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Vénus dans le cloître ou la Religieuse en chemise, éd. 1920/06

La bibliothèque libre.
Texte établi par B. V. (Bagneux de Villeneuve, alias Raoul Vèze), Bibliothèque des curieux (p. 161-183).
Sixième entretien


SIXIÈME ENTRETIEN
D’UN TOUR NOUVEAU
ENTRE DE NOUVELLES INTERLOCUTRICES




SŒUR SÉRAPHIQUE, SŒUR VIRGINIE


Séraphique. — Enfin, te voilà, ma chère Virginie ! Hélas ! qu’il me tardait, depuis notre dernière entrevue, de te rejoindre à souhait pour jouir de tes tendres embrassements et recevoir tes intimes confidences ! Viens çà, ma belle enfant, me dévoiler tout ton cœur, et me prodiguer toutes tes caresses.

Virginie. — Soit, ma charmante Séraphique ; fais de moi tout ce que tu voudras. Je me mets à ta discrétion. Plût aux astres qui ont si heureusement présidé à ta naissance que tu fusses d’un sexe différent du mien ! Je serais à toi sans réserve, comme j’y suis sans restriction.

Séraphique. — Ô ma Vénus, que tu es délicieuse ! Ta belle bouche est comme une ruche qui distille le nectar et l’ambroisie. Le miel le plus pur et le plus exquis n’égale point la suavité de tes mignardises. Non, ma petite chère, l’industrieuse abeille ne saurait tirer du suc des fleurs, ni de ces perles liquides qui forment la rosée, des douceurs qui approchent de celle de tes baisers ravissants.


          Levis urit flamma medullas.
Je sens de veine en veine une subtile flamme
        Qui s’empare de tout mon corps :
        Et l’Amour et Vénus d’accord
        Te rendent l’âme de mon âme.


Oui, mon bel ange, je brûle pour toi du plus beau feu qui fut jamais, et si j’avais quelque chose à souhaiter, pour répondre comme il faut à tes obligeants souhaits, ce serait que tu fusses ma Salmacis et que je fusse ton Hermaphrodite. Par cette heureuse métamorphose, nos deux corps n’en feraient qu’un seul, toujours dans les plaisirs d’une éternelle jouissance et dans des voluptés d’autant plus parfaites que nous nous serions, l’une à l’autre, deux sources intarissables de solides contentements.

Virginie. — En ce cas-là, ma chère, je voudrais être comme abîmée dans cette merveilleuse fontaine qui porterait mon nom, y jouir d’une félicité digne d’envie dans nos mutuels embrassements :


Y vivre avecque toi dans une paix profonde
Et ne compter pour rien tout le reste du monde.


Là je plaindrais, dans un bonheur sans fin, les pauvres mortelles dont les jouissances sont si courtes et les plaisirs si imparfaits ; ou, pour mieux dire, goûtant là à longs traits le souverain bien des immortelles, j’oublierais toutes les autres jouissances pour m’occuper uniquement de la nôtre, et m’abandonner dans ton sein aux transports infinis d’un amour toujours tendre, toujours ardent et toujours satisfait. Quel charme pour moi qui t’aime tant, ma sœur, de me pouvoir transporter avec toi dans ce jour de délices par un consentement des immortelles qui nous disent :


Ite, ite, ô puer ! pariter sudate medullis
Omnibus.


Et qui plus est, durant les siècles des siècles, sans aucune interruption et sans le moindre refroidissement. Mais quittons la chimère pour la réalité, et toi, ma mignonne, fais surséance à tes vives cajoleries ou plutôt à tes tendres emportements, pour me laisser en pleine liberté de te faire les doux épanchements de cœur que tu attends de moi.

Séraphique. — Eh bien ! soit, mon bel ange, parle-moi à cœur ouvert : je vais être tout oreilles pour les secrets que tu veux bien me révéler.

Virginie. — Avant que de te mettre au fait des mystères d’amour les plus intéressants, il faut que je te régale d’une morale délicate dont je dois l’heureuse découverte, toute jeune que je suis, et à mes réflexions, et à mes expériences. Écoute. Tu ne saurais douter que toutes tes saillies amoureuses ne m’enlèvent, ne m’enchantent et ne me causent des extases qu’on pourrait bien nommer les triomphes de la volupté. Tu sens bien toi-même les sorties que le plaisir me fait faire lorsque je me livre en corps et en âme aux brûlantes ardeurs de tes baisers et de tes attouchements. Tout y va, de ma part aussi bien que de la tienne. C’est un concert parfait de tendresse qui résulte de la charmante harmonie ou de la douce sympathie de deux cœurs formés l’un pour l’autre, quoique après tout ce ne soit qu’une faible image, qu’une ombre légère et qu’un vain fantôme de l’amour qui se retrouve entre deux personnes d’un sexe différent, auxquelles le principal ne manque point dans ces scènes animées où l’acteur tout de feu se joint amoureusement à une actrice toute de flammes.


Séduite cependant par de vieilles chimères
      De devoir, de gloire et d’honneur,
— N’en as-tu pas suivi les maximes austère.
      Et n’ai-je pas plaint ton erreur ?
      On se donne bien des affaires

      Quand on tient des routes contraires
      À celles qui plaisent au cœur.


Me suis-je jamais refusée un moment à tes désirs passionnés depuis que nous nous connaissons, c’est-à-dire depuis que nous nous aimons ? Est-il aucune partie de mon corps (qui a, dis-tu, tant d’attraits pour toi), même la plus secrète, dont tu n’aies fait ce que tu as voulu ou du moins ce que tu as pu ? Je t’ai secondée de mon mieux dans toutes tes impuissantes tentatives :


Et jamais on ne vit avec plus de licence
L’amour fouler aux pieds la crainte et l’innocence.


Séraphique. — Tu sais, ma petite chère, que tu n’as pas semé en terre ingrate et que rien ne m’échappe de tout ce que tu me dis ; mais reprends, je t’en prie, le fil de ton discours.

Virginie. — Fort bien. Je te faisais remarquer que, depuis une si profonde étude de la nature, nous avions relégué les scrupules chez les sots et chez les sottes, comme l’apanage des petits esprits ; que nous avions exclu de nos libres passe-temps toutes les importunes contraintes et toutes les fâcheuses bienséances, la pure nature, indépendante des lois et de l’opinion, lorsqu’elle invite, sollicite, engage et entraîne si impérieusement à la recherche des plaisirs, nous ayant tenu lieu de loi suprême et primitive, et ayant toujours présidé par la force prédominante de son instinct, et à nos divertissements et à nos plaisirs. En effet, dépôts que nous sommes heureusement revenues de nos préjugés et guéries de nos illusions, n’a-t-elle pas toujours été notre seul guide dans la belle route des ris, des jeux, des grâces et des amours ? Combien de lois ne m’as-tu pas démontré que les lois humaines, hérissées comme elles le sont, ne sont que des toiles d’araignées pour les esprits forts, tandis qu’elles sont, pour les petits esprits, des fers qu’ils ne sauraient briser et des chaînes dont ils ne peuvent s’affranchir ?

Il y a pourtant, ma sœur, quelque chose à redire à tout cela, et je me trompe fort si tu ne vas être bien étonnée d’entendre ta petite écolière dogmatiser devant une fille autant habile que tu l’es. L’expérience, qui est une grande maîtresse, m’enseigne que, quand l’amour-propre entend bien ses véritables intérêts, il excelle dans l’art de perpétuer les plaisirs et d’y trouver du raffinement par une sage modération et par une prudente économie. Que si la jouissance produit si souvent le dégoût, celle qui est outrée le doit produire avec beaucoup plus de raison ; que c’est sur ce principe-là que l’on dit communément, et qu’on ne l’éprouve que trop, que le mariage est le tombeau de l’amour ; que lorsque tout est fait, tout est dit ; et que c’est apparemment par une bonne conséquence de ce principe que l’on nomme parmi nous ce que tu sais bien, les dernières faveurs, qui, pour notre malheur, ne sont pas seulement telles parce que c’est le non plus outre de ce que nous pouvons accorder aux hommes, mais parce que trop souvent, lorsqu’ils ont pressé l’orange, ils la jettent, ou qu’après avoir bu ils tournent le dos à la fontaine.

Tu t’étais peut-être figuré jusqu’ici que la mesure du plaisir est proprement de n’en point avoir, de le pousser jusqu’à l’excès, de s’y plonger comme dans un fleuve ou dans un océan, sans retenue, sans bornes et sans limites ; qu’il n’est rien tel que de jouir des délicieux objets qui s’abandonnent à notre jouissance. Mais, erreur, abus, débordement funeste. La nature s’épuise ; les forces s’affaiblissent, la vigueur succombe. Cette nature avide et insatiable peut bien toujours fournir des désirs, mais non pas toujours des plaisirs.

De là j’infère que, dans les délices de l’amour, il faut beaucoup de ménagement, non seulement pour la santé, mais encore pour la volupté ; que les intermèdes de repos nous y préparent, par la réparation de nos forces, à des reprises de tendresse qui conservent toujours la grâce de la nouveauté ; que ses plaisirs sont d’autant plus vifs et plus piquants qu’ils sont moins souvent réitérés ; que la satiété en émousse la pointe et en empoisonne la délicatesse. Et, de fait, ne voit-on pas que deux corps qui tombent dans la langueur à force de s’épuiser ne sont plus capables que d’efforts bien languissants ? Il n’est, comme on parle, telle sauce que d’appétit. C’est l’échalote d’un bon repas. Tous les saupiquets du monde n’en approchent point. Un grand seigneur fatigué des mets les plus exquis n’est à sa somptueuse table que comme un Tantale dont les lèvres touchent l’eau sans qu’il puisse boire. Il n’y voit qu’avec dégoût tout ce qu’il y a de plus ragoûtant. La bonne chère lui fait soulever le cœur. Pourquoi cela ? C’est que, comme disent les philosophes fondés sur l’expérience, ab assuetis non fit passio. D’où vient que les dames titrées ont, parmi leurs bijoux, de grandes et de petites pierreries pour mettre les unes à tous les jours et les autres seulement dans leurs fêtes galantes et dans certaines cérémonies d’éclat ? C’est pour conserver à celles-ci tout le prix que la nature leur a donné en y ajoutant celui de l’usage qui les rend moins communes et plus précieuses. Qu’est-ce qui fit dire autrefois à ce fameux conquérant qui, mourant de soif comme il était en pleine marche à la tête de son armée dans les lieux brûlés où l’eau était rare, qu’il n’avait jamais trouvé tant de goût aux exquises liqueurs qui abondaient dans son palais qu’à l’eau trouble, bourbeuse et corrompue qu’il venait de boire à une mare toute puante, sinon le pressant besoin où il était de s’y rafraîchir ? N’est-ce pas la rareté de ce friand morceau que l’on nomme pucelage qui cause aux hommes tant d’ardeur et d’empressement pour nous ? Les verrions-nous ramper devant nous comme des serpents et nous adorer comme des déesses, si c’était une chose fort commune ? N’est-ce pas une fleur qui tire tout son prix d’une fragilité sans retour ? un petit trésor qu’on ne recherche avec tant de soucis que parce qu’il périt aussitôt qu’on le possède ? un bijou de peu de durée qui se détruit par le premier usage qu’on en fait ?

Ah ! ma chère Séraphique, si nous ne pouvons changer l’état de la nature si stable dans son instabilité, prenons-la comme elle est. Accommodons-nous à ses lois, puisqu’elle ne peut s’accommoder à nos vœux. Encore si les hommes pouvaient tout ce que nous pouvons, nous ne serions pas tant à plaindre que nous le sommes ; mais, hélas ! si l’un est toujours fendu, il s’en faut beaucoup que l’autre soit toujours tendu, et nous n’éprouvons que trop souvent que leur appétit finit là où le nôtre commence, qu’ils sont déjà usés lorsque nous sommes encore toutes neuves, et qu’ils sont bien plus vaillants dans les travaux de Mars que dans les travaux de Vénus.

Séraphique. — Eh ! de grâce, ma petite chère, où as-tu pulsé une si belle morale ?

Virginie. — Je te l’ai déjà dit, ma mignonne, dans le sein même de la nature, dans le grand livre des expériences et dans mes propres réflexions. C’est là proprement l’arbre de science, du bien et du mal. C’est là qu’une jeune sibylle telle que moi peut trouver, en interrogeant sa raison, ses sens et ses sentiments, les oracles que je te débite avec tant de suffisance. C’est de là que la nymphe Égérie tirait les siens et les motifs qui l’obligeaient de prodiguer ses plus secrètes faveurs à Numa Pompilius, dans un antre destiné aux mystères de l’amour.

Séraphique. — En bonne vérité, Virginie, je t’admire autant que je t’aime, et je t’aime comme ma propre vie. Bon Dieu ! que je trouve d’ignorance dans le monde quand je compare tout ce que l’on y sait ou tout que l’on y croit savoir à ce que tu viens de dire et à tout ce que tu me donnes à penser !

Virginie. — Avoue-moi, ma sœur, que ce qu’on appelle science ne diffère guère de l’innocence même ; que les erreurs des uns y font le savoir des autres ; que la vérité est un point dont on s’éloigne par autant de lignes d’erreur que l’on peut tirer du centre à la circonférence : que les prétendues vertus n’y sont rien que des vices déguisés ; qu’on n’y voit que feux follets ou feux ardents ; qu’il n’y a entre les docteurs les plus éclairés qu’un grand commerce de ténèbres ; que les Molinistes trouvent le chemin du paradis là où les Jansénistes croient trouver celui de l’enfer, et qu’après ma morale il n’est point de meilleurs livres que ceux qui traitent de la vanité des sciences.

Séraphique. — Je conviens de cela, ma belle Virginie ; mais je ne conviens pas que je doive être si longtemps privée du plaisir de t’embrasser, de te baiser, de te caresser à ma fantaisie ; de passer tout ton beau corps en revue : de faire sur lui toutes les impressions dont il est susceptible, et avec ma bouche, et avec mes mains. Donne-moi donc, je te prie, carte blanche pour tout ce que mon imagination féconde me pourra suggérer de plus badin, de plus attendrissant et de plus voluptueux.

Virginie. — Tiens, tiens, ma pauvre enfant, me voilà toute à ta dévotion. Il faut bien que j’aie pitié de toi. Regarde, si tu veux, mon corps comme un corps saint, et toutes ses parties comme des reliques. Baise-les, touche-les, manie-les ainsi que le cœur t’en dira. Je ne m’oppose à rien. Au contraire : pour avoir de plus amples représailles sur le tien, je t’abandonne tout au pillage, trop heureuse de me trouver si fort à ton goût, et trop favorisée de la nature en sa plus belle humeur, si je puis longtemps avoir les mêmes agréments pour une aussi aimable fille que toi ; car, afin que tu le saches, toute ma morale précédente n’a d’autre but que celui d’empêcher qu’à force d’excès tu ne prennes enfin pour moi quelque dégoût qui me désespérerait.

Séraphique. — Ah ! ma chère, quel essaim de charmes ! quelle vive fraicheur ! quelle fermeté ! quel embonpoint ! Ton corps est un petit monde de délices où l’on s’abîme et où l’on se perd. J’y vois tant de sortes d’appas que je ne sais auquel m’attacher. C’est ici que l’abondance appauvrit. Je ne puis me déterminer à un choix parce qu’il y a trop à choisir. Hélas ! quoique je suis hors d’haleine, je ne puis ni me rassasier ni me lasser de tant d’attraits. Ta bouche, ta gorge, ton sein m’ont mise hors de moi-même. Je te vois là de grands yeux bleus admirablement bien fendus et à fleur de tête, qui sont capables de commettre mille et mille assassinats. Tous les traits de ton visage sont tellement faits l’un pour l’autre qu’il n’est rien de plus régulier. Ton teint, le plus uni de tous les teints et tout ensemble le plus fin, est un composé de lis et de roses qui font le plus bel incarnat du monde. Le vermeil de tes lèvres et la blancheur de tes dents donnent à tout cela un relief qui enchante. Tu as les bras faits au tour et les plus belles mains qui se puissent voir. J’ai lu quelque part que le divin Platon souhaitait un jour d’être tout yeux comme le ciel étoilé, pour mieux contempler les diverses beautés de sa maîtresse, et moi je voudrais être toute bouche pour pouvoir baiser toutes les tiennes à la fois. Il y a de la perte à n’en jouir qu’en détail. Que n’aurais-je point à dire de ces belles parties qui ensorcellent les cœurs, qui sont le rendez-vous des plaisirs et où se trouve le centre de la volupté ? Quand Vénus t’aurait fait présent de sa ceinture, tu ne pourrais être plus aimable que tu l’es. Ton petit pied et ta petite jambe ont de quoi faire naître sur tes pas des amours sans nombre, et ton éclatante blancheur de quoi les fixer pour toujours à ton service. Où est le peintre, soit ancien, soit moderne, dont le savant pinceau puisse jeter sur la toile une carnation pareille à la tienne ? Ceux qui ont excellé dans le coloris n’auraient jamais pu imiter le tient. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que tu n’es point journalière, que tu es belle dans tous les temps et pour tous les yeux, et que l’on ne peut rien désirer en toute ta personne de plus achevé que ce que j’y admire. Il faut bien, mon adorable friponne, que tu sois le pur ouvrage des Grâces, et que ces filles de la mère des amours se soient épuisées en ta faveur. Que tu serais brute, avec tout l’esprit qui brille en toi, si, après un tel portrait, tu ne concevais point jusqu’à quel point je suis sensible au pouvoir de tes charmes !

Virginie. — Bon, cela ! Je le vois, je le sens, je m’en félicite, mais c’est à mon tour de folâtrer, de prendre mes petits ébats et d’exercer sur tes membres douillets comme ceux d’une Hélène ou d’une Cléopâtre, de galantes pirateries auxquelles rien n’échappe, qui aillent fureter partout avec autant de gentillesse que de curiosité. Allons, qu’on baisse le pavillon des Grâces, et que je voie si je suis aussi corsaire que toi en fait de brigandages amoureux ! De corsaire à écumeur de mer il n’y a que la main. Touche donc là, ma mie, et te mets vite en posture d’être bien fouillée et bien farfouillée jusqu’à ce que je dise : C’en est assez ! Oh ! pour le coup, je tiens déjà un petit labyrinthe de jais, de corail et d’albâtre dans les détours duquel mes doigts en vont bien faire des leurs. Il n’est pas ici question de faire l’huître à l’écaille. Il faut s’aider, se remuer, s’élancer, et savoir mettre à profit la vertu d’une main agile, officieuse et bienfaisante, laquelle donne à Vénus le signal d’un combat qui se commence et s’achève sur le trône de la volupté.

Séraphique. — Hélas ! ma chère sœur, tout cela n’est rien qu’amuser le tapis. Ta main est belle, il est vrai ; elle est douce, elle est potelée, elle est dodue ; mais il faut bien qu’elle n’ait pas sur une fille la même vertu qu’elle aurait sur un garçon. Tous les agents ont leurs propriétés dans la nature, mais ces propriétés ne peuvent rien que sur certains sujets. L’aimant attira le fer, et il n’attire pas la pierre, ni le bois, ni même les autres métaux. Que faire donc ? Le voici. Au lieu de ballotter en vain comme des enfants en attendant partie, parlons d’affaires sérieuses et visons au solide en renonçant à la bagatelle, qui ne fait que nous émouvoir sans nous soulager. Tant que l’essentiel nous manquera, nous ne ferons que de l’eau toute claire.

Virginie. — À la bonne heure ! Mettons fin à des travaux superflus et venons à cet essentiel auquel je t’ai déjà préparée et dont tu attends de moi une pleine confidence. Tu sais que tout ce qui s’appelle moinerie n’est que pure momerie : que le célibat des cloîtres n’est qu’impureté, et que celui des prêtres séculiers n’est que dissolution, scandale, libertinage ; qu’entre nos sœurs et nos confesseurs il se passe des abominations qui, nous ayant révoltées toutes deux contre les anges de Satan qui nous ont voulu séduire, nous ont heureusement préservées de la contagion ; que nous sommes détrompées de toutes les fadaises du couvent ; que nous avons des amants d’un mérite distingué qui, dans notre brillante jeunesse, nous trouvent fort à leur gré et nous aiment jusqu’à l’adoration ; que, comme nous n’avons point fait de vœux. Ils prétendent empêcher efficacement que nous n’en fassions et se promettent par là de nous épouser ; qu’entre eux et nous il s’est tenu un grand conseil d’enlèvement volontaire de nos personnes, le mieux concerté qu’il se puisse, et qu’à l’aide d’un impénétrable secret toutes choses sont prêtes pour l’exécution ; que, par le moyen des bons livres huguenots qu’ils nous ont communiqués avec le Nouveau Testament de Mons, nous nous sommes doublement détrompées des folies de la clôture et des erreurs du papisme ; que, suivant les justes mesures qu’ils ont prises, les deux affreuses portes de notre prison et toutes les charmantes avenues de la Hollande nous sont ouvertes, et que nous sommes, si nous le voulons, à la veille de notre délivrance. Tu ne manqueras pas de m’objecter que l’entreprise est bien scabreuse ; que la mèche peut être découverte ; qu’on ne doit jamais s’embarquer sans biscuit ; que nous nous faisons ici pitié à nous-mêmes et que dans la suite nous aurons la honte et le malheur de ne faire qu’une pitié aussi stérile à des inconnus en des pays étrangers où nous serons sans bien et sans ressource ; que, lorsque la cuisine est froide, l’amour se trouve logé sur le quai de Morfondus ; que notre désertion va causer des mortels déplaisirs à nos parents, et qu’enfin si tant est que nous ne mourions pas de faim en pays de liberté, nous n’y trouverons pourtant pas les aises et les commodités de la vie.

À cela je réponds que tu ne te mettes en peine de rien, parce que j’ai pourvu à tout, et qu’au pis aller, quand nous serions découvertes, on ne saurait nous faire religieuses malgré nous. Mais nos parents nous déshériteront ! Qu’importe. Voici, à bon compte, cent louis dont je te fais présent comme à la meilleure amie que j’aie au monde. D’ailleurs, ton galant n’est pas avec rien et sait où prendre quelque chose. Pour moi, j’ai de quoi me faire un honnête établissement par la bonté d’une tante qui est fort riche, qui n’a point d’enfants, qui m’aime comme ses yeux, qui n’a jamais consenti à mon immolation, et qui consent à ma fuite, en me donnant pour femme au fils d’une riche veuve, son intime amie. Voilé, ce me semble, les plus grandes difficultés levées ; car quant au chagrin de ceux qui nous ont sacrifiées, ce doit être un triomphe pour nous.

Séraphique. — Ma trop généreuse amie, je trouve toutes tes raisons si bonnes que je crois n’avoir pas besoin de tes libéralités. Je t’en remercie donc comme si je les avais reçues dans la plus pressante nécessité, et comme si je n’avais pas de quoi m’en passer par la prévoyance que j’ai eue de faire ma bourse aux dépens de mon aînée. C’est une histoire que je te raconterai en temps et lieu. Du reste, je donne les mains à tout ce que tu voudras, trop heureuse d’être pour toujours ta compagne inséparable. Il me tarde déjà de me voir avec toi hors du maudit étui où nous sommes, et de respirer l’air du grand monde, après avoir si longtemps gobé à regret celui d’une triste et ennuyeuse solitude. Adieu par avance, grilles, parloirs, sœurs, mères ! Puissé-je bientôt vous savoir à cent lieues de nous, avec toutes vos superstitions, vos grimaces, vos austérités et vos prétendus mérites ! Je n’envierai désormais ni vos voiles, ni vos guimpes, ni vos jeûnes, ni vos mortifications de la chair, qui le plus souvent ne servent qu’à la faire révolter encore davantage contre l’esprit, et qu’à lui causer de plus insurmontables tentations ; car quand elle est une fois bien échauffée par l’usage violent des disciplines, des haires, des cilices, des veilles et des autres pénitences qui se pratiquent parmi vous, c’est alors qu’il s’excite en elle, par les effervescences du sang, de terribles assauts et d’étranges rébellions. Ces remèdes sont d’ordinaire pires que le mal, puisqu’ils contribuent à l’irriter. J’en ai fait plus d’une épreuve tant que j’ai été, comme vous, dans l’erreur ou dans l’égarement. Pauvres victimes de l’avarice ou de la dureté de vos parents et de votre propre bêtise, que vous êtes à plaindre dans une retraite forcée d’où vous faites des millions de sorties par imagination pour rentrer en idée dans un monde qui vous paraît le séjour des délices et des enchantements, et où vous êtes réduites à faire sans cesse, à vos corps tendres et délicats, une cruelle guerre qui, sans vous procurer la paix de l’âme si désirée et si désirable, vous engage à la fin à les plonger dans les derniers désordres pour les dédommager des tourments que vous leur avez fait souffrir sans avoir pu les dompter et les réduire ! Que je vous plains d’être tantôt bouillantes, tantôt tièdes et tantôt tout à fait froides dans les exercices de la piété, et toujours misérables esclaves d’une chair qui vous fait trouver des écueils presque inévitables dans ce que vous appelez le havre de grâce, le sort du salut et un réduit inaccessible aux tempêtes du siècle qui vont faire, selon vous et selon ceux dont vous êtes les dupes, tant d’effrayants naufrages, et aux profanes, et aux mondains, S’il vaut mieux, suivant la doctrine de saint Paul, se marier que de brûler, j’aime bien mieux sortir d’ici pour prendre un aimable époux qui m’aimera tendrement, qu’y commencer mon enfer au milieu des flammes de la concupiscence qui m’ont livré jusques ici de si rudes combats et qui mille fois m’ont fait maudire la cruauté de ceux qui m’ont donné le jour !

Que nous avons de grâces à rendre à Dieu, ma chère sœur, de nous avoir conduites, contre vent et marée, par la route des plus épaisses ténèbres, à l’admirable lumière de la religion évangélique ! Nous n’aurons plus à l’avenir, pour règle de conduite dans le chemin de la vie, un vain mélange de judaïsme et de paganisme de la fabrique tant des moines que du clergé ; mais nous aurons pour guide la révélation et la pure parole de Dieu, dégagée des traditions humaines. Nous marcherons sûrement, à la clarté de ce divin flambeau, droit à la cité de Dieu où il n’y a point d’autre lumière que celle de la vérité, point d’autre loi que celle de la charité, point d’autre vie que celle de l’éternité. Vous ne puiserez plus, ma sœur, des eaux bourbeuses et empoisonnées dans les citernes corrompues d’une communion où l’on préfère les visions des fanatiques et du cagotisme aux célestes oracles de l’Écriture sainte. Adieu vous dis, saints et saintes de la canonisation de Rome, qui ne valez pas mieux que les dieux ou les déesses de la mythologie à qui je ne m’aviserai jamais d’adresser des prières, des vœux et des offrandes, bien loin de mettre en eux toute ma confiance !

Adieu, stupide, aveugle et puérile crédulité qui m’aurait fait embrasser, si mes supérieurs me l’eussent prescrit, un million de chimères encore plus absurdes que le purgatoire, les images, les indulgences, les agnus Dei, et autres pareils fatras dont je ne tiens présentement non plus de compte que les vieux contes de Peau d’âne et de ma Mère l’Oie !

Virginie. — Le joli petit gosier de fille que voilà ! Si l’Inquisition t’entendait prêcher sur un si beau texte, tu ne serais pas bonne à jeter aux chiens, et tu aurais bon besoin d’onguent pour la brûlure. Vertu de ma vie ! comme tu y vas ! Un Bourdaloue retourné ne s’escrimerait pas mieux de sa bouche d’or, et ne ferait pas plus de ravages dans l’orthodoxie ultramontaine par le rapide torrent de son impétueuse éloquence, s’il entreprenait de la saper jusqu’aux fondements.

Séraphique. — Tu le vois, quoique je ne sois pas encore en pays de liberté, je m’explique pourtant en républicaine et en religionnaire qui a secoué le joug du pape avec connaissance de cause ; qui, dans la recherche de la vérité, a su découvrir toutes les traces du mensonge ; qui a tiré la quintessence des bons livres dont une miséricordieuse providence s’est servie pour lui dessiller les yeux ; qu’un vain scrupule tenait autrefois en échec, et qui se moque à cette heure de tous les foudres du Vatican. Après tout, voyant aujourd’hui la berne que l’on donne en France à Clément XI, j’ai peine à comprendre que l’énorme pouvoir que les pontifes ont usurpé puisse encore demeurer longtemps sur pied. De si rudes secousses et de pareils ébranlements avilissent bien la tiare. Il ne faudrait plus, pour la mettre tout à fait à bas, qu’un appel général de tout le clergé de France à un concile œcuménique, et c’est ce que je ne désespère pas de voir encore de nos jours. Il y a déjà maintes années que nos rois et leurs parlements ne regardent ce colosse ou ce fantôme que comme un épouvantail, ce chenevière avec sa prétendue infaillibilité, et que tous les ordres du royaume le regarderaient des mêmes yeux, sans les mouvements que se donne sans cesse, en sa faveur, la puissante cabale des loyolistes, satellites déclarés de ce nouveau Jupiter Capitolin. Va, va, tôt ou tard il arrive.


     Qu’en vain le sot se préoccupe
     D’une secte qu’il prend à cœur ;
     S’il commence par être dupe,
     Il finit par être moqueur.


Pour conclusion, je ne puis me figurer qu’après tout le fracas que cette bévue de Rome a fait parmi nous, elle n’enfante enfin un schisme, puis un nouveau patriarcat, et pour comble de fécondité, une seconde réformation, ce qui serait, sans contredit, le plus grand bonheur qui pût jamais arriver à la France privée de son chandelier par le mauvais coup d’État d’une dragonade qui est visiblement la source fatale de toutes ces calamités et depuis laquelle elle a toujours penché vers sa décadence, jusqu’à ce qu’elle tombât dans le gouffre de misères où nous la voyons. S’il plaisait au Saint-Père de s’obstiner et à quelque autre de tenir bon, on verrait dans peu l’accomplissement de mes prophéties. Patience. La suite des temps fera éclore les événements :


Nous ne savons pas bien comme agit l’autre monde ;
L’œil ne peut pénétrer dans cette nuit profonde ;
Et quand les dieux vengeurs laissent tomber leurs bras,
Ils tombent bien souvent sur qui n’y pensent pas.


Ce qu’il y a de bien constant, c’est que le règne de l’erreur ne saurait être éternel, et qu’il ne prévaudra jamais contre celui de la vérité. Il a beau entasser montagnes sur montagnes pour escalader le ciel par le secours de ses géants, par la force de leurs persécutions, par la profondeur de leur politique, par les secrets ressorts de leurs intrigues, par la subtilité de leurs sophismes. Comme le mystère d’iniquité ne peut avoir qu’un temps, il faut, après tout, que la grandeur de sa chute réponde, par une épouvantable catastrophe, à celle de son élévation, en cela semblable à une bombe qui crève en l’air avec beaucoup de feu qui se réduit en fumée, et dont les éclats vont tomber dans un marais, dans les ravines ou dans des fondrières.

Virginie. — À de si belles conclusions, me voici tout à point pour dire amen ; je lui dis donc de très bon cœur et t’avertis que cette nuit, sans plus de délai, nos amants nous attendront à une portée de fusil de la porte de notre jardin, dont j’ai la clef, avec une voiture propre à nous éloigner d’ici en toute diligence et avec d’autres habits qui nous siéront mieux sans doute que ceux dont nous sommes si drôlement affublées. Cependant, achevons de bien faire les hypocrites aux yeux de la communauté, et lui cachons toujours bien notre secrète intelligence, afin que, si nous ne sommes pas, pour elle, exemptes de crime, nous puissions au moins l’être de tout soupçon. Adieu donc, mon enfant, jusqu’au coup de partance qui sera entre onze heures et minuit, c’est-à-dire au plus fort du premier somme de nos recluses et tandis que Morphée, à l’aide des songes, les repaîtra peut-être d’agréables mensonges.

Séraphique. — Adieu, ma belle mignonne, je m’en vais prendre congé de ma cellule pour prendre ensuite la clef des champs où nous serons un peu plus au large. Au reste, je vais donner toutes mes pensées à l’enlèvement et à des noces qui le suivront de près, non sous les tristes auspices d’un hymen commun, mais sous ceux de l’amour dans les circonstances du monde les plus intéressantes pour des cœurs passionnés.