Véga la Magicienne/40

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L’Indépendant du Cher (p. 58-59).

XL

La vie primitive

Véga ne s’arrêta qu’au port. Les matelotes réparaient l’Arcadia aidées des bienveillants indigènes qui ne demandaient aucune rétribution n’ayant nullement besoin d’argent. En ce pays de bénédiction, l’argent ne servait à rien, puisque chacun peut manger et se vêtir avec ce qu’il trouve en sa propre industrie, son personnel labeur. Et ce labeur est minime, favorisé par la fertilité d’une terre admirable, reposée, amendée pendant des siècles d’immersion. L’abri de hauts rochers la préserve des mauvais vents, et des courants atmosphériques et sous-marins lui procurent un climat enchanteur.

Les plantes textiles, les céréales, les fruits y abondent, les animaux importés y prospèrent. Ces animaux sont d’ailleurs peu nombreux, des chevaux, quelques taureaux, des vaches, des poules et des coqs. Les uns servent à aider aux travaux, les autres à produire le lait et les œufs.

Bien entendu, les habitants de la Nouvelle Atlantide ne se nourrissent que de fruits et de légumes afin de rester forts et doux. Ils pratiquent ce précepte : « Tu ne tueras point » et leur santé est parfaite, parce qu’ils sont dénués d’excès de fatigue physique, de surmenage intellectuel, d’envie, d’une alimentation irrationnelle. Ils vivent vieux et les vieillards meurent d’usure sans infirmité, vénérés de leur famille.

Aucune loi, aucune police n’est utile.

Il est aisé de comprendre par cette description combien ceux qui vivent à la Nouvelle Atlantide sont attachés à leur sol et ne veulent pas le quitter. Mais Véga ne pouvait admettre, malgré cette ambiance saine et pure, l’idée d’abandonner son ami, et elle voulait hâter son départ.

Après son inspection, elle rentra vers la maison de Pol où elle espérait retrouver Sophia.

Celle-ci était toujours au jardin, elle avait seulement changé de place, suivant l’ombre tournante du bouquet d’orangers qui l’abritait. Son mari s’occupait à cueillir des plantes vulnéraires qu’il voulait emporter en Europe. Myriem dressait la table du souper.

Elle appela Véga par ce nom qu’elle lui avait entendu donner :

— Venez m’aider, Véga, il faudrait retirer du four les galettes pendant que je vais aller traire le lait.

— Je ferai tout ce que vous voudrez, Myriem, employez-moi.

— Alors, faites aussi le thé et allez cueillir les abricots les plus mûrs, vous les voyez d’ici, n’est-ce pas, au fond de l’enclos.

La jeune fille sourit de loin à Sophia que son bras en écharpe privait de toute besogne, puis elle saisit adroitement les galettes dorées qui rôtissaient entre des pierres brûlantes et elle les étala sur des claies d’osier, ensuite elle prit une corbeille et partit faire la récolte des fruits couleur d’or.

Ah ! la bonne vie de Robinsonne et quel exquis repas l’instant d’après, quand tous réunis à la même table, ils partageaient l’agape fraternelle.

Myriem, son mari et ses deux fils se trouvaient parfaitement à leur aise avec le baron et la baronne de Belley.

L’ordonnance du service, sans aucun maître d’hôtel, était naturellement fort simple, chacun se servait et la causerie générale offrait l’intérêt d’actualité ambiante. On parlait des travaux, des petites choses vulgaires, puériles et douces.

Le père cependant, en voyant la cueillette de son hôte, expliqua la vertu des plantes coupées, le moyen de les employer et quand les étoiles se levèrent là haut, il montra à Véga comment elles marquaient l’heure.

Quand ils eurent soupé, on entendit venir du sommet de la colline un chant mélodieux, auquel des points divers de l’île, où se trouvaient des cases comme celle de Pol, on répondait par un chœur familial, où se mêlaient les voix des enfants et des hommes.

L’effet était saisissant, répercuté à l’infini par les échos des grands rochers.

Alors, les matelotes se mirent de la partie, Véga y ajouta sa voix, et le soleil qui se perdait aux confins des ondes, disparut au milieu de cette douce harmonie.

Au clair des étoiles, le long de la grève, Sophia se mit à marcher au bras de son mari, avant le repos de la nuit.

Véga, câline, vint près d’elle :

— Ta promesse, Tia…

Je le sais, mignonne, viens tout près de nous et écoute bien, puis garde en ton cœur les graves secrets que nous allons te révéler, jure-moi sur… ta tendresse pour moi…

— Tu as raison, c’est ce que j’ai de plus cher.

— … Que tu ne révéleras jamais ce mystère qui ruinerait notre bonheur.

— Sois sûre que j’aimerais mieux donner ma vie que de trahir une chose pouvant te nuire.

— Alors, enfant, quand je t’aurai appris cette presqu’incroyable vérité, promets-moi de n’y plus songer, de t’isoler assez des souvenirs pour accepter le présent tel qu’il est, sans l’effort d’une obligation, d’un rôle à jouer.

— Je te promets d’être ce que tu veux que je sois. Vas-tu d’abord me parler de moi ?

— De nous deux, tout s’enchaîne… asseyons-nous sur le sable devant l’immensité des flots.

— Tu ne souffres pas de ton bras, tu n’aimes pas mieux t’étendre sur ton hamac dans la maison ?

— Je souffre très peu. La balle est ressortie seule en brisant net l’humérus, mais j’ai appris, chez les Mages, à vaincre la douleur, j’ai un grand pouvoir d’isolement, mes nerfs obéissent, quand ma volonté commande. Je ne veux pas qu’ils me dominent. Mais écoute et ne m’interromps pas. Je vais remonter très loin, je vais ranimer le passé, tourner au rebours les images conservées indélébiles dans le grand miroir astral.

La jeune femme s’était assise sur le sable très fin, son mari la soutenait d’un bras caressant. Véga installée plus bas devant eux, fixait Sophia de ses yeux ardents. Les petites vagues se brisaient à leurs pieds, les myrtes et les orangers envoyaient sur eux leurs pétales parfumés, secoués par la brise. Aucun bruit ne venait ni de la terre, ni de l’onde. C’était le calme d’une admirable nuit.

XLI

L’histoire du passé.

Roger, membre de la Société secrète des compagnons de l’Étoile noire, commença Sophia, devait obéir au Grand-Maître : tuer même, si l’ordre en était donné.

Un jour, il reçut communication d’une des séances secrètes, pendant laquelle le sort l’avait désigné pour enlever un pauvre petit prince, héritier d’un grand empire du Levant. L’enfant devait être conduit ensuite par son ravisseur à l’île de la Stella Negra où il serait probablement mis à mort, afin de détruire « une mauvaise graine ». Des bombes étaient lancées contre son père. Selon l’intention de l’association internationale, tous les souverains doivent périr.

— Je sais, dit Véga, tu peux passer sur ces débuts.

— Non. Ils sont indispensables, Régis hésitant, l’âme bourrelée de remords, devait accomplir ce forfait, sous peine d’être lui-même puni de mort par ses confrères. Il avait juré d’obéir, il fallait le faire. À l’époque de ce serment, il ne me connaissait pas et avait été abusé par l’illusoire mirage de l’égalité libre, universelle.

Il avait vingt ans, cette utopie le grisa.

Il me quitta donc pour aller vers sa mission. Mais horriblement angoissée, je parvins à le suivre sans qu’il s’en doutât. Je me trouvai dans les monts du Caucase, où il se réfugiait avec son pauvre petit prisonnier, chez un affilié de l’ordre.

L’enfant hypnotisé restait inerte. Mon mari, poursuivi par une bande de brigands des montagnes, était gravement blessé.

Une fois dans le château du « Compagnon », on soigna mon mari. La femme du châtelain, la douce et bonne Olga, s’occupa du petit prince.

C’est avec Olga que j’organisai le sauvetage.

Le jeune prince, de quatre à cinq ans, fut descendu dans une corbeille le long des murs de l’enceinte entourés de douves. Dans une barque, un frère d’Olga attendait. Il emporta l’héritier du trône… sauvé !

Mais Olga et moi avions risqué notre vie, je venais de causer aussi la perte de mon mari, il nous fallait trouver un stratagème, substituer un enfant quelconque à l’enfant royal…

Alors, nous nous mîmes en quête. En prenant une petite fille, par exemple, que nous revêtirions des vêtements du petit garçon, l’apparence serait sauvegardée pour le présent, les deux « Compagnons », mon mari et celui d’Olga, s’y tromperaient Une fois l’enfant livré à ses bourreaux, Régis parti de l’île, on s’apercevrait vite de la substitution et on ne ferait aucun mal à l’innocente créature.

— Mon Dieu !… gémit Véga les mains jointes.

Une caresse de Sophia sur sa joue brûlante calma l’angoisse de la jeune fille.

Olga et moi, continuait la narratrice, nous montâmes jusqu’à la forêt qui couronne le mont Atlow en plein Caucase, endroit désert, perdu, où habitent seuls de pauvres bûcherons très distants les uns des autres.

Mon amie connaissait là une famille infiniment nombreuse et dénuée… qu’elle secourait…

Elle acheta pour quelques roubles la plus petite fille qu’on voulait lui donner pour rien, tant la misère était grande… et nous t’emportâmes, ma chérie.

Ne sanglote pas ainsi, je t’en prie, Olga n’a cessé de secourir les tiens, elle a pris à son service cinq ou six de tes frères et sœurs, elle a placé les autres ; et tes vieux parents, nourris par ses soins, ne travaillent plus.

— Oh ! gémit l’infortunée Véga, je veux aller vers eux.

— Pourquoi ?… ils sont en paix. Le passé est fini. Laisse dormir ce qui est peut-être un vague remords. C’est à toi, en somme, qu’ils doivent tous leur bien-être relatif. Songe que… j’ai presque honte de t’avouer cela, nous avions risqué ta vie… Olga et moi. Tu avais bien quatre-vingt-dix neuf chances sur cent d’être épargnée… mais cependant, il y avait deux suppositions possibles : ou que le crime s’accomplisse dès l’arrivée à l’île, sans vérification de l’identité de l’enfant, ou que, de colère, les Compagnons ne te chassent…

C’était invraisemblable, ces hommes sont fanatiques, ils voient faux, mais à part leur conception de la vie sociale, ils n’ont aucune animosité pour l’innocent.

Donc mes prévisions furent justes, ils t’élevèrent et t’aimèrent. Ne leur raconte jamais ces choses.

— Je ne veux plus retourner vers eux.