Utilisatrice:Narilora/Brouillon/L’habit vert/Acte 4
Scène PREMIÈRE
Monsieur le Président de la République n’est pas encore là ?
Non, monsieur le secrétaire général.
Dix heures… Ah !…
Mon cher secrétaire général…
Bonjour, monsieur le commandant du Palais…
Je suis un peu en retard. J’attendais le rapport de la commission chargée de l’achat de deux fox-terriers pour les écuries.
A quoi conclut-elle ?
A une enquête.
Scène II
Monsieur le Président de la République.
Bonjour, colonel, bonjour, Mourier. (A l’huissier.) Dites-moi, Louis, ma filleule n’est pas encore descendue de sa chambre ?
Monsieur le président, mademoiselle Touchard est sortie depuis longtemps déjà. Elle a dit qu’elle viendrait voir M. le président à onze heures, et elle a demandé qu’on descende ses valises.
Ah !
Seulement, nous n’avons personne pour ça. Ça ne rentre pas dans le service du personnel de l’Élysée… et comme il est syndiqué…
C’est effrayant… Ah ! nous ne sommes pas gouvernés !
Alors, j’ai référé au directeur du matériel.
Et qu’a-t-il décidé ?
Il a envoyé un garde municipal à cheval à Auteuil pour demander un homme de peine qui a été recommandé par M. le rapporteur du budget.
Cela va nécessiter une ouverture de crédit.
Inutile, vous direz qu’on laisse les valises de mademoiselle Brigitte où elles sont. Si on les descendait, j’ai l’impression qu’il faudrait les remonter.
Bien, monsieur le président.
Eh bien, colonel, quoi de nouveau ?
Je venais vous demander, monsieur le président, quel est le service du jour pour la maison militaire ?
Vous prierez le commandant Montagnac de me représenter au mariage de mademoiselle Isaac Lévi, la fille du sénateur socialiste unifié.
Où a lieu le mariage ?
A Saint-Thomas d’Aquin.
Et le capitaine Froment ?
Vous l’enverrez au banquet annuel des fils des amis de Gambetta.
Bien, monsieur le président, et l’attaché naval ?
Ah diable… ah oui… l’attaché naval. C’est curieux, je ne sais jamais qu’en faire de l’attaché naval. C’est un garçon très gentil. Ah ! eh bien ! qu’il aille assister à la séance d’ouverture de la Société de musique symphonique.
Bien, monsieur le président.
Et nous, Mourier, qu’est-ce que nous avons ?
Voici, monsieur le président, le rapport de police de la journée d’hier. Ah ! puis, j’ai à vous soumettre le texte de la dépêche officielle que vous devez adresser à Sa Majesté le Tzar en l’honneur de son anniversaire.
« Au nom du Gouvernement, j’ai l’honneur d’exprimer à Votre Majesté… » Très bien. Dites au chef du protocole que j’approuve la rédaction et qu’il peut envoyer la dépêche.
Oh ! Elle est déjà partie, monsieur le président.
Ah ! bien ! bien ! Y a-t-il des audiences, ce matin ?
Rien de particulier, monsieur le président, mais je vous rappelle qu’à midi le nouvel académicien, M. de Latour-Latour dont la réception a eu lieu hier, sera présenté à votre agrément par le directeur de l’Académie et ses parrains.
A propos, on m’a dit que le duc de Maulévrier s’était trouvé un peu souffrant au cours de la séance ?
Un très léger malaise… la chaleur… cela n’a eu aucune suite.
Tant mieux. J’ai prié ces messieurs, ainsi que madame la duchesse de Maulévrier s’était trouvé un peu souffrant au cours de la séance ?
Un très léger malaise… la chaleur… cela n’a eu aucune suite.
Tant mieux. J’ai prié ces messieurs, ainsi que madame la duchesse de Maulévrier, de déjeuner à l’Élysée après la présentation, je les plains !
Pourquoi, monsieur le président ?
Mais, mon ami, parce que la cuisine de l’Élysée est infâme. Il faut absolument changer le chef.
Oh ! Monsieur le président, ce serait une grosse affaire politique…
Politique ?
Le cuisinier chef de l’Élysée fait partie de la loge maçonnique « Les Inséparables de l’Arc-en-ciel ». Il y est 33e Honneur, c’est-à-dire qu’il a un grade supérieur à celui du ministre actuel de la Justice.
Alors, je ne vais pas pouvoir mettre à pied ce gargotier avant sept ans ! C’est charmant !
Monsieur le président, on téléphone des Affaires étrangères pour savoir si vous avez signé le décret de mise en disponibilité de l’Ambassadeur de France à Stockholm.
Oui, oui, voilà. (Il signe. A Mourier :) C’est plus facile que pour le cuisinier ! (Il lui donne un papier) A propos, est-ce qu’on vous a donné les renseignements que j’ai demandés sur les affaires de Perse ?
Monsieur le président, le ministre a répondu qu’il ne pouvait rien vous dire.
Ah ! bien… bien !… (Le secrétaire particulier sort.) Et vous, Mourier, avez-vous demandé à l’Intérieur où en étaient les grèves du Nord ?
J’ai demandé, monsieur le président, mais le ministre a fait répondre qu’il valait mieux que vous ne vous en occupiez pas.
Ah ! bien ! bien ! Dites-moi, vous me ferez envoyer les journaux que je sache un peu ce qui se passe ?
Bien, monsieur le président.
Déjà dix heures et demie. Cette petite Brigitte…
Scène SCÈNE III
Ce monsieur demande à être reçu, monsieur le président.
Oh ! comment donc !
M. le duc de Maulévrier !
Monsieur le président !…
Très heureux, mon cher duc, de vous voir… et de vous voir ici.
Je vous entends. Le duc de Maulévrier chez le premier magistrat du régime, c’est en effet une chose assez immense. Soyez assuré que je ne m’y fusse point risqué si tout autre que vous eût occupé les fonctions de Président de la République.
Très touché, mon cher duc.
Vous plaisent-elles toujours ?
Mais oui…
Tant mieux, elles sont, en somme, des plus honorables. Malheureusement, aucun avenir…
Oh ! aucun ! mais asseyez-vous, je vous prie.
Merci. Si j’ai ce matin devancé l’heure où vous m’avez convié, c’est que j’y ai été incité par une circonstance de quelque intérêt que je dois vous communiquer.
Je vous écoute.
Mon cher Président, voici : Je suis cocu.
Voyons, c’est une plaisanterie.
N’en croyez rien…
C’est que vous prenez la chose d’une telle façon.
Mon cher, Chamfort s’est plaint fort justement jadis qu’on eût laissé tomber l’état de cocu. Il regrettait avec bon sens de le voir désormais accessible aux plus petites gens. J’ai formé le dessein de le relever.
Voilà une idée charmante. D’ailleurs, mon cher duc, n’estimez-vous pas qu’un homme de votre qualité est au-dessus de tout ce qui peut lui arriver ?
Je l’estime, en effet, et considère qu’il y aurait de ma part une condescendance vraiment excessive à me mettre de niveau avec les événements… Celui-ci n’apportera donc aucun trouble à mon foyer.
A la bonne heure !
Je compte n’en marquer nul dépit, ni à la duchesse que je n’ai point cessé d’estimer, ni même à celui par qui je suis ce que je viens de dire.
Mon cher duc, vous avez beaucoup d’allure.
Je l’ai toujours pensé, néanmoins comme il convient de garder quelque mesure dans la grandeur d’âme, j’assisterai au déjeuner auquel vous m’avez convié, mais prendrai congé sitôt levé de table. C’est pour que vous ne vous en étonniez point que je suis venu vous faire ma confidence.
Je m’incline devant votre désir, mon cher duc, mais croyez bien que je suis désolé…
Ne vous montrez point plus affecté que moi-même, ce serait indiscret… (Il se lève.) Sur ce, je vous quitte pour revenir tout à l’heure. On aura vu deux fois, en une seule journée, le duc de Maulévrier chez le premier magistrat de ce régime. C’est une chose immense.
Et dont je sens tout le prix.
Palsembleu ! Vous êtes fort bien logé à l’Élysée-Bourbon.
Bourbon ?
N’est-ce point le nom de ce palais ? Monseigneur le duc de Berry qui y résidait l’appelait ainsi.
En effet, mais maintenant nous disons tout simplement l’Elysée. Le mot Bourbon a disparu… à l’usage.
Ah, ah ! Sur ma foi, vous avez là un beau buste. Quelle est cette personne ?
C’est la République.
Ah ! connais pas ! Elle n’est pas laide ! Ressemblante ?
Un peu rajeunie.
Souffrez qu’en amateur, je vous signale ici une légère fissure qui pourrait s’aggraver.
Sans doute, mais j’ai consulté un spécialiste ! Rien à craindre avant sept ans…
Je comprends votre sentiment. Ah ! pas un mot de cette visite, n’est-ce pas ?
Entendu. A tout à l’heure, mon cher duc.
Monsieur le Président ! (Il remonte. A part.) Ce régime est badin !
Scène IV
Cette dame attend depuis un moment, monsieur le président.
Tiens, tiens… Faites entrer !…
Madame la duchesse de Maulévrier !
Madame la duchesse ! !
Oh ! Monsieur le Chef du Gouvernement de la République, je me présente ici comme une femme tout à fait confidentielle pour vous demander un service très grand.
A vos ordres.
Mais avant il faut que je vous fasse comprendre.
Asseyez-vous donc, je vous en prie.
Voilà… Monsieur le Président… Je suis bigame.
Hein !… Je vous demande pardon. Madame la duchesse, mais j’ai vraiment aujourd’hui une matinée extraordinaire !… Enfin, expliquez-vous, je vous en prie…
Oui. Je ne parle pas tout à fait juste… Je veux dire que deux hommes à la fois m’ont appartenu.
Oh ! oui ! oui !
Par malheur, je suis une femme d’une si grande sensibilité que lorsque je suis sur le bord de l’amour, tout de suite je tombe dedans. Alors il est arrivé que j’ai été particulièrement sensible avec M. de Latour-Latour qui est un gentleman tellement confortable.
Je n’en doute pas.
Et c’est la cause de la tragédie d’hier à l’Académie.
Une tragédie, mais j’ignore tout à fait ?
Vous ne savez pas… Oh ! cela me gêne de vous détailler…
Je comprends, madame la duchesse. Mais j’ai là le rapport de police qui me renseigne fort exactement chaque jour et qui va me mettre au courant.
Alors… lisez…
Voyons !… (Il feuillette le rapport de police.) Ah !… Académie Française… Voilà… « La séance est ouverte… le récipiendaire… à deux heures un quart… M. le Directeur de l’Académie a dû s’interrompre à la suite d’une légère syncope. On a attribué ce malaise à la chaleur, mais je suis parvenu à en connaître la cause exacte. Le duc qui depuis quelque temps s’adonne à la boisson… »
Oh !
Je vous demande pardon… (Il poursuit.) « Venait d’apercevoir aux places du centre le fils naturel qu’il eut autrefois de la femme d’un garde-chasse. »
Oh ! qu’est-ce que c’est que ça ?
C’est un rapport de police.
Oh ! indignité ! le boisson est faux et l’enfant aussi. Le duc n’a rien fait, je jure, avec le garde-chasse. Car il est stérile, je sais.
Je n’en doute pas, je n’en doute pas.
Et s’il a fait cette petite évanouissement, c’est qu’il a trouvé subitement dans son discours, une lettre… de moi, adressée à…
Ah !… j’ai compris !
Merci. Et après cet incident, le cher duc a eu avec moi une attitude vraiment héraldique. Alors, vous comprenez combien j’ai été touchée. Je ne pense plus qu’à lui. Déjà, je suis tremblante en songeant qu’ils se rencontreront ici tout à l’heure, figure à figure. Surtout qu’ils seront en uniforme avec les épées. Oh ! monsieur le gouvernement, quelle frayeur !
Soyez tranquille, madame la duchesse, je serai là…
Oui, mais pas toujours… Eh bien, je ne veux pas que ce cher Odet soit moqué. Je ne veux pas qu’on le quolibète… Alors, c’est pour cela que je suis venue vous voir.
Mais que puis-je ?
Il faut me faire l’amitié de supprimer M. de Latour-Latour.
Hein ?
Oui, pendant quelque temps. Comme Président de la République, vous avez le droit de l’exiler ?
Mon Dieu, vous savez… Madame la duchesse, ça ne se fait plus beaucoup.
Alors, vous ne pouvez rien !
Mais je ne vois pas… Oh ! à moins que je ne le fasse déléguer à un congrès. Il y en a un à Bucarest.
Qu’est-ce que c’est « congrès » ?
Ce sont des réunions que les gouvernements organisent pour faire voyager gratuitement leurs amis et pour éloigner leurs adversaires. C’est très utile.
Oh ! c’est un parfait stratagème.
Oui, mais M. de Latour-Latour consentira-t-il ?
Ça, je me charge… Je suis un peu rassérénée, mon cher gouvernement. Comme vous avez gentiment écouté toutes ces choses intimes.
Mais vous m’avez ravi, madame la duchesse ! Songez donc, notre constitution présente cette particularité qu’on ne dit jamais rien au Président de la République. On ne le consulte jamais sur rien. Alors, aujourd’hui, pour la première fois, j’ai l’impression d’être mêlé à quelque chose, d’avoir un peu d’influence… Oh ! je suis bien content.
Monsieur le président, il y a là M. le directeur des douanes et M. le Préfet de la Seine.
Ah !
Il y a aussi M. le comte de Latour-Latour de l’Académie.
Déjà…
Hubert !
Faites passer mes visiteurs officiels dans la bibliothèque, je les y recevrai. Vous ferez ensuite entrer ici, M. de Latour-Latour… Allez ! (L’huissier sort. La duchesse fait un mouvement pour sortir.) Restez, madame la duchesse… Vous allez pouvoir décider tout de suite M. de Latour-Latour… et je dirais même si je n’étais pas président de la République que c’est le bon Dieu qui l’envoie !
Vous avez raison… Comme vous êtes bon et inoffensif !
Mettez-vous là… et bonne chance.
Scène SCÈNE V
Monsieur le Président. (La duchesse se lève.) Vous ici !…
Oui, vous saurez pourquoi tout à l’heure !…
Oh ! je suis bien heureux de vous voir. Oh ! quelles heures j’ai passées. Heureusement, le mot que vous m’avez envoyé hier soir m’a rassuré. Le duc a été vraiment d’une mansuétude…
Oui, il a été tout à fait mansuet.
Quelle journée ! Et encore vous ne savez pas tout.
Quoi ?
Oh ! c’est à n’y pas croire !
Mais quoi ?
Mademoiselle Brigitte assistait hier à ma réception.
Ah ! Eh bien ?
Eh bien… voilà… c’est tout… Mais vous-même, madame la duchesse ?
Vous allez connaître pourquoi je suis ici en ce moment, Hubert, il est arrivé depuis hier une chose épouvantable.
Pour moi ?
Non.
Pour vous alors ?
Non, pour notre amour.
Comment ?
Il est fini.
Que dites-vous ?
Oui… ce pauvre enfant, il est terminé. Il n’a plus rien à faire avec nous… Il peut se croiser les ailes.
Mais non. Non.
Mais si… Il faut m’écouter. Vouyez-vous Hubert, notre sentiment mutuel aurait pu continuer encore si nous avions éprouvé l’un par l’autre une grande douleur, mais nous avons eu seulement un grand embêtement… Ça, l’amour ne comporte pas… Alors, nous allons nous disloquer…
Mais…
Ne protestez pas. Depuis quelque temps, vous n’êtes plus pareil. Vous aviez pour moi cette gentillesse d’un homme qui n’est plus tout à fait à vous. Mais il ne faut rien regretter à cause des bonnes petites heures que nous avons eues ensemble. Je vous ai connu avec un bleu costume, je vous quitte avec un vert habit. Je vous ai conduit par la main du banc des clématites jusqu’au bois des lauriers… Et pourtant, et cela est très gentil, vous avez gardé vos yeux tout ronds et votre figure étonnée…
Ah ! on m’a déjà dit ces mots-là.
Qui ?
Une personne…
Peut-être, je devine !… Maintenant, écoutez : Le cher Président, sur ma prière, il va vous supprimer…
Quoi ?
Oui, il va vous envoyer pour quelque temps à l’étranger faire une commission… et je vous prie d’accepter.
Mais…
Il faut, à cause du cher duc…
Alors, je m’incline.
Et quand vous reviendrez, je suis sûre que vous vous marierez…
Oh !
Si… D’abord, ils se marient toujours…
Qui ça ?
Ne vous occupez pas. A présent, il faut se dire adieu…
Oui, mais pas ce mot-là…
Si… parce que quand on l’a dit, plus tard on se souvient toujours de l’accent avec laquelle on l’a dit… et c’est la dernière chose agréable… Dites-le…
Adieu !
Adieu… Vous penserez à moi un peu…
Oh !
Oui… il faudra… comme à une personne bonne… oui, très bonne, qui avait de la tendresse à donner beaucoup et qui, à cause de cela, était un tout petit peu ridicule.
Oh ! Madame la duchesse…
Si… si… Je sais. (Un temps. Le président entre.) Oh ! cher monsieur, j’ai parlé à M. de Latour-Latour.
Cher monsieur, madame la duchesse m’a appris que vous désiriez représenter la France au Congrès des langues romanes.
Ah ! oui… oui !… Oui… Monsieur le Président… c’était en effet le rêve de toute ma vie…
C’est entendu.
Je vais vous faire conduire au secrétariat général où l’on vous remettra la lettre qui vous accrédite, et où l’on vous demandera quelques renseignements officiels, c’est-à-dire insignifiants. Je vous attends ici.
Mais qu’est-ce que c’est les langues romanes ?
M. de Latour-Latour va vous le dire…
Vous êtes trop aimable… Je vais au secrétariat…
Merci de tout mon cœur, cher ami présidentiel ! Je viendrai tout à l’heure avec le duc. Il faut qu’on nous voie ensemble. (Elle remonte un peu.) Mais, dites-moi… J’ai entendu que votre filleule, cette petite Brigitte, est revenue à Paris hier pour l’Académie.
En effet, madame la duchesse… mais comment savez-vous ?…
Par M. de Latour-Latour. Il me l’a dit avec de l’émotion.
Ah !…
Avec beaucoup de l’émotion.
Ah !…
Elle est gentille…
Oui.
Elle est excessivement gentille.
Et vous, madame la duchesse, vous êtes délicieuse.
Oh ! c’est tout naturel… Voyez-vous, monsieur le Président, je remarque qu’en France, il vous manque un ministère.
Lequel ?
Le ministère de l’amour.
Je vous l’offre.
Oh ! moi, je viens de donner ma démission.
Vous êtes charmante !
Scène VI
Monsieur le président, voici quelques décrets à signer.
Mettez ça là.
Ah ! te voilà enfin, toi ?
Oui, mon parrain.
et la regarde dans les yeux.
Tu n’as pas changé d’avis depuis notre grande conversation d’hier soir ?…
Oh ! non ! Vous comprenez, je croyais ne plus aimer du tout ce monsieur ; il a suffi que je le revoie en laurier, pour être de nouveau toute… toute barbouillée… alors, non, j’en ai assez ! Je ne veux plus le revoir !
Soit… Mais, ma petite fille, est-ce que tu es bien fixée sur les sentiments de « ce monsieur » pour toi ?
Oh ! parrain, je vous en prie… Vous êtes chimérique comme tous les hommes d’Etat. Où ça me mènerait-il ? pas à un mariage, bien sûr. Alors, l’autre chose ? Evidemment, l’autre chose, c’est toujours plus facile… Mais une liaison avec un homme aussi en vue… pas possible à cause de vous ! Voyez-vous cette manchette dans les journaux du soir : « La chute de la filleule du Président de la République ! ! ? » Quelle histoire !
Alors ?
Alors, je retourne à La Rochelle. Je viens d’y passer huit mois très acceptables… Mon patron, votre ami, M. Barbotte, armateur, est très gentil…
Mais tu n’as là aucun avenir, ma pauvre petite !…
Ça ne dépend que de moi. M. Barbotte, votre ami, m’a proposé de m’installer, de me donner une petite maison de campagne, une petite voiture, une petite femme de chambre…
Hein ?
C’est un homme très bien, marié, considéré, protestant… et si craintif !… Quand il me fait la cour, on dirait qu’il pense à la Saint-Barthélémy. Ça m’a touchée. Alors, je verrai.
Ah çà ! tu es folle !
Mais parrain, vous ne vous rendez pas compte… Être cocotte à La Rochelle, c’est très convenable. C’est à peu près aussi convenable que d’être honnête femme à Paris.
Oui… Oui… Ce projet est en effet respectable et… (Sonnerie au petit téléphone de table. Il prend le récepteur.) Les décrets ?… Oui… oui… Je vais les apporter moi-même… J’ai à vous parler… (Il se met à signer.) Je te demande pardon.
Oh ! c’est drôle ; vous ne lisez pas ce que vous signez.
Mais, ma petite fille, si je lisais, peut-être que je ne signerais pas… Là, c’est fini… Attends-moi un instant…
Mais je vais…
Non, non, reste là, j’ai mes raisons, des raisons d’État. Je reviens.
Scène VII
Monsieur le Président…
Oh !
Vous !… C’est tout de même curieux l’Élysée !…
Ah ! ça, c’est trop fort !… Oh ! par exemple !…
C’est vous !…
Vous entrez comme ça sans vous gêner…
Mais c’est bien naturel. Je croyais ne trouver là que le président de la République…
Oh !… Tout de même…
Mademoiselle, vous ne pouvez pas vous figurer avec quelle émotion je vous revois.
Moi, monsieur… je ne suis pas émue du tout…
Vous avez de la chance… J’ai tant de choses à vous dire, et je suis là… je cherche mes mots… je cherche mes mots… dans ce costume !…
Il vous va bien…
Il a été fait à Londres.
Et puis, il y a l’épée, c’est joli.
Oui, c’est gênant mais c’est joli. Oh ! Brigitte, si vous saviez depuis huit mois comme j’ai pensé à cette petite figure-là… Et c’était pas commode, allez, au milieu de toutes ces démarches…
Ah ! oui ! vous avez ramé !…
Bien sûr… vous, vous étiez à l’écart, tranquille… vous pouviez penser à moi… tout à votre aise, tout le temps.
Mais je ne pensais pas à vous !
Allons donc !
Ah ! vous n’avez pas changé !
Non. Peu à peu, j’ai compris que tout ce qui m’était arrivé d’heureux c’était vous qui m’y aviez conduit par la main… Brigitte.
Quoi ?
Laissez-la-moi.
Qu’est-ce que vous dites ?
Vous comprenez, je ne peux plus me passer de vous, moi ! Comment est-ce que je ferais sans vous pour tenir mon personnage ? Tout le monde me croit un homme épatant, moi aussi je le crois un peu. Il n’y a que vous qui sachiez que je suis un pauvre type… Si vous m’abandonnez tout le monde le saura… Brigitte, il faut que vous soyez ma femme…
Je vous défends de dire des choses pareilles !
C’est imbécile de dire des choses pareilles. Et puis d’abord, je refuse !
Vous n’en avez pas le droit.
Et pourquoi ça ?
Parce que vous m’aimez ! Oh ! et puis ne dites pas non ! Vous savez… J’en suis sûr, pas parce que vous me l’avez dit mais à cause de ce qui s’est passé à Louveciennes au moment où nous nous sommes quittés. Rappelez-vous ?
Je ne sais pas du tout à quoi vous faites allusion.
A quoi ? à quoi ? je fais allusion à… à ça !
Oh !… je me souvenais bien que c’était agréable… mais je ne me souvenais pas que ça l’était tant que ça !
Moi non plus…
C’est épatant !
Oui !
Eh bien, nous voilà jolis !…
Et dire que je pars demain pour Bucarest !…
Vous partez ?
Oui… on m’envoie au Congrès des langues romanes.
Seul ?
Non, avec un secrétaire.
Qui est-ce ?
Je ne l’ai pas encore choisi.
Emmenez-moi.
Vous !… Oh ! oui !… Mais non, ça n’est pas possible… Vous comprenez… un académicien… un délégué officiel arrivant avec une jeune fille.
Oui. Vous avez raison. Le congrès ne s’occuperait plus que de ça. Il ne s’occuperait plus du tout des langues romanes !
Ah ! s’il y avait une façon d’éviter les potins… Je vous en prie, trouvez quelque chose… vous avez trouvé plus difficile !
Hum !… (Elle réfléchit longuement.) Mon Dieu ! à la rigueur, il y aurait peut-être un moyen…
Dites !…
Eh bien ! ce serait, le jour même de notre arrivée — dans le cas où nous arriverions là-bas ensemble — d’aller faire tout de suite un petit tour dans la ville…
Vous croyez que ça suffira ?
Non… Attendez… Forcément, vous ferez quelques visites.
Forcément.
Vous irez voir le Consul de France ?
Oui.
Eh bien ! je pourrais vous accompagner…
Bien sûr…
Vous causeriez un moment avec lui… Il pourrait nous lire deux ou trois formules très banales, nous demander de signer un bout de papier, et, vraiment, nous n’aurions aucune raison de le lui refuser… jusque-là, c’est assez simple…
Oui, mais je ne vois pas…
Attendez !… Après, nous irions nous promener, visiter les monuments… ça se fait toujours… il est très probable que nous tomberions sur une petite église… vous savez une de ces petites églises en bois peint, avec un de ces clochers découpés qui ont l’air de joujoux…
Oui…
Nous entrerions… nous nous trouverions nez à nez avec un brave homme de prêtre, barbu, marié, père de famille, pas tout à fait de notre religion, mais quoi ? le bon Dieu est très indulgent pour les Français à l’étranger… Il y en a si peu !… Nous ferions une petite prière, nous recevrions une petite bénédiction… et puis nous continuerions notre promenade… et personne ne pourrait plus rien nous dire.
Pourquoi ?
Parce que nous serions mariés !
Oh !… mais alors… vous voulez bien ?
Oui… je veux bien, mais comme ça… très loin… dans un pays à costumes… où ça n’a presque pas l’air vrai… comme ça, je veux bien.
Oh ! ma petite… ma petite… vous êtes mon bonheur, vous êtes ma chance… Vous verrez !… je ferai de vous une vraie femme du monde !…
Une vraie femme du monde ?… Oh ! non, je veux vous rester fidèle !
Scène VIII
Je vous demande pardon…
Oh ! Monsieur le Président…
Mais non… restez tout près l’un de l’autre, n’ayez pas honte, la République en a vu bien d’autres !… Quant à moi mes fonctions m’obligeant à ne prononcer que des paroles insignifiantes, je vous dirai comme dans les contes de fées : « Mariez-vous, soyez heureux et ayez beaucoup d’enfants ! »
Oh ! oui, ils auront des petites figures étonnées.
Monsieur le président, les parrains sont là…
Déjà !
Allez vite… faites le tour… (Hubert sort. A Brigitte :) Et toi, veux-tu te sauver !…
Non. Je reste là.
Monsieur le duc de Maulévrier, directeur de l’Académie Française… Monsieur le Baron Bénin, de l’Académie Française… Monsieur le Général Roussy des Charmilles, de l’Académie Française… Monsieur le comte de Latour-Latour, de l’Académie Française !
Madame la duchesse !…
Monsieur le Président de la République, j’ai l’honneur de présenter à votre agrément, monsieur le comte de Latour-Latour qui prit séance hier dans notre compagnie.
Je suis charmé, monsieur, de faire votre connaissance.
Je me félicite d’autant plus de la mission qui m’incombe que M. de Latour-Latour est de mes amis.
Je soumets le décret, monsieur le Président, à votre signature…
Oh ! cher Odet, vous avez été un magnifique homme, je suis fascinée !…
Je ne vous comprends pas.
Oh ! je vois véritablement dans cette confection de l’événement… la noblesse du sang… de la grandeur qui… really oh ! yes, truly… tout entière… I can’t explain. So sorry so… You are a beautiful man !
Nelly, y pensez-vous !…
Je le médite.
Permettez-moi, monsieur le duc, et vous, madame la duchesse de vous annoncer une nouvelle qui m’emplit de joie : Ma chère petite Brigitte se marie.
Mes compliments !
Oh ! je suis très pénétrée de satisfaction, car je sais très bien avec qui vous allez faire matrimonio…
Qui est-ce donc ?
Celui-là !
Je vous félicite avec toute ma cœur !
Aucune nouvelle ne pourrait me réjouir davantage.
Mais je suis bien plus heureux encore que vous tous !
Pourquoi ?
Parce que enfin, il vient de se passer quelque chose à l’Élysée !…
Ce régime est badin !
Monsieur le président est servi !