Véga la Magicienne/03

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L’Indépendant du Cher (p. 4-7).

III

L’Oiselette Véga

— Monsieur le comte, vint dire le valet de pied au milieu du service du dîner, c’est un reporter de journal qui demande à être reçu.

— Dites que nous ne recevons personne et s’il se présente d’autres visiteurs, répondez que nous sommes absents.

— Bien, Monsieur. Il est déjà venu six messieurs depuis sept heures.

— Naturellement, allez.

— Que veulent-ils ? interrogea Véga.

— Vous voir, Mademoiselle, vous demander vos impressions de l’espace, puisque vous le parcourez.

— Mes impressions. Elles sont délicieuses, je me roule dans un fluide pur, léger, l’air qui me baigne agit sur mon âme, allège même mes pensées, c’est du bonheur qui entre en moi. Il me semble qu’en m’élevant je lâche la matière, je quitte l’humanité.

Les deux hommes souriaient, leurs yeux fixés sur la jeune fille, ils la regardaient admiratifs.

— Mon ami, dit Cleto Pizanni, vous aurez, grâce à moi, une délicieuse compagne. Ma petite Véga, élevée en liberté, n’est pas très instruite en fait d’usages mondains, mais sa native délicatesse la préserve de toute faute de goût ou de cœur, elle est vibrante et spontanée. Elle ne sait pas grand’chose non plus en histoire et en littérature, vous pourrez dans vos causeries et vos voyages l’instruire utilement. Quant à ce qui est de la science, il est probable qu’elle vous en remontrerait…

— Sans peine. Je n’ai jamais guère appris que les lettres que j’aimais, la poésie, la théologie surtout me passionnait avec ses troublantes interprétations. L’art de la guerre à l’école des cadets m’intéressait ; pour la science, je suis novice.

— Chez nous, à l’île de la Stella Negra, nous sommes arrivés, j’ose le dire, au summum de ce que l’homme peut dérober à l’inconnu : nos travaux, nos découvertes, sont aptes — j’en suis certain, — à modifier profondément l’avenir des hommes. Nous n’avons rien montré à Véga, ces graves et dangereuses manipulations n’étaient point de son ressort, mais elle a vu les expériences, les résultats, et je crois qu’en causant avec elle, vous pourrez être sûr de ne jamais connaître l’ennui.

— Je partage absolument votre avis, signor impresario, ce que j’ai déjà vu et entendu me montre le plaisir qui m’attend. Ma délicieuse compagne échangera avec moi d’intéressantes leçons.

— Et nous partirons dans les forêts, j’ai bien peu vu Paris, Monsieur, et cependant déjà je sens que je ne saurais m’y plaire.

— Pourquoi, ma chère enfant ?

— … par intuition. Je ne sais jamais pourquoi je veux une chose, je ne déduis pas…

— Mon cher hôte, interrompit l’Italien, vous aurez le temps de causer avec Véga, avec moi beaucoup moins, voudriez-vous un peu vous priver de ses attractives répliques en cessant de les provoquer, et revenir encore au sujet qu’interrompit le dîner. En parlant ce soir, je voudrais mieux vous connaître. J’ai accepté l’offre aimable de loger chez vous en compagnie de mon oiselle, parce que tous les compagnons de la Stella Negra sont frères et se doivent aider, je suis prêt à vous donner les pouvoirs dont je dispose, au besoin mon sang… je vous laisse encore plus en vous laissant l’enfant de mon cœur, et malgré cela, j’en suis à ignorer presque tout de votre caractère, de votre vie, de vos aspirations.

— J’achèverai donc ma courte histoire ; sans racines, elle est flottante, incertaine comme le flot. Une vague me jette, une vague m’emporte. Au moment où je débarquais à la gare de Paris, un Monsieur que je ne connaissais nullement m’aborda. Chapeau en main, il me saluait avec une aisance respectueuse.

— Monsieur le comte de San-Remo ? fit-il.

— Oui, Monsieur, répondis-je surpris. Je n’ai pas l’honneur de vous avoir déjà rencontré.

— Ce détail est sans importance, Monsieur, je suis envoyé vers vous par votre notaire dont je suis le premier clerc.

— J’ignorais avoir un notaire à Paris.

— Il fut cependant prévenu de votre arrivée, Monsieur. Me Calixte Parchemineau, mon patron, vous attend à son étude, avenue de l’Opéra, aussitôt qu’il vous plaira.

Inutile de vous dire, n’est-ce pas, cher compagnon, que ma surprise était extrême. Je n’avais avisé personne de ma venue, je me proposais de descendre à l’hôtel et d’essayer de me créer par la suite à Paris des relations et une occupation. La pension mensuelle de vingt mille francs que je recevais en Allemagne devait m’être continuée par l’intermédiaire du correspondant de mon banquier de Vienne.

— Mais, interrompit l’Italien, vous ignorez d’où vous arrive cette rente.

— Mon tuteur l’archevêque m’avait dit que ma fortune dépendait de ma mère… à toutes mes questions, aucune réponse n’étant jamais faite, j’avais fini par admettre les faits accomplis. Mais l’heure était venue où j’allais avoir quelques éclaircissements.

Je fus mis par le notaire en possession de cet hôtel et des titres de propriété du château de Val-Salut en Bigorre. Il me donna les paquets de valeurs qui constituaient en outre mon capital et refusa de me dire plus.

— Peut-être ne savait-il rien lui-même. Votre naissance doit rester secrète, vous appartenez évidemment à une famille de très haute lignée qui, par suite de raisons politiques, ne peut se faire connaître.

— C’est ce que j’ai souvent pensé. Et je suis horriblement triste, déçu, découragé, quand je réfléchis profondément, de ne pouvoir arriver à deviner ce passé, de n’avoir pu conserver la mémoire du premier jour… de la première heure de mon apparition au jour…

San Remo se tut, il regardait en lui-même, absent une minute de l’heure présente. Véga se tourna vers celui qu’elle appelait son oncle et semblait aimer tendrement.

— Tio mio, dit-elle, tu m’écriras, et si tu trouves à propos de me faire venir près de toi dans tes voyages, tu sais comme je serai heureuse. Tu me confies au nouveau « Compagnon » ; je pense que je pourrais être une gêne pour lui quelquefois, dans ce cas je saurais très bien vivre seule, ou retourner chez nous, à l’île, si je puis réussir dans ce que j’espère et pour lequel je t’ai supplié de m’emmener à travers le monde.

— L’automobile attend devant la grille, vint interrompre le valet de pied ; si monsieur tient à partir ce soir il est temps de filer à la gare.

— Déjà !

Cleto Pizanni se leva vivement. Véga s’était jetée à son cou les larmes aux yeux.

— Ma chérie, dit-il très ému lui-même. Au revoir, mon ami, je compte sur vous, sur votre paternelle prudence.

Les deux hommes se serrèrent chaudement la main, puis l’Italien repoussant doucement la jeune fille sortit suivi de son hôte qui le mit en voiture.

L’auto trépida, la corne vibra, le battant lourd de la porte retomba, et seuls, en vis à-vis, devant la table où s’étalaient en abondance fruits et fleurs, les deux êtres presqu’inconnus l’un à l’autre, mais qui allaient vivre ensemble, échangèrent un sourire très doux.

Le comte de San Remo choisit, bien que l’on fût en avril, un beau raisin doré et le passant à sa jeune compagne :

— Égrenez cette grappe, Véga, et permettez-moi désormais de vous appeler moins cérémonieusement. Voulez-vous, mon enfant, me nommer : « oncle » moi aussi.

— Non. Ce titre ne vous va pas. Il comporte une plus vieille connaissance. Je vous appellerai Daniel.

— Si vous voulez. Je serais, je vous assure, bien heureux de vous être ami, de mettre ma vie au service de la vôtre. Seulement notre situation est aux yeux du monde assez anormale.

— Pourquoi ?

— Parce que, à moins d’être frère et sœur, père et fille, mari et femme, deux êtres de sexe différent vivent rarement ensemble.

— Cela m’est égal à moi. J’ai toujours été en dehors de toutes les conventions. Un hasard, une substitution, bref, un mystère, me jeta dans cette île terrible de la Stella Negra, où s’accomplissent d’effarants mystères.

— Je sais. Et cependant vous aimez ce séjour.

— Oui. Cleto Pizanni et tous les « Compagnons » ont été parfaits pour moi. J’étais pour eux l’enfant unique envers laquelle s’exerçait leur sollicitude, j’étais leur distraction, leur joie.

— Ajoutez leur honneur ! Ce qu’ils ont obtenu de vous, par la manière dont ils vous ont élevée, est extraordinaire.

— Je ne le pense pas. Ils disent que j’ignore la peur, c’est parce que « je veux » l’ignorer. Ce qu’ils ont développé en moi, c’est la volonté.

— Ils ne vous ont pas fait souffrir.

— Jamais. Je devais avoir six ans au plus quand on m’amena dans l’île. J’étais habillée en garçon, on me croyait être le prince héritier d’un grand empire. Le « Compagnon » qui avait été chargé de me capture s’était trompé, ou avait été trompé, bref, au bout de quelques jours, Cleto Pizanni s’aperçut que l’enfant royal était une infortunée fillette.

— C’est absolument inouï.

— C’est très drôle. Alors on n’avait plus aucune raison de détruire « une mauvaise graine » ; le Conseil de l’Ordre condamna à mort le comte Régis de Circey…

— Régis de Circey ! que fait-il en cette affaire ?

— Il était affilié à l’ordre secret et le sort l’avait désigné pour enlever le fils du tyran. Volontairement ou non ce fut moi qu’il enleva…

— Vous me contez une histoire des Mille et une nuits.

— Plus invraisemblable encore. Mais la vérité est bien souvent plus extraordinaire que la fiction.

— Vous, malgré votre jeune âge, ne pouviez rien éclaircir.

— Je ne comprenais rien à la langue qu’on me parlait. Je ne savais qu’une chose : une jeune femme très bonne, m’avait fait accomplir avec elle un immense voyage, nous avions navigué, couru en traîneau, en chemin de fer, à dos de mulet, jusqu’au soir où son mari, le comte de Circey, me prit dans une barque et me jeta à l’île de la Stella Negra. Or, si je suis venue ici, si j’ai supplié mon oncle de me donner la liberté, c’est uniquement dans le but de retrouver cette excellente créature, par elle… aussi je saurai qui je suis.

— Pauvre petite, quelle similitude de situation nous lie. J’ai rencontré dans le monde, à Vienne, le comte de Circey.

— Il y a longtemps ?

— Oh ! oui ! Je l’ai totalement perdu de vue. Mais si les Compagnons de la Stella Negra l’ont condamné à mort, sûrement il n’existe plus, car la secte ne pardonne pas.

— En effet. Seulement ils n’ont aucune trace de Régis. Une fois ils sont parvenus à enlever sa femme, Sophia, la bonne, la douce Sophia, que j’aime tant ; ils l’ont amenée à l’île…

— La comtesse de Circey !

— Oui. Cleto Pizanni lui offrit de l’épouser. Elle le repoussa avec horreur. Son mari qu’elle adorait devait être caché au loin et rien ne pouvait lui faire trahir le secret de sa retraite, ni les menaces, ni les promesses.

— Alors elle est restée prisonnière longtemps à l’île ?

— Non. Elle parvint à s’enfuir…

— Comment ? Ce rocher abrupt est hors de toute voie.

— Ah ! Comment ! voilà justement ce que personne, sauf moi, ne sait. Mio Tio l’ignore et s’il le savait, il se fâcherait avec moi. J’ai fait sauver Sophia dans mon appareil d’oiseau.

— Un miracle !

— S’accomplit-il jusqu’au bout ? Sophia est-elle vivante ? Une chute horrible ne l’a-t-elle pas broyée ? Mon oncle l’aime toujours et c’est justement à cause de cette inaltérable passion qu’il me laisse la chercher par le monde. Comprenez-vous ma pensée. Ce n’est pas pour la gloire, ni les applaudissements que je me produis devant ce public qui m’indiffère. C’est simplement pour que ma tendre amie entende parler de moi, me retrouve et accoure vers moi.

— Oui. je saisis votre idée. Cleto Pizanni l’approuve ?

— Naturellement. Il veut revoir cette femme qu’il adore. Il veut savoir aussi par elle ce que je suis car en vérité je ne m’en doute pas. Il veut aussi connaître la retraite de Régis.

— Que de problèmes…

— C’est juste. Mais ils marquent l’intérêt d’une vie. Que ferions-nous ici-bas sans attraction ? De la politique ? — Les Compagnons s’en chargent. De la science ? Elle cause bien des déboires.

— Moins cependant que les utopies de liberté, de fraternité, d’égalité universelles prônées par notre association.

— Vous en êtes et n’y croyez pas !

— J’en suis, j’y croirai peut-être… et vous y croyez ?

— Sûrement. Nous reviendrons ainsi qu’aux premiers temps du monde, alors que l’homme conversait avec les anges.

— Petite Véga, vous rêvez.

— Point. Nous nous sommes enlisés dans des cercles de matière, nous avons perdu l’acuité de nos sens. La moitié des hommes ont des lorgnons et ne voient rien. Hélas ! je suis comme ceux de mon temps, mais un de nos « Compagnons » savant oculiste a presque découvert la lorgnette qui montre l’invisible.

— Quoi !

— Quittons la table, Daniel ; suis-je chez moi et puis-je agir en maîtresse de maison ?

— Oui, une petite machine qui dégage des rayons non chimiques comme les rayons X et les rayons Z, mais fluidiques surterrestres. Nos vibrations visuelles, arrêtées en temps ordinaire par l’air ambiant, rencontrent ce véhicule, traversent le mur d’enceinte qui emprisonne l’humanité, et nous pouvons dès lors voir au-delà.

— Ce serait la solution du grand mystère divin.

— Non, simplement la vue des espaces inter-planétaires et de ce qu’ils contiennent.

Tout en causant Véga avait lentement égrené ses raisins ; elle cessa d’être grave, se leva :

— Je vous en prie.

— Alors venez, montrez-moi mieux l’hôtel. Il faut que je vous juge par les choses qui vous entourent. Elles parlent, vous savez, elles gardent en elles, sur elles, des reflets d’âmes envolées. Les choses ne mentent pas… les bêtes quelquefois.

— Et les hommes ?

— Toujours…

Elle tempéra ce mot d’un sourire, prit le bras que lui offrait San Remo et dans le court passage jusqu’au salon, il osa élever jusqu’à ses lèvres la main qui reposait sur sa manche.