Vérité (Zola)/Livre III/Chapitre IV

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Vérité
Les quatre évangiles
Chapitre IV
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Le lendemain, un jeudi, comme Marc se levait, ayant dormi à peine, accablé et dans l’amertume encore des affreuses journées de Rozan, il reçut la visite matinale de sa fille Louise. Elle avait appris son retour, elle s’était échappée un instant de la petite maison toujours close de Mme Duparque. Et elle se jeta éperdument à son cou.

— Oh ! père, père, que tu as dû avoir de chagrin et que je suis heureuse de t’embrasser !

Grande fille maintenant, elle était très au courant de l’affaire Simon, elle partageait toute la foi, toute la passion de justice de ce père adoré, son maître, dont la haute raison était son guide. Dans son cri, il y avait la révolte et le désespoir où l’avait mise le monstrueux arrêt de Rozan.

Mais, à la revoir ainsi, à lui rendre son étreinte, Marc songeait à la lettre de Geneviève, dont la pensée venait d’être pour beaucoup dans son insomnie de la nuit.

— Et ta mère, sais-tu qu’elle m’a écrit et qu’elle est avec nous désormais ?

— Oui, oui, père, je sais… Elle m’en a parlé. Et puis, si je te disais les querelles qu’elle a eues avec grand-mère, lorsque celle-ci l’a vue se mettre à tout lire, se procurer les documents qui n’étaient jamais entrés dans la maison, sortir chaque matin pour acheter elle-même le compte rendu, complet du nouveau procès. Grand-mère voulait tout brûler, et maman s’enfermait, passait les journées chez elle… Moi aussi, j’ai tout lu, maman m’a permis de lire. Oh ! papa, quelle effrayante histoire, ce pauvre homme, cet innocent que tant d’abominables gens accablent ! et, si je pouvais, ah ! que je t’aimerais davantage encore, de l’avoir aimé et défendu !

Elle le reprit dans ses bras, elle l’embrassa de nouveau, d’un cœur exalté. Lui, malgré sa souffrance, s’était mis à sourire, comme si un baume délicieux eût calmé un peu la cuisson de ses plaies vives. C’était à l’image de sa femme et de sa fille lisant, sachant enfin, lui revenant, qu’il souriait.

— Sa lettre, sa chère lettre, reprit-il à demi-voix, quelle consolation, quelle espérance elle m’a donnée ! Une telle joie me viendrait-elle enfin de tant de malheurs ?

Puis, anxieux, il questionna Louise.

— Alors, ta mère t’a parlé de moi ? Comprend-elle, regrette-t-elle nos tourments ? Je l’ai toujours pensé, le jour où elle saura, elle me reviendra.

Mais la jeune fille avait posé gentiment un doigt sur ses lèvres. Elle souriait à son tour.

— Oh ! mon papa, ne me fais pas dire ce que je ne puis dire encore. Je mentirais, si je t’apportais de trop bonnes nouvelles. Nos affaires vont bien, voilà tout… Sois patient encore, aie confiance dans ta fille, qui s’efforce d’être aussi raisonnable et aussi tendre que toi.

Ensuite, elle donna des nouvelles peu rassurantes de la santé de Mme Berthereau. Depuis des années, cette dernière souffrait d’une maladie de cœur, que les derniers événements semblaient avoir aggravée tout d’un coup. Les colères de Mme Duparque, presque continues, à présent, les brusques tempêtes dont elle secouait la petite maison obscure et morne, faisaient sursauter la malade à chaque heure, en lui causant des frissons, des étouffements, dont elle avait grand-peine à se remettre. Aussi, pour échapper à ces sortes de peurs nerveuses où elle tombait, finissait-elle par ne plus descendre au petit salon. Elle vivait dans sa chambre, couchée sur une chaise longue, regardant la place déserte des Capucins, du matin au soir, de ses pauvres yeux mélancoliques, si navrés des joies perdues depuis tant d’années.

— On ne s’amuse guère va ! continua Louise. Maman dans sa chambre, grand-maman Berthereau dans la sienne, et grand-mère qui monte, qui descend, qui fait claquer les portes, en se disputant avec Pélagie, quand elle ne trouve plus personne à gronder… Moi, d’ailleurs, je ne me plains pas, je m’enferme aussi, je travaille. Tu sais, maman y consent, je me présente dans six mois à l’École normale, et j’espère bien être admise.

À ce moment, Sébastien Milhomme arriva de Beaumont, libre ce jour-là, voulant lui aussi embrasser son ancien maître, dont il savait le retour. Et, presque aussitôt, Joseph et Sarah se présentèrent également, pour remercier Marc de ses efforts, de son héroïsme inutile, au nom de leur mère et des Lehmann, que la nouvelle condamnation de Simon venait d’anéantir. Ils dirent quel coup de foudre s’était abattu de nouveau dans la misérable boutique de la rue du Trou, la veille, lorsque David avait télégraphié de Rozan la nouvelle affreuse. Mme Simon avait préféré venir l’attendre là, avec ses parents et ses enfants, fuyant le milieu hostile de cette grande ville cléricale, où ses faibles ressources, d’ailleurs, ne lui permettaient pas de vivre. Et la triste maison était en larmes, instruite seulement de l’inique arrêt, ignorante encore de ce qui allait se passer, attendant le retour de David, resté près de son frère, pour aviser, selon les événements.

Alors, il y eut là une scène touchante entre les quatre jeunes gens, qui, après s’être connus à l’école, dans cette maison amie, continuaient à se voir et à s’aimer. Joseph et Sarah avaient encore les yeux gros de larmes, meurtris par toute une nuit de fièvre, sans une heure de bon repos ; et, comme ils s’étaient remis à sangloter, en parlant de leur père, Sébastien embrassa son amie Sarah, dans un élan irrésistible de son cœur, tandis que Louise prenait les deux mains de Joseph, pleurant elle-même, lui disant sa grande tendresse pour lui, avec la naïve pensée de le consoler un peu. Elle avait dix-sept ans et lui vingt.

Sébastien allait en avoir vingt et un, et Sarah dix-huit. Marc, qui les regardait, si frémissants de jeunesse, d’intelligence et de bonté, fut attendri. Une pensée lui vint, dont l’espoir bien doux l’avait effleuré déjà, devant leurs anciens jeux d’enfants. Pourquoi donc n’y aurait-il pas eu là des couples prédestinés, en germe pour l’heureuse moisson future, apportant leur cœur élargi et leur intelligence libérée à la grande besogne de demain ?

Si la visite de sa fille, l’espoir qu’elle lui apportait, venaient d’être pour Marc une source de délicieux réconfort, dans son amertume, il fut tout de suite repris d’accablement, les jours qui suivirent, au navrant spectacle de son pauvre pays empoisonné et déshonoré. Le crime des crimes avait donc été possible, et la France ne se soulevait pas ! Déjà, pendant la longue lutte de la révision, il n’avait plus reconnu en elle la généreuse, la magnanime, la libératrice et la justicière, dont il s’était fait jadis une si haute et si passionnée amante. Mais jamais il ne l’aurait jugée capable de descendre à ce point, d’être cette France sourde, dure, endormie et lâche, qui faisait son lit dans la honte et dans l’iniquité. Combien faudrait-il encore d’années et de générations pour la réveiller de cet abominable sommeil ? Un moment, il désespéra, il crut la patrie perdue, comme s’il avait entendu les malédictions de Férou sortir de terre : un pays fichu, complètement pourri par les curés, empoisonné par les journaux immondes, enfoncé dans une telle boue d’ignorance et de crédulité, que jamais plus on ne l’en tirerait. Au lendemain du monstrueux arrêt de Rozan, il s’était imaginé un réveil possible, il avait attendu un soulèvement des consciences droites, des intelligences saines, sous le vent d’horreur qui soufflait. Et rien ne bougeait, les plus braves semblaient s’être terrés dans leur coin, l’ignominie suprême s’accomplissait, grâce à l’imbécillité et à la lâcheté universelles.

À Maillebois, Marc aperçut Darras, le visage décomposé, simplement désespéré de voir la mairie lui échapper encore, devant le triomphe du clérical Philis. Mais, surtout, la rencontre de ses anciens élèves, Fernand Bongard, Auguste et Charles Doloir, Achille et Philippe Savin, le navra, en lui montrant, d’une façon définitive, combien peu il avait réussi à mettre en eux de justice sociale et de courage civique. Fernand ne savait rien, haussait les épaules. Auguste et Charles s’étaient remis à douter de l’innocence de Simon. Quant aux deux jumeaux, Achille et Philippe, ils restaient convaincus de l’innocence ; mais quoi ? ils ne pouvaient pas faire une révolution à eux seuls ; et d’ailleurs, un juif de plus ou de moins, ça n’avait pas d’importance. La terreur régnait, chacun rentrait chez soi, bien résolu à ne pas se compromettre davantage. C’était pis à Beaumont, où Marc eut la folie d’aller voir s’il ne pourrait pas réveiller certaines consciences, déterminer quelques puissants à tenter un dernier effort, afin de faire casser immédiatement l’arrêt scélérat. Lemarrois, auquel il osa s’adresser, sembla le prendre pour un fou. Il lui répondit nettement, presque brutalement, malgré son habituelle bienveillance, que l’affaire était désormais terminée, et qu’il y aurait de la démence à vouloir la reprendre, tellement le pays en était excédé, enfiévré, malade. Comme terrain politique, elle était devenue exécrable, et la République resterait certainement sur le carreau, aux élections prochaines, si l’on donnait à la réaction cléricale l’occasion de l’exploiter encore. Les élections prochaines ! il avait tout dit, c’était de nouveau le grand argument, le mot d’ordre allait être d’enterrer l’iniquité suprême sous plus de silence qu’au lendemain du premier procès. Les députés, les sénateurs, le préfet Hennebise, toute l’administration, tous les corps constitués, sans avoir besoin d’en faire le complot, tous tombaient à un aplatissement total, à un silence absolu, dans leur inquiétude de l’innocent condamné deux fois, dont on ne devait même plus prononcer le nom, par épouvante du fantôme qu’il évoquait. Et d’anciens républicains, d’anciens voltairiens, comme Lemarrois, achevaient leur revirement, se rapprochaient de l’Église, croyaient avoir besoin d’elle, pour tenir tête au socialisme montant, leur terreur de demain, qui menaçait de déloger la bourgeoisie possédante de sa longue usurpation. Certainement, Lemarrois n’avait pas été fâché de voir Delbos, son adversaire aux élections, dont les voix socialistes augmentaient à chaque scrutin, battu à Rozan, atteint lui-même de la foudre ; et son besoin lâche de silence venait beaucoup de son désir de laisser se noyer les héros compromis. Au milieu d’une telle débâcle des consciences et des caractères, Marcilly seul gardait son sourire aimable, très à l’aise, ayant déjà eu le portefeuille de l’Instruction publique dans un ministère radical, certain de le retrouver un jour ou l’autre dans un ministère modéré, tellement convaincu de la force irrésistible de sa souplesse et de ses poignées de main à tous, qu’il fut l’unique à bien accueillir Marc et à lui faire tout espérer, s’il remontait au pouvoir, sans d’ailleurs lui rien promettre formellement.

La congrégation dès lors exulta, dans l’insolence de son triomphe. Quel soulagement à se dire que le père Crabot, et ses complices, et ses créatures, étaient désormais sauvés ! Il y eut un grand dîner, suivi de réception, chez l’ancien président Gragnon, où l’on vit se presser la foule des magistrats, des fonctionnaires, et même des universitaires. On se souriait, on se serrait les mains, heureux de vivre, après un danger si grave. Chaque matin, Le Petit Beaumontais célébrait la victoire des vaillants soldats de Dieu et de la patrie. Puis, brusquement, il se tut, lui aussi tombait au grand silence, ayant sans doute reçu le mot d’ordre d’en haut. C’était que, déjà, sous le retentissement de la victoire, chacun commençait à sentir la défaite morale ; et la crainte du lendemain revenait, on jugeait sage de distraire les esprits. Les jurés avaient parlé, on savait maintenant qu’ils avaient condamné Simon à une seule voix de majorité. En outre, au sortir de l’audience, tous avaient signé une demande en grâce. Ils ne pouvaient avouer d’une façon plus claire leur mortel embarras, la cruelle nécessité où ils s’étaient vus de confirmer l’ancien verdict de Beaumont, tout en ne doutant guère de l’innocence de l’accusé. Cette innocence, elle achevait d’éclater à tous les yeux, par cette extraordinaire attitude d’un jury frappant et pardonnant à la fois, dans la plus inexplicable des contradictions. Et la grâce s’imposait tellement, chacun la sentait si nécessaire, si inévitable, que personne ne s’étonna, lorsqu’elle fut signée quelques jours plus tard. Le Petit Beaumontais crut devoir injurier « le sale juif » une dernière fois ; mais lui-même poussait un soupir de soulagement, heureux d’être enfin débarrassé de son abominable rôle. Cette grâce venait d’être pour David un dernier sujet d’angoisse, un affreux débat de conscience. Son frère était à bout de forces, dévoré de fièvre, dans un tel état d’épuisement physique et moral, qu’il n’allait sans doute rentrer en prison que pour y mourir. Une femme, des enfants en larmes l’attendaient, espéraient encore le sauver, à force de tendresse et de soins. Et, pourtant, David repoussa d’abord la grâce, voulut en causer avec Marc, avec Delbos, avec tous les héroïques défenseurs de l’innocent, comprenant bien que, si la grâce n’enlevait pas à Simon le droit de faire reconnaître son innocence un jour, elle leur enlèverait, à eux, leur arme la plus puissante, le martyr souffrant toujours son calvaire, tirant des larmes et des cris de révolte au monde entier. Tous s’inclinèrent cependant, le cœur brisé, et David accepta la grâce. Mais Marc et Delbos le sentirent, la congrégation avait raison de triompher, car l’affaire Simon était humainement finie, du jour où elle ne bouleversait plus l’équité et la générosité des foules.

Tout de suite, le sort de Simon se trouva réglé. Il était impossible de le ramener à Maillebois, où il fut convenu que Mme Simon resterait quelques jours encore, chez les Lehmann, avec ses enfants, Joseph et Sarah, qui attendaient la rentrée aux Écoles normales voisines, dont ils suivaient les cours. De nouveau, David se dévoua. Depuis longtemps, son plan était arrêté : céder l’exploitation de la carrière de sable et de cailloux, laissée aux mains d’un gérant ; acheter en échange la concession d’une carrière de marbre, dans une vallée déserte des Pyrénées, affaire excellente, indiquée par un ami, étudiée mûrement ; y emmener Simon, qu’il prendrait pour associé, et dont l’air des montagnes, la joie d’une vie active, remettraient la santé avant six mois. Et, dès l’installation faite, Mme Simon rejoindrait son mari, sans compter que les enfants pourraient aller achever leurs vacances près de leur père. Tout cela fut exécuté avec une précision, une promptitude remarquables. On escamota Simon. Il quitta Rozan, encore agité, et pas une âme ne soupçonna même son départ. Il voyagea inconnu, il sembla disparaître avec David, dans la vallée lointaine, perdu au milieu des hautes cimes. On sut seulement grâce à un article de journal, que sa famille l’avait rejoint. Et dès lors, il s’effaça totalement, sa personne finit par tomber à l’oubli.

Le jour même où la famille Simon devait se trouver réunie, au désert, dans la paix d’une grande tendresse encore frissonnante, Marc, appelé par une lettre pressante de Salvan, se rendit près de ce dernier, à l’École normale. Et, dès leur poignée de main, ils en parlèrent, ils évoquèrent la scène si touchante et si douce, qui se passait très loin d’eux, au bout de la France.

— Ce doit être notre récompense à tous, dit Salvan. Si nous n’avons pu tirer immédiatement de l’affaire sa grande sanction sociale, nous aurons au moins fait ce bonheur, ce doux martyr aux bras de sa femme et de ses enfants.

— Oui, dit Marc, j’évoque cette scène, depuis ce matin. Je les vois paisibles, riants, sous le vaste ciel bleu. Et pour lui, le pauvre homme, si longtemps rivé à sa chaîne, quelle joie ce doit être de marcher librement, de respirer la fraîcheur des sources, l’odeur pure des plantes et des arbres ! Et pour eux, les chers petits et la chère femme, quelle chimère réalisée, le ravoir enfin, le promener comme un grand enfant qui sort de maladie, lui sourire, en le regardant renaître. Vous avez raison, c’est là notre unique récompense.

Il se tut, puis il ajouta plus bas, avec l’amertume secrète d’un combattant qui ne pouvait se consoler d’avoir vu son arme brisée en sa main :

— Notre rôle est bien fini… La grâce était sans doute inévitable, mais elle nous a enlevé toute notre force d’action… Il n’y a plus qu’à attendre la moisson du bon grain semé par nous, s’il veut bien lever un jour, dans le dur terrain auquel nous l’avons confié.

— Oh ! il lèvera, n’en doutez pas, mon ami ! s’écria Salvan. Il ne faut jamais désespérer de notre pauvre et grand pays. Il peut être trompé et se tromper, il revient toujours à la vérité vraie, à la raison. Soyons contents de notre œuvre, elle est grosse du prochain avenir.

À son tour, il se tut, il eut un geste soucieux.

— Mais je pense au fond comme vous, notre victoire n’est pas pour demain. L’heure actuelle est vraiment abominable, jamais nous n’en avons traversé de plus trouble ni de plus menaçante. Et, justement, je vous ai prié de venir me voir, dans le désir de causer un peu de la situation inquiétante où nous sommes.

Alors, il le mit au courant de ce qu’il avait appris. Depuis l’arrêt de Rozan, tous les simonistes avérés, tous les braves compromis dans l’affaire, se trouvaient désignés à la vengeance de la congrégation, à la haine de la grande foule égoïste et lâche. Ils allaient payer durement dans leurs intérêts, dans leur personne, le crime de s’être mis à part, au nom de la vérité et de la justice.

— Le savez-vous ? Delbos n’est plus salué au Palais. On lui a retiré la moitié de ses dossiers, les clients le jugent trop compromettant. C’est toute sa situation à refaire, et le pis est qu’aux prochaines élections, il échouera certainement encore, le parti socialiste lui-même se trouvant coupé en deux par l’affaire… Quant à moi, je vais sauter probablement…

D’un cri de surprise et de désolation, Marc l’interrompit :

— Vous ! vous !

— Eh ! oui, moi, mon ami… Vous ne l’ignorez pas, Mauraisin convoite la direction de cette École depuis bien longtemps. Il n’a jamais manœuvré que pour m’en déloger et y triompher à ma place. Sa longue compromission avec l’Église était simplement une tactique savante, afin de se faire imposer par elle, le jour où elle serait victorieuse. Cependant, après l’enquête de la Cour de cassation, il a eu bien peur, il commençait à dire qu’il avait toujours cru Simon innocent. Mais voilà Simon recondamné, et Mauraisin hurle de nouveau avec la faction cléricale, certain cette fois d’obliger Le Barazer à m’exécuter, sous la pression de toutes les forces réactionnaires victorieuses… Je serais très étonné d’être encore ici, à la rentrée d’octobre.

Marc continuait à se désoler.

— Comment ! vous dont l’enseignement primaire a tant besoin, vous qui avez rendu de si grands services, en donnant aux écoles laïques toute une légion de maîtres, de clairs esprits libérés du dogme ! C’était, comme vous le disiez si bien, la question de vie et de mort, des missionnaires de la pensée libre installés partout dans les campagnes, refaisant une mentalité de raison et de solidarité à la France, la sauvant du mensonge séculaire, de sa crédulité de troupeau asservi, portant la vérité chez les souffrants et chez les humbles. Demain, la France vaudra ce que vaudront les instituteurs primaires. Et vous partiriez avant que toute votre besogne soit accomplie, lorsqu’il vous reste tant à faire encore ? Non, non ! c’est impossible, Le Barazer était au fond avec nous, s’il ne se prononçait pas nettement, et jamais il ne commettra cette mauvaise action.

Salvan souriait avec quelque tristesse.

— D’abord, aucun homme n’est indispensable, je puis disparaître, d’autres se lèveront derrière moi, pour continuer la bonne œuvre commencée. Et Mauraisin peut venir prendre ma place, je suis convaincu qu’il n’y fera pas grand mal, car il ne l’occupera guère, et il sera forcé d’y marcher sur ma trace. Voyez-vous il y a des œuvres, une fois commencées, qui s’accomplissent par la force de l’évolution humaine, en dehors même des hommes… Ensuite, on dirait que vous ne connaissez pas Le Barazer. Nous ne comptons guère, allez ! dans les décisions de sa savante diplomatie républicaine. Il était avec nous, c’est certain ; il y serait encore, si nous étions victorieux. Mais, aujourd’hui, notre défaite lui cause le plus mortel embarras. Il n’a au fond qu’un désir, sauver son œuvre, cet enseignement laïque et obligatoire, dont il est un des créateurs, aux âges héroïques de notre pauvre République, si lente à atteindre l’âge de raison. Aussi, puisque l’Église, redevenue puissante pour une heure, menace de ruiner son œuvre, se résignera-t-il à lui faire les sacrifices nécessaires, temporisant, attendant de pouvoir reparler en maître, à son tour. L’homme est ainsi, nous ne le changerons pas.

Il continua, il dit toutes les influences, toutes les puissances qui agissaient et pesaient sur lui. Le recteur Forbes, cet érudit si indifférent, si désireux de paix, lui avait nettement ordonné de satisfaire les exigences des députés de l’opposition, dans la crainte d’avoir des ennuis avec son ministre. Ceux-ci, en tête desquels le comte Hector de Sanglebœuf se signalait par sa violence, faisaient démarche sur démarche pour obtenir la révocation des simonistes notoires, appartenant à l’administration et à l’université ; et les députés républicains, le radical Lemarrois lui-même ne bougeaient pas, consentaient à l’hécatombe, afin de flatter l’opinion publique et de ne pas trop perdre d’électeurs. Des professeurs, des instituteurs, maintenant, suivaient l’exemple du proviseur Depinvilliers, allaient à la messe, le dimanche, en compagnie de leur dame et de leurs demoiselles. Au lycée, l’aumônier régnait, les exercices religieux redevenaient obligatoires, tout élève qui s’y refusait était mal noté, harcelé, tyrannisé, au point de n’avoir plus qu’à prendre la porte. La main du père Crabot s’appesantissait là, avec l’autorité réactionnaire dont elle faisait preuve dans la direction du collège de Valmarie. Et un fait aurait suffi à prouver l’audace croissante de la congrégation : ce dernier établissement peuplé ouvertement de professeurs jésuites, lorsque, jusque-là, on avait déguisé ces jésuites en prêtres séculiers, afin de tourner la loi.

— Voilà ! conclut Salvan, grâce à la recondamnation de Simon, ils parlent en maîtres, ils obtiennent tout de la lâcheté et de l’imbécillité universelles. Et nous allons être sûrement balayés, pour faire place à leurs créatures… Déjà, on parle de donner la meilleure direction de Beaumont à Mlle Rouzaire. D’autre part, Jauffre l’instituteur de Jonville, serait nommé ici, car il aurait menacé de se retourner contre l’abbé Cognasse, si l’on tardait davantage à récompenser ses services. Enfin, Doutrequin, le républicain d’hier, rallié à l’Église par une lamentable aberration patriotique, a obtenu deux écoles de nos faubourgs pour ses deux fils, d’un nationalisme et d’un antisémitisme exaspérés, érigés en dogme ; de sorte que nous sommes une fois encore en pleine réaction aiguë, une crise dernière, je l’espère, en attendant le jour où le pays vomira le poison dont il meurt… Et, si je saute, vous vous doutez, n’est-ce pas ? mon ami, que vous devez sauter avec moi.

Marc le regarda, souriant, comprenant enfin pourquoi il l’avait fait venir en hâte.

— Alors, je suis condamné ?

— Oui, cette fois, j’en ai peur, et j’ai voulu vous prévenir tout de suite… Oh ! l’affaire n’est pas faite encore, Le Barazer reste muet, affecte d’attendre son heure, sans rien dire de ses intentions. Mais vous ne vous imaginez pas les assauts auxquels il est en butte, surtout à votre égard. C’est naturellement vous dont on exige l’exécution, la révocation immédiate. Je vous parlais à l’instant de ce grand niais de Sanglebœuf, dont la vieille marquise de Boise tient la ficelle, et qui la désespère, tant il exécute mal son geste de pantin. Trois fois déjà, il est tombé à la préfecture, en menaçant Le Barazer d’une interpellation à la Chambre, s’il ne s’entendait pas avec le préfet Hennebise pour vous exterminer. Je crois que vous seriez déjà mort, sans cette mise en demeure brutale… Mais, mon pauvre ami, il n’est guère possible à Le Barazer de résister plus longtemps. Il ne faut même pas lui en vouloir. Rappelez-vous le doux entêtement, l’art diplomatique avec lesquels il vous a soutenu pendant tant d’années. Il trouvait toujours moyen de vous sauver, en accordant des compensations à vos adversaires : un véritable chef-d’œuvre d’inertie, d’équilibre instable. Maintenant, c’est fini, je ne lui ai même pas parlé de vous, tout plaidoyer serait inutile. Et il faut le laisser faire, il ne retarde sans doute la décision que pour trouver un arrangement ingénieux, car lui-même n’aime pas beaucoup être battu, et jamais il n’abandonnera le succès de son œuvre, cette école laïque et obligatoire qui seule peut refaire la France de demain.

Marc ne souriait plus. Il était tombé dans une grande tristesse.

— Ce sera pour moi un déchirement, murmura-t-il. Je laisserai le meilleur de mon être dans cette modeste école de Maillebois, parmi ces chers écoliers, dont je faisais mes enfants. Tout mon cœur et tout mon cerveau sont là. Puis, comment occuper ensuite ma vie brisée ? Je suis incapable d’une autre besogne utile, je m’étais donné cette mission, et quelle douleur de la voir interrompue, inachevée, au moment ou la vérité a tant besoin d’ouvriers solides !

Mais, bravement, Salvan s’égayait à son tour. Il lui prit les deux mains.

— Voyons, ne vous découragez pas. Nous saurons bien ne pas rester les bras croisés, que diable !

Et Marc, réconforté, lui rendit son étreinte.

— Vous avez raison ! Quand un homme comme vous est frappé, on peut le suivre dans la disgrâce. L’avenir est à nous.

Quelques jours encore se passèrent. À Maillebois, la congrégation, profitant de sa victoire, s’occupait à monnayer la situation. Tout un vaste effort était tenté pour rendre à l’école des frères sa prospérité ancienne. C’était là le but, profiter de la honte infligée à l’école laïque, célébrer les vertus de l’école congréganiste, où ne poussaient que des fleurs de simplicité et d’innocence ; et plusieurs familles furent conquises, les frères allaient gagner à la rentrée, une dizaine d’élèves. Mais, chez les capucins, l’imagination et l’audace se montrèrent plus étonnantes encore. En somme, n’était-ce pas le glorieux saint Antoine de Padoue, qui avait tout conduit, tout obtenu de la bonté de Dieu ? Car le fait n’était pas niable, on devait à lui seul la recondamnation de Simon, grâce aux pièces de vingt sous et quarante sous que tant d’âmes pieuses avaient versées à son tronc, en lui demandant le définitif écrasement du juif. Il y avait là un nouveau miracle, jamais son pouvoir ne s’était si hautement affirmé, les offrandes se multipliaient, affluaient de toutes parts. Et le père Théodose, encouragé, illuminé, venait d’avoir une brusque idée de génie, pour tirer du saint une autre moisson de gros sous. Il lançait une stupéfiante affaire financière, il émettait des obligations hypothécaires de cinq francs sur le paradis. Des circulaires, des prospectus inondaient le pays, expliquant le fonctionnement ingénieux de cette mise en actions des béatitudes célestes. Chaque obligation était divisée en dix coupons de cinquante centimes, chacun à valoir sur le trésor des bonnes œuvres, prières et saintes messes, le tout payable ici-bas au comptant et remboursable au ciel, à la caisse du miraculeux saint Antoine. Des primes devaient en outre allécher les souscripteurs, vingt titres donnaient droit à une statuette coloriée du saint, et cent titres assuraient une messe annuelle. Enfin, le prospectus expliquait qu’on avait donné à ces titres le nom d’obligations de saint Antoine, puisque le saint était le caissier chargé de les rembourser au centuple dans l’autre monde. Et il terminait par ces phrases : « De telles garanties surnaturelles font de ces obligations de vraies obligations hypothécaires, d’une sûreté absolue. Aucune catastrophe financière ne peut les menacer. La destruction du monde elle-même, à la fin des temps, les laisserait indemnes, ou plutôt mettrait immédiatement les souscripteurs en jouissance des intérêts capitalisés. »

Ce fut un succès énorme, retentissant. Des milliers d’obligations se trouvèrent placées en quelques semaines. Les dévotes trop pauvres se cotisaient, mettaient chacune vingt sous, puis se partageaient les coupons. Toutes les âmes crédules et souffrantes risquaient leur argent, à cette loterie nouvelle, dont le gros lot représentait la chimère tant caressée, une éternité de survie heureuse. Cependant, le bruit courait que Mgr Bergerot, très ému, allait interdire cette impudente spéculation, qui scandalisait certains catholiques raisonnables. Puis, il ne dut point oser, dans la fâcheuse situation où l’avait mis la défaite des simonistes qu’on l’accusait d’avoir toujours appuyés sourdement. Jamais il ne s’était senti le courage de tenir tête à la congrégation toute-puissante, peu sûr de son clergé, navré d’avoir à livrer l’Église au flot de la superstition montante. Avec l’âge, il était devenu plus faible encore, il ne lui restait que la force de s’agenouiller en demandant pardon à son Dieu de laisser ainsi les marchands envahir le temple, pour sauver le temple lui-même, que les fidèles auraient déserté, s’ils n’y étaient venus trafiquer de leur âme. Mais, à Maillebois, le curé de Saint-Martin, l’abbé Quandieu, n’en put supporter davantage. Cette fois, la condamnation de Simon l’avait frappé au cœur, dans son désespoir de voir l’Église consommer ce crime de suprême aveuglement. Depuis le jour du meurtre, il était convaincu de l’innocence de Simon, il ne cachait pas sa désolation d’assister à ce spectacle lamentable, les prêtres et les fidèles du Christ, du Dieu de bonté, de vérité et de justice, s’acharnant à l’œuvre la plus monstrueuse d’iniquité, de sauvagerie et de mensonge. Pour lui, cette faute serait durement châtiée, car l’Église, si menacée déjà, se détruisait de ses propres mains, hâtait sa ruine. Son vieux rêve caressé d’une Église de France indépendante et libérale, évoluant dans le grand mouvement démocratique du siècle, semblait bien mort désormais. D’autre part, les capucins lui rendaient la vie intenable, leur chapelle si achalandée achevait de tuer la paroisse, et le curé voyait sa chère église de Saint-Martin un peu plus désertée, appauvrie chaque jour. Les offrandes, les messes s’en allaient de plus en plus, passaient toutes au triomphal saint Antoine de Padoue. Lui, de mœurs très sobres et très simples, s’accommodait personnellement de son casuel réduit. Mais il souffrait de voir ses pauvres ruinés, leur ayant donné tout, jusqu’à la laine de son matelas. Le langage des obligations hypothécaires sur le paradis mit alors le comble à sa tristesse, et une colère indignée le jeta hors de toute résignation chrétienne. C’était là une exploitation trop impudente, il osa dire en chaire sa révolte de prêtre du Christ, sa douleur d’assister à cette déchéance grossière de ce grand christianisme qui avait renouvelé le monde et que tant d’illustres esprits avaient haussé aux plus purs sommets de l’idéal. Puis, il était allé rendre une dernière visite à son ancien soutien, son évêque et ami, Mgr Bergerot. Et, le sentant incapable de continuer la lutte, se voyant lui-même vaincu, paralysé, il avait donné sa démission de curé de Saint-Martin, il s’était retiré dans une petite maison du faubourg, où il comptait vivre d’une rente infime, en dehors de cette Église dont il ne pouvait plus servir ni la politique de haine ni le culte de basse superstition.

Aussi, les capucins jugèrent-ils l’occasion bonne de triompher de nouveau. Le père Théodose imagina de célébrer ce qu’il nommait la fuite de leur ancien adversaire. Grâce à de savantes manœuvres, l’évêque venait de nommer à la cure de Maillebois un jeune vicaire arriviste, créature du père Crabot, et l’idée géniale fut d’organiser, de concert avec ce nouveau curé, une procession solennelle qui, partie de la chapelle des Capucins, porterait un superbe saint Antoine rouge et or à l’église paroissiale, pour l’y installer en grande pompe. Ce serait l’éclatante image de la victoire définitive, le couronnement, l’apothéose, la paroisse envahie et conquise par la congrégation, les moines souverains maîtres, installant partout le culte idolâtre, sous lequel ils espéraient rançonner et abêtir la France, au point d’en refaire l’ignorant troupeau des âges de servage. Et, par une chaude journée de septembre, la procession fut vraiment magnifique, avec le concours de tout le clergé des environs, au milieu d’une foule énorme, accourue du département entier. La chapelle n’était séparée de Saint-Martin que par la place des Capucins et une courte ruelle ; mais on fit le grand tour, on alla passer par la place de la République et par la Grand-Rue, on promena le saint Antoine d’un bout de la ville à l’autre. Le maire Philis, entouré de la majorité cléricale du conseil, suivait la statue peinturlurée, portée sur un pavois de velours rouge. Toute l’école des frères s’était mobilisée, bien qu’on fût en vacances, recrutant des enfants, les habillant, leur mettant un cierge au poing. Puis, venaient à la queue les filles de Marie, des confréries, des associations pieuses, un interminable défilé de dévotes, sans compter un flot de bonnes sœurs, des couvents entiers amenés de Beaumont. Il ne manquait que Mgr Bergerot, qui s’était fait excuser, tombé justement malade l’avant-veille. Jamais encore Maillebois ne s’était trouvé en proie à une telle fièvre religieuse. Le monde se mettait à genoux sur les trottoirs, il y avait des hommes qui pleuraient, trois jeunes filles tombèrent, frappées de crises nerveuses, et furent transportées chez le pharmacien. Le soir, la bénédiction, à Saint-Martin, pendant que les cloches sonnaient à toute volée, fut un éblouissement. Et personne n’en douta, Maillebois était enfin racheté et pardonné, Dieu avait voulu permettre, par cette cérémonie grandiose, que l’infâme souvenir du juif Simon fût à jamais effacé.

Ce jour-là, Salvan était justement venu à Maillebois, pour y voir Mme Berthereau, dont il avait eu les plus inquiétantes nouvelles. Et, comme il sortait de la petite maison de la place des Capucins, il aperçut Marc, qui rentrait d’une visite faite aux Lehmann, et que la procession interminable avait arrêté au passage. Les deux hommes immobilisés, durent donc attendre assez longtemps, après s’être donné une muette poignée de main. Puis, quand le dernier des moines eut passé, derrière l’idole dorée, badigeonnée de rouge, ils échangèrent simplement un regard, ils firent quelques pas en silence.

— J’allais chez vous, finit par dire Salvan.

Marc crut qu’il venait lui apporter la nouvelle de sa révocation enfin signée.

— Alors, c’est fait ? demanda-t-il en souriant, je puis apprêter mes malles ?

— Non, non, mon ami, Le Barazer n’a pas encore donné signe d’existence. Il prépare je ne sais quoi… Oh ! notre exécution est sûre, patientez encore un peu.

Puis, ne plaisantant plus, le visage brusquement navré :

— Non, j’ai su que Mme Berthereau était au plus mal et j’ai voulu la voir… Je sors de chez elle, j’ai le cœur bien gros, c’est la fin prochaine.

— Louise est venue me prévenir hier soir, dit Marc. J’aurais désiré faire comme vous, me rendre tout de suite auprès de la mourante. Mais il paraît que Mme Duparque a signifié sa volonté formelle de quitter immédiatement la maison, si j’osais y mettre les pieds, sous n’importe quel prétexte. Et Mme Berthereau, qui voulait me voir, je le sais, évite d’en témoigner l’envie, pour ne pas provoquer quelque scandale, autour de son lit de mort… Ah ! mon ami, la haine d’une dévote est décidément sans pardon.

De nouveau, ils marchèrent en silence.

— Oui, Mme Duparque fait bonne garde, reprit Salvan, j’ai bien cru un moment qu’elle ne me laisserait pas monter moi-même. Et elle ne m’a pas quitté, elle a surveillé mes moindres paroles à la malade et à votre femme… Elle se sent certainement moins forte, elle doit redouter une surprise possible, dans ce deuil dont la maison va être frappée.

— Comment ça ?

— Oh ! je ne saurais dire, c’est une simple sensation. Mme Berthereau, sa fille, va enfin lui échapper dans la mort, et elle peut craindre que Geneviève, sa petite-fille, se trouve elle-même en passe d’être délivrée.

Marc s’arrêta, le regarda fixement.

— Avez-vous donc remarqué quelque symptôme ?

— Eh bien ! oui. Mais j’étais résolu à ne pas vous en parler, car je serais désolé de vous apporter un faux espoir.. C’est à propos de cette procession, de cette idolâtrie en plein soleil, dont nous venons d’avoir le déplorable spectacle. Il parait que votre femme a refusé absolument d’y assister. Et voilà même pourquoi j’ai rencontré Mme Duparque chez elle, car vous pensez bien qu’elle tenait à se montrer au premier rang des dames pieuses, affichant leur foi. Mais, si elle s’était absentée une seule minute, elle aurait eu trop peur de voir quelque Satan, vous ou un autre voleur d’âmes, s’introduire chez elle, pour lui dérober sa fille et sa petite-fille. Aussi est-elle restée, et dans quelle fureur froide, vous ne pouvez-vous l’imaginer ! ses yeux, comme des épées, me perçaient de part en part.

Marc, ardemment, écoutait, se passionnait.

— Ah ! Geneviève a refusé d’assister à cette procession. Elle en a donc compris la malfaisance, la bassesse et la sottise, et elle revient donc un peu à sa saine raison d’autrefois ?

— Sans doute, continua Salvan. Surtout, elle a été blessée, je crois, par ces extravagantes obligations hypothécaires sur le paradis… Hein ? mon ami, est-ce admirable ? Jamais tant d’impudence religieuse n’a exploité tant d’imbécillité humaine.

Lentement, les deux hommes s’étaient dirigés vers la gare, où Salvan comptait prendre le train, pour rentrer à Beaumont. Et, quand Marc le quitta, il était plein d’une grande espérance.

En effet, dans la petite maison de la place des Capucins, rendue plus morne et plus froide par le prochain deuil dont elle était menacée, Geneviève se trouvait en proie à une crise nouvelle, qui, lentement, la bouleversait, la retournait toute. D’abord, la vérité l’avait comme foudroyée, cette certitude que la lecture des documents lui avait apportée de l’innocence de Simon, terrible lumière au resplendissement de laquelle lui était apparue l’infamie des saints hommes, acceptés jusque-là comme les directeurs de sa conscience et de son cœur. Puis, tout venait de partir de là, le doute désormais entrait en elle, la foi s’en allait, elle ne pouvait plus ne pas discuter, juger, soumettre chaque chose à son libre examen. Le père Théodose lui avait laissé un sentiment de malaise, la honte trouble de s’être sentie avec lui à la veille d’une vilaine action. Et voilà que ce langage des obligations, cette exploitation basse de la crédulité publique achevait de la révolter contre lui, en l’éclairant brusquement sur la vénalité du personnage. Et ce n’était pas seulement le moine dont le caractère s’avilissait en elle, c’était encore le culte qu’il représentait, cette religion qui l’avait si longtemps ravie en une délicieuse exaltation de désir mystique. Quoi donc ? était-ce ce commerce indigne, cette superstition idolâtre qu’elle devait accepter, si elle voulait rester une catholique pratiquante, fidèle à sa foi ? Longtemps, elle s’était soumise aux croyances, aux mystères, même lorsque, sourdement, son bon sens naturel protestait ; mais il était pourtant des bornes, elle ne pouvait aller jusqu’à cette mise en actions du ciel, elle refusait de marcher derrière ce saint Antoine rouge et or, promené comme un mannequin de réclame, pour décupler aux guichets la foule des souscripteurs. Et, surtout, ce qui accrut encore en elle cette révolte de la raison, ce fut la retraite de l’abbé Quandieu, de ce directeur si doux et si humain auquel elle était retournée, à la suite des ardeurs suspectes du père Théodose. Pour qu’un tel homme ne se sentit plus la force de vivre dans l’Église, telle que la faisait une politique cléricale de haine et de domination, ne fallait-il pas qu’il devînt difficile aux âmes droites et bonnes d’y rester désormais ?

Mais, sans doute, jamais Geneviève n’aurait évolué si vite, grâce aux circonstances, si un travail préparatoire ne s’était déjà fait en elle, lentement, à son insu. Il fallait, pour bien saisir les causes premières, reprendre toute son histoire. Tenant de son père, tendre, gaie, passionnée, ayant des sens, elle s’était prise d’amour pour Marc, le voulant, le désirant, jusqu’à consentir à vivre au fond d’un village perdu, lasse à dix-huit ans du même intérieur de Mme Duparque, elle avait paru un instant dégagée de son éducation pieuse, elle s’était donnée à son mari dans un tel élan de jeunesse, que lui-même avait pu croire la posséder tout entière. Et, d’ailleurs, si des craintes sourdes lui étaient restées, il avait passé outre, l’adorant, se croyant assez fort pour la refaire à son image, remettant cette conquête morale à plus tard, dans l’étourdissement de son bonheur. Puis, la tare ancienne avait reparu chez elle, et il s’était de nouveau montré faible, tardant à agir sous le prétexte noble de respecter sa liberté de conscience, la laissant se remettre à la pratique religieuse, fréquenter l’église, s’y oublier. C’était toute son enfance qui repoussait, le poison mystique non éliminé encore, une crise fatale chez les âmes des femmes nourries d’erreurs et de mensonges, aggravée chez elle par la fréquentation d’une grand-mère dévote et dominatrice. Les faits, l’affaire Simon, la communion différée de Louise, avaient alors précipité la rupture entre les époux. En elle, brûlait surtout un désir éperdu d’au-delà dans la passion, un espoir de trouver au ciel le bonheur illimité et divin, promis jadis à ses sens précoces de fillette ; et son amour pour Marc s’était obscurci simplement devant le rêve de ces extases que chantent les cantiques, une dilection plus haute et toujours décevante. On avait eu beau l’exalter, lui mentir, la faire agir contre son mari, en lui promettant de la hausser à la vérité supérieure, à la félicité parfaite. Sa continuelle défaite était partie de son abandon du seul bonheur humain naturel et possible, car jamais plus elle ne s’était rassasiée, elle avait vécu dans une détresse croissante, sans repos ni joie, malgré son entêtement à se dire heureuse du vide de sa chimère. Maintenant encore, elle n’avouait pas le néant où l’avaient laissée les longues prières sur les dalles froides des chapelles, les communions inutiles, trompant son espérance de sentir enfin dans sa chair et dans son sang la chair et le sang de Jésus, devenus siens, l’union d’éternelle allégresse. Mais la bonne nature la reconquérait, un peu tous les jours, la rendait à la santé, à l’amour humain, tandis que le poison ancien du mysticisme s’éliminait davantage, après chaque échec du mensonge religieux, le père Théodose inquiétant et rejeté, l’abbé Quandieu bon homme et inefficace. Et, au milieu de son grand trouble, elle en restait à s’étourdir encore de quelques pratiques religieuses, si lourdes, si amères, pour ne pas comprendre que l’amour de Marc s’était réveillé en elle, un besoin immense de se reposer dans ses bras d’époux et de père, dans cette unique et éternelle vérité qui fait de l’homme et de la femme le couple de santé et de joie.

Alors, des querelles avaient éclaté entre Mme Duparque et Geneviève, plus fréquentes et plus vives. La grand-mère sentait bien que sa petite fille lui échappait. Elle la surveillait étroitement, elle la gardait presque prisonnière ; mais celle-ci, à la moindre discussion, avait toujours la ressource de monter s’enfermer dans sa chambre, après avoir fait claquer les portes ; et, là, elle était au moins à ses pensées, elle ne répondait plus, même quand la terrible aïeule venait frapper du poing. Pendant deux dimanches de suite, elle s’enferma ainsi, elle refusa de l’accompagner aux vêpres, malgré des supplications, suivies de menaces. Mme Duparque, à soixante-dix-huit ans, était la dévote intraitable, façonnée par une longue vie au servage total de l’Église. Élevée par une mère rigide, lorsqu’elle avait épousé Duparque, tout à son commerce, brutal et sans caresses tendres, elle était de sens endormis qui devaient s’éveiller tard. Le ménage, durant près de vingt-cinq ans, allait tenir, en face de la cathédrale de Saint-Maxence, un magasin de nouveautés, fréquenté surtout par une clientèle de couvents et de presbytères. Et ce fut là que, vers la trentaine, si peu aimée, le cœur et la chair si peu contentés par son mari, elle se donna de plus en plus à la religion, d’une honnêteté trop stricte pour prendre un amant. Elle refréna son besoin de sensualité, elle parvint à le tromper, à le satisfaire dans les cérémonies du culte, dans les odeurs d’encens, les prières exaltées, les rendez-vous mystiques avec le Jésus blond des saintes images. N’ayant pas connu l’étreinte passionnée de l’amant, elle put estimer suffisante la consolation de l’effleurement discret des prêtres, de l’homme auprès duquel on ne pèche pas, même en vivant dans son haleine, en lui livrant l’intimité charnelle de son être. Si les gestes onctueux, les caressantes paroles de son directeur la baignaient d’une continuelle joie, il n’était pas jusqu’à ses rigueurs, ses menaces de l’enfer, de tourments affreux, qui ne fissent passer dans sa chair châtiée, un délicieux frisson. Et, à croire aveuglément, à se conformer strictement aux pratiques les plus sévères, elle ne trouvait pas seulement la satisfaction de ses sens amortis, elle trouvait encore la règle, le soutien, la domination dont avait soif sa faiblesse séculaire de femme. L’Église le sait bien, elle ne conquiert pas la femme uniquement par la sensualité du culte, elle la fait sienne en la brutalisant, en la terrorisant, elle la traite en esclave habituée aux coups depuis des siècles, et qui a fini par goûter l’amère jouissance du servage. Mme Duparque, rompue dès le berceau à l’obéissance, était ainsi la fille conquise de l’Église, la créature dont elle se méfie, qu’elle foudroie et qu’elle enrégimente, l’instrument à jamais docile, qui lui permet d’atteindre l’homme et de le conquérir à son tour. Lorsque devenue veuve, ayant réalisé sa petite fortune compromise, elle s’était installée à Maillebois, elle n’avait plus eu, dans sa vie brusquement oisive, d’autre occupation, d’autre passion grandissante que cette dévotion autoritaire où elle achevait de contenter son existence manquée de femme, toutes les joies naturelles, tous les bonheurs humains qu’elle n’avait pas connus. Et, dans sa rudesse à vouloir imposer son culte étroit et glacé à sa petite-fille Geneviève, il entrait sûrement le regret de cette félicité d’amour, la haine de cet affranchissement de la femme, qu’elle aurait voulu lui interdire comme l’enfer ignoré, peut-être délicieux, où elle-même ne devait jamais mettre les pieds.

Mais, entre la grand-mère et la petite-fille, entre la dévote têtue et la croyante près de s’affranchir, il y avait la mère, la dolente Mme Berthereau. Celle-ci, d’apparence, n’était aussi qu’une dévote, pliée sous la règle, acquise dès la naissance à l’Église. Elle n’avait même jamais cessé de pratiquer un seul jour, puisque son mari, le libre penseur Berthereau, l’ami de Salvan, poussait la faiblesse tendre jusqu’à l’accompagner à la messe, dans son adoration pour elle. Seulement, elle avait connu l’amour de cet homme exquis, la passion ardente de toutes les heures dont il l’entourait, et elle en était restée imprégnée, à jamais possédée et frémissante. Et, depuis tant d’années qu’il était mort, elle lui appartenait toujours, elle vivait de son unique souvenir, achevant solitairement son existence de femme aux bras de sa chère ombre. Cela expliquait ses longs silences, son effacement résigné, dans la petite maison morne, où elle s’était retirée avec sa fille comme dans un couvent. Elle n’avait pas même songé à se remarier, elle était devenue une autre Mme Duparque, d’une religion rigide et méticuleuse, toujours vêtue de noir, le visage couleur de cire, l’air dompté, anéanti, sous la rude main de l’aïeule qui pesait sur la maison entière. À peine, parfois, sa bouche lasse avait-elle un pli d’amertume, ses yeux de soumission s’éclairaient-ils d’une fugitive lueur de révolte, quand l’amant disparu, se réveillant en elle, lui donnait le regret immense de l’ancienne félicité d’amour, au fond de ce néant glacé de pratiques religieuses, où elle agonisait si longuement. Et il avait fallu, dans les derniers temps, l’affreux tourment de sa fille Geneviève, auquel elle assistait, cette lutte de la femme déchirée entre le prêtre et le mari, pour la tirer de son lâche abandon de recluse, morte aux soucis du monde, jusqu’à lui donner l’audace de se dresser contre sa terrible mère.

Maintenant, Mme Berthereau allait mourir, heureuse personnellement de cette délivrance. Mais, en voyant ses forces diminuer chaque jour, elle sentait grandir son désespoir de laisser Geneviève dans la torture où elle se débattait, à la merci de Mme Duparque. Quand elle-même ne serait plus là, que deviendrait sa pauvre enfant, sous l’impitoyable servage, au fond de cette maison d’agonie humaine, dont elle avait tant souffert ? Cela lui devenait intolérable de partir de la sorte, sans avoir rien fait, rien dit, qui pût la sauver, l’aider à retrouver quelque santé et quelque joie. Elle en était hantée, elle trouva le courage de se satisfaire, un soir où elle avait encore la force de parler, en le faisant doucement, avec une grande lenteur.

C’était un soir de septembre, tiède et pluvieux. La nuit venait, la petite chambre, d’une simplicité monacale, avec ses vieux meubles de noyer, s’obscurcissait peu à peu d’un pâle crépuscule. Et, comme la malade ne pouvait rester étendue, étouffant tout de suite, elle se trouvait assise sur sa chaise longue, le dos soutenu par des oreillers. À cinquante-six ans à peine, sa longue face meurtrie et triste, sous ses bandeaux de neige, semblait très ancienne, comme effacée et décolorée par le vide de sa vie. Geneviève était près d’elle, dans un fauteuil, et Louise venait de monter, apportant la tasse de lait, la seule nourriture que la malade pût supporter encore. Un silence lourd endormait la maison, une dernière sonnerie de la chapelle des Capucins venait de s’éteindre dans l’air mort de la petite place, toujours déserte.

— Ma fille, dit Mme Berthereau de sa voix si faible, si lente, puisque nous sommes seules, je te prie de m’écouter, car j’ai des choses à te dire, et il est temps que je me hâte.

Surprise, inquiète pour la malade de cet effort suprême, Geneviève voulut l’interrompre. Mais, devant son geste résolu, elle demanda simplement :

— Mère, est-ce à moi seule que tu désires parler ? faut-il que Louise se retire ?

Un instant, Mme Berthereau garda le silence. Elle avait tourné la tête vers la jeune fille, grande et belle, qui la regardait avec une tendresse navrée, les yeux francs, le front haut. Et elle finit par murmurer :

— Je préfère que Louise reste. Elle a dix-sept ans, il faut qu’elle sache, elle aussi… Ma chère mignonne, viens t’asseoir là, tout près de moi.

Puis, lorsqu’elle l’eut à côté d’elle, assise sur une chaise, elle lui prit la main.

— Je sais combien tu es raisonnable et brave, et si je t’ai blâmée parfois, je rends justice à ta franchise… Aujourd’hui, vois-tu, à mon heure dernière, je ne crois plus qu’à la bonté.

Elle se recueillit un moment encore, elle tourna les yeux vers la fenêtre ouverte, vers le ciel pâlissant, comme pour retrouver toute sa longue vie de mélancolie et de résignation dans l’adieu du soleil. Son regard revint ensuite à sa fille, qu’elle contempla longuement, d’un air d’indicible compassion.

— Ma Geneviève, j’ai bien du chagrin de te laisser si malheureuse… Ne dis pas non, j’entends parfois tes sanglots, la nuit, là-haut, au-dessus de ma tête, quand tu ne peux dormir. Et je me doute bien de ta misère, des combats qui te déchirent… Voilà des années que tu souffres, sans que j’aie eu même la bravoure de venir à ton aide.

Des larmes soudaines gonflèrent les paupières de Geneviève. Cette évocation de ses souffrances, à cette heure tragique, la bouleversait.

— Mère, je t’en prie, ne songe pas à moi. Je n’aurai qu’une douleur, celle de te perdre.

— Non, non, ma fille, chacun s’en va à son tour, satisfait ou désespéré, selon la vie qu’il a su se faire. Mais il ne faut pas que ceux qui restent, s’entêtent à souffrir inutilement, quand ils peuvent encore être heureux.

Et, joignant les mains, les élevant dans un geste d’ardente prière :

— Oh ! ma fille, je t’en supplie, ne reste pas un jour de plus dans cette maison. Hâte-toi, prends tes enfants et retourne près de ton mari.

Geneviève n’eut pas même le temps de répondre. Une grande ombre noire s’était dressée, Mme Duparque venait d’entrer sans bruit. Rôdant toujours par la maison, elle se tourmentait dès qu’elle ne savait plus où étaient Geneviève et Louise, hantée par le continuel soupçon du péché. Si elles se cachaient, était-ce donc qu’elles faisaient le mal ? Et, surtout, elle n’aimait pas les savoir trop longtemps ensemble près de Mme Berthereau, dans la crainte de tout ce qui pouvait se dire là de défendu. Elle était donc montée en étouffant ses pas ; et, l’oreille tendue, ayant surpris certains mots, elle avait ouvert la porte doucement, pour constater le flagrant délit.

— Que dis-tu là, ma fille ? demanda-t-elle impérieusement, de sa voix sèche, outrée de colère.

Cette brusque intervention fit pâlir la malade, déjà si pâle, tandis que Geneviève et Louise restaient saisies, très inquiètes de ce qui allait se passer.

— Que dis-tu là, ma fille ? Ne sais-tu pas que Dieu t’entend ?

Mme Berthereau s’était renversée sur ses oreillers, en fermant les yeux, comme pour reprendre courage. Elle espérait tant parler à Geneviève seule, ne pas livrer combat à la redoutable aïeule ! Toute sa vie, elle avait évité ce choc, cette lutte, où elle se savait vaincue à l’avance. Mais il ne lui restait que quelques heures pour être brave et bonne, elle rouvrit les yeux, elle osa parler enfin.

— Que Dieu m’entende, ma mère ! Je crois remplir tout mon devoir, je dis à ma fille de prendre ses enfants et de retourner près de son mari, car sa bonne santé et son unique bonheur sont là, à ce foyer qu’elle a quitté si imprudemment.

D’un geste violent, Mme Duparque avait d’abord voulu l’interrompre, dès les premiers mots. Puis, frappée peut-être par la majesté de la mort qui emplissait déjà la chambre de son souffle, gênée de ce cri d’une pauvre créature asservie dont la raison et l’amour se libéraient à l’heure dernière, elle laissa la mourante achever. Et il y eut ensuite une angoisse infinie, et les quatre femmes, les quatre générations étaient en présence.

Toutes quatre avaient un air de famille, grandes de taille, la face longue, avec le nez un peu fort. Mais Mme Duparque, les mâchoires dures, les joues coupées de plis rigides, figée de soixante-dix-huit ans, avait maigri et jauni, dans les pratiques de son étroite dévotion ; tandis que Mme Berthereau, qui venait d’atteindre sa cinquante-sixième année, plus grasse et plus souple, malgré la maladie, gardait sur son visage blême la douceur de cet amour goûté un instant, dont elle avait gardé l’éternel deuil. Puis, de ces deux femmes brunes et sévères, Geneviève était née, affinée par son père, blonde, gaie, amoureuse et désirable, encore délicieuse à trente-sept ans passés ; et Louise, la dernière, dans sa dix-huitième année bientôt, était redevenue brune, du brun doré de Marc, qui lui avait aussi donné son front large, ses grands yeux de flamme, où brûlait la passion de la vérité. Et, de même, au moral, l’évolution se poursuivait : la grand-mère serve absolue de l’Église, la chair et l’esprit domptés, instrument passif d’erreur et de domination ; la fille, restée pratiquante, conquise toujours, mais troublée, torturée d’avoir connu le bonheur humain ; la petite-fille en lutte, pauvre cœur, pauvre raison où le catholicisme livrait son dernier combat, déchirée entre le néant menteur de son éducation mystique et la réalité vivante de son amour d’épouse, de sa tendresse de mère, ayant besoin de toutes les forces de son être pour se libérer ; l’arrière-petite-fille, libérée enfin, échappée à la mainmise du prêtre sur la femme et sur l’enfant, revenue à l’heureuse nature, à la glorieuse bienfaisance du soleil, dans un cri de jeunesse et de santé.

Mme Berthereau reprit de sa voix basse et lente :

— Écoute, ma Geneviève, ne reste pas ici davantage. Dès que je ne serai plus, va-t-en, va-t-en bien vite… Mon malheur, à moi, a commencé le jour où j’ai perdu ton père. Il m’adorait, les seules heures où j’ai vécu sont celles que j’ai passées près de lui, entre ses bras. Et je me suis souvent reprochée de ne pas les avoir goûtées plus profondément, car j’ignorais leur prix, dans ma stupide erreur, et je ne les ai senties si délicieuses, si uniques, que lorsque je suis retombée ici, veuve, sans amour, retranchée du monde… Ah ! le froid de glace de cette maison dont j’ai tant frissonné, le silence et l’ombre où je suis morte heure par heure sans même oser ouvrir une fenêtre pour respirer un peu de vie, tant j’étais imbécile et lâche !

Debout, immobile, Mme Duparque n’intervenait pas. Ce cri de douloureuse révolte lui arracha pourtant un geste de protestation.

— Ma fille, je ne t’empêcherai pas de parler, quoique le mieux serait, si tu as une confession à faire, d’appeler le père Théodose… Mais, puisque tu n’étais pas toute à Dieu, pourquoi es-tu venue te réfugier chez moi ? Tu savais bien que tu y trouverais Dieu seul.

— Je me suis confessée, répondit doucement la mourante, je ne m’en irai pas sans recevoir l’extrême-onction, car j’appartiens à Dieu tout entière, je ne puis que lui appartenir maintenant… Si j’ai tant souffert de la perte de mon mari, je n’ai jamais eu le regret d’être venue ici. Où serais-je allée ? Je n’avais pas d’autre refuge, j’étais trop acquise à la religion, pour tenter même un instant de chercher ailleurs le bonheur. Et j’ai donc vécu l’existence que je devais vivre… Mais ma fille souffre trop à son tour, et elle qui est libre, qui a encore un mari dont elle est adorée, je ne veux pas qu’elle recommence ma triste histoire, dans ce néant où j’ai si longtemps agonisé. Tu m’entends, tu m’entends, n’est-ce pas ? ma fille.

Et, d’un geste de tendre supplication, elle avait tendu ses deux pauvres mains de cire, et Geneviève était venue tomber à genoux près d’elle, si remuée par cette scène extraordinaire, ce poignant réveil de l’amour dans la mort, que de grosses larmes roulaient sur ses joues.

— Mère, mère, je t’en prie, ne souffre pas davantage de ma souffrance. Tu me déchires le cœur, à ne songer ainsi qu’à moi, lorsque nous sommes tous là, avec l’unique désir de te donner un peu de joie, à toi qui veux partir si désespérée.

Mais Mme Berthereau était soulevée d’une exaltation croissante. Elle lui avait pris la tête, elle la regardait de tout près, dans les yeux.

— Non, non, écoute-moi encore… Je ne puis plus goûter qu’une joie, avant de te quitter, celle d’emporter la certitude que tu ne vas pas recommencer ici mon sacrifice et mon tourment. Donne-moi cette dernière consolation, ne me laisse pas partir sans une promesse formelle… Tu entends, je te le répéterai, tant qu’un peu de force me restera pour le dire. Sauve-toi de cette maison de mensonge et de mort, retourne à ton foyer, près de ton mari. Rends-lui ses enfants, aimez-vous de tout votre être. La vie est là, et la vérité, et le bonheur.. Je t’en prie, ma fille, promets-moi de te rendre à mon dernier désir !

Puis, comme Geneviève, bouleversée, étouffée par les sanglots, ne répondait pas, elle se tourna vers Louise, éperdue elle aussi qui était venue s’agenouiller de l’autre côté de la chaise longue.

— Aide-moi donc alors, ma bonne petite-fille. Je sais tes idées, à toi. J’ai bien vu ton travail, ton effort, ici, pour ramener ta mère chez elle. Tu es une petite fée, une petite personne très sage, qui a beaucoup fait, dans le désir de nous donner un peu de tranquillité, à toutes les quatre… Et il faut que ta mère me promette, n’est-ce pas ? Dis-lui donc de me faire une grande joie, en me promettant d’être heureuse !

Louise avait saisi les mains de la triste femme, et elle les baisait, elle bégayait :

— Oh grand-mère, grand-mère, que tu es bonne et que je t’aime… Mère se rappellera ta volonté dernière. Elle réfléchira, elle agira selon son cœur, sois-en certaine.

Rigide, Mme Duparque n’avait pas bougé. Les yeux seuls vivaient, dans son visage glacé, coupé de grands plis. Et toute une furieuse colère s’y était rallumée, à mesure qu’elle se violentait pour ne pas brutaliser la mourante. Elle finit par gronder sourdement :

— Taisez-vous toutes les trois ! Vous êtes de malheureuses impies, en révolte contre Dieu, et que les flammes de l’enfer puniront… Taisez-vous, je ne veux plus entendre un seul mot ! Ne suis-je donc plus la maîtresse ici, l’aïeule ? Toi, ma fille, c’est la maladie qui t’égare, je veux le croire ; et toi, ma petite-fille, tu as Satan en toi, je t’excuse de n’avoir pu l’en chasser complètement encore, malgré ta pénitence ; et toi, mon arrière-petite-fille, j’espère toujours t’empêcher d’aller à ta damnation, quand je me sentirai libre de te corriger… Taisez-vous, mes filles, vous qui ne seriez pas sans moi ! C’est moi qui commande, et ce serait un péché mortel de plus, si vous ne m’obéissiez pas !

Elle avait grandi, elle parlait avec un geste farouche, au nom de son Dieu de colère et de vengeance. Mais sa fille, sentant bien que la mort si proche l’avait délivrée déjà, osa continuer, malgré sa défense.

— Voilà plus de vingt ans que j’obéis, ma mère, voilà plus de vingt ans que je me tais, et si ma dernière heure n’était pas venue, j’aurais peut-être la lâcheté d’obéir et de me taire encore… C’est trop. Tout ce qui m’a torturée, tout ce que je n’ai pas dit, m’étoufferait dans la terre. Je ne peux l’y emporter. Et, quand même, le cri, si longtemps étouffé, sortirait de mes lèvres… Oh ! ma fille, je t’en conjure, promets-moi, promets-moi !

Hors d’elle, Mme Duparque répéta, d’une voix plus rude :

— Geneviève, c’est moi, ta grand-mère, qui te défends de parler.

Louise, en voyant sa mère toujours sanglotante, livrée au plus affreux des combats, la face abîmée dans la couverture, sur la chaise longue, se permit de répondre, de son air résolu, plein de déférence.

— Grand-mère, il faut être bonne pour grand-maman si malade. Mère aussi est bien souffrante, et c’est cruel de la bouleverser ainsi… Chacun ne doit-il pas agir selon sa conscience ?

Alors, sans laisser à Mme Duparque le temps d’intervenir de nouveau, Geneviève, le cœur fondu par cette douceur courageuse de sa fille, releva la tête, embrassa la mourante éperdument.

— Mère, mère, dors tranquille, je ne veux pas que tu emportes une amertume, à cause de moi… Oui, je te promets de me rappeler ton désir, je te promets de faire tout ce que mon amour pour toi me conseillera… Oui, oui, il n’y a que la bonté, il n’y a que l’amour, c’est la vérité unique.

Et, comme Mme Berthereau, épuisée, la face illuminée d’un divin sourire, serrait sa fille contre sa poitrine, Mme Duparque eut un dernier geste menaçant. Le crépuscule était complètement venu, la chambre ne se trouvait plus éclairée que par la faible lueur du grand ciel pur, semé des premières étoiles ; tandis que la fenêtre ouverte laissait monter le profond silence de la petite place déserte, où sonnait seul le rire d’un enfant. Et, dans cet apaisement des choses, traversé de l’auguste souffle de la mort prochaine, l’aïeule têtue, aveugle et sourde, dit encore :

— Vous n’êtes plus de moi, ni fille, ni petite-fille, ni arrière-petite-fille. L’une poussant l’autre, vous vous acheminez à la damnation éternelle. Allez, allez ! Dieu vous renie, et je vous renie !

Puis, elle partit, elle referma rudement la porte. Dans la douce pièce obscure, il ne restait que la mère agonisante, entre sa fille et sa petite-fille, réunies en une seule étreinte. Et, longuement, toutes trois pleurèrent des larmes où beaucoup de délices se mêlaient à beaucoup de douleur.

Deux jours plus tard, Mme Berthereau mourut très catholiquement, après avoir reçu l’extrême-onction, comme elle l’avait désiré. À l’Église, on remarqua l’attitude sévère de Mme Duparque, toute noire, en grand deuil. Louise seule l’accompagnait, Geneviève avait dû reprendre le lit, à la suite d’une telle secousse nerveuse, qu’elle semblait ne plus voir et ne plus entendre. Pendant trois jours encore, elle demeura ainsi, couchée, le visage tourné vers le mur, ne voulant répondre à personne, pas même à sa fille. Elle devait souffrir affreusement, des soupirs lui échappaient, des crises de larmes la secouaient toute. Lorsque la grand-mère montait, s’entêtant à rester là des heures, la sermonnant, lui démontrant la nécessité d’apaiser la colère de Dieu, des crises plus violentes se déclaraient, des convulsions et des cris. Et Louise, désireuse d’éviter à sa mère cette aggravation de tourment, dans le débat suprême dont elle était déchirée, finit par fermer la porte et par se tenir là, en sentinelle, afin d’interdire l’entrée de la chambre à tout le monde.

Le quatrième jour, le dénouement se produisit. Seule, Pélagie réussissait à forcer la porte, pour certains besoins du service. Âgée de soixante ans, elle s’était amaigrie, comme desséchée, avec sa face maussade, au grand nez et aux lèvres minces. Devenue insupportable, toujours à mâchonner des paroles aigres, elle tyrannisait sa terrible maîtresse elle-même, elle jetait dehors les ouvrières que celle-ci se permettait de prendre pour l’aider. D’ailleurs, Mme Duparque la gardait comme un vieil instrument à elle, l’ayant toujours eue sous la main, ne s’imaginant pas pouvoir vivre, si elle n’avait plus cette créature, cette serve qu’elle utilisait ainsi qu’un prolongement de sa domination sur tout ce qui l’entourait. Elle en faisait son espionne, l’exécutrice de ses basses volontés, et elle devait en retour supporter de lui appartenir aussi, de tolérer ses méchantes humeurs, le surcroît d’ennuis et de tristesses dont elle emplissait la maison.

Le matin du quatrième jour, après le premier déjeuner, Pélagie, qui était montée desservir, accourut tout effarée dire à sa maîtresse :

— Madame sait ce qui se passe là-haut ?… Elles font leurs malles.

— La mère et la fille ?

— Oui, madame. Oh ! elles ne se cachent pas, la fille sort, va dans sa chambre, rapporte des brassées de linge… Si madame veut monter, la porte est grande ouverte.

Sans une parole, l’air glacé, Mme Duparque monta. Et elle trouva, en effet, Geneviève et Louise qui s’activaient, emplissant deux malles, comme pour un départ immédiat, tandis que le petit Clément, âgé de six ans à peine, bien sage sur une chaise, regardait ces préparatifs. Elles levèrent simplement la tête, elles continuèrent.

Au bout d’un silence, Mme Duparque, plus froide et plus dure, sans qu’un pli de sa face eût bougé, demanda :

— Alors, Geneviève, tu te sens mieux ?

— Oui, grand-mère. J’ai encore de la fièvre, mais jamais je ne guérirai, si je reste enfermée ici.

— Et tu as décidé d’aller ailleurs, je le vois. Où vas-tu ?

Elle leva de nouveau la tête, les yeux encore meurtris, toute frémissante.

— Je vais où j’ai promis à ma mère d’aller. Voici quatre jours que je me débats et que j’en meurs.

Il y eut un silence.

— La promesse ne m’avait pas semblé formelle, j’avais cru à une simple consolation… Alors, tu retournes chez cet homme. Il faut vraiment que tu aies peu d’orgueil.

— Ah ! l’orgueil ! oui, je sais, c’est par l’orgueil que depuis longtemps tu me retiens… J’en ai eu, de l’orgueil, jusqu’à pleurer les nuits entières, sans vouloir avouer mon erreur.. Et puis, je viens de comprendre la stupidité de cet orgueil, la misère où je suis tombée est trop grande.

— Malheureuse, ni la prière ni la pénitence n’ont donc pu te débarrasser du poison ? C’est le poison qui te reprend et qui achèvera de te jeter aux peines éternelles, si tu retombes dans ton abominable péché.

— De quel poison parles-tu, grand-mère ? Mon mari m’ aime, et j’ai beau faire, je l’aime toujours : est-ce donc là le poison ?… J’ai lutté cinq ans, j’ai voulu me donner toute à Dieu, pourquoi Dieu n’a-t-il pas comblé le néant affreux de mon être, où je m’efforçais de faire le vide complet, pour l’y recevoir seul, en maître unique ? La religion n’a satisfait ni mon bonheur d’épouse ni ma tendresse de mère, et si je retourne à ce bonheur et à cette tendresse, c’est dans l’effondrement de ce ciel où je n’ai trouvé que déception et que mensonge.

— Tu blasphèmes, ma fille, et tu en seras châtiée par de plus cruelles souffrances… Si le poison qui t’a torturée ne venait pas de Satan, il faudrait donc qu’il vînt de Dieu. La foi t’abandonne, tu es sur le chemin de la négation, de la perdition totale.

— C’est vrai, voici des mois que j’ai cessé de croire un peu chaque jour. Je n’osais me l’avouer à moi-même, mais c’était au milieu de mes amertumes, un travail lent qui emportait mes croyances d’enfant et de jeune fille… Est-ce singulier ! toute cette enfance chimérique, toute cette jeunesse dévote s’étaient réveillées en moi, avec les beaux mystères, les cérémonies du culte, l’ardent désir de Jésus, lorsque je suis venue me réfugier ici. Et, quand j’ai pu de nouveau m’abîmer dans l’au-delà des mystères, quand j’ai voulu me donner à Jésus, au milieu des chants et des fleurs, ces rêves ont peu à peu pâli, sont devenus des imaginations décevantes où rien de mon être vivant ne se contentait plus… Oui, le poison, ce serait donc cette éducation première, cette erreur où j’ai grandi, dont un réveil plus tard m’a fait tant souffrir, et dont je ne guérirai que le jour où le ferment mauvais en sera complètement éliminé… Guérirai-je ? je suis si combattue encore !

Mme Duparque se contenait, comprenant qu’une violence de sa part achèverait la rupture entre elle et les deux femmes, les seules créatures qui restaient de sa race, avec le petit garçon, très attentif sur sa chaise, écoutant sans comprendre. Aussi voulut-elle tenter un dernier effort, en s’adressant à Louise.

— Toi, pauvre enfant, tu es la plus à plaindre, et je frémis, quand je pense dans quel abîme d’abominations tu te jettes… Si tu avais fait ta première communion, tous ces maux nous seraient évités. Dieu nous punit de n’avoir pas su vaincre ta résistance impie. Et il serait temps encore, quelles grâces tu obtiendrais de sa miséricorde infinie, pour la maison entière, le jour où tu te soumettrais, où tu t’approcherais de la sainte table, en humble servante de Jésus !

Doucement, la jeune fille répondit :

— Pourquoi revenir sur cela, grand-mère. Tu sais bien la promesse formelle que j’ai faite à mon père. Ma réponse ne peut pas varier, je me déciderai à vingt ans. Je verrai si j’ai la foi.

— Mais, misérable obstinée, si tu retournes chez cet homme qui vous a perdues toutes les deux, ta réponse est certaine à l’avance, tu resteras sans croyance, sans religion, comme une bête !

Et, devant le silence déférent de la fille et de la mère, qui, pour ne pas prolonger une discussion inutile et pénible, s’étaient remises à leurs malles, elle exprima un suprême désir.

— Eh bien ! si vous êtes résolues à partir toutes les deux, laissez-moi au moins ce petit garçon, laissez-moi Clément. Il sera la rançon de votre folie, je l’élèverai dans l’amour de Dieu, j’en ferai un saint prêtre, et je ne resterai pas seule, nous serons deux ici à prier pour que la colère divine vous épargne, au jour terrible du Jugement.

Geneviève, vivement, s’était redressée.

— Te laisser Clément ! mais il est la grande raison de mon départ. Je ne sais plus comment l’élever, je veux le rendre à son père, pour nous entendre et tâcher d’en faire un homme… Non, non, je l’emporte.

Louise, elle aussi, s’avança, très tendre et très respectueuse.

— Pourquoi dis-tu que tu resteras seule, grand-mère ? Nous ne voulons pas t’abandonner, nous reviendrons te voir souvent, tous les jours, si tu le permets. Et nous t’aimerons bien, et nous nous efforcerons de te montrer combien nous désirons te rendre heureuse.

Alors Mme Duparque ne put se contraindre davantage. Le flot de colère qu’elle avait tant de peine à refouler, déborda, l’emporta en furieuses paroles.

— C’est assez ! taisez-vous, je ne veux plus vous entendre ! Et vous avez raison, faites vite vos malles et allez-vous-en, allez-vous-en tous les trois, je vous chasse !… Allez retrouver votre damné, votre bandit qui a craché tant de bave sur Dieu et ses ministres, pour tâcher de sauver l’immonde juif, condamné deux fois !

— Simon est innocent, cria Geneviève, hors d’elle à son tour, et ceux qui l’ont fait condamner sont des menteurs et des faussaires.

— Oui, je sais, c’est l’affaire qui t’a perdue et qui nous sépare. Tu crois le juif innocent, tu ne peux plus croire en Dieu. Ta justice imbécile est la négation de l’autorité divine… C’est pourquoi tout est bien fini entre nous. Va-t-en, va-t-en vite avec tes enfants. Ne souillez plus cette maison, n’attirez pas davantage la foudre sur elle. Vous êtes la cause unique des malheurs dont elle a souffert… Et, surtout, n’y remettez jamais les pieds, je vous chasse, je vous chasse pour toujours. Dès que vous aurez franchi le seuil, ne revenez pas frapper à la porte, elle ne s’ouvrirait pas. Je n’ai plus d’enfants, je suis seule au monde, je vivrai et je mourrai seule.

Et cette femme, de quatre-vingts ans bientôt, redressait sa haute taille avec une énergie farouche, la voix forte encore, le geste dominateur. Elle maudissait, elle châtiait, elle exterminait, comme son Dieu de colère et de mort. Et elle redescendit de son pas impitoyable, elle s’enferma dans sa chambre, en attendant que les derniers enfants de sa chair fussent à jamais partis.

Justement, ce jour-là, Marc reçut la visite de Salvan, qui le trouva dans la grande salle de classe, tout ensoleillée par un clair soleil de septembre. La rentrée des vacances devait avoir lieu dix jours plus tard ; et, bien qu’il attendit d’heure en heure sa révocation, l’instituteur revoyait ses cahiers et ses notes, comme pour préparer la nouvelle année scolaire. Mais, à l’air grave et souriant du directeur de l’École normale, il comprit immédiatement.

— Cette fois, ça y est, n’est-ce pas ?

— Mon Dieu ! oui, ça y est, mon ami… Le Barazer a fait signer tout le mouvement nouveau, une véritable fournée…

Jauffre quitte Jonville et vient à Beaumont, un bel avancement. Le clérical Chagnat passe du Moreux à Dherbecourt, ce qui est scandaleux pour une brute de cette espèce… Quant à moi, je suis simplement mis à la retraite, pour céder la place à Mauraisin, qui triomphe… Et vous, mon ami…

— Moi, je suis révoqué.

— Non, non, vous tombez seulement en disgrâce. On vous renvoie à Jonville, en remplacement de Jauffre, et votre adjoint Mignot, compromis et frappé lui aussi, va au Moreux occuper le poste de Chagnat.

Marc, saisi, eut un cri d’heureuse surprise.

— Mais je suis enchanté !

Et Salvan, venu exprès pour lui apprendre plus tôt la nouvelle, riait maintenant d’un bon rire.

— Voilà bien la politique de Le Barazer ! C’était là ce qu’il préparait, lorsqu’il gagnait du temps, selon son habitude. Il a fini par satisfaire le terrible Sanglebœuf, la réaction entière du département, en appelant Mauraisin à ma succession, en donnant de l’avancement à Jauffre et à Chagnat. Et cela lui a permis de vous conserver, vous et Mignot, qu’il semble blâmer, mais qu’il entend ne pas désavouer complètement. En outre, il a laissé ici Mlle Mazeline et il a fait nommer à votre place Joulic, un de mes meilleurs élèves, l’intelligence la plus libérée, l’esprit le plus sain ; de sorte que, désormais, Maillebois, Jonville et le Moreux se trouvent pourvus d’excellents ouvriers, ardents à la mission de l’avenir.. Que voulez-vous ? je vous le répète une fois de plus, on ne changera pas Le Barazer, il faut l’accepter ainsi, bien heureux encore de sa demi-besogne.

— Je suis enchanté, répéta Marc. Ma grande tristesse était de quitter l’enseignement. Depuis ce matin, j’avais le cœur bien gros, en songeant à la rentrée prochaine. Où serais-je allé ? qu’aurais-je fait ? Certes, cela me chagrinera de laisser ici des enfants que j’aime. Mais ma consolation va être d’en retrouver d’autres là-bas, que j’aimerai. Et que m’importe l’humilité de l’école, si je puis y continuer l’œuvre de ma vie, le bon travail d’ensemencement qui seul doit donner la moisson future de vérité et de justice !… Ah ! retourner à Jonville, ce sera de grand cœur, avec un renouveau d’espoir !

Gaiement, il marchait dans la vaste classe, si claire, si pleine de soleil, comme pour reprendre possession de cette mission d’instituteur dont l’abandon lui aurait tant coûté. Et il eut un geste charmant de juvénile allégresse, il se jeta au cou de Salvan. Il l’embrassa. Justement, Mignot, qui, certain lui aussi d’être révoqué, cherchait une situation depuis quelques jours, rentra désespéré d’avoir encore essuyé un refus, chez le directeur d’une usine voisine. Puis, quand il sut qu’il était nommé au Moreux, il fut ravi à son tour.

— Le Moreux, le Moreux, un vrai pays de sauvages. N’importe, on tâchera de les civiliser un peu, et nous ne nous quittons pas, quatre kilomètres à peine. Vous savez, c’est ça qui me fait le plus de plaisir.

Marc s’était calmé, une douleur se réveillait en lui, assombrissait de nouveau ses yeux. Il y eut un silence, les deux autres avaient senti passer le frisson des espérances ajournées, des plaies toujours vives, au milieu de tant de ruines. Combien la lutte serait dure encore, que de larmes elle coûterait, avant de retrouver les bonheurs perdus ! Et ils se taisaient tous les trois, et Salvan, debout devant la grande baie ensoleillée donnant sur la place, semblait rêver tristement, dans son impuissance à faire plus de joie.

— Tiens ! demanda-t-il brusquement, vous attendez donc quelqu’un ?

— Comment, j’attends quelqu’un ? dit Marc.

— Oui, voilà une petite charrette à bras, avec des malles.

La porte s’ouvrit, et ils se retournèrent. Ce fut Geneviève qui entra, tenant le petit Clément par la main, ayant Louise à son côté. La surprise, l’émotion furent si fortes, que personne d’abord ne parla. Marc tremblait. Geneviève finit par dire, d’une voix entrecoupée :

— Mon bon Marc, je te ramène ton fils. Oui, je te le rends, il est à toi, il est à nous deux. Tâchons de faire de lui un homme.

L’enfant avait tendu ses petits bras, et le père éperdu l’enleva, le serra dans les siens, tandis que la mère, l’épouse ajoutait :

— Et je te reviens avec lui mon bon Marc. Tu me l’avais bien dit que je te le rendrais et que je te reviendrais… C’est la vérité qui, d’abord, m’a vaincue. Ensuite, ce que tu avais mis en moi a sans doute germé, et je n’ai plus d’orgueil, et me voici, parce que je t’aime toujours… J’ai vainement cherché un autre bonheur, ton amour seul est vivant. Il n’y a, en dehors de nous deux et de nos enfants, que déraison et que misère… Reprends-moi, mon bon Marc, je me donne comme tu te donnes.

Lentement, elle s’était approchée, elle allait jeter elle aussi les bras au cou de son mari, lorsque la voix gaie de Louise se fit entendre.

— Et moi, et moi, père ? J’en suis, tu sais… Ne m’oubliez pas.

— Oh ! oui, elle en est, la chère mignonne ! reprit Geneviève. Elle a tant travaillé à ce bonheur, avec tant de douceur et d’adresse !

D’un geste, elle avait pris Louise dans son étreinte, elle les embrassa, elle et Marc, qui tenait déjà Clément contre sa poitrine. Tous les quatre se trouvaient enfin réunis, serrés du même lien de chair et de tendresse, n’ayant plus qu’un même cœur, un même souffle. Et, dans cette grande salle de classe, si nue, si vide, en attendant le flot d’enfants de la rentrée prochaine, quel frisson d’humanité profonde, de joie féconde et saine ! De grosses larmes emplirent les yeux de Salvan et de Mignot, bouleversés d’attendrissement.

Enfin, Marc put parler, tout son cœur montait à ses lèvres.

— Ah ! chère femme, si tu me reviens, c’est donc que tu es guérie. Je le savais bien : tu allais à ces pratiques religieuses de plus en plus rigides, comme à des stupéfiants, à des doses de plus en plus fortes, pour endormir la nature en toi ; et la bonne nature, malgré tout, devait éliminer le poison, le jour ou tu te sentirais de nouveau épouse et mère… Oui, oui, tu as raison, c’est l’amour qui t’a délivrée, te voilà reconquise sur cette religion d’erreur et de mort, dont nos sociétés agonisent depuis dix-huit siècles.

Mais Geneviève se remit à frémir, troublée, inquiète.

— Oh ! non, oh ! non, mon bon Marc, ne dis pas cela ! Qui sait si je suis bien guérie ? Jamais, sans doute, je ne guérirai complètement… C’est notre Louise qui, tout entière, sera libérée. Chez moi, je le sens, la tare est ineffaçable, je frissonnerai sans cesse de la crainte de retomber au rêve mystique… Et, si je rentre ici, si je me donne de nouveau, c’est pour me réfugier à ton cou et pour que tu achèves l’œuvre commencée. Garde-moi, achève-moi, tâche de faire que jamais plus rien ne nous sépare.

Ils s’étaient ressaisis d’une étreinte plus étroite, confondus en une seule personne. N’était-ce point sa grande œuvre ? reprendre la femme à l’Église, lui donner près de l’homme sa vraie place de mère et de compagne, car, seule, la femme libérée peut libérer l’homme. Son esclavage est le nôtre.

Brusquement, Louise, disparue depuis un instant, rouvrit la porte, ramenant avec elle Mlle Mazeline, essoufflée et souriante.

— Maman, il faut que mademoiselle soit aussi de notre joie. Si tu savais combien elle m’a aimée et comme elle a été bonne et utile ici !

Geneviève s’était avancée et avait tendrement embrassé l’institutrice.

— Je sais… Merci, mon amie, de tout ce que vous avez fait pour nous, pendant nos longs chagrins.

La bonne Mazeline riait, avec des larmes dans les yeux.

— Ah ! ne me remerciez donc pas, mon amie. C’est moi qui vous suis reconnaissante de tout le bonheur que vous me donnez aujourd’hui.

Salvan et Mignot, eux aussi, riaient maintenant. Des poignées de main furent encore échangées. Et, comme, au milieu des paroles hautes qui partaient toutes à la fois, Salvan renseignait l’institutrice sur le mouvement signé la veille, Geneviève eut un cri de joie :

— Eh quoi, nous retournons à Jonville, c’est bien vrai ? Ah ! Jonville, ce coin perdu et charmant où nous nous sommes tant aimés, où nous avons commencé à vivre, si heureux ! Et quel bon présage d’y retourner, d’y recommencer une existence de tendresse et de paix !… Maillebois m’inquiétait, Jonville est l’espoir certain.

Un nouveau courage, une infinie confiance en l’avenir soulevèrent Marc dans un élan superbe.

— L’amour est rentré chez nous, nous voilà désormais tout-puissants. Et le mensonge, l’iniquité, le crime ont beau triompher aujourd’hui, c’est à nous quand même que sera demain l’éternelle victoire.