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Utilisatrice:Narilora/Brouillon/L’habit vert/Acte 3

La bibliothèque libre.
Librairie théatrale, artistique & littéraire (p. 162-193).


ACTE TROISIÈME


La salle des séances de l’Académie, le jour où l’on reçoit Hubert de Latour-Latour. — Pendant toute la première partie de l’acte jusqu’au roulement de tambours qui annoncera le bureau, le public entre continuellement par les premiers plans droite et gauche et par les deux portes du fond droite placées derrière le bureau du président. Des membres de l’Institut arrivent également, s’asseyent, causent. Murmure léger qui s’accentue pour certaines entrées. Des huissiers à chaîne se tiennent à droite, à gauche et au fond. — Au lever du rideau, un certain nombre d’assistants sont installés déjà. Des membres de l’Institut sont à leurs places, des invités au centre et sur les gradins. Pinchet est à l’entrée de gauche, en habit. Il reçoit les arrivants. — Il fait très chaud. Les femmes s’éventent. Un rayon de soleil violent tombe de la coupole.

_____



Scène UNIQUE


PINCHET, à plusieurs arrivants.

Par ici, non, madame, c’est une carte de tribune ! Escalier B. Par ici, monsieur et madame. (Entrée de M. et de Mme de Saint-Gobain.) Bonjour, monsieur le baron, madame la baronne…

Entrée de Mme de Jargeau et de Mme Jeanvrê. Le secrétaire du duc va à elles.
LE SECRÉTAIRE

Mesdames, madame la duchesse m’a prié de vous retenir ces deux places…

MADAME DE JARGEAU

Mille fois merci, monsieur.

MADAME JEANVRÉ

Quel est ce jeune homme ?

MADAME DE JARGEAU

C’est M. Laurel, l’ancien secrétaire du duc… qui l’a repris après le départ de mademoiselle Brigitte.

MADAME JEANVRÉ

Qu’est-ce qu’elle est devenue, cette petite Brigitte ?

MADAME DE JARGEAU

Elle a quitté les Maulévrier brusquement il y a huit mois. Depuis, on n’a plus entendu parler d’elle… (Les Saint-Gobain s’approchent.) Bonjour, mon cher baron… chère amie…

MADAME DE SAINT-GOBAIN

Quelle température !… C’est épouvantable !…

MADAME DE JARGEAU

On étouffe, monsieur Pinochet !

MADAME DE SAINT-GOBAIN

C’est effrayant ! Si on ouvrait des fenêtres ?…

PINCHET, avec dignité.

Madame, il n’y a pas de fenêtres à l’Académie.

MADAME JEANVRÉ

Mais alors, comment fait-on pour changer l’air ?

PINCHET

On ne l’a jamais changé, madame.

MADAME DE JARGEAU

Ah !… (A Saint-Gobain.) Cher monsieur, qu’est-ce que c’est que ces deux petites loges, là-haut ?

SAINT-GOBAIN

Celle-ci, à droite, est réservée à la famille du défunt. Celle-ci, à gauche, est celle du Président de la République.

MADAME JEANVRÉ

Alors, c’est là que monsieur Durand va venir ?

PINCHET

Non, madame, le chef de l’État ne vient jamais à l’Académie et je ne pense pas que notre nouveau Président, M. Durand, change cette coutume.

MADAME DE SAINT-GOBAIN

Ah ! voilà la duchesse !

Tous vont au-devant d’elle. Vif mouvement de curiosité dans l’assistance.
SAINT-GOBAIN, à la duchesse.

Madame la duchesse…

MADAME DE SAINT-GOBAIN

Chère amie…

MADAME DE JARGEAU

C’est un grand jour pour nous.

PINCHET

Madame la duchesse, je vous présente mes respects…

LA DUCHESSE, répondant aux saluts.

Merci… merci… Oh ! oui, si contente !… Je suis dans les anges !…

MADAME JEANVRÉ

Quel succès pour M. de Latour-Latour !

SAINT-GOBAIN

Être élu ainsi à la première fois qu’il se présente !…

PINCHET

Monsieur Victor Hugo ne l’a été qu’à la quatrième.

LA DUCHESSE

Il fait si torridement chaud !… Oh ! Dites-moi, n’avez-vous pas déjà vu M. Parmeline ?

MADAME DE JARGEAU

Non.

LA DUCHESSE

Si vous l’apercevez, jetez-le vers moi ; j’ai si besoin de lui parler…

MADAME JEANVRÉ

Que je vous suis reconnaissante, madame la duchesse, de m’avoir envoyé cette place !…

LA DUCHESSE

N’est-ce pas la première fois que vous supportez une réception académique ?

MADAME JEANVRÉ

Mais oui… et je suis très heureuse… Quels sont ces messieurs… là, sur ces bancs ?

LA DUCHESSE

Ce sont des académiciens de l’Institut.

MADAME JEANVRÉ

Et qui est cet évêque ?

PINCHET

Monseigneur de Tarentaise, un de nos derniers élus.

MADAME JEANVRÉ

Il cause avec une bien jolie femme.

PINCHET

C’est mademoiselle Maréchal de la Comédie-Française.

MADAME JEANVRÉ

De quoi peuvent-ils parler ?… De Marie-Madeleine ?

PINCHET

Mademoiselle Maréchal est des fidèles de l’Académie. Elle a bien voulu nous pardonner Molière et elle ne manque pas une de nos séances de réception.

LA DUCHESSE

C’est sa meilleure rôle.

MADAME JEANVRÉ

Où se placera M. de Latour-Latour ?

PINCHET

Là, entre ses deux parrains.

MADAME JEANVRÉ

Il n’y a pas de marraine ?

LA DUCHESSE

Il y en a toujours, mais on ne les nomme pas. (La duchesse s’élance vers Parmeline qui vient d’entrer.) Ah ! c’est Parmeline !… Oh ! vite, approchez.

Elle l’entraîne à droite.
PARMELINE

Madame la duchesse, j’arrive plein d’enjouement, et…

LA DUCHESSE

Qu’avez-vous fait avec la lettre ?

PARMELINE, sans comprendre.

La lettre ?

LA DUCHESSE

Ma lettre, que je vous ai confiée hier d’une façon clandestin ?

PARMELINE

A moi ? Vous êtes sûre ?

LA DUCHESSE

Oh ! rappelez-vous !… Après dîner, dans le boudoir… Vous étiez à côté de moi, lisant le propre discours que le cher duc va prononcer tout à l’heure. Moi, à la veille de ce jour grandiose, j’ai eu le besoin d’écrire à Hubert, puisque je le vois si peu maintenant. Alors, j’ai écrit sur mon grand papier bleu.

PARMELINE

Ah ! un papier bleu…

LA DUCHESSE

Oui, bleu ! Et ma lettre commençait par « Mon coco, my dear Hubert coco ». Et après, je récapitulais tout mon amour…

PARMELINE, se frappant le front.

Attendez…

LA DUCHESSE

A cette moment, le duc est entré, inopiné…

PARMELINE

Et vous m’avez brusquement passé la lettre.

LA DUCHESSE

Oui, pour le dissimuler. Et ce matin seulement, je me suis souvenue… Où l’avez-vous mis ? Qu’avez-vous fait avec ?

PARMELINE

Mais… voyons… voyons… J’ai dû la jeter dans la cheminée, dans le feu.

LA DUCHESSE

Il n’y avait pas de cheminée dans le feu !

PARMELINE

Alors, je ne sais plus… C’est affreux !

LA DUCHESSE

Oh ! quelle angoisse !

PARMELINE

Rassurez-vous ! Elle ne peut être que chez moi… chez Parmeline…

LA DUCHESSE

Alors, courez vérifier… courez brusquement !…

PARMELINE

J’y vais, j’y vais !…

Parmeline s’élance vers la sortie de gauche, au milieu des protestations des gens qu’il bouscule. La salle est complètement pleine. Brouhaha confus, puis on entend au-dehors, à droite, un roulement de tambours… Deux huissiers se placent aux portes, derrière la tribune. On entend le commandement « Présentez… armes ! », le choc des crosses.
MADAME JEANVRÉ

Qu’est-ce que c’est ?

LA DUCHESSE

Ce sont eux ! (Un huissier entre suivi des académiciens, le duc, Hubert, etc.) Voilà les secrétaires… et ça, c’est le bureau…

MADAME JEANVRÉ

Le voilà !

LA DUCHESSE

Comme elle est pâle !

Tous vont s’asseoir à leurs places. Murmure sympathique.
LE DUC, tousse et prononce les paroles sacramentelles.

La séance est ouverte. La parole est à M. le comte de Latour-Latour.

HUBERT, se lève, nouveau murmure. Il prend son manuscrit à la main et commence d’abord d’une voix émue et bientôt raffermie, lisant[1] * :

« Messieurs, * tout pénétré de gratitude et tout ému encore de la bienveillance que vous m’avez témoignée en m’accueillant dans votre compagnie, je ne crois pouvoir mieux le reconnaître que par une franchise qui a son élégance. Je vous l’avouerai donc tout d’abord, messieurs : c’est la première fois que j’assiste à une réception académique. Il est vrai de dire que celle-ci n’aurait pu que malaisément se passer de ma présence. Pardonnez-moi ce trait d’esprit échappé à mon émotion.

« En vérité, messieurs *, à la vue de cette réunion illustre et choisie où la grâce tend une main à la gloire et l’autre à la postérité, je cherche vainement à dépeindre l’impression distinguée que je ressens. Et pour l’exprimer, je ne puis mieux faire que de reprendre le mot si fin et si spirituel que mon aïeul, le lieutenant-général de Latour-Latour répondit au roi Charles X qui lui faisait visiter les jardins de Saint-Cloud : « C’est charmant ! »

« Admirable compagnie que la vôtre, messieurs. En jetant les yeux autour de moi, je discerne avec quel art vous l’avez compoosée. Ne semble-t-il pas que vous ayez voulu tout y prévoir ? Avec quelle sérénité je considère désormais l’existence : Suis-je inquiet de ma santé ? J’aperçois parmi vous un savant physiologiste. Souhaitai-je d’obtenir un sursis pour l’un de mes serviteurs ? Voici un général. Rêvai-je d’une croisière en yacht, au cours de l’été ? Voici un amiral. Ai-je des difficultés d’argent ? Voici un économiste. Suis-je aimé ? Voici un poète. Suis-je trompé ? Voici un philosophe. Ai-je commis un acte délictueux ? Voici un grand avocat. * Ai-je besoin de scepticisme ? Voici un homme politique. Ai-je le désir de me venger d’un ennemi ? Voici un célèbre philanthrope. * Ai-je envie de me confesser ? Voici un évêque !

« Cette conception assez neuve, mais assez profonde, je pense, du rôle de l’Académie Française, fut, je le crois fermement, celle du cardinal de Richelieu, lorsqu’il eut l’idée, de derrière la pourpre, de fonder votre compagnie. C’est en méditant sur ce thème, messieurs, que j’ai été amené à découvrir les raisons qui vous ont déterminés à m’accueillir. * Vous avez voulu, une fois de plus, appeler à vous une personnalité représentative de toute une classe sociale. Oui, messieurs, je le proclame avec un piquant mélange de modestie et de fierté, ce que vous avez élu en moi, c’est l’homme du monde !

« Qu’est-ce qu’un homme du monde ? (Petit frémissement dans le public.) Que représentent ces deux mots : homme et monde, qui, considérés séparément, n’offrent aucun intérêt et qui prennent tant de profondeur et de noblesse lorsqu’ils s’associent dans cette expression : un homme du monde ?

« L’homme du monde, messieurs, c’est l’être choisi, formé lentement, par le travail des siècles. Les âges préhistoriques l’ignorent. En fouillant les terrains quaternaires, les savants ont pu retrouver des fragments de mammouths et d’aurochs. Mais aucun fragment d’homme du monde. Il n’apparaît que dans les civilisations raffinées. Alors il se nomme Alcibiade dans Athènes, il s’appelle Pétrone dans Rome. Mais les invasions barbares le submergent et c’est justement parce qu’il a disparu qu’elles sont barbares. Imaginez, messieurs, ce qu’eût pu faire Attila, si, au lieu de n’être qu’un guerrier redoutable, il eut été en outre un parfait homme du monde ?

« Il reparaît au temps de la Renaissance, avec les lettres et les arts, la grâce et l’infidélité. Il reçoit le coup de soleil du dix-septième siècle, le coup de poudre du dix-huitième, pour atteindre enfin le maximum de sa forme dans la société moderne qui le porte, si j’ose ainsi parler, comme une orchidée à sa boutonnière. Pardonnez-moi ce trait d’observation dont la justesse m’a charmé !

« L’homme du monde ne fréquente que peu de gens et peu d’idées. C’est sa faiblesse aux yeux de certains, aux miens, c’est son honneur. Brummel disait que l’homme parfaitement bien habillé est celui dont nul ne peut remarquer qu’il est bien habillé. De même, l’homme parfaitement spirituel est à mes yeux celui dont personne ne peut apercevoir qu’il est spirituel. Tel a été l’idéal où j’ai sans cesse tâché d’atteindre. Y ai-je réussi ?

Applaudissements.

« J’en arrive, messieurs, puisqu’il faut vous parler de lui, à l’éminent polygraphe auquel je succède ici. C’est à moi qu’échoit l’honneur de vous entretenir de M. Jarlet-Brézin. Cela est, à vrai dire, d’autant plus singulier que vous l’avez tous connu, tandis que je ne l’ai jamais rencontré. C’est là une des bizarreries les plus respectables de vos illustres usages.

« Jarlet-Brézin naquit à Lille. Le journalisme, le roman, le théâtre l’attirèrent mais ne le retinrent pas. Je crois avoir démêlé les raisons profondes de ces échecs répétés qui appelèrent sur lui votre attention bienveillante. Dans son œuvre comme dans sa vie, Jarlet-Brézin ignora la femme ! »

LA DUCHESSE, interrompant.

Pauvre homme !

HUBERT

« Ah ! plaignons-le, messieurs ! La femme, je ne crains pas de le dire, c’est la grâce, c’est la pitié, c’est l’harmonie, c’est la tendresse de l’amour, et l’amour de la tendresse. Et admirez combien elle est diverse ! La femme ! c’est l’épouse, c’est l’amante, c’est la mère, c’est la fille, c’est la sœur, c’est la grand-mère, c’est la petite-fille, c’est la tante, c’est la belle-sœur, c’est la belle-mère, c’est la belle-fille, c’est la cousine à la mode de Bretagne !… La femme, elle est partout : Regardons vers le peuple. C’est l’ouvrière, c’est la paysanne, c’est la servante, c’est la modiste, c’est la cantinière, c’est la fleuriste. Levons les yeux. C’est la reine, c’est la princesse, c’est la duchesse, c’est la marquise, c’est la comtesse, c’est la baronne ! Messieurs, au nom de la France, je salue la femme et au nom de la femme, je salue la France.

« Jusqu’à l’âge de cinquante ans, messieurs, la vocation de Jarlet-Brézin est incertaine. Il avait échoué comme chroniqueur, il avait échoué comme romancier, il avait échoué comme auteur dramatique. Il avait échoué partout. En lui, s’était accumulée une force peu commune d’amertume et de sévérité.

« Il songea alors que de telles qualités ne pouvaient rester sans emploi, et il entra dans la critique ?

« Ah ! la critique, messieurs. Jamais nous ne ferons assez son éloge ! Combien d’écrivains qui ne trouveraient rien à écrire s’ils n’avaient pu se donner à la critique ? Combien d’excellents esprits qui auraient dû, si cette carrière ne s’était ouverte à eux, borner leur mérite aux soins d’un petit commerce, ou aux plus minces emplois de l’administration ?

« Jarlet-Brézin fut l’honneur de ce genre éminent. Pendant vingt ans il jugea les œuvres littéraires et dramatiques. Il jugea passionnément, évitant de comprendre pour être mieux compris, fidèle à sa mission qui était d’abattre des talents et d’en décourager d’autres. C’était au demeurant le meilleur et le plus doux des hommes ! »

Attendrissements de l’auditoire. Bravos. Hubert boit. Pendant cette petite pause, Parmeline est entré en dérangeant plusieurs personnes qui protestent. Il va s’asseoir à côté de la duchesse.
LA DUCHESSE

Eh bien ?

PARMELINE

J’ai tout fouillé chez moi… Rien.

LA DUCHESSE

Peut-être dans l’auto, vite… allez voir.

Parmeline sort de nouveau en dérangeant les mêmes personnes, qui commencent à être exaspérées.
HUBERT, reprenant son discours.

« Tel est l’écrivain considérable, messieurs, dont je suis appelé à tenir parmi vous la place. Certains folliculaires s’en sont montrés surpris. Pour moi, je ne l’ai pas été. La destinée semblait avoir, dès longtemps, préparé le choix que vous avez fait. * Permettez-moi, à ce propos, d’évoquer un souvenir puéril, mais gracieux. Et ce sera l’anecdote inutile et touchante qu’il est coutume de placer en tout discours de réception académique.

« Vous n’ignorez point, messieurs, que l’on offre souvent aux petits garçons des panoplies de cuirassiers, d’artilleurs ou de garde-chasse. Ils en conçoivent une juste fierté. Or, lorsque j’atteignis six ans, mon grand-oncle qui peut-être avait rêvé l’honneur qui m’échoit aujourd’hui, eut l’idée de faire exécuter pour ma fête, une petite panoplie d’académicien. Quelle ne fut pas mon ivresse, messieurs, en revêtant le petit habit vert, en coiffant le petit chapeau à plumes, en ceignant la petite épée. Je m’élançais dans le jardin, désireux d’éblouir une petite cousine dont j’étais éperdûment épris. Mais elle me regarda sans admiration et s’éloigna en disant simplement « J’aime mieux les zouaves. » Et le soir de ce jour, le jardinier de ma famille eut la stupéfaction de trouver sous les groseilliers du potager un tout petit académicien qui pleurait. »

L’auditoire applaudit. Petits murmures. Charmant ! Ravissant ! Hubert boit. Parmeline rentre, même jeu. Il fait de grands gestes à la duchesse par-dessus le public qui les sépare.
PARMELINE

Rien…

LA DUCHESSE

Oh !

HUBERT, continuant.

« Voilà, messieurs, comment naquit en moi la haute ambition de siéger un jour parmi vous.

« Le prestige et la vertu de votre compagnie sont tels qu’ils transfigurent tous ceux que vous y admettez. Déjà je distingue en moi des symptômes inconnus. Il me semble éprouver les premières atteintes de l’immortalité !

« Je ne sais quoi de nouveau s’éveille en moi :

« Depuis que je suis académicien. J’ai envie d’écrire ! »

Il s’assied. Bravos prolongés. Tout le monde s’évente et s’éponge. Petit remue-ménage. Les parrains serrent la main d’Hubert. On félicite la duchesse.
MADAME DE SAINT-GOBAIN

Quelle température !

MADAME JEANVRÉ

Il paraît que le discours que va prononcer le duc est admirable aussi.

PINCHET

Admirable ! dans le grand style… du Louis XIV.

LA DUCHESSE

Oui. Tout à fait un pistache du XVIIe siècle.

Sonnette à la tribune. Le duc se lève. Mouvement général. Le duc tousse et commence à lire son discours.
LE DUC

« Monsieur… Après m’être mêlé aux approbations qui ont accueilli votre harangue, je me plais à songer que ce jour est proprement pour moi de ceux dont on peut dire qu’ils sont marqués d’une pierre blanche. Comment ne me plairai-je pas, monsieur, à voir l’amitié que je vous porte s’accorder si parfaitement avec l’estime où je vous tiens, à rappeler en cet instant les liens affectueux qui nous unissent, et à vous dire comme Épictète à ses disciples préférés : « Mon coco… My dear Hubert coco… »

Il vient de tourner une page et on aperçoit entre ses mains une grande feuille bleue. Sensation. Le duc tient à la main la feuille trouvée dans son discours. Il répète avec fureur : « Mon coco… My dear Hubert coco… » Mouvement général. Cris divers. On se lève. Le duc lâche son discours, passe la main sur son front. Le chancelier et le secrétaire perpétuel se lèvent. Brouhaha général. Parmeline s’élance vers la duchesse.
LA DUCHESSE

Ma lettre !…

PARMELINE

Catastrophe ! Cinq bémols.

PINCHET

Qu’est-ce qui se passe ?

LE DUC

De l’air ! de l’air !… Mon coco !…

VOIX DIVERSES

Il est malade. C’est cette température… Qu’est-ce qu’on va faire ?

LE DUC, se débattant et retenu par ses deux collègues
qui essaient de couvrir sa voix.

Laissez-moi !… Laissez-moi ! Ça ne se passera pas comme ça !

LE GÉNÉRAL CHANCELIER, qui a regardé la lettre.

Messieurs… notre collègue est subitement souffrant… la chaleur… La séance est suspendue pour quelques instants.

CHAMPLAIN, secrétaire perpétuel.

Huissiers, faites évacuer la salle.

PINCHET, désespéré.

C’est sans précédent !… Par ici, messieurs… par ici mesdames.

Les huissiers font évacuer la salle.
PARMELINE, frappant le sol du pied.

Je suis un misérable ! Terre ! ouvre-toi ! Elle ne s’ouvre pas !

Pendant ces dernières répliques et le tumulte général, Le duc est descendu de la tribune suivi par le général et Champlain. Parmeline s’efforce de réconforter la duchesse qui s’est effondrée sur une chaise. Pinchet revient également vers elle.
LE DUC, allant à la duchesse, brandissant la lettre bleue.

Madame…

LA DUCHESSE

Odet !

LE DUC

Madame !…

LA DUCHESSE

Cher Odet, ne m’écrasez pas. Je suis saccagée !

LE DUC

Monsieur Parmeline, je vous prie d’offrir votre bras à madame la duchesse, de lui prodiguer vos soins respectueux et de ne la point quitter. Allez.

PARMELINE, offre son bras à la duchesse.
La duchesse a un mouvement de recul.

Oh ! vous pouvez accepter, madame la duchesse. C’est un cadavre qui vous tend la main. Je me tuerai dès demain matin, dès mon réveil.

Ils sortent.
HUBERT, qui a été retenu un instant au fond de la scène
par les derniers sortants, descend près du duc.

Monsieur le duc…

LE DUC

Vous, monsieur !

HUBERT

Je tiens à dire bien haut tout ce qu’un homme du monde doit dire en pareil cas.

LE DUC

Vous l’avez dit. Sortez.

HUBERT

Mais…

LE DUC

Sortez !

CHAMPLAIN

Venez ! Venez !

Il l’emmène.
HUBERT, en sortant.

Eh bien ! c’est amusant les réceptions à l’Académie !…

LE GÉNÉRAL

Ce n’est pas toujours comme ça !

Ils sortent, mais entendent encore les trois répliques suivantes.
LE DUC

Mon manteau, ma voiture ! immédiatement !

PINCHET

Que dites-vous, monsieur le duc ? Et la séance ?

LE DUC

Elle ne reprendra pas !

PINCHET

Mais ce serait un scandale sans exemple depuis que l’Académie existe !

LE DUC

Alors, vous vous imaginez que je vais, pendant une heure, couvrir ce monsieur de compliments et d’éloges, le féliciter devant cinq cents personnes… Moi, lui !… Ah ! non ! Vous êtes extraordinaire !… Je m’en vais.

PINCHET

Je vous en supplie, monsieur le duc, songez à notre fondateur, songez au cardinal de Richelieu !…

LE DUC

Monsieur Pinchet, au moment où l’on vient d’apprendre que l’on est cocu, le cardinal de Richelieu est la dernière personne à qui l’on pense !

PINCHET

Jamais je n’ai souffert comme ça, monsieur le duc… ne dites pas des choses pareilles ici… Souvenez-vous de l’endroit où nous sommes… cette salle, ces bancs… Voici la place où s’asseyait M. de Lamartine ! Et ces statues qui nous contemplent : Fénelon, Bossuet, demandez-vous ce que ces grands hommes auraient fait dans la situation où vous vous trouvez ?

LE DUC

Ils s’en fichaient bien. C’étaient des évêques. Ma résolution est inébranlable : je ne lirai pas mon discours !

Bénin rentre, suivi du général et du doyen.
LE GÉNÉRAL

Mon cher ami, dans cette situation désespérée, nous avons cru devoir faire appel à la plus haute autorité qui soit ici… Voici monsieur le doyen des cinq académies.

BÉNIN, à Pinchet.

Veuillez bien mettre monsieur le doyen au courant.

PINCHET

Ah ! il ne sait pas !… Voici ce qui se passe, monsieur le doyen.

LE DOYEN, tend l’oreille. Il est très âgé et un peu croulant.

Quoi ?

BÉNIN

Un peu plus fort !

PINCHET

Ah ! oui… Votre confrère… a cru s’apercevoir tout à l’heure que madame la duchesse…

LE DUC, furieux.

Comme c’est agréable !

PINCHET

Et votre nouvel élu.

LE DOYEN

Heu ! Heu ! Heu ! Heu !

PINCHET

… Entretenaient des rapports injurieux pour son honneur.

LE DOYEN,

Heu ! Heu ! Heu ! Heu ! Cocu ! Cocu !

LE DUC, outré.

Oh ! Emmenez-le, emmenez-le !… Emmenez-le !…

BÉNIN.

Oui… oui… évidemment… Le doyen était inutile…

Le général et Bénin emmènent le doyen dont le rire aigu exaspère le duc.
PINCHET, barrant le chemin au duc qui veut sortir aussi.

Non, monsieur le duc… non… non… jamais, jamais.

LE DUC

Monsieur Pinchet !

PINCHET

Oh ! monsieur le duc, je sais que c’est bien de l’audace de ma part d’intervenir auprès de si hautes personnalités. Excusez-moi.

LE DUC

Je vous excuse… parce que vous ne pouvez pas comprendre.

PINCHET

Si… très bien.

LE DUC

Non, monsieur Pinchet, pour cela, il faudrait avoir été à ma place.

PINCHET

J’y ai été, monsieur le duc.

LE DUC

Vous !

PINCHET

Oui, c’est des choses qui arrivent aussi aux petites gens. Je ne croyais pas que je révélerais jamais cela à personne mais il me semble que je le dois en ce moment… Il y a quinze ans, monsieur le duc, c’était un jour de réception comme celui-ci. Madame Pinchet venait à peine d’entrer dans sa maturité… Elle avait une assez jolie taille, elle luttait encore… La séance avait été plus courte qu’on ne le pensait, enfin je remontai plus tôt qu’on ne m’attendait dans le petit appartement que j’habite à l’Institut. J’y trouvai dans une attitude qui ne permettait aucun doute sur leurs sentiments, madame Pinchet et un jeune homme de province dont j’appuyais moi-même la candidature pour un prix de vertu. Oh ! je vous jure, monsieur le duc que je fus sur le point de faire un éclat et de chasser l’épouse infidèle. Heureusement, j’étais placé près de la fenêtre, dans le jour qui tombait j’aperçus… la Coupole !… Alors, j’eus une lueur, je compris que je n’étais pas seul en cause ; que le fait s’était passé à l’Institut, qu’un scandale, même modeste, rejaillirait un peu sur la grande maison à laquelle j’avais l’honneur d’appartenir. Oh ! ce fut dur, mais je me maîtrisai… et je dis à ma femme : « Madame Pinchet, je te pardonne. » Ça n’était pas vrai, je ne lui ai pardonné que plusieurs années après. Eh bien, monsieur le duc, je crois que j’ai eu raison, et il me semble, permettez-moi de vous le dire bien respectueusement, que ce qu’un pauvre homme a fait pour l’honneur de l’Académie Française, le duc de Maulévrier ne peut pas ne pas le faire !

LE DUC, très ému.

Pinchet, vous êtes un brave homme. Votre main…

PINCHET

Oh !… Alors ?

LE DUC, se maîtrisant.

Alors… Alors… je vais reprendre mon discours.

Bénin, le secrétaire perpétuel et le général rentrent de gauche.
PINCHET, avec ivresse.

Messieurs, la séance continue !

Il s’élance vers la tribune, prend la sonnette et l’agite. Le public commence aussitôt de rentrer par les quatre entrées dans un brouhaha général.
BÉNIN,, au duc.

C’est bien ce que vous faites.

CHAMPLAIN

C’est beau, c’est très beau !

LE GÉNÉRAL

C’est superbe.

Le duc remonte vers la tribune tandis que la salle continue à se remplir. Plusieurs académiciens s’informent de sa santé. Au second plan viennent reprendre place M. et madame Saint-Gobain, madame de Jargeau. Les répliques suivantes s’échangent pendant que la salle achève de se remplir.
LE GÉNÉRAL

Mesdames, messieurs, monsieur le directeur de l’Académie remis d’un malaise passager va reprendre son discours.

Le duc se lève. Applaudissements.
LE DUC, reprenant son discours. Il se contient, mais ses yeux
menaçants et ses gestes violents contrastent avec ses paroles.

« Comment ne me plairai-je pas, monsieur, à voir l’amitié que je vous porte, s’accorder si parfaitement avec l’estime où je vous tiens, et à vous dire comme Epictète à l’un de ses disciples préférés : Vous êtes aimé des Dieux. Vous êtes chéri des Muses ! Vous êtes un homme heureux ! Et ma main vous couronnera de fleurs ! »

Pendant qu’il poursuit, le rideau tombe.
  1. Les parties entre astérisques sont supprimées à la représentation.