Utilisatrice:Narilora/Brouillon/L’habit vert/Acte 1
Un manoir aux environs de Deauville. Salon donnant sur une terrasse. Au delà, un parc. Au-delà, la mer. Piano. Au-dessus de la cheminée, un grand portrait en pied du duc de Maulévrier en une pose noble et satisfaite et en tenue d’académicien. Armoiries ducales dans le coin du tableau.
Vous vous permettez de siffloter ici !
Que monsieur le duc veuille bien m’excuser. Je croyais qu’il n’y avait personne dans cette pièce.
Il y avait mon portrait. Vous n’êtes plus de ma maison. Allez…
dans la même pose ; un temps.
Le secrétaire de monsieur le duc est là.
Qu’il entre !
Bonjour, monsieur Laurel. Je me porte bien.
Je venais vous rendre compte du courrier, monsieur le duc. Il est arrivé aujourd’hui à Deauville avec un peu de retard à cause de l’accident survenu à Lisieux. Monsieur le duc a dû voir cela dans les journaux ?
Une fois de plus, monsieur Laurel, je vous le répète, je ne lis jamais aucun journal.
C’est vrai, monsieur le duc. Mais il me semble toujours que pour savoir ce qui se passe…
Monsieur Laurel, il ne se passe rien. Il ne s’est rien passé en France depuis quatre-vingts ans, j’entends depuis la chute de la monarchie légitime. Je vous écoute.
Voici, monsieur le duc : M. Schelton, le beau-père de monsieur le duc, envoie de New York le chèque de vingt mille dollars qui représente la rente trimestrielle de madame la duchesse.
C’est sans importance. Vous préparerez un accusé de réception que je signerai. Vous le terminerez par un mot aimable à l’adresse de M. Schelton.
Lequel ?
Celui-ci : je me porte bien.
Autre chose ! Femina désirerait vous interviewer.
Quel est ce mot ?
Ce magazine demande à tous les membres de l’Académie Française et par conséquent, à vous, monsieur le duc, leur sentiment sur l’adultère. C’est pour un numéro spécial destiné aux jeunes filles.
Vous écrirez à cette impertinente gazette que la famille de Maulévrier n’ayant jamais compté d’époux infidèles, je laisse à l’autres le soin de répondre.
Bien, monsieur le duc. Voici maintenant un mot de M. Durand, notre député, vice-président de la Chambre. Il viendra vous voir à cinq heures pour vous présenter un secrétaire archiviste.
Je lui avais demandé en effet de m’en procurer un.
Enfin, le sous-préfet de Bernay vous avise, monsieur le duc, en votre qualité de sénateur du département que toutes les verreries sont en grève, les usines assiégées et qu’il a failli être lapidé hier par la population ouvrière.
Vous lui enverrez ma carte avec ces mots : Je me porte bien. C’est tout ?
C’est tout, monsieur le duc.
Vous voyez bien, monsieur Laurel, qu’il ne se passe rien.
Une visite ?
C’est M. le baron Bénin, votre collègue de l’Académie Française.
Fort bien… Vous m’apporterez les lettres à signer ce soir.
Bien, monsieur le duc.
Scène II
Bonjour, mon cher ami.
Merci. Je me porte bien.
Devinez qui je vous amène.
Je ne devine jamais rien.
Il est vrai… Eh bien, je vous amène M. Pinchet, secrétaire général de l’Institut, qu’à ma très grande stupeur, je viens de rencontrer sur la plage en chapeau haut de forme et en redingote.
Monsieur le duc…
Comment, mon bon Pinchet, est-il possible ?… Vous, à Deauville !
Oh ! non, monsieur le duc, non pas à Deauville, je ne me permettrais pas. Je suis venu passer quelques jours à Dives, avec Mme Pinchet, M. le baron Bénin m’ayant dit que vous étiez ici, monsieur le duc, je me suis permis…
Vous avez fort bien fait, mon cher Pinchet, je vous tiens en grande estime… Vous avez le sens de la tradition. Nous ne sommes plus guère aujourd’hui à en goûter la noblesse et la beauté.
C’est pour moi que vous dites ça, mon cher duc ?
Mon dieu, mon cher ami, vous apportez dans vos propos et d’ailleurs parfois dans vos ouvrages un ton de frivolité dont je m’offusque.
Ne me faites pas rougir devant Pinchet, mon ami !
Oh ! Monsieur le baron.
Mais je ne vous ai pas demandé des nouvelles de madame Pinchet. Se plaît-elle ici ?
Vous êtes trop bon, monsieur le duc. Madame Pinchet aime la mer. Quoique devenue très forte avec l’âge, elle est restée rêveuse. Madame Pinchet est toujours pour les poètes dans nos élections académiques.
Et jusqu’à quand restez-vous sur la côte ?
Jusques à lundi au plus tard. Voyez-vous, monsieur le duc, mon père et mon grand-père qui furent avant moi secrétaires généraux de l’Institut ne s’en sont pas éloignés un seul jour durant trente-sept ans. Depuis vingt ans, je ne l’avais jamais quitté non plus… J’ai essayé, j’ai eu tort.
C’est fort touchant.
Non, monsieur le baron, non… c’est de l’égoïsme et aussi un peu d’orgueil. Il me semble que je manque là-bas, qu’en mon absence, il y a de la poussière qui n’est pas à sa place.
Vous avez le mal du pays, Pinchet !
Exactement, monsieur le duc. Ah ! quand je pense que dimanche — car je repartirai dimanche — au moment où le petit omnibus de la gare passera le pont des Saints-Pères, j’apercevrai la coupole, le quai, la petite place en hémicycle, modeste et si glorieuse pourtant…
Les deux braves petits lions de pierre endormis sur notre seuil d’un sommeil de collègues.
Nos voisins les bouquinistes qui vendent des livres qu’ils ont lus à des gens qui ne les liront pas… Ah ! on pourra dire tout ce qu’on voudra, c’est un bel endroit.
A propos, Pinchet, comment va notre collègue Bretonneau ? Il était fort mal quand j’ai quitté Paris.
Oh ! il n’y a plus d’espoir, monsieur, il est tout à fait guéri. En revanche, on croit que M. Jarlet-Brézin ne passera pas l’été. Du reste, je vous tiendrai au courant des nouvelles, monsieur le duc, car mon fils me renseignera par dépêche.
C’est lui qui vous remplace en votre absence ?
Oui, je l’ai formé ; je lui ai appris, comme mon père me les avait appris autrefois, les noms de tous les académiciens dont les bustes ornent nos couloirs, nos greniers et nos caves. Il y en a beaucoup.
Ah ! il y en a énormément.
Énormément.
Énormément. Ils sont immortels et pourtant personne ne connaît plus rien d’eux. Si bien que ces hommes illustres n’existeraient plus du tout, s’il n’y avait pas toujours un Pinchet pour savoir leur nom.
J’espère que ce pauvre jeune homme a d’autres distractions !
Mon Dieu, c’est un garçon très sérieux. Pourtant, monsieur le baron, je lui crois une petite maîtresse.
Ah !
Mais elle habite quai Conti.
Alors !…
Oui, n’est-ce pas… Mais, je m’excuse, messieurs, d’avoir abusé de vos instants. Madame Pinchet m’attend sur la plage. Elle espérait un peu vous y rencontrer, monsieur le duc.
Je ne vais jamais sur la plage. Mon nom et ma situation ne me permettent pas de fréquenter les endroits où je suis exposé à me voir salué par le premier venu.
Je comprends, monsieur le duc. Si vous avez quelques commissions pour Paris, messieurs, je suis tout à vos ordres.
Je vous remercie vous. Je rentre dans trois jours comme vous.
Oh ! moi, mon Dieu, cette conversation m’a beaucoup troublé… beaucoup ému Je crois bien que je repartirai demain matin. A cette heure-ci… je serai à l’Institut… Messieurs.
Très bien, mon cher Pinchet, très bien. Plus je vous connais, plus je vous estime : Nous ne sommes que de l’Académie. Vous, vous êtes : l’Académie !
Monsieur le duc, je pleure.
Je vous accompagne jusqu’à la grille. Venez-vous, Bénin ?
Non ! j’attends la duchesse pour lui présenter mes devoirs.
Scène III
Madame Jeanvré, je crois ?
Oui, monsieur.
Voulez-vous me permettre, madame, de me présenter moi-même ? La baron Bénin.
De l’A. F. !… Oh ! Je vous demande pardon. Je voulais dire de l’Académie Française.
Dites de l’A. F., madame. Les groupements désignés par des initiales sont aujourd’hui les seuls auxquels le public témoigne quelque intérêt.
Madame la duchesse n’est pas là ? C’est la première fois que j’ai l’honneur de lui rendre visite.
Vous avez eu raison de venir aujourd’hui, madame… C’est bien.
Ah !
Cher monsieur… madame. (Poignées de mains.) Comment est la duchesse ?
Très courageuse… M. de Jargeau se porte bien ?
Oui, merci. Il a été désolé de ne pouvoir m’accompagner… mais il est en banque et en veine.
Alors ! Ah ! voilà les Saint-Gobain.
Chère madame… Baron.
Je pensais bien vous trouver chez la duchesse, c’est en de tels moments que ses amis lui doivent toute leur affection.
Oui… n’est-ce pas ?
Ah ?… (Petit froid.) Quel beau concert nous avons eu hier au Casino. J’avais espéré y rencontrer madame la duchesse.
Oh ! que dites-vous là, madame ?
La duchesse ne pouvait pas paraître hier au Casino !
C’était impossible !
Impossible !
Je la plains de tout mon cœur de femme.
Moi aussi !
Ah !
Scène IV
Madame la duchesse s’excuse auprès de ces dames ! Madame la duchesse descendra dans un instant.
Voulez-vous, en attendant, faire un tour dans le jardin, mesdames ?
Volontiers.
La vue est si belle… Quelle situation merveilleuse !
Monsieur… Monsieur…
Madame…
Vous avez l’air si gentil que…
Vous me comblez, madame…
Je voudrais vous demander…
Quoi donc ?
Voilà… Je ne sais pas… J’ai l’impression d’avoir fait une gaffe…
Mon Dieu !
Je ne comprends pas. Il y a ici comme une atmosphère de condoléances. On n’a pourtant perdu personne dans la maison ?
Mais si, madame.
Oh ! mon Dieu ! qui donc ?
On a perdu l’amant.
Quoi ?
On a perdu l’amant… M. de Vaujours… qui depuis cinq ans était pour la duchesse… vous comprenez ?
Oh ! la pauvre femme ! Alors, il est mort, ce monsieur ?
Si ce n’était que cela ! Il s’est marié, avant-hier, à Sainte-Clotilde.
Avant-hier ! Et moi qui… Oh ! Et alors, toutes ces personnes qui étaient là, venaient pour…
Pour prendre discrètement part à sa douleur.
Ça, c’est inouï, par exemple !
Vous n’habitez pas Paris, madame ?
Non, monsieur. Mon mari est officier de dragons. Nous avons habité Lunéville et Chambéry.
Voilà !
Tout de même, je n’en reviens pas.
C’est sans doute que vous ignoriez combien nos mœurs ont changé.
A ce point-là ?
A ce point-là. La liaison a remplacé le mariage qui, lui, est devenu une sorte de parenté.
C’est vrai qu’à côté d’une femme élégante, le mari a bien souvent l’air d’un parent pauvre !
Vous voyez.
Le plus fort c’est que je croyais la duchesse une très honnête femme !
Mais c’est une très honnête femme. Elle a toujours été parfaitement fidèle à ses amants, à Parmeline d’abord.
Le grand pianiste ?
Lui-même.
Et après lui ?
Après lui ? A quelques jeunes gens distingués et bien portants qu’elle rendit également heureux. Elle a été pour eux une transition très douce, entre la mère à qui elle les prenait et la fiancée à qui elle les rendait. En somme, c’est une providence que cette bonne duchesse, seulement une providence à qui est survenu ce petit ennui d’avoir un peu trop de tempérament.
Et le duc ?
Le duc ? Regardez-le. Vous voyez bien qu’il ne sait rien.
C’est vrai !
Il ne sait rien de son intérieur, rien de son pays, rien de son temps, rien du reste d’aucun autre temps. Il est sénateur et académicien !
C’est drôle !
Mais non. Songez qu’il porte l’un des plus beaux noms de France et que suivant une pieuse coutume de sa race, il a épousé en Amérique une dot de 400.000 livres de rente. Vous n’avez plus rien à me demander, madame ?
Non.
Alors. Allons rejoindre ces dames.
Allons. Mais comme c’est compliqué la vie de famille !
Elle ne l’était pas moins du temps de Salomon qui épousa mille femmes auxquelles il resta d’ailleurs parfaitement fidèle.
Dame, à ce chiffre-là !
Regardez cette vue… Est-ce beau ?
Scène V
Vous avez mis là tous les bibelotages ?
Oui, madame la duchesse.
Merci, attentif domestique. Monsieur le duc est-il sorti ?
Il y a un quart d’heure, madame la duchesse.
Pauvre cher duc si grandiose… En allez-vous dire à toutes ces personnes du jardin que je suis vacante pour les recevoir.
Bien, madame la duchesse.
Mélanie, procurez-moi Bobby. (Mélanie lui donne le petit chien.) O vous Bobby… auriez-vous cru une si cruelle chose elle puisse arriver ? Non vous n’auriez pas, ô Bobby en vérité, chère petite boule.
Madame la duchesse ne veut rien prendre ? Madame la duchesse n’a pas déjeuné !
Non, merci. Vous êtes une sensible femme de chambre. Retournez… prenez le pauvre cher Bobby et emportez-le dans le soleil.
Comment ?
Dans le soleil !
Dans le soleil ?
Oui, là où il y a par terre de la soleil.
Bien, madame la duchesse.
Scène VI
Chère amie, j’ai voulu venir vous présenter aujourd’hui, mes sympathies respectueuses.
Merci, amical Bénin, merci.
Je tiens beaucoup, madame la duchesse à y joindre les miennes.
Merci, pauvre chère comtesse de Jargeau, merci. Oh ! vous, les Saint-Gobain, vous êtes des personnes tellement affectives.
Croyez bien que nous aussi…
… nous prenons une grande part…
Je me suis permis également, madame la duchesse…
Je suis touchée, chère petite Jeanvré, presque inconnue.
C’était bien naturel.
Votre cœur est grand.
Comment vous sentez-vous aujourd’hui ?
Oh ! ma santé est encore bien souffrante mais je suis si soulagée que vous m’environnez, que vous me compatissez…
Vous vous remettrez peu à peu.
Cette saison est si belle !
Le ciel était merveilleux ce matin.
Oh ! il y avait sur les planches un monde fou.
Evidemment, s’il n’était pas fou, il ne serait pas sur les planches !
Oui…
Pardon…
C’est un télégramme pour madame la duchesse.
Vous permettez ! Oh ! Michel… Il faut vite précipiter l’auto dans la gare. Le cher grand maître Parmeline, il arrive tout de suite de Paris.
Ce cher ami ! Je le croyais absent.
Oui, il vient de faire un grand voyage dans le pays de l’Italie… Michel, dites au mécanicien, puisqu’il est tout neuf qu’il reconnaîtra M. Parmeline sur le quai.
Mais à quoi le reconnaîtra-t-il, chère Madame ?
Oh ! à la beauté de son cœur… Il a un cœur tellement beau… et un front si inspirationné…
J’ai vu souvent le portrait de M. Parmeline. Il est très curieux, en effet.
Il est toujours dans les transports… Il ne vit pas sur la terre… C’est un chef-d’œuvre d’homme.
Il a été, je crois, votre maître, madame la duchesse ?
Oui. Il a mis en moi l’harmonie et une grande quantité de talent musical.
Ah ! vous lui faites honneur. Votre dernière mélodie est d’une grâce, d’un moelleux dans le sentiment !
Oui, elle est excessivement moelleux.
Oh ! j’en suis folle… Et puis le titre est si joli : « Les Fils de la Vierge. »
Les fils… les fils… de la Vierge…
Oh !
Plus que jamais vous allez vous donner à votre art… C’est le grand consolateur.
Oui, je pense aussi… J’ai déjà commencé à constituer un grand opéra très douloureux et si poétique… J’ai fait le parole avec mon cervelle et la musique avec ma cœur.
Ce sera sûrement une merveille !
Je pense aussi…
Et peut-on savoir le sujet ?
Ah ! donnez-nous un aperçu ?
Eh bien voilà. N’est-ce pas, c’est de l’amour, je voulus qu’il y a de l’amour partout… l’amour c’est une chose si idéale et si pratique, n’est-ce pas… Alors j’ai enfanté une chose sur Napoléon… C’est très joli… c’est une grande frasque.
Hein ?
Oui, vous savez comme les grandes frasques que les peintres ont peintes sur les murs du pays de l’Italie.
Ah ! vraiment !
Et quel épisode avez-vous choisi dans la vie de Napoléon ?
Je vais vous le dire… C’est très beau, c’est au moment où il est à la campagne, en Égypte et il se bat comme empereur sur les grandes choses pointues… les pyramides. Alors, il est reçu chez un Pacha qui a deux filles… l’une s’appelle Fatima et l’autre Ernestine… C’est très joli… et toutes les deux, elles sont amoureuses de Napoléon. Mais lui il préfère Ernestine qui est plus excitante. Alors ils s’aiment tous le temps sur les bords du Nil… Un soir, Fatima les surprend… et elle se jette sur Napoléon avec un poignard et elle le tue… Il est mort… (Sensation.) Et c’est fini… C’est une très belle histoire… et puis, n’est-ce pas, ce n’est pas très connu.
En effet !
C’est d’un inattendu !
Une pareille œuvre va vous accaparer, madame la duchesse, et je me demande si je vais oser vous présenter ma requête.
Quoi ?… Dites quoi ?
Eh bien, mon mari vous a apporté quelques vers, madame la duchesse… et il serait au comble de ses vœux si ce petit poème pouvait vous inspirer une mélodie.
Y a-t-il de l’amour dans l’intérieur ?
Jugez-en. Voici le refrain :
« Oh ! donne-moi tes lèvres.
Ah ! ne comprends-tu pas,
Eh bien ne comprends pas,
Mais donne-moi tes lèvres. »
Charmant !… délicieux !… exquis !…
Et comme c’est humain !
Scène VII
Le voilà. Le voilà ! C’est lui ! C’est Parmeline ! Il arrive tout couvert des lauriers de gloire et de la poussière des routes. Ne vous dérangez pas… C’est lui ! C’est lui !
Comme il est simple !
Voici, madame la duchesse qui vous prouvera que j’ai pensé à vous.
Pourquoi ce gris chapeau ?
Oh ! Excusez-moi.
Ah ! cher désiré maître, comme vous êtes bon d’être venu.
Parmeline vient toujours quand sa duchesse l’appelle.
Pourquoi ne sert-on pas le thé du maestro ? D’abord, je vais vous introduire : Madame la comtesse de Jargeau, la femme du Conseil d’État. Mme Jeanvré, de l’armée de la province. Le vicomte de Saint-Gobain, ancien diplomatique et sa vicomtesse.
Ciel ! dans quel guêpier me suis-je fourré ?
Mais c’est un fou !
Non, c’est un musicien !
Et vous avez fait bonne route depuis Paris, cher maître ?
Oh ! atroce !… chère Madame… atroce. Je me suis trouvé d’abord dans un wagon encombré. Des âmes épaisses… des visages fermés. J’ai senti que ces gens-là n’aimaient pas ce que je fais… Cette pensée m’a été intolérable… J’ai passé dans un autre compartiment : deux voyageurs seulement ; à côté de moi, un homme jeune, distingué, très bien, enfin un de ces hommes dont on sent qu’ils ont fait leur première communion et qu’ils savent monter à cheval. En face de moi… une dame…
Jolie ?
Laide. Ah ! qu’elle était laide cette dame !… elle était laide… si laide que cela me devint une torture. La laideur a toujours été pour moi une injure personnelle. Je me penchai donc vers mon voisin et je lui dis tout bas : « Je ne peux plus, je ne peux plus… cette dame est trop laide. Tirez la sonnette d’alarme !… » « Mais, Monsieur, me répondit-il, on s’expose à une amende de trois cents francs et à un emprisonnement de quinze jours à trois mois. » « Je le sais, répliquai-je, et c’est pour ça que je ne veux pas la tirer moi-même. » Je regardai de nouveau la dame et je m’aperçus d’une chose prodigieuse ! Sa laideur s’accentuait de station en station. A un instant précis, elle devint tellement affreuse… que soudain je compris…
Quoi ?…
Je compris que c’était une fée !
Oh !… quel grand artiste…
Oui… Cette idée m’envahit tout entier sous sa forme la plus musicale. Des rythmes s’éveillèrent, des mélodies s’épanouirent et j’entendis distinctement une admirable voix de ténor qui chantait… en moi : « Seul… un baiser lui rendra sa beauté… » Brusquement, je m’approchai d’elle et je posai mes lèvres sur les siennes en lui disant : « Sois belle ! » A ma grande surprise, un torrent d’injures accueillit cette injonction. Le croiriez-vous, ce n’était pas une fée !
Ah ! quel dommage !
C’est ma destinée. Mon malheur est de ne jamais pouvoir rencontrer sur ma route, des gens de bon sens, des gens équilibrés.
Voilà…
Prenez votre thé ! Et le distingué monsieur, votre compagnon, qu’a-t-il pensé ?
Il n’a pas cessé d’être distingué. Il m’a approuvé par un silence très correct, nous nous sommes liés, il m’a remis sa carte. (Il tire la carte de sa poche.) Le comte Hubert de Latour-Latour.
Rien qu’un morceau. (Il plonge ses doigts dans la tasse et pousse un cri.) Ah ! je me suis cruellement brûlé.
Oh !
Les choses elles-mêmes me sont hostiles. Elles n’aiment pas ce que je fais.
Oh ! que dites-vous ?
Tout le monde vous admire !
Pas assez… pas assez… Et puis, Parmeline ne tient pas à ce qu’on l’admire… Il veut qu’on l’aime… Il a besoin d’être aimé… On ne l’aime pas… Je suis un malheureux, mesdames, je suis un écorché.
Que dites-vous là, cher Monsieur ?
Mais vous avez été acclamé à Naples.
Oui. J’ai plu, beaucoup !… beaucoup, enfin vraiment beaucoup…
Oh ! vous deviez rester quelques jours seulement, et vous vous êtes allongé jusqu’à un mois…
Oui…
Ce séjour ne vous a pas paru trop monotone ?
Non… non… non… (Un temps.) Elle s’appelait la comtesse Camerino !
Ah !
Mais je vous supplie de ne jamais dire son nom… soyez discrets.
Nous, oui… mais vous ?…
Ah ! moi, je ne peux pas… Alors, comment me le reprocher ? Mais vous ce serait très mal.
Comptez sur notre silence.
Moi je commence à l’aimer !
D’ailleurs, je faillis préférer à Bianca — c’est la comtesse Camerino — Angelica, — c’est la comtesse Andrioli. — En Italie, les femmes qui vous aiment sont toujours comtesses.
C’est un miracle de l’amour !
Peut-on vous demander quelle était la plus belle de ces deux dames ?
On peut tout me demander… je dis tout, moi… je ne suis pas un ingrat… Certainement Bianca était plus… elle avait… ce… enfin cette… Voilà… je ne peux pas… je ne peux pas…
Qu’est-ce que vous avez ?
J’ai… que je ne peux pas m’exprimer avec des mots… les mots, ce sont des pauvres gens, ils sont trop vieux, trop usés… Je voudrais cependant vous montrer… Bianca. (Il fait le geste de jouer du piano dans le vide.) Tenez, vous allez comprendre, la voilà. (Il se jette au piano et joue quelques mesures très ardentes.) Angelica, au contraire, c’était… c’était… Tenez, regardez-la… (Il joue quelques mesures très langoureuses.) Alors, moi, n’est-ce pas… (Il joue quelques notes.) l’hésitation… la perplexité… enfin, j’ai préféré… (Il rejoue les quelques mesures ardentes.)
Vous avez préféré Bianca !
Voilà !… Eh bien ! je n’aurais jamais pu vous faire comprendre ça avec des mots ! Ah ! cette nuit, à Sorrente, où, pour la première fois, elle tomba dans mes bras !… Quelle atmosphère… émouvante… embaumée… Comment vous dire, cette ambiance… cette troublance… Tenez, tenez… (Il se met à jouer une musique lascive.) Une symphonie de parfums… les orangers… les tubéreuses… les verveines… (Il insiste sur une petite note grêle.) Et le jasmin… Sentez-vous le jasmin ?…
Quel charme sensuel !…
Et partout les étoiles… (Série de notes tendres.) Dont quelques-unes… (Il fait un arpège rapide.) Filantes !
C’est inouï !… C’est d’une vérité… On y est… Exquis !… Admirable !…
Et ce fut notre première nuit d’amour… (Il joue un hymne triomphal.) Excusez-moi, Mesdames, ces trois dernières mesures étaient d’une indécence !…
Oui. Vous n’auriez pas dû les jouer devant elles.
Mais non… mais non… continuez… c’est délicieux !…
Et après… après…
Je ne la revis que huit jours plus tard car la carrière de son mari ne laissait à la comtesse qu’une nuit de liberté par semaine.
Que fait donc le comte Camerino ?
Il est employé à l’octroi… Et ce fut notre seconde nuit d’amour.
Tiens… Tiens…
Évidemment : n’est-ce pas, il y avait moins de surprise.
… Moins de jasmin…
Et le samedi suivant ce fut notre troisième nuit d’amour.
Hein ?
Le lendemain, la comtesse me témoigna quelque mauvaise humeur. Froideur de sa part… irritation de la mienne… On en vint à des mots. Elle me dit : (Musique.) Je lui répondis : (Musique.) Elle ajouta : (Musique.) Je lui jetai au visage : (Musique.) Je pris mon chapeau. (Musique.) Je pris la porte… et je sortis en la faisant claquer. (Il ferme violemment le piano.) Et je n’ai jamais revu ni la porte, ni la comtesse… Je revins à Paris il y a trois jours. J’y trouvai une dépêche de la duchesse m’appelant auprès d’elle et voilà pourquoi, mesdames, Parmeline est au milieu de vous, très simple, très modeste, inaperçu… (Coup de canon, au dehors.) Le canon ! Je me trompais. On sait mon arrivée…
Madame la duchesse a entendu… On vient de donner le signal du départ pour les régates du Havre.
Ah !… soit…
Cela intéresserait peut-être ces dames de regarder la course ?…
Oh ! il faut aller… chères petites mesdames… Au bout de la grande allée, on voit très bien…
Oui, ce serait très amusant.
Mon cher baron, un mot. Je voudrais aller faire un tour au Casino. Je suis arrivé sans argent. Voulez-vous me prêter vingt-cinq louis ?
Mais je crois bien… les voilà.
Vraiment, madame la duchesse, vous ne voulez pas venir avec nous ?
Non… Je ne suis pas possible. Rien que de voir les bateaux, ça me rend malade à cause du roulage et du tangui. Et puis j’ai besoin de parler avec Parmeline.
Mon cher maître… très heureuse de vous avoir rencontré… Vous me permettez de vous demander votre concours pour la matinée du 18 au profit des naufragés ?
Je ne puis, chère Madame : naufragé moi-même, je ne serai sans doute plus ici… Mais je tiens à contribuer pour une modeste part. Voici cinq cents francs.
Oh ! comment vous remercier. (Elle se tourne vers Bénin.) Voilà qui doit vous faire honte, baron… vous qui ne m’avez donné que quarante francs !
Oh ! cher ami… mesquinerie… oh !… fi, fi.
Oh ! ça !…
Baron, il faut aller mener ces dames dans la régate…
Voilà… je suis à vous, mesdames, je suis à vous… A tout à l’heure, duchesse.
Scène VIII
Enfin, je suis solitaire avec vous… Oh ! cher maître aimé… je vais vous dire enfin pourquoi je vous ai fait venir. C’est un affreux secret.
Je le connais.
Est-il possible ?
Il est. Depuis un certain nombre d’années, c’est la troisième fois que vous m’envoyez cette même dépêche : « Considérable chagrin. Je suis dans le calice. Venez. »
Cela est véridique.
Alors, j’ai compris tout de suite, j’ai ouvert le Figaro, j’ai été tout droit à la rubrique « Mariages », et j’y ai vu que Monseigneur de Persépolis avait béni la veille l’union de M. de Vaujours et de mademoiselle Iscariote.
Oui, j’ai une grande peine.
Moi aussi… Et pourtant…
Pourtant ?
Pourtant, vous m’avez causé la même peine, à moi… à Parmeline ! Quand la plus belle aventure de ma vie a été brisée… quand nous nous sommes quittés… Comment a-t-elle pu quitter Parmeline !… C’était il y a…
Oui, il y a…
Exactement.
Et vous êtes resté mon ami.
Votre grand ami.
Le seul. Et il y en a qui disent qu’on ne peut pas faire de l’amitié avec les résidus de l’amour !…
Ceux qui disent ça ne sont pas des artistes… Ce sont des gens qui ne savent pas transposer.
Vous, vous avez su si bien.
J’ai su. Et depuis ce jour-là, j’ai été de tous vos chagrins… Quel métier ! Chaque fois que vous avez aimé quelqu’un, je m’attachais à lui, et quand vous le quittiez… il ne me plaisait plus. Je le quittais aussi. J’ai eu ainsi deux ou trois amitiés charmantes brisées du jour au lendemain.
C’est très beau de votre part.
Oui, c’est beau… c’est musical…
Ah ! cher !… (Avec désespoir.) Mais, dites-moi, pourquoi se marient-ils toujours ?
Toujours !
C’est comme une sorte de fatalité.
Oui. Et ce n’est pas la seule. Pourquoi, après chaque rupture, est-ce l’infortuné Parmeline qui vous a toujours présenté celui qui devait être le… le… le suivant ? Il y a là une malchance, qui revient dans ma vie avec la cruauté d’un leitmotiv.
C’est vrai, cher dévoué…
Bien plus : j’ai toujours su, avant vous-même, ce qui allait arriver. Il est un signe auquel je ne me suis jamais trompé.
Quel ?…
Votre voix… votre accent…
Mais je n’ai plus d’accent !…
Presque plus ; mais, toutes les fois que vous vous trouvez en présence d’un homme que vous allez aimer, il revient, cet accent, il grandit, il devient prodigieux, vous passez insensiblement du français à l’anglais et de l’anglais à une sorte de dialecte inarticulé qui est chez vous le langage de la passion naissante.
Est-ce possible ?
Oh ! je l’ai entendu trop de fois, j’en ai trop souffert. Je ne veux plus en être la cause et désormais, je vous jure que j’aimerais mieux être roué vif, j’aimerais mieux être joué à l’Opéra que de vous présenter qui que ce soit.
N’ayez plus de la panique. Tout cela est envolé, emballé… Mon âme n’aura plus de la frisson que dans l’art… Tout de suite, je me suis donnée à lui.
C’est bien, ma duchesse. L’art, c’est grand ; l’art, c’est beau ; l’art, c’est tout ; l’art, c’est moi.
La chambre de monsieur Parmeline est prête.
Eh bien, allez le lui dire, mon ami.
Mais je le dis à Monsieur.
Ah ! Parmeline !… Quelle chambre est-ce ?
C’est la chambre Louis XV, monsieur.
Je m’en contenterai… (Il remonte.) Non lamento, ma duchesse allegretto !
Scène IX
Oui, il faut que je projette en moi de l’oubli et que je m’évapore dans la musique.
« Ah ! donne-moi tes lèvres !… Bis.
Ah ! ne comprends-tu pas ?…
Eh bien ! ne comprends pas,
Mais donne-moi tes lèvres !…
Donne-les moi ! »
C’est confortable, l’amour !… Voyons…
« Ah ! donne-moi tes lèvres !…
Ah ! donne-moi tes lèvres !… »
J’aimerais quelque chose d’un peu plus chaud. Non, je ne suis pas inspirationnée…
Ah ! il faut que je me pénètre avec les paroles.
« Ah ! donne-moi tes lèvres !…
Ah ! donne-moi tes lèvres !…
Ah ! donne-moi tes lèvres !…
Ah ! ne comprends-tu pas ?…
Eh bien ! ne comprends pas,
Mais donne-moi tes lèvres.
Donne-les moi ?… Bis. »
Oh !
Madame… je…
Ah ! mon compagnon de voyage… Permettez-moi de vous présenter : M. le comte de Latour-Latour… Madame la duchesse de Maulévrier…
Nom d’un chien !
Mais que faites-vous ici, cher monsieur ?
Mon Dieu, je me suis permis de venir pour une chose… oh ! sans grande importance…
Oh !
Par distraction, sans doute, vous avez laissé dans le wagon tout ce qui vous appartenait : un sac, un violon, un rouleau de manuscrits.
Ah ! je reconnais bien là Parmeline !
Rassurez-vous. Tout cela est dans l’antichambre… Vous m’aviez donné votre adresse et j’ai cru pouvoir…
Je suis confus… Merci… de tout cœur, merci.
Du tout, du tout… Et maintenant, je me retire.
Non, non. Prenez la peine de vous asseoir.
Mais…
Mais si… mais si… madame la duchesse ne vous le pardonnerait pas.
Mon Dieu, je vous l’avoue… je suis un peu timide…
Oh !
Moi aussi, je suis toujours gêné quand j’entre dans un salon.
Oui, n’est-ce pas ?… On ne sait que faire…
Oh !
Et le salon de madame la duchesse est le plus fermé qui soit. Je sais quel honneur c’est d’y être admis et que les plus beaux noms de France y donnent le bras à la littérature.
Vous vous exprimez parfaitement bien. (Il force Hubert à se rasseoir. — Un temps.) Vous êtes à Deauville pour quelques jours ?
Pour la grande semaine de golf… Je suis de très bonne classe… Je bats généralement la moyenne d’un trou…
Ah ! d’un trou ?
Oui, d’un trou !…
Quel trou ?
Mais… un trou !… J’adore les sports… le grand air, la chasse, le polo, la boxe…
Ah !
Enfin, tout ce qui développe l’âme et le muscle et porte la nature de l’homme à son complet épanouissement.
Ah !
Je crois être en ce moment dans le plein de ma forme.
Voulez-vous avoir une tasse de thé ?
Oh ! merci…
Alors, voulez-vous prendre cette petite peine de vous asseoir ?
Merci, madame la duchesse.
Vous habitez Paris ?
J’y fais de courts séjours. Malgré une belle fortune et un grand nom, l’occasion ne s’est pas encore offerte à moi d’y prendre la place que je me dois d’y tenir. Je vis donc, pendant la plus grande partie de l’année, dans ma terre.
Oh ! vous vivez dans la terre ?…
Ma mère aussi…
Comment ?
Oui, je vis auprès de ma mère, la comtesse de Latour-Latour.
Cela est très bien.
Et où est votre résidence ?
Au château de Latour-Latour.
Près de quelle ville ?
Près de la ville de Latour-Latour.
Et vous vous y reconnaissez dans tout ça ?
C’est une affaire d’habitude… D’ailleurs, s’il y a en France plusieurs Latour-Maubourg, plusieurs Latour-du-Pin et quelques Latour-d’Auvergne… (Il se lève.) Il n’y a qu’un seul Latour-Latour, c’est moi.
Cela est touchant. Mais, je le crois bien, j’ai vu votre nom récemment imprimé dans le journal…
En effet, je viens de publier le second volume des souvenirs de mon bisaïeul, qui fut grand écuyer du roi Charles X.
Ah ! que cela doit être difficile de publier les souvenirs de l’écuyer !…
Oui, il faut tout recopier…
Quel travail !
Moi aussi, je suis très bien disposée à accueillir les souvenirs de la famille… parce que moi, j’ai une famille — dear family — so dear family…
Évidemment… Évidemment…
Je ne peux pas dire dans le détail… I cant say a word… parce que moi, je suis naquis dans l’autre côté de l’eau, et dans l’autre côté de l’eau, il n’y a pas l’ancienneté de la famille dans le château.
Ça recommence !
C’était un petit home dans l’État de Virginie, avec le dear papa, le dear maman et les petits enfants qui jouaient avec la bille ou le cerceau et qui n’étaient pas du tout grands… parce qu’ils étaient tout petits… so little boys, so little girls… Et alors, j’ai de la grande dreadful émotion dans le souvenir de la Virginie qui me remplit tout le cœur de l’émotion de la Virginie…
Madame la duchesse, je vous demande la permission de me retirer…
Qu’est-ce que vous avez ?
Je ne vous en veux pas… Nous serons amis… Ça recommence ! Fatalité ! Fatalité !
Scène X
Qu’est-ce qu’il a ce monsieur ?
Laissez… laissez… le pauvre cher maître… elle est malade…
Il est malade ?
Oui, mais ça ne fait rien ! Vous, vous n’êtes pas malade.
Je me porte très bien.
Il faut même que vous ayez un véritable santé pour avoir été avec moi aussi familial.
Mais…
Eh bien ! laissez-moi vous dire que quand on n’a pas été présenté à une personne, cela est très méchant.
J’ai pourtant une excuse : j’ignorais qui vous étiez. Je n’ai donc pas manqué de respect à la duchesse de Maulévrier, mais j’ai été un peu trop empressé auprès d’une femme charmante qui jouait du piano… et dont les paroles…
Je composais…
Je n’avais pas compris… Je suis un homme du monde.
Ça, j’ai senti tout de suite. Mais après cette toupet, nous ne pouvons plus, je crois, nous rencontrer.
Vous êtes sévère.
Non ! je ne suis pas sévère… mais j’ai envisagé cette chose : si vous recommencez sur moi ce que vous avez fait tout à l’heure, vous vous conduisez comme un grossier…
Oh ! soyez assurée…
Et si vous ne recommencez pas, vous vous conduisez comme une goujate !
C’est vrai…
Vous voyez… on ne peut pas sortir de cet embrouillage.
Je n’y avais pas songé… Il y a là pour un gentleman une situation… tout à fait nouvelle… Je dirai même angoissante.
Alors, il faut partir… il faut vous évanouir pour toujours.
Je vous obéirai si vous l’exigez, madame la duchesse. Mais je suis profondément affligé. Car enfin, pourquoi vous cacher combien l’honneur de vous approcher m’avait été sensible ? Votre nom, si souvent lu dans les comptes-rendus mondains, toujours à la première ligne, tout de suite après les altesses royales !
C’est vrai.
… Votre charme… votre grâce… votre prestige… Je ne puis songer à tout cela sans être véritablement troublé…
Oh !
Et puis, il me semble, à présent, que nous devions nous rencontrer, qu’une Maulévrier et un Latour-Latour face à face, — n’ayons pas peur des grands mots — c’est épatant !…
Oui, c’est une chose épatante…
Et en nous voyant ici tous les deux, si près l’un de l’autre, madame la duchesse, dans ce paysage délicieux, près de la mer, à l’heure où le soleil va tomber dans les flots, savez-vous à quoi je pense ?…
Oh ! voyons…
Je pense que votre aïeul, Odet-Pierre de Maulévrier, entra à Jérusalem avec Godefroy de Bouillon, que son fils fut amiral des galères du roi, qu’Odet-Hyacinthe de Maulévrier fut grand-veneur et maréchal de France… Et je pense que pour ma part, j’apporte Sifrain de Latour-Latour, lieutenant-général qui pilla et brûla la Franche-Comté ; Hugues de Latour-Latour qui fut gouverneur de Guyenne et rédigea les règles du jeu de billard, et par-dessus tous, le cardinal Cyprien Gaspard de Latour-Latour qui faillit être pape !…
Oh ! comme vous êtes polisson !
Et dire que sans ce malheureux incident, je ne vous aurais peut-être pas déplu…
Je crois aussi…
… que peut-être, même, je vous aurais plu…
Je crois aussi…
Et un jour, qui sait, si touchée par mon dévouement, par mon admiration, vous n’auriez pas consenti à réaliser le rêve de toute ma jeunesse, celui que ma mère a si souvent prié Dieu d’exaucer : une grande liaison mondaine !
Mais comme vous êtes entrepreneur !
Je ne vous ai pas offensée ?
Si. Mais ce n’est pas détestable.
Oh ! Madame la duchesse… Madame la duchesse… Ainsi, vous ne m’en voulez plus ?
Je suis occupée à ne plus être fâchée.
Vous ne pensez pas trop de mal de moi ?…
Je pense que vous êtes un charmant homme du monde… seulement un peu inopiné…
Oh ! merci, madame la duchesse, merci… Comment vous dire… vous exprimer.
N’exprimez pas… Il faut que vous saviez que je suis avant tout une femme idéale. Je recherche exclusivement la poésie de l’amour… Jamais je ne pourrai être attendrie que pour un monsieur délicat qui aurait fait la cour avec moi d’une façon consécutive.
C’est bien naturel !
Mais vous, polo, chasse, boxe, vous ne sauriez pas piétiner si longtemps !
Vous vous trompez, madame la duchesse !
Oh ! que dit-il ?
Oui, pourquoi ce jour ne serait-il pas le premier du temps d’épreuve que vous réclamez si noblement ?
Oui, pourquoi ne serait-il pas ?
Alors ?
Alors… peut-être !
Ah ! madame la duchesse, merci ! Vous avez un grand cœur !
Oui, j’ai un grand cœur. J’ai aussi un grand parc… Tous les jours, je me promène au bord de la mer. Cette soir, j’y serai aussi, après le dîner. Venez au bout de la grande allée, et nous parlerons de la poésie de l’amour sur le banc des clématites.
Oh ! madame la duchesse, quel honneur vous me faites ! Quel honneur et quelle joie… Une fois de plus n’ayons pas peur des grands mots : ce qui m’arrive est fantastique.
Taisez-vous… Le duc.
Scène SCENE XI
Mon ami… j’introduis M. le comte Hubert de Latour…
Je me porte bien.
Latour… Latour.
J’ai dit…
Non, deux fois.
Oh ! oui, double… M. le comte Hubert de Latour-Latour…
Ah ! c’est bien différent. Enchanté, monsieur, de faire votre connaissance… Je sais votre lignée…
Et moi, monsieur, j’admire la vôtre…
Ça va très bien, très bien… je suis très contente…
Scène XII
M. Durand, vice-président de la Chambre des Députés.
Mon cher duc…
Je me porte bien. (Poignée de main.) Vous connaissez la duchesse…
J’ai cet honneur…
M. le comte de Latour-Latour, M. Durand, vice-président de la Chambre, député du Calvados, mon collègue au Conseil général. Je ne partage pas ses opinions, mais comme je ne suis pas sûr qu’il les partage lui-même… je fais de lui le plus grand cas… et je ne lui reproche qu’une chose : son goût pour le peuple.
Dites au moins pour la démocratie !
Quelle est la différence des mots ?
Mon Dieu, madame la duchesse, la démocratie est le nom que nous donnons au peuple toutes les fois que nous avons besoin de lui…
On ne saurait mieux dire.
Voulez-vous avoir un rafraîchissoir, cher monsieur Durand ?
Non, merci, madame la duchesse.
Et vous, cher comte Hubert de Latour-Latour ?
Volontiers.
Moi aussi, je vous prie…
Vous savez, mon cher duc, ce qui m’amène…
J’ai reçu votre mot… et je vous en remercie…
Je crois que j’ai trouvé exactement ce qu’il vous fallait. C’était assez difficile…
En effet… Je vous l’ai dit, je veux une personne instruite, discrète, de tenue parfaite, capable d’étudier des documents, de les classer, de les résumer et qui puisse au besoin faire à la duchesse des lectures qu’elle aime et qui sont généralement d’un caractère romanesque et puéril…
Ma protégée répond absolument à votre désir.
A merveille. Son nom ?
Brigitte Touchard… C’est la fille d’un de mes vieux camarades, l’archiviste départemental de Caen et ma filleule. C’est vous dire combien je m’intéresse à elle.
Cela va de soi. Son âge ?
Vingt-six ans.
Sa moralité ?
Oh ! irréprochable…
Quand la verrai-je ?
Tout de suite, elle est dans la galerie.
Michel, faites entrer la jeune fille qui attend…
Seulement, je vous préviens qu’elle ne paye pas de mine… Elle est un peu fruste d’aspect, un peu gauche, affreusement timide… Sa couturière est en même temps concierge de la gendarmerie… Vous voyez ça d’ici.
Je vois…
Viens, mon enfant, n’aie pas peur.
Oh !
Ah !
Oh ! Brigitte, petite maladroite, va !
Veuillez excuser, monsieur, cette enfant… Elle n’était jamais entrée dans un salon.
Ça n’a aucune importance !…
Aucune !…
Monsieur le duc, je vous présente mademoiselle Brigitte Touchard.
Je vous salue, mademoiselle… Veuillez prendre la peine de vous asseoir.
des petits ricanements niais et gênés.
Heu… heu…
Votre parrain, mademoiselle, m’a dit votre mérite.
Heu… heu…
Brigitte a son brevet supérieur et elle a été souvent pour son père une collaboratrice très utile.
Vraiment, mademoiselle ?
Heu… heu…
Il va donc vous falloir quitter cette bonne ville de Caen…
Heu… heu…
Vous ne la regretterez pas trop ?
Oh ! oh !
Je suis sûr que l’idée d’habiter Paris doit lui faire plaisir.
Oh ! oh !
C’est une idiote. (Haut.) Appartenant à ma maison, vous y mènerez une existence qui, sans être mondaine, exigera un peu de toilette…
Oh ! oh !
La duchesse vous aidera de ses conseils.
Oh ! oh !
Quant aux travaux que je vous confierai et qui touchent à la statistique et à l’économie politique, j’espère qu’ils sauront vous intéresser.
Oh ! oh !
Je suis ravi, mon cher duc, car pour l’avenir de cette enfant, c’est une chose inappréciable que de vivre dans un milieu tel que le vôtre, où elle se polira, où elle s’affinera…
Je n’en doute pas…
Et qui sait… peut-être habitant Paris, rencontrera-t-elle un jour, un brave garçon modeste et sincère, qui sera un mari possible.
Oh ! oh !
Quoi, mon enfant, vous n’avez jamais pensé à vous marier.
Oh ! oh !
Comment ?… Alors tu as donc une idée en tête.
Oh ! oh !
C’est parfait, pourvu que l’idée soit bonne…
Mon ami… les messieurs et les dames de visite s’en vont…
Ah çà ? qu’est-ce que ça veut dire… tu penses réellement à quelqu’un ? (Brigitte fait signe que oui.) Quelqu’un que tu aimes ? (Brigitte fait signe que oui.) Depuis longtemps ? (Brigitte fait signe que non.) Que tu veux épouser ? (Brigitte fait signe que oui.) Et je le connais ? (Brigitte fait signe que non.) Qui est-ce ? Je veux absolument savoir qui c’est…
Hubert descend au premier plan pour prendre son chapeau.
C’est celui-là !