Véga la Magicienne/30

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L’Indépendant du Cher (p. 45-46).

XXX

À travers les airs

La plus élémentaire prudence voulait que l’oiselle se hâta de plonger au plus profond de l’azur, si les brigands n’étaient pas massés sous les sapins, mais en plaine ils apercevraient le gros oiseau, rayant de son ombre les rayons de lune.

Elle monta aisément, l’aimantation céleste l’aidait, elle regardait avec une confiance absolue la belle Lyre tout en haut à droite de la voie lactée, et entre ses branches lumineuses, Véga, la belle primaire de cette radieuse constellation, Véga sa patronne, Véga dont le magnétisme — du moins le croyait-elle — la pénétrait.

Elle chantait… une ballade italienne, en se baignant voluptueusement dans l’air pur, raréfié, léger, tout neuf à cette prodigieuse distance des humains. Aucun oiseau nocturne ne la croisait. Elle songea au rêve fantastique d’Aour-Ruoa : quitter la sphère d’attraction terrestre, s’orienter dans un autre cercle… Rêve fou mais d’infinie grandeur.

Aucune sensation n’est plus exquise que celle procurée par l’action de voltiger. On pensera sans doute qu’il est malaisé de l’apprécier, ce genre de sport n’étant pas encore vulgarisé, mais beaucoup de personnes l’ont éprouvé en rêve ; assez pour comprendre que lorsque la réalité l’a triplée d’acuité, c’est une chose exquise.

L’oiselle planait, les grosses étoiles nageant autour d’elle, la lune toute ronde nuancée de ses bizarres cratères, avaient l’air de l’appeler, elle oubliait la terre, subissant l’effet immanquable du milieu.

Son chant dans l’harmonie des mondes était au diapason, elle percevait des notes jamais entendues par des oreilles humaines, et des vibrations jamais éprouvées sous le poids massif de l’air terrestre.

Elle n’éprouvait aucun vertige, « ce mal des montagnes » qui provient de la raréfaction de l’air cesse de se faire sentir hors de la première zone, l’acclimatation a lieu, la nature terrienne évolue vers le spiritualisme, elle pénètre le domaine infranchi des corps matériels, ses sens rudimentaires progressent, parce qu’ils ne sont plus étouffés d’émanations lourdes, l’âme cesse d’être murée, les yeux se dessillent, l’ouïe s’ouvre, l’odorat envoie au cerveau des impressions rares, le goût se régale d’une atmosphère dénuée de poussière et le tact se manifeste en frôlements divins amenés par les souffles éthérés.

Ce qu’éprouvait l’oiselle, nous le connaîtrons tous avant longtemps, les idées et les progrès nous y conduisant.

Malgré sa joie, elle dut descendre, si faibles que soient les mouvements auxquels elle devait se livrer pour demeurer en suspension, elle finit, étant terrienne, par éprouver un peu de lassitude.

Elle se posa sur une cime.

Où était-elle ?

À perte de vue, elle n’embrassait que des monts, on aurait dit que cette barrière des Pyrénées envahissait la France et l’Espagne, vraiment elle était donc au milieu.

La neige la glaçait, elle descendit encore, échoua sur une autre crête bien plus basse, couronnée d’herbes au milieu de laquelle des vaches étaient couchées.

Quelle heure pouvait-il être ? une bande rose à l’orient l’avertit que le jour allait poindre, il devait être alors trois heures du matin.

Elle s’étendit sur le sol, depuis longtemps elle n’avait pas revêtu « lady-bird », elle manquait d’entraînement, elle s’endormit.

L’air était vif, la fraîcheur du lever du soleil avait peu de prise à travers la carapace dont elle demeurait enveloppée ; quand elle s’éveilla les rayons radieux pénétraient déjà le fond des vallées.

Elle s’ébroua sous ses plumes, elle regarda le plateau environnant et se dit :

J’ai très faim, voici de bonnes vaches qu’un pâtre trait, si je pouvais déjeuner d’un peu de lait ; seulement, je n’ai pas un centime sur moi, mes frères de la gent emplumée ne possèdent jamais une bourse… ils vivent de ce qu’ils volent… en volant. Je ferai donc comme eux.

Elle s’approcha du berger solitaire.

Celui-ci regardait venir à lui ce fantastique oiseau qui paraissait marcher sur sa queue les ailes pendantes, ses yeux exprimaient une immense épouvante, il y céda soudain, se leva d’un bond et s’enfuit à toutes jambes, suivi de son chien également inquiet.

— Bravo, se dit Véga, voilà ce qui pouvait m’arriver de plus heureux : je vais boire paisiblement à même la jatte de lait :

« Aux petits des oiseaux. Dieu donne la pâture…

Tous les actes de la jeune fille étaient vivement résolus et accomplis avec une sérénité gaie. Elle possédait le don — de nature sans doute — d’une parfaite assimilation instantanée.

Elle s’assit à terre, pencha jusqu’à ses lèvres le bord du vase, haut et large, empli du liquide crémeux et but à longs traits.

— Voilà qui est exquis pour un déjeuner, se dit-elle, quand elle fut rassasiée, il me manque le croissant doré et la serviette, mais la table est quand même abondamment servie. Le berger me regarde avec stupeur. S’il a ouï parler quelquefois des vampires, il doit y penser.

Après une dernière et délicieuse lampée, l’oiselle s’envola.

Le pâtre, tombé tout de son long sur l’herbe, l’esprit bouleversé, ne savait s’il avait vu un ange ou un diable, car les premiers ont des ailes pour monter vers le ciel, et les autres des griffes pour creuser les gouffres où ils descendent.

L’oiselle nageait dans les rayons de soleil, c’était toujours la chaîne sans fin des monts aux têtes blanches. Dans les vallées, de rares villages s’étalaient, elle essayait de pointer vers l’ouest, mais une brise tenace, venant de la mer, la jetait dans le sens longitudinal des Pyrénées. Elle montait, descendait, cherchant un courant et elle ne pouvait y parvenir. Épuisée, elle dut encore atterrir, le soleil au zénith disait midi.

Elle s’abattit sur un chêne, dans une région où les sapins se mariaient aux chênes verts, elle se cala sous les feuilles pour dénouer sa carapace qu’elle craignait d’abîmer, la plia avec soin et s’aidant des mains, descendit le long du tronc.

Elle devait être d’une extrême prudence, éviter les villages, les regards et les explications. Mais il n’y avait personne à cette altitude, elle put s’étendre sur la mousse et se rafraîchir de quelques fraises sauvages. Malgré son énergie vaillante, elle était épuisée.

Sa situation n’était pas aisée, elle le sentait. Sans guide, sans boussole, sans autre point de repère que la direction du soleil, qu’elle savait devoir suivre vers le couchant pour gagner la côte où se plaçait Saint-Sébastien.

Elle n’avait pas d’argent, elle n’en pouvait avoir, le moindre poids en sus de celui calculé aurait un résultat désastreux pour son envol. Elle n’avait pas non plus de costume ; or, se présenter drapée dans ses ailes causerait un effet extraordinaire…

Son plan était de gagner l’hôtel d’Espagne, où son amie devait être descendue, où elle devait l’attendre, et d’y entrer par la fenêtre.

La séparation rapide des deux femmes n’avait permis qu’un trop court dialogue et Véga regrettait vivement de n’avoir pas dit à madame Angela de mettre un signal à sa croisée.

Sans doute, elle le comprendrait d’elle-même, cependant… une autre que Véga se fut découragée, mais la brave créature ignorait toutes les craintes et possédait toutes les endurances.

Elle avait très faim, elle se consola en buvant au ruisselet qui découlait des neiges, en cherchant les rares fraises mûries à ces hauteurs.

— Comme la nature est peu bienveillante pour nous, humains, se disait-elle, elle favorise les animaux qu’elle habille et nourrit, et nous — son chef-d’œuvre — elle nous laisse pour tout bien l’intelligence, la pensée aussi, c’est-à-dire, devant l’impossible, le moyen de mieux apprécier la souffrance.