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Utilisatrice:Narilora/Brouillon/L’habit vert/Acte 1

La bibliothèque libre.
Librairie théatrale, artistique & littéraire (p. 1-82).


L’HABIT VERT




ACTE PREMIER


Un manoir aux environs de Deauville. Salon donnant sur une terrasse. Au delà, un parc. Au-delà, la mer. Piano. Au-dessus de la cheminée, un grand portrait en pied du duc de Maulévrier en une pose noble et satisfaite et en tenue d’académicien. Armoiries ducales dans le coin du tableau.

____


SCÈNE PREMIERE


Au lever du rideau, un laquais, en grande tenue, culotte de panne, bas de soie, habit à la française, galonné, remet deux fauteuils en place, puis regarde si tout est en ordre en sifflotant très légèrement. Le duc, entre et l’entend.


LE DUC, froidement.

Vous vous permettez de siffloter ici !

LE LAQUAIS, balbutiant.

Que monsieur le duc veuille bien m’excuser. Je croyais qu’il n’y avait personne dans cette pièce.

LE DUC

Il y avait mon portrait. Vous n’êtes plus de ma maison. Allez…

Le laquais sort. Le Duc va se placer sous son portrait,
dans la même pose ; un temps.
MICHEL, maître d’hôtel, entrant

Le secrétaire de monsieur le duc est là.

LE DUC

Qu’il entre !

Michel s’efface. Laurel entre.
LE DUC

Bonjour, monsieur Laurel. Je me porte bien.

LAUREL

Je venais vous rendre compte du courrier, monsieur le duc. Il est arrivé aujourd’hui à Deauville avec un peu de retard à cause de l’accident survenu à Lisieux. Monsieur le duc a dû voir cela dans les journaux ?

LE DUC

Une fois de plus, monsieur Laurel, je vous le répète, je ne lis jamais aucun journal.

LAUREL

C’est vrai, monsieur le duc. Mais il me semble toujours que pour savoir ce qui se passe…

LE DUC

Monsieur Laurel, il ne se passe rien. Il ne s’est rien passé en France depuis quatre-vingts ans, j’entends depuis la chute de la monarchie légitime. Je vous écoute.

LAUREL, ouvrant son dossier

Voici, monsieur le duc : M. Schelton, le beau-père de monsieur le duc, envoie de New York le chèque de vingt mille dollars qui représente la rente trimestrielle de madame la duchesse.

LE DUC

C’est sans importance. Vous préparerez un accusé de réception que je signerai. Vous le terminerez par un mot aimable à l’adresse de M. Schelton.

LAUREL

Lequel ?

LE DUC

Celui-ci : je me porte bien.

LAUREL

Autre chose ! Femina désirerait vous interviewer.

LE DUC

Quel est ce mot ?

LAUREL

Ce magazine demande à tous les membres de l’Académie Française et par conséquent, à vous, monsieur le duc, leur sentiment sur l’adultère. C’est pour un numéro spécial destiné aux jeunes filles.

LE DUC

Vous écrirez à cette impertinente gazette que la famille de Maulévrier n’ayant jamais compté d’époux infidèles, je laisse à l’autres le soin de répondre.

LAUREL, notant à mesure les instructions du duc

Bien, monsieur le duc. Voici maintenant un mot de M. Durand, notre député, vice-président de la Chambre. Il viendra vous voir à cinq heures pour vous présenter un secrétaire archiviste.

LE DUC

Je lui avais demandé en effet de m’en procurer un.

LAUREL

Enfin, le sous-préfet de Bernay vous avise, monsieur le duc, en votre qualité de sénateur du département que toutes les verreries sont en grève, les usines assiégées et qu’il a failli être lapidé hier par la population ouvrière.

LE DUC

Vous lui enverrez ma carte avec ces mots : Je me porte bien. C’est tout ?

LAUREL

C’est tout, monsieur le duc.

LE DUC

Vous voyez bien, monsieur Laurel, qu’il ne se passe rien.

On entend un coup de timbre.
LE DUC

Une visite ?

LAUREL, remontant sur la terrasse

C’est M. le baron Bénin, votre collègue de l’Académie Française.

LE DUC

Fort bien… Vous m’apporterez les lettres à signer ce soir.

LAUREL

Bien, monsieur le duc.

Il sort.

Scène II

LE BARON, BÉNIN, PINCHET, LE DUC
BÉNIN

Bonjour, mon cher ami.

LE DUC

Merci. Je me porte bien.

BÉNIN

Devinez qui je vous amène.

LE DUC

Je ne devine jamais rien.

BÉNIN

Il est vrai… Eh bien, je vous amène M. Pinchet, secrétaire général de l’Institut, qu’à ma très grande stupeur, je viens de rencontrer sur la plage en chapeau haut de forme et en redingote.

PINCHET, se présentant sur le seuil de la porte.

Monsieur le duc…

LE DUC

Comment, mon bon Pinchet, est-il possible ?… Vous, à Deauville !

PINCHET

Oh ! non, monsieur le duc, non pas à Deauville, je ne me permettrais pas. Je suis venu passer quelques jours à Dives, avec Mme Pinchet, M. le baron Bénin m’ayant dit que vous étiez ici, monsieur le duc, je me suis permis…

LE DUC

Vous avez fort bien fait, mon cher Pinchet, je vous tiens en grande estime… Vous avez le sens de la tradition. Nous ne sommes plus guère aujourd’hui à en goûter la noblesse et la beauté.

BÉNIN

C’est pour moi que vous dites ça, mon cher duc ?

LE DUC

Mon dieu, mon cher ami, vous apportez dans vos propos et d’ailleurs parfois dans vos ouvrages un ton de frivolité dont je m’offusque.

BÉNIN

Ne me faites pas rougir devant Pinchet, mon ami !

PINCHET

Oh ! Monsieur le baron.

LE DUC

Mais je ne vous ai pas demandé des nouvelles de madame Pinchet. Se plaît-elle ici ?

PINCHET

Vous êtes trop bon, monsieur le duc. Madame Pinchet aime la mer. Quoique devenue très forte avec l’âge, elle est restée rêveuse. Madame Pinchet est toujours pour les poètes dans nos élections académiques.

LE DUC

Et jusqu’à quand restez-vous sur la côte ?

PINCHET

Jusques à lundi au plus tard. Voyez-vous, monsieur le duc, mon père et mon grand-père qui furent avant moi secrétaires généraux de l’Institut ne s’en sont pas éloignés un seul jour durant trente-sept ans. Depuis vingt ans, je ne l’avais jamais quitté non plus… J’ai essayé, j’ai eu tort.

BÉNIN

C’est fort touchant.

PINCHET

Non, monsieur le baron, non… c’est de l’égoïsme et aussi un peu d’orgueil. Il me semble que je manque là-bas, qu’en mon absence, il y a de la poussière qui n’est pas à sa place.

LE DUC

Vous avez le mal du pays, Pinchet !

PINCHET

Exactement, monsieur le duc. Ah ! quand je pense que dimanche — car je repartirai dimanche — au moment où le petit omnibus de la gare passera le pont des Saints-Pères, j’apercevrai la coupole, le quai, la petite place en hémicycle, modeste et si glorieuse pourtant…

BÉNIN

Les deux braves petits lions de pierre endormis sur notre seuil d’un sommeil de collègues.

PINCHET

Nos voisins les bouquinistes qui vendent des livres qu’ils ont lus à des gens qui ne les liront pas… Ah ! on pourra dire tout ce qu’on voudra, c’est un bel endroit.

LE DUC

A propos, Pinchet, comment va notre collègue Bretonneau ? Il était fort mal quand j’ai quitté Paris.

PINCHET

Oh ! il n’y a plus d’espoir, monsieur, il est tout à fait guéri. En revanche, on croit que M. Jarlet-Brézin ne passera pas l’été. Du reste, je vous tiendrai au courant des nouvelles, monsieur le duc, car mon fils me renseignera par dépêche.

BÉNIN

C’est lui qui vous remplace en votre absence ?

PINCHET

Oui, je l’ai formé ; je lui ai appris, comme mon père me les avait appris autrefois, les noms de tous les académiciens dont les bustes ornent nos couloirs, nos greniers et nos caves. Il y en a beaucoup.

BÉNIN

Ah ! il y en a énormément.

LE DUC

Énormément.

PINCHET

Énormément. Ils sont immortels et pourtant personne ne connaît plus rien d’eux. Si bien que ces hommes illustres n’existeraient plus du tout, s’il n’y avait pas toujours un Pinchet pour savoir leur nom.

BÉNIN

J’espère que ce pauvre jeune homme a d’autres distractions !

PINCHET

Mon Dieu, c’est un garçon très sérieux. Pourtant, monsieur le baron, je lui crois une petite maîtresse.

LE DUC, sévère

Ah !

PINCHET

Mais elle habite quai Conti.

BÉNIN, souriant

Alors !…

PINCHET

Oui, n’est-ce pas… Mais, je m’excuse, messieurs, d’avoir abusé de vos instants. Madame Pinchet m’attend sur la plage. Elle espérait un peu vous y rencontrer, monsieur le duc.

LE DUC

Je ne vais jamais sur la plage. Mon nom et ma situation ne me permettent pas de fréquenter les endroits où je suis exposé à me voir salué par le premier venu.

PINCHET

Je comprends, monsieur le duc. Si vous avez quelques commissions pour Paris, messieurs, je suis tout à vos ordres.

BÉNIN

Je vous remercie vous. Je rentre dans trois jours comme vous.

PINCHET

Oh ! moi, mon Dieu, cette conversation m’a beaucoup troublé… beaucoup ému Je crois bien que je repartirai demain matin. A cette heure-ci… je serai à l’Institut… Messieurs.

Il salue.
LE DUC

Très bien, mon cher Pinchet, très bien. Plus je vous connais, plus je vous estime : Nous ne sommes que de l’Académie. Vous, vous êtes : l’Académie !

PINCHET, très ému

Monsieur le duc, je pleure.

LE DUC

Je vous accompagne jusqu’à la grille. Venez-vous, Bénin ?

BÉNIN

Non ! j’attends la duchesse pour lui présenter mes devoirs.

Le Duc et Pinchet sortent.



Scène III

BÉNIN, seul, puis MADAME JEANVRÉ, puis MADAME DE JARGEAU, puis le VICOMTE et la VICOMTESSE de SAINT-GOBAIN
Bénin reste seul un instant, remonte vers la terrasse. Entre madame Jeanvré.
BÉNIN, saluant

Madame Jeanvré, je crois ?

MADAME JEANVRÉ

Oui, monsieur.

BÉNIN

Voulez-vous me permettre, madame, de me présenter moi-même ? La baron Bénin.

MADAME JEANVRÉ

De l’A. F. !… Oh ! Je vous demande pardon. Je voulais dire de l’Académie Française.

BÉNIN, souriant

Dites de l’A. F., madame. Les groupements désignés par des initiales sont aujourd’hui les seuls auxquels le public témoigne quelque intérêt.

MADAME JEANVRÉ

Madame la duchesse n’est pas là ? C’est la première fois que j’ai l’honneur de lui rendre visite.

BÉNIN

Vous avez eu raison de venir aujourd’hui, madame… C’est bien.

MADAME JEANVRÉ, surprise

Ah !

Madame de Jargeau entre.
MADAME DE JARGEAU, avec gravité

Cher monsieur… madame. (Poignées de mains.) Comment est la duchesse ?

BÉNIN

Très courageuse… M. de Jargeau se porte bien ?

MADAME DE JARGEAU

Oui, merci. Il a été désolé de ne pouvoir m’accompagner… mais il est en banque et en veine.

BÉNIN

Alors ! Ah ! voilà les Saint-Gobain.

MONSIEUR DE SAINT-GOBAIN, entrant

Chère madame… Baron.

MADAME DE SAINT-GOBAIN, avec émotion.

Je pensais bien vous trouver chez la duchesse, c’est en de tels moments que ses amis lui doivent toute leur affection.

MADAME DE JARGEAU, à madame Jeanvré

Oui… n’est-ce pas ?

MADAME JEANVRÉ, étonnée

Ah ?… (Petit froid.) Quel beau concert nous avons eu hier au Casino. J’avais espéré y rencontrer madame la duchesse.

MADAME DE SAINT-GOBAIN, choquée

Oh ! que dites-vous là, madame ?

MONSIEUR DE SAINT-GOBAIN

La duchesse ne pouvait pas paraître hier au Casino !

BÉNIN

C’était impossible !

MADAME DE JARGEAU

Impossible !

MADAME DE SAINT-GOBAIN, avec un long soupir

Je la plains de tout mon cœur de femme.

MONSIEUR DE SAINT-GOBAIN

Moi aussi !

MADAME JEANVRÉ, stupéfaite

Ah !


Scène IV

Les mêmes, MICHEL.
MICHEL, avec tristesse.

Madame la duchesse s’excuse auprès de ces dames ! Madame la duchesse descendra dans un instant.

Il sort.
BÉNIN

Voulez-vous, en attendant, faire un tour dans le jardin, mesdames ?

MADAME DE JARGEAU

Volontiers.

MADAME DE SAINT-GOBAIN

La vue est si belle… Quelle situation merveilleuse !

Tous remontent, sauf madame Jeanvré. Celle-ci retient Bénin au moment où il va sortir. Les autres disparaissent par la terrasse.
MADAME JEANVRÉ, à mi-voix

Monsieur… Monsieur…

BÉNIN

Madame…

MADAME JEANVRÉ

Vous avez l’air si gentil que…

BÉNIN

Vous me comblez, madame…

MADAME JEANVRÉ

Je voudrais vous demander…

BÉNIN

Quoi donc ?

MADAME JEANVRÉ

Voilà… Je ne sais pas… J’ai l’impression d’avoir fait une gaffe…

BÉNIN

Mon Dieu !

MADAME JEANVRÉ

Je ne comprends pas. Il y a ici comme une atmosphère de condoléances. On n’a pourtant perdu personne dans la maison ?

BÉNIN

Mais si, madame.

MADAME JEANVRÉ

Oh ! mon Dieu ! qui donc ?

BÉNIN

On a perdu l’amant.

MADAME JEANVRÉ

Quoi ?

BÉNIN

On a perdu l’amant… M. de Vaujours… qui depuis cinq ans était pour la duchesse… vous comprenez ?

MADAME JEANVRÉ

Oh ! la pauvre femme ! Alors, il est mort, ce monsieur ?

BÉNIN

Si ce n’était que cela ! Il s’est marié, avant-hier, à Sainte-Clotilde.

MADAME JEANVRÉ

Avant-hier ! Et moi qui… Oh ! Et alors, toutes ces personnes qui étaient là, venaient pour…

BÉNIN

Pour prendre discrètement part à sa douleur.

MADAME JEANVRÉ

Ça, c’est inouï, par exemple !

BÉNIN

Vous n’habitez pas Paris, madame ?

MADAME JEANVRÉ

Non, monsieur. Mon mari est officier de dragons. Nous avons habité Lunéville et Chambéry.

BÉNIN

Voilà !

MADAME JEANVRÉ

Tout de même, je n’en reviens pas.

BÉNIN

C’est sans doute que vous ignoriez combien nos mœurs ont changé.

MADAME JEANVRÉ

A ce point-là ?

BÉNIN

A ce point-là. La liaison a remplacé le mariage qui, lui, est devenu une sorte de parenté.

MADAME JEANVRÉ

C’est vrai qu’à côté d’une femme élégante, le mari a bien souvent l’air d’un parent pauvre !

BÉNIN

Vous voyez.

MADAME JEANVRÉ

Le plus fort c’est que je croyais la duchesse une très honnête femme !

BÉNIN

Mais c’est une très honnête femme. Elle a toujours été parfaitement fidèle à ses amants, à Parmeline d’abord.

MADAME JEANVRÉ

Le grand pianiste ?

BÉNIN

Lui-même.

MADAME JEANVRÉ

Et après lui ?

BÉNIN

Après lui ? A quelques jeunes gens distingués et bien portants qu’elle rendit également heureux. Elle a été pour eux une transition très douce, entre la mère à qui elle les prenait et la fiancée à qui elle les rendait. En somme, c’est une providence que cette bonne duchesse, seulement une providence à qui est survenu ce petit ennui d’avoir un peu trop de tempérament.

MADAME JEANVRÉ

Et le duc ?

BÉNIN, montrant le portrait au-dessus de la cheminée

Le duc ? Regardez-le. Vous voyez bien qu’il ne sait rien.

MADAME JEANVRÉ

C’est vrai !

BÉNIN

Il ne sait rien de son intérieur, rien de son pays, rien de son temps, rien du reste d’aucun autre temps. Il est sénateur et académicien !

MADAME JEANVRÉ

C’est drôle !

BÉNIN

Mais non. Songez qu’il porte l’un des plus beaux noms de France et que suivant une pieuse coutume de sa race, il a épousé en Amérique une dot de 400.000 livres de rente. Vous n’avez plus rien à me demander, madame ?

MADAME JEANVRÉ

Non.

BÉNIN

Alors. Allons rejoindre ces dames.

MADAME JEANVRÉ

Allons. Mais comme c’est compliqué la vie de famille !

BÉNIN

Elle ne l’était pas moins du temps de Salomon qui épousa mille femmes auxquelles il resta d’ailleurs parfaitement fidèle.

MADAME JEANVRÉ

Dame, à ce chiffre-là !

Ils sont remontés.
BÉNIN

Regardez cette vue… Est-ce beau ?

Ils sortent.

Scène V

MICHEL, puis MÉLANIE, puis LA DUCHESSE.
Michel entre, l’air attristé, il porte des coussins, une corbeille à ouvrage et un réticule qu’il dépose près d’une bergère. Mélanie entre à son tour également mélancolique. Elle porte un petit chien havanais, puis paraît la duchesse. Elle marche à pas lents, languissante et brisée, poussant des soupirs à fendre l’âme. La duchesse a conservé un accent américain assez prononcé.
LA DUCHESSE.

Vous avez mis là tous les bibelotages ?

MICHEL.

Oui, madame la duchesse.

LA DUCHESSE.

Merci, attentif domestique. Monsieur le duc est-il sorti ?

MICHEL.

Il y a un quart d’heure, madame la duchesse.

LA DUCHESSE.

Pauvre cher duc si grandiose… En allez-vous dire à toutes ces personnes du jardin que je suis vacante pour les recevoir.

MICHEL

Bien, madame la duchesse.

Il sort.
LA DUCHESSE

Mélanie, procurez-moi Bobby. (Mélanie lui donne le petit chien.) O vous Bobby… auriez-vous cru une si cruelle chose elle puisse arriver ? Non vous n’auriez pas, ô Bobby en vérité, chère petite boule.

MÉLANIE

Madame la duchesse ne veut rien prendre ? Madame la duchesse n’a pas déjeuné !

LA DUCHESSE

Non, merci. Vous êtes une sensible femme de chambre. Retournez… prenez le pauvre cher Bobby et emportez-le dans le soleil.

MÉLANIE

Comment ?

LA DUCHESSE

Dans le soleil !

MÉLANIE, effarée.

Dans le soleil ?

LA DUCHESSE

Oui, là où il y a par terre de la soleil.

MÉLANIE

Bien, madame la duchesse.

Elle sort



Scène VI

LA DUCHESSE, puis les SAINT-GOBAIN, MADAME DE JARGEAU, MADAME JEANVRÉ, qui rentrent les uns après les autres
BÉNIN

Chère amie, j’ai voulu venir vous présenter aujourd’hui, mes sympathies respectueuses.

LA DUCHESSE

Merci, amical Bénin, merci.

MADAME DE JARGEAU


Je tiens beaucoup, madame la duchesse à y joindre les miennes.

LA DUCHESSE

Merci, pauvre chère comtesse de Jargeau, merci. Oh ! vous, les Saint-Gobain, vous êtes des personnes tellement affectives.

MADAME DE SAINT-GOBAIN

Croyez bien que nous aussi…

MONSIEUR DE SAINT-GOBAIN

… nous prenons une grande part…

MADAME JEANVRÉ

Je me suis permis également, madame la duchesse…

LA DUCHESSE

Je suis touchée, chère petite Jeanvré, presque inconnue.

MADAME JEANVRÉ

C’était bien naturel.

LA DUCHESSE

Votre cœur est grand.

BÉNIN

Comment vous sentez-vous aujourd’hui ?

LA DUCHESSE

Oh ! ma santé est encore bien souffrante mais je suis si soulagée que vous m’environnez, que vous me compatissez…

MADAME DE SAINT-GOBAIN

Vous vous remettrez peu à peu.

MADAME JEANVRÉ

Cette saison est si belle !

MADAME DE SAINT-GOBAIN

Le ciel était merveilleux ce matin.

MADAME JEANVRÉ

Oh ! il y avait sur les planches un monde fou.

BÉNIN

Evidemment, s’il n’était pas fou, il ne serait pas sur les planches !

Petit rire général. La duchesse ramène la conversation à son ton normal par un soupir prolongé.
MADAME DE SAINT-GOBAIN

Oui…

MADAME DE JARGEAU

Pardon…

Michel entre.
MICHEL

C’est un télégramme pour madame la duchesse.

LA DUCHESSE, l’ouvrant.

Vous permettez ! Oh ! Michel… Il faut vite précipiter l’auto dans la gare. Le cher grand maître Parmeline, il arrive tout de suite de Paris.

BÉNIN

Ce cher ami ! Je le croyais absent.

LA DUCHESSE

Oui, il vient de faire un grand voyage dans le pays de l’Italie… Michel, dites au mécanicien, puisqu’il est tout neuf qu’il reconnaîtra M. Parmeline sur le quai.

BÉNIN

Mais à quoi le reconnaîtra-t-il, chère Madame ?

LA DUCHESSE

Oh ! à la beauté de son cœur… Il a un cœur tellement beau… et un front si inspirationné…

Michel sort.
MADAME JEANVRÉ

J’ai vu souvent le portrait de M. Parmeline. Il est très curieux, en effet.

LA DUCHESSE

Il est toujours dans les transports… Il ne vit pas sur la terre… C’est un chef-d’œuvre d’homme.

MADAME DE JARGEAU

Il a été, je crois, votre maître, madame la duchesse ?

LA DUCHESSE

Oui. Il a mis en moi l’harmonie et une grande quantité de talent musical.

MONSIEUR DE SAINT-GOBAIN

Ah ! vous lui faites honneur. Votre dernière mélodie est d’une grâce, d’un moelleux dans le sentiment !

LA DUCHESSE

Oui, elle est excessivement moelleux.

MADAME DE SAINT-GOBAIN

Oh ! j’en suis folle… Et puis le titre est si joli : « Les Fils de la Vierge. »

Elle prononce fils, dans le sens d’enfant.
MONSIEUR DE SAINT-GOBAIN, rectifiant

Les fils… les fils… de la Vierge…

MADAME DE SAINT-GOBAIN

Oh !

BÉNIN

Plus que jamais vous allez vous donner à votre art… C’est le grand consolateur.

LA DUCHESSE

Oui, je pense aussi… J’ai déjà commencé à constituer un grand opéra très douloureux et si poétique… J’ai fait le parole avec mon cervelle et la musique avec ma cœur.

MADAME DE JARGEAU

Ce sera sûrement une merveille !

LA DUCHESSE

Je pense aussi…

MADAME DE SAINT-GOBAIN

Et peut-on savoir le sujet ?

MONSIEUR DE SAINT-GOBAIN

Ah ! donnez-nous un aperçu ?

LA DUCHESSE

Eh bien voilà. N’est-ce pas, c’est de l’amour, je voulus qu’il y a de l’amour partout… l’amour c’est une chose si idéale et si pratique, n’est-ce pas… Alors j’ai enfanté une chose sur Napoléon… C’est très joli… c’est une grande frasque.

BÉNIN

Hein ?

LA DUCHESSE

Oui, vous savez comme les grandes frasques que les peintres ont peintes sur les murs du pays de l’Italie.

MADAME DE SAINT-GOBAIN

Ah ! vraiment !

MADAME DE JARGEAU

Et quel épisode avez-vous choisi dans la vie de Napoléon ?

LA DUCHESSE

Je vais vous le dire… C’est très beau, c’est au moment où il est à la campagne, en Égypte et il se bat comme empereur sur les grandes choses pointues… les pyramides. Alors, il est reçu chez un Pacha qui a deux filles… l’une s’appelle Fatima et l’autre Ernestine… C’est très joli… et toutes les deux, elles sont amoureuses de Napoléon. Mais lui il préfère Ernestine qui est plus excitante. Alors ils s’aiment tous le temps sur les bords du Nil… Un soir, Fatima les surprend… et elle se jette sur Napoléon avec un poignard et elle le tue… Il est mort… (Sensation.) Et c’est fini… C’est une très belle histoire… et puis, n’est-ce pas, ce n’est pas très connu.

LE BARON

En effet !

MADAME JEANVRÉ

C’est d’un inattendu !

MONSIEUR DE SAINT-GOBAIN

Une pareille œuvre va vous accaparer, madame la duchesse, et je me demande si je vais oser vous présenter ma requête.

LA DUCHESSE

Quoi ?… Dites quoi ?

MADAME DE SAINT-GOBAIN

Eh bien, mon mari vous a apporté quelques vers, madame la duchesse… et il serait au comble de ses vœux si ce petit poème pouvait vous inspirer une mélodie.

LA DUCHESSE

Y a-t-il de l’amour dans l’intérieur ?

MONSIEUR DE SAINT-GOBAIN

Jugez-en. Voici le refrain :

Il met son lorgnon et lit.

« Oh ! donne-moi tes lèvres.
Ah ! ne comprends-tu pas,
Eh bien ne comprends pas,
Mais donne-moi tes lèvres. »

TOUS

Charmant !… délicieux !… exquis !…

BÉNIN

Et comme c’est humain !


Scène VII


Les mêmes, PARMELINE
Il entre en coup de vent. Tenue de voyage très élégante. Belle tête d’artiste, abondante chevelure à mèches blanches. Il donne une impression de génie, de folie et de magnificence.
PARMELINE, il tient son chapeau d’une main, un bouquet de fleurs de l’autre

Le voilà. Le voilà ! C’est lui ! C’est Parmeline ! Il arrive tout couvert des lauriers de gloire et de la poussière des routes. Ne vous dérangez pas… C’est lui ! C’est lui !

BÉNIN,, à madame Jeanvré.

Comme il est simple !

PARMELINE

Voici, madame la duchesse qui vous prouvera que j’ai pensé à vous.

Il pose son bouquet sur une chaise et tend son chapeau à la duchesse.
LA DUCHESSE

Pourquoi ce gris chapeau ?

PARMELINE

Oh ! Excusez-moi.

Il lui donne le bouquet et reprend le chapeau.
LA DUCHESSE

Ah ! cher désiré maître, comme vous êtes bon d’être venu.

PARMELINE

Parmeline vient toujours quand sa duchesse l’appelle.

Il lui baise la main.
LA DUCHESSE, sonne

Pourquoi ne sert-on pas le thé du maestro ? D’abord, je vais vous introduire : Madame la comtesse de Jargeau, la femme du Conseil d’État. Mme Jeanvré, de l’armée de la province. Le vicomte de Saint-Gobain, ancien diplomatique et sa vicomtesse.

PARMELINE, avec un sourire très aimable.

Ciel ! dans quel guêpier me suis-je fourré ?

Rire général.
MADAME JEANVRÉ

Mais c’est un fou !

BÉNIN

Non, c’est un musicien !

MADAME DE JARGEAU

Et vous avez fait bonne route depuis Paris, cher maître ?

PARMELINE

Oh ! atroce !… chère Madame… atroce. Je me suis trouvé d’abord dans un wagon encombré. Des âmes épaisses… des visages fermés. J’ai senti que ces gens-là n’aimaient pas ce que je fais… Cette pensée m’a été intolérable… J’ai passé dans un autre compartiment : deux voyageurs seulement ; à côté de moi, un homme jeune, distingué, très bien, enfin un de ces hommes dont on sent qu’ils ont fait leur première communion et qu’ils savent monter à cheval. En face de moi… une dame…

MADAME JEANVRÉ

Jolie ?

PARMELINE

Laide. Ah ! qu’elle était laide cette dame !… elle était laide… si laide que cela me devint une torture. La laideur a toujours été pour moi une injure personnelle. Je me penchai donc vers mon voisin et je lui dis tout bas : « Je ne peux plus, je ne peux plus… cette dame est trop laide. Tirez la sonnette d’alarme !… » « Mais, Monsieur, me répondit-il, on s’expose à une amende de trois cents francs et à un emprisonnement de quinze jours à trois mois. » « Je le sais, répliquai-je, et c’est pour ça que je ne veux pas la tirer moi-même. » Je regardai de nouveau la dame et je m’aperçus d’une chose prodigieuse ! Sa laideur s’accentuait de station en station. A un instant précis, elle devint tellement affreuse… que soudain je compris…

LA DUCHESSE

Quoi ?…

PARMELINE

Je compris que c’était une fée !

LA DUCHESSE

Oh !… quel grand artiste…

PARMELINE

Oui… Cette idée m’envahit tout entier sous sa forme la plus musicale. Des rythmes s’éveillèrent, des mélodies s’épanouirent et j’entendis distinctement une admirable voix de ténor qui chantait… en moi : « Seul… un baiser lui rendra sa beauté… » Brusquement, je m’approchai d’elle et je posai mes lèvres sur les siennes en lui disant : « Sois belle ! » A ma grande surprise, un torrent d’injures accueillit cette injonction. Le croiriez-vous, ce n’était pas une fée !

LA DUCHESSE

Ah ! quel dommage !

PARMELINE

C’est ma destinée. Mon malheur est de ne jamais pouvoir rencontrer sur ma route, des gens de bon sens, des gens équilibrés.

BÉNIN

Voilà…

Michel entre portant un plateau avec une tasse et un sucrier.
LA DUCHESSE

Prenez votre thé ! Et le distingué monsieur, votre compagnon, qu’a-t-il pensé ?

PARMELINE

Il n’a pas cessé d’être distingué. Il m’a approuvé par un silence très correct, nous nous sommes liés, il m’a remis sa carte. (Il tire la carte de sa poche.) Le comte Hubert de Latour-Latour.

Michel s’approche avec le plateau à thé. Parmeline prend le sucrier dans ses mains.
PARMELINE

Rien qu’un morceau. (Il plonge ses doigts dans la tasse et pousse un cri.) Ah ! je me suis cruellement brûlé.

LA DUCHESSE

Oh !

PARMELINE, désespéré.

Les choses elles-mêmes me sont hostiles. Elles n’aiment pas ce que je fais.

MADAME DE JARGEAU

Oh ! que dites-vous ?

MADAME DE SAINT-GOBAIN

Tout le monde vous admire !

PARMELINE

Pas assez… pas assez… Et puis, Parmeline ne tient pas à ce qu’on l’admire… Il veut qu’on l’aime… Il a besoin d’être aimé… On ne l’aime pas… Je suis un malheureux, mesdames, je suis un écorché.

Il remonte.
MONSIEUR DE SAINT-GOBAIN

Que dites-vous là, cher Monsieur ?

BÉNIN

Mais vous avez été acclamé à Naples.

PARMELINE, épanoui.

Oui. J’ai plu, beaucoup !… beaucoup, enfin vraiment beaucoup…

LA DUCHESSE

Oh ! vous deviez rester quelques jours seulement, et vous vous êtes allongé jusqu’à un mois…

PARMELINE

Oui…

MADAME DE JARGEAU

Ce séjour ne vous a pas paru trop monotone ?

PARMELINE, suffisant.

Non… non… non… (Un temps.) Elle s’appelait la comtesse Camerino !

TOUS

Ah !

PARMELINE

Mais je vous supplie de ne jamais dire son nom… soyez discrets.

BÉNIN

Nous, oui… mais vous ?…

PARMELINE

Ah ! moi, je ne peux pas… Alors, comment me le reprocher ? Mais vous ce serait très mal.

MONSIEUR DE SAINT-GOBAIN

Comptez sur notre silence.

MADAME JEANVRÉ, à Bénin

Moi je commence à l’aimer !

PARMELINE

D’ailleurs, je faillis préférer à Bianca — c’est la comtesse Camerino — Angelica, — c’est la comtesse Andrioli. — En Italie, les femmes qui vous aiment sont toujours comtesses.

LA DUCHESSE

C’est un miracle de l’amour !

MADAME DE JARGEAU

Peut-on vous demander quelle était la plus belle de ces deux dames ?

PARMELINE

On peut tout me demander… je dis tout, moi… je ne suis pas un ingrat… Certainement Bianca était plus… elle avait… ce… enfin cette… Voilà… je ne peux pas… je ne peux pas…

MADAME DE SAINT-GOBAIN

Qu’est-ce que vous avez ?

PARMELINE

J’ai… que je ne peux pas m’exprimer avec des mots… les mots, ce sont des pauvres gens, ils sont trop vieux, trop usés… Je voudrais cependant vous montrer… Bianca. (Il fait le geste de jouer du piano dans le vide.) Tenez, vous allez comprendre, la voilà. (Il se jette au piano et joue quelques mesures très ardentes.) Angelica, au contraire, c’était… c’était… Tenez, regardez-la… (Il joue quelques mesures très langoureuses.) Alors, moi, n’est-ce pas… (Il joue quelques notes.) l’hésitation… la perplexité… enfin, j’ai préféré… (Il rejoue les quelques mesures ardentes.)

BÉNIN

Vous avez préféré Bianca !

PARMELINE

Voilà !… Eh bien ! je n’aurais jamais pu vous faire comprendre ça avec des mots ! Ah ! cette nuit, à Sorrente, où, pour la première fois, elle tomba dans mes bras !… Quelle atmosphère… émouvante… embaumée… Comment vous dire, cette ambiance… cette troublance… Tenez, tenez… (Il se met à jouer une musique lascive.) Une symphonie de parfums… les orangers… les tubéreuses… les verveines… (Il insiste sur une petite note grêle.) Et le jasmin… Sentez-vous le jasmin ?…

LA DUCHESSE

Quel charme sensuel !…

PARMELINE

Et partout les étoiles… (Série de notes tendres.) Dont quelques-unes… (Il fait un arpège rapide.) Filantes !

TOUS et TOUTES

C’est inouï !… C’est d’une vérité… On y est… Exquis !… Admirable !…

PARMELINE

Et ce fut notre première nuit d’amour… (Il joue un hymne triomphal.) Excusez-moi, Mesdames, ces trois dernières mesures étaient d’une indécence !…

LA DUCHESSE, baissant les yeux.

Oui. Vous n’auriez pas dû les jouer devant elles.

TOUTES LES FEMMES

Mais non… mais non… continuez… c’est délicieux !…

MADAME JEANVRÉ

Et après… après…

PARMELINE

Je ne la revis que huit jours plus tard car la carrière de son mari ne laissait à la comtesse qu’une nuit de liberté par semaine.

MADAME DE JARGEAU

Que fait donc le comte Camerino ?

PARMELINE

Il est employé à l’octroi… Et ce fut notre seconde nuit d’amour.

Il joue le même hymne, mais moins triomphal.
MONSIEUR DE SAINT-GOBAIN

Tiens… Tiens…

PARMELINE

Évidemment : n’est-ce pas, il y avait moins de surprise.

LA DUCHESSE

… Moins de jasmin…

PARMELINE

Et le samedi suivant ce fut notre troisième nuit d’amour.

Il attaque l’hymne triomphal mais d’une façon de plus en plus languissante, les notes s’espacent… deux ou trois fausses notes… il n’achève pas.
BÉNIN

Hein ?

PARMELINE

Le lendemain, la comtesse me témoigna quelque mauvaise humeur. Froideur de sa part… irritation de la mienne… On en vint à des mots. Elle me dit : (Musique.) Je lui répondis : (Musique.) Elle ajouta : (Musique.) Je lui jetai au visage : (Musique.) Je pris mon chapeau. (Musique.) Je pris la porte… et je sortis en la faisant claquer. (Il ferme violemment le piano.) Et je n’ai jamais revu ni la porte, ni la comtesse… Je revins à Paris il y a trois jours. J’y trouvai une dépêche de la duchesse m’appelant auprès d’elle et voilà pourquoi, mesdames, Parmeline est au milieu de vous, très simple, très modeste, inaperçu… (Coup de canon, au dehors.) Le canon ! Je me trompais. On sait mon arrivée…

MICHEL, entrant.

Madame la duchesse a entendu… On vient de donner le signal du départ pour les régates du Havre.

PARMELINE, déçu.

Ah !… soit…

BÉNIN

Cela intéresserait peut-être ces dames de regarder la course ?…

LA DUCHESSE

Oh ! il faut aller… chères petites mesdames… Au bout de la grande allée, on voit très bien…

MADAME JEANVRÉ

Oui, ce serait très amusant.

Elles remontent toutes. — Parmeline retenant Bénin.
PARMELINE

Mon cher baron, un mot. Je voudrais aller faire un tour au Casino. Je suis arrivé sans argent. Voulez-vous me prêter vingt-cinq louis ?

BÉNIN

Mais je crois bien… les voilà.

MADAME JEANVRÉ

Vraiment, madame la duchesse, vous ne voulez pas venir avec nous ?

LA DUCHESSE

Non… Je ne suis pas possible. Rien que de voir les bateaux, ça me rend malade à cause du roulage et du tangui. Et puis j’ai besoin de parler avec Parmeline.

MADAME DE JARGEAU, revenant.

Mon cher maître… très heureuse de vous avoir rencontré… Vous me permettez de vous demander votre concours pour la matinée du 18 au profit des naufragés ?

PARMELINE

Je ne puis, chère Madame : naufragé moi-même, je ne serai sans doute plus ici… Mais je tiens à contribuer pour une modeste part. Voici cinq cents francs.

Il lui donne le billet que vient de lui remettre Bénin.
MADAME DE JARGEAU

Oh ! comment vous remercier. (Elle se tourne vers Bénin.) Voilà qui doit vous faire honte, baron… vous qui ne m’avez donné que quarante francs !

PARMELINE,

Oh ! cher ami… mesquinerie… oh !… fi, fi.

BÉNIN

Oh ! ça !…

LA DUCHESSE

Baron, il faut aller mener ces dames dans la régate…

BÉNIN

Voilà… je suis à vous, mesdames, je suis à vous… A tout à l’heure, duchesse.

Ils sortent.



Scène VIII

LA DUCHESSE, PARMELINE
LA DUCHESSE

Enfin, je suis solitaire avec vous… Oh ! cher maître aimé… je vais vous dire enfin pourquoi je vous ai fait venir. C’est un affreux secret.

PARMELINE

Je le connais.

LA DUCHESSE

Est-il possible ?

PARMELINE

Il est. Depuis un certain nombre d’années, c’est la troisième fois que vous m’envoyez cette même dépêche : « Considérable chagrin. Je suis dans le calice. Venez. »

LA DUCHESSE

Cela est véridique.

PARMELINE

Alors, j’ai compris tout de suite, j’ai ouvert le Figaro, j’ai été tout droit à la rubrique « Mariages », et j’y ai vu que Monseigneur de Persépolis avait béni la veille l’union de M. de Vaujours et de mademoiselle Iscariote.

LA DUCHESSE

Oui, j’ai une grande peine.

PARMELINE

Moi aussi… Et pourtant…

LA DUCHESSE

Pourtant ?

PARMELINE

Pourtant, vous m’avez causé la même peine, à moi… à Parmeline ! Quand la plus belle aventure de ma vie a été brisée… quand nous nous sommes quittés… Comment a-t-elle pu quitter Parmeline !… C’était il y a…

LA DUCHESSE, l’interrompant.

Oui, il y a…

PARMELINE

Exactement.

LA DUCHESSE

Et vous êtes resté mon ami.

PARMELINE

Votre grand ami.

LA DUCHESSE

Le seul. Et il y en a qui disent qu’on ne peut pas faire de l’amitié avec les résidus de l’amour !…

PARMELINE

Ceux qui disent ça ne sont pas des artistes… Ce sont des gens qui ne savent pas transposer.

LA DUCHESSE

Vous, vous avez su si bien.

PARMELINE

J’ai su. Et depuis ce jour-là, j’ai été de tous vos chagrins… Quel métier ! Chaque fois que vous avez aimé quelqu’un, je m’attachais à lui, et quand vous le quittiez… il ne me plaisait plus. Je le quittais aussi. J’ai eu ainsi deux ou trois amitiés charmantes brisées du jour au lendemain.

LA DUCHESSE

C’est très beau de votre part.

PARMELINE

Oui, c’est beau… c’est musical…

LA DUCHESSE

Ah ! cher !… (Avec désespoir.) Mais, dites-moi, pourquoi se marient-ils toujours ?

PARMELINE

Toujours !

LA DUCHESSE

C’est comme une sorte de fatalité.

PARMELINE

Oui. Et ce n’est pas la seule. Pourquoi, après chaque rupture, est-ce l’infortuné Parmeline qui vous a toujours présenté celui qui devait être le… le… le suivant ? Il y a là une malchance, qui revient dans ma vie avec la cruauté d’un leitmotiv.

LA DUCHESSE

C’est vrai, cher dévoué…

PARMELINE

Bien plus : j’ai toujours su, avant vous-même, ce qui allait arriver. Il est un signe auquel je ne me suis jamais trompé.

LA DUCHESSE

Quel ?…

PARMELINE

Votre voix… votre accent…

LA DUCHESSE

Mais je n’ai plus d’accent !…

PARMELINE

Presque plus ; mais, toutes les fois que vous vous trouvez en présence d’un homme que vous allez aimer, il revient, cet accent, il grandit, il devient prodigieux, vous passez insensiblement du français à l’anglais et de l’anglais à une sorte de dialecte inarticulé qui est chez vous le langage de la passion naissante.

LA DUCHESSE

Est-ce possible ?

PARMELINE

Oh ! je l’ai entendu trop de fois, j’en ai trop souffert. Je ne veux plus en être la cause et désormais, je vous jure que j’aimerais mieux être roué vif, j’aimerais mieux être joué à l’Opéra que de vous présenter qui que ce soit.

LA DUCHESSE

N’ayez plus de la panique. Tout cela est envolé, emballé… Mon âme n’aura plus de la frisson que dans l’art… Tout de suite, je me suis donnée à lui.

PARMELINE

C’est bien, ma duchesse. L’art, c’est grand ; l’art, c’est beau ; l’art, c’est tout ; l’art, c’est moi.

MICHEL, entrant.

La chambre de monsieur Parmeline est prête.

PARMELINE

Eh bien, allez le lui dire, mon ami.

MICHEL

Mais je le dis à Monsieur.

PARMELINE, se frappant le front.

Ah ! Parmeline !… Quelle chambre est-ce ?

MICHEL

C’est la chambre Louis XV, monsieur.

PARMELINE

Je m’en contenterai… (Il remonte.) Non lamento, ma duchesse allegretto !



Scène IX

LA DUCHESSE, puis HUBERT de LATOUR-LATOUR, puis PARMELINE
LA DUCHESSE, pousse un long soupir.

Oui, il faut que je projette en moi de l’oubli et que je m’évapore dans la musique.

Elle prend la poésie de Saint-Gobain et, d’un air inspiré, la relit.

« Ah ! donne-moi tes lèvres !… Bis.
Ah ! ne comprends-tu pas ?…
Eh bien ! ne comprends pas,
Mais donne-moi tes lèvres !…
Donne-les moi ! »

Avec âme.

C’est confortable, l’amour !… Voyons…

Elle se met au piano et commence à chercher une mélodie qui s’adapte à ces paroles dont elle répète plusieurs fois chaque vers en s’accompagnant au piano et en chantonnant.

   
« Ah ! donne-moi tes lèvres !…
Ah ! donne-moi tes lèvres !… »

Successivement elle essaie les paroles sur un rythme de gigue, sur un boléro et sur une valse lente.

J’aimerais quelque chose d’un peu plus chaud. Non, je ne suis pas inspirationnée…

Elle joue de nouveau mais sans chanter. Michel introduit le comte Hubert de Latour-Latour qui lui remet sa carte en disant : « Pour M. Parlemine. » La duchesse, assise au piano, lui tourne le dos. — Michel sort. — Hubert salue la duchesse qui ne le voit pas, puis s’assied et écoute la musique avec plaisir.
LA DUCHESSE, cessant de jouer.

Ah ! il faut que je me pénètre avec les paroles.

Elle relit d’une voix passionnée.

« Ah ! donne-moi tes lèvres !…
Ah ! donne-moi tes lèvres !…

Hubert est fort surpris.

Ah ! donne-moi tes lèvres !…
Ah ! ne comprends-tu pas ?…
Eh bien ! ne comprends pas,
Mais donne-moi tes lèvres.
Donne-les moi ?… Bis. »

Hubert, stupéfait, puis flatté, se demande, par un geste, si c’est bien à lui que cette phrase s’adresse ; mais, comme la duchesse continue à la répéter, il s’approche vivement d’elle et l’embrasse sur la bouche.
LA DUCHESSE, se lève, indignée, et le gifle.

Oh !

HUBERT

Madame… je…

PARMELINE, entrant et apercevant Hubert.

Ah ! mon compagnon de voyage… Permettez-moi de vous présenter : M. le comte de Latour-Latour… Madame la duchesse de Maulévrier…

HUBERT, à part.

Nom d’un chien !

Grande gêne, La duchesse gagne l’extrême gauche.
PARMELINE

Mais que faites-vous ici, cher monsieur ?

HUBERT, effaré.

Mon Dieu, je me suis permis de venir pour une chose… oh ! sans grande importance…

LA DUCHESSE, à part.

Oh !

HUBERT

Par distraction, sans doute, vous avez laissé dans le wagon tout ce qui vous appartenait : un sac, un violon, un rouleau de manuscrits.

PARMELINE

Ah ! je reconnais bien là Parmeline !

HUBERT

Rassurez-vous. Tout cela est dans l’antichambre… Vous m’aviez donné votre adresse et j’ai cru pouvoir…

PARMELINE

Je suis confus… Merci… de tout cœur, merci.

HUBERT

Du tout, du tout… Et maintenant, je me retire.

PARMELINE

Non, non. Prenez la peine de vous asseoir.

HUBERT

Mais…

PARMELINE

Mais si… mais si… madame la duchesse ne vous le pardonnerait pas.

Il le fait asseoir.
HUBERT

Mon Dieu, je vous l’avoue… je suis un peu timide…

LA DUCHESSE,, à part, indignée.

Oh !

PARMELINE

Moi aussi, je suis toujours gêné quand j’entre dans un salon.

HUBERT

Oui, n’est-ce pas ?… On ne sait que faire…

LA DUCHESSE, id.

Oh !

HUBERT

Et le salon de madame la duchesse est le plus fermé qui soit. Je sais quel honneur c’est d’y être admis et que les plus beaux noms de France y donnent le bras à la littérature.

Il se lève.
PARMELINE

Vous vous exprimez parfaitement bien. (Il force Hubert à se rasseoir. — Un temps.) Vous êtes à Deauville pour quelques jours ?

HUBERT

Pour la grande semaine de golf… Je suis de très bonne classe… Je bats généralement la moyenne d’un trou…

PARMELINE

Ah ! d’un trou ?

HUBERT

Oui, d’un trou !…

PARMELINE

Quel trou ?

HUBERT

Mais… un trou !… J’adore les sports… le grand air, la chasse, le polo, la boxe…

LA DUCHESSE, radoucie, à part.

Ah !

HUBERT, avec force.

Enfin, tout ce qui développe l’âme et le muscle et porte la nature de l’homme à son complet épanouissement.

LA DUCHESSE, émue.

Ah !

HUBERT, se levant.

Je crois être en ce moment dans le plein de ma forme.

LA DUCHESSE, langoureuse.

Voulez-vous avoir une tasse de thé ?

HUBERT, refusant.

Oh ! merci…

LA DUCHESSE

Alors, voulez-vous prendre cette petite peine de vous asseoir ?

HUBERT

Merci, madame la duchesse.

Très gêné, il obéit et s’assied à côté de la duchesse.
PARMELINE

Vous habitez Paris ?

HUBERT

J’y fais de courts séjours. Malgré une belle fortune et un grand nom, l’occasion ne s’est pas encore offerte à moi d’y prendre la place que je me dois d’y tenir. Je vis donc, pendant la plus grande partie de l’année, dans ma terre.

LA DUCHESSE, avec intérêt.

Oh ! vous vivez dans la terre ?…

HUBERT

Ma mère aussi…

LA DUCHESSE

Comment ?

HUBERT

Oui, je vis auprès de ma mère, la comtesse de Latour-Latour.

LA DUCHESSE

Cela est très bien.

PARMELINE

Et où est votre résidence ?

HUBERT

Au château de Latour-Latour.

PARMELINE

Près de quelle ville ?

HUBERT

Près de la ville de Latour-Latour.

PARMELINE

Et vous vous y reconnaissez dans tout ça ?

HUBERT

C’est une affaire d’habitude… D’ailleurs, s’il y a en France plusieurs Latour-Maubourg, plusieurs Latour-du-Pin et quelques Latour-d’Auvergne… (Il se lève.) Il n’y a qu’un seul Latour-Latour, c’est moi.

LA DUCHESSE, très agitée.

Cela est touchant. Mais, je le crois bien, j’ai vu votre nom récemment imprimé dans le journal…

HUBERT

En effet, je viens de publier le second volume des souvenirs de mon bisaïeul, qui fut grand écuyer du roi Charles X.

LA DUCHESSE

Ah ! que cela doit être difficile de publier les souvenirs de l’écuyer !…

HUBERT

Oui, il faut tout recopier…

PARMELINE

Quel travail !

LA DUCHESSE, avec une volubilité et un accent qui vont s’accroissant.

Moi aussi, je suis très bien disposée à accueillir les souvenirs de la famille… parce que moi, j’ai une famille — dear family — so dear family…

HUBERT

Évidemment… Évidemment…

Parmeline commence à regarder la duchesse avec inquiétude.
LA DUCHESSE

Je ne peux pas dire dans le détail… I cant say a word… parce que moi, je suis naquis dans l’autre côté de l’eau, et dans l’autre côté de l’eau, il n’y a pas l’ancienneté de la famille dans le château.

PARMELINE, avec épouvante.

Ça recommence !

LA DUCHESSE, bafouillant complètement.

C’était un petit home dans l’État de Virginie, avec le dear papa, le dear maman et les petits enfants qui jouaient avec la bille ou le cerceau et qui n’étaient pas du tout grands… parce qu’ils étaient tout petits… so little boys, so little girls… Et alors, j’ai de la grande dreadful émotion dans le souvenir de la Virginie qui me remplit tout le cœur de l’émotion de la Virginie…

PARMELINE, sanglotant.

Madame la duchesse, je vous demande la permission de me retirer…

HUBERT, affolé.

Qu’est-ce que vous avez ?

PARMELINE, lui serrant la main avec effusion.

Je ne vous en veux pas… Nous serons amis… Ça recommence ! Fatalité ! Fatalité !

Il sort.



Scène X

HUBERT, LA DUCHESSE
HUBERT

Qu’est-ce qu’il a ce monsieur ?

LA DUCHESSE, le retenant vigoureusement.

Laissez… laissez… le pauvre cher maître… elle est malade…

HUBERT

Il est malade ?

LA DUCHESSE

Oui, mais ça ne fait rien ! Vous, vous n’êtes pas malade.

HUBERT

Je me porte très bien.

LA DUCHESSE

Il faut même que vous ayez un véritable santé pour avoir été avec moi aussi familial.

HUBERT

Mais…

LA DUCHESSE

Eh bien ! laissez-moi vous dire que quand on n’a pas été présenté à une personne, cela est très méchant.

HUBERT

J’ai pourtant une excuse : j’ignorais qui vous étiez. Je n’ai donc pas manqué de respect à la duchesse de Maulévrier, mais j’ai été un peu trop empressé auprès d’une femme charmante qui jouait du piano… et dont les paroles…

LA DUCHESSE

Je composais…

HUBERT

Je n’avais pas compris… Je suis un homme du monde.

LA DUCHESSE

Ça, j’ai senti tout de suite. Mais après cette toupet, nous ne pouvons plus, je crois, nous rencontrer.

HUBERT

Vous êtes sévère.

LA DUCHESSE

Non ! je ne suis pas sévère… mais j’ai envisagé cette chose : si vous recommencez sur moi ce que vous avez fait tout à l’heure, vous vous conduisez comme un grossier…

HUBERT, protestant.

Oh ! soyez assurée…

LA DUCHESSE, vivement.

Et si vous ne recommencez pas, vous vous conduisez comme une goujate !

HUBERT, navré.

C’est vrai…

LA DUCHESSE, se levant.

Vous voyez… on ne peut pas sortir de cet embrouillage.

HUBERT

Je n’y avais pas songé… Il y a là pour un gentleman une situation… tout à fait nouvelle… Je dirai même angoissante.

LA DUCHESSE

Alors, il faut partir… il faut vous évanouir pour toujours.

HUBERT, avec émotion, se levant.

Je vous obéirai si vous l’exigez, madame la duchesse. Mais je suis profondément affligé. Car enfin, pourquoi vous cacher combien l’honneur de vous approcher m’avait été sensible ? Votre nom, si souvent lu dans les comptes-rendus mondains, toujours à la première ligne, tout de suite après les altesses royales !

LA DUCHESSE, souriant.

C’est vrai.

HUBERT

… Votre charme… votre grâce… votre prestige… Je ne puis songer à tout cela sans être véritablement troublé…

LA DUCHESSE

Oh !

HUBERT, s’emballant.

Et puis, il me semble, à présent, que nous devions nous rencontrer, qu’une Maulévrier et un Latour-Latour face à face, — n’ayons pas peur des grands mots — c’est épatant !…

LA DUCHESSE

Oui, c’est une chose épatante…

HUBERT, romantique.

Et en nous voyant ici tous les deux, si près l’un de l’autre, madame la duchesse, dans ce paysage délicieux, près de la mer, à l’heure où le soleil va tomber dans les flots, savez-vous à quoi je pense ?…

LA DUCHESSE, rougissante et un peu choquée.

Oh ! voyons…

HUBERT, avec éclat.

Je pense que votre aïeul, Odet-Pierre de Maulévrier, entra à Jérusalem avec Godefroy de Bouillon, que son fils fut amiral des galères du roi, qu’Odet-Hyacinthe de Maulévrier fut grand-veneur et maréchal de France… Et je pense que pour ma part, j’apporte Sifrain de Latour-Latour, lieutenant-général qui pilla et brûla la Franche-Comté ; Hugues de Latour-Latour qui fut gouverneur de Guyenne et rédigea les règles du jeu de billard, et par-dessus tous, le cardinal Cyprien Gaspard de Latour-Latour qui faillit être pape !…

LA DUCHESSE, défaillante.

Oh ! comme vous êtes polisson !

HUBERT

Et dire que sans ce malheureux incident, je ne vous aurais peut-être pas déplu…

LA DUCHESSE

Je crois aussi…

HUBERT

… que peut-être, même, je vous aurais plu…

LA DUCHESSE

Je crois aussi…

HUBERT

Et un jour, qui sait, si touchée par mon dévouement, par mon admiration, vous n’auriez pas consenti à réaliser le rêve de toute ma jeunesse, celui que ma mère a si souvent prié Dieu d’exaucer : une grande liaison mondaine !

LA DUCHESSE, minaudant.

Mais comme vous êtes entrepreneur !

HUBERT

Je ne vous ai pas offensée ?

LA DUCHESSE

Si. Mais ce n’est pas détestable.

HUBERT

Oh ! Madame la duchesse… Madame la duchesse… Ainsi, vous ne m’en voulez plus ?

LA DUCHESSE, souriant.

Je suis occupée à ne plus être fâchée.

HUBERT

Vous ne pensez pas trop de mal de moi ?…

LA DUCHESSE

Je pense que vous êtes un charmant homme du monde… seulement un peu inopiné…

HUBERT, voulant lui prendre la main.

Oh ! merci, madame la duchesse, merci… Comment vous dire… vous exprimer.

LA DUCHESSE

N’exprimez pas… Il faut que vous saviez que je suis avant tout une femme idéale. Je recherche exclusivement la poésie de l’amour… Jamais je ne pourrai être attendrie que pour un monsieur délicat qui aurait fait la cour avec moi d’une façon consécutive.

HUBERT

C’est bien naturel !

LA DUCHESSE

Mais vous, polo, chasse, boxe, vous ne sauriez pas piétiner si longtemps !

HUBERT

Vous vous trompez, madame la duchesse !

LA DUCHESSE, soupirant.

Oh ! que dit-il ?

HUBERT, fiévreusement.

Oui, pourquoi ce jour ne serait-il pas le premier du temps d’épreuve que vous réclamez si noblement ?

LA DUCHESSE

Oui, pourquoi ne serait-il pas ?

HUBERT

Alors ?

LA DUCHESSE, lui abandonnant sa main.

Alors… peut-être !

HUBERT

Ah ! madame la duchesse, merci ! Vous avez un grand cœur !

LA DUCHESSE, faiblissant.

Oui, j’ai un grand cœur. J’ai aussi un grand parc… Tous les jours, je me promène au bord de la mer. Cette soir, j’y serai aussi, après le dîner. Venez au bout de la grande allée, et nous parlerons de la poésie de l’amour sur le banc des clématites.

HUBERT

Oh ! madame la duchesse, quel honneur vous me faites ! Quel honneur et quelle joie… Une fois de plus n’ayons pas peur des grands mots : ce qui m’arrive est fantastique.

LA DUCHESSE

Taisez-vous… Le duc.



Scène SCENE XI

LA DUCHESSE, LE DUC, HUBERT
LA DUCHESSE

Mon ami… j’introduis M. le comte Hubert de Latour…

LE DUC

Je me porte bien.

HUBERT, bas, à la duchesse.

Latour… Latour.

LA DUCHESSE

J’ai dit…

HUBERT

Non, deux fois.

LA DUCHESSE

Oh ! oui, double… M. le comte Hubert de Latour-Latour…

LE DUC, souriant.

Ah ! c’est bien différent. Enchanté, monsieur, de faire votre connaissance… Je sais votre lignée…

HUBERT

Et moi, monsieur, j’admire la vôtre…

Ils se serrent la main.
LA DUCHESSE, à part.

Ça va très bien, très bien… je suis très contente…



Scène XII

Les mêmes, MONSIEUR DURAND
MICHEL, annonçant.

M. Durand, vice-président de la Chambre des Députés.

DURAND, entrant.

Mon cher duc…

LE DUC

Je me porte bien. (Poignée de main.) Vous connaissez la duchesse…

DURAND

J’ai cet honneur…

Il salue. Michel apporte au-dehors, sur la terrasse, une table anglaise avec des rafraîchissements.
LE DUC, présentant.

M. le comte de Latour-Latour, M. Durand, vice-président de la Chambre, député du Calvados, mon collègue au Conseil général. Je ne partage pas ses opinions, mais comme je ne suis pas sûr qu’il les partage lui-même… je fais de lui le plus grand cas… et je ne lui reproche qu’une chose : son goût pour le peuple.

DURAND, souriant.

Dites au moins pour la démocratie !

LA DUCHESSE

Quelle est la différence des mots ?

DURAND

Mon Dieu, madame la duchesse, la démocratie est le nom que nous donnons au peuple toutes les fois que nous avons besoin de lui…

LE DUC

On ne saurait mieux dire.

LA DUCHESSE

Voulez-vous avoir un rafraîchissoir, cher monsieur Durand ?

DURAND

Non, merci, madame la duchesse.

LA DUCHESSE

Et vous, cher comte Hubert de Latour-Latour ?

HUBERT

Volontiers.

LE DUC

Moi aussi, je vous prie…

La duchesse et Hubert remontent à la table que Michel a placée au fond. Le duc et Durand sont au premier plan.
DURAND

Vous savez, mon cher duc, ce qui m’amène…

LE DUC

J’ai reçu votre mot… et je vous en remercie…

DURAND

Je crois que j’ai trouvé exactement ce qu’il vous fallait. C’était assez difficile…

LE DUC

En effet… Je vous l’ai dit, je veux une personne instruite, discrète, de tenue parfaite, capable d’étudier des documents, de les classer, de les résumer et qui puisse au besoin faire à la duchesse des lectures qu’elle aime et qui sont généralement d’un caractère romanesque et puéril…

DURAND

Ma protégée répond absolument à votre désir.

LE DUC

A merveille. Son nom ?

DURAND

Brigitte Touchard… C’est la fille d’un de mes vieux camarades, l’archiviste départemental de Caen et ma filleule. C’est vous dire combien je m’intéresse à elle.

LE DUC

Cela va de soi. Son âge ?

DURAND

Vingt-six ans.

LE DUC

Sa moralité ?

DURAND

Oh ! irréprochable…

LE DUC

Quand la verrai-je ?

DURAND

Tout de suite, elle est dans la galerie.

LE DUC, sonne, Michel paraît.

Michel, faites entrer la jeune fille qui attend…

DURAND

Seulement, je vous préviens qu’elle ne paye pas de mine… Elle est un peu fruste d’aspect, un peu gauche, affreusement timide… Sa couturière est en même temps concierge de la gendarmerie… Vous voyez ça d’ici.

LE DUC

Je vois…

DURAND

Viens, mon enfant, n’aie pas peur.

Brigitte entre, elle est un peu ridicule. Elle a les pommettes rouges, un chapeau démodé avec une malheureuse petite fleur, une robe prune, un corset mal fait, une jupe trop courte, de gros souliers. Elle a les cheveux très tirés, des gants de fil et un parapluie. Au moment où elle entre, Hubert descend apportant au duc un lemon-squach. Brigitte le heurte. Le verre se renverse à demi.
BRIGITTE

Oh !

HUBERT, furieux.

Ah !

DURAND

Oh ! Brigitte, petite maladroite, va !

Brigitte, sans rien répondre, suit Hubert des yeux.
DURAND

Veuillez excuser, monsieur, cette enfant… Elle n’était jamais entrée dans un salon.

HUBERT, s’épongeant.

Ça n’a aucune importance !…

LE DUC

Aucune !…

Pendant ce temps, Brigitte a dévisagé Hubert.
DURAND

Monsieur le duc, je vous présente mademoiselle Brigitte Touchard.

Brigitte fait une révérence et laisse tomber son parapluie.
LE DUC

Je vous salue, mademoiselle… Veuillez prendre la peine de vous asseoir.

BRIGITTE, qui pendant toute la scène répond par
des petits ricanements niais et gênés.

Heu… heu…

LE DUC

Votre parrain, mademoiselle, m’a dit votre mérite.

BRIGITTE

Heu… heu…

DURAND

Brigitte a son brevet supérieur et elle a été souvent pour son père une collaboratrice très utile.

LE DUC

Vraiment, mademoiselle ?

BRIGITTE

Heu… heu…

LE DUC

Il va donc vous falloir quitter cette bonne ville de Caen…

BRIGITTE

Heu… heu…

LE DUC

Vous ne la regretterez pas trop ?

BRIGITTE, riant.

Oh ! oh !

DURAND

Je suis sûr que l’idée d’habiter Paris doit lui faire plaisir.

BRIGITTE, approuvant.

Oh ! oh !

LE DUC, à part.

C’est une idiote. (Haut.) Appartenant à ma maison, vous y mènerez une existence qui, sans être mondaine, exigera un peu de toilette…

BRIGITTE, contente.

Oh ! oh !

LE DUC

La duchesse vous aidera de ses conseils.

BRIGITTE, confuse.

Oh ! oh !

LE DUC

Quant aux travaux que je vous confierai et qui touchent à la statistique et à l’économie politique, j’espère qu’ils sauront vous intéresser.

BRIGITTE

Oh ! oh !

Elle fait une grimace sous cape.
DURAND

Je suis ravi, mon cher duc, car pour l’avenir de cette enfant, c’est une chose inappréciable que de vivre dans un milieu tel que le vôtre, où elle se polira, où elle s’affinera…

LE DUC

Je n’en doute pas…

DURAND

Et qui sait… peut-être habitant Paris, rencontrera-t-elle un jour, un brave garçon modeste et sincère, qui sera un mari possible.

BRIGITTE, faisant signe que non.

Oh ! oh !

LE DUC

Quoi, mon enfant, vous n’avez jamais pensé à vous marier.

BRIGITTE, faisant signe que si.

Oh ! oh !

DURAND

Comment ?… Alors tu as donc une idée en tête.

BRIGITTE, faisant signe que oui.

Oh ! oh !

LE DUC

C’est parfait, pourvu que l’idée soit bonne…

LA DUCHESSE, paraissant au fond.

Mon ami… les messieurs et les dames de visite s’en vont…

Le duc remonte vers Bénin, madame de Jargeau et madame Jeanvré qui sont arrivées sur la terrasse quelques répliques plus tôt et auxquelles la duchesse a présenté Hubert.
DURAND, à Brigitte.

Ah çà ? qu’est-ce que ça veut dire… tu penses réellement à quelqu’un ? (Brigitte fait signe que oui.) Quelqu’un que tu aimes ? (Brigitte fait signe que oui.) Depuis longtemps ? (Brigitte fait signe que non.) Que tu veux épouser ? (Brigitte fait signe que oui.) Et je le connais ? (Brigitte fait signe que non.) Qui est-ce ? Je veux absolument savoir qui c’est…

Hubert descend au premier plan pour prendre son chapeau.

BRIGITTE, le montrant du doigt.

C’est celui-là !


Rideau.