a pas besoin d'honneur : il ne craint pas les soulèvements populaires comme les craignaient les plus proches de Louis XVI. Il est à l'abri sous le crime de son père ; la haine du bien ne pèse pas sur lui : c'est un complice, non une victime.

Ayant compris la lassitude des temps et la vileté des âmes, Philippe s'est mis à l'aise. Des lois d'intimidation sont venues supprimer les libertés, ainsi que je l'avais annoncé dès l'époque de mon discours d'adieu à la Chambre des pairs, et rien n'a remué ; on a usé de l'arbitraire, on a égorgé dans la rue Transnonain, mitraillé à Lyon, intenté de nombreux procès de presse, on a arrêté des citoyens, on les a retenus des mois et des années en prison par mesure préventive, et l'on a applaudi. Le pays usé, qui n'entend plus rien, a tout souffert. Il est à peine un homme qu'on ne puisse opposer à lui-même. D'années en années, de mois en mois, nous avons écrit, dit et fait tout le contraire de ce que nous avons écrit, dit et fait. A force d'avoir à rougir nous ne rougissons plus ; nos contradictions échappent à notre mémoire tant elles sont multipliées. Pour en finir, nous prenons le parti d'affirmer que nous n'avons jamais varié, ou que nous n'avons varié que par la transformation progressive de nos idées et par notre compréhension éclairée des temps. Les événements si rapides nous ont si promptement vieillis, que quand on nous rappelle nos gestes d'une époque passée, il nous semble que l'on nous parle d'un autre homme que de nous : et puis avoir varié, c'est avoir fait comme tout le monde.

Philippe n'a pas cru comme la branche restaurée qu'il était obligé pour régner de dominer dans tous les villages ; il a jugé qu'il lui suffisait d'être maître de Paris ; or, s'il pouvait jamais rendre la capitale ville de guerre avec un roulement annuel de soixante mille prétoriens il se croirait en sûreté. L'Europe le laisserait faire parce qu'il persuaderait aux souverains qu'il agit dans la vue d'étouffer la révolution dans son vieux berceau, déposant pour gage entre les mains des étrangers les libertés, l'indépendance et l'honneur de la France. Philippe est un sergent de ville : l'Europe peut lui cracher au visage ; il s'essuie, remercie et montre sa patente de roi. Au reste c'est le seul prince que les Français soient à présent capables de supporter. La dégradation du chef élu fait sa force, nous trouvons momentanément dans sa personne ce qui suffit à nos habitudes de couronne et à notre penchant démocratique ; nous obéissons à un pouvoir que nous croyons avoir le droit d'insulter ; c'est tout ce qu'il nous faut de liberté : nation à genoux nous souffletons notre maître, rétablissant le privilège à ses pieds, l'égalité sur sa joue. Narquois et rusé, Louis XI de l'âge philosophique, le monarque de notre choix conduit dextrement sa barque sur une boue liquide. La branche aînée des Bourbons est séchée sauf un bouton ; la branche cadette est pourrie. Le chef inauguré à la maison de ville n'a jamais songé qu'à lui ; il sacrifie les Français à ce qu'il croit être sa sûreté. Quand on raisonne sur ce qui conviendrait à la grandeur de la patrie, on oublie la nature du souverain ; il est persuadé qu'il périrait par les moyens qui sauveraient la France ; selon lui, ce qui ferait vivre la royauté tuerait le roi. Du reste, nul n'a le droit de le mépriser, car tout le monde est au niveau du même mépris. Mais quelles que soient les prospérités qu'il rêve en dernier résultat, ou lui, ou ses enfants ne prospéreront pas, parce qu'il délaisse les peuples dont il tient tout. D'un autre côté, les rois légitimes, délaissant les rois légitimes, tomberont : on ne renie pas impunément son principe. Si des révolutions ont été un instant détournées de leur cours elles n'en viendront pas moins grossir le torrent qui cave l'ancien édifice : personne n'a joué son rôle, personne ne sera sauvé.

Puisque aucun pouvoir parmi nous n'est inviolable, puisque le sceptre héréditaire est tombé quatre fois depuis trente-huit années, puisque le bandeau royal attaché par la victoire s'est dénoué deux fois de la tête de Napoléon, puisque la souveraineté de Juillet a été incessamment assaillie, il faut en conclure que ce n'est pas la république qui est impossible, mais la monarchie.

La France est sous la domination d'une idée hostile au trône : un diadème dont on reconnaît d'abord l'autorité, puis que l'on foule aux pieds, que l'on reprend ensuite pour le fouler aux pieds de nouveau n'est qu'une inutile tentation et un symbole de désordre. On impose un maître à des hommes qui semblent l'appeler par leurs souvenirs, et qui ne le supportent plus par leurs moeurs ; on l'impose à des générations qui, ayant perdu la mesure et la décence sociale, ne savent qu'insulter la personne royale ou remplacer le respect par la servilité.

Philippe a dans sa personne de quoi ralentir la destinée ; il n'a pas de quoi l'arrêter. Le parti démocratique est seul en progrès, parce qu'il marche vers le monde futur ; à moins toutefois que ce parti ne soit trop décomposé pour y parvenir. Ceux qui ne veulent pas admettre les causes générales de destruction pour les principes monarchiques attendent en vain l'affranchissement du joug actuel d'un mouvement des Chambres ; elles ne consentiront point à la réforme, parce que la réforme serait leur mort. De son côté, l'opposition devenue industrielle ne portera jamais au roi de sa fabrique la botte à fond, comme elle l'a portée à Charles X ; elle remue afin d'avoir des places, elle se plaint, elle est hargneuse, mais lorsqu'elle se trouve face à face de Philippe elle recule, car si elle veut obtenir le maniement des affaires, elle ne veut pas renverser ce qu'elle a créé et ce par quoi elle vit. Deux frayeurs l'arrêtent : la frayeur du retour de la légitimité, la frayeur du règne populaire ; elle se colle à Philippe qu'elle n'aime pas, mais qu'elle considère comme un préservatif. Bourrée d'emplois et d'argent, abdiquant sa volonté, l'opposition obéit à ce qu'elle sait funeste et s'endort dans la boue ; c'est le duvet inventé par l'industrie du siècle ; il n'est pas aussi agréable que l'autre, mais il coûte moins cher.

Nonobstant toutes ces choses, une souveraineté de quelques mois si l'on veut même de quelques années, ne changera pas l'irrévocable avenir. Il n'est presque personne qui n'avoue maintenant la légitimité préférable à l'usurpation, pour la sûreté, la liberté, la propriété, comme pour les relations avec l'étranger, car le principe de notre souveraineté actuelle est hostile au principe des souverainetés européennes. Puisqu'il lui plaisait de recevoir l'investiture du trône du bon plaisir et de la science certaine de la démocratie, Philippe a manqué son point de départ : il aurait dû monter à cheval et galoper jusqu'au Rhin, ou plutôt il aurait dû résister au mouvement qui l'emportait sans condition vers une couronne : des institutions plus durables et plus convenables fussent sorties de cette résistance.

On a dit : " M. le duc d'Orléans n'aurait pu rejeter la couronne sans nous plonger dans des troubles épouvantables " : raisonnement des poltrons, des dupes et des fripons. Sans doute des conflits seraient survenus ; mais ils eussent été suivis du retour prompt à l'ordre. Qu'a donc fait Philippe pour le pays ? Y aurait-il eu plus de sang versé par son refus du sceptre qu'il n'en a coulé pour l'acceptation de ce même sceptre à Paris, à Lyon à Anvers, dans la Vendée, sans compter ces flots de sang répandus à propos de notre monarchie élective en Pologne, en Italie, en Portugal, en Espagne ? En compensation de ces malheurs, Philippe nous a-t-il donné la liberté ? Nous a-t-il apporté la gloire ? Il a passé son temps à mendier sa légitimation parmi les potentats, à dégrader la patrie en la faisant la suivante de l'Angleterre, en la livrant en otage, il a cherché à faire venir le siècle à lui, à le rendre vieux avec sa race, ne voulant pas se rajeunir avec le siècle.

Que ne mariait-il son fils aîné à quelque belle plébéienne de sa patrie ? C'eût été épouser la France : cet hymen du peuple et de la royauté aurait fait repentir les rois ; car ces rois, qui ont déjà abusé de la soumission de Philippe, ne se contenteront pas de ce qu'ils ont obtenu : la puissance populaire qui transparaît à travers notre monarchie municipale les épouvante. Le potentat des barricades, pour être complètement agréable aux potentats absolus, devrait surtout détruire la liberté de la presse et abolir nos institutions constitutionnelles. Au fond de l'âme, il les déteste autant qu'eux, mais il a des mesures à garder. Toutes ces lenteurs déplaisent aux autres souverains ; on ne peut leur faire prendre patience qu'en leur sacrifiant tout à l'extérieur : pour nous accoutumer à nous faire au dedans les hommes liges de Philippe, nous commençons par devenir les vassaux de l'Europe.

J'ai dit cent fois et je le répéterai encore, la vieille société se meurt. Pour prendre le moindre intérêt à ce qui existe, je ne suis ni assez bonhomme, ni assez charlatan, ni assez déçu par mes espérances. La France, la plus mûre des nations actuelles, s'en ira vraisemblablement la première. Il est probable que les aînés des Bourbons, auxquels je mourrai attaché, ne trouveraient même pas aujourd'hui un abri durable dans la vieille monarchie. Jamais les successeurs d'un monarque immolé n'ont porté longtemps après lui sa robe déchirée, il y a défiance de part et d'autre : le prince n'ose plus se reposer sur la nation, la nation ne croit plus que la famille rétablie lui puisse pardonner. Un échafaud élevé entre un peuple et un roi les empêche de se voir : il y a des tombes qui ne se referment jamais. La tête de Capet était si haute, que les petits bourreaux furent obligés de l'abattre pour prendre sa couronne, comme les Caraïbes coupaient le palmier afin d'en cueillir le fruit. La tige des Bourbons s'était propagée dans les divers troncs autour d'elle ; elle poussait des rameaux qui, se courbant, prenaient racine en terre et se relevaient provins superbes : cette famille, après avoir été l'orgueil des autres races royales, semble en être devenue la fatalité.

Mais serait-il plus raisonnable de croire que les descendants de Philippe auraient plus de chances de régner que le jeune héritier de saint Louis ? On a beau combiner diversement les idées politiques, les vérités morales restent immuables. Il est des réactions inévitables, enseignantes, magistrales, vengeresses. Le monarque qui nous initia à la liberté, Louis XVI, a été forcé d'expier dans sa personne le despotisme de Louis XIV et la corruption de Louis XV ; et l'on pourrait admettre que Louis-Philippe, lui ou sa lignée, ne payerait pas la dette de la dépravation de la Régence ? Cette dette n'a-t-elle pas été contractée de nouveau par Egalité à l'échafaud de Louis XVI, et Philippe son fils n'a-t-il pas augmenté la créance paternelle, lorsque, tuteur infidèle, il a détrôné son pupille ? Egalité en perdant la vie n'a rien racheté ; les pleurs du dernier soupir ne rachètent personne : ils ne mouillent que la poitrine et ne tombent pas sur la conscience. Si la race d'Orléans pouvait régner au droit des vices et des crimes de ses aïeux, où serait la Providence ? Jamais plus effroyable tentation n'aurait ébranlé l'homme de bien. Ce qui fait notre illusion, c'est que nous mesurons les desseins éternels sur l'échelle de notre courte vie : nous passons trop promptement pour que la punition de Dieu puisse toujours se placer dans le court moment de notre existence : la punition descend à l'heure venue ; elle ne trouve plus le premier coupable, mais elle trouve sa race qui laisse l'espace pour agir.

En s'élevant dans l'ordre universel, le règne de Louis-Philippe, quelle que soit sa durée, ne sera qu'une anomalie, qu'une infraction momentanée aux lois permanentes de la justice : elles sont violées, ces lois, dans un sens borné et relatif ; elles sont suivies dans un sens illimité et général. D'une énormité en apparence consentie du ciel, il faut tirer une conséquence plus haute : il faut en déduire la preuve chrétienne de l'abolition même de la royauté. C'est cette abolition, non un châtiment individuel, qui deviendrait l'expiation de la mort de Louis XVI ; nul ne serait admis, après ce juste, à ceindre le diadème, témoin Napoléon le Grand et Charles X le Pieux. Pour achever de rendre la couronne odieuse, il aurait été permis au fils du régicide de se coucher un moment en faux roi dans le lit sanglant du martyr.

Au reste, tous ces raisonnements, si justes qu'ils soient, n'ébranleront jamais en moi ma fidélité à mon jeune Roi : il sera toujours la plus grande espérance de salut que peut nourrir la France : ne dût-il lui rester que moi, je serai toujours fier d'avoir été le dernier sujet de celui qui sera peut-être le dernier roi.


3 L42 Chapitre 2

M. Thiers.

La révolution de Juillet a trouvé son roi : a-t-elle trouvé son représentant ? J'ai peint à différentes époques les hommes qui, depuis 1789 jusqu'à ce jour, ont paru sur la scène. Ces hommes tenaient plus ou moins à l'ancienne race humaine. On avait une échelle de proportion pour les mesurer. On est arrivé à des générations qui n'appartiennent plus au passé, étudiées au microscope, elles ne semblent pas capables de vie, et pourtant elles se combinent avec des éléments dans lesquels elles se meuvent ; elles trouvent respirable un air qu'on ne saurait respirer. L'avenir inventera peut-être des formules pour calculer les lois de l'existence de ces êtres ; mais le présent n'a aucun moyen de les apprécier.

Sans donc pouvoir expliquer l'espèce changée, on remarque çà et là quelques individus que l'on peut saisir parce que des défauts particuliers ou des qualités distinctes les font sortir de la foule. M. Thiers, par exemple est le seul homme que la révolution de Juillet ait produit. Il a fondé l'école admirative de la Terreur ; appartenant à cette école, je serais bien embarrassé, car, si d'un côté ces renieurs et reniés de Dieu, étaient de si grands hommes, l'autorité de leur jugement devrait peser, mais d'un autre côté ces hommes, en se déchirant, déclarent que le parti qu'ils égorgent est un parti de coquins. Voyez ce que madame Roland dit de Condorcet, ce que Barbaroux, principal acteur du 10 août, pense de Marat, ce que Camille Desmoulins écrit contre Saint-Just. Faut-il apprécier Danton d'après l'opinion de Robespierre, ou Robespierre d'après l'opinion de Danton ? Lorsque les Conventionnels ont une si pauvre idée les uns des autres, comment, sans manquer au respect qu'on leur doit, oser avoir une opinion différente de la leur ?

J'ai bien peur toutefois que l'on ait pris pour des gens extraordinaires des brutes qui n'avaient d'autre valeur que celle d'une roue dans une machine. On confond la machine et les rouages : la machine était puissante, mais ce n'étaient pas les roues qui l'avaient faite. Qui donc l'avait inventée ? Dieu : il l'avait créée aux fins de la nécessité qui viennent également de lui pour le résultat donné, à l'heure d'une société prévue.

Dans son esprit matériel, le jacobinisme ne s'aperçoit pas que la Terreur a failli, faute d'être capable de remplir les conditions de sa durée. Elle n'a pu arriver à son but parce qu'elle n'a pu faire tomber assez de têtes ; il lui en aurait quatre ou cinq cent mille de plus : or, le temps manque à l'exécution de ces longs massacres ; il ne reste que des crimes inachevés dont on ne saurait cueillir le fruit, le dernier soleil de l'orage n'ayant pas fini de le mûrir.

Le secret des contradictions des hommes du jour est dans la privation du sens moral, dans l'absence d'un principe fixe et dans le culte de la force : quiconque succombe est coupable et sans mérite, du moins sans ce mérite qui s'assimile aux événements. Derrière les phrases libérales des dévots de la Terreur, il ne faut voir que ce qui s'y cache : le succès divinisé. N'adorez la Convention que comme on adore un tyran. La Convention renversée, passez avec votre bagage de libertés au Directoire, puis à Bonaparte, et cela sans vous douter de votre métamorphose, sans que vous pensiez avoir changé. Dramatiste juré, tout en regardant les Girondins comme de pauvres diables parce qu'ils sont vaincus , n'en tirez pas moins de leur mort un tableau fantastique : ce sont de beaux jeunes hommes marchant couronnés de fleurs au sacrifice.

Les Girondins, faction lâche, qui parlèrent pour Louis XVI et votèrent son exécution, ont fait il est vrai, merveille à l'échafaud ; mais qui ne donnait pas alors tête baissée sur la mort ? Les femmes se distinguèrent par leur héroïsme, les jeunes filles de Verdun montèrent à l'autel comme Iphigénie ; ces artisans sur qui l'on se tait prudemment, ces plébéiens dont la Convention fit une moisson si large, bravaient le fer du bourreau aussi résolument que nos grenadiers le fer de l'ennemi. Contre un prêtre et un noble, la Convention immola des milliers d'ouvriers dans les dernières classes du peuple : c'est ce dont on ne se veut jamais souvenir.

M. Thiers fait-il état de ses principes ? pas le moins du monde : il a préconisé le massacre, et il prêcherait l'humanité d'une manière tout aussi édifiante ; il se donnait pour fanatique des libertés, et il a opprimé Lyon, fusillé dans la rue Transnonain, et soutenu envers et contre tout les lois de septembre : s'il lit jamais ceci, il le prendra pour un éloge.

Devenu président du conseil et ministre des affaires étrangères, M. Thiers s'extasie aux intrigues diplomatiques de l'école Talleyrand ; il s'expose à se faire prendre pour un turlupin à la suite, faute d'aplomb, de gravité et de silence. On peut faire fi du sérieux et des grandeurs de l'âme, mais il ne faut pas le dire, avant d'avoir amené le monde subjugué à s'asseoir aux orgies de Grand-Vaux.

Du reste, M. Thiers mêle à des moeurs inférieures un instinct élevé, tandis que les survivants féodaux, devenus cancres, se sont faits régisseurs de leurs terres, lui M. Thiers, grand seigneur de renaissance, voyage en nouvel Atticus, achète sur les chemins des objets d'art et ressuscite la prodigalité de l'antique aristocratie : c'est une distinction ; mais s'il sème avec autant de facilité qu'il recueille, il devrait être plus en garde contre la richesse, la camaraderie et la mauvaise société de ses anciennes habitudes : la considération est un des ingrédients de la personne publique.

Agité par sa nature de vif-argent, M. Thiers a prétendu aller tuer à Madrid l'anarchie que j'y avais renversée en 1823 : projet d'autant plus hardi que M. Thiers luttait avec les opinions de Louis-Philippe. Il se peut supposer un Bonaparte ; il peut croire que son taille-plume n'est qu'un allongement de l'épée napoléonienne ; il peut se persuader être un grand général, il peut rêver la conquête de l'Europe, par la raison qu'il s'en est constitué le narrateur et qu'il fait très inconsidérément revenir les cendres de Napoléon. J'acquiesce à toutes ces prétentions, je dirai seulement, quant à l'Espagne, qu'au moment où M. Thiers pensait à l'envahir, ses calculs le trompaient, il aurait perdu son roi en 1836, et je sauvai le mien en 1823. L'essentiel est donc de faire à point ce qu'on veut faire ; il existe deux forces : la force des hommes et la force des choses ; quand l'une est en opposition à l'autre, rien ne s'accomplit. A l'heure actuelle, Mirabeau ne remuerait personne, bien que sa corruption ne lui nuirait point : car présentement nul n'est décrié pour ses vices, on n'est diffamé que par ses vertus.

M. Thiers a l'un de ces trois partis à prendre : se déclarer le représentant de l'avenir républicain, ou se percher sur la monarchie contrefaite de Juillet comme un singe sur le dos d'un chameau, ou ranimer l'ordre impérial. Ce dernier parti serait du goût de M. Thiers ; mais l'empire sans l'empereur, l'empire accouplé à la démocratie, est-ce possible ? Il est plus naturel de croire que l'auteur de l' Histoire de la Révolution se laissera absorber par une ambition vulgaire : il voudra demeurer ou rentrer au pouvoir ; afin de garder ou de reprendre sa place, il chantera toutes les palinodies que le moment ou son intérêt sembleront lui demander ; à se dépouiller devant le public il y a audace, mais M. Thiers est-il assez jeune pour que sa beauté lui serve de voile ?

Deutz et Judas mis à part, je reconnais dans M. Thiers un esprit souple, prompt, fin, malléable, peut-être héritier de l'avenir, comprenant tout, hormis la grandeur qui vient de l'ordre moral ; sans jalousie, sans petitesse, sans morgue et sans préjugé, il se détache sur le fond terne et obscur des médiocrités du temps. Son orgueil excessif n'est pas encore odieux, parce qu'il ne consiste point à mépriser autrui. M. Thiers a des ressources, de la variété, d'heureux dons ; il s'embarrasse peu des différences d'opinions, ne garde point de rancune, ne craint pas de se compromettre, rend justice à un homme, non pour sa probité ou pour ce qu'il pense, mais pour ce qu'il vaut ; ce qui ne l'empêcherait pas de nous faire tous étrangler le cas échéant. M. Thiers n'est pas ce qu'il peut être ; les années le modifieront, à moins que l'enflure de l'amour-propre ne le gagne. Si sa cervelle tient bon et qu'il ne soit pas emporté par un coup de tête, les affaires révéleront en lui des infirmités ou des supériorités inaperçues. Il doit promptement croître ou décroître ; il y a des chances pour que M. Thiers devienne un grand ministre ou reste un brouillon.

Il a déjà manqué de résolution quand il tenait entre ses mains le sort du monde : s'il eût donné l'ordre d'attaquer la flotte anglaise, supérieurs en force comme nous l'étions alors dans la Méditerranée, notre succès était assuré ; les flottes turques et égyptiennes, réunies dans le port d'Alexandrie, seraient venues augmenter notre flotte ; un succès obtenu sur l'Angleterre eût électrisé la France. On aurait trouvé à l'instant 150 000 hommes pour entrer en Bavière et pour se jeter sur quelque point de l'Italie où rien n'était préparé en prévision d'une attaque. Le monde entier pouvait encore une fois changer de face. Notre agression eût-elle été juste ? C'est une autre affaire ; mais nous aurions pu demander à l'Europe si elle avait agi justement envers nous dans des traités où, abusant de la victoire, la Russie et l'Allemagne s'étaient démesurément agrandies, tandis que la France avait été réduite à ses anciennes frontières rognées. Quoi qu'il en soit, M. Thiers n'a pas osé jouer sa dernière carte ; en regardant sa vie il ne s'est pas trouvé assez appuyé, et cependant c'est parce qu'il ne mettait rien au jeu qu'il aurait pu tout jouer. Nous sommes tombés sous les pieds de l'Europe : une pareille occasion de nous relever ne se présentera plus.

Mais était-il bon de mettre de nouveau le feu au monde ? Grande question ! Toutefois, les fautes de M. le Président du Conseil s'étant trouvées liées avec une sympathie nationale, se sont ennoblies.

En dernier résultat, M. Thiers, pour sauver son système, a réduit la France à un espace de quinze lieues qu'il a fait hérisser de forteresses ; nous verrons bien si l'Europe a raison de rire de cet enfantillage du grand penseur.

Et voilà comment, entraîné par ma plume, j'ai consacré plus de pages à un homme incertain d'avenir que je n'en ai donné à des personnages dont la mémoire est assurée. C'est un malheur du trop long vivre : je suis arrivé à une époque de stérilité où la France ne voit plus courir que des générations maigres : Lupa carca nella sua magrezza . Ces mémoires diminuent d'intérêt avec les jours survenus, diminuent de ce qu'ils pouvaient emprunter de la grandeur des événements ; ils se termineront, j'en ai peur, comme les filles d'Achéloüs. L'empire romain, magnifiquement annoncé par Tite-Live, se resserre et s'éteint obscur dans les récits de Cassiodore. Vous étiez plus heureux, Thucydide et Plutarque, Salluste et Tacite, quand vous racontiez les partis qui divisaient Athènes et Rome ! vous étiez certains du moins de les animer, non seulement par votre génie, mais encore par l'éclat de la langue grecque et la gravité de la langue latine ! Que pourrions-nous raconter de notre société finissante, nous autres Welches, dans notre jargon confiné à d'étroites et barbares limites ? Si ces dernières pages reproduisaient nos rabâchages de tribune, ces éternelles définitions de nos droits, nos pugilats de portefeuilles, seraient-elles, dans cinquante ans d'ici, autre chose que les inintelligibles colonnes d'une vieille gazette ? Sur mille et une conjectures, une seule se trouverait-elle vraie ? Qui prévoirait l'esprit français, les étranges bonds et écarts de sa mobilité ? Qui pourrait comprendre comment ses exécrations et ses engouements, ses malédictions et ses bénédictions se transmuent sans raison apparente ? Qui saurait deviner et expliquer comment il adore et déteste tour à tour, comment il dérive d'un système politique, comment, la liberté à la bouche et le servage au coeur, il croit le matin à une vérité et est persuadé le soir d'une vérité contraire ? Jetez-nous quelques grains de poussière : abeilles de Virgile, nous cesserons notre mêlée pour nous envoler ailleurs.


3 L42 Chapitre 3

M. de La Fayette.

Si par hasard il se remue encore quelque chose de grand ici-bas, notre patrie demeurera couchée. D'une société qui se décompose, les flancs sont inféconds ; les crimes mêmes qu'elle engendre sont des crimes mort-nés, atteints qu'ils sont de la stérilité de leur principe. L'époque où nous entrons est le chemin de halage par lequel des générations fatalement condamnées tirent l'ancien monde vers un monde inconnu.

En cette année 1834, M. de La Fayette vient de mourir. J'aurais jadis été injuste en parlant de lui ; je l'aurais représenté comme une espèce de niais à double visage et à deux renommées, héros de l'autre côté de l'Atlantique, Gille de ce côté-ci. Il a fallu plus de quarante années pour que l'on reconnût dans M. de La Fayette des qualités qu'on s'était obstiné à lui refuser. A la tribune, il s'exprimait facilement et du ton d'un homme de bonne compagnie. Aucune souillure n'est attachée à sa vie ; obligeant et généreux, il ne négligea pas ses affaires néanmoins, également enrichi par la donation du Congrès en Amérique et par la loi de l'indemnité en France. Sous l'empire il fut noble et vécut à part ; sous la Restauration il ne garda pas autant de dignité ; il s'abaissa jusqu'à se laisser nommer le vénérable des ventes du carbonarisme, et le chef des petites conspirations ; heureux qu'il fut de se soustraire à Béfort à la justice, comme un aventurier vulgaire. Dans les commencements de la Révolution, il ne se mêla point aux égorgeurs ; il les combattit à main armée ; il voulut sauver Louis XVI ; mais tout en abhorrant les massacres tout obligé qu'il fut de les fuir, il trouva des louanges pour des scènes où l'on portait quelques têtes au bout des piques.

M. de La Fayette s'est élevé parce qu'il a vécu : il y a une renommée échappée spontanément des talents, et dont la mort augmente l'éclat en arrêtant les talents dans la jeunesse ; il y a une autre renommée, produit de l'âge, fille tardive du temps ; non grande par elle-même, elle l'est par les révolutions au milieu desquelles le hasard l'a placée. Le porteur de cette renommée, à force d'être, se mêle à tout ; son nom devient l'enseigne ou le drapeau de tout : M. de La Fayette sera éternellement la garde nationale. Par un effet extraordinaire le résultat de ses actions était souvent en contradiction avec ses pensées ; royaliste, il renversa en 1789 une royauté de huit siècles ; républicain, il créa en 1830 la royauté des barricades : il s'en est allé donnant à Philippe la couronne qu'il avait enlevée à Louis XVI. Pétri avec les événements, quand les alluvions de nos malheurs se seront consolidées, on retrouvera son image incrustée dans la pâte révolutionnaire. Son ovation aux Etats-Unis l'a singulièrement rehaussé ; un peuple, en se levant pour le saluer, l'a couvert de l'éclat de sa reconnaissance. Everett termine par cette apostrophe le discours qu'il prononça en 1824 :

" Sois le bienvenu sur nos rives, ami de nos pères ! Jouis d'un triomphe tel qu'il ne fut jamais le partage d'aucun monarque ou conquérant de la terre. Hélas ! La Fayette, l'ami de votre jeunesse, celui qui fut plus que l'ami de son pays, gît tranquille dans le sein de la terre qu'il a rendue libre. Il repose dans la paix et dans la gloire sur les rives du Potomac. Vous reverrez les ombrages hospitaliers du Mont-Vernon ; mais celui que vous vénérâtes, vous ne le retrouverez plus sur le seuil de sa porte. A sa place et en son nom, les fils reconnaissants de l'Amérique vous saluent. Soyez trois fois le bienvenu sur nos rives ! Dans quelque direction de ce continent que vous dirigiez vos pas, tout ce qui pourra entendre le son de votre voix vous bénira. "

Dans le Nouveau Monde, M. de La Fayette a contribué à la formation d'une société nouvelle ; dans le monde ancien, à la destruction d'une vieille société : la liberté l'invoque à Washington, l'anarchie à Paris.

M. de La Fayette n'avait qu'une seule idée, et heureusement pour lui elle était celle du siècle ; la fixité de cette idée a fait son empire ; elle lui servait d'oeillère, elle l'empêchait de regarder à droite et à gauche ; il marchait d'un pas ferme sur une seule ligne ; il s'avançait sans tomber entre les précipices, non parce qu'il les voyait, mais parce qu'il ne les voyait pas ; l'aveuglement lui tenait lieu de génie : tout ce qui est fixe est fatal, et ce qui est fatal est puissant.

Je vois encore M. de La Fayette, à la tête de la garde nationale, passer, en 1790, sur les boulevards pour se rendre au faubourg Saint-Antoine. Le 22 mai 1834, je l'ai vu, couché dans son cercueil, suivre les mêmes boulevards. Parmi le cortège, on remarquait une troupe d'Américains, chacun une fleur jaune à la boutonnière. M. de La Fayette avait fait venir des Etats-Unis une quantité de terre suffisante pour le couvrir dans sa tombe, mais son dessein n'a point été rempli.

Et vous demanderez pour la sainte relique

Quelques urnes de terre au sol de l'Amérique,

Et vous rapporterez ce sublime oreiller,

Afin qu'après la mort, sa dépouille chérie

Puisse du moins avoir six pieds dans sa patrie

De terre libre où sommeiller.

Au moment fatal, oubliant à la fois ses rêves politiques et les romans de sa vie, il a voulu reposer à Picpus auprès de sa femme vertueuse : la mort fait tout rentrer dans l'ordre.

A Picpus sont enterrées des victimes de cette révolution commencée par M. de La Fayette ; là s'élève une chapelle où l'on dit des prières perpétuelles en mémoire de ces victimes. A Picpus j'ai accompagné M. le duc Matthieu de Montmorency, collègue de M. de La Fayette à l'Assemblée constituante, au fond de la fosse la corde tourna la bière de ce chrétien sur le côté, comme s'il se fût soulevé sur le flanc pour prier encore.

J'étais dans la foule, à l'entrée de la rue Grange-Batelière, quand le convoi de M. de La Fayette défila : au haut de la montée du boulevard le corbillard s'arrêta ; je le vis, tout doré d'un rayon fugitif du soleil, briller au-dessus des casques et des armes : puis l'ombre revint et il disparut.

La multitude s'écoula ; des vendeuses de plaisirs crièrent leurs oublies, des vendeurs d'amusettes portèrent çà et là des moulins de papier qui tournaient au même vent dont le souffle avait agité les plumes du char funèbre.

A la séance de la Chambre des députés du 20 mai 1834, le président parla : " Le nom du général La Fayette, dit-il, demeurera célèbre dans notre histoire.

" (...) En vous exprimant les sentiments de condoléances de la Chambre, j'y joins, monsieur et cher collègue (Georges La Fayette), l'assurance particulière de mon attachement. " Auprès de ces paroles, le rédacteur de la séance met entre deux parenthèses : (Hilarité).

Voilà à quoi se réduit une des vies les plus sérieuses : hilarité ! Que reste-t-il de la mort des plus grands hommes ? Un manteau gris et une croix de paille, comme sur le corps du duc de Guise assassiné à Blois.

A la portée du crieur public qui vendait pour un sou aux grilles du château des Tuileries, la nouvelle de la mort de Napoléon, j'ai entendu deux charlatans sonner la fanfare de leur orviétan, et, dans le Moniteur du 21 janvier 1793, j'ai lu ces paroles au-dessous du récit de l'exécution de Louis XVI :

" Deux heures après l'exécution, rien n'annonçait dans Paris que celui qui naguère était le chef de la nation venait de subir le supplice des criminels. " A la suite de ces mots venait cette annonce : " Ambroise , opéra-comique. "

Dernier acteur du drame joué depuis cinquante années, M. de La Fayette était demeuré sur la scène ; le choeur final de la tragédie grecque prononce la morale de la pièce : " Apprenez, ô aveugles mortels, à tourner les yeux sur le dernier jour de la vie. " Et moi, spectateur assis dans une salle vide, loges désertées, lumières éteintes, je reste seul de mon temps devant le rideau baissé, avec le silence et la nuit.


3 L42 Chapitre 4

Armand Carrel.

Armand Carrel menaçait l'avenir de Philippe comme le général La Fayette poursuivait son passé. Vous savez comment j'ai connu M. Carrel ; depuis 1832 je n'ai cessé d'avoir des rapports avec lui jusqu'au jour où je l'ai suivi au cimetière de Saint-Mandé.

Armand Carrel était triste ; il commençait à craindre que les Français ne fussent pas capables d'un sentiment raisonnable de liberté ; il avait je ne sais quel pressentiment de la brièveté de sa vie : comme une chose sur laquelle il ne comptait pas et à laquelle il n'attachait aucun prix, il était toujours prêt à risquer cette vie sur un coup de dés. S'il eût succombé dans son duel contre le jeune Laborie, à propos de Henri V, sa mort aurait eu du moins une grande cause et un grand théâtre ; vraisemblablement ses funérailles eussent été honorées de jeux sanglants ; il nous a abandonnés pour une misérable querelle qui ne valait pas un seul cheveu de sa tête. Il se trouvait dans un de ses accès naturels de mélancolie, lorsqu'il inséra à mon sujet, dans le National , un article auquel je répondis par ce billet :

" Paris, 5 mai 1834.

" Votre article, monsieur, est plein de ce sentiment exquis des situations et des convenances qui vous met au-dessus de tous les écrivains politiques du jour. Je ne vous parle pas de votre rare talent ; vous savez qu'avant d'avoir l'honneur de vous connaître, je lui ai rendu pleine justice. Je ne vous remercie pas de vos éloges ; j'aime à les devoir à ce que je regarde à présent comme une vieille amitié. Vous vous élevez bien haut, monsieur ; vous commencez à vous isoler comme tous les hommes faits pour une grande renommée ; peu à peu la foule, qui ne peut les suivre, les abandonne, et on les voit d'autant mieux qu'ils sont à part.

" Chateaubriand. "

Je cherchai à le consoler par une autre lettre du 31 août 1834, lorsqu'il fut condamné pour délit de presse. Je reçus de lui cette réponse ; elle manifeste les opinions, les regrets et les espérances de l'homme :

" A Monsieur le vicomte de Chateaubriand.

" Monsieur,

" Votre lettre du 31 août ne m'a été remise qu'à mon arrivée à Paris. J'irais vous en remercier d'abord, si je n'étais forcé de consacrer à quelques préparatifs d'entrée en prison le peu de temps qui pourra m'être laissé par la police informée de mon retour. Oui, monsieur, me voici condamné à six mois de prison par la magistrature, pour un délit imaginaire et en vertu d'une législation également imaginaire, parce que le jury m'a sciemment renvoyé impuni sur l'accusation la plus fondée et après une défense qui, loin d'atténuer mon crime de vérité dite à la personne du roi Louis-Philippe, avait aggravé ce crime en l'érigeant en droit acquis pour toute la presse de l'opposition. Je suis heureux que les difficultés d'une thèse si hardie, par le temps qui court, vous aient paru à peu près surmontées par la défense que vous avez lue et dans laquelle il m'a été si avantageux de pouvoir invoquer l'autorité du livre dans lequel vous instruisiez, il y a dix-huit ans votre propre parti des principes de la responsabilité constitutionnelle.

" Je me demande souvent avec tristesse à quoi auront servi des écrits tels que les vôtres, monsieur, tels que ceux des hommes les plus éminents de l'opinion à laquelle j'appartiens moi-même, si de cet accord des plus hautes intelligences du pays dans la constante défense des droits de discussion il n'était pas résulté enfin pour la masse des esprits en France un parti désormais pris de vouloir sous tous les régimes, d'exiger de tous les systèmes victorieux quels qu'ils soient, la liberté de penser, de parler, d'écrire, comme condition première de toute autorité légitimement exercée. N'est-il pas vrai, monsieur, que lorsque vous demandiez, sous le dernier gouvernement, la plus entière liberté de discussion, ce n'était pas pour le service momentané que vos amis politiques en pouvaient tirer dans l'opposition contre des adversaires devenus maîtres du pouvoir par intrigue ? Quelques-uns se servaient ainsi de la presse, qui l'ont bien prouvé depuis ; mais vous, monsieur, vous demandiez la liberté de discussion pour le bien commun, l'arme et la protection générale de toutes les idées vieilles ou jeunes ; c'est là ce qui vous a mérité, monsieur, la reconnaissance et les respects des opinions auxquelles la révolution de Juillet a ouvert une lice nouvelle. C'est pour cela que notre oeuvre se rattache à la vôtre, et que lorsque nous citons vos écrits, c'est moins comme admirateurs du talent incomparable qui les a produits que comme aspirant à continuer de loin la même tâche, jeunes soldats que nous sommes d'une cause dont vous êtes le vétéran le plus glorieux.

" Ce que vous avez voulu depuis trente ans, monsieur, ce que je voudrais, s'il m'est permis de me nommer après vous, c'est d'assurer aux intérêts qui se partagent notre belle France une loi de combat plus humaine, plus civilisée, plus fraternelle, plus concluante que la guerre civile. Quand donc réussirons-nous à mettre en présence les idées à la place des partis, et les intérêts légitimes et avouables à la place des déguisements, de l'égoïsme et de la cupidité ? quand verrons-nous s'opérer par la persuasion et par la parole ces inévitables transactions que le duel des partis et l'effusion du sang amènent aussi par épuisement mais trop tard pour les morts des deux camps, et trop souvent sans profit pour les blessés et les survivants ? Comme vous le dites douloureusement, monsieur, il semble que bien des enseignements aient été perdus et qu'on ne sache plus en France ce qu'il en coûte de se réfugier sous un despotisme qui promet silence et repos. Il n'en faut pas moins continuer de parler, d'écrire, d'imprimer ; il sort quelquefois des ressources bien imprévues de la constance. Aussi, de tant de beaux exemples que vous avez donnés, monsieur, celui que j'ai le plus constamment sous les yeux est compris dans un mot : Persévérer.

" Agréez, monsieur, les sentiments d'inaltérable affection avec lesquels je suis heureux de me dire

" Votre plus dévoué serviteur,

" A. Carrel. "

" Puteaux, près Neuilly, le 4 octobre 1834. "

M. Carrel fut enfermé à Sainte-Pélagie ; j'allais le voir deux ou trois fois par semaine : je le trouvais debout derrière la grille de sa fenêtre. Il me rappelait son voisin, un jeune lion d'Afrique au Jardin des Plantes : immobile aux barreaux de sa loge, le fils du désert laissait errer son regard vague et triste sur les objets au dehors ; on voyait qu'il ne vivrait pas. Ensuite nous descendions M. Carrel et moi ; le serviteur de Henri V se promenait avec l'ennemi des rois dans une cour humide, sombre étroite, encerclée de hauts murs comme un puits. D'autres républicains se promenaient aussi dans cette cour : ces jeunes et ardents révolutionnaires, à moustaches, à barbes, aux cheveux longs, au bonnet teuton ou grec, au visage pâle, aux regards âpres, à l'aspect menaçant, avaient l'air de ces âmes préexistantes au Tartare avant d'être parvenues à la lumière : ils se disposaient à faire irruption dans la vie. Leur costume agissait sur eux comme l'uniforme sur le soldat, comme la chemise sanglante de Nessus sur Hercule : c'était un monde vengeur caché derrière la société actuelle et qui faisait frémir.

Le soir ils se rassemblaient dans la chambre de leur chef Armand Carrel ; ils parlaient de ce qu'il y aurait à exécuter à leur arrivée au pouvoir, et de la nécessité de répandre du sang. Il s'élevait des discussions sur les grands citoyens de la Terreur : les uns, partisans de Marat, étaient athées et matérialistes ; les autres, admirateurs de Robespierre, adoraient ce nouveau Christ. Saint Robespierre n'avait-il pas dit, dans son discours sur l'Etre suprême, que la croyance en Dieu donnait la force de braver le malheur , et que l'innocence sur l'échafaud faisait pâlir le tyran sur son char de triomphe ? Jonglerie d'un bourreau qui parle avec attendrissement de Dieu, de malheur, de tyrannie, d'échafaud, afin de persuader aux hommes qu'il ne tue que des coupables, et encore par un effet de vertu ; prévision des malfaiteurs, qui, sentant venir le châtiment, se posent d'avance en Socrate devant le juge, et cherchent à effrayer le glaive en le menaçant de leur innocence !

Le séjour à Sainte-Pélagie fit du mal à M. Carrel : enfermé avec des têtes ardentes, il combattait leurs idées, les gourmandait, les bravait, refusait noblement d'illuminer le 21 janvier ; mais en même temps il s'irritait de ses souffrances, et sa raison était ébranlée par les sophismes du meurtre qui retentissaient à ses oreilles.

Les mères, les soeurs, les femmes de ces jeunes hommes les venaient soigner le matin et faire leur ménage. Un jour, passant dans le corridor noir qui conduisait à la chambre de M. Carrel, j'entendis une voix ravissante sortir d'une cabine voisine : une belle femme sans chapeau, les cheveux déroulés, assise au bord d'un grabat, raccommodait le vêtement en lambeaux d'un prisonnier agenouillé, qui semblait moins le captif de Philippe que de la femme aux pieds de laquelle il était enchaîné.

Délivré de sa captivité, M. Carrel venait me voir à son tour. Quelques jours avant son heure fatale, il était venu m'apporter le numéro du National dans lequel il s'était donné la peine d'insérer un article relatif à mes Essais sur la littérature anglaise , et où il avait cité avec trop d'éloges les pages qui terminent ces Essais . Depuis sa mort, on m'a remis cet article écrit tout entier de sa main, et que je conserve comme un gage de son amitié. Depuis sa mort ! quels mots je viens de tracer sans m'en rendre compte !

Le duel, bien que supplément obligé aux lois qui ne connaissent pas des offenses faites à l'honneur, est affreux, surtout lorsqu'il détruit une vie pleine d'espérances et qu'il prive la société d'un de ces hommes rares qui ne viennent qu'après le travail d'un siècle, dans la chaîne de certaines idées et de certains événements. Carrel tomba dans le bois qui vit tomber le duc d'Enghien : l'ombre du petit-fils du grand Condé servit de témoin au plébéien illustre et l'emmena avec elle. Ce bois fatal m'a fait pleurer deux fois : du moins je ne me reproche point d'avoir, dans ces deux catastrophes, manqué à ce que je devais à mes sympathies et à ma douleur.

M. Carrel, qui, dans ses autres rencontres, n'avait jamais pensé à la mort, y pensa avant celle-ci : il employa la nuit à écrire ses dernières volontés, comme s'il eût été averti du résultat du combat. A huit heures du matin, le 22 juillet 1836, il se rendit vif et léger sous ces ombrages où le chevreuil joue à la même heure.

Placé à la distance mesurée, il marche rapidement, tire sans s'effacer, comme c'était sa coutume ; il semblait qu'il n'y eût jamais assez de péril pour lui. Blessé à mort et soutenu sur les bras de ses amis, comme il passait devant son adversaire lui-même blessé, il lui dit : " Souffrez-vous beaucoup, monsieur ? " Armand Carrel était aussi doux qu'intrépide.

Le 22, j'appris trop tard l'accident ; le 23 au matin, je me rendis à Saint-Mandé : les amis de M. Carrel étaient dans la plus extrême inquiétude. Je voulais entrer, mais le chirurgien me fit observer que ma présence pourrait causer au malade une trop vive émotion et faire évanouir la faible lueur d'espérance qu'on avait encore. Je me retirai consterné. Le lendemain 24, lorsque je me disposais à retourner à Saint-Mandé, Hyacinthe, que j'avais envoyé devant moi, vint m'apprendre que l'infortuné jeune homme avait expiré à cinq heures et demie, après avoir éprouvé des douleurs atroces : la vie dans toute sa force avait livré un combat désespéré à la mort.

Les funérailles eurent lieu le mardi 26. Le père et le frère de M. Carrel étaient arrivés de Rouen. Je les trouvai renfermés dans une petite chambre avec trois ou quatre des plus intimes compagnons de l'homme dont nous déplorions la perte. Ils m'embrassèrent, et le père de M. Carrel me dit : " Armand aurait été chrétien comme son père, sa mère, ses frères et soeurs : l'aiguille n'avait plus que quelques heures à parcourir pour arriver au même point du cadran. " Je regretterai éternellement de n'avoir pu voir Carrel sur son lit de mort : je n'aurais pas désespéré, au moment suprême, de faire parcourir à l' aiguille l'espace au delà duquel elle se fût arrêtée sur l'heure du chrétien.

Carrel n'était pas aussi antireligieux qu'on l'a supposé : il avait des doutes ; quand de la ferme incrédulité on passe à l'indécision, on est bien près d'arriver à la certitude. Peu de jours avant sa mort, il disait : " Je donnerais toute cette vie pour croire à l'autre. " En rendant compte du suicide de M. Sautelet, il avait écrit cette page énergique :

" J'ai pu conduire par la pensée ma vie jusqu'à cet instant, rapide comme l'éclair, où la vue des objets, le mouvement, la voix, le sentiment m'échapperont, et où les dernières forces de mon esprit se réuniront pour former l'idée : je meurs ; mais la minute, la seconde qui suivra immédiatement, j'ai toujours eu pour elle une indéfinissable horreur ; mon imagination s'est toujours refusée à en deviner quelque chose. Les profondeurs de l'enfer sont mille fois moins effrayantes à mesurer que cette universelle incertitude :

To die, to sleep,

To sleep ! perchance to dream !

" J'ai vu chez tous les hommes, quelle que fût la force de leurs caractères ou de leurs croyances, cette même impossibilité d'aller au delà de leur dernière impression terrestre et la tête s'y perdre, comme si en arrivant à ce terme on se trouvait suspendu au-dessus d'un précipice de dix mille pieds. On chasse cette effrayante vue pour aller se battre en duel, livrer l'assaut à une redoute ou affronter une mer orageuse, on semble même faire fi de la vie ; on se trouve un visage assuré, content, serein ; mais c'est que l'imagination montre le succès plutôt que la mort ; c'est que l'esprit s'exerce bien moins sur les dangers que sur les moyens d'en sortir. "

Ces paroles sont remarquables dans la bouche d'un homme qui devait mourir en duel.

En 1800, lorsque je rentrai en France, j'ignorais que sur le rivage où je débarquais il me naissait un ami. J'ai vu, en 1836, descendre cet ami au tombeau sans ces consolations religieuses dont je rapportais le souvenir dans ma patrie la première année du siècle.

Je suivis le cercueil depuis la maison mortuaire jusqu'au lieu de la sépulture ; je marchais auprès du père de M. Carrel et donnais le bras à M. Arago : M. Arago a mesuré le ciel que j'ai chanté.

Arrivé à la porte du petit cimetière champêtre, le convoi s'arrêta ; des discours furent prononcés. L'absence de la croix m'apprenait que le signe de mon affliction devait rester renfermé au fond de mon âme.

Il y avait six ans qu'aux journées de Juillet, passant devant la colonnade du Louvre, près d'une fosse ouverte, j'y rencontrai des jeunes gens qui me rapportèrent au Luxembourg pour y protester en faveur d'une royauté qu'ils venaient d'abattre ; après six ans, je revenais, à l'anniversaire des fêtes de Juillet, m'associer aux regrets de ces jeunes républicains, comme ils s'étaient associés à ma fidélité. Etrange destinée ! Armand Carrel a rendu le dernier soupir chez un officier de la garde royale qui n'a point prêté serment à Philippe ; royaliste et chrétien, j'ai eu l'honneur de porter un coin du voile qui recouvre de nobles cendres, mais qui ne les cachera point.

Beaucoup de rois, de princes, de ministres, d'hommes qui se croyaient puissants, ont défilé devant moi : je n'ai pas daigné ôter mon chapeau à leur cercueil ou consacrer un mot à leur mémoire. J'ai trouvé plus à étudier et à peindre dans les rangs intermédiaires de la société que dans ceux qui font porter leur livrée ; une casaque brochée d'or ne vaut pas le morceau de flanelle que la balle avait enfoncé dans le ventre de Carrel.

Carrel, qui se souvient de vous ? les médiocres et les poltrons que votre mort a délivrés de votre supériorité et de leur frayeur, et moi qui n'étais pas de vos doctrines. Qui pense à vous ? Qui se souvient de vous ? Je vous félicite d'avoir d'un seul pas achevé un voyage dont le trajet prolongé devient si dégoûtant et si désert, d'avoir rapproché le terme de votre marche à la portée d'un pistolet, distance qui vous a paru trop grande encore et que vous avez réduite en courant à la longueur d'une épée.

J'envie ceux qui sont partis avant moi : comme les soldats de César à Brindes, du haut des rochers du rivage, je jette ma vue sur la haute mer et je regarde vers l'Epire si je ne vois point revenir les vaisseaux qui ont passé les premières légions pour m'enlever à mon tour.

Quelques jours après les funérailles, j'allai chez M. Carrel : l'appartement était fermé : lorsqu'on ouvrit les volets le jour qui ne pouvait plus rentrer dans les yeux du maître absent, entra dans sa chambre déserte. J'avais le coeur serré en contemplant ces livres, cette table, que j'ai achetée, cette plume, ces mots insignifiants écrits au hasard sur quelques chiffons de papier ; partout les traces de la vie, et la mort partout.

Une personne chère à M. Carrel n'avait pas prononcé an mot ; elle s'assit sur un canapé, je m'assis près d'elle. Une petite chienne vint nous caresser. Alors la jeune femme fondit en pleurs. Ecartant les cheveux de son front et cherchant à rappeler ses idées, elle me dit :

" Vous allez voir M. Carrel. "

Elle se leva, prit un tableau sur lequel était jeté un voile, ôta le voile et découvrit le portrait de l'infortuné fait quelques heures après sa mort par M. Scheffer. " Quand je l'ai vu mort, me dit cette femme, il était défiguré par l'agonie, son visage se remit après, et M. Scheffer m'a dit qu'il souriait comme cela. " Le portrait, en effet, d'une ressemblance frappante, a quelque chose de martyrisé, de sombre et d'énergique, mais la bouche sourit doucement comme si le mort eût souri d'être délivré de la vie.

Celle qui devait un jour épouser Carrel, recouvrit le portrait et ajouta : " Vous voudrez bien me donner une lettre pour que je puisse la montrer à mes parents : ils seront contents si vous m'estimez : je me défendrai avec cela. "

Pour essayer de la distraire, je lui parlai des papiers que M. Carrel avait laissés. " Les voilà, me dit-elle, il avait beaucoup de penchant pour vous, monsieur, il n'estimait presque personne et ne conservait que peu de lettres, en voilà seulement quelques-unes, il y a des billets de vous, et puis une lettre de sa mère qu'il a gardée à cause de la dureté de cette lettre. "

Je sortis de cette maison de malheur : vainement je m'étais cru incapable de partager désormais les peines de la jeunesse, car les années m'assiègent et me glacent ; je me fraye à peine un passage à travers elles, ainsi qu'en hiver l'habitant d'une cabane est obligé de s'ouvrir un sentier dans la neige tombée à sa porte, pour aller chercher un rayon de soleil.

Après avoir relu ceci en 1839, j'ajouterai qu'ayant visité, en 1837, la sépulture de M. Carrel, je la trouvai fort négligée, mais je vis une croix de bois noir qu'avait plantée auprès du mort sa soeur Nathalie. Je payai à Vaudran, le fossoyeur, dix-huit francs qui restaient dus pour des treillages ; je lui recommandai d'avoir soin de la fosse, d'y semer du gazon et d'y entretenir des fleurs. A chaque changement de saison, je me rends à Saint-Mandé pour m'acquitter de ma redevance et m'assurer que mes intentions ont été fidèlement remplies [ Reçu du fossoyeur . " J'ai reçu de M. de Chateaubriand la somme de dix-huit francs qui restait due pour le treillage qui entoure la tombe de M. Armand Carrel.

" Saint-Mandé, ce 21 juin 1838.

" Pour acquit : Vaudran. "

" Reçu de M. de Chateaubriand la somme de vingt francs pour l'entretien du tombeau de M. Carrel à Saint-Mandé.

" Paris, ce 28 septembre 1839.

" Pour acquit : Vaudran. (N.d.A.)] .


3 L42 Chapitre 5

De quelques femmes. - La Louisianaise.

Prêt à terminer mes recueils et faisant la revue autour de moi, j'aperçois des femmes que j'ai involontairement oubliées ; anges groupés au bas de mon tableau, elles sont appuyées sur la bordure pour regarder la fin de ma vie.

J'ai rencontré jadis des femmes différemment connues ou célèbres. Les femmes ont aujourd'hui changé de manière : valent-elles mieux, valent-elles moins ? Il est tout simple que j'incline au passé ; mais le passé est environné d'une vapeur à travers laquelle les objets prennent une teinte agréable et souvent trompeuse. Ma jeunesse, vers laquelle je ne puis retourner, me fait l'effet de ma grand-mère ; je m'en souviens à peine et je serais charmé de la revoir.

Une Louisianaise m'est arrivée du Meschascebé : j'ai cru voir la vierge des dernières amours. Célestine m'a écrit plusieurs lettres ; elles pourraient être datées de la Lune des fleurs ; elle m'a montré des fragments de mémoires qu'elle a composés dans les savanes de l'Alabama.

Quelque temps après, Célestine m'écrivit qu'elle était occupée d'une toilette pour sa présentation à la cour de Philippe : je repris ma peau d'ours. Célestine s'est changée en crocodile du puits des Florides : que le ciel lui fasse paix et amour, autant que ces choses-là durent !


3 L42 Chapitre 6

Madame Tastu.

Il y a des personnes qui, s'interposant entre vous et le passé, empêchent vos souvenirs d'arriver jusqu'à votre mémoire ; il en est d'autres qui se mêlent tout d'abord à ce que vous avez été. Madame Tastu produit ce dernier effet. Sa façon de dire est naturelle ; elle a laissé le jargon gaulois à ceux qui croient se rajeunir en se cachant dans les casaques de nos aïeux. Favorinus disait à un Romain qui affectait le latin des douze Tables : " Vous voulez converser avec la mère d'Evandre. "

Puisque je viens de toucher à l'antiquité, je dirai quelques mots des femmes de ses peuples en redescendant l'échelle jusqu'à notre temps. Les femmes grecques ont quelquefois célébré la philosophie ; le plus souvent elles ont suivi une autre divinité : Sapho est demeurée l'immortelle sibylle de Gnide ; on ne sait plus guère ce qu'a fait Corinne après avoir vaincu Pindare ; Aspasie avait enseigné Vénus à Socrate :

" Socrate, sois docile à mes leçons. Remplis-toi de l'enthousiasme poétique : c'est par son charme puissant que tu sauras attacher l'objet que tu aimes ; c'est au son de la lyre que tu l'enchaîneras, en portant jusqu'à son coeur par son oreille l'image achevée de la passion. "

Le souffle de la Muse passant sur les femmes romaines sans les inspirer vint animer la nation de Clovis, encore au berceau. La langue d' Oyl eut Marie de France ; la langue d' Oc la dame de Die, laquelle, dans son chastel de Vaucluse, se plaignait d'un ami cruel.

" Voudrois connaître, mon gent et bel ami, pourquoi vous m'êtes tant cruel et tant sauvage. "

Per que m'etz vos tan fers, ni tan salvatge.

Le moyen âge transmit ces chants à la renaissance. Louise Labé disait :

Oh ! si j'étois en ce beau sein ravie

De celui-là pour lequel vais mourant !

Clémence de Bourges, surnommée la Perle orientale, qui fut enterrée le visage découvert et la tête couronnée de fleurs à cause de sa beauté, les deux Marguerite et Marie Stuart, toutes trois reines, ont exprimé de naïves faiblesses dans un langage naïf.

J'ai eu une tante à peu près de cette époque de notre Parnasse, madame Claude de Chateaubriand ; mais je suis plus embarrassé avec madame Claude qu'avec mademoiselle de Boisteilleul. Madame Claude, se déguisant sous le nom de l'Amant, adresse ses soixante-dix sonnets à sa maîtresse. Lecteur, pardonnez aux vingt-deux années de ma tante Claude : parcendum teneris . Si ma tante de Boisteilleul était plus discrète, elle avait quinze lustres et demi lorsqu'elle chantait, et le traître Trémigon ne se présentait plus à son ancienne pensée de fauvette que comme un épervier. Quoi qu'il en soit, voici quelques rimes de madame Claude, elles la placent bien parmi les anciennes poétesses :

Sonnet LXVI

Oh ! qu'en l'amour je suis étrangement traité,

Puisque de mes désirs le vrai je n'ose peindre,

Et que je n'ose à toi de ta rigueur me plaindre

Ni demander cela que j'ai tant souhaité !

Mon oeil donc meshuy me servira de langue

Pour plus assurément exprimer ma harangue.

Oi, si tu peux, par l'oeil ce que par l'oeil je dy.

Gentille invention, si l'on pouvait apprendre

De dire par les yeux et par les yeux entendre

Le mot que l'on n'est pas de prononcer hardy !

Lorsque la langue eut été fixée, la liberté de sentiment et de pensée se resserra. On ne se souvient guère, sous Louis XIV, que de madame Deshoulières tour à tour trop vantée et trop dépréciée. L'élégie se prolongea par le chagrin des femmes, sous le règne de Louis XV, jusqu'au règne de Louis XVI, où commencent les grandes élégies du peuple, l'ancienne école vient mourir à madame de Bourdic, aujourd'hui peu connue, et qui pourtant a laissé sur le Silence une ode remarquable.

La nouvelle école a jeté ses pensées dans un autre moule : madame Tastu marche au milieu du choeur moderne des femmes poètes, en prose ou en vers, les Allart, les Waldor, les Valmore, les Ségalas, les Revoil, les Mercoeur, etc., etc. : Castalidum turba . Faut-il regretter qu'à l'exemple des Aonides, elle n'ait point célébré cette passion qui, selon l'antiquité, déride le front du Cocyte, et le fait sourire aux soupirs d'Orphée ? Aux concerts de madame Tastu, l'amour ne redit que des hymnes empruntés à des voix étrangères. Cela rappelle ce que l'on raconte de madame Malibran : lorsqu'elle voulait faire connaître un oiseau dont elle avait oublié le nom, elle en imitait le chant. Il s'exhale des vers de plusieurs Méonides je ne sais quel regret de femmes qui sentant venir leurs heures veulent suspendre leur harpe en ex-voto : on les voudrait débarrasser des premières, et retenir la seconde dans leurs mains ! Il sort de notre vie un gémissement indéfinissable : les années sont une complainte longue, triste et à même refrain.


3 L42 Chapitre 7

Madame Sand.

George Sand, autrement madame Dudevant, ayant parlé de René dans la Revue des Deux Mondes , je la remerciai, elle ne me répondit point. Quelque temps après elle m'envoya Lélia , je ne lui répondis point ! Bientôt une courte explication eut lieu entre nous.

" J'espère, Monsieur, que vous me pardonnerez de n'avoir pas répondu à la lettre flatteuse que vous avez bien voulu m'écrire lorsque j'ai parlé de René à l'occasion d' Oberman . Je ne savais comment vous remercier de toutes les expressions bienveillantes que vous aviez employées à l'égard de mes livres.

" Je vous ai envoyé Lélia , et je désire vivement qu'elle obtienne de vous la même protection. Le plus beau privilège d'une gloire universellement acceptée comme la vôtre est d'accueillir et d'encourager à leur début les écrivains inexpérimentés pour lesquels il n'y a pas de succès durable sans votre patronage.

" Agréez l'assurance de ma haute admiration, et croyez-moi, monsieur, un de vos croyants les plus fidèles.

" George Sand. "

A la fin du mois d'octobre, madame Sand me fit passer son nouveau roman, Jacques : j'acceptai le présent.

" 30 octobre 1834.

" Je m'empresse, madame, de vous offrir mes remerciements sincères. Je vais lire Jacques dans la forêt de Fontainebleau ou au bord de la mer. Plus jeune, je serais moins brave, mais les années me défendront contre la solitude, sans rien ôter à l'admiration passionnée que je professe pour votre talent et que je ne cache à personne. Vous avez, madame, attaché un nouveau prestige à cette ville des songes d'où je partis autrefois pour la Grèce avec tout un monde d'illusions : revenu au point de départ, René a promené dernièrement au Lido ses regrets et ses souvenirs, entre Childe Harold qui s'était retiré, et Lélia prête à paraître.

" Chateaubriand. "

Madame Sand possède un talent de premier ordre ; ses descriptions ont la vérité de celles de Rousseau dans ses rêveries, et de Bernardin de Saint-Pierre dans ses Etudes . Son style franc n'est entaché d'aucun des défauts du jour. Lélia , pénible à lire, et qui n'offre pas quelques-unes des scènes délicieuses d' Indiana et de Valentine , est néanmoins un chef-d'oeuvre dans son genre : de la nature de l'orgie, il est sans passion, et il trouble comme une passion, l'âme en est absente, et cependant il pèse sur le coeur ; la dépravation des maximes, l'insulte à la rectitude de la vie, ne sauraient aller plus loin ; mais sur cet abîme l'auteur fait descendre son talent. Dans la vallée de Gomorrhe, la rosée tombe la nuit sur la mer Morte.

Peut-être les ouvrages de madame Sand doivent-ils une partie de leur effet à ce qu'ils sont d'une femme ; supposez-les le travail d'un homme, l'attrait de curiosité disparaît.

Ces romans, poésie de la matière, sont nés de l'époque. Malgré sa supériorité, il est à craindre que madame Sand n'ait, par le genre même de ses écrits, rétréci le cercle de ses lecteurs. George Sand n'appartiendra jamais à tous les âges. De deux hommes égaux en génie, dont l'un prêche l'ordre et l'autre le désordre, le premier attirera le plus grand nombre d'auditeurs : le genre humain refuse des applaudissements unanimes à ce qui blesse la morale, oreiller sur lequel dort le faible et le juste ; on n'associe guère à tous les souvenirs de sa vie des livres qui ont causé notre première rougeur, et dont on n'a point appris les pages par coeur en descendant du berceau ; des livres qu'on n'a lus qu'à la dérobée, qui n'ont point été nos compagnons avoués et chéris, qui ne sont mêlés ni à la candeur de nos sentiments, ni à l'intégrité de notre innocence. La Providence a renfermé dans d'étroites limites les succès qui n'ont pas leur source dans le bien, et elle a donné la gloire universelle pour encouragement à la vertu.

Je raisonne ici, je le sais, en homme dont la vue bornée n'embrasse pas le vaste horizon humanitaire, en homme rétrograde, attaché à une morale qui fait rire : morale caduque du temps jadis, bonne tout au plus pour des esprits sans lumière, dans l'enfance de la société. Il va naître incessamment un Evangile nouveau fort au-dessus des lieux communs de cette sagesse de convention laquelle arrête les progrès de l'espèce humaine et la réhabilitation de ce pauvre corps, si calomnié par l'âme. Quand les femmes courront les rues ; quand il suffira pour se marier, d'ouvrir une fenêtre et d'appeler Dieu aux noces comme témoin, prêtre et convive : alors toute pruderie sera détruite ; il y aura des épousailles partout et l'on s'élèvera, de même que les colombes, à la hauteur de la nature. Ma critique du genre des ouvrages de madame Sand n'aurait donc quelque valeur que dans l'ordre vulgaire des choses passées ; ainsi j'espère qu'elle ne s'en offensera pas : l'admiration que je professe pour elle doit lui faire excuser des remarques qui ont leur origine dans l'infélicité de mon âge. Autrefois j'eusse été plus entraîné par les Muses ; ces filles du ciel jadis étaient mes belles maîtresses ; elles ne sont plus aujourd'hui que mes vieilles amies : elles me tiennent le soir compagnie au coin du feu, mais elles me quittent vite ; car je me couche de bonne heure, et elles vont veiller au foyer de madame Sand.

Sans doute elle prouvera de la sorte son omnipotence intellectuelle, et pourtant elle plaira moins parce qu'elle sera moins originale ; elle croira augmenter sa puissance en entrant dans la profondeur de ces rêveries sous lesquelles on nous ensevelit nous autres déplorable vulgaire, et elle aura tort : car elle est fort au-dessus de ce creux, de ce vague, de cet orgueilleux galimatias. En même temps qu'il faut mettre une faculté rare, mais trop flexible, en garde contre des bêtises supérieures, il faut aussi la prévenir que les écrits de fantaisie, les peintures intimes (comme cela se jargonne), sont bornés, que leur source est dans la jeunesse, que chaque instant en tarit quelques gouttes, et qu'au bout d'un certain nombre de productions, on finit par des répétitions affaiblies.

Est-il bien sûr que madame Sand trouvera toujours le même charme à ce qu'elle compose aujourd'hui ? Le mérite et l'entraînement des passions de vingt ans ne se déprécieront-ils point dans son esprit, comme les ouvrages de mes premiers jours sont baissés dans le mien ? Il n'y a que les travaux de la Muse antique qui ne changent point, soutenus qu'ils sont par la noblesse des moeurs, la beauté du langage, et la majesté de ces sentiments départis à l'espèce humaine entière. Le quatrième livre de l' Enéide reste à jamais exposé à l'admiration des hommes parce qu'il est suspendu dans le ciel. La flotte qui apporte le fondateur de l'empire romain ; Didon fondatrice de Carthage se poignardant après avoir annoncé Annibal :

Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor ;

l'Amour faisant jaillir de son flambeau la rivalité de Rome et de Carthage, mettant le feu avec sa torche au bûcher funèbre dont Enée fugitif aperçoit la flamme sur les vagues, c'est tout autre chose que la promenade d'un rêvasseur dans un bois, ou la disparition d'un libertin qui se noie dans une mare. Madame Sand associera, je l'espère, un jour son talent à des sujets aussi durables que son génie.

Madame Sand ne peut se convertir que par la prédication de ce missionnaire à front chauve et à barbe blanche, appelé le Temps. Une voix moins austère enchaîne maintenant l'oreille captive du poète. Or, je suis persuadé que le talent de madame Sand a quelque racine dans la corruption ; elle deviendrait commune en devenant timorée. Autre chose fût arrivé si elle était toujours demeurée au sanctuaire infréquenté des hommes ; sa puissance d'amour, contenue et cachée sous le bandeau virginal, eût tiré de son sein ces décentes mélodies qui tiennent de la femme et de l'ange. Quoi qu'il en soit l'audace des doctrines et la volupté des moeurs sont un terrain qui n'avait point encore été défriché par une fille d'Adam, et qui, livré à une culture féminine, a produit une moisson de fleurs inconnues. Laissons madame Sand enfanter de périlleuses merveilles jusqu'à l'approche de l'hiver ; elle ne chantera plus quand la bise sera venue ; en attendant souffrons que, moins imprévoyante que la cigale, elle fasse provision de gloire pour le temps où il y aura disette de plaisir. La mère de Musarion lui répétait : " Tu n'auras pas toujours seize ans. Chaeréas se souviendra-t-il toujours de ses serments, de ses larmes et de ses baisers [Lucien, Dialogue des Courtisanes , VII. (N.d.A.)] ? "

Au reste, maintes femmes ont été séduites et comme enlevées par leurs jeunes années ; vers les jours d'automne ramenées au foyer maternel, elles ont ajouté à leur cithare la corde grave ou plaintive sur laquelle s'exprime la religion ou le malheur. La vieillesse est une voyageuse de nuit ; la terre lui est cachée, elle ne découvre plus que le ciel brillant au-dessus de sa tête.

Je n'ai point vu madame Sand habillée en homme ou portant la blouse et le bâton ferré du montagnard : je ne l'ai point vue boire à la coupe des bacchantes et fumer indolemment assise sur un sofa comme une sultane : singularités naturelles ou affectées qui n'ajouteraient rien pour moi à son charme ou à son génie.

Est-elle plus inspirée, lorsqu'elle fait monter de sa bouche un nuage de vapeur autour de ses cheveux ? Lélia est-elle échappée du cerveau de sa mère à travers une bouffée brûlante, comme le péché, au dire de Milton, sortit de la tête du bel archange coupable, au milieu d'un tourbillon de fumée ? Je ne sais ce qui se passe aux sacrés parvis ; mais, ici-bas, Néméade, Phila, Laïs, la spirituelle Gnathène, Phryné, désespoir du pinceau d'Apelles et du ciseau de Praxitèle, Léena qui fut aimée d'Harmodius, les deux soeurs surnommées Aphyes, parce qu'elles étaient minces et qu'elles avaient de grands yeux, Dorica, de qui le bandeau de cheveux et la robe embaumée furent consacrés au temple de Vénus, toutes ces enchanteresses enfin ne connaissaient que les parfums de l'Arabie. Madame Sand a pour elle, il est vrai, l'autorité des Odalisques et des jeunes Mexicaines qui dansent le cigare aux lèvres.

Que m'a fait la vue de madame Sand, après quelques femmes supérieures et tant de femmes charmantes que j'ai rencontrées, après ces filles de la terre qui disaient avec Sapho comme madame Sand : " Viens dans nos repas délicieux, mère de l'Amour, remplir du nectar des roses nos coupes " ? En me plaçant tour à tour dans la fiction et la vérité, l'auteur de Valentine a fait sur moi deux impressions fort diverses.

Dans la fiction : je n'en parlerai pas car je n'en dois plus comprendre la langue. Dans la réalité : homme d'un âge grave ayant les notions de l'honnêteté, attachant comme chrétien le plus haut prix aux vertus timides de la femme, je ne saurais dire à quel point j'étais malheureux de tant de qualités livrées à ces heures prodigues et infidèles qui dépensent et fuient.


3 L42 Chapitre 8

Paris, 1838.

M. de Talleyrand.

Au printemps de cette année 1838, je me suis occupé du Congrès de Vérone , qu'aux termes de mes engagements littéraires j'étais obligé de publier : je vous en ai entretenus en son lieu dans ces Mémoires . Un homme s'en est allé ; ce garde de l'aristocratie escorte en arrière les puissants plébéiens déjà partis.

Quand M. de Talleyrand apparut pour la première fois dans ma carrière politique, j'ai dit quelques mots de lui. Maintenant son existence entière m'est connue par sa dernière heure, selon la belle expression d'un ancien. J'ai eu des rapports avec M. de Talleyrand ; je lui ai été fidèle en homme d'honneur, ainsi qu'on l'a pu remarquer, surtout à propos de la fâcherie de Mons, alors que très gratuitement je me perdis pour lui. Trop simple, j'ai pris part à ce qui lui arrivait de désagréable, je le plaignis lorsque Maubreuil le frappa à la joue. Il fut un temps qu'il me recherchait d'une manière coquette ; il m'écrivait à Gand, comme on l'a vu, que j'étais un homme fort ; quand j'étais logé à l'hôtel de la rue des Capucines, il m'envoya, avec une parfaite galanterie un cachet des Affaires étrangères, talisman gravé sans doute sous sa constellation. C'est peut-être parce que je n'abusai pas de sa générosité qu'il devint mon ennemi sans provocation de ma part, si ce n'est quelques succès que j'obtins et qui n'étaient pas son ouvrage. Ses propos couraient le monde et ne m'offensaient point (M. de Talleyrand ne pouvait offenser personne) ; mais son intempérance de langage m'a délié, et puisqu'il s'est permis de me juger, il m'a rendu la liberté d'user du même droit à son égard.

La vanité de M. de Talleyrand le pipa ; il prit son rôle pour son génie ; il se crut prophète en se trompant sur tout : son autorité n'avait aucune valeur en matière d'avenir : il ne voyait point en avant, il ne voyait qu'en arrière. Dépourvu de la force du coup d'oeil et de la lumière de la conscience, il ne découvrait rien comme l'intelligence supérieure, il n'appréciait rien comme la probité. Il tirait bon parti des accidents de la fortune quand ces accidents, qu'il n'avait jamais prévus, étaient arrivés, mais uniquement pour sa personne. Il ignorait cette ampleur d'ambition, laquelle enveloppe les intérêts de la gloire publique comme le trésor le plus profitable aux intérêts privés. M. de Talleyrand n'appartient donc pas à la classe des êtres propres à devenir une de ces créations fantastiques auxquelles les opinions ou faussées ou déçues ajoutent incessamment des fantaisies. Néanmoins il est certain que plusieurs sentiments, d'accord par diverses raisons, concourent à former un Talleyrand imaginaire.

D'abord les rois, les cabinets, les anciens ministres étrangers, les ambassadeurs, dupes autrefois de cet homme, et incapables de l'avoir pénétré, tiennent à prouver qu'ils n'ont obéi qu'à une supériorité réelle : ils auraient ôté leur chapeau au marmiton de Bonaparte.

Ensuite, les membres de l'ancienne aristocratie française liés à M. de Talleyrand sont fiers de compter dans leurs rangs un homme qui avait la bonté de les assurer de sa grandeur.

Enfin, les révolutionnaires et les générations immorales, tout en déblatérant contre les noms, ont un penchant secret vers l'aristocratie : ces singuliers néophytes en recherchent volontiers le baptême, et ils pensent apprendre avec elle les belles manières. La double apostasie du prince charme en même temps un autre côté de l'amour-propre des jeunes démocrates : car ils concluent de là que leur cause est la bonne, et qu'un noble et un prêtre sont bien méprisables.

Quoi qu'il en soit de ces empêchements à la lumière, M. de Talleyrand n'est pas de taille à créer une illusion durable, il n'a pas en lui assez de facultés de croissance pour tourner les mensonges en rehaussements de stature. Il a été vu de trop près ; il ne vivra pas, parce que sa vie ne se rattache ni à une idée nationale restée après lui, ni à une action célèbre, ni à un talent hors de pair, ni à une découverte utile, ni à une conception faisant époque. L'existence par la vertu lui est interdite ; les périls n'ont pas même daigné honorer ses jours ; il a passé le règne de la Terreur hors de son pays, il n'y est rentré que quand le forum s'est transformé en antichambre.

Les monuments diplomatiques prouvent la médiocrité relative de Talleyrand : vous ne pourriez citer un fait de quelque estime qui lui appartienne. Sous Bonaparte, restreint à l'exécution des ordres impériaux, aucune négociation importante n'est de lui ; quand il a été libre d'agir seul, il a laissé échapper les occasions et gâté ce qu'il touchait. Il est bien avéré qu'il a été cause de la mort du duc d'Enghien ; cette tache de sang ne peut s'effacer : loin d'avoir chargé le ministre en rendant compte de la mort du prince, je l'ai beaucoup trop ménagé.

Dans ses affirmations contraires à la vérité, M. de Talleyrand avait une effrayante effronterie. Je n'ai point parlé, dans le Congrès de Vérone , du discours qu'il lut à la Chambre des pairs relativement à l'adresse sur la guerre d'Espagne ; ce discours débutait par ces paroles solennelles :

" Il y a aujourd'hui seize ans qu'appelé, par celui qui gouvernait alors le monde, à lui dire mon avis sur la lutte à engager avec le peuple espagnol, j'eus le malheur de lui déplaire en lui dévoilant l'avenir, en lui révélant tous les dangers qui allaient naître en foule d'une agression non moins injuste que téméraire. La disgrâce fut le fruit de ma sincérité. Etrange destinée que celle qui me ramène, après ce long espace de temps, à renouveler auprès du souverain légitime les mêmes efforts, les mêmes conseils ! "

Il y a des absences de mémoire ou des mensonges qui font peur : vous ouvrez les oreilles, vous vous frottez les yeux, ne sachant qui vous trompe de la veille ou du sommeil. Lorsque le débiteur de ces imperturbables assertions descend de la tribune et va s'asseoir impassible à sa place, vous le suivez du regard, suspendu que vous êtes entre une espèce d'épouvante et une sorte d'admiration ; vous ne savez si cet homme n'a point reçu de la nature une autorité telle qu'il a le pouvoir de refaire ou d'anéantir la vérité.

Je ne répondis point ; il me semblait que l'ombre de Bonaparte allait demander la parole et renouveler le démenti terrible qu'il avait jadis donné à M. de Talleyrand. Des témoins de la scène étaient encore assis parmi les pairs, entre autres M. le comte de Montesquiou ; le vertueux duc de Doudeauville me l'a racontée, la tenant de la bouche du même M. de Montesquiou, son beau-frère ; M. le comte de Cessac, présent à cette scène, la répète à qui veut l'entendre ; il croyait qu'au sortir du cabinet, le grand Electeur serait arrêté. Napoléon s'écriait dans sa colère, interpellant son pâle ministre : " Il vous sied bien de crier contre la guerre d'Espagne, vous qui me l'avez conseillée, vous dont j'ai un monceau de lettres dans lesquelles vous cherchez à me prouver que cette guerre était aussi nécessaire que politique. " Ces lettres ont disparu lors de l'enlèvement des archives privées aux Tuileries, en 1814 [Voyez plus haut la mort du duc d'Enghien. (N.d.A.)] .

M. de Talleyrand déclarait, dans son discours, qu'il avait eu le malheur de déplaire à Bonaparte en lui dévoilant l'avenir, en lui révélant tous les dangers qui allaient naître d'une agression non moins injuste que téméraire . Que M. de Talleyrand se console dans sa tombe, il n'a point eu ce malheur ; il ne doit point ajouter cette calamité à toutes les afflictions de sa vie.

La faute principale de M. de Talleyrand envers la légitimité, c'est d'avoir détourné Louis XVIII du mariage à conclure entre le duc de Berry et une princesse de Russie, la faute impardonnable de M. de Talleyrand envers la France, c'est d'avoir consenti aux révoltants traités de Vienne.

Il résulte des négociations de M. de Talleyrand que nous sommes demeurés sans frontières : une bataille perdue à Mons ou à Coblentz amènerait en huit jours la cavalerie ennemie sous les murs de Paris. Dans l'ancienne monarchie, non seulement la France était fermée par un cercle de forteresses, mais elle était défendue sur le Rhin par les Etats indépendants de l'Allemagne. Il fallait envahir les Electorats ou négocier avec eux pour arriver jusqu'à nous. Sur une autre frontière, la Suisse était pays neutre et libre ; il n'avait point de chemins ; nul ne violait son territoire. Les Pyrénées étaient impassables, gardées par les Bourbons d'Espagne. Voilà ce que M. de Talleyrand n'a pas compris, telles sont les fautes qui le condamneront à jamais comme homme politique : fautes qui nous ont privés en un jour des travaux de Louis XIV et des victoires de Napoléon.

On a prétendu que sa politique avait été supérieure à celle de Napoléon : d'abord il faut se bien mettre dans l'esprit qu'on est purement et simplement un commis lorsqu'on tient le portefeuille d'un conquérant, qui chaque matin y dépose le bulletin d'une victoire et change la géographie des Etats. Quand Napoléon se fut enivré, il fit des fautes énormes et frappantes à tous les yeux : M. de Talleyrand les aperçut vraisemblablement comme tout le monde ; mais cela n'indique aucune vision de lynx. Encore se compromit-il d'une manière étrange par l'arrestation du duc d'Enghien et se méprit-il sur la guerre d'Espagne de 1807, bien qu'il ait voulu plus tard nier ses conseils et reprendre ses paroles.

Cependant un acteur n'est pas prestigieux, s'il est tout à fait dépourvu des moyens qui fascinent le parterre : aussi la vie du prince a-t-elle été une perpétuelle déception. Sachant ce qu'il lui manquait, il se dérobait à quiconque le pouvait connaître : son étude constante était de ne pas se laisser mesurer ; il faisait retraite à propos dans le silence ; il se cachait dans les trois heures muettes qu'il donnait au whist. On s'émerveillait qu'une telle capacité pût descendre aux amusements du vulgaire : qui sait si cette capacité ne partageait pas des empires en arrangeant dans sa main les quatre valets ? Pendant ces moments d'escamotage, il rédigeait intérieurement un mot à effet, dont l'inspiration lui venait d'une brochure du matin ou d'une conversation du soir. S'il vous prenait à l'écart pour vous illustrer de sa conversation, sa principale manière de séduire était de vous accabler d'éloges, de vous appeler l'espérance de l'avenir, de vous prédire des destinées éclatantes, de vous donner une lettre de change de grand homme tirée sur lui et payable à vue, mais trouvait-il votre foi en lui un peu suspecte s'apercevait-il que vous n'admiriez pas assez quelques phrases brèves à prétention de profondeur, derrière lesquelles il n'y avait rien, il s'éloignait de peur de laisser arriver le bout de son esprit. Il aurait bien raconté, n'était que ses plaisanteries tombaient sur un subalterne ou sur un sot dont il s'amusait sans péril, ou sur une victime attachée à sa personne et plastron de ses railleries. Il ne pouvait suivre une conversation sérieuse ; à la troisième ouverture des lèvres, ses idées expiraient.

D'anciennes gravures de l' abbé de Périgord représentent un homme fort joli ; M. de Talleyrand, en vieillissant, avait tourné à la tête de mort : ses yeux étaient ternes de sorte qu'on avait peine à y lire, ce qui le servait bien, comme il avait reçu beaucoup de mépris, il s'en était imprégné, et il l'avait placé dans les deux coins pendants de sa bouche.

Une grande façon qui tenait à sa naissance, une observation rigoureuse des bienséances, un air froid et dédaigneux, contribuaient à nourrir l'illusion autour du prince de Bénévent. Ses manières exerçaient de l'empire sur les petites gens et sur les hommes de la société nouvelle lesquels ignoraient la société du vieux temps. Autrefois on rencontrait à tout bout de champ des personnages dont les allures ressemblaient à celles de M. de Talleyrand, et l'on n'y prenait pas garde ; mais presque seul en place au milieu des moeurs démocratiques, il paraissait un phénomène : pour subir le joug de ses formes, il convenait à l'amour-propre de reporter à l'esprit du ministre l'ascendant qu'exerçait son éducation.

Lorsqu'en occupant une place considérable on se trouve mêlé à de prodigieuses révolutions, elles vous donnent une importance de hasard que le vulgaire prend pour votre mérite personnel ; perdu dans les rayons de Bonaparte, M. de Talleyrand a brillé sous la Restauration de l'éclat emprunté d'une fortune qui n'était pas la sienne. La position accidentelle du prince de Bénévent lui a permis de s'attribuer la puissance d'avoir renversé Napoléon, et l'honneur d'avoir rétabli Louis XVIII ; moi-même, comme tous les badauds, n'ai-je pas été assez niais pour donner dans cette fable ! Mieux renseigné, j'ai connu que M. de Talleyrand n'était point un Warwick politique : la force qui abat et relève les trônes manquait à son bras.

De benêts impartiaux disent : " Nous en convenons, c'était un homme bien immoral ; mais quelle habileté ! " Hélas ! non. Il faut perdre encore cette espérance, si consolante pour ses enthousiastes, si désirée pour la mémoire du prince, l'espérance de faire de M. de Talleyrand un démon.

Au delà de certaines négociations vulgaires, au fond desquelles il avait l'habileté de placer en première ligne son intérêt personnel, il ne fallait rien demander à M. de Talleyrand.

M. de Talleyrand soignait quelques habitudes et quelques maximes à l'usage des sycophantes et des mauvais sujets de son intimité. Sa toilette en public, copiée sur celle d'un ministre de Vienne, était le triomphe de sa diplomatie. Il se vantait de n'être jamais pressé, il disait que le temps est notre ennemi et qu'il le faut tuer : de là il faisait état de ne s'occuper que quelques instants.

Mais comme, en dernier résultat, M. de Talleyrand n'a pu transformer son désoeuvrement en chefs-d'oeuvre, il est probable qu'il se trompait en parlant de la nécessité de se défaire du temps : on ne triomphe du temps qu'en créant des choses immortelles ; par des travaux sans avenir, par des distractions frivoles, on ne le tue pas : on le dépense.

Entré dans le ministère à la recommandation de madame de Staël, qui obtint sa nomination de Chénier, M. de Talleyrand, alors fort dénué, recommença cinq où six fois sa fortune : par le million qu'il reçut du Portugal dans l'espoir de la signature d'une paix avec le Directoire, paix qui ne fut jamais signée ; par l'achat des bons de la Belgique à la paix d'Amiens, laquelle il savait lui, M. de Talleyrand, avant qu'elle fût connue du public ; par l'érection du royaume passager d'Etrurie ; par la sécularisation des propriétés ecclésiastiques en Allemagne, par le brocantage de ses opinions au congrès de Vienne. Il n'est pas jusqu'à de vieux papiers de nos archives que le prince n'ait voulu céder à l'Autriche : dupe cette fois de M. de Metternich, celui-ci renvoya religieusement les originaux après en avoir fait prendre copie.

Incapable d'écrire seul une phrase, M. de Talleyrand faisait travailler compétemment sous lui : quand, à force de raturer et de changer, son secrétaire parvenait à rédiger les dépêches selon sa convenance, il les copiait de sa main. Je lui ai entendu lire, de ses mémoires commencés quelques détails agréables sur sa jeunesse. Comme il variait dans ses goûts, détestant le lendemain ce qu'il avait aimé la veille, si ces mémoires existent entiers ce dont je doute, et s'il en a conservé les versions opposées, il est probable que les jugements sur le même fait et surtout sur le même homme se contrediront outrageusement. Je ne crois pas au dépôt des manuscrits en Angleterre ; l'ordre prétendu donné de ne les publier que dans quarante ans d'ici me semble une jonglerie posthume.

Paresseux et sans étude, nature frivole et coeur dissipé, le prince de Bénévent se glorifiait de ce qui devait humilier son orgueil, de rester debout après la chute des empires. Les esprits du premier ordre qui produisent les révolutions disparaissent ; les esprits du second ordre qui en profitent demeurent. Ces personnages de lendemain et d'industrie assistent au défilé des générations, ils sont chargés de mettre le visa aux passeports, d'homologuer la sentence : M. de Talleyrand était de cette espèce inférieure ; il signait les événements, il ne les faisait pas.

Survivre aux gouvernements, rester quand un pouvoir s'en va, se déclarer en permanence, se vanter de n'appartenir qu'au pays, d'être l'homme des choses et non l'homme des individus, c'est la fatuité de l'égoïsme mal à l'aise, qui s'efforce de cacher son peu d'élévation sous la hauteur des paroles. On compte aujourd'hui beaucoup de caractères de cette équanimité, beaucoup de ces citoyens du sol : toutefois, pour qu'il y ait de la grandeur à vieillir comme l'ermite dans les ruines du Colysée, il les faut garder avec une croix ; M. de Talleyrand avait foulé la sienne aux pieds.

Notre espèce se divise en deux parts inégales : les hommes de la mort et aimés d'elle, troupeau choisi qui renaît ; les hommes de la vie et oubliés d'elle, multitude de néant qui ne renaît plus. L'existence temporaire de ces derniers consiste dans le nom, le crédit, la place, la fortune, leur bruit, leur autorité, leur puissance s'évanouissent avec leur personne : clos leur salon et leur cercueil, close est leur destinée. Ainsi en est arrivé à M. de Talleyrand ; sa momie, avant de descendre dans sa crypte, a été exposée un moment à Londres, comme représentant de la royauté-cadavre qui nous régit.

M. de Talleyrand a trahi tous les gouvernements, et, je le répète, il n'en a élevé ni renversé aucun. Il n'avait point de supériorité réelle, dans l'acception sincère de ces deux mots. Un fretin de prospérités banales, si communes dans la vie aristocratique, ne conduit pas à deux pieds au delà de la fosse. Le mal qui n'opère pas avec une explosion terrible, le mal parcimonieusement employé par l'esclave au profit du maître, n'est que de la turpitude. Le vice, complaisant du crime, entre dans la domesticité. Supposez M. de Talleyrand plébéien, pauvre et obscur, n'ayant avec son immoralité que son esprit incontestable de salon, l'on n'aurait certes jamais entendu parler de lui. Otez de M. de Talleyrand le grand seigneur avili, le prêtre marié, l'évêque dégradé, que lui reste-t-il ? Sa réputation et ses succès ont tenu à ces trois dépravations.

La comédie par laquelle le prélat a couronné ses quatre-vingt-deux années est une chose pitoyable : d'abord, pour faire preuve de force, il est allé prononcer à l'Institut l'éloge commun d'une pauvre mâchoire allemande dont il se moquait. Malgré tant de spectacles dont nos yeux ont été rassasiés, on a fait la haie pour voir sortir le grand homme ; ensuite il est venu mourir chez lui comme Dioclétien, en se montrant à l'univers. La foule a bayé, à l'heure suprême de ce prince aux trois quarts pourri, une ouverture gangréneuse au côté, la tête retombant dans sa poitrine en dépit du bandeau qui la soutenait, disputant minute à minute sa réconciliation avec le ciel, sa nièce jouant autour de lui un rôle préparé de loin entre un prêtre abusé et une petite fille trompée : il a signé de guerre lasse (ou peut-être n'a-t-il pas même signé), quand sa parole allait s'éteindre, le désaveu de sa première adhésion à l'Eglise constitutionnelle ; mais sans donner aucun signe de repentir, sans remplir les derniers devoirs du chrétien, sans rétracter les immoralités et les scandales de sa vie. Jamais l'orgueil ne s'est montré si misérable, l'admiration si bête, la piété si dupe : Rome, toujours prudente, n'a pas rendu publique, et pour cause, la rétractation.

M. de Talleyrand, appelé de longue date au tribunal d'en haut, était contumax ; la mort le cherchait de la part de Dieu, et elle l'a enfin trouvé. Pour analyser minutieusement une vie aussi gâtée que celle de M. de La Fayette a été saine, il faudrait affronter des dégoûts que je suis incapable de surmonter. Les hommes de plaies ressemblent aux carcasses de prostituées : les ulcères les ont tellement rongés qu'ils ne peuvent servir à la dissection. La révolution française est une vaste destruction politique, placée au milieu de l'ancien monde : craignons qu'il ne s'établisse une destruction beaucoup plus funeste craignons une destruction morale par le côté mauvais de cette révolution. Que deviendrait l'espèce humaine, si l'on s'évertuait à réhabiliter des moeurs justement flétries, si l'on s'efforçait d'offrir à notre enthousiasme d'odieux exemples, de nous présenter les progrès du siècle, l'établissement de la liberté, la profondeur du génie dans des natures abjectes ou des actions atroces ? N'osant préconiser le mal sous son propre nom on le sophistique : donnez-vous de garde de prendre cette brute pour un esprit de ténèbres, c'est un ange de lumière ! Toute laideur est belle, tout opprobre honorable, toute énormité sublime ; tout vice a son admiration qui l'attend. Nous sommes revenus à cette société matérielle du paganisme où chaque dépravation avait ses autels. Arrière ces éloges, lâches, menteurs, criminels qui faussent la conscience publique, qui débauchent la jeunesse, qui découragent les gens de bien, qui sont un outrage à la vertu et le crachement du soldat romain au visage du Christ !


3 L42 Chapitre 9

Mort de Charles X.

Paris, 1839.

Etant à Prague en 1833, Charles X me dit : " Ce vieux Talleyrand vit donc encore ? " Et Charles X a quitté la vie deux ans avant M. de Talleyrand ; la mort privée et chrétienne du monarque contraste avec la mort publique de l'évêque apostat, traîné récalcitrant aux pieds de l'incorruptibilité divine.

Le 3 octobre 1836 j'avais écrit à madame la duchesse de Berry la lettre suivante, et j'y ajoutai un post-scriptum le 15 novembre de la même année :

" Madame,

" M. Walsh m'a remis la lettre dont vous avez bien voulu m'honorer. Je serais prêt à obéir au désir de Votre Altesse Royale, si les écrits pouvaient à présent quelque chose ; mais l'opinion est tombée dans une telle apathie que les plus grands événements la pourraient à peine soulever. Vous m'avez permis, madame, de vous parler avec une franchise que mon dévouement pouvait seul excuser : Votre Altesse Royale le sait, j'ai été opposé à presque tout ce qui s'est fait ; j'ai osé même n'être pas d'avis de son voyage à Prague. Henri V sort maintenant de l'enfance ; il va bientôt entrer dans le monde avec une éducation qui ne lui a rien appris du siècle où nous vivons. Qui sera son guide, qui lui montrera les cours et les hommes ? Qui le fera connaître et comme apparaître de loin à la France ? Questions importantes qui, vraisemblablement et malheureusement, seront résolues dans le sens que l'ont été toutes les autres. Quoi qu'il en soit, le reste de ma vie appartient à mon jeune Roi et à son auguste mère. Mes prévisions de l'avenir ne me rendront jamais infidèle à mes devoirs.

" Madame de Chateaubriand demande la permission de mettre ses respects aux pieds de Madame. J'offre au Ciel tous mes voeux pour la gloire et la prospérité de la mère de Henri V et je suis avec un profond respect,

" Madame,

" De Votre Altesse Royale le très humble et très obéissant serviteur,

" Chateaubriand. "

" P. S . Cette lettre attendait depuis un mois une occasion sûre pour parvenir à Madame. Aujourd'hui même j'apprends la mort de l'auguste aïeul de Henri. Cette triste nouvelle apportera-t-elle quelque changement dans la destinée de Votre Altesse Royale ? Oserai-je prier Madame de me permettre d'entrer dans tous les sentiments de regret qu'elle doit éprouver, et d'offrir le tribut respectueux de ma douleur à monsieur le Dauphin et à madame la Dauphine ?

" Chateaubriand. "

" 15 novembre. "

Charles X n'est plus.

Soixante ans de malheurs ont paré la victime !

Trente années d'exil ; la mort à soixante-dix-neuf ans en terre étrangère ! Afin qu'on ne pût douter de la mission de malheur dont le ciel avait chargé ce prince ici-bas, c'est un fléau qui l'est venu chercher.

Charles X a retrouvé à son heure suprême le calme, l'égalité d'âme qui lui manquèrent quelquefois pendant sa longue carrière. Quand il apprit le danger qui le menaçait, il se contenta de dire : " Je ne croyais pas que cette maladie tournât si court. " Quand Louis XVI partit pour l'échafaud, l'officier de service refusa de recevoir le testament du condamné parce que le temps lui manquait et qu'il devait, lui officier, conduire le Roi au supplice : le Roi répondit : " C'est juste. " Si Charles X, dans d'autres jours de péril, eût traité sa vie avec cette indifférence, qu'il se fût épargné de misères ! On conçoit que les Bourbons tiennent à une religion qui les rend si nobles au dernier moment : Louis IX, attaché à sa postérité, envoie le courage du saint les attendre au bord du cercueil. Cette race sait admirablement mourir : il y a tantôt neuf cents ans, il est vrai, qu'elle apprend la mort.

Charles X s'est en allé persuadé qu'il ne s'était pas trompé : s'il a espéré dans la miséricorde divine, c'est en raison du sacrifice qu'il a cru faire de sa couronne à ce qu'il pensait être le devoir de sa conscience et le bien de son peuple : les convictions sont trop rares pour n'en pas tenir compte. Charles X a pu se rendre ce témoignage que le règne de ses deux frères et le sien n'avaient été ni sans liberté ni sans gloire : sous le roi martyr, l'affranchissement de l'Amérique et l'émancipation de la France ; sous Louis XVIII, le gouvernement représentatif donné à notre patrie, le rétablissement de la royauté opéré en Espagne ; l'indépendance de la Grèce recouvrée à Navarin ; sous Charles X, l'Afrique à nous laissée en compensation du territoire perdu avec les conquêtes de l'Empire : ce sont là des résultats qui demeurent acquis à nos fastes en dépit des stupides jalousies et des vaines inimitiés. Ces résultats ressortiront davantage à mesure que l'on s'enfoncera dans les abaissements de la royauté de Juillet. Mais il est à craindre que ces ornements de prix ne soient qu'au profit des jours expirés, comme la couronne de fleurs sur la tête d'Homère chassé avec grand respect de la République de Platon. La légitimité semble aujourd'hui n'avoir pas l'intention d'aller plus loin ; elle paraît adopter sa chute.

La mort de Charles X ne pourrait être un événement effectif qu'en mettant un terme à une déplorable contestation de sceptre et en donnant une direction nouvelle à l'éducation de Henri V : or, il est à craindre que la couronne absente soit toujours disputée ; que l'éducation finisse sans avoir été virtuellement changée. Peut-être, en s'épargnant la peine de prendre un parti, on s'endormira dans des habitudes chères à la faiblesse, douces à la vie de famille, commodes à la lassitude suite de longues souffrances. Le malheur qui se perpétue produit sur l'âme l'effet de la vieillesse sur le corps ; on ne peut plus remuer ; on se couche. Le malheur ressemble encore à l'exécuteur des hautes justices du ciel : il dépouille les condamnés, arrache au roi son sceptre, au militaire son épée, il ôte le décorum au noble, le coeur au soldat, et les renvoie dégradés dans la foule.

D'un autre côté, on tire de l'extrême jeunesse des raisons d'atermoiements : quand on a beaucoup de temps à dépenser, on se persuade qu'on peut attendre, on a des années à jouer devant les événements : " Ils viendront à nous, s'écrie-t-on, sans que nous nous en mettions en peine ; tout mûrira, le jour du trône arrivera de lui-même ; dans vingt ans les préjugés se seront effacés. " Ce calcul pourrait avoir quelque justesse si les générations ne s'écoulaient pas ou ne devenaient pas indifférentes ; mais telle chose peut paraître une nécessité à une époque et n'être pas même sentie à une autre.

Hélas ! avec quelle rapidité les choses s'évanouissent ! où sont les trois frères que j'ai vos successivement régner ? Louis XVIII habite Saint-Denis avec la dépouille mutilée de Louis XVI ; Charles X vient d'être déposé à Goritz, dans une bière fermée à trois clefs.

Les restes de ce roi, en tombant de haut ont fait tressaillir ses aïeux ; ils se sont retournés dans leur sépulcre ; ils ont dit en se serrant : " Faisons place, voici le dernier d'entre nous. " Bonaparte n'a pas fait autant de bruit en entrant dans la nuit éternelle : les vieux morts ne se sont point réveillés pour l'empereur des morts nouveaux. Ils ne le connaissaient pas. La monarchie française lie le monde ancien au monde moderne. Augustule quitte le diadème en 476. Cinq ans après, en 481, la première race de nos rois, Clovis, règne sur les Gaules.

Charlemagne, en associant au trône Louis le Débonnaire, lui dit : " Fils cher à Dieu, mon âge se hâte, ma vieillesse même m'échappe ; le temps de ma mort approche. Le pays des Francs m'a vu naître, Christ m'a accordé cet honneur. Le premier d'entre les Francs j'ai obtenu le nom de César et transporté à l'empire des Francs l'empire de la race de Romulus. "

Sous Hugues, avec la troisième race, la monarchie élective devient héréditaire. L'hérédité enfante la légitimité, ou la permanence, ou la durée.

C'est entre les fonts baptismaux de Clovis et l'échafaud de Louis XVI qu'il faut placer l'empire chrétien des Français. La même religion était debout aux deux barrières : " Doux Sicambre, incline le col, adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré ", dit le prêtre qui administrait à Clovis le baptême d'eau. " Fils de saint Louis, montez au ciel ", dit le prêtre qui assistait Louis XVI au baptême de sang.

Quand il n'y aurait dans la France que cette ancienne maison de France, bâtie par le temps et dont la majesté étonne, nous pourrions, en fait de choses illustres, en remontrer à toutes les nations. Les Capets régnaient lorsque les autres souverains de l'Europe étaient encore sujets. Les vassaux de nos rois sont devenus rois. Ces souverains nous ont transmis leurs noms avec des titres que la postérité a reconnus authentiques ; les uns sont appelés auguste, saint, pieux, grand, courtois, hardi, sage, victorieux, bien-aimé ; les autres père du peuple, père des lettres . " Comme il est écrit par blâme, dit un vieil historien, que tous les bons roys seraient aisément pourtraits en un anneau, les mauvais roys de France y pourroient mieux, tant le nombre en est petit. "

Sous la famille royale, les ténèbres de la barbarie se dissipent, la langue se forme, les lettres et les arts produisent leurs chefs-d'oeuvre, nos villes s'embellissent, nos monuments s'élèvent, nos chemins s'ouvrent, nos ports se creusent, nos armées étonnent l'Europe et l'Asie, et nos flottes couvrent les deux mers.

Notre orgueil se met en colère à la seule exposition de ces magnifiques tapisseries du Louvre ; des ombres, même des broderies d'ombre, nous choquent. Inconnus ce matin, plus inconnus ce soir, nous ne nous en persuadons pas moins que nous effaçons ce qui nous précéda. Et toutefois, chaque minute, en fuyant, nous demande : Qui es-tu ? et nous ne savons que répondre. Charles X, lui, a répondu ; il s'est en allé avec une ère entière du monde ; la poussière de mille générations est mêlée à la sienne ; l'histoire le salue, les siècles s'agenouillent à sa tombe ; tous ont connu sa race ; elle ne leur a point failli, ce sont eux qui y ont manqué.

Roi banni, les hommes ont pu vous proscrire, mais vous ne serez point chassé du temps, vous dormez votre dur somme dans un monastère, sur la dernière planche jadis destinée à quelque franciscain. Point de hérauts d'armes à vos obsèques, rien qu'une troupe de vieux temps blanchis et chenus ; point de grands pour jeter dans le caveau les marques de leur dignité, ils en ont fait hommage ailleurs. Des âges muets sont assis au coin de votre bière ; une longue procession de jours passés, les yeux fermés, mène en silence le deuil autour de votre cercueil.

A votre côté reposent votre coeur et vos entrailles arrachés de votre sein et de vos flancs, comme on place auprès d'une mère expirée le fruit abortif qui lui coûta la vie. A chaque anniversaire, monarque très chrétien, cénobite après trépas, quelque frère inconnu vous récitera les prières du bout de l'an ; vous n'attirerez à votre ci-gît éternel que vos fils bannis avec vous : car même à Trieste le monument de Mesdames est vide ; leurs reliques sacrées ont revu leur patrie et vous avez payé à l'exil, par votre exil, la dette de ces nobles dames.

Eh ! pourquoi ne réunit-on pas aujourd'hui tant de débris dispersés, comme on réunit des antiques exhumées de différentes fouilles ? L'Arc de Triomphe porterait pour couronnement le sarcophage de Napoléon, ou la colonne de bronze élèverait sur des restes immortels des victoires immobiles. Et cependant la pierre taillée par ordre de Sésostris ensevelit dès aujourd'hui l'échafaud de Louis XVI sous le poids des siècles. L'heure viendra que l'obélisque du désert retrouvera sur la place des meurtres le silence et la solitude de Luxor.


3 L43 Liv. quarante-troisième

Conclusion

1. Antécédents historiques : depuis la Régence jusqu'en 1793. - 2. Le passé. - Le vieil ordre européen expire. - 3. Inégalité des fortunes. - Danger de l'expansion de la nature intelligente et de la nature matérielle. - 4. Chute des monarchies. - Dépérissement de la société et progrès de l'individu. - 5. L'avenir. - Difficulté de le comprendre. - 6. Saint-Simoniens. - Phalanstériens. - Fouriéristes. - Owénistes. - Socialistes. - Communistes. - Unionistes. - Egalitaires. - 7. L'idée chrétienne est l'avenir du monde. - 8. Récapitulation de ma vie. - 9. Résumé des changements arrivés sur le globe pendant ma vie.

25 septembre 1841.

J'ai commencé à écrire ces Mémoires à la Vallée-aux-Loups le 4 octobre 1811 ; j'achève de les relire en les corrigeant à Paris ce 25 septembre 1841 : voilà donc vingt-neuf ans, onze mois, vingt-un jours, que je tiens secrètement la plume en composant mes livres publics, au milieu de toutes les révolutions et de toutes les vicissitudes de mon existence. Ma main est lassée : puisse-t-elle ne pas avoir pesé sur mes idées, qui n'ont point fléchi et que je sens vives comme au départ de la course ! A mon travail de trente années j'avais le dessein d'ajouter une conclusion générale : je comptais dire, ainsi que je l'ai souvent mentionné, quel était le monde quand j'y entrai, quel il est quand je le quitte. Mais le sablier est devant moi, j'aperçois la main que les marins croyaient voir jadis sortir des flots à l'heure du naufrage : cette main me fait signe d'abréger ; je vais donc resserrer l'échelle du tableau sans omettre rien d'essentiel.

[ Voir aussi dans les pièces retranchées, Avenir du monde[C M 1 609] .]


3 L43 Chapitre 1

Antécédents historiques : depuis la Régence jusqu'en 1793.

Louis XIV mourut. Le duc d'Orléans fut régent pendant la minorité de Louis XV. Une guerre avec l'Espagne, suite de la conspiration de Cellamare, éclata : la paix fut rétablie par la chute d'Alberoni. Louis XV atteignit sa majorité le 15 février 1723. Le Régent succomba dix mois après. Il avait communiqué sa gangrène à la France, assis Dubois dans la chaire de Fénelon, et élevé Law. Le duc de Bourbon devint premier ministre de Louis XV, et il eut pour successeur le cardinal de Fleury dont le génie consistait dans les années. En 1734 éclata la guerre où mon père fut blessé devant Dantzig. En 1745 se donna la bataille de Fontenoy, un des moins belliqueux de nos rois nous a fait triompher dans la seule grande bataille rangée que nous ayons gagnée sur les Anglais, et le vainqueur du monde a ajouté à Waterloo un désastre aux désastres de Crécy, de Poitiers et d'Azincourt. L'église de Waterloo est décorée du nom des officiers anglais tombés en 1815 ; on ne retrouve dans l'église de Fontenoy qu'une pierre avec ces mots : " Ci-devant repose le corps de messire Philippe de Vitry, lequel, âgé de vingt-sept ans, fut tué à la bataille de Fontenoy le 11 de mai 1745. " Aucune marque n'indique le lieu de l'action ; mais on retire de la terre des squelettes avec des balles aplaties dans le crâne. Les Français portent leurs victoires écrites sur leur front.

Plus tard le comte de Gisors, fils du maréchal de Belle-Isle, tomba à Crevelt. En lui s'éteignit le nom et la descendance directe de Fouquet. On était passé de madame de La Vallière à madame de Châteauroux. Il y a quelque chose de triste à voir des noms arriver à leur fin, de siècles en siècles, de beautés en beautés, de gloire en gloire.

Au mois de juin 1745, le second prétendant des Stuarts avait commencé ses aventures : infortunes dont je fus bercé en attendant que Henri V remplaçât dans l'exil le prétendant anglais.

La fin de ces guerres annonça nos désastres dans nos colonies. La Bourdonnais vengea le pavillon français en Asie ; ses dissensions avec Dupleix depuis la prise de Madras gâtèrent tout. La paix de 1748 suspendit ces malheurs ; en 1755 recommencèrent les hostilités ; elles s'ouvrirent par le tremblement de terre de Lisbonne, où périt le petit-fils de Racine. Sous prétexte de quelques terrains en litige sur la frontière de l'Acadie, l'Angleterre s'empara sans déclaration de guerre de trois cents de nos vaisseaux marchands ; nous perdîmes le Canada : faits obscurs (quoique immenses par leurs conséquences), sur lesquels surnage la mort de Wolf et de Montcalm. Dépouillés de nos possessions en Afrique et dans l'Inde, lord Clive entama la conquête du Bengale. Or, pendant ces jours, les querelles du jansénisme avaient eu lieu ; Damiens avait frappé Louis XV ; la Pologne était partagée, l'expulsion des jésuites exécutée, la cour descendue au Parc-aux-Cerfs. L'auteur du pacte de famille se retire à Chanteloup, tandis que la révolution intellectuelle s'achevait sous Voltaire. La cour plénière de Maupeou fut installée : Louis XV laissa l'échafaud à la favorite qui l'avait dégradé, après avoir envoyé Garat et Sanson à Louis XVI, l'un pour lire, et l'autre pour exécuter la sentence.

Ce dernier monarque s'était marié le 16 mai 1770 à la fille de Marie-Thérèse d'Autriche : on sait ce qu'elle est devenue. Passèrent les ministres Machault, le vieux Maurepas, Turgot l'économiste, Malesherbes aux vertus antiques et aux opinions nouvelles, Saint-Germain qui détruisit la maison du roi et donna une ordonnance funeste ; Calonne et Necker enfin.

Louis XVI rappela les parlements, abolit la corvée et la torture avant le prononcé du jugement, rendit les droits civils aux protestants, en reconnaissant leur mariage légal. La guerre d'Amérique, en 1779, impolitique pour la France toujours dupe de sa générosité, fut utile à l'espèce humaine ; elle rétablit dans le monde entier l'estime de nos armes et l'honneur de notre pavillon.

La Révolution se leva prête à mettre au jour la génération guerrière que huit siècles d'héroïsme avaient déposée dans ses flancs. Les mérites de Louis XVI ne rachetèrent pas les fautes (comme je l'ai déjà fait observer) que ses aïeux lui avaient laissées à expier, mais c'est sur le mal que tombent les coups de la Providence, jamais sur l'homme : Dieu n'abrège les jours de la vertu sur la terre que pour les allonger dans le ciel. Sous l'astre de 1793, les sources du grand abîme furent rompues ; toutes nos gloires d'autrefois se réunirent ensuite et firent leur dernière explosion dans Bonaparte : il nous les renvoie dans son cercueil.


3 L43 Chapitre 2

Le passé. - Le vieil ordre européen expire.

J'étais né pendant l'accomplissement de ces faits. Deux nouveaux empires, la Prusse et la Russie, m'ont à peine devancé d'un demi-siècle sur la terre, la Corse est devenue française à l'instant où j'ai paru, je suis arrivé au monde vingt jours après Bonaparte. Il m'amenait avec lui. J'allais entrer dans la marine en 1783 quand la flotte de Louis XVI surgit à Brest : elle apportait les actes de l'état civil d'une nation éclose sous les ailes de la France. Ma naissance se rattache à la naissance d'un homme et d'un peuple : pâle reflet que j'étais d'une immense lumière.

Si l'on arrête les yeux sur le monde actuel, on le voit, à la suite du mouvement imprimé par une grande révolution, s'ébranler depuis l'Orient jusqu'à la Chine qui semblait à jamais fermée ; de sorte que nos renversements passés ne seraient rien ; que le bruit de la renommée de Napoléon serait à peine entendu dans le sens dessus dessous général des peuples, de même que lui, Napoléon, a éteint tous les bruits de notre ancien globe.

L'empereur nous a laissés dans une agitation prophétique. Nous, l'Etat le plus mûr et le plus avancé, nous montrons de nombreux symptômes de décadence. Comme un malade en péril se préoccupe de ce qu'il trouvera dans la tombe, une nation qui se sent défaillir s'inquiète de son sort futur. De là ces hérésies politiques qui se succèdent. Le vieil ordre européen expire ; nos débats actuels paraîtront des luttes puériles aux yeux de la postérité. Il n'existe plus rien : autorité de l'expérience et de l'âge, naissance ou génie, talent ou vertu, tout est nié ; quelques individus gravissent au sommet des ruines, se proclament géants et roulent en bas pygmées. Excepté une vingtaine d'hommes qui survivront et qui étaient destinés à tenir le flambeau à travers les steppes ténébreuses où l'on entre, excepté ce peu d'hommes, une génération qui portait en elle un esprit abondant, des connaissances acquises, des germes de succès de toutes sortes, les a étouffés dans une inquiétude aussi improductive que sa superbe est stérile. Des multitudes sans nom s'agitent sans savoir pourquoi, comme les associations populaires du moyen âge : troupeaux affamés qui ne reconnaissent point de berger, qui courent de la plaine à la montagne et de la montagne à la plaine, dédaignant l'expérience des pâtres durcis au vent et au soleil. Dans la vie de la cité tout est transitoire : la religion et la morale cessent d'être admises, ou chacun les interprète à sa façon. Parmi les choses d'une nature inférieure, même impuissance de conviction et d'existence, une renommée palpite à peine une heure, un livre vieillit dans un jour, des écrivains se tuent pour attirer l'attention ; autre vanité : on n'entend pas même leur dernier soupir. De cette prédisposition des esprits il résulte qu'on n'imagine d'autres moyens de toucher que des scènes d'échafaud et des moeurs souillées : on oublie que les vraies larmes sont celles que fait couler une belle poésie et dans lesquelles se mêle autant d'admiration que de douleur ; mais à présent que les talents se nourrissent de la Régence et de la Terreur, qu'était-il besoin de sujets pour nos langues destinées si tôt à mourir ? Il ne tombera plus du génie de l'homme quelques-unes de ces pensées qui deviennent le patrimoine de l'univers.

Voilà ce que tout le monde se dit et ce que tout le monde déplore, et cependant les illusions surabondent et plus on est près de sa fin et plus on croit vivre. On aperçoit des monarques qui se figurent être des monarques, des ministres qui pensent être des ministres des députés qui prennent au sérieux leurs discours, des propriétaires qui possédant ce matin sont persuadés qu'ils posséderont ce soir. Les intérêts particuliers, les ambitions personnelles cachent au vulgaire la gravité du moment : nonobstant les oscillations des affaires du jour, elles ne sont qu'une ride à la surface de l'abîme elles ne diminuent pas la profondeur des flots. Auprès des mesquines loteries contingentes, le genre humain joue la grande partie ; les rois tiennent encore les cartes et ils les tiennent pour les nations : celles-ci vaudront-elles mieux que les monarques ? Question à part, qui n'altère point le fait principal. Quelle importance ont des amusettes d'enfants, des ombres glissant sur la blancheur d'un linceul ? L'invasion des idées a succédé à l'invasion des barbares ; la civilisation actuelle décomposée se perd en elle-même ; le vase qui la contient n'a pas versé la liqueur dans un autre vase ; c'est le vase qui s'est brisé.


3 L43 Chapitre 3

Inégalité des fortunes. - Danger de l'expansion de la nature intelligente et de la nature matérielle.

A quelle époque la société disparaîtra-t-elle ? quels accidents en pourront suspendre les mouvements ? A Rome le règne de l'homme fut substitué au règne de la loi : on passa de la république à l'empire ; notre révolution s'accomplit en sens contraire : on incline à passer de la royauté à la république, ou, pour ne spécifier aucune forme, à la démocratie ; cela ne s'effectuera pas sans difficulté.

Pour ne toucher qu'un point entre mille, la propriété, par exemple, restera-t-elle distribuée comme elle l'est ? La royauté née à Reims avait pu faire aller cette propriété en en tempérant la rigueur par la diffusion des lois morales, comme elle avait changé l'humanité en charité. Un Etat politique où des individus ont des millions de revenu, tandis que d'autres individus meurent de faim, peut-il subsister quand la religion n'est plus là avec ses espérances hors de ce monde pour expliquer le sacrifice ? Il y a des enfants que leurs mères allaitent à leurs mamelles flétries, faute d'une bouchée de pain pour sustenter leurs expirants nourrissons ; il y a des familles dont les membres sont réduits à s'entortiller ensemble pendant la nuit faute de couverture pour se réchauffer.

Celui-là voit mûrir ses nombreux sillons ; celui-ci ne possédera que les six pieds de terre prêtés à sa tombe par son pays natal. Or, combien six pieds de terre peuvent-ils fournir d'épis de blé à un mort ?

A mesure que l'instruction descend dans ces classes inférieures, celles-ci découvrent la plaie secrète qui ronge l'ordre social irréligieux. La trop grande disproportion des conditions et des fortunes a pu se supporter tant qu'elle a été cachée, mais aussitôt que cette disproportion a été généralement aperçue, le coup mortel a été porté. Recomposez, si vous le pouvez, les fictions aristocratiques ; essayez de persuader au pauvre, lorsqu'il saura bien lire et ne croira plus, lorsqu'il possédera la même instruction que vous, essayez de lui persuader qu'il doit se soumettre à toutes les privations, tandis que son voisin possède mille fois le superflu : pour dernière ressource il vous le faudra tuer.

Quand la vapeur sera perfectionnée, quand, unie au télégraphe et aux chemins de fer, elle aura fait disparaître les distances, ce ne seront plus seulement les marchandises qui voyageront, mais encore les idées rendues à l'usage de leurs ailes. Quand les barrières fiscales et commerciales auront été abolies entre les divers Etats, comme elles le sont déjà entre les provinces d'un même Etat ; quand les différents pays en relations journalières tendront à l'unité des peuples, comment ressusciterez-vous l'ancien mode de séparation ?

La société, d'un autre côté, n'est pas moins menacée par l'expansion de l'intelligence qu'elle ne l'est par le développement de la nature brute. Supposez les bras condamnés au repos en raison de la multiplicité et de la variété des machines, admettez qu'un mercenaire unique et général, la matière, remplace les mercenaires de la glèbe et de la domesticité : que ferez-vous du genre humain désoccupé ? Que ferez-vous des passions oisives en même temps que l'intelligence ? La vigueur du corps s'entretient par l'occupation physique ; le labeur cessant, la force disparaît ; nous deviendrions semblables à ces nations de l'Asie, proie du premier envahisseur, et qui ne se peuvent défendre contre une main qui porte le fer. Ainsi la liberté ne se conserve que par le travail, parce que le travail produit la force : retirez la malédiction prononcée contre les fils d'Adam, et ils périront dans la servitude : In sudore vultus tui, vesceris pane . La malédiction divine entre donc dans le mystère de notre sort ; l'homme est moins l'esclave de ses sueurs que de ses pensées : voilà comme, après avoir fait le tour de la société, après avoir passé par les diverses civilisations, après avoir supposé des perfectionnements inconnus on se retrouve au point de départ en présence des vérités de l'Ecriture.


3 L43 Chapitre 4

Chute des monarchies. - Dépérissement de la société et progrès de l'individu.

L'Europe avait eu en France, lors de notre monarchie de huit siècles, le centre de son intelligence, de sa perpétuité et de son repos ; privée de cette monarchie, l'Europe a sur-le-champ incliné à la démocratie. Le genre humain, pour son bien ou pour son mal, est hors de page ; les princes en ont eu la garde noble ; les nations, arrivées à leur majorité, prétendent n'avoir plus besoin de tuteurs. Depuis David jusqu'à notre temps, les rois ont été appelés : la vocation des peuples commence. Les courtes et petites exceptions des républiques grecques, carthaginoise, romaine avec des esclaves, n'empêchaient pas, dans l'antiquité, l'état monarchique d'être l'état normal sur le globe. La société entière moderne, depuis que la barrière des rois français n'existe plus, quitte la monarchie. Dieu, pour hâter la dégradation du pouvoir royal, a livré les sceptres en divers pays à des rois invalides, à des petites filles au maillot ou dans les aubes de leurs noces : ce sont de pareils lions sans mâchoires, de pareilles lionnes sans ongles, de pareilles enfantelettes têtant ou fiançant, que doivent suivre des hommes faits, dans cette ère d'incrédulité.

Les principes les plus hardis sont proclamés à la face des monarques qui se prétendent rassurés derrière la triple haie d'une garde suspecte. La démocratie les gagne ; ils montent d'étage en étage, du rez-de-chaussée au comble de leurs palais, d'où ils se jetteront à la nage par les lucarnes.

Au milieu de cela, remarquez une contradiction phénoménale : l'état matériel s'améliore, le progrès intellectuel s'accroît, et les nations au lieu de profiter s'amoindrissent : d'où vient cette contradiction ?

C'est que nous avons perdu dans l'ordre moral. En tous temps il y a eu des crimes ; mais ils n'étaient point commis de sang-froid, comme ils le sont de nos jours, en raison de la perte du sentiment religieux. A cette heure ils ne révoltent plus, ils paraissent une conséquence de la marche du temps ; si on les jugeait autrefois d'une manière différente, c'est qu'on n'était pas encore, ainsi qu'on l'ose affirmer, assez avancé dans la connaissance de l'homme ; on les analyse actuellement ; on les éprouve au creuset, afin de voir ce qu'on peut en tirer d'utile, comme la chimie trouve des ingrédients dans les voiries. Les corruptions de l'esprit, bien autrement destructives que celles des sens, sont acceptées comme des résultats nécessaires ; elles n'appartiennent plus à quelques individus pervers, elles sont tombées dans le domaine public.

Tels hommes seraient humiliés qu'on leur prouvât qu'ils ont une âme, qu'au delà de cette vie ils trouveront une autre vie ; ils croiraient manquer de fermeté et de force et de génie, s'ils ne s'élevaient au-dessus de la pusillanimité de nos pères ; ils adoptent le néant ou, si vous le voulez, le doute, comme un fait désagréable peut-être, mais comme une vérité qu'on ne saurait nier. Admirez l'hébétement de notre orgueil !

Voilà comment s'expliquent le dépérissement de la société et l'accroissement de l'individu. Si le sens moral se développait en raison du développement de l'intelligence, il y aurait contrepoids et l'humanité grandirait sans danger, mais il arrive tout le contraire : la perception du bien et du mal s'obscurcit à mesure que l'intelligence s'éclaire ; la conscience se rétrécit à mesure que les idées s'élargissent. Oui, la société périra : la liberté, qui pouvait sauver le monde, ne marchera pas, faute de s'appuyer à la religion ; l'ordre, qui pouvait maintenir la régularité, ne s'établira pas solidement, parce que l'anarchie des idées le combat. La pourpre, qui communiquait naguère la puissance, ne servira désormais de couche qu'au malheur : nul ne sera sauvé qu'il ne soit né, comme le Christ, sur la paille. Lorsque les monarques furent déterrés à Saint-Denis au moment où la trompette sonna la résurrection populaire ; lorsque, tirés de leurs tombeaux effondrés, ils attendaient la sépulture plébéienne, les chiffonniers arrivèrent à ce jugement dernier des siècles : ils regardèrent avec leurs lanternes dans la nuit éternelle ; ils fouillèrent parmi les restes échappés à la première rapine. Les rois n'y étaient déjà plus, mais la royauté y était encore : ils l'arrachèrent des entrailles du temps, et la jetèrent au panier des débris.


3 L43 Chapitre 5

L'avenir. - Difficulté de le comprendre.

Voilà pour ce qui est de la vieille Europe, elle ne revivra jamais. La jeune Europe offre-t-elle plus de chances ? Le monde actuel, le monde sans autorité consacrée, semble placé entre deux impossibilités : l'impossibilité du passé, l'impossibilité de l'avenir. Et n'allez pas croire, comme quelques-uns se le figurent, que si nous sommes mal à présent, le bien renaîtra du mal ; la nature humaine dérangée à sa source ne marche pas ainsi correctement. Par exemple, les excès de la liberté mènent au despotisme ; mais les excès de la tyrannie ne mènent qu'à la tyrannie ; celle-ci en nous dégradant nous rend incapables d'indépendance : Tibère n'a pas fait remonter Rome à la république, il n'a laissé après lui que Caligula.

Pour éviter de s'expliquer, on se contente de déclarer que les temps peuvent cacher dans leur sein une constitution politique que nous n'apercevons pas. L'antiquité tout entière, les plus beaux génies de cette antiquité, comprenaient-ils la société sans esclaves ? Et nous la voyons subsister. On affirme que dans cette civilisation à naître l'espèce s'agrandira ; je l'ai moi-même avancé : cependant n'est-il pas à craindre que l'individu ne diminue ? Nous pourrons être de laborieuses abeilles occupées en commun de notre miel. Dans le monde matériel les hommes s'associent pour le travail, une multitude arrive plus vite et par différentes routes à la chose qu'elle cherche ; des masses d'individus élèveront les Pyramides ; en étudiant chacun de son côté, ces individus rencontreront des découvertes, dans les sciences exploreront tous les coins de la création physique. Mais dans le monde moral en est-il de la sorte ? Mille cerveaux auront beau se coaliser, ils ne composeront jamais le chef-d'oeuvre qui sort de la tête d'un Homère.

On a dit qu'une cité dont les membres auront une égale répartition de bien et d'éducation présentera aux regards de la Divinité un spectacle au-dessus du spectacle de la cité de nos pères. La folie du moment est d'arriver à l'unité des peuples et de ne faire qu'un seul homme de l'espèce entière, soit ; mais en acquérant des facultés générales, toute une série de sentiments privés ne périra-t-elle pas ? Adieu les douceurs du foyer ; adieu les charmes de la famille ; parmi tous ces êtres blancs, jaunes, noirs, réputés vos compatriotes, vous ne pourriez vous jeter au cou d'un frère. N'y avait-il rien dans la vie d'autrefois, rien dans cet espace borné que vous aperceviez de votre fenêtre encadrée de lierre ? Au delà de votre horizon vous soupçonniez des pays inconnus dont vous parlait à peine l'oiseau de passage, seul voyageur que vous aviez vu à l'automne. C'était bonheur de songer que les collines qui vous environnaient ne disparaîtraient pas à vos yeux ; qu'elles renfermeraient vos amitiés et vos amours ; que le gémissement de la nuit autour de votre asile serait le seul bruit auquel vous vous endormiriez ; que jamais la solitude de votre âme ne serait troublée, que vous y rencontreriez toujours les pensées qui vous y attendent pour reprendre avec vous leur entretien familier. Vous saviez où vous étiez né, vous saviez où serait votre tombe ; en pénétrant dans la forêt vous pouviez dire :

Beaux arbres qui m'avez vu naître,

Bientôt vous me verrez mourir.

L'homme n'a pas besoin de voyager pour s'agrandir il porte avec lui l'immensité. Tel accent échappé de votre sein ne se mesure pas et trouve un écho dans des milliers d'âmes : qui n'a point en soi cette mélodie, la demandera en vain à l'univers. Asseyez-vous sur le tronc de l'arbre abattu au fond des bois : si dans l'oubli profond de vous-même, dans votre immobilité, dans votre silence vous ne trouvez pas l'infini, il est inutile de vous égarer aux rivages du Gange.

Quelle serait une société universelle qui n'aurait point de pays particulier, qui ne serait ni française, ni anglaise, ni allemande, ni espagnole, ni portugaise, ni italienne ? ni russe, ni tartare, ni turque, ni persane, ni indienne, ni chinoise, ni américaine, ou plutôt qui serait à la fois toutes ces sociétés ? Qu'en résulterait-il pour ses moeurs, ses sciences, ses arts, sa poésie ? Comment s'exprimeraient des passions ressenties à la fois à la manière des différents peuples dans les différents climats ? Comment entrerait dans le langage cette confusion de besoins et d'images produits des divers soleils qui auraient éclairé une jeunesse, une virilité et une vieillesse communes ? Et quel serait ce langage ? De la fusion des sociétés résultera-t-il un idiome universel, ou bien y aura-t-il un dialecte de transaction servant à l'usage journalier, tandis que chaque nation parlerait sa propre langue, ou bien les langues diverses seraient-elles entendues de tous ? Sous quelle règle semblable, sous quelle loi unique existerait cette société ? Comment trouver place sur une terre agrandie par la puissance d'ubiquité, et rétrécie par les petites proportions d'un globe fouillé partout ? Il ne resterait qu'à demander à la science le moyen de changer de planète.


3 L43 Chapitre 6

Saint-Simoniens. - Phalanstériens. - Fouriéristes. - Owénistes. - Socialistes. - Communistes. - Unionistes. - Egalitaires.

Las de la propriété particulière, voulez-vous faire du gouvernement un propriétaire unique, distribuant à la communauté devenue mendiante une part mesurée sur le mérite de chaque individu ? Qui jugera des mérites ? Qui aura la force et l'autorité de faire exécuter vos arrêts ? Qui tiendra et fera valoir cette banque d'immeubles vivants ?

Chercherez-vous l'association du travail ? Qu'apportera le faible, le malade, le paresseux, l'inintelligent dans la communauté restée grevée de leur inaptitude ?

Autre combinaison : on pourrait former en remplaçant le salaire, des espèces de sociétés anonymes ou en commandite entre les fabricants et les ouvriers, entre l'intelligence et la matière, où les uns apporteraient leur capital et leur idée, les autres leur industrie et leur travail on partagerait en commun les bénéfices survenus. C'est très bien, la perfection complète admise chez les hommes ; très bien, si vous ne rencontrez ni querelle, ni avarice ni envie : mais qu'un seul associé réclame, tout croule ; les divisions et les procès commencent. Ce moyen, un peu plus possible en théorie, est tout aussi impossible en pratique.

Chercherez-vous, par une opinion mitigée, l'édification d'une cité où chaque homme possède un toit, du feu des vêtements, une nourriture suffisante ? Quand vous serez parvenu à doter chaque citoyen, les qualités et les défauts dérangeront votre partage ou le rendront injuste : celui-ci a besoin d'une nourriture plus considérable que celui-là ; celui-là ne peut pas travailler autant que celui-ci ; les hommes économes et laborieux deviendront des riches, les dépensiers, les paresseux, les malades, retomberont dans la misère ; car vous ne pouvez donner à tous le même tempérament : l'inégalité naturelle reparaîtra en dépit de vos efforts.

Et ne croyez pas que nous nous laissions enlacer par les précautions légales et compliquées qu'ont exigées l'organisation de la famille, droits matrimoniaux, tutelles, reprises des hoirs et ayants cause, etc., etc. Le mariage est notoirement une absurde oppression : nous abolissons tout cela. Si le fils tue le père, ce n'est pas le fils, comme on le prouve très bien, qui commet un parricide, c'est le père qui en vivant immole le fils. N'allons donc pas nous troubler la cervelle des labyrinthes d'un édifice que nous mettons rez pied, rez terre, il est inutile de s'arrêter à ces bagatelles caduques de nos grands-pères.

Ce nonobstant, parmi les modernes sectaires, il en est qui, entrevoyant les impossibilités de leurs doctrines y mêlent, pour les faire tolérer, les mots de morale et de religion ; ils pensent qu'en attendant mieux, on pourrait nous mener d'abord à l'idéale médiocrité des Américains ; ils ferment les yeux et veulent bien oublier que les Américains sont propriétaires, et propriétaires ardents, ce qui change un peu la question.

D'autres, plus obligeants encore, et qui admettent une sorte d'élégance de civilisation, se contenteraient de nous transformer en Chinois constitutionnels , à peu près athées, vieillards éclairés et libres, assis en robes jaunes pour des siècles dans nos semis de fleurs, passant nos jours dans un confortable acquis à la multitude, ayant tout inventé, tout trouvé, végétant en paix au milieu de nos progrès accomplis, et nous mettant seulement sur un chemin de fer, comme un ballot, afin d'aller de Canton à la grande muraille deviser d'un marais à dessécher, d'un canal à creuser, avec un autre industriel du Céleste-Empire. Dans l'une ou l'autre supposition, Américain ou Chinois, je serai heureux d'être parti avant qu'une telle félicité me soit advenue.

Enfin il resterait une solution : il se pourrait qu'en raison d'une dégradation complète du caractère humain, les peuples s'arrangeassent de ce qu'ils ont : ils perdraient l'amour de l'indépendance, remplacé par l'amour des écus, en même temps que les rois perdraient l'amour du pouvoir, troqué pour l'amour de la liste civile. De là résulterait un compromis entre les monarques et les sujets charmés de ramper pêle-mêle dans un ordre politique bâtard ; ils étaleraient à l'aise leurs infirmités les uns devant les autres, comme dans les anciennes léproseries, ou comme dans ces boues où trempent aujourd'hui des malades pour se soulager ; on barboterait dans une fange indivise à l'état de reptile pacifique.

C'est néanmoins mal prendre son temps que de vouloir, dans l'état actuel de notre société, remplacer les plaisirs de la nature intellectuelle par les joies de la nature physique. Celles-ci, on le conçoit, pouvaient occuper la vie des anciens peuples aristocratiques ; maîtres du monde, ils possédaient des palais, des troupeaux d'esclaves ; ils englobaient dans leurs propriétés particulières des régions entières de l'Afrique. Mais sous quel portique promènerez-vous maintenant vos pauvres loisirs ? Dans quels bains vastes et ornés renfermerez-vous les parfums, les fleurs, les joueuses de flûte, les courtisanes de l'Ionie ? N'est pas Héliogabale qui veut. Où prendrez-vous les richesses indispensables à ces délices matérielles ? L'âme est économe ; mais le corps est dépensier.

Maintenant, quelques mots plus sérieux sur l'égalité absolue : cette égalité ramènerait non seulement la servitude des corps, mais l'esclavage des âmes ; il ne s'agirait de rien moins que de détruire l'inégalité morale et physique de l'individu. Notre volonté, mise en régie sous la surveillance de tous, verrait nos facultés tomber en désuétude. L'infini, par exemple, est de notre nature ; défendez à notre intelligence, ou même à nos passions, de songer à des biens sans terme, vous réduisez l'homme à la vie du limaçon, vous le métamorphosez en machine. Car, ne vous y trompez pas : sans la possibilité d'arriver à tout, sans l'idée de vivre éternellement, néant partout ; sans la propriété individuelle, nul n'est affranchi ; quiconque n'a pas de propriété ne peut être indépendant ; il devient prolétaire ou salarié, soit qu'il vive dans la condition actuelle des propriétés à part, ou au milieu d'une propriété commune. La propriété commune ferait ressembler la société à un de ces monastères à la porte duquel des économes distribuaient du pain. La propriété héréditaire et inviolable est notre unique défense personnelle ; la propriété n'est autre chose que la liberté. L'égalité complète, qui présuppose la soumission complète , reproduirait la plus dure servitude, elle ferait de l'individu humain une bête de somme, soumise à l'action qui la contraindrait, et obligée de marcher sans fin dans le même sentier.

Tandis que je raisonnais ainsi, M. l'abbé de Lamennais attaquait, sous les verrous de sa geôle, les mêmes systèmes avec sa puissance logique qui s'éclaire de la splendeur du poète. Un passage emprunté à sa brochure intitulée : Du Passé et de l'Avenir du Peuple , complétera mes raisonnements. Ecoutons-le, c'est lui maintenant qui parle :

" Pour ceux qui se proposent ce but d'égalité rigoureuse, absolue, les plus conséquents concluent, pour l'établir et pour le maintenir, à l'emploi de la force au despotisme, à la dictature, sous une forme ou sous une autre forme.

" Les partisans de l'égalité absolue sont d'abord contraints d'attaquer les inégalités naturelles, afin de les atténuer, de les détruire s'il est possible. Ne pouvant rien sur les conditions premières d'organisation et de développement, leur oeuvre commence à l'instant où l'homme naît, où l'enfant sort du sein de sa mère. L'Etat alors s'en empare : le voilà maître absolu de l'être spirituel comme de l'être organique. L'intelligence et la conscience, tout dépend de lui, tout lui est soumis. Plus de famille, plus de paternité, plus de mariage dès lors. Un mâle, une femelle, des petits que l'Etat manipule, dont il fait ce qu'il veut, moralement, physiquement, une servitude universelle et si profonde que rien n'y échappe, qu'elle pénètre jusqu'à l'âme même.

" En ce qui touche les choses matérielles, l'égalité ne saurait s'établir d'une manière tant soit peu durable par le simple partage. S'il s'agit de la terre seule, on conçoit qu'elle puisse être divisée en autant de portions qu'il y a d'individus ; mais le nombre des individus variant perpétuellement, il faudrait aussi perpétuellement changer cette division primitive. Toute propriété individuelle étant abolie, il n'y a de possesseur de droit que l'Etat. Ce mode de possession, s'il est volontaire, est celui du moine astreint par ses voeux à la pauvreté comme à l'obéissance ; s'il n'est pas volontaire, c'est celui de l'esclave, là où rien ne modifie la rigueur de sa condition. Tous les liens de l'humanité, les relations sympathiques, le dévouement mutuel, l'échange des services, le libre don de soi, tout ce qui fait le charme de la vie et sa grandeur, tout, tout a disparu, disparu sans retour.

" Les moyens proposés jusqu'ici pour résoudre le problème pour l'avenir du peuple aboutissent à la négation de toutes les conditions indispensables de l'existence, détruisent, soit directement, soit implicitement, le devoir, le droit, le mariage, la famille, et ne produiraient, s'ils pouvaient être appliqués à la société, au lieu de la liberté dans laquelle se résume tout progrès réel, qu'une servitude à laquelle l'histoire, si haut qu'on remonte dans le passé, n'offre rien de comparable. "

Il n'y a rien à répliquer à cette logique.

Je ne vais pas voir les prisonniers, comme Tartuffe, pour leur distribuer des aumônes, mais pour enrichir mon intelligence avec des hommes qui valent mieux que moi. Quand leurs opinions diffèrent des miennes, je ne crains rien : chrétien entêté, tous les beaux génies de la terre n'ébranleraient pas ma foi ; je les plains, et ma charité me défend contre la séduction. Si je pèche par excès ils pèchent par défaut ; je comprends ce qu'ils comprennent, et ils ne comprennent pas ce que je comprends. Dans la même prison où je visitais autrefois le noble et malheureux Carrel, je visite aujourd'hui l'abbé de Lamennais. La Révolution de Juillet a relégué aux ténèbres d'une geôle le reste des hommes supérieurs dont elle ne peut ni juger le mérite, ni soutenir l'éclat. Dans la dernière chambre en montant, sous un toit abaissé que l'on peut toucher de la main, nous imbéciles croyants de liberté, François de Lamennais et François de Chateaubriand, nous causons de choses sérieuses. Il a beau se débattre, ses idées ont été jetées dans le moule religieux, la forme est restée chrétienne, alors que le fond s'éloigne le plus du dogme : sa parole a retenu le bruit du ciel.

Fidèle professant l'hérésie, l'auteur de l' Essai sur l'indifférence parle ma langue avec des idées qui ne sont plus mes idées. Si, après avoir embrassé l'enseignement évangélique populaire, il fût resté attaché au sacerdoce, il aurait conservé l'autorité qu'ont détruite des variations. Les curés, les membres nouveaux du clergé (et les plus distingués d'entre ces lévites), allaient à lui, les évêques se seraient trouvés engagés dans sa cause s'il eût adhéré aux libertés gallicanes, tout en vénérant le successeur de saint Pierre et en défendant l'unité.

En France, la jeunesse eût entouré le missionnaire en qui elle trouvait les idées qu'elle aime et les progrès auxquels elle aspire ; en Europe, les dissidents attentifs n'auraient point fait obstacle ; de grands peuples catholiques, les Polonais, les Irlandais, les Espagnols, auraient béni le prédicateur suscité. Rome même eût fini par s'apercevoir que le nouvel évangéliste faisait renaître la domination de l'Eglise et fournissait au pontife opprimé le moyen de résister à l'influence des rois absolus. Quelle puissance de vie ! L'intelligence, la religion, la liberté représentées dans un prêtre !

Dieu ne l'a pas voulu ; la lumière a tout à coup manqué à celui qui était la lumière ; le guide en se dérobant, a laissé le troupeau dans la nuit. A mon compatriote, dont la carrière publique est interrompue, restera toujours la supériorité privée et la prééminence des dons naturels. Dans l'ordre des temps il doit me survivre ; je l'ajourne à mon lit de mort pour agiter nos grands contestes à ces portes que l'on ne repasse plus. J'aimerais à voir son génie répandre sur moi l'absolution que sa main avait autrefois le droit de faire descendre sur ma tête. Nous avons été bercés en naissant par les mêmes flots ; qu'il soit permis à mon ardente foi et à mon admiration sincère d'espérer que je rencontrerai encore mon ami réconcilié sur le même rivage des choses éternelles.


3 L43 Chapitre 7

L'idée chrétienne est l'avenir du monde.

En définitive, mes investigations m'amènent à conclure que l'ancienne société s'enfonce sous elle, qu'il est impossible à quiconque n'est pas chrétien de comprendre la société future poursuivant son cours et satisfaisant à la fois ou l'idée purement républicaine ou l'idée monarchique modifiée. Dans toutes les hypothèses, les améliorations que vous désirez, vous ne les pouvez tirer que de l'Evangile.

Au fond des combinaisons des sectaires actuels, c'est toujours le plagiat, la parodie de l'Evangile, toujours le principe apostolique qu'on retrouve : ce principe est tellement entré en nous, que nous en usons comme nous appartenant ; nous nous le présumons naturel, quoiqu'il ne nous le soit pas ; il nous est venu de notre ancienne foi, à prendre celle-ci à deux ou trois degrés d'ascendance au-dessus de nous. Tel esprit indépendant qui s'occupe du perfectionnement de ses semblables n'y aurait jamais pensé si le droit des peuples n'avait été posé par le Fils de l'homme. Tout acte de philanthropie auquel nous nous livrons, tout système que nous rêvons dans l'intérêt de l'humanité, n'est que l'idée chrétienne retournée, changée de nom et trop souvent défigurée : c'est toujours le verbe qui se fait chair !

Voulez-vous que l'idée chrétienne ne soit que l'idée humaine en progression ? J'y consens ; mais ouvrez les diverses cosmogonies, vous apprendrez qu'un christianisme traditionnel a devancé sur la terre le christianisme révélé. Si le Messie n'était pas venu et qu'il n'eût point parlé , comme il le dit de lui-même, l'idée n'aurait pas été dégagée, les vérités seraient restées confuses, telles qu'on les entrevoit dans les écrits des anciens. C'est donc, de quelque façon que vous l'interprétiez, du révélateur ou du Christ que vous tenez tout ; c'est du Sauveur, Salvator , du Consolateur, Paracletus , qu'il vous faut toujours partir ; c'est de lui que vous avez reçu les germes de la civilisation et de la philosophie.

Vous voyez donc que je ne trouve de solution à l'avenir que dans le christianisme et dans le christianisme catholique ; la religion du Verbe est la manifestation de la vérité, comme la création est la visibilité de Dieu. Je ne prétends pas qu'une rénovation générale ait absolument lieu, car j'admets que des peuples entiers soient voués à la destruction ; j'admets aussi que la foi se dessèche en certains pays : mais s'il en reste un seul grain, s'il tombe sur un peu de terre, ne fût-ce que dans les débris d'un vase, ce grain lèvera, et une seconde incarnation de l'esprit catholique ranimera la société.

Le christianisme est l'appréciation la plus philosophique et la plus rationnelle de Dieu et de la création ; il renferme les trois grandes lois de l'univers, la loi divine, la loi morale, la loi politique : la loi divine, unité de Dieu en trois essences ; la loi morale, charité ; la loi politique, c'est-à-dire la liberté, l'égalité, la fraternité .

Les deux premiers principes sont développés, le troisième, la loi politique, n'a point reçu ses compléments, parce qu'il ne pouvait fleurir tandis que la croyance intelligente de l'être infini et la morale universelle n'étaient pas solidement établies. Or, le christianisme eut d'abord à déblayer les absurdités et les abominations dont l'idolâtrie et l'esclavage avaient encombré le genre humain.

Des personnes éclairées ne comprennent pas qu'un catholique tel que moi s'entête à s'asseoir à l'ombre de ce qu'elles appellent des ruines ; selon ces personnes, c'est une gageure, un parti pris. Mais dites-le-moi, par pitié, où trouverai-je une famille et un Dieu dans la société individuelle et philosophique que vous me proposez ? Dites-le-moi et je vous suis ; sinon ne trouvez pas mauvais que je me couche dans la tombe du Christ, seul abri que vous m'avez laissé en m'abandonnant.

Non, je n'ai point fait une gageure avec moi-même : je suis sincère ; voici ce qui m'est arrivé : de mes projets, de mes études, de mes expériences, il ne m'est resté qu'un détromper complet de toutes les choses que poursuit le monde. Ma conviction religieuse, en grandissant, a dévoré mes autres convictions ; il n'est ici-bas chrétien plus croyant et homme plus incrédule que moi. Loin d'être à son terme, la religion du libérateur entre à peine dans sa troisième période, la période politique, liberté, égalité, fraternité . L'Evangile, sentence d'acquittement, n'a pas été lu encore à tous ; nous en sommes encore aux malédictions prononcées par le Christ : " Malheur à vous qui chargez les hommes de fardeaux qu'ils ne sauraient porter, et qui ne voudriez pas les avoir touchés du bout du doigt ! "

Le christianisme, stable dans ses dogmes, est mobile dans ses lumières ; sa transformation enveloppe la transformation universelle. Quand il aura atteint son plus haut point, les ténèbres achèveront de s'éclaircir ; la liberté, crucifiée sur le Calvaire avec le Messie, en descendra avec lui ; elle remettra aux nations ce nouveau testament écrit en leur faveur et jusqu'ici entravé dans ses clauses. Les gouvernements passeront, le mal moral disparaîtra, la réhabilitation annoncera la consommation des siècles de mort et d'oppression nés de la chute.

Quand viendra ce jour désiré ? Quand la société se recomposera-t-elle d'après les moyens secrets du principe générateur ? Nul ne le peut dire ; on ne saurait calculer les résistances des passions.

Plus d'une fois la mort engourdira des races, versera le silence sur les événements comme la neige tombée pendant la nuit fait cesser le bruit des chars. Les nations ne croissent pas aussi rapidement que les individus dont elles sont composées et ne disparaissent pas aussi vite. Que de temps ne faut-il point pour arriver à une seule chose cherchée ! L'agonie du Bas-Empire pensa ne pas finir ; l'ère chrétienne, déjà si étendue, n'a pas suffi à l'abolition de la servitude. Ces calculs, je le sais, ne vont pas au tempérament français ; dans nos révolutions nous n'avons jamais admis l'élément du temps : c'est pourquoi nous sommes toujours ébahis des résultats contraires à nos impatiences. Pleins d'un généreux courage, des jeunes gens se précipitent ; ils s'avancent tête baissée vers une haute région qu'ils entrevoient et qu'ils s'efforcent d'atteindre. Rien de plus digne d'admiration ; mais ils useront leur vie dans ces efforts ; arrivés au terme, de mécompte en mécompte, ils consigneront le poids des années déçues à d'autres générations abusées qui le porteront jusqu'aux tombeaux voisins ; ainsi de suite. Le temps du désert est revenu ; le christianisme recommence dans la stérilité de la Thébaïde, au milieu d'une idolâtrie redoutable, l'idolâtrie de l'homme envers soi.

Il y a deux conséquences dans l'histoire, l'une immédiate et qui est à l'instant connue, l'autre éloignée et qu'on n'aperçoit pas d'abord. Ces conséquences souvent se contredisent ; les unes viennent de notre courte sagesse, les autres de la sagesse perdurable. L'événement providentiel apparaît après l'événement humain. Dieu se lève derrière les hommes. Niez tant qu'il vous plaira le suprême conseil, ne consentez pas à son action, disputez sur les mots, appelez force des choses ou raison ce que le vulgaire appelle Providence, regardez à la fin d'un fait accompli, et vous verrez qu'il a toujours produit le contraire de ce qu'on en attendait, quand il n'a point été établi d'abord sur la morale et sur la justice.

Si le ciel n'a pas prononcé son dernier arrêt ; si un avenir doit être, un avenir puissant et libre, cet avenir est loin encore, loin au delà de l'horizon visible, on n'y pourra parvenir qu'à l'aide de cette espérance chrétienne dont les ailes croissent à mesure que tout semble la trahir, espérance plus longue que le temps et plus forte que le malheur.


3 L43 Chapitre 8

Récapitulation de ma vie.

L'ouvrage inspiré par mes cendres et destiné à mes cendres subsistera-t-il après moi ? Il est possible que mon travail soit mauvais ; il est possible qu'en voyant le jour ces Mémoires s'effacent : du moins les choses que je me serai racontées auront servi à tromper l'ennui de ces dernières heures dont personne ne veut et dont on ne sait que faire. Au bout de la vie est un âge amer : rien ne plaît, parce qu'on n'est digne de rien ; bon à personne, fardeau à tous, près de son dernier gîte, on n'a qu'un pas à faire pour y atteindre : à quoi servirait de rêver sur une plage déserte ? quelles aimables ombres apercevrait-on dans l'avenir ? Fi des nuages qui volent maintenant sur ma tête !

Une idée me revient et me trouble : ma conscience n'est pas rassurée sur l'innocence de mes veilles, je crains mon aveuglement et la complaisance de l'homme pour ses fautes. Ce que j'écris est-il bien selon la justice ? La morale et la charité sont-elles rigoureusement observées ? Ai-je eu le droit de parler des autres ? Que me servirait le repentir, si ces Mémoires faisaient quelque mal ? Ignorés et cachés de la terre, vous de qui la vie agréable aux autels opère des miracles, salut à vos secrètes vertus !

Ce pauvre, dépourvu de science, et dont on ne s'occupera jamais, a, par la seule doctrine de ses moeurs, exercé sur ses compagnons de souffrance l'influence divine qui émanait des vertus du Christ. Le plus beau livre de la terre ne vaut pas un acte inconnu de ces martyrs sans nom dont Hérode avait mêlé le sang à leurs sacrifices .

Vous m'avez vu naître ; vous avez vu mon enfance, l'idolâtrie de ma singulière création dans le château de Combourg, ma présentation à Versailles, mon assistance à Paris au premier spectacle de la Révolution. Dans le nouveau monde je rencontre Washington ; je m'enfonce dans les bois ; le naufrage me ramène sur les côtes de ma Bretagne. Arrivent mes souffrances comme soldat, ma misère comme émigré. Rentré en France, je deviens l'auteur du Génie du Christianisme . Dans une société changée, je compte et je perds des amis. Bonaparte m'arrête et se jette, avec le corps sanglant du duc d'Enghien, devant mes pas ; je m'arrête à mon tour, et je conduis le grand homme de son berceau, en Corse, à sa tombe, à Sainte-Hélène. Je participe à la Restauration et je la vois finir.

Ainsi la vie publique et privée m'a été connue. Quatre fois j'ai traversé les mers ; j'ai suivi le soleil en Orient, touché les ruines de Memphis, de Carthage, de Sparte et d'Athènes ; j'ai prié au tombeau de saint Pierre et adoré sur le Golgotha. Pauvre et riche, puissant et faible, heureux et misérable, homme d'action, homme de pensée, j'ai mis ma main dans le siècle, mon intelligence au désert, l'existence effective s'est montrée à moi au milieu des illusions, de même que la terre apparaît aux matelots parmi les nuages. Si ces faits répandus sur mes songes comme le vernis qui préserve des peintures fragiles, ne disparaissent pas, ils indiqueront le lieu par où a passé ma vie.

Dans chacune de mes trois carrières je m'étais proposé un but important : voyageur, j'ai aspiré à la découverte du monde polaire ; littérateur, j'ai essayé de rétablir le culte sur ses ruines ; homme d'Etat, je me suis efforcé de donner aux peuples le système de la monarchie pondérée, de replacer la France à son rang en Europe, de lui rendre la force que les traités de Vienne lui avaient fait perdre ; j'ai du moins aidé à conquérir celle de nos libertés qui les vaut toutes, la liberté de la presse. Dans l'ordre divin, religion et liberté ; dans l'ordre humain honneur et gloire (qui sont la génération humaine de la religion et de la liberté) : voilà ce que j'ai désiré pour ma patrie.

Des auteurs français de ma date, je suis quasi le seul qui ressemble à ses ouvrages : voyageur, soldat, publiciste, ministre, c'est dans les bois que j'ai chanté les bois, sur les vaisseaux que j'ai peint l'Océan, dans les camps que j'ai parlé des armes, dans l'exil que j'ai appris l'exil dans les cours, dans les affaires, dans les assemblées que j'ai étudié les princes, la politique et les lois.

Les orateurs de la Grèce et de Rome furent mêlés à la chose publique et en partagèrent le sort ; dans l'Italie et l'Espagne de la fin du moyen âge et de la Renaissance les premiers génies des lettres et des arts participèrent au mouvement social. Quelles orageuses et belles vies que celles de Dante, de Tasse, de Camoëns, d'Ercilla, de Cervantes ! En France, anciennement, nos cantiques et nos récits nous parvenaient de nos pèlerinages et de nos combats ; mais, à compter du règne de Louis XIV, nos écrivains ont trop souvent été des hommes isolés dont les talents pouvaient être l'expression de l'esprit, non des faits de leur époque.

Moi, bonheur ou fortune, après avoir campé sous la hutte de l'Iroquois et sous la tente de l'Arabe, après avoir revêtu la casaque du sauvage et le cafetan du Mamelouck, je me suis assis à la table des rois pour retomber dans l'indigence. Je me suis mêlé de paix et de guerre ; j'ai signé des traités et des protocoles ; j'ai assisté à des sièges, des congrès et des conclaves ; à la réédification et à la démolition des trônes ; j'ai fait de l'histoire, et je la pouvais écrire : et ma vie solitaire et silencieuse marchait au travers du tumulte et du bruit avec les filles de mon imagination, Atala, Amélie, Blanca, Velléda, sans parler de ce que je pourrais appeler les réalités de mes jours, si elles n'avaient elles-mêmes la séduction des chimères. J'ai peur d'avoir eu une âme de l'espèce de celle qu'un philosophe ancien appelait une maladie sacrée.

Je me suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves ; j'ai plongé dans leurs eaux troublées, m'éloignant à regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue.


3 L43 Chapitre 9

Résumé des changements arrivés sur le globe pendant ma vie.

La géographie entière a changé depuis que, selon l'expression de nos vieilles coutumes, j'ai pu regarder le ciel de mon lit . Si je compare deux globes terrestres, l'un du commencement, l'autre de la fin de ma vie, je ne les reconnais plus. Une cinquième partie de la terre, l'Australie, a été découverte et s'est peuplée : un sixième continent vient d'être aperçu par des voiles françaises dans les glaces du pôle antarctique, et les Parry, les Ross, les Franklin ont tourné, à notre pôle, les côtes qui dessinent la limite de l'Amérique au septentrion ; l'Afrique a ouvert ses mystérieuses solitudes ; enfin il n'y a pas un coin de notre demeure qui soit actuellement ignoré. On attaque toutes les langues de terres qui séparent le monde ; on verra sans doute bientôt des vaisseaux traverser l'isthme de Panama et peut-être l'isthme de Suez.

L'histoire a fait parallèlement au fond du temps des découvertes ; les langues sacrées ont laissé lire leur vocabulaire perdu ; jusque sur les granits de Mezraïm, Champollion a déchiffré ces hiéroglyphes qui semblaient être un sceau mis sur les lèvres du désert, et qui répondait de leur éternelle discrétion [M. Ch. Lenormant, savant compagnon de voyage de Champollion, a préservé la grammaire des obélisques que M. Ampère est allé étudier aujourd'hui sur les ruines de Thèbes et de Memphis. (N.d.A.)] . Que si les révolutions nouvelles ont rayé de la carte la Pologne, la Hollande, Gênes et Venise, d'autres républiques occupent une partie des rivages du grand Océan et de l'Atlantique. Dans ces pays, la civilisation perfectionnée pourrait prêter des secours à une nature énergique : les bateaux à vapeur remonteraient ces fleuves destinés à devenir des communications faciles, après avoir été d'invincibles obstacles ; les bords de ces fleuves se couvriraient de villes et de villages, comme nous avons vu de nouveaux Etats américains sortir des déserts du Kentucky. Dans ces forêts réputées impénétrables fuiraient ces chariots sans chevaux, transportant des poids énormes et des milliers de voyageurs. Sur ces rivières, sur ces chemins, descendraient, avec les arbres pour la construction des vaisseaux, les richesses des mines qui serviraient à les payer ; et l'isthme de Panama romprait sa barrière pour donner passage à ces vaisseaux dans l'une et l'autre mer.

La marine qui emprunte du feu le mouvement ne se borne pas à la navigation des fleuves, elle franchit l'Océan ; les distances s'abrègent ; plus de courants, de moussons, de vents contraires, de blocus, de ports fermés. Il y a loin de ces romans industriels au hameau de Plancouët : en ce temps-là, les dames jouaient aux jeux d'autrefois à leur foyer ; les paysannes filaient le chanvre de leurs vêtements ; la maigre bougie de résine éclairait les veillées de village ; la chimie n'avait point opéré ses prodiges ; les machines n'avaient pas mis en mouvement toutes les eaux et tous les fers pour tisser les laines ou broder les soies ; le gaz resté aux météores ne fournissait point encore l'illumination de nos théâtres et de nos rues.

Ces transformations ne se sont pas bornées à nos séjours : par l'instinct de son immortalité, l'homme a envoyé son intelligence en haut ; à chaque pas qu'il a fait dans le firmament, il a reconnu des miracles de la puissance inénarrable. Cette étoile, qui paraissait simple à nos pères, est double et triple à nos yeux ; les soleils interposés devant les soleils se font ombre et manquent d'espace pour leur multitude. Au centre de l'infini, Dieu voit défiler autour de lui ces magnifiques théories, preuves ajoutées aux preuves de l'Etre suprême.

Représentons-nous, selon la science agrandie, notre chétive planète nageant dans un océan à vagues de soleils, dans cette voie lactée, matière brute de lumière, métal en fusion de mondes que façonnera la main du Créateur. La distance de telles étoiles est si prodigieuse que leur éclat ne pourra parvenir à l'oeil qui les regarde que quand ces étoiles seront éteintes, le foyer avant le rayon. Que l'homme est petit sur l'atome où il se meut ! Mais qu'il est grand comme intelligence ! Il sait quand le visage des astres se doit charger d'ombre, à quelle heure reviennent les comètes après des milliers d'années, lui qui ne vit qu'un instant ! Insecte microscopique inaperçu dans un pli de la robe du ciel, les globes ne lui peuvent cacher un seul de leurs pas dans la profondeur des espaces. Ces astres, nouveaux pour nous, quelles destinées éclaireront-ils ? La révélation de ces astres est-elle liée à quelque nouvelle phase de l'humanité ? Vous le saurez, races à naître ; je l'ignore et je me retire.

Grâce à l'exorbitance de mes années, mon monument est achevé. Ce m'est un grand soulagement ; je sentais quelqu'un qui me poussait : le patron de la barque sur laquelle ma place est retenue m'avertissait qu'il ne me restait qu'un moment pour monter à bord. Si j'avais été le maître de Rome, je dirais, comme Sylla que je finis mes Mémoires la veille même de ma mort ; mais je ne conclurais pas mon récit par ces mots comme il conclut le sien : " J'ai vu en songe un de mes enfants qui me montrait Métella, sa mère, et m'exhortait à venir jouir du repos dans le sein de la félicité éternelle. " Si j'eusse été Sylla, la gloire ne m'aurait jamais pu donner le repos et la félicité.

Des orages nouveaux se formeront ; on croit pressentir des calamités qui l'emporteront sur les afflictions dont nous avons été accablés ; déjà, pour retourner au champ de bataille, on songe à rebander ses vieilles blessures. Cependant, je ne pense pas que des malheurs prochains éclatent : peuples et rois sont également recrus ; des catastrophes imprévues ne fondront pas sur la France : ce qui me suivra ne sera que l'effet de la transformation générale. On touchera sans doute à des stations pénibles ; le monde ne saurait changer de face sans qu'il y ait douleur. Mais, encore un coup, ce ne seront point des révolutions à part, ce sera la grande révolution allant à son terme. Les scènes de demain ne me regardent plus ; elles appellent d'autres peintres : à vous, messieurs.

En traçant ces derniers mots, ce 16 novembre 1841, ma fenêtre, qui donne à l'ouest sur les jardins des Missions étrangères, est ouverte : il est six heures du matin j'aperçois la lune pâle et élargie, elle s'abaisse sur la flèche des Invalides à peine révélée par le premier rayon doré de l'Orient : on dirait que l'ancien monde finit, et que le nouveau commence. Je vois les reflets d'une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu'à m'asseoir au bord de ma fosse ; après quoi je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l'éternité.


Supplément aux Mémoires


Généalogie de ma famille

En écrivant les différentes parties de ces Mémoires , je n'ai point dit le travail intérieur qu'ils m'ont coûté. Il était naturel qu'en m'occupant des hommes et des lieux, je voulusse connaître ce qu'étaient ces lieux et ces hommes. La passion de l'histoire m'a dominé toute ma vie. J'ai souvent entretenu des correspondances sur des faits qui n'intéressent personne : je me plais, par exemple, à savoir comment s'appelle un champ que j'ai vu sur le bord d'un chemin, qui possédait jadis ce champ, comment il est parvenu au propriétaire actuel ; je m'attache de même à découvrir ce que sont devenus des cadets disparus vers telle ou telle époque. C'est ainsi qu'ayant à parler de ma famille, je me suis livré à mes investigations favorites, sans autre intérêt que mon plaisir d'annaliste indifférent d'ailleurs à tous les autres intérêts qu'on peut attacher à un nom : j'ai pensé mourir d'aise quand j'ai découvert que j'avais des alliances avec un vieux prêtre de paroisse nommé Courte-Blanchardiète de la Boucatelière-Foiret, qui demeurait dans un clocher.

J'avais donc réuni sur ma famille ce que j'en avais pu apprendre mais mon texte bourré de ma science devenait long : l'ennui que j'aime à trouver au fond de l'histoire n'est pas du goût de chacun ; c'est pourtant de la succession des terrains arides et féconds que se compose un pays.

Arrêté par mille difficultés, je me résolus à ne mentionner dans mes Mémoires que ce qu'il fallait pour faite connaître les idées de mon père et l'influence qu'elles eurent sur ma première éducation. Une chose me décidait encore à la suppression de ces errements de famille : je possédais le mémorial des titres envoyés à Malte en 1789 pour mon agrégation à l'ordre ; mais je n'avais pas le travail des Chérin sur ces titres ; bien que ma présentation à Louis XVI fît preuve de ce travail, encore me manquait-il, et par conséquent la base de l'édifice. Les deux Chérin, Bernard et son fils Louis-Nicolas, étaient morts ; le dernier, ayant embrassé la révolution, était devenu chef d'état-major de l'armée du Danube. On connaît la sévérité du père et du fils : le premier se plaignait des généalogistes chambrelants (ouvriers qui travaillent en chambre), gens sans études, qui, pour de l'argent, bercent les particuliers d'idées chimériques de noblesse et de grandeurs .

Les archives des Chérin avaient été dispersées quand le passé ne compta plus, mais peu à peu les cartons cachés ou dérobés furent rapportés à notre vaste dépôt littéraire : ils y continuent aujourd'hui une série précieuse de manuscrits.

Le carton dans lequel il est question de ma famille est du nombre de ceux qui n'ont pas été perdus. M. Charles Lenormant, conservateur à la Bibliothèque du roi, sachant que je faisais des recherches, et pensant qu'une communication pouvait m'être utile, a bien voulu me faire part du dossier Chateaubriand. La pièce généalogique dont il m'a été permis de prendre copie est évidemment une minute composée d'abord par le premier Chérin, lorsqu'il fut chargé en 1782 d'examiner les titres de ma soeur Lucile pour son admission au chapitre de l'Argentière ; puis cette minute a été continuée par le second Chérin pour mon frère ; et enfin pour la rédaction du Mémorial des actes authentiques , quand je fus admis dans l'ordre de Malte.

Muni de ces documents, je ne puis plus reculer, car ils ne m'appartiennent pas ; c'est la propriété de mes neveux, aînés de ma famille ; je n'ai pas le droit, pour abonder dans mon opinion particulière, de les priver de ce qu'ils considèrent comme des épaves, produit de leur naufrage.

En plaçant ces arides reliques dans des casiers, je satisfais à ma piété envers mon père, soit que ses convictions aient été risibles ou raisonnables, chimériques ou fondées. J'ai fait les deux parts : les préjugés dans la note, mon indépendance dans le texte. Une fois mon parti pris, j'ai cru qu'il était juste de joindre au travail des généalogistes des ordres du roi les autres documents que je possédais : ces documents ont repris leur valeur, mes propres recherches viennent de nécessité grossir ma collection.

Le nom que je porte ayant traversé beaucoup de siècles, beaucoup d'aventures se trouvent attachées à ce nom : je les mentionne toutes, afin de dissimuler autant qu'il m'a été possible l'ennui du sujet. Je combats aussi les historiens quand le point en litige en vaut la peine ; je montre comment ils se sont trompés, ou par imagination, ou par toute autre cause.

J'ai reporté les notes A et B tout à la fin et hors de mes Mémoires . Mais si ce m'était un devoir de produite la généalogie de ma famille, personne n'est obligé de la lire : ce hors-d'oeuvre peut être passé sans le moindre inconvénient.

Le Mémorial envoyé à Malte en 1789 est d'une grande étendue ; il me fut adressé en 1821 par la lettre ci-jointe :

" Thouars, Deux-Sèvres, 11 juin 1821.

" Monseigneur,

" J'ai l'honneur d'adresser à Votre Excellence les papiers que je vous ai annoncés par ma première lettre ; ils consistent dans une copie du Mémorial des titres, pièces et actes dont s'est servi noble François-René de Chateaubriand pour être reçu de majorité au rang de chevalier de l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, en la vénérable langue de France, prieuré d'Aquitaine. Je ne m'arrêterai point sur le mérite historique de ce procès-verbal de preuves de noblesse qui remontent, en ligne directe, du côté paternel, jusqu'au vingt-troisième aïeul, Brient Ier , seigneur baron du château de son nom, qui se distingua à la bataille de Hastings, en 1067. L'antique origine et l'illustration des Chateaubriand y sont démontrées par les preuves les plus authentiques. Cette maison n'a rien également à désirer du côté des alliances, étant unie à celles de Lusignan, Thouars, Bretagne, Aragon, Rohan, Montmorency, Laval etc., etc.

" Cette copie de Mémorial avait été faite sur un original qui fut dans le temps envoyé à Malte par ledit noble François-René de Chateaubriand , et en était revenu, ce qui est prouvé par les enveloppes du paquet ci-jointes et par la relation honorable (également ci-jointe) écrite de ma main parce que j'étais alors secrétaire de l'assemblée provinciale du grand prieuré d'Aquitaine, tenue à Poitiers les 15 juin et 9 novembre 1789. Mon père, à la même époque, était vice-chancelier dudit prieuré. La minute du registre existe encore. En 1794, les scellés furent apposés sur les archives de l'ordre de Malte, à Poitiers ; cette copie et cette relation s'y trouvaient comprises ; la majeure partie des papiers furent condamnés au feu. Dans ces temps où les familles sacrifiaient elles-mêmes leurs titres originaux pour conserver leur existence, je conçus le projet d'arracher aux flammes quelques débris de ces preuves de noblesse, propres à remplacer un jour les originaux qui n'étaient plus. Mon père et mon frère, collaborateurs aussi courageux que dévoués, sont morts pendant la révolution, etc.

" Je suis, avec un profond respect,

" De Votre Excellence (j'étais ministre)

" Le très humble et très obéissant serviteur,

" Pontois,

" Principal du Collège. "

[ Nous reprenons les découpages effectués par Maurice Levaillant et Georges Moulinier dans l'édition des Mémoires d'Outre-Tombe de La Pléiade de 1946.

Après le texte ci-dessus, Chateaubriand donne trois parties : d'abord la Copie du Mémorial des titres envoyés à Malte par Noble François-René de Chateaubriand, 1789. Celle-ci est suivie de l'énumération des pièces qui permettent de remonter la ligne directe de Chateaubriand du côté paternel jusqu'à Brient, XXIIIe Aïeul paternel :]

Brient Ier, seigneur baron du château de son nom, passa en Angleterre et se trouva à la bataille de Hastings le 14 novembre 1067, où il signala sa valeur et rendit de grands services à Guillaume le Conquérant. Brient était fils d'Eudon, comte de Penthièvre, et d'Onguen de Cornouailles.

Du côté maternel, la ligne directe de Bedée, partant de Demoiselle Apolline-Jeanne Suzanne de Bedée, mère, est suivie jusqu'à Messire Robert Bedée, VIIIe aïeul maternel existant au début du XVIe siècle.

[ La deuxième partie donne les documents de la Bibliothèque royale, provenant du cabinet des Chérin : ]

Preuves de noblesse faites au Cabinet des Ordres du Roi, au mois de septembre 1786, par Jean-Baptiste-Auguste de Chateaubriand, frère aîné de François-René.

L'original de ce Mémoire, écrit tout entier de la main de Berthier, successeur de Chérin, fait partie du Cabinet des titres à la Bibliothèque du Roi.

De Chateaubriand, en Bretagne

Seigneurs de Chateaubriand, Les Roches-Baritaut, Le Lion d'Angers, Chalain, Chavannes, La Bouardière, Beaufort, Le Plessis-Bertrand, Champinel, Glesquen, Montafilant, La Guérande, Bellestre, Gaure-de-Candé, Peneroy, Saint Léger, Camfleur, Tannay, La Grisonnière, Vauregnier, La Ville-André, La Villeneuve, Combourg, Aubigné, Le Boulet, Malestroit à Dol, barons de Chateaubriand, (appelés) comtes de Casan et de Grassay, vicomtes de Remalart, barons de Soigny, et autres lieux.

Armes

Semé de plumes de paon au naturel jusque vers 1260, et depuis de gueules semé de fleurs de lis d'or. Devise : " Notre sang a teint la bannière de France ".

Les monuments de l'histoire de Bretagne placent cette maison au rang des plus illustres de cette province ; elle doit ce rang distingué à son ancienneté qui remonte à l'époque où les surnoms sont devenus héréditaires dans les familles, aux alliances illustres qu'elle a contractées, à ses emplois dans les cours de ses souverains, à ses services militaires dans leurs armées et dans celles de nos rois. (...)

[ La Troisième partie est constituée du travail de Chateaubriand : ]

Après ces deux documents, le Mémorial des titres et le travail des Chérin, il me reste à faire connaître mon propre travail.

Révision et résumé

On a vu dans mon texte qu'on fait venir les Chateaubriand de Tihern, petit-fils d'Alain III, comte ou chef de Bretagne : Dupaz le soutient ; les Bénédictins, dans l' Art de vérifier les dates , suivent Dupaz ; Lebeau admet cette opinion dans son Histoire du Bas Empire , livre 81. Les prénoms des premiers Chateaubriand sont presque toujours Godefroy ou Geoffroy ou Jeffroy, Tihern et Gosch, God-frid ou Theud-rik, Ghisel-hulf : paix de Dieu, puissant parmi le peuple, aide des chefs. " Un gentilhomme mien voisin, dit Montaigne, n'oubliait pas de mettre en compte la fierté et magnificence des noms de la noblesse de ce temps-là, dom Grumedan, Quedragan, Agesilan, et qu'à les ouïr seulement sonner, il se sentait qu'ils avaient été bien autres gens que Pierre, Guillot et Michel. "

Le nom de Château fut ajouté au nom de Brien, selon l'usage de désigner la propriété par le nom du propriétaire. Il ne manque pas d'auteurs qui donnent une origine commune aux O'Brien d'Irlande et aux Brien de Bretagne.

Quoi qu'il en soit, ces derniers Brien, vers le commencement du onzième siècle, communiquèrent leur nom à une forteresse considérable en Bretagne, et cette forteresse devint le chef-lieu de la baronnie de Chateaubriand.

La baronnie de Chateaubriand était la troisième des neuf pairies primitives bretonnes qui donnaient le droit de présider les Etats.

Ces prénoms Tihern, Gosch, etc., sembleraient désigner une origine germanique. Les Francs descendirent dans l'Armorique jusqu'au Morbihan, tandis que les Normands, sur l'autre côté, remontèrent jusqu'à Saint-Brieuc. Dans les gestes de Louis le Débonnaire, on voit qu'il combattait un chef nommé Morman ou Mormoran ; on trouve encore, entre Fougères, Dol et Rennes, des gentilshommes du nom de Monmuran, et un château du même nom.

Première branche

Les barons de Chateaubriand

J'ai dit dans le texte que la famille des Chateaubriand se partagea en trois branches : on trouvait dans la première (celle des barons de Chateaubriand) ce Geoffroy V qui passa avec saint Louis en terre sainte, et dont les armes de pommes de pin d'or furent changées en fleurs de lis sans nombre, comme je l'ai rapporté. Geoffroy V, délivré de sa captivité, vint un soir frapper à la porte de son château : sa femme Sibylle mourut de surprise et de joie en l'embrassant. En mémoire de son esclavage, Geoffroy fonda une maison de religieux de la Trinité pour secourir les captifs chez les Sarrasins. Belle et première aventure dans la branche aînée.

La lignée des barons de Chateaubriand dura trois cent cinquante ans et finit dans la personne de Geoffroy IX, tué au siège de la Roche-Derrien le 20 de juin 1347 ; il combattait pour Charles de Blois contre Jean de Montfort. Ce Geoffroy IX avait épousé Isabeau d'Avaugour, dont il n'eut point d'enfants. Son héritage fut dévolu à Charles de Dinan, héritier de Thomase de Chateaubriand, fille de Geoffroy VII, mariée en 1315 avec Roland de Dinan. Cette Thomase eut pour arrière-petit-fils le fameux Jehan de Tinténiac, qui remporta le prix de la valeur au combat des Trente. Tous les biens des barons de Chateaubriand, et entre autres la baronnie de ce nom, passèrent de la maison de Dinan dans celle de Laval, de celle-ci dans la branche aînée des Montmorency par le connétable, et de cette dernière dans la maison de Condé.

L'aventure de la comtesse de Chateaubriand appartient aux Montmorency-Laval, devenus barons et comtes de Chateaubriand par alliance. J'ai vu dans ma jeunesse, entre les mains de mon père et de mon frère, force mémoires que leur envoyaient des archivistes et des hommes de loi pour venger la mémoire et l'honneur du comte de Chateaubriand. Ils poussaient leur zèle jusqu'à nier les liaisons de la comtesse de Chateaubriand avec François Ier. Ils ne remarquaient pas que si cette histoire touchait au nom de la famille Chateaubriand, elle ne touchait pas à son sang : Françoise, la coupable et peut-être la victime, était la dame de Foix, et le comte de Chateaubriand était Jean de Laval. Au surplus, les peuples pardonnent aisément des faiblesses qu'ils partagent ; l'amour des femmes, quand il ne descend pas trop bas, n'a jamais nui dans les Gaules : Charlemagne a été absous ; les galanteries de Philippe-Auguste, de Charles VII, de François Ier, de Henri IV, de Louis XIV, de tous les chevaliers, depuis Dunois jusqu'à Bayard, ont bravé auprès de la nation les moralités des historiens. Je ne sache pas un Français qui ne reconnût volontiers Aspasie pour sa grand-mère, eût-il à choisir entre elle et Jacqueline de la Prudoterie, sortie d'une maison où le ventre anoblissait, laquelle Jacqueline ne voulut jamais être la maîtresse d'un duc et pair. Je m'arrêterai à cette aventure de la comtesse de Chateaubriand : il y a un point de critique curieux à éclaircir.

Aventure de la comtesse de Chateaubriand.

Matthieu II, baron de Montmorency, qui vivait au treizième siècle, fut marié deux fois ; il eut un fils de chacune de ses deux femmes. Un de ses fils épousa l'héritière de Laval ; de là vinrent les Montmorency-Laval. Ce nom de Laval prévalut de telle sorte, que, dans l'histoire de Bretagne, il fit disparaître presque entièrement celui de Montmorency.

L'autre fils de Matthieu II continua la lignée des Montmorency de l'Isle de France . Ils furent plus connus que les Montmorency-Laval, parce que les chroniqueurs, en écrivant les gestes de nos rois, parlaient nécessairement des seigneurs voisins et vassaux immédiats de ces rois. Les autres familles, aussi anciennes que celles-ci, mais qui vivaient dans les provinces, étaient à peine mentionnées aux annales publiques. C'est ce qui donne la raison du peu de noms historiques que l'on remarque dans notre histoire générale [J'ai fait la même remarque dans les Etudes historiques. (N.d.A.)] .

Le beau temps des Montmorency de l'Isle de France commence à Louis le Gros et finit à peu près à Charles V. Dans cet intervalle on les voit partout à la tête des régences royales, des conseils et des armées, après quoi ils s'éclipsent. Ils n'émergent de nouveau qu'au connétable Anne de Montmorency, qu'on trouve d'abord simple page : mince début pour un homme d'un aussi grand nom. Le connétable, d'une avarice sordide, comme presque tous les Montmorency, recomposa la fortune de ses pères, ou plutôt se fit une fortune immense par la guerre civile et étrangère, les faveurs de la cour, les confiscations et les extorsions. Montmorency-Laval, comte de Chateaubriand, fut lui-même victime de la rapacité du connétable.

Les Montmorency-Laval établis en Bretagne, en épousant diverses héritières bretonnes, avaient pris place entre les premiers seigneurs de cette province. Devenus barons de Vitré et de Chateaubriand, ils s'étaient maintenus en richesses et en honneurs. Jean de Laval-Montmorency, seigneur de Chateaubriand (terre qu'il tenait de son trisaïeul, marié à l'héritière de Dinan-Chateaubriand), Jean de Laval avait à femme Françoise, fille de Phébus de Foix, de la maison qui transmit la couronne de Navarre à la maison d'Albret. Françoise de Foix, comtesse de Chateaubriand était soeur de Lautrec et du maréchal de Foix, braves comme les Grailly, sans avoir les talents du captal de Buch. Selon Varillas et les romanciers qui l'ont suivi (l'auteur des Galanteries des rois de France , Lesconvel, la Dixmerie, madame de Murat, etc.), la dame de Chateaubriand vivait ensevelie dans le vieux château de Chateaubriand, au fond de la Bretagne. Elle ne fut pas si bien cachée que le bruit de sa beauté ne parvînt jusqu'à François Ier. Ce prince qui, détournant le mot de Périclès, disait qu'une cour sans femmes est un printemps sans roses, voulut orner sa cour de la rose prisonnière. Le comte de Chateaubriand était jaloux. De deux bagues parfaitement semblables, il en laissa une à sa femme, lui défendant de quitter sa retraite, quelque instance qu'il lui en fît par écrit, à moins que cet écrit ne fût accompagné de la bague qu'il gardait. (Ceci, soit dit en passant, ressemble beaucoup à l'histoire de Childéric Ier .) La bague du comte lui fut dérobée, mise à son insu dans une lettre d'invitation qu'il envoyait à la châtelaine, et la comtesse de Chateaubriand arriva à Fontainebleau. Elle fut aimée de François Ier, céda à sa passion après une assez longue résistance, et fut ensuite abandonnée par l'inconstant monarque, qui se prit d'un nouvel amour pour mademoiselle d'Heily, duchesse d'Etampes.

" J'ai ouï conter, dit Brantôme, et le tiens de bon lieu, que lorsque le roy François Ier eut laissé madame de Chateaubrient sa maîtresse fort favorite, pour prendre madame d'Estampes... ainsi qu'un clou chasse l'autre, madame d'Estampes pria le roy de retirer de ladite dame de Chateaubrient tous les plus beaux joyaux qu'il lui avoit donnés, non pour le prix et la valeur, car pour lors les pierres n'avoient la vogue qu'elles ont depuis mais pour l'amour des belles devises qui étoient mises, engravées et empreintes, lesquelles la royne de Navarre, sa soeur, avoit faites et composées, car elle étoit très bonne maîtresse. "

Brantôme ajoute que madame de Chateaubriand fit fondre les joyaux, les remit au gentilhomme envoyé de la part de son royal amant en lui disant : " Portez cela au roy, et dites-lui que puisqu'il lui a plu me révoquer ce qu'il m'avoit donné si libéralement, je le lui rends et le lui renvoye en lingots d'or. Quant aux devises, je les ai si bien empreintes et colloquées en ma pensée, et les y tiens si chères, que je n'ai pu souffrir que personne en disposât, en jouît et en eût du plaisir que moi-même. "

La conclusion de tout cela, d'après Varillas, fut que le mari offensé enferma sa femme pendant six mois à Chateaubriand, dans une chambre tendue de noir, et lui fit ensuite ouvrir les veines. La chose advint pendant la captivité du roi à Madrid, en 1526. C'est dommage que la chronologie ne s'accorde point avec cette histoire. Il est certain que madame de Chateaubriand reparut à la cour après la bataille de Pavie, et qu'elle ne mourut que le 16 octobre, en 1537. Le comte de Chateaubriand lui éleva un tombeau décoré d'une statue, et Marot composa l'épitaphe suivante qu'on lisait sur le monument de Françoise, dans l'église des Mathurins, à Chateaubriand :

Epitaphe

Prou de moins Peu de telles Point de plus

Sous ce tombeau gît Françoise de Foix,

De qui tout bien ung chacun souloit dire,

Et le disant onc une seule voix

Ne s'avança d'y vouloir contre dire.

De grand beauté, de grâce qui attire,

De bon sçavoir, d'intelligence prompte,

De biens, d'honneurs, et mieux que ne raconte

Dieu éternel richement l'étoffa.

O viateur pour t'abréger le conte,

Ci gît ung rien là où tout triompha.

décéda le 16 d'octobre 1537.

Il est certain pourtant que le comte de Chateaubriand fut soupçonné d'avoir attenté aux jours de sa femme. Brantôme prétend que M. de Chateaubrient donna sa belle terre de Chateaubrient au connétable de Montmorency pour avoir l'ordre ; sur quoi Le Laboureur fait observer que ce fut pour avoir le gouvernement de Bretagne et aussi pour le tirer de la poursuite que l'on faisait contre lui pour la mort de sa femme, dont il était accusé .

Les Mémoires de Vieilleville disent que le connétable, pour se faire donner la baronnie de Chateaubriand, menaça le comte de le faire poursuivre comme dilapidateur des deniers des Etats de Bretagne. Un factum du connétable de Montmorency contre les héritiers de Jean de Laval, qui lui contestaient la donation de la terre de Chateaubriand, commençait par ces mots : " Les malheurs qui ont accompagné la vie de M. de Chateaubriand sont si connus de toute la France, qu'il est inutile de les rappeler. " Voilà comme la seigneurie de Chateaubriand tomba dans les mains avides du connétable. Marguerite de Montmorency la porta dans la maison de Condé.

Toute la Bretagne se crut offensée par le récit de Varillas ; plusieurs écrivains joutèrent contre lui, entre autre Hevin, avocat au parlement de Rennes.

Mais où l'historien a-t-il puisé le fond de son anecdote ? Je crois l'avoir découvert. Varillas ne ment pas faute d'instruction, mais il a l'inconcevable manie de brouiller les temps, les noms et les faits.

La fin tragique de Gilles de Bretagne, frère du duc François Ier, semble avoir fourni à Varillas une idée vague de son mensonge. Gilles avait épousé Françoise de Dinan, dame de Chateaubriand et héritière de la branche aînée de ma famille. Le favori du duc de Bretagne, Arthur de Montauban, était devenu éperdument amoureux de Françoise ; pour s'emparer de la femme, il résolut de se défaire du mari. Il accusa le prince Gilles auprès du roi de France d'avoir des intelligences avec les Anglais. Gilles fut enfermé, par ordre de son frère le duc François Ier, dans un souterrain du château de la Hardouinaye, et condamné à mourir de faim. Une paysanne le nourrit secrètement pendant trois semaines dans son cachot, elle lui portait du pain et de l'eau par une petite fenêtre grillée de fer qui répondait de sa basse-fosse sur la douve. Les persécuteurs du jeune prince, voyant qu'il vivait toujours, l'étranglèrent le 24 avril 1450.

Le duc François revenait du Mont Saint-Michel , un religieux l'accoste sur la grève et demande à lui parler. " Le duc, se baissant sur l'arçon de la selle pour l'écouter, lui dit : Parlez, mon père. - Monseigneur, dit le cordelier, j'ai ouï en confession monseigneur Gilles de Bretagne, votre frère, quelques jours avant sa mort, lequel m'a chargé de vous aller trouver quelque part que vous fussiez, et vous signifier de sa part que comme appelant de vous le défaut de droit, et de la cruelle mort dont vous l'avez souffert mourir, faute de justice, j'eusse à vous citer à comparoir, en propre personne, d'aujourd'hui en quarante jours, pour tout terme, devant le tribunal de Dieu, le juste juge, pour réparer en sa justice les torts et griefs dessus dits. Partant, je vous fais cette signification de la part du défunt dont j'ai accepté la commission comme ministre de Dieu. "

Gilles fut enterré à l'abbaye de Boquen ; son cercueil fut porté dans une charrette attelée de deux boeufs. Selon la tradition du lieu la charrette entra dans l'église, fit le tour de la fosse, et onques depuis nulle charrette n'a pu passer par le chemin de la Hardouinaye à Boquen. Cette abbaye dans une forêt n'est plus qu'une assez belle ruine.

La veuve du prince Gilles, Françoise de Dinan, comtesse de Chateaubriand, se remaria en secondes noces au comte de Laval.

Quand on tient de l'imagination de Varillas et qu'on remarque les transformations qui s'opèrent dans le cerveau de cet écrivain on est disposé à croire que les aventures du prince Gilles (frère de François Ier, duc de Bretagne ), d'Arthur de Montauban, de Françoise de Dinan, comtesse de Chateaubriand, épouse en secondes noces du comte de Laval, sont devenues, sous la plume de l'historien-romancier, les aventures de François Ier, roi de France , de Montmorency-Laval et de Françoise de Foix, comtesse de Chateaubriand. Ajoutez à ceci que, peu de temps après les malheurs du prince Gilles, François II, duc de Bretagne, prince fort débauché, épousa Marguerite de Foix : c'en était encore assez pour que Varillas, au moyen d'une nouvelle confusion, fit de François II, duc de Bretagne, François Ier, roi de France, et de Marguerite de Foix, Françoise de Foix.

Seconde branche

Les Chateaubriand du Lion-d'Angers

La seconde branche des Chateaubriand fleurit pendant quatre cent vingt ans ; on la voit poindre à Jean, seigneur des Roches-Baritaut et de La Lande, deuxième fils de Geoffroy VI, baron de Chateaubriand. Vers l'an 1260, Jean de Chateaubriand épousa Isabelle-Prévote de Thouars, dame de Chavannes. Il eut en partage de la succession de son père la seigneurie du Lion-d'Angers : il forma le premier degré de la lignée angevine et poitevine des Chateaubriand. Cette lignée eut pour service militaire le comté de Casan au royaume de Naples ; elle fonda une principauté en Illyrie ; elle s'allia deux fois avec la maison de Maillé, trois fois avec celle de Sainte-Maure-Montausier, ce qui a fait dire à Fléchier, dans l'oraison funèbre du duc de Montausier : " La mort lui enleva, dès les premières années de son enfance, un père dont la perte aurait été irréparable, s'il ne fût tombé sous la conduite d'une mère de l'ancienne maison de Chateaubriand, qui, renonçant d'abord à toutes sortes de vanités et de plaisirs pour vaquer dans une triste et laborieuse viduité aux affaires de sa famille, et contenant sous les lois d'une austère vertu et d'une exacte modestie une grande beauté et une florissante jeunesse, sacrifia toutes les douceurs et tout le repos de sa vie à la fortune et à l'éducation de ses enfants. "

Puis viennent Théaude de Chateaubriand ; Georges, son fils capitaine et maître de la vénerie du roi, charge devenue celle de grand veneur ; Philippe, petit-fils de Théaude, chevalier de l'ordre du Roi avant la création de l'ordre du Saint-Esprit ; Gabriel-Philippe, fils aîné de Philippe, tué à la bataille de Lérida le 7 octobre 1642. Gabriel (le jeune), troisième fils de Philippe, mort lieutenant général du gouvernement du bas Poitou, le 8 février 1658.

Ce Chateaubriand était-il celui dont on trouve le nom dans les Mémoires du cardinal de Retz ? " Aimery, avec la noblesse du Vexin, me rejoignit : Chateaubriant, Chateau-Renaut, le vicomte de Lameth, Argenteuil, le chevalier d'Humières, se logèrent dans le cloître. " (Livre 3.)

" Chateaubriand, qui était demeuré dans les rues pour observer la marche de M. le Prince, m'étant venu dire, en présence de beaucoup de gens, que M. le Prince serait dans un demi-quart d'heure au palais, qu'il avait pour le moins autant de monde que nous, mais que nous avions pris nos postes, ce qui nous était d'un grand avantage, je lui répondis : Il n'y a certainement que la salle du palais où nous les sussions mieux prendre que M. le Prince. " (Livre 4.)

Raymond de Chateaubriand, fils de Gabriel le Jeune, mourut sans postérité après l'an 1671, et Susanne de Chateaubriand, sa soeur, décéda sans alliance. En lui finit la branche des Roches-Baritaut ou du Lion-d'Angers.

Sur la branche des Chateaubriand des Roches-Baritaut , ou du Lion-d'Angers , je reçus de Poitiers une lettre datée du 16 août 1819, qui m'était adressée par M. de La Fontenelle, conseiller à la cour royale. Elle contenait ce passage : " Je profite de la circonstance, monsieur le vicomte, pour vous adresser copie d'une pièce que vous serez, je pense, bien aise d'avoir : je veux parler de l'épitaphe d'un de vos parents qui ornait avant la révolution l'église de Saint-Germain de Prinçay dans la Vendée. Vous n'ignorez sans doute pas qu'une branche de votre maison a habité plusieurs siècles ce bon pays et possédé le comté des Roches-Baritaut qui appartenait en dernier lieu au comte Claude de Beauharnais. Cette terre a été vendue, il y a peu de temps et à très bas prix (moins que le denier 20). Le château, mis à la moderne et très habitable, est encore à la disposition du premier acquéreur qui se présentera. Qu'il serait agréable pour les Vendéens, dont vous êtes le défenseur si zélé, de vous voir devenir leur compatriote ! Si ce voeu pouvait vous toucher, vous n'auriez qu'à m'écrire et j'entrerais avec vous dans de plus longs détails.

" J'ai l'honneur d'être, etc.

" Signé : De La Fontenelle. "

Epitaphe de Philippe de Chateaubriand

Comte des Roches-Baritaut

Placée dans le choeur de l'église de Saint-Germain-de-Princay ( Vendée )

Arrête, passant,

Et révère ici ce que l'Espagne a redouté ;

C'est le coeur de messire Philippe de Chateaubriand,

Comte des Roches-Baritaut, maître de camp

D'un régiment de cavalerie française et maréchal de camp

Es armées de Sa Majesté.

La grandeur de sa naissance répondit par tout

A celle de sa vie.

La nature lui donna des vertus, et le temps

Des occasions de les faire paraître.

Il apprit de son père les principes de la guerre,

Tant par les exemples que par les leçons.

Pour donner à Dieu les prémices de sa valeur

Il défit à quatorze ans les ennemis de la Foi,

En Poitou, les sujets rebelles, en Ré, les voisins orgueilleux

Où il releva son père,

Et son cheval ayant été tué

Lui donna le sien ;

Il le suivit dans cette île et au siège de La Rochelle

Comme Pyrrhus Achille à celui de Troies.

Il fut aussi prompt à secourir nos alliés qu'à dompter

Nos ennemis

Et fit deux campagnes en Piémont

Et au secours de Casal ;

Il eut part en toutes les occasions d'Allemagne et de Flandre ;

Il combattit à Corbie Jean de Werthel, Piccolomini,

Et fut leur prisonnier

Après avoir percé vingt escadrons,

Non vaincu, mais las de vaincre ;

La gloire fut le seul prix de sa rançon.

Il s'est trouvé en trente combats ou sièges de places

Et en deux batailles ;

Ce nombre égale à peu près

Celui de ses années, celles d'Alexandre.

Il fut peu plus glorieux en sa mort qui prévint

Son triomphe

A la bataille de Lérida, il fit son monument

De ses trophées

Et mourut victorieux

A l'âge de trente et quatre ans,

Le septième du mois d'octobre 1642.

Passant, avoue que ce coeur que l'Espagne a redouté

Mérite d'être révéré, sous cette lame élevée à sa mémoire

Et à la douleur d'un père inconsolable

Qui lui a rendu

Les honneurs qu'il devait recevoir de lui.

Troisième branche

Les Chateaubriand de Beaufort

Enfin la troisième branche des Chateaubriand rivalisa d'éclat et de richesse avec celle de la branche aînée, les barons de Chateaubriand. Elle est antérieure d'origine à la branche angevine, car elle prend naissance à Geoffroy V, et la branche angevine à Geoffroy VI.

Brient ou Briand de Chateaubriand, second fils de Geoffroy V, baron de Chateaubriand et de Sibylle, sa première femme, siégea dans l'ordre des barons aux Etats tenus à Rennes en 1286. Il avait épousé en 1251 Jeanne, dame de Beaufort, fille unique et héritière d'Alain, sire de Beaufort et de Dinan, d'où ces Chateaubriand prirent la qualification des sire de Beaufort.

Bertrand, fils de Brient, épousa Tiphaine Du Guesclin, dame du Plessis-Bertrand, fille de Pierre Du Guesclin (et non d'Olivier), frère du connétable.

Le fils de Bertrand de Chateaubriand fut Brient V, qui reçut de Charles VII, en récompense de ses services, la charge de chambellan de la couronne.

Renée de Chateaubriand, héritière non mariée de la seigneurie de Beaufort, vendit en 1662 le chef-lieu à Pierre de Goyon, ou plutôt l'échangea pour la terre de Gordiseul.

Un cadet d'une branche collatérale des Chateaubriand de Beaufort (Christophe II, comme je l'ai dit dans le texte) avait eu en partage la terre de La Guérande et donna naissance à cette lignée des Chateaubriand de La Guérande, laquelle est venue se perdre et se confondre dans celle de mes aïeux paternels.

A propos de la troisième branche des Chateaubriand de Beaufort, un ancien et savant élève de l'école des Chartes, M. Floquet, a inséré ce récit dans son Histoire du privilége de la fierte ou de la levée de la châsse de saint Romain à Rouen.

1576. La fierte accordée à une dame noble du pays de Bretagne qui avait fait assassiner son mari.

" Ce succès incomplet ne rebuta point le chapitre ; et l'année suivante il fit un choix plus scandaleux encore dans la personne de Jacqueline (ou Jacquemine) du Boysrioult, dame noble du pays de Bretagne.

" Dès son jeune âge, Jacquemine du Boysrioult avait été promise en mariage au sieur de Kargouët de Vauvert, " jeune gentilhomme à qui elle portait grande amitié. " Mais les parents de Guy de Guite sieur de Vaucouleurs, firent tant auprès des oncles de la jeune fille que ces derniers " rompirent leur promesse et contraignirent leur nièce de fiancer et d'épouser à la même heure le sieur de Vaucouleurs. " Elle alla demeurer à Dinan avec son mari. Cette union forcée devait être fatale aux deux époux. Vaucouleurs, non content d'entretenir chez lui des filles de mauvaise vie, contraignait sa femme à les souffrir à sa table. Elle n'osait résister, tant elle craignait les violences de son mari qui souvent " l'avait chassée hors de la maison et quelquefois même l'avait enfermée prisonnière dans une chambre secrète. " De là, dans le coeur de cette femme outragée, une haine violente et une soif de vengeance qui devait amener une catastrophe. Briant de Chateaubriand, puîné de la maison de Beaufort, venait souvent chez Vaucouleurs, dont il paraissait rechercher la soeur en mariage. Mais ses assiduités s'adressaient à Jacquemine du Boysrioult dont il était épris. En proie au désir de la vengeance, Jacquemine du Boysrioult dénonça un jour à Chateaubriand les mauvais traitements que lui prodiguait son mari. Elle osa lui demander un crime affreux ; sa main, son coeur, étaient à ce prix. A peu de jours de là, le sieur de Vaucouleurs fut assassiné, comme il revenait de Broons à Dinan, et trois mois après Chateaubriand était l'époux de Jacquemine du Boysrioult. Cependant la justice avait informé sur l'assassinat du sieur de Vaucouleurs. L'horrible vérité avait fini par se faire jour. Chateaubriand et le sieur de Beaufort, son beau-frère longtemps fugitifs, étaient, après cinq ans de vaines poursuites, tombés entre les mains de la justice, et convaincus de l'assassinat de Vaucouleurs, avaient eu la tête tranchée à Rennes sur un échafaud. Dénoncée par eux dans leur testament de mort Jacquemine de Boysrioult, qui s'était réfugiée en Normandie, avait été condamnée par le Parlement de Bretagne (le 25 septembre 1574) " à estre bruslée vifve. " En 1576 elle vint à Rouen se jeter aux genoux des députés du chapitre et leur demander la fierte. Elle fut élue.

" Amenée devant le Parlement, et assise sur la sellette elle se garda bien d'abord d'une sincérité qui ne pouvait que la perdre.

" Elle dit qu'à l'âge de douze ans elle avait été mariée au sieur de Vaucouleurs qui " la traictait mal, vivoit en concubinage avec des filles, et la maltraictoit fort. " Après quinze ans d'union, le sieur de Vaucouleurs était mort, lui laissant trois enfants. Quelques mois après, et du consentement de ses parents et de ceux de son mari décédé, elle avait épousé en secondes noces le sieur Briant de Chateaubriand. Mais dans la suite, ce dernier fut accusé d'avoir fait assassiner M. de Vaucouleurs son premier mari. Le Parlement de Bretagne lui fit son procès, ainsi qu'aux sieurs de Beaufort et des Noës, ses complices ; ils furent condamnés à mort et eurent la tête tranchée. Pour elle, qui avait toujours ignoré le crime de son second mari, elle avait été soupçonnée d'abord de complicité, et même arrêtée, mais, relâchée bientôt, elle s'était retirée chez des parents du sieur de Vaucouleurs, son premier mari, qui l'avaient bien reçue, certains qu'ils étaient de son innocence. Depuis quelque temps elle était en Normandie, et sachant qu'en Bretagne on en était revenu à la soupçonner de complicité dans l'assassinat de son premier mari, et que même le parlement de Bretagne l'avait condamnée à mort par contumace " craignant la justice de Bretaigne, elle estoit venue à Rouen pour avoir le privilége et éviter la rigueur de justice. " Elle protestait de son innocence, n'ayant pas (elle le confessait) " esté marrye de la mort de son premier mary, veu qu'il la maltraictoit, mais n'ayant jamais connivé à cet assassinat qu'elle détestoit, et qu'elle avoit même ignoré longtemps. "

" L'avocat général Bigot dit que Jacquemine du Boysrioult avouoit " qu'elle n'avoit pas été marrye de la mort de son premier mary, " mais niait toute complicité avec les auteurs de l'assassinat ; rien ne prouvait cette complicité ; " et puisqu'il estoit reçu que les estrangers jouyssoient de ce privilége, " il ne s'opposait pas à ce qu'elle fût délivrée au chapitre pour lever la fierte.

" Le Parlement commençait à délibérer, et allait certainement rendre un arrêt favorable, lorsque Jacquemine du Boysrioult, qu'on avait fait retirer, envoya un huissier annoncer " qu'elle vouldroit bien dire encore quelque mot à la cour. " Devant les commissaires du chapitre, elle avait confessé son crime ; et l'on vient de voir qu'au contraire devant le Parlement elle l'avait nié ; mais elle s'en était repentie presque aussitôt, et, dans sa perplexité sur l'issue de la délibération de la cour, elle espéra se sauver par un aveu plus sincère. Assise de nouveau sur la sellette, elle dit qu'elle avoit cédé à ceulx qui avoient faict l'homicide ; outrée qu'elle estoit contre son mary qui lui estoit ainsi maulvais et estrange, qui la battoit, la mettoit en prison, pour raison des g... qu'il avoit avec lui à pain et à pot chez lui, en sa présence, couchant avec elles, en sa maison, elle lui avait faict des remontrances, mais il ne s'en divertissoit (corrigeait) point. Le sieur de Chateaubriand lui ayant demandé s'elle vouloit qu'il l'en délivrast, elle s'en estoit rapportée à lui, disant qu'elle ne se soucyoit qui mourut d'eux deux. " Le sieur de Chateaubriand l'avait tué ou fait tuer, mais à son insu ; depuis elle l'avait épousé en secondes noces du consentement de sa famille et de celle de son mari décédé ; mais " il avoit attendu longtemps après à lui dire " qu'il " avoit tué le sieur de Vaucouleurs son premier mary. "

" Cet aveu imprudent et encore incomplet changeait bien la face des choses. Emeric Bigot se leva de nouveau et tonna contre l'épouse homicide et sans doute adultère. " Tout ainsy, dit-il, que les Athéniens n'avoyent mis de loix aux parricides, ainsi les rois de France n'en ont faict pour ung cas sy meschant que celui que vous venez d'entendre. Il y a véhémente présomption d'adultère. Chasteaubriand ayant épousé Jacquemine du Boysrioult après avoir tué son mary. " L'homme du roi déclara que si la prisonnière était du ressort du Parlement de Normandie, lui et ses collègues poursuivraient la punition de ses forfaits, mais, appelé seulement à parler sur le privilège invoqué par elle, il concluait à ce qu'elle fût déclarée indigne de cette grâce.

" Le Parlement, dont les révélations imprudentes qu'il venait d'entendre avaient changé les dispositions, déclara que la " damoyselle Jacqueline du Boysrioult et ses complices et adhérens estoient indignes de jouyr du privilége de Monsieur Sainct Romain, et que, nonobstant l'eslection faicte de sa personne par le chapitre pour en jouyr, il seroit procédé contre elle et ses dictz complices, tout ainsy que si elle n'avoit esté eslue. " Il fut convenu, toutefois que " Jacqueline du Boysrioult serait délivrée par provision pour estre menée en la procession et solemnitez accoutumées, afin d'éviter à la commotion populaire, à charge d'estre ressaisie, ensuite et remise sous la main de iustice. " Alors furent introduits les chapelains et les confrères de saint Romain, on ne leur lut que la clause de l'arrêt qui ordonnait que la dame du Boysrioult serait délivrée par provision. Etonnés de ces expressions, qui leur parurent non sans cause cacher quelque arrière-pensée, ils dirent " qu'ilz ne pouvoient prendre la prisonnière à cette charge. " Mais on leur répondit qu'ils n'avaient pas de procuration du chapitre pour faire cette requête, " et, sans autrement délibérer per vota , il fut, unanimi voto de la compaignye, arresté qu'il leur seroit dict qu'ils eussent à emmener la prisonnière. " Jacquemine du Boysrioult figura donc à la cérémonie du jour, et leva la fierte ; mais les soupçons des chapelains et maîtres de la confrérie de saint Romain ne furent que trop justifiés, et le soir, au moment où la noble prisonnière sortait de la cathédrale, sa couronne de fleurs sur la tête, se croyant libre désormais, elle fut saisie par des archers, et ramenée à la conciergerie du Parlement.

" C'était, en deux années, deux échecs que recevait le privilége. Au chapitre, on se plaignit fort de " messieurs de la court, qui ne taschaient que à énerver, voire du tout anéantir ledict privilége. " Le chapitre écrivit au cardinal de Bourbon, et le pria de solliciter du roi " des lettres qui enjoignissent au Parlement de faire jouyr du privilége ceux qui estoient esleus, suyvant l'octroy d'icelluy, sans y mettre aulcunes modifications. "

Confirmation du privilège par Henri III

Le cardinal de Bourbon eut recours à Henri III, qui, dès le mois de juin, donna des lettres patentes plus favorables, ce nous semble, au privilége qu'aucunes de celles émanées des rois ses prédécesseurs. " Considérant, dit-il, que si les homicides pourpensez (prémédités) estoient distraictz du privilége sainct Romain, il seroit du tout inutile, estant les autres homicides remis par la voie ordinaire de nostre puissance, et, par ce moyen, la grâce du bénéfice d'iceluy privilége seroit abolie... Ensuivant la saincte intention de nos prédécesseurs, voulons estre imitateurs de leur dévotion et piété, etc..., avons confirmé, ratifié et approuvé le privilége sainct Romain et les lettres patentes du feu roy nostre très-honoré sieur et frère, du mois de mars 1559 ; voulons qu'elles sortent leur plein et entier effet, sans aucune restriction et modification ; que le chapitre puisse élire tous les ans un prisonnier, quelque crime qu'il ait commis, réservé le crime de lèse-majesté divine et humaine, et que le prisonnier délivré soit mis en toute liberté, sans pouvoir être puni et recherché pour les crimes auparavant faicts. " Le roi, par cet édit, mettait au néant les arrêts rendus en 1575, relativement à Delaporte, et, en 1576, relativement à Jacquemine du Boysrioult ; il ordonnait la mise en liberté immédiate de ces prisonniers, et la mainlevée de leurs biens.

On voit que mon frère n'est pas le premier Chateaubriand qui ait porté sa tête sur un échafaud.

On s'était trompé dans ma famille lorsqu'on avait cru qu'Alexis de La Guérande, descendant direct des Chateaubriand de Beaufort, n'avait eu qu'une fille : la lettre suivante prouve qu'il avait eu un fils nommé Jean-Jules-Joseph, en qui a failli sa lignée.

" Monsieur le vicomte,

" Madame veuve de Laviez, soeur utérine de mon épouse ayant fait à ma fille unique dot de la terre de La Guérande, qui lui est échue le 2 octobre 1818, par le décès de M. Jean-Jules-Joseph de Chateaubriand, son oncle germain, j'ai découvert parmi les papiers qui se sont trouvés dans la maison principale de cette terre des manuscrits à moitié rongés par l'humidité qui pourraient servir à rétablir la généalogie de votre illustre maison, si les originaux remis à M. votre père , et confiés par suite à M. de Bedée, suivant leurs récépissés que j'ai joints au paquet qui renferme lesdits manuscrits, se trouvaient égarés.

" Ma belle-soeur m'ayant autorisé à vous les envoyer, je les adresse à M. le vicomte de Grassin pour qu'il vous les remette suivant ses intentions.

" Le nom de la branche aînée de votre maison se trouve éteint par la mort de M. Jean-Jules-Joseph de Chateaubriand, et cette branche sera elle-même éteinte par le décès de ma belle-soeur, veuve, âgée de cinquante-cinq ans, sans hoirs de corps, mais elle vivra dans ses autres branches, en dépit des massacres que la révolution a exercés sur elles.

" Votre courage secondé de votre génie à soutenir les intérêts du trône et de la légitimité serviraient à en relever l'éclat, si elles en avaient besoin.

" Ma belle-soeur me charge de vous témoigner la satisfaction qu'elle éprouvera si l'envoi que je vous fais peut vous être agréable. Elle vous offre ses civilités ainsi que mademoiselle de Bedée, que j'ai rencontrée ce matin et que je vois assez régulièrement tous les dimanches au soir chez elle.

" J'ai l'honneur d'être, etc.

" Signé Sudric. "

" A Dinan, ce 27 février 1820. "

Les papiers mentionnés dans cette obligeante lettre sont des extraits des différentes généalogies des Chateaubriand, sans aucune importance ; mais je donne ici le récépissé de mes deux oncles paternel et maternel, des titres que leur avait remis M. de Chateaubriand de La Guérande. L'auteur de la lettre, M. Sudric, a pris seulement M. de Chateaubriand-Duplessis, frère de mon père, pour mon père. Les deux reçus sont écrits en entier de la main de mes deux oncles.

Quatrième degré

Production de François sur le degré de son père Jean, deuxième du nom.

" Je soussigné Pierre-Anne-Marie de Chateaubriand, seigneur du Val, reconnais que messire Alexis de Chateaubriand, chevalier, seigneur de La Guérande, chef de nom et d'armes de notre maison a bien voulu me confier pour faire les preuves de mon fils aîné (Pierre Duplessis, que mon oncle fit recevoir page de la reine) l'arrêt de noblesse, par original de l'année mil six cent soixante-neuf, avec vingt-trois autres pièces, partages, contrats de mariage et autres pièces de toute espèce de différentes dates, pour prouver la filiation : lesdites pièces sur vélin ; de plus sur papier vingt-une pièces, toutes lesquelles sont des originaux chiffrés de Chateaubriand de La Guérande, lesquelles pièces je m'oblige sur ma parole d'honneur de lui remettre le plus tôt possible sous peine de tout dommage.

" Signé de Chateaubriand-Duplessis. "

" A la Guérande, ce 24 septembre 1778. "

" Aux fins de la lettre de monsieur de Chateaubriand de Combourg, du 25 décembre dernier, M. de Chateaubriand de La Guérande, chef de nom et d'armes de la maison de Chateaubriand, a bien voulu me confier vingt-trois pièces servant à la généalogie de sa maison, que je m'oblige à lui faire rendre aussitôt qu'elles seront revenues de chez M. Chérin, le généalogiste de la cour.

" Signé de Bedée Bouetardaye.

" A la Guérande, le 4 janvier 1782. "

" J'ai laissé ci-attachée la lettre du 25 décembre, de Bedée, le 31 août 1782. De plus, pris six pièces qui regardent également la généalogie.

" Signé de Bedée Bouetardaye.

" A la Guérande. "

Je trouve dans mes papiers un autre reçu des titres communiqués par M. de Chateaubriand de La Guérande ; il est écrit de la propre main de mon malheureux frère : ce sont les seules lignes que je possède de lui.

" Je reconnais que M. le vicomte de Chateaubriand m'a remis le nombre de onze pièces, dont huit en vélin et trois en papier, pour servir à la preuve de la maison de Chateaubriand.

" De Chateaubriand. "

" A la Guérande, le 7 octobre 1786. "

Ces pièces ont servi à l'établissement de la généalogie. Ce fut Bernard, le premier Chérin, qui eut d'abord, comme on le voit, la connaissance de nos titres, ainsi que le prouve le récépissé des pièces données par M. de Chateaubriand de La Guérande. Mon oncle maternel, M. de Bedée, en recevant ces pièces le 4 janvier 1782, s'engage à les rendre aussitôt qu'elles seraient revenues de chez M. Chérin, le généalogiste de la cour. Que de labeurs pour certifier qu'il a existé des cendres !


Julie de Chateaubriand

Voici la vie de ma soeur Julie. Il n'y a pas un mot de moi dans le récit de l'abbé Carron ; en retranchant des phrases et supprimant des paragraphes, j'ai abrégé l'ouvrage de moitié.

Julie-Agathe, fille de messire René de Chateaubriand, comte de Combourg et de dame Pauline Bedée de la Bouetardaye [ Vies des justes dans les plus hauts rangs de la société , par l'abbé Carron. Paris chez Rusand, 1817, in-12, Tome IV. Supplément aux vies des justes dans les conditions ordinaires de la société , p. 349 et suiv. (N.d.A.)] , naquit dans la ville de Saint-Malo. Son père, homme de beaucoup d'esprit et plein de dignité dans ses manières, remplissait avec régularité les devoirs du christianisme ; sa mère était douce de la piété la plus tendre.

Avec une figure que l'on trouvait charmante, une imagination pleine de fraîcheur et de grâce, avec beaucoup d'esprit naturel, se développèrent en elle ces talents brillants auxquels les amis de la terre et de ses vaines jouissances attachent un si puissant intérêt. Mademoiselle de Chateaubriand faisait agréablement et facilement les vers ; sa mémoire se montrait fort étendue, sa lecture prodigieuse ; c'était en elle une véritable passion. On a connu d'elle une traduction en vers du septième chant de la Jérusalem , quelques épîtres et deux actes d'une comédie où les moeurs de ce siècle étaient peintes avec autant de finesse que de goût.

Elle était âgée de dix-huit ans lorsqu'elle épousa Annibal de Farcy de Montvallon, capitaine au régiment de Condé. (...)

Personne ne saurait peindre, je ne dis point encore cette héroïque pénitence qui sera la plus belle partie de ses jours, mais ce charme unique, inexprimable, attaché à toutes ses paroles, à toutes ses manières. (...)

La jeune mondaine avait mis bas les armes ; la vertu l'enchaînait à son char ; mais combien il lui restait à faire pour immoler tout ce qui lui avait été le plus cher jusqu'à ce moment ! Entre les objets qu'elle affectionnait davantage, ayant aimé passionnément la poésie, elle s'y était livrée au point d'en faire son unique occupation...

Dans un temps que, seule à la campagne, poursuivie par un sentiment secret qu'elle repoussait encore, elle se promenait à grands pas dans un bois qui entourait sa demeure, disputant contre la grâce, elle se disait : " Faire des vers n'est pas un crime, s'ils n'attaquent ni la religion, ni les moeurs. Je ferai des vers et je servirai Dieu. " (...)

Après des combats qui la retinrent pendant plusieurs jours dans un état d'agitation cruelle, elle prit enfin le parti de ne rien refuser à Dieu, et jeta au feu tous ses manuscrits sans même épargner un ouvrage commencé auquel elle tenait, disait-elle avec tout l'engouement de la plus ridicule prévention.

Madame de Farcy fut de ces caractères heureux qui ne se réservent rien dans leur retour à Dieu ; âme forte et grande, elle quitta tout et trouva tout. Les personnes qui ont eu le bonheur de la connaître le plus intimement et qui ont pu l'apprécier savent ce qu'elle donna et devinent ce qu'elle reçut pour prix d'une immolation entière. Après s'être portée avec une répugnance presque insurmontable à certains sacrifices pénibles, elle s'était souvent demandé ensuite à elle-même : " Qu'est devenu mon chagrin de tantôt ? "

Au milieu d'une vie employée à satisfaire son goût pour les plaisirs de l'esprit, la jeune et brillante Julie avait été frappée d'une maladie très grave ; elle voulut rentrer en elle-même et consulter ses plus secrets sentiments. Alors se trouvant la tête remplie de tous les ouvrages de poésie qu'elle avait dévorés, et qui étaient comme son unique aliment, elle fut tout à coup saisie de cette pensée : " Je vais être bientôt appelée devant Dieu pour lui rendre compte de ma vie ; que lui répondrai-je ? je ne sais que des vers. "

- " Lorsque je n'étais encore que depuis peu de temps à Dieu, disait-elle à son amie, je m'étais mis l'esprit à la torture sur le choix d'un ruban rose ou bleu, voulant prendre le bleu par mortification, et n'ayant pas le courage de résister au rose. "

Réconciliée avec le divin maître, nourrie délicieusement à son banquet adorable, admise, pour récompense de ses sacrifices, aux plus intimes communications avec le Dieu de toute bonté, de toute miséricorde, elle n'eut pas plutôt senti les charmes de la piété, les attraits de l'amour divin, que la jeune épouse ne fut plus reconnaissable ; bientôt elle répandit autour d'elle l'édification et l'admiration. Couverte de vêtements de la plus grande simplicité, d'une robe de laine noire ou brune, enveloppée dans l'hiver d'une pelisse mal fourrée, l'été d'une mante de taffetas noir, cette Julie, naguère si intéressante aux amis de la terre et de ses pompes par son élégance, expiait avant trente ans le goût et la délicatesse qui la paraient à vingt. Elle parvint ensuite, par des austérités poussées trop loin sans doute, et par les progrès d'un dépérissement successif, à décharner totalement un visage qu'on jugeait autrefois plus attrayant que la beauté régulière. Cependant le charme de son regard, le jeu de sa physionomie si expressive, si éloquente au profit de la vertu, les grâces de son esprit résistèrent encore aux efforts de son humilité. (...)

Pour soutenir son ardeur naissante, et peut-être pour la modérer, son directeur la soumit successivement aux conseils de deux religieuses d'un mérite distingué. Sous les ailes de leur vigilance maternelle, elle s'occupait sans cesse à retrancher impitoyablement tout ce qu'elle craignait de dérober à la parfaite immolation d'elle-même. " Il faut que je m'éteigne, " disait-elle.

Madame de Farcy avait été bénie dans son union par la naissance d'une fille. Elle remplit d'une manière exemplaire les devoirs d'épouse et de mère pendant l'émigration de son mari. Mais ne serait-ce pas avec frayeur que nous révélerons ici cette partie de sa vie plus admirable qu'imitable, et dans laquelle, malgré les instances réitérées de sa mère et de ses soeurs, elle déclara comme une guerre interminable à tous ses sens, vivant avec une extrême austérité, que le dépérissement graduel de sa santé ne put interrompre ? C'était par un doux sourire qu'elle cherchait à consoler ses amis de l'excès de ses rigueurs envers elle. Souvent, pendant des froids rigoureux, elle demeurait la nuit fort longtemps prosternée la face contre terre, portant habituellement un cilice, punissant par d'autres austérités un corps innocent, jeûnant toute l'année avec la plus étonnante rigueur, mesurant scrupuleusement la quantité de pain noir et d'eau dont elle soutenait sa faiblesse, étant à peine vêtue, logée dans une espèce de grenier, couchée sur un lit sans rideaux et qui était aussi dur que des planches, travaillant sans cesse à cacher son esprit, employant à se défigurer autant d'art que la femme la plus coquette pourrait en mettre à s'embellir. (...)

Après les soins que Julie donnait à l'éducation de sa fille, elle partageait son temps entre de fervents exercices et tous les genres possibles de bonnes oeuvres. Associée à plusieurs dames pour concourir au soulagement des indigents, elle se vit adoptée par eux pour la mère la plus tendre. " Un jour, raconte sa fille, maman m'annonça que nous allions aller voir une de nos parentes tombée du faîte de la prospérité dans la plus affreuse misère. Je trouvai le chemin fort long, et, en montant l'espèce d'échelle tournante qui conduisait à son triste réduit, j'étais prête à pleurer sur les vicissitudes humaines. La porte s'ouvre ; j'étais en peine s'il fallait appeler la dame du nom de tante ou de cousine lorsqu'une femme couverte de haillons, de la figure la plus basse, avec le ton et les manières les plus ignobles, s'avança vers nous. Son aspect m'étonna d'abord, et tout ce qui l'entourait acheva de me déconcerter ; mais telle était ma prévention que je voulais absolument découvrir en elle quelque trace d'une noble origine. Trois quarts d'heure que nous passâmes avec elle furent employés par moi dans cette infructueuse recherche, et je sortis confondue. Mon premier soin fut de demander a ma mère le nom de cette étrange parente et de quel côté nous pouvions lui appartenir. - Ma fille, me répondit-elle, cette femme est comme nous fille d'Adam et d'Eve, et nous sommes déchus comme elle. Jamais mon orgueil n'a reçu une meilleure leçon. "

La juste réputation de mérite et de vertu que madame de Farcy s'était acquise, la rendait comme naturellement le conseil bienveillant de jeunes personnes qui répandaient dans son sein leurs troubles et leurs inquiétudes : " Ne croyez point aimer d'une manière criminelle, disait-elle à l'une, aussitôt que l'on vous plaît. Ne vous faites point des idées romanesques d'une prétendue nécessité d'aimer et d'être aimée pour contracter un engagement heureux. Lorsque Dieu appelle à cet état, il suffit de pouvoir estimer celui à qui on s'unit. "

Elle donne sur l'amitié les idées les plus justes et un avis aussi sage qu'il est ordinairement méconnu dans le premier âge de la vie : " Vous avez les idées les plus fausses, dit-elle, sur ce que vous appelez le besoin d'être seule ; croyez-moi, vous êtes à vous-même bien mauvaise compagnie. (...) Que l'amie que vous choisirez soit plus vertueuse que vous, afin qu'elle vous inspire assez de respect pour que vous n'osiez vous permettre avec elle certains épanchements inutiles. (...)

" On se permet souvent dans la conversation un genre de familiarité qui n'est pas vice, mais qui annoncerait une éducation vicieuse. Déshabituez-vous de certaines dénominations trop aisées ; donnez aux choses dont vous parlez une expression noble et délicate, et sachez vous faire estimer par cette pureté de langage qui est une émanation de celle de l'âme. "

Une de ses jeunes amies, craignant peut-être de blesser une conscience trop timorée par sa vive tendresse envers elle, madame de Farcy lui répond avec cette aimable ingénuité : " Je ne crois pas, ma très aimable amie, un seul mot de tout le mal que vous pensez de votre pauvre coeur, et comme je ne suis pas d'humeur à renoncer à la part que j'y pouvais prétendre, je commence par vous prier de le laisser m'aimer à son aise. " (...)

Un nouveau champ de sacrifices et de mérites va s'ouvrir devant la vertueuse Julie. (...)

Son rang, celui de ses parents, l'émigration de son mari, ses qualités personnelles : que de titres à la proscription ! Vers le milieu de 1793, elle fut arrêtée et conduite à la maison du Bon-Pasteur, à Rennes, et y demeura enfermée pendant treize mois. Elle y fut à toutes ses compagnes un modèle de patience, de courage et de toutes les qualités qui forment les parfaits chrétiens ; jamais on ne la vit se répandre en murmures.

Les compagnes de sa captivité se montraient à ses yeux comme autant de soeurs bien aimées. (...)

Elle ne se contentait pas de supporter la gêne de la captivité, les traitements inhumains des satellites du crime ; elle parut en tout un modèle inimitable de mortification, d'oubli héroïque d'elle-même. Elle servait continuellement les autres et se comptait toujours comme n'étant rien. Ne pouvant conserver assez de recueillement au milieu du dortoir commun, elle obtint une petite place dans un grenier presque à l'injure de l'air ; elle s'y rendait à quatre heures du matin et y semblait absorbée dans ses méditations, toujours à genoux avec un peu d'eau auprès d'elle pour se désaltérer dans la chaleur que la saison et le lieu faisaient éprouver. (...)

Le moyen de l'arracher à sa contemplation était de lui demander un service : elle quittait tout à l'instant. Une malade avait besoin de prendre des bains, et l'amie des affligés tirait et portait elle-même de l'eau : dévouement au-dessus de ses forces, et qui sans doute abrégea ses jours. (...)

Rarement elle se trouvait aux repas des détenues, se contentant des restes qui demeuraient sur les tables. Aux représentations de l'amitié, elle répondait : " Ces restes ne seront pas donnés aux pauvres, et je tiens leur place en ce moment. "

Le grenier où l'humble captive passait ses plus longs et plus doux moments renfermait une statue de la très sainte Vierge que par mégarde ou par mépris, on laissait jetée dans un coin ; quelle fut la joie de Julie quand elle l'y découvrit ! Elle fit tant par ses instances, par ses sacrifices auprès des geôliers de la maison, qu'elle obtint la faveur d'y avoir un petit oratoire. Elle l'orna avec tous les soins et l'appareil que son zèle et son coeur lui permirent ; elle y conduisit successivement ses compagnes pour y faire en commun de pieux exercices. (...)

Un soir le bruit se répandit que les détenues seraient incessamment massacrées. Cette nouvelle causa une alarme générale : une des dames renfermées aperçoit au haut de la maison la faible lueur d'une lampe, et communique sa surprise et sa terreur à sa voisine : " Ne vous effrayez point, répondit celle-ci ; ne savez-vous pas que madame de Farcy passe la plus grande partie de la nuit en prières ? "

Après une longue captivité, madame de Farcy rentra dans sa famille ; mais sa délicate constitution s'affaiblissait rapidement et préparait de longs et cuisants regrets à des amies dignes de l'avoir connue pour l'apprécier et pour la bénir. Peu de mois avant de mourir, elle venait de contracter avec une jeune personne de son pays une liaison qui fut précieuse à l'une et bien douce à l'autre. C'est d'un petit manuscrit intitulé : Mes Souvenirs de madame de Farcy , et que nous avons entre les mains, que nous recueillons de nouveau la manière ingénieuse et triomphante dont celle de qui nous écrivons la vie faisait des conquêtes à la vertu. (...)

" L'amie dont je m'étais créé la chimère, je ne l'ai trouvée qu'une fois. Dieu me la fit rencontrer au moment où j'en avais le plus besoin sans doute ; mais il ne me la donna que pour ce moment : c'était une soeur de l'auteur du Génie du christianisme . A cette époque son frère ne s'était pas encore fait un nom dans la littérature. Cette femme au-dessus de tout ce que j'ai connu, de la plus agréable mondaine, était devenue la plus austère pénitente ; et, plus aimable que jamais, elle faisait à Dieu autant de conquêtes que de jeunes personnes avaient le bonheur de l'approcher. Je ne l'ai connue que six mois : l'ardeur de sa pénitence avait déjà consumé ses forces ; elle finit de la mort des saints, me laissant d'éternels regrets. (...)

" Elle m'eût fait aller au bout du monde, avec elle il était impossible de tomber ni de rester dans la tiédeur. " (...)

La nouvelle amie de Julie la met en scène avec elle, et retrace fidèlement leur conversation : " Il faut, disait madame de Farcy, que nous soyons toutes à Dieu. Ce jour qui m'éclaire, cette terre qui fournit à tous mes besoins, ces plaisirs, qui me délassent, ces parents, ces amis que j'aime, leur tendresse, le plus doux des biens, tout cela me vient de lui ; mes yeux ne peuvent reposer que sur ses bienfaits.

" Si le moment de vous présenter au tribunal arrive avant que vous sentiez que la grâce vous est accordée, allez, sans hésiter et avec confiance, aux pieds de Dieu, qui ne vous demande que la droiture et la bonne volonté ; c'est lui qui fera le reste.

" Jamais, nous dit la nouvelle amie de Julie, je n'eus de si doux moments que ceux où je me sentis pressée dans les bras de cette incomparable amie : il semblait qu'elle en voulût faire une chaîne pour m'attacher à Dieu. "

Madame de Farcy parlait de Dieu d'une manière simple, naturelle et pourtant élevée et son ton de voix et sa physionomie prenaient alors un caractère attendrissant et même sublime.

" Lorsque j'eus le bonheur de la connaître, nous raconte une de ses autres amies, j'avais la tête farcie de chimères romanesques dont je m'étais alimentée toute ma vie. (...)

" Je me souviens qu'à l'occasion de sentiments exaltés après lesquels je courais beaucoup, elle me dit : " Vous n'aimerez jamais comme vous voudriez aimer, à moins que vous ne vous tourniez vers Dieu. (...)

" A l'égard de créatures vous (...) ne serez jamais contente ni d'elles, ni de vos sentiments. Vous serez tendre aujourd'hui, froide demain ; vous ne les aimerez pas deux jours de la même manière ; vous ne saurez souvent s'il est bien vrai que vous les aimiez, à moins que vous ne commenciez à les aimer pour Dieu. "

Madame de Farcy n'approuvait pas ces épanchements intimes où l'on ne peut soulager son coeur qu'aux dépens de ceux qui en causent les peines. " On ne cherche qu'à soulager ses maux, disait-elle, et l'on ne parvient souvent qu'à les aigrir. En les faisant partager, on se les exagère à soi-même ; on détaille ses griefs, on s'appesantit sur chacun ; la compassion qu'on inspire d'un côté double le sentiment d'injustice qu'on éprouve de l'autre ; plus on se fait plaindre, plus on s'attendrit sur soi, et plus on se sent blessé de ce que l'on souffre. Ce résultat prouve que de telles consolations ne sont point dans l'ordre de Dieu. "

La détention si pénible et si longue de madame de Farcy dans la maison du Bon-Pasteur de Rennes avait comme éteint ce qui lui restait de forces. Elle était en proie aux douleurs les plus aiguës mais elle les supportait sans se permettre la moindre plainte, et l'on ne s'en apercevait qu'à l'altération empreinte sur son visage. Pendant sa dernière maladie elle conserva la même patience, acheva de mettre ordre à ses affaires et recommanda sa fille, alors dans sa quinzième année, à la famille de son mari. (...)

Lorsque sa fille lui demandait en pleurant quand elle la reverrait, elle lui promettait que leur séparation ne serait pas très longue et qu'elles se réuniraient pour ne plus se quitter. Elle lui recommanda de prier Dieu chaque jour dans un moment qu'elle fixa lui promettant de prier à la même heure et ainsi de concert avec l'objet de sa tendresse. Elle voulut entourer et comme garantir les beaux ans de sa fille par les avis les plus tendres et les plus salutaires. Elle les lui remit par écrit, et nous les consignerons ici comme un précieux monument de cet amour qu'une bonne mère, une mère chrétienne, doit aux enfants que le ciel lui donna. (...)

" Je voudrais, ma chère petite, que tu conservasses la bonne habitude d'être matinale. Lève-toi, pendant la belle saison, à six heures du matin. Que ta première pensée soit pour Dieu, ta première action la prière ; fais-la à genoux, et souviens-toi que cette attitude respectueuse, en rappelant notre attention, nous dispose à rendre à Dieu le seul hommage dont il soit jaloux, celui de nos coeurs.

" N'oublie pas de faire mention de ton père et de moi, ma bien-aimée. A peine avons-nous un seul jour à passer sur la terre, que serait-ce si nous étions condamnés à nous séparer après ce court espace, à ne plus nous aimer ? C'est au ciel que j'aspire à te voir à mes côtés durant l'éternité tout entière ; c'est à mon Dieu que je veux te présenter comme ma joie et ma couronne. " (...)

Dès que madame de Farcy se vit alitée ; elle se fit dire, tous les jours, à trois heures après midi, les litanies pour la bonne mort ; à six, on lui récitait les prières des agonisants. Une de ses amies qui avait une maison de campagne à une demi-lieue de Rennes, la pressa de venir chez elle ; elle s'y fit transporter. (...)

Morte à tous les objets créés, elle ne voulait plus que Dieu et que Dieu seul ; elle avouait ingénument avoir porté trop loin l'amour de la pénitence, et cependant elle le conservait toujours, se réjouissant de l'accroissement de ses souffrances, souriant avec grâce après les nuits les plus pénibles et disant : " Cela est passé, il n'y faut plus penser. " Jamais on ne surprit sur ses lèvres l'aveu qu'elle eût souffert. Ses méditations si fréquentes sur la passion de Notre-Seigneur lui avaient appris combien on est heureux de se trouver un moment sur la croix.

Comment retracer fidèlement et sa douceur et sa reconnaissance pour les plus légers services, soit de la part de ses gardes, soit de la part de tous ceux qui l'approchaient ? L'amie qui l'avait recueillie dans son ermitage recevait à chaque instant un nouveau témoignage de sa gratitude. Elle lui répétait souvent : " Mais que vous êtes bonne et charitable de m'avoir reçue ! " Son immense charité ne se démentit jamais ; ses derniers voeux, ses derniers soupirs ont été pour les pauvres. Tous la pleurèrent et publiaient hautement les actes de son inépuisable charité.

Dans un moment où son état semblait empirer, elle dit, et comme hors d'elle-même, à une de ses meilleures amies : " Ah ! ma bonne amie, je verrai mon Dieu ! " Cependant l'extrême délicatesse de sa conscience lui faisait craindre que son désir de mourir quoique inspiré par un si beau motif, ne fût pas assez pur. Il lui échappa de dire : " Non, je ne veux plus désirer la mort, mais uniquement le bon plaisir de Dieu. " Au flambeau de son humilité, Julie s'estimait la plus coupable des femmes ; elle disait à une intime amie : " Serait-il possible que, criminelle comme je le suis, je visse cependant mon Seigneur et mon Dieu ? Ah ! je me remets entièrement à lui, et j'adore ses décrets ; je me soumets à tout ce qu'il ordonnera de moi ; s'il me veut même en enfer, j'y consens. " A cet instant elle plaça son crucifix sur ses lèvres, mais avec une telle expression de résignation, de force et d'amour, que les témoins de cet acte sublime ne purent s'empêcher de verser des larmes que souvent depuis ils ont renouvelées au souvenir de leur amie mourante. (...)

En conservant jusqu'à la fin l'innocente gaîté qui l'animait, en continuant de manifester une charité pleine d'égards et de politesse, elle parlait de sa mort comme elle eût parlé d'un voyage de pur agrément, elle lui donnait le nom de son départ. Elle se plaisait à raconter sans cesse les détails de la jouissance délicieuse qu'elle allait goûter dans le sein de Dieu. Combien souvent elle demandait : " Mais mon exil doit-il être encore bien long ? Ai-je encore bien des jours à vivre ? " (...)

La dernière fois que ses soeurs la visitèrent, elles ne purent s'énoncer que par leurs larmes ; Julie soutint cette entrevue avec force et courage. (...)

Dans l'appartement où elle passait le jour se trouvait un tableau de Notre-Seigneur au jardin des Olives ; elle avait toujours soin que l'on tournât son fauteuil de manière à le voir. Sur la cheminée de son appartement était placé un tableau de la mère de Dieu ; elle ne le contemplait qu'en tressaillant d'allégresse. (...)

Il est pour le juste mourant certains moments d'abattement, tels que ceux où nous avons déjà vu la pieuse Julie, et que l'idée de la mort, prête à saisir sa victime, va renouveler en elle, pour lui donner quelques traits de ressemblance avec son Sauveur agonisant. Une religieuse, en qui madame de Farcy avait la plus grande confiance, est chargée de lui annoncer qu'elle va bientôt quitter la terre : elle remplit par écrit cette mission douloureuse, et le lendemain matin vient demander à la mourante quelle impression sa lettre a faite sur elle. Hélas ! les saints se connaissent si peu, qu'après avoir tant désiré sa fin, l'humble servante du Seigneur, s'exagérant ses fautes, n'a plus en perspective qu'un jugement rigoureux ; elle ne dissimula point une sorte de consternation : " Je ne vous dirai pas, répond la mourante d'une voix paisible, mais altérée par la crainte, que votre nouvelle ne m'ait point fait de peine ; je ne suis pas du nombre de celles qui ont sujet de se réjouir en apprenant un tel événement. " (...)

Un jour qu'elle se trouvait avec d'intimes amies qui parlaient de morts causées par sensations vives : " Il me paraît difficile, leur dit-elle, de mourir de joie, mais je conçois qu'on puisse mourir de contrition. " (...)

Ainsi que son admirable modèle, l'humble servante de Jésus-Christ avait passé en faisant le bien ; elle touchait à sa dernière heure.

Le 26 juillet 1799, elle fut levée et fit ses prières à l'ordinaire ; dans l'après-dîner on la coucha. Placé près de la mourante, l'abbé Leforestier lui demanda s'il ne convenait point d'envoyer chercher sa fille ? " Non, monsieur, répondit-elle, à moins que vous ne l'exigiez ; le sacrifice est fait. "

On lui demanda quelque temps après si elle reconnaissait ceux qui l'approchaient ; elle dit les reconnaître. A neuf heures elle demanda plusieurs fois combien de temps elle avait encore à vivre : " Peut-être trois heures, " lui répondit-on. - " Ah ! s'écria-t-elle, trois heures encore sans voir Dieu ! " A dix heures elle reçut l'extrême-onction. Elle redoutait son agonie par sa grande crainte d'offenser dans une impatience : elle avait conjuré le Seigneur de lui accorder la grâce de perdre connaissance. Elle la perdit à dix heures et un quart, et à onze heures elle expira.

Mademoiselle de Chateaubriand n'était pas fille unique : hélas ! la postérité, en s'attachant à ce nom célèbre, dira les victimes qu'il rappelle, victimes d'un dévouement sans bornes à l'autel et au trône. Un de ses frères, avec tant d'autres braves, avait quitté le sol de la patrie quand sa soeur y périt ; elle avait vu la tombe s'ouvrir devant elle, et ce fut de ses bords qu'elle fit tenir à ce frère, si chéri et si digne de l'être, le dernier gage de sa tendresse. Ecoutons-le nous raconter l'effet que cet envoi touchant fit sur son coeur (préface de la première édition du Génie du Christianisme ) :

" Mes sentiments religieux n'ont pas toujours été ce qu'ils sont aujourd'hui. Tout en avouant la nécessité d'une religion et en admirant le christianisme, j'en ai cependant méconnu plusieurs rapports. Frappé des abus de quelques institutions et des vices de quelques hommes, je suis tombé jadis dans les déclamations et les sophismes. Je pourrais en rejeter la faute sur ma jeunesse, sur le délire des temps, sur les sociétés que je fréquentais mais j'aime mieux me condamner ; je ne sais point excuser ce qui n'est point excusable. Je dirai seulement les moyens dont la Providence s'est servie pour me rappeler à mes devoirs. Ma mère, après avoir été à soixante-douze ans dans les cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat où ses malheurs l'avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea en mourant une de mes soeurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j'avais été élevé. Ma soeur me manda le dernier voeu de ma mère. Quand sa lettre me parvint au delà des mers, ma soeur elle-même n'existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d'interprète à la mort, m'ont frappé : je suis devenu chrétien. Je n'ai point cédé, j'en conviens, à de grandes lumières surnaturelles, ma conviction est sortie du coeur : j'ai pleuré et j'ai cru. "

O chrétiens de tous les âges et de tous les rangs que n'avez-vous point à admirer, que n'avez-vous pas à imiter dans la vie de Julie de Chateaubriand !


Textes retranchés


Préface testamentaire

Sicut nubes... quasi naves... velut umbra . (Job.)

Paris, 1er décembre 1833.

Comme il m'est impossible de prévoir le moment de ma fin ; comme à mon âge les jours accordés à l'homme ne sont que des jours de grâce, ou plutôt de rigueur, je vais, dans la crainte d'être surpris, m'expliquer sur un travail destiné à tromper pour moi l'ennui de ces heures dernières et délaissées, que personne ne veut, et dont on ne sait que faire.

Les Mémoires à la tête desquels on lira cette préface embrassent ou embrasseront le cours entier de ma vie ; ils ont été commencés dès l'année 1811, et continués jusqu'à ce jour. Je raconte dans ce qui est achevé, et raconterai dans ce qui n'est encore qu'ébauché, mon enfance, mon éducation, ma jeunesse, mon entrée au service, mon arrivée à Paris, ma présentation à Louis XVI, les premières scènes de la révolution, mes voyages en Amérique, mon retour en Europe, mon émigration en Allemagne et en Angleterre, ma rentrée en France sous le consulat, mes occupations et mes ouvrages sous l'empire, ma course à Jérusalem, mes occupations et mes ouvrages sous la restauration, enfin l'histoire complète de cette restauration et de sa chute.

J'ai rencontré presque tous les hommes qui ont joué de mon temps un rôle grand ou petit à l'étranger et dans ma patrie, depuis Washington jusqu'à Napoléon, depuis Louis XVIII jusqu'à Alexandre, depuis Pie VII jusqu'à Grégoire XVI, depuis Fox, Burke, Pitt, Sheridan, Londonderry, Capo-d'Istrias, jusqu'à Malesherbes, Mirabeau, etc. ; depuis Nelson, Bolivar, Méhémet, pacha d'Egypte jusqu'à Suffren, Bougainville, Lapeyrouse, Moreau, etc. J'ai fait partie d'un triumvirat qui n'avait point eu d'exemple : trois poètes opposés d'intérêts et de nations se sont trouvés, presque à la fois, ministres des affaires étrangères, moi en France, M. Canning en Angleterre, M. Martinez de la Rosa en Espagne. J'ai traversé successivement les années vides de ma jeunesse, les années si remplies de l'ère républicaine, des fastes de Bonaparte et du règne de la légitimité.

J'ai exploré les mers de l'ancien et du Nouveau-Monde, et foulé le sol des quatre parties de la terre. Après avoir campé sous la hutte de l'Iroquois et sous la tente de l'Arabe, dans les wigwuams des Hurons, dans les débris d'Athènes, de Jérusalem, de Memphis, de Carthage de Grenade, chez le Grec, le Turc et le Maure, parmi les forêts et les ruines ; après avoir revêtu la casaque de peau d'ours du sauvage et le cafetan de soie du Mameluck, après avoir subi la pauvreté, la faim, la soif et l'exil, je me suis assis, ministre et ambassadeur brodé d'or, bariolé d'insignes et de rubans, à la table des rois, aux fêtes des princes et des princesses, pour retomber dans l'indigence et essayer de la prison.

J'ai été en relation avec une foule de personnages célèbres dans les armes, l'Eglise, la politique, la magistrature, les sciences et les arts. Je possède des matériaux immenses, plus de quatre mille lettres particulières, les correspondances diplomatiques de mes différentes ambassades, celles de mon passage au ministère des affaires étrangères, entre lesquelles se trouvent des pièces à moi particulières, uniques et inconnues. J'ai porté le mousquet du soldat, le bâton du voyageur, le bourdon du pèlerin : navigateur, mes destinées ont eu l'inconstance de ma voile ; alcyon, j'ai fait mon nid sur les flots.

Je me suis mêlé de paix et de guerre ; j'ai signé des traités, des protocoles et publié chemin faisant de nombreux ouvrages. J'ai été initié à des secrets de partis, de cour et d'état : j'ai vu de près les plus rares malheurs, les plus hautes fortunes, les plus grandes renommées. J'ai assisté à des sièges, à des congrès, à des conclaves, à la réédification et à la démolition des trônes. J'ai fait de l'histoire, et je pouvais l'écrire. Et ma vie solitaire, rêveuse, poétique, marchait au travers de ce monde de réalités, de catastrophes, de tumulte, de bruit, avec les fils de mes songes, Chactas, René, Eudore, Aben-Hamet ; avec les filles de mes chimères, Atala, Amélie, Blanca, Velléda, Cymodocée. En dedans et à côté de mon siècle, j'exerçais peut-être sur lui, sans le vouloir et sans le chercher, une triple influence religieuse, politique et littéraire.

Je n'ai plus autour de moi que quatre ou cinq contemporains d'une longue renommée. Alfieri, Canova et Monti ont disparu ; de ses jours brillants, l'Italie ne conserve que Pindemonte et Manzoni, Pellico a usé ses belles années dans les cachots du Spielberg ; les talents de la patrie de Dante sont condamnés au silence ou forcés de languir en terre étrangère : lord Byron et M. Canning sont morts jeunes ; Walter Scott nous a laissés ; Goethe nous a quittés rempli de gloire et d'années. La France n'a presque plus rien de son passé si riche ; elle commence une autre ère : je reste pour enterrer mon siècle, comme le vieux prêtre qui, dans le sac de Béziers, devait sonner la cloche avant de tomber lui-même, lorsque le dernier citoyen aurait expiré.

Quand la mort baissera la toile entre moi et le monde, on trouvera que mon drame se divise en trois actes.

Depuis ma première jeunesse jusqu'en 1800, j'ai été soldat et voyageur. depuis 1800 jusqu'en 1814, sous le consulat et l'empire ma vie a été littéraire ; depuis la restauration jusqu'aujourd'hui, ma vie a été politique.

Dans mes trois carrières successives, je me suis toujours proposé une grande tâche : voyageur, j'ai aspiré à la découverte du monde polaire ; littérateur, j'ai essayé de rétablir la religion sur ses ruines ; homme d'état, je me suis efforcé de donner aux peuples le vrai système monarchique représentatif avec ses diverses libertés : j'ai du moins aidé à conquérir celle qui les vaut, les remplace, et tient lieu de toute constitution, la liberté de la presse. Si j'ai souvent échoué dans mes entreprises, il y a eu chez moi faillance de destinée. Les étrangers qui ont succédé dans leurs desseins furent servis par la fortune ; ils avaient derrière eux des amis puissants et une patrie tranquille : je n'ai pas eu ce bonheur.

Des auteurs modernes français de ma date, je suis quasi le seul dont la vie ressemble à ses ouvrages : voyageur, soldat, poète, publiciste, c'est dans les bois que j'ai chanté les bois, sur les vaisseaux que j'ai peint la mer, dans les camps que j'ai parlé des armes, dans l'exil que j'ai appris l'exil, dans les cours, dans les affaires, dans les assemblées, que j'ai étudié les princes, la politique, les lois et l'histoire. Les orateurs de la Grèce et de Rome furent mêlés à la chose publique et en partagèrent le sort. Dans l'Italie et l'Espagne de la fin du Moyen-âge et de la Renaissance, les premiers génies des lettres et des arts participèrent au mouvement social. Quelles orageuses et belles vies que celles de Dante, de Tasse, de Camoëns, d'Ercilla, de Cervantes !

En France nos anciens poètes et nos anciens historiens chantaient et écrivaient au milieu des pèlerinages et des combats : Thibault, comte de Champagne, Villehardouin, Joinville, empruntent les félicités de leur style des aventures de leur carrière ; Froissard va chercher l'histoire sur les grands chemins, et l'apprend des chevaliers et des abbés, qu'il rencontre, avec lesquels il chevauche. Mais à compter du règne de François Ier, nos écrivains ont été des hommes isolés dont les talents pouvaient être l'expression de l'esprit, non des faits de leur époque. Si j'étais destiné à vivre, je représenterais dans ma personne, représentée dans mes mémoires, les principes, les idées, les événements, les catastrophes, l'épopée de mon temps, d'autant plus que j'ai vu finir et commencer un monde, et que les caractères opposés de cette fin et de ce commencement se trouvent mêlés dans mes opinions. Je me suis rencontré entre les deux siècles comme au confluent de deux fleuves ; j'ai plongé dans leurs eaux troublées, m'éloignant à regret du vieux rivage où j'étais né, et nageant avec espérance vers la rive inconnue où vont aborder les générations nouvelles.

Les Mémoires , divisés en livres et en parties, sont écrits à différentes dates et en différents lieux : ces sections amènent naturellement des espèces de prologues qui rappellent les accidents survenus depuis les dernières dates et peignent les lieux où je reprends le fil de ma narration. Les événements variés et les formes changeantes de ma vie entrent ainsi les uns dans les autres : il arrive que, dans les instants de mes prospérités, j'ai à parler du temps de mes misères, et que, dans mes jours de tribulations, je retrace mes jours de bonheur. Les divers sentiments de mes âges divers, ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la gravité de mes années d'expérience attristant mes années légères ; les rayons de mon soleil, depuis son aurore jusqu'à son couchant, se croisant et se confondant comme les reflets épars de mon existence, donnent une sorte d'unité indéfinissable à mon travail : mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau ; mes souffrances deviennent des plaisirs, mes plaisirs des douleurs, et l'on ne sait si ces Mémoires sont l'ouvrage d'une tête brune ou chenue.

Je ne dis point ceci pour me louer, car je ne sais si cela est bon, je dis ce qui est, ce qui est arrivé, sans que j'y songeasse, par l'inconstance même des tempêtes déchaînées contre ma barque, et qui souvent ne m'ont laissé pour écrire tel ou tel fragment de ma vie que l'écueil de mon naufrage.

J'ai mis à composer ces Mémoires une prédilection toute paternelle ; je désirerais pouvoir ressusciter à l'heure des fantômes pour en corriger la épreuves : les morts vont vite .

Les notes qui accompagnent le texte sont de trois sortes : les premières, rejetées à la fin des volumes, comprennent les éclaircissements et pièces justificatives ; les secondes, au bas des pages, sont de l'époque même du texte ; les troisièmes, pareillement au bas des pages, ont été ajoutées depuis la composition de ce texte, et portent la date du temps et du lieu où elles ont été écrites. Un an ou deux de solitude dans un coin de la terre suffiraient à l'achèvement de mes Mémoires ; mais je n'ai eu de repos que durant les neuf mois où j'ai dormi la vie dans le sein de ma mère : il est probable que je ne retrouverai ce repos avant-naître, que dans les entrailles de notre mère commune après-mourir.

Plusieurs de mes amis m'ont pressé de publier à présent une partie de mon histoire ; je n'ai pu me rendre à leur voeu. D'abord je serais, malgré moi, moins franc et moins véridique ; ensuite j'ai toujours supposé que j'écrivais assis dans mon cercueil. L'ouvrage a pris de là un certain caractère religieux que je ne lui pourrais ôter sans préjudice ; il m'en coûterait d'étouffer cette voix lointaine qui sort de la tombe, et que l'on entend dans tout le cours du récit. On ne trouvera pas étrange que je garde quelques faiblesses, que je sois préoccupé de la fortune du pauvre orphelin, destiné à rester après moi sur la terre. Si j'ai assez souffert dans ce monde pour être dans l'autre une ombre heureuse, un peu de lumière des Champs-Elysées, venant éclairer mon dernier tableau, servirait à rendre moins saillants les défauts du peintre : la vie me sied mal ; la mort m'ira peut-être mieux.


[Saint-Malo]

Après la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier, la Trérnoille mit le siège devant Saint-Malo qui tenait pour le parti du duc d'Orléans : il dressa ses batteries sur la grève de Saint-Servan. La mer envahit cette grève deux fois le jour : les assiégeants couvraient leurs canons de peaux et de cuirs graissés, quand le flot s'était retiré, le feu des batteries inondées recommençait, sans que l'eau eût mouillé la poudre et avarié les pièces.

En vertu du traité de Sablé, Saint-Malo resta engagé à la Couronne, il fut réuni à la France avec le reste de la Bretagne par les mariages successifs de Charles VIII et de Louis XII avec la duchesse Anne. La Duchesse-Reine ayant eu à se plaindre de l'esprit d'indépendance des Malouins, augmenta les fortifications du château d'un bastion et de deux tours. Sur les plus grosses elle fit écrire ces mots : quiconque en grogne, c'est mon plaisir ; de là la tour fut appelée en français bretonnant, Quiquengrogne ; l'autre tour est connue sous le nom de la Générale . [Ce même fait est raconté pour un autre lieu.]

Pendant les guerres de la Ligue, Saint-Malo reprit sa liberté après la visite que lui fit Charles IX, le 24 de mai 1570. Elle ne se déclara ni pour Henri III, ni pour Henri IV, ni pour le duc de Mercoeur. En 1590 le comte de Fontaine occupant le château au nom du Roi, les habitants de la ville conspirent ; ils gagnent deux soldats du comte qui laissent tomber pendant la nuit du haut de la Générale une corde attachée aux aisselles d'une couleuvrine. A l'aide de cette corde, cinquante jeunes gens armés s'introduisent dans le château, tuent le gouverneur, qui parut à une fenêtre avec une lanterne et font la garnison prisonnière. Les Malouins jusqu'à la dernière victoire de Henri IV restèrent leurs propres maîtres et se conduisirent, disent les chroniques du temps, en bons républicains [On montre encore la maison où se réunirent les hardis conjurés qui escaladèrent le château.] .


[Le Revenant]

Depuis le temps de Charles de Blois, le saint, et de Jeanne de Montfort, la boiteuse, tradition d'une aventure était conservée en Bretagne de grand'mères en grand'mères. Mme de Chateaubriand la racontait de manière à faire dresser les cheveux sur le front. Elle y mêlait des Requiem , des Dies irae , des De profundis incroyables.

L'an de grâce, mil trois cent cinquante, le samedi devant Laetare Jerusalem, fut fait en Bretagne au Chêne de Mivoie la bataille de trente Anglais contre trente Bretons,

De sueur et de sang la terre rosoya.

A ce bon samedi Beaumanoir se jeuna ;

Grant soif eust le Baron, a boire demanda ;

Messire Geoffroy de Boves tantost respondu a :

" Bois ton sang, Beaumanoir, la soif te passera ".

Or le sire de Beaumanoir et Johan de Tinténiac avaient guerroyé les Anglais dans les cinquante-deux fiefs de la terre de Combourg. On montre partout les témoins de leurs prouesses, entre autres une roche appelée la Roche sanglante à l'orée de la lande de Meillac. Un jour ayant quitté son frère d'armes Tinténiac s'enforesta. Il arriva avec son Ecuyer par la chaussée d'un étang, aux murs ébréchés d'une ancienne abbaye. Il heurte de sa lance une porte crépite de lierre où se voyaient encore quelques plumes d'un oiseau de proie cloué là. La porte cède au choc, et le Banneret chevauche dans une cour qu'environnaient des granges dont les lucarnes étaient bouchées avec des platras décollés.

Johan saute en bas de son palefroi et le tenant par la bride va droit à une autre porte. Les battants de celle-ci étaient renforcés d'un semis de chevilles de fer : le long des linteaux descendait une chaîne qui s'emboutait à un pied de biche. Tinténiac tira cette chaîne ; elle secoua une sonnette sourde et fêlée. Quelqu'un s'avance à pas traînants dans l'intérieur. Un cliquetis de clefs se fait entendre ; deux verrous tournent, la porte entrebaille avec effort. Un ermite blanchi d'âge et qui semblait tomber en poussière, se présente : " Beaux fils, soyez les bienvenus, cette vesprée de la Toussaint. Mais jeûner il vous faudra ; nul qui vit ne mange céans ; quant au logis, point n'en chômerez si vous savez dormir aux étoiles. Les Anglais ne laissèrent ici que les murs. Les Pères ont été massacrés ; je suis resté seul pour garder les morts : c'est demain leur jour. "

La voix, les mouvements, la pâleur, les regards du moine avaient du surnaturel, comme je ne sais quoi qui a été : ses lèvres ne remuaient point lorsqu'il parlait, et son haleine glacée sentait la terre. Tinténiac et le Damoisel entrèrent dans le cloître. Le jeune écuyer attache les chevaux à un pilier, et met devant eux l'herbe rêche qu'il fauche avec son épée parmi les pierres sépulcrales. Le Religieux psalmodiant un Miserere , conduit sire Johan au dortoir de l'Infirmerie ; salle déserte hantée du vent, où le concierge des Trépassés s'était ménagé un abri dans le coin d'un foyer immense.

Le moine allume une aiguillette de résine qu'il insère dans un bois fendu, fiché à la paroi de la cheminée. L'Ecuyer déterre un tison assoupi sous les cendres, le couvre d'un fagot de ramées vertes et mouillées qui suaient leur sève avec bruit et dont la flamme mourait et renaissait dans une grosse fumée.

La tempête et la nuit étaient descendues ; la pluie battait les débris du monastère. On entendait les vagissements lointains des Décédés. L'écuyer s'endormit assis sur une escabelle près du feu qui brûlait petitement, le Chevalier disait son chapelet en comptant les dizaines avec son doigt sur les entaillures du pommeau de son épée. Le frère placé en face de lui, alterna d'abord les Ave Maria puis il se tut. Johan lève les yeux ; il aperçoit au lieu du solitaire, un fantôme qui le regardait. Une tête de mort hochait dans l'enfoncement d'un froc et deux bras décharnés sortaient des larges manches d'une robe monacale. Le squelette fait signe à Tinténiac de le suivre ; l'intrépide champion se lève et le suit.

Ils franchissent sur des solives disjointes, tremblantes et demi-brûlées, des bâtiments charbonnés par les flammes qui en dévorèrent les toitures, les planchers et les lambris. Ces décombres s'allaient appuyer contre une Eglise dont la masse gothique se dessinait en noir sur une brume blafarde. Le Chevalier et son guide pénètrent dans la basilique par la crevasse d'un mur lézardé ; ils traversent un labyrinthe de colonnes qui tour à tour sortaient de l'ombre à la lueur phosphorique que le spectre passant émanait. Quelque chose gémissait sous les voûtes et tirait de temps en temps des glas de la cloche : les vitraux coloriés qui pendaient à leur plomb rompu laissaient entrer pêle-mêle les feuilles séchées de la forêt.

Le fantôme s'arrête devant un cercueil, à l'ouverture d'un reliquaire qui conduisait au caveau funèbre creusé sous le Beffroi : il montre à Johan l'escalier ; Johan pose le pied sur la marche supérieure étend la main dans l'obscurité, tâte les murs froids, moites et rampants qui lui servent à tournoyer les degrés ; le spectre descend après, et lui interdit le retour.

Le reste de l'histoire est perdu. Mme de Chateaubriand était femme à suppléer le texte et à remplir très bien la lacune ; mais elle avait trop de conscience pour altérer la vérité et pour interpoler un document authentique : les oeuvres des nourrices bretonnes, comme les Annales de Tacite, ont leur fatal caetera desunt .


Pantomime de Mila

Je fis prier la petite Indienne de danser ; elle exécuta toute une pantomime ; elle figura des scènes de guerre, de famille, de chasse. Sa parure sauvage allait bien à son espèce de hardiesse et à son air fin et naïf. Je n'aurais jamais cru qu'une perle de verre pendant au nez et descendant sur la lèvre supérieure pût être un ornement agréable ; [et cependant elle l'était :] dans les attitudes variées de la jeune fille, cette perle d'un bleu transparent jouait de cent manières sur ses dents blanches et ses lèvres roses.

Pour peindre un prisonnier dans les tortures, la petite fille mettait ses bras en croix comme dans le cadre de feu , et chantait la terrible chanson de mort avec un gazouillement qui ressemblait à celui d'un oiseau, puis elle se laissait tomber, se couchait sur le dos, serrait ses jambes fines l'une contre l'autre, rapprochait ses deux bras étendus dans toute leur longueur, entr'ouvrait un peu la bouche et fermait avec lenteur ses yeux brillants, représentant la mort sous les formes les plus charmantes de la vie.

Cette mort n'était pas longue :

L'actrice ressuscitait tout à coup, se mettait sur son séant, écartait avec ses deux mains ses cheveux épars, se redressait sur ses pieds comme un roseau lassé du vent, et commençait une nouvelle scène.

Traverser une rivière : ses bras décrivaient dans l'air les mouvements d'un nageur ; on eût cru plutôt qu'elle allait s'envoler.

Franchir une cataracte : elle imitait avec sa bouche mille bruits confus, tandis qu'elle roulait ses bras rapidement pour peindre une eau qui tombe.

Gravir une montagne : elle traînait ses pas, haletait, pantelait, soufflait ; à ses joues bouffies, à ses regards pétillants de vie, elle avait l'air d'un de ces anges qui soutiennent des nuages ou des coins de draperies dans les tableaux.

Mère surprise par des ennemis : elle défendait son enfant, que figurait un bouquet de bignonia ; elle l'enveloppait dans son manteau ; d'une main elle le pressait sur son sein, de l'autre elle repoussait le ravisseur, le corps penché en avant, la tête dégagée et parlante, avec toute l'innocente gaucherie d'une vierge qui joue à la mère.

La satisfaction de l'assemblée s'exprimait par des cris. J'applaudissais en frappant ma cuisse comme Jupiter, mon bras cassé m'empêchait de battre des mains ; l'espiègle était charmée. Ses gestes se taisaient alors ; elle restait muette, puis recommençait une danse ou légère ou voluptueuse, m'adressant entre chaque tableau un mot pour me demander si j'étais content. Je faisais un signe, lequel voulait dire que je ne la comprenais pas : elle s'impatientait [tapait du pied, les larmes lui venaient aux yeux] ; elle dansait encore et renouvelait son interrogatoire. L'interprète lui redit que je ne l'entendais pas. Elle s'approcha de moi, me passa un bras au cou et se mit à crier à tue-tête. Je riais, elle rougit, prit ma main, la caressa [doucement de ses lèvres] et finit par la mordre. Je retirai ma main : l'enfant sauvage rit à son tour de tout son coeur. Cette maligne et gracieuse affolée m'a donné l'idée du personnage de Mila que l'on verra dans les Natchez ; si jamais je publie les stromates ou bigarrures de ma jeunesse, pour parler comme saint Clément d'Alexandrie, on y verra Mila.


Digression philosophique

De l'âme et de la matière .

J'avais beaucoup étudié les livres de philosophie et de métaphysique : tout ce qu'on peut dire pour ou contre l'existence de l'âme et l'existence de Dieu m'était connu ; tous les écrits et commentaires contre la partie historique, dogmatique et liturgique du Christianisme, avaient été l'objet de mes investigations. Je n'ignorais aucune des objections des esprits forts, depuis ceux qui niant le Christ, regardaient les Evangiles comme un beau mythe de l'école d'Alexandrie du second siècle, jusqu'à ceux qui ne voyaient dans le Christianisme que le développement naturel de la civilisation, la marche obligée, le progrès invincible de la société générale.

Si mon imagination était naturellement religieuse mon esprit était sceptique ; examinateur impartial des motifs de la foi et des motifs de l'infidélité. J'avais pitié des Croyants, mais j'avais un profond dédain pour les incrédules, trouvant les raisons de croire supérieures aux raisons de ne pas croire : ma philosophie n'était pas plus sotte et plus suffisante que cela.

Le consentement universel des hommes touchant l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme, n'avait cessé de m'embarrasser à l'époque même de l'indépendance de mes opinions religieuses.

Qu'il y eût chez les sectes philosophiques de l'Orient, de l'Egypte, de la Grèce, des doctrines secrètes d'athéisme et de matérialisme ; que les Chinois et les Juifs si l'on veut (malgré leur grande école d'inspiration ou de prophétie) fussent des peuples matérialistes, cela ne m'amenait à aucune conviction.

D'abord rien de moins certain que les faits dont on argumente au sujet des écoles philosophiques ; mille choses contredisent ces faits. Ensuite parmi les peuples athées et matérialistes en masse , l'individu est religieux ; il l'est vaguement sans doute, mais on lui surprend des instincts d'une autre vie, ou dans son culte des morts, ou dans les prières qu'il adresse à la matière : quand il implore la pluie ou le soleil pour son champ, il suppose une intelligence ; or c'est là ce qui constitue le consentement unanime des hommes.

Jamais la nature ne donna à l'individu un instinct qui ne lui fut pas naturel qui ne fut pas en lui un besoin, une vérité de sa propre essence. Si les hommes, pris un à un, croyent, à leur su ou insu, à une vie future, c'est qu'il y a une vie future, parce qu'il n'y a pas d'effet sans cause, parce qu'il est absurde de dire que l'homme passe ses jours à craindre ou à espérer au delà de la tombe un avenir qui n'existe pas ; bizarre animal qui aurait la connaissance de la mort, qui posséderait un sentiment dont la rapidité et l'étendue embrassent tous les siècles et tous les mondes, et qui ne serait doué de cette extension de temps et d'espace que pour s'enfermer à jamais dans un trou de six pieds de long ! Les gouvernements , les nations peuvent être athées et matérialistes ; les individus jamais.

Il me paraissait encore bien plus moquable, lors même que je n'étais plus chrétien, d'assurer avec une école moderne que le progrès de la société humaine sera d'arriver au matérialisme, à la preuve physiologique et mathématique qu'il n'y a point d'âme. Beau résultat de la science, et d'après lequel il sera facile d'établir la conscience ou la moralité des actions.

Que le résultat soit beau ou laid, bon ou mauvais, dit-on, ce n'est pas là la question : le matérialisme est un fait ; or tout fait doit être accepté qu'il blesse ou non nos moeurs, nos habitudes, nos désirs, nos études, nos systèmes, nos préjugés, nos préventions.

C'est précisément parce que le matérialisme n'est pas un fait prouvé , qu'on n'est pas obligé de l'accepter ; on peut très bien ne pas accorder la majeure du syllogisme. Quand on connaîtrait tous les recoins du cerveau où la vue de l'objet va mettre en mouvement les diverses perceptions intellectuelles, resterait toujours à expliquer la cervelle elle-même ou les différentes fonctions des organes cérébraux dans la théorie du docteur Gall.

Si vous coupez un nerf derrière l'oreille d'un dindon ; si vous attaquez certaine partie du crâne d'un quadrupède, voilà que le dindon perd la faculté de s'arrêter et qu'il court toujours ; voilà que le quadrupède est dépourvu d'une des facultés de son instinct : donc l'intelligence tient à des causes physiques. Quelles belles découvertes de cette nature ne ferait-on pas en bistourisant une vingtaine de milliers d'hommes, en fouillant dans les entrailles de quelques centaines de femmes, comme on martyrise des lapins des chats, des chiens et des chiennes !

on peut être un très bon anatomiste et un très mauvais logicien. L'argumentation ci-dessus est une pure pétition de principe : on admet comme prouvé ce qui est à prouver. Si l'homme a une âme, cette âme a nécessairement des organes matériels à son service tant qu'elle est unie à la matière ; l'altération des organes matériels trouble nécessairement les perceptions de l'âme, mais ne la détruit pas : parce que vous interrompez le cours d'un ruisseau, est-ce à dire qu'il n'y ait plus d'eau à la source ?

Si l'homme n'a pas d'âme, vos cruelles expériences ne portent alors que sur la matière, ne démontrent que les aptitudes de cette matière ; mais il faut que vous me prouviez que l'homme n'a pas d'âme ; or c'est ce dont je vous défie.

Enfin votre expérience ne vous tire pas d'affaire : vous m'apprenez bien que tel accident arrivé au cerveau, suspend telle perception ; mais vous ne m'apprenez pas quelle est cette perception, et comment il advient qu'un peu de matière molle dans un coin de votre tête, produit une idée.

Il me suffirait pour croire à l'âme de voir un cadavre : il est impossible que l'esprit plein d'intelligence et de feu, l'esprit capable d'aimer et de sentir, l'esprit indivisible, incorruptible, sublime, qui s'élevait jusqu'à Dieu, soit de la même nature que cette masse immobile, insensible, stupide, glacée, tombant en lambeaux ; pourriture infâme, aveugle, sourde et muette que son vil poids entraîne au sein de la terre. La mort ne détruit pas l'extérieur de l'animal, comme elle défigure l'effigie de l'homme : le quadrupède garde sa fourrure, l'oiseau ses plumes, le poisson ses écailles, le reptile sa peau, l'insecte ses couleurs ; au mouvement près, vous ne sauriez dire si ce lion, cet aigle, cet ichtys, ce serpent, ce papillon est vivant ou mort. L'animal appartenant à la matière, est tellement proche de son élément, qu'en cessant de respirer il ne varie qu'un mode de son être ; une pendule qui marche et une pendule arrêtée, conserve la même apparence. Mais notre argile s'altère en devenant cadavre : l'homme, la plus belle des créatures dans l'état de vie, est la plus hideuse de toutes dans l'état de mort. La bête morte est chaste et vêtue ; l'homme mort est obscène et nu. Ce cadavre convulsif n'est pas allé paisiblement au néant, comme on retourne à son origine ; il n'était pas seul ; quelque chose a contrarié sa dissolution ; il s'est fait une séparation violente dont la nature désespérée et stupéfaite, a gardé la terreur. Le corps mort vous donne non l'idée d'une machine démontée mais d'une maison vide, d'une habitation ce matin debout et occupée, ce soir en ruine et abandonnée pour jamais. L'expression sévère ou sereine qui parfois demeure un instant au visage du décédé, n'est que le reflet d'une lumière lointaine, qu'une trace du passage de l'âme. Cette beauté intellectuelle du dehors, estompée sur la laideur repoussante de la chair, est une preuve de plus de la différence et du contraste des deux principes : si la pensée appartenait au cerveau matériel, elle ne pourrait être empreinte dans ce front qui ne pense plus ; l'effet cesserait avec la cause.

De même si l'homme est d'une nature semblable aux mollusques ; si les mollusques sont le premier degré et l'homme le dernier dans l'échelle des êtres animés ; ou plutôt si l'organisation n'est qu' une ; si le polype, la sèche, l'huître, le limaçon et l'homme ne sont qu'un même animal diversement agencé et plus ou moins développé expliquez ces embryons de l'homme.

Que si l'animal se perfectionnant, passe de l'huître à l'homme, par le reptile, le poisson, l'oiseau, le quadrupède, le singe et le nègre, comment se fait-il que l'opération ne s'accomplisse pas graduellement sous nos yeux ? Comment se fait-il que l'huître reste toujours huître ? La nature s'est-elle fixée, et, dans ce système, peut-elle se fixer ? ne devrait-on pas trouver des huîtres progressives, demi-poissons, des poissons demi-oiseaux, des oiseaux demi-quadrupèdes, des quadrupèdes demi-singes, des singes demi-nègres, des nègres demi-blancs ? Puis sur l'échelle descendante l'homme retournerait à l'huître, en repassant par les degrés inférieurs jusqu'à sa coquille. On répondra que cela arriverait en effet si la matière n'était épuisée. Chaque être s'est arrêté au degré de forme auquel il était parvenu quand la nature a perdu la faculté de création progressive.

Quelle preuve m'apportez-vous de cet épuisement de la matière ? Votre assertion ! ce que vous imaginez pour bâtir votre roman ! La plaisanterie est trop forte. Je me pourrais contenter de vous dire : " démontrez et vous affirmerez ensuite ". Mais je ne vous demande qu'un seul mot d'explication : dites-moi comment tous ces individus, huîtres et hommes, qui ne sont plus progressifs, qui ont cessé d'être adultes dans l'oeuvre générale par l'impuissance de la matière, se reproduisent néanmoins chacun dans son espèce ? ils ont la faculté de se propager imparfaits, et ils sont eunuques quand il s'agit de se régénérer en l'état plus parfait où les appelaient leur organisation et les fins de la nature. Oh ! que les savants, contempteurs des poètes, sont eux-mêmes de grands poètes, et souvent des poètes bien bouffons ! " La philosophie, dit Montaigne, n'est qu'une poésie sophistiquée. "

Les habiles changeant de terrain, ont en réserve une vérité newtonienne dont ils foudroient les pauvres Croyants en Dieu ; écoutez-les : " L'homme est matière, et comme tel soumis aux lois de la matière : un fait mathématique ne laisse aucun doute à cet égard. Augmentez ou le volume ou le poids de la terre, la puissance de l'attraction ou du centre de gravité, l'homme qui se tient debout, tombera sur le ventre et se changera en reptile n'ayant plus la force de prendre la perpendiculaire. "

Eh ! n'est-ce pas au contraire ce merveilleux équilibre de la nature, qui décèle l'intelligence divine ? chaque chose est dans sa proportion rigoureuse, et si cette intelligence venait à se retirer tout retomberait dans la confusion du chaos. L'homme ne serait pas un reptile parce qu'il se traînerait sur la terre, mais Dieu aurait manqué la création. Supposer que le globe fût autre qu'il est, et que l'homme eût conservé les dimensions qu'il a, équivaut à la non existence de Dieu ; et c'est toujours cette non existence que vous avez à prouver.

Enfin l'organisation est-elle une (chose qui n'est pas du tout démontrée) ? L'anatomie comparée nous apprend-elle que la charpente osseuse est la même pour tous les animaux ; que les os seulement en empiétant les uns sur les autres, forment la variabilité des structures ? Ainsi dans l'homme le crâne se serait accru aux dépens du facial amoindri, et dans le crocodile la presque disparution du crâne aurait fourni le masque d'une face exorbitante. La nature à ce compte n'aurait qu'une même bandelette avec laquelle elle emmailloterait les êtres, mais en déchiquetant l'enveloppe de manière à distinguer les espèces, comme Fénelon donne des habits divers aux citoyens de Salente. Eh bien ! qu'est-ce que cela prouverait contre l'existence de Dieu et la création venue de Dieu ? Dieu n'a-t-il pu créer dans un ordre simple, comme dans un ordre composé ?

Est-ce la matière qui a agi d'elle-même et d'après sa propre loi ? Alors daignez m'enseigner ce que c'est que la loi de la matière : d'où vient cette loi ? Qui l'a faite ?

Vous me répondrez : c'est la loi des êtres ; c'est ce qui fait qu'on est parce que l'on est ; c'est la condition d'existence de l'objet et de sa forme.

Parlons clair et ne nous cachons pas dans des mots-brouillards : dites-moi, je vous prie, qu'est-ce qui fait que l'on est, parce que l'on est ? Il y aurait selon vous des lois nécessaires produisant en vertu d'elles-mêmes ; des lois, par exemple, qui font que deux et deux font quatre, que le cercle est rond, que le triangle a trois angles. Très bien ; il vous reste à m'apprendre comment et pourquoi deux et deux font quatre. Grands génies, il y a toujours une inconnue que vous ne pouvez dégager ; force vous est toujours de trouver qui porte la tortue, laquelle porte l'éléphant par qui le monde est porté.

Que l'anatomie ait marché à pas immenses ; que la physiologie soit une science nouvelle, féconde en résultats ingénieux ; que la chimie reformant sa nomenclature ait pénétré les substances ; que chaque jour on compose et l'on décompose des gaz ; que l'électricité, le galvanisme, le magnétisme révèlent des attractions ou des répulsions de fluides, des propriétés et des rapports ignorés ; que la vapeur et les machines modifient la société matérielle ; que l'on reconstruise l'histoire des époques de la nature ; que notre globe et les globes soient explorés dans leurs lumières, leurs éléments, leurs âges, leurs lois, leurs cours ; que la géologie devienne une étude vaste et curieuse ; que le genre humain commence à se mieux connaître par l'interprétation des monuments, par l'initiation aux langues dites primitives : tant est que plus on avance en découvertes, moins on y voit clair. Se croit-on sûr d'une vérité à l'aide d'une inscription, d'une figure, d'une expérience ? Vient une autre inscription, une autre figure, une autre expérience qui met cette vérité au néant : on ne fait que changer de nuit.

Je ne suis pas du tout embarrassé du progrès de la science : en me faisant voir que j'avais tort d'apporter en preuve d'une intelligence supérieure, une prétendue combinaison d'éléments qui n'était qu'une erreur de physique, qu'en résulte-t-il ? Que vous déplacez seulement l'objet de mon admiration. Dans le nouveau tableau que vous m'offrez, l'ordre se présente à moi comme dans l'ancien tableau. Si le télescope a fait reculer l'espace ; si cette brillante étoile qui me paraissait simple est double et triple ; si au lieu d'un astre j'en aperçois trois ; au lieu d'un monde trois mondes avec leurs sphères dépendantes ; si Dieu au centre de cet incommensurable univers, voit défiler devant lui ces magnifiques théories de soleils, je m'empare de ces grandeurs ; ce sont des preuves ajoutées à mes preuves. Je consens à échanger contre ces merveilles du firmament, les deux luminaires domestiques du foyer de l'homme.

Deux études parallèles. Opinion mixte ou Panthéisme .

Deux études parallèles ont procédé dans le monde, mais non de la même vitesse ; l'étude de l'esprit et celle de la matière. La première a donné naissance à l'école philosophique intellectuelle, ouverte aux vieux âges et perpétuée jusqu'à nous. Il est beau de voir de Pythagore à Leibnitz une succession d'heureux génies exclusivement occupés de l'histoire inaltérable de Dieu et de l'âme, sans être dérangés par le mouvement d'une société temporelle et fugitive. Les anciens et les nouveaux Platoniciens poursuivaient leurs recherches au fracas des victoires d'Alexandre et de l'invasion des Barbares. De nos jours, quand le bruit des mille combats de Bonaparte retentissait en Italie, des hommes de la science déroulaient paisiblement à Naples les manuscrits d'Herculanum : au bout d'une soie, une lettre brûlée de quelque traité d'Epicure, était avec précaution enlevée par eux ; ils retenaient leur haleine de peur de disperser ce grain de cendre philosophique recueilli des laves du Vésuve, tandis que le souffle d'un conquérant balayait les empires.

Mais pour s'enquérir de Dieu et des opérations de l'esprit, les méditations solitaires de l'intelligence suffisent, l'Inde, l'Egypte, la Grèce, l'Italie eurent tôt pénétré le pénétrable en tels sujets, et se vinrent égarer dans les songes qui flottent à la limite des vérités inaccessibles. Aujourd'hui nous en sommes encore où en étaient les anciens à l'égard de la spiritualité ; nous passons et repassons à travers leurs systèmes, semblables au singe dans le cerceau de la Couronne. Depuis Locke, Mallebranche, Condillac, combien de rêvasseries contradictoires abandonnées ! Les chaires d'Edimbourg n'ont pas été plus stables ; l'Allemagne voit accravanter successivement ces philosophies prétendues supérieures ; Kant est allé au cercueil avec son sensualisme ressuscité, l'Eclectisme moderne croule maintenant à la façon du reste : que viendra-t-il après ? une autre subtilité, propre à remplir quelque cervelle creuse, comme le gaz dans un ballon vide. L'étude de l'esprit est épuisée ; elle a touché les bornes du possible en métaphysique : on peut la revêtir d'un nouveau langage, non l'enrichir d'une seule vérité.

L'étude de la matière , je l'ai dit plus haut, a cheminé moins vite ; elle ne se fonde pas sur les simples perceptions de l'âme ; elle marche le bâton de l'expérience à la main ; point ne lui chaut des jardins d'Acadème, du Lycée, du Portique ; elle ne se paye pas de promenades, d'imaginations, de paroles ; elle demande des faits résultat du travail ou du hasard. Elle n'est entrée en progression sensible, que quand le globe a été parcouru au moyen de l'aiguille aimantée, le ciel mesuré avec le secours du télescope, la société rendue nouvelle par la découverte de la poudre à canon, de l'imprimerie, de la vapeur. Cette science de la matière n'était pas douce tout d'abord de ses propres organes comme celle de l'esprit ; force a été de les composer, de pourvoir le génie de la terre du trépan, du forceps, du creuset, de l'alambic, de la lunette, de tous les instruments perfectionnés. Ce génie n'a guère été complètement armé que de nos jours. Alors agitant son bras de fer et montrant ses ongles d'acier, il s'est précipité dans la carrière où se traînait l'étude de l'esprit pantelante et lassée, il a voulu faire ce que celle-ci n'avait su ; il s'est vanté avec ses machines, ses scies, ses spatules, ses ciseaux, ses hachettes, ses fourneaux, d'analyser des mystères échappés aux investigations du spiritualisme : il s'est écrié : " Je tiens l'âme ! J'ai saisi la pensée avec mes tenailles dans cette bosse du cervelet ! une sangsue appliquée sur cette veine frontale, a bu à la source de la poésie. Je sais comment se coordonne l'univers ; j'en ai dérobé les secrets et les lois. Victoire ! Victoire ! "

Et voilà qu'il est arrivé à l'étude de la matière, la chose advenue à l'étude de l'esprit : certaines vérités passées elle n'a plus rencontré que contradictions, doutes, ténèbres ; elle a vu ses convictions du jour, détruites par ses observations du lendemain ; les horizons se sont refermés ; le mystère a recommencé. Une autre énigme, celle de la matière, a pris la place de l'énigme de l'esprit, et le mot en est demeuré inconnu. Le Dieu s'est dérobé à de brutales sollicitations ; en vain le scalpel s'est enfoncé dans le crâne humain ; il n'a pu disséquer la pensée qui survit à la tête dont elle est sortie.

L'étude de l'esprit a senti renaître son courage, quand son adversaire fanfaron s'est perdu dans le chaos. Elle s'est écriée à son tour : " Tu ne tiens rien ; tu ne sais rien. Tu m'oses dire qu'un principe matériel engendrerait un être immortel et intellectuel ! Fuis avec tes couteaux inintelligents et tes muettes anatomies ! "

Entre les deux contendants, s'est glissée une opinion discrète moitié esprit, moitié matière, gentil monstre biforme ; né de leur union : elle leur a murmuré d'un ton filial et mielleux : " Très honorés Père et Mère, il me semble aisé de vous mettre d'accord : dans mon humble façon de voir, vos raisonnements, excellents d'ailleurs, se perfectionneraient peut-être en prenant un juste milieu. Je vous propose ce traité de paix : le cerveau mortel n'enfante point une fille immortelle ; mais la pensée immortelle ne prouve pas l'existence de l'âme. Il sera reconnu par les deux partis que la pensée est une étincelle avolée du foyer universel de l'intelligence : elle y revole et se réunit à son élément, l' esprit , sans conserver la connaissance de son individualité ici-bas, comme le corps, en se dissolvant, retourne à son élément, la matière . "

Nous voici dans le panthéisme de Virgile, renouvelé par Spinosa ou dans le dogme des deux principes divisés, ennemis et coexistants éternels, emprunté des Mages ; système le plus extravagant ou système le plus inexplicable que l'on puisse imaginer. Tout est Dieu : une rose, ou les ordures du grand Lama, ou bien il y a deux Dieux, l'un vivant, l'autre mort, tous deux également puissants et impuissants. Vaguez, si cela vous amuse, dans ces chimères ; mais ne dites pas que vous les comprenez et qu'elles satisfont votre raison.

Si la pensée, flamme divine, remonte et se perd dégagée des sens au brasier de l'intelligence, il en résulterait que l'esprit individualisé dans l'homme aurait sa conscience , son moi que l'esprit universel n'aurait pas. L'esprit ou la pensée impérissable reste dans le monde après que le corps qui lui servait d'enclôture, est tombé ; cette pensée ne vivrait que dans ce monde et pas au delà ; elle serait à la fois animée et morte : animée parmi les hommes où elle aurait paru, morte à son centre d'attraction où elle se serait rejointe. Epurée de la matière, la pensée ne saurait plus ni ce qu'elle est, ni ce qu'elle a été : l'inintelligence donnerait l'intelligence ; l'indivisibilité, la faculté d'être en tous lieux et au même moment, recevraient leurs qualités de la divisibilité, de la substance inerte et bornée ; le corps serait la mémoire ou le mêmento de l'âme. Et d'un autre côté le corps ne sait pas qu'il existe sans la perception de l'esprit ; il meurt, s'il n'est uni à l'âme.

On concevrait l'âme s'éteignant partout à la fois : mais quoi, la pensée demeurera individu immortel sur le globe dès qu'elle y aura brillé et elle s'annulera généralité sans intuition d'elle-même, alors qu'elle refluera dans son principe ?

Par un renversement de toutes les notions du genre humain elle vivra sur la terre et elle ira mourir au Ciel, car c'est mourir que de défaillir, sans garder la conscience de la vie. La pensée sera double : analyse intelligente dans la région matérielle, synthèse imbécile à la source même de l'intelligence ! le corps, lui, n'a pas ces deux existences jumelles : il cesse d'être au monde quand il cesse de s'y montrer ; il se dissout, et sans l'esprit, garde-note de son passage, nul ne saurait qu'il a existé. Où est le corps d'Homère ? Vous savez bien où est sa pensée.

" Mais la pensée n'est-elle pas semblable au flambeau ? le flambeau s'allume aux émanations d'une lumière empruntée et se volatilise avec l'aliment qui le nourrit. "

La comparaison ne vaut : le flambeau se dévore lui-même en quelques heures ; la pensée est une lampe perpétuelle qui brûle sans se consumer.

" Mais n'en est-il pas de la génération des idées comme de celles des corps ? l'homme laisse ses pensées sur la terre, comme il y laisse ses fils. "

La similitude cloche : votre fils meurt ; il engendre un fils qui meurt ; ainsi de suite. Votre idée peut enfanter avec les esprits divers d'autres idées et se perpétuer en lignes collatérales ; mais elle ne connaît point le tombeau ; elle va s'enfonçant dans l'avenir, contemporaine successive de ses filles. Cette société dont aucun individu ne disparaît, s'accroît à l'infini ; les grands-parents vivent avec leurs enfants et gardent comme eux une immortelle jeunesse. Des deux postérités matérielle et spirituelle de l'homme, la première est pérenne, la seconde éternelle.

Conclusion : de toute nécessité si l'âme ne s'annihile avec le corps, elle conserve le sensorium. Il est inutile de recourir au subterfuge de ces philosophes lesquels sont d'avis que l'âme ne se présente pas nue à la mort : sous le rude tissu de nos organes périssables, s'étendent, assurent-ils des organes déliés et indestructibles, les propres organes de l'âme, immatériels, immortels : elle conserve de cette sorte un véhicule, idoine à lui transmettre la connaissance des objets hors de soi.

Divers systèmes sur la nature de l'âme. Le néant. Dieu formé par la matière. Conscience. J.-J. Rousseau .

Le panthéisme débouté de sa demande, n'empêche pas les chicaniers du néant d'intenter de nouveaux procès : sans résoudre les difficultés des systèmes qu'ils préconisent, sans s'arrêter aux objections qu'on leur oppose, ils s'écrient : " Champions de l'âme, mettez-vous au moins d'accord entre vous. L'âme est-elle une substance se mouvant d'elle-même, comme le dit Platon ? une nature sans repos comme le prétend Thalès ? un mouvement des sens comme l'avance Asclépiades ? Hésiodes et Anaximandre la composent de terre et d'eau, Parménides de terre et de feu, Empédocles de sang. Possidonius, Cléanthes, la tiennent pour la chaleur, Hippocrates pour un esprit répandu dans tout l'être, Varron pour un souffle reçu sur les lèvres et mis en jeu par le coeur. Zénon pour la quintessence des quatre éléments, Héraclides de Pont pour la lumière. Les Egyptiens en font un nombre, les Chaldéens une vertu sans forme. Aristote la nomme Entelechie id est le principe normal, la perfection abstraite. Hippocrates et Hiérophile établissent son siège au cerveau, les stoïciens au coeur, Aristote et Démocrite dans le corps entier, Epicure dans l'estomac : et la preuve dit Chrysippe, c'est qu'en prononçant le mot egw, ego , moi, la mâchoire inférieure descend vers l'estomac. Enfin les Pères de l'Eglise ont varié sur le siège et la nature de l'âme, et le dogme de son immortalité n'a été fixé parmi les chrétiens que vers la fin du XIIe siècle. Parmi les modernes, les plus grands génies religieux tels que Pascal, Leibnitz, Newton, Euler, n'ont pu arriver à des preuves positives. "

Voilà certes une argumentation puissante ! Parce que en ce monde matériel , nous ne pouvons parvenir à toucher du doigt et de l'oeil une chose immatérielle , il en faut conclure que cette chose n'existe pas. Mais touchez-vous la pensée, quoique vous sachiez très bien qu'elle existe et qu'elle vous survit ? Les folies mêmes de ces inventions philosophiques, ne prouvent-elles pas une conviction unanime de l'existence de l'âme dont on ignore seulement le mode et la substance ? Descendus des entrailles qui nous portèrent, avions-nous la moindre idée du temps et de son empire, lorsque nous y fûmes introduits ? Les entrailles de la terre, notre seconde mère, nous enfanteront à l'Eternité dont nous n'avons pas aujourd'hui la plus légère notion : nous y trouverons un soleil comme nous en trouvâmes un quand nous quittâmes le sein de notre première mère. La faiblesse a été placée aux deux bouts de notre carrière comme le crépuscule aux deux extrémités du jour ; à notre naissance nous n'avions ni force, ni mémoire, ni intelligence ; à notre mort nous serons dans ce même état. Mais la Providence nous recevra dans ses bras en sortant de la vie, ainsi que notre nourrice nous y reçut en y entrant. L'aveugle-né ne se dépeint point la vue ; le sourd-muet n'a aucune donnée pour apprécier l'ouïe ; l'enfant est inapte à la passion la plus vive de l'homme : comment donc dans la nuit, le silence, la puérilité où nous vivons, comprendrions-nous la lumière, l'harmonie et la volupté du ciel ?

Mais vous, Néantistes qui avez la superbe de votre rien , me l'expliquerez-vous ? Je l'adopte, quoiqu'il m'en coûte, si vous me le faites toucher au doigt et à l' oeil . Grâces à Dieu cela n'est pas dans votre puissance ! J'ai peur qu'à l'heure du naufrage, vous n'ayez plus vous-mêmes votre négative conviction ; vous implorerez le port de salut dans ces régions de la mort où vous n'apercevez aujourd'hui qu'une côte inhospitalière et désolée. Vous jetterez pêle-mêle à la mer, pour sauver votre vaisseau, le lest aride dont vous l'avez encombré, vos systèmes : il sera trop tard. Vous vous enfoncerez dans les flots entre une foi ébranlée et non détruite et une foi naissante et non affermie, entre l'horreur du néant et l'épouvante de l'Eternité, ayant perdu l'espérance aveugle du premier, et n'étant pas arrivés à l'espérance éclairée de la dernière.

Si vous repoussez les preuves de la vie, je vous somme de me démontrer la mort. Quelle est-elle ? Traînez-vous dans les lieux communs de l'athéisme et du matérialisme, je me charge de déduction en déduction de vous acculer à l'absurde. L'orient a été plus loin que les autres contrées de la terre, dans ces abominables et stupides systèmes ; ses efforts ne l'ont conduit qu'à ce galimatias désespéré : " La mort, dit une philosophie indienne, est sortie de son propre néant, elle devient la vie du temps dans l'espace, parce qu'elle fait sentir le temps en le mesurant. Ainsi ce que nous prenons pour la vie, n'est que la mort : l'homme qui a bien compris la mort, qui sait la mort, devient cette mort ; il est l'esprit qui est la mort. Quand la mort sera rentrée dans le néant dont elle n'est qu'un mode, le temps et l'espace qui n'existent que par la mort, finiront ; et le néant sera l'Etre suprême qui engendrera tout par la mort. "

L'incisive et subtile poésie de ce platonisme athée, est remarquable, mais il faudrait plaindre le cerveau assez infirme pour avoir le malheur de l'entendre. Si le Bracmane est resté assis trois ou quatre mille années, à méditer cela en se laissant manger aux mouches et livrant le peuple qu'il débilite au premier envahisseur venu, c'est employer un peu trop de temps à la composition d'un hymne à la mort.

Nous n'avons qu'une base certaine de calcul, notre pensée, pour obtenir Jéhovah, l' Ego sum qui sum : l'intelligence humaine est la seule raison péremptoire du fait de l'intelligence divine : l'homme est la preuve de Dieu ; chaque homme est un Messie envoyé du néant pour révéler la vie suprême. De là peut-être ce rêve extraordinaire d'un philosophe germanique.

Dieu n'a pas créé la matière ; la matière au contraire a créé Dieu par l'opération de l'homme. L'homme est un animal doué d'un organe propre à dégager l'esprit de la matière ; cet organe est le cerveau qui sépare l'idée du bloc inanimé : l'idée une fois extraite ne s'anéantit point : les idées augmentant de nombre, s'unissent en vertu de leurs affinités élémentaires et commencent l'individualité d'un être intellectuel. Cet être n'est pas encore achevé, parce que toutes les idées ne sont pas encore émises, mais quand elles le seront, elles composeront, de leurs agrégats un Dieu unique, une âme égale à l'amplitude de l'univers. L'espèce humaine que son long enfantement de l'idée aura fait dépérir, mourra comme une mère épuisée ; le monde matériel se trouvera changé dans un monde spirituel par cette évaporation ou transfusion insensible.

Une chose reste de toutes ces extravagances : l'accord des diverses opinions sur les hautes destinées de l'homme.

Mais n'allez pas entretenir les incrédules de ces opinions lorsqu'elles tendent à la démonstration d'une existence outre-tombe. Leur exposez-vous les théorèmes de Clarke, espèce de géométrie transcendante de notre immortalité ? ils rient, et cependant ils ne sont pas des Clarke. Objectez-vous à leur mécréance, la voix de la conscience, invoquée de Rousseau ? ils rient, et cependant ils ne sont pas des J. J. Qui sont-ils ? ordinairement les plus médiocres créatures de ce monde, décidées à refuser à leur âme, la vie qu'on n'accordera pas à leur mémoire.

Toi qui jusqu'au Très-Haut, veux porter ton délire,

T'assieds-tu près de lui dans le céleste empire ?

Vis-tu le créateur dans les premiers moments

De ce vaste univers creuser les fondements,

Des vents et des saisons mesurer la richesse,

Et jusque sous les flots promener sa sagesse ?

Des portes de l'abîme as-tu posé le seuil ?

As-tu dit à la mer : " Brise ici ton orgueil " ?

Misérable Dathan ! quoi ! vermisseau superbe,

Tu veux comprendre Dieu quand tu rampes sous l'herbe !

Admire et soumets-toi : le néant révolté

Peut-il dans ses desseins juger l'éternité [ Moyse en 1822, était fait, mais il n'était pas publié (Paris, note de 1834) ; voir Moïse, acte IV, sc. I. (N.d.A.)] ?

Ecoutons le vicaire savoyard :

" Rentrons en nous-mêmes, ô mon jeune ami ! examinons, tout intérêt personnel à part à quoi nos penchants nous portent. Quel spectacle nous flatte le plus, celui des tourments ou du bonheur d'autrui ? Qu'est-ce qui nous est le plus doux à faire, et nous laisse une impression plus agréable après l'avoir fait, d'un acte de bienfaisance, ou d'un acte de méchanceté ? Pour qui vous intéressez-vous sur vos théâtres ? Est-ce aux forfaits que vous prenez plaisir ? est-ce à leurs auteurs punis que vous donnez des larmes ? Tout nous est indifférent, disent-ils, hors notre intérêt : et, tout au contraire, les douceurs de l'amitié, de l'humanité, nous consolent dans nos peines ; et, même dans nos plaisirs, nous serions trop seuls, trop misérables, si nous n'avions avec qui les partager. S'il n'y a rien de moral dans le coeur de l'homme, d'où lui viennent donc ces transports d'admiration pour les actions héroïques, ces ravissements d'amour pour les grandes âmes ? (...)

" Mais quel que soit le nombre des méchants sur la terre, il est peu de ces âmes cadavéreuses devenues insensibles, hors leur intérêt, à tout ce qui est juste et bon. L'iniquité ne plaît qu'autant qu'on en profite : dans tout le reste on veut que l'innocent soit protégé. (...)

" Il nous importe sûrement fort peu qu'un homme ait été méchant ou juste il y a deux mille ans ; et cependant le même intérêt nous affecte dans l'histoire ancienne que si tout cela s'était passé de nos jours. Que me font à moi les crimes de Catilina ? Ai-je peur d'être sa victime ? pourquoi donc ai-je de lui la même horreur que s'il était mon contemporain ? Nous ne haïssons pas seulement les méchants parce qu'ils nous nuisent, mais parce qu'ils sont méchants. (...)

" Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d'autrui comme bonnes ou mauvaises ; et c'est à ce principe que je donne le nom de conscience .

" Mais à ce mot j'entends s'élever de toutes parts la clameur des prétendus sages : Erreurs de l'enfance, préjugés de l'éducation ! s'écrient-ils tous de concert. Il n'y a rien dans l'esprit humain que ce qui s'y introduit par l'expérience, et nous ne jugeons d'aucune chose que sur des idées acquises : ils font plus ; cet accord évident et universel de toutes les nations, ils l'osent rejeter et, contre l'éclatante uniformité du jugement des hommes, ils vont chercher dam les ténèbres quelque exemple obscur et connu d'eux seuls comme si tous les penchants de la nature étaient anéantis par la dépravation d'un peuple, et que, sitôt qu'il est des monstres, l'espèce ne fut plus rien ! (...)

" Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix, guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre, juge infaillible du bien et du mal, qui rends l'homme semblable à Dieu ! c'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions. (...)

" On a beau vouloir établir la vertu par la raison seule, quelle solide base peut-on lui donner ? La vertu, disent-ils, est l'amour de l'ordre. Mais cet amour peut-il donc et doit-il l'emporter en moi sur celui de mon bien-être ? qu'ils me donnent une raison claire et suffisante pour le préférer. Dans le fond leur prétendu principe est un pur jeu de mots ; car je dis aussi, moi, que le vice est l'amour de l'ordre, pris dans un sens différent. Il y a quelque ordre moral partout où il y a sentiment et intelligence. La différence est que le bon s'ordonne par rapport au tout, et que le méchant ordonne le tout par rapport à lui. Celui-ci se fait le centre de toutes choses ; l'autre mesure son rayon et se tient à la circonférence. Alors il est ordonné, par rapport au centre commun, qui est Dieu, et par rapport à tous les cercles concentriques, qui sont les créatures. Si la Divinité n'est pas, il n'y a que le méchant qui raisonne, le bon n'est qu'un insensé. "

Que de raison et d'éloquence ! mais que sont l'éloquence et la raison à l'imbécillité suffisante, et au parti-pris de l'orgueil ? Quand ils ont dit : " Je nie la conscience parce que je ne la sens pas. Je ne crois pas parce que je ne crois pas ", il leur semble planer au-dessus des chétifs mortels. La conscience ne se prouve point à ceux qui l'ont étouffée ; le vice produit sur la conscience l'effet du vin sur le génie ; il l'abrutit. Le chien ne croit pas non plus, et il n'était une divinité qu'à Cynopolis en Egypte. Combien d'idiots et de sots reconnus tels, m'ont assuré risiblement de leur incrédulité ! Beaucoup de pauvres gens croient en Dieu, j'en conviens, mais avec leur instinct et leur simplicité ; ils ne prétendent pas comme la bête incrédule, être arrivés à leur conviction par l'excellence de leur judiciaire.

Comment réfute-t-on les pages religieuses d'un homme qu'on admire ? on dit : " Il ne croyait pas ce qu'il écrivait ; il soutenait un paradoxe pour faire du bruit et donner carrière à son talent. " ou bien : " Il a payé tribut aux préjugés de sa caste, de son éducation, de son temps ; à cette époque on n'en savait pas davantage. " Calomnie forgée, sentence rendue, nous nous redressons de deux palmes bénissant la nature d'être de si grands hommes et d'avoir été enfantés en un siècle capable de nous admirer.

Pauvre Jean-Jacques, tu perdais tes sueurs au pied des Alpes, à prêcher ces Aigles. Que ton ombre m'en croie : contre les pédants de l'athéisme et les docteurs de mauvais lieux, le seul argument puissant est la négative : ils attaquent, forcez-les à la défense, poussez-les dans une impasse ; réduisez-les à l'impossibilité de mettre quelque chose à la place de ce qu'ils prétendent renverser. Ainsi vous soutenez que la conscience est l'intérêt général, la nécessité de l'ordre, la loi morale : à merveille ! mais qu'entendez-vous par l'intérêt général, la nécessité de l'ordre, la loi morale ? Prenez garde à votre réponse : si vous vous perdez dans de nébuleux sophismes statistico-politico-moraux, vous prouvez que vous ne vous comprenez pas vous-mêmes ; si votre définition de l'intérêt général, de la nécessité de l'ordre, de la loi morale est juste, il se trouvera que vous avez seulement changé les noms ; vos incrédulités n'auront abouti qu'à la reproduction forcée de la conscience et de Dieu. Rejetez-vous l'une et l'autre ? évitez soigneusement de prononcer les mots de morale et d'ordre ; dites que l'empire est au plus fort, au plus méchant, aux chances du hasard ; que la vertu est une incapacité, l'honnêteté une niaiserie, le juste et l'injuste une affaire variable et de convention et montrez-moi comment il est possible que la société marche ordonnée par la loi du désordre.

Qu'est-ce que la matière ? Matérialisme et athéisme, orgueil déguisé. Que si l'on est déiste, il faut logiquement devenir chrétien, et pourquoi. Que la Religion de la Croix loin d'être à son terme, entre à peine dans sa troisième période .

Je parle ici d'après ma propre expérience : quand j'abandonnai les erreurs de l' Essai sur les Révolutions pour revenir aux principes du Génie du Christianisme , c'est par la preuve négative que je rentrais dans la vérité positive. Vous me niez, disais-je, les mystères de l'esprit, moi je vous nie les mystères du corps ; je vous défie de me prouver l'existence de la matière, comme vous me défiez de vous prouver l'existence intellectuelle.

La matière est-elle réellement , ou n'est-ce qu'une image produite dans l'esprit, comme un songe dans les visions du sommeil ?

Et qu'est-ce que la matière, si elle existe ? est-elle insnensible ou animée ? Chaque atome liquide ou solide, chaque grain d'eau ou de poussière vus au microscope renferment des germes de vie. La matière, y compris le soleil et tous les mondes, serait-elle un immense animal formé de myriades de myriades d'animaux, mourant et ressuscitant sans fin, ou plutôt n'y a-t-il point de mort, et la mort apparente n'est-elle qu'une modification de la vie ? Alors j'adopte volontiers l'opinion de l'astronome qui veut que le flux et le reflux de la mer soit la respiration de la terre.

Si la matière est animée, quelle atroce loi l'oblige à se dévorer au moyen des diverses formes d'animalité qu'elle affecte ? Les animaux se repaissent les uns des autres, une guerre d'extermination se continue jusque dans une bulle d'air, un globule de rosée, une goutte de vinaigre ou de sang. L'homme mange tout, se mange lui-même et est mangé vivant par des vers et des insectes. Et nous à la fois mets et convives à ce festin détestable, nous nous ne fuirions pas aux banquets des anges dans les tabernacles purs et resplendissants de la lumière incorruptible !

Vous me direz que je ne puis nier l'existence de la matière qu'en recourant à des subtilités ; je vous réponds que vous na pouvez nier l'existence intellectuelle que par des subtilités. Or si rien n'est évident dans ce monde, si je suis placé entre deux mystères, la matière d'un côté, l'intelligence de l'autre ; si tout est secret autour de moi ; si je ne puis me rendre compte du moindre mouvement volontaire ou involontaire de ma pensée et de mon corps ; si je ne sais comment je remue mon doigt ou mon idée ; je me décide nécessairement pour la chose dont j'ai l'instinct et qui se lie aux vérités de la morale et de la société : j'aime mieux me jeter dans un abîme de lumières que dans un abîme de ténèbres. Que me proposez-vous en échange de ma foi ? votre incrédulité ou vos doutes : mais votre incrédulité n'est pas plus forte en preuves et en raison que ma foi. Quant à vos doutes, qu'est-ce qu'un doute, sinon une chose dont on peut douter ? Si j'ai des doutes sur vos doutes, pourquoi voulez-vous que je croie à vos doutes ? Vous êtes sceptique et vous voulez que, fanatique de ce que vous avouez ne pas savoir, je devienne dogmatique de votre scepticisme : la Religion de la servante du Curé, est plus rationnelle que cet embrouillement.

L'athéisme et le matérialisme ne sont qu'un orgueil déguisé : on s'imagine être fort, parce qu'on ne croit pas comme le vulgaire, parce qu'on pense avoir des qualités supérieures de compréhension, auxquelles les esprits faibles, les âmes molles, les imaginations poétiques ne peuvent arriver. Cette prétendue force est un manque de force ; l'incrédulité annonce une impuissance à saisir les vérités de la nature intellectuelle, quelque chose qui manque à l'entendement plutôt qu'une faculté qui surabonde. Le croyant pourrait pécher par excès ; l'incrédule pèche très certainement par défaut.

Je ne pense pas qu'il y ait jamais eu un grand esprit lequel ait toujours été à tous les instants , athée ou matérialiste. Regardez-y de près et vous verrez que ceux qui parlent avec certitude du néant sont ou des brutes, ou des personnes d'un caractère futile, ou des paradoxistes, ou des hommes d'un génie étroit et ignorant, ou d'un génie vaste et instruit, mais spécial et appliqué à un seul objet dans les sciences, les arts, l'érudition, ou même dans la haute poésie. S'il y a des exceptions elles sont rares : un homme supérieur, athée et matérialiste à trente ans, doutera à quarante, croira plus tard à Dieu et à l'âme, et s'il vieillit, il a des chances de devenir chrétien. Il y a deux espèces d'esprits : les esprits religieux et les esprits incrédules ; la première espèce est d'une nature supérieure à la seconde, et elle a produit les plus grands hommes, surtout depuis la propagation du christianisme, témoins Bacon, Tycho-Brahé, Leibnitz, Newton, Euler, Pascal, Bossuet, Turenne, Bonaparte. Celui-ci donnant à Vignali, son aumônier, les détails nécessaires pour la chambre ardente dont il voulait qu'on environnât sa dépouille, crut apercevoir sur le visage de son médecin Antomarchi un mouvement qui lui déplut : il s'en expliqua avec le docteur et lui dit : " Vous êtes au-dessus de ces faiblesses ; mais que voulez-vous, je ne suis ni philosophe, ni médecin ; je crois à Dieu, je suis de la religion de mon père : n'est pas athée qui veut... pouvez-vous ne pas croire à Dieu ? car enfin tout proclame son existence et les plus grands esprits l'ont cru... vous êtes médecin... ces gens-là ne brassent que de la matière : ils ne croiront jamais rien. "

Fortes têtes du jour, quittez votre admiration pour Napoléon ; vous n'avez rien à faire de ce pauvre homme. Ne croyait-il pas ; qu'une comète était venue le chercher, comme jadis elle emporta César ? De plus il croyait à Dieu , il était de la religion de son père ; il n'était pas philosophe ; il n'était pas athée ; il n'avait pas comme vous livré de bataille à l'Eternel, bien qu'il eût vaincu bon nombre de Rois ; il trouvait que tout proclamait l'existence de l'Etre Suprême ; il déclarait que les plus grands esprits avaient cru à cette existence et il voulait croire comme ses pairs. Enfin, chose monstrueuse ! ce premier homme des temps modernes, cet homme de tous les siècles, était Chrétien dans le XIXe siècle ! Nous avons vu au livre VIe de ces Mémoires qu'il avait demandé le saint Viatique, qu'il était mort un crucifix sur la poitrine et que son testament, de même que celui de Louis XVI, commence par ces paroles : " Je meurs dans la religion apostolique et romaine dans le sein de laquelle je suis né. "

Je vous le disais donc : un homme supérieur qui croit à Dieu et à l'âme, s'il vieillit, a des chances de devenir chrétien. Le christianisme est la conséquence logique du déisme : Dieu et l'âme admis l'obligation de les expliquer arrive ; il faut bien examiner et la nature humaine et ses relations avec la nature divine, sous peine de rentrer, par les difficultés morales, dans l'abîme du doute. C'est ce qu'un génie aussi sain, aussi ferme, aussi complet que celui de Bonaparte aperçut aussitôt que la jeunesse, la politique, l'ambition, les passions diverses eurent cessé de l'aveugler et de troubler son regard d'Aigle.

Répliquera-t-on que le déisme n'amène pas rigoureusement le christianisme pour rendre raison du mal moral, ainsi qu'il plaît de le soutenir, qu'on peut croire à Dieu, à l'existence de l'âme, au dogme des châtiments et des récompenses, sans être chrétien, et que par cette religion naturelle, le mal moral est parfaitement expliqué ?

Le mal moral sans être chrétien ? non. Les récompenses et les châtiments après la mort, ne résolvent pas le problème. Quelle nécessité y avait-il à Dieu de combler le crime de prospérités, d'accabler la vertu de misères, de faire triompher l'oppresseur, d'abandonner l'opprimé, afin de se donner la satisfaction de redresser tous ces torts dans l'autre monde ? le méchant ne serait-il pas autorisé à s'écrier du milieu des flammes : " Vous m'avez encouragé dans mes iniquités en me surchargeant de vos bienfaits ; j'ai pu croire par vos faveurs mêmes à ma droiture, et vous me punissez ! " La religion naturelle ne rend donc pas compte du mal moral : cette religion laisse Dieu injuste ; or s'il est injuste, il n'existe plus. Vous voilà redevenu athée avec la volonté de ne l'être pas.

Quoiqu'il fasse, le déiste de bonne foi, est forcé de croire à la désobéissance biblique laquelle a introduit dans le monde intellectuel le mal moral, et dans le monde physique la dépravation matérielle ; ces deux mondes s'étant altérés à la fois, et la matière même, telle que nous la voyons, devant peut-être son existence à la déviation spirituelle.

Cette opinion adoptée, peu m'importe le reste : vous appartenez à ce christianisme universel dont on trouve la tradition dans tous les cultes. La différence entre vous et moi est que vous n'allez pas jusqu'à la personne du Christ où vous arriverez un jour, si vous êtes conséquent. Le Christ est le révélateur de la vérité générale dont vous avez la réminiscence : en son sacrifice s'est trouvée l'explication du mal moral, il y a eu faute, déviation et il a fallu pour l'expier que le Juste portât la couronne d'épine.

Le Rédempteur, éclatant de toutes les lumières, de toutes les vertus et de toutes les afflictions répandues sur la terre depuis la création, résume l'humanité entière, hors la corruption dont il était exempt par sa nativité virginale. Homme, s'il est un Dieu sympathique à ta nature, c'est le Christ en qui sont personnifiées et divinisées tes douleurs ! Quoi ! le Christianisme ne serait rien en principe, quand nous sommes les témoins de ses conséquences prodigieuses ! Le changement de l'ancien monde, le renouvellement de la société ne commencent-ils pas à la plantation de la Croix ?

C'est trop rapetisser Dieu, disent d'autres argumentateurs que de renfermer ses soins dans les bornes étroites de la terre ; nos tribulations comme nos joies sont liées aux lois de l'univers. Parmi ces millions de globes roulant dans l'espace, un insecte de notre nature, occupe-t-il exclusivement le souverain des mondes ? Sans doute nous tenons notre place dans la chaîne des créatures, comme le vermisseau que nous écrasons sous nos pas ; sans doute la partie intellectuelle de notre être, aura sa route marquée à travers ces sables de soleils jusqu'au trône de Dieu : mais allons-nous évaluer à quelque chose notre vie d'une minute, notre misère d'une seconde ; dans l'existence de l'Eternité et la profondeur des desseins de la Providence ? "

Ces raisonnements pompeux viennent précisément de l'infirmité de notre raison : les songes les plus magnifiques sortent des cerveaux les plus malades. La plus grande justice ne se compose point de petites injustices : si Dieu était injuste envers un seul insecte ; s'il ne pouvait établir l'harmonie des sphères qu'aux dépens de cet insecte, il serait inique et impuissant ; il ne serait pas Dieu. On a dit que la petite morale tuait la grande ; antithèse sophistique d'une mauvaise conscience, qui loin de trouver son application aux oeuvres divines, n'est pas même vraie dans les oeuvres humaines. Non ; mon mal particulier n'est point nécessaire au maintien du bien général ; je ne puis trouver de cause légitime à mes accablements qu'en moi-même, par l'abus que j'ai fait de ma liberté, par l'obligation où je suis d'être éprouvé, afin de me revêtir de cette innocence originelle à laquelle était attaché mon bonheur. Tous les raisonnements ramènent ainsi au christianisme.

Encore ne pourriez-vous [ ? ] ces délices orientales qu'en renonçant au christianisme, or ne vous imaginez pas que vous conserverez les notions supérieures de Justice, les idées vraies sur la nature humaine et les progrès de tous genres que le christianisme a fait faire à la société : son dogme est la garantie de sa morale ; cette morale sera bientôt étouffée par les passions non gouvernées du mors de la foi. On ne retrouve pas les hautes vertus chrétiennes, là où le christianisme a passé et s'est éteint.

Voulez-vous devenir Chinois ou redevenir Romain, radoter peuple vieillard en robe jaune ou rétrograder vers la civilisation antique ? Dans ce dernier choix, se rétabliront nécessairement les deux bases de l'édifice payen, la servitude et la tyrannie seulement elles changeront de forme. Viendront avec le temps les ornements obligés de cette société, la prostitution théâtrale, les gladiateurs, les cochers du cirque, le tout sous le bon plaisir des prétoriens modernes qui garderont avec l'artillerie le parcage de ces nouveaux esclaves qu'on nomme prolétaires et la maison dorée des Nérons constitutionnels.

Le christianisme est l'appréciation la plus philosophique et la plus rationnelle de Dieu et de l'homme, il renferme les trois grandes lois de l'univers, la loi divine, la loi morale, la loi politique. la loi divine, unité de Dieu en trois essences ; la loi morale, charité ; la loi politique, liberté. La chute de l'homme et le sacrifice du Christ, ne sont plus aujourd'hui des mystères ; la faute et l'expiation restent l'histoire la plus touchante et la plus profonde de l'humanité.


Sur une pièce retrouvée

Vous avez lu cette phrase dans la brochure du général Hulin : " Nous ignorons si celui qui a si cruellement précipité cette exécution funeste, avait des ordres ; s'il n'en avait point, lui seul est responsable ; s'il en avait, la Commission dont le dernier voeu était pour le salut du Prince, n'a pu ni en prévenir, ni en empêcher l'effet. "

Cet ordre a-t-il été découvert comme on l'assure ? le produira-t-on... [L'ordre affirme-t-on serait écrit de la main de Bonaparte ou du moins signé de lui. Le document supposerait que le duc d'Enghien a été déclaré coupable par la Commission de Vincennes, en conséquence de cette déclaration supposée et prévue, le Premier Consul prescrit la fusillade du condamné après le prononcé de l'arrêt ; il commande que cet arrêt soit exécuté de suite dans le fossé de Vincennes et que la tombe soit creusée dans le même fossé : tout était minutieusement réglé par le général comme pour les éventualités d'une grande bataille.]

Certes si j'étais un de ces amis de Napoléon qui l'acceptent tel qu'ils le font et coûte que coûte, possesseur d'une pareille pièce, je l'aurais immédiatement jetée au feu ; [jusqu'à ce que je l'ai vue, je douterai de son existence] car elle infirme ce qu'a pu dire Napoléon dans tout ce qui le regarde de près.

Ceux qui publieraient cette pièce auraient-ils donc oublié les volumes écrits à Sainte-Hélène, les relations, les mémoires sans nombre, les apologies, les excuses imaginées d'après les dires, les insinuations, les aveux et les désaveux du grand homme ? que d'impostures entassées sur des impostures pour cacher la vérité, pour échapper à la douleur de cette tunique qui se collait à là chair d'Hercule !

Ainsi disparaîtraient tous les incidents de Vincennes, les dépositions des témoins, la mission de Réal, etc., etc. ; ainsi il ne faudrait plus penser aux conjectures expiatoires de cet excellent M. de Lascazes. Etait-il assez trompé par Napoléon qui lui paraissait si sincère, quand il lui expliquait les causes de la catastrophe ! Napoléon accumulait tant de motifs, tant de prétextes, tant d'excuses, en laissant planer des soupçons sur des têtes autres que la sienne, alors qu'il avait donné lui-même l'ordre du meurtre.

La pièce étant publiée détruirait les raisonnements, d'ailleurs fort justes, que je fais, relatifs à la mort du dernier des Condés : il n'y aurait qu'un seul coupable, les autres resteraient de simples soldats à qui toute réflexion est interdite et qui sont forcés à l'obéissance passive ; les juges ne seraient plus que les greffiers d'une sentence à eux dictée, les bourreaux des machines à frapper, les fossoyeurs des ouvriers diligents.

Cet ordre expliquerait encore la clause du testament dans laquelle Bonaparte se loue de son action : il prenait de loin ses précautions pour ne pas paraître en contradiction avec un témoignage qu'il croyait détruit, mais qui en fin de compte pouvait ne pas l'être. Ce qu'il y a de plus extraordinaire c'est l'existence même de cette authentique : telles choses peuvent être confiées verbalement à un homme ; mais on ne les écrit jamais. Du reste l'authentique, si véritablement elle existe (doute que je me plais à répéter), n'apprendrait rien de nouveau, ce ne serait qu'une redondance de fait, qu'une superfétation, curieuse puisque après tout le meurtre est avoué par Napoléon. seulement elle démontrerait aux aveugles ce qu'il faut penser des assertions impériales ; les hommes d'Etat qui font consister le mérite dans la duplicité, sauront à quel degré on descend en poussant jusqu'au bout le mensonge.

Il semblerait que les témoins auriculaires de la lecture du Testament de Sainte-Hélène, n'auraient point entendu la déclaration au sujet de la catastrophe de Vincennes. J'ai une copie exacte de ce Testament, comme tous les Ministres de mon époque : écrite d'une manière égale d'un bout à l'autre, on ne peut remarquer dans cette copie ces variétés d'encre et d'écriture qui existent dans le texte déposé aux Archives de Londres. Dans ce texte l'aveu du meurtre de la victime est intercalé et d'un caractère plus fin que le reste de la pièce : Napoléon n'a pas eu le front d'insulter les vivants qui l'écoutaient, il s'est contenté de manquer à la postérité : elle lui répliquera ; mais il ne sera pas là pour l'entendre.

J'ignore ce que diront les adulateurs ; toutefois il est possible de le deviner : ils se jetteront sur les dangers que courait Bonaparte. " On l'avait mis, s'écrieront-ils, dans le cas de la défense personnelle : la mort du duc d'Enghien n'était qu'une représaille derrière laquelle Napoléon a été forcé de se réfugier : Georges et ses amis n'étaient-ils pas arrivés afin de tuer le premier Consul ? Pichegru et Moreau excités par Holyrood n'étaient-ils pas entrés dans des conjurations ? Ce n'est donc pas Bonaparte qui a attaqué les Bourbons ; il n'a fait que les repousser. Si un innocent a péri pour des coupables, c'est un accident malheureux, mais cet accident est plusieurs fois arrivé et cela n'a pas empêché le monde de marcher. "

Je n'opposerai pas la morale de nos anciens Princes à ces prétextes de servilité : on ne croit pas à la morale, et c'est parce qu'on n'y croit pas qu'on se vante d'être les hommes supérieurs du fait. Je ne dirai point que des propositions d'assassinat contre Napoléon furent développées à Londres devant les Bourbons, qu'ils les rejetèrent, notamment la famille des Condés : on en peut voir le récit dans mon histoire de la mort du duc de Berry. Vous venez de lire dans l'interrogatoire du duc d'Enghien cette phrase que le soldat prononça avec indignation. " Je n'ai point eu de communication avec Pichegru ; je sais qu'il a désiré me voir ; je me loue de ne l'avoir point connu d'après les vils moyens dont on dit qu'il a voulu se servir, s'ils sont vrais. " Cette déclaration magnanime sortait de la bouche du duc d'Enghien au moment où, sans le savoir, il était sentencié d'avance. Cromwell se croyant en péril s'y prit d'une autre façon que Bonaparte : son ambassadeur à La Haye déclara que si Charles II voulait jouer aux poignards, Cromwell acceptait la partie, et que si l'on pouvait payer un bras pour frapper le Protecteur, le Protecteur en avait mille pour frapper le Prétendant : cette déclaration mit fin à tout.

Il y en a qui ricanant à la vertu, admirent la précision avec laquelle le guet-apens de Vincennes fut réglé et exécuté : mon admiration remonte plus haut, elle va jusqu'au génie de Bonaparte ; je croirais l'insulter en m'extasiant sur l'adresse du fourbe ou du meurtrier. Je répondrai comme Voltaire à la naïveté de certains sentiments : " pouah ! " on pourrait admettre que le meurtre du duc de Guise à Blois, fut conduit avec entente, en raison de la puissance du Prince et de la faiblesse du Roi : mais que déjà dominateur de l'Europe, on aille saisir chez un petit Electeur un pauvre jeune homme oublié, sans défenseur, sans appui, le dernier de sa race, n'ayant ni prétention, ni droit au trône, ce n'est pas de l'habileté : chacun peut trouver le mot. Annibal redemandé à Prusias, dit : " Délivrons les Romains de la terreur que leur inspire un vieillard dont ils n'osent même pas attendre la mort. "

Plus ingénieux que les fanatiques de Napoléon, je leur fournirai, au sujet du duc d'Enghien, des probabilités auxquelles ils n'ont peut-être pas pensé.

Qui put aveugler Bonaparte sur sa faute ? des illusions : il faut convenir qu'elles étaient grandes. Il n'eut pas plutôt tué le duc d'Enghien que les journaux de la France se remplirent d'actions de grâces. Le nom de la victime à peine prononcé une ou deux fois sans commentaires, est absorbé dans des concerts d'admiration. Des hommes d'un grand nom ou d'un haut rang scientifique, ne craignirent pas de louer le dépêchement du Prince, Fourcroy à la clôture de la session du Corps législatif, parlait des membres de cette famille dénaturée qui auraient voulu noyer la France dans son sang pour pouvoir régner sur elle ; mais, s'ils osaient souiller de leur présence notre sol, la volonté du peuple français est qu'ils y trouvent la mort ! L'archevêque de Cambrai, M. de Rohan, s'écriait de sa verve domestique : " un chien enragé entre dans mon parc et je le tue ". Le prince Primat s'exprimait avec le même dévouement. Napoléon ne dut-il pas être persuadé de son innocence, quand le chef même de l'Eglise, le vénérable Pie VII, le marqua de l'onction royale ? Mais par un prodigieux dessein de la Providence, ce fut l'ingrat Couronné qu'elle chargea de punir le Prêtre surpris : Napoléon dépouilla de ses Etats, et retint prisonnier le Pontife qui avait osé lui mettre à la main le sceptre de saint Louis, sur le corps palpitant du duc d'Enghien.

Enfin Napoléon peut avoir cru que sa conduite n'était pas si étrange, puisqu'elle lui semblait justifiée par une multitude d'exemples : le comte d'Anjou devenu Roi de Naples, argumentant de sa souveraineté émanée du Saint Siège et de la raison d'Etat, fit trancher la tête à Conradin, héritier légitime de la Maison de Souabe dont lui, comte d'Anjou, usurpait la Couronne. L'histoire surtout l'histoire de France et d'Angleterre (témoins Essex, Biron, Strafford, Montmorency, Charles Ier, Louis XVI) est remplie de ces exécutions iniques ou équitables, légales ou illégales, traitées d'assassinats ou de punitions méritées, selon les diverses opinions. La Terreur même s'est autorisée des lois ; ses partisans soutiennent encore qu'elle a disposé compétemment de plusieurs milliers de vies, y compris celle de mon frère et la mienne, si j'avais été arrêté, puisque lui et moi nous avions porté les armes contre le gouvernement français d'alors. Alexandre ne tua-t-il pas Clitus ? ne fit-il pas mettre à mort Philotas et Parmenon ? Qui grattera le tableau de la bataille d'Arbelles, pour trouver sur la toile et sous la couleur la cage de fer de Callisthènes ?

S'il était jamais possible de capituler au sujet de l'équité ; si l'on pouvait étouffer son indignation, se séparer de ses entrailles, s'associer à la froideur des jugements prononcés hors de la présence des faits et dans l'éloignement des années, on pourrait dire qu'à la distance où nous sommes placés, la mort du duc d'Enghien semble avoir changé de nature ; elle ne parait plus qu'un de ces crimes de siècle, qu'un de ces forfaits qui dans les transformations sociales, tiennent plus aux choses qu'aux hommes, qu'un de ces tragiques épisodes du combat sans quartier que se livrent le passé et l'avenir. Dans les balancements et le contrepoids de la société générale, les abominations de la Convention étaient chargées de combattre les horreurs de la St-Barthélemy, la renommée d'Austerlitz d'immoler celle de Rocroi : il n'y avait que Bonaparte capable et digne de tuer la race des Condés. Mais il porta toute sa vie le poids de cette fatalité. La preuve qu'il abhorrait son action, attachée comme un boulet au pied de sa fortune, c'est qu'il en parlait et la vantait sans cesse. Jusque dans son testament, dicté loin des passions politiques et lorsqu'il allait mourir, son orgueil gémissant s'applaudissait du meurtre qu'il se reprochait. Il voulait rendre les générations futures perplexes dans leur jugement, par l'outrecuidance d'une déclaration effroyable ; au lieu de verser le repentir sur le meurtre afin de l'effacer, le despote, fidèle à son instinct, prétendait laisser après lui son crime pour dominer et violenter l'avenir : inutiles efforts ! Le Caïn de la gloire en acceptant la tache de sang, croyait en vain la faire disparaître ; son consentement ne la rendait que plus vive, et il en restait marqué en expiation du sang qu'il avait versé.

En mentionnant, comme l'ordonne l'histoire les vérités de fait et de raisonnement à la décharge de l'accusé, en exposant les circonstances atténuantes, donnons-nous garde de tomber dans me impassibilité machinale et d'affaiblir la haine que le mal doit toujours inspirer.

Des capacités prétendues dominantes, qui ne sont que des capacités inférieures, malfaisantes, sophistiques, matérielles et privées du sens moral, s'enthousiasment des forfaits de la Convention ; elles seraient disposées, tel cas échéant, à les reproduire ; elles ne s'aperçoivent pas que ces crimes, cessant d'être aujourd'hui des originaux diaboliques, ne seraient que d'exécrables copies sans puissance, parce que la fièvre et la passion qui les animèrent sont éteintes et ne les soutiendraient plus.


Dîner à Royal-Lodge

Londres, d'avril à septembre 1822.

Le post-scriptum , d'une dépêche adressée par moi à M. le vicomte de Montmorency sous la date du 7 juin, porte ce qui suit :

J'arrive de Royal-Lodge. Le Roi m'a comblé de bonté ; il ne m'a point envoyé coucher à une maison de campagne voisine, comme le reste de ses hôtes ; il a voulu me garder chez lui. Au dessert, quand les femmes se sont retirées, il m'a fait asseoir à ses côtés et, pendant deux heures, il m'a conté l'histoire de la Restauration, me parlant sans cesse du Roi avec l'amitié la plus vraie. Il n'a pas voulu me retenir à cause de mon courrier, mais il m'a fait lui promettre de revenir le voir ; ce sont ses obligeantes paroles.

Royal-Lodge n'est point le château de Windsor ; c'est un véritable cottage placé dans un coin du parc à l'entrée de la forêt.

Thy forest, Windsor ! and thy green retreates.

At once the monarch's and the muse's seat . (Pope.)

" Tes forêts, Windsor ! et tes verdoyantes retraites sont à la fois le siège du monarque et des muses. "

Je suis arrivé demi-heure avant le dîner. J'ai trouvé une compagnie choisie : les lords de service, le duc Wellington, le marquis de Londonderry, lord Harrowby et ses filles, lord Bathurst et ses filles, lady Gwidir, les jeunes ladies Conyngham avec leur mère, enfin lord Clanwilliam, l'homme le plus à la mode du jour et réputé mal à propos fils du duc de Richelieu mort il n'y a pas encore un mois. Nous nous sommes promenés dans le jardin : le Roi n'a paru qu'au dîner servi à sept heures.

George IV n'est plus le prince de ses belles gravures, mais il est encore d'une grande élégance : quoiqu'il soit un peu gros et qu'il marche avec difficulté à cause de la goutte, j'ai été frappé de son air de santé et presque de jeunesse ; il parle français avec un léger accent fort agréable ; il dit je cré pour je crois, si fait pour oui , dans toute la négligence affectée de l'ancienne prononciation de cour. Il se pique d'avoir les manières d'autrefois et de conserver la tradition de la meilleure compagnie. Après la conversation politique obligée, il m'a conté l'histoire de la haute société de France, la généalogie des familles, les faiblesses de toutes les aïeules, mères et filles. Il m'a fait le portrait du duc d'Orléans (Egalité) et du duc de Lauzun. Il niait quelques-unes des aventures de ce dernier ; il en confirmait quelques autres. En tout, il voulait paraître le gentilhomme français par excellence, descendre en ligne droite du comte de Gramont.

... Ne chanson ne balade

Onc ne rima sans hannap de bon vin .

S'il avait pu lire dans ma pensée, il aurait vu que je l'étudiais, non comme un modèle de bon goût du dernier siècle, mais comme un type de rois qui sera brisé dans sa personne.

" Je ne vous ai point rencontré, m'a-t-il dit, pendant votre émigration en Angleterre ; j'ai été plus heureux avec vos nobles amis. - Sire, ai-je répondu, je n'étais pas de la riche émigration de l'ouest, j'étais un pauvre émigré de l'est cheminant à pied dans les prairies d'Hamsteadt ou le long de la Tamise vers Chelsea. Moi, sire, j'ai souvent vu le prince de Galles, lorsque, brillant héritier d'une des plus puissantes monarchies du monde, il passait chargé de couronnes, en attendant celle que vous portez. Comment m'eussiez-vous aperçu dans la foule ? Vous êtes devenu roi, je suis devenu ambassadeur ; je voudrais occuper ma place aussi bien que Votre Majesté remplit la sienne. "

George IV (nous étions à table) a gracieusement porté ma santé avec un verre de vin de Malaga qu'il tenait à la main. Je me suis donné garde de lui dire qu'un jour, devant moi, on l'avait sifflé outrageusement, lorsque la princesse de Galles montrait au peuple la petite princesse Charlotte : ce qui n'empêche pas le prince de Galles si honni d'être un roi d'Angleterre fort populaire.

" J'ai bien peur, Sire, ai-je ajouté, d'être plus étranger à mes grandeurs que vous ne l'êtes aux vôtres. Quand Votre Majesté m'a honoré de son souvenir, j'étais occupé du commencement de ma carrière diplomatique, du déchiffrement des dépêches d'une ambassade volontaire chez un prince Huron, votre fidèle sujet au Canada, lequel prince vit peut-être encore ; jugez si j'étais préparé à me présenter à votre cour. "

Les dames sont rentrées, les jeunes ladies ont valsé au piano devant le Roi ; j'ai causé avec la marquise de Conyngham, excellente femme, forty fatty (de la quarantaine et grasse). George IV n'a pas les goûts qui justifient le proverbe : à vieux boeuf sonnette neuve . Dans sa place, j'aurais préféré miss Conyngham à sa mère, et sans contredit, puisque je suis en train de proverbes, c'était la plus belle rose de son chapeau . La marquise de Conyngham, en m'exhibant les raretés de son hôtel à Londres, me montrait une toilette de porcelaine de Sèvres laquelle me disait-elle naïvement, provenait de la vente des meubles de madame du Barry.

Le Roi s'est retiré à minuit. Je n'ai vu ni valets, ni huissiers, ni gardes, ni gentilshommes de la chambre, ni officiers de la garde-robe et de la bouche. Une servante, Maid , m'a conduit dans une petite chambre où il y avait pour tout meuble un lit, une table, un pot à l'eau, des serviettes blanches et deux bougies éteintes sur la cheminée. La servante en a rallumé une en entrant. Cette simplicité chez le roi d'Angleterre m'a rappelé celle que j'avais remarquée chez le président des Etats-Unis, et pourtant George IV n'est pas Washington.

Edouard III, voulant donner des fêtes à Alix de Salisbury, répara la château de Windsor " que le roi Arthur , dit Froissard, fit jadis faire et fonder là où premièrement fut commencée la noble table ronde dont tant de vaillants hommes et chevaliers sortirent et travaillèrent en armes et en prouesses par tout le monde ". Edouard ajouta au château une chapelle dédiée à Saint-Georges à l'occasion de l'ordre de la Jarretière, " qui parut aux chevaliers une chose moult honorable où tout autour se nourrirait . " II y a aussi loin de cette Angleterre à celle d'aujourd'hui, que de mes années chez les sauvages à mes années de Royal-Lodge.

Au lever du jour, j'ai quitté Windsor : rentré à Londres, j'expédie mon courrier à Paris et je retourne au Canada. Quel merveilleux char pour courir d'un bout du monde à l'autre que celui de la pensée !


Sur Madame Récamier

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[1]

Madame Récamier.

Avant de passer à l'ambassade de Rome, à cette Italie, le rêve de mes jours ; avant de continuer mon récit, je dois parler d'une femme qu'on ne perdra plus de vue jusqu'à la fin de ces Mémoires . Une correspondance va s'ouvrir de Rome à Paris entre elle et moi : il faut donc savoir à qui j'écris, comment et à quelle époque j'ai connu Madame Récamier. Elle rencontra aux divers rangs de la société les personnages plus ou moins célèbres engagés sur la scène du monde ; tous lui ont rendu un culte ; sa beauté mêle son existence idéale aux faits matériels de notre histoire ; lumière sereine éclairant un tableau d'orage. Revenons encore sur des temps écoulés ; essayons à la clarté de mon couchant, de dessiner un portrait sur le ciel, où ma nuit qui s'approche va bientôt répandre ses ombres.

Une lettre publiée dans le Mercure , après ma rentrée en France, en 1800, avait frappé Madame de Staël. Je n'étais pas encore rayé de la liste des émigrés ; Atala me tira de mon obscurité, Madame Bacciochi (Elisa Bonaparte), à la prière de Monsieur de Fontanes, sollicita et obtint du premier consul ma radiation. Ce fut Christian de Lamoignon qui me présenta à Madame Récamier ; elle demeurait dans son élégante maison de la rue du Mont-Blanc. Au sortir de mes bois et de l'obscurité de ma vie, j'étais encore tout sauvage ; j'osai à peine lever les yeux sur une femme, entourée d'adorateurs, placée si loin de moi par sa renommée et sa beauté.

Environ un mois après, j'étais un matin chez Madame de Staël ; elle m'avait reçu à sa toilette ; elle se laissait habiller par Mlle Olive, tandis qu'elle causait en roulant dans ses doigts une petite branche verte : entre tout à coup Madame Récamier vêtue d'une robe blanche ; elle s'assit au milieu d'un sofa de soie bleue ; Madame de Staël restée debout continua sa conversation fort animée et parlait avec éloquence ; je répondais à peine les yeux attachés sur Madame Récamier. Je me demandais si je voyais un portrait de la candeur ou de la volupté. Je n'avais jamais inventé rien de pareil et plus que jamais je fus découragé ; mon amoureuse admiration se changea en humeur contre ma personne. Je crois que je priai le ciel de vieillir cet ange, de lui retirer un peu de sa divinité, pour mettre entre nous moins de distance. Quand je rêvais ma Sylphide, je me donnais toutes les perfections pour lui plaire ; quand je pensais à Madame Récamier je lui ôtais des charmes pour la rapprocher de moi : il était clair que j'aimais la réalité plus que le songe.

Madame Récamier sortit et je ne la revis plus que douze ans après.

Douze ans ! Quelle puissance ennemie coupe et gaspille ainsi nos jours, les prodigue ironiquement à toutes les indifférences appelées attachements, à toutes les misères surnommées félicités ! Puis par une autre dérision, quand elle en a flétri et dépensé la partie la plus précieuse, elle nous ramène au point du départ de nos courses. Et comment nous y ramène-t-elle ? L'esprit obsédé des idées étrangères, des fantômes importuns, des sentiments trompés ou incomplets d'un monde qui ne nous a laissé rien d'heureux. Ces idées, ces fantômes, ces sentiments s'interposent entre nous et le bonheur que nous pourrions encore goûter. Nous revenons le coeur souffrant de regrets, désolés de ces erreurs de jeunesse, si pénibles au souvenir dans la pudeur des années. Voilà comme je revins après être allé à Rome, en Syrie ; après avoir vu passer l'Empire, après être devenu l'homme du bruit, après avoir cessé d'être l'homme du silence et de l'oubli, tel que je l'étais encore, quand je vis pour la première fois Madame Récamier.

Qu'avait-elle fait ? Quelle avait été sa vie ?

Je n'ai point connu la plus grande partie de l'existence à la fois éclatante et retirée dont je vais vous entretenir : force m'est donc de recourir à des autorités différentes de la mienne, mais elles seront irrécusables. D'abord Madame Récamier m'a raconté des faits dont elle a été témoin, et m'a communiqué des lettres précieuses. Elle a écrit sur ce qu'elle a vu des notes dont elle m'a permis de consulter le texte et trop rarement de le citer. Ensuite Madame de Staël dans sa correspondance, Benjamin Constant dans des souvenirs les uns imprimés, les autres manuscrits, Monsieur Ballanche dans une notice [sur notre commune amie, Madame la duchesse d'Abrantès dans ses esquisses, Madame de Genlis dans les siennes] , ont abondamment fourni les matériaux de ma narration. Je n'ai fait que nouer les uns aux autres tant de beaux noms, en remplissant les vides par mon récit quand quelques anneaux de la chaîne des événements étaient sautés ou rompus.

Montaigne dit que les hommes vont béant aux choses futures : j'ai la manie de béer aux choses passées. Tout est plaisir surtout lorsque l'on tourne les yeux sur les premières années de ceux que l'on chérit : on allonge une vie aimée ; on étend l'affection que l'on ressent sur des jours que l'on a ignorés et que l'on ressuscite ; on embellit ce qui fut, de ce qui est, on recompose de la jeunesse : de plus on est sans crainte, puisqu'on a pour soi l'expérience ; par les qualités que l'on a découvertes, on sait qu'un attachement commencé dans la saison printanière, n'aurait fait aucun usage de ses ailes et ne se serait pas flétri dès son matin.


[2]

Enfance de Madame Récamier.

J'ai vu à Lyon le Jardin des Plantes établi dans les jardins en amphithéâtre de l'ancienne Abbaye de la Déserte , maintenant abattue : le Rhône et la Saône sont à vos pieds ; au loin s'élève la plus haute montagne de l'Europe, première colonne milliaire de l'Italie, avec son écriteau blanc au-dessus des nuages.

Madame Récamier fut mise dans cette abbaye ; elle y passa son enfance derrière une grille qui ne s'ouvrait sur l'église extérieure qu'à l'élévation de la messe. Alors on apercevait dans la chapelle intérieure du couvent de jeunes filles prosternées. La fête de l'abbesse était la fête principale de la communauté ; la plus belle des pensionnaires, faisait le compliment d'usage : sa parure était ajustée, sa chevelure nattée, sa tête voilée et couronnée des mains de ses compagnes ; et tout cela en silence, car l'heure du lever était une de celles qu'on appelait du grand silence dans les monastères. Il va de suite que Juliette avait les honneurs de la journée.

Son père et sa mère s'étant établis à Paris, rappelèrent leur enfant auprès d'eux. Sur des brouillons écrits par Madame Récamier je recueille cette note :

" La veille du jour où ma tante devait venir me chercher, je fus conduite dans la chambre de Madame l'abbesse pour recevoir sa bénédiction. Le lendemain, baignée de larmes, je venais de franchir la porte que je ne me souvenais pas d'avoir vu s'ouvrir pour me laisser entrer, je me trouvai dans une voiture avec ma tante, et nous partîmes pour Paris.

" Je quitte à regret une époque si calme et si pure pour entrer dans celle des agitations. Elle me revient quelquefois comme dans un vague et doux rêve avec ses nuages d'encens, ses cérémonies infinies, ses processions dans les jardins, ses chants et ses fleurs. "

Ces heures sorties d'un pieux désert, se reposent maintenant dans une autre solitude religieuse, sans avoir rien perdu de leur fraîcheur et de leur harmonie.


[3]

Jeunesse de Madame Récamier.

Benjamin Constant, l'homme qui a eu le plus d'esprit après Voltaire, cherche à donner ainsi une idée de la première jeunesse de Madame Récamier : il a puisé dans le modèle dont il prétendait retracer les traits, une grâce qui ne lui était pas naturelle ; le peintre était amoureux.

Récit de Benjamin Constant.

" Parmi les femmes de notre époque, dit-il, que des avantages de figure, d'esprit ou de caractère ont rendues célèbres, il en est une que je veux peindre. Sa beauté l'a d'abord fait admirer ; son âme s'est ensuite fait connaître, et son âme a encore paru supérieure à sa beauté. L'habitude de la société a fourni à son esprit le moyen de se déployer et son esprit n'est resté au-dessous ni de sa beauté, ni de son âme.

" A peine âgée de treize ans, mariée à un homme qui, occupé d'affaires immenses, ne pouvait guider son extrême jeunesse, Madame Récamier se trouva presque entièrement livrée à elle-même dans un pays qui était encore un chaos.

" Plusieurs femmes de la même époque ont rempli l'Europe de leurs diverses célébrités. La plupart ont payé le tribut à leur siècle, les unes par des amours sans délicatesse, les autres par de coupables condescendances envers les tyrannies successives.

" Celle que je peins sortit brillante et pure de cette atmosphère qui flétrissait ce qu'elle ne corrompait pas. L'enfance fut d'abord pour elle une sauvegarde, tant l'auteur de ce bel ouvrage faisait tourner tout à son profit. Eloignée du monde, dans une solitude embellie par les arts, elle se faisait une douce occupation de ces études charmantes et poétiques qui restent le charme d'un autre âge.

" Souvent aussi entourée de jeunes compagnes de son âge, elle se livrait avec elles à des jeux bruyants. Svelte et légère, elle les devançait à la course ; elle couvrait d'un bandeau ses yeux qui devaient un jour pénétrer toutes les âmes. Son regard aujourd'hui si expressif et si profond, et qui semble nous révéler des mystères qu'elle-même ne connaît pas, n'étincelait alors que d'une gaieté vive et folâtre. Ses beaux cheveux qui ne peuvent se détacher sans nous remplir de trouble, tombaient alors sans danger pour personne sur ses blanches épaules. Un rire éclatant et prolongé interrompait souvent ses conversations enfantines ; mais déjà, l'on eût pu remarquer en elle cette observation fine et rapide qui saisit le ridicule, cette malignité douce qui s'en amuse, sans jamais blesser et surtout ce sentiment exquis d'élégance, de pureté, de bon goût, véritable noblesse native dont les titres sont empreints sur les êtres privilégiés.

" Le grand monde d'alors était trop contraire à sa nature pour qu'elle ne préférât pas la retraite. On ne la vit jamais dans les maisons ouvertes à tout venant, seules réunions possibles quand toute société fermée eût été suspecte ; où toutes les classes se précipitaient parce qu'on pouvait y parler sans rien dire, s'y rencontrer sans se compromettre, où le mauvais ton tenait lieu d'esprit et le désordre de gaieté. On ne la vit jamais à cette cour du Directoire où le pouvoir était tout à la fois terrible et familier et inspirait la crainte sans échapper au mépris.

" Cependant Madame Récamier sortait quelquefois de sa retraite pour aller au spectacle ou dans les promenades publiques, et, dans ces lieux fréquentés par tous, ces rares apparitions étaient de véritables événements. Tout autre but de ces réunions immenses était oublié et chacun s'élançait sur son passage. L'homme assez heureux pour la conduire avait à surmonter l'admiration comme un obstacle. Ses pas étaient à chaque instant ralentis par les spectateurs pressés autour d'elle ; elle jouissait de ce succès avec la gaieté d'un enfant et la timidité d'une jeune fille ; mais la dignité gracieuse qui dans sa retraite la distinguait de ses jeunes amies, contenait au dehors la foule effervescente. On eût dit qu'elle régnait également par sa seule présence sur ses compagnes et sur le public. Ainsi se passèrent les premières années du mariage de Madame Récamier, entre des occupations poétiques, des jeux enfantins dans la retraite et de courtes et brillantes apparitions dans le monde. "

Interrompant le récit de l'auteur d' Adolphe , je dirai que dans cette société succédant à la Terreur, tout le monde craignait d'avoir l'air de posséder un foyer. On se rencontrait dans les lieux publics, surtout au Pavillon de Hanovre : quand je vis ce pavillon, il était abandonné comme la salle d'une fête d'hier, ou comme un théâtre dont les acteurs étaient à jamais descendus. Là s'étaient retrouvées des jeunes échappées de prison à qui André Chénier avait fait dire :

Je ne veux point mourir encore .

Madame Récamier avait rencontré Danton allant au supplice, et elle vit après quelques-unes des belles victimes dérobées à des hommes eux-mêmes devenus victimes de leur propre fureur.

Je reviens à mon guide, Benjamin Constant :

" L'esprit de Madame Récamier avait besoin d'un autre aliment. L'instinct du beau lui faisait aimer d'avance, sans les connaître, les hommes distingués par une réputation de talent et de génie.

" Monsieur de la Harpe, l'un des premiers, sut apprécier cette femme qui devait un jour grouper autour d'elle toutes les célébrités de son siècle. Il l'avait rencontrée dans son enfance, il la revit mariée et la conversation de cette jeune personne de quinze ans eut mille attraits pour un homme que son excessif amour-propre et l'habitude des entretiens avec les hommes les plus spirituels de France rendaient fort exigeant et fort difficile.

" Monsieur de la Harpe se dégageait auprès de Madame Récamier de la plupart des défauts qui rendaient son commerce épineux et presque insupportable. Il se plaisait à être son guide : il admirait avec quelle rapidité son esprit suppléait à l'expérience et comprenait tout ce qu'il lui révélait sur le monde et sur les hommes. C'était au moment de cette conversion fameuse que tant de gens ont qualifiée d'hypocrisie. J'ai toujours regardé cette conversion comme sincère. Le sentiment religieux est une faculté inhérente à l'homme ; il est absurde de prétendre que la fraude et le mensonge aient créé cette faculté. On ne met rien dans l'âme humaine que ce que la nature y a mis. Les persécutions, les abus d'autorité en faveur de certains dogmes peuvent nous faire illusion à nous-mêmes et nous révolter contre ce que nous éprouverions, si on ne nous l'imposait pas : mais dès que les causes extérieures ont cessé, nous revenons à notre tendance primitive : quand il n'y a plus de courage à résister, nous ne nous applaudissons plus de notre résistance. Or la révolution ayant ôté ce mérite à l'incrédulité, les hommes que la vanité seule avait rendus incrédules purent devenir religieux de bonne foi.

" Monsieur de la Harpe était de ce nombre ; mais il garda son caractère intolérant et cette disposition amère qui lui faisaient concevoir de nouvelles haines, sans abjurer les anciennes. Toutes ces épines de sa dévotion disparaissaient cependant auprès de Madame Récamier. "

Voici quelques fragments des lettres de Monsieur de la Harpe à Madame Récamier dont Benjamin Constant vient de parler :

" Samedi, 28 septembre.

" Quoi, Madame, vous portez la bonté jusqu'à vouloir honorer d'une visite un pauvre proscrit comme moi ! C'est pour cette fois que je pourrai dire comme les anciens Patriarches, à qui d'ailleurs je ressemble si peu, qu'un ange est venu dans ma demeure . Je sais bien que vous aimez à faire oeuvres de miséricorde ; mais par le temps qui court tout bien est difficile, et celui-là comme les autres. Je dois vous prévenir, à mon grand regret, que venir seule est d'abord impossible pour bien des raisons ; entre autres, qu'avec votre jeunesse et votre figure dont l'éclat vous suivra partout, vous ne sauriez voyager sans une femme de chambre à qui la prudence me défend de confier le secret de ma retraite qui n'est pas à moi seul. Vous n'auriez donc qu'un moyen d'exécuter votre généreuse résolution, ce serait de vous consulter avec Madame de Clermont qui vous amènerait un jour dans son petit castel champêtre, et de là il vous serait très aisé de venir avec elle. Vous êtes faites toutes deux pour vous apprécier et pour vous aimer l'une et l'autre. (...)

" Je fais en ce moment-ci beaucoup de vers. En les faisant je songe souvent que je pourrai les lire un jour à cette belle et charmante Juliette dont l'esprit est aussi fin que le regard, et le goût aussi pur que son âme. Je vous enverrais bien aussi le fragment d' Adonis que vous aimez, quoique devenu un peu profane pour moi ; mais je voudrais la promesse qu'il ne sortira pas de vos mains, quoique vous puissiez le lire aux personnes que vous jugerez dignes de vous entendre lire des vers. (...)

" Adieu Madame, je me laisse aller avec vous à des idées que toute autre que vous trouverait bien extraordinaire d'adresser à une personne de seize ans, mais je sais que vos seize ans ne sont que sur votre figure. "

" Samedi.

" Il y a bien longtemps, Madame, que je n'ai eu le plaisir de causer avec vous, et si vous êtes sûre, comme vous devez l'être que c'est une de mes privations, vous ne m'en ferez pas de reproches. (...)

" Vous avez lu dans mon âme ; vous avez vu que j'y portais le deuil des malheurs publics et celui de mes propres fautes, et j'ai dû sentir que cette triste disposition formait un contraste trop fort avec tout l'éclat qui environne votre âge et vos charmes. Je crains même qu'il ne se soit fait apercevoir quelquefois dans le peu de moments qu'il m'a été permis de passer avec vous, et je réclame là-dessus votre indulgence. Mais à présent, Madame, que la Providence semble nous montrer de bien près un meilleur avenir, à qui pourrais-je confier mieux qu'à vous la joie que me donnent des espérances si douces et que je crois si prochaines ? Qui tiendra une plus grande place que vous dans les jouissances particulières qui se mêleront à la joie publique ? Je serai alors plus susceptible et moins indigne des douceurs de votre charmante société, et combien je m'estimerai heureux de pouvoir y être encore pour quelque chose ! Si vous daignez mettre le même prix au fruit de mon travail, vous serez toujours la première à qui je m'empresserai d'en faire hommage. Alors plus de contradictions et d'obstacles ; vous me trouverez toujours à vos ordres, et personne, je l'espère, ne pourra me blâmer de cette préférence. Je dirai : - Voilà celle qui dans l'âge des illusions, et avec tous les avantages brillants qui peuvent les excuser, a connu toute la noblesse et la délicatesse des procédés de la plus pure amitié, et au milieu de tous les hommages, s'est souvenue d'un proscrit. Je dirai : - Voilà celle dont j'ai vu croître la jeunesse et les grâces, au milieu d'une corruption générale qui n'a jamais pu les atteindre ; celle dont la raison de seize ans a souvent fait honte à la mienne, et je suis sûr que personne ne sera tenté de me contredire. "

La tristesse des événements, de l'âge et de la religion, cachée sous une expression attendrie et presque amoureuse offre dans ces lettres un singulier mélange de pensée et de style.

Revenons encore au récit de Benjamin Constant :

" Nous arrivons à l'époque où Madame Récamier se vit pour la première fois l'objet d'une passion forte et suivie. Jusqu'alors elle avait reçu des hommages unanimes de la part de tous ceux qui la rencontraient ; mais son genre de vie ne présentait nulle part des centres de réunion où l'on fût sûr de la retrouver. Elle ne recevait jamais chez elle et ne s'était point encore formé de société où l'on pût pénétrer tous les jours pour la voir et essayer de lui plaire.

" Dans l'été de 1799, elle vint habiter le château de Clichy à un quart de lieue de Paris. Un homme célèbre depuis par divers genres de tentatives et de prétentions, et plus célèbre encore par les avantages qu'il a refusés que par les succès qu'il a obtenus, Lucien Bonaparte se fit présenter à elle.

" Il n'avait aspiré jusqu'alors qu'à des conquêtes faciles et n'avait étudié pour les obtenir que les moyens de romans que son peu de connaissance du monde lui représentait comme infaillibles. Il est possible que l'idée de captiver la plus belle femme de son temps l'ait séduit d'abord. Chef d'un parti dans le conseil des Cinq-Cents, frère du premier général du siècle, il fut flatté de réunir dans sa personne les triomphes d'un homme d'Etat et les succès d'un amant.

" Il imagina de recourir à une fiction pour déclarer son amour à Madame Récamier : il supposa une lettre de Roméo à Juliette et l'envoya comme un ouvrage de lui à celle qui portait le même nom. "

Voici cette lettre connue de Benjamin Constant ; au milieu des révolutions qui ont agité le monde réel, il est piquant de voir un Bonaparte s'enfoncer dans le monde des fictions.

Lettre de Roméo à Juliette par l'auteur de la Tribu indienne.

" Venise, 29 juillet.

" Roméo vous écrit, Juliette : si vous refusiez de me lire, vous seriez plus cruelle que nos parents dont les longues querelles viennent enfin de s'apaiser : sans doute ces affreuses querelles ne renaîtront plus. (...) Il y a peu de jours je ne vous connaissais encore que par la renommée. Je vous avais aperçue quelquefois dans les Temples et dans les fêtes ; je savais que vous étiez la plus belle ; mille bouches répétaient vos éloges et vos attraits m'avaient frappé sans m'éblouir. (...) Pourquoi la paix m'a-t-elle livré à votre empire ? La paix ! (...) Elle est dans nos familles ; mais le trouble est dans mon coeur. (...)

" Rappelez-vous ce jour où pour la première fois je vous fus présenté. Nous célébrions dans un banquet nombreux la réconciliation de nos pères. Je revenais du Sénat où les troubles suscités à la République avaient produit une vive impression ; ma tête était remplie de réflexions profondes ; j'arrivai triste et rêveur dans ces jardins de Bedmar où nous étions attendus. (...)

" Vous arrivâtes. Tous alors s'empressaient. Qu'elle est belle ! s'écriait-on. (...) Le hasard ou l'amour me plaça près de vous ; j'entendis votre voix, (...) vos regards, vos sourires fixèrent mon âme attentive ; je fus subjugué ! Je ne pouvais assez admirer vos traits, vos accents, votre silence, vos gestes et cette gracieuse physionomie qu'embellit une douce indifférence. (...) Car vous savez donner des charmes à l'indifférence.

" La foule remplit dans la soirée les jardins de Bedmar. Les importuns, qui sont partout, s'emparèrent de moi. Cette fois je n'eus avec eux ni patience, ni affabilité : ils me tenaient éloigné de vous. (...) Je voulus me rendre compte du trouble qui s'emparait de moi. Je reconnus l'amour et je voulus le maîtriser. (...) Je fus entraîné et je quittai avec vous ce lieu de fête.

" Je vous ai revue depuis ; l'amour a semblé me sourire. (...) Un jour, assise au bord de l'eau, immobile et rêveuse, vous effeuilliez une rose ; seul avec vous, j'ai parlé. (...) J'ai entendu un soupir. (...) Vaine illusions ! (...) Revenu de mon erreur, j'ai vu l'indifférence au front tranquille assise entre nous deux. (...) La passion qui me maîtrise s'exprimait dans mes discours et les vôtres portaient l'aimable et cruelle empreinte de l'enfance et de la plaisanterie. (...) Chaque jour je voudrais vous voir, comme si le trait n'était pas assez fixé dans mon coeur. Les moments où je vous vois seule sont bien rares, et ces jeunes Vénitiens qui vous entourent et qui vous parlent fadeur et galanterie me sont insupportables. (...) Peut-on parler à Juliette comme aux autres femmes ?

" J'ai voulu vous écrire. Vous me connaîtrez, vous ne serez plus incrédule. (...) Mon âme est inquiète ; elle a soif de sentiments. (...) Si l'amour n'a pas ému la vôtre ; si Roméo n'est à vos yeux qu'un homme ordinaire, oh ! je vous en conjure, par les liens que vous m'avez imposés, soyez avec moi sévère par bonté ; ne me souriez plus, ne me parlez plus, repoussez-moi loin de vous. Dites-moi de m'éloigner et si je puis exécuter cet ordre rigoureux, souvenez-vous au moins que Roméo vous aimera toujours ; que personne n'a jamais régné sur lui comme Juliette , et qu'il ne peut plus renoncer à vivre pour elle, au moins par le souvenir. "

Pour un homme de sang-froid, tout cela est un peu moquable : les Bonaparte vivaient de théâtres, de romans et de vers ; la vie de Napoléon lui-même est-elle autre chose qu'un poème ?

Benjamin Constant continue en commentant cette lettre :

" Le style de cette lettre est visiblement imité de tous les romans qui ont peint les passions, depuis Werther jusqu'à la Nouvelle Héloïse . Madame Récamier reconnut facilement à plusieurs circonstances de détail qu'elle-même était l'objet de la déclaration qu'on lui présentait comme une simple lecture. Elle n'était pas assez accoutumée au langage direct de l'amour pour être avertie par l'expérience que tout dans les expressions n'était peut-être pas sincère, mais un instinct juste et sûr l'en avertissait. Elle répondit avec simplicité, avec gaieté même, et montra bien plus d'indifférence que d'inquiétude et de crainte. Il n'en fallut pas davantage pour que Lucien éprouvât réellement la passion qu'il avait d'abord un peu exagérée.

" Les lettres de Lucien deviennent plus vraies, plus éloquentes à mesure qu'il devient plus passionné ; on y voit bien toujours l'ambition des ornements, le besoin de se mettre en attitude, il ne peut s'endormir sans se jeter dans les bras de Morphée . (...) Au milieu de son désespoir, il se décrit livré aux grandes occupations qui l'entourent ; il s'étonne de ce qu'un homme comme lui verse des larmes ; mais dans tout cet alliage de déclamation et de phrases il y a pourtant de l'éloquence, de la sensibilité et de la douleur. Enfin dans une lettre pleine de passion où il écrit à Madame Récamier : " Je ne puis vous haïr, mais je puis me tuer ", il dit tout à coup en réflexion générale : " J'oublie que l'amour ne s'arrache pas, il s'obtient. " Puis il ajoute : " Après la réception de votre billet, j'en ai reçu plusieurs diplomatiques ; j'ai appris une nouvelle que le bruit public vous aura sans doute apprise. Je suis parti dans la nuit. Les félicitations m'entourent, m'étourdissent. (...) On me parle de ce qui n'est pas vous. (...) Que la nature est faible, comparée à l'amour ! "

" Cette nouvelle qui trouvait Lucien insensible était pourtant une nouvelle immense : le débarquement de Bonaparte à son retour d'Egypte.

" Un destin nouveau venait de débarquer avec ses promesses et ses menaces ; le dix-huit brumaire ne devait pas se faire attendre. A peine échappé au danger de cette journée, qui tiendra toujours une si grande place dans l'histoire, Lucien écrivait à Madame Récamier : " Votre image m'est apparue ! (...) Vous auriez eu ma dernière pensée. "


[4]

Madame de Staël. - Suite du récit de Benjamin Constant.

" Madame Récamier contracta, avec une femme bien autrement illustre que Monsieur de la Harpe n'était célèbre, une amitié qui devint chaque jour plus intime et qui dure encore.

" Monsieur Necker ayant été rayé de la liste des émigrés, chargea Madame de Staël, sa fille, de vendre une maison qu'il avait à Paris. Monsieur Récamier l'acheta et ce fut une occasion naturelle pour Madame Récamier de voir Madame de Staël.

" La vue de cette femme célèbre la remplit d'abord d'une excessive timidité. La figure de Madame de Staël a été fort discutée. Mais un superbe regard, un sourire doux, une expression habituelle de bienveillance, l'absence de toute affectation minutieuse et de toute réserve gênante, des mots flatteurs, des louanges un peu directes, mais qui semblent échapper à l'enthousiasme, une variété inépuisable de conversation, étonnent, attirent, et lui concilient presque tous ceux qui l'approchent. Je ne connais aucune femme et même aucun homme qui soit plus convaincu de son immense supériorité sur tout le monde et qui fasse moins peser cette conviction sur les autres.

" Rien n'était plus attachant que les entretiens de Madame de Staël et de Madame Récamier. La rapidité de l'une à exprimer mille pensées neuves, la rapidité de la seconde à les saisir et à les juger ; cet esprit mâle et fort qui dévoilait tout, et cet esprit délicat et fin qui comprenait tout ; ces révélations d'un génie exercé, communiquées à une jeune intelligence digne de les recevoir : tout cela formait une réunion qu'il est impossible de peindre sans avoir eu le bonheur d'en être témoin soi-même.

" L'amitié de Madame Récamier pour Madame de Staël se fortifia d'un sentiment qu'elles éprouvaient toutes deux, l'amour filial. Madame Récamier était tendrement attachée à sa mère, femme d'un rare mérite, dont la santé donnait déjà des craintes et que sa fille ne cesse de regretter depuis qu'elle l'a perdue. Madame de Staël avait voué à son père un culte que la mort n'a fait que rendre plus exalté. Toujours entraînante par la manière de s'exprimer, elle le devient surtout encore quand elle parle de lui. Sa voix émue, ses yeux prêts à se mouiller de larmes, la sincérité de son enthousiasme, touchaient l'âme de ceux mêmes qui ne partageaient pas son opinion sur cet homme célèbre. On a fréquemment jeté du ridicule sur les éloges qu'elle lui a donnés dans ses écrits ; mais quand on l'a entendue sur ce sujet, il est impossible d'en faire un objet de moquerie, parce que rien de ce qui est vrai n'est ridicule ".

Les lettres de Corinne à son amie Madame Récamier commencèrent à l'époque rappelée ici par Benjamin Constant ; elles ont un charme qui tient presque de l'amour ; j'en ferai connaître quelques-unes :

Lettres de Madame de Staël à Madame Récamier.

" Coppet, 9 septembre.

" Vous souvenez-vous, belle Juliette , d'une personne que vous avez comblée de marques d'intérêt cet hiver, et qui se flatte de vous engager à redoubler l'hiver prochain ? Comment gouvernez-vous l'empire de la beauté ? On vous l'accorde avec plaisir cet empire, parce que vous êtes éminemment bonne et qu'il semble naturel qu'une âme si douce ait un charmant visage pour l'exprimer. De tous vos adorateurs vous savez que je préfère Adrien de Montmorency. J'ai reçu de ses lettres, remarquables par l'esprit et la grâce, et je crois à la solidité de ses affections, malgré le charme de ses manières. Au reste ce mot de solidité convient à moi qui ne prétends qu'à un rôle bien secondaire dans son coeur. Mais vous qui êtes l'héroïne de tous les sentiments, vous êtes exposée aux grands événements dont on fait les tragédies et les romans. Le mien s'avance au pied des Alpes. J'espère que vous le lirez avec intérêt. Je me plais à cette occupation. En parlant de vos adorateurs je ne parlais pas de Monsieur de Narbonne ; il me semble qu'il s'est rangé parmi les amis. S'il n'en était pas ainsi je n'aurais pu dire que je lui préférais personne. Au milieu de tous ces succès, ce que vous êtes et ce que vous resterez, c'est un ange de pureté et de beauté, et vous aurez le culte des dévots comme celui des mondains. (...)

Avez-vous revu l'auteur d' Atala ? Etes-vous toujours à Clichy ? Enfin je vous demande des détails sur vous. J'aime à savoir ce que vous faites, à me représenter les lieux que vous habitez. Tout n'est-il pas tableau dans les souvenirs que l'on garde de vous ? Je joins à cet enthousiasme si naturel pour vos rares avantages beaucoup d'attrait pour votre société. Acceptez, je vous prie, avec bienveillance tout ce que je vous offre, et promettez-moi que nous nous verrons souvent l'hiver prochain. "

" Coppet, 30 avril.

" Savez-vous que mes amis, belle Juliette , m'ont un peu flattée de l'idée que vous viendriez ici ? Ne pourriez-vous pas me donner ce grand plaisir ? Le bonheur ne m'a pas gâtée, depuis quelque temps, et ce serait un retour de fortune que votre arrivée qui me donnerait de l'espoir pour tout ce que je désire. Adrien et Mathieu disent qu'ils viendront. Si vous veniez avec eux, un mois de séjour ici suffirait pour vous montrer notre éclatante nature. Mon père dit que vous devriez choisir Coppet pour domicile, et que de là nous ferions nos courses. Mon père est très vif dans le désir de vous voir. Vous savez ce qu'on a dit d'Homère :

Par la voix des vieillards, tu louas la beauté .

" Et indépendamment de cette beauté vous êtes charmante. "


[5]

Voyage de Madame Récamier en Angleterre.

Pendant la courte paix d'Amiens, Madame Récamier fit avec sa mère un voyage à Londres. Elle eut des lettres de recommandation du vieux duc de Guignes, ambassadeur en Angleterre trente ans auparavant. Il avait conservé des correspondances avec les femmes les plus brillantes de son temps : la duchesse de Devonshire, lady Melbourne, la marquise de Salisbury, la margrave d'Anspach dont il avait été amoureux. Son ambassade était encore célèbre, son souvenir tout vivant chez ces respectables dames.

Telle est la puissance de la nouveauté en Angleterre, que le lendemain les gazettes furent remplies de l'arrivée de la Beauté étrangère. Madame Récamier reçut les visites de toutes les personnes à qui elle avait envoyé ses lettres. Parmi ces personnes la plus remarquable était la duchesse de Devonshire âgée de quarante-cinq à cinquante ans. Elle était encore à la mode et belle quoique privée d'un oeil qu'elle couvrait d'une boucle de cheveux. La première fois que Madame Récamier parut en public, ce fut avec elle. La duchesse la conduisit à l'Opéra dans sa loge où se trouvaient le Prince de Galles, le duc d'Orléans et ses frères le duc de Montpensier et le comte de Beaujolais. Les deux premiers devaient devenir rois ; l'un touchait au trône, l'autre en était encore séparé par un abîme. Les lorgnettes et les regards se tournèrent vers la loge de la duchesse. Le Prince de Galles dit à Madame Récamier que si elle ne voulait être étouffée, il fallait sortir avant la fin du spectacle. A peine fut-elle debout que les portes des loges s'ouvrirent précipitamment : elle n'évita rien et fut portée par le flot de la foule jusqu'à sa voiture.

Le lendemain Madame Récamier alla au parc de Kensington accompagnée du marquis de Douglas, duc d'Hamilton, qui depuis a reçu Charles X à Holyrood, et de sa soeur la duchesse de Somerset. La foule se précipitait sur les pas de l'étrangère. Cet effet se renouvela toutes les fois qu'elle se montra en public ; les journaux retentissaient de son nom et son portrait, gravé par Bartolozzi, fut répandu dans toute l'Angleterre. L'auteur d' Antigone (M. Ballanche), ajoute que des vaisseaux le portèrent jusque dans les îles de la Grèce : la beauté retournait aux lieux où l'on avait inventé son image. On a de Madame Récamier une esquisse par David, un portrait en pied par Gérard, un buste par Canova. Le portrait est le chef-d'oeuvre de Gérard ; il est ravissant, mais il ne me plaît pas, parce que j'y reconnais les traits, sans reconnaître l'expression du modèle.

La veille du départ de Madame Récamier, le Prince de Galles et la duchesse de Devonshire lui demandèrent de les recevoir et d'amener chez elle quelques personnes de leur société. Les demandes s'étant multipliées la réunion fut nombreuse. On fit de la musique ; Madame Récamier joua avec le chevalier Marin, premier harpiste de cette époque, des variations sur un thème de Mozart, qui lui était dédié. Les feuilles anglaises furent remplies des détails de cette soirée. Elles remarquèrent l'enthousiasme si gracieux et si animé du Prince de Galles, et son empressement sans partage auprès de la belle étrangère.

Le lendemain elle s'embarqua pour La Haye et mit trois jours à faire une traversée de seize heures. Elle m'a raconté que pendant ces jours mêlés de tempêtes, elle lut le Génie du christianisme ; je lui fus révélé , selon sa bienveillante expression : je reconnais là cette bonté que les vents et la mer ont toujours eue pour moi.

Près de la Haye, elle visita le château du Prince d'Orange, ce prince lui ayant fait promettre d'aller voir cette demeure : il lui écrivit plusieurs lettres, dans lesquelles il parle de ses revers et de l'espoir de les vaincre : Guillaume IV est en effet devenu monarque ; en ce temps-là, on intriguait pour être roi, comme aujourd'hui pour être député ; et ces candidats à la souveraineté, se pressaient aux pieds de Madame Récamier, comme si elle disposait des couronnes.

Ce billet de Bernadotte, qui règne aujourd'hui sur la Suède, termina le voyage de Madame Récamier en Angleterre.

" (...) Les journaux anglais, en calmant mes inquiétudes sur votre santé, m'ont appris les dangers auxquels vous aviez été exposée. J'ai blâmé d'abord le peuple de Londres dans son trop grand empressement ; mais je vous l'avoue, il a été bientôt excusé, car je suis partie intéressée lorsqu'il faut justifier les personnes qui se rendent indiscrètes pour admirer les charmes de votre céleste figure.

" Au milieu de l'éclat qui vous environne et que vous méritez à tant de titres, daignez vous souvenir quelquefois que l'être qui vous est le plus dévoué dans la nature est

" Bernadotte. "


[6]

Premier voyage de Madame de Staël en Allemagne. - Madame Récamier à Paris.

Madame de Staël menacée de l'exil, tenta de s'établir à Maffliers, campagne à dix lieues de Paris. Elle accepta la proposition que lui fit Madame Récamier, revenue d'Angleterre, de passer quelques jours à Saint-Brice avec elle ; ensuite elle retourna dans son premier asile. Elle rend compte de ce qui lui arriva alors, dans les Dix années d'exil :

" J'étais à table, dit-elle, avec trois de mes amis dans une salle où l'on voyait le grand chemin et la porte d'entrée. C'était à la fin de septembre à quatre heures : un homme en habit gris, à cheval, s'arrête et sonne ; je fus certaine de mon sort : il me fit demander ; je le reçus dans le jardin. En avançant vers lui, le parfum des fleurs et la beauté du soleil me frappèrent. Les sensations qui nous viennent par les combinaisons de la société sont si différentes de celle de la nature ! Cet homme me dit qu'il était le commandant de la gendarmerie de Versailles. (...) Il me montra une lettre signée de Bonaparte qui portait l'ordre de m'éloigner à quarante lieues de Paris et enjoignait de me faire partir dans les vingt-quatre heures, en me traitant cependant avec tous les égards dus à une femme d'un nom connu... Je répondis à l'officier de gendarmerie que partir dans les vingt-quatre heures convenait à des conscrits, mais non pas à une femme et à des enfants. En conséquence je lui proposai de m'accompagner à Paris où j'avais besoin de trois jours pour faire les arrangements nécessaires à mon voyage. Je montai donc dans ma voiture avec mes enfants et cet officier qu'on avait choisi comme le plus littéraire des gendarmes. En effet il me fit des compliments sur mes écrits. - Vous voyez, lui dis-je, Monsieur, où cela mène d'être une femme d'esprit. Déconseillez-le, je vous prie, aux personnes de votre famille, si vous en avez l'occasion. " J'essayais de me monter par la fierté ; mais je sentais la griffe dans mon coeur.

" Je m'arrêtai quelques instants chez Madame Récamier. Je trouvai le général Junot qui, par dévouement pour elle, promit d'aller le lendemain parler au premier Consul. Il le fit en effet avec la plus grande chaleur. (...)

" La veille du jour qui m'était accordé, Joseph Bonaparte fit encore une tentative.

" Je fus obligée d'attendre la réponse dans une auberge à deux lieues de Paris, n'osant pas rentrer chez moi dans la ville. Un jour se passa sans que cette réponse me parvint. Ne voulant pas attirer l'attention sur moi en restant plus longtemps dans l'auberge où j'étais, je fis le tour des murs de Paris pour en aller chercher une autre, de même à deux lieues de Paris, mais sur une route différente. Cette vie errante à quatre pas de mes amis et de ma demeure, me causait une douleur que je ne puis me rappeler sans frissonner... "

Madame de Staël au lieu de retourner à Coppet partit pour son premier voyage d'Allemagne. A cette époque elle m'écrivit sur la mort de Madame de Beaumont la lettre que j'ai citée dans mon premier voyage de Rome.

Madame Récamier réunissait chez elle à Paris ce qu'il y avait de plus distingué dans les partis opprimés et dans les opinions qui n'avaient pas tout cédé à la victoire. On y voyait les illustrations de l'ancienne monarchie et du nouvel Empire, les Montmorency, les Lafayette, les Sabran, les Lamoignon, les Noailles, les généraux Masséna, Junot, Moreau et Bernadotte ; celui-là destiné à l'exil, celui-ci au trône. Les étrangers illustres, le Prince d'Orange et le Prince de Bavière, le frère de la Reine de Prusse, l'environnaient, comme à Londres le Prince de Galles était fier de porter son châle. L'attrait était si irrésistible qu'Eugène Beauharnais, Murat et les ministres mêmes de l'Empereur allaient à ces réunions.

Bonaparte ne pouvait souffrir le succès, même celui d'une femme, lorsqu'il ne relevait pas de lui. Il disait : " Depuis quand le conseil se tient-il chez Madame Récamier ? "


[7]

Projets des généraux. - Portrait de Bernadotte. - Procès de Moreau. - Lettres de Moreau et de Masséna à Madame Récamier.

Je reviens maintenant au récit de Benjamin Constant :

" Depuis longtemps Bonaparte qui s'était emparé du gouvernement marchait ouvertement à la tyrannie. Les partis les plus opposés s'aigrissaient contre lui et tandis que la masse des citoyens se laissait énerver encore par le repos qu'on lui promettait, les Républicains et les Royalistes désiraient un renversement. Monsieur de Montmorency appartenait à ces derniers par sa naissance, ses rapports et ses opinions. Madame Récamier ne tenait à la politique que par son intérêt généreux pour les vaincus de tous les partis. L'indépendance de son caractère l'éloignait de la cour de Napoléon dont elle avait refusé de faire partie. Monsieur de Montmorency imagina de lui confier ses espérances, lui peignit le rétablissement des Bourbons sous des couleurs propres à exciter son enthousiasme et la chargea de rapprocher deux hommes importants alors en France, Bernadotte et Moreau, pour voir s'ils pouvaient se réunir contre Bonaparte. Elle connaissait beaucoup Bernadotte qui depuis est devenu Prince Royal de Suède. Quelque chose de chevaleresque dans la figure, de noble dans ses manières, de très fin dans l'esprit, de déclamatoire dans la conversation, en font un homme remarquable. Courageux dans les combats, hardi dans le propos mais timide dans les actions qui ne sont pas militaires, irrésolu dans tous ses projets : une chose qui le rend très séduisant à la première vue, mais qui en même temps met un obstacle à toute combinaison de plan avec lui, c'est une habitude de haranguer, reste de son éducation révolutionnaire qui ne le quitte pas. Il a parfois des mouvements d'une véritable éloquence ; il le sait, il aime ce genre de succès, et quand il est entré dans le développement de quelque idée générale, tenant à ce qu'il a entendu dans les clubs ou à la tribune, il perd de vue tout ce qui l'occupe et n'est plus qu'un orateur passionné. Tel il a paru en France dans les premières années du règne de Bonaparte, qu'il a toujours haï, et auquel il a toujours été suspect, et tel il s'est encore montré dans ces derniers temps au milieu du bouleversement de l'Europe dont on lui doit toujours l'affranchissement, parce qu'il a rassuré les étrangers en leur montrant un Français prêt à marcher contre le tyran de la France et sachant ne dire que ce qui pouvait influer sur sa nation.

" Tout ce qui offre à une femme le moyen d'exercer sa puissance lui est agréable. Il y avait d'ailleurs dans l'idée de soulever contre le despotisme de Bonaparte des hommes importants par leurs dignités et leur gloire, quelque chose de généreux et de noble qui devait tenter Madame Récamier. Elle se prêta donc au désir de Monsieur de Montmorency. Elle réunit souvent Bernadotte et Moreau chez elle. Moreau hésitait, Bernadotte déclamait. Madame Récamier prenait les discours indécis de Moreau pour un commencement de résolution, et les harangues de Bernadotte comme un signal de renversement de la tyrannie. Les deux généraux de leur côté étaient enchantés de voir leur mécontentement caressé par tant de beauté, d'esprit et de grâce. Il y avait en effet quelque chose de romanesque et de poétique dans cette femme si jeune, si séduisante, leur parlant de la liberté de leur patrie. Bernadotte répétait sans cesse que Madame Récamier était faite pour électriser le monde et pour créer des Séides. "

En remarquant la finesse de cette peinture de Benjamin Constant, il faut dire que Madame Récamier ne serait jamais entrée dans ces intérêts politiques sans l'irritation qu'elle ressentait de l'exil de Madame de Staël. Le futur Roi de Suède avait la liste des généraux qui tenaient encore au parti de l'indépendance ; mais le nom de Moreau n'y était pas ; c'était le seul qu'on pût opposer à celui de Napoléon : seulement Bernadotte ignorait quel était ce Bonaparte dont il attaquait la puissance.

Madame Moreau donna un bal ; toute l'Europe s'y trouva excepté la France ; elle n'y était représentée que par l'opposition républicaine. Pendant cette fête, le général Bernadotte conduisit Madame Récamier dans un petit salon où le bruit de la musique seul les suivit et leur rappelait où ils étaient. Moreau passa dans ce salon ; Bernadotte lui dit après de longues explications : " Avec un nom populaire, le seul parmi nous qui puisse se présenter appuyé de tout un peuple, voyez ce que vous pouvez, ce que nous pouvons guidés par vous ! "

Moreau répéta ce qu'il avait dit souvent : " qu'il sentait le danger dont la liberté était menacée, qu'il fallait surveiller Bonaparte, mais qu'il craignait une guerre civile. "

Cette conversation se prolongeait et s'animait ; Bernadotte s'emporta et dit au général Moreau : " Vous n'osez (pas) prendre la cause de la liberté ; eh bien ! Bonaparte se jouera de la liberté et de vous. Elle périra malgré nos efforts, et vous, vous serez enveloppé dans sa ruine, sans avoir combattu. " Paroles prophétiques !

La mère de Madame Récamier était liée avec Madame Hulot, mère de Madame Moreau, et Madame Récamier avait contracté avec cette dernière une de ces liaisons d'enfance qu'on est heureux de continuer dans le monde. Pendant le procès du Général, Madame Récamier passait sa vie chez Madame Moreau. Celle-ci dit à son amie que son mari se plaignait de ne l'avoir point encore vue parmi le public qui remplissait la salle et le tribunal. Madame Récamier s'arrangea pour assister le lendemain de cette conversation à la séance. Un juge, Monsieur Brillat-Savarin, se chargea. de la faire entrer par une porte particulière qui s'ouvrait sur l'amphithéâtre. En entrant elle leva son voile et parcourut d'un coup d'oeil les rangs des accusés afin d'y trouver Moreau. Il la reconnut, se leva et la salua. Tous les regards se tournèrent vers elle ; elle se hâta de descendre les degrés de l'amphithéâtre pour arriver à la place qui lui était destinée. Les accusés étaient au nombre de quarante-sept ; ils remplissaient les gradins placés en face des juges du tribunal. Chaque accusé était placé entre deux gendarmes : ces soldats montraient au général Moreau de la déférence et du respect.

On remarquait Messieurs de Polignac et de Rivière ; mais surtout Georges Cadoudal. Pichegru (dont le nom restera lié à celui de Moreau), manquait pourtant à côté de lui, ou plutôt on y croyait voir son ombre, car on savait qu'il manquait aussi dans la prison.

Il n'était plus question de Républicains, c'était la fidélité royaliste (excepté Moreau) qui luttait contre le pouvoir nouveau ; toutefois, cette cause de la légitimité et de ses partisans nobles avait pour chef un homme du peuple, Georges Cadoudal. On le voyait là, avec la pensée que cette tête si pieuse, si intrépide allait tomber sur l'échafaud ; que lui seul, peut-être, Cadoudal, ne serait pas sauvé, car il ne ferait rien pour l'être. Il ne défendait que ses amis ; quant à ce qui le regardait particulièrement, il disait tout. Bonaparte ne fut pas aussi généreux qu'on le suppose : onze personnes dévouées à Georges périrent avec lui.

Moreau ne parla point. La séance terminée, le juge qui avait amené Madame Récamier vint la reprendre. Elle traversa le parquet du côté opposé à celui par lequel elle était entrée et longea le banc des accusés. Moreau descendit, suivi de ses deux gendarmes ; il n'était séparé d'elle que par une balustrade : il lui dit quelques paroles que dans son saisissement elle entendit à peine ; en lui répondant sa voix se brisa.

Aujourd'hui que les temps sont changés et que le nom de Bonaparte semble seul les remplir, on n'imagine pas à combien peu encore paraissait tenir sa puissance. La nuit qui précéda la sentence et pendant laquelle le tribunal siégea, tout Paris fut sur pied. Des flots de peuple se portaient au Palais de Justice. Georges ne voulut point de grâce. Il répondit à ceux qui voulaient la demander : " Me promettez-vous une plus belle occasion de mourir ? "

Moreau condamné à la déportation se mit en route pour Cadix d'où il devait passer en Amérique. Madame Moreau alla le rejoindre. Madame Récamier était auprès d'elle au moment de son départ.

Elle la vit embrasser son fils dans son berceau, et la vit revenir sur ses pas pour l'embrasser encore : elle la conduisit à sa voiture et reçut son dernier adieu.

Le général Moreau écrivit de Cadix cette lettre à sa généreuse amie :

" Chiclana (près Cadix), le 12 octobre 1804.

" Madame, vous apprendrez sans doute avec quelque plaisir des nouvelles de deux fugitifs auxquels vous avez témoigné tant d'intérêt. Après avoir essuyé des fatigues de tous genres, sur terre et sur mer, nous espérions nous reposer à Cadix, quand la fièvre jaune, qu'on peut en quelque sorte comparer aux maux que nous venions d'éprouver, est venue nous assiéger dans cette ville.

" Quoique les couches de mon épouse nous aient forcés d'y rester plus d'un mois pendant la maladie, nous avons été assez heureux pour nous préserver de la contagion : un seul de nos gens en a été atteint.

" Enfin nous sommes à Chiclane, très joli village à quelques lieues de Cadix, jouissant d'une bonne santé, et mon épouse en pleine convalescence après m'avoir donné une fille très bien portante.

" Persuadée que vous prendrez autant d'intérêt à cet événement qu'à tout ce qui nous est arrivé, elle me charge de vous en faire part et de la rappeler à votre souvenir.

" Je ne vous parle pas du genre de vie que nous menons, il est excessivement ennuyeux et monotone ; mais au moins nous respirons en liberté, quoique dans le pays de l'Inquisition.

" Je vous prie, Madame, de recevoir l'assurance de mon respectueux attachement et de me croire pour toujours

" Votre très humble et très obéissant serviteur,

" Vr. Moreau. "

Cette lettre est datée de Chiclane, lieu qui sembla promettre avec de la gloire, un règne assuré à Monseigneur le duc d'Angoulême : et pourtant il n'a fait que paraître sur ce bord aussi fatalement que Moreau, qu'on a cru dévoué aux Bourbons : Moreau, au fond de l'âme, était dévoué à la liberté. Lorsqu'il eut le malheur de se joindre à la coalition, il s'agissait uniquement à ses yeux de combattre le despotisme de Bonaparte. Louis XVIII disait à Monsieur de Montmorency qui déplorait la mort de Moreau comme une grande perte pour la couronne : " Pas si grande : Moreau était républicain. "

Ce général ne repassa en Europe que pour trouver le boulet sur lequel son nom avait été gravé par le doigt de Dieu.

Moreau me rappelle un autre illustre capitaine, Masséna : celui-ci allait à l'armée d'Italie ; il demanda à Madame Récamier un ruban blanc de sa parure. Un jour elle reçut ce billet de la main de Masséna :

" Le charmant ruban donné par Madame Récamier a été porté par le général Masséna aux batailles et au blocus de Gênes : il n'a jamais quitté le général, et lui a constamment favorisé la victoire. "

Les antiques moeurs percent à travers les moeurs nouvelles dont elles font la base. La galanterie du chevalier noble se retrouvait dans le soldat plébéien ; le souvenir des Tournois et des Croisades était caché dans ces faits d'armes par qui la France moderne a couronné ses vieilles victoires. Cisher, compagnon de Charlemagne, ne se parait point aux combats des couleurs de sa dame ; il portait, dit le moine de Saint-Gall, sept, huit et même neuf ennemis enfilés à sa lance comme des grenouillettes . Cisher précédait et Masséna suivait la chevalerie.


[8]

Mort de Monsieur Necker. - Retour de Madame de Staël. - Madame Récamier à Coppet. - Le prince Auguste de Prusse. - Madame de Genlis.

Madame de Staël apprit à Berlin la maladie de son père ; elle se hâta de revenir, mais Monsieur Necker était mort avant son arrivée en Suisse.

En ce temps-là arriva la ruine de Monsieur Récamier ; Madame de Staël fut bientôt instruite de ce malheureux événement. Elle écrivit sur-le-champ à Madame Récamier son amie :

" Genève, 17 novembre.

" Ah ! ma chère Juliette, quelle douleur j'ai éprouvée par l'affreuse nouvelle que je reçois ! Que je maudis l'exil qui ne me permet pas d'être auprès de vous, de vous serrer contre mon coeur ! Vous avez perdu tout ce qui tient à la facilité, à l'agrément de la vie, mais s'il était possible d'être plus aimée, plus intéressante que vous ne l'étiez, c'est ce qui vous serait arrivé ! Je vais écrire à Monsieur Récamier que je plains et que je respecte. Mais dites-moi, serait-ce un rêve que de vous voir cet hiver ? Si vous vouliez, trois mois passés ici dans un cercle étroit où vous seriez passionnément soignée : mais à Paris aussi vous inspirez ce sentiment. Enfin au moins à Lyon, ou jusqu'à mes quarante lieues j'irai pour vous voir, pour vous embrasser, pour vous dire que je me suis senti pour vous plus de tendresse que pour aucune femme que j'aie jamais connue. Je ne sais rien vous dire comme consolation, si ce n'est que vous serez aimée et considérée plus que jamais et que les admirables traits de votre générosité et de votre bienfaisance seront connus malgré vous, par ce malheur, comme ils ne l'auraient jamais été sans lui. Certainement, en comparant votre situation à ce qu'elle était, vous avez perdu ; mais s'il m'était possible d'envier ce que j'aime, je donnerais bien tout ce que je suis pour être vous. Beauté sans égale en Europe ; réputation sans tache, caractère fier et généreux, quelle fortune de bonheur encore dans cette triste vie où l'on marche si dépouillé ! Chère Juliette, que notre amitié se resserre ; que ce ne soit plus simplement des services généreux qui sont tous venus de vous, mais une correspondance suivie, un besoin réciproque de se confier ses pensées, une vie ensemble, chère Juliette. C'est vous qui me ferez revenir à Paris car vous serez toujours une personne toute-puissante, et nous nous verrons tous les jours, et comme vous êtes plus jeune que moi vous me fermerez les yeux, et mes enfants seront vos amis. Ma fille a pleuré ce matin de mes larmes et des vôtres. Chère Juliette, ce luxe qui vous entourait, c'est nous qui en avons joui ; votre fortune a été la nôtre et je me sens ruinée parce que vous n'êtes plus riche. Croyez-moi, il reste du bonheur quand on s'est fait aimer ainsi. Benjamin veut vous écrire : il est bien ému. Mathieu de Montmorency m'écrit sur vous une lettre bien touchante. Chère amie, que votre coeur soit calme au milieu de ces douleurs. Hélas ! ni la mort, ni l'indifférence de vos amis ne vous menacent, et voilà les blessures éternelles. Adieux, cher ange, adieu ! J'embrasse avec respect votre visage charmant... "

Un intérêt nouveaux se répandit sur Madame Récamier : elle quitta la société sans se plaindre et sembla faite pour la solitude comme pour le monde. Ses amis lui restèrent, et cette fois, a dit Monsieur Ballanche, la fortune se retira seule .

Madame de Staël attira son amie à Coppet. Le prince Auguste de Prusse, fait prisonnier à la bataille d'Eylau, se rendant en Italie, passa par Genève : il devint éperdument amoureux de Madame Récamier. La vie intime et particulière appartenant à chaque homme, continuait son cours sous la vie générale, l'ensanglantement des batailles et la transformation des Empires : le riche à son réveil aperçoit ses lambris dorés, le pauvre ses solives enfumées ; pour les éclairer il n'y a qu'un même rayon de soleil.

Le prince Auguste, croyant que Madame Récamier pourrait consentir au divorce, lui proposa de l'épouser. Bonaparte qui avait connu cette circonstance par des rapports de police, s'en est souvenu à Sainte-Hélène.

On lit dans le Mémorial :

" Dans les causeries du jour, l'Empereur est revenu encore à Madame de Staël, sur laquelle il n'a rien dit de neuf, seulement il a parlé de lettres vues par la police, et dont Madame Récamier et un Prince de Prusse faisaient tous les frais.

" (...) Le Prince, malgré les obstacles que lui opposait son rang, avait conçu la pensée d'épouser l'amie de Madame de Staël. (...) Bien que le jeune Prince fût rappelé à Berlin, l'absence n'altéra point ses sentiments ; il n'en poursuivit pas moins avec ardeur son projet favori ; mais soit préjugé catholique contre le divorce, soit générosité naturelle, Madame Récamier se refusa constamment à cette élévation inattendue. " ( Mémorial de Sainte-Hélène, tome VII ).

Il reste un monument de cette passion dans le tableau de Corinne que le prince obtint de Gérard ; il en fit présent à Madame Récamier comme un immortel souvenir du sentiment qu'elle lui avait inspiré et de l'intime amitié qui unissait Corinne et Juliette . L'été se passa en fêtes : le monde était bouleversé, mais il arrive que le retentissement des catastrophes publiques en se mêlant aux joies de la jeunesse, en redouble le charme ; on se livre d'autant plus vivement aux plaisirs, qu'on se sent près de les perdre.

Madame de Genlis a fait un roman sur cet attachement du Prince Auguste. Je la trouvai un jour dans l'ardeur de la composition. Elle demeurait à l'Arsenal au milieu de livres poudreux, dans un appartement obscur. Elle n'attendait personne ; elle était vêtue d'une robe noire ; ses cheveux blancs offusquaient son visage ; elle tenait une harpe entre ses genoux et sa tête était abattue sur sa poitrine. Appendue aux cordes de l'instrument, elle promenait deux mains pâles et amaigries sur l'un et l'autre côté du réseau sonore dont elle tirait des sons affaiblis, semblables aux voix lointaines et indéfinissables de la mort. Que chantait l'antique Sibylle ? Elle chantait Madame Récamier.

Elle l'avait d'abord haïe, mais dans la suite elle avait été vaincue par la beauté et le malheur. Madame de Genlis venait d'écrire cette page sur Madame Récamier, en lui donnant le nom d'Athénaïs :

" Le prince entra dans le salon conduit par Madame de Staël. Tout à coup la porte s'entr'ouvre, Athénaïs s'avance. A l'élégance de sa taille, à l'éclat éblouissant de sa figure, le prince ne peut la méconnaître, mais il s'était fait d'elle une idée toute différente : il s'était représenté cette femme si célèbre par sa beauté, fière de ses succès, avec un maintien assuré, et cette espèce de confiance que ne donne que trop souvent ce genre de célébrité ; et il voyait une jeune personne timide s'avancer avec embarras et rougir en paraissant. Le plus doux sentiment se mêla à sa surprise.

" Après dîner on ne sortit point à cause de la chaleur excessive ; on descendit dans la galerie pour faire de la musique jusqu'à l'heure de la promenade. Après quelques accords brillants et des sons harmoniques d'une douceur enchanteresse, Athénaïs chanta en s'accompagnant sur la harpe. Le prince l'écoutait avec ravissement... "

Madame de Staël, dans la force de sa vie, aimait Madame Récamier ; Madame de Genlis, dans sa décrépitude, retrouvait pour elle les accents de la jeunesse. L'auteur de Mademoiselle de Clermont plaçait la scène de son roman à Coppet, chez l'auteur de Corinne , rivale qu'elle détestait ; c'était une merveille. Une autre merveille est de me voir écrire ces détails. Je parcours des lettres qui me rappellent des jours heureux où je n'étais pour rien. Il fut du bonheur sans moi, des enchantements étrangers à mon existence aux rivages de Coppet, que je ne vois pas sans un injuste et secret sentiment d'envie. Les choses qui me sont échappées sur la terre, qui m'ont fui, que je regrette, me tueraient, si je ne touchais à ma tombe : mais si près de l'oubli éternel, vérités et songes sont également vains ; au bout de la vie tout est jour perdu.


[9]

Second voyage de Madame de Staël en Allemagne.

Madame de Staël partit une seconde fois pour l'Allemagne. Ici recommence une série de lettres à Madame Récamier, peut-être encore plus charmantes que les premières, dont il ne m'est permis de citer que des fragments :

" 2 décembre, Lausanne.

" Chère Juliette, j'étais mille fois plus triste après votre départ qu'en vous disant adieu. Après cinq mois si doux, il semble que l'on a de la peine à être malheureux, et qu'il vous reste encore quelque chaleur comme à ceux qui ont voyagé dans les pays chauds ; mais par degré cette chaleur s'en va et l'absence s'empare de moi. Je vais quitter Benjamin et Auguste. Tous mes liens avec la vie se déchirent. Après votre départ je suis restée à consoler Middleton qui pleurait à sanglots. Je ne serais point du tout étonnée qu'il vous arrivât un de ces jours. Réfléchissez avec bonheur et fierté à cette puissance de plaire que vous possédez si souverainement ; c'est un don plus précieux que l'empire du monde. Il faut un jour l'abdiquer, mais c'est un trésor que vous pourrez placer sur la tête de celui que vous en croirez digne. Racontez-moi votre arrivée, le voyage et votre impression en arrivant à Paris. Quant à moi je n'ai rien à vous dire qu'une peine toujours croissante qui m'oppresse à présent tout à fait le coeur (...)

" Vous savez notre marché : deux lettres de moi pour une de vous. Je ne me soumets qu'à vous aimer deux fois plus. Adieu, cher ange ; je vous serre contre mon coeur. "

" Munich, 20 décembre.

" Chère Juliette, je m'affligeais de n'avoir point de vos nouvelles. Il semble que vos sentiments pour moi me font l'effet d'un beau jour ; bien qu'ils recommencent je crains toujours qu'ils ne finissent. J'ai passé cinq jours ici et je pars pour Vienne dans une heure. Encore trente lieues de plus loin de vous, loin de tout ce qui m'est cher... La cour d'ici était en Italie ; mais toute la société m'a reçue à ravir et m'a parlé de ma belle amie avec admiration. Vous avez une réputation aérienne que rien de vulgaire ne peut atteindre. Le bracelet que vous m'avez donné m'a fait baiser la main un peu plus souvent et je vous renvoie tous les hommages qu'il obtient. "

" 30 avril, Vienne.

" Chère amie, que cette robe m'a touchée ! Je cherchais l'empreinte de votre beauté, de tous les succès de votre prospérité, qui vous rendait moins touchante que votre noble courage. Je la porterai mardi, cette robe, en prenant congé de la Cour. Je dirai à tout le monde que je la tiens de vous, et je verrai tous les hommes soupirer de ce que ce n'est pas vous qui la portez. (...) Le Prince Paul Esterhazy m'a dit qu'il était chez vous tous les soirs pendant son séjour à Paris. Ce prince m'a confié qu'il était fort amoureux de vous et qu'il vous trouvait la plus aimable personne du monde. N'êtes-vous donc pas heureuse de pouvoir à votre gré inspirer un dévouement absolu à qui vous a vue seulement quelques jours ! Je vous l'ai dit souvent, je ne connais rien sur cette terre qui doive autant plaire à l'imagination et même à la sensibilité, car on est toujours sûr ainsi d'être aimé de ce qu'on aime. (...) Il faut qu'il se passe en vous quelque chose d'extraordinaire pour émouvoir à ce point. Je ne voudrais pas que vous devinssiez comme Mathieu (de Montmorency) un ange, mais un ange triste, languissant sur la terre. "

Madame de Staël avait déjà écrit à son amie :

" Mon Dieu que ce château (Coppet) m'a paru triste depuis votre départ. (...)

" Vous êtes dans ma vie au premier rang. (...)

" Je voudrais me promener encore avec vous ; vous protéger contre ces animaux qui vous effrayaient ; vous parler encore de la nature et du ciel ; mais je suis seule avec ces sentiments rêveurs qu'on a tant besoin de communiquer. Parlerai-je encore du fond de l'âme, ou faudra-t-il que je vive et meure seule ? Adieu, ma Juliette ; que le ciel vous bénisse. Continuez à ne plus vivre que par le coeur. Les moissons du succès sont cueillies ; mais aimer est divin. "

Il n'y a rien dans les ouvrages imprimés de Madame de Staël qui approche de ce naturel, de cette éloquence où l'imagination prête son expression aux sentiments. La vertu de l'amitié de Madame Récamier devait être grande, puisqu'elle sut faire produire à une femme de génie, ce qu'il y avait de caché et de non révélé encore dans son talent. On devine au surplus dans l'accent triste de Madame de Staël un déplaisir secret dont la beauté devait être naturellement la confidente ; elle qui ne pouvait jamais recevoir de pareilles blessures.


[10]

Château de Chaumont. - Lettre de Madame de Staël à Bonaparte.

Madame de Staël rentrée en France vint au printemps de 1810 habiter le château de Chaumont sur les bords de la Loire, à quarante lieues de Paris, distance déterminée pour le rayon de son bannissement. Madame Récamier la rejoignit dans cette campagne.

Madame de Staël surveillait alors l'impression de son ouvrage sur l'Allemagne. Lorsqu'il fut près de paraître, elle l'envoya à Bonaparte avec cette lettre :

" Sire,

" Je prends la liberté de présenter à Votre Majesté mon ouvrage sur l'Allemagne. Si elle daigne le lire il me semble qu'elle y trouvera la preuve d'un esprit capable de quelques réflexions et que le temps a mûri. Sire, il y a douze ans que je n'ai vu Votre Majesté et que je suis exilée. Douze ans de malheurs modifient tous les caractères, et le destin enseigne la résignation à ceux qui souffrent. Prête à m'embarquer, je supplie Votre Majesté de m'accorder une demi-heure d'entretien. Je crois avoir des choses à lui dire qui pourront l'intéresser, et c'est à ce titre que je la supplie de m'accorder la faveur de lui parler avant mon départ. Je me permettrai une seule chose dans cette lettre : c'est l'explication des motifs qui me forcent à quitter le continent, si je n'obtiens pas de Votre Majesté la permission de vivre dans une campagne assez près de Paris, pour que mes enfants y puissent demeurer. La disgrâce de Votre Majesté jette dans les personnes qui en sont l'objet une telle défaveur en Europe que je ne puis faire un pas sans en rencontrer les effets. Les uns craignent de se compromettre en me voyant, les autres se croient des Romains en triomphant de cette crainte. Les plus simples rapports de la société deviennent des services qu'une âme fière ne peut supporter. Parmi mes amis, il en est qui se sont associés à mon sort avec une admirable générosité ; mais j'ai vu les sentiments les plus intimes se briser contre la nécessité de vivre avec moi dans la solitude, et j'ai passé ma vie depuis huit ans entre la crainte de ne pas obtenir des sacrifices et la douleur d'en être l'objet. Il est peut-être ridicule d'entrer ainsi dans le détail de ses impressions avec le souverain du monde ; mais ce qui vous a donné le monde, Sire, c'est un souverain génie. Et en fait d'observation sur le coeur humain, Votre Majesté comprend depuis les plus vastes ressorts jusqu'aux plus délicats. Mes fils n'ont point de carrière, ma fille a treize ans ; dans peu d'années il faudra l'établir : il y aurait de l'égoïsme à la forcer de vivre dans les insipides séjours où je suis condamnée. Il faudrait donc aussi me séparer d'elle ! Cette vie n'est pas tolérable et je n'y sais aucun remède sur le continent. Quelle ville puis-je choisir où la disgrâce de Votre Majesté ne mette pas un obstacle invincible à l'établissement de mes enfants, comme à mon repos personnel ? Votre Majesté ne sait peut-être pas elle-même la peur que les exilés font à la plupart des autorités de tous les pays et j'aurais dans ce genre des choses à lui raconter qui dépassent sûrement ce qu'elle aurait ordonné. On a dit à votre Majesté que je regrettais Paris à cause du Musée et de Talma : c'est une agréable plaisanterie sur l'exil, c'est-à-dire sur le malheur que Cicéron et Bolingbroke ont déclaré le plus insupportable de tous ; mais quand j'aimerais les chefs-d'oeuvre des arts que la France doit aux conquêtes de Votre Majesté, quand j'aimerais ces belles tragédies images de l'héroïsme, serait-ce à vous, Sire, à m'en blâmer ? Le bonheur de chaque individu ne se compose-t-il pas de la nature de ses facultés, et si le ciel m'a donné du talent, n'ai-je pas l'imagination qui rend les jouissances des arts et de l'esprit nécessaires ? Tant de gens demandent à Votre Majesté des avantages réels de toute espèce ! pourquoi rougirais-je de lui demander l'amitié, la poésie, la musique, les tableaux, toute cette existence idéale dont je puis jouir sans m'écarter de la soumission que je dois au Monarque de la France ? "

Cette lettre inconnue méritait d'être conservée. Madame de Staël n'était pas, ainsi qu'on l'a prétendu, une ennemie aveugle et implacable. Elle ne fut pas plus écoutée que moi lorsque je me vis obligé de m'adresser à Bonaparte pour lui demander la vie de mon cousin Armand. Alexandre et César auraient été touchés de cette lettre d'un ton si haut, écrite par une femme si renommée ; mais la confiance du mérite qui se juge et s'égalise à la domination suprême, cette sorte de familiarité de l'intelligence qui se place au niveau du maître de l'Europe, pour traiter avec lui de couronne à couronne ne parurent à Bonaparte que l'arrogance d'un amour-propre déréglé : il se croyait bravé par tout ce qui avait quelque grandeur indépendante ; la bassesse lui semblait fidélité, la fierté révolte ; il ignorait que le vrai talent ne reconnaît de Napoléons que dans leur génie, nullement dans leur autorité ; qu'il n'admet point de supérieur ; qu'il a ses entrées dans les palais comme dans les temples, parce qu'il est immortel.


[11]

Madame Récamier et Monsieur de Montmorency sont exilés. - Madame Récamier à Châlons.

Madame de Staël quitta Chaumont et retourna à Coppet. Madame Récamier s'empressa de nouveau de se rendre auprès d'elle ; Monsieur Mathieu de Montmorency lui resta également dévoué : l'un et l'autre en furent punis ; ils furent frappés de la même peine qu'ils étaient allés consoler. Monsieur de Montmorency avait précédé Madame Récamier de quelques jours.

" Au retour du courrier qui annonçait son arrivée chez moi, dit Madame de Staël, il reçut sa lettre d'exil. - Je poussai des cris de douleur, en apprenant l'infortune que j'avais attirée sur la tête de mon généreux ami. - Dans cet état il m'arrive une lettre de Madame Récamier, de cette belle personne qui a reçu les hommages de l'Europe entière, et qui n'a jamais délaissé un ami malheureux. Elle m'annonçait qu'elle arrivait à Coppet. Je frémis que le sort de Monsieur de Montmorency ne l'atteignit, et j'envoyai un courrier au-devant d'elle, pour la supplier de ne pas venir. Il fallait la savoir à quelques lieues, elle qui m'avait constamment consolée par les soins les plus aimables ; il fallait la savoir là, si près de ma demeure, et qu'il ne me fût pas permis de la voir encore, peut-être pour la dernière fois ! Elle ne voulut pas céder à ma prière. Et ce fut avec des convulsions de larmes que je la vis entrer dans ce château où son arrivée était toujours une fête. Elle partit le lendemain, et se rendit à l'instant chez une de ses parentes à cinquante lieues de la Suisse. Ce fut en vain ; le funeste exil la frappa. Les revers de fortune qu'elle avait éprouvés lui rendirent très pénible la destruction de son établissement naturel. Séparée de ses amis, livrée à tout ce que la solitude peut avoir de plus monotone et de plus triste : voilà le sort que j'ai valu à la personne la plus brillante de son temps. "

Madame Récamier se retira à Châlons-sur-Marne, décidée dans son choix par le voisinage de Montmirail qu'habitaient Messieurs de La Rochefoucauld-Doudeauville. Mille détails de l'oppression de Bonaparte se sont perdus dans la tyrannie générale : les persécutés redoutaient la visite de leurs amis, crainte de les compromettre ; leurs amis n'osaient les chercher, crainte de leur attirer quelque accroissement de rigueur. Le malheureux devenu un pestiféré séquestré du genre humain, demeurait en quarantaine dans la haine du despote. Bien reçu tant qu'on ignorait votre indépendance d'opinion, sitôt qu'elle était connue, tout se retirait ; il ne restait autour de vous que des autorités épiant vos liaisons, vos sentiments, vos correspondances, vos démarches. Tels étaient ces temps de liberté et de bonheur si regrettés.

Pour comprendre les lettres suivantes de Madame de Staël, une courte explication est nécessaire : en écrivant à son amie qu'elle ne désirait pas la voir dans l'appréhension du mal qu'elle lui pourrait apporter, Madame de Staël ne disait pas tout : elle était mariée secrètement avec Monsieur Rocca, d'où résultait une complication d'embarras dont la police impériale, à dessein mal instruite, profitait avec une ignoble joie. Madame Récamier à qui Madame de Staël croyait devoir taire ces nouveaux soucis, s'étonnait à bon droit de l'obstination qu'elle mettait à lui interdire l'entrée de son château de Coppet. Blessée de la résistance de Madame de Staël pour laquelle elle s'était déjà sacrifiée, elle n'en persistait pas moins dans la résolution de partager les dangers de Coppet. Une année entière s'écoula dans cette anxiété. Les lettres de Madame de Staël révèlent les souffrances de cette époque où les talents étaient menacés à chaque instant d'être jetés dans un cachot, ou l'on ne s'occupait que des moyens de s'échapper, où l'on aspirait à la fuite comme à la délivrance, à la terre étrangère comme au sol natal : quand la liberté a disparu, il reste un pays, mais il n'y a plus de patrie.

" Coppet.

" Chère Juliette, je suis si profondément accablée que je crains d'ajouter à votre peine par la mienne. Je ne supporte pas la pensée de votre situation à Châlons. Elle me brise le coeur jour et nuit. J'ai reçu hier une lettre du Prince Auguste, datée de Schaffouse. Il dit que son fol amour l'amène... Je lui ai écrit votre situation et la mienne. (...)

" Donnez-moi des détails sur votre vie, s'il y en a une à l'auberge de Châlons. Je vous écrirai ce que je saurai du Prince. Je vis si seule, à présent, que je ne sais rien que par lettres. Ce grand château de Coppet a tout à fait l'air d'une prison. "

" Coppet.

" (...) J'ai reçu une lettre de Prosper ( Monsieur de Barante ), pleine de grâce et presque de sensibilité. Sa soeur m'a écrit ce mariage où elle a paru en robe traînante avec un voile couronné de fleurs. Il était là celui qui devait être une fois le compagnon de ma vie. On dit qu'il était sérieux : a-t-il alors pensé à moi ? Ah ! je n'avais plus droit à la couronne blanche. Mais vous qui pourriez encore la porter, vous qui pourriez être heureuse, que de choses j'aurais à vous dire, si vous vouliez me croire, et quitter tout à fait le pays qui vous retient. (...) "

" Genève.

" Me voici arrivée dans cette ville où je me suis tant ennuyée, depuis dix années. Fasse le ciel que vous n'éprouviez pas ces tristes retours des mêmes ennuis, qui sonnent si douloureusement le temps. Je lis un ouvrage que je vous conseille comme distraction. Il me semble que ces sortes d'écrits animent la solitude. Ce sont les lettres de Madame du Deffant à Horace Walpole. Ce sont les souvenirs de la société qui a précédé celle que nous avons connue. Mon père et ma mère y sont souvent nommés. Quel temps paisible ! Et cependant la nature savait y faire entrer le malheur. Cette femme est devenue aveugle, et cet exil est encore plus affreux que les nôtres. Ah ! chère Juliette, où est le temps où je ne vous parlais que du mien, où vous étiez heureuse et brillante à Paris, où vous m'y faisiez vivre en me parlant de tout ce que vous jugiez avec tant d'esprit, de vérité et de finesse. Chaque année m'a apporté un nouveau malheur, mais celle-ci, je ne sais ce qu'on pourrait y ajouter. J'ai reçu d'une de nos consoeurs d'exil Madame d'Escars, une lettre pleine de noblesse. Vous a-t-on dit qu'on a refusé à Madame de la Trémouille d'aller dans la ville voisine de sa terre soigner la santé de son mari ?... Passé le printemps prochain, profitez de la puissance de voyager, et n'usez pas la vie dans l'attente. J'ai fait ainsi et je m'en repens. Adieu, mon ange, adieu. Je croirai renaître à la lumière quand je vous reverrai, si je vous revois jamais. "

" Coppet.

" Je m'étais promis un grand plaisir, chère Juliette, de vous parler en liberté ; et je me demande à présent ce que je puis vous écrire dans l'incertitude cruelle qui plane sur ma vie. Je suis toujours souffrante, depuis la terrible époque du mois d'août. J'ai pourtant toujours les mêmes projets, car je sens que je mourrais ici si je m'y laissais enfermer. Mais il me faut encore quelque temps pour admettre un projet quelconque, et je vous supplie à genoux de dire à tout le monde que je n'en ai plus. Je vous conjure aussi de tout faire pour revenir à Paris, et, par conséquent, de ne pas approcher de Genève, ni de Coppet. D'abord on ne nous y laisserait pas huit jours ensemble, et ces huit jours, non seulement vous rendraient le retour impossible, mais finiraient le genre d'intérêt que vos amis prennent à vous, parce qu'ils y verraient du dédain pour eux. Si ce malheureux exil était irrévocable, ce serait alors en Allemagne que l'on pourrait se revoir ; et peut-être sentiriez-vous comme moi que le sentiment du Prince Auguste n'est pas à dédaigner. Chère Juliette, je suis abîmée de tristesse. Au nom de Dieu, ne dites rien, n'écrivez rien sur moi, sinon que je suis malade et résignée. Je vous indiquerai par ces seuls mots je pars le moment de la grande décision. Tant que cela n'est pas dans ma lettre, je suis immobile. Chère amie, puisque vous avez commencé cette vie de sacrifices, continuez-la encore, en ne sortant pas de France, en faisant dire : c'est la seule femme qui ait su supporter l'exil. Au reste, vous savez mieux que moi ce qu'il faut faire ; mais je suis tellement agitée sur votre situation, que j'ai toujours la pensée que mon esprit doit me fournir quelque ressource ; mais rien, le ciel est d'airain, et je n'ai jamais été plus abattue. "

" Coppet.

" Auguste et moi, chère Juliette, nous n'avons pu résister à l'inquiétude que vos dernières lettres ont excitée dans notre âme. Il part pour vous voir, et pour revenir dès qu'il vous aura vue. Il vous porte cette lettre. Il vous parlera, il vous dira mes projets, je n'aime pas à les écrire. Ne nommez jamais que Genève en m'écrivant. Chère Juliette, je me crois obligée à partir. Je m'y crois obligée pour vous, pour Mathieu, pour mes enfants et pour moi. Si, dans un pays étranger, je pouvais vivre avec vous, ce serait un bonheur plus vif, plus idéal que tous ceux que l'amitié peut donner. Mais j'ai une horreur de ma situation actuelle, du mal que j'ai fait, de celui que je peux faire à ce que j'aime, de ma dépendance, de ma soumission forcée, qui me fait braver ce que je considère comme des dangers, mais comme des dangers qui, Dieu merci, ne regardent que moi. Je suis bien sûre qu'il n'y a pas dans ce que j'éprouve à cet égard, dans ce que j'avais résolu, une nuance qui vînt de vous moins aimer. (...) Mais s'il faut que vous viviez dans cette France, je dois m'éloigner de vous, car je vous perdrais, et voilà tout. Ah ! chère Juliette, que je sens la tristesse, l'horreur de votre situation ; mais ne soyez pas injuste envers ceux qui vous sont attachés comme par les liens du sang. Regardez-la bien cette situation, voyez si elle peut aller quand je serai loin ; et si elle ne peut pas aller, alors faisons tout pour nous réunir, mais jamais, jamais sur un sol qui peut s'entr'ouvrir à chaque instant sous nos pas. Auguste vous aime passionnément. Il a changé d'humeur au moment où sa course à Châlons a été décidée. Il se faisait un bonheur de voyager avec moi ; il le redoute à présent, de toute son âme. Enfin pour notre bonheur à tous, il vaudrait mieux que cet élément d'amour ne fût point entre nous. Mais sans que nous nous soyons expliqués sur ce sujet, je le crois incapable d'abandonner sa famille et la route que son père lui tracerait, et je suis encore plus certaine que vous ne le souffririez pas s'il le voulait. Chère Juliette, puisque le sort nous sépare tous, portez-le vous-même à ce qu'il doit faire, car il n'a cessé de parler de l'empire de votre présence sur son âme. Ah ! vous avez encore tous vos charmes, vous êtes encore toute-puissante ; moi, je commence à mourir. Cela peut très bien durer vingt-cinq ans, mais l'oeuvre est commencée, et suivra dans le même sens. Enfin pourquoi vouloir dépasser son temps ? le mien est accompli. Au moins ne croyez pas qu'il soit entré dans mon âme un mouvement qui ne fût tendresse pour vous. Mais nous sommes bien malheureuses l'une et l'autre. Quant à moi, je n'aurai pas un jour de repos, tant que je ne saurai pas votre exil fini, ou que nous ne nous serons pas réunies, car ce qu'on supporte ensemble s'adoucit. Expliquez-vous bien avec Auguste ; et donnez-lui quelques mots qui me donnent du courage, au moment d'une grande décision. Je vous serre contre mon coeur. Que Dieu nous bénisse toutes deux.

" Je reviens à ma lettre, cher ange, parce que je crains mortellement que l'absence ne fasse que nous ne nous entendions pas. Mon Dieu ! si vous doutiez du profond sentiment, de l'attrait, du goût si puissant en moi, qui m'attache à vous, vous me navreriez de douleur. Je vous aime comme une amie chérie, comme une jeune soeur de mon choix ; et partout où je pourrais être en sécurité avec vous, je m'y trouverais heureuse. Mais les malheurs de cette année, les menaces de prison, m'ont donné une soif de sécurité, que je n'avais pas auparavant. Je n'ai pas de courage contre l'idée d'être arrêtée. Je ne sais pas me porter moi-même, et je ne sais pas mourir. Croyez-moi, j'étais bien disposée par caractère, à ne prendre aucun parti décisif, et si je m'y résous cette fois, il faut me plaindre. D'ailleurs, que faire d'Albertine ( Madame de Broglie ) dans ma situation actuelle ? Enfin jugez-moi : je m'en remets à vous et je vous serre sur mon coeur. "

Toutes ces lettres qui auraient dû retenir Madame Récamier, ne firent que la confirmer dans son dessein de se rendre à Coppet : elle partit et reçut à Dijon ce billet fatal :

" Je vous dis adieu, cher ange de ma vie, avec toute la tendresse de mon âme. Je vous recommande Auguste : qu'il vous voie et qu'il me revoie. Vous êtes une créature céleste. Si j'avais vécu près de vous j'aurais été trop heureuse : le sort m'entraîne. Adieu. "

Madame de Staël ne devait plus retrouver Juliette que pour mourir.

Le billet de Madame de Staël frappa d'un coup de foudre la voyageuse. Fuir subitement, s'en aller avant d'avoir pressé dans ses bras celle qui accourait pour se jeter dans ses adversités, n'était-ce point de la part de Madame de Staël une résolution cruelle ? Il paraissait à Madame Récamier que l'amitié aurait pu être moins entraînée par le sort.

Madame de Staël allait chercher l'Angleterre en traversant l'Allemagne et la Suède : la puissance de Napoléon était une autre mer qui séparait Albion de l'Europe, comme l'océan la sépare du monde.

Auguste, fils de Madame de Staël, avait perdu son frère tué en duel d'un coup de sabre. Auguste subit le sort commun, en errant avec sa mère dans diverses retraites auprès de Mme Récamier. Cette absence augmenta l'attrait d'un sentiment qui se plaît aux choses romanesques et se nourrit de ce qui fait périr les autres passions. Détaché, sinon guéri, d'un amour sans espérance, il tomba dans une autre passion ; puis la religion le saisit et le précipita dans le mariage dont il eut un fils : ce fils âgé de quelques mois l'a suivi dans la tombe. Avec Auguste de Staël s'est éteinte la postérité masculine d'une femme illustre, car elle ne revit pas dans le nom honorable, mais inconnu de Rocca.


[12]

Madame Récamier à Lyon. - Madame de Chevreuse. - Prisonniers Espagnols.

Madame Récamier demeurée seule, pleine de regrets, chercha d'abord à Lyon, sa ville natale, un premier abri. Elle y rencontra Madame de Chevreuse, autre bannie. Madame de Chevreuse avait été forcée par l'Empereur et ensuite par sa propre famille d'entrer dans la nouvelle société. Vous trouveriez à peine un nom historique qui ne consentit à perdre son honneur, plutôt qu'une forêt. Une fois engagée aux Tuileries, Madame de Chevreuse avait cru pouvoir dominer dans une cour sortie des camps. Cette cour cherchait, il est vrai, à s'instruire des airs de jadis, dans l'espoir de couvrir sa récente origine : mais l'allure plébéienne était encore trop rude pour recevoir des leçons de l'impertinence aristocratique. Dans une révolution qui dure et qui a fait son dernier pas, comme par exemple à Rome, le Patriciat, un siècle après la chute de la République, put se résigner à n'être plus que le sénat des Empereurs ; le passé n'avait rien à reprocher aux Empereurs du présent, puisque ce passé était fini ; une égale flétrissure marquait toutes les existences ; mais en France les nobles qui se transformèrent en chambellans, se hâtèrent trop ; l'Empire nouvellement né disparut avant eux : ils se retrouvèrent en face de la vieille monarchie ressuscitée.

Madame de Chevreuse attaquée d'une maladie de poitrine sollicita et n'obtint pas la faveur d'achever ses derniers jours à Paris ; on n'expire pas quand et où l'on veut. Napoléon. qui faisait tant de décédés, n'en aurait pas fini avec eux, s'il leur eût laissé le choix de leur tombeau.

Madame Récamier ne parvenait à oublier ses propres chagrins, qu'en s'occupant de ceux des autres : par la connivence charitable d'une soeur de la Miséricorde, elle visitait secrètement à Lyon les prisonniers Espagnols.

Quand elle leur apparaissait en robe blanche, et les mains chargées de bienfaits, dans l'obscurité de leur geôle, ils la prenaient pour une vision. Un d'entre eux, brave, beau et chrétien comme le Cid, s'en allait à Dieu. Assis sur la paille, il jouait de la guitare ; son épée avait trompé sa main. Sitôt qu'il apercevait sa bienfaitrice, il lui chantait des romances de son pays, n'ayant d'autre moyen de la remercier. Sa voix affaiblie et les sons confus de l'instrument se perdaient dans le silence de la prison. Les compagnons du soldat, à demi enveloppés de leurs manteaux déchirés, leurs cheveux noirs pendants sur leurs visages hâves et bronzés, levaient des yeux fiers du sang castillan, humides de reconnaissance sur l'exilée qui leur rappelait une épouse, une soeur, une amante et qui portait le joug de la même tyrannie.

L'Espagnol mourut. Il put dire comme Zawiska, le jeune et valeureux poète polonais :

" Une main inconnue fermera ma paupière ; le tintement d'une cloche étrangère annoncera mon trépas et des voix qui ne seront pas celles de ma patrie, prieront pour moi. "

Mathieu de Montmorency vint à Lyon visiter Madame Récamier. Elle connut alors Monsieur Camille Jordan et Monsieur Ballanche, dignes de grossir le cortège des amitiés attachées à sa noble vie.

Les circonstances politiques mettant chaque jour de nouveaux obstacles aux correspondances, Madame Récamier attendit longtemps dans une cruelle anxiété, des nouvelles de Madame de Staël ; elle en reçut enfin la lettre suivante :

" Waderis.

" Vous ne pouvez vous faire une idée, cher ange de ma vie, de l'émotion que votre lettre m'a causée. C'est au fond de la Moravie, près de la forteresse d'Olmütz que ces paroles célestes me sont arrivées. J'ai pleuré des larmes de la douleur et de la tendresse en entendant cette voix qui m'arrivait dans le désert comme l'ange d'Agar. Mon Dieu ! mon Dieu ! si l'on ne m'avait pas séparée de vous, je ne serais pas ici. Schlegel est resté à Vienne pour m'apporter de là l'argent du Nord qui m'est nécessaire. Je suis donc seule avec ma fille et mon fils, dans le pays le plus triste de la terre, et où l'allemand me semble ma langue maternelle, tant le polonais m'est étranger. J'ai rencontré sur le chemin de longues processions de gens du peuple qui allaient implorer Dieu dans leurs misères en n'espérant rien des hommes, en voulant s'adresser plus haut. Déjà l'on commence à sentir que l'on a quitté l'Europe civilisée. Quelques chants mélancoliques annoncent de temps en temps la plainte des êtres souffrants qui, lors même qu'ils chantent, soupirent encore. J'ai bien de la peine à défendre mon imagination de l'effet qu'elle reçoit par ce pays. Enfin il faut aller puisque j'ai commencé. Faites que, de temps en temps, un mot de vous m'arrive, qui soit pour le passé ce que la prière est pour l'avenir, un éclair d'un autre monde. Parlez de moi tendrement à Camille Jordan. Je vous recommande Auguste. Ah ! chère Juliette, que de sentiments douloureux il faut réprimer pour agir ! "


[13]

Madame Récamier à Rome. - Albano. - Canova. - Ses lettres.

Madame Récamier était trop fière pour demander son rappel. Fouché l'avait longtemps et inutilement pressée d'orner la cour de l'Empereur : on peut voir les détails de ces négociations de palais dans les écrits du temps. Madame Récamier se retira en Italie ; M. de Montmorency l'accompagna jusqu'à Chambéry. Elle traversa le reste des Alpes n'ayant pour compagne de voyage qu'une petite nièce âgée de sept années, aujourd'hui Madame Lenormant.

Rome était alors une ville de France, capitale du département du Tibre. Le pape gémissait prisonnier à Fontainebleau dans le palais de François Ier.

Fouché en mission en Italie, commandait dans la cité des Césars, de même que le chef des eunuques noirs dans Athènes ; il n'y fit que passer ; on installa Monsieur de Norvins en qualité de Préfet de police : le mouvement était sur un autre point de l'Europe. Conquise sans avoir vu son second Alaric, la ville éternelle se taisait, plongée dans ses ruines. Des artistes demeuraient seuls sur cet amas de siècles. Canova reçut Madame Récamier comme une statue grecque que la France rendait au Musée du Vatican. Pontife des arts, il l'inaugura aux honneurs du Capitole, dans Rome abandonnée.

Canova avait une maison à Albano ; il l'offrit à Madame Récamier. Elle y passa l'été. La fenêtre à balcon de sa chambre, était une de ces grandes croisées de peintre qui encadrent le paysage. Elle s'ouvrait sur les ruines de la Villa de Pompée ; au loin par dessus des oliviers, on voyait le soleil se coucher dans la mer. Canova revenait à cette heure ; ému de ce beau spectacle, il se plaisait à chanter avec un accent vénitien et une voix agréable la barcarolle : O pescator dell'onda . Madame Récamier l'accompagnait sur le piano. L'auteur de Pysché et de la Madeleine , se délectait à cette harmonie et cherchait dans les traits de Juliette le type de la Béatrix qu'il rêvait de faire un jour. Rome avait vu jadis Raphaël et Michel-Ange couronner leurs modèles dans de poétiques orgies trop librement racontées par Cellini. Combien leur était supérieure cette petite scène décente et pure entre une jeune femme exilée et ce Canova, si simple et si doux ! Plus solitaire que jamais, Rome en ce moment portait le deuil de veuve : elle ne voyait plus passer en la bénissant ces paisibles souverains qui rajeunirent ses vieux jours de toutes les merveilles des arts. Le bruit du monde s'était encore une fois éloigné d'elle ; Saint-Pierre était désert comme le Colisée.

Vous avez lu les lettres éloquentes qu'écrivait à son amie la femme la plus illustre de nos jours passés ; lisez les mêmes sentiments de tendresse exprimés avec la plus charmante naïveté dans la langue de Pétrarque par le premier sculpteur des temps modernes. Je ne commettrai pas le sacrilège d'essayer de les traduire.

" No, l'anima mia non può tralasciare in verun'modo di ringraziare mille e mille volte l'adorabile sua Giulietta : si cara, si voi molte volte mi fate godere di una esistenza celeste ; jeri dopo che siete stata da me mi sentivo un'anima piu bella assai assai ; jersera sono partito da voi col Paradiso entro di me.

" Oh ! cosa mai sarei io se potessi poi essere sempre sempre con Giulietta.

" Addio, addio con tutta l'anima.

" Dio buono quanto, quanto mai son'disgraziato ! Il Diavolo mi ha fatto incontrare uno per estrada il quale mi ha trattenuto circa dieci minuti che mi parvero dieci anni ; cosa che fremevo come un disperato. Ecco cara Ginlietta adorabile, ecco perchè sono arrivato da voi momenti dopo che eravate sortira ; pazienza, pazienza, il male è solo per me, pure avevo lasciato tutto tutto per essere all'appuntamento.

" Come sono tristo !!

" Lunedi notte non ho dormito nemeno un minuto, e per ciò jeri ho fatto un viaggetto per rimettermi. Giulietta è stata sempre, sempre il piacevole soggetto dè nostri discorsi. Parlando sempre di lei il tempo se ne andava volando. Mi doleva però che qu'ell anima di Paradiso non fosse realmente con me ; quante, quante volte mi dicevo : Quale contento io avrei mai se colei fosse qui con me !

" Quando poi sono entrato nella camera vostra, lascio a voi il pensare cosa sentiva il mio cuore.

" Addio, addio creatura celeste, io vi amo con tutta l'anima.

" Ditemi, ove ci vediamo oggi ?

" No, non so come mai risolvermi a partire oggi. ne il cuore mio non vorebbe in verun'modo lasciare di verdervi questa sera. Dio mio quanto sono mai tristo ! Ora conosco davvero davvero che se dovessi mai (che il cielo nol'voglia) restare del tempo senza vedervi non sò come andarebbe la cosa. Dio mio, quanto quanto mai vi amo ! Sapiate che ardo, che vengo domani sera per vedervi e dirvi a voce che vi adoro con tutta l'anima. "


[14]

Le Pêcheur d'Albano.

Madame Récamier avait secouru les prisonniers espagnols à Lyon ; une autre victime de ce pouvoir qui la frappait, la mit à même d'exercer à Albano sa compatissance : un pêcheur accusé d'intelligence avec les sujets du Pape, avait été jugé et condamné à mort. Les habitants d'Albano supplièrent l'étrangère réfugiée chez eux, d'intercéder pour ce malheureux. On la conduisit à la geôle ; elle y vit le prisonnier. Frappée du désespoir de cet homme, elle fondit en larmes ; le malheureux la supplia de venir à son secours, d'intercéder pour lui, de le sauver : prière d'autant plus déchirante qu'il y avait impossibilité de l'arracher au supplice ; il faisait déjà nuit et il devait être fusillé au lever du jour.

Cependant Madame Récamier, bien que persuadée de l'inutilité de ses démarches, n'hésita pas ; on lui amène une voiture ; elle y monte sans l'espérance qu'elle laissait au condamné. Elle traversa la campagne infestée de brigands, parvint à Rome et ne trouva point le Directeur de la Police. Elle l'attendit deux heures au palais Fiano ; elle comptait les minutes d'une vie dont la dernière approchait. Quand Monsieur de Norvins arriva, elle lui expliqua l'objet de son voyage ; il lui répondit que l'arrêt était prononcé et qu'il n'avait pas les pouvoirs nécessaires pour le faire suspendre. Madame Récamier repartit le coeur navré : le prisonnier avait cessé de vivre, lorsqu'elle approcha d'Albano. Les habitants attendaient la française sur le chemin ; aussitôt qu'ils la reconnurent, ils coururent à elle. Le prêtre qui avait assisté le patient, lui en apportait les derniers voeux : il remerciait la Dame qu'il n'avait cessé de chercher des yeux en allant au lieu de l'exécution ; il lui recommandait de prier pour lui, car un chrétien n'a pas tout fini, et n'est pas hors de crainte quand il n'est plus. Madame Récamier fut conduite par l'ecclésiastique à l'église où la suivit la foule des belles paysannes d'Albano. Le pêcheur avait été fusillé à l'heure où l'aurore se levait sur la barque maintenant sans guide qu'il avait coutume de conduire, sur les mers, et aux rivages qu'il avait accoutumé de parcourir.

Pour dégoûter des conquérants il faudrait savoir tous les maux qu'ils causent : il faudrait être témoin de l'indifférence avec laquelle on leur sacrifie les plus inoffensives créatures dans un coin du globe où ils n'ont jamais mis le pied. Qu'importaient aux succès de Bonaparte les jours d'un pauvre faiseur de filets des Etats Rornains ? Sans doute il n'a jamais su que ce chétif pêcheur avait existé ; il a ignoré dans le fracas de sa lutte avec les Rois jusqu'au nom de sa victime plébéienne. Le monde n'aperçoit en Napoléon que des victoires ; les larmes dont les colonnes triomphales sont cimentées, ne tombent point de ses yeux. Et moi je pense que de ces souffrances méprisées, de ces calamités des humbles et des petits, se forment dans les conseils de la Providence, les causes secrètes qui précipitent du faîte le dominateur. Quand les injustices particulières se sont accumulées de manière à l'emporter sur le poids de la fortune, le bassin descend. Il y a du sang muet et du sang qui crie : le sang des champs de bataille est bu en silence par la terre ; le sang pacifique répandu jaillit en gémissant vers le ciel : Dieu le reçoit et le venge. Bonaparte tua le pêcheur d'Albano ; quelques mois après il était banni chez les pêcheurs de l'île d'Elbe et il est mort parmi ceux de Sainte-Hélène.

Mon souvenir vague à peine ébauché dans les pensées de Madame Récamier, lui apparaissait-il au milieu des steppes du Tibre et de l'Anio ? J'avais déjà passé à travers ces solitudes mélancoliques ; j'y avais laissé une tombe honorée des larmes des amis de Juliette. Lorsque la fille de Monsieur de Montmorin mourut en 1803, Madame de Staël et Monsieur Necker m'écrivaient des lettres de regrets. On a vu ces lettres ; ainsi je recevais à Rome, avant presque d'avoir connu Madame Récamier, des lettres datées de Coppet : c'est le premier indice d'une affinité de destinée. Madame Récamier m'a dit aussi que ma lettre de 1803 à Monsieur de Fontanes, lui servait de guide en 1814 et qu'elle relisait assez souvent ce passage :

" Quiconque n'a plus de lien dans la vie doit venir demeurer à Rome. Là il trouvera pour société une terre qui nourrira ses réflexions et occupera son coeur, et des promenades qui lui disent toujours quelque chose. La pierre qu'il foulera aux pieds lui parlera ; la poussière que le vent élèvera sous ses pas renfermera quelque grandeur humaine. S'il est malheureux, s'il a mêlé les cendres de ceux qu'il aima à tant de cendres illustres, avec quel charme ne passera-t-il pas du sépulcre des Scipions au dernier asile d'un ami vertueux !... S'il est chrétien, ah ! comment pourrait-il alors s'arracher de cette terre qui est devenue sa patrie, de cette terre qui a vu naître un second Empire, plus saint dans son berceau, plus grand dans sa puissance que celui qui l'a précédé ; de cette terre où les amis que nous avons perdus, dormant avec les martyrs aux catacombes, sous l'oeil du père des fidèles, paraissent devoir se réveiller les premiers dans leur poussière et semblent plus voisins des cieux ? "

Mais en 1814 je n'étais pour Madame Récamier qu'un cicerone vulgaire, appartenant à tous les voyageurs ; plus heureux en 1828, j'avais cessé de lui être étranger, et nous pouvions causer ensemble des ruines romaines : je lui écrivais la lettre suivante :

" Rome, jeudi 5 février.

" Torre Vergata est un bien de moines, situé à une lieue à peu près du Tombeau de Néron , sur la gauche en venant à Rome, dans l'endroit le plus beau et le plus désert. Là est une immense quantité de ruines à fleur de terre recouvertes d'herbes et de chardons. J'y ai commencé une fouille avant-hier, mardi, en cessant de vous écrire. J'étais accompagné seulement de Visconti qui dirige la fouille et d'Hyacinthe. Il faisait le plus beau temps du monde. Cette douzaine d'hommes armés de bêches et de pioches qui déterraient des tombeaux et des décombres de maisons et de palais dans une profonde solitude offrait un spectacle digne de vous. Je faisais un seul voeu, c'était que vous fussiez là. Je consentirais volontiers à vivre avec vous sous une tente, au milieu de ces débris. J'ai mis moi-même la main à l'oeuvre, j'ai découvert des fragments de marbre. Les indices sont excellents et j'espère trouver quelque chose qui me dédommagera de l'argent perdu à cette loterie des morts. J'ai déjà un bloc de marbre grec assez considérable pour faire le buste du Poussin. Cette fouille va devenir le but de mes promenades. Je vais aller m'asseoir tous les jours au milieu de ces débris. A quels siècles, à quels hommes appartiennent-ils ? Nous remuons peut-être la poussière la plus illustre, sans le savoir. Une inscription viendra peut-être éclairer quelque fait historique, détruire quelque erreur, établir quelque vérité, et puis, quand je serai parti avec mes douze paysans demi-nus, tout retombera dans l'oubli et le silence. Vous représentez-vous toutes les passions, tous les intérêts qui s'agitaient autrefois dans ces lieux abandonnés ? Il y avait des esclaves et des maîtres, des heureux et des malheureux, de belles personnes qu'on aimait, des ambitieux qui voulaient être ministres ; il y reste quelques oiseaux et moi, encore pour un temps fort court ; nous nous envolerons bientôt. Dites-moi, croyez-vous que cela vaille la peine d'être membre du conseil d'un petit roi des Gaules, moi barbare de l'Armorique, voyageur chez des sauvages et un monde inconnu des Romains, et ambassadeur auprès d'un de ces prêtres qu'on jetait aux lions ? Quand j'appelai Léonidus à Lacédémone il ne répondit pas. Le bruit de mes pas à Torre Vergala n'aura réveillé personne et quand je serai à mon tour dans mon tombeau, je n'entendrai pas même le son de votre voix. Il faut donc que je me hâte de me rapprocher de vous et de mettre fin à toutes ces chimères de la vie des hommes. Il n'y a de bon que la retraite et de vrai qu'un attachement comme le vôtre. "


[15]

Madame Récamier à Naples.

A Naples où Madame Récamier se rendit en automne, cessèrent les occupations de la solitude.

" La première pensée qui vint la saisir en arrivant, fut, dit Monsieur Ballanche, d'aller chercher les traces de Madame de Staël. Elle se donne à peine le temps de descendre dans une auberge ; elle fait approcher une barque, et demande à être conduite au Cap Misène. Elle resta plusieurs heures à contempler ce site admirable, tout animé pour elle des accents de Corinne. Maintenant, loin du beau ciel de l'Italie, c'est dans les brumes du Nord que Madame de Staël attend l'issue de la lutte redoutable qui va décider du sort de l'Europe. Madame Récamier était ainsi ramenée à la douloureuse impression du présent. Elle aurait voulu ne trouver à Naples que son ciel merveilleux, son golfe enchanté, ses campagnes poétiques et jouir au moins de l'exil. "

Mais à peine fut-elle rentrée à l'auberge que les ministres du Roi Joachim accoururent.

Murat oubliant la main qui changea sa cravache en sceptre, était prêt à se joindre à la coalition. Bonaparte avait planté son épée au milieu de l'Europe, comme les Gaulois plantaient leur glaive au milieu du Mallus . Autour de l'épée de Napoléon s'étaient rangés en cercle des royaumes qu'il distribuait à sa famille. Caroline avait reçu celui de Naples. Madame Murat n'était pas un camée antique aussi élégant que la princesse Borghèse ; mais elle avait plus de physionomie et plus d'esprit que sa soeur. A la fermeté de son caractère on reconnaissait le sang de Napoléon. Si le diadème n'eût pas été pour elle l'ornement de la tête d'une femme, il eût encore été la marque du pouvoir d'une reine.

Caroline reçut Madame Récamier avec un empressement d'autant plus affectueux que l'oppression de la tyrannie se faisait sentir jusqu'à Portici. Cependant la ville qui possède le tombeau de Virgile et le berceau du Tasse ; cette ville où vécurent Horace et Tite-Live, Boccace et Sannazar, où naquirent Durante et Cimarosa, avait été embellie par son nouveau maître. L'ordre s'était rétabli : les lazzaroni ne jouaient plus à la boule avec des têtes, pour amuser l'amiral Nelson et lady Hamilton. Les fouilles de Pompéia s'étaient étendues ; un chemin serpentait sur le Pausilippe, dans les flancs duquel j'avais passé en 1803, pour aller m'enquérir à Literne de la retraite de Scipion. Ces royautés nouvelles d'une dynastie militaire, avaient fait renaître la vie dans des pays où se manifestait auparavant la moribonde langueur d'une vieille race. Robert Guiscard, Guillaume Bras de Fer, Roger et Tancrède, semblaient être revenus, moins la chevalerie.

Madame Récamier était à Naples au mois de février 1814 ; où étais-je ? dans ma Vallée-aux-Loups , commençant l'histoire de ma vie. Je m'occupais des jeux de mon enfance au bruit des pas du soldat étranger. La femme dont le nom devait clore ces Mémoires errait sur les marines de Baïes. N'avais-je pas un pressentiment du bien qui m'arriverait un jour de cette terre, alors que je peignais la séduction parthénopéenne dans les Martyrs :

" Chaque matin, aussitôt que l'aurore commençait à paraître, je me rendais sous un portique. Le soleil se levait devant moi ; il illuminait de ses feux les plus doux la chaîne des montagne de Salerne, le bleu de la mer parsemée des voiles blanches des pêcheurs, les îles de Caprée, d'Oenaria et de Prochyta, le Cap Misène et Baïes avec tous ses enchantements.

" Des fleurs et des fruits, humides de rosée, sont moins suaves et moins frais que le paysage de Naples, sortant des ombres de la nuit. J'étais toujours surpris en arrivant au portique de me trouver au bord de la mer car les vagues, dans cet endroit, faisaient à peine entendre le léger murmure d'une fontaine. En extase devant ce tableau je m'appuyais contre une colonne, et sans pensée, sans désir, sans projet, je restais des heures entières à respirer un air délicieux. Le charme était si profond qu'il me semblait que cet air divin transformait ma propre substance, et qu'avec un plaisir indicible je m'élevais vers le firmament comme un pur esprit..

" Attendre ou chercher la beauté, la voir s'avancer dans une nacelle, et nous sourire du milieu des flots ; voguer avec elle sur la mer, dont nous semions la surface de fleurs, suivre l'enchanteresse au fond de ces bois de myrte et dans les champs heureux où Virgile plaça l'Elysée : telle était l'occupation de nos jours....

" Peut-être est-il des climats dangereux à la vertu par leur extrême volupté ? Et n'est-ce pas ce que voulut enseigner une fable ingénieuse, en racontant que Parthénope fut bâtie sur le tombeau d'une Sirène ? L'éclat velouté de la campagne, la tiède température de l'air, les contours arrondis des montagnes, les molles inflexions des fleuves et des vallées, sont à Naples autant de séductions pour les sens que tout repose...

" Pour éviter les ardeurs du midi, nous nous retirions dans la partie du palais bâtie sous la mer. Couchés sur des lits d'ivoire, nous entendions murmurer les vagues au-dessus de nos têtes. Si quelque orage nous surprenait au fond de ces retraites, les esclaves allumaient des lampes pleines du nard le plus précieux de l'Arabie. Alors entraient de jeunes Napolitaines qui portaient des roses de Paestum dans des vases de Nola ; tandis que les flots mugissaient au dehors, elles chantaient en formant devant nous des danses tranquilles qui me rappelaient les moeurs de la Grèce : ainsi se réalisaient pour nous les fictions des poètes ; on eut cru voir les jeux des Néréides dans la grotte de Neptune... "

Lecteur, si tu t'impatientes de ces citations, de ces récits, songe d'abord que tu n'as peut-être pas lu mes ouvrages et qu'ensuite je ne t'entends plus ; je dors dans la terre que tu foules : si tu m'en veux, frappe cette terre du pied, tu n'insulteras que mes os. Songe de plus que mes écrits font partie essentielle de cette existence dont je te déploie les feuilles. Ah ! que mes tableaux napolitains n'avaient-ils un fond de vérité ! Que la fille du Rhône n'était-elle la femme réelle de mes délices imaginaires ! mais non : si j'étais Augustin, Jérôme, Eudore, je l'étais seul ; mes jours devancèrent les jours de l'amie de Corinne en Italie : heureux s'ils lui avaient toujours appartenu ! heureux si j'avais pu étendre ma vie entière sous ses pas, comme un tapis de fleurs ! Mais ma vie est rude et ses aspérités blessent. Puissent du moins mes derniers moments être doux à celle qui les consola ! Puissent mes heures expirantes refléter l'attendrissement et le charme dont elle les a remplies, [sur celle qui fut aimée de tous et dont personne n'eut jamais à se plaindre !] .


[16]

Le duc de Rohan-Chabot.

Madame Récamier rencontra à Naples le comte de Neipperg et le duc de Rohan-Chabot : l'un devait monter au nid de l'aigle, l'autre revêtir la pourpre. On a dit de celui-ci qu'il avait été voué au rouge, ayant porté l'habit de chambellan, l'uniforme de chevau léger et la robe de cardinal.

Le duc de Rohan était fort joli ; il roucoulait la romance, lavait de petites aquarelles et se distinguait par une étude coquette de toilette. Quand il fut abbé, sa pieuse chevelure éprouvée au fer, avait une élégance de martyr. Il prêchait à la brune, dans des oratoires, devant des dévotes, ayant soin, à l'aide de deux ou trois bougies artistement placées, d'éclairer en demi-teinte comme un tableau, son visage pâle. Il chantait la Préface à faire pleurer : il n'allait point comme saint Paul, avec une parole rude ; mais avec une parole emmiellée et cet abaissement adorable qui consacrait un Chabot à Dieu, tout de même qu'un simple desservant de paroisse. Guérin faisant le portrait de l'abbé Duc, lui adressait un jour des compliments sur sa figure ; l'humble confesseur lui répondit : " Si vous m'aviez vu priant ! "

On ne s'explique pas de prime abord comment des hommes que leurs noms rendaient bêtes à force d'orgueil, s'étaient mis aux gages d'un Parvenu . En y regardant de près on trouve que cette aptitude à entrer en condition, découlait naturellement de leurs moeurs : façonnés à la domesticité, point n'avaient souci du changement de livrée, pourvu que le maître fût logé au château à la même enseigne. Le mépris de Bonaparte leur rendait justice : ce grand soldat, abandonné des siens, disait avec reconnaissance à Madame de Montmorency : " Au fond, il n'y a que vous autres qui sachiez servir. "

La religion et la mort ont passé l'éponge sur quelques faiblesses, après tout bien pardonnables, du Cardinal de Rohan. Prêtre chrétien il a consommé à Besançon son sacrifice, secourant le malheureux, nourrissant le pauvre, vêtissant l'orphelin et usant en bonnes oeuvres sa vie dont une santé déplorable abrégeait naturellement le cours.


[17]

Murat. - Ses lettres.

Murat, roi de Naples, né le 25 mars 1771 à la Bastide, près de Cahors, fut envoyé à Toulouse pour y faire ses études : il se dégoûta des lettres, s'enrôla dans les chasseurs des Ardennes, déserta et se réfugia à Paris. Admis dans la garde constitutionnelle de Louis XVI, il obtint après le licenciement de cette garde une sous-lieutenance dans le onzième régiment de chasseurs à cheval. A la mort de Robespierre, il fut destitué comme terroriste : même chose arriva à Bonaparte, et les deux soldats demeurèrent sans ressources. Murat rentra en grâce au treize Vendémiaire et devint aide de camp de Napoléon. Il fit sous lui les premières campagnes d'Italie, prit la Valteline et la réunit à la république Cisalpine ; il eut part à l'expédition d'Egypte, renouvela au Mont-Thabor les faits d'armes de Richard Coeur de Lion et se signala à la bataille d'Aboukir. Revenu en France avec son maître, il fut chargé de jeter à la porte le conseil des Cinq-Cents.

Bonaparte lui donna en mariage sa soeur Caroline. Murat commandait la cavalerie à la bataille de Marengo. Gouverneur de Paris à la mort du duc d'Enghien, il gémit tout bas d'un assassinat qu'il n'eut pas le courage de blâmer tout haut. Beau-frère de Napoléon et Maréchal de l'Empire, Murat entra le premier à Vienne en 1806 ; il contribua aux victoires d'Austerlitz, d'Iéna, d'Eylau et de Friedland, devint duc de Berg et envahit l'Espagne en 1808.

Napoléon le rappela et lui donna la couronne de Naples : proclamé roi des Deux-Siciles le premier août 1808, il plut aux Napolitains par son faste, son costume théâtral, ses cavalcades et ses fêtes.

Appelé en qualité de grand vassal de l'Empire à l'invasion de la Russie, il reparut dans tous les combats et se trouva chargé du commandement de la retraite de Smolensk à Wilna. Après avoir manifesté son mécontentement il quitta l'armée à l'exemple de Bonaparte et vint se réchauffer au soleil de Naples, comme son capitaine au foyer des Tuileries. Ces hommes de triomphe ne pouvaient s'accoutumer aux revers. Alors commencèrent ses liaisons avec l'Autriche. Il reparut encore aux camps de l'Allemagne en 1813, retourna à Naples après la perte de la bataille de Leipzig et renoua ses négociations austro-britanniques. Avant d'entrer dans une alliance complète, Murat écrivit à Napoléon une lettre que j'ai entendu lire à M. de Mosbourg : il disait à son beau-frère dans cette lettre qu'il avait retrouvé la Péninsule fort agitée, que les Italiens réclamaient leur indépendance nationale, que si elle ne leur était pas rendue, il était à craindre qu'ils se joignissent à la coalition de l'Europe et augmentassent ainsi les dangers de la France. Il suppliait Napoléon de faire la paix, seul moyen de se conserver un Empire si puissant et si beau : que si Bonaparte refusait de l'écouter, lui Murat abandonné à l'extrémité de l'Italie, se verrait forcé de quitter son royaume ou d'embrasser les intérêts de la liberté italienne.

Cette lettre très raisonnable resta plusieurs mois sans réponse. Napoléon n'a donc pu reprocher justement à Murat de l'avoir trahi. Murat obligé de choisir promptement, signa le 11 janvier 1814 avec la Cour de Vienne un traité : il s'obligeait à fournir un corps de trente mille hommes aux alliés. Pour prix de cette défection, on lui garantissait son royaume napolitain et son droit de conquête sur les Marches Pontificales. Madame Murat avait révélé cette importante transaction à Madame Récamier. Au moment de se déclarer ouvertement, Murat fort ému rencontra Madame Récamier chez Caroline et lui demanda ce qu'elle pensait du parti qu'il avait à prendre ; il la priait de bien peser les intérêts du peuple dont il était devenu le souverain. La noble exilée n'hésita pas : " Vous êtes Français, c'est aux Français que vous devez rester fidèle. " La figure de Murat se décomposa ; il repartit : " Je suis donc un traître ? qu'y faire ? il est trop tard. " Il ouvrit avec violence une fenêtre et montra de la main la flotte anglaise entrant à pleines voiles dans le port.

Le Vésuve venait d'éclater et jetait des flammes. Deux heures après Murat était à cheval à la tête de ses gardes ; la foule l'environnait en criant : " Vive le roi Joachim ! " Il avait tout oublié ; il paraissait ivre de joie. Le lendemain grand spectacle au théâtre Saint-Charles ; le Roi et la Reine furent reçus avec ces acclamations frénétiques inconnues des peuples en deçà des Alpes. On applaudit aussi l'envoyé de François second : dans la loge du ministre de Napoléon il n'y avait personne : Murat en parut troublé comme s'il eût vu au fond de cette loge, le spectre de la France.

L'armée de Murat mise en mouvement le 16 février 1814 force le Prince Eugène à se replier sur l'Adige. Napoléon ayant d'abord obtenu des succès inespérés en Champagne écrivait à sa soeur Caroline des lettres surprises par les alliés et communiquées au Parlement d'Angleterre par lord Castlereagh : " Votre mari est très brave, lui disait-il, sur le champ de bataille ; mais il est plus faible qu'une femme ou qu'un moine, quand il ne voit pas l'ennemi. Il n'a aucun courage moral. Il a eu peur, et il n'a pas hasardé de perdre en un instant ce qu'il ne peut tenir que par moi et avec moi. " Dans une autre lettre adressée à Murat lui-même, Napoléon disait à son beau-frère : " Je suppose que vous n'êtes pas de ceux qui pensent que le lion est mort ; si vous faisiez ce calcul, il serait faux. (...) Vous m'avez fait tout le mal que vous pouviez depuis votre départ de Wilna. Le titre de Roi vous a tourné la tête ; si vous désirez le conserver, conduisez-vous bien. "

Murat ne poursuivit pas le Vice-Roi sur l'Adige ; il hésitait entre les alliés et les Français, selon les chances que Bonaparte semblait gagner ou perdre. Dans les champs de Brienne où Napoléon fut élevé par l'ancienne monarchie, il donnait en l'honneur de celle-ci le dernier et le plus admirable de ses sanglants tournois. Favorisé des Carbonari, Joachim tantôt veut se déclarer libérateur de l'Italie, tantôt espère la partager entre lui et Bonaparte redevenu vainqueur.

Un matin le courrier apporte à Naples la nouvelle de l'entrée des Russes à Paris. Madame Murat était encore couchée, Madame Récamier assise à son chevet causait avec elle. On déposa sur le lit un énorme tas de lettres et de journaux. Parmi ceux-ci se trouvait mon écrit : De Bonaparte et des Bourbons . La Reine s'écria : " Ah ! voilà un ouvrage de Monsieur de Chateaubriand ! Nous le lirons ensemble. " Et elle continua à décacheter ses lettres.

Madame Récamier prit la brochure et après y avoir jeté les yeux au hasard, elle la remit sur le lit et dit à la Reine : " Madame, vous la lirez seule. "

Napoléon fut relégué à l'île d'Elbe ; l'Alliance avec une rare habileté l'avait placé sur les côtes de l'Italie. Murat apprit qu'on cherchait au Congrès de Vienne à le dépouiller des Etats qu'il avait néanmoins achetés si cher ; il s'entendit secrètement alors avec son beau-frère devenu son voisin. On est toujours étonné que les Napoléon aient des parents : qui sait le nom d'Aridée frère d'Alexandre ? Pendant le cours de l'année 1814, le Roi et la Reine de Naples donnèrent une fête à Pompéïa ; on exécuta une fouille au son de la musique : les ruines que faisaient déterrer Caroline et Joachim ne les instruisaient pas de leur propre ruine ; sur les derniers bords de la prospérité, on n'entend que les derniers concerts du songe qui passe.

Lors de la paix de Paris, Murat faisait partie de l'Alliance : le Milanais ayant été rendu à l'Autriche, les Napolitains se retirèrent dans les Légations Romaines. Quand Bonaparte débarqué à Cannes fut entré à Lyon, Murat perplexe ayant changé d'intérêt sortit des Légations et marcha avec quarante mille hommes vers la haute Italie pour faire une diversion en faveur de Bonaparte. Il refusa à Parme les conditions que les Autrichiens effrayés lui offraient encore : pour chacun de nous il est un moment critique ; bien ou mal choisi il décide de notre avenir. Le baron de Firmont repousse les troupes de Murat, prend l'offensive et les mène battant jusqu'à Macerata. Les Napolitains se débandent ; leur général-Roi rentre dans Naples accompagné de quatre lanciers. Il se présente à sa femme et lui dit : " Madame, je n'ai pu mourir. " Le lendemain un bateau le conduit vers l'île d'Ischia ; il rejoint en mer une pinque chargée de quelques officiers de son Etat-Major, et fait voile avec eux pour la France.

Madame Murat demeurée seule, montra une présence d'esprit admirable. Les Autrichiens étaient au moment de paraître : dans le passage d'une autorité à l'autre, un intervalle d'anarchie pouvait être rempli de désordres. La Régente ne précipite point sa retraite ; elle laisse le soldat allemand occuper la ville et fait pendant la nuit éclairer ses galeries. Le peuple apercevant du dehors la lumière, pensant que la Reine est encore là, reste tranquille. Cependant Caroline sort par un escalier secret et s'embarque. Assise à la poupe du vaisseau, elle voyait sur la rive, resplendir illuminé le palais désert dont elle s'éloignait ; image du rêve brillant qu'elle avait eu pendant son sommeil dans la région des Fées. Souvent, montée au faîte de ce palais avec Madame Récamier, elle lui avait dit en promenant au loin ses regards ravis : " Je suis Reine de Naples. "

Caroline rencontra la frégate qui ramenait Ferdinand. Le vaisseau de la Reine fugitive fit le salut ; le vaisseau du Roi rappelé ne le rendit pas : la prospérité ne reconnaît pas l'adversité, sa soeur. Ainsi les illusions évanouies pour les uns, recommencent pour les autres ; ainsi se croisent dans les vents et sur les flots les inconstantes destinées humaines ; riantes ou funestes, le même abîme les porte et les engloutit.

Murat accomplissait ailleurs sa course. Le 25 mai 1815 à dix heures du soir, il aborda au golfe Juan où son beau-frère avait abordé. La fortune faisait jouer à Joachim la parodie de Napoléon. Celui-ci ne croyait pas à la force du malheur et au secours qu'il apporte aux grandes âmes : il défendit au Roi détrôné l'accès de Paris ; il mit au Lazaret cet homme attaqué de la peste des vaincus ; il le relégua dans une maison de campagne appelée Plaisance près de Toulon. Il eût mieux fait de moins redouter une contagion dont il avait été lui-même atteint : qui sait ce qu'un soldat comme Murat aurait pu changer à la bataille de Waterloo !

Le roi de Naples dans son chagrin écrivait à Fouché le 19 juillet 1815 :

" Je répondrai à ceux qui m'accusent d'avoir commencé les hostilités trop tôt, qu'elles le furent sur la demande formelle de l'Empereur, et que, depuis trois mois, il n'a cessé de me rassurer sur ses sentiments, en accréditant des ministres près de moi, en m'écrivant qu'il comptait sur moi et qu'il ne m'abandonnerait jamais. Ce n'est que lorsqu'on a vu que je venais de perdre avec le trône les moyens de continuer la puissante diversion qui durait depuis trois mois, qu'on veut égarer l'opinion publique, en insinuant que j'ai agi pour mon propre compte et à l'insu de l'Empereur. "

Il y eut dans le monde une femme généreuse et belle. Lorsqu'elle arriva à Paris, Madame Récamier la reçut et ne l'abandonna point dans des temps de malheur. Cette femme a laissé en mourant une marque de souvenir à Madame Récamier : celle-ci, parmi les papiers dont elle a eu connaissance a trouvé deux lettres de Murat, du mois de juin 1815 ; elles sont utiles à l'histoire.

" 6 juin 1815.

" J'ai perdu pour la France la plus belle existence, j'ai combattu pour l'Empereur ; c'est pour sa cause que mes enfants et ma femme sont en captivité. La patrie est en danger, j'offre mes services ; on en ajourne l'acceptation. Je ne sais si je suis libre ou prisonnier. Je dois être enveloppé dans la ruine de l'Empereur s'il succombe, et on m'ôte les moyens de le servir et de servir ma propre cause. J'en demande les raisons ; on répond obscurément et je ne puis me faire juge de ma position. Tantôt je ne puis me rendre à Paris où ma présence ferait du torts à l'Empereur ; je ne saurais aller à l'armée où ma présence réveillerait trop l'attention du soldat : que faire ? attendre : voilà ce qu'on répond. On me dit d'un autre côté que l'opinion de la France ne m'est pas favorable, qu'on ne me pardonne pas d'avoir abandonné l'Empereur l'année dernière, tandis que des lettres de Paris disaient, quand je combattais tout récemment pour la France : " Tout le monde ici est enchanté du Roi . " Mais l'Empereur m'écrivait : " Je compte sur vous, comptez sur moi : je ne vous abandonnerai jamais. " Le Roi Joseph m'écrivait : " L'empereur m'ordonne de vous écrire de vous porter rapidement sur les Alpes. " Et quand en arrivant je lui témoigne des sentiments généreux et que je lui offre de combattre pour la France, je suis envoyé dans les Alpes, et pas un mot de consolation n'est adressé à celui qui n'eut jamais de tort envers lui que celui d'avoir trop compté sur des sentiments généreux, sentiments qu'il n'eut jamais pour moi. Mon amie, je viens vous prier de me faire connaître l'opinion de la France et de l'armée à mon égard. Il faut savoir tout supporter et mon courage me rendra supérieur à tous les malheurs. Tout est perdu hors l'honneur : j'ai perdu le trône, mais j'ai conservé toute ma gloire ; je fus abandonné par mes soldats qui furent victorieux dans tous les combats, mais je ne fus jamais vaincu. La désertion de vingt mille hommes me mit à la merci de mes ennemis ; une barque de pêcheur me sauva de la captivité, et un navire marchand me jeta en trois jours sur les côtes de France. "

" Sous Toulon, le 18 juin 1815.

" Je viens de recevoir votre lettre. Il m'est impossible de vous dépeindre les différentes sensations qu'elle m'a fait éprouver. J'ai pu un instant oublier mes malheurs. Je ne suis occupé que de mon amie, dont l'âme noble et généreuse vient me consoler et me montrer sa douleur. Rassurez-vous, tout est perdu ; mais l'honneur reste et ma gloire survivra à tous mes malheurs et mon courage saura me rendre supérieur à toutes les rigueurs de ma destinée. N'ayez rien à craindre de ce côté. J'ai perdu trône et famille sans m'émouvoir ; mais l'ingratitude m'a révolté. J'ai tout perdu pour la France, pour son Empereur, par son ordre, et aujourd'hui il me fait un crime de l'avoir fait. Il me refuse la permission de combattre et de me venger, et je ne suis pas libre sur le choix de ma retraite : concevez-vous tout mon malheur ? que faire ? quel parti prendre ? Je suis Français et père ; comme Français je dois servir ma patrie, comme père, je dois aller partager le sort de mes enfants : l'honneur m'impose le devoir de combattre, et la nature me dit que je dois être à mes enfants. A qui obéir ? Ne puis-je satisfaire à tous deux ? Me sera-t-il permis d'écouter l'un ou l'autre ? Déjà l'Empereur me refuse des armées, et l'Autriche accordera-t-elle les moyens d'aller rejoindre mes enfants ? Les lui demanderai-je ? Moi qui n'ai jamais voulu traiter avec ses ministres. Voilà ma situation : donnez-moi des conseils.

" J'attendrai votre réponse, celle du duc d'Otrante et de Lucien avant de prendre une détermination. Consultez bien l'opinion sur ce que l'on croit qu'il me convient de faire, quand je ne suis pas libre sur le choix de ma retraite, quand on revient sur le passé et quand on me fait un crime d'avoir par ordre perdu mon trône, et quand ma famille gémit dans la captivité. Conseillez-moi ; écoutez la voix de l'honneur, celle de la nature, et, en juge impartial, ayez le courage de m'écrire ce qu'il faut que je fasse. J'attendrai votre réponse sur la route de Marseille à Lyon "

Laissant de côté les vanités personnelles et ces illusions qui sortent du trône, même d'un trône où l'on ne s'est assis qu'un moment, ces lettres nous apprennent quelle idée Murat se faisait de son beau-frère.

Bonaparte perd une seconde fois l'Empire ; Murat vagabonde sans asile, sur ces mêmes plages qui ont vu errer la duchesse de Berry.

Des contrebandiers consentent le 22 août 1815 à le passer lui et trois autres à l'île de Corse : une tempête l'accueille. La Balancelle , patache qui faisait le service entre Bastia et Toulon, le reçoit à son bord. A peine a-t-il quitté son embarcation qu'elle s'entr'ouvre. Surgi à Bastia le 25 août, il court se cacher au village de Viscovato chez le vieux Colonna-Ceccaldi. Deux cents officiers le rejoignent avec le général Franceschetti. Il marche sur Ajaccio : la ville maternelle de Bonaparte seule, tenait encore pour son fils ; de tout son Empire, Napoléon ne possédait plus que son berceau. La garnison de la citadelle salue Murat, et le veut proclamer Roi de Corse : il s'y refuse ; il ne trouve d'égal à sa grandeur que le sceptre des Deux-Siciles. Son aide de camp, Macirone, lui apporte de Paris la décision de l'Autriche en vertu de laquelle il doit quitter le titre de Roi et se retirer à volonté dans la Bohême ou la Moldavie : " Il est trop tard, répondit Joachim ; mon cher Macirone, le dé en est jeté. "

Le 28 septembre Murat cingle vers l'Italie ; sept bâtiments étaient chargés de ses deux cent cinquante serviteurs. Il avait dédaigné de tenir à Royaume l'étroite patrie de l'homme immense ; plein d'espoir, séduit par l'exemple d'une fortune au-dessus de la sienne, il partait de cette île d'où Napoléon était sorti pour prendre possession du monde. Ce ne sont pas les mêmes lieux, ce sont les génies semblables qui produisent les mêmes destinées.

Une tempête dispersa la flottille ; Murat fut jeté le 8 octobre dans le golfe de Sainte-Euphémie, presque au moment où Bonaparte abordait le rocher de Sainte-Hélène. De ses sept prames, il ne lui en restait plus que deux, y compris la sienne. Débarqué avec une trentaine d'hommes, il essaye de soulever les populations de la côte ; les habitants font feu sur sa troupe. Les deux prames gagnent le large ; Murat était trahi. Il court à un bateau échoué ; il essaye de le mettre à flot. Le bateau reste immobile. Entouré et pris, Murat outragé du même peuple qui se tuait naguère à crier : " Vive le roi Joachim " est conduit au château de Pizzo. On saisit sur lui et ses compagnons des proclamations insensées. Elles montraient de quels rêves les hommes se bercent, jusqu'à leur dernier moment.

Tranquille dans sa prison, Murat disait : " Je ne garderai que mon royaume de Naples : mon cousin Ferdinand conservera la seconde Sicile. " Et dans ce moment une commission militaire condamnait Murat à mort. Lorsqu'il apprit son arrêt, sa fermeté l'abandonna quelques instants ; il versa des larmes ; il s'écria : " Je suis Joachim, Roi des Deux-Siciles ! " Il oubliait que Louis XVI avait été Roi de France, le duc d'Enghien petit-fils du grand Condé, et Napoléon, arbitre de l'Europe : la mort compte pour rien ce que nous fûmes.

Un prêtre, et toujours un prêtre, quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, vint rendre à un coeur intrépide sa force défaillie. Le 13 octobre, Murat, après avoir écrit à sa femme est conduit dans une salle du château de Pizzo, renouvelant dans sa personne romanesque les aventures brillantes ou tragiques du moyen âge. Douze soldats qui peut-être avaient servi sous lui, l'attendaient disposés sur deux rangs. Murat voit charger les armes, refuse de se laisser bander les yeux, choisit lui-même, en capitaine expérimenté, le poste où les balles le peuvent mieux atteindre. Couché en joue, au moment du feu il dit : " Soldats, sauvez le visage ; visez au coeur ! " Il tombe tenant dans ses mains les portraits de sa femme et de ses enfants : ces portraits ornaient auparavant la garde de son épée. Ce n'était qu'une affaire de plus que le brave venait de vider avec la vie.

Les genres de mort différents de Napoléon et de Murat conservent les caractères de leur histoire.

Murat si fastueux, fut enterré sans pompe à Pizzo, dans une de ces églises chrétiennes dont le sein charitable reçoit miséricordieusement toutes les cendres.


[18]

Madame Récamier revient en France. - Lettre de Madame de Genlis.

La beauté exilée en Italie, revenait de Naples à Paris. Elle ne s'arrêta qu'à Rome, pour assister à l'entrée du Pape reprenant possession de ses états.

Dans le 23e livre de ces Mémoires vous avez conduit Pie VII, mis en liberté à Fontainebleau, jusqu'aux portes de Saint-Pierre. Joachim encore vivant allait disparaître et Pie VII reparaissait : derrière eux Napoléon était frappé ; la main du conquérant laissait tomber le Roi et se relever le pontife.

Pie VII fut reçu avec des cris qui ébranlaient les ruines de la ville des ruines. On détela sa voiture et la foule le traîna jusqu'aux degrés de l'église des Apôtres. Le Saint-Père ne voyait rien, n'entendait rien ; ravi en esprit, sa pensée était loin de la terre ; sa main se levait seulement sur le peuple par la tendre habitude des bénédictions. Il pénétra dans la Basilique au bruit des fanfares, au chant du Te Deum , aux acclamations des Suisses de la religion de Guillaume Tell. Les encensoirs lui envoyaient des parfums qu'il ne respirait pas ; il ne voulut point être porté sur le pavois à l'ombre du dais et des palmes ; il marcha comme un naufragé accomplissant un voeu à Notre-Dame de Bon-Secours, et chargé par le Christ d'une mission qui devait renouveler la face de la terre. Il était vêtu d'une robe blanche ; ses cheveux restés noirs malgré le malheur et les ans, contrastaient avec la pâleur de l'anachorète. Arrivé au tombeau des Apôtres il se prosterna ; il demeura plongé, immobile et comme mort dans les abîmes des conseils éternels. L'émotion était profonde, et des protestants témoins de cette scène, pleuraient à chaudes larmes.

Quel sujet en effet de méditations ! Un prêtre infirme, caduc, sans force, sans défense, enlevé du Quirinal, transporté captif au fond des Gaules, un martyr, qui n'attendait plus que sa tombe, délivré miraculeusement des mains de Napoléon qui avaient pressé le globe ; reprenant l'empire d'un monde indestructible, quand les planches d'une prison d'outre-mer et d'un cercueil, se préparaient pour ce formidable geôlier des peuples et des Rois !

Pie VII survécut à l'Empereur ; il vit revenir au Vatican les chefs-d'oeuvre, amis fidèles qui l'avaient accompagné dans son exil. Au retour de la persécution, le Pontife septuagénaire, prosterné sous la Coupole de Saint-Pierre, montrait à la fois toute la faiblesse de l'homme et toute la grandeur de Dieu. [Il semblait écouter la vie tombant dans l'Eternité.]

En descendant des Alpes de la Savoie, Madame Récamier trouva au Pont-de-Beauvoisin le drapeau blanc et la cocarde blanche : elle ne les avait jamais vus. Les processions de la Fête-Dieu parcourant les villages, semblaient être revenues avec le roi très chrétien. A Lyon la voyageuse tomba au milieu d'une fête pour la Restauration. L'enthousiasme était sincère. A la tête des réjouissances paraissaient Alexis de Noailles et le colonel Clary, beau-frère de Joseph Bonaparte. Ce qu'on raconte aujourd'hui de la froideur et de la tristesse dont la légitimité fut accueillie à la première Restauration, est une impudente menterie. La joie fut générale dans les diverses opinions, même parmi les Conventionnels, même parmi les Impérialistes (voyez les paroles de Carnot, livre VI, 3e partie de ces Mémoires ), les soldats exceptés ; leur noble fierté souffrait de ces revers. Aujourd'hui que le poids du gouvernement militaire ne se sent plus, que les vanités se sont réveillées, il faut nier les faits, parce qu'ils ne s'arrangent pas avec les théories du moment. Il convient à un système que la nation ait reçu les Bourbons avec horreur, et que la Restauration ait été un temps d'oppression et de misère. Cela conduit à de tristes réflexions sur la nature humaine. Si les Bourbons avaient eu le goût et la force d'opprimer, ils se pouvaient flatter de conserver longtemps le trône. Les violences et les injustices de Bonaparte, dangereuses à son pouvoir en apparence, le servirent en effet : on s'épouvante des iniquités, mais on s'en forge une grande idée ; on est disposé à regarder comme un être supérieur, celui qui se place au-dessus des lois.

Madame de Staël arrivée à Paris avant Madame Récamier, lui avait écrit plusieurs fois ; ce billet seul était parvenu à son adresse :

" Paris ce 20 mai.

" Je suis honteuse d'être à Paris sans vous, cher ange de ma vie. Je vous demande vos projets ? Voulez-vous que j'aille au-devant de vous à Coppet où je vais rester quatre mois ? Après tant de souffrances, ma plus douce perspective c'est vous, et mon coeur vous est à jamais dévoué. Un mot sur votre départ et votre arrivée. J'attends ce mot pour savoir ce que je ferai.

" Je vous écris à Rome, à Naples, etc. "

Madame de Genlis qui n'avait jamais eu de rapports avec Madame Récamier s'empressa de s'approcher d'elle. Je trouve dans un passage l'expression d'un voeu qui, réalisé, eut épargné au lecteur mon récit.

" 11 octobre.

" Voilà, Madame, le livre que j'ai eu l'honneur de vous promettre. J'ai marqué les choses que je désire que vous lisiez. (...) Venez, Madame, pour me conter votre histoire en ces termes , comme on fait dans les romans. Puis ensuite je vous demanderai de l'écrire en forme de souvenirs qui seront remplis d'intérêt, parce que dans la plus grande jeunesse vous avez été jetée avec une figure ravissante, un esprit plein de finesse et de pénétration au milieu de ce tourbillon d'erreurs et de folies ; que vous avez tout vu, et qu'ayant conservé pendant ces orages, des sentiments religieux, une âme pure, une vie sans tache, un coeur sensible et fidèle à l'amitié ; n'ayant ni envie, ni passions haineuses, vous peindrez tout avec les couleurs les plus vraies. Vous êtes un des phénomènes de ce temps-ci et certainement le plus aimable. Vous me montrerez vos souvenirs ; ma vieille expérience vous offrira quelques conseils et vous ferez un ouvrage utile et délicieux. N'allez pas me répondre : Je ne suis pas capable , etc.... Vous pouvez jeter sans remords les yeux sur le passé ; c'est en tout temps le plus beau des droits ; dans celui où nous sommes, c'est inappréciable. Profitez-en pour l'instruction des deux jeunes personnes que vous élevez ; ce sera pour elles votre plus grand bienfait. Adieu, Madame : permettez-moi de vous dire que je vous aime et que je vous embrasse de toute mon âme. "


[19]

Lettres de Benjamin Constant.

Maintenant que Madame Récamier est rentrée dans Paris, je vais retrouver pendant quelque temps mes premiers guides.

La Reine de Naples inquiète des résolutions du Congrès de Vienne, écrivit à Madame Récamier pour qu'elle lui découvrît un homme capable de traiter de ses intérêts à Vienne. Madame Récamier s'adressa à Benjamin Constant, et le pria de rédiger un mémoire. Cette circonstance eut sur l'auteur de ce mémoire l'influence la plus malheureuse ; un sentiment orageux fut la suite d'une entrevue. Sous l'empire de ce sentiment, Benjamin Constant déjà violent antibonapartiste (comme on le voit dans l' Esprit de conquête ), laissa déborder des opinions dont les événements changèrent bientôt le cours. De là une réputation de mobilité politique, funeste aux hommes d'Etat.

Madame Récamier tout en admirant Bonaparte était restée fidèle à sa haine contre l'oppresseur de nos libertés et contre l'ennemi de Madame de Staël. Quant à ce qui la regardait elle-même, elle n'y pensait pas, et elle eût fait bon marché de son exil. Les lettres que Benjamin Constant lui écrivit à cette époque serviront d'étude, sinon du coeur humain, du moins de la tête humaine.

" Mardi.

" Voici le Mémoire ; ne me le renvoyez pas, il pourrait se perdre parce que je suis obligé de sortir. J'irai le prendre à l'heure que vous voudrez et nous le lirons ensemble. Savez-vous que je n'ai rien vu durant cette vie, déjà si longue, et que vous troublez, rien au monde de pareil à vous ? J'ai porté votre image chez Monsieur de Talleyrand, chez Beugnot, chez moi, partout. J'en suis triste et presque étonné. Certes je ne plaisante pas car je souffre. Je me retiens sur une pente rapide. Il vous est si égal de faire souffrir dans ce genre. Les anges aussi ont leur cruauté. Enfin pour l'amour du roi Joachim, remettez-moi le Mémoire vous-même. Il ne serait pas prudent de me l'envoyer. Partez-vous ce soir ? Allez-vous à Angervilliers dimanche, ou quand vous voudrez ? Que me font mes autres engagements ? Revenez-vous demain ? Votre absence m'importune. Savez-vous que vous avez mis quelque volonté à me rendre fou ? Que ferez-vous si je le suis ? Enfin le Mémoire en main propre aujourd'hui. C'est un devoir à vous de ne pas le risquer. C'est un devoir de diplomatie. "

" Samedi.

" Je suis rentré chez moi inquiet et troublé de votre conversation de ce soir ; non que je me plaigne de vous et de votre adorable bonté qui est si nécessaire à ma vie ; mais gêné que j'étais par la présence de Monsieur Ballanche, je n'ai pas assez bien plaidé ma cause occupé trop uniquement de vous, je n'ai pas assez senti que mon sort était dans ses mains, que vous le consulteriez, et qu'il pourrait, sans vouloir me nuire, mais faute de me connaître, vous donner des impressions funestes. J'étais sur le point avant de sortir, de me jeter à ses genoux pour le supplier de ne pas me faire de mal. Mais tout ce qui me paraît théâtral me répugne, même quand c'est vrai. Je prends donc le seul parti qui me reste, je vous écris avant de me coucher et de chercher un peu de repos, si j'en puis trouver. Je ne vous ai dit ce soir aucune des choses que j'aurais dû vous dire. Vous avez demandé si souvent ce que vous deviez faire et ce qui résulterait de ma passion pour vous : je vais vous le dire, ange du ciel, ce que vous devez faire et ce qui en résultera. Cette passion n'est pas une passion ordinaire. Elle en a toute l'ardeur, elle n'en a pas les bornes. Elle met à votre disposition un homme spirituel, dévoué, courageux, désintéressé, sensible, dont jusqu'à ce jour les qualités ont été inutiles, parce qu'il lui manque la raison nécessaire pour les diriger. Eh bien ! soyez cette raison supérieure ; guidez-moi tandis que mes forces sont entières et que le temps s'ouvre devant moi, pour que je fasse quelque chose de beau et de bon. Vous savez comme ma vie a été dévastée par des orages venus de moi et des autres, et malgré cela, malgré tant de jours, de mois, d'années prodigués, j'ai acquis un peu de réputation. Né loin de Paris j'étais parvenu à y occuper une place importante. Aujourd'hui même, je ne puis me le cacher, les yeux sont tournés vers moi quand on a besoin d'une voix qui rappelle les idées généreuses. Je n'ai su tirer aucun parti de mes facultés qu'on reconnaît plus que je ne les sens moi-même, parce que je n'ai aucune raison. Emparez-vous de mes facultés, profitez de mon dévouement pour votre pays et pour ma gloire. Vous dites que votre vie est inutile, et la Providence remet entre vos mains un instrument qui a quelque puissance, si vous daignez vous en servir. Laissons de côté ces luttes sur des mots qui ne changent rien aux choses. Soyez mon ange tutélaire, mon bon génie, le Dieu qui ordonnera le chaos dans ma tête et dans mon coeur. Qui sait ce que l'avenir réserve à la France ? Et si je puis y faire triompher de nobles idées, et si c'est par vous que j'en reçois la force, si mes facultés, qu'on dit supérieures, servent à mon pays et à une sage liberté, direz-vous encore que votre vie n'a servi à rien ? Cette moralité dont vous m'accusez de manquer, rendez-la moi. La fatigue d'une exagération perpétuelle, plus pénible parce que les actions ne s'accordent pas aux paroles, cette fatigue m'a rendu sec, ironique, m'a ôté, dites-vous, le sens du bien et du mal. Je suis dans votre main comme un enfant : rendez-moi les vertus que j'étais fait pour avoir, usez de votre puissance, ne brisez pas l'instrument que le ciel vous confie. Votre carrière ne sera pas inutile si, dans un temps de dégradation et d'égoïsme, vous avez formé un noble caractère, donné à tout ce qui est bon un courageux défenseur, versé du bonheur dans une âme souffrante, de la gloire sur une vie que le découragement opprimait. Vous pouvez tout cela. Vous le pouvez par votre seule affection, mais ce que vous ne pouvez pas, c'est de me détacher de vous. Et vous ne pouvez pas non plus, avec votre nature angélique supporter l'affreuse douleur que vous m'infligeriez. Vous me feriez du mal inutilement. Car en me voyant au désespoir, mourant dans les convulsions à votre porte, vous reviendriez sur vos résolutions, et il n'y aurait eu que de la souffrance sans résultat, tandis qu'il peut y avoir du bonheur, de la gloire et de la morale.

" Faites-moi, si vous voulez être bonne, dire un seul mot que je puisse interpréter comme un léger signe d'amitié. N'est-ce pas, vous n'êtes pas de ces femmes qui sont d'autant plus indifférentes, qu'elles sont plus sures d'être aimées ? Non, vous êtes en figure, en esprit, en pureté, en délicatesse, l'être idéal que l'imagination concevrait à peine si vous n'existiez pas.

" Remettez cette lettre à Monsieur Ballanche. Je voudrais qu'il me jugeât bien, qu'il ne travaillât pas contre moi, qu'il ne m'empêchât pas de devenir par vous, ce que la nature veut que je sois, ce que la Providence m'a rendu la possibilité d'être, en faisant descendre sur la terre un de ses anges pour me diriger.

" Il est trois heures. - Voici mon livre : oh ! lisez-le. Je crois que vous y verrez pourtant que j'ai le sens du bien et du mal. "

" Mercredi.

" Je suis rentré chez moi dans la plus violente colère que j'aie éprouvée. Mon malheureux cocher à qui j'avais dit de rentrer chez lui avait compris qu'il devait entrer, et s'était niché dans la cour puis dans l'écurie. J'ai tremblé que je n'ébranlasse la maison, au milieu du silence qui régnait, et que vous ne m'en sussiez mauvais gré. En arrivant, j'ai grondé, payé, chassé homme, cheval et voiture. Mais l'inquiétude me reste, et au lieu de me coucher, je vous écris.

" Puisque j'ai commencé, je continue. Cela m'arrive si rarement que je vous supplie de me lire. Je n'ai rien à dire, il est vrai, que vous ne sachiez ; mais vous le répéter est un besoin continuel auquel je ne résiste que parce que vous m'avez inspiré presque autant de crainte que de passion. Certes vous me devez au moins cette justice que jamais sentiment si violent ne fut moins importun. Je vous aime comme le premier jour ou vous m'avez vu fondre en larmes à vos pieds. Je souffre autant à la moindre preuve d'indifférence et elles sont nombreuses. Ma vie est une inquiétude de chaque minute. Je n'ai qu'une pensée. Vous tenez tout mon être dans votre main comme Dieu tient sa créature. Un regard, un mot, un geste changent toute mon existence. Et pourtant je me soumets à tout parce que je ne pourrais vivre sans vous voir ; et souvent, le coeur tout meurtri des coups que vous me portez, sans vous en douter, je me force à de la gaîté pour obtenir de vous un sourire.(...) Ne voyez-vous pas combien votre empire est absolu, combien il force mon sentiment même à se maîtriser ? Quand je vous contemple, quand mes regards vous dévorent, quand chacun de vos mouvements porte le délire dans mes sens, un geste de vous me repousse et me fait trembler. Oh ! que je donnerais volontiers ma vie pour une heure !... Mais aussi n'êtes-vous pas un ange du ciel ! N'êtes-vous pas ce que la nature a créé de plus beau, de plus séduisant, de plus enchanteur, dans chaque regard, dans chaque mot que vous dites ? Y a-t-il une femme qui réunisse à tant de charmes cet esprit si fin, cette gaîté si naïve et si piquante, cet instinct admirable de tout ce qui est noble et pur ? Vous planez au milieu de tout ce qui vous entoure, modèle de grâce et de délicatesse et d'une raison qui étonne par sa justesse et qui captive par la bonté qui l'adoucit. Pourquoi cette bonté se dément-elle quelquefois, et pour moi seul ? Jamais je n'ai aimé, jamais personne n'a aimé comme je vous aime. Je vous l'ai dit ce soir, quand vous aurez à m'affliger, consolez-moi en m'indiquant un dévouement, un danger, une peine à supporter pour vous. Il est trop vrai, je ne suis plus moi, je ne puis plus répondre de moi. Crime, vertu, héroïsme, lâcheté, anéantissement, tout dépend de vous. Tout ce que je n'aurai pas fait vous en rendrez compte. Prenez-moi donc tout entier ; prenez-moi sans vous donner ; mais dites-vous bien que je suis avec vous comme un instrument aveugle, comme un être que vous seule animez, qui ne peut plus avoir d'âme que la vôtre. O mon Dieu ! si vous m'aimiez ! Enfin vous le voyez, vous m'avez à peu de frais. Faites de moi ce que vous voudrez. Quand vous ne voudrez pas me voir seule, je vous suivrai de mes regards dans le monde. Si votre porte m'était fermée, je me coucherais dans la rue à votre porte. Et pourtant quand je vous verrai, je ne vous dirai rien de tout cela parce que vous ne voulez pas l'entendre. Mais au moins vous pouvez le lire, cela ne vous engage à rien. Comparez ce sentiment avec d'autres, et au fond de votre coeur rendez-moi justice.

" Adieu, vous me pardonnez, n'est-ce pas, de vous avoir écrit ? J'ai vingt lettres commencées depuis dix jours et que l'idée qu'elles vous importunent m'a empêché de vous envoyer. Soyez bonne pour moi, ou bien soyez ce que vous voudrez. Rien ne m'empêchera de vous être dévoué jusqu'à la mort. Rien n'interrompra ce culte d'amour, cette admiration enthousiaste qui est tout ce qui peut remplir mon coeur et le seul sentiment qui me fasse vivre.

" Il est cinq heures : à sept ou huit je me lèverai pour faire le bulletin. Je ferai un article, quand vous le voudrez, pour Antigone . J'achèverai mon livre.(...) Donnez-moi donc plus de choses et des choses plus difficiles à faire. Demandez-moi la moitié de ma fortune pour les pauvres, la moitié de mon sang pour une cause qui vous intéresse ; servez-vous de moi de quelque manière, et, quand je vous aurai bien servie, pour me récompenser de mon zèle, servez-vous encore de moi. "

Voilà tout ce que pouvait faire d'une passion un esprit ironique et romanesque, sérieux et poétique : Rousseau n'est pas plus véritable ; mais il mêle à ses amours d'imagination, une mélancolie sincère et une rêverie réelle.


[20]

Retour de Bonaparte. - Articles de Benjamin Constant.

Cependant Bonaparte était débarqué à Cannes : la perturbation de son approche commençait à se faire sentir. Benjamin Constant envoya ce billet à Madame Récamier :

" Pardon si je profite des circonstances pour vous importuner ; mais l'occasion est trop belle. Mon sort sera décidé dans quatre ou cinq jours sûrement ; car quoique vous aimiez à ne pas le croire pour diminuer votre intérêt, je suis certainement, avec Marmont, Chateaubriand et Laisné, l'un des quatre hommes les plus compromis de France. Il est donc certain que si nous ne triomphons pas, je serai dans huit jours ou proscrit et fugitif, ou dans un cachot, ou fusillé. Accordez-moi donc pendant les deux ou trois jours qui précéderont la bataille, le plus que vous pourrez de votre temps et de vos heures. Si je meurs, vous serez bien aise de m'avoir fait ce bien, et vous seriez fâchée de m'avoir affligé.

" Mon sentiment pour vous est ma vie. Un signe d'indifférence me fait plus de mal que ne pourra le faire dans quatre jours mon arrêt de mort. Et quand je pense que le danger est un moyen d'obtenir de vous un signe d'intérêt, je n'en éprouve que de la joie.

" Avez-vous été contente de mon article et savez-vous ce qu'on en dit ? "

Benjamin Constant avait raison, il était aussi compromis que moi : attaché à Bernadotte il avait servi contre Napoléon ; il avait publié son écrit De l'esprit de conquête dans lequel il traitait le tyran plus mal que je ne le traitais dans ma brochure De Bonaparte et des Bourbons . Il mit le comble à ses périls en parlant dans les gazettes. Le 19 mars, au moment où Bonaparte était aux portes de la capitale, il fut assez ferme pour signer dans le Journal des Débats un article terminé par cette phrase :

" Je n'irai pas, misérable transfuge, me traîner d'un pouvoir à l'autre, couvrir l'infamie par le sophisme, et balbutier des mots profanés pour racheter une vie honteuse. " Benjamin Constant écrivit à celle qui lui avait inspiré ces nobles sentiments :

" Je suis bien aise que mon article ait paru ; on ne peut au moins en soupçonner aujourd'hui la sincérité. Voici un billet que l'on m'écrit après l'avoir lu : si j'en recevais un pareil d'une autre , je serais gai sur l'échafaud !... "

Madame Récamier s'est toujours reproché d'avoir eu, sans le vouloir, une pareille influence sur une destinée honorable. Rien en effet n'est plus malheureux que d'inspirer à des caractères mobiles, ces résolutions énergiques qu'ils sont incapables de tenir.

Benjamin Constant démentit le 20 mars son article du 19 ; après avoir fait quelques tours de roues pour s'éloigner, il revint à Paris et se laissa prendre aux séductions de Bonaparte. Nommé Conseiller d'Etat il effaça ses pages généreuses en travaillant à la rédaction de l' Acte additionnel.

Depuis ce moment il porta au coeur une plaie secrète ; il n'aborda plus avec assurance la pensée de la postérité ; sa vie attristée et défleurie, n'a pas peu contribué à sa mort. Dieu nous garde de triompher des misères dont les natures les plus élevées ne sont point exemptes ! Le ciel ne nous donne des talents qu'en y attachant des infirmités ; expiations offertes à la sottise et à l'envie. Les faiblesses d'un homme supérieur, sont ces victimes noires que l'antiquité sacrifiait aux dieux infernaux : et pourtant ils ne se laissent jamais désarmer.


[21]

Madame de Krüdner. - Le Duc de Wellington.

Madame Récamier était restée en France pendant les Cent Jours, où la Reine Hortense l'invitait à demeurer ; la Reine de Naples lui offrait au contraire un asile en Italie.

Les Cent Jours passèrent.

Madame de Krüdner suivit les Alliés arrivés de nouveau à Paris. Elle était tombée du roman dans le mysticisme ; elle exerçait un grand empire sur l'esprit de l'Empereur de Russie. C'est elle qui fit donner à l' Alliance des Rois de l'Europe le nom de Sainte .

Madame de Krüdner logeait dans un hôtel du faubourg Saint-Honoré. Le jardin de cet hôtel s'étendait jusqu'aux Champs-Elysées. Alexandre arrivait incognito par une porte du jardin et des conversations politico-religieuses finissaient par de ferventes prières. Madame de Krüdner m'avait invité à l'une de ces sorcelleries célestes. Moi, l'homme de toutes les chimères, j'ai la haine de la déraison, l'abomination du nébuleux et le dédain des jongleries : on n'est pas parfait. La scène m'ennuya ; plus je voulais prier, plus je sentais la sécheresse de mon âme. Je ne trouvais rien à dire à Dieu, et le diable me poussait à rire. J'avais mieux aimé Madame de Krüdner lorsqu'environnée de fleurs et habitante encore de cette chétive terre, elle composait Valérie . Seulement je trouvais que mon vieil ami Monsieur Michaud, mêlé bizarrement à cette idylle, n'avait pas assez du berger, malgré son nom. Madame de Krüdner devenue séraphin, cherchait à s'entourer d'anges ; la preuve en est dans ce billet charmant de Benjamin Constant à Madame Récamier :

" Jeudi.

" Je m'acquitte avec un peu d'embarras d'une commission que Madame de Krüdner vient de me donner. Elle vous supplie de venir la moins belle que vous pourrez. Elle dit que vous éblouissez tout le monde, et que par là toutes les âmes sont troublées et toutes les attentions impossibles. Vous ne pouvez pas déposer votre charme ; mais ne le rehaussez pas. Je pourrais ajouter bien des choses sur votre figure, à cette occasion : mais je n'en ai pas le courage. On peut être ingénieux sur le charme qui plaît, mais non sur celui qui tue. Je vous verrai tout à l'heure. Vous m'avez indiqué cinq heures ; mais vous ne rentrerez qu'à six : et je ne pourrai vous dire un mot. Je tâcherai pourtant d'être aimable encore cette fois. "

Le duc de Wellington ne prétendait-il pas aussi à l'honneur d'attirer un regard de Juliette ? Un de ses billets que je transcris, n'a de curieux que la signature :

" A Paris, ce 13 janvier.

" J'avoue, Madame, que je ne regrette pas beaucoup que les affaires m'empêchent de passer chez vous après dîner, puisque à chaque fois que je vous vois, je vous quitte plus pénétré de vos agréments et moins disposé à donner mon attention à la politique !!!

" Je passerai chez vous demain à mon retour de chez l'abbé Sicard, en cas que vous vous y trouvassiez et malgré l'effet que ces visites dangereuses produisent sur moi.

" Votre très fidèle serviteur,

" Wellington. "

A son retour de Waterloo, entrant chez Madame Récamier, le duc de Wellington s'écria : " Je l'ai bien battu ! "

Dans un coeur français son succès lui aurait fait perdre la victoire, eût-il pu jamais y prétendre.


[22]

Je retrouve Madame Récamier. - Mort de Madame de Staël.

Ce fut à une douloureuse époque pour l'illustration de la France que je retrouvai Madame Récamier, ce fut à l'époque de la mort de Madame de Staël. Rentrée à Paris après les Cent Jours, l'auteur de Delphine était revenue souffrante ; je l'avais revue chez elle et chez Madame la duchesse de Duras. Peu à peu son état empirant, elle fut obligée de garder le lit. Un matin j'étais allé chez elle, rue Royale ; les volets des fenêtres étaient aux deux tiers fermés ; le lit rapproché du mur du fond de la chambre, ne laissait qu'une ruelle à gauche ; les rideaux retirés sur les tringles, formaient deux colonnes au chevet. Madame de Staël à demi assise était soutenue par des oreillers. Je m'approchai et quand mon oeil se fut un peu accoutumé à l'obscurité, je distinguai la malade. Une fièvre ardente animait ses joues. Son beau regard me rencontra dans les ténèbres, et elle me dit : " Bonjour, my dear Francis . Je souffre, mais cela ne m'empêche pas de vous aimer. " Elle étendit sa main que je pressai et baisai. En relevant la tête, j'aperçus au bord opposé de la couche, dans la ruelle, quelque chose qui se levait blanc et maigre : c'était Monsieur de Rocca, le visage défait, les joues creuses, les yeux brouillés, le teint indéfinissable : il se mourait ; je ne l'avais jamais vu, et ne l'ai jamais revu. Il n'ouvrit pas la bouche ; il s'inclina en passant devant moi ; on n'entendait point le bruit de ses pas : il s'éloigna à la manière d'une ombre. Arrêtée un moment à la porte la nueuse idole frôlant les doigts , se retourna vers le lit, pour ajourner Madame de Staël. Ces deux spectres qui se regardaient en silence, l'un debout et pâle, l'autre assis et coloré d'un sang prêt à redescendre et à se glacer au coeur, faisaient frissonner.

Peu de jours après Madame de Staël changea de logement. Elle m'invita à dîner chez elle, rue Neuve-des-Mathurins ; j'y allai. Elle n'était point dans le salon et ne put même assister au dîner ; mais elle ignorait que l'heure fatale était si proche. On se mit à table. Je me trouvai assis près de Madame Récamier. Il y avait douze ans que je ne l'avais rencontrée, et encore ne l'avais-je aperçue qu'un moment. Je ne la regardais point ; elle ne me regardait pas ; nous n'échangions pas une parole. Lorsque vers la fin du dîner, elle m'adressa timidement quelques mots sur la maladie de Madame de Staël, je tournai un peu la tête, je levai les yeux [et je vis mon ange gardien à ma droite.]

Je craindrais de profaner aujourd'hui par la bouche de mes années un sentiment qui conserve dans ma mémoire toute sa jeunesse et dont le charme s'accroît à mesure que ma vie se retire. J'écarte mes vieux jours pour découvrir derrière ces jours des apparitions célestes, pour entendre du bas de l'abîme les harmonies d'une région plus heureuse.

Madame de Staël mourut. Le dernier billet qu'elle écrivit à Madame de Duras, était tracé en grandes lettres dérangées comme celles d'un enfant. Un mot affectueux s'y trouvait pour Francis . Le talent qui expire saisit davantage que l'individu qui meurt : c'est une désolation générale dont la société est frappée ; chacun au même moment fait la même perte.

Avec Madame de Staël s'abattit une partie considérable du temps où j'ai vécu ; telle de ces brèches, qu'une intelligence supérieure en tombant forme dans un siècle, ne se répare jamais. Sa mort fit sur moi une impression particulière à laquelle se mêlait une sorte d'étonnement mystérieux. C'était chez cette femme illustre que j'avais connu Madame Récamier, et après de longs jours de séparation, Madame de Staël réunissait deux personnes voyageuses devenues presque étrangères l'une à l'autre : elle leur laissait à un repas funèbre son souvenir et l'exemple d'un attachement immortel. J'allai voir Madame Récamier rue Basse-du-Rempart et ensuite rue d'Anjou. Quand on s'est rejoint à sa destinée, on croit ne l'avoir jamais quittée : la vie selon l'opinion de Pythagore, n'est qu'une réminiscence. Qui, dans le cours de ses jours, ne se remémore quelques petites circonstances indifférentes à tous, hors à celui qui se les rappelle ? A la maison de la rue d'Anjou il y avait un jardin ; dans ce jardin un berceau de tilleuls entre les feuilles desquels j'apercevais un rayon de lune, lorsque j'attendais Madame Récamier : ne me semble-t-il pas que ce rayon est à moi et que si j'allais sous les mêmes abris, je le retrouverais ? Je ne me souviens guère du soleil que j'ai vu briller sur bien des fronts.


[23]

L'Abbaye-aux-Bois.

J'étais au moment d'être obligé de vendre la Vallée-aux-Loups, que Madame Récamier avait louée de moitié avec Monsieur de Montmorency. De plus en plus éprouvée par la fortune Madame Récamier se retira à l'Abbaye-aux-Bois.

La duchesse d'Abrantès parle ainsi de cette demeure :

" L'Abbaye-aux-Bois, avec toutes ses dépendances, ses beaux jardins, ses vastes cloîtres dans lesquels jouaient de jeunes filles de tous les âges, au regard insoucieux, à la parole folâtre, l'Abbaye-aux-Bois n'était connue que comme une sainte demeure à laquelle une famille pouvait confier son espoir ; encore ne l'était-elle que par les mères ayant un intérêt au delà de sa haute muraille. Mais une fois que la soeur Marie avait fermé la petite porte surmontée d'un attique, limite du saint domaine, on traversait la grande cour qui sépare le couvent de la rue, non seulement comme un terrain neutre, mais étranger.

" Aujourd'hui il n'en va pas ainsi : le nom de l'Abbaye-aux-Bois est devenu populaire ; sa renommée est générale et familière à toutes les classes : la femme qui y vient pour la première fois en disant à ses gens : " A l'Abbaye-aux-Bois ", est sûre de n'être pas questionnée par eux pour savoir de quel côté ils doivent tourner...

" D'où lui est venu en aussi peu de temps une renommée si positive, une illustration si connue ? Voyez-vous deux petites fenêtres tout en haut, dans les combles, là, au-dessus des larges croisées du grand escalier ? C'est une des petites chambres de la maison. Eh bien ! c'est pourtant dans son enceinte que la renommée de l' Abbaye-aux-Bois a pris naissance ; c'est de là qu'elle est descendue, qu'elle est devenue populaire. Et comment ne l'aurait-elle pas été lorsque toutes les classes de la société savaient que dans cette chambre habitait une femme dont la vie était déshéritée de toutes les joies, et qui néanmoins avait des paroles consolantes pour tous les chagrins, des mots magiques pour adoucir toutes les douleurs, des secours pour toutes les infortunes ?

" Lorsque du fond de sa prison, Couder entrevit l'échafaud (il était compromis dans l'affaire de Bories), quelle fut la pitié qu'il invoqua ? " Va chez Madame Récamier, dit-il à son frère, dis-lui que je suis innocent devant Dieu... Elle comprendra ce témoignage. "

" Et Couder fut sauvé. Madame Récamier associa à son action libératrice cet homme qui possède en même temps le talent et la bonté : Monsieur Ballanche seconda ses démarches, et l'échafaud dévora une vie de moins.

" C'était presque une merveille présentée à l'étude de l'esprit humain que cette petite cellule dans laquelle une femme dont la réputation est plus qu'européenne était venue chercher du repos et un asile convenable. Le monde est ordinairement oublieux de ceux qui ne le convient plus à leurs festins : il ne le fut pas pour celle qui jadis, au milieu de ses joies, écoutait encore plus une plainte que l'accent du plaisir. Non seulement la petite chambre du troisième de l'Abbaye-aux-Bois fut toujours le but des courses des amis de Madame Récamier, mais comme si le prestigieux pouvoir d'une fée eût adouci la raideur de la montée, ces mêmes étrangers qui réclamaient comme une faveur d'être admis dans l'élégant hôtel de la Chaussée-d'Antin, sollicitaient encore la même grâce. C'était pour eux un spectacle vraiment aussi remarquable qu'aucune rareté de Paris, de voir, dans un espace de dix pieds sur vingt, toutes les opinions réunies sous une même bannière, marcher en paix et se donner presque la main.

" Le Vicomte de Chateaubriand racontait à Benjamin Constant les merveilles inconnues de l'Amérique ; Mathieu de Montmorency avec cette urbanité personnelle à lui-même, cette politesse chevaleresque de tout ce qui porte son nom, était aussi respectueusement attentif pour Madame Bernadotte allant régner en Suède qu'il l'aurait été pour la soeur d'Adélaïde de Savoie, fille d'Humbert aux blanches mains, cette veuve de Louis le Gros qui avait épousé un de ses ancêtres. Et l'homme des temps féodaux n'avait aucune parole amère pour l'homme des jours libres.

" Assises à côté l'une de l'autre sur le même divan, la duchesse du faubourg Saint-Germain devenait polie pour la duchesse impériale ; rien n'était heurté enfin dans cette cellule unique...

" Lorsque je revis Madame Récamier dans cette chambre, je revenais à Paris, d'où j'avais été longtemps absente. C'était un service que j'avais à lui demander, et j'allais à elle avec confiance. Je savais bien par des amis communs, à quel degré de force s'était porté son courage ; mais j'en manquai en la voyant là, sous les combles, aussi paisible, aussi calme que dans les salons dorés de la rue du Mont-Blanc.

" Eh quoi ! me dis-je, toujours des souffrances ! Et mon oeil humide s'arrêtait sur elle avec une expression qu'elle dut comprendre. Hélas ! mes souvenirs franchissaient les années, ressaisissaient le passé ! Toujours battue de l'orage, cette femme que la renommée avait placée tout en haut de la couronne de fleurs du siècle, depuis dix ans, voyait sa vie entourée de douleurs, dont le choc frappait à coups redoublés sur son coeur et la tuait ! (...)

" Lorsque guidée par d'anciens souvenirs et un attrait constant, je choisis l'Abbaye-aux-Bois pour mon asile, la petite chambre du troisième qu'elle avait occupée dix ans, n'était pas habitée par celle que j'aurais été y chercher. Madame Récamier occupait alors un appartement plus spacieux. C'est là que je l'ai vue de nouveau.

" La mort avait éclairci les rangs des combattants autour d'elle, et de tous ces champions politiques Monsieur de Chateaubriand était parmi ses amis, presque le seul qui eût survécu. Mais vint à sonner aussi pour lui l'heure des mécomptes et de l'ingratitude royale. Il fut sage ; il dit adieu à ces faux semblants de bonheur et abandonna l'incertaine puissance tribunitienne pour en ressaisir une plus positive.

" On a déjà vu que dans ce salon de l'Abbaye-aux-Bois, il s'agite d'autres intérêts que des intérêts littéraires, et que ceux qui souffrent peuvent tourner vers lui un regard d'espérance. Dans l'occupation constante où je suis depuis quelques mois de ce qui a rapport à la famille de l'Empereur, j'ai trouvé quelques documents qui ne me paraissent pas être hors d'oeuvre en ce moment.

" La Reine d'Espagne se trouvait dans l'obligation absolue de rentrer en France. Elle écrivit à Madame Récamier pour la prier de s'intéresser à la demande qu'elle faisait de venir à Paris. Monsieur de Chateaubriand était alors au ministère, et la Reine d'Espagne connaissant la loyauté de son caractère, avait toute confiance dans la réussite de sa sollicitation. Cependant la chose était difficile parce qu'il y avait une loi qui frappait toute cette famille malheureuse, même dans ses membres les plus vertueux. Mais Monsieur de Chateaubriand avait en lui ce sentiment d'une noble pitié pour le malheur, qui lui fit écrire plus tard ces mots touchants :

Sur le compte des grands je ne suis pas suspect :

Leurs malheurs seulement attirent mon respect.

Je hais ce Pharaon que l'éclat environne ;

Mais s'il tombe, à l'instant j'honore sa couronne.

Il devient à mes yeux Roi par l'adversité ;

Des pleurs je reconnais l'auguste autorité :

Courtisan du malheur, etc..., etc.

" Monsieur de Chateaubriand écouta les intérêts d'une personne malheureuse ; il interrogea son devoir qui ne lui imposa pas la crainte de redouter une faible femme, et deux jours après la demande qui lui fut adressée, il écrivit à Madame Récamier que Madame Joseph Bonaparte pouvait rentrer en France, demandant où elle était afin de lui adresser par Monsieur Durand de Mareuil notre ministre alors à Bruxelles, la permission de venir à Paris sous le nom de la Comtesse de Villeneuve. Il écrivit en même temps à Monsieur Fagel.

" J'ai rapporté ce fait avec d'autant plus de plaisir qu'il honore à la fois celle qui demande et le ministre qui oblige ; l'une par sa noble confiance, l'autre par sa noble humanité. "

Madame d'Abrantès loue beaucoup trop ma conduite qui ne valait même pas la peine d'être remarquée ; mais comme l'auteur ne raconte pas tout sur l'Abbaye-aux-Bois, je vais suppléer à ce qu'il a oublié ou omis.

Le capitaine Roger, autre Couder, avait été condamné à mort. Madame Récamier m'avait associé à son oeuvre pie pour le sauver. Benjamin Constant était également intervenu en faveur de ce compagnon de Caron, et il avait remis au frère du condamné la lettre suivante pour Madame Récamier :

" Je ne me pardonnerais pas, Madame, de vous importuner toujours, mais ce n'est pas ma faute s'il y a sans cesse des condamnations à mort. Cette lettre vous sera remise par le frère du malheureux Roger, condamné avec Caron. C'est l'histoire la plus odieuse et la plus connue. Le nom seul mettra Monsieur de Chateaubriand au fait. Il est assez heureux pour être à la fois le premier talent du ministère et le seul ministre sous lequel le sang n'ait pas coulé. Je n'ajoute rien. Je m'en remets à votre coeur. Il est bien triste de n'avoir presque à vous écrire que pour des affaires douloureuses. Mais vous me pardonnerez, je le sais, et je suis sûr que vous ajouterez un malheureux de plus à la nombreuse liste de ceux que vous avez sauvés.

" Mille tendres respects.

" B.Constant. "

" Paris le premier mars 1823. "

Quand le capitaine Roger fut mis en liberté il s'empressa de témoigner sa reconnaissance à ses bienfaiteurs. Un après-dîner j'étais chez Madame Récamier comme de coutume. Tout à coup apparaît cet officier, il nous dit avec un accent du midi : " Sans votre intercession, ma tête roulait sur l'échafaud ! " Nous étions stupéfaits, car nous avions oublié nos mérites. Il s'écriait rouge comme un coq : " Vous ne vous en souvenez pas ! Vous ne vous en souvenez pas ! " Nous faisions vainement mille excuses de notre peu de mémoire : il partit entre-choquant les éperons de ses bottes, furieux de ce que je ne me souvenais pas de notre bonne action, comme s'il eût eu à nous reprocher sa mort.

Vers cette époque Talma demanda à Madame Récamier à me rencontrer chez elle, pour s'entendre avec moi sur quelques vers de l' Othello de Ducis, qu'on ne lui permettait pas de dire tels qu'ils étaient. Je laissai les dépêches et je courus au rendez-vous : je passai la soirée à refaire avec le moderne Roscius les vers malencontreux. Il me proposait un changement, je lui en proposais un autre ; nous rimions à l'envi. Nous nous retirions à la croisée ou dans un coin pour tourner et retourner un hémistiche. Nous eûmes beaucoup de peine à tomber d'accord pour le sens et pour l'harmonie. Il eût été assez curieux de me voir, moi, Ministre de Sa Majesté Louis XVIII, lui, Talma, Roi de la scène, oubliant ce que nous pouvions être, jouter de verve en donnant au Diable la censure et toutes les grandeurs du monde. Mais si Richelieu faisait représenter ses drames en lâchant Gustave III sur l'Allemagne, ne pouvais-je pas, humble secrétaire d'Etat, m'occuper des tragédies des autres, en allant chercher l'indépendance de la France à Madrid ?

Madame la duchesse d'Abrantès dont j'ai salué le cercueil dans l'église de Chaillot, n'a peint que la demeure habitée de Madame Récamier ; je parlerai de l'asile solitaire . Un corridor noir séparait deux petites pièces ; je prétendais que ce vestibule était éclairé d'un jour doux. La chambre à coucher était ornée d'une bibliothèque, d'une harpe, d'un piano, du portrait de Madame de Staël et d'une vue de Coppet au clair de lune. Sur les fenêtres étaient des pots de fleurs.

Quand tout essoufflé, après avoir grimpé quatre étages, j'entrais dans la cellule aux approches du soir, j'étais ravi. La plongée des fenêtres était sur le jardin de l'Abbaye, dans la corbeille verdoyante duquel tournoyaient des religieuses et couraient des pensionnaires. La cime d'un acacia arrivait à la hauteur de l'oeil. Des clochers pointus coupaient le ciel et l'on apercevait à l'horizon les collines de Sèvres. Le soleil couchant dorait le tableau et entrait par les fenêtres ouvertes. Madame Récamier était à son piano ; l' Angelus tintait ; les sons de la cloche, qui semblait pleurer le jour qui se mourait : " il giorno pianger che si muore ", se mêlaient aux derniers accents de l'invocation à la nuit, du Roméo et Juliette de Steibelt. Quelques oiseaux se venaient coucher dans les jalousies relevées de la fenêtre. Je rejoignais au loin le silence et la solitude, par-dessus le tumulte et le bruit d'une grande cité.

Dieu en me donnant ces heures de paix, me dédommageait de mes heures de trouble ; j'entrevoyais le prochain repos que croit ma foi, que mon espérance appelle. Agité au dehors par les occupations politiques ou dégoûté par l'ingratitude des Cours, la placidité du coeur m'attendait au fond de cette retraite, comme le frais des bois au sortir d'une plaine brûlante. Je retrouvais le calme auprès d'une femme de qui la sérénité s'étendait autour d'elle, sans que cette sérénité eût rien de trop égal, car elle passait au travers d'affections profondes. Hélas ! les hommes que je rencontrais chez Madame Récamier, Mathieu de Montmorency, Camille Jordan, Benjamin Constant, le duc de Laval ont été rejoindre Hingant, Joubert, Fontanes, autres absents d'une autre société absente. Parmi ces amitiés successives, se sont élevés de jeunes amis, rejetons printaniers d'une vieille forêt où la coupe est éternelle. Je les prie, je prie Monsieur Ampère, qui veut bien me remplacer quand j'aurai disparu et qui lira ceci en revoyant mes épreuves, je leur demande à tous de me conserver quelque souvenir : je leur remets le fil de la vie dont Lachésis laisse échapper le bout sur mon fuseau. Mon inséparable camarade de route, Monsieur Ballanche, s'est trouvé seul au commencement et à la fin de ma carrière ; il a été témoin de mes liaisons rompues par le temps, comme j'ai été témoin des siennes entraînées par le Rhône. Les fleuves minent toujours leurs bords.

Le malheur de mes amis a souvent penché sur moi et je ne me suis jamais dérobé au fardeau sacré : le moment de la rémunération est arrivé : un attachement sérieux daigne m'aider à supporter ce que leur multitude, ajoute de pesanteur à des jours mauvais. En approchant de ma fin, il me semble que tout ce que j'ai aimé, je l'ai aimé dans Madame Récamier, et qu'elle était la source cachée de mes affections. Mes souvenirs de divers âges, ceux de mes songes, comme ceux de mes réalités, se sont pétris, mêlés, confondus pour faire un composé de charmes et de douces souffrances, dont elle est devenue la forme visible. Elle règle mes sentiments, de même que l'autorité du ciel a mis le bonheur, l'ordre et la paix dans mes devoirs.

Je l'ai suivie la voyageuse par le sentier qu'elle a foulé à peine ; je la devancerai bientôt dans une autre patrie. En se promenant au milieu de ces Mémoires , dans les détours de la Basilique que je me hâte d'achever, elle pourra rencontrer la chapelle qu'ici je lui dédie ; il lui plaira peut-être de s'y reposer : j'y ai placé son image.


Sur Venise


Chapitre 10

Venise, du 10 au 17 septembre 1833.

Beaux génies inspirés par Venise. - Anciennes et nouvelles courtisanes. - Rousseau et Byron nés malheureux.

(...) Lord Byron comptait vraisemblablement la Fornarina parmi les femmes dont la beauté ressemblait à celle du Tigre soupant : qu'est-ce donc si lui et Rousseau avaient vu les anciennes courtisanes de Venise, et non leur race dégénérée ? Montaigne qui ne cache jamais rien, raconte que cela lui sembla autant " admirable que nulle autre chose, d'en voir un tel nombre, comme de cent cinquante ou environ, faisant une dépense en meubles et vêtements de princesse, n'ayant d'autre fonds à se maintenir que de cette traficque ".

Quand les Français s'emparèrent de Venise ils défendirent aux courtisanes de placer à leurs fenêtres le petit phare des Héro, qui servait à guider les Léandre. Les Autrichiens ont supprimé, comme corporation, les Benemerite meretrici du sénat vénitien. Aujourd'hui elles ne ressemblent plus qu'aux créatures vagabondes des rues de nos villes.

A quelques pas de mon auberge, est une maison à la porte de laquelle se balancent, pour enseigne, trois ou quatre malheureuses assez belles et demi-nues. Un caporal schlagen collé le long de la muraille, les bras allongés, la paume des deux mains appliquée au fémur, la poitrine effacée, le cou raide, la tête fixe, ne la tournant ni à droite, ni à gauche, est en faction devant ces Demoiselles qui se moquent de lui, et cherchent à lui faire violer sa consigne. Il voit entrer et sortir les Pourchois , avertissant par sa présence que tout se doit passer sans scandale et sans bruit : on ne s'est pas encore avisé en France de mettre l'obéissance de nos conscrits, à cette épreuve.

Plaignons Rousseau et Byron d'avoir encensé des autels peu dignes de leurs sacrifices. Peut-être avares d'un temps dont chaque minute appartenait au monde, n'ont-ils voulu que le plaisir, chargeant leur talent de le transformer en passion et en gloire. A leurs lyres la mélancolie, la jalousie, les douleurs de l'amour ; à eux sa volupté et son sommeil sous des mains légères. Ils cherchaient de la rêverie, du malheur, des larmes, du désespoir dans la solitude les vents, les ténèbres, les tempêtes, les forêts, les mers, et venaient en composer pour leurs lecteurs, les tourments de Childe-Harold et de Saint-Preux sur le sein de Zulietta et Marguerite.

Quoi qu'il en soit, dans le moment de leur ivresse, l'illusion de l'amour était complète pour eux. Du reste ils savaient bien qu'ils tenaient l'infidélité même dans leurs bras, qu'elle allait s'envoler avec l'aurore : elle ne les trompait pas par un faux semblant de constance ; elle ne se condamnait pas à les suivre, lassée de leur tendresse ou de la sienne. Somme toute, Jean-Jacques et Lord Byron ont été des hommes infortunés ; c'était la condition de leur génie : le premier s'est empoisonné, le second fatigué de ses excès et sentant le besoin d'estime, est retourné aux rives de cette Grèce où sa Muse et la Mort l'ont tour à tour bien servi.

Glory and Greece around us see !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

The land of honorable death

Is here - up to the field, and give

Away thy breath !

" Voyez la gloire et la Grèce autour de nous... La place d'une honorable mort est ici. - Au champ ! et abandonne ta vie. "


Chapitre 11

Venise, du 10 au 17 septembre 1833.

Zanze.

Comme je prenais au crayon les notes de tout ceci, en déjeunant longuement à ma petite table, un sbire rôdait autour de moi : il me connaissait sans doute, et n'osait rien me dire. Détesté des Rois dont j'ai l'honneur d'être le très humble mais très peu obéissant serviteur, je leur représente la liberté de la presse incarnée.

Hyacinthe me vint rejoindre au café et m'apprendre le succès des recherches relatives à Zanze. Le père de celle-ci Brollo, le geôlier, était mort depuis quelques années ; la mère de Zanze logeait derrière l'Académie des Beaux-Arts, au palais Cicognara qu'elle louait du propriétaire et dans lequel elle sous-louait des chambres à des artistes, des commis et des officiers de la garnison. La veuve de Brollo avait deux fils : l'un, Angelo, travaillait chez un fabricant de mosaïques, l'autre, Antonio, tenait le comptoir d'un marchand de fromage ; Zanze était mariée ; elle demeurait chez sa mère avec son mari, employé à la Centrale : elle s'occupait de mosaïques et de broderies.

Les choses arrivées à ce point, je me résolus de faire une visite à Mme Brollo. J'allai prendre Antonio à l'auberge, et nous partîmes en gondole.

La geôlière me vint recevoir à sa porte sur la calle . Nous montâmes un escalier : Mme Brollo marchait devant, comme si elle m'eût conduit en prison, me demandant pardon de m'introduire d'abord dans une cuisine. Zanze était à l'Académie avec un élève et elle avait emporté la clef de sa chambre ; mais Mme Brollo avisant une double clef pendue à un clou, s'empressa de m'ouvrir l'appartement de sa fille.

La chambre était grande, éclairée par deux fenêtres. Un large lit de six pieds sans rideaux, une table et quelques chaises, complétaient l'ameublement.

L'auguste veuve détacha du mur un portrait de François II, en petites perles de verre ; ouvrage de la Zanze : je me présentais comme un amateur de mosaïques. Antonio fut dépêché en courrier à la brodeuse du portrait.

Resté seul avec Mme Antonia Brollo, nous commençâmes une conversation fort animée. Mme Antonia a été mariée deux fois ; son premier mari, Jean Olagnon, était un Picard, mort à l'armée d'Egypte. Mme Antonia sait le français, et le prononce même assez bien, mais elle a de la peine à trouver les mots : elle se servait donc presque toujours de la langue italienne mêlée de patois vénitien. Voici le portrait de la Carceriere par Pellico. " La moglie era quella che piu manteneva il contegno ed il carattere di carceriere. Era una donna di viso asciutto, asciutto, verso i quarant'anni, di parole asciutte, asciutte, non dante il minimo segno d'essere capace di qualche benevolenza ad altri che a suoi figli. " " La femme était celle qui maintenait plus la contenance et le caractère du geôlier. C'était une femme de visage sec (ou aigre), d'environ quarante années, de paroles sèches, ne donnant pas le moindre signe d'être capable de quelque bénévolence à autre qu'à ses enfants. "

Mme Antonia a dû changer depuis dix ans. Voici son nouveau signalement :

Petite femme d'un air fort commun. figure ronde ; teint coloré ; n'ayant rien sur la tête que ses cheveux grisonnants ; paraissant fort avide et fort occupée des moyens de faire vivre sa famille.

Quand nous avons été assis l'un près de l'autre, elle s'est emparée de ma main qu'elle a serrée et qu'elle a voulu baiser : j'ai retiré ma main par modestie et j'ai dit :

- Madame Antonia, vous avez connu M. Silvio Pellico ?

- Signor, si. un carbonaro ; tutti carbonari !

- Vous lui portiez son café dans la journée, et souvent votre fille vous remplaçait ?

- Vero, la sua Eccellenza.

- Avez-vous deux filles ?

- No, monsieur ; une seule.

- Et qui s'appelle Zanze ?

- Signor, si, et due garçons.

- C'est ça même. Et votre fille servait très bien M. Silvio Pellico ?

- Signor, si : tutti dottori, canonici, nobili. Quand ils furent condamnés, o Dio ! je présentai un cierge, gros comme ça, à Nostra Dama di Pietà .

Ici Mme Antonia me raconta qu'après le jugement on l'avait mise elle, son mari et toute sa famille nella strada , avec vingt sous dans sa poche ; qu'elle réclama, demanda une pension, menaça d'écrire à l'Empereur, et qu'enfin elle obtint cent écus à l'aide desquels elle a élevé ses enfants.

Antonio est arrivé avec Zanze.

J'ai vu apparaître une femme plus petite encore que sa mère, enceinte de sept ou huit mois, cheveux noirs nattés, chaîne d'or au cou, épaules nues et très belles, yeux longs de couleur grise et di pietosi sguardi , nez fin, physionomie fine, visage effilé, sourire élégant, mais les dents moins perlées que celles des autres femmes de Venise, le teint pâle plutôt que blanc, la peau sans transparence, mais aussi sans rousseurs.

Antonio est devenu le truchement de la conversation générale.

J'ai dit à Zanze qu'admirateur de M. Pellico, j'avais voulu voir une femme qui fut si bonne pour un pauvre prisonnier.

Zanze m'avait saisi la main comme sa mère, et je ne sais pourquoi je n'ai pas retiré ma main. Zanze paraissait chercher dans sa mémoire le nom que je venais de prononcer ; puis : " Oui ! oui ! M. Pellico ; je m'en souviens ; un Carbonaro .

- Savez-vous qu'il a écrit un ouvrage sur ses prisons et qu'il y parle de vous ?

- Non, je ne sais pas.

Le vieil Antonio qui savait tout, prenant moins de précaution, et avec un sourire très drôle, a dit :

- Mais, Zanze, vous lui avez conté que vous étiez en amour.

Siora Zanze

Comment ! inamorata ! invaghita ! Eh ! j'allais à l'école ; j'étais une toute petite fille ! Je n'avais pas douze ans.

Antonio

Corpo di Christo ! à douze ans, on est très bien en amour à Venise.

Siora Antonia

Tu avais quatorze ans, Zanze ; tu étais en amour : c'est vrai.

Siora Zanze

Ça n'est pas vrai ; je n'ai été en amour qu'après avoir été envoyée à la campagne, parce que j'étais malade. J'ai été en amour alors avec mon cousin.

- Et vous avez épousé votre cousin ai-je dit ?

- No, Eccellenza : je n'ai pas épousé mon cousin.

J'ai ri. Mme Antonia a raconté que Brollo ayant appris la condamnation probable des prisonniers, avait fait partir ses enfants pour la campagne.

J'ai repris : - Il y avait peut-être dans la prison une autre Zanze ? vous n'êtes peut-être pas la Zanze qui portait le café à M. Silvio Pellico ?

- Oui, oui, il n'y avait dans la prison d'autre Zanze que moi. La fille du secondino s'appelait... (j'oublie le nom) : c'était déjà une vieille fille. "

Zanze reprenant ma main dans les deux siennes s'est mise à me détailler l'histoire de ses études de mosaïques. Elle s'embellissait à mesure qu'elle parlait. Pellico a très bien peint le charme de ce qu'il appelle la laideur de la petite geôlière, bruttina : grazioze, adulazioncelle, venezianina adolescente sbirra . Zanze au compte même de sa mère, a vingt-quatre ans ; elle en avait quatorze lorsqu'elle confiait les peines de cet âge à l'auteur de Françoise de Rimini . Elle n'avait pas alors eu trois enfants et n'était pas enceinte d'un quatrième. Zanze m'a dit que deux de ses enfants étaient morts et qu'elle n'en avait plus qu'un. Et où est donc le quatrième, ai-je demandé ? Zanze a ri, et regardant sa grosse ceinture, elle a dit : stimo costui .

Antonio m'adressant la parole en français : " Elle ne conviendra pas de ses aveux à Pellico ; mais c'est bien sûr. "

" - Je ne cherche point, ai-je répondu, le secret de Zanze, et si vous ne lui aviez pas parlé de ses amours, je ne lui en aurais pas dit un mot. Demandez maintenant à Zanze si elle veut que je lui envoye le mie Prigioni ; elle les lira et me dira si elle se rappelle des circonstances qu'elle peut avoir oubliées. " - Zanze a accepté la proposition. mais elle a recommandé de n'apporter le livre qu'après l'heure où son mari se rend à son bureau. " - Mon mari, a-t-elle ajouté, est plus jeune que moi d'un an. "

Voilà où nous en sommes : je dois revenir acheter quelques petits ouvrages de Zanze. Elle m'a reconduit avec sa mère jusqu'à la porte de la calle . La vieille ne perdait pas de vue son affaire et m'invitait fort à ritornare . Zanze était plus réservée.

Telle est la puissance du talent : Pellico a prêté à sa consolatrice bruttina qui chassait si bien les mouches avec son éventail, un charme qu'elle n'a peut-être pas. La Siora Zanze est un ange d'amour quand après avoir baisé un verset de la Bible, elle dit au prisonnier : " Toutes les fois que vous relirez ce passage, je voudrais que vous vous souvinssiez que j'y ai imprimé un baiser. " Elle est d'une séduction irrésistible lorsque Pellico s'enchaînant de ses chers bras, d' alle sue care braccia , sans la serrer contre lui, sans lui donner un baiser lui dit balbutiant : Vi prego, Zanze, non m'abbraciate mai ; cio non va bene .


Chapitre 12

Venise, du 10 au 17 septembre 1833.

Madama Mocenigo. - Le Comte Cicognara. - Buste de Mme Récamier.

J'avais rencontré de fortune à Paris, sous l'Empire, Mme Mocenigo dont les ancêtres furent sept fois honorés du Dogat. Bonaparte pour régénérer l'Italie, forçait les grandes familles transalpines à lui livrer leurs enfants. Mme Mocenigo, enveloppée dans la mesure commune, préparait ses deux petits Doges sur la montagne Sainte-Geneviève, au service du soldat impérialisé. Le temps n'était plus où Venise contraignait un empereur à s'humilier devant elle, pour obtenir la liberté d'un fils.

Mme Mocenigo ayant appris mon passage dans sa ville natale, eut l'obligeance de désirer me revoir. Je me rendis chez la grande Dame en sortant de mon rendez-vous avec la petite Soria .

Le moderne poète d'Albion a consacré par sa présence l'un des trois palais Mocenigo. Un poteau planté dans le grand canal, indique au passant l'ancienne demeure de Byron. On est moins touché de découvrir sur ce poteau les armoiries demi effacées du noble Lord, qu'on ne serait attendri d'y voir suspendue sa lyre brisée.

Mme Mocenigo vit retranchée dans un tout petit coin de son Louvre dont la vastitude la submerge, et dont le désert gagne chaque jour sur la partie habitée. Je l'ai trouvée assise en face du tableau original de la Gloire du Paradis, de Tintoret. Son portrait (le portrait de Mme Mocenigo) peint dans sa jeunesse (titre primordial et authentique de sa beauté) était attaché au mur devant elle : quelquefois une Vue de Venise dans son premier éclat, par Canaletto, fait pendant d'une Vue de Venise défaillante par Bonington.

Toutefois Mme Mocenigo est encore belle, mais comme on l'est à l'ombre des années. Je l'ai accablée de compliments qu'elle m'a rendus ; nous mentions tous deux, et nous le savions bien : " Madame, vous êtes plus jeune que jamais. - Monsieur, vous ne vieillissez point. " Nous nous sommes pris à nous lamenter sur les ruines de Venise, pour éviter de parler des nôtres ; nous mettions au compte de la République toutes les plaintes que nous faisions du temps, tous nos regrets des jours écoulés. J'ai baisé respectueusement en me retirant la main de la fille des Doges ; mais je regardais de côté cette autre belle main du portrait qui semblait se dessécher sous mes lèvres : quand la jeune main de la plébéienne Zanze, avait pressé la mienne, je ne m'étais aperçu d'aucune transformation.

M. Gamba, mon savant patron, m'attendait chez le comte Cicognara. Le comte est un homme de grande taille et de belle mine ; mais réduit par la phtisie, à un état de maigreur effrayant. Il s'est levé avec peine de son fauteuil pour me recevoir et m'a dit : " Je vous aurai donc vu avant de mourir ! "

- " Monsieur, lui ai-je répondu vous me prévenez ; j'allais précisément vous dire ce que vous venez de me dire : il est probable que je m'en irai le premier. Je suis heureux de contempler l'homme qui a rendu la vie à Venise, autant qu'on peut ranimer des cendres illustres. "

Mme Cicognara était là, et voulait empêcher son mari de parler ; les efforts de sa tendresse ont été inutiles. Pour la première fois depuis que j'étais au delà des Alpes, j'ai causé de politique ; nous avons gémi sur l'Italie. La conversation est ensuite tombée sur les arts. j'ai félicité M. Cicognara de la découverte de l' Assomption du Titien : le curé qui avait abandonné ce tableau sans en connaître le mérite, a voulu depuis intenter un procès à l'ingénieux amateur : l'affaire s'est arrangée.

Je savais l'admiration exclusive de M. Cicognara pour Canova : j'ai cru devoir lui citer l'urne qui renferme, à l'Académie, la main du statuaire, bien que cette charcuterie, ce dépècement d'un corps humain, cette adoration matérielle de la griffe d'un squelette, me soient abominables. On trouve le buste de Canova dans les auberges et jusque dans les chaumières des paysans de la Lombardie-Vénitienne. Nous sommes loin de ce goût des arts, et de cet orgueil national. Si nous possédons quelques talents, nous nous empressons de les déprécier : il semble qu'on nous vole ce qu'on admire. Nous ne pouvons souffrir aucune réputation ; nos vanités prennent ombrage de tout ; chacun se réjouit intérieurement quand un homme de mérite vient à mourir : c'est un rival de moins ; son bruit importun empêchait d'entendre celui des sots et le concert croassant des médiocrités. On se hâte d'empaqueter l'illustre défunt dans trois ou quatre articles de journal ; puis on cesse d'en parler ; on n'ouvre plus ses ouvrages ; on plombe sa renommée dans ses livres, comme on scelle son cadavre dans son cercueil, expédiant le tout à l'Eternité, par l'entremise de la mort et du temps. J'indiquerai à mes survivants mon article nécrologique fait d'avance, comme je me souviens de l'avoir lu dans le journal de Pierre de L'Estoile : " ce jeudi... fut mis en terre le bonhomme Dufour... il avait fait le voyage de Jérusalem, et pour cela n'en était pas plus habile. "

J'avais vu chez Mme Albrizzi la Léda de Canova ; j'ai admiré chez le comte Cicognara la Béatrix du Praxitèle de l'Italie. M. Artaud dans sa traduction du Dante, et mon excellent ami M. Ballanche, dans ses Essais de Palingénésie , racontent comment le statuaire fut inspiré :

" Un artiste entouré d'une grande renommée, dit le philosophe chrétien, un statuaire qui naguère jetait tant d'éclat sur la patrie illustre du Dante, et dont les chefs-d'oeuvre de l'antiquité avaient si souvent exalté la gracieuse imagination, un jour, pour la première fois, vit une femme qui fut, pour lui, comme une vive apparition de Béatrix. Plein de cette émotion religieuse que donne le génie, aussitôt il demande au marbre toujours docile sous son ciseau, d'exprimer la soudaine inspiration de ce moment, et la Béatrix du Dante passa du vague domaine de la poésie dans le domaine réalisé des arts. Le sentiment qui réside dans cette physionomie harmonieuse, maintenant, est devenu un type nouveau de beauté pure et virginale, qui, à son tour, inspire les artistes et les poètes. "

Canova sculpta trois bustes de son admirable Béatrix faite à l'image de Mme Récamier : celui qu'il destina à son modèle comme un portrait d'après nature, ceint une couronne d'olivier. Le grand artiste reconnaissant à la fois envers la femme et le poète, écrivit de sa main ces vers du Dante, dans le billet d'envoi à Mme Récamier :

Sovra candido velo cinta d'oliva

donna m'apparve ...

J'étais vivement ému de ces hommages du génie à celle dont la protectrice amitié survivra à ces Mémoires . Si elle apparut à Canova sovra candido velo , elle m'apparut à moi qui continue la citation :

.. dentro una nuvola di fiori

Che dalle mani angeliche saliva .

Je trace à mon tour ce peu de mots sur le socle du Buste, regrettant de n'avoir reçu du ciel ni le ciseau de Canova, ni la lyre du Dante.


Chapitre 13

Venise, du 10 au 17 septembre 1833.

Soirée chez Mme Albrizzi. - Lord Byron selon Mme Albrizzi.

Après le dîner je me suis habillé pour aller passer la soirée chez Mme Teotochi Albrizzi, le spirituel auteur des Rittrati qui a si vivement loué M. Denon à une époque de voyageurs où mon nom était connu à peine. M. Gamba avait résolu de me présenter à la célèbre Signora . J'enrageais : sortir à neuf heures du soir, à l'heure où je me couche quand je me couche tard ! Mais que ne fait-on pas pour Venise ?

Mme Albrizzi est une vieille dame aimable, à visage d'imagination. Je trouvai dans son salon une multitude d'hommes presque tous savants et professeurs. Parmi les femmes, il y avait une nouvelle mariée assez belle ; mais trop grande, une Vénitienne d'une ancienne famille figure pâle, yeux noirs, l'air un peu moqueur ou boudeur, en tout fort piquante ; mais elle manquait de la plus séduisante des grâces, elle ne souriait point. Une autre femme à physionomie douce, m'a fait moins peur ; j'ai osé causer avec elle. Elle a voyagé en Suisse, elle est allée à Florence ; elle est honteuse de n'avoir pas vu Rome. " Mais vous savez que nous autres Italiennes, nous restons où nous sommes. " On pourrait très bien rester avec elle.

Mme Albrizzi m'a conté tout Lord Byron ; elle en est d'autant plus engouée que Lord Byron venait à ses soirées. Sa Seigneurie ne parlait ni aux Anglais, ni aux Français, mais il échangeait quelques mots avec les Vénitiens et surtout avec les Vénitiennes. Jamais on n'a vu Mylord se promener sur la place Saint-Marc, tant il était malheureux de sa jambe. Mme Albrizzi prétend que quand il entrait dans son salon il se donnait en marchant un certain tour, au moyen duquel il dissimulait sa claudication. Décidément il était grand nageur. Il a octroyé son portrait à Mme Albrizzi. Childe Harold dans cette miniature, est charmant, tout jeune, ou tout rajeuni ; il a un caractère de naïveté et d'enfance. La nature l'avait peut-être fait ainsi ; puis un système, né de quelque disgrâce, en s'emparant de son esprit, aura produit le Byron de sa renommée. Mme Albrizzi affirme que dans l'intimité, on retrouvait en lui l'homme de ses ouvrages. Il se croyait dédaigné de sa patrie et par cette raison, il la détestait : dans le public de Venise, il était sans considération, à cause de ses désordres.

Canova a donné à Mme Albrizzi, grecque de naissance, un buste d'Hélène : on me l'a montré au flambeau.

Mme Albrizzi m'avait, disait-elle, vu dans l'amphithéâtre de Vérone et prétendait m'avoir distingué au milieu des Rois. De ce compliment si beau, j'ai été si abasourdi, que je me suis retiré à onze heures au grand ébahissement des Vénitiens. Il était temps ; le sommeil me gagnait et j'étais au bout de mon esprit : il ne faut jamais jouer sa dernière idée, ni son dernier écu. A propos d'écus Law est mort et enterré à Venise : j'ai envie d'aller lui demander quelques-uns de ses bons billets pour soutenir la Légitimité, et une concession pour moi aux Natchez.


Chapitre 14

Venise, du 10 au 17 septembre 1833.

Soirée chez Mme Benzoni. - Lord Byron selon Mme Benzoni.

Si l'on savait ce que je souffre dans un salon, les âmes charitables ne me feraient jamais l'honneur de m'inviter à quoi que ce soit. Un des plus cruels supplices de mes grandeurs passées, était de recevoir et de rendre des visites, d'aller à la cour, de donner des bals, des fêtes, de parler, de sourire en crevant d'ennui, d'être poli et amusé à la sueur de mon front : c'étaient là les vrais les seuls soucis de mon ambition. Toutes les fois que je suis tombé du sommet de ma fortune, j'ai ressenti une joie inexprimable à rentrer dans ma pauvreté et ma solitude, à jeter bas mes broderies, mes plaques, mes cordons, à reprendre ma vieille redingote, à recommencer les promenades du poète par le vent et la pluie, le long de la Seine vers Charenton ou Saint-Cloud. Ayant passé une soirée chez Mme Albrizzi, je ne pus éviter une autre soirée chez la comtesse Benzoni. A dix heures je descendis dans ma gondole, comme un mort que l'on porte à Saint-Christophe.

Mme Benzoni a mérité sa réputation de beauté ; ses mains ont servi de modèle à Canova ; elle est l'héroïne de la Biondina, in gondoletta . Elle m'a fait mettre à ses côtés sur un sopha. Sont arrivées successivement des femmes : une multitude d'hommes se pressait debout.

Les personnes qui me connaissent, sauront si j'étais à l'aise exposé comme un Saint-Sacrement au milieu des regards fixés sur mes rayons. Je n'ai rien d'une divinité, et n'ai ni droit à l'adoration, ni amour de l'encens. Je suppliais Mme Benzoni, malgré tout le bonheur que j'avais d'être auprès d'elle, de me permettre de rendre la place que j'occupais si mal, à quelque femme : elle ne l'a jamais voulu. Elle est allée me quêter deux ou trois hommes d'esprit : ils ont eu la bonté de venir échanger quelques paroles avec ma glorieuse captivité enchaînée sur mes coussins de soie, comme un forçat sur son banc.

Un grand monsieur que j'avais entrevu chez Mme Albrizzi m'a dit : " Ah ! vous faites le vieux ! Nous ne serons plus attrapés à ce que vous écrivez de vous.

" - Monsieur, ai-je répondu, vous me traitez mal ; il faut être vieux à Venise pour la gloire. Sur vos cent vingt doges, plus de cinquante sont devenus illustres à l'âge où les autres hommes perdent leur renommée : Dandolo, aveugle, avait quatre-vingt-quinze ans lorsqu'il conquit Constantinople, Zeno quatre-vingts quand il délivra Chypre ; Titien et Sansovino presque centenaires, sont morts dans toute la force de leur talent. En m'accusant de jeunesse, vous faites la critique de mes ouvrages. "

On a apporté du café ; j'en ai pris par contenance. Mme Benzoni m'a complimenté de mes moeurs à la Vénitienne , et elle s'est remise en course pour me trouver des partners féminins.

Pendant ce temps je suis resté seul au milieu de ma malheureuse ottomane, fasciné et tremblant sous les regards d'une dame noire, aux yeux de serpent à demi endormi ; elle semblait m'entraîner : je crois qu'il y a des femmes aimantées qui vous attirent.

Une blondine dans son aprilée , se levait légère, en faisant le bruit d'une fleur ; elle avançait et penchait vers moi son visage d'une fraîcheur éblouissante ; elle était toute curiosité, tout mystère : on eût dit d'une rose inclinée sous le poids de ses parfums et de ses secrets.

On vend à Venise des secrets de cette sorte pour se faire aimer ; j'aurais bien voulu en acheter un, mais une histoire dont je gardais la mémoire, m'effrayait : un Napolitain s'était épris d'une Française laquelle avait une chèvre ; ne pouvant toucher le coeur de sa dame, il eut recours à un philtre : malheureusement il se trompa dans le mélange des ingrédients et des paroles, et voici accourir la chèvre cabriolante et bondissante qui lui saute au cou, et lui fait un million de caresses. Le charme était tombé sur la pauvre bique affolée.

Mme Benzoni est revenue ; elle s'était adressée aux diverses beautés du salon ; elle les avait invitées à s'asseoir auprès de l'étranger ; toutes avaient répondu : " Nous n'osons pas. " Si elles avaient su que j'étais plus effrayé qu'elles, elles auraient osé.

" Vous vous défendrez inutilement, me dit ma gracieuse hôtesse, nous forcerons Eudore d'aimer une Vénitienne ; vous voulons vaincre vos belles Romaines. - C'est en effet chez vous, Madame, ai-je répondu, que l'on devient amoureux. (Lord Byron y avait rencontré Mme Guiccioli). Quant à mes belles Romaines, comme il vous plaît de les appeler, je ne suis qu'un ambassadeur déchu. Il est très facile sans doute d'être séduit par vos charmantes compatriotes. mais j'ai passé l'âge des séductions. On ne doit faire de serments que quand on a le temps de les tenir. "

La dame noire prêtait l'oreille à notre conversation ; la dame rose écoutait avec ses yeux.

La comtesse Benzoni m'a parlé de Lord Byron d'une toute autre façon que Mme Albrizzi. Elle s'exprimait sur son compte avec rancune : " Il se mettait dans un coin parce qu'il avait une jambe torse. Il avait un assez beau visage ; mais le reste de sa personne n'y répondait guère. C'était un acteur, ne faisant rien comme les autres afin qu'on le regardât, ne se perdant jamais de vue, posant incessamment devant lui, toujours à l'effet, à l'extraordinaire, toujours en attitude, toujours en scène même en mangeant Zucca Arrostita (du potiron rôti). " Le côté moral de l'homme était encore plus mal traité. J'ai pris la défense de Childe Harold : " Je vois, Madame, qu'il est bon d'être votre ami ; vous êtes, ce me semble, un peu sévère dans vos jugements. L'affectation de bizarrerie, de singularité, d'originalité, tient au caractère anglais en général. Lord Byron peut avoir aussi expié son génie par quelques faiblesses ; mais l'avenir s'embarrassera peu de ces misères, ou plutôt les ignorera. Le poète cachera l'homme ; il interposera son talent entre lui et les races futures, et à travers ce voile divin, la postérité n'apercevra que le Dieu. "

Mme Benzoni s'est vantée d'avoir causé le matin avec un Français qui me connaissait beaucoup et qui lui a conté toute mon histoire ; elle ne me l'a pas voulu nommer. Vivant seul, ne confiant rien de mon existence à personne je ne sais pas comment on me connaît beaucoup . Par les biographies ? les unes obligeantes, fourmillent d'erreurs ; les autres malveillantes sont remplies d'anecdotes absurdes. Il paraît du reste que le Français de Mme Benzoni, n'est pas un ennemi.

A minuit je me suis retiré malgré l'insistance de la maîtresse du lieu, et l'air suppliant de la Dame noire aux yeux de serpent. Ma gondole silencieuse et solitaire, m'a reconduit, le long du grand canal, à l'hôtel de l'Europe : aucune lumière ne brillait aux fenêtres des palais dont Mme Benzoni avait clos les enchantements dans sa jeunesse : les premières aventures de la Biondina , furent les dernières de ces palais dépéris [Mmes Albrizzi et Benzoni ne sont plus ; ainsi j'ai vu mourir les deux dernières Vénitiennes. Qu'est devenu Lord Byron lui-même ? on voyait l'endroit où il se baignait : on avait placé son nom au milieu du grand canal. Aujourd'hui on ne sait pas même ce nom. Venise est muette. Les armes du noble Lord ont disparu du lieu où on les avait exposées. L'Autriche a étendu son silence : elle a battu l'eau et tout s'est tu. (Note de Paris, 1841.) - N.d.A.] .


Chapitre 15

Venise, du 10 au 17 septembre 1833.

Course en gondole. - Poésie. - Catéchisme à Saint-Pierre. - Un aqueduc. - Dialogue avec una pescatrice . - La Giudecca. - Femmes Juives.

Dimanche 15, le Patriarche promu au Cardinalat, prit le chapeau avec les cérémonies d'usage. Les cloches sonnaient, la ville s'éjouissait ; les femmes en grande toilette étaient assises sous les arcades de la Place aux cafés Florian, Quadri, Leoni, Suttil ; M. Gamba m'assurait qu'elles étaient rassemblées en si grand nombre dans l'espérance de me voir ; qu'elles avaient monté sur les bancs et sur les bases des colonnes de Saint-Marc, lorsque le bruit s'était répandu de mon entrée dans la Basilique ; que je rencontrerais la Vénitienne dont la beauté dédaigneuse m'avait charmé chez Mme Albrizzi.

Je croyais peu à ces pantalonnades de la flatterie italienne, de qui pourtant ma vanité se rengorgeait ; mais mon humble instinct l'emportait sur ma grandhomie : M. du Corbeau au lieu de chanter, fut saisi de frayeur ; je me hâtai de fuir par timidité, défiance de moi, horreur des scènes, goût d'obscurité et de silence : je me jetai dans une gondole, et m'en allai avec Hyacinthe et Antonio, parcourir le labyrinthe des canaux les plus infréquentés.

On n'entendait que le bruit de nos rames au pied des palais sonores, d'autant plus retentissants qu'ils sont vides. Tel d'entre eux, fermé depuis quarante ans, n'a vu entrer personne : là sont suspendus des portraits oubliés qui se regardent en silence à travers la nuit : si j'avais frappé ils seraient venus m'ouvrir la porte, me demander ce que je voulais et pourquoi je troublais leur repos.

Rempli du souvenir des poètes, la tête montée sur les amours de jadis, Saint Marc de Venise et Saint Antoine de Padoue savent les superbes histoires que je rêvais, en passant au milieu des rats qui sortaient des marbres. Au pont de Bianca Capello, je fis un roman romantique sans pareil. Oh ! que j'étais jeune ! beau ! favorisé ! mais aussi que de périls ! Une famille hautaine et jalouse, des inquisiteurs d'Etat, le pont des Soupirs où l'on entend des cris lamentables ! " Que la chiourme soit prête : avirons légers, fendez les flots ; emportez-nous au rivage de Chypre. Prisonnière des palais, la gondole attend ta beauté à la porte secrète sur la mer. Descends, fille adorée ! toi dont les yeux bleus dominent le lys de ton sein et la rose de tes lèvres, comme l'azur du ciel sourit à l'émail du printemps. "

Tout cela m'a mené à Saint-Pierre, l'ancienne cathédrale de Venise. De petits garçons répétaient le catéchisme, en s'interrogeant les uns les autres sous la direction d'un prêtre. Leurs mères et soeurs, la tête enveloppée d'un mouchoir, les écoutaient debout. Je les regardais ; je regardais le tableau d'Alexandre Lazarini, qui représente saint Laurent Giustiniani distribuant son bien aux pauvres. Puisqu'il était en train, il aurait bien dû étendre ses bienfaits jusqu'à nous, troupe de gueux encombrés dans son église. Quand j'aurai dépensé l'argent de mon voyage, que me restera-t-il ? Et ces adolescentes déguenillées continueront-elles à vendre aux Levantins deux baisers pour un baîoque ?

De l'extrémité orientale de Venise, je me fis conduire à l'extrémité opposée, girando à travers les lagunes du nord. Nous côtoyâmes la nouvelle île formée par les Autrichiens, avec des gravois et des masses de vase ; c'est sur ce sol émergeant qu'on exerce les soldats étrangers oppresseurs de la liberté de Venise. Cybèle cachée dans le sein de son fils, Neptune, n'en sort que pour le trahir. Je ne suis pas impunément de l'Académie, et je sais mon style classique.

Il a existé un projet de joindre Venise à la terre ferme par une chaussée. Je m'étonne que la République au temps de sa puissance n'ait pas songé à conduire des sources à la ville, au moyen d'un aqueduc. Le canal aérien courant au-dessus de la mer dans les divers accidents de la nuit et du jour, du calme et de la tempête, voyant passer les vaisseaux sous ses portiques, aurait augmenté la merveille de la cité des merveilles.

La pointe occidentale de Venise est habitée par les pêcheurs des lagunes ; le bout du quai des Esclavons, est le refuge des pêcheurs de haute mer ; les premiers sont les plus pauvres : leurs cahutes, comme celle d'Olpis et d'Asphalion, dans Théocrite, n'ont d'autre voisine que la mer dont elles sont baignées.

Là j'aurais pu nouer quelque intrigue avec Checca , ou Orsetta de la comédie des Baruffe Chiozzotte : nous hélâmes à terre una ragazza qui côtoyait la rive. Antonio intervenait dans les endroits difficiles du dialogue.

- Carina, voulez-vous passer à la Giudecca ? Nous vous prendrons dans notre gondole.

- Sior, ne : vo a granzi. Non, monsieur. je vais aux crabes.

- Nous vous donnerons un meilleur souper.

- Col dona Mare ? avec Madame ma mère ?

- Si vous voulez.

- Ma mère est dans la tartane avec missier Pare.

- Avez-vous des soeurs ?

- No.

- Des frères ?

- Uno : Tonino.

Tonino, âgé de dix à douze ans, parut, coiffé d'une calotte grecque rouge, vêtu d'une seule chemise serrée aux flancs ; ses cuisses, ses jambes et ses pieds nus, étaient bronzés par le soleil : il portait à deux mains une navette remplie d'huile ; il avait l'air d'un petit Triton. Il posa son vase à terre, et vint écouter notre conversation auprès de sa soeur.

Bientôt arriva une porteuse d'eau, que j'avais déjà rencontrée à la citerne du palais Ducal : elle était brune, vive, gaie ; elle avait sur sa tête un chapeau d'homme, mis en arrière et sous ce chapeau un bouquet de fleurs qui tombait sur son front avec ses cheveux.

Sa main droite s'appuyait à l'épaule d'un grand jeune homme avec lequel elle riait ; elle semblait lui dire à la face de Dieu et à la barbe du genre humain : " Je t'aime à la folie. "

Nous continuâmes à échanger des propos avec le joli groupe. Nous parlâmes de mariages, d'amours, de fêtes, de danses, de la messe de Noël, célébrée autrefois par le Patriarche et servie par le Doge ; nous devisâmes du Carnaval ; nous raisonnâmes de mouchoirs, de rubans, de pêcheries, de filets, de tartanes, de fortune de mer, de joies de Venise bien qu'excepté Antonio, aucun de nous n'eût vu, ni connu la République ; tant le passé était déjà loin. Cela ne nous empêcha pas de dire avec Goldoni : Semo donne da ben, e semo donne onorate ; ma semo aliegre, e volemo stare aliegre, e volemo ballare, e volemo saltare. E viva li Chiozzotti, e viva le Chiozzotte ! Nous sommes des femmes de bien, et nous sommes des femmes d'honneur ; mais nous sommes gaies, et nous voulons rester gaies, et nous voulons danser, et nous voulons sauter... et vive les Chiozzotto ! et vive les Chiozzotte ! "

En 1802 je dînai à la Rapée avec Mme de Staël et Benjamin Constant ; les bateliers de Bercy ne nous firent pas tableau : il faut à Léopold Robert les pêcheurs des Lagunes et le soleil de la Brenta. " Connais-tu cette terre où les citronniers fleurissent ? chante Mignon, l'Italienne expatriée. " (Goethe).

La Giudecca où nous touchâmes en revenant, conserve à peine quelques pauvres familles juives : on les reconnaît à leurs traits. Dans cette race les femmes sont beaucoup plus belles que les hommes ; elles semblent avoir échappé à la malédiction dont leurs pères, leurs maris et leurs fils ont été frappés. On ne trouve aucune Juive mêlée dans la foule des Prêtres et du peuple qui insulta le Fils de l'homme, le flagella, le couronna d'épine, lui fit subir les ignominies et les douleurs de la croix. Les femmes de la Judée crurent au Sauveur, l'aimèrent, le suivirent, l'assistèrent de leur bien, le soulagèrent dans ses afflictions. Une femme à Béthanie, versa sur sa tête le nard précieux qu'elle portait dans un vase d'albâtre ; la pécheresse répandit une huile de parfum sur ses pieds et les essuya avec ses cheveux. Le Christ à son tour étendit sa miséricorde et sa grâce sur les Juives : il ressuscita le fils de la veuve de Naïm et le frère de Marthe ; il guérit la belle-mère de Simon et la femme qui toucha le bas de son vêtement ; pour la Samaritaine il fut une source d'eau vive, un juge compatissant pour la femme adultère. Les filles de Jérusalem pleurèrent sur lui ; les saintes femmes l'accompagnèrent au Calvaire, achetèrent du baume et des aromates et le cherchèrent au sépulcre en pleurant : mulier quid ploras ? Sa première apparition après sa résurrection glorieuse, fut à Magdeleine ; elle ne le reconnaissait pas, mais il lui dit : " Marie. " Au son de cette voix les yeux de Magdeleine s'ouvrirent et elle répondit : " Mon maître. " Le reflet de quelque beau rayon sera resté sur le front des Juives.


Chapitre 16

Venise, du 10 au 17 septembre 1833.

Neuf siècles de Venise vus de la Piazzetta. - Chute et fin de Venise.

Le dimanche n'était pas fini et je craignais toujours d'aborder la grande place aux trois cents belles femmes. Henri IV disait des filles d'honneur de Catherine de Médicis : " Je n'ai point vu d'escadron plus périlleux. " Après mon dîner je hasardai un débarquement à l'escalier de la Piazzetta. Le temps était équivoque ; il pleuvait par intervalles ; la brise autorisait une augmentation de vêtement. Ma gloire, enveloppée dans un manteau, opéra sa descente heureusement sans être reconnue. Le ciel gris semblait en deuil : je fus plus frappé que jamais de l'esclavage de Venise, en me promenant devant les canons autrichiens, au pied du palais Ducal.

M. Gamba m'avait recommandé, si je voulais apercevoir d'un coup d'oeil neuf siècles de l'histoire vénitienne, de m'arrêter près des deux grandes colonnes, dans l'endroit où le café de la Piazzetta confine à la lagune. Je lus en effet autour de moi ces chroniques de pierre, écrites par le temps et les arts.

Onzième siècle .

Il Campanile , ou le clocher de Saint-Marc, commencé par Nicolas Barattieri, architecte lombard.

Douzième siècle .

La façade d'un côté de la Basilique de Saint-Marc ; architectes inconnus.

Treizième siècle .

Le palais Ducal, de Philippe Calendario, vénitien.

Quatorzième siècle .

La tour de l'Horloge, élevée par Pierre Lombardi.

Quinzième siècle .

Les Procuratie Vecchie , de Bartholomée Bono de Bergame.

Seizième siècle .

La Bibliothèque (à présent le palais Royal) et la Zecca ou l'hôtel de la Monnaie, de Sansovino, florentin.

Dix-septième siècle .

L'Eglise de S. Maria della salute sur la rive opposée du grand Canal : ouvrage de Balthazard Longhena.

Dix-huitième siècle .

La Douane de mer, de Joseph Benoni.

Dix-neuvième siècle .

Le Café ou Pavillon, dans le jardin du palais Royal sur la Lagune ; architecte vivant, le Professeur Santi.

Venise commence à un clocher et finit à un café : à travers la succession des âges et des chefs-d'oeuvre, elle va de la Basilique de Saint-Marc à une guinguette. Rien ne témoigne mieux du génie du temps passé et de l'esprit du temps présent, du caractère de l'ancienne société et des moeurs de la société moderne, que ces deux monuments ; ils respirent leurs siècles.

Les trois Venise, la Venetia des Romains, la Venetia des Lagunes créée par les populations échappées au fléau de Dieu, Attila, la Venetia ou la Venise concentrée qui fit oublier les deux autres ; cette dernière Venise que Pétrarque surnomma Aurea et dont les pierres étaient dorées et peintes, au dire de Philippe de Comines ; la Venise qui posséda trois Royaumes, la Venise dont les cités en terre ferme ont suffi pour donner des noms illustres aux Capitaines de Bonaparte ; cette République enfin n'a point péri comme tant d'autres Etats par un fait d'armes de la France : attaquée de simples menaces, elle succomba sans essayer même de se relever.

Aux XIIIe et XIVe siècles, Venise fut toute puissante sur mer, au XVe sur terre ; elle se soutint dans le XVIe, déclina au XVIIe et dégénéra durant ce XVIIIe siècle dans lequel fut rongé et dissous l'ancien ordre européen. Les nobles du grand Canal, devinrent des croupiers de pharaon, et les négociants, d'oisifs campagnards de la Brenta. Venise ne vivait plus que par son carnaval, ses polichinelles, ses courtisanes et ses espions : son Doge, Géronte impuissant, renouvelait en vain ses noces avec l'Adriatique adultère. Et toutefois les forces matérielles ne manquaient point encore à la République.

Lorsqu'en 1797 elle eut laissé envahir son territoire continental, il lui restait pour la défense de ses possessions insulaires 205 bâtiments armés de 750 pièces d'artillerie et montés par 2.516 hommes ; sept batteries et forts ; 11.000 soldats Dalmates et 3.500 Italiens ; une population de 150.000 âmes ; 800 bouches à feu autour des lagunes. Hors de la portée effective du canon et de la bombe, Venise était d'autant plus imprenable, qu'elle manquait de sol pour y débarquer : les assiégeants n'y pouvant aborder que dans des barques auraient été exposés sur des canaux étroits aux projectiles des assiégés retranchés dans les maisons, les églises, les édifices riverains. Maître de la place Saint-Marc, du palais du Doge, de l'arsenal, on ne serait encore maître de rien. Si Venise se défendait on la pourrait brûler, non la prendre ; les habitants auraient de plus une retraite assurée sur leurs vaisseaux. Dans de pareils moments le souvenir de la gloire nationale est une vraie puissance : certes les ombres des Barbarigo, des Pesaro, des Zeno, des Morosini des Loredano, venant repeupler leurs foyers en péril et combattant aux fenêtres de leurs palais, ne seraient pas des ombres vaines.

Venise en 1797, outre les forces que je viens d'énumérer avait de l'argent pour les accroître et un crédit supérieur à son trésor. L'Angleterre en guerre avec nous, se serait empressée de lui envoyer ses soldats et ses flottes ; l'Autriche qui sollicitait son alliance, pouvait descendre au quai des Esclavons 10.000 grenadiers hongrois pris au port de Fiume ou de Trieste. Le Directoire incapable de se saisir d'un écueil gardé par une poignée de marins anglais sur les côtes de Normandie, aurait-il pu s'emparer de Venise complètement armée et couverte de ses vaisseaux ? Les Français n'avaient à Malghera que 300 hommes et une seule pièce de canon de petit calibre ; ils manquaient même de barques.

Venise n'avait pas tous ces moyens de défense, lorsqu'en 1700 Addison la trouvait déjà imprenable : it has neither rocks nor fortifications near it, and yet is, perhaps, the most impregnable town in Europe " elle n'a ni rochers, ni fortifications autour d'elle, et cependant elle est peut-être la ville la plus imprenable de l'Europe. " Il remarque que du côté de la terre ferme on n'y pourrait pas arriver sur la glace comme en Hollande, que du côté de l'Adriatique l'entrée du port est étroite, les canaux navigables difficiles à connaître ; qu'on se hâterait à l'approche des flottes ennemies de couper les balises qui dessinent ces canaux. Si l'on suppose un blocus rigoureux de terre et de mer, dit toujours Addison, les Vénitiens se défendraient encore contre tout, excepté contre la famine ; celle-ci même serait fort mitigée par la quantité de poisson dont ces mers abondent et que les habitants de la ville insulaire pêchent au milieu de leurs rues même : in the midst of their very streets .

Eh ! bien quelques lignes méprisantes de la main de Bonaparte, suffirent pour renverser la Cité antique où dominait une de ces magistratures terribles qui, selon Montesquieu, ramènent violemment l'Etat à la Liberté . Ces magistrats jadis si fermes obtempérèrent en tremblant aux injonctions d'un billet écrit sur un tambour. Le Sénat ne fut point convoqué ; la signoria pleura, trahie et consternée ; Louis Manin, le CXXe et dernier Doge, au milieu de ses sanglots et de ses larmes, offrit d'une voix chevrotante son abdication ; les Dalmates furent congédiés, les vaisseaux retirés. Le 12 de mai 1797, le grand Conseil adopta le système de gouvernement représentatif provisoire , afin de se conformer au désir de Bonaparte, s'empreché con questo, s'incontrino i deriderii del generale medesimo . L'esclavage de la République victorieuse des siècles, de l'immortelle patrie de Dandolo, se négociait, non sur un champ de bataille ou dans le sein d'une nouvelle ligue de Cambrai, mais à Venise même, par un obscur secrétaire de légation, mort depuis dans la maison des fous à Charenton.

Quatre jours après la décision du Conseil, le 16 mai, nos soldats embarqués paisiblement en gondoles l'arme au bras et sans brûler une amorce, prirent possession de la colonie vierge de l'ancien monde. Qui la livra au joug d'une manière en apparence si inexplicable, si extraordinaire ? Le temps et une destinée accomplie. Les contorsions du grand fantôme révolutionnaire français, les gestes de cet étrange masque arrivé au bord de la plage, effrayèrent Venise affaiblie par les années : elle tomba de peur et se cacha sous les langes de son berceau. Ce ne fut pas notre armée qui traversa réellement la mer, ce fut le siècle ; il enjamba la lagune et vint s'installer dans le fauteuil des Doges, avec Napoléon pour commissaire. Le Conseil ne parla pas de donner la question aux deux voyageurs et de les enfermer sous les plombs ; il leur remit le Lion de Saint-Marc, les clefs du Palais et le bonnet ducal ; le Pont des Soupirs n'entendit plus passer personne.

Depuis cette époque, Venise décrépite, avec sa chevelure de clochers, son front de marbre, ses rides d'or, a été vendue et revendue, ainsi qu'un ballot de ses anciennes marchandises : elle est restée au plus offrant et dernier enchérisseur, l'Autriche. Elle languit maintenant enchaînée au pied des Alpes du Frioul, comme jadis la Reine de Palmyre au pied des montagnes de la Sabine.


Chapitre 17

Venise, du 10 au 17 septembre 1833.

Le Lido. - Fêtes vénitiennes. - Lagunes quand je quittai Venise pour la première fois. - Nouvelles de madame la Duchesse de Berry. - Cimetière des Juifs.

Tous les lundis du mois de septembre, le peuple de Venise va boire et danser au Lido. Comme il avait plu les deux lundis précédents, on s'attendait le lundi 16, à une grande presse, si le temps était favorable. J'étais curieux de ce spectacle.

J'avais une autre raison d'aller au Lido, à savoir mon envie de dire un mot de tendresse à la mer, ma mignonne, ma maîtresse, mes amours. Les hommes à patries méditerranées, ne les rencontrent plus quand ils les ont quittées. Nous autres, nés que nous sommes dans les vagues, avons une chance plus heureuse : notre patrie, la mer, embrasse le globe ; nous la retrouvons partout ; elle semble nous suivre et s'exiler avec nous. Son visage et sa voix sont les mêmes en tout climat ; elle n'a point d'arbres et de vallons qui changent de forme et d'aspect ; seulement elle nous paraît plus triste, comme nous le sommes nous-mêmes, à des bords lointains et sous un autre soleil : à ces bords elle a l'air de nous dire : " Suspends tes pas ainsi que je vais retirer mes flots, pour te reporter à notre rivage. "

Le Lido, île longue et étroite, s'étend du Nord-Est au Sud-ouest, en face de Venise et sépare les lagunes de l'Adriatique. A son extrémité orientale est le fort San Nicolo sous lequel tourne la passe des petits bâtiments ; son extrémité occidentale est défendue par le fort degli Alberoni où s'embouche le chenal des grands navires. Le fort San Nicolo est en face du château de Saint-André , le fort degli Alberoni regarde le port de Malamocco et le littoral de Palestrine.

Sur le Lido même, en dedans des lagunes, on aperçoit le village de Sainte-Marie-Elisabeth et un hameau composé de trois ou quatre cabanes : celles-ci servaient d'écurie aux chevaux de Lord Byron.

Le contraste que présentent les deux bords du Lido est bien peint par M. Nodier : " du côté seulement où il a vue sur Venise, le Lido est couvert de jardins, de jolis vergers, de petites maisons simples, mais pittoresques... De là Venise se développe aux yeux dans toute sa magnificence ; le canal couvert de gondoles, présente dans sa vaste étendue, l'image d'un fleuve immense qui baigne le pied du palais Ducal et les degrés de Saint-Marc. "

Il faut seulement aujourd'hui retrancher de cette description les jolis vergers, les petites maisons simples, mais pittoresques , et mettre en leur place quelques baraques, des plates-bandes de légumes et des taillis de roseaux croissants dans des eaux saumâtres.

Malheureusement étant parti assez tard de Venise, je fus pris de la pluie en débarquant au Lido à l'orée du fort San Nicolo, et je n'eus pas le temps de traverser l'île pour aller à la mer.

Dans l'intérieur des terrains du fort, ont lieu les danses sous des mûriers, des saules, des noyers et des cerisiers ; mais ces ombrages étaient presque déserts. A des tables mangeaient avidement quelques ragazze et quelques mariniers ; on criait et l'on portait ça et là la Zucca arrostita ; on buvait à même des bouteilles aux longs et minces goulots. Deux ou trois groupes dépêchaient en tumulte une farandole au son d'un méchant violon ; scènes inférieures en tout à la saltarella dans les jardins de la villa Borghèse.

Un génie moqueur semblait s'être amusé à déjouer les idées que je m'étais formées des fêtes Vénitiennes , d'après Mme Renier Michielli. Au Lido se célébrait, à l'Ascension, le mariage de la mer et du Doge. Le Bucentaure (ainsi nommé d'une galère d'Enée) couronné de fleurs comme un nouvel époux, s'avançait au milieu des flots, au fracas du canon, au son de la musique, aux strophes de l'épithalame en vieux vénitien que l'on ne comprenait plus.

La fête delle Marie (des Maries) rappelait les fiançailles, l'enlèvement et la recousse de douze jeunes filles, lorsqu'en 944 elles furent ravies par des pirates de Trieste, et délivrées par leurs parents de Venise. Chacune d'elles au moment de l'enlèvement portait une cuirasse d'or brodée en perles : dans la fête commémorative la cuirasse était changée en chapeau de paille dorée, en oranges de Malte et en vin de Malvoisie.

Au mois de juillet, à la sainte Marthe, des gondoles illuminées promenaient des banquets errants sur les canaux, au milieu des palais déshabités : la fête dure encore chez le peuple ; elle est passée chez les grands.

Le monastère de Saint-Zacharie fournissait l'occasion et le but d'une solemnité pompeuse : les chefs de la République s'y rendaient sur des barques dorées en souvenir du Corno Ducale dont les religieuses et l'abbesse du couvent, avaient jadis fait présent au Doge. Ce Corno Ducale était d'or, festonné de vingt-quatre grosses perles surmonté d'un diamant à huit facettes, d'un énorme rubis et d'une croix d'opales et d'émeraudes.

Je m'attendais à quelque chose de ces fiancées, de ces pommes et fleurs d'oranger, de ces joyaux transformés en riantes parures, de ces repas mêlés de chants et de Malvoisie, et je vis de lourds soldats autrichiens, en sarrau et en souliers gras, valser ensemble, pipe contre pipe, moustache contre moustache : saisi d'horreur je me jetai dans ma gondole pour regagner Venise.

La lagune était terne ; la marée descendante découvrait des bancs de vase. M. Ampère avait vu ce que je voyais, lorsqu'il écrivait ces vers frappants de vérité :

Cette onde qui sans borne autour de moi s'étend,

D'où l'on distingue à peine une lande mouillée,

Sans habitant, sans arbre et d'herbe dépouillée,

D'où, quand la mer descend, sortent quelques îlots,

Comme une éponge molle imprégnés par les eaux .

Je suis heureux de croiser encore la route de ce même jeune homme qui, poète français en Italie, littérateur slave en Bohême, marche vers l'avenir, quand je retourne au passé. Ce m'est une consolation de rencontrer à la fin de mon voyage, ces enfants de l'aurore qui m'accompagnent à mon dernier soleil. Tout n'est donc pas épuisé ? Allons ! ces soldats de la jeune Garde rendront au vétéran, le reste du chemin plus court et les bivouacs moins rudes.

Philippe de Comines a décrit les lagunes de son temps : " Environ la dite Cité de Venise, y a bien septante monastères, à moins de demie-lieue française, à le prendre en rondeur, et est chose estrange de voir si belles et si grandes églises fondées en la mer... tant de clochers, et si grand maisonnement tout en l'eau et le peuple n'avoir autre forme d'aller qu'en ces petites barques (gondoles) dont je crois qu'il s'en finerait trente mille. "

Je fouillais avec mes yeux dans les îles pour retrouver ces couvents : quelques-uns ont été abattus, d'autres convertis en établissements civils ou militaires. Je me promettais de visiter les savants moines orientaux. Mon neveu, Christian de Chateaubriand, a écrit son nom sur leur livre. On l'a pris pour le mien. Ces religieux étrangers ignorent même ce qui se passe à Venise, à peine ont-ils entendu parler de la vie de Lord Byron qui faisait semblant d'étudier l'arménien chez eux. Ils donnent des éditions de saint Chrysostome ; loin de leur patrie, habitant le passé, ils vivent dans la triple solitude, de leur petite île, de leurs études et de leur cloître.

Comines parle de trente mille gondoles : la rareté de ces nacelles aujourd'hui atteste la grandeur du naufrage. " Je prenais la gondole, dit Goethe, pour un berceau doucement balancé, et la caisse noire qu'elle porte, me semblait un cercueil vide. Eh bien ! entre le berceau et le cercueil, insouciants, allons là-bas, flottant et chancelant, le long du grand Canal, à travers la vie. " Ma gondole au retour du Lido suivait celle d'une troupe de femmes qui chantaient des vers du Tasse ; mais au lieu de rentrer à Venise, elles remontèrent vers Palestrine comme si elles eussent voulu gagner la haute mer : leur voix se perdait dans l'unisonnance des flots. Au vent mes concerts et mes songes !

Tout change à tout moment et à toujours : je tourne la tête en arrière, et j'aperçois comme d'autres lagunes, ces lagunes que je traversai en 1806 allant à Trieste : j'en emprunte la vue à l' Itinéraire .

" Je quittai Venise le 28 (juillet) et je m'embarquai à dix heures du soir pour me rendre en terre ferme. Le vent du Sud-Est soufflait assez pour enfler la voile, pas assez pour troubler la mer. A mesure que la barque s'éloignait, je voyais s'enfoncer sous l'horizon les lumières de Venise, et je distinguais, comme des taches sur les flots, les différentes ombres des îles dont la plage est semée. Ces îles au lieu d'être couvertes de forts et de bastions, sont occupées par des églises et des monastères. Les cloches des hospices et des lazarets se faisaient entendre, et ne rappelaient que des idées de calme et de secours au milieu de l'empire des tempêtes et des dangers. Nous nous approchâmes assez d'une de ces retraites, pour entrevoir des moines qui regardaient passer notre gondole ; ils avaient l'air de vieux nautoniers rentrés au port après de longues traversées ; peut-être bénissaient-ils le voyageur car ils se souvenaient d'avoir été comme lui étrangers dans la terre d'Egypte : fuistis enim et vos advenae in terra Aegypti . "

Le voyageur est revenu : a-t-il été béni ? il a repris ses courses ; sans cesse errant, il ne fait plus que repasser sur ses traces : " revoir ce qu'on a vu, dit Marc Aurèle, c'est recommencer à vivre. " Moi je dis : c'est recommencer à mourir.

Enfin des nouvelles de Mme la Duchesse de Berry m'attendaient à l'hôtel de l'Europe. La Princesse de Bauffremont arrivée à Venise, et descendue au Lion Blanc, désire me parler demain, mardi 17 à onze heures.

Dans ma course au Lido, vous l'avez vu, je n'ai pu atteindre la mer. Or je ne suis pas homme à capituler sur ce point. De crainte qu'un accident ne m'empêche de revenir à Venise une fois que je l'aurai quittée, je me lèverai demain avant le jour, et j'irai saluer l'Adriatique.

Mardi 17.

J'ai accompli mon dessein.

Débarqué à l'aube en dehors de San Nicolo, j'ai pris mon chemin en laissant le fort à gauche. Je trébuchais parmi des pierres sépulcrales : j'étais dans un cimetière sans clôture où jadis on avait jeté les enfants de Judas. Les pierres portaient des inscriptions en hébreu ; une des dates est de l'an 1435 et ce n'est pas la plus ancienne. La défunte juive s'appelait Violante ; elle m'attendait depuis 398 ans, pour lire son nom et le révéler. A l'époque de son décès, le Doge Foscari commençait la série des tragiques aventures de sa famille : heureuse la juive inconnue dont la tombe voit passer l'oiseau marin, si elle n'a pas eu de fils [Madame Sand a placé une scène de Leone-Leoni dans ce cimetière juif du Lido. (Note de 1838.) - N.d.A.] .

Au même lieu un retranchement fait avec des voliges de vieilles barques, protège un nouveau cimetière ; naufrage remparé des débris de naufrages. A travers les trous des chevilles qui cousirent ces planches à la carcasse des bateaux, j'épiais la mort autour de deux urnes cinéraires ; le petit jour les éclairait : le lever du soleil sur le champ où les hommes ne se lèvent plus, est plus triste que son coucher. Depuis que les Rois sont devenus les chambellans de Salomon Baron de Rothschild, les Juifs ont à Venise des tombes de marbre. Ils ne sont pas si richement enterrés à Jérusalem ; j'ai visité leurs sépultures au pied du Temple : lorsque je songe la nuit, que je suis revenu de la vallée de Josaphat, je me fais peur. A Tunis au lieu de cendriers d'albâtre dans le cimetière des Hébreux on aperçoit au clair de la lune des filles de Sion voilées, assises comme des ombres sur les fosses : la croix et le turban viennent quelquefois les consoler. Chose étrange pourtant que ce mépris et cette haine de tous les peuples pour les immolateurs du Christ ! Le genre humain a mis la race juive au Lazareth, et sa quarantaine proclamée du haut du Calvaire, ne finira qu'avec le monde.

Je continuais de marcher en m'avançant vers l'Adriatique ; je ne la voyais pas, quoique j'en fusse tout près. Le Lido est une zone de dunes irrégulières assez approchantes des buttes aréneuses du désert de Sabbah, qui confinent à la Mer Morte. Les dunes sont recouvertes d'herbes coriaces : ces herbes sont quelquefois successives ; quelquefois séparées en touffes elles sortent du sable chauve, comme une mèche de cheveux restée au crâne d'un mort. Le rampant du terrain vers la mer, est parsemé de fenouils, de sauges, de chardons à feuilles gladiées et bleuâtres ; les flots semblent les avoir peintes de leur couleur : ces chardons épineux glauques et épais rappellent les nopals, et font la transition des végétaux du nord à ceux du midi. Un vent faible rasant le sol, sifflait dans ces plantes rigides : on aurait cru que la terre se plaignait. Des eaux pluviales stagnantes formaient des flaques dans des tourbières. Cà et là quelques chardonnerets voletaient avec de petits cris, sur des buissons de joncs marins. Un troupeau de vaches parfumées de leur lait, et dont le taureau mêlait son sourd mugissement à celui de Neptune, me suivait comme si j'eusse été son berger.

Ma joie et ma tristesse furent grandes quand je découvris la mer et ses froncis grisâtres, à la lueur du crépuscule. Je laisse ici sous le nom de Rêverie un crayon imparfait de ce que je vis, sentis, et pensai dans ces moments confus de méditations et d'images.


Chapitre 18

Venise, 17 septembre 1833.

Rêverie au Lido

Il n'est sorti de la mer qu'une aurore ébauchée et sans sourire. La transformation des ténèbres en lumière, avec ses changeantes merveilles, son aphonie et sa mélodie, ses étoiles éteintes tour à tour dans l'or et les roses du matin, ne s'est point opérée. Quatre ou cinq barques serraient le vent à la côte ; un grand vaisseau disparaissait à l'horizon. Des mouettes posées, marquetaient en troupe la plage mouillée ; quelques-unes volaient pesamment au-dessus de la houle du large. Le reflux avait laissé le dessin de ses arceaux concentriques sur la grève. Le sable guirlandé de fucus, était ridé par chaque flot, comme un front sur lequel le temps a passé. La lame déroutante enchaînait ses festons blancs à la rive abandonnée.

J'adressai des paroles d'amour aux vagues, mes compagnes : ainsi que de jeunes filles se tenant par la main dans une ronde, elles m'avaient entouré à ma naissance. Je caressai ces berceuses de ma couche ; je plongeai mes mains dans la mer ; je portai à ma bouche son eau sacrée, sans en sentir l'amertume : puis je me promenai au limbe des flots, écoutant leur bruit dolent, familier et doux à mon oreille. Je remplissais mes poches de coquillages dont les Vénitiennes se font des colliers. Souvent je m'arrêtais pour contempler l'immensité pélagienne avec des yeux attendris. Un mat, un nuage, c'était assez pour réveiller mes souvenirs.

Sur cette mer j'avais passé il y a longues années ; en face du Lido une tempête m'assaillit. Je me disais au milieu de cette tempête " que j'en avais affronté d'autres, mais qu'à l'époque de ma traversée de l'océan j'étais jeune, et qu'alors les dangers m'étaient des plaisirs [ Itinéraire . (N.d.A.)] ". Je me regardais donc comme bien vieux lorsque je voguais vers la Grèce et la Syrie ? Sous quel amas de jours suis-je donc enseveli ?

Que fais-je maintenant au steppe de l'Adriatique ? des folies de l'âge voisin du berceau : j'ai écrit un nom tout près du réseau d'écume, où la dernière onde vient mourir ; les lames successives ont attaqué lentement le nom consolateur ; ce n'est qu'au seizième déroulement qu'elles l'ont emporté lettre à lettre et comme à regret : je sentais qu'elles effaçaient ma vie.

Lord Byron chevauchait le long de cette mer solitaire : quels étaient ses pensers et ses chants, ses abattements et ses espérances ? Elevait-il la voix pour confier à la tourmente les inspirations de son génie ? Est-ce au murmure de cette vague qu'il emprunta ces accents ?

... If my fame should be, as my fortunes are,

Of hasty growth and blight, and dull oblivion bar

My name from out the temple where the dead

Are honoured by the nations, - let it be .

" Si ma renommée doit être comme le sont mes fortunes, d'une croissance hâtive et frêle ; si l'obscur oubli doit rayer mon nom du temple où les morts sont honorés par les nations : - soit. " Byron sentait que ses fortunes étaient d'une croissance frêle et hâtive ; dans ses moments de doute sur sa gloire, puisqu'il ne croyait pas à une autre immortalité, il ne lui restait de joie que le néant. Ses dégoûts eussent été moins amers, sa fuite ici-bas moins stérile, s'il eût changé de voie : au bout de ses passions épuisées, quelque généreux effort l'aurait fait parvenir à une existence nouvelle. On est incrédule parce qu'on s'arrête à la surface de la matière : creusez la terre, vous trouverez le ciel. Voici la borne au pied de laquelle Byron marqua sa tombe : était-ce pour rappeler Homère enseveli sur le rivage de l'île d'Ios ? Dieu avait mesuré ailleurs la fosse du poète que je précédai dans la vie. Déjà j'étais revenu des forêts américaines lorsqu'auprès de Londres sous l'orme de Childe Harold enfant, je rêvai les ennuis de René et le vague de sa tristesse [Voyez livre XII, Ire partie. (N.d.A.)] . J'ai vu la trace des premiers pas de Byron dans les sentiers de la colline d'Harrow ; je rencontre les vestiges de ses derniers pas à l'une des stations de son pèlerinage : non ; je les cherche en vain ces vestiges : soulevé par l'ouragan, le sable a couvert l'empreinte des fers du coursier demeuré sans maître : " Pêcheur de Malamocco, as-tu entendu parler de Lord Byron ? - Il chevauchait presque tous les jours ici. - Sais-tu où il est allé ? " Le pêcheur a regardé la mer. Et la mer s'est souvenue de l'ordre que lui donna le Christ : tace ; obmutesce , " tais-toi ; sois muette. " Virgile avant Byron, avait franchi le golfe redouté du poète de Tibur : qui ramènera d'Athènes, Byron et Virgile ? A ces mêmes plages Venise pleure ses pompes : le Bucentaure n'y baigne plus ses flancs d'or à l'ombre de sa tente de pourpre ; quelques tartanes se cachent derrière les caps déserts, comme au temps primitif de la République.

Un jour fut d'orage : prêt à périr entre Malte et les Sirtes, j'enfermai dans une bouteille vide ce billet : F. A. de Chateaubriand, naufragé sur l'île de Lampedouse le 26 décembre 1806 en revenant de la Terre sainte [ Itinéraire . (N.d.A.)] . Un verre fragile, quelques lignes ballottées sur un abîme est tout ce qui convenait à ma mémoire. Les courants auraient poussé mon épitaphe vagabonde au Lido, comme aujourd'hui le flot des ans a rejeté à ce bord ma vie errante. Dinelli capitaine en second de ma polaque d'Alexandrie, était vénitien ; il passait de nuit avec moi trois ou quatre heures du sablier, appuyé contre le mât et chantant aux coups des rafales,

Si tanto mi piace

Si rara Bella,

Io perdero la pace

Quando se destera.

Dinelli s'est-il reposé sul'margine d'un rio auprès de sa maîtresse endormie ? S'est-elle réveillée ? Mon vaisseau existe-t-il encore ? A-t-il sombré ? A-t-il été radoubé ? Son passager n'a pu faire rajuster sa vie ! Peut-être ce bâtiment dont j'aperçois la vergue lointaine, est le même qui fut chargé de mon ancienne destinée ? Peut-être la carène démembrée de mon esquif, a-t-elle fourni les palissades du cimetière israélite ?

Mais ai-je tout dit dans l' Itinéraire sur ce voyage commencé au port de Desdémone et fini au pays de Chimène ? Allais-je au tombeau du Christ dans les dispositions du repentir ? Une seule pensée remplissait mon âme ; je dévorais les moments : sous ma voile impatiente, les regards attachés à l'étoile du soir, je lui demandais l'aquilon pour cingler plus vite. Comme le coeur me battait en abordant les côtes d'Espagne ! Que de malheurs ont suivi ce mystère ! Le soleil les éclaire encore ; la raison que je conserve me les rappelle.

Venise, quand je vous vis, un quart de siècle écoulé, vous étiez sous l'empire du grand homme, votre oppresseur et le mien ; une île attendait sa tombe ; une île est la vôtre : vous dormez l'un et l'autre immortels dans vos Sainte-Hélène. Venise ! nos destins ont été pareils ! mes songes s'évanouissent, à mesure que vos palais s'écroulent ; les heures de mon printemps se sont noircies, comme les arabesques dont le faîte de vos monuments est orné. Mais vous périssez à votre insu ; moi, je sais mes ruines ; votre ciel voluptueux, la vénusté des flots qui vous lavent, me trouvent aussi sensible que je le fus jamais. Inutilement je vieillis ; je rêve encore mille chimères. L'énergie de ma nature s'est resserrée au fond de mon coeur ; les ans au lieu de m'assagir, n'ont réussi qu'à chasser ma jeunesse extérieure, à la faire rentrer dans mon sein. Quelles caresses l'attireront maintenant au dehors, pour l'empêcher de m'étouffer ? Quelle rosée descendra sur moi ? quelle brise émanée des fleurs, me pénètrera de sa tiède haleine ? le vent qui souffle sur une tête à demi-dépouillée, ne vient d'aucun rivage heureux !


[A Maintenon]

Maintenon, septembre 1836.

Incidences. - Jardins.

Je reprends la plume au château de Maintenon dont je parcours les jardins à la lumière de l'automne ; peregrinae gentis amaenum hospitium .

En passant devant les côtes de la Grèce, je me demandais autrefois ce qu'étaient devenus les quatre arpents du jardin d'Alcinoüs, ombragés de grenadiers, de pommiers, de figuiers et ornés de deux fontaines ? Le potager du bonhomme Laërte à Ithaque n'avait plus ses vingt-deux poiriers, lorsque je naviguai devant cette île, et l'on ne me sut dire si Zante était toujours la patrie de la fleur d'hyacinthe. L'enclos d'Académus, à Athènes, m'offrit quelques souches d'oliviers comme le jardin des douleurs à Jérusalem. Je n'ai point erré dans les jardins de Babylone, mais Plutarque nous apprend qu'ils existaient encore du temps d'Alexandre. Carthage m'a présenté l'aspect d'un parc semé des vestiges des palais de Didon. A Grenade, au travers des portiques de l'Alhambra, mes regards ne se pouvaient détacher des bocages où la romance espagnole a placé les amours des Zégris. Du haut de la tour de David à Jérusalem, le roi prophète aperçut Bethsabée se baignant dans les jardins d'Urie ; moi, je n'y ai vu passer qu'une fille d'Eve : pauvre Abigaïl, qui n'inspirera jamais les magnifiques psaumes de la pénitence.

Pendant le conclave de 1828, je me promenais dans les jardins du Vatican. Un aigle, déplumé et prisonnier dans une loge, offrait l'emblème de Rome païenne abattue, un lapin étique était livré en proie à l'oiseau du Capitole, qui avait dévoré le monde. Des moines m'ont montré à Tusculum et à Tibur les vergers en friche de Cicéron et d'Horace. Je suis allé à la chasse aux canards sauvages dans le Laurentinum de Pline ; les vagues y venaient mourir au pied du mur de la salle à manger, où, par trois fenêtres on découvrait comme trois mers, quasi tria maria .

A Rome même, couché parmi les anémones sauvages de Bel Respiro , entre les pins qui formaient une voûte sur ma tête, se déroulait au loin la chaîne de la Sabine ; Albe enchantait mes yeux de sa montagne d'azur, dont les hautes dentelures étaient frangées de l'or des derniers rayons du soleil : spectacle plus admirable encore, lorsque je venais à songer que Virgile l'avait contemplé comme moi, et que je le revoyais, du milieu des débris de la cité des Césars, par dessus le pampre du tombeau des Scipions.

Beaux parcs et beaux jardins, qui dans votre clôture

Avez toujours des fleurs et des ombrages verts,

Non sans quelque démon qui défend aux hivers

D'en effacer jamais l'agréable peinture .

Château et parc de Maintenon. - Les aqueducs. - Racine. - Mme de Maintenon. - Louis XIV. - Charles X.

Si de ces Hespérides de la poésie et de l'histoire je descends aux jardins de nos jours, quelle multitude en ai-je vue naître et mourir ? Sans parler des bois de Sceaux, de Marly, de Choisy, rasés au niveau des blés, sans parler des bosquets de Versailles que l'on prétend rendre à leurs fêtes ! J'ai aussi planté des jardins ; ma petite rigole, passage des pluies d'hiver, était à mes yeux les étangs du Praedium rusticum .

Vu du côté du parc, le château de Maintenon, entouré de fossés remplis des eaux de l'Eure, présente à gauche une tour carrée de pierres bleuâtres, à droite une tour ronde de briques rouges. La tour carrée se réunit, par un corps de logis, à la voûte surbaissée qui donne entrée de la cour extérieure dans la cour intérieure du château. Sur cette voûte, s'élève un amas de tourillons ; de ceux-ci part un bâtiment qui va se rattacher transversalement à un autre corps de logis venant de la tour ronde. Ces trois lignes d'architecture renferment un espace clos de trois côtés et ouvert seulement sur le parc.

Les sept ou huit tours de différentes grosseur, hauteur et forme, sont coiffées de bonnets de prêtre, qui se mêlent à la flèche d'une église, placée en dehors, du côté du village.

La façade du château du côté du village est du temps de la Renaissance. Les fantaisies de cette architecture donnent au château de Maintenon un caractère particulier. On dirait d'une petite ville d'autrefois, ou d'une abbaye fortifiée, avec ses flèches, ses clochers, groupés à l'aventure.

Pour achever le pêle-mêle des époques, on aperçoit un grand aqueduc, ouvrage de Louis XIV ; on le croirait un travail des Césars. On descend du salon du château dans le jardin par un pont nouvellement établi qui tient de la structure du Rialto . Ainsi l'ancienne Rome, Venise, le cinque cento de l'Italie, se trouvent associés au XVIe siècle de la France. Les souvenirs de Bianca Capello et de Médicis, de la duchesse d'Etampes et de François Ier s'élèvent à travers les souvenirs de Louis XII et de Mme de Maintenon, tout cela dominé et complété par la catastrophe récente de Charles X.

Ce château a été rebâti par Jean Cottereau, argentier de Louis XII. Marot, dans son Cimetière , prétend que Cottereau avait été trop honnête homme pour un financier. Une des filles de Cottereau porta la terre de Maintenon dans la maison d'Angennes. En 1675, cette terre fut achetée par Françoise d'Aubigné, qui devint Mme de Maintenon. Maintenon est tombé en 1698, dans la famille de Noailles, par le mariage d'une nièce de la femme de Louis XIV avec Adrien Maurice, duc de Noailles.

Le parc a quelque chose du sérieux et du calme du grand roi. Vers le milieu, le premier rang des arcades de l'aqueduc traverse le lit de l'Eure et réunit les deux collines opposées de la vallée, de sorte qu'à Maintenon une branche de l'Eure eût coulé dans les airs au-dessus de l'Eure. Dans les airs est le mot : car les premières arcades, telles qu'elles existent, ont quatre-vingt-quatre pieds de hauteur et elles devaient être surmontées de deux autres rangs d'arcades.

Les aqueducs romains ne sont rien auprès des aqueducs de Maintenon ; ils défileraient tous sous un de ses portiques. Je ne connais que l'aqueduc de Ségovie, en Espagne, qui rappelle la masse et la solidité de celui-ci ; mais il est plus court et plus bas. Si l'on se figure une trentaine d'arcs de triomphe enchaînés latéralement les uns aux autres, et à peu près semblables par la hauteur et l'ouverture à l'arc de triomphe de l'Etoile, on aura une idée de l'aqueduc de Maintenon ; mais encore faudra-t-il se souvenir qu'on ne voit là qu'un tiers de la perpendiculaire et de la découpure que devait former la triple galerie, destinée au chemin des eaux.

Les fragments tombés de cet aqueduc sont des blocs compacts de rocher ; ils sont couverts d'arbres autour desquels des corneilles de la grosseur d'une colombe voltigent : elles passent et repassent sous les cintres de l'aqueduc, comme de petites fées noires, exécutant des danses fatidiques sous des guirlandes.

A l'aspect de ce monument, on est frappé du caractère imposant qu'imprimait Louis XIV à ses ouvrages. Il est à jamais regrettable que ce conduit gigantesque n'ait pas été achevé : l'Eure transportée à Versailles en eût alimenté les fontaines et eût créé une autre merveille, en rendant les eaux jaillissantes perpétuelles ; de là on aurait pu l'amener dans les faubourgs de Paris. Il est fâcheux sans doute, que le camp formé pour les travaux à Maintenon en 1686 ait vu périr un grand nombre de soldats ; il est fâcheux que beaucoup de millions aient été dépensés pour une entreprise inachevée. Mais certes, il est encore plus fâcheux que Louis XIV, pressé par la nécessité, étonné par ces cris d'économie avec lesquels on renverse les plus hauts desseins, ait manqué de patience, le plus grand monument de la terre appartiendrait aujourd'hui à la France.

Quoiqu'on en dise, la renommée d'un peuple accroît la puissance de ce peuple, et n'est pas une chose vaine. Quant aux millions, leur valeur fût restée représentée à gros intérêts dans un édifice aussi utile qu'admirable ; quant aux soldats, ils seraient tombés comme tombaient les légions romaines en bâtissant leurs fameuses voies autre espèce de champ de bataille, non moins glorieux pour la patrie.

C'est dans cette allée de vieux tilleuls, où je me promenais tout à l'heure, que Racine, après le triomphe de la Phèdre de Pradon, soupira ses derniers cantiques :

Pour trouver un bien facile

Qui nous vient d'être arraché

Par quel chemin difficile

Hélas ! nous avons marché !

Dans une route insensée

Notre âme en vain s'est lassée

Sans se reposer jamais,

Fermant l'oeil à la lumière

Qui nous montrait la carrière

De la bienheureuse paix !

Mme de Maintenon, parvenue au faite des grandeurs, écrivait à son frère : " Je n'en puis plus, je voudrais être morte. " Elle écrivait à Mme de La Maisonfort. " Ne voyez-vous pas que je meurs de tristesse... j'ai été jeune et jolie ; j'ai goûté des plaisirs... et je vous proteste que tous les états laissent un vide affreux. " Mme de Maintenon s'écriait : " Quel supplice d'avoir à amuser un homme qui n'est plus amusable ! " on a fait un crime à la fille d'un simple gentilhomme, à la veuve de Scarron, de parler ainsi de Louis XIV, qui l'avait élevée jusqu'à son lit ; moi, j'y trouve l'accent d'une nature supérieure, au-dessus de la haute fortune à laquelle elle était parvenue. J'aurais seulement préféré que Mme de Maintenon n'eût pas quitté Louis XIV mourant, surtout après avoir entendu ces tendres et graves paroles : " Je ne regrette que vous ; je ne vous ai pas rendue heureuse, mais tous les sentiments d'estime et d'amitié que vous méritez, je les ai toujours eus pour vous ; l'unique chose qui me fâche, c'est de vous quitter. "

Les dernières années de ce monarque furent une expiation offerte aux premières. Dépouillé de sa prospérité et de sa famille, c'est de cette fenêtre qu'il promenait ses yeux sur ce jardin. Il les fixait sans doute sur ce conducteur des eaux déjà abandonné depuis vingt ans ; grandes ruines, images des ruines du grand roi, elles semblaient lui prédire le tarissement de sa race et attendre son arrière petit-fils. Le temps où Le Nôtre dessinait pour Mme de La Vallière les jardins de Versailles n'était plus ; ils étaient aussi passés, plus d'un siècle auparavant, les jours d'Olivier de Serres, lequel disait à Henri IV, projetant des jardins pour Gabrielle : " On peut cultiver les cannes du sucre, afin qu'accouplées avec l'oranger et ses compagnons, le jardin soit parfaitement anobli et rendu du tout magnifique. "

Dans l'absorption de ces rêves qui donnent quelquefois la seconde vue , Louis XIV aurait pu découvrir son successeur immédiat hâtant la chute des portiques de la vallée de l'Eure, pour y prendre les matériaux des mesquins pavillons de ses ignobles maîtresses. Après Louis XV, il aurait pu voir encore une autre ombre s'agenouiller, incliner sa tête et la poser en silence sur le fronton de l'aqueduc, comme sur un échafaud élevé dans le ciel. Enfin, qui sait si, par ces pressentiments attachés aux races royales, Louis XIV n'aurait pas une nuit, dans ce château de Maintenon, entendu frapper à sa porte : " Qui va là ? - Charles X, votre petit-fils. "

Louis XIV ne se réveilla pas pour voir le cadavre de Mme de Maintenon traîné la corde au cou autour de Saint-Cyr.

Manuscrit. - Passage de Charles X à Maintenon.

Mon hôte m'a raconté la demi-nuit que Charles X, banni passa au château de Maintenon. La monarchie des Capets finissait par une scène de château du moyen âge ; les rois du passé avaient remonté dans leurs siècles pour mourir. Les dieux , comme au temps de César, nous promettent une grande mutation et grand changement de l'état des choses qui sont à présent, en un autre tout contraire (Plutarque).

Le manuscrit d'une des nièces de M. le duc de Noailles, et qu'il a bien voulu me communiquer, retrace les faits dont cette jeune femme avait été le témoin. Il m'a permis d'en extraire ces passages :

" Mon oncle, prévoyant que le roi allait venir (à Maintenon) lui demander asile, donna des ordres pour qu'on préparât le château... Nous nous levâmes pour recevoir le roi, et, en attendant son arrivée, j'allai me placer à une fenêtre de la tourelle qui précède le billard, pour observer ce qui se passait dans la cour. La nuit était calme et pure, la lune à demi-voilée éclairait d'une lueur pâle et triste tous les objets, et le silence n'était encore troublé que par le pas des chevaux de deux régiments de cavalerie qui défilaient sur le pont ; après eux défila sur le même pont l'artillerie de la garde, mèche allumée. Le bruit sourd des pièces de canon, l'aspect des noirs caissons, la vue des torches au milieu des ombres de la nuit, serraient horriblement le coeur et présentaient l'image hélas ! trop vraie, du convoi de la monarchie.

" Bientôt les chevaux et les premières voitures arrivèrent ; ensuite M. le Dauphin et Mme la Dauphine, Mme la duchesse de Berry, M. le duc de Bordeaux et Mademoiselle, enfin le roi et toute sa suite. En descendant de voiture, le roi paraissait extrêmement accablé ; sa tête était tombée sur sa poitrine, ses traits étaient tirés et son visage était décomposé par la douleur. Cette marche presque sépulcrale de quatre heures, au petit pas et au milieu des ténèbres, avait contribué aussi à appesantir ses esprits et dans ce moment d'ailleurs la couronne ne pesait-elle pas assez sur son front ? Il eut quelque peine à monter l'escalier. Mon oncle le conduisit dans son appartement qui était celui de Mme de Maintenon ; il y resta quelques moments seul avec sa famille, puis chacun des princes se retira dans le sien. Mon oncle et ma tante entrèrent alors chez le roi. Il leur parla avec sa bonté ordinaire, leur dit combien il était malheureux de n'avoir pu faire le bonheur de la France, que µ S'avait toujours été son voeu le plus cher. " Tout mon désespoir, ajouta-t-il, est de voir dans quel état je la laisse ; que va-t-il arriver ? le duc d'Orléans lui-même n'est pas sûr d'avoir dans quinze jours sa tête sur ses épaules. Tout Paris est là sur la route marchant contre moi : ces commissaires me l'ont assuré. Je ne m'en suis cependant pas entièrement fié à leur rapport ; j'ai appelé Maison quand ils ont été sortis et je lui ai dit : - Je vous demande sur l'honneur de me dire foi de soldat, si ce qu'ils m'ont dit est vrai ? - Il m'a répondu : ils ne vous ont dit que la moitié de la vérité. "

" Après la retraite du roi, chacun se retira successivement dans sa chambre. Je ne voulus pas me coucher, et je me mis de nouveau à la fenêtre à contempler le spectacle que j'avais sous les yeux. Un garde à pied était en faction à la petite porte du grand escalier, un garde du corps était placé sur le balcon extérieur qui communique de la tour carrée à l'appartement où couchait le roi. Aux premiers rayons de l'aurore, cette figure guerrière se dessinait d'une manière pittoresque sur ces murs brunis par le temps, et ses pas retentissaient sur ces pierres antiques, comme autrefois peut-être ceux des preux bardés de fer qui les avaient foulées...

" A sept heures et demie, j'allai faire ma toilette chez ma tante, et à neuf heures je descendis avec Mme de Rivera chez M. le duc de Bordeaux où Mademoiselle vint peu après. M. le duc de Bordeaux s'amusait, avec les enfants de ma tante, à jeter du pain aux poissons, et se roulait avec eux sur des matelas étendus dans la chambre. Rien ne déchirait le coeur comme la vue de ces enfants, riant ainsi aux malheurs qui les frappaient. A dix heures, le roi se rendit à la messe dans la chapelle du château. Ce fut dans cette petite chapelle que l'infortuné monarque fit son sacrifice à Dieu et déposa à ses pieds cette couronne brillante qui lui était si douloureusement arrachée, avec cette admirable, mais inutile vertu de résignation, héroïsme héréditaire dans sa malheureuse famille.

" En effet, ce fut à Maintenon que Charles X cessa véritablement de régner ; ce fut là qu'il licencia la garde royale et les Cent Suisses, ne gardant pour son escorte que les gardes du corps. De ce moment il ne donna plus d'ordre et se constitua en quelque sorte prisonnier ; les commissaires réglèrent sa route jusqu'à Cherbourg.

" Après la messe, le roi remonta un instant dans sa chambre puis le sinistre cortège se remit en route à dix heures et demie. Le départ fut déchirant : tous les malheurs et la plus noble résignation se peignaient sur le visage de Mme la Dauphine si habituée à la douleur. Elle m'adressa quelques mots, puis s'avançant vers les gardes qui étaient rangés dans la cour, elle leur présenta sa main sur laquelle ils se précipitèrent en versant des larmes ; ses propres yeux en étaient remplis, et elle répétait ces paroles d'une voix émue : " Ce n'est pas ma faute, mes amis, ce n'est pas ma faute. "

" M. le Dauphin embrassa M. de Diesbach qui commandait la compagnie des gardes, et monta à cheval. M. le duc de Bordeaux et Mademoiselle montèrent chacun dans une voiture séparée. Le roi partit le dernier ; il parla quelque temps à mon oncle d'une manière pleine de bonté, et le remercia de l'hospitalité qu'il avait trouvée chez lui ; puis il s'avança vers les troupes et leur fit ses adieux avec cet accent du coeur qui lui appartient. " J'espère, leur dit-il, que nous nous reverrons bientôt. " Un gendarme des chasses se jeta à ses pieds et lui baisa la main en sanglotant, il la donna à plusieurs autres, et se tournant vers le garde à pied qui était de faction, et qui lui présentait les armes : " Allons, dit-il, je vous remercie, vous avez fait votre devoir. Je suis content ; mais vous devez être bien fatigué ! - Ah ! sire, répondit le vieux soldat en laissant couler de grosses larmes sur sa moustache blanchie, la fatigue n'est rien : encore si nous avions pu sauver Votre Majesté. " Un grenadier perça la foule et vint dans ce moment se placer devant le roi : " Que voulez-vous ? " lui dit Sa Majesté. " Sire, répondit le soldat en portant la main à son bonnet, je voulais vous voir encore une fois. "

" Le roi profondément attendri, se jeta dans sa voiture, et toute cette scène disparut. "

L'auteur du manuscrit. - Mes hôtes.

Les calamités accroissent leur effet du sort de celui qui les raconte : ce récit est l'ouvrage de Mme de Chalais-Périgord, née Beauvillier-Saint-Aignan. Le duc de Beauvillier fut, sous Louis XIV, gouverneur du prince, tige de la race aujourd'hui proscrite. La dernière fille de l'ami de Fénelon s'est rencontrée sur le chemin du duc de Bordeaux, et elle s'est hâtée d'aller dire à son père qu'elle avait vu passer le dernier héritier du duc de Bourgogne. La jeune princesse réunissait beauté, nom et fortune ; elle avait d'abord envoyé ses pensées dans le monde à la recherche des plaisirs ; son espérance, comme la colombe après le déluge trouvant la terre souillée, est rentrée dans l'arche de Dieu.

Lorsqu'en 1816, je passai par ici pour aller écrire à Montboissier le troisième livre de la première partie de ces Mémoires , le château de Maintenon était délaissé ; Mme de Chalais n'était pas encore née : depuis elle a étendu et compté sa vie entière sur vingt-six années de la mienne. Les lambeaux de mon existence ont ainsi composé les printemps d'une multitude de femmes tombées après leurs mois de mai. Montboissier est à présent désert, et Maintenon est habité : ses nouveaux maîtres sont mes hôtes.

M. le duc de Noailles, qui, si rien ne l'arrête, remplira une brillante carrière, n'avait pas voix délibérative lorsque j'étais à la Chambre des pairs : je ne l'ai point entendu prononcer ces discours où il a plaidé, avec l'autorité de la raison et la puissance de la parole, la cause de la France et celle des royales infortunes. Son rôle a commencé quand le mien a fini : il a prêté serment au malheur d'une manière plus utile que moi.

Mme la duchesse de Noailles est nièce de M. le marquis de Mortemart, mon ancien colonel au régiment de Navarre ; elle a une triste et douce ressemblance avec ma soeur Julie.

La Fontaine disait à Mme de Montespan :

Paroles et regards, tout est charme dans vous,

Olympe ; c'est assez qu'à mon dernier ouvrage

Votre nom serve un jour de rempart et d'abri.

Protégez désormais le livre favori

Par qui j'ose espérer une seconde vie .

Dans le mariage de M. le duc de Noailles et de Mlle de Mortemart, sont venues se perdre les rivalités de Mme de Maintenon et de Mme de Montespan. A la présente heure, qui se trouble la cervelle à propos du coeur d'un souverain ? Ce coeur est glacé depuis cent vingt ans, et, dans le décri et l'abaissement des monarchies, les attachements d'un roi, fût-il Louis XIV, sont-ils des événements ? Sur l'échelle énorme des révolutions modernes, que peut-on mesurer qui ne se contracte en un point imperceptible ? Les générations nouvelles s'embarrassent-elles des intrigues de Versailles qui n'est plus qu'une crypte ? Que fait à la société transformée la fin des inimitiés du sang de quelques femmes, jadis destinées, sous des berceaux ou dans des palais, à la couche de duvet ou de fleurs ?

Cependant, autour des intérêts généraux de l'histoire, ne serait-il pas des curiosités historiques ? Si quelque Aulu-Gelle, quelque Macrobe, quelque Strobée, quelque Suidas, quelque Athénée du Ve ou VIe siècle, après m'avoir peint le sac de Rome par Alaric m'apprenait, par hasard, ce que devint Bérénice quand Titus l'eut renvoyée, s'il me montrait Antiochus rentré dans cette Césarée, lieux charmants où son coeur... avait adoré celle qui en aimait une autre, s'il me menait dans un château du Liban, habité par une descendante de la reine de Palestine, en dépit de la destruction de la ville éternelle et de l'invasion des barbares, il me plairait encore de rencontrer dans l'orient désert le souvenir de Bérénice.


Avenir du monde

L'auteur des Mémoires , après avoir examiné la position sociale du moment, les fautes de tous les partis, etc., jette ainsi un regard sur la destinée du monde.

L'Europe court à la démocratie. La France est-elle autre chose qu'une république entravée d'un directeur ? Les peuples grandis sont hors de page : les princes en ont eu la garde-noble ; aujourd'hui les nations, arrivées à leur majorité, prétendent n'avoir plus besoin de tuteurs. Depuis David jusqu'à notre temps, les rois ont été appelés ; les nations semblent l'être à leur tour. Les courtes et petites exceptions des républiques grecque, carthaginoise, romaine, n'altèrent pas le fait politique général de l'antiquité, à savoir l'état monarchique normal de la société entière sur le globe. Maintenant la société quitte la monarchie, du moins la monarchie telle qu'on l'a connue jusqu'ici.

Les symptômes de la transformation sociale abondent. En vain on s'efforce de reconstituer un parti pour le gouvernement absolu d'un seul : les principes élémentaires de ce gouvernement ne se retrouvent point ; les hommes sont aussi changés que les principes. Bien que les faits aient quelquefois l'air de se combattre, ils n'en concourent pas moins au même résultat, comme, dans une machine, des roues qui tournent en sens opposé, produisent une action commune.

Les souverains se soumettant graduellement à des libertés nécessaires, descendant sans violence et sans secousse de leur piédestal, pouvaient transmettre à leurs fils, dans une période plus ou moins étendue, leur sceptre héréditaire réduit à des proportions mesurées par la loi. La France eût mieux agi pour son bonheur et son indépendance, en gardant un enfant qui n'aurait pu faire des journées de juillet une honteuse déception ; mais personne n'a compris l'événement. Les rois s'entêtent à garder ce qu'ils ne sauraient retenir ; au lieu de glisser doucement sur le plan incliné, ils s'exposent à tomber dans le gouffre ; au lieu de mourir de sa belle mort, pleine d'honneurs et de jours, la monarchie court risque d'être écorchée vive : un tragique mausolée ne renferme à Venise que la peau d'un illustre chef.

Les pays les moins préparés aux institutions libérales, tels que le Portugal et l'Espagne, sont poussés à des mouvements constitutionnels. Dans ces pays, les idées dépassent les hommes. La France et l'Angleterre, comme deux énormes béliers, frappent à coups redoublés les remparts croulants de l'ancienne société. Les doctrines les plus hardies sur la propriété, l'égalité, la liberté sont proclamées soir et matin à la face des monarques qui tremblent derrière une triple haie de soldats suspects. Le déluge de la démocratie les gagne ; ils montent d'étage en étage, du rez-de-chaussée au comble de leurs palais, d'où ils se jetteront à la nage dans le flot qui les engloutira.

La découverte de l'imprimerie a changé les conditions sociales : la presse, machine qu'on ne peut plus briser, continuera à détruite l'ancien monde, jusqu'à ce qu'elle en ait formé un nouveau : c'est une voix calculée pour le forum général des peuples. L'imprimerie n'est que la Parole écrite, première de toutes les puissances : la Parole a créé l'univers ; malheureusement le Verbe dans l'homme participe de l'infirmité humaine ; il mêlera le mal au bien, tant que notre nature déchue n'aura pas recouvré sa pureté originelle.

Ainsi, la transformation, amenée par l'âge du monde, aura lieu. Tout est calculé dans ce dessein ; rien n'est possible maintenant hors la mort naturelle de la société, d'où sortira la renaissance. C'est impiété de lutter contre l'ange de Dieu, de croire que nous arrêterons la Providence. Aperçue de cette hauteur, la révolution française n'est plus qu'un point de la révolution générale ; toutes les impatiences cessent, tous les axiomes de l'ancienne politique deviennent inapplicables.

Louis-Philippe a mûri d'un demi-siècle le fruit démocratique. La couche bourgeoise où s'est implanté le philippisme, moins labourée par la révolution que la couche militaire et la couche populaire, fournit encore quelque suc à la végétation du gouvernement du 7 août, mais elle sera tôt épuisée.

Il y a des hommes religieux qui se révoltent à la seule supposition de la durée quelconque de l'ordre de choses actuel. " Il est, disent-ils, des réactions inévitables, des réactions morales, enseignantes, magistrales, vengeresses. Si le monarque qui nous initia à la liberté, a payé dans ses qualités le despotisme de Louis XIV et la corruption de Louis XV, peut-on croire que la dette contractée par Egalité à l'échafaud du roi innocent, ne sera pas acquittée ? Egalité , en perdant la vie, n'a rien expié : le pleur du dernier moment ne rachète personne ; larmes de la peur qui ne mouillent que la poitrine, et ne tombent pas sur la conscience. Quoi ! la race d'Orléans pourrait régner au droit des crimes et des vices de ses aïeux ? où serait donc la Providence ? Jamais plus effroyable tentation n'aurait ébranlé la vertu, accusé la justice éternelle, insulté l'existence de Dieu ! "

J'ai entendu faire ces raisonnements, mais faut-il en conclure que le sceptre du 9 août va tout à l'heure se briser ? En s'élevant dans l'ordre universel, le règne de Louis-Philippe n'est qu'une apparente anomalie, qu'une infraction non réelle aux lois de la morale et de l'équité : elles sont violées ces lois, dans un sens borné et relatif ; elles sont observées dans un sens illimité et général. D'une énormité consentie de Dieu, je tirerais une conséquence plus haute, j'en déduirais la preuve chrétienne de l'abolition de la royauté en France ; c'est cette abolition même et non un châtiment individuel, qui serait l'expiation de la mort de Louis XVI. Nul ne serait admis, après ce juste, à ceindre solidement le diadème : Napoléon l'a vu tomber de son front malgré ses victoires, Charles X malgré sa piété ! Pour achever de discréditer la couronne aux yeux des peuples, il aurait été permis au fils du régicide de se coucher un moment en faux roi dans le lit sanglant du martyr.

Une raison prise dans la catégorie des choses humaines peut encore faire durer quelques instants de plus le gouvernement sophisme, jailli du choc des pavés.

Depuis quarante ans, tous les gouvernements n'ont péri en France que par leur faute : Louis XVI a pu vingt fois sauver sa couronne et sa vie ; la république n'a succombé qu'à l'excès de ses crimes. Bonaparte pouvait établir sa dynastie, et il s'est jeté en bas du haut de sa gloire ; sans les ordonnances de juillet, le trône légitime serait encore debout. Mais le gouvernement actuel ne parait pas devoir commettre la faute qui tue ; son pouvoir ne sera jamais suicide ; toute son habileté est exclusivement employée à sa conservation : il est trop intelligent pour mourir d'une sottise, et il n'a pas en lui de quoi se rendre coupable des méprises du génie ou des faiblesses de la vertu.

Mais après tout il faudra s'en aller : qu'est-ce que trois, quatre, six, dix, vingt années dans la vie d'un peuple ? L'ancienne société périt avec la politique chrétienne, dont elle est sortie : à Rome, le règne de l'homme fut substitué à celui de la loi par César ; on passa de la république à l'empire. La révolution se résume aujourd'hui en sens contraire ; la loi détrône l'homme ; on passe de la royauté à la république. L'ère des peuples est revenue : reste à savoir comment elle sera remplie.

Il faudra d'abord que l'Europe se nivelle dans un même système ; on ne peut supposer un gouvernement représentatif en France et des monarchies absolues autour de ce gouvernement. Pour arriver là, il est probable qu'on subira des guerres étrangères, et qu'on traversera à l'intérieur une double anarchie morale et physique.

Quand il ne s'agirait que de la seule propriété, n'y touchera-t-on point ? Restera-t-elle distribuée comme elle l'est ? Une société où des individus ont deux millions de revenu, tandis que d'autres sont réduits à remplir leurs bouges de monceaux de pourriture pour y ramasser des vers (vers qui, vendus aux pêcheurs, sont le seul moyen d'existence de ces familles elles-mêmes autochtones du fumier), une telle société peut-elle demeurer stationnaire sur de tels fondements au milieu du progrès des idées ?

Mais si l'on touche à la propriété, il en résultera des bouleversements immenses qui ne s'accompliront pas sans effusion de sang ; la loi du sang et du sacrifice est partout : Dieu a livré son fils aux clous de la croix, pour renouveler l'ordre de l'univers. Avant qu'un nouveau droit soit sorti de ce chaos, les astres se seront souvent levés et couchés. Dix-huit cents ans depuis l'ère chrétienne n'ont pas suffi à l'abolition de l'esclavage ; il n'y a encore qu'une très petite partie accomplie de la mission évangélique.

Ces calculs ne vont point à l'impatience des Français : jamais dans les révolutions qu'ils ont faites, ils n'ont admis l'élément du temps, c'est pourquoi ils sont toujours ébahis des résultats contraires à leurs espérances. Tandis qu'ils bouleversent, le temps arrange : il met de l'ordre dans le désordre, rejette le fruit vert, détache le fruit mûr, sasse et crible les hommes, les moeurs et les idées.

Quelle sera la société nouvelle ? Je l'ignore. Ses lois me sont inconnues ; je ne la comprends pas plus que les anciens ne comprenaient la société sans esclaves produite par le christianisme. Comment les fortunes se nivelleront-elles, comment le salaire se balancera-t-il avec le travail, comment la femme parviendra-t-elle à l'émancipation légale ? Je n'en sais rien. Jusqu'à présent la société a procédé par agrégation et par famille ; quel aspect offrira-t-elle lorsqu'elle ne sera plus qu' individuelle , ainsi qu'elle tend à le devenir ainsi qu'on la voit déjà se former aux Etats-Unis ? Vraisemblablement l'espèce humaine s'agrandira, mais il est à craindre que l'homme ne diminue, que quelques facultés éminentes du génie ne se perdent, que l'imagination, la poésie, les arts, ne meurent dans les trous d'une société-ruche où chaque individu ne sera plus qu'une abeille, une roue dans une machine, un atome dans la matière organisée. Si la religion chrétienne s'éteignait, on arriverait par la liberté à la pétrification sociale où la Chine est arrivée par l'esclavage.

La société moderne a mis dix siècles à se composer ; maintenant elle se décompose. Les générations du moyen-âge étaient vigoureuses, parce qu'elles étaient dans la progression ascendante ; nous, nous sommes débiles, parce que nous sommes dans la progression descendante. Ce monde décroissant ne reprendra de force que quand il aura atteint le dernier degré ; alors il commencera à remonter vers une nouvelle vie. Je vois bien une population qui s'agite, qui proclame sa puissance, qui s'écrie : " Je veux ! je serai ! à moi l'avenir ! je découvre l'univers ! on n'avait rien vu avant moi ; le monde m'attendait ; je suis incomparable. Mes pères étaient des enfants et des idiots. "

Les faits ont-ils répondu à ces magnifiques paroles ? Que d'espérances n'ont point été déçues en talents et en caractères ! Si vous en exceptez une trentaine d'hommes d'un mérite réel, quel troupeau de générations libertines, avortées, sans convictions, sans foi politique et religieuse, se précipitant sur l'argent et les places comme des pauvres sur une distribution gratuite : troupeau qui ne reconnaît point de berger, qui court de la plaine à la montagne et de la montagne à la plaine, dédaignant l'expérience des vieux pâtres durcis au vent et au soleil ! Nous ne sommes que des générations de passage, intermédiaires, obscures, vouées à l'oubli, formant la chaîne pour atteindre les mains qui cueilleront l'avenir.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Respectant le malheur et me respectant moi-même ; respectant ce que j'ai servi, et ce que je continuerai de servir au prix du repos de mes vieux jours, je craindrais de prononcer vivant un mot qui pût blesser des infortunes ou même détruire des chimères. Mais quand je ne serai plus, mes sacrifices donneront à ma tombe le droit de dire la vérité. Mes devoirs seront changés ; l'intérêt de ma patrie l'emportera sur les engagements de l'honneur dont je serai délié. Aux Bourbons appartient ma vie, à mon pays appartient ma mort. Prophète, en quittant le monde, je trace mes prédictions sur mes heures tombantes ; feuilles séchées et légères que le souffle de l'éternité aura bientôt emportées.

S'il était vrai que les hautes races des rois refusant de s'éclairer, s'approchassent du terme de leur puissance, ne serait-il pas mieux dans leur intérêt historique, que par une fin digne de leur grandeur elles se retirassent dans la sainte nuit du passé avec les siècles ? Prolonger sa vie au delà d'une éclatante illustration ne vaut rien ; le monde se lasse de vous et de votre bruit ; il vous en veut d'être toujours là pour l'entendre. Alexandre, César, Napoléon, ont disparu selon les règles de la gloire. Pour mourir beau, il faut mourir jeune ; ne faites pas dire aux enfants du printemps : " Comment ! c'est là cette renommée, cette personne, cette race, à qui le monde battait des mains, dont on aurait payé un cheveu, un sourire, un regard, du sacrifice de la vie ! " Qu'il est triste de voir le vieux Louis XIV, étranger aux générations nouvelles, ne trouver plus auprès de lui, pour parler de son siècle, que le vieux duc de Villeroi ! Ce fut une dernière victoire du grand Condé en radotage, d'avoir, au bord de sa fosse rencontré Bossuet ; l'orateur ranima les eaux muettes de Chantilly ; avec l'enfance du vieillard, il repétrit son adolescence ; il rebrunit les cheveux sur le front du vainqueur de Rocroi, en disant, lui Bossuet, un immortel adieu à ses cheveux blancs. Hommes qui aimez la gloire, soignez votre tombeau ; couchez-vous-y bien ; tâchez d'y faire bonne figure, car vous y resterez.


Amour et vieillesse

" Chants de tristesse " à une inconnue

Il y a dans une femme une émanation de fleur et d'amour.

Elle n'avait pas l'air d'être mise en mouvement par les sons, mais elle avait l'air de la mélodie elle-même rendue visible et accomplissant ses propres lois.

Non, je ne souffrirai jamais que tu entres dans ma chaumière. C'est bien assez d'y reproduire ton image, d'y veiller comme un insensé en pensant à toi. Que serait-ce si tu t'étais assise sur la natte qui me sert de couche, si tu avais respiré l'air que je respire la nuit, si je te voyais à mon foyer compagne de ma solitude, chantant de cette voix qui me rend fou et qui me fait mal...

Comment croirais-je que cette vie sauvage pourrait longtemps te suffire ? Deux beaux jeunes gens peuvent s'enchanter des soins qu'ils se rendent ; mais un vieil esclave, qu'en ferais-tu ? du soir au matin [et du matin] au soir supporter la solitude avec moi, les fureurs de ma jalousie prévue, mes longs silences, mes tristesses sans cause et tous les caprices d'une nature malheureuse qui se déplaît et croit déplaire aux autres ?

Et le monde, en supporterais-tu les jugements et les railleries ? Si j'étais riche, il dirait que je t'achète et que tu te vends, ne pouvant admettre que tu pusses m'aimer. Si j'étais pauvre, on se moquerait de ton amour, on en rendrait l'objet ridicule à tes propres yeux, on te rendrait honteuse de ton choix. Et moi, on me ferait un crime d'avoir abusé de ta simplicité, de ta jeunesse, de t'avoir acceptée ou d'avoir abusé de l'état de délire où tombe [...]

Si tu te laissais aller aux caprices où tombe quelquefois l'imagination d'une jeune femme, le jour viendrait où le regard d'un jeune homme t'arracherait à ta fatale erreur, car même les changements et les dégoûts arrivent entre les amants du même âge. Alors [de] quel oeil me verrais-tu ? quand je viendrais à t'apparaître dans ma forme naturelle. Toi tu irais te purifier dans des jeunes bras d'avoir été pressée dans les miens, mais moi que deviendrais-je ? Tu me promettrais ta vénération, ton amitié, ton respect, et chacun de ces mots me percerait le coeur. Réduit à cacher ma douleur ridicule à dévorer des larmes qui feraient rire ceux qui les apercevraient dans mes yeux, à renfermer dans mon sein mes plaintes, à mourir de jalousie, je me représenterais tes plaisirs. Je me dirais : à présent, à cette heure où elle meurt de volupté dans les bras d'un autre, elle lui redit ces mots tendres qu'elle m'a dits, avec bien plus de vérité et avec cette ardeur de la passion qu'elle n'a pu jamais sentir avec moi ! Alors tous les tourments de l'enfer entreraient dans mon âme et je ne pourrais les apaiser que par des crimes.

Et pourtant quoi de plus injuste ? Si tu m'avais donné quelques moments de bonheur, me les devais-tu, étais-tu obligée de me donner toute ta jeunesse ? N'était-il pas tout simple que tu cherches les harmonies de ton âge et ces rapports d'âge et de beauté qui appartiennent à ta nature ? Te devrais-je autre chose que la plus vive reconnaissance pour t'être un moment arrêtée auprès du vieux voyageur ? Tout cela est juste, vrai, mais ne compte pas sur ma vertu. Si tu étais à moi, pour te quitter il me faudrait ta mort ou la mienne. Je te pardonnerais ton bonheur avec un ange. Avec un homme, jamais.

N'espère pas me tromper. L'amitié a bien plus d'illusions que l'amour et elles sont bien plus durables. L'amitié se fait des idoles et les voit toujours telles qu'elle les a créées. Elle vit du coeur et de l'âme ; la fidélité lui est naturelle, elle s'accroît avec les années et découvre chaque jour de nouveaux charmes dans l'objet de sa préférence.

L'amour s'enivre, mais l'ivresse passe. Il ne vit pas de poésie, il ne se nourrit pas de gloire, découvrant tous les jours que l'idole qu'il a créée perd quelque chose à ses yeux. Il voit bientôt les défauts et le temps seul le rend infidèle en dépouillant l'objet qu'il aima de ses grâces. Les talents ne rendent point ce que le temps efface. La gloire ne rajeunit que notre nom.

Vois-tu, quand je me laisserais aller à une folie, je ne suis pas sûr de t'aimer demain. Je ne crois pas à moi. Je m'ignore. La passion me dévore et je suis prêt à me poignarder ou à rire. Je t'adore, mais dans un moment j'aimerai plus que toi le bruit du vent dans ces roches, un nuage qui vole, une feuille qui tombe. Puis je prierai Dieu avec larmes, puis j'invoquerai le Néant. Veux-tu me combler de délices ? Fais une chose. Sois à moi, puis laisse-moi te percer le coeur et boire tout [ton] sang. Eh bien ! oseras-tu maintenant te hasarder avec moi dans cette thébaïde ?

Si tu me dis que tu m'aimeras comme un père tu me feras horreur, si tu prétends m'aimer comme une amante je ne te croirai pas. Dans chaque jeune homme je verrai un rival préféré. Tes respects me feront sentir mes années ; tes caresses me livreront à la jalousie la plus insensée. Sais-tu qu'il y a tel sourire de toi qui me montrerait la profondeur de mes maux comme le rayon de soleil qui éclaire un abîme ?

Objet charmant, je t'adore, mais je ne t'accepte pas. Va chercher le jeune homme dont les bras peuvent s'entrelacer aux tiens avec grâce, mais ne le me dis pas.

Oh ! non, non, ne viens plus me tenter. Songe que tu dois me survivre, que tu seras encore longtemps jeune quand je ne serai plus. Hier, lorsque tu étais assise avec moi sur la pierre, que le vent dans la cime des pins nous faisait entendre le bruit de la mer, prêt à succomber d'amour et de mélancolie, je me disais : Ma main est-elle assez légère pour caresser cette blonde chevelure ? Que peut-elle aimer en moi ? une chimère que la réalité va détruire. Et pourtant, quand tu penchas ta tête charmante sur mon épaule, quand des paroles enivrantes sortirent de ta bouche, quand je te vis prête à m'entourer de tes charmes comme d'une guirlande de fleurs, il me fallut tout l'orgueil de mes années pour vaincre la tentation de volupté dont tu me vis rougir. Souviens-toi seulement des accents passionnés que je te fis entendre, et quand tu aimeras un jour un beau jeune homme, demande-toi s'il te parle comme je te parlais et si sa plus grand'amour approchait jamais de la mienne. Ah ! qu'importe ! Tu dormiras dans ses bras, tes lèvres sur les siennes, ton sein contre son sein, et vous vous réveillerez enivrés de [délices] : que t'importeront les paroles sur la bruyère !

Non, je ne veux pas que tu dises jamais en me voyant après l'heure de ta folie : Quoi ! c'est là l'homme à qui j'ai pu livrer ma jeunesse ! Ecoute, prions le Ciel, il fera peut-être un miracle. Il va me donner jeunesse et beauté. Viens, ma bien-aimée, montons sur ce nuage ; que le vent nous porte dans le ciel. Alors je veux bien être à toi. Tu te rappelleras mes baisers, mes ardentes étreintes, je serai charmant dans ton souvenir et tu seras bien malheureuse, car certainement je ne t'aimerai plus. Oui, c'est ma nature. Et tu voudrais être peut-être abandonnée par un vieux homme ! Oh ! non, jeune grâce, va à [ta] destinée, va chercher un amant digne de toi. Je pleure des larmes de fiel de te perdre. Je voudrais dévorer celui qui possédera ce trésor. Mais fuis environnée de mes désirs, de ma jalousie, de [ ] et laisse-moi me débattre avec l'horreur de mes années et le chaos de ma nature où le ciel et l'enfer, la haine et l'amour, l'indifférence et la passion se mêlent dans une confusion effroyable.

[Que] durerait-il s'il était vrai ? le temps de te serrer dans mes bras. La jeunesse embellit tout jusqu'au malheur. Elle charme alors qu'elle peut avec les boucles d'une chevelure brune, enlever les pleurs à mesure qu'ils passent sur ses joues. Mais la vieillesse enlaidit jusqu'au bonheur ; dans l'infortune c'est pis encore : quelques rares cheveux blancs sur la tête chauve d'un homme ne descendent point assez bas pour essuyer les larmes qui tombent de ses yeux.

Tu m'as jugé d'une façon vulgaire ; tu as pensé en voyant le trouble où tu me jettes que je me laisserais aller a te faire subir mes caresses. A quoi as-tu réussi ? à me persuader que je pourrais être aimé ? Non, mais à réveiller le génie qui m'a tourmenté dans ma jeunesse, à renouveler mes anciennes souffrances [...]

[...] vieilli sur la terre sans avoir rien perdu de ses rêves, de ses folies, de ses vagues tristesses, cherchant toujours ce qu'il ne peut trouver et joignant à ses anciens maux les désenchantements de l'expérience, la solitude des désirs, l'ennui du coeur et la disgrâce des années. Dis, n'aurai-je pas fourni aux démons dans ma personne, l'idée d'un supplice qu'ils n'avaient pas encore inventé dans la région des douleurs éternelles ?

Fleur charmante que je ne veux point cueillir, je t'adresse ces derniers chants de tristesse, tu ne les entendras qu'après ma mort quand j'aurai réuni ma vie au faisceau des lyres brisées.

" Un vieux René "

Avant d'entrer dans la société j'errais autour d'elle. Maintenant que j'en suis sorti, je suis également à l'écart ; vieux voyageur sans asile, je vois le soir chacun rentrer chez soi, fermer la porte, je vois le jeune homme amoureux se glisser dans les ténèbres et moi, assis sur la borne, je compte les étoiles, ne me fie à aucune et j'attends l'aurore qui n'a rien à me conter de nouveau et dont la jeunesse est une insulte à mes cheveux.

Quand je m'éveille avant l'aurore, je me rappelle ces temps où je me levais pour écrire à la femme que j'avais quittée quelques heures auparavant. A peine y voyais-je assez pour tracer mes lettres à la lueur de l'aube. Je disais à la personne aimée toutes les délices que j'avais goûtées, toutes celles que j'espérais encore, je lui traçais le plan de notre journée, le lieu où je devais la retrouver sur quelque promenade déserte, etc.

Maintenant, quand je vois paraître le crépuscule et que, de la natte de ma couche, je promène mes regards sur les arbres de la forêt à travers ma fenêtre rustique, je me demande pourquoi le jour se lève pour moi, ce que j'ai à faire, quelle joie m'est possible, et je me vois errant seul de nouveau comme la journée précédente, gravissant les rochers sans but, sans plaisir, sans former un projet, sans avoir une seule pensée, ou bien assis dans une bruyère, regardant paître quelques moutons ou s'abattre quelques corbeaux sur une terre labourée. La nuit revient sans m'amener une compagne ; je m'endors avec des rêves pesants ou je veille avec d'importuns souvenirs pour dire encore au jour renaissant : Soleil, pourquoi te lèves-tu ?

[...] Il faut remonter haut pour trouver l'origine de mon supplice, il faut retourner à cette aurore de ma jeunesse où je me créai un fantôme de femme pour l'adorer. Je m'épuisai avec cette créature imaginaire, puis vinrent les amours réels avec qui [je] n'atteignis jamais à cette félicité imaginaire dont la pensée était dans mon âme. J'ai su ce que c'était que de vivre pour une seule idée et avec une seule idée, de s'isoler dans un sentiment, de perdre vue de l'univers et de mettre son existence entière dans un sourire, dans un mot, dans [un] regard. Mais alors même une inquiétude insurmontable troublait mes délices. Je me disais : m'aimera-t-elle demain comme aujourd'hui ? Un mot qui n'était pas prononcé avec autant d'ardeur que la veille, un regard distrait, un sourire adressé à un autre que moi me faisait à l'instant désespérer de mon bonheur. J'en voyais la fin et m'en prenant à moi-même de mon ennui, je n'ai jamais eu l'envie de tuer mon rival ou la femme dont je voyais s'éteindre l'amour, mais toujours de me tuer moi-même, et je me croyais coupable, parce que je n'étais plus aimé.

Repoussé dans le désert de ma vie, j'y rentrais avec toute la poésie de mon désespoir. Je cherchais pourquoi Dieu m'avait mis sur la terre et je ne pouvais le comprendre. Quelle petite place j'occupais ici-bas ! Quand tout mon sang se serait écoulé dans les solitudes où je m'enfonçais, combien aurait-il rougi de brins de bruyère ? Et mon âme, qu'était-elle ? une petite douleur évanouie en se mêlant dans les vents. Et pourquoi tous ces mondes autour d'une si chétive créature, pourquoi voir tant de choses.

J'errai sur le globe, changeant de place sans changer d'être, cherchant toujours et ne trouvant rien. Je vis passer devant moi de nouvelles enchanteresses, les unes étaient trop belles pour moi et je n'aurais osé leur parler, les autres ne m'aimaient pas. Et pourtant mes jours s'écoulaient et j'étais effrayé de leur vitesse, et je me disais : Dépêche-toi donc d'être heureux ! Encore un jour, et tu ne pourras plus être aimé. Le spectacle du bonheur des générations nouvelles qui s'élevaient autour de moi m'inspirait les transports de la plus noire jalousie ; si j'avais pu les anéantir, je l'aurais fait avec le plaisir de la vengeance et du désespoir.