Véga la Magicienne/20

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L’Indépendant du Cher (p. 31-33).

XX

En marge de l’histoire.

La marge blanche de tout livre a été ménagée pour y inscrire des réflexions, y noter des idées nées en déduction de la lecture, y insérer des critiques, y adjoindra des faits survenus depuis le temps écoulé ; notre récit actuel ne s’inscrit qu’en marge, c’est une parallèle qui côtoie l’histoire et ne peut la croiser jamais.

L’histoire est une « personne » assez fantaisiste souvent, elle marche en zig-zag, mais construit quand même un invariable cercle, parce que la synthèse de l’univers est un rond dépourvu de commencement et de fin.

Le roman qui débute et s’achève forme seulement l’arc dont le lecteur tend la corde, pour voir si la résistance est fictive ou réelle… ici, nous la croyons réelle, mais celui qui lit jugera… celui qui observe songera, et beaucoup réfléchissant, se diront… j’ai vu ces héros, je connais ces silhouettes ; quand j’étais enfant, mon père me racontait des aventures analogues qu’il avait vécues, il dépliait aussi avec piété de vieilles lettres jaunies, où se lisaient des lignes presque comme celles de ce feuilleton… et il continuera à s’intéresser à cette martyre que fut Angela de Val-Salut.

Après deux mois environ de séjour à Barbentan, où son beau-frère lui procura le touchant intérêt que sa triste position excitait, la jeune femme exprima le désir d’aller s’ensevelir en un cloître, où ne pouvant témoigner son amour à aucun de ceux qu’elle aimait, elle pourrait au moins s’ensevelir dans le mysticisme de la prière.

Elle choisit un couvent de Bénédictines situé à Solesmes en Anjou, parce que là, les religieuses, entre les exercices pieux, s’occupaient de science, d’études grecques et latines, traduisaient d’anciens manuscrits, vivaient beaucoup par l’esprit.

Elle ne fit aucun vœu, mais elle suivit la règle.

Oh ! comme elle se passionnait à lire les rois et les prophètes, comme elle aimait la philosophie pure de la foi, énoncée par les Pères de l’Église. Saint Jérôme et son amie sainte Paule lui parlaient dans les silences des études. Elle savait par cœur la « Somme » de saint Thomas, elle déchiffrait sans erreur la « Vulgate » et elle comprenait la divine consolation de l’admirable croyance dont l’entraînement fit des martyrs, et dont les racines profondes traversant notre terre de part en part, ne peuvent jamais être arrachées !

La nuit, dans le lit étroit, dur et froid, où ses membres las ne se reposaient point, Angela avait des rêves vibrants, son âme s’envolait vers celui auquel elle devait l’unique, rare et court bonheur qui lui avait révélé le pourquoi de la vie. Leur correspondance, depuis longtemps cessée par ordre supérieur, lors de son admission au couvent, ne ravivait aucune étincelle d’amour, mais dans le sommeil, le corps éprouve des sensations, et la pauvre solitaire croyait sentir les baisers de son enfant qu’elle n’avait jamais connu.

Une fois elle ressentit nettement l’impression d’un danger menaçant le cher petit être, elle eut une crispation de torture inouïe, puis le calme vint, l’intuition rassurante s’accentua, la crise venait de passer. Or, voici ce qui s’était produit tous les sensitifs savent combien ces impressions à distance sont fortes.

Daniel avait à cette époque environ quatre ans ; il jouait avec son jeune frère de lait, Léo, dans le beau jardin de la villa. Carlotte surveillait les « bambini » tout en causant, assise près d’eux. Les vieux parents étaient sortis un moment pour aller en ville chercher des provisions.

Soudain, quatre hommes avaient escaladé le mur, bondi sur la nourrice qu’ils avaient bâillonnée et ligotée, puis deux d’entre eux s’étaient emparés des enfants, essayant de fuir… seulement ils avaient compté sans le chien dont un accès de rage folle avait doublé les forces. Il avait pu casser sa chaîne, sauter sur un des voleurs, et occasionner un tel vacarme que des passants s’étaient émus, essayant d’entrer en brisant la porte.

Devant cet assaut, les bandits n’avaient eu que le temps de fuir abandonnant les proies vivantes… que dans le doute ils emmenaient en double, craignant de se tromper d’enfant.

Puis, peu à peu, la religieuse volontaire était parvenue à enliser son esprit dans une brume opaque, elle en laissait filtrer juste assez de lueur pour accomplir les actes quotidiens. De la sorte, elle souffrait moins.

Que se passait-il par le monde ? Elle l’ignorait, une grande guerre avait semé l’épouvante sur le pays, ceci les prières le lui avaient appris, le travail aussi, on avait préparé des objets de pansement. François, venu à Versailles, s’y était occupé d’un peu de politique, de sourdes manœuvres, échouées lamentablement, n’avaient amené qu’un peu de bruit et le roi, sans conviction, drapé dans son drapeau fleurdelysé, avait repris le chemin de l’exil.

Dix années s’étaient écoulées grises et mornes.

Un jour, « sœur Angela » eut une secousse nerveuse, on aurait dit un éclair striant le désert morne. On demandait au parloir l’exilée du monde.

La mère supérieure avait permis l’entrevue, le baron de Barbentan voulait voir sa belle-sœur.

Pendant le trajet à travers les couloirs, conduisant de sa cellule au salon, la religieuse transie de surprise, tremblante aussi, se livrait à un calcul mental : dix ans ! oui, dix ans de claustration ! Et il remontait de son cœur endormi des bouffées de chaleur en allant vers cet homme qui était le passé. Au milieu des cendres tièdes accumulées sur ce cœur, une étincelle avait jailli.

Le baron s’inclina devant sa belle-sœur, elle lui tendit sa main froide, qu’il n’osa baiser, glacé par le rigide costume, et ils se regardèrent, surpris tous deux.

Lui était assez ravagé, les années n’avaient pas été clémentes, cet homme, sans doute, les avait employées sans ménagement. Elle, rétrécie, cachée par la robe et la coiffe, restait autre que l’ancienne Angela élégante, gracieuse, souriante.

Il dit d’une voix enrouée d’émoi :

— Ma sœur…

Elle l’interrompit :

— Mon frère, merci de ne m’avoir pas entièrement oubliée… cependant, je ne sais si je dois exprimer de la reconnaissance, ou si votre vue en ravivant une plaie… mal fermée, ne sera pas pour mes jours à venir un recommencement de lutte…

— Non, ma sœur, j’ai à vous conter des choses graves. Vous devez m’entendre, ensuite peut-être changerez-vous d’avis. Aucun lien indissoluble ne vous lie à cet ordre de bénédictines ?

— Aucun autre lien que celui que je nouai moi-même. Dans trois mois, si je compte bien, il y aura jour pour jour dix ans que naquit Daniel. Est-il heureux ?

Elle avait joint les mains en posant cette question et des larmes mal contenues noyaient ses cils.

— Très heureux, ma sœur. Il a une vie d’ange…

— Il est toujours à Rome… ?

— Non. Vous ignorez donc…

— Tout. Bien que je sois libre d’aller et venir en cette sainte maison, aucun message ne me parvenait, j’étais rayée de la vie… Je n’avais pour me relier à ceux que j’aime si ardemment que mon intuition, mes vibrations d’àme.

— Pauvre enfant ! comme vous avez souffert.

— Au début surtout. Vous ne voyez pas mes cheveux. Ils sont tout blancs. Je dois aussi avoir des rides comme une vieille, bien que j’aie tout juste vingt-huit ans. Je dis : je dois, car ici on ne se mire jamais, aucune glace n’est admise, on s’habille, on se coiffe par routine, et quand j’ai voulu un peu regarder mon visage, ça n’a pu être que dans l’eau.

— Vous êtes toujours jeune et charmante, Angela… et je puis dire toujours aimée…

— Quoi ! ne parlez pas ainsi, mon frère, j’ai eu tant de peine à tuer le souvenir… à calmer l’élan de mon cœur.

— Ma sœur, le père de votre fils est libre… d’avouer l’union secrète qui vous lie…

— Libre… « Madame » n’est plus ?

— … Elle est retournée à Dieu. J’eus hier la dépêche m’annonçant ce deuil, et tout de suite je pris le train pour Sablé !

— Alors… fit Angela haletante ?

Barbentan prit dans son portefeuille une lettre assez jaunie, assez vieille, semblait-il, et la tendait à la religieuse :

— Lisez, ma sœur.

Les doigts blancs, maigris et tremblants d’Angela déplièrent le papier et ses yeux troublés eurent peine à voir :

« Mon cher ami,

Mon fils doit ignorer encore le mariage morganatique dont il est né par suite de la secrète annulation de la première union contractée par moi. La paix de ses jours est au prix du plus profond silence, car il serait poursuivi par les terribles ennemis qui m’assiègent, veulent ma mort après avoir détruit le bonheur de ma vie. Vous n’ignorez pas qu’à tout instant je découvre de nouveaux complots, hier je dus renouveler le personnel de l’office : on me servait du verre pilé mêlé à du sucre en poudre… passons. L’existence m’importe peu. Si cependant le divin Maître m’accordait la grâce de survivre à la détresse où je me débats, si l’avenir me gardait le moyen de reconnaître publiquement l’adorable femme que j’ai rendue mère… je voudrais qu’à tout prix un mariage civil eût lieu entre nous. Je voudrais que mon fils devînt légalement légitime. Vous entendez, mon ami, je vous ordonne de ne pas perdre de vue celle que j’aime, afin de me l’amener le jour où il me sera possible de l’admettre avec honneur et justice près de moi.

Ritzowa, août 1869.

François ».

Angela se tut longuement, un flot rose venait teinter la cire de ses joues. Son beau-frère respectait son silence, elle finit par dire à voix presque basse.

— Mon frère, cette mission délicate dont vous vous êtes chargé me cause un trouble tellement intense que j’ose à peine comprendre ce que vous venez m’offrir.

— La libération, ma sœur.

— Je le conçois. J’aime toujours avec la force de mon âme le père de mon fils, j’irai vers lui avec une extrême joie, mais avant je dois accomplir ici la fin de ma décade d’épreuve et lui doit garder le deuil…

— Je vous dirai, ma sœur, que la santé de son Altesse Royale est des plus éprouvée. Le prince a été miné par le chagrin et aussi par des tentatives fréquentes d’empoisonnement. S’il a trouvé une fois du verre pilé dans le sucre dont il saupoudrait ses fraises, il ne s’est pas aperçu de bien d’autres manœuvres. La raison veut que vous ne vous appesantissiez ni l’un ni l’autre sur d’inutiles formalités… le temps presse.

— J’attendrai trois mois, mon frère. J’en ai fait le serment au pied de l’autel ; en août prochain, revenez me chercher. Je serai prête à vous suivre.

— Votre décision est imprudente, ma sœur.

— Elle est sans appel… J’ai fait un vœu.

— Dieu vous prenne en pitié, ma sœur. Je serai là le 1er août.

— Avant de me quitter, mon frère, donnez-moi des nouvelles du petit Xavier, mon enfant d’adoption.

— Xavier n’est pas un fils tel que je l’avais rêvé, ma sœur, il s’est plu au sortir du collège à se jeter dans la vie de plaisir, la débauche a suivi, il a dissipé la fortune de sa mère en peu d’années, il est à présent au régiment, en Afrique, où il accomplit son temps de service obligatoire sans honneur, car il est mal noté. J’aurais tant voulu le voir devenir officier, servir la France.

— La France est, je crois, en République.

— Oui, ma sœur. Mais ce n’est pas un durable régime, nous prions, nous travaillons, nous veillons, l’« Oint du Seigneur » reparaîtra, le trône enveloppé de lys est tombé, non brisé… le roi François III a un fils !

Angela couvrit de ses mains son visage empourpré. — … Mon Daniel ! le cher ange est fort et beau ?

— Superbe. Il montre une intelligence précoce, la loyauté pure de sa race, il comble de joie son protecteur, le noble archevêque de Fribourg.

— Oh ! voir mon fils, l’embrasser !

— Pas encore, ma sœur, si par malheur la retraite de l’enfant était connue, à quels périls ne serait-il pas exposé !

— On l’avait découvert à Rome.

— Oui, quand il était âgé de quatre ans. Oh ! nos ennemis sont bien habiles, bien forts, bien tenaces ! Comment ont-ils pu savoir la retraite du bébé, je ne puis me l’expliquer. Ils soudoyèrent des bandits… mais la Providence intervint. C’est alors que le Saint Père — maintenant Léon XIII — trouva rationnel d’envoyer l’enfant en Allemagne. Il le confia à Monseigneur de Fribourg en Brisgaw.

— Depuis, aucun incident ne s’est produit ?

— Aucun. Nul ne soupçonne que le petit clerc… qu’on voit au chœur de la cathédrale, un encensoir aux mains, est le fils d’un roi !

— Silence, vous m’effrayez. Retournez, mon frère, près du roi, consolez sa douleur, je l’aime et ose le dire, puisque Dieu le permet.

— Adieu, ma sœur.

Le baron s’éloigna très ému, il remonta en voiture, se rendit à la gare et reprit, par Paris, la Suisse et l’Autriche, le chemin de Ritzowa.

XXI

Mariage in-extremis

Ce soir de mai, abîmée au pied de l’autel en fleur, Angela de Val-Salut priait et pleurait. Tout le ciel de ses jours était venu dans son âme. Enfin, ses souffrances allaient être payées, son fils aurait le droit de dire tout haut « mon père » et elle pourrait répéter « mon époux » ; son amour serait donc enfin publiquement reconnu ! Sa joie n’avait pas de mots !

Elle planait vibrante hors de ce sanctuaire, elle était là-bas, près de lui dans le salon blanc, aux profonds divans où des lys brodés mettaient une lueur d’or. Elle le voyait calme, beau, l’œil brillant d’espoir, elle entendait sa voix si douce en s’adressant à elle. Tout le passé défilait… revenu.

Les trois mois d’attente furent presque comme un rêve, le vœu exigeait qu’aucune nouvelle ne vint… mais dès l’aube du premier août, Angela ayant quitté le voile, la cornette, la robe de bure, attendait en l’église qu’on vint l’avertir.

Ce ne fut pas long. Le baron de Barbentan, arrivé de la veille, avait passé la nuit à Sablé. Il vint avec une voiture chercher la royale fiancée…

Éblouie au sortir du monastère, Angela s’effarait de la rue, elle avait oublié le monde, elle était désorientée.

Trois jours de voyage la remirent… dans le train. Son compagnon de route était bien triste et bien las, son fils Xavier lui causait peines sur peines. Il ne pouvait parvenir à le corriger, tout le patrimoine de la famille s’en allait par lambeaux, mais il ne parlait pas de choses financières à sa compagne.

La délicatesse l’en empêchait. Si les Barbentan étaient ruinés, la fortune des Val-Salut doublée par les intérêts accumulés, était des plus prospères, Daniel aurait un splendide patrimoine, le notaire de la famille, Maître Calixte Parchemineau, gérait les biens avec une rare conscience.

La seule question d’argent traitée entre les deux parents, fut le don de cent mille francs que l’ex-religieuse pria son beau-frère de donner au couvent de Solesmes. Barbentan répondit en lui remettant ses pouvoirs de tuteur et en la priant d’agir désormais en ses affaires d’intérêt. Il entendait se décharger de tout.

Les voyageurs durent s’arrêter à Vienne, le baron était brisé ! Sa jeune compagne, au contraire, retrouvait l’entrain, la force, la joie, elle devançait en esprit la locomotive.

Une voiture attendait les arrivants à Ritzowa, un gentilhomme de service, le marquis de Castelvert, se présenta à la sortie de la gare. Il s’inclina profondément devant Mlle de Val-Salut et se relevant très sérieux dit :

— Monseigneur est extrêmement souffrant, il m’envoie vous exprimer ses plus respectueuses pensées et attend avec anxiété votre venue.

Une angoisse étreignit le cœur d’Angela, pendant que les deux hommes échangeaient un regard navré.

Les chevaux brûlèrent l’espace…

Le grand château morne, où trois mois plus tôt passait un cercueil, avait sous un radieux soleil d’été, essayé de se mettre en fête, le long du perron monumental, on avait dressé des fleurs, et les valets, en livrée bleu de roi, faisaient la haie.

En haut des degrés, le duc de Lancrel attendait.

Il s’inclina sur la main que lui tendait la jeune femme et y posa ses lèvres. Ses yeux, malgré ses efforts, restaient noyés de larmes.

— Daignez me suivre, Madame, son Altesse Royale est bien mal.

Angela frissonnante, appuyée au bras du Chambellan, monta au premier étage jusqu’à la chambre de François…

Le roi était là, étendu sur un divan, son visage amaigri, pâle comme l’oreiller qui le soutenait, n’avait plus qu’un regard. Il voulut tendre les bras, mais l’effort fut trop lourd et les bras retombèrent.

Angela s’était précipitée vers lui, elle se jeta à genoux, suffoquant de douleur.

— Monseigneur !

— Mon enfant, murmura le mourant, l’officier de l’état civil est là, et il va nous unir. Pardonnez-moi, chère bien-aimée… J’aurais voulu vous donner du bonheur, de l’amour, et ma couronne à demi brisée…

Le cardinal de Capriva entrait revêtu des vêtements sacerdotaux, il était suivi de deux clercs portant des flambeaux, de deux gentilshommes chargés des registres de la paroisse de Ritzowa, et d’un groupe de nobles français.

Toutes les portes du château étaient ouvertes, la grille d’honneur du parc était béante, le peuple pouvait entrer, un mariage public allait avoir lieu.

Une musique très douce venait de la chapelle où le couple n’avait pu se rendre, l’époux n’était plus transportable, mais des chœurs accompagnés d’orgue montaient…

L’évêque s’avançait… près de lui, un homme vêtu du costume du pays, escorté de deux autres portant les registres de l’état civil, se préparait à écrire.

Une sueur d’angoisse baignait le front du prince. Près de lui, Angela, pâle à mourir, se sentait envahir par une douleur sans nom…

Quoi ! c’était cela le mariage officiel, avec la mort pour témoin.

Un docteur baignait les tempes du roi avec un révulsif ; à cette époque, les injections sous-cutanées qui galvanisent n’étaient pas encore sorties du domaine de la science.