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Véga la Magicienne/01

La bibliothèque libre.
L’Indépendant du Cher (p. 1-2).
Feuilleton de l’Indépendant du Cher

VÉGA LA MAGICIENNE

par
René d’ANJOU

PREMIÈRE PARTIE

L’OISELLE


I

La Femme-Oiseau

Le Concours Hippique venait de finir et bien qu’on fût au Jeudi Saint, il y avait au Grand Palais une réunion des plus choisies sinon des plus élégantes. Elle se composait du monde officiel principalement de journalistes et des membres de l’Aéro-Club.

Tous étaient venus là pour assister à une expérience sensationnelle, la femme-oiseau allait évoluer sur la piste et ses entours, dans son appareil d’aviation. Le Président de la République souriait intéressé au milieu de sa tribune ornée de velours rouge ; près de lui, non moins hilare, se tenait le ministre du travail : M. Laborieu, puis le ministre de l’intérieur : M. Foyer. Puis, M. Deschamps, auquel était dévolu le soin de faire prospérer l’agriculture, un peu dans le marasme depuis quelques années. Puis le préposé à la guerre : général Flambart et le spécialiste de la marine : M. Coulpas. Le ministre de la justice, M. Boitard, s’appuyait des deux mains à la balustrade au premier rang, prêt à juger, et M. Sansfoi qui s’occupait des cultes, regardait par avance vers le « ciel » du Palais où allait s’enlever « Lady-Bird », comme l’appelaient nos voisins d’Outre-Manche, lesquels venaient d’avoir la primeur de ces étonnants élans.

Les journalistes, dans leur tribune, presque tous armés de légers appareils photographiques, s’exerçaient, en attendant, à « saisir » quelques « gouvernants ». Et les « dames » parquées dans la tribune des « sociétaires » échangeaient des pensées entre elles, tout en respirant les violettes de leur corsage. Les autres gradins étaient vides : c’était une « avant-première ».

En arrière des journalistes, seul, se tenait un homme au visage sérieux, profondément attentif, angoissé même. Il suivait d’un regard jamais distrait, les mouvements gracieux et souples de la jeune femme qui marchait, à pas lents, depuis l’entrée de la longue piste jusqu’au milieu. Là, elle s’arrêta devant les « autorités », salua d’un sourire qui n’avait rien de « professionnel » et resta immobile, enveloppée d’un long manteau de soie blanche bordé de cygne. Dans ses cheveux bruns, touffus et courts, une petite aigrette d’oiseau de Paradis ondulait.

Près d’elle son imprésario : El signor Cléto Pizani, correctement vêtu de noir, la rosette de l’ordre de l’« Étoile Noire » à la boutonnière, se tenait dans l’attente d’une invitation à parler.

Elle ne se fit pas attendre. Le Président de la République dit tout haut, sans un geste, avec la bonne simplicité des temps actuels :

— Nous avons l’honneur de vous écouter, Monsieur.

— Monsieur le Président, Messieurs les Ministres, Messieurs et Mesdames, dit aussitôt l’Italien en un pur français, je suis aussi flatté qu’heureux de vous amener ici Mademoiselle Véga de Ortega — la femme-oiseau —. L’art qu’elle pratique, et que « seule » au monde « elle peut » pratiquer, est une révélation que la nature hostile se refuse à admettre. La science elle-même n’a pu triompher de toutes les difficultés. Elle a créé jadis : la montgolfière, puis le ballon, puis l’aéroplane, bref toutes les merveilles de nos jours. Mais depuis les temps antiques, où, à Rome, un magicien nommé Simon, essaya de voltiger, nul être humain n’y put parvenir. La jeune fille que j’ai le très grand honneur d’accompagner et à laquelle « je vous présente », Messieurs, n’inventa pas son appareil. Elle sait seulement s’en servir. Cette carcasse légère est le résultat de nos patientes et longues études à mes compagnons et à moi, mais sans la bienveillance et l’adresse de notre charmante compagne, nous n’aurions jamais pu voir triompher notre découverte. La cause de ce succès, Messieurs et Mesdames, réside en ce fait, — il est unique — Mademoiselle Véga ignore le « trac » ; elle a une assurance et une sûreté absolues. Sa confiance en elle est sans borne. Ne prenez pas ces mots au sens qu’on leur donne dans le monde, mais au sens juste et naturel. Véga ignore la crainte, la peur, le doute ; par le fait d’une éducation spéciale, d’un entraînement particulier qui modifia en quelque sorte l’arrangement et le développement de certaines cellules cérébrales, cette enfant — elle n’a pas encore dix-huit ans — a perdu totalement « le sentiment de la peur ». Voyez par là-même quelle force morale lui est acquise. Ce qui paralyse, ce qui fait hésiter au bord du succès, elle ne le conçoit pas. Ce qui intimide, ce qui fait trembler, elle ne le perçoit jamais… La foi absolue peut transporter des monts, faire marcher sur les flots — comme saint Pierre — alors que le doute entrave et annule tout effort. Lady-Bird n’hésite pas, ne se trouble pas, ne perd aucune de ses facultés, ses mouvements précis restent parfaits, soumis à son vouloir. Je ne veux pas m’étendre davantage sur un sujet que chacun peut continuer par la réflexion et juger dans son immense étendue ; je vais prier ma jeune compagne de vouloir bien vous montrer une petite expérience.

Ce disant, il aida « l’héroïne » à quitter l’enveloppe coquette qui la garantissait et elle apparut moulée dans un maillot noir. Son corps mince, admirablement proportionné, montrait une souplesse saine, son visage jeune, gai, exprimait une tranquillité aisée. Ses yeux noirs, admirables de lumière, regardaient fièrement l’entourage, puis ils se tournèrent lentement du côté des journalistes, dont les objectifs étaient justement tous braqués sur elle à ce moment, et ils s’arrêtèrent caressants et doux, sur « l’Isolé » du fond de la tribune.

D’un geste qui tenait le milieu entre le salut et le baiser, celui-ci lui adressa réception de sa pensée et reprit sa pose correcte.

Cet homme pouvait avoir une quarantaine d’années, son visage énergique et beau, marquait une distinction suprême, son costume irréprochable, dénotait le parfait homme du monde et son attitude la force tranquille.

Véga venait de passer ses bras dans une gaine fine, ses deux jambes unies l’une contre l’autre, les genoux légèrement fléchis s’inséraient dans une armature très ténue, terminée par une sorte de petite hélice, son cou et sa tête libres émergeaient de l’appareil sombre.

Soudain elle déploya d’un mouvement vif les deux ailes qu’actionnaient ses bras et, dans un « frou-frou », s’enleva avec une rapidité inouïe jusqu’au cintre, elle rasa la voûte dans toute sa longueur, revint au milieu, fit le tour au-dessus des gradins, se reposa en planant doucement au sommet des tribunes, les ailes étendues. Elle se posa un peu au rebord du baldaquin soutenant les tentures du haut de la tribune présidentielle, et elle repartit en se jouant, virant, ondulant, maîtresse de l’air et de l’espace.

L’étranger debout derrière les journalistes, suivait tous ses mouvements d’un œil attentif, d’un regard si étrangement passionné et rayonnant que c’était comme une projection de clarté ; elle alla un instant au-dessus de lui, s’abaissa un peu et un chant doux, à mi-voix, sortit de ses lèvres. C’était comme un murmure de source ou de brise, une chose lointaine, berçante et mélodieuse.

Tout d’abord saisie de ce vol extraordinaire, l’assistance muette n’avait trouvé ni un bravo ni un applaudissement ; mais devant cet acte prolongé, si facile en apparence, si supérieurement exécuté, le Président eut un oh ! d’admiration vite répété, vite grossi d’applaudissements sans fin.

Maintenant, la femme-oiseau s’était posée sur une des barrières du Paddock ; elle attendait la fin du tapage, remuant sa tête rieuse en signe de salutations.

Quand le silence put renaître Cleto Pizanni éleva de nouveau la voix :

— Monsieur le Président et toute l’assemblée, vous avez vu le problème du vol humain résolu, vous avez vu combien il paraît aisé et cependant, je le répète, nul ne peut imiter notre « Lady-bird » ; beaucoup ont essayé et risqué de lamentables chutes. Pourquoi ? — Parce qu’aucune de ces audacieuses créatures ne peut résister au battement de cœur, au vertige… Véga est en ce moment aussi calme que vous ; quand elle est au sommet de cette voûte, exposée à une chute mortelle, aucun effroi ne l’effleure, elle raisonne ses mouvements, calcule son souffle et emplit ses poumons avec une méthode parfaite, car le souffle aspiré et expiré a une action prépondérante sur l’envol…

À présent, je vais prier Monsieur le Président de désigner tel oiseau qu’il lui plaira ; l’expérimentatrice l’imitera dans son vol, lent ou lourd, droit ou courbe, capricieux, virevoltant. Véga, dans l’île de la Méditerranée où elle fut élevée a pu étudier les allures de ses frères ailés et elle sait les reproduire toutes.

— Mais n’est-elle pas fatiguée ? objecta M. Laborieu.

— Elle ne l’est pas. Son art est tel qu’elle sait s’identifier avec l’oiseau, réaliser la parfaite aisance de ses mouvements ; les instants où elle plane, presqu’immobile, sont des repos.

— Eh bien, imitez le faucon, lança M. Deschamps.

Aussitôt Véga s’enleva droit à la voûte et se laissa tomber, ailes fermées, avec une rapidité foudroyante jusqu’à quelques mètres du sol où elle déploya de nouveau ses ailes et resta planant.

Les mains battaient, les cris d’admiration fusaient ; tous à la fois les spectateurs criaient : faites la mouette, le goéland, le vautour, la perdrix, le moineau, etc., c’était étourdissant !

Véga nageait dans l’air, elle se jouait en l’espace comme si nul autre élément ne l’eut attirée. Elle était maîtresse de la pesanteur, de l’attraction, elle était… ange !

Après de nombreux essais en l’air elle revint en tournoyant, décrivant de grands cercles, se poser juste à l’endroit d’où elle était partie, elle secoua ses ailes, posa un instant son frais visage dessous, d’un gracieux geste d’oiselle lasse, puis, aidée de son imprésario, quitta son armature.

De nouveau elle apparut en maillot, aucun souffle haletant ne soulevait sa poitrine, ses joues n’étaient pas plus roses. Extrêmement calme, elle s’enveloppa de la soyeuse « sortie de bal » et d’un pas agile et vif, regagna le paddock.

Les invités de cette étrange matinée se retiraient par groupes, causant et commentant, surtout admirant la charmante oiselle…

Le Président s’en allait à pied, à l’Élysée, sans hâte, saluant un peu pour qu’on le remarquât sur la promenade peuplée d’enfants et de leurs gardiennes ; les ministres songeaient à envoyer leur carte à « l’héroïne » du jour, à l’inviter à leurs réceptions.

Les journalistes, restés à la sortie, guettaient la voiture qui allait emmener la jeune fille, voulant la suivre, croquer un interview.

Mais ils furent déçus, une auto fort correcte était entrée du côté des écuries et ressortie de même, contenant derrière ses stores légers, Mlle Véga de Ortega, il signor Cleto Pizanni et le propriétaire du véhicule, celui qui avait si passionnément, de la tribune des journalistes, suivi l’envol : le comte Daniel de San Remo.