Vérité (Zola)/Livre I/Chapitre II

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Vérité
Les quatre évangiles
Chapitre II
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La nuit, Marc ne put dormir. Il était hanté par les événements de la veille, ce crime monstrueux, mystérieux, dont la redoutable énigme se posait à son intelligence. Et, pendant que Geneviève, sa femme adorée, reposait paisiblement à son côté, et qu’il entendait venir du petit lit voisin le souffle régulier de sa chère Louise, il revivait chaque détail, il classait les renseignements, s’efforçait de pénétrer les ténèbres et de faire éclater la vérité.

Marc était un esprit logique et de lumière. La raison, très nette et très solide en lui, avait le besoin de tout baser sur la certitude. Et de là venait son absolue passion de la vérité. Il n’y avait à ses yeux de repos possible, de bonheur vrai que dans la certitude, lorsqu’elle se trouvait complète, définitive et décisive en son être. Il n’était pas un grand savant, mais il tenait à bien savoir ce qu’il savait, à ne plus douter de la possession de la vérité, une vérité expérimentale, acquise à jamais. Sa souffrance cessait avec son doute, il redevenait très gai, très bien portant, et sa passion de la vérité n’avait ensuite d’égale que sa passion de l’enseigner aux autres, de la faire entrer dans les crânes et dans les cœurs de tous. Alors, se manifestaient ses dons merveilleux, il apportait la méthode qui simplifie, classe, inonde tout de sa clarté. Sa conviction tranquille s’imposait, les notions obscures s’éclairaient, paraissaient aisées et simples. Il donnait un intérêt, une âme, une vie aux éléments les plus arides. Il arrivait à passionner la grammaire et l’arithmétique, les rendait pour ses élèves intéressantes comme des contes. Et il était vraiment l’instituteur-né.

Ce don de l’enseignement, il l’avait découvert en lui, lorsque bachelier à dix-sept ans, il était venu terminer son apprentissage de dessinateur lithographe, chez les Papon-Laroche, à Beaumont. Chargé de l’exécution de tableaux scolaires, il s’était ingénié à les simplifier encore, il avait créé de véritables chefs-d’œuvre de clarté et de précision, qui lui avaient indiqué sa voie, son bonheur à instruire les petits de ce monde. C’était aussi chez les Papon-Laroche qu’il avait connu Salvan, le directeur actuel de l’École normale, et que celui-ci, frappé de sa vocation, l’avait approuvé d’y céder complètement, en devenant l’humble instituteur primaire qu’il était aujourd’hui, convaincu de la noble utilité de son rôle, heureux de le remplir au fond d’un village ignoré. Son amour des pauvres intelligences ensommeillées avait fait sa vie. Aussi, dans sa fonction modeste, sa passion de la vérité ne faisait-elle que grandir, comme un besoin de plus en plus impérieux. Elle finissait par être sa santé, son existence elle-même, car il ne vivait normalement qu’en elle. Et c’était ainsi que, du moment où il ne possédait pas la vérité, il tombait en détresse, en angoisse, torturé par la nécessité immédiate de la conquérir, de l’avoir à lui tout entière, pour l’enseigner aux autres, sous peine de ne plus vivre, de passer les jours dans un intolérable malaise moral et même physique.

Et de là était né à coup sûr le tourment qui le faisait veiller, près de sa femme endormie. Il souffrait de ne pas savoir, de ne pas comprendre, égaré dans les affreuses ténèbres de ce viol et de ce meurtre d’un enfant. Et il n’était pas seulement en présence d’un crime ignoble, il sentait derrière des profondeurs confuses et menaçantes, tout un abîme obscur. Allait-il donc souffrir ainsi, tant qu’il ne saurait pas, et saurait-il jamais, devant cet amas d’ombre qui semblait s’épaissir à mesure qu’il voulait le dissiper ? Pris d’incertitude et de crainte, il finit par souhaiter de voir le jour paraître, afin de se remettre le plus tôt possible à son enquête. Mais, dans son sommeil, sa femme eut un léger rire ; elle rêvait de joie et de tendresse sans doute ; et la figure de la terrible grand-mère s’évoqua, il l’entendit redire qu’il ne devait pas s’occuper de cette vilaine affaire. Un conflit certain avec la famille de sa femme lui apparut, acheva de le rendre hésitant et malheureux. Jusque-là, aucun ennui grave ne lui était venu de cette famille dévote, dans laquelle il était allé prendre une jeune fille, pour en faire l’épouse et la mère, la compagne de son existence, lui qui ne croyait pas, qui ne pratiquait pas, libéré de toute religion. Sans pousser la tolérance jusqu’à suivre sa femme à la messe, comme le père de celle-ci, le libre penseur Berthereau, suivait la sienne, il avait pourtant laissé baptiser leur fillette Louise, se désintéressant de la question religieuse, simplement désireux d’avoir la paix avec ces dames. D’ailleurs, sa femme ayant cessé de pratiquer dans son adoration pour lui, dès les premiers jours du mariage, nul froissement n’avait pu se produire encore. Parfois cependant, il remarquait chez elle des réveils de la longue éducation catholique, des idées d’absolu qui heurtaient les siennes, des superstitions, des abandons aux mains d’un Dieu d’égoïsme et de cruauté, dont le malaise lui glaçait le cœur. Mais c’étaient des souffles à peine, il croyait leur amour assez fort pour triompher de ces divergences, ils se retrouvaient aux bras l’un de l’autre, après s’être, un instant, sentis étrangers, comme tombés de deux mondes différents. Elle était une des bonnes élèves des sœurs de la Visitation, elle avait quitté leur établissement avec son brevet supérieur, de sorte qu’elle avait eu d’abord l’idée de se faire aussi institutrice. Puis, ne pouvant se placer à Jonville, où l’excellente Mlle  Mazeline dirigeait l’école des filles, sans adjointe, elle n’avait naturellement pas voulu quitter son mari ; et, prise par son ménage, ayant maintenant sa fillette, elle remettait son premier désir à plus tard, à jamais sans doute. N’était-ce pas là le bonheur, l’entente parfaite, où nul orage ne semblait devoir les atteindre ? Si le brave Salvan, l’ami fidèle de Berthereau, avant de marier la fille du cher disparu, cette petite élève des bonnes sœurs, que sa grand-mère et sa mère avaient confite en dévotion, à ce garçon émancipé, ne croyant plus ni à Dieu ni à Diable, professant la suppression salutaire de l’Église, avait eu un instant la pensée, pour leur bonheur futur, de se mettre en travers de l’irrésistible amour qui les emportait, il devait commencer à se rassurer, en les voyant toujours tendrement unis, après trois ans de mariage. Et, cette nuit-là, pendant que la femme dormait dans un rêve de joie tendre, le mari était pris pour la première fois d’inquiétude, devant le cas de conscience qui se posait, prévoyant bien qu’il entrerait en querelle avec ces dames et que toutes sortes de fâcheuses conséquences s’ensuivraient dans son ménage, s’il cédait à son impérieux besoin de vérité.

Marc pourtant finit par dormir d’un bon sommeil, et il s’étonna le matin, en se réveillant au plein jour clair et joyeux, d’avoir eu ainsi des cauchemars tout éveillé. C’était sûrement la hantise de l’affreux crime. Geneviève, la première, lui en reparla, émue et apitoyée.

— Ce pauvre Simon, il doit être dans une grande peine. Tu ne peux l’abandonner, je te conseille de retourner le voir, ce matin, et de te mettre à sa disposition.

Il l’embrassa, heureux de la trouver si bonne et si brave.

Mais grand-mère va encore se fâcher, la vie deviendra impossible ici.

Elle eut un léger rire, avec un doux haussement d’épaules.

— Oh ! grand-mère est en querelle avec les anges eux-mêmes. Quand on fait la moitié de ce qu’elle exige, on en fait encore assez.

Cela les égaya tous les deux ; et, Louise s’étant éveillée à son tour, ils goûtèrent, à jouer avec elle, dans son petit lit, quelques minutes délicieuses.

Marc résolut donc de sortir et de reprendre son enquête, après le premier déjeuner. Il réfléchissait tranquillement, sainement, tout en faisant sa toilette. Le gros bourg de Maillebois lui était bien connu, avec ses deux mille habitants, sa population composée de petits bourgeois, de petits boutiquiers, et de huit cents ouvriers environ, répartis dans les ateliers de quatre ou cinq grands entrepreneurs, qui prospéraient tous, grâce au voisinage de Beaumont. Ainsi coupée presque en deux, cette population se disputait l’autorité, et le conseil municipal en était l’image fidèle, coupé lui aussi par la moitié, une moitié cléricale et réactionnaire, une moitié républicaine et progressiste, toujours en lutte. On n’y comptait encore que deux ou trois socialistes, tellement noyés dans le flot, que leur action était nulle. Pourtant, le maire, l’entrepreneur de maçonnerie Darras, était un républicain avéré, qui faisait même profession d’anticléricalisme ; et il devait justement son élection à l’état d’équilibre où les partis se trouvaient dans le conseil. À une majorité de deux voix, on l’avait préféré lui, riche, actif, ayant près d’une centaine d’ouvriers sous ses ordres, au petit rentier Philis, retiré d’une fabrication de bûches avec dix à douze mille francs de rente, mais de vie étroite et sévère, clérical militant enfermé dans la plus étroite dévotion. Et Darras devait donc se montrer d’une grande prudence, en se sentant à la merci d’un déplacement de quelques voix. Ah ! s’il avait eu une majorité républicaine solide, comme il aurait agi bravement, pour la liberté, la vérité et la justice, au lieu d’en être réduit au plus diplomatique des opportunismes !

Ce que Marc n’ignorait pas non plus, c’était que ce partage de Maillebois en deux camps opposés s’aggravait de la puissance croissante du parti clérical, qui menaçait de conquérir le pays entier. Depuis dix ans, la petite communauté de capucins, établie dans l’ancien couvent dont elle avait abandonné une partie aux frères des Écoles chrétiennes, y pratiquait le culte de plus en plus audacieux de saint Antoine de Padoue, avec un succès tel, que les bénéfices devenaient prodigieux. Pendant que les frères, tirant profit eux aussi de ce succès, voyaient leur école prospérer, s’emplir d’un flot montant d’élèves, à l’ombre de la chapelle voisine, les capucins exploitaient cette chapelle comme on exploite une distillerie d’alcool, en tiraient tous les poisons imaginables. Le saint trônait sur un autel d’or sans cesse fleuri, étincelant de cierges, et des troncs s’ouvraient partout, et un bureau commercial était en permanence à la sacristie, où les clients faisaient queue du matin au soir. Ce n’était plus seulement les objets perdus que le saint retrouvait, il avait élargi son commerce, il s’engageait, pour quelques francs, à faire passer leurs examens aux pires cancres, à rendre excellentes les affaires véreuses, à dispenser même du service militaire les enfants riches des familles patriotes, sans compter une foule d’authentiques miracles, guérison des malades et des estropiés, protection certaine contre la ruine et la mort, jusqu’à la résurrection d’une jeune fille, décédée depuis deux jours. Et, naturellement, à chaque nouvelle histoire, l’argent affluait davantage, la clientèle s’étendait du Maillebois réactionnaire, des bourgeois et des boutiquiers, au Maillebois républicain, aux ouvriers, que le poison finissait par gagner. L’abbé Quandieu, le curé de Saint-Martin, l’église paroissiale, s’élevait bien avec force, dans ses prônes de chaque dimanche, contre le danger des basses superstitions : on ne l’écoutait pas. Lui, de foi plus éclairée, gémissait sur le tort que l’exploitation rapace des capucins causait à la religion. D’abord, ils le ruinaient, la paroisse avait vu se tarir les sources de ses revenus, toutes les aumônes et toutes les offrandes allant désormais à la chapelle. Puis, c’était en lui une douleur plus haute, le chagrin du prêtre intelligent, qui ne s’inclinait pas quand même devant Rome et qui croyait encore à la possibilité d’une Église de France, indépendante et libérale, dans le grand mouvement démocratique moderne. Il faisait donc la guerre aux vendeurs du temple qui tuaient Jésus une seconde fois, et l’on disait que l’évêque de Beaumont, Mgr Bergerot, pensait comme lui, ce qui n’empêchait pas les capucins de multiplier leurs triomphes, de conquérir Maillebois et de le changer en un lieu saint, à coups de miracles.

Marc savait encore que, si Mgr Bergerot était derrière le curé Quandieu, les capucins et les frères avaient pour les soutenir le tout-puissant père Crabot, le recteur du fameux collège de Valmarie. C’était ainsi que le préfet des études, le père Philibin, avait présidé la distribution des prix, afin de donner à l’établissement un témoignage public de haute estime et de haute protection. Les jésuites étaient dans l’affaire, comme disaient les mauvais esprits. Et l’instituteur Simon, le juif, se trouvait donc pris entre ces inextricables querelles, en plein pays de passions religieuses déchaînées, à ce moment dangereux où la victoire allait appartenir au plus impudent. Tous les cœurs étaient troublés, une étincelle devait suffire pour incendier et dévaster toutes les intelligences. Cependant, l’école laïque communale n’avait pas perdu un élève, elle balançait encore par le nombre et par le succès l’école congréganiste des frères ; et cette victoire relative était certainement due à l’adresse prudente de Simon, qui ménageait chacun, soutenu d’ailleurs ouvertement par Darras et sourdement par l’abbé Quandieu. Mais là, sur ce terrain de la rivalité des deux écoles, était à coup sûr la vraie bataille, le terrible et décisif assaut qui serait donné tôt ou tard, car les deux écoles ne pouvaient vivre côte à côte, il fallait de toute nécessité que l’une dévorât l’autre. L’église ne pourra vivre, le jour où elle perdra l’enseignement, l’asservissement obscur des humbles.

Pendant le premier déjeuner avec ces dames, dans l’étroite et morne salle à manger, Marc, que ses réflexions avaient de nouveau rendu soucieux, sentit augmenter son malaise. Mme  Duparque racontait tranquillement que, si Polydor avait obtenu un prix, il le devait à une précaution pieuse de Pélagie, qui avait eu le soin de donner un franc à saint Antoine de Padoue. Et Mme  Berthereau semblait approuver d’un hochement de tête convaincu. Geneviève elle-même ne se permit pas un sourire, l’air intéressé par ces contes merveilleux. La grand-mère continuait, citait des faits extraordinaires, des vies et des fortunes sauvées, grâce à des deux francs, à des trois francs encaissés par l’agence des capucins. Et l’on comprenait comment des fleuves d’or finissaient par couler chez eux, ainsi versés par petites sommes, tel un impôt qu’on lèverait sur la souffrance et sur l’imbécillité publiques.

Mais Le Petit Beaumontais, imprimé dans la nuit, venait d’arriver, et Marc fut heureux d’y trouver, à la suite d’un long article sur le crime de Maillebois, une note très favorable à Simon. On y lisait que l’instituteur, estimé de tous, avait reçu les plus touchants témoignages de sympathie, dans le grand malheur qui le frappait. Évidemment, quelque correspondant avait dû écrire cette note la veille, après la sortie tumultueuse de la distribution des prix, en voyant comment les faits allaient tourner. Personne ne s’était trompé alors sur la poussée hostile de l’opinion contre les frères, et toutes les sourdes rumeurs qui avaient couru, toutes les vilaines histoires étouffées jadis, aggravaient aujourd’hui leur cas, menaçaient d’aboutir à un horrible scandale, où le parti catholique et réactionnaire entier pouvait sombrer.

Aussi Marc fut-il surpris de l’air guilleret et triomphant de Pélagie, lorsqu’elle vint desservir la table. Il s’attarda, la fit causer à l’aise.

— Ah ! monsieur, c’est qu’il y a de bonnes nouvelles. Ce matin, en faisant mes commissions, j’en ai appris de choses Je savais bien, moi, que ces anarchistes d’hier soir, qui insultaient les frères, étaient des menteurs.

Et Pélagie déballa les commérages des boutiques, tout ce qu’elle avait ramassé sur les trottoirs, de porte en porte. Dans la lourde épouvante, dans le mystère angoissant qui pesaient sur la ville depuis la veille, les imaginations les plus folles germaient peu à peu. Il semblait que, durant la nuit, toute une végétation monstrueuse eût poussé. D’abord, ce n’étaient que de vagues hypothèses, de prétendus témoignages, à peine des souffles rasant le sol. Puis, des explications risquées au hasard devenaient des certitudes, des coïncidences incertaines se changeaient bientôt en des preuves irréfutables. Et il était à remarquer que tout ce travail sourd tournait en faveur des frères, contre Simon, un revirement discret et sûr, partant on ne savait d’où, gagnant d’heure en heure, jetant le doute et le trouble dans les esprits.

— Vous savez, monsieur, il est bien certain que le maître d’école n’aimait guère son neveu. Il le maltraitait, des gens l’ont vu qui le diront… Et puis, ça le vexait, de ne pas l’avoir dans sa classe. Quand le petit a fait sa première communion, il ne décolérait pas, il lui montrait le poing, en blasphémant… Enfin, c’est bien extraordinaire qu’on ait tué ce petit ange, presque au sortir de la sainte Table, lorsque le bon Dieu habitait encore en lui.

Le cœur serré, Marc écoutait la servante avec stupéfaction.

— Que voulez-vous dire ? est-ce qu’on accuse Simon d’avoir tué son neveu ?

— Dame ! il y en a qui ne se gênent pas pour le croire… Ça semble louche, cet homme qui s’en va faire la fête à Beaumont, qui manque le train de dix heures et demie et qui revient à pied. Il est rentré à minuit moins vingt, dit-il. Mais personne ne l’a vu, il peut très bien être rentré par le chemin de fer, une heure plus tôt, juste au moment où le crime a été commis. Alors, le coup fait, il lui a suffi de souffler la bougie et de laisser la fenêtre grande ouverte, pour faire croire que l’assassin était venu de dehors… Mlle  Rouzaire, l’institutrice, vers onze heures moins un quart, a parfaitement entendu des bruits de pas dans l’école, des plaintes et des cris, des portes qu’on ouvrait et qu’on fermait.

— Comment, Mlle  Rouzaire ! s’écria Marc. Elle n’a pas soufflé un mot de cela dans sa première déposition. J’étais présent.

— Je vous demande pardon, monsieur. Tout à l’heure, chez le boucher, Mlle  Rouzaire le racontait à tout un chacun, et je l’ai entendue.

Effaré, le jeune homme la laissa poursuivre.

— L’adjoint, M. Mignot, dit bien lui aussi sa surprise du gros sommeil du maître d’école, le matin ; et ça paraît extraordinaire, en effet, un homme qu’on est obligé d’aller réveiller, le jour où l’on assassine dans sa maison. Sans compter, parait-il, qu’il n’a pas été touché du tout et qu’il a regardé le petit cadavre en tremblant comme la feuille.

De nouveau, il voulut protester. Mais elle continuait d’un air mauvais et têtu :

— D’ailleurs, c’est lui sûrement, puisqu’on a trouvé dans la bouche de l’enfant un modèle d’écriture, qui venait de sa classe. N’est-ce pas ? le maître seul pouvait l’avoir dans sa poche, ce modèle. On le dit même signé de lui. Et, du reste, chez la fruitière, une dame assurait que la justice avait, trouvé, dans son armoire, une quantité de modèles tous pareils.

Cette fois, Marc opposa la vérité, parla du paraphe illisible, expliqua comment Simon jurait n’avoir jamais eu le modèle entre les mains, bien que, d’usage courant, il pût se trouver dans toutes les écoles. Mais, Pélagie ayant affirmé de nouveau que, le matin, pendant une descente de justice, on avait découvert des preuves accablantes, il finit par éprouver un grand trouble, il cessa de protester, en sentant l’inutilité de toute discussion, au milieu de l’effroyable confusion où tombaient les esprits.

— Voyez-vous, monsieur, quand on a affaire à un juif, on peut s’attendre à tout. Le laitier me le disait à l’instant : ces gens-là, ça n’a ni famille ni patrie, ça n’a de commerce qu’avec le démon, et ça pille, et ça tue pour rien, pour le plaisir de faire le mal… Alors, vous aurez beau dire, vous n’empêcherez pas le monde de croire que ce juif a eu besoin de la vie d’un enfant, pour quelque sale besogne avec le diable, et qu’il aura sournoisement attendu la première communion de son neveu, afin de le souiller et de l’égorger, encore tout blanc et tout parfumé de l’hostie.

C’était l’accusation du meurtre rituel qui reparaissait, cette hantise de la foule, venue de si loin à travers les siècles, toujours renaissante au premier désastre, traquant les juifs empoisonneurs de fontaines et bourreaux de petits enfants.

À deux reprises, Geneviève, qui souffrait de voir Marc si frémissant, avait voulu interrompre, pour protester avec lui.

Mais elle s’était tue, de crainte d’irriter sa grandmère, en la sentant très heureuse de ces commérages de la servante, les approuvant d’un hochement de tête. Mme  Duparque triomphait ; et, sans daigner sermonner davantage le mari de sa petite-fille, le jugeant vaincu, elle se contenta de dire à Mme  Berthereau, toujours silencieuse :

— C’est tout à fait comme pour cet enfant mort qu’on a trouvé jadis sous le porche de Saint-Maxence : une femme, qui servait chez des juifs, a failli être condamnée à leur place, car personne autre qu’un juif ne pouvait être l’assassin. Quand on fréquente ces gens-là, on est sans cesse sous le coup de la vengeance divine.

Marc préféra ne pas répondre, et il sortit presque tout de suite. Mais son trouble était grand, un doute finissait par l’effleurer, est-ce que Simon pouvait être le coupable ? Ce soupçon l’envahissait comme une mauvaise fièvre, gagnée dans un milieu pernicieux ; et il éprouva le besoin de réfléchir, de se remettre, avant de se rendre chez l’instituteur. Pendant de longues minutes, il s’écarta, il s’en alla par le chemin désert de Valmarie, revivant la journée de la veille, discutant les faits et les hommes. Non, non ! Simon ne pouvait être raisonnablement soupçonné. Les certitudes se levaient de partout. D’abord, l’ignoble crime apparaissait sans motif de sa part, illogique, impossible. Simon était sain d’esprit et de corps, sans tare physiologique, d’une douceur gaie qui disait la régularité normale des fonctions. Et il avait une femme d’une resplendissante beauté qu’il adorait, aux bras de laquelle il vivait dans une extase tendre, la remerciant des beaux enfants nés de leur amour, devenus leur vivant amour et leur culte. Comment supposer un instant que cet homme ait pu céder à une crise brusque d’abominable folie, avant d’aller retrouver au lit, près du berceau des enfants, la bien-aimée épouse qui l’attendait ? Puis, quel accent de simplicité et de vérité, chez cet homme guetté par tant d’ennemis, aimant son métier jusqu’à l’héroïsme, s’accommodant de sa pauvreté, sans jamais se plaindre. Son récit de l’emploi de sa soirée était net, sa femme avait confirmé les heures qu’il indiquait, aucun des renseignements fournis par lui ne semblait discutable. Et, même, si des obscurités demeuraient, si ce modèle d’écriture, froissé, roulé en tampon avec un numéro du Petit Beaumontais, était là comme une énigme indéchiffrable, la toute-puissante raison disait qu’il fallait chercher ailleurs, Simon se trouvant naturellement hors de cause, par son être, par sa vie, par les conditions où il se trouvait. Ce fut alors, dans l’esprit de Marc, une certitude basée sur le raisonnement, la vérité même, inébranlable, lorsque l’observation et la déduction des faits l’ont établie. Désormais, sa conviction était faite, il avait des points acquis, auxquels il ramènerait tout ; et toutes les erreurs, tous les mensonges pouvaient se produire, il les écarterait, s’ils ne satisfaisaient pas aux parties de vérité déjà connues et démontrées.

Rasséréné, soulagé du poids de son doute, Marc rentra dans Maillebois en passant devant la gare, au moment où les voyageurs descendaient du train. Il en vit sortir l’inspecteur primaire, le beau Mauraisin, un petit homme de trente-huit ans, coquet, très brun, dont la barbe soignée cachait la bouche mince, et qui abritait ses yeux vifs derrière un éternel binocle. Ancien professeur à l’École normale, il appartenait à la nouvelle génération des arrivistes, toujours aux aguets de l’avancement, ayant l’unique souci de se mettre du côté des plus forts. Il avait, disait-on, ambitionné la direction de l’École normale, échue à Salvan, et il poursuivait celui-ci d’une exécration sourde, tout en le ménageant, car il n’ignorait pas son grand crédit sur l’inspecteur d’académie Le Barazer, dont lui-même dépendait. D’ailleurs, jusque-là, devant l’équilibre des partis qui se disputaient son arrondissement, il avait eu l’adresse de ne pas se prononcer d’une façon trop ouverte, malgré son goût personnel pour les cléricaux, les prêtres et les moines, qu’il déclarait diablement forts. Et Marc, quand il l’aperçut, put croire que Le Barazer, dont il connaissait le bon esprit, l’envoyait à l’aide de Simon, dans la catastrophe redoutable qui menaçait d’emporter l’instituteur de Maillebois et son école.

Il hâtait le pas, désireux de le saluer, lorsqu’un incident l’arrêta. Une soutane avait surgi d’une rue voisine, et il reconnut le recteur du collège de Valmarie, le père Crabot en personne. Grand, bel homme, sans un cheveu blanc à quarante-cinq ans sonnés, il avait un large visage régulier, avec un nez fort, des yeux aimables, une bouche épaisse et caressante. On lui reprochait simplement d’un peu trop se prodiguer, dans ses allures de religieux mondain, qu’il s’efforçait de rendre aristocratiques. Mais sa puissance n’avait fait que s’en élargir, on disait avec quelque raison qu’il était le maître occulte du département et que la victoire de l’Église, certainement prochaine, n’y dépendrait que de lui.

Marc resta surpris et inquiet de le rencontrer ainsi le matin à Maillebois. Il avait donc quitté Valmarie de bien bonne heure ? Quelle affaire urgente, quelles visites pressées le faisaient accourir ? D’où venait-il, où allait-il, par les rues du bourg, toutes enfiévrées de rumeurs et de commérages, distribuant des saluts et des sourires ? Et, tout d’un coup, Marc le vit qui s’arrêtait en apercevant Mauraisin, et qui lui tendait la main avec une cordialité charmante. La conversation ne fut pas longue, sans doute les banalités d’usage ; mais les deux hommes paraissaient fort bien ensemble, d’intelligence discrète et naturelle ; et, lorsque l’inspecteur primaire quitta le jésuite, il se redressait dans sa petite taille, évidemment très fier de cette poignée de main, y puisant une opinion, une décision qu’il hésitait peut-être encore à prendre. Puis, comme le père Crabot continuait son chemin, il aperçut à son tour Marc, le reconnut pour l’avoir vu chez Mme  Duparque, où il daignait entrer parfois, le salua d’un grand coup de chapeau. Il fallut bien que le jeune homme, planté au bord du trottoir, lui rendît sa politesse ; et il le regarda s’éloigner, emplir la rue du vol de sa soutane, au milieu de Maillebois, très honoré, flatté et conquis.

Lentement, Marc reprit sa marche, se dirigeant vers l’école. Ses réflexions avaient changé, elles s’assombrissaient de nouveau, comme s’il rentrait dans un milieu contaminé, peu à peu empoisonné et devenu hostile. Les maisons ne lui semblaient pas être les mêmes que la veille, les gens surtout prenaient d’autres figures. Et, quand il entra chez Simon, il fut tout surpris de le trouver tranquillement en famille, occupé à ranger des papiers. Rachel était assise devant la fenêtre, les deux enfants jouaient dans un coin. Sans la profonde tristesse qui pesait sur eux, on aurait dit que rien d’inaccoutumé ne s’était passé dans la maison.

Simon, pourtant, s’avança, lui serra les deux mains avec une émotion vive, en sentant ce qu’il y avait d’amical et de dévoué dans sa visite. Et, tout de suite, il fut question de la perquisition du matin.

— La police est venue ? demanda Marc.

— Oui, c’est bien naturel, je m’y attendais. Naturellement, elle n’a rien trouvé, elle est repartie les mains vides.

Marc retint un geste d’étonnement. Que lui avait-on dit ? Pourquoi ce bruit de trouvailles accablantes, entre autres de modèles d’écriture tout semblable au modèle ramassé dans la chambre du crime ? On mentait donc.

— Et, tu vois, continua Simon, je remets un peu d’ordre parmi mes papiers, qu’ils ont bouleversés. Quelle affreuse aventure, mon ami, nous ne savons plus si nous vivons.

L’autopsie du petit Zéphirin allait avoir lieu le matin même, on attendait le médecin envoyé par le Parquet. Les obsèques ne pourraient sans doute se faire que le lendemain.

— Alors, tu comprends, je suis comme dans un cauchemar, je me demande si tant de malheur est possible. Depuis hier matin, je ne puis pas penser à autre chose, je recommence toujours la même histoire, mon retour à pied, ma rentrée tardive, si tranquille, dans la maison endormie, et l’effroyable réveil, le lendemain matin !

L’occasion se présentant, Marc crut pouvoir risquer quelques questions.

— Tu n’as rencontré personne en chemin ? Personne ne t’a vu rentrer ici, à l’heure que tu as dite ?

— Ma foi, non ! Je n’ai rencontré personne, et je crois bien que personne ne m’a vu rentrer. À cette heure de nuit, Maillebois est absolument désert.

Il y eut un silence.

— Mais, si tu n’as pas pris le chemin de fer, pour revenir, tu ne t’es pas servi de ton billet de retour. L’as-tu encore, ce billet ?

— Mon billet de retour, non ! J’étais si furieux de voir filer le train de dix heures et demie devant moi, que je l’ai jeté dans la cour de la gare, en me décidant à faire la route à pied.

Il y eut un nouveau silence, pendant lequel Simon regarda fixement son ami.

— Pourquoi me demandes-tu ces choses ?

Marc lui reprit affectueusement les deux mains, les garda un instant entre les siennes, se décidant à le prévenir du danger, à tout lui dire.

— Oui, je regrette que personne ne t’ait vu, et je regrette plus encore que tu n’aies pas conservé ton billet de retour. Il y a tant d’imbéciles et de méchants. On fait courir le bruit que la police a découvert chez toi des preuves accablantes, des exemplaires du modèle d’écriture, signés du même paraphe ; et Mignot s’étonnerait du profond sommeil où il t’a trouvé le matin ; et Mlle  Rouzaire se rappellerait maintenant que, vers onze heures moins un quart, elle a entendu des voix et des pas, comme si quelqu’un rentrait ici.

L’instituteur, très pâle, mais très calme, se mit à sourire, en haussant les épaules.

— Ah ! c’est donc ça, on en est à me soupçonner, je comprends la figure des gens qui passent et qui lèvent la tête, depuis ce matin !… Mignot, un brave garçon au fond, dira comme tout le monde, par crainte de se compromettre avec le juif que je suis. Et, quant à Mlle  Rouzaire, elle me sacrifiera dix fois, si son confesseur le lui a soufflé et si elle trouve à ce bel acte un bénéfice quelconque d’avancement ou de simple considération… Ah ! l’on me soupçonne, et voilà toute la meute cléricale lancée !

Il riait presque. Mais Rachel, dans son indolence habituelle, que son gros chagrin semblait accroître, venait de se lever brusquement, son beau visage enflammé d’une douloureuse révolte.

— Toi ! toi ! te soupçonner d’une ignominie pareille, toi qui es rentré hier, si bon, si doux, qui m’as tenue dans tes bras, avec de si tendres paroles ! C’est de la folie furieuse. Est-ce qu’il ne suffit pas que je dise la vérité, l’heure où tu es revenu, la nuit que nous avons passée ensemble ?

Et elle se jeta à son cou, pleurante, reprise de sa faiblesse de femme caressée, adorée. Déjà, il la serrait sur son cœur, la rassurait, la calmait.

— Ne t’inquiète donc pas, chérie ! C’est stupide, ces histoires, ça ne tient pas debout. Va, je suis bien tranquille, on peut tout retourner ici, on eut fouiller dans ma vie, on ne trouvera rien de coupable. Je n’ai qu’à dire la vérité, et, vois-tu, rien ne tient contre la vérité, elle est la grande, l’éternelle victorieuse.

Puis, se tournant vers son ami :

— N’est-ce pas, mon bon Marc, lorsqu’on a la vérité avec soi, on est invincible ?

Si la conviction de Marc n’avait pas été faite, ses derniers doutes s’en seraient allés, dans l’émotion de cette scène. Il finit par céder à un élan de son cœur, il embrassa le ménage, comme pour se donner tout entier à lui et l’aider dans la crise grave qu’il prévoyait. Et, voulant agir immédiatement, il remit la conversation sur le modèle d’écriture, car il sentait bien que c’était la pièce importante, unique, sur laquelle toute l’affaire devait s’échafauder. Mais quelle pièce énigmatique, ce modèle froissé, mordu, dont les dents de la victime avaient sans doute emporté un coin, tout maculé de salive, avec son paraphe ou son pâté d’encre à demi effacé ! Les mots, d’une belle anglaise impersonnelle : « Aimez-vous les uns les autres », semblaient eux-mêmes d’une terrible ironie. D’où venait-il ? qui de l’enfant ou du meurtrier l’avait apporté ? comment savoir, lorsque les dames Milhomme, les papetières voisines, vendaient couramment des modèles pareils ? Et Simon ne put que répéter sa conviction de n’avoir jamais eu celui-là dans sa classe.

— Tous mes élèves le diraient, ce modèle n’est jamais entré à l’école, n’a jamais été mis sous leurs yeux.

Ce fut pour Marc une indication précieuse.

— Alors, ils pourraient en témoigner, s’écria-t-il. Puisqu’on fait courir le faux bruit que la police a saisi chez toi des preuves accablantes, des modèles tout semblables, il faut rétablir sur-le-champ la vérité, voir tes élèves chez leurs parents, exiger leur témoignage, avant qu’ on trouble leur petite mémoire… Donne-moi les noms de quelques-uns, je me charge de la démarche, je la ferai cette après-midi.

Simon refusait, fort de son innocence. Enfin, il voulut bien lui indiquer le fermier Bongard, sur la route de la Désirade, l’ouvrier maçon Doloir, rue Plaisir, et l’employé Savin, rue Fauche. Ces trois-là suffiraient, à moins qu’il ne visitât aussi les papetières, ces dames Milhomme. Et tout fut convenu, Marc s’en alla déjeuner, en promettant de revenir le soir, pour dire le résultat de son enquête.

Mais, dehors, sur la place, Marc se heurta de nouveau au beau Mauraisin. Cette fois, l’inspecteur primaire se trouvait en grande conférence avec Mlle  Rouzaire. Il était d’habitude très correct, très prudent avec les institutrices, depuis qu’une jeune adjointe avait failli lui causer de gros ennuis, en criant comme une petite bête, parce qu’il voulait l’embrasser. Bien que laide, Mlle  Rouzaire ne criait pas, elle, disait-on, ce qui expliquait ses notes excellentes, l’avancement rapide qui, sûrement, l’attendait. À la porte de son petit jardin, elle parlait avec volubilité, elle faisait de grands gestes, désignant l’école voisine des garçons, tandis que Mauraisin l’écoutait avec attention, en hochant la tête. Puis, tout deux pénétrèrent dans le jardin, et la porte se referma, d’un air de douceur discrète. Évidemment, elle lui racontait le crime, son rôle, les bruits de pas et de voix qu’elle disait maintenant avoir entendus. Et Marc sentit le frisson du matin revenir et l’effleurer, le malaise du milieu hostile, le sourd complot des ténèbres en train de se former, de s’amasser comme un orage, et dont l’air s’appesantissait de plus en plus. Cet inspecteur primaire avait une singulière façon de venir au secours d’un instituteur menacé, en prenant d’abord l’avis de toutes les jalousies et de toutes les haines environnantes.

Dès deux heures, Marc se trouva sur la route de la Désirade, à la porte de Maillebois. Bongard possédait là une petite ferme, quelques champs qu’il cultivait lui-même, à grand-peine, tout juste pour manger du pain, comme il disait. Et Marc eut la chance de le trouver, au moment où il rentrait avec une charrette de foin. C’était un gros homme, roux, carré et fort, les yeux ronds, la face placide et muette, se rasant, mais la barbe rarement fraîche. Et la Bongard, elle aussi était là, faisant la soupe pour sa vache, une longue femme blonde, osseuse et pas belle, avec un air fermé, les pommettes rougies, le visage criblé de taches de rousseur. L’air méfiant, tous deux regardèrent entrer dans leur cour ce monsieur qu’ils ne connaissaient pas.

— Je suis l’instituteur de Jonville. Vous avez bien un petit garçon qui fréquente l’école communale de Maillebois ?

Fernand, le gamin, en train de jouer sur la route, accourait. C’était un gros garçon de neuf ans, comme taillé à coups de serpe, le front bas, le masque lourd. Et il était suivi de sa sœur Angèle, une fillette de sept ans, de même face épaisse, mais plus délurée, les yeux vifs où s’éveillait une intelligence qui tâchait de percer sa rude prison de chair. Elle avait entendu la question, elle cria d’une voix aiguë :

— Moi, je vas chez Mlle  Rouzaire, et Fernand va chez M. Simon.

Bongard, en effet, avait mis ses enfants à l’école laïque d’abord parce que ça ne coûtait rien, et ensuite parce qu’il n’était pas avec les curés, d’une façon instinctive, sans raisonner la chose autrement. Lui, ne pratiquait pas, et si la Bongard allait à l’église, c’était par habitude et pour la distraction. Il était complètement illettré, savait à peine lire et écrire, n’estimait en sa femme, plus ignorante encore, que l’endurance de bête de somme, qui la faisait travailler du matin au soir, sans une plainte. Aussi, ne s’inquiétait-il guère des progrès de ses enfants, le petit Fernand, travailleur, se donnant un mal terrible, sans pouvoir se rien entrer dans la tête, et la petite Angèle prenant plus de peine encore, têtue, finissant par être une élève passable. On eût dit la matière humaine brute, prise de la veille au limon, s’éveillant à l’intelligence par un lent et douloureux effort.

— Je suis l’ami de M. Simon, reprit Marc, et je viens de sa part, à propos de ce qui se passe. Vous avez bien entendu parler du crime ?

Certes, ils en avaient entendu parler. Brusquement, leurs visages, inquiets déjà, se fermèrent davantage, n’exprimèrent plus ni sentiments ni pensées. Pourquoi donc les venait-on questionner ainsi ? Ça ne regardait personne, leurs idées sur les choses. Et il fallait être prudent, dans ces histoires où souvent un mot de trop suffisait pour faire condamner un homme.

— Alors, continua Marc, je voudrais savoir si votre petit garçon a vu, dans sa classe, un modèle d’écriture pareil à celui-ci.

Il avait pris le soin d’écrire lui-même, sur une bande de papier, les mots : « Aimez-vous les uns les autres », en belle anglaise, de la grosseur voulue. Il acheva ses explications, il montra le papier à Fernand, qui le regardait ahuri, la cervelle lente, sans comprendre encore.

— Regarde bien, mon petit ami, as-tu vu un modèle pareil à l’école ?

Mais, avant que le gamin se fût décidé, Bongard intervint, de son air circonspect.

— Il ne sait pas, cet enfant, comment voulez-vous qu’il sache ?

Et la Bongard, l’ombre de son homme, répéta :

— Bien sûr qu’un enfant, ça ne peut jamais savoir.

Sans les écouter, Marc insista, mit le modèle dans les mains de Fernand qui, craignant d’être puni, faisant un effort, finit par dire :

— Non, monsieur, je ne l’ai pas vu.

Il avait levé la tête, il rencontra les yeux de son père, si rudement fixés sur les siens, qu’il se hâta d’ajouter, bégayant :

— À moins tout de même que je l’aie vu. Je ne sais pas.

Et rien ne put le faire sortir de là, Marc n’en tira plus que des réponses incohérentes, tandis que les parents eux-mêmes disaient oui, disaient non, au hasard de ce qu’ils croyaient être leur intérêt. Bongard avait ainsi la sage habitude de hocher la tête, approuvant toutes les opinions de ses interlocuteurs, pour ne pas se compromettre. Oui, oui, c’était bien affreux, ce crime, et si l’on prenait le coupable, on aurait bien raison de lui couper le cou. Chacun son métier, les gendarmes savaient le leur, il y avait des gredins partout. Quant aux curés, ils avaient du bon, mais on avait tout de même le droit de faire à son idée. Et Marc dut s’en aller, sous le regard curieux des enfants, poursuivi par la voix aiguë de la petite Angèle, qui jacassait avec son frère, maintenant que le monsieur n’était plus là pour les entendre.

En rentrant à Maillebois, le jeune homme réfléchissait tristement. Il venait de se heurter à l’épaisse couche d’ignorance, à la masse aveugle et sourde, énorme, endormie encore dans le sommeil de la terre. Derrière les Bongard, toute cette masse des campagnes s’obstinait toujours en sa végétation obscure, d’un éveil si ralenti. C’était tout un peuple à instruire, si l’on voulait enfin le faire naître à la vérité et à la justice. Mais quel labeur colossal, comment le tirer du limon où il s’attardait, que de générations il faudrait peut-être pour libérer la race des ténèbres ! À cette heure, la grande majorité du corps social restait ainsi dans l’enfance, dans la primaire imbécillité. Avec Bongard, on descendait à la matière brute, incapable d’être juste, parce qu’elle ne savait rien et ne voulait rien savoir.

Marc prit à gauche, et après avoir traversé la Grand-Rue, se trouva dans le quartier pauvre de Maillebois. Des industries y empuantissaient la Verpille, toute une population ouvrière y occupait les rues étroites, aux maisons sordides. C’était là, rue Plaisir, que le maçon Doloir habitait un premier étage, quatre pièces assez grandes, au-dessus d’un marchand de vin. Et Marc, insuffisamment renseigné, le cherchait, lorsqu’il tomba justement sur un groupe d’ouvriers maçons, qui, venus d’une construction voisine, buvaient un verre sur le comptoir. Ils parlaient avec violence, ils discutaient sur le crime.

— Je te dis qu’un juif, c’est capable de tout, criait un grand blond. Il y en avait un au régiment, il a volé, et ça ne l’a pas empêché d’être caporal, parce qu’un juif, ça se tire toujours d’affaire.

Un autre maçon, un petit brun, haussait les épaules.

— D’accord, ça ne vaut pas grand-chose, les juifs, mais tout de même les curés, ça ne vaut pas mieux.

— Oh ! les curés, reprit l’autre, il y a du mauvais, il y a du bon. Et puis, les curés, c’est encore des Français, tandis que les juifs, les sales bêtes, ont déjà vendu deux fois la France à l’étranger.

Et, comme le second, ébranlé, lui demandait s’il avait lu cela dans Le Petit Beaumontais :

— Non, pas moi, ça me casse la tête, leurs journaux. Mais des camarades me l’ont dit, tout le monde le sait bien.

Les maçons, alors convaincus, firent silence, vidèrent lentement leurs verres. Ils sortaient de chez le marchand de vin, lorsque Marc, s’approchant, demanda au grand blond l’adresse du maçon Doloir. Et l’ouvrier se mit à rire.

— Doloir, c’est moi, monsieur, j’habite ici, ces trois fenêtres que vous voyez.

Ce grand diable solide, qui avait gardé quelque chose de l’allure militaire, était tout égayé de l’aventure. Ses fortes moustaches blondes se retroussaient, montrant ses dents blanches dans son visage coloré, aux larges yeux bleus de brave homme.

— Hein ? monsieur, on ne pouvait pas mieux s’adresser. Qu’est-ce que vous désirez de moi ?

Marc le regardait, éprouvait une sympathie, malgré les abominables paroles entendues. Doloir, qui travaillait depuis des années chez l’entrepreneur Darras, le maire, était un assez bon ouvrier, buvant parfois un coup de trop, mais rapportant fidèlement sa paie à sa femme. Il grondait bien contre les patrons, les traitait de sale clique, se disant socialiste, sans trop savoir ; et pourtant, il avait de l’estime pour Darras, qui gagnait gros, tout en s’efforçant de rester le camarade de ses ouvriers. Ce qui l’avait marqué à jamais, c’étaient ses trois ans de caserne. Il avait quitté le service dans une folle joie de délivrance avec des imprécations contre ce métier dégoûtant où l’on n’était plus un homme. Et, depuis cette époque, il avait continuellement revécu les trois années, il ne se passait pas de jour où quelque souvenir ne lui en revint. La main comme gâtée par le fusil, il trouvait la truelle bien lourde, il s’était remis au travail mollement, en gaillard qui n’en avait plus l’habitude, la volonté brisée, le corps habitué aux longues paresses, en dehors des heures d’exercice. Jamais il n’était redevenu l’excellent ouvrier d’autrefois. Puis, il demeurait hanté des choses militaires, en parlait sans fin, à propos de n’importe quelle nouvelle, d’un bavardage d’ailleurs confus et mal renseigné. Et il ne lisait rien, et il ne savait rien, simplement solide et têtu sur la question patriotique qui consistait pour lui à empêcher les juifs de livrer la France à l’étranger.

— Vous avez deux enfants à l’école communale, dit Marc, et je viens de la part de l’instituteur, mon camarade Simon, pour un renseignement… Mais je vois que vous n’êtes guère l’ami des juifs.

Doloir continua de rire.

— C’est vrai, M. Simon est juif, mais tout de même, jusqu’ici, je l’ai cru un brave homme… De quel renseignement s’agit-il, monsieur ?

Et, lorsqu’il sut qu’il s’agissait uniquement de montrer aux petits un modèle d’écriture pour savoir s’ils s’en étaient servis, en classe, il s’écria :

— Rien de plus aisé, monsieur, si cela vous rend service… Montez un instant avec moi, les enfants doivent être là-haut.

Ce fut Mme  Doloir qui vint ouvrir. Petite, brune et robuste, de physionomie sérieuse et volontaire, elle avait le front bas, les yeux francs, la mâchoire carrée. À vingt-neuf ans à peine, elle était déjà mère de trois enfants, et elle en portait un quatrième, dans un état de grossesse très avancé, qui ne l’empêchait pas de se lever la première et de se coucher la dernière, toujours en nettoyages, très travailleuse et très économe. Elle avait quitté son atelier de couture à ses troisièmes couches, elle ne s’occupait plus que de son ménage, mais en femme qui gagnait bien son pain.

— C’est monsieur qui est un ami du maître d’école et qui a besoin de parler aux enfants, expliqua Doloir.

Marc entra dans une petite pièce, une salle à manger très propre. La cuisine était à gauche, grande ouverte. Puis, en face, se trouvaient la chambre des parents et celle des enfants.

— Auguste ! Charles ! appela le père.

Auguste et Charles accoururent, l’un âgé de huit ans, l’autre de six, suivis de leur petite sœur Lucile, qui en avait quatre. C’étaient de beaux et gros enfants où se fondaient les ressemblances du père et de la mère, le cadet plus petit et l’air plus intelligent que l’aîné, la fillette déjà jolie, avec un rire tendre de blondine.

Mais, comme Marc montrait le modèle aux deux garçons et les interrogeait, Mme  Doloir, qui n’avait pas encore dit un mot, debout, s’appuyant à une chaise, énorme et vaillante dans sa lassitude, se hâta d’intervenir.

— Je vous demande pardon, monsieur, je ne veux pas que mes enfants vous répondent.

Et elle disait cela très poliment, sans passion, de l’air d’une bonne mère de famille qui remplit son devoir.

— Pourquoi donc ? demanda Marc surpris.

— Mais, monsieur, parce que nous n’avons pas besoin d’être mêlés à une histoire qui menace de tourner très mal. J’en ai les oreilles rebattues depuis hier, et je ne veux pas en être, voilà tout.

Puis, comme il insistait, défendant Simon :

— Je ne dis pas de mal de M. Simon, les enfants n’ont jamais eu à s’en plaindre. Si on l’accuse, qu’il se défende, c’est son affaire. Moi, j’ai toujours empêché mon mari de faire de la politique, et s’il veut bien m’écouter, il taira sa langue, il reprendra sa truelle, sans s’occuper ni des juifs, ni des curés. Tout ça, au fond, c’est encore de la politique.

Elle n’allait jamais à l’église, bien qu’elle eût fait baptiser ses enfants et qu’elle fût résolue à leur laisser faire leur première communion. Ça se devait. D’instinct, elle était simplement conservatrice, acceptant ce qui est, s’arrangeant avec sa vie étroite, dans la terreur des catastrophes qui rogneraient encore le pain de la famille. Et elle dit encore, d’un air de volonté têtue :

— Je ne veux pas que nous soyons compromis.

C’était le grand mot, il fit plier Doloir lui-même. D’habitude, bien qu’il se laissât guider en toutes choses par sa femme, il n’aimait pas qu’elle usât de sa puissance devant le monde. Mais, cette fois, il s’inclina.

— Je n’avais pas réfléchi, monsieur, reprit-il, elle a tout de même raison. Les pauvres bougres comme nous font mieux de rester couchés. Au régiment, il y en avait un qui savait des histoires sur le capitaine. Ah ! ça n’a pas traîné, ce qu’on vous l’a collé de fois au bloc !

Marc, à son tour, dut s’incliner ; et il renonça à son enquête, en disant :

— Ce que je voulais demander à vos garçons, il est possible que la justice le leur demande. Il faudra bien alors qu’ils répondent.

— Bon ! déclara de nouveau Mme  Doloir, de son air tranquille, que la justice les questionne, et nous verrons ce qu’ils auront à faire. Ils répondront ou ils ne répondront pas, mes enfants sont à moi, et ça me regarde.

Et Marc salua, s’en alla, accompagné par Doloir, qui se hâtait de retourner au travail. Dans la rue, le maçon lui fit presque des excuses : sa femme n’était pas toujours commode, mais quand elle disait des choses justes, elle disait des choses justes.

Resté seul, Marc, découragé, se demanda s’il était nécessaire de faire sa troisième visite, au petit employé Savin. Chez les Doloir, ce n’était pas, comme chez les Bongard, l’épaisse ignorance. On montait d’un degré, l’espèce se décrassait déjà, l’homme et la femme, bien qu’illettrés, se frottaient aux autres classes, savaient un peu de la vie. Mais quelle aube indécise encore, quelle marche à tâtons au travers de l’imbécile égoïsme, et dans quelle erreur désastreuse le manque de solidarité maintenait les pauvres gens ! S’ils n’étaient pas plus heureux, c’était qu’ils ignoraient tout des conditions de la vie civique, la nécessité du bonheur des autres pour leur propre bonheur. Et Marc songeait à cette maison humaine, dont on s’efforce depuis des siècles de tenir les portes et les fenêtres hermétiquement closes, lorsqu’il faudrait les ouvrir toutes larges, pour laisser entrer à torrents le grand air libre, la chaleur et la lumière.

Cependant, il avait tourné le coin de la rue Plaisir, et il se trouvait dans la rue Fauche, où demeuraient les Savin. Une honte le prit de son découragement, il monta chez eux, se trouva en présence de Mme  Savin, accourue au coup de sonnette.

— Mon mari, monsieur, il est justement là, car il a eu un peu de fièvre ce matin et n’a pu se rendre à son bureau. Si vous voulez bien me suivre.

Elle était délicieuse, Mme  Savin, fine et gaie, avec de jolis rires, l’air si jeune à vingt-huit ans passés, qu’elle semblait la sœur aînée de ses quatre enfants. Elle avait eu d’abord une fille, Hortense, puis deux jumeaux, Achille et Philippe, puis un garçon encore, Léon, qu’elle était en train de nourrir. On disait son mari terriblement jaloux, la soupçonnant, la surveillant, dans une continuelle crise d’inquiétude méchante, sans aucun motif d’ailleurs ; car, orpheline, perlière de son état, épousée par lui pour sa beauté, à la mort de sa tante, comme elle se trouvait seule au monde, elle lui avait gardé de la gratitude et elle se conduisait très honnêtement, en bonne épouse et en bonne mère.

Au moment de faire entrer Marc dans la pièce voisine, elle parut saisie d’un brusque embarras. Sans doute elle redoutait quelque mauvaise humeur de Savin, toujours en quête de querelles, insupportable dans son ménage, et sous lequel, conciliante et charmante, elle préférait plier, pour avoir la paix.

— Qui dois-je annoncer, monsieur ?

Marc se nomma, dit le but de sa visite. Et, d’une souplesse gracieuse, elle disparut par une porte à peine entrouverte. Alors, il attendit, il examina l’étroite antichambre où il se trouvait. Le logement, composé de cinq pièces, tenait tout l’étage. Savin, petit employé des Finances, expéditionnaire chez le percepteur, devait tenir son rang, se croyait forcé à un certain luxe de façade. Sa femme portait un chapeau, lui ne sortait qu’en redingote. Et le pis était la pénible médiocrité de son existence cachée, derrière cette façade de classe supérieure, à l’aise. Son amertume affreuse venait qu’il se sentait, à trente et un ans, cloué à son humble emploi, sans espoir d’avancement, condamné pour la vie à une besogne de bête de manège, avec des appointements dérisoires, juste de quoi ne pas mourir de faim. D’une petite santé, aigri, il ne décolérait pas, humble et rageur à la fois, ravagé d’autant de terreur que de colère, dans sa perpétuelle inquiétude de déplaire à ses chefs. Obséquieux et lâche à son bureau, il terrorisait chez lui sa femme, par ses fureurs d’enfant malade. Elle en souriait gentiment, elle trouvait encore le moyen, après s’être occupée des enfants et du ménage, de travailler pour une maison de Beaumont, des fleurs en perles, un travail délicat très bien rétribué, qui payait le petit luxe de la famille. Mais lui, vexé au fond, d’un orgueil de bourgeois, ne voulait pas qu’il fût dit que sa femme était forcée de travailler, et elle devait s’enfermer avec ses perles, elle reportait ses commandes en cachette.

Pendant un instant, Marc entendit une voix aiguë qui se fâchait. Puis, il y eut un murmure très doux, le silence se fit, et Mme  Savin reparut.

— Monsieur, veuillez prendre la peine d’entrer.

À peine si Savin se souleva du fauteuil où il soignait son accès de fièvre. Un instituteur de village, ça n’était rien. Petit, chauve, il avait un pauvre visage terreux, aux traits minces et las, avec des yeux pâles et une barbe très clairsemée, d’un jaune sale. Chez lui, il usait ses vieilles redingotes. Et, ce jour-là, le foulard de couleur qu’il avait au cou achevait de lui donner l’air d’un petit vieux, accablé de maux et mal tenu.

— Ma femme me dit, monsieur, que vous venez pour cette abominable histoire, où le maître d’école Simon va être compromis, à ce qu’on raconte, et mon premier mouvement a été de ne pas vous recevoir, je l’avoue…

Mais il s’interrompit. Il venait d’apercevoir, sur la table, les fleurs en perles que sa femme fabriquait près de lui, les portes closes, pendant qu’il lisait Le Petit Beaumontais. Il lui lança un terrible regard, qu’elle comprit ; et elle se hâta de couvrir son travail du journal, négligemment jeté.

— Et, monsieur, reprit-il, ne croyez pas à de la réaction de ma part. Je suis républicain, républicain très avancé même, et je ne le cache pas, mes chefs le savent bien. Quand on sert la République, n’est-ce pas ? être républicain devrait être la simple honnêteté. Enfin, je suis avec le gouvernement en tout et pour tout.

Forcé d’écouter poliment, Marc se contentait d’approuver de la tête.

— Sur la question religieuse, ma pensée est bien simple les curés doivent rester chez eux. Je suis anticlérical, comme je suis républicain… Mais je l’ajoute bien vite, il doit y avoir, selon moi, une religion pour les enfants et pour les femmes, et tant que la religion catholique sera celle du pays, eh bien, mon Dieu ! autant celle-là qu’une autre… Ainsi, ma femme que vous voyez, je lui ai fait comprendre qu’il était convenable et nécessaire pour une femme de son âge, dans sa situation, de pratiquer, d’avoir ainsi aux yeux du monde une règle et une morale. Elle va chez les capucins.

Mme  Savin devint gênée, la face rose, les yeux à terre. Cette question de la pratique religieuse avait longtemps été le gros sujet de querelle dans le ménage. Elle y répugnait de toute sa délicatesse charmante, de tout son cœur doux et droit. Lui, fou de jalousie la querellant sans cesse sur ce qu’il appelait ses infidélités de pensées, voyait uniquement dans la confession et la communion une police, un frein moral, excellent pour arrêter les femmes sur la pente de la trahison. Et elle avait dû céder, elle avait pris le directeur choisi par lui, le père Théodose, dans lequel elle sentait sourdement un violateur. Aussi, blessée, rougissante, haussait-elle les épaules, en obéissant comme toujours, pour la paix de la maison.

— Quant à mes enfants, monsieur, continua Savin, mes ressources ne me permettent pas d’envoyer au collège Achille et Philippe, les deux jumeaux, et je les ai mis naturellement à l’école laïque, comme fonctionnaire et comme républicain. De même, ma fille Hortense va chez Mlle  Rouzaire ; mais je suis au fond très content que cette demoiselle ait des sentiments religieux et qu’elle conduise ses élèves à l’église, car c’est en somme son devoir, je me plaindrais, si elle ne le faisait pas… Les garçons, ça se tire toujours d’affaire. Et, pourtant, si je ne devais pas rendre compte de ma conduite à mes chefs, croyez-vous que je n’aurais pas agi plus sagement en mettant les miens dans une école congréganiste ?… Ils seraient, plus tard, poussés, casés, soutenus, tandis qu’ils végéteront ainsi que j’ai végété moi-même.

Son amertume débordait, il baissa la voix, pris d’une sourde peur.

— Voyez-vous, les curés sont les plus forts, on devrait quand même être avec eux.

Marc fut pris de pitié, tant le pauvre être chétif, tremblant, enragé de médiocrité et de sottise, lui parut à plaindre. Il s’était levé, s’attendant bien à la conclusion de tous ces discours.

— Alors, monsieur, ce renseignement que je désirais demander à vos enfants ?

— Les enfants ne sont pas là, répondit Savin. Une dame, notre voisine, les a menés à la promenade… Mais ils seraient là, devrai-je les laisser vous répondre, je vous en fais juge ? Un fonctionnaire, en aucun cas, ne peut prendre parti. J’ai déjà assez d’ennuis à mon bureau, sans aller encore accepter des responsabilités dans cette sale histoire.

Et, comme Marc se hâtait de saluer :

— Sans doute, bien que les juifs dévorent notre pauvre France, je n’ai rien à dire contre ce M. Simon, si ce n’est qu’il devrait être défendu à un juif d’être instituteur. J’espère que Le Petit Beaumontais va faire une campagne à ce sujet… La liberté et la justice pour tous, tel doit être le vœu d’un bon républicain. Mais la patrie avant tout, n’est-ce pas ? la patrie seule, quand elle est en danger !

Mme  Savin, qui n’avait plus ouvert la bouche, accompagna Marc jusqu’à la porte et l’air gêné toujours, dans sa soumission de femme esclave, supérieure à son dur maître, elle se contenta de sourire divinement. Puis, comme il gagnait la rue, il rencontra les enfants au bas de l’escalier, ramenés par la voisine. La fillette, Hortense, âgée de neuf ans, était déjà une petite personne, jolie et coquette, avec des yeux en dessous, qui luisaient de malice, quand elle ne les voilait pas de l’hypocrite piété, apprise chez Mlle  Rouzaire. Mais les deux jumeaux, Achille et Philippe, l’intéressèrent davantage, deux gamins maigres et pâles, maladifs comme le père, dont les sept ans avaient la poussée revêche et sournoise de leur sang pauvre. Ils jetèrent leur sœur contre la rampe, ils faillirent la faire tomber. Et, lorsqu’ils furent montés et que la porte se rouvrit, des cris perçants d’enfant au maillot en descendirent, les cris du petit Léon, réveillé, déjà aux bras de la mère, qui allait lui donner le sein.

Dans la rue, Marc se surprit à parler tout haut. C’était complet, du paysan ignorant au petit employé imbécile et peureux, en passant par l’ouvrier abêti, fruit gâté de la caserne et du salariat. On avait beau monter, l’erreur s’aggravait d’égoïsme étroit et de lâcheté basse. Si les ténèbres restaient épaisses dans tous les esprits, il semblait que la demi-instruction acquise sans méthode, sans base scientifique sérieuse, n’aboutissait qu’à un empoisonnement de l’intelligence, à un état de corruption plus inquiétant encore. L’instruction, ah, oui ! mais l’instruction totale, délivrée de l’hypocrisie et du mensonge, et qui libère en faisant toute la vérité ! Et Marc, sur le terrain restreint de sa mission acceptée passionnément pour le salut d’un camarade, se mit à trembler de cet abîme d’ignorance, d’erreur et de méchanceté, qui venait de se creuser devant lui. Son inquiétude était allée en grandissant. Quelle abominable faillite, si l’on avait besoin un jour de ces gens-là, pour une œuvre de vérité et de justice ! Ces gens-là, c’était la France, la grande foule pesante, inerte, beaucoup de braves gens sans doute, mais une masse de plomb qui clouait la nation au sol, incapable de vie meilleure, incapable d’être libre, juste, heureuse, puisqu’elle était ignorante et empoisonnée.

Comme Marc se dirigeait lentement vers l’école, pour dire à son ami Simon le triste résultat de ses visites, il songea tout d’un coup qu’il n’était pas allé voir les dames Milhomme, les papetières de la rue Courte. Et, bien qu’il n’espérât rien non plus de ce côté-là, il voulut remplir son mandat jusqu’au bout.

Les Milhomme étaient deux frères, de Maillebois, dont l’aîné, Édouard, avait hérité d’un oncle une petite boutique de papeterie, où il vivotait avec sa femme, très casanier et modeste de tempérament, tandis que le cadet, Alexandre, remuant et ambitieux, était en train de gagner une fortune, en battant la province, comme voyageur de commerce. Mais la mort s’abattit sur eux : l’aîné partit le premier dans un tragique accident, une chute au fond d’une cave ; l’autre, six mois plus tard, fut foudroyé par une congestion pulmonaire, à l’autre bout de la France. Les deux femmes restèrent veuves, l’une avec son humble boutique, l’autre avec une vingtaine de mille francs, les premières économies de la fortune espérée. Et ce fut Mme  Édouard, une femme de décision et d’adroites idées politiques, qui eut l’idée de décider sa belle-sœur, Mme  Alexandre, à s’associer, à venir mettre ses vingt mille francs dans le commerce de papeterie, ce qui permettrait d’y joindre la vente des livres classiques et des fournitures scolaires. Chacune avait un enfant, un garçon, et depuis lors, les dames Milhomme, comme on les nommait, Mme  Édouard avec son petit Victor, et Mme  Alexandre avec son petit Sébastien, faisaient ménage ensemble, vivaient dans une étroite communauté d’intérêts, malgré l’opposition radicale de leur nature.

Mme  Édouard pratiquait, non pas qu’elle fût d’une foi solide, mais les nécessités de son commerce avant tout, elle avait une clientèle pieuse qu’elle ne pouvait mécontenter. Au contraire, Mme  Alexandre, libérée par son mariage avec un gros garçon, bon vivant et athée, avait déserté l’église, refusant d’y remettre les pieds. Et ce fut encore Mme  Édouard, la forte tête, la diplomate, qui tira le parti le plus ingénieux de cette divergence. Leur clientèle s’était élargie, leur boutique, heureusement placée entre l’école des frères et l’école laïque, se trouvait comme à cheval, avec ses fournitures classiques, convenant aux deux, les livres, les tableaux, les images, sans parler des cahiers, des plumes et des crayons. Aussi décidèrent-elles que chacune garderait sa façon de penser et d’agir, l’une avec les curés, l’autre avec les libres penseurs, de manière à satisfaire les deux partis ; et même, comme sanction publique, afin que personne n’en ignorât, Sébastien fut mis à l’école laïque, avec le juif Simon, tandis que Victor restait à l’école des frères. Ainsi réglée, menée avec une adresse supérieure, l’association prospéra, ces dames Milhomme eurent une des boutiques les plus achalandées de Maillebois.

Marc s’était arrêté dans la rue Courte, où il n’y avait que deux maisons, la papeterie et le presbytère, et il regarda un instant cette papeterie, avec sa vitrine où les images de sainteté se mêlaient à des tableaux scolaires, exaltant la République, tandis que des journaux illustrés, pendus à des ficelles, barraient presque la porte. Il allait finir par entrer, lorsque justement Mme  Alexandre parut sur le seuil, grande et blonde, l’air très doux, le visage déjà fané à trente ans, mais éclairé toujours d’un faible sourire. Et elle avait dans ses jupes son petit Sébastien, qu’elle adorait, un enfant de sept ans, doux et blond comme elle, très beau, les yeux bleus, le nez fin et la bouche aimable.

Elle connaissait Marc, elle lui parla la première du crime abominable, dont elle semblait hantée.

— Ah ! quelle histoire, monsieur Froment ! Et dire que ça c’est passé là, si près de nous ! Ce pauvre petit Zéphirin, je le voyais sans cesse passer, aller et revenir de l’école, et il entrait si souvent, pour ses cahiers et ses plumes !… Je n’en dors plus, depuis que j’ai vu le corps, une des premières.

Puis, elle parla de Simon, de la peine où il était, en femme compatissante. Elle le jugeait très bon, très honnête, à cause du grand intérêt qu’il portait à son petit Sébastien, un de ses élèves intelligents et dociles. Jamais on ne lui ferait croire qu’il fût capable d’une action si affreuse. Le modèle d’écriture dont on parlait tant, n’aurait rien prouvé, même si on avait trouvé le pareil à l’école.

— Nous en vendons, monsieur Froment, et j’ai cherché déjà, parmi ceux que nous avons en magasin… Aucun, il est vrai, ne porte les mots : « Aimez-vous les uns les autres ».

À ce moment, Sébastien, qui écoutait attentivement, leva la tête.

— Moi, j’en ai vu un pareil, mon cousin Victor en avait rapporté un de chez les frères, où il y avait ça.

La mère resta stupéfaite.

— Que dis-tu ? mais tu ne m’en as pas parlé !

— Bien sûr, tu ne me demandais pas. Puis, Victor m’avait défendu de rien dire, parce que c’est défendu, d’emporter les modèles.

— Alors, où est-il, celui-là ?

— Ah ! je ne sais pas. Victor l’a caché quelque part, pour ne pas être grondé.

Marc suivait la scène, saisi, dans une joie vive, le cœur battant d’espoir. Est-ce que la vérité allait naître enfin, de la bouche de cet enfant ? Cela pouvait être le faible rayon qui, peu à peu, s’élargit, resplendit en une éclatante lumière. Et il posait déjà des questions nettes et décisives à Sébastien lorsque Mme  Édouard, accompagnée de Victor, rentra d’une visite qu’elle était allée faire justement au frère Fulgence, sous le prétexte d’un règlement de fourniture.

Plus grande encore que sa belle-sœur, Mme  Édouard était brune et d’aspect viril, avec une grosse face carrée, le geste brusque, le verbe haut. Bonne femme au fond, honnête à sa manière, elle n’aurait pas fait tort d’un sou à son associé, sur qui elle pesait de toute sa domination. Elle était l’homme dans leur ménage, et l’autre n’avait pour se défendre que sa force d’inertie, sa douceur même, dont elle usait pendant des semaines, des mois, ce qui finissait souvent par lui donner la victoire. Et Victor était aussi, à neuf ans, un gros garçon carré, la tête forte et brune, le visage épais, en opposition complète avec son cousin Victor.

Tout de suite mise au courant, Mme  Édouard regarda sévèrement son fils.

— Comment ça, un modèle ? tu as volé un modèle chez les frères et tu l’as apporté chez nous ?

Victor avait jeté à Sébastien un regard désespéré et furieux.

— Mais non, maman !

— Mais si, monsieur ! puisque ton cousin l’a vu. Il ne ment pas d’habitude.

L’enfant cessa de répondre, lançant toujours à son cousin des coups d’œil terribles, et celui-ci n’était pas à son aise, car il vivait en admiration devant la force physique de son camarade de jeux, il faisait d’ordinaire l’ennemi vaincu et rossé, quand ils jouaient à la guerre ensemble. C’étaient, sous la conduite du plus âgé, des chevauchées effrayantes, des galops sans fin au travers de la maison, dans lesquels le plus jeune, si doux et si tendre, se laissait entraîner avec une sorte de terreur ravie.

— Il ne l’a sans doute pas volé, fit remarquer indulgemment Mme  Alexandre. Peut-être l’aura-t-il emporté de l’école par mégarde.

Et, pour que son cousin lui pardonnât d’avoir été indiscret, Sébastien se hâta de confirmer cette supposition.

— Bien sûr, c’est comme ça, je n’ai pas dit qu’il avait volé le modèle.

Cependant, Mme  Édouard, calmée, exigeait plus violemment une réponse de Victor, devant son silence, son obstination à ne pas avouer. Elle venait certainement de réfléchir qu’il était peu prudent de vider cette question devant un étranger, sans en mesurer toutes les graves conséquences. Elle se vit prenant parti, indisposant l’école des frères ou l’école laïque, perdant du coup l’une de ses deux clientèles ; et elle lança un regard dominateur à Mme  Alexandre, en se contentant de dire à son fils :

— C’est bien, rentrez, monsieur, nous allons régler cela tout à l’heure. Réfléchissez, et si vous ne m’avouez pas la vérité vraie, vous aurez affaire à moi.

Puis, se tournant vers Marc :

— Nous vous dirons ça, monsieur, et vous pouvez compter qu’il parlera, s’il ne veut pas recevoir une fessée dont il se souviendra longtemps.

Marc ne put insister, malgré l’ardent désir où il était d’avoir immédiatement la vérité entière, certaine, pour la porter, à Simon, comme une délivrance. Il ne doutait plus pourtant du fait décisif, de la preuve triomphante, que le hasard venait de mettre entre ses mains, et il courut tout de suite chez son ami lui rendre compte de son après-midi, ses échecs successifs chez les Bongard, les Doloir et les Savin, puis sa trouvaille inespérée, chez les dames Milhomme. Simon l’écouta tranquillement, sans témoigner la grosse joie à laquelle il s’attendait. Ah ! il y avait des modèles semblables chez les frères ? Ça ne l’étonnait pas. Quant à lui, pourquoi se serait-il tourmenté, puisqu’il était innocent ?

— Je te remercie bien de toute la peine que tu prends, mon bon ami, ajouta-t-il. Et je comprends toute l’importance du témoignage de cet enfant. Mais, vois-tu, je ne puis me faire à cette idée que mon sort dépend de ce qu’on dira ou de ce qu’on ne dira pas, du moment que je ne suis coupable de rien. Cela, pour moi, est éclatant comme le jour.

Égayé, Marc eut un bon rire. Il partageait maintenant cette absolue confiance. Et, après avoir causé un instant, il s’en allait, lorsqu’il rentra pour demander :

— Et le beau Mauraisin, a-t-il fini par venir te voir ?

— Non, pas encore.

— Alors, mon camarade, c’est qu’il a voulu connaître auparavant l’opinion de tout Maillebois. Je l’avais aperçu ce matin avec le père Crabot, puis avec Mlle  Rouzaire. Et voilà que, pendant mes courses de cette après-midi, je crois bien l’avoir de nouveau rencontré, à deux reprises, comme il se glissait furtivement dans la ruelle des Capucins et comme il se rendait ensuite chez le maire… Il fait son enquête, pour ne pas avoir le regret de n’être pas avec les plus forts.

Simon, d’un tel calme jusque-là, eut un mouvement d’inquiétude, car il avait gardé timidement le respect et la crainte de ses supérieurs. Dans toute cette catastrophe, son seul souci était le gros scandale possible, qui pouvait lui coûter sa place, ou du moins le faire mal noter. Et il allait confesser cette appréhension, lorsque, justement, Mauraisin se présenta, d’un air froid et soucieux. Enfin, il se risquait.

— Oui, monsieur Simon, je suis accouru, à cause de cette horrible histoire. Je suis désespéré, pour l’école, pour vous tous et pour nous-mêmes. C’est très grave, très grave, très grave.

Et, dans sa petite taille, l’inspecteur primaire se redressait, en laissant tomber les mots avec une sévérité croissante. Il avait donné une poignée de main sèche à Marc, qu’il savait très aimé de son supérieur, l’inspecteur d’académie Le Barazer. Mais il le regardait de biais, à travers son éternel binocle, comme pour l’inviter à se retirer. Marc ne put rester davantage très ennuyé de laisser Simon, qu’il voyait pâlir devant cet homme dont il dépendait, lui qui montrait tant de courage depuis le matin. Et il finit par rentrer chez lui, sous cette mauvaise impression nouvelle, la défaveur de ce Mauraisin, dans lequel il flairait un traître.

La soirée fut paisible chez ces dames. Ni Mme  Duparque, ni Mme  Berthereau ne reparlèrent du crime, et la petite maison se rendormait dans sa paix morte, comme si rien de la rue tragique n’y fût jamais entré. Marc crut donc prudent de n’en souffler mot non plus, muet sur l’emploi si mouvementé de son après-midi. Le soir, en se couchant, il se contenta de dire à sa femme qu’il était absolument rassuré sur le sort de son ami Simon. Geneviève s’en montra heureuse, et ils causèrent assez tard, car ils n’étaient plus jamais seuls, comme étrangers, dans cette maison où ils ne pouvaient parler librement. Leur sommeil, aux bras l’un de l’autre, fut délicieux, en une reprise de leur être tout entier. Mais, le matin, Marc eut le douloureux étonnement de trouver dans Le Petit Beaumontais un article abominable contre Simon. Il se rappelait la note de la veille, si sympathique, comblant l’instituteur d’éloges ; et, voilà qu’un jour avait suffi, le revirement était complet, le juif se trouvait sauvagement sacrifié, accusé nettement du crime ignoble, avec une extraordinaire perfidie d’hypothèses et d’interprétations fausses. Que s’était-il donc passé, quelle influence puissante avait agi, d’où venait cet article empoisonné, si soigneusement construit pour condamner à jamais le juif dans l’ignorance populaire, avide de mensonge ? Un tel mélodrame, aux mystérieuses complications, aux invraisemblances extraordinaires de conte bleu, allait être, il le sentit bien, la légende devenue réalité, la vérité certaine dont les gens ne voudraient plus démordre. Et il eut encore, lorsqu’il l’eut achevé, cette sensation d’un sourd travail dans l’ombre, de la besogne immense que des forces mystérieuses faisaient depuis la veille, afin de perdre l’innocent et de sauver le coupable inconnu.

Cependant, aucun événement nouveau ne s’était produit, les magistrats n’avaient pas reparu, il n’y avait toujours là que les gendarmes gardant la chambre du crime, où le pauvre petit corps attendait d’être enseveli. La veille, l’autopsie n’avait fait que confirmer la brutalité du viol, avec des détails immondes. Zéphirin était mort étranglé, ainsi que l’indiquaient, à son cou, les dix doigts frénétiques marqués en trous violâtres. Et les obsèques venaient d’être fixées à l’après-midi, on faisait des préparatifs pour leur donner une solennité vengeresse, les autorités y assisteraient, disait-on, ainsi que tous les petits camarades, l’école des frères au grand complet.

Marc, repris de souci, passa donc une matinée mauvaise. Il ne retourna pas tout de suite chez Simon, se proposant d’y aller seulement le soir, après le convoi. Il se contenta de se promener au travers de Maillebois, qu’il trouva comme assoupi, gorgé d’horreurs, dans l’attente du prochain spectacle. Et il s’était un peu remis, il achevait de déjeuner avec ces dames, égayé par le babil de sa petite Louise, très en fête ce jour-là, lorsque la servante Pélagie, qui apportait le dessert, une belle tarte aux prunes, ne put se tenir de dire sa grosse joie.

— Vous savez, madame, on est en train de l’arrêter, ce brigand de juif… Enfin, ce n’est pas malheureux !

Très pâle, Marc demanda :

— On arrête Simon, comment le savez-vous ?

— Mais toute la rue le dit, monsieur. Le boucher d’en face vient de courir, pour voir.

Marc jeta sa serviette, se leva et sortit, sans toucher à la tarte. Ces dames restèrent suffoquées, blessées d’un tel manque de savoir-vivre. Geneviève elle-même parut mécontente.

— Il devient fou, dit sèchement Mme  Duparque. Ah ! ma chère petite, je t’avais bien prévenue. Où il n’y a pas de religion, il n’y a pas de bonheur possible.

En effet, dans la rue, Marc vit qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Tous les marchands étaient sur leurs portes, des gens galopaient, on entendait des exclamations, un flot montant de cris et de huées. Et il se hâtait, il prenait la rue Courte, quand il aperçut les dames Milhomme, avec leurs enfants, au seuil de la papeterie, très intéressées elles aussi par le grand événement. Tout de suite il songea qu’il y avait là un bon témoignage, dont il fallait s’assurer.

— C’est donc vrai, leur demanda-t-il, on arrête M. Simon ?

— Mais oui, monsieur Froment, répondit Mme  Alexandre de son air doux. Nous venons de voir passer le commissaire.

— Et vous savez, dit à son tour Mme  Édouard, en le regardant nettement en face, sans attendre la question qu’elle lisait déjà dans ses yeux, vous savez, ce prétendu modèle d’écriture, il est bien certain que Victor ne l’a jamais eu entre les mains. Je l’ai interrogé, je suis convaincue qu’il ne ment pas.

L’enfant leva son menton carré, ses gros yeux de tranquille impudence.

— Non, bien sûr que je ne mens pas.

Surpris, le cœur glacé d’un grand froid, Marc s’était tourné vers Mme  Alexandre.

— Alors, madame, que disait donc votre fils ? Il avait vu ce modèle entre les mains de son cousin, il l’affirmait.

L’air troublé, la mère ne répondit pas immédiatement. Son petit Sébastien, si tendre, s’était réfugié dans ses jupes, comme pour y cacher son visage ; et, d’une main frémissante et machinale, elle lui caressait les cheveux, elle semblait lui envelopper la tête d’une protection inquiète.

— Sans doute, monsieur Froment, il l’avait vu, il croyait l’avoir vu. Mais à présent il n’en est plus très sûr, il craint de se tromper. Alors, vous comprenez, il n’y a plus rien à dire.

Ne voulant pas insister auprès des deux femmes, Marc s’adressa directement au petit garçon.

— C’est bien vrai, ça, que tu n’as pas vu le modèle ? Un mensonge, mon enfant, il n’y a rien de si vilain au monde.

Sébastien, sans répondre, enfonça davantage sa face dans les jupes de sa mère, et éclata en gros sanglots. C’était évident, Mme  Édouard avait imposé sa volonté de bonne commerçante, qui craignait de perdre l’une ou l’autre de ses deux clientèles, si elle prenait parti. Elle devenait de roc, on n’en tirerait plus rien. Pourtant, elle daigna donner discrètement ses raisons.

— Mon Dieu ! monsieur Froment, nous ne sommes contre personne, nous autres, qui avons besoin de tout le monde, à cause de notre commerce… Seulement, il faut le dire, toutes les apparences accusent M. Simon. Ainsi ce train, qu’il doit avoir manqué, ce billet de retour qu’il aurait jeté dans la gare, cette rentrée à pied, ce voyage de six kilomètres, sans que personne l’ait vu. Puis, vous savez, Mlle  Rouzaire a parfaitement entendu du bruit, vers onze heures moins vingt lorsque lui prétend n’être rentré qu’une heure plus tard. Expliquez-moi encore comment il se fait que M. Mignot ait dû l’aller réveiller, à près de huit heures, lui qui d’habitude se lève de si grand matin… Enfin, il se justifiera peut-être, espérons-le pour lui.

Marc l’arrêta d’un geste. Elle récitait là ce qu’il venait de lire dans Le Petit Beaumontais, il en était épouvanté. D’un regard, il enveloppa les deux femmes, l’une d’une inconscience têtue, l’autre toute tremblante, pris lui-même d’un frisson, devant leur brusque mensonge, dont les conséquences pouvaient être si graves. Et il les quitta, il courut chez Simon.

Une voiture fermée stationnait à la porte, que gardaient deux agents. La consigne était sévère, pourtant Marc finit par entrer. Pendant que deux autres agents surveillaient Simon, dans la salle même de l’école, le commissaire de police, qui était venu avec un mandat d’amener signé du juge d’instruction Daix, procédait à une nouvelle perquisition minutieuse, au travers de toute la maison, en quête sans doute du fameux modèle d’écriture. Mais il ne trouvait rien, et Marc s’étant permis de demander à un des agents si une perquisition pareille avait été faite chez les frères de la Doctrine chrétienne, celui-ci le regarda d’un air ahuri : une perquisition chez les bons frères, pourquoi ? D’ailleurs, Marc haussait déjà les épaules de sa naïveté, car on aurait pu certainement aller chez les frères, il devait y avoir beau temps qu’ils avaient tout brûlé, tout détruit. Il se contenait pour ne pas crier sa révolte, l’impuissance où il se sentait à faire la vérité l’emplissait d’un véritable désespoir. Pendant une heure encore, il dut attendre dans le vestibule que le commissaire eût terminé ses recherches. Enfin, il put voir un instant Simon, comme les agents l’emmenaient. Mme  Simon et ses deux enfants étaient également là, et elle se jeta en sanglotant au cou de son mari, pendant que le commissaire, un brave homme bourru, affectait d’avoir à donner les derniers ordres. Il y eut une scène déchirante.

Simon, brisé, livide, devant cet écroulement de sa carrière s’efforçait de montrer un grand calme.

— Ne te chagrine donc pas, ma chérie. Ça ne peut être qu’une erreur, une abominable erreur. Tout va certainement s’expliquer, dès qu’on m’interrogera, et je vais te revenir bientôt.

Mais elle sanglotait plus violemment, son beau visage noyé, égaré, tandis qu’elle soulevait Joseph et Sarah, les pauvres petits, pour qu’il les baisât encore.

— Oui, oui, les chers enfants, aime-les bien, soigne-les bien, jusqu’à mon retour… Je t’en prie, ne pleure plus, tu vas m’ôter tout mon courage.

Il s’arrachait de son étreinte, lorsqu’il aperçut Marc, et ses yeux s’éclairèrent d’une joie infinie. Vivement, il avait saisi la main que celui-ci lui tendait.

— Ah ! mon camarade, merci ! Préviens tout de suite mon frère David, et dis-lui bien que je suis innocent. Il cherchera partout, il trouvera le coupable, c’est à lui que je confie mon honneur et celui de mes enfants.

— Sois tranquille, répondit simplement Marc, étranglé par l’émotion je l’aiderai.

Le commissaire revenait, mettant fin à la scène ; et il fallut emmener Mme  Simon éperdue, au moment où Simon sortait, entre les deux agents de police. Alors, ce qui se passa fut monstrueux. Les obsèques du petit Zéphirin étaient fixées à trois heures, et l’on avait décidé l’arrestation pour une heure, de façon à éviter une coïncidence fâcheuse. Mais la perquisition s’était tellement prolongée, que la rencontre se produisit. Lorsque Simon parut, en haut du petit perron, la place était déjà pleine de curieux accourus pour voir le convoi, dans un élan de pitié fiévreuse et bavarde. Aussi cette foule, nourrie des contes du Petit Beaumontais, encore secouée par l’horreur du crime, poussa-t-elle des cris, dès qu’elle aperçut l’instituteur, le juif maudit, le tueur de petits enfants, qui avait besoin pour ses maléfices de leur sang vierge, encore sanctifié par l’hostie. C’était la légende désormais indestructible, volant de bouche en bouche, affolant la cohue grondante et menaçante.

— À mort, à mort, l’assassin, le sacrilège… À mort, à mort, le juif !

Glacé, plus pâle et plus rigide, Simon répondit, du haut des marches, par un cri qui ne devait plus cesser, sortir continuellement de ses lèvres, comme la voix même de sa conscience :

— Je suis innocent ! je suis innocent !

Alors, ce fut de la rage, les huées montèrent en tempête, une vague énorme déferla, pour s’emparer du misérable, le rouler, le déchirer.

— À mort, à mort, le juif !

Vivement, les agents avaient poussé Simon dans la voiture, et le cocher lançait son cheval au grand trot, pendant que lui, sans se lasser, criait toujours, dominant l’orage :

— Je suis innocent ! je suis innocent ! je suis innocent !

Derrière la voiture, tout le long de la Grand-Rue, la foule galopa, hurla plus fort. Et Marc, resté sur la place, étourdi, le cœur angoissé, songeait à la manifestation contraire, aux rumeurs indignées, aux explosions de révolte, qui avaient accueilli la fin de la distribution des prix, chez les frères, l’avant-veille. Deux jours à peine avaient donc suffi pour retourner l’opinion, et il était terrifié de l’adresse incomparable, de la cruelle promptitude avec lesquelles avaient œuvré les mains mystérieuses, qui venaient d’amasser tant de ténèbres. Ses espoirs avaient croulé, il sentait la vérité obscurcie, vaincue, en péril de mort. Jamais encore il n’avait éprouvé une détresse pareille.

Mais le cortège se formait, pour les obsèques du petit Zéphirin. Et Marc vit que Mlle  Rouzaire, qui amenait les fillettes de la classe, avait assisté au calvaire de Simon, sans un geste de sympathie, l’air confit en sa dévotion officielle. Mignot, entouré de quelques-uns des élèves, n’était pas venu non plus serrer la main de son directeur, la mine maussade et gênée, souffrant sans doute de la lutte entre son bon cœur et son intérêt. Enfin, le cortège défila, se dirigea vers l’église Saint-Martin, au milieu d’une pompe extraordinaire. Là encore on sentait avec quel soin des mains savantes avaient tout organisé, pour attendrir la population, exalter sa pitié et son besoin de vengeance. D’abord, autour du petit cercueil, se trouvaient les camarades de Zéphirin, ayant fait récemment, en même temps que lui, leur première communion. Puis c’était le maire Darras, accompagné des autorités, qui conduisait le deuil. Ensuite, les élèves des frères défilaient au grand complet, ayant à leur tête le frère Fulgence, suivi de ses trois aides, les frères Isidore, Lazarus et Gorgias. On remarqua beaucoup l’importance du frère Fulgence, allant, venant, commandant, poussant son agitation jusqu’à s’occuper des fillettes de Mlle  Rouzaire, comme si elles eussent été sous ses ordres. Et il y avait encore des capucins, avec leur supérieur, le père Théodose, des jésuites venus du collège Valmarie, avec le recteur, le père Crabot, des prêtres accourus de partout, une telle pluie de robes et de soutanes, que l’église entière semblait avoir été mobilisée afin de s’assurer un triomphe, en réclamant comme sien ce pauvre petit corps, souillé et ensanglanté, mené en un si beau cortège. Des sanglots éclataient sur tout le passage, des voix furieuses crièrent :

— Mort aux juifs ! mort aux juifs !

Un dernier incident acheva de renseigner Marc, le cœur noyé d’amertume. Il aperçut dans la foule l’inspecteur primaire Mauraisin, venu sans doute de Beaumont, comme la veille, pour se faire une ligne de conduite. Et, au moment où le père Crabot passait, il vit très bien les deux hommes se sourire, échanger un discret salut, en gens qui se comprenaient et qui s’approuvaient. Toute la monstrueuse iniquité, tissée dans l’ombre depuis deux jours, lui apparut sous le ciel clair, pendant que les cloches de Saint-Martin sonnaient, fêtant le pauvre petit mort, dont on allait exploiter la fin tragique.

Mais une main rude s’était posée sur l’épaule de Marc, une voix de rageuse ironie lui fit tourner la tête.

— Eh bien ! mon brave et innocent collègue, qu’est-ce que j’avais dit ? Voilà le sale juif convaincu d’avoir violé et étranglé son neveu, et pendant qu’il roule vers la prison de Beaumont, voilà les bons frères qui triomphent !

C’était l’instituteur Férou, le meurt-de-faim révolté, plus dégingandé encore, avec ses cheveux en désordre, sa longue tête osseuse, où ricanait sa bouche large.

— Comment les accuser, puisque le petit mort est à eux. à eux seuls, avec leur bon Dieu ? Ah ! sûrement, personne n’osera les accuser, maintenant que tout Maillebois les a vus l’enterrer en grande procession… Le plus drôle, c’est le bourdonnement de cette mouche saugrenue, de cet imbécile frère Fulgence, qui se cogne à tout le monde. Trop de zèle ! Et vous avez vu le père Crabot, avec son sourire si fin, derrière lequel il doit y avoir pas mal de sottise, malgré son renom d’habileté triomphante. Mais rappelez-vous ce que je vous dis, le plus fort, le seul fort d’eux tous est certainement le père Philibin, qui prend des airs de grosse bête. Vous pouvez le chercher aujourd’hui, celui-là, il n’y a pas de danger qu’il soit venu. Le voilà terré dans l’ombre, et soyez certain qu’il y fait de la belle besogne… Ah ! je ne sais pas qui est le coupable, aucun de ceux-ci sûrement, mais il est de la boutique, cela saute aux yeux, et ils bouleverseront la terre, plutôt que de le livrer !

Puis, voyant Marc hocher la tête, accablé et silencieux :

— Alors, vous comprenez, bonne occasion pour écraser la laïque. Un instituteur communal pédéraste et assassin, hein ! quelle machine de guerre, comme on va nous régler notre compte, à nous tous, les sans-Dieu et les sans-patrie… Mort aux vendus et aux traîtres ! mort aux juifs ! Et il se perdit dans la foule, en agitant ses grands bras. Ainsi qu’il le disait, avec son outrance d’amère plaisanterie, il s’en moquait au fond, de finir sur un bûcher, revêtu d’une chemise soufrée, ou de crever de faim dans sa misérable école du Moreux.

Le soir, après le dîner muet, en compagnie de ces dames, dans la petite maison froide, lorsque Marc se retrouva au lit, avec Geneviève, celle-ci qui le voyait désespéré, le prit doucement, d’une étreinte d’amante, et se mit à fondre en larmes. Il en fut touché infiniment, car il avait senti, ce jour-là, entre eux, comme un ébranlement léger, un commencement de séparation. Il la serra sur son cœur, ils pleurèrent ensemble, longtemps, sans parler.

Puis, d’une voix un peu hésitante, elle finit par dire :

— Écoute, mon bon Marc, je crois que nous ferions bien de ne pas rester davantage chez grand-mère. Nous partirons demain.

Très surpris, il la questionna.

— Est-ce qu’elle aurait assez de nous ? est-ce que tu es chargée de me prévenir ?

— Oh ! non, non !… Au contraire, ça désolerait maman. Il faudrait inventer un prétexte, nous faire envoyer une dépêche.

— Eh bien ! alors, pourquoi ne point passer ici notre mois entier, comme d’habitude ? Sans doute, il y a quelques froissements, mais je ne me plains pas.

Geneviève demeura un instant gênée, n’osa confesser sa sourde inquiétude de s’être sentie détachée un peu de son mari, tout un soir, dans l’air d’hostilité dévote où la faisait vivre sa grand-mère. Il lui avait semblé que ses idées et ses sentiments de jeune fille lui revenaient, la heurtaient contre sa vie actuelle d’épouse et de mère. Mais c’était là un frisson à peine, et elle redevint gaie et confiante, sous les caresses de Marc. Près d’elle, dans le berceau, elle entendait le doux souffle régulier de sa petite Louise.

— Tu as raison, restons ici, et fais ton devoir comme tu l’entendras. Nous nous aimons trop pour ne pas être heureux toujours.