Librairie de L. Hachette et Cie, (Œuvres VIII. Mémoires de Goethe, p. 1-186).
PREMIÈRE PARTIE.
Comme avant-propos du présent travail, qui en a peut-être besoin plus qu’un autre, je vais reproduire la lettre par laquelle un ami m’a déterminé à une entreprise toujours délicate.
« Nous possédons maintenant, cher ami, les douze volumes de vos œuvres poétiques, et, en les parcourant, nous trouvons du connu et de l’inconnu ; ce recueil fait même revivre bien des choses oubliées. On ne peut s’empêcher de regarder comme un tout ces douze volumes, que l’on a sous les yeux dans un même format, et l’on voudrait se tracer, d’après eux, une image de l’auteur et de son talent. Or, il ne faut pas nier que, si l’on considère l’ardeur avec laquelle il a commencé sa carrière littéraire, et le long temps qui s’est écoulé depuis, une douzaine de petits volumes ne doive sembler trop peu de chose. On ne saurait non plus se dissimuler, en considérant à part chaque ouvrage, que, le plus souvent, des occasions particulières les ont fait naître, et qu’ils reflètent aussi bien certains objets extérieurs que des degrés marquants de développement intérieur, tout comme on y voit prédominer certaines maximes, certaines convictions morales et esthétiques temporaires. Mais, en somme, ces productions restent toujours incohérentes ; souvent même on aurait peine à croire qu’elles soient émanées du même auteur.
« Cependant vos amis n’ont pas renoncé aux recherches, et, plus familiarisés avec votre manière de vivre et de penser, ils s’efforcent de deviner mainte énigme, de résoudre maint problème ; une ancienne affection et des relations qui datent de loin leur font même trouver quelque charme dans les difficultés qu’ils rencontrent. Cependant nous ne serions pas fâchés d’obtenir ça et là un secours que vous ne pouvez, ce me semble, refuser à notre amitié.
« Avant tout, nous vous demanderons de vouloir bien nous présenter dans un ordre chronologique vos poésies, qui sont rangées, dans la nouvelle édition, d’après certains rapports intimes, et de nous révéler, dans un enchaînement déterminé, les circonstances et les sentiments qui vous les ont inspirées, les exemples qui ont agi sur vous, enfin les principes théoriques que vous avez suivis. Si vous prenez cette peine pour quelques amis, il en résultera peut-être une chose utile et agréable pour un monde plus étendu. Un auteur, fût-il arrivé à la plus grande vieillesse, ne doit pas renoncer à l’avantage de s’entretenir, même de loin, avec les personnes qui se sont attachées à lui ; et, s’il n’est pas donné à chacun de se signaler encore, à un certain âge, par des productions inattendues et d’un effet puissant, à l’époque où les connaissances deviennent plus complètes, où l’on a de soi-même une conscience plus claire, ce lui serait une occupation très-propre à l’intéresser et à lui rendre une vie nouvelle, de reprendre comme sujet d’étude ses anciennes productions, et d’en faire un travail définitif, qui serait un nouveau moyen de culture pour les personnes formées autrefois avec l’artiste et par son influence. »
Ce vœu, exprimé d’une manière si amicale, éveilla immédiatement chez moi le désir de m’y conformer. Car, si, dans nos jeunes années, nous suivons avec ardeur notre propre voie, et si, pour ne pas être déroutés, nous repoussons avec impatience les demandes qu’on nous adresse, c’est, dans l’âge avancé, une chose infiniment heureuse pour nous, qu’en nous témoignant quelque intérêt, on veuille bien nous stimuler et nous décider amicalement à déployer une activité nouvelle. J’entrepris donc sur-le-champ le travail préalable de noter et de classer, selon les années, les grands et les petits poèmes de mes douze volumes. Je cherchai à me rappeler les temps et les circonstances qui les avaient fait naître. Mais la chose me fut bientôt plus difficile, parce que des notices et des explications détaillées devenaient nécessaires pour combler les lacunes dans ce qui était déjà publié ; car, d’abord, tous mes premiers essais me manquent, ainsi que bien des choses commencées et inachevées, et même la forme de plusieurs ouvrages achevés a complètement disparu, parce que je les ai entièrement remaniés et refondus dans la suite. En outre, j’avais encore à mentionner mes travaux dans les sciences et les autres arts, et ce que j’avais fait en particulier ou ce que j’avais publié, soit à moi seul, soit en société avec des amis, dans ces branches d’études en apparence étrangères.
Tous ces détails, je désirais les intercaler peu à peu, pour la satisfaction de mes bienveillants instigateurs ; mais ces efforts et ces méditations m’entraînaient toujours plus loin. En effet, comme je désirais satisfaire leur demande très-bien pesée, et que je m’efforçais d’exposer avec ordre les impulsions intérieures, les influences extérieures, les degrés que j’avais franchis dans la théorie et la pratique, je fus poussé, hors du cercle étroit de ma vie privée, dans le vaste monde ; les figures de cent personnages marquants, qui avaient exercé sur moi une action plus ou moins prochaine ou éloignée, se présentèrent devant mes yeux ; enfin, les immenses mouvements de la politique générale, qui ont eu sur moi, comme sur tous mes contemporains, la plus grande influence, appelaient mon attention d’une façon toute particulière ; car la tâche principale de la biographie est, semble-t-il, de décrire et de montrer l’homme dans ses relations avec l’époque, jusqu’à quel point l’ensemble le contrarie ou le favorise, quelles idées il se forme, en conséquence, sur le monde et l’humanité, et, s’il est artiste, poëte, écrivain, comment il les réfléchit. Mais cela exige une chose presque impossible, savoir, que l’homme connaisse et lui et son siècle ; lui, jusqu’à quel point il est resté le même dans toutes les circonstances ; le siècle, en tant qu’il nous entraîne avec lui bon gré mal gré, nous détermine et nous façonne, de telle sorte qu’on peut dire que tout homme, s’il fût né seulement dix ans plus tôt ou plus tard, aurait été tout autre qu’il n’est, pour ce qui regarde sa propre culture et l’action qu’il exerce au dehors.
C’est dans cette voie, c’est de méditations et de tentatives pareilles, de souvenirs et de réflexions semblables, que s’est formé le tableau qu’on présente ici, et c’est en partant du point de vue de son origine qu’on pourra le mieux en jouir, en profiter et en porter le jugement le plus équitable. Ce qu’il y a peut-être à dire encore, particulièrement sur la forme demi-poétique, demi-historique, l’occasion d’en parler se trouvera sans doute plus d’une fois dans le cours du récit.
Le 28 août 1749, au coup de midi, je vins au monde à Francfort-sur-le-Mein. La constellation était heureuse ; le soleil était dans le signe de la Vierge et à son point culminant pour ce jour-là ; Jupiter et Vénus le regardaient amicalement et Mercure sans hostilité ; Saturne et Mars demeuraient indifférents ; seulement la lune, qui venait d’entrer dans son plein, déployait d’autant plus le pouvoir de son reflet, que son heure planétaire avait commencé en même temps. Elle s’opposait donc à ma naissance, qui ne put s’accomplir avant que cette heure fût écoulée. Ces aspects favorables, que les astrologues surent me faire valoir très-haut dans la suite, peuvent bien avoir été la cause de ma conservation : car, par la maladresse de la sagefemme, je vins au monde comme mort, et il fallut des efforts multipliés pour me faire voir la lumière. Cette circonstance, qui avait jeté mes parents dans une grande angoisse, tourna cependant à l’avantage de mes concitoyens, car mon grand-père, Jean Wolfgang Textor[1], maire de la ville, en prit occasion de faire établir un accoucheur, et introduire ou renouveler une école d’accouchement, ce qui a pu profiter à plusieurs de ceux qui sont nés après moi.
Quand nous cherchons à nous rappeler ce qui nous est arrivé dans notre première enfance, nous sommes souvent exposés à confondre ce que d’autres personnes nous ont dit avec ce que nous devons réellement à notre expérience et à nos observations propres. Ainsi donc, sans entreprendre là-dessus une exacte recherche, qui d’ailleurs ne peut mener à rien, je me rappelle que nous habitions dans un vieux bâtiment, qui se composait proprement de deux maisons dont on avait percé les murs. Un escalier tournant conduisait à des chambres indépendantes, et des marches remédiaient à l’inégalité des étages. La place favorite des enfants (une sœur cadette et moi) était le spacieux vestibule d’en bas, qui avait, à côté de la porte, un grand treillis de bois, par lequel on communiquait avec la rue et le grand air. Cette sorte de cage, beaucoup de maisons en étaient pourvues. Les femmes s’y tenaient assises pour coudre et pour tricoter ; la cuisinière y épluchait la salade ; de là, les voisines jasaient entre elles ; et les rues y gagnaient, dans la belle saison, un aspect méridional. On se sentait libre, parce qu’on était familiarisé avec le public. Les enfants aussi entraient en liaison avec les voisins par ces galeries, et trois frères d’Ochsenstein, fils du maire défunt, lesquels demeuraient vis-à-vis, me prirent en grande affection, et s’occupaient de moi et me taquinaient de diverses façons. Mes parents racontaient toute sorte d’espiègleries auxquelles m’excitaient ces hommes, d’ailleurs sérieux et retirés. Je ne rapporterai qu’une de ces incartades. Il y avait eu un marché de poteries, et non-seulement on avait fourni pour quelque temps la cuisine de ces marchandises, mais on nous avait acheté, comme jouets, des ustensiles pareils en miniature. Par une belle après-midi, que tout était tranquille dans la maison, je m’amusais dans la galerie avec mes plats et mes pots, et, comme je ne savais plus quel plaisir y prendre, je jetai un de ces jouets dans la rue, et je trouvai plaisant de le voir si drôlement brisé. Les Ochsenstein, qui virent comme cela me divertissait, au point que, dans le transport de ma joie, je battais de mes petites mains, me crièrent : « Encore ! » Je n’hésitai pas, et vite un pot, et, comme ils ne cessaient de crier : « Encore ! » tous les petits plats, les petites poêles, les petits pots, furent lancés à la file sur le pavé. Mes voisins continuaient à me témoigner leur approbation, et j’étais extrêmement joyeux de leur procurer du plaisir. Mais ma provision était épuisée et ils criaient toujours : « Encore ! » Je courus donc tout droit à la cuisine, et je pris les assiettes de terre, qui, naturellement, offrirent, en se brisant, un spectacle bien plus drôle encore ; j’allais et venais ainsi, j’apportais les assiettes l’une après l’autre, selon que je pouvais les atteindre successivement sur le dressoir, et, comme ces messieurs ne se tenaient point pour satisfaits, je précipitai dans la même ruine toute la vaisselle que je pus traîner là. Quelqu’un vint, mais trop tard, pour m’arrêter et me défendre ce jeu. Le mal était fait, et, pour tant de poteries brisées, on eut du moins une histoire plaisante, qui fut surtout pour les malicieux instigateurs, et jusqu’à la fin de leur vie, un joyeux souvenir.
La mère de mon père, chez laquelle nous étions logés, vivait dans une grande chambre de derrière qui touchait au vestibule, et nous avions coutume d’étendre nos jeux jusqu’à son fauteuil et même, quand elle était malade, jusqu’à son lit. Je me souviens d’elle à peu près comme d’une ombre, comme d’une belle femme, maigre, toujours proprement vêtue de blanc. Elle est restée dans ma mémoire comme une personne douce, amicale et bienveillante.
Nous avions entendu nommer la rue où se trouvait notre maison Hirschgraben (la Fosse aux cerfs), et nous demandâmes qu’on nous expliquât ce nom. On nous raconta que notre maison était bâtie sur un emplacement qui avait été en dehors de la ville, et qu’à la place où se trouvait maintenant la rue, il y avait autrefois une fosse où l’on nourrissait un certain nombre de cerfs. Ces animaux y étaient gardés et nourris, parce que, selon un ancien usage, tous les ans, le sénat mangeait en public un cerf, que l’on avait donc toujours sous la main, dans la fosse, pour ce jour de fête, lors même qu’au dehors princes et chevaliers gênaient et troublaient la ville dans ses droits de chasse, ou même qu’elle était bloquée ou assiégée par les ennemis. Cela nous plaisait fort, et nous aurions voulu qu’on pût voir encore de nos jours une varenne privée comme celle-là.
Le derrière de la maison avait, surtout de l’étage supérieur, une vue très-agréable sur une étendue presque illimitée de jardins du voisinage, qui allaient jusqu’aux murs de la ville. Mais malheureusement la transformation en jardins particuliers de la place communale, qui se trouvait là jadis, avait beaucoup nui à notre maison et à quelques autres, situées vers l’angle de la rue, parce que les maisons du Rossmarkt (marché aux chevaux) s’étaient approprié de vastes arrière-bâtiments et de grands jardins, tandis qu’un mur assez élevé, qui fermait notre cour, nous isolait de ces paradis si voisins de nous.
Au deuxième étage, se trouvait une chambre qu’on appelait la chambre-jardin, parce qu’au moyen de quelques plantes qu’on y cultivait devant la fenêtre, on avait cherché à compenser le défaut d’un jardin. Quand je devins plus grand, ce fut là ma retraite la plus chère, non pas triste, à la vérité, mais faite pour la rêverie. Par-dessus ces jardins, les murs de la ville et les remparts, on voyait une plaine belle et fertile, celle qui s’étend vers Hœchst. En été, c’était là d’ordinaire que j’apprenais mes leçons, que j’attendais les orages, et je ne pouvais assez contempler le soleil couchant, auquel les fenêtres faisaient face. Mais, comme je voyais en même temps les voisins se promener dans leurs jardins et cultiver leurs fleurs, les enfants jouer, les sociétés se divertir ; comme j’entendais rouler les boules et les quilles tomber, cela réveilla de bonne heure en moi le sentiment de la solitude et d’une rêveuse langueur qui en est la conséquence, sentiment qui, répondant aux dispositions sérieuses et aux pressentiments que la nature avait mis en moi, manifesta bientôt son influence, plus visible encore dans la suite.
Notre vieille maison, avec ses recoins, ses nombreuses places sombres, était d’ailleurs faite pour éveiller le frisson et la peur dans des cœurs enfantins. Malheureusement on se faisait encore un principe d’éducation d’ôter de bonne heure aux enfants toute crainte du mystérieux et de l’invisible, et de les accoutumer aux objets effrayants. Il nous fallait donc coucher seuls, et, quand nous ne pouvions nous y résoudre, et que nous sortions du lit doucement pour chercher la compagnie des valets et des servantes, notre père, mettant sa robe de chambre à l’envers, et, par conséquent, assez déguisé pour nous, se plaçait sur notre passage, et nous faisait retourner dans nos lits, tout effrayés. Chacun se représente le mauvais effet qui en résultait. Comment se délivrera-t-il de la peur, celui qu’on resserre entre deux épouvantes ? Ma mère, toujours gaie et sereine, et qui désirait qu’on le fût comme elle, trouva une meilleure méthode : elle sut atteindre son but par des récompenses. C’était la saison des pêches ; elle nous en promit une large distribution pour le matin, quand nous aurions surmonté notre peur pendant la nuit. Cela réussit et, de part et d’autre, on fut content.
Dans l’intérieur de la maison, ce qui attirait surtout mes regards, c’était une suite de vues de Rome, dont mon père avait décoré une antichambre. Elles avaient été gravées par quelques habiles prédécesseurs de Piranèse, qui entendaient bien l’architecture et la perspective, et dont le burin est très-net et très-estimable. Là je voyais tous les jours la place du Peuple, le Colisée, la place de Saint-Pierre, l’église de Saint-Pierre, par dehors et par dedans, le château Saint-Ange et plusieurs autres monuments. Ces images se gravèrent profondément dans ma mémoire, et mon père, d’ailleurs très-laconique, avait pourtant quelquefois la complaisance de nous décrire ces objets. Sa prédilection pour la langue italienne et pour tout ce qui se rapporte à l’Italie était très-prononcée. Il nous montrait aussi quelquefois une petite collection de marbres et d’objets d’histoire naturelle, qu’il avait rapportée d’Italie, et consacrait une grande partie de son temps à la relation de son voyage, écrite en italien, qu’il rédigeait et copiait par cahiers de sa propre main, avec une soigneuse lenteur. Un maître de langue italienne, joyeux vieillard, nommé Giovinazzi, l’aidait dans ce travail. Cet homme ne chantait pas mal, et ma mère devait se prêter à l’accompagner journellement et à s’accompagner elle-même sur le clavecin. Ainsi Solitario besco ombroso me devint bientôt familier ; je le sus par cœur avant de le comprendre.
En général, mon père aimait à enseigner, et, vivant éloigné des affaires, il se plaisait à transmettre à d’autres son savoir et ses aptitudes. C’est ainsi que, dans les premières années de leur mariage, il astreignit ma mère à cultiver son écriture, comme à jouer du clavecin et à chanter, ce qui l’obligea aussi d’acquérir quelque connaissance et une légère pratique de la langue italienne.
Nous passions d’ordinaire nos heures de récréation chez notre grand’mère, dont la chambre spacieuse nous offrait assez de place pour nos jeux. Elle savait nous occuper de mille bagatelles, et nous régaler de mille friandises. Mais, dans une veille de Noël, elle mit le comble à ses largesses en nous donnant un spectacle de marionnettes, et, par là, elle créa dans la vieille maison un monde nouveau. Ce spectacle inattendu captiva puissamment les jeunes esprits ; il fit particulièrement sur le petit garçon une impression très-forte, qui se lit plus tard sentir dans une grande et durable activité.
Le petit théâtre, avec ses personnages muets, qu’on s’était borné d’abord à nous montrer, mais qu’on nous remit plus tard, pour nous exercer nous-mêmes et pour l’animer par nos conceptions dramatiques, dut avoir pour nous d’autant plus de prix, qu’il fut le dernier legs de notre bonne grand’mère, que les progrès de la maladie dérobèrent d’abord à nos yeux, et que la mort nous arracha ensuite pour toujours. Ce fut pour la famille un événement d’une grande importance, qui amena un changement complet dans notre situation.
Aussi longtemps que notre grand’mère avait vécu, mon père s’était abstenu de rien changer ou renouveler dans la maison ; mais on savait bien qu’il projetait une grande construction, qui, en effet, fut entreprise sur-le-champ. À Francfort, comme dans beaucoup de vieilles cités, pour gagner de la place, dans la construction des maisons de bois, on s’était permis de bâtir en saillie, non-seulement le premier étage, mais aussi les étages supérieurs, ce qui donnait, particulièrement aux rues étroites, quelque chose de triste et de sombre. Enfin une loi fut rendue, qui portait que celui qui bâtissait de fond en comble une maison neuve, ne pouvait construire en saillie sur les fondements que le premier étage, et devrait élever les autres d’aplomb. Mon père, pour ne pas abandonner l’espace saillant du deuxième étage, peu soucieux de l’apparence architecturale, et ne cherchant qu’une bonne et commode distribution intérieure, eut recours, comme bien d’autres avant lui, à l’expédient d’étançonner les parties supérieures de la maison, et de les enlever l’une après l’autre de bas en haut, puis d’intercaler les constructions nouvelles, en sorte que, sans qu’il restât, pour ainsi dire, aucun vestige des anciennes, la construction, toute nouvelle, pouvait passer encore pour une réparation. Or, la démolition et la bâtisse devant s’exécuter graduellement, mon père avait résolu de ne pas quitter la maison, afin d’exercer d’autant mieux la surveillance et de pouvoir donner les directions ; car il entendait fort bien l’art de bâtir. Cependant il ne voulut pas non plus éloigner sa famille. Cette nouvelle époque parut aux enfants étrange et surprenante. Ces chambres, dans lesquelles on les avait tenus souvent assez à l’étroit et fatigués de leçons et d’études peu récréatives ; ces corridors, dans lesquels ils avaient joué ; ces cloisons, pour la propreté et l’entretien desquelles on avait pris auparavant tant de soins : les voir tomber sous le pic du maçon, sous la hache du charpentier, et tomber de bas en haut ; et cependant flotter au-dessus, comme dans l’air, sur des poutres étayées ; se trouver en outre assujetti constamment à une certaine leçon, à un travail déterminé : tout cela produisit dans les jeunes têtes un trouble qui ne s’apaisa pas aisément. Cependant l’incommodité fut moins sentie par les enfants, parce qu’on laissait à leurs jeux un peu plus d’espace et, souvent, l’occasion de se balancer sur les poutres et de courir sur les planches.
Notre père poursuivit d’abord son dessein obstinément ; mais enfin, quand une partie du toit fut enlevée, et qu’en dépit de toutes les toiles cirées tendues sur nos têtes, la pluie arriva jusque dans nos lits, il prit, mais à contre-cœur, la résolution de remettre pour quelque temps ses enfants à de bienveillants amis, qui avaient déjà offert leurs services, et nous envoya dans une école publique. Ce passage avait ses désagréments : des enfants gardés jusqu’alors à la maison, accoutumés à la propreté, à la bienséance, quoique sous un régime sévère, jetés une fois dans une masse grossière de jeunes êtres, eurent tout à coup mille choses à souffrir de la vulgarité, de la méchanceté, même de la bassesse, parce qu’ils manquaient totalement des armes et des moyens nécessaires pour s’en défendre.
Ce fut, à vrai dire, vers ce temps-là que je commençai à observer ma ville natale, car je la parcourus peu à peu, toujours plus librement, tantôt seul, tantôt avec de joyeux camarades. Pour communiquer, dans une certaine mesure, l’impression que firent sur moi ces graves et nobles alentours, il faut que je présente, par anticipation, la description de mon lieu natal, tel qu’il se développa successivement devant moi dans ses différentes parties. Ma promenade favorite était le grand pont du Mein. Sa longueur, sa solidité, sa bonne apparence, en faisaient une construction remarquable ; c’est aussi, peu s’en faut, le seul monument ancien de cette prévoyance à laquelle l’autorité civile est obligée envers les citoyens. La belle rivière attirait mes regards en amont et en aval ; et, quand le coq doré qui surmontait la croix du pont brillait aux rayons du soleil, cela faisait toujours sur moi une agréable impression. De là notre promenade se dirigeait d’ordinaire à travers Sachsenhausen[2], et, pour un creutzer, nous avions le plaisir du passage. On se retrouvait alors en deçà du Mein ; on allait visiter le marché aux vins ; nous admirions le mécanisme des grues, lorsqu’on déchargeait des marchandises ; mais, ce qui nous amusait surtout, c’était l’arrivée des bateaux du marché, d’où l’on voyait descendre des figures si diverses et parfois si étranges. Rentrait-on dans la ville, on ne manquait pas de saluer avec respect le Saalhof, qui du moins occupait la place présumée du Bourg de Charlemagne et de ses successeurs. On se perdait volontiers dans la vieille cité industrielle, et, surtout le jour du marché, dans la cohue qui se pressait autour de l’église de Saint-Barthélémy. C’est là que, dès les temps les plus anciens, se pressait confusément la foule des vendeurs et des acheteurs, et cette prise de possession a rendu plus tard difficile l’établissement d’une place spacieuse et riante. Les boutiques du Pfarreisen étaient fort intéressantes pour des enfants, et nous y avons porté bien des batzen, pour nous procurer des figures d’animaux enluminées et dorées. Mais il était rare qu’on prit fantaisie de fendre la presse à travers la place du Marché, resserrée, encombrée et malpropre. Je me souviens aussi que je passais bien vite, avec horreur, devant les boucheries étroites et laides qui y touchaient. Cela faisait trouver le Rœmerberg un promenoir bien plus agréable. Le chemin pour se rendre à la ville neuve par le Neue Kraem était toujours récréatif et charmant ; seulement nous étions fâchés qu’il n’y eût pas à côté de Notre-Dame une rue pour mener à la Zeile, et qu’il nous fallût toujours faire un grand détour par la Hasengasse ou la porte Sainte-Catherine. Mais, ce qui attirait le plus l’attention de l’enfant, c’étaient les nombreuses petites villes enfermées dans la ville, les forteresses dans la forteresse, c’est-à-dire les cloîtres entourés de murs et les espaces plus ou moins fortifiés qui restaient encore des siècles passés : ainsi la cour de Nuremberg, le Compostell, le Braunfels, le manoir des seigneurs de Stallbourg et bien d’autres forteresses, converties dans les temps modernes en habitations et en fabriques. Francfort n’offrait alors aucune œuvre architecturale d’un caractère élevé ; tout rappelait une époque, dès longtemps écoulée, où la ville et la contrée étaient remplies d’alarmes. Des portes et des tours, qui marquaient les limites de l’ancienne ville ; plus loin, des portes encore, des tours, des murs, des ponts, des remparts, des fossés, qui entouraient la ville neuve ; tout disait encore trop clairement que la nécessité de procurer, en des temps de troubles, la sûreté à la commune avait provoqué ces établissements ; que les places, les rues, même nouvelles, qu’on avait construites plus belles et plus larges, devaient toutes leur origine au caprice, au hasard seulement, et non à une pensée ordonnatrice. Il se développa chez l’enfant un certain goût pour les choses anciennes, qui fut nourri et favorisé par de vieilles chroniques, des gravures sur bois, comme, par exemple, celles de Grave sur le siège de Francfort. L’enfant parut trouver aussi du plaisir à prendre sur le fait, dans leur diversité et leur naïveté, les conditions humaines, sans avoir d’ailleurs égard à l’intérêt ou à la beauté. Ainsi, c’était une de nos promenades favorites, que nous avions soin de nous procurer une ou deux fois chaque année, de faire, à l’intérieur, le tour des murs de la ville. Les jardins, les cours, les bâtiments de derrière, s’étendent jusqu’au mur d’enceinte ; on voit des milliers de personnes dans leurs petites occupations domestiques, secrètes, cachées. Depuis le jardin de luxe et de parade du riche jusqu’au jardin fruitier du bourgeois qui songe à l’utile ; de là, aux fabriques, aux blanchisseries et aux établissements pareils, enfin même au champ du repos (car un petit univers était renfermé dans l’enceinte de la ville) : on passait devant le spectacle plus varié, le plus singulier, qui changeait à chaque pas, et dont notre curiosité enfantine ne pouvait assez se divertir. Car, en vérité, quand le Diable boiteux, si connu, enleva nuitamment pour son ami les toits des maisons de Madrid, à peine fit-il en sa faveur plus qu’on ne faisait ici devant nous en plein air, à la clarté du soleil. Les clefs dont il fallait se servir dans ce trajet, pour franchir les tours, les escaliers et les poternes, étaient dans les mains des inspecteurs de l’arsenal, et nous ne manquions pas de faire mille caresses aux subalternes.
La maison de ville, nommée le Rœmer, était encore plus intéressante pour nous, et, dans un autre sens, plus instructive. Nous aimions beaucoup à nous perdre dans ses salles basses en forme de voûtes. Nous nous faisions ouvrir la salle, grande et fort simple, des séances du conseil. Lambrissés jusqu’à une certaine hauteur, les murs étaient d’ailleurs blancs comme la voûte, et le tout sans aucune trace de peinture ou de sculpture. Seulement le mur du milieu, vers le haut, portait cette courte inscription :
Le dire de l’un
N’est le dire d’aucun :
L’équité demande
Que les deux on entende.
Selon l’antique usage, des bancs, pour les membres du conseil, étaient adossés au lambris autour de la salle, et élevés d’une marche au-dessus du plancher. Cela nous fit comprendre aisément pourquoi la hiérarchie de notre sénat était réglée par bancs. Depuis la porte, à main gauche, jusqu’à l’angle vis-à-vis, comme occupant le premier banc, étaient assis les échevins ; dans l’angle même, le maire, le seul qui eût devant lui une petite table ; à sa gauche, jusqu’aux fenêtres, siégeaient les seigneurs du deuxième banc ; le long des fenêtres, régnait le troisième, où les artisans prenaient place. Au milieu de la salle, était une table pour le secrétaire.
Une fois que nous étions dans le Rœmer, nous savions bien nous mêler dans la foule aux audiences du bourgmestre. Mais nous trouvions plus d’attraits à tout ce qui concernait l’élection et le couronnement des empereurs. Nous savions gagner les porte-clefs, pour obtenir la permission de monter l’escalier des empereurs, qui était neuf, bien éclairé, peint à fresque et, d’ordinaire, fermé par une grille. La salle d’élection, avec ses tapis de pourpre, ses moulures dorées, aux capricieux enroulements, nous inspirait le respect. Les dessus de porte, où de petits enfants, des génies, revêtus des ornements impériaux, et chargés des insignes de l’Empire, jouent une scène fort bizarre, fixaient vivement notre attention, et nous espérions bien voir aussi de nos yeux un couronnement. On avait bien de la peine à nous arracher de la grande salle des Empereurs, quand une fois nous avions eu le bonheur d’y pénétrer, et nous tenions pour notre meilleur ami celui qui en présence des portraits en buste des empereurs, qu’on avait peints autour de la salle, à une certaine hauteur, voulait bien nous raconter quelques traits de leur vie.
Nous apprîmes bien des fables sur Charlemagne ; mais l’intérêt historique ne commençait pour nous qu’avec Rodolphe de Habsbourg, qui, par son énergie, avait mis fin à de si grands désordres. Charles IV attirait aussi notre attention. On nous avait déjà conté la bulle d’or, l’ordonnance criminelle, et comme quoi il ne fit pas expier aux bourgeois de Francfort leur attachement à son noble compétiteur, Gonthier de Schwarzbourg. On nous disait, à la gloire de Maximilien, que c’était un prince rempli d’humanité, ami des bourgeois, et qu’on avait prophétisé de lui qu’il serait le dernier empereur d’une maison allemande, ce qui s’est malheureusement réalisé, puisque, après sa mort, le choix n’avait balancé qu’entre le roi d’Espagne Charles V et le roi de France François Ier. On ajoutait avec circonspection qu’il circulait maintenant une prédiction ou plutôt un pressentiment pareil, car chacun pouvait voir de ses yeux qu’il ne restait plus de place que pour le portrait d’un seul empereur, circonstance qui, tout accidentelle qu’elle paraissait, remplissait d’inquiétude les patriotes.
Quand une fois nous faisions ainsi notre tournée, nous ne manquions pas non plus de nous rendre à la cathédrale et d’y visiter le tombeau de ce brave Gonthier, estimé de ses amis et de ses ennemis. La remarquable pierre qui couvrait autrefois ce tombeau est dressée dans le chœur. La porte qui se trouve tout à côté, et qui mène dans le conclave, resta longtemps fermée pour nous ; enfin nous fîmes si bien que l’autorité supérieure nous ouvrit l’entrée d’un lieu si remarquable. Mais nous aurions mieux fait de nous le figurer, comme jusqu’alors, en imagination. Cette salle, si mémorable dans l’histoire d’Allemagne, où les plus puissants princes avaient coutume de se rassembler pour un acte d’une si grande importance, nous ne la trouvâmes point décorée dignement, et de plus elle était défigurée par des poutres, des perches, des échafaudages et d’autres charpentes, qu’on avait voulu mettre de côté. En revanche, nos imaginations furent animées et nos cœurs exaltés, quand nous obtînmes, peu de temps après, la permission d’assister, dans l’hôtel de ville, à l’exhibition qui fut faite de la bulle d’or à quelques étrangers de distinction. L’enfant écoutait ensuite, avec une vive curiosité, ce que ses parents, ainsi que de vieux cousins et de vieilles connaissances, lui contaient et lui répétaient volontiers, les histoires des derniers couronnements, qui s’étaient suivis de près : car il n’y avait à Francfort personne d’un certain âge qui ne considérât ces deux événements et ce qui les accompagna comme le point culminant de sa vie. Aussi splendide qu’avait été le couronnement de Charles VII, à l’occasion duquel l’ambassadeur français avait surtout donné avec goût et à grands frais des fêtes magnifiques, aussi tristes avaient été les suites pour ce bon empereur, qui ne put conserver sa résidence de Munich, et dut en quelque sorte implorer l’hospitalité de ses villes impériales.
Si le couronnement de François Ier ne fut pas d’une magnificence aussi surprenante que le précédent, il fut pourtant illustré par la présence de l’impératrice Marie-Thérèse, dont la beauté paraît avoir produit une aussi vive impression sur les hommes que la noble et belle taille et les yeux bleus de Charles VII sur les femmes. Les deux sexes s’efforçaient du moins à l’envi de donner à l’enfant, qui était tout oreilles, une idée extrêmement avantageuse de ces deux personnes. On faisait toutes ces descriptions et ces récits d’un cœur joyeux et tranquille, car la paix d’Aix-la-Chapelle avait mis fin pour le moment à toute querelle ; et, comme de ces solennités, on parlait tranquillement des guerres passées, de la bataille de Dettingen et des événements les plus mémorables des années qui venaient de s’écouler ; tout ce qui s’était passé de grave et de dangereux semblait, comme c’est l’ordinaire après une paix conclue, n’être arrivé que pour servir d’entretien à des gens heureux et tranquilles.
À peine avait-on vécu six mois dans ces préoccupations patriotiques, que revinrent les foires, qui excitaient toujours dans les esprits enfantins une incroyable fermentation. Une ville nouvelle, qui surgissait dans l’autre en peu de temps par la construction d’innombrables boutiques, l’agitation et la presse, le déchargement et le déballage des marchandises, éveillèrent chez l’enfant, dès qu’il put se connaître, une vive et indomptable curiosité, ainsi qu’un désir illimité de possession, qu’avec le progrès des années, le petit garçon cherchait à satisfaire, tantôt d’une façon, tantôt d’une autre, selon que l’état de sa petite bourse le permettait. Mais en même temps il se formait l’idée de tout ce que le monde produit, de ses besoins et des échanges que font entre eux les habitants de ses diverses contrées.
Ces grandes époques, qui revenaient au printemps et en automne, étaient annoncées par de singulières solennités, qui paraissaient d’autant plus respectables qu’elles offraient une vive image des anciens temps et de ce qui en était parvenu jusqu’à nous. Le jour du convoi, tout le peuple était sur pied ; il se rendait en foule à la Fahrgasse, au pont et jusqu’au delà de Sachsenhausen ; toutes les fenêtres étaient occupées, sans qu’il se passât de tout le jour quelque chose de particulier ; la foule semblait n’être là que pour se presser et les spectateurs pour se regarder les uns les autres : car le grand événement ne se passait qu’à la nuit tombante, et de manière à exercer la foi plus qu’à frapper la vue.
Jadis, en effet, dans ces temps d’alarmes, où chacun, selon son bon plaisir, commettait l’injustice ou soutenait le bon droit, les marchands qui se rendaient aux foires étaient vexés et tourmentés par des brigands de race noble ou roturière, en sorte que les princes et les cités puissantes faisaient escorter les leurs à main armée jusqu’à Francfort. Mais les habitants de la ville impériale ne voulaient souffrir aucun empiétement sur eux-mêmes et sur leur territoire ; ils marchaient à la rencontre des arrivants : là il s’élevait quelquefois des débats pour savoir jusqu’où l’escorte pourrait s’avancer, ou s’il lui serait permis d’entrer même dans la ville. Or, comme les choses se passaient ainsi, non-seulement dans les affaires de commerce et de foire, mais aussi quand de grands personnages s’approchaient, en temps de guerre et de paix, surtout aux époques des élections ; et comme on en venait souvent aux voies de fait, aussitôt qu’une escorte, qu’on ne voulait pas souffrir dans la ville, prétendait en forcer l’entrée avec son maître, on était dès lors entré là-dessus dans bien des négociations, on avait conclu de nombreux compromis, mais toujours avec des réserves mutuelles, et l’on ne renonçait pas à l’espérance de terminer une bonne fois un différend qui durait depuis des siècles, toute l’institution au sujet de laquelle on l’avait soutenu si longtemps, et souvent avec beaucoup de violence, pouvant être considérée comme à peu près inutile ou du moins comme superflue.
Cependant la cavalerie bourgeoise, répartie en plusieurs escadrons, les chefs en tête, sortait ces jours-là par différentes portes, et trouvait à une certaine place quelques houssards ou reîtres des États de l’Empire ayant le droit d’escorte. Ces hommes étaient, ainsi que leurs chefs, bien reçus et bien traités. La troupe tardait jusque vers le soir, et puis, à peine aperçue de la foule qui l’attendait, elle entrait alors dans la ville, plus d’un cavalier bourgeois pouvant à peine tenir sa monture et se tenir lui-même à cheval. Les cortèges les plus considérables entraient par la porte du pont, et c’est là que la presse était toujours la plus forte. Enfin, au dernier moment, avec la nuit tombante, arrivait la diligence de Nuremberg, escortée de la même façon, et le bruit populaire était que, selon l’usage traditionnel, il devait toujours s’y trouver une vieille femme ; c’est pourquoi les polissons des rues avaient coutume de pousser des cris assourdissants à l’arrivée de la voiture, bien qu’il fût devenu absolument impossible de distinguer les voyageurs qui s’y trouvaient. C’était une chose incroyable et vraiment étourdissante que la presse de la multitude qui, dans ce moment, se ruait par la porte du pont à la suite de la voiture : aussi les maisons voisines étaient-elles particulièrement recherchées des spectateurs.
Une autre solennité, bien plus singulière encore, qui mettait en plein jour le public en mouvement, était l’Audience des musiciens. Cette cérémonie rappelait les temps reculés où d’importantes villes de commerce cherchaient à obtenir l’abolition ou du moins l’allégement des péages, qui augmentaient dans la même proportion que le commerce et l’industrie. L’empereur, qui avait besoin d’elles, accordait cette exemption quand la chose dépendait de lui, mais, d’ordinaire, pour une année seulement, et il fallait qu’elle fût renouvelée tous les ans. La chose avait lieu au moyen de dons symboliques offerts, avant l’ouverture de la foire de Saint-Barthélémy, au maire impérial, qui pouvait fort bien être aussi intendant général des péages, et, pour satisfaire au décorum, on attendait que le maire fût en séance avec les échevins. Plus tard, lorsqu’il cessa d’être nommé par l’empereur, et qu’il fut élu par la ville elle-même, il conserva néanmoins ces privilèges ; et les exemptions des villes, aussi bien que les cérémonies par lesquelles les députés de Worms, de Nuremberg et du vieux Bamberg reconnaissaient cette antique faveur, avaient subsisté jusqu’à nos jours. La veille de la nativité de Marie, un jour d’audience publique était annoncé. Dans la grande-salle des empereurs, et dans un espace entouré de barrières, étaient assis sur des sièges élevés les échevins, et, au milieu d’eux, le maire, un degré plus haut ; les procureurs fondés de pouvoir des parties, en bas, à droite. Le greffier commence à lire à haute voix les sentences importantes réservées pour ce jour ; les procureurs demandent copie, ils interjettent appel ou font tout ce qu’ils trouvent d’ailleurs nécessaire.
Tout à coup une musique étrange annonce en quelque sorte l’arrivée des siècles passés. Ce sont trois musiciens, dont l’un joue du chalumeau, l’autre de la basse et le troisième du basson ou du hautbois. Ils portent des manteaux bleus bordés d’or, leur musique attachée aux manches, et ils ont la tête couverte. C’est ainsi qu’à dix heures précises ils sont partis de leur auberge, suivis des députés et de leur escorte, à la vue des habitants et des étrangers surpris, et ils entrent comme cela dans la salle. Les actes juridiques sont suspendus ; les musiciens et l’escorte restent en dehors des barrières ; le député entre dans l’enceinte, et se présente devant le maire. Les offrandes symboliques, qui devaient être parfaitement conformes à l’ancien usage, consistaient d’ordinaire en marchandises, objet principal du commerce de la ville qui offrait les dons. Le poivre était comme le représentant de toutes les marchandises, c’est pourquoi le député présentait un bocal en bois, élégamment tourné, rempli de poivre. Sur le bocal était posée une paire de gants merveilleusement tailladés, piqués et façonnés avec de la soie, comme signe d’une faveur accordée et acceptée. Ce symbole, l’empereur lui-même s’en servait dans certains cas. À côté on voyait une baguette blanche, qui ne devait guère manquer autrefois dans les actes législatifs et juridiques. On ajoutait encore quelques petites pièces d’argent, et la ville de Worms présentait un vieux chapeau de feutre, qu’elle rachetait toujours, en sorte qu’il avait été bien des années témoin de ces cérémonies. Après que le député avait prononcé sa harangue, offert le présent, reçu du maire l’assurance que la faveur était maintenue, il sortait de l’espace fermé, les musiciens jouaient, le cortège s’en allait comme il était venu ; le tribunal continuait ses affaires jusqu’à ce qu’on introduisît le deuxième et enfin le troisième député, car ils ne venaient qu’à certains intervalles, l’un après l’autre, soit pour que le plaisir du public durât plus longtemps, soit parce qu’ils étaient toujours amenés par ces mêmes virtuoses du vieux temps, que la ville de Nuremberg s’était chargée d’entretenir pour elle comme pour les autres cités privilégiées, et de produire tous les ans.
Cette fête avait pour nous un intérêt particulier, parce que nous n’étions pas médiocrement flattés de voir notre grand-père occuper une place si honorable, et que d’ordinaire nous lui faisions le même jour une respectueuse visite, pour attraper, après que la grand’mère avait versé le poivre dans sa boîte aux épices, un gobelet et une baguette, une paire de gants ou un vieux raeder-albus[3]. On ne pouvait se faire expliquer ces cérémonies symboliques, qui faisaient renaître comme par magie les temps anciens, sans être ramené dans les siècles passés, sans s’informer des mœurs, des usages et des idées de nos ancêtres, que ces députés, ces musiciens ressuscites, et même ces dons, que nous pouvions palper et posséder, faisaient revivre si étrangement devant nous.
Ces vénérables solennités étaient suivies, dans la belle saison, d’autres fêtes, plus amusantes pour les enfants, qui se célébraient hors de la ville et en plein air. Sur la rive droite du Mein, en aval, à une demi-lieue environ de la porte, jaillit une source sulfureuse, à la riante bordure, entourée d’antiques tilleuls. Non loin de là se trouve là Cour des bonnes gens, ancien hôpital, qu’on avait bâti à cause de cette source. Dans les pâturages communs des environs, on rassemblait, un certain jour de l’année, les troupeaux de gros bétail du voisinage, et les bergers et leurs bergères célébraient une fête champêtre avec des chants et des danses et diverses réjouissances parfois licencieuses. De l’autre côté de la ville, était encore une pareille place communale, mais plus grande, ornée également de fontaines et de tilleuls encore plus beaux. On y conduisait à la Pentecôte les troupeaux de moutons, et, en même temps, on sortait de leurs murailles et l’on menait au grand air les pauvres orphelins étiolés : car c’est plus tard seulement qu’on devait s’aviser que ces créatures délaissées, qui seront un jour obligées de se tirer d’affaire dans le monde, doivent être mises de bonne heure en rapport avec lui au lieu d’être réélues tristement ; qu’il vaut mieux les accoutumer d’abord au service et au support, et qu’on a tout sujet de fortifier leur physique, aussi bien que leur moral, dès la plus tendre enfance. Les nourrices et les servantes, toujours disposées à se ménager une promenade, ne manquaient pas de nous porter et de nous mener dans ces endroits dès notre âge le plus tendre, si bien que ces fêtes champêtres sont au nombre de mes plus anciens souvenirs.
Cependant la maison avait été achevée, et en assez peu de temps, parce qu’on avait tout combiné et préparé soigneusement, et qu’on avait mis en réserve les fonds nécessaires. Nous étions de nouveau réunis et nous éprouvions un sentiment de bien-être : car un plan bien raisonné, une fois qu’il est exécuté, fait oublier tout ce que les moyens de parvenir à ce but ont pu avoir d’incommode. La maison était assez spacieuse pour une habitation particulière, tout à fait claire et gaie ; l’escalier était dégagé, les antichambres agréables, et, de plusieurs fenêtres, on jouissait commodément de la vue sur les jardins. Les constructions intérieures et ce qui regarde l’achèvement et la décoration furent exécutés peu à peu, et servirent à la fois d’occupation et d’amusement. On commença par mettre en ordre la bibliothèque de mon père. Les livres les meilleurs, à reliure ou demi-reliure en veau, décorèrent les murs de son cabinet de travail et d’étude. Il possédait de belles éditions hollandaises des auteurs latins, que, pour la symétrie, il cherchait à se procurer toutes in-quarto ; puis beaucoup de choses qui avaient rapport aux antiquités romaines et à la jurisprudence élégante. Les plus excellents poètes italiens n’y manquaient pas, et mon père montrait pour le Tasse une grande prédilection. Là se trouvaient aussi les relations de voyage les meilleures et les plus récentes, et il se faisait lui-même un plaisir de corriger et de compléter Keyssler et Nemeitz. Il avait aussi sur ses rayons les secours les plus nécessaires, les dictionnaires de différentes langues, les lexiques des arts et métiers, en sorte qu’on pouvait consulter à volonté. Ajoutez à cela bien d’autres ouvrages utiles ou agréables.
L’autre moitié de cette bibliothèque, proprement reliée en parchemin, avec des titres d’une très-belle écriture, fut établie dans une mansarde particulière. Mon père veillait avec beaucoup d’ordre et de suite à se procurer toujours de nouveaux livres et à prendre les soins qu’exigeaient la reliure et le classement. Les savantes annonces qui attribuaient à tel ou tel ouvrage des mérites particuliers avaient sur lui une grande influence. Sa collection de dissertations juridiques s’augmentait chaque année de quelques volumes.
Ensuite les tableaux, auparavant dispersés dans la vieille maison, décorèrent avec symétrie les murs d’une chambre agréable à côté du cabinet d’étude, tous avec des cadres noirs, ornés de baguettes dorées. Mon père avait une maxime, qu’il répétait souvent et même avec passion, c’est qu’on doit faire travailler les peintres vivants, et dépenser moins pour les morts, dans l’appréciation desquels il se glisse beaucoup de préjugés. À son avis, il en était des tableaux absolument comme des vins du Rhin, auxquels l’âge donne, il est vrai, un mérite particulier, mais que chaque année nouvelle peut produire aussi excellents que les précédentes ; il disait qu’après un certain temps le vin nouveau devenait aussi du vin vieux, tout aussi précieux et peut-être encore plus exquis. Il se confirmait surtout dans cette idée par l’observation que beaucoup d’anciens tableaux semblent acquérir un grand prix pour les amateurs, par cela seul qu’ils sont devenus plus bruns et plus sombres, et que l’on vantait souvent le ton harmonieux de ces tableaux. Mon père soutenait au contraire qu’il était bien assuré que les peintures nouvelles deviendraient noires aussi ; mais, qu’elles dussent précisément y gagner, c’est ce qu’il ne voulait pas accorder.
Selon ces principes, il occupa durant plusieurs années tous les artistes de Francfort : le peintre Hirth, qui savait très-bien peupler de bétail les forêts de chênes et de hêtres et tout ce qu’on appelle paysages ; Trautmann, qui avait pris Rembrandt pour modèle, et qui réussissait fort bien dans les intérieurs éclairés et les reflets, non moins que dans la peinture d’incendies d’un grand effet, si bien qu’un jour on lui demanda un pendant pour un tableau de Rembrandt ; Schutz, qui, à la manière de Sachtleeven, traitait soigneusement les contrées du Rhin ; Junker, qui, à la suite des Néerlandais, rendait avec une grande pureté les fleurs, les fruits, la vie intime et les travaux paisibles. Mais notre nouvel arrangement, un espace plus commode, et, plus encore, la connaissance d’un artiste habile, stimulèrent et vivifièrent les goûts de mon père. Je veux parler de Seekatz, élève de Brinckmann, peintre de la cour de Darmstadt. Son talent et son caractère se développeront devant nous dans la suite avec plus de détails.
On termina de la sorte les autres pièces, selon leurs diverses destinations. L’ordre et la propreté régnaient partout ; de grandes vitres de cristal répandaient une parfaite clarté, qui avait manqué dans la vieille maison pour plusieurs causes, mais surtout parce que la plupart des vitres étaient rondes. Notre père se montrait joyeux ; tout lui avait bien réussi, et, si sa bonne humeur n’avait pas été quelquefois troublée parce que la diligence et l’exactitude des ouvriers ne répondaient pas toujours à ses exigences, il eût été impossible d’imaginer une vie plus agréable, d’autant que plusieurs événements heureux s’étaient passés au sein de notre famille ou lui avaient fait sentir du dehors leur influence.
Mais une catastrophe extraordinaire plongea pour la première fois dans un trouble profond ma paisible enfance. Le 1er novembre 1755, arriva le tremblement de terre de Lisbonne, qui répandit une affreuse épouvante dans le monde, déjà accoutumé à la paix et au repos. Une grande et magnifique capitale, en même temps ville commerçante et maritime, est frappée inopinément de la plus effroyable calamité. La terre tremble et chancelle, la mer bouillonne, les vaisseaux se heurtent, les maisons s’écroulent, et, sur elles, les églises et les tours ; le palais royal est en partie englouti par la mer ; la terre entr’ouverte semble vomir des flammes, car la fumée et l’incendie s’annoncent partout au milieu des ruines. Soixante mille créatures humaines, un moment auparavant heureuses et tranquilles, périssent ensemble, et celle-là doit être estimée la plus heureuse, à qui n’est plus laissé aucun sentiment, aucune connaissance de ce malheur. Les flammes poursuivent leurs ravages et, avec elles, exerce ses fureurs une troupe de scélérats cachés auparavant, ou que cet événement a mis en liberté. Les infortunés survivants sont abandonnés au pillage, au meurtre, à tous les mauvais traitements, et la nature fait régner ainsi de toutes parts sa tyrannie sans frein.
Plus rapides que la nouvelle, des indices de cette catastrophe s’étaient déjà répandus à travers de vastes contrées. Dans beaucoup de lieux, des secousses plus faibles s’étaient fait sentir ; on avait observé dans plusieurs sources, et surtout dans les sources médicinales, un tarissement inaccoutumé. L’effet des nouvelles, promptement répandues, d’abord en gros, puis avec d’horribles détails, en fut plus considérable encore. Là-dessus les dévots ne manquèrent pas de se répandre en réflexions, les philosophes en consolations, le clergé en menaçantes homélies. Tout cela dirigea quelque temps sur ce point l’attention du monde, et les esprits émus par la calamité étrangère furent d’autant plus alarmés pour eux-mêmes et pour leurs familles, qu’il arrivait de toutes parts des nouvelles toujours plus nombreuses et plus détaillées sur les vastes effets de cette explosion. En aucun temps peut-être le démon de la peur n’avait répandu si vite et si puissamment son effroi sur la terre. Le petit garçon, condamné à entendre répéter toutes ces choses, en était fort troublé. Dieu, le créateur et le conservateur du ciel et de la terre, que la déclaration du premier article du Credo lui représentait si sage et si clément, ne s’était nullement montré paternel, en livrant à la même destruction les justes et les injustes. Vainement le jeune cœur cherchait-il à se remettre de ces impressions ; cela lui était d’autant moins possible, que les sages et les docteurs eux-mêmes ne pouvaient s’accorder sur la manière dont il fallait considérer un pareil phénomène.
L’été suivant, il s’offrit une occasion plus prochaine de faire directement connaissance avec le Dieu de colère, dont l’Ancien Testament rapporte tant de choses. Un orage de grêle éclata soudain, et, au milieu des éclairs et des tonnerres, il brisa avec une extrême violence les vitres neuves de notre façade postérieure, tournée vers le couchant ; il endommagea les meubles neufs, gâta quelques livres précieux et d’autres objets de prix, et causa d’autant plus de frayeur aux enfants que les domestiques, tout à fait hors d’eux-mêmes, les entraînèrent dans un corridor sombre, et là, tombant à genoux, croyaient apaiser par des hurlements et des cris effroyables la colère de la divinité. Cependant mon père, qui seul se possédait, dépendait et enlevait les fenêtres et, parla, il sauva sans doute quelques vitres, mais il ouvrit à l’averse dont la grêle fut suivie un plus large chemin ; aussi, lorsque enfin nous fûmes plus calmes, nous nous vîmes entourés de véritables torrents dans les antichambres et les escaliers.
Ces événements étaient sans doute de nature à nous distraire, mais ils n’interrompaient que faiblement la marche et la suite des leçons que mon père avait entrepris de donner lui-même à ses enfants. Il avait passé sa jeunesse au gymnase de Cobourg, qui était un des meilleurs collèges d’Allemagne. Il y avait acquis de solides connaissances dans les langues et dans tout ce qu’on jugeait nécessaire à une éducation libérale. Plus tard, à Leipzig, il s’était adonné à la jurisprudence ; enfin il avait pris ses degrés à Giessen. Sa dissertation, travail sérieux et approfondi, Electa de aditione hereditatis, est encore citée avec éloge par les professeurs en droit.
C’est un pieux désir de tous les pères de voir réalisé dans leurs fils ce qui leur manque à eux-mêmes ; c’est à peu près comme si l’on vivait une seconde fois, et que l’on voulût enfin bien mettre à profit les expériences de sa première vie. Dans le sentiment de son savoir, dans la certitude qu’il avait de sa fidèle persévérance, et dans sa défiance des maîtres d’alors, mon père prit la résolution d’instruire lui-même ses enfants, et de remplir seulement, autant qu’il paraîtrait nécessaire, quelques heures par des maîtres particuliers. Un dilettantisme pédagogique commençait dès lors à se produire. La pédanterie et la morosité des maîtres attachés aux écoles publiques pourraient bien en avoir été la première occasion. On cherchait quelque chose de mieux, et l’on oubliait combien doit être défectueux tout enseignement qui n’est pas donné par les hommes du métier.
Mon père avait vu jusque-là sa propre carrière réussir assez bien selon ses vœux ; je devais parcourir la même voie, mais plus commodément, et aller plus loin que lui. Il appréciait d’autant plus mes dons naturels qu’ils lui manquaient ; car il n’avait rien acquis que par une application, une persévérance et des répétitions incroyables. Il m’assura souvent, et à diverses époques, tantôt sérieusement, tantôt par forme de badinage, qu’il aurait usé tout autrement de mes dispositions, et qu’il ne les aurait pas prodiguées aussi négligemment.
Grâce à ma conception rapide, a mes préparations et à ma bonne mémoire, je me trouvai bientôt au-dessus de l’enseignement que mon père et mes autres maîtres pouvaient me donner, sans que j’eusse pourtant dans aucune branche des connaissances solides. La grammaire me déplaisait, parce que je n’y voyais qu’une loi arbitraire ; les règles me semblaient ridicules, parce qu’elles étaient détruites par mille exceptions, qu’il me fallait encore apprendre toutes à part ; et, sans le Latiniste commençant, mis en rimes, les choses seraient allées mal pour moi ; mais je me plaisais à le tambouriner et à le chantonner. Nous avions aussi une géographie en vers mnémoniques, où les rimes les plus absurdes gravaient le mieux dans la mémoire ce qu’il fallait retenir. Par exemple :
Over Yssel, marais nombreux
Rendent le bon pays affreux.
Je saisissais facilement les formes du langage et les tournures ; je démêlais promptement ce qu’une chose renfermait en substance. Dans les matières de rhétorique, les chries et autres exercices pareils, personne ne me surpassait, bien que je me visse souvent reculé par mes fautes de grammaire. Cependant c’étaient ces compositions qui causaient à mon père un plaisir particulier, et il m’en, récompensait par des libéralités considérables pour un enfant.
Mon père enseignait à ma sœur l’italien dans la chambre où je devais apprendre par cœur Cellarius. Comme je savais bientôt ma leçon, et qu’il me fallait pourtant rester tranquille sur ma chaise, je prêtais l’oreille par-dessus mon livre, et je saisis très-vite l’italien, qui excitait ma surprise comme une amusante dérivation du latin.
Sous le rapport de la mémoire et du raisonnement, j’avais d’ailleurs cette précocité qui a valu à d’autres enfants une hâtive renommée. Aussi mon père pouvait-il à peine attendre le moment où je devrais aller à l’université. Il déclara de très-bonne heure que j’irais, comme lui, étudier le droit à celle de Leipzig, pour laquelle il avait conservé une grande prédilection ; que je fréquenterais ensuite une autre université, et que je prendrais mes degrés. Pour celle-ci, il me laissait libre de choisir ; seulement il avait, je ne sais pourquoi, quelque répugnance pour Gœttingue, à mon vif regret, car j’avais justement beaucoup de confiance dans cette université, sur laquelle j’avais fondé de grandes espérances. Il me disait ensuite que j’irais à Wetzlar et à Ratisbonne, à Vienne même, et de là en Italie, et pourtant il avait coutume de dire qu’il faut voir Paris auparavant, parce qu’en revenant d’Italie on n’est plus charmé de rien. Je me faisais redire volontiers cette histoire de ma jeunesse future, surtout parce qu’elle se terminait par une description de l’Italie et un tableau de Naples. La gravité et la sécheresse habituelles de mon père semblaient chaque fois se fondre et s’animer : ainsi se développait chez nous le désir ardent d’avoir aussi notre part de ce paradis.
Je partageais avec des enfants du voisinage les leçons particulières, dont le nombre augmenta peu à peu. Cet enseignement commun ne me profitait pas : les maîtres suivaient leur routine, et les sottises, parfois même les méchancetés de mes camarades répandaient le trouble, l’ennui et le désordre dans ces maigres leçons. Les chrestomathies, qui rendent l’enseignement agréable et varié, n’étaient pas encore parvenues jusqu’à nous. Cornélius Népos, si aride pour la jeunesse, le Nouveau Testament, par trop facile, et devenu même trivial par les sermons et l’instruction religieuse, Cellarius et Pasor ne pouvaient avoir pour nous aucun intérêt ; en revanche, une certaine fureur de rimer et de versifier s’était emparée de nous, à la lecture des poètes allemands. Elle m’avait déjà saisi auparavant, car, après avoir traité en prose mon sujet d’amplification, je trouvais amusant de le traiter en vers. Mes camarades et moi, nous avions une réunion tous les dimanches, où chacun devait produire des vers de sa composition. Là il m’arriva quelque chose de singulier, qui me donna très-longtemps de l’inquiétude. Mes poésies, quel qu’en pût être le mérite, devaient toujours me sembler les meilleures. Mais je remarquai bientôt que mes concurrents, qui produisaient des choses très-misérables, étaient dans le même cas et ne s’en faisaient pas moins accroire ; et même, ce qui me donnait plus encore à penser, un petit garçon de bon caractère, mais tout à fait incapable de ces travaux et qui avait d’ailleurs toute mon affection, se faisait faire ses vers par son gouverneur, et, outre qu’il les regardait comme meilleurs que tous les autres, il était pleinement convaincu que c’était lui-même qui les avait faits, comme il me l’affirmait ingénument dans l’intimité où j’étais avec lui. Témoin de cette erreur et de cette démence, je me demandai un jour si je ne me trouvais pas moi-même dans ce cas, si ces poésies n’étaient pas réellement meilleures que les miennes, et si je ne pourrais pas justement sembler à mes camarades aussi fou qu’ils me semblaient. Cela m’inquiéta beaucoup et longtemps, car il m’était absolument impossible de trouver un signe extérieur de la vérité ; je suspendis même mes productions ; mais enfin je fus tranquillisé par l’humeur légère, par le sentiment de mes forces et par un travail d’essai que nos parents et nos maîtres, devenus attentifs à nos amusements, nous imposèrent sans préparation, et dans lequel mon heureux succès me valut tous les suffrages.
À cette époque, on n’avait pas encore composé de bibliothèques pour les enfants. Les grandes personnes avaient encore elles-mêmes des idées enfantines, et trouvaient commode de transmettre à la nouvelle génération leur propre culture. Si l’on excepte l’Orbis pictus d’Amos Comenius, aucun livre de ce genre n’arriva dans nos mains ; mais nous feuilletâmes bien souvent la Bible in-folio, avec les gravures de Mérian ; la Chronique de Godefroi avec des gravures du même maître, nous fit connaître les événements les plus remarquables de l’histoire universelle ; l’Acerra philologica y ajouta des fables, des mythes et des merveilles de toute sorte, et, comme j’appris bientôt à connaître les Métamorphoses d’Ovide, dont j’étudiai surtout diligemment les premiers livres, ma jeune tête fut promptement remplie d’une foule d’images et d’aventures, de figures et d’événements considérables et merveilleux, et jamais l’ennui ne pouvait m’atteindre, occupé que j’étais sans cesse à mettre ce fonds en œuvre, à le répéter, à le reproduire.
Un ouvrage qui fit sur moi une impression plus morale et plus salutaire que ces antiquités, parfois grossières et dangereuses, fut le Télémaque de Fénelon, que j’appris à connaître d’abord dans la traduction de Neukirch, et qui, même dans une forme si imparfaite, produisit sur mon cœur une impression très-douce et très-bienfaisante. Que Robinson Crusoé soit venu bientôt après, c’est une chose toute naturelle ; que l’Île de Felsenbourg n’ait pas été oubliée, on l’imagine aisément. Le voyage de l’amiral Anson autour du monde unissait le sérieux de la vérité aux merveilles du conte, et, en accompagnant par la pensée cet admirable navigateur, nous étions promenés au loin dans le monde entier, et nous essayions de le suivre du doigt sur le globe. Une moisson plus riche encore m’était réservée : je vins un jour à rencontrer une masse d’écrits, qui, dans leur forme actuelle, ne peuvent s’appeler excellents, mais dont la substance nous présente, d’une manière ingénieuse, bien des choses à l’honneur des temps passés.
Le fonds ou plutôt la fabrique de ces livres, connus et même célèbres dans la suite sous le titre d’Ouvrages ou Livres populaires, se trouvait à Francfort même, et, en considération de leur grand débit, ils furent imprimés en stéréotypes, d’une manière presque illisible, sur le plus affreux papier brouillard. Les enfants avaient donc le bonheur de trouver tous les jours ces précieux débris du moyen âge sur une tablette devant la porte d’un bouquiniste, et de se les approprier pour un kreutzer ou deux. Eulenspiegel, les Quatre fils Aymon, la belle Mélusine, l’Empereur Octavien, la belle Madelone, Forlunatus, avec toute la séquelle, jusqu’au Juif errant, tout se trouvait à notre service, aussitôt qu’il nous plaisait de porter la main sur ces ouvrages plutôt que sur quelque friandise. Le plus grand avantage était qu’après avoir usé, à force de les lire, ou avoir autrement gâté ces brochures, nous pouvions bientôt les remplacer et les abîmer encore.
Comme, en été, une promenade de famille est troublée de la manière la plus fâcheuse par un orage soudain, et une joyeuse situation changée en la plus désagréable, ainsi les maladies d’enfant tombent à l’improviste dans la plus belle saison de la vie. Il n’en alla pas autrement pour moi. Je venais d’acheter Fortunatus, avec sa bourse et son petit chapeau magique, quand je fus pris d’un malaise et d’une fièvre, avant-coureurs de la petite vérole. On regardait encore chez nous l’inoculation comme très-chanceuse, et, quoique des écrivains populaires l’eussent déjà clairement et vivement recommandée, les médecins allemands hésitaient à pratiquer une opération qui semble anticiper sur la nature. Des Anglais spéculateurs vinrent donc sur le continent, et inoculèrent, en se faisant payer des honoraires considérables, les enfants des familles qu’ils trouvaient riches et au-dessus du préjugé. Mais le grand nombre était toujours exposé à l’ancien fléau ; la maladie sévissait dans les familles, tuait ou défigurait beaucoup d’enfants, et peu de parents se hasardaient à employer un moyen dont l’efficacité, probable était pourtant déjà confirmée par de nombreux succès. Le mal atteignit aussi notre maison, et me frappa avec une violence particulière. Tout mon corps fut parsemé de boutons, mon visage en fut couvert, et je restai plusieurs jours aveugle, dans de grandes souffrances. On cherchait tous les adoucissements possibles ; on me promit des montagnes d’or, si je voulais me tenir tranquille, et ne pas augmenter le mal en me frottant et me grattant. Je sus me contenir. Cependant, selon le préjugé régnant, on nous tenait aussi chaudement que possible, et l’on ne faisait par là qu’irriter le mal. Enfin, après un temps tristement écoulé, un masque me tomba du visage, sans que les pustules eussent laissé sur la peau aucune trace visible, mais les traits étaient sensiblement changés. Pour moi, il me suffisait de revoir la lumière et que les taches de ma peau disparussent peu à peu, mais autour de moi on était assez impitoyable pour me rappeler souvent mon premier état. Particulièrement une tante, fort vive, qui auparavant avait fait de moi son idole, ne pouvait encore, bien des années après, jeter les yeux sur moi sans s’écrier : « Fi ! mon neveu, que tu es devenu laid ! » Puis elle me contait en détail comme j’avais été ses délices, quel effet elle avait produit quand elle me promenait, et j’appris ainsi de bonne heure que les gens nous font très-souvent expier sensiblement le plaisir que nous leur avons procuré.
Je n’échappai ni à la rougeole, ni à la petite vérole volante, ni enfin à aucun de ces démons qui tourmentent l’enfance, et, chaque fois, on m’assurait que c’était un bonheur que ce mal fût maintenant passé pour toujours. Par malheur, un autre menaçait dans le lointain et s’approchait. Tous ces événements augmentèrent mon penchant à la méditation, et, comme je m’étais déjà exercé souvent à souffrir, pour éloigner de moi les maux de l’impatience, les vertus que j’avais ouï vanter chez les stoïciens me parurent au plus haut degré dignes d’être imitées, d’autant plus que la doctrine chrétienne de la résignation recommande la même chose.
À l’occasion de ces maux domestiques, je ferai aussi mention d’un frère, de trois ans plus jeune que moi, qui fut atteint de la même contagion et en souffrit beaucoup. Il était d’un tempérament délicat, silencieux et opiniâtre, et il ne régna jamais entre nous d’intimité. Il était à peine sorti de l’enfance quand la mort l’enleva. Parmi plusieurs frères et sœurs nés après moi et qui ne vécurent pas non plus longtemps, je me souviens seulement d’une très-belle et très-agréable petite fille, qui bientôt disparut aussi, en sorte qu’au bout de quelques années, nous nous vîmes seuls, ma sœur et moi, et notre union n’en fut que plus intime et plus douce.
Ces maladies, et d’autres préoccupations désagréables, eurent des suites doublement fâcheuses, parce que mon père, qui semblait s’être fait comme un calendrier d’éducation et d’enseignement, voulait réparer immédiatement chaque retard, et imposait aux convalescents double charge de leçons. Elles ne m’étaient pas, à vrai dire, fort onéreuses, mais elles m’importunaient, parce qu’elles arrêtaient et faisaient même rétrograder mon développement intérieur, qui avait pris une direction décidée. Contre ces tourments didactiques et pédagogiques, notre refuge ordinaire étaient nos grands-parents. Leur maison était située dans la Friedgasse (rue de la Paix), et avait été, je pense, autrefois un bourg, car, en approchant, on ne voyait rien qu’une grande porte crénelée, qui s’appuyait de part et d’autre contre les deux maisons voisines. Avait-on franchi le seuil, on arrivait enfin par une allée étroite dans une cour assez large, entourée de constructions irrégulières, qu’on avait réunies en une seule habitation. D’ordinaire nous courions d’abord au jardin, d’une remarquable étendue en long et en large, derrière les bâtiments, et très-bien entretenu ; les allées étaient, la plupart, ombragées de treilles ; une partie du jardin était consacrée aux plantes potagères, une autre aux fleurs, qui, du printemps à l’automne, ornaient avec une riche variété les couches et les plates-bandes. La longue muraille tournée au midi était garnie de pêchers en espaliers bien cultivés, dont les fruits défendus mûrissaient sous nos yeux, durant l’été, avec une apparence tout appétissante. Mais nous évitions ce côté, parce que nous ne pouvions y satisfaire notre friandise, et nous étions attirés par le côté opposé, où une haie infinie de groseilliers offrait à notre avidité une suite de récoltes jusqu’à l’automne. Nous ne trouvions pas moins intéressant un vieux et grand mûrier au vaste branchage, soit à cause de ses fruits, soit parce qu’on nous contait que les vers à soie se nourrissaient de ses feuilles. Dans ce lieu paisible, nous trouvions chaque soir notre grand-père prenant lui-même, avec une tranquille activité, les soins plus délicats qu’exigeaient ses arbres fruitiers et ses fleurs, tandis qu’un jardinier faisait les travaux plus grossiers. Il n’était jamais las des occupations multipliées qui sont nécessaires pour entretenir et pour augmenter une belle collection d’œillets. Il attachait lui-même soigneusement en éventail les rameaux des pêchers aux treillages, pour favoriser la riche et facile croissance des fruits ; il n’abandonnait à personne le triage des oignons de tulipes, de jacinthes et d’autres plantes pareilles, non plus que le soin de les conserver ; et je me rappelle encore avec plaisir son application à greffer les différentes espèces de rosés. Il mettait alors, pour se préserver des épines, ces vénérables gants de cuir qui lui étaient offerts à triple, chaque année, dans l’audience des musiciens, et qui, par conséquent, ne lui manquaient pas. Il portait toujours une longue robe de chambre et se coiffait d’un bonnet de velours noir plissé, en sorte qu’il aurait pu représenter un personnage mitoyen entre Alcinoüs et Laërte. Il exécutait tous ces travaux de jardinage avec la même régularité et la même exactitude que les affaires de sa charge ; car il ne descendait jamais avant d’avoir mis en règle son ordre du jour pour le lendemain et d’avoir lu les actes. Le matin, il se rendait à l’hôtel de ville, il dînait à son retour, faisait la sieste dans son grand fauteuil, et tout se passait un jour comme l’autre. Il parlait peu, ne montrait pas trace de brusquerie ; je ne me souviens pas de l’avoir vu en colère. Tout ce qui l’entourait était ancien ; je n’ai jamais aperçu un changement quelconque dans sa chambre boisée. Sa bibliothèque ne contenait, outre les ouvrages de jurisprudence, que les premières relations de voyages, des récits de navigations et de découvertes. En somme, je ne vis jamais de situation qui put, comme celle-là, donner le sentiment d’une paix inaltérable et d’une éternelle durée.
Mais ce qui élevait au plus haut point le respect que nous sentions pour ce digne vieillard, c’était la persuasion qu’il possédait le don de prophétie, surtout dans les choses qui concernaient sa personne et son sort. À la vérité, il ne s’expliquait d’une manière décisive et détaillée avec personne que notre grand’mère ; mais pourtant nous savions tous que des songes significatifs l’instruisaient de ce qui devait arriver. Il assura, par exemple, à sa femme, dans le temps où il était encore au nombre des plus jeunes conseillers, qu’à la prochaine vacance il serait assis au banc des échevins, à la place laissée vide ; et comme, en effet, bientôt après un des échevins fut frappé d’apoplexie, mon grand-père ordonna, le jour de l’élection et du ballottage, que l’on préparât tout sans bruit à la maison pour la réception des convives et des complimenteurs ; et la boule d’or qui fait les échevins fut en effet tirée pour lui. Il conta comme suit à sa femme le simple songe qui l’avait instruit de la chose. Il s’était vu en séance ordinaire, l’assemblée était au complet, tout s’était passé conformément à l’usage : tout à coup l’échevin qui venait de mourir s’était levé de son siège, était descendu, l’avait invité gracieusement à prendre la place qu’il laissait vide, et, là-dessus, était sorti de la salle.
Il arriva quelque chose de pareil à la mort du maire. En pareille occasion, on ne tarde pas longtemps de nommer à cette place, parce qu’on a toujours à craindre que l’empereur ne fasse revivre son ancien droit de nommer le maire. Cette fois, l’huissier convoqua à minuit une assemblée extraordinaire pour le matin ; et, comme la chandelle était près de s’éteindre dans sa lanterne, il en demanda un bout, afin de pouvoir continuer sa course. « Donnez-lui une chandelle entière, cria mon grand-père aux femmes, car c’est pour moi qu’il prend cette peine. » La suite répondit à ces paroles ; il fut maire en effet. Et une circonstance particulièrement remarquable, c’est que, dans le ballottage, quoique son représentant dût tirer en troisième et dernier lieu, les deux boules d’argent sortirent les premières, en sorte que la boule d’or resta pour lui au fond du sac.
Les autres songes qui nous furent connus étaient tout à fait prosaïques, simples, et sans trace de fantastique ou de merveilleux. Je me souviens aussi qu’étant petit garçon, comme je fouillais dans ses livres et ses notes, je trouvai, parmi d’autres observations relatives au jardinage, des phrases comme celles-ci : « Cette nuit… est venu me voir, et il m’a dit… » Le nom et la révélation étaient en chiffres. Ou bien c’était encore : « J’ai vu cette nuit… » Le reste était aussi en chiffres, hormis les conjonctions et d’autres mots dont on ne pouvait tirer aucun sens. Une chose remarquable, c’est que des personnes qui ne montraient d’ailleurs aucune trace de faculté divinatoire acquéraient momentanément, dans sa sphère, le don de percevoir d’avance, par des signes sensibles, certains cas de maladie ou de mort actuels, qui survenaient dans l’éloignement. Mais aucun de ses enfants et petits-enfants n’hérita de cette faculté ; au contraire, ils furent, la plupart, gens robustes, de joyeuse humeur et ne visant qu’à la réalité.
À cette occasion, je les mentionne avec reconnaissance pour les nombreuses marques de bienveillance que j’en ai reçues dans mes jeunes, années. Nous trouvions, par exemple, les occupations et les amusements les plus divers, quand nous allions rendre visite à la seconde fille, mariée au droguiste Melber, dont la maison et la boutique étaient situées sur la place du Marché, dans la partie la plus vivante et la plus serrée de la ville. Là nous regardions des fenêtres, avec un vif plaisir, le tumulte et la foule, où nous avions peur de nous perdre ; et si, dans la boutique, parmi des marchandises si diverses, le bois de réglisse et les pastilles brunes qu’on en fabrique eurent d’abord pour nous un intérêt tout particulier, nous apprîmes cependant à connaître successivement la grande multitude des objets qui affluent dans un pareil commerce et qui en sortent. De toutes les sœurs, cette tante était la plus vive. Dans leurs jeunes années, tandis que ma mère, en toilette soignée, s’amusait à quelque joli travail de son sexe ou à la lecture, ma tante courait dans le voisinage pour s’occuper des enfants négligés, les garder, les peigner et les promener, comme elle fit pour moi bien longtemps. Aux époques de fêtes publiques, comme de couronnements, on lie pouvait la tenir à la maison. Petite enfant, elle avait déjà attrapé sa part de l’argent jeté au peuple dans ces occasions ; et l’on se racontait qu’un jour, comme elle en avait amassé une bonne quantité, et le regardait avec joie sur la paume de sa main, quelqu’un frappa dessus, en sorte que tout son butin bien acquis fut perdu d’un seul coup. Néanmoins elle se rappelait avec complaisance que, l’empereur Charles VII passant en voiture, dans un moment où le peuple gardait le silence, debout sur une borne, elle avait poussé vers le carrosse un éclatant vivat, et obligé l’empereur d’ôter son chapeau devant elle et de la remercier gracieusement pour cet audacieux hommage. Même dans sa maison, tout était animé, joyeux et gaillard autour d’elle, et nous lui avons dû bien des heures de gaieté.
Une autre sœur de ma mère se trouvait dans une situation plus tranquille, mais aussi convenable à son naturel. Elle avait épousé le pasteur Stark, qui avait la paroisse de Sainte-Catherine. Conformément à ses goûts et à son état, il vivait très-retiré, et possédait une belle bibliothèque. C’est là que j’appris à connaître Homère, mais par une traduction en prose, qui se trouve dans la septième partie de la nouvelle collection des voyages les plus remarquables, formée par M. de Loen, sous ce titre : « Description de la conquête du royaume de Troie par Homère. » Elle était ornée de gravures dans le goût du théâtre français. Ces figures me faussèrent tellement l’imagination, que je fus longtemps à ne pouvoir me représenter les héros d’Homère autrement que sous ces images. Les aventures même eurent pour moi un charme indicible ; mais je faisais un grand reproche à l’ouvrage de ce qu’il ne donnait aucun détail sur la conquête de Troie, et finissait si brusquement avec la mort d’Hector. Mon oncle, en présence duquel je faisais cette critique, me renvoya à Virgile, qui satisfit pleinement à ce que je demandais.
Il s’entend de soi-même qu’à côté des autres leçons, nous recevions aussi une instruction religieuse continue et progressive. Mais le protestantisme clérical qu’on nous enseignait n’était proprement qu’une sorte de morale sèche ; on ne songeait point à une exposition spirituelle, et la doctrine ne pouvait satisfaire ni l’esprit ni le cœur. C’est ce qui donna lieu à diverses séparations de l’Église officielle : on vit naître les séparatistes, les piétistes, les hernutes, les paisibles, toutes ces sectes enfin, diversement nommées et désignées, mais qui avaient toutes pour unique dessein de s’approcher de la divinité, surtout par Jésus-Christ, plus que la chose ne leur semblait possible sous la forme de la religion nationale.
L’enfant entendait parler sans cesse de ces opinions et de ces croyances, car les ecclésiastiques, aussi bien que les laïques, se déclaraient pour ou contre. Les dissidents, plus ou moins prononcés, étaient toujours en minorité, mais leur caractère attirait par l’originalité, la cordialité, la persévérance et la fermeté. On contait sur ces vertus et sur leurs manifestations toute sorte d’histoires. La réponse d’un pieux maître ferblantier fut particulièrement remarquée. Un de ses confrères crut le confondre en lui demandant quel était donc proprement son confesseur. Plein de sérénité et de confiance en sa bonne cause, il répliqua : « J’en ai un très-distingué : ce n’est rien moins que le confesseur du roi David. »
Ces choses et d’autres semblables peuvent bien avoir fait impression sur l’enfant et l’avoir disposé à des sentiments pareils. Quoi qu’il en soit, il conçut l’idée de s’approcher immédiatement du grand Dieu de la nature, du créateur et conservateur du ciel et de la terre ; car les manifestations de sa colère, qui m’avaient frappé antérieurement, s’étaient depuis longtemps effacées devant la beauté de l’univers et les biens de toute sorte qui nous y sont dispensés. Mais l’enfant suivit pour arriver à son but un chemin très-singulier. Il s’était attaché principalement au premier article de foi. Le Dieu qui est en relation immédiate avec la nature, qui la reconnaît et qui l’aime comme son ouvrage, lui semblait le Dieu véritable, qui peut entrer dans un rapport plus intime avec l’homme, comme avec tout le reste, qui veillera sur lui comme sur le mouvement des étoiles, sur les heures, les saisons, les plantes et les animaux. Quelques passages de l’Évangile le déclaraient expressément. L’enfant ne pouvait prêter à cet être une figure : il le cherchait par conséquent dans ses œuvres et il voulut lui élever un autel, à la véritable manière de l’Ancien Testament. Des productions naturelles devaient représenter le monde en symboles ; au-dessus brûlerait une flamme, qui exprimerait le cœur de l’homme aspirant à son Créateur. Je tirai les pièces et les échantillons les meilleurs de notre collection d’histoire naturelle, qui venait d’être enrichie ; mais le difficile était de les empiler et d’en faire une construction. Mon père avait un beau pupitre à musique, verni en rouge, avec des fleurs d’or, en forme de pyramide à quatre faces, avec plusieurs degrés. On le trouvait très-commode pour les quatuors, mais on en avait fait peu d’usage dans les derniers temps. L’enfant s’en empara, et disposa par degrés, les uns au-dessus des autres, les représentants de la nature, si bien que cela offrait une apparence fort gracieuse et assez imposante. La première adoration devait être accomplie par un beau lever de soleil : seulement, le jeune prêtre était indécis sur la manière dont il produirait une flamme qui devait, lui semblait-il, répandre en même temps une bonne odeur. Enfin l’idée lui vint d’unir les deux choses, car il possédait des pastilles à brûler, qui, sans jeter de flamme, donnaient du moins une lueur et exhalaient le plus agréable parfum. Cette combustion et cette vaporisation paisibles semblaient exprimer, mieux encore qu’une flamme éclatante, ce qui se passe dans le cœur. Le soleil était levé depuis longtemps, mais les maisons voisines cachaient l’Orient. Enfin l’astre parut au-dessus des toits. Aussitôt l’enfant saisit un verre ardent, et alluma les pastilles placées au sommet dans une belle tasse de porcelaine. Tout lui réussit à souhait, et sa dévotion fut parfaite. L’autel resta comme un ornement particulier de la chambre qu’on lui avait assignée dans la maison neuve. Chacun n’y voyait qu’une élégante collection d’histoire naturelle, mais l’enfant savait mieux quel mystère était caché là-dessous. Il lui tardait de renouveler la cérémonie. Par malheur, au moment où le soleil fut monté au point le plus convenable, la tasse de porcelaine ne se trouva pas sous la main de l’enfant ; il plaça les pastilles, sans intermédiaire, sur le haut du pupitre ; il les alluma, et la dévotion du prêtre fut si grande, qu’il ne s’aperçut du dégât causé par son sacrifice que lorsqu’il fut impossible d’y remédier. En effet les pastilles, en brûlant, avaient pénétré affreusement dans le vernis rouge et les belles fleurs d’or, et, comme un mauvais génie qui disparaît, elles avaient laissé leurs noirs vestiges ineffaçables. Cela mit le jeune prêtre dans un extrême embarras. Il sut, il est vrai, dissimuler le dégât sous les échantillons les plus grands et les plus magnifiques ; mais il avait perdu le courage d’offrir de nouveaux sacrifices : et l’on pourrait presque envisager cet accident comme un signe et un avertissement du grand péril que l’on court, en général, à vouloir s’approcher de Dieu par de semblables moyens.
Tout ce que j’ai exposé jusqu’ici se rapporte à cette situation heureuse et facile dans laquelle se trouvent les États durant une longue paix. Nulle part on ne jouit d’un temps si beau avec plus de satisfaction que dans les villes qui se gouvernent par leurs propres lois, qui sont assez grandes pour renfermer un nombre considérable de citoyens et assez bien situées pour les enrichir par le commerce. Les étrangers trouvent leur avantage à les fréquenter, et sont obligés d’y apporter le gain pour y recueillir le gain. Lorsque ces villes ne dominent pas sur un vaste territoire, elles peuvent d’autant mieux procurer l’aisance à l’intérieur, parce que leurs relations extérieures ne les obligent pas à des entreprises ou des alliances coûteuses. C’est ainsi que, pendant mon enfance, il s’écoula pour les habitants de Francfort une suite d’années heureuses. Mais à peine ma septième fut-elle accomplie, le 28 août 1756, que cette fameuse guerre éclata, qui devait avoir aussi une grande influence sur les sept années suivantes de ma vie. Frédéric II, roi de Prusse, avait envahi la Saxe, à la tête de soixante mille hommes, et, au lieu d’une déclaration de guerre préalable, cet acte fut suivi d’un manifeste, composé, disait-on, par lui-même, et renfermant les raisons qui l’avaient déterminé, et qui justifiaient une si violente démarche. Le monde, qui se voyait appelé non-seulement comme témoin mais aussi comme juge, se divisa aussitôt en deux partis, et notre famille fut une image du monde.
Mon grand-père, qui, en sa qualité d’échevin de Francfort, avait porté le dais du couronnement sur la tête de François Ier, et qui avait reçu de l’impératrice une chaîne d’or massive avec son portrait, était pour l’Autriche, avec une partie de ses gendres et de ses filles. Mon père, nommé conseiller impérial par Charles VII, et qui s’intéressait de cœur à la destinée de cet infortuné monarque, inclinait pour la Prusse avec le plus petit nombre des siens. Bientôt nos réunions du dimanche, qui avaient duré plusieurs années sans interruption, furent troublées ; les mésintelligences ordinaires entre personnes alliées trouvèrent cette fois une forme dans laquelle elles pouvaient s’exprimer. On disputa, on se brouilla, on se tut, on éclata. Le grand-père, qui était d’ailleurs d’humeur gaie, paisible et facile, devint impatient. Les femmes essayèrent en vain d’étouffer le feu, et, après quelques scènes désagréables, mon père se retira le premier de la société. Alors nous nous réjouîmes chez nous sans trouble des victoires de la Prusse, qui nous étaient d’ordinaire annoncées, avec des transports de joie, par cette tante si passionnée. Tout autre intérêt dut céder à celui-là, et nous passâmes le reste de l’année dans une agitation continuelle. L’occupation de Dresde, la modération que le roi montra d’abord, ses progrès lents mais sûrs, la victoire de Lowositz, les Saxons prisonniers, furent pour notre parti autant de triomphes. Tout ce qu’on pouvait dire à l’avantage des adversaires était nié ou rabaissé, et, comme les membres de la famille du parti opposé en faisaient autant, ils ne pouvaient plus se rencontrer dans les rues, sans qu’il éclatât des querelles, comme dans Roméo et Juliette. J’étais donc aussi pour la Prusse, ou, à parler plus exactement, pour Frédéric. En effet, que nous importait la Prusse ? C’était la personne du grand roi qui agissait sur tous les cœurs. Je me réjouissais avec mon père de nos succès ; je copiais très-volontiers les chants de victoire et peut-être avec plus de plaisir encore les chansons satiriques sur le parti contraire, toutes plates que les rimes pouvaient être.
Comme l’aîné des petits-fils et comme filleul, j’avais, dès mon plus jeune âge, dîné chez mes grands-parents chaque dimanche : c’étaient mes plus douces heures de toute la semaine. À présent je ne trouvais plus aucun morceau de mon goût, car j’étais condamné à entendre diffamer mon héros de la manière la plus horrible. Il soufflait là un autre vent que chez nous ; c’était une autre musique. Mon affection, mon respect même pour mes grands-parents, diminuèrent. Je ne devais rien dire chez nous de tout cela ; je m’en abstenais par mon propre sentiment, et parce que ma mère m’avait averti. Cela me fit rentrer en moi-même, et comme, à l’âge de six ans, après le tremblement de terre de Lisbonne, la bonté de Dieu m’était en quelque façon devenue suspecte, je commençai, à cause de Frédéric II, à suspecter la justice du public. Mon cœur était naturellement enclin à la vénération, et il fallait une grande secousse pour faire chanceler ma foi à quelque chose de respectable. Malheureusement on nous avait recommandé les bonnes mœurs, une conduite décente, non pour elles-mêmes, mais pour le monde. Que dira le monde ? disait-on toujours, et je pensais que le monde devait être un monde équitable, qui saurait apprécier tous et chacun. J’apprenais maintenant le contraire. Les mérites les plus grands et les plus manifestes provoquaient l’outrage et la haine ; les plus nobles exploits étaient niés ou du moins défigurés et rabaissés ; et cette scandaleuse injustice poursuivait l’homme unique, l’homme évidemment supérieur à tous ses contemporains, et qui prouvait et montrait chaque jour ce qu’il était capable de faire ; et cela ne venait pas de la populace, mais d’hommes supérieurs, tels que devaient me paraître mon grand-père et mes oncles. Qu’il pût y avoir des partis, qu’il appartînt lui-même à un parti, l’enfant n’en avait aucune idée. Il croyait d’autant plus avoir raison et pouvoir déclarer son opinion la meilleure, qu’à l’exemple des hommes de son bord, il reconnaissait la beauté et les vertus de Marie-Thérèse, et qu’il ne faisait pas un crime à l’empereur François de son goût pour les joyaux et l’argent. S’ils appelaient parfois le comte Daun un bonnet de nuit, ils croyaient avoir pour cela des raisons suffisantes.
Mais, lorsque j’y réfléchis plus attentivement, je trouve ici le germe de l’irrévérence et même du mépris que j’ai eu pour le public pendant toute une période de ma vie, et dont je n’ai pu me corriger que plus tard par l’expérience et les lumières. Pour tout dire, ce fut dès lors une chose très-pénible et même funeste à l’enfant, d’observer l’injustice des partis, en ce qu’il s’accoutumait ainsi à s’éloigner de personnes estimées et chéries. Les faits d’armes et les événements qui se succédaient sans cesse ne laissaient aux partis ni repos ni relâche ; nous trouvions une triste jouissance à réveiller et ranimer toujours ces maux imaginaires et ces querelles de fantaisie, et nous continuâmes à nous tourmenter les uns les autres, jusqu’au temps où les Français, quelques années plus tard, occupèrent Francfort, et apportèrent dans nos demeures un malaise véritable.
Or, quoique le grand nombre ne trouvât dans ces mémorables événements, qui se passaient loin de nous, qu’un sujet de conversation passionnée, il y avait d’autres personnes qui voyaient fort bien la gravité de ces conjonctures, et qui craignaient, si la France prenait part à la guerre, que notre pays n’en devînt aussi le théâtre. On retenait les enfants à la maison plus qu’auparavant, et l’on cherchait de diverses manières à nous occuper et à nous amuser. Dans ce but, on avait remis en état les marionnettes que notre grand’mère nous avait laissées, et nous les avions établies de façon que les spectateurs étaient assis dans ma mansarde ; les acteurs, les personnes qui les dirigeaient, tout comme le théâtre même et l’avant-scène, trouvaient place dans une chambre voisine. En admettant, par faveur particulière, comme spectateurs, tantôt un petit garçon, tantôt un autre, je me fis, au commencement, beaucoup d’amis ; mais l’inquiétude qui est propre aux enfants ne leur permettait pas de rester longtemps spectateurs tranquilles : ils troublaient le jeu, et nous dûmes nous choisir un public plus jeune, qui pourrait, à tout événement, être maintenu dans l’ordre par les nourrices et les bonnes. Nous avions appris par cœur le grand drame pour lequel la troupe des marionnettes avait été d’abord organisée, et, dans le commencement, ce fut la seule pièce que nous jouâmes ; mais cela nous fatigua bientôt ; nous changeâmes la garde-robe, les décorations, et nous hasardâmes de jouer diverses pièces, qui, à vrai dire, étaient trop étendues pour un si petit théâtre. Mais, si ces prétentions nuisirent et même enfin s’opposèrent à ce que nous aurions pu exécuter, cependant cette récréation et cette occupation enfantines exercèrent et développèrent chez moi, de manières très-diverses, l’invention et l’exposition, l’imagination et une certaine technique, à un degré auquel je ne serais peut-être arrivé par aucun autre moyen, en un temps si court, dans un espace si étroit, avec si peu de frais.
J’avais appris de bonne heure à me servir du compas et de la règle, parce que je m’empressais d’exécuter tout ce qu’on nous apprenait de géométrie, et les ouvrages en carton étaient une de mes occupations favorites. Mais je ne m’en tenais pas aux corps géométriques, aux coffrets et choses pareilles ; j’imaginai de jolies maisons de plaisance, qui furent décorées de pilastres, de perrons et de toits en terrasses : cependant bien peu furent achevées. Je montrai, en revanche, beaucoup plus de persévérance à former, avec le secours de notre domestique, tailleur de profession, un magasin d’équipements, qui devaient servir pour les drames et les tragédies que nous aurions envie de représenter nous-mêmes, trouvant désormais les marionnettes au-dessous de nous. Mes camarades se préparèrent aussi des équipements, et ils ne les trouvaient pas moins beaux et moins bons que les miens ; mais je ne m’étais pas contenté de pourvoir aux besoins d’une seule personne ; je pouvais fournir de toutes pièces plusieurs soldats de la petite année, et, par là, je me rendis toujours plus nécessaire à notre société enfantine. On pense bien que ces jeux amenaient des partis, des combats et des coups, et que souvent aussi ils unissaient tristement par des querelles et des brouilleries. Dans ces occasions, certains camarades se rangeaient d’ordinaire de mon côté, d’autres dans le parti contraire, quoique les changements de parti fussent assez fréquents. Un seul petit garçon, que j’appellerai Pylade, ne quitta le mien qu’une fois, à l’instigation des autres, mais à peine fut-il capable de persister un moment à me faire tête ; nous nous réconciliâmes en versant beaucoup de larmes, et assez longtemps nous restâmes fidèlement unis.
Je pouvais lui causer une grande joie, ainsi qu’à mes autres camarades, en leur contant des histoires, et ils aimaient surtout à m’entendre parler en mon propre nom. Ils étaient ravis qu’il pût m’être arrivé, à moi, leur camarade, des choses si étranges, et ils ne demandaient point, avec défiance, comment j’avais pu trouver du temps et de l’espace pour de telles aventures, sachant bien toutefois quelles étaient mes occupations, et où j’allais et venais. Il ne m’était pas moins nécessaire déplacer le-théâtre de ces aventures, sinon dans un autre monde, du moins dans un autre pays, et cependant tout s’était passé le jour même ou la veille. C’était donc eux-mêmes qui devaient s’en faire accroire bien plus que je ne pouvais les tromper. Et si je n’avais pas appris à donner, selon ma disposition naturelle, la forme d’œuvres littéraires à ces billevesées et à ces gasconnades, ces débuts de fanfaron auraient eu infailliblement pour moi des conséquences fâcheuses.
Si l’on considère de près cette tendance, on pourra y reconnaître cette prétention du poète d’énoncer avec autorité les choses même les plus invraisemblables, et d’exiger de chacun qu’il admette comme réel ce qui pouvait, en quelque façon, paraître véritable à lui qui l’inventait. Mais ce que j’expose ici d’une manière générale et sous forme de réflexions deviendra peut-être plus agréable et plus évident par un échantillon, par un exemple. Je vais donc citer un de ces contes, que j’ai dû répéter souvent à mes camarades, et que pour cette raison je trouve encore tout vivant dans mon imagination et ma mémoire.
LE NOUVEAU PÂRIS.
J’ai rêvé l’autre nuit (c’était la veille de la Pentecôte) que j’étais devant un miroir, occupé à mettre les nouveaux habits d’été que mes chers parents m’avaient commandés pour la fête. Cet habillement consistait, comme vous savez, en souliers d’un beau cuir, avec de grandes boucles d’argent, bas de coton fin, culotte de serge noire et habit de bouracan vert, avec des paillettes d’or. La veste, en drap d’or, était la veste de noces de mon père, ajustée à ma taille. J’étais frisé et poudré, les boucles s’écartaient de ma tête comme de petites ailes. Mais je ne pouvais venir à bout de ma toilette, parce que je confondais toujours les pièces d’habillement, et que la première me tombait toujours du corps, quand je voulais mettre la seconde. Dans ce grand embarras, je vis approcher un beau jeune homme, qui me salua de la manière la plus amicale, « Soyez le bienvenu, lui dis-je, je suis charmé de vous voir ici. — Vous me connaissez donc, répliqua-t-il en souriant. — Pourquoi pas ? répondis-je de même avec un sourire. Vous êtes Mercure, et je vous ai vu assez souvent, en image. — C’est moi, en effet, dit-il, et les dieux m’envoient auprès de toi avec un message important. Vois-tu ces trois pommes ? »
Il avança la main et me montra trois pommes, qu’elle pouvait à peine contenir, et aussi merveilleusement belles qu’elles étaient grosses. L’une rouge, l’autre jaune et la troisième verte. Elles semblaient des pierres précieuses, auxquelles on aurait donné la forme de fruits. Je voulus m’en saisir, mais le dieu les retira et me dit : « Apprends d’abord qu’elles ne sont pas pour loi. Tu devras les donner aux trois plus beaux jeunes gens de la ville, qui trouveront ensuite, chacun d’après son lot, des épouses comme ils peuvent les souhaiter. Prends et fais pour le mieux, » dit-il en me quittant. Il plaça dans mes mains ouvertes les trois pommes, qui me semblèrent devenues encore plus grosses. Je les présentai à la lumière, et je les trouvai tout à fait transparentes ; mais bientôt elles s’allongèrent, se dressèrent et devinrent trois belles, belles petites dames, pareilles à des poupées de grandeur moyenne, dont les habits étaient de la même couleur que les pommes avaient été. Puis elles glissèrent doucement au bout de mes doigts, en montant, et, quand je voulus les attraper, pour en garder au moins une, déjà elles voltigeaient haut et loin, et je ne pouvais plus que les suivre des yeux. Je demeurais là tout ébahi et pétrifié, les mains encore en l’air, et je regardais mes doigts, comme s’il y avait eu quelque chose n voir. Tout à coup je vis danser au bout de mes doigts une délicieuse fillette, plus petite que les premières, mais tout à fait éveillée et mignonne, et, comme elle ne s’envolait pas ainsi que les antres, et qu’elle passait, en dansant, d’un doigt à l’autre, je la contemplai quelque temps, émerveillé. Cependant, comme elle me plaisait infiniment, je crus enfin pouvoir la saisir, et je songeais à l’attraper adroitement : mais, à l’instant, je me sentis frappé à la tête de telle sorte que je tombai par terre tout étourdi, et ne m’éveillai de ma stupeur que lorsqu’il fut temps de m’habiller et d’aller à l’église.
Pendant le service divin je passai bien souvent ces images en revue, et aussi à la table de mes grands-parents, chez qui je dînais. Après midi, je voulus aller voir quelques amis, soit pour me faire voir dans mon nouvel habillement, le chapeau sous le bras et l’épée au côté, soit parce que je leur devais une visite. Je n’en trouvai aucun à la maison, et, apprenant qu’ils étaient allés dans les jardins, je résolus de les suivre, et de passer gaiement la soirée avec eux. Je devais longer le boulevard, et j’arrivai à l’endroit qu’on appelle à juste titre le Mauvais mur, car il est toujours assez suspect. Je marchais lentement et je pensais à mes trois déesses, mais surtout à la petite nymphe, et je tenais quelquefois les doigts en l’air, dans l’espérance qu’elle serait assez aimable pour venir s’y balancer encore. Comme j’avançais, occupé de ces pensées, je vis à main gauche, dans le mur, une petite porte, que je ne me souvenais pas d’avoir jamais vue. Elle semblait basse, mais l’ogive qui la terminait aurait livré passage à l’homme le plus grand. L’arcade et les jambages avaient été fouillés avec la dernière élégance par le tailleur de pierres et le sculpteur, mais la porte même attira tout d’abord mon attention. Le bois brun, très-vieux, avec, peu d’ornements, était garni de larges bandes de bronze, travaillées en relief et en creux, et je ne pouvais assez en admirer le feuillage, où étaient perchés les oiseaux les plus naturels. Mais ce qui me parut le plus remarquable, ce fut de ne voir ni trou de serrure, ni loquet, ni marteau, et j’en conclus que cette porte ne s’ouvrait que de l’intérieur. Je ne m’étais pas trompé, car, au moment où je m’en approchais pour tâter les ornements, elle s’ouvrit en dedans, et un homme parut, dont l’habillement était assez long, assez ample et singulier. Une barbe vénérable ombrageait son menton, et j’étais disposé à le prendre pour un juif ; mais, comme s’il eût deviné ma pensée, il fit le signe de la croix, me donnant ainsi à entendre qu’il était bon catholique.
« Mon jeune Monsieur, qu’est-ce qui vous amène, et que faites-vous là ? dit-il d’un air et d’un ton gracieux. — J’admire, lui répondis-je, le travail de cette porte, car je n’en ai jamais vu de pareil, si ce n’est sur de petits objets, dans les collections des amateurs. — Je suis charmé, reprit-il, que vous aimiez cet ouvrage. En dedans, la porte est encore beaucoup plus belle. Entrez, s’il vous plaît, » Je ne me sentais pas bien tranquille : le singulier costume du portier, l’isolement et un certain je ne sais quoi, qui me semblait planer dans l’air, m’oppressaient. Je temporisai donc, sous prétexte d’admirer encore le côté extérieur, et je regardai en même temps à la dérobée dans le jardin, car c’était un jardin qui s’était ouvert devant moi. Tout près, derrière la porte, je vis une place que de vieux tilleuls, plantés régulièrement, couvraient de leurs branches touffues, entrelacées, en sorte que les compagnies les plus nombreuses auraient pu y prendre le frais dans la plus grande chaleur du jour. J’étais déjà sur le seuil, et le vieillard sut m’engager à faire toujours un pas de plus. Aussi ne résistais-je pas proprement, car j’avais toujours ouï dire qu’un prince ou un sultan ne doit jamais demander en pareil cas s’il y a du danger. D’ailleurs j’avais mon épée au côté. Et ne saurais-je pas me défaire du vieillard, s’il montrait des dispositions hostiles ?
J’entrai donc, tout à fait rassuré. Le vieillard poussa la porte, qui se ferma si doucement que je m’en aperçus à peine. Alors il me montra l’ouvrage appliqué à l’intérieur, qui, véritablement, était beaucoup plus admirable encore ; il me l’expliqua, me témoignant d’ailleurs une bienveillance particulière. Parfaitement tranquillisé, je me laissai conduire dans l’espace ombragé, le long de la muraille étendue en rond, et j’y trouvai bien des choses à admirer. Des niches, artistement décorées de coquillages, de coraux et de minerais, versaient par des gueules de tritons une eau abondante dans des bassins de marbre ; dans l’intervalle étaient pratiqués des volières et d’autres grillages où des écureuils sautillaient, des cochons d’Inde couraient ça et là, enfin toutes les jolies petites botes qu’on peut désirer. Les oiseaux nous saluaient de leurs cris et de leurs chants à notre passage ; les sansonnets surtout jasaient de la manière la plus folle ! L’un criait toujours : « Pâris ! Pâris ! » et l’autre : « Narcisse ! Narcisse ! » aussi distinctement qu’un petit écolier pourrait le faire. Le vieillard ne cessait pas de me regarder gravement, tandis que les oiseaux criaient ainsi, mais je ne faisais pas semblant de le remarquer, et, en effet, je n’avais pas le temps de prendre garde à lui, car je pouvais fort bien observer que nous faisions le tour d’un rond, et que cet espace ombragé était proprement un grand cercle, qui en renfermait un autre beaucoup plus remarquable.
Nous étions en effet revenus à la petite porte, et il semblait que le vieillard voulût me laisser sortir ; cependant mes yeux étaient fixés sur un grillage d’or qui paraissait enclore le milieu de ce merveilleux jardin, et que j’avais trouvé l’occasion d’observer suffisamment pendant notre promenade, quoique le vieillard sut toujours me tenir auprès du mur, et, par conséquent, assez éloigné du centre. Comme il s’avançait vers la petite porte, je lui dis, avec une révérence : « Vous m’avez montré une si grande complaisance, que j’oserai vous faire encore-une prière avant de vous quitter. Ne pourrais-je voir de plus près cette grille dorée, qui semble enfermer dans un vaste cercle l’intérieur du jardin ? — Fort bien ! répliqua-t-il, mais il faut vous soumettre à quelques conditions. — En quoi consistent-elles ? demandai-je vivement. — Vous devez laisser ici votre chapeau et votre épée, et vous me donnerez la main aussi longtemps que je vous accompagnerai. — Très-volontiers, » lui dis-je, et je posai mon chapeau et mon épée sur le premier banc de pierre que je trouvai.
Aussitôt il prit ma main gauche, la tint ferme et m’entraîna droit en avant avec quelque violence. Quand nous arrivâmes à la grille, ma surprise se changea en admiration. Je n’avais jamais rien vu de pareil. Sur un grand socle de marbre se dressaient, à la file, d’innombrables lances et pertuisanes, aux ornements bizarres, et formant un cercle entier. Je regardai par les intervalles, et je vis, tout près, derrière la grille, une eau paisible, coulant dans un canal bordé de marbre, et, dans ses flots limpides, une multitude de poissons d’or et d’argent, qui nageaient çà et là, tantôt vite, tantôt lentement, tantôt seuls, tantôt à la file. J’aurais volontiers porté mes regards au delà du canal, pour découvrir ce qu’il y avait au cœur du jardin ; mais je reconnus, à mon vif regret, que, du côté opposé, l’eau était entourée d’un grillage pareil, et fabriqué avec tant d’art qu’à un intervalle de la première répondait une pique ou une pertuisane de la seconde, et que, les autres ornements y compris, on ne pouvait voir à travers, de quelque manière qu’on se plaçât. De plus le vieillard me gênait, en me tenant toujours ferme, en sorte que je ne pouvais me mouvoir librement. Cependant, après tout ce que j’avais vu, ma curiosité croissait toujours davantage, et je pris le courage de demander au vieillard si l’on ne pouvait aussi pénétrer de l’autre côté : « Pourquoi pas ? reprit-il, mais c’est à de nouvelles conditions. » Je demandai en quoi elles consistaient, et il m’apprit que je devais changer de vêtements. J’y consentis très-volontiers. Il me ramena vers la muraille et me fit entrer dans une petite salle très-propre, aux murs de laquelle étaient suspendus divers habillements, qui semblaient tous se rapprocher du costume oriental. J’eus bientôt changé d’habits. Mon guide releva mes cheveux poudrés sous un filet bariolé, après on avoir, à mon grand effroi, secoué vivement la poudre. Alors, m’étant regardé dans une glace, je me trouvai tout à fait joli sous mon déguisement et bien plus à mon gré que dans mon roide habillement des dimanches. Je fis quelques gestes et quelques sauts, comme j’avais vu faire aux danseurs sur le théâtre de la foire. Sur l’entrefaite, je regardai au miroir, et je vis par hasard le reflet d’une niche qui se trouvait derrière moi. Dans le fond blanc étaient pendues trois cordelettes vertes, chacune entortillée sur elle-même, d’une manière que, dans l’éloignement, je ne pouvais bien démêler. Je me tournai donc un peu brusquement, et je demandai au vieillard des explications sur la niche comme sur les cordelettes. Avec une parfaite complaisance, il en prit une et me la montra. C’était un cordon de soie verte assez fort, dont les deux bouts, passés à travers une lanière de cuir vert à double fente, lui donnaient l’apparence d’un instrument destiné à un usage peu agréable. La chose me parut suspecte, et j’en demandai au vieillard l’explication. Il me répondit, d’un ton fort tranquille et débonnaire, que cela était réservé pour les gens qui abusaient de la confiance qu’on était disposé à leur donner ici. Il remit le cordon à sa place et me demanda aussitôt de le suivre ; car, cette fois, il ne me prit pas la main, et je marchai librement à ses côtés.
À ce moment, ce qui piquait surtout ma curiosité, c’était de savoir où pouvait être la porte, où pouvait être le pont, par lesquels on franchissait la grille, on traversait le canal ; car jusqu’alors je n’avais rien pu découvrir de pareil. J’observais donc très-attentivement la grille dorée, pendant que nous en approchions à grands pas ; mais tout à coup ma vue se troubla, car les piques, les lances, les hallebardes, les pertuisanes, se remuèrent et se secouèrent à l’improviste, et, après ces mouvements étranges, finirent par se pencher les unes contre les autres comme lorsque deux troupes d’autrefois, armées de piques, voulaient s’élancer l’une contre l’autre. La confusion était à peine supportable pour l’œil, le fracas, pour l’oreille ; mais le coup d’œil fut surprenant au delà de toute expression, quand toutes les lances se furent couchées, couvrirent le tour du canal et formèrent le pont le plus magnifique qui se puisse imaginer ; en effet le parterre le plus varié s’étendait devant mes yeux ; il était partagé en planches entrelacées, qui présentaient, dans leur ensemble, un labyrinthe d’arabesques ; toutes avec des cadres verts d’une plante basse, en pleine croissance, que je n’avais jamais vue ; toutes garnies de fleurs, de couleur différente dans chaque compartiment, et qui, étant basses » aussi, permettaient de suivre sur le sol le dessin tracé devant les yeux. Ce délicieux spectacle, dont je jouissais en plein soleil, enchaînait-absolument mes regards : mais je ne savais presque où poser le pied, car les sentiers sinueux étaient semés du plus beau sable d’azur, qui semblait former sur la terre un ciel plus sombre ou un ciel reflété dans l’eau Je marchai quelque temps de la sorte à côté de mon guide, les yeux baissés vers la terre ; enfin je m’aperçus qu’au milieu de ce parterre fleuri, se trouvait un grand rond de cyprès et de peupliers, à travers lequel la vue ne pouvait pénétrer, parce que les branches les plus basses semblaient sortir de terre. Mon guide, sans m’entraîner précisément par le plus court chemin, me conduisit cependant tout auprès de ce centre ; et quelle ne fut pas ma surprise, lorsque, en pénétrant dans le rond des grands arbres, je vis devant moi le portique d’un superbe pavillon, qui paraissait offrir par les autres côtés des vues et des entrées pareilles ! Mais je fus moins enchanté par ce modèle d’architecture que par une musique céleste, qui partait de l’édifice. Je croyais entendre tour à tour un luth, une harpe, une-guitare et un autre carillon qui ne ressemblait à aucun de ces trois instruments.
La porte où nous arrivâmes, légèrement touchée par le vieillard, ne tarda pas à s’ouvrir, et combien je fus étonné, quand je trouvai la portière qui en sortit, parfaitement semblable à la jolie fillette que j’avais vue en songe danser au bout de mes doigts ! Elle me salua d’un air de connaissance et me pria d’entrer. Le vieillard resta a la porte et je me rendis avec la belle, par un court passage voûté, élégamment décoré, dans la salle du milieu, dont le magnifique plafond en coupole fixa mon regard dès l’entrée et provoqua mon admiration. Cependant mes yeux ne s’y arrêtèrent pas longtemps, car ils s’abaissèrent, attirés par un spectacle plus ravissant. Sur un tapis, justement au-dessous de la coupole, étaient assises, en triangle, trois dames, vêtues de trois couleurs différentes, rouge, jaune et vert. Les sièges étaient dorés, elle tapis était un vrai parterre de fleurs. Dans leurs mains reposaient les trois instruments que j’avais pu distinguer du dehors, car, troublées par ma venue, elles avaient cessé leur jeu. « Soyez le bienvenu, me dit celle du milieu, je veux dire celle qui était assise en face de la porte, en robe rouge, et jouant de la harpe. Asseyez-vous auprès d’Alerte, et prêtez l’oreille, si vous aimez la musique. » Alors enfin j’aperçus au fond de la salle, en travers, une banquette assez longue, sur laquelle se trouvait une mandoline. La gentille fillette s’en saisit, prit place et me fit asseoir à son côté. À ce moment, j’observai la deuxième dame, placée à ma droite : c’est elle qui portait la robe jaune et qui tenait la guitare ; et, si la joueuse du harpe était d’une taille imposante, si ses traits étaient nobles et son maintien majestueux, on pouvait remarquer chez la joueuse de guitare une gaieté, une grâce légère ; c’était une blonde délicate, tandis que la première était parée de beaux cheveux noirs. La variété et l’harmonie de leur musique ne put m’empêcher d’observer aussi la troisième beauté à la robe verte, dont le luth avait pour moi quelque chose de touchant et d’étrange à la fois. C’était celle qui semblait le plus s’occuper de moi et m’adresser ses accents : seulement je ne savais que penser d’elle, car elle me paraissait tour à tour tendre et singulière, franche et capricieuse, selon qu’elle variait ses mines et son jeu ; il semblait qu’elle voulût tantôt m’attendrir, tantôt me lutiner. Mais, quoi qu’elle pût faire, elle prit sur moi peu d’empire, parce que ma petite voisine, avec qui j’étais assis côte à côte, m’avait entièrement captivé ; et, si je voyais clairement dans ces trois dames les sylphides de mon rêve et les couleurs des pommes, je comprenais bien que je n’avais aucune raison de les retenir. Je me serais plus volontiers emparé de la gentille petite, si le coup qu’elle m’avait appliqué en songe ne m’était pas resté si bien dans la mémoire. Jusque-là elle avait laissé dormir sa mandoline, mais, lorsque ses maîtresses eurent cessé, elles l’invitèrent à nous régaler de joyeux petits morceaux. À peine eut-elle gratté quelques danses avec beaucoup de verve, qu’elle se leva soudain ; j’en fis autant ; elle jouait et dansait. Je fus entraîné à suivre ses pas, et nous exécutâmes une sorte de petit ballet, dont les dames parurent satisfaites ; car, aussitôt que nous eûmes fini, elles ordonnèrent à la petite de m’offrir quelques rafraîchissements en attendant le souper. Véritablement, j’avais oublié qu’il y eût au monde autre chose hors de ce paradis. Alerte me ramena aussitôt dans le corridor par où j’étais entré. Il conduisait à deux chambres bien arrangées : dans l’une, qui était celle d’Alerte, elle me servit des oranges, des figues, des pèches et des raisins, et je mangeai, de grand appétit, aussi bien les fruits des pays étrangers que ceux dont la saison n’était pas encore venue. Il y avait des sucreries en abondance. Elle remplit aussi d’un vin pétillant une coupe de cristal poli ; mais je n’avais pas besoin de boire : les fruits m’avaient suffisamment rafraîchi. « À présent nous allons jouer, » dit-elle, et elle me conduisit dans l’autre chambre. On eût dit une foire de Noël : mais on ne vit jamais dans une de ces boutiques de fête des choses aussi précieuses et aussi délicates. Il s’y trouvait toutes sortes de poupées, avec leurs toilettes et leurs ameublements, des cuisines, des chambres, des boutiques et des jouets sans nombre. Alerte me promena devant toutes les armoires vitrées, qui renfermaient les ouvrages les plus ingénieux. Mais elle referma bien vite les premières armoires en disant : « Cela n’est pas fait pour vous, je le sais bien. Nous pourrions, ajouta-t-elle, trouver ici des matériaux, des murs et des tours, des maisons, des palais, des églises, pour bâtir une grande ville, mais cela ne m’amuse pas : nous prendrons autre chose, qui nous divertisse également tous les deux. »
Là-dessus elle tira des armoires quelques boîtes, dans lesquelles je vis empilée une petite armée, et je dus avouer sur-le-champ que je n’avais jamais rien vu de si beau. Alerte ne me laissa pas le temps de le considérer en détail ; elle prit une botte sous le bras et je m’emparai d’une autre. « Allons sur le pont d’or, dit-elle, c’est l’endroit le plus favorable pour jouer aux soldats. Les lances indiquent l’ordre dans lequel il faut placer les armées en face l’une de l’autre. » Nous étions arrivés à la place dorée et vacillante ; j’entendais sous moi l’eau ruisseler et les poissons gargouiller, tandis que j’étais à genoux pour ranger mes troupes en bataille. C’étaient tous cavaliers, comme je le vis alors. Alerte se glorifiait d’avoir la reine des Amazones pour chef de son armée de femmes ; de mon côté, je trouvai Achille et une très-imposante cavalerie grecque. Les armées étaient en présence et l’on ne pouvait rien voir de plus beau : ce n’étaient nullement de plats cavaliers de plomb comme les nôtres ; hommes et chevaux avaient les formes arrondies et pleines, et ils étaient du plus fin travail. On avait d’ailleurs peine à comprendre comment ils demeuraient en équilibre, car ils se tenaient debout d’eux-mêmes, sans marchepieds.
Quand nous eûmes contemplé tous deux nos troupes avec une grande satisfaction, Alerte m’annonça l’attaque. Nous avions aussi trouvé de l’artillerie dans nos coffrets : c’étaient des boîtes pleines de petites boules d’agate bien polies. Elles devaient nous servir à combattre l’un contre l’autre à une certaine distance, mais il était convenu expressément qu’on ne lancerait pas la boule plus fort qu’il n’était nécessaire pour renverser les figures, car il ne fallait en gâter aucune. La canonnade commença de part et d’autre, et d’abord elle agit à notre mutuel contentement. Mais, quand mon adversaire observa que je visais mieux qu’elle, et que je pourrais bien remporter la victoire, qui devait appartenir à celui dont les soldats resteraient debout en plus grand nombre, elle se rapprocha, et les coups de la petite fille eurent le succès désiré : elle m’abattit une quantité de mes meilleures troupes, et plus je protestais, plus elle jetait ses boules avec acharnement. À la fin cela me fâcha, et je déclarai que je ferais comme elle. En effet je m’approchai ; même, dans ma colère, je lançai mes boules avec beaucoup plus de violence, et je ne tardai guère à faire voler en pièces une couple de ses petites centauresses. Dans sa fougue, elle ne le remarqua pas d’abord ; mais je restai pétrifié, quand je vis les figurines brisées se ressourcer d’elles-mêmes, amazone et cheval reformer un tout, et en même temps prendre vie, se lancer au galop du pont doré sous les tilleuls, et, courant ça et là, se perdre enfin, je ne sais comment, vers la muraille. À peine ma belle ennemie s’en fut-elle aperçue, qu’elle éclata en sanglots et en gémissements, et s’écria que je lui avais causé une perte irréparable, une perte beaucoup plus grande qu’on ne pouvait l’exprimer. Moi, qui étais déjà courroucé, je m’applaudis de lui l’aire quelque peine, et je lançai, avec une aveugle furie, parmi ses troupes quelques agates qui me restaient. Malheureusement j’atteignis la reine, jusqu’alors exceptée dans notre lutte régulière. Elle vola en éclats, et les aides de camp les plus voisines furent aussi brisées : mais elles se reformèrent soudain, prirent la fuite comme les premières, galopèrent gaiement sous les tilleuls, et se perdirent vers le mur.
Mon ennemie m’insulte et m’outrage ; moi, qui étais en train, je me baisse pour ramasser quelques agates qui roulaient le long des piques dorées. Mon désir furieux était de détruire toute son armée ; mais elle, qui ne s’endormait pas, se jette sur moi, et me donne un soufflet dont ma tête résonne. Comme j’avais toujours ouï dire qu’au soufflet d’une jeune fille on répond par un vigoureux baiser, je la prends par les oreilles et l’embrasse trois et quatre fois. Mais elle poussa un cri si perçant, que j’en fus moi-même effrayé. Je la laissai courir et bien m’en prit, car, au même instant, je ne sus ce qui m’arrivait : le sol tremblait et grondait sous moi ; je vis soudain les grilles se remettre en mouvement : mais je n’eus pas le temps de réfléchir et je ne pus appuyer le pied pour fuir. Je craignais à chaque instant de me voir transpercé, car les lances et les pertuisanes, en se dressant, tailladaient déjà mes habits. Bref, je ne sais ce qui m’arriva ; je perdis la vue et l’ouïe, et je revins de mon étourdissement, de ma frayeur, au pied d’un tilleul, contre lequel le grillage m’avait jeté en bondissant.
À mon réveil, ma méchante humeur aussi se réveilla ; et je devins plus furieux encore, lorsque j’entendis les moqueries et les rires de mon ennemie, qui était tombée, sans doute plus doucement que moi, de l’autre côté du canal. Je me levai donc brusquement, et, voyant dispersée autour de moi la petite armée avec Achille, son chef, que le grillage, en se relevant soudain, avait lancé de mon côté, je saisis d’abord le héros et le jetai contre un arbre. Sa résurrection et sa fuite me charmaient doublement, parce qu’un malin plaisir s’unissait au plus joli spectacle du monde ; et j’étais sur le point d’envoyer après lui tous les Grecs, quand des eaux, sifflant de toutes parts, des pierres et des murs, du sol et des branches, se croisèrent et fondirent à l’improviste sur moi, de quelque côté que je me tournasse. Mon léger vêtement fut bientôt percé ; il était déjà tailladé et je n’hésitai pas à m’en dépouiller ; je jetai mes pantoufles et toutes les pièces de mon habillement l’une après l’autre, et je finis par trouver très-agréable, vu la chaleur du jour, de laisser ces douches jouer sur moi. Je marchais gravement tout nu entre ces eaux bienvenues, et je croyais pouvoir me trouver longtemps aussi bien. Ma colère se calmait, et je n’avais rien de plus à cœur que de me réconcilier avec ma petite ennemie ; mais en un clin d’œil les eaux s’arrêtèrent, et j’étais là tout mouillé sur un sol trempé d’eau.
La présence du vieillard, qui s’offrit à ma vue inopinément, ne me fut nullement agréable. J’aurais désiré, sinon de me cacher, du moins de pouvoir me vêtir. La confusion, le frisson, et mes efforts pour me couvrir un peu, me faisaient jouer un bien triste personnage. Le vieillard profita de ce moment pour me faire les plus vifs reproches. « Qu’est-ce qui m’empêche, s’écria-t-il, de prendre un des cordons verts et d’en mesurer sinon votre cou, du moins votre dos ? » Je pris fort mal cette menace. « Gardez-vous, m’écriai-je, de pareils discours, et même de pareilles pensées ; autrement vous êtes perdus, vous et vos maîtresses. — Qui es-tu donc, demanda-t-il fièrement, pour oser parler ainsi ? — Un favori des dieux, qui est maître de décider si ces dames trouveront de dignes époux et passeront une vie heureuse, ou si elles languiront et vieilliront dans leur cloître enchanté. « Le vieillard fit quelques pas en arrière. « Qui t’a révélé ce mystère ? demanda-t-il, inquiet et surpris. — Trois pommes, trois pierres précieuses. — Et que demandes-tu pour ta récompense ? — Avant tout, la petite fillette qui m’a mis dans cet affreux état. »
Le vieillard se prosterna devant moi, sans se préoccuper de la terre humide et fangeuse, puis il se releva, sans être mouillé, me prit gracieusement par la main, me conduisit dans la première salle, me rhabilla lestement, et bientôt je me vis dans ma toilette des dimanches et frisé comme auparavant. Le portier ne dit plus un mot ; mais, avant de me laisser franchir le seuil, il me retint, et me fit remarquer divers objets contre le mur vis-à-vis, de l’autre côté du chemin, en même temps qu’il me montrait derrière moi la petite porte. Je le compris bien : il voulait me dire de graver ces objets dans ma mémoire, afin de retrouver plus sûrement la porte, qui se ferma aussitôt sur mes talons.
Je remarquai donc soigneusement ce qui était vis-à-vis. Au-dessus d’un grand mur s’élevaient les branches de très-vieux noyers, qui couvraient un partie la corniche terminale. Les branches s’étendaient jusqu’à une table de pierre, dont je pouvais bien distinguer l’encadrement sculpté, mais non lire l’inscription ; la table reposait sur la console d’une niche dans laquelle une fontaine artistement travaillée versait l’eau de vasque en vasque dans un grand bassin, où elle formait comme un petit étang, avant de se perdre dans la terre. Fontaine, inscription, noyers, tout se trouvait d’aplomb l’un sur l’autre : je pourrais le peindre comme je l’ai vu.
On peut juger comment je passai ce soir-là et les jours suivants, et combien de fois je me répétai ces histoires, que je ne pouvais croire moi-même. Aussitôt que la chose me fut possible, je retournai au Mauvais mur pour me rafraîchir du moins la mémoire de ces signes et contempler l’admirable petite porte : mais, à ma grande surprise, je trouvai tout changé. Les noyers s’élevaient par-dessus le mur, mais ils n’étaient pas tout près les uns des autres ; une table était enchâssée dans le mur, mais bien loin à droite des arbres, sans ornements, et avec une inscription lisible ; une fontaine dans une niche se trouve bien loin à gauche, mais elle n’est nullement comparable à celle que j’avais vue, ce qui me ferait croire que la seconde aventure a été un songe comme la première, car, de la petite porte, il ne s’en trouve absolument aucune trace. La seule chose qui me console, c’est que ces trois objets me paraissent changer incessamment de place, car, dans les visites répétées que j’ai faites en ce lieu, j’ai cru remarquer que les noyers se rapprochent un peu les uns des autres, et j’ai fait la même observation sur la table et la fontaine. Vraisemblablement, quand tout sera revenu au même point, la porte sera aussi visible de nouveau, et je ferai mon possible pour renouer l’aventure. Pourrai-je vous conter ce qui arrivera encore, ou cela me sera-t-il expressément défendu ? c’est ce que je ne saurais vous dire.
Ce conte, dont mes camarades voulaient absolument se persuader la vérité, obtint un grand succès. Ils visitèrent chacun à part, sans me le dire non plus qu’aux autres, la place indiquée ; ils trouvèrent les noyers, la table et la fontaine, mais toujours éloignés les uns des autres, comme ils finirent par l’avouer, parce qu’à cet âge on n’aime pas à taire un secret. Mais c’est ici que la dispute commença. L’un soutenait que les objets ne bougeaient pas de place, et qu’ils restaient toujours entre eux à la même distance ; le second assurait qu’ils se remuaient, mais qu’ils s’éloignaient les uns des autres ; le troisième était d’accord avec celui-ci sur la question du mouvement ; mais les noyers, la table et la fontaine lui semblaient plutôt se rapprocher ; le quatrième prétendait avoir vu quelque chose de plus remarquable, c’est-à-dire les noyers au milieu, mais la table et la fontaine aux côtés opposés à ceux que j’avais indiqués. Au sujet des traces de la petite porte, ils variaient aussi, et, par cet exemple, j’apprenais de bonne heure que les hommes se font et peuvent soutenir les idées les plus contradictoires sur une chose toute simple et facile à vérifier. Comme je refusais obstinément de dire la suite de mon conte, cette première partie fut souvent redemandée. Je me gardai bien de beaucoup modifier les circonstances, et, par l’uniformité de mon récit, je changeai, dans les esprits de mes auditeurs, la fable en vérité.
Au reste, j’étais ennemi du mensonge et de la feinte, et, en général, je n’étais point léger : au contraire, les dispositions sérieuses avec lesquelles je considérais dès lors et moi-même et le monde, se montraient aussi dans mon extérieur, et je fus souvent repris amicalement, souvent aussi avec moquerie, sur un certain air de dignité que je me donnais : car, si je ne manquais pas d’amis fidèles et choisis, cependant nous étions toujours le petit nombre, vis-à-vis de ceux qui prenaient plaisir à nous attaquer avec une grossière malice, et qui nous réveillaient souvent d’une manière fort désagréable de ces rêves fabuleux et flatteurs dans lesquels, moi, qui les inventais, et mes camarades, qui s’y intéressaient, nous nous perdions si volontiers. Alors nous reconnûmes une fois de plus, qu’au lieu de s’abandonner à la mollesse et aux plaisirs fantastiques, on avait plutôt sujet de s’endurcir pour supporter ou pour combattre les maux inévitables.
Parmi les exercices du stoïcisme que je cultivais donc en moi aussi sérieusement qu’il est possible à un enfant, il fallait ranger aussi la patience dans les douleurs corporelles. Nos maîtres, souvent malgracieux et malhabiles, en venaient avec nous aux gourmades et aux coups, contre lesquels les enfants s’endurcissaient d’autant plus que l’indocilité ou la résistance était la faute le plus sévèrement punie. Beaucoup d’amusements du jeune âge reposent sur une émulation de pareilles souffrances ; par exemple, lorsqu’on se frappe avec deux doigts ou avec la main tout entière, jusqu’à l’engourdissement des membres, ou que l’on supporte les coups auxquels on est condamné dans certains jeux avec plus ou moins de légalité ; lorsque, dans la lutte ou la bataille, on ne se laisse pas déconcerter par les pinces de l’adversaire demi-vaincu ; lorsqu’on surmonte une douleur causée par malice ; que même on endure comme chose indifférente les pincements et les chatouillements, auxquels les enfants aiment tant à se livrer les uns envers les autres. Par là, on se donne un grand avantage, qui ne peut nous être sitôt ravi. Cependant, comme je faisais en quelque sorte profession de braver ainsi la douleur, les importunités de mes camarades croissaient d’autant. Et comme une sotte cruauté ne connaît point de bornes, elle savait bien m’en faire sortir à mon tour. Je n’en citerai qu’un exemple. Le maître n’était pas venu donner la leçon. Aussi longtemps que tous les enfants restèrent ensemble, on s’amusa fort gentiment ; mais ceux qui étaient de mes amis s’étant retirés après une assez longue attente, je restai seul avec trois malveillants, qui se proposèrent de me tourmenter, m’outrager et me chasser. Ils m’avaient laissé un moment seul dans la chambre, et ils revinrent avec des verges, qu’ils s’étaient procurées en déliant à la hâte un balai. Je vis leur intention, et, comme je croyais qu’on touchait à la fin de l’heure, je résolus en moi-même sur-le-champ de ne pas me défendre avant que la cloche sonnât. Là-dessus, ils commencèrent impitoyablement à me fouetter les jambes et les mollets de la façon la plus cruelle. Je ne branlai pas, mais bientôt je sentis que j’avais mal compté et qu’une pareille douleur allonge fort les minutes. Avec la patience croissait ma fureur, et, au premier coup de cloche, je pris aux cheveux celui qui s’y attendait le moins, et le jetai en un clin d’œil sur le parquet, en lui pressant le dos de mon genou ; l’autre, plus jeune et plus faible, qui m’attaquait par derrière, je lui passai mon bras autour du cou et le serrai contre moi presque à l’étrangler. Restait le troisième, qui n’était pas le moins fort, et je n’avais plus que la main gauche pour me défendre : mais je le pris par son habit et, grâce à mon adresse, à sa précipitation, je le fis tomber et l’abattis, le visage contre le parquet. Ils ne manquèrent pas de me mordre, de m’égratigner et de me fouler ; mais toute ma pensée, tout mon corps, était à la vengeance. Profitant de mon avantage, je cognai à diverses reprises les têtes les unes contre les autres. Enfin ils poussèrent des cris de détresse, et nous vîmes bientôt autour de nous tous les gens de la maison. Les verges éparses et mes jambes, que je mis à nu, témoignèrent en ma faveur. On se réserva la punition et on me laissa partir ; mais je déclarai que désormais, à la plus petite offense, je crèverais les yeux à l’un ou à l’autre, je lui arracherais les oreilles, si même je ne l’étranglais-pas.
Cet incident, que j’oubliai bientôt, et dont je ne fis même que rire, comme il arrive dans les affaires d’enfants, fut pourtant cause que ces leçons en commun devinrent plus rares, et cessèrent enfin tout à fait. Je fus donc, comme auparavant, confiné davantage à la maison, où je trouvais dans ma sœur Cornélie, plus jeune que moi d’une année seulement, une compagne toujours plus agréable.
Je ne veux pourtant pas quitter ce sujet sans rapporter encore quelques traits des nombreux désagréments que j’essuyai de mes camarades. Car l’utilité de ces confessions morales est précisément qu’un homme apprenne ce qui est arrivé aux autres et ce qu’il peut lui-même attendre de la vie ; et qu’il se persuade, quoi qu’il puisse survenir, que cela lui arrive comme à une créature humaine, et non comme à un être particulièrement heureux ou malheureux. Si cette connaissance n’est guère utile pour éviter les maux, il est du moins très-avantageux que nous apprenions à nous faire aux circonstances, à les souffrir et même à les surmonter.
Encore une observation générale, qui est ici tout à fait à sa place, c’est que les enfants de condition honnête voient, à mesure qu’ils grandissent, se manifester une frappante contradiction. Leurs parents et leurs maîtres les exhortent et les forment à se conduire avec mesure, avec prudence, même avec sagesse, à n’offenser personne par malice ou par orgueil, à étouffer tous les mouvemens condamnables qui pourraient se développer en eux, et, en revanche, tandis que ces jeunes êtres s’appliquent à faire ces efforts, ils ont à souffrir des autres ce, qu’on blâme et qu’on punit chez eux sévèrement. Par là, les pauvres enfants se trouvent misérablement à la gêne entre l’état de nature et la civilisation, et, selon les caractères, deviennent malicieux ou violents et emportés, après s’être contenus quelque temps.
On repousse la force par la force ; mais un enfant bien né, disposé aux sentiments affectueux, est presque sans armes contre la moquerie et la méchanceté. Si je savais assez bien repousser les voies de fait, je n’étais nullement en mesure de lutter avec mes camarades pour le persiflage et les mauvais propos, parce qu’en pareil cas celui qui se défend a toujours le désavantage. Aussi les attaques de ce genre, quand elles excitaient la colère, étaient repoussées par la force, ou bien elles éveillaient en moi d’étranges réflexions, qui ne pouvaient rester sans conséquences. Entre autres avantages, les malveillants m’enviaient le plaisir que je trouvais dans les relations que procurait à notre famille la charge de mon aïeul. En effet, comme il était le premier entre ses égaux, cela n’avait pas non plus sur ses enfants une médiocre influence. Et comme, un jour, après l’audience des musiciens, je me montrais un peu fier d’avoir vu mon grand-père au milieu du conseil des échevins, un degré plus haut que les autres, trônant en quelque sorte sous l’image de l’empereur, un de ces petits garçons dit avec moquerie que je devrais bien, comme le paon regarde ses pieds, regarder aussi mon grand-père paternel, qui avait été aubergiste à Weidenhof, et qui n’avait prétendu ni aux trônes ni aux couronnes. Je répliquai que je n’en éprouvais aucune confusion ; que la gloire et l’orgueil de notre ville natale était justement que tous les bourgeois devaient se croire égaux entre eux, et que chacun à sa manière pouvait trouver honneur et profit dans son industrie. Je n’avais qu’un regret, c’était que le bonhomme fût mort depuis longtemps ; j’avais souvent désiré de le connaître personnellement ; j’avais souvent contemplé son image, et même visité sa sépulture, et du moins, en lisant l’épitaphe gravée sur sa tombe modeste, j’avais joui de son existence passée, à laquelle j’étais redevable de la mienne. Un autre malveillant, le plus malicieux de tous, prit à part le premier, et lui chuchota quelque chose à l’oreille, et cependant ils continuaient à me regarder d’un air moqueur. Ma bile commençait à s’échauffer et je les invitai à parler tout haut. « Voici l’affaire, dit le premier : puisque tu veux le savoir, mon camarade assure que tu pourrais tourner et chercher longtemps avant de trouver ton grand-père. »
Je les pressai avec plus de vivacité, avec menace même, de s’expliquer plus clairement. Là-dessus, ils rapportèrent une fable qu’ils avaient attrapée de la bouche de leurs parents. Mon père était le fils d’un grand seigneur, et ce bon bourgeois s’était prêté complaisamment à jouer le rôle de père. Ils eurent l’impudence d’alléguer toutes sortes de raisons ; que, par exemple, notre bien provenait uniquement de ma grand’mère ; que les autres collatéraux, qui demeuraient à Friedberg et ailleurs, étaient pareillement sans fortune, et autres semblables indices qui ne pouvaient tirer leur force que de la malignité. Je les écoutai plus tranquillement qu’ils ne l’avaient présumé ; car ils levaient déjà le pied pour s’enfuir, si j’avais fait mine de les prendre aux cheveux. Je répondis sans m’émouvoir que cela même pouvait m’être fort égal. La vie était si belle, qu’on pouvait regarder comme tout à fait indifférent de savoir à qui on en était redevable : enfin, c’était de Dieu qu’on la tenait, devant qui nous sommes tous égaux. Ne pouvant donc réussir à me fâcher, ils laissèrent dormir l’affaire pour cette fois ; nous continuâmes à jouer ensemble, ce qui est toujours chez les enfants un infaillible moyen de réconciliation.
Cependant ces malicieuses paroles m’avaient inoculé une sorte de maladie morale, qui se développa dans le silence. Je ne trouvais point déplaisant d’être le petit-fils de quelque grand seigneur, quand même ce n’aurait pas été de la manière la plus légitime. Ma subtilité poursuivit cette voie ; mon imagination était éveillée et ma pénétration avait de quoi s’exercer. Je commençai par examiner les allégations de ces petits garçons, et j’y trouvai, j’imaginai de nouveaux traits de vraisemblance. J’avais peu entendu parler de mon grand-père ; seulement son portrait avait figuré avec celui de ma grand’mère dans un salon de la vieille maison ; depuis la construction de la maison neuve, les deux peintures étaient serrées dans une chambre haute. Ma grand’mère devait avoir été une très-belle femme et du même âge que son mari. Je me souvenais aussi d’avoir vu dans sa chambre le portrait en miniature d’un beau monsieur en uniforme, portant des ordres et une étoile. Après la mort de mon aïeule le portrait avait disparu, avec d’autres petits meubles, pendant la bâtisse, qui avait tout bouleversé. J’arrangeais cela, comme bien d’autres choses, dans ma tête enfantine, et j’exerçais de bonne heure ce talent poétique moderne, qui, par l’enchaînement romanesque des situations marquantes de la vie humaine, sait intéresser toute la société polie.
Mais comme je ne pouvais confier le cas à personne, ou que je me hasardais seulement à faire des questions éloignées, je ne manquai pas de déployer une activité secrète, pour découvrir, s’il était possible, quelque chose de plus précis. J’avais entendu affirmer très-positivement que les fils ressemblaient souvent d’une manière frappante à leurs pères ou à leurs grands-pères. Plusieurs de nos amis, et particulièrement le conseiller Schneider, ami de la maison, avaient des relations d’affaires avec tous les princes et les seigneurs du voisinage, dont un grand nombre, princes régnants ou cadets, avaient leurs possessions aux bords du Rhin et du Mein et dans l’entre-deux, et quelquefois, par faveur spéciale, ils faisaient cadeau de leurs portraits à leurs fidèles chargés d’affaires. Je considérai dès lors avec une attention nouvelle ces portraits, que j’avais souvent regardés dès mon plus jeune âge, cherchant si je ne pourrais pas y découvrir une ressemblance avec mon père ou même avec moi : mais j’y parvenais trop souvent pour que cela put me conduire à quelque certitude : car c’étaient tantôt les yeux de celui-ci, tantôt le nez de celui-là, qui me semblaient trahir quelque parenté. Ces signes, assez trompeurs, me promenaient ainsi de l’un à l’autre. Et bien que je dusse regarder dans la suite ce reproche comme une fable absolument vaine, l’impression me resta, et je ne pouvais de temps en temps m’empêcher de passer en revue, dans ma pensée et d’analyser tous ces seigneurs, dont les portraits étaient demeurés très-distinctement dans ma mémoire. Tant il est vrai que tout ce qui fortifie intérieurement l’homme dans ses préventions, ce qui flatte sa vanité secrète, trouve une si grande faveur auprès de lui, qu’il ne demande plus si la chose tournerait d’une manière quelconque à son honneur ou à sa honte.
Mais, au lieu d’entremêler ici des réflexions sérieuses, et même accusatrices, j’aime mieux détourner mes regards de ces belles années. Qui pourrait en effet s’exprimer dignement sur la richesse de l’enfance ? Nous ne pouvons considérer qu’avec plaisir et même avec admiration ces petites créatures qui tournent devant nous : car, le plus souvent, elles promettent plus qu’elles ne tiennent, et il semble que la nature, entre autres malins tours qu’elle nous joue, se soit ici proposé tout particulièrement de nous prendre pour dupes. Les premiers organes qu’elle donne aux enfants venant au monde sont appropriés à l’état prochain, immédiat, de la créature, qui les emploie sans art et sans prétention, de la manière la plus habile, pour les fins les plus proches. L’enfant, considéré en lui-même, avec ses égaux, et dans les relations qui sont proportionnées à ses forces, paraît si intelligent, si raisonnable, qu’il n’y a rien au-dessus, et, en même temps, si dispos, si gai, si adroit, qu’on ne saurait lui souhaiter aucune autre culture. Si les enfants se développaient tels qu’ils s’annoncent, nous n’aurions que des génies : mais la croissance n’est pas un simple développement ; les divers systèmes organiques qui forment l’unité humaine découlent les uns des autres, se succèdent les uns aux autres, se transforment les uns dans les autres, se remplacent et même se détruisent les uns les autres, en sorte que, de diverses facultés, de diverses manifestations de forces, à peine, au bout de quelque temps, pouvons-nous trouver encore une trace. Lors même que les dispositions de l’homme ont en général une direction prononcée, il est néanmoins difficile au connaisseur le plus habile et le plus expérimenté d’en faire d’avance un pronostic certain, mais on peut bien signaler après coup ce qui a présagé l’avenir.
Je ne songe donc en aucune manière à terminer complètement dans ces premiers livres l’histoire de mon enfance ; je reprendrai et je développerai dans la suite plus d’un fil qui a couru imperceptiblement à travers mes premières années. Mais je dois signaler ici la puissante influence que les événements militaires exercèrent peu à peu sur nos sentiments et notre genre de vie.
Le paisible bourgeois est dans un merveilleux rapport avec les grands événements de la politique. De loin ils lui donnent déjà l’éveil et l’inquiètent, et, lors même qu’ils ne le touchent pas, il ne peut s’empêcher de les juger, de s’y intéresser ; il prend vite un parti, selon que son caractère ou des motifs extérieurs le déterminent. Ces grands événements, ces changements considérables viennent-ils à se rapprocher, alors, à côté des souffrances extérieures, il éprouve toujours ce malaise intérieur qui, le plus souvent, redouble et irrite le mal et détruit le bien possible encore ; puis il éprouve des souffrances réelles de la part des amis et des ennemis, des premiers souvent plus que des seconds, et il ne sait comment garder et maintenir ni son inclination ni ses intérêts.
Nous passâmes encore l’année 1757 dans un complet repos civil, mais une grande agitation régnait dans les esprits. Aucune peut-être ne fut plus féconde en événements. Les victoires, les hauts faits, les malheurs, les retours de fortune se succédaient, s’entre-croisaient et semblaient se détruire ; mais bientôt la figure de Frédéric, son nom, sa gloire, planaient de nouveau sur le monde. L’enthousiasme de ses admirateurs était toujours plus grand et plus vif, la haine de ses ennemis plus amère, et la diversité des vues, qui divisait même les familles, contribua puissamment à isoler davantage encore les bourgeois déjà désunis de diverses manières. Car, dans une ville comme Francfort, où trois religions partagent les habitants en trois classes inégales ; où quelques hommes seulement, tirés de celle qui domine, peuvent parvenir au gouvernement, il doit se trouver bien des personnes riches et instruites qui se replient sur elles-mêmes, et, par l’étude ou par des goûts particuliers, se font une vie indépendante et retirée. Ces personnes, je dois en parler présentement et aussi dans la suite, afin qu’on se puisse représenter ce qui caractérisait à cette époque un bourgeois de Francfort.
Aussitôt qu’il fut revenu de ses voyages, mon père, selon ses propres sentiments, avait eu, pour se préparer au service de la ville, la pensée de remplir un des emplois subalternes, et de le remplir gratuitement, à condition qu’il lui fût conféré sans ballottage. Avec sa manière de voir, avec l’idée qu’il avait de lui-même, dans le sentiment de sa bonne volonté, il croyait mériter une pareille distinction, qui n’était, à vrai dire, autorisée ni par la loi ni par la coutume. Sa demande ayant donc été refusée, il en conçut du dépit et du chagrin ; il jura de n’accepter jamais aucune place, et, pour rendre la chose impossible, il se fit conférer la qualité de conseiller impérial, que le maire et les plus anciens échevins portent comme un titre d’honneur. Par là il s’était rendu l’égal des premiers magistrats, et ne pouvait plus commencer par en bas. Le même motif le porta aussi à rechercher la fille aînée du maire, ce qui l’excluait encore du conseil. Il était donc de ces hommes qui vivent dans la retraite, lesquels ne font jamais, société entre eux ; ils sont aussi isolés les uns à l’égard des autres que vis-à-vis de l’ensemble, d’autant que, dans cet isolement, la singularité des caractères se développe toujours d’une façon plus tranchée. Dans ses voyages et dans le libre monde qu’il avait vu, mon père pouvait s’être fait l’idée d’une vie plus élégante et plus libérale qu’elle n’était peut-être ordinaire parmi ses concitoyens. Mais il avait eu en cela des devanciers, et il avait des pareils.
On connaît la famille d’Uffenbach. Un échevin d’Uffenbach vivait alors très-considéré. Il avait visité l’Italie et cultivait surtout la musique. Il était lui-même un ténor agréable. Il avait rapporté une belle collection d’œuvres de divers compositeurs, et l’on exécutait chez lui de la musique profane et des oratorio. Mais, comme il y chantait lui-même, et qu’il était affable avec les musiciens, on trouva la chose au-dessous de sa dignité, et les invités, aussi bien que les autres bourgeois, se permettaient là-dessus quelques plaisanteries.
Je me souviens aussi du baron de Hækel, gentilhomme riche, marié, mais sans enfants, qui habitait dans l’Antoniusgasse (rue d’Antoine) une belle maison, pourvue de tout ce qui constitue une vie élégante. Il possédait aussi de bons tableaux, des gravures, des antiques et beaucoup de ces choses qui affluent chez les amateurs et les faiseurs de collections. De temps en temps il invitait à dîner les notables de la ville. Il exerçait la bienfaisance avec une attention singulière, habillant les pauvres dans sa maison, mais retenant leurs vieux habits, et leur distribuant une aumône chaque semaine, sous condition qu’ils se présenteraient chaque fois proprement et soigneusement vêtus des habits qu’il avait donnés. Je ne me souviens de lui que vaguement, comme d’un homme gracieux et de bonne mine, mais je me rappelle très-distinctement la vente de son mobilier, à laquelle j’assistai du commencement à la fin, et où j’achetai, soit sur l’ordre de mon père, soit de mon propre mouvement, bien des choses qui se trouvent encore dans mes collections.
Un homme que j’ai à peine vu de mes yeux, Jean-Michel de Loen, faisait dès lors quelque sensation dans le monde littéraire comme à Francfort. Il n’y était pas né, mais il s’y établit, et il épousa la sœur de ma grand’mère Textor, née Lindheimer. Connaissant la cour et le monde politique, heureux d’avoir vu sa noblesse renouvelée, il se fit un nom en osant se mêler aux divers mouvements qui se manifestaient dans l’Église et l’État. Il écrivit le Comte de Rivera, roman didactique, dont le contenu est annoncé par le second titre, l’Honnête homme à la cour. Cet ouvrage fut bien accueilli, parce qu’il imposait la moralité aux cours, où ne règne d’ordinaire que la prudence, et son travail lui valut l’estime et l’approbation. Un second ouvrage, qu’il publia, devait au contraire compromettre son repos. Il écrivit la Seule religion véritable, livre qui avait pour objet d’encourager la tolérance, particulièrement entre luthériens et calvinistes. Là-dessus, il entra en querelle avec les théologiens ; le docteur Benner, de Giessen, écrivit contre lui ; de Loen répliqua ; la querelle devint violente et personnelle, et les désagréments qui s’ensuivirent décidèrent l’auteur à accepter une place de président à Lingen, sur les offres de Frédéric II, qui croyait voir en lui un homme sans préjugés, éclairé et favorable aux nouveautés, déjà bien plus répandues en France. Ses anciens amis, qu’il avait quittés avec quelque amertume, assuraient qu’il ne serait pas, qu’il ne pourrait pas être heureux à Lingen, petite ville qui ne pouvait nullement se comparer à Francfort. Mon père ne croyait pas non plus que le président eût lieu d’être satisfait, et il assurait que le bon oncle aurait mieux fait de ne pas se lier avec le roi, parce qu’en général il était dangereux de l’approcher, si extraordinaire que fût d’ailleurs son mérite. Car on avait vu comme le célèbre Voltaire avait été indignement arrêté à Francfort, sur la réquisition de Freitag, le résident prussien, après avoir joui de toute la faveur du roi, son élève en fait de poésie française. Dans ces occasions, les réflexions et les exemples ne manquaient pas pour nous tenir en garde contre les cours et le service des grands, dont un bourgeois de Francfort pouvait à peine se faire une idée.
Je me bornerai à nommer un excellent homme, le docteur Orth, car je n’ai pas tant à élever ici un monument aux hommes qui ont honoré Francfort, qu’à mentionner ceux dont la réputation ou la personne ont eu sur moi, dans mes premières années, une certaine influence. Le docteur Orth était riche et du nombre de ceux qui ne prirent jamais part au gouvernement, quelque digne qu’il en fût par ses connaissances et ses lumières. Les Allemands et en particulier les antiquités de Francfort lui sont très-redevables. Il a publié les Remarques sur ce qu’on nomme la réforme de Francfort, ouvrage dans lequel sont rassemblés les statuts de la ville impériale. J’en ai étudié avec soin, dans ma jeunesse, les chapitres historiques.
Ochsenstein, l’aîné de ces trois frères, nos voisins, dont j’ai parlé plus haut, n’avait pas, avec son existence casanière, fixé l’attention pendant sa vie, mais il fit d’autant plus parler de lui après sa mort. Il avait déclaré qu’il voulait être enseveli de bon matin, sans bruit, sans suite ni cortège, et porté par des ouvriers. La chose eut lieu, et elle fit une grande sensation, dans une ville accoutumée aux enterrements fastueux. Tous ceux qui trouvaient dans ces occasions des profits traditionnels s’élevèrent contre cette nouveauté. Mais l’honnête patricien trouva des imitateurs dans toutes les classes, et ces convois qu’on nommait par moquerie Ochsenleichen (convois de bœufs) n’en prirent pas moins faveur, au grand avantage des familles peu aisées, et les ensevelissements de parade disparurent de plus en plus. Je rapporte cette circonstance, parce qu’elle offre un des premiers symptômes de ces sentiments d’humilité et d’égalité dont les hautes classes donnèrent le signal de tant de manières, dans la seconde moitié du dernier siècle, et qui ont abouti à des effets si inattendus.
Francfort avait aussi des amateurs de l’antiquité. Il existait des galeries de tableaux, des collections de gravures, mais on recherchait surtout avec zèle et l’on recueillait les curiosités nationales. On quêtait diligemment, soit en imprimés soit en manuscrits, les anciennes ordonnances et les édits de la ville impériale, dont on n’avait fait aucune collection ; on les rangeait dans l’ordre chronologique et on les conservait avec un soin jaloux, comme un trésor de lois et de coutumes nationales ; les portraits de Francfortois, dont il existait un grand nombre, étaient rassemblés et formaient une division particulière des cabinets.
Tels sont les hommes que mon père semblait avoir pris pour modèles. Il avait toutes les qualités d’un loyal et honorable bourgeois. Après avoir achevé de bâtir sa maison, il mit aussi en ordre ses richesses de tout genre. Une excellente collection de cartes de Schenk, et d’autres cartes géographiques, alors les plus estimées, ces édits et ordonnances que je viens de mentionner, ces portraits, une armoire de vieilles armes, une armoire de beaux verres de Venise, des coupes et des bocaux, des objets d’histoire naturelle, des ouvrages en ivoire, des bronzes et cent autres choses, furent classés et rangés, et, chaque l’ois qu’il se faisait une vente aux enchères, je ne manquais pas de solliciter quelques commissions pour augmenter ce trésor.
Je dois encore faire mention d’une famille considérable, sur laquelle j’entendis, dès mes plus jeunes années, beaucoup de récits étranges, et dont quelques membres m’ont offert à moi-même de singuliers spectacles. C’était la famille de Senckenberg. Le père, dont je sais peu de chose, était riche. Il avait trois fils, qui, dès leur jeunesse, furent généralement signalés comme des originaux. Ce n’est pas là un titre à la faveur, dans une ville de médiocre étendue, où personne ne doit se distinguer ni en bien ni en mal. Les sobriquets et les contes bizarres, qui se gravent pour longtemps dans la mémoire, sont les fruits ordinaires d’une pareille singularité. Le père demeurait au coin de la Hasengasse (Rue aux lièvres), ainsi nommée d’un lièvre ou même de trois, sculptés sur la face de la maison. On appela donc aussi les trois frères les trois lièvres, et ce sobriquet leur resta longtemps. Mais souvent les grandes qualités s’annoncent dans la jeunesse par quelque chose de bizarre et de malséant, et c’est ce qui arriva dans cette famille. L’aîné fut plus tard le conseiller aulique de Senckenberg, si honorablement connu ; le second entra dans la magistrature et montra des talents supérieurs, dont il abusa dans la suite, en chicaneur et même en malhonnête homme, au préjudice, sinon de sa patrie, du moins de ses collègues. Le troisième frère, homme d’une grande probité, fut médecin, mais il pratiquait peu et seulement dans les grandes maisons. Il eut, jusque dans sa dernière vieillesse, un extérieur un peu bizarre. Il était toujours vêtu avec une grande propreté, et jamais on ne le voyait dans les rues autrement qu’en souliers et en culotte courte, avec une perruque à boucles, bien poudrée, le chapeau sous le bras. Il marchait vite, les yeux baissés, mais avec un balancement singulier, en sorte qu’il se trouvait tantôt d’un côté de la rue tantôt de l’autre, et décrivait en marchant des zigzags. Les railleurs disaient que, par ces déviations, il s’efforçait d’échapper aux âmes trépassées qui voulaient le poursuivre en ligne droite, et qu’il imitait les gens qui fuient un crocodile. Mais toutes ces plaisanteries et ces joyeux propos firent place au respect, lorsqu’il consacra à une institution médicale sa belle demeure, avec cour, jardin et toutes les dépendances, où furent établis, à côté d’un hôpital réservé aux bourgeois de Francfort, un jardin botanique, un amphithéâtre anatomique, un laboratoire de chimie, une bibliothèque considérable, et un logement pour le directeur ; en sorte qu’il n’est pas d’université qui ne se fut honorée d’un pareil établissement.
Un autre homme excellent, dont la personne et plus encore les écrits, ainsi que l’action qu’il exerçait sur le voisinage, ont eu sur moi une influence marquée, fut Charles Frédéric de Moser, que l’on citait toujours dans notre pays pour son activité pratique. C’était aussi un homme d’un caractère profondément moral, qui, devant lutter quelquefois contre les infirmités de la nature humaine, en fut conduit jusqu’au piétisme. Il Voulait amener la vie d’affaires, comme de Loen la vie de cour, à une pratique plus consciencieuse. La plupart des petites cours allemandes offraient une foule de maîtres et de serviteurs, dont les premiers exigeaient une obéissance absolue, tandis que les autres ne voulaient le plus souvent agir et servir que d’après leurs convictions, il en résultait un conflit perpétuel, des changements rapides et des explosions, parce que les effets d’une conduite absolue sont beaucoup plus tôt sensibles et funestes sur un petit théâtre que sur un grand. Beaucoup de maisons étaient obérées, et des commissions impériales de liquidation nommées pour cet effet ; d’autres maisons se trouvèrent plus tôt ou plus tard dans la même voie, et les serviteurs en profitaient sans scrupule ou, s’ils étaient scrupuleux, se rendaient importuns et désagréables. Moser voulut agir à la fois en homme d’État et en homme d’affaires, et ses talents héréditaires, développés jusqu’au métier, lui valurent des bénéfices considérables ; mais il voulait aussi agir en homme et en citoyen, et déroger aussi peu que possible à sa dignité morale. Son Maître et serviteur, son Daniel dans la fosse au lion, ses Reliquiæ sont le tableau fidèle de la situation dans laquelle il se trouvait, non pas, il est vrai, torturé, mais du moins gêné. Ils expriment tous l’impatience, dans un état aux relations duquel on ne peut se faire, et dont on ne saurait pourtant se délivrer. Avec cette manière de penser et de sentir, il dut souvent chercher des emplois nouveaux, et sa grande habileté ne le laissait pas en manquer. Il me reste de lui le souvenir d’un homme agréable, mobile, mais affectueux.
Déjà cependant le nom de Klopstock produisait de loin sur nous une grande impression. D’abord on s’étonna qu’un homme si éminent eût un nom si bizarre[4], mais on y fut bientôt accoutumé, et l’on ne songea plus à la signification de ces syllabes. Je n’avais trouvé jusqu’alors dans la bibliothèque de mon père que les poètes antérieurs, surtout ceux qui s’étaient élevés et illustrés peu à peu de son temps. Tous leurs vers étaient rimes, et mon père jugeait la rime indispensable aux œuvres poétiques. Canilz, Hagedorn, Drolling, Gellert, Creuz, Haller, étaient là rangés, élégamment reliés en veau. Auprès d’eux se trouvaient le Télémaque de Neukirch, la Jérusalem délivrée de Kopp et d’autres traductions. J’avais lu avec ardeur tous ces livres dès mon enfance, et j’en avais appris des morceaux, qu’on me demandait souvent de réciter pour l’amusement de la compagnie ; mais ce fut pour mon père une époque affligeante que celle où les vers de la Messiade, qui ne lui semblaient pas des vers, devinrent l’objet de l’admiration publique. Il s’était bien gardé de se procurer cet ouvrage, mais notre ami, le conseiller Schneider, le fit entrer en contrebande, et le glissa dans les mains de la mère et des enfants.
La Messiade avait produit, dès son apparition, une impression profonde sur cet homme livré aux affaires et qui lisait peu. Ces sentiments pieux, dont l’expression est si naturelle et si noble tout à la fois, ce langage enchanteur, lors même qu’on ne voulait y voir qu’une prose harmonieuse, avaient tellement captivé cet esprit, d’ailleurs froid, qu’il regardait les dix premiers chants (car c’est proprement de ceux-là qu’il s’agit) comme le livre de dévotion le plus excellent, et, tous les ans, dans la semaine sainte, pendant laquelle il savait se dérober à toutes les affaires, il le lisait dans la retraite, d’un bout à l’autre, et y puisait une force nouvelle pour l’année tout entière. Il songea d’abord à faire part de ses sentiments à son ancien ami, mais il fut bien déconcerté de trouver chez lui une répugnance insurmontable pour un ouvrage d’un si rare mérite, à cause d’une forme qu’il jugeait lui-même indifférente. La conversation, comme on peut croire, retomba souvent sur ce sujet ; mais les deux partis s’éloignaient toujours plus l’un de l’autre, il y eut des scènes violentes, et le facile conseiller finit par se résigner à garder le silence sur son livre favori, de peur de perdre à la fois un ami d’enfance et un bon dîner tous les dimanches.
C’est le désir le plus naturel de chacun de faire des prosélytes, et combien notre ami ne se trouva-t-il pas récompensé en secret, lorsqu’il découvrit dans le reste de la famille des cœurs si accessibles à son saint ? L’exemplaire, dont il ne se servait qu’une semaine chaque année, était à nous pour le reste. Notre mère le tenait caché, la sœur et le frère s’en emparaient quand ils pouvaient, pour se blottir dans un coin aux heures de loisir, apprendre par cœur les passages les plus frappants, et recueillir surtout aussi vite que possible dans leur mémoire les plus tendres et les plus passionnés.
Nous récitions à l’envi le songe de Porcia, et nous nous étions partagé les rôles dans l’entretien furieux et désespéré entre Satan et Adramélech, précipités dans la mer Rouge. Le premier rôle, comme le plus violent, m’était échu en partage ; ma sœur s’était chargée de l’autre, un peu plus lamentable. Les malédictions mutuelles, horribles, à la vérité, mais sonores, coulaient tout uniment de nos lèvres, et nous saisissions chaque occasion pour nous saluer de ces paroles infernales.
C’était un samedi soir, en hiver (notre père se faisait toujours raser à la lumière, afin de pouvoir s’habiller à son aise, le dimanche matin, pour aller à l’église). Nous étions assis derrière le poêle, et, pendant que le barbier mettait le savon, nous murmurions assez bas nos imprécations ordinaires. Au moment où Adramélech devait saisir Satan avec ses mains de fer, ma sœur me prit violemment et récita ce passage, assez bas, mais avec une passion croissante : « Aide-moi, je t’en supplie ! Je t’adore, si tu l’exiges, ô monstre !… Réprouvé, noir scélérat, aide-moi ! Je souffre le tourment de la mort vengeresse, éternelle. Autrefois je pouvais te haïr d’une haine ardente, furieuse : maintenant je ne le puis plus. C’est là aussi une poignante douleur. » Jusque-là tout s’était assez bien passé ; mais, arrivée aux mots qui suivent, Cornélie s’écria d’une voix terrible : « Oh ! comme je suis brisé ! » Le pauvre barbier eut peur, et répandit l’eau de savon sur la poitrine de mon père. Cela causa un grand tumulte ; on fit une enquête sévère, surtout en considération du malheur qui aurait pu arriver, si l’on eût été en train de raser. Pour éloigner de nous tout soupçon de malice, nous avouâmes nos rôles diaboliques, et le mal que les hexamètres avaient occasionné était trop manifeste, pour qu’on ne dût pas de nouveau les décrier et les proscrire. C’est ainsi que les enfants et le peuple ont coutume de tourner en jeu, et même en bouffonnerie, le grand et le sublime ; et, sans cela, comment seraient-ils en état de le soutenir et de le supporter ?
Dans ce temps-là, le nouvel an rendait la ville très-vivante, parce que tout le monde courait de côté et d’autre offrir des félicitations. Tel qui ne sortait guère de chez lui en temps ordinaire, se parait de ses plus beaux habits pour se montrer un moment affectueux et poli à ses amis et à ses protecteurs. La solennité de ce jour, dans la maison de notre grand-père, nous causait surtout une vive jouissance. Les petits-fils s’y rassemblaient dès le grand matin pour entendre les tambours, les hautbois et les clarinettes, les trompettes et les clairons, que la troupe des musiciens de la ville et que sais-je encore ? faisait retentir. Les étrennes cachetées et portant leur adresse étaient par nous distribuées aux petites gens qui venaient faire leur compliment, et d’heure en heure le nombre des notables augmentait. D’abord paraissaient les intimes et les parents, puis les fonctionnaires inférieurs ; messieurs du conseil eux-mêmes ne manquaient pas de venir saluer leur maire, et un nombre choisi était reçu le soir dans des salles qui s’ouvraient à peine de toute l’année. Les tourtes, les biscuits, les massepains, le vin doux, avaient beaucoup de charmes pour les enfants, à quoi s’ajoutait encore que le maire, comme les deux bourgmestres, recevait chaque année de certaines fondations quelque argenterie, qui était distribuée, dans une certaine gradation, aux petits-fils et aux filleuls. Bref, il ne manquait rien, en petit, à cette fête de ce qui rend magnifiques les plus grandes.
Le nouvel an de 1759 approchait, pour les enfants aussi bien venu et aussi charmant que les autres, mais pour l’âge mûr il était plein de factieux pressentiments. On était accoutumé, il est vrai, aux passages des Français, et ils se renouvelaient souvent, mais ils avaient été plus fréquents encore dans les derniers jours de l’année qui venait de finir. Selon l’ancien usage des villes impériales, le garde du beffroi sonnait de la trompette chaque fois que des troupes approchaient, et, ce jour de l’an, la trompette ne cessait pas, ce qui était signe que de grands corps de troupes étaient en mouvement de plusieurs côtés. En effet, ils traversèrent la ville ce jour-là en masses plus considérables : on courut les voir passer. On était accoutumé à ne les voir défiler qu’en petites troupes. Mais elles grossirent peu à peu, sans que l’on pût ou que l’on voulût y mettre obstacle ; puis, le 2 janvier, une colonne s’étant avancée par Sachsenhausen, le pont et la Fahrgasse jusqu’à la garde des constables, elle fit halte, dispersa le petit détachement qui faisait la garde, occupa le poste, descendit la Zeile, et, après une faible résistance, la grand’garde dut se rendre aussi. En un moment, les paisibles rues présentèrent l’image de la guerre. Les troupes s’y établirent et bivouaquèrent, en attendant des logements réguliers.
Cette charge inattendue, et dès longtemps inouïe, pesa durement sur les tranquilles bourgeois, et personne ne pouvait en être plus incommodé que mon père, qui dut héberger dans sa maison, à peine achevée, des soldats étrangers, leur abandonner ses chambres de parade si bien décorées et, la plupart, fermées, enfin livrer à la discrétion des étrangers ce qu’il était accoutumé à ranger et à régler si exactement ; lui, qui d’ailleurs était Prussien dans l’âme, il était réduit à se voir assiégé par les Français dans ses appartements ; c’était, avec sa façon de penser, ce qui pouvait lui arriver de plus triste. Cependant, s’il avait pu prendre la chose plus doucement, comme il parlait bien le français, et qu’il savait se conduire dans le monde avec grâce et dignité, il aurait pu nous épargner à tous bien des heures pénibles. En effet, on logea chez nous le lieutenant du roi, qui n’avait, quoique militaire, que les affaires civiles à régler, les débats entre soldats et bourgeois, les actions pour dettes et les litiges. C’était le comte de Thorane, né à Grasse en Provence, homme de grande taille, maigre, qui avait l’air sérieux, le visage défiguré par la petite vérole, des yeux noirs étincelants, les manières dignes et réservées. Dès le premier instant, son entrée fut gracieuse pour le maître de la maison. On parlait des différentes chambres, dont les unes seraient cédées, les autres réservées pour la famille ; et, comme le comte entendit parler d’une chambre des tableaux, il demanda sur-le-champ, bien que la nuit fût déjà venue, à jeter du moins un coup d’œil sur ces peintures, à la clarté des bougies. Il aimait passionnément les arts. Il fut parfaitement aimable avec mon père, qui l’accompagnait, et, lorsqu’il apprit que la plupart des artistes vivaient encore et demeuraient à Francfort ou dans le voisinage, il assura qu’il ne désirait rien tant que de faire le plus tôt possible leur connaissance et de les occuper. Ce point de contact du côté des beaux-arts ne put toutefois changer les sentiments de mon père, ni plier son caractère. Il souffrit ce qu’il ne pouvait empêcher, mais il se tint à l’écart, dans une attitude passive, et tout ce qui se passa dès lors d’extraordinaire autour de lui, jusqu’aux plus petites bagatelles, lui fut insupportable.
M. de Thorane se conduisit parfaitement. Il ne voulut pas même clouer aux murs ses cartes de géographie, pour ne pas endommager les tapisseries neuves. Ses gens étaient adroits, tranquilles et rangés ; mais comme il n’y avait pas de repos chez lui de tout le jour, sans compter une partie de la nuit ; que les plaignants venaient à la file ; qu’on amenait et remmenaît des personnes arrêtées ; que tous les officiers et les adjudants avaient leurs entrées, qu’en outre, le comte tenait chaque jour table ouverte : dans une maison de grandeur médiocre, disposée pour une seule famille, avec un seul escalier, qui parcourait librement tous les étages, cela produisait le mouvement et le bourdonnement d’une ruche d’abeilles, quoique tout se passât avec beaucoup de mesure, de gravité et de sévérité.
Heureusement, entre un propriétaire chagrin, que son hypocondrie tourmentait chaque jour davantage, et un hôte militaire, bienveillant, mais fort exact et sérieux, il se trouva un commode interprète ; c’était un bel homme, bien nourri, de joyeuse humeur, bourgeois de Francfort et parlant bien le français, qui savait s’accommodera tout, et pour qui les petits désagréments de tout genre n’étaient qu’un sujet de rire. Ma mère l’avait chargé de représenter au comte la situation où elle se trouvait à cause de l’humeur de son mari : il avait exposé si habilement la chose, la maison neuve et qui n’était pas même entièrement terminée, le goût naturel du propriétaire pour la retraite, l’occupation que lui donnait l’éducation de sa famille, et tout ce qu’on pouvait dire encore : que le comte, qui, dans l’exercice de sa charge, mettait son plus grand orgueil à se montrer parfaitement juste, incorruptible et d’une conduite honorable, résolut de se comporter aussi d’une manière exemplaire comme soldat logé, et en effet il y persista inviolablement au milieu de circonstances diverses, pendant plusieurs années que dura son séjour.
Ma mère savait un peu l’italien, qui n’était d’ailleurs étranger à aucune personne de la famille : elle résolut d’apprendre sans retard le français. À cet effet, l’interprète, qui l’avait eue pour marraine d’un de ses enfants dans ces temps orageux, et qui se sentait dès lors, comme compère, une nouvelle inclination pour notre famille, donnait à sa commère tous ses moments de loisir (il demeurait vis-à-vis de chez nous), et lui apprenait avant tout les phrases dont elle avait besoin pour s’adresser au comte. Cela réussit au mieux. Le comte se trouva flatté de la peine que se donnait à son âge la dame de la maison, et, comme il avait naturellement quelque chose de gai et de spirituel, qu’il se plaisait à montrer une certaine galanterie un peu sèche, il en résulta les rapports les meilleurs, et le compère et la commère ligués ensemble obtinrent tout ce qu’ils voulaient. Si l’on avait pu, comme j’ai dit, égayer mon père, cette situation nouvelle eût été peu gênante. Le comte montrait le désintéressement le plus austère. Il refusait jusqu’aux présents qui étaient dus à sa charge ; les moindres choses qui auraient pu ressembler à la corruption étaient refusées avec colère et même attiraient des châtiments. Ses gens avaient reçu l’ordre sévère de ne pas occasionner au maître la plus légère dépense. En revanche, les enfants avaient une large part de son dessert. À cette occasion, je rapporterai, pour donner une idée de la simplicité de ce temps-là, qu’un jour notre mère nous affligea fort, en répandant les glaces qu’on nous envoyait de la table du comte, parce qu’il lai semblait impossible que l’estomac pût supporter de véritable glace, toute sucrée qu’elle était.
Outre ces friandises, qu’insensiblement nous apprîmes fort bien à goûter et à supporter, il nous parut très-agréable d’être un peu délivrés de nos leçons, si exactes, et de notre sévère discipline. La mauvaise humeur de notre père augmentait ; il ne pouvait se résigner à une chose inévitable. Combien il tourmentait et lui-même et notre mère et notre compère ; les conseillers, tous ses amis, pour que du moins on le délivrât du comte ! Vainement lui faisait-on envisager que la présence d’un tel homme chez lui était, dans les circonstances données, un véritable bienfait ; qu’une succession perpétuelle d’officiers ou de simples soldats suivrait le déplacement du comte. Aucun de ces arguments n’avait de prise sur lui : le présent lui semblait si insupportable, que son mécontentement ne lui permettait pas de voir ce qui pourrait s’ensuivre de pire.
Par là fut paralysée son activité, qu’il était accoutumé à diriger sur nous principalement. Les devoirs qu’il nous avait prescrits, il ne nous en demandait plus compte avec son exactitude ordinaire, et nous faisions tout notre possible pour satisfaire, soit à la maison soit dans les rues, notre curiosité de voir des manœuvres militaires et d’autres événements publics, ce qui nous était d’autant plus facile, que la porte de la maison, ouverte jour et nuit, était gardée par des sentinelles qui ne s’occupaient nullement des allées et des venues d’enfants inquiets.
Les diverses affaires qui étaient réglées à l’audience du lieutenant royal avaient un attrait tout particulier, parce qu’il se faisait un singulier plaisir de donner à ses décisions un tour spirituel, ingénieux et gai. Ce qu’il ordonnait était d’une rigoureuse justice ; la manière de l’exprimer était originale et piquante. Il semblait avoir pris pour modèle le duc d’Ossuna. Il se passait à peine un jour sans que l’interprète vînt conter à la mère et aux enfants quelque anecdote amusante. Ce joyeux ami avait fait un petit recueil de ces jugements de Salomon, mais je n’en ai conservé que l’impression générale, et je n’en retrouve dans mon souvenir aucun trait particulier.
Nous apprîmes peu à peu à mieux connaître l’étrange caractère du comte. Il avait lui-même le sentiment le plus net de ses singularités ; et, comme en certains temps une espèce d’irritation, d’hypocondrie, enfin je ne sais quel mauvais génie, s’emparait de lui, il se retirait dans sa chambre pendant ces heures, qui devenaient quelquefois des jours ; il ne voyait personne que son valet de chambre, et l’on ne pouvait, même en des cas pressants, le déterminer à donner audience. Mais, aussitôt qu’il était délivré du mauvais esprit, on voyait reparaître sa sérénité, sa douceur et son activité. Son valet de chambre, Saint-Jean, petit homme sec, joyeux et débonnaire, nous faisait entendre que, dans sa jeunesse, le comte, dominé par une disposition pareille, avait causé un grand malheur, et qu’il veillait sérieusement à se préserver de semblables égarements dans sa position éminente, exposée aux regards de tout le monde.
Dès les premiers jours de son arrivée, le comte fit appeler auprès de lui tous les peintres de Francfort, comme Hirt, Schutz, Trautmann, Nothnagel, Junker. Ils produisirent leurs ouvrages, et le comte acheta ce qui était à vendre. Ma jolie et claire mansarde lui fut cédée, et sur-le-champ elle fut transformée en cabinet et en atelier. Car il avait résolu d’occuper longtemps tous ces artistes, et, avant tout, Seekatz, de Darmstadt, dont le pinceau lui plaisait infiniment, surtout dans les scènes de nature et d’innocence. Il se fit donc envoyer de Grasse, où son frère aîné possédait une belle maison, les mesures de toutes les chambres et de tous les cabinets ; ensuite, ayant examiné avec les artistes les compartiments des murailles, il détermina la dimension des grands tableaux à l’huile qui seraient exécutés pour les remplir. Ces peintures ne devaient pas être encadrées, mais fixées aux murs comme tapisseries. Alors on se mit à l’ouvrage avec ardeur.
Seekatz se chargea des scènes champêtres, où les vieillards et les enfants, peints d’après nature, lui réussissaient admirablement ; il était moins heureux dans les jeunes hommes, la plupart trop maigres, et ses femmes déplaisaient par la raison contraire. C’est qu’il était le mari d’une bonne grosse petite personne, mais désagréable, qui ne lui permettait guère d’autre modèle qu’elle-même, en sorte qu’il ne pouvait rien produire de gracieux. De plus il avait dû dépasser les proportions de ses figures. Ses arbres avaient de la vérité, mais le feuillage en était mesquin. Il était élève de Brinckmann, dont le pinceau n’est pas à dédaigner dans les tableaux de chevalet.
Schutz, le peintre de paysage, se trouvait peut-être mieux à sa place. Il possédait parfaitement les contrées du Rhin, comme les tons lumineux qui les animent dans la belle saison. Ce n’était pas une chose toute nouvelle pour lui de travailler dans de plus grandes proportions, et, là même, il ne péchait ni par l’exécution ni par l’ensemble. Il donna de très-riants tableaux.
Trautmann traita à la Rembrandt quelques scènes de résurrection du Nouveau Testament ; outre cela, il mit en flammes des villages et des moulins. Comme je pus le remarquer par le plan des chambres, on lui avait réservé un cabinet particulier. Hirt peignit quelques belles forêts de chênes et de hêtres ; ses troupeaux étaient dignes d’éloges. Junker, accoutumé à l’imitation des peintres flamands les plus minutieux, pouvait moins que tout autre se faire à ce style de tapisseries : mais il se décida, pour de bons honoraires, à décorer de fleurs et de fruits quelques compartiments.
Comme je connaissais tous ces artistes dès ma première enfance, et que je les avais visités souvent dans leurs ateliers ; que d’ailleurs le comte voulait bien me souffrir autour de lui, j’assistais aux propositions, aux délibérations et aux commandes, tout comme aux livraisons, et je me permettais fort bien d’exprimer mon opinion, surtout quand des esquisses et des ébauches étaient présentées. Je m’étais déjà fait chez les amateurs de tableaux, et particulièrement dans les ventes, auxquelles j’assistais diligemment, la réputation de savoir dire sur-le-champ ce que représentait un tableau historique, que le sujet fût tiré de la Bible, de l’histoire profane ou de la mythologie. Et, si je ne trouvais pas toujours le sens des peintures allégoriques, il était rare qu’un des assistants le comprît mieux que moi. Souvent, aussi j’avais décidé les artistes à traiter tel ou tel sujet, et j’usais maintenant avec plaisir et avec amour de ces avantages. Je me souviens encore que je rédigeai un mémoire détaillé, dans lequel je décrivais douze tableaux, qui devaient représenter l’histoire de Joseph ; quelques-uns furent exécutés.
Après ces occupations, louables assurément chez un enfant de mon âge, je veux rapporter aussi une petite mortification que j’eus à souffrir au milieu de ces artistes. Je connaissais bien tous les tableaux qu’on avait apportés successivement dans cette chambre. Ma curiosité enfantine ne laissait rien passer inaperçu et inobservé. Un jour je trouvai derrière le poêle une cassette noire : je ne manquai pas d’examiner ce qu’elle pouvait contenir, et, sans délibérer longtemps, je tirai le couvercle à coulisse. Le tableau que renfermait la cassette était en effet de ceux qu’on n’a pas coutume d’exposer aux regards, et je voulus repousser aussitôt la coulisse, mais je ne pus en venir assez vite à bout. Le comte entra et me prit sur le fait. « Qui vous a permis d’ouvrir cette cassette ? » dit-il avec son air de lieutenant du roi. Je n’avais pas grand’chose à répondre, et sur-le-champ il prononça gravement la sentence : « Vous n’entrerez pas dans cette chambre de huit jours. » Je m’inclinai et je sortis. J’obéis à cette défense avec une parfaite ponctualité, en sorte que le bon Séekatz, qui travaillait dans la chambre, en fut très-chagrine. Il aimait à m’avoir auprès de lui, et, par une petite malice, je poussai l’obéissance jusqu’à poser sur le seuil le café que j’avais coutume de lui apporter, si bien qu’il devait quitter sa chaise et son travail pour venir le chercher. Il prit la chose si mal qu’il faillit m’en garder rancune.
Maintenant il paraît nécessaire d’exposer avec quelques détails et d’expliquer comment, sans avoir appris le français, je parvins à m’exprimer en cette langue avec quelque facilité. Cette fois encore, je fus bien secondé par le don que j’avais naturellement de saisir les sons d’une langue, son mouvement, son accent, le ton et toutes les particularités extérieures. Beaucoup de mots m’étaient connus par le latin ; l’italien m’aida encore davantage, et, au bout de peu de temps, en prêtant l’oreille à ce que disaient les domestiques et les soldats, les sentinelles et les visites, j’en appris assez, sinon pour me mêler à la conversation, du moins pour faire des questions et des réponses détachées.
Mais tout cela était peu de chose auprès de ce que je dus au théâtre. J’avais obtenu de mon grand-père une entrée de faveur, dont j’usais journellement, blâmé par mon père et soutenu par ma mère. J’allais donc m’asseoir au parterre, devant des acteurs étrangers, et j’observais avec d’autant plus d’attention les mouvements, les gestes et la parole, que je comprenais peu de chose ou ne comprenais rien à ce qu’on disait là-haut, et ne pouvais trouver de plaisir qu’au jeu mimique et aux intonations. C’était la comédie que je comprenais le moins, parce que l’acteur parlait vite, et qu’elle roulait sur des choses de la vie ordinaire, dont les expressions-m’étaient tout à fait inconnues. On jouait plus rarement la tragédie, et sa marche mesurée, la cadence des alexandrins, la généralité de l’expression, me la rendaient, à tous égards, plus intelligible. Je ne tardai pas à m’emparer du Racine que je trouvai dans la bibliothèque de mon père, et je déclamai, à part moi, ces pièces à la manière du théâtre, comme l’avaient saisie mon oreille et l’organe de la parole, si intimement uni avec elle. Je les déclamais avec une grande vivacité, sans pouvoir encore comprendre toute une tirade dans son ensemble. J’appris même par cœur des morceaux entiers, et je les récitais comme un oiseau parlant que l’on a seriné, ce qui m’était d’autant plus facile qu’auparavant j’avais appris par cœur des passages de la Bible, la plupart inintelligibles pour un enfant, et que je m’étais accoutumé à réciter sur le ton des prédicateurs protestants. On jouait fréquemment les pièces de Destouches, de Marivaux, de La Chaussée, et je m’en rappelle encore distinctement plusieurs personnages caractéristiques ; j’ai conservé moins de souvenirs de celles de Molière. Ce qui fit sur moi le plus d’impression fut l’Hypermnstre de Lemierre, qui, à titre de pièce nouvelle, fut jouée avec soin et donnée plusieurs fois. Le Devin du village, Rosé et Colas, Annette et Lubin, me firent une impression infiniment agréable. Je puis me représenter encore ces jeunes filles et ces jeunes garçons enrubannés et leurs mouvements. Je ne tardai pas à désirer de l’aire connaissance avec le théâtre même, et il s’en offrit à moi plusieurs occasions. Comme, en effet, je n’avais pas toujours la patience d’écouter les pièces jusqu’au bout, et que je passais bien du temps dans les corridors, ou même, quand la saison le permit, devant la porte, où je me livrais à toute sorte de jeux avec des enfants de mon âge, un joyeux et beau petit garçon, qui appartenait au théâtre, et que j’avais entrevu dans quelques petits rôles, se joignit à nous. C’était avec moi qu’il pouvait le mieux s’entendre, parce qu’avec lui je savais tirer parti de mon français ; et, ce qui favorisa notre liaison, c’est qu’il ne se trouvait au théâtre ou dans le voisinage aucun enfant de son âge et de son pays. Nous nous voyions aussi hors des heures de spectacle, et, même pendant les représentations, il me laissait rarement en repos. C’était un délicieux petit hâbleur, au babil charmant et intarissable, et il savait conter tant de choses sur ses aventures, ses querelles et d’autres particularités, qu’il m’amusait extraordinairement, et que, pour la langue et la conversation, j’en appris plus avec lui en quatre semaines qu’on n’aurait pu se le figurer, si bien que personne ne s’expliquait de quelle façon j’étais arrivé tout d’un coup, et comme par inspiration, à posséder cette langue étrangère.
Dès les premiers jours de notre connaissance, il m’emmena sur le théâtre, et il me conduisit surtout au foyer, où les acteurs et les actrices se tenaient dans les entr’actes, s’habillaient et se déshabillaient. Le local n’était ni favorable ni commode, car on avait claquemuré le théâtre dans une salle de concert, en sorte qu’il ne se trouvait derrière la scène aucunes loges particulières pour les acteurs. Les deux sexes étaient le plus souvent mêlés dans une chambre latérale, assez grande, qui avait servi aux parties de jeu, et ils semblaient aussi peu se gêner entre eux que devant nous autres enfants, si les choses ne se passaient pas toujours fort décemment lorsqu’ils mettaient leurs costumes ou qu’ils en changeaient. Je n’avais jamais rien vu de semblable, et pourtant, après quelques visiles, l’habitude me fit bientôt trouver cela tout naturel.
Mais je ne tardai pas à me sentir le cœur touché d’une façon toute particulière. Le jeune Derones (c’est ainsi que je nommerai le petit garçon, avec qui mes rapports duraient toujours) était, à partses vanteries, un enfant de bonne conduite et de gentilles manières. Il me fit connaître sa sœur, qui avait peut-être deux ans de plus que nous. C’était une agréable jeune fille, bien faite, d’une figure régulière, brune, aux yeux et aux cheveux noirs. Toute sa manière d’être avait quelque chose de taciturne et même de triste. Je cherchai tous les moyens de lui plaire, mais je ne pus attirer sur moi son attention. Les jeunes filles se croient beaucoup plus avancées que les garçons un peu moins âgés, et, portant leurs regards vers les jeunes gens, elles se donnent des airs de tantes à l’égard du petit garçon qui leur voue sa première inclination. Elle avait un frère cadet, avec lequel je n’eus aucuns rapports.
Quelquefois, tandis que la mère était à la répétition ou en société, nous nous réunissions chez elle pour jouer ou causer. Je n’y allais jamais sans offrir à la belle une fleur, un fruit ou quelque autre chose, qu’elle acceptait toujours de très-bonne grâce, en me remerciant de la manière la plus polie, mais je ne vis jamais son triste regard s’égayer, et je ne pus remarquer chez elle aucune trace d’inclination pour moi. Enfin je crus avoir découvert son secret. Le petit garçon me montra derrière le lit de sa mère, qui était orné d’élégants rideaux de soie, une peinture au pastel, offrant le portrait d’un bel homme, et il me fit comprendre en même temps par une mine d’espiègle, que ce n’était pas proprement le papa, mais tout comme le papa ; et, à l’entendre vanter ce monsieur, et conter, à sa manière, mille choses avec force détails et gasconnades, je crus deviner que la fille appartenait bien au père, mais les deux autres enfants à l’ami de la maison. Alors je m’expliquai l’air triste de la jeune fille, et elle ne m’en fut que plus chère.
Mon inclination pour elle m’aidait à supporter les étourderies de son frère, qui ne restait pas toujours dans de justes bornes. Il me fallait essuyer souvent les interminables récits de ses exploits ; il me contait comme il s’était déjà battu souvent, sans vouloir cependant faire de mal à ses adversaires : tout s’était fait uniquement pour l’honneur. Il avait su toujours désarmer son homme, et puis l’épargner. Il était même si adroit à faire sauter le fer, qu’il s’était vu un jour dans un grand embarras, parce qu’il avait lancé sur un arbre l’épée de son adversaire, en sorte qu’il n’avait pas été facile de la rattraper.
Ce qui facilitait beaucoup mes visites au théâtre, c’est que ma carte d’entrée, me venant des mains du maire, m’ouvrait toutes les places et, par conséquent aussi la loge d’avant-scène. Elle était très-profonde, à la manière française, et, des deux côtés, garnie de sièges, qui, séparés par une barrière basse, s’élevaient en plusieurs rangs les uns derrière les autres, de telle sorte que les premiers sièges n’étaient que peu élevés au-dessus de la scène. Tout l’ensemble était considéré comme des places d’honneur ; elles n’étaient d’ordinaire occupées que par des officiers, et pourtant le voisinage des acteurs ôtait, je ne veux pas dire toute illusion, mais, en quelque sorte, tout plaisir. J’ai pu voir encore de mes yeux cet usage, ou cet abus, dont Voltaire se plaint si fort. Quand la salle était pleine, et que peut-être, en temps de passage de troupes, des officiers de distinction demandaient ces places d’honneur, qui d’ordinaire étaient déjà occupées, on établissait encore quelques rangées de bancs et de sièges, en avant de la loge, sur la scène même, et il ne restait plus aux héros et aux héroïnes qu’à se dévoiler leurs secrets dans un étroit espace, au milieu des uniformes chamarrés de croix. J’ai vu représenter dans ces conditions Hypermnestre elle-même.
Le rideau ne tombait pas dans les entr’actes, et je me souviens encore d’un singulier usage, que je devais trouver bien choquant, tout ce qu’il avait de contraire à l’art devant m’être absolument insupportable, à moi, honnête enfant de l’Allemagne. En effet le théâtre était considéré comme le plus inviolable sanctuaire, et tout désordre qui s’y passait devait être puni sur-le-champ comme le plus grand crime envers la majesté du public. Aussi, dans toutes les comédies, deux grenadiers, l’arme au pied, étaient-ils de faction, à la vue de tout le public, aux deux côtés de la toile du fond, et ils étaient témoins de tout ce qui se passait dans l’intérieur de la famille. Et, comme je l’ai dit, le rideau ne se baissant pas dans les entr’actes, dès que la musique commençait, Ils étaient relevés par deux camarades, qui venaient droit à eux des coulisses ; puis les premiers se retiraient avec la même précision. Si cette pratique était parfaitement propre à détruire tout ce qu’on nomme illusion théâtrale, on s’étonne d’autant plus de la chose, qu’elle avait lieu dans un temps où, selon les principes et les exemples de Diderot, la nature la plus naturelle était demandée sur la scène, et une complète illusion présentée comme le but de l’art dramatique. La tragédie était pourtant affranchie de cette police militaire, et les héros de l’antiquité avaient le droit de se garder eux-mêmes : mais les grenadiers étaient postés assez près d’eux derrière les coulisses.
Je veux rapporter encore que j’ai vu le Père de famille de Diderot et les Philosophes de Palissot, et que je me rappelle très-bien la figure du philosophe qui marche à quatre pattes et qui mord dans une tête de salade crue.
Avec toute sa diversité, le spectacle ne pouvait néanmoins retenir constamment les enfants dans la salle. Si le temps était beau, nous allions jouer devant et dans le voisinage, et nous faisions toute sorte de folies, qui ne cadraient nullement avec notre mise, surtout les dimanches et les jours de fête, car nous paraissions alors, mes camarades et moi, équipés comme on m’a vu dans le conte ; le chapeau sous le bras, au côté, une petite épée, dont la branche était ornée d’un grand nœud de soie. Un jour, que nous avions fait longtemps notre tapage et que Derosnes s’était joint à nous, il lui prit fantaisie d’affirmer que je l’avais offensé, et que je devais lui donner satisfaction. À vrai dire, je ne comprenais pas quel sujet il avait de se plaindre, toutefois j’acceptai son défi, et je voulus dégainer. Mais il m’assura qu’en pareil cas l’usage était qu’on se retirât dans des lieux solitaires, afin de pouvoir terminer l’affaire plus commodément. Nous nous transportâmes donc derrière quelques granges, et nous voilà en posture. Le combat s’engagea d’une manière un peu théâtrale ; les lames cliquetèrent et les coups passaient à côté, mais, dans le feu de l’action, la pointe de son épée resta engagée dans le nœud de la mienne ; le nœud était transpercé, et Derosnes assura qu’il était pleinement satisfait ; il m’embrassa d’un air tout aussi théâtral, et nous courûmes au café le plus voisin, pour calmer notre émotion avec un verre de lait d’amandes, et resserrer les nœuds de notre ancienne amitié.
Je vais rapporter ici une autre aventure, qui m’est aussi arrivée au théâtre, mais plus tard. J’étais assis tranquillement au parterre avec un de mes camarades, et nous assistions avec plaisir aux exercices de danse exécutés très-habilement par un joli petit garçon, à peu près de notre âge, fils d’un maître de danse français en passage à Francfort. Il portait, à la manière des danseurs, un petit pourpoint serré de soie rouge, qui se terminait en une courte jupe bouffante, semblable aux tabliers des coureurs, et flottait sur ses genoux. Nous avions applaudi, avec tout le public, cet artiste naissant, lorsque je m’avisai, je ne sais comment, de faire une réflexion morale. Je dis à mon camarade : « Comme cet enfant était bien paré, et qu’il avait bonne façon ! Oui sait dans quelles guenilles il dormira ce soir ? » Déjà tout le monde était debout, mais la foule nous empochait d’avancer. Il se trouva qu’une femme, qui avait été assise à côté de moi, et qui me touchait dans ce moment, était la mère de ce jeune artiste. Elle se sentit très-offensée de ma réflexion. Par malheur elle savait assez d’allemand pour m’avoir compris, et parlait notre langue autant qu’il était nécessaire pour dire des injures. Elle m’apostropha violemment. Qui étais-je donc pour avoir droit de suspecter la famille et l’aisance de ce jeune homme ? En tout cas, elle se permettait de croire qu’il me valait bien, et que ses talents le mèneraient à une fortune que je ne pouvais rêver pour moi. Elle me fit cette mercuriale dans la foule, et fixa l’attention des voisins, qui se demandaient avec surprise quelle malhonnêteté je pouvais avoir commise. Comme je ne pouvais ni m’excuser ni m’éloigner d’elle, j’étais réellement embarrassé, et, profitant d’un moment où elle avait fait silence, je dis sans y songer : « Hé ! pourquoi ce tapage ? aujourd’hui doré, demain enterré. » À ces mots, la femme sembla interdite. Elle me regarda fixement, et s’éloigna de moi aussitôt que la chose lui fut possible. Je ne pensais plus à mes paroles ; mais, quelque temps après, elles me revinrent à la mémoire, quand le petit garçon, au lieu de se faire voir encore, tomba malade, et très-dangereusement. S’il en mourut, je ne saurais le dire. Ces présages tirés d’une parole inopportune, ou même malséante, étaient déjà en crédit chez les anciens, et il est bien remarquable que les formes de la croyance et de la superstition soient restées toujours les mêmes chez tous les peuples et dans tous les temps.
Dès le premier jour où notre ville fut occupée par les troupes, ses habitants, et surtout l’enfance et la jeunesse, vécurent au milieu de distractions continuelles : le théâtre et les bals, les parades et les passages de troupes, fixaient tour à tour notre attention. Les passages surtout devenaient toujours plus fréquents, et la vie de soldat nous semblait tout à fait joyeuse et satisfaisante. Le lieutenant du roi logeant dans notre maison, nous avions l’avantage de voir successivement tous les personnages importants de l’armée française, et particulièrement d’observer de près les plus marquants, dont la renommée était déjà parvenue jusqu’à nous. Nous regardions très-commodément, des escaliers et des paliers, comme de galeries, l’état-major défiler devant nous. Je me souviens surtout du prince de Soubise comme d’un bel homme, aux manières affables ; mais encore plus nettement du maréchal de Broglie, qui était jeune, d’une taille peu élevée mais bien prise, vif, prompt, et promenant autour de lui un regard spirituel.
Il venait souvent chez le lieutenant du roi, et l’on voyait bien qu’ils s’entretenaient d’affaires importantes. L’occupation durait depuis trois mois, et nous y étions à peine accoutumés, quand la nouvelle se répandit vaguement que les alliés étaient en marche, et que le duc Ferdinand de Brunswick venait chasser des bords du Mein les Français. On n’avait pas d’eux une très-haute idée ; ils ne pouvaient se glorifier d’aucun fait d’armes remarquable, et, depuis la bataille de Rosbach, on croyait pouvoir les mépriser. On avait dans le duc Ferdinand la plus grande confiance, et tous les amis de la Prusse attendaient avec impatience de se voir délivrés du fardeau qui pesait sur eux. Mon père était un peu plus gai, ma mère, inquiète. Elle était assez prudente pour comprendre qu’un petit mal présent pourrait bien faire place à une grande calamité ; car on voyait trop clairement qu’on ne marcherait pas à la rencontre du duc, mais qu’on attendrait une attaque dans le voisinage de la ville. Une défaite des Français, une fuite, une défense de la place, ne fûtce que pour couvrir la retraite et pour conserver le pont ; un bombardement, un pillage, tout se présentait à l’imagination ébranlée et inquiétait les deux partis. Ma mère, qui pouvait tout supporter, excepté l’inquiétude, fit exprimer au comte sa crainte par l’interprète. Elle reçut la réponse d’usage en pareil cas : elle devait être parfaitement tranquille ; il n’y avait rien à craindre ; du reste, elle ferait bien de rester en repos, sans parler de la chose à personne.
De nouvelles troupes traversèrent la ville ; on apprit qu’elles faisaient halte près de Bergen. On voyait toujours plus de monde aller et venir, courir à pied et à cheval, et notre maison élait jour et nuit en mouvement. Dans ce temps-là, je vis fréquemment le maréchal de Broglie, toujours serein, toujours le même dans ses manières et sa conduite, et, plus tard, je fus charmé de voir cité glorieusement dans l’histoire un homme dont l’extérieur avait fait sur moi une si heureuse et si durable impression.
Ainsi arriva enfin, après une semaine sainte pleine d’inquiétudes, le vendredi saint de 1759. Un grand calme annonçait l’orage prochain. On défendit aux enfants de sortir de la maison. Mon père n’avait point de repos, et il sortit. La bataille commença. Je montai à l’étage supérieur, d’où je ne pouvais, il est vrai, voir la campagne, mais d’où j’entendais fort bien le tonnerre de l’artillerie et les feux de bataillon. Au bout de quelques heures, nous vîmes les premiers indices de la bataille dans une file de chariots sur lesquels des blessés, dont les mutilations et les attitudes diverses offraient un affreux spectacle, passèrent doucement devant notre maison pour être menés au couvent de la Vierge, transformé en hôpital. Aussitôt s’éveilla la compassion des habitants : ils offrirent de la bière, du vin, du pain, de l’argent, à ceux qui pouvaient encore recevoir quelque chose. Mais, lorsqu’on aperçut, quelque temps après, dans cette file des blessés et des prisonniers allemands, la pitié ne connut plus de bornes, et l’on eût dit que chacun voulait se dépouiller de tous ses effets mobiliers pour assister des compatriotes souffrants.
Cependant ces prisonniers étaient le signe d’une bataille malheureuse pour les alliés. Mon père, dans sa partialité, convaincu qu’ils la gagneraient, fut assez téméraire pour aller au-devant de ces vainqueurs espérés, sans réfléchir que les vaincus, dans leur fuite, devraient les premiers lui passer sur le corps. D’abord il se rendit à son jardin, devant la porte de Friedberg, où il trouva tout solitaire et tranquille ; puis il se risqua dans la bruyère de Bornheim, où il aperçut bientôt des maraudeurs et des goujats épars, qui s’amusaient à tirer sur les bornes, en sorte que le plomb rejaillissant sifflait autour des oreilles du promeneur curieux. Il jugea donc plus prudent de revenir, et il apprit de quelques personnes, qu’il interrogea, ce que le bruit du canon aurait dû lui faire déjà comprendre, c’est que tout allait bien pour les Français, et qu’il ne fallait pas s’attendre à les voir plier. Revenu à la maison plein de colère, à la vue de ses compatriotes blessés et prisonniers, il ne se posséda plus. À son tour, il fit distribuer aux passants des secours de toute espèce ; mais ils ne devaient être distribués qu’aux Allemands, ce qui n’était pas toujours possible, parce que le sort avait entassé ensemble amis et ennemis.
Notre mère et nous, qui avions eu confiance dans la parole du comte, et passé, par conséquent, une journée assez tranquille, nous fûmes bien joyeux et notre mère doublement rassurée, lorsque, ayant consulté, le matin, par un coup d’épingle son livre de dévotion, l’oracle lui eut fait, pour le présent aussi bien que pour l’avenir, une réponse très-rassurante. Nous souhaitions à notre père la même foi et les mêmes sentiments ; nous le caressâmes de tout notre pouvoir ; nous le priâmes de prendre quelques aliments (il était resté à jeun tout le jour) : il refusa et nos caresses et toute nourriture, et se retira dans sa chambre. Cependant notre joie n’en fut pas troublée : l’affaire était décidée ; le lieutenant du roi, qui était monté à cheval ce jour-là, contre son habitude, revint à la fin. Sa présence au logis était plus nécessaire que jamais. Nous courûmes à sa rencontre, nous lui baisâmes les mains en lui témoignant notre joie. Il y parut très-sensible. « Bien ! dit-il, plus amicalement que d’ordinaire ; j’en suis aussi charmé pour vous, chers enfants. » Il donna l’ordre aussitôt qu’on nous servit des sucreries, du vin de liqueur, enfin ce qu’il y avait de mieux, et il passa dans sa chambre, entouré déjà d’une foule d’importuns, de solliciteurs et de suppliants.
Nous fîmes alors une excellente collation. Nous regrettions notre bon père, qui ne voulait pas en prendre sa part, et nous pressâmes notre mère de l’appeler ; mais, plus sage que nous, elle savait bien à quel point de pareils dons lui seraient odieux. Cependant elle avait préparé un petit souper, et lui en aurait volontiers envoyé une portion dans sa chambre ; mais il ne souffrait jamais ce désordre, même dans les cas extraordinaires ; et, après qu’on eut mis à part les doux présents, on chercha à le persuader de descendre à la salle à manger. Enfin il céda, mais à contre-cœur, et nous ne soupçonnions pas le mal que nous allions faire à toute la famille. Du haut en bas, l’escalier passait devant toutes les antichambres ; mon père, en descendant, devait passer immédiatement devant la chambre du comte : l’antichambre était si pleine de monde, que M. de Thorane voulut, pour expédier plusieurs affaires à la fois, sortir de son appartement, et, par malheur, ce fut dans le moment où notre père descendait. Le comte alla gaiement à sa rencontre, le salua et lui dit : « Vous féliciterez vos hôtes et vous-même de ce que cette dangereuse affaire est si heureusement terminée. — Nullement, répliqua mon père avec courroux ; je voudrais qu’ils vous eussent envoyé au diable, quand j’aurais dû faire le voyage avec vous. » Le comte s’arrêta un moment, puis il entra en courroux : « Vous le payerez ! s’écria-t-il ; vous n’aurez pas fait impunément un pareil affront à la bonne cause et à moi. »
Cependant mon père était descendu tranquillement. Il s’assit auprès de nous. Il paraissait plus gai qu’auparavant et se mit à manger. Nous en étions charmés, et nous ne savions pas de quelle manière hasardeuse il s’était soulagé le cœur. Bientôt après, on pria ma mère de sortir, et les petits bavards avaient grande envie de conter à leur père comme M. de Thorane les avait régalés. Notre mère ne revenait pas. Enfin l’interprète parut. Sur un signe qu’il fit, on nous envoya coucher. Il était déjà tard, et nous obéîmes volontiers. Après une nuit de paisible sommeil, nous apprîmes quel violent orage avait ébranlé la maison dans la soirée. Le lieutenant du roi avait ordonné sur-le-champ de mettre notre père aux arrêts. Les subalternes savaient bien qu’il ne fallait jamais le contredire : cependant on leur avait su gré quelquefois d’avoir différé d’obéir. Notre compère l’interprète, à qui la présence d’esprit ne faisait jamais défaut, sut réveiller vivement chez eux ces dispositions. Le tumulte était d’ailleurs si grand, qu’un retard se dissimulait et s’excusait de lui-même. Il avait fait sortir ma mère, et avait mis, pour ainsi dire, l’officier dans ses mains, afin que, par ses prières et ses représentations, elle obtînt du moins quelque délai. Il se hâta lui-même de monter chez le comte, qui, toujours maître de lui-même, s’était retiré sur-le-champ dans son cabinet particulier, aimant mieux laisser un moment en suspens l’affaire la plus urgente que de soulager aux dépens de quelque innocent sa mauvaise humeur une fois excitée, et de rendre une décision fâcheuse pour sa dignité.
Le discours de l’interprète au comte, toute la suite de l’entretien, le gros compère, qui n’était pas médiocrement fier du succès, nous les a répétés assez souvent pour que je puisse encore les reproduire de mémoire. L’interprète s’était permis d’ouvrir le cabinet et d’entrer, action qui était sévèrement punie. « Que voulez-vous ? lui cria le comte irrité. Sortez ! Personne n’a le droit d’entrer ici que Saint-Jean. — Eh bien ! prenez-moi un moment pour Saint-Jean. — Il faudrait pour cela une grande force d’imagination. Deux comme lui n’en font pas un comme vous. Sortez ! — Monsieur le comte, vous avez reçu du ciel un grand don, et c’est à ce don que j’en appelle. — Vous voulez me flatter : ne croyez pas que cela vous réussisse. — Vous avez le grand don, monsieur le comte, même dans les moments de passion, dans les moments de colère, d’écouter les sentiments des autres. — Bien, bien ; il s’agit en effet de sentiments que j’ai trop longtemps écoutés. Je ne sais que trop bien qu’on ne nous aime pas ici, que ces bourgeois nous regardent de mauvais œil. — Pas tous. — Un très-grand nombre. Eh quoi ! ces citoyens veulent-ils être les citoyens d’une ville impériale ? Ils ont vu élire et couronner leur empereur, et, quand cet empereur, injustement attaqué, court le risque de perdre ses États et de succomber sous un usurpateur ; quand il trouve heureusement de fidèles alliés, qui donnent leur or, leur sang, pour son intérêt, ils ne veulent pas accepter pour leur part un léger fardeau, afin que l’ennemi de l’Empire soit humilié ? — Vous connaissez sans doute ces sentiments depuis longtemps, et vous les avez soufferts en homme sage. Et puis ce n’est que le petit nombre, un petit nombre, ébloui par les brillantes qualités de l’ennemi, que vous estimez vous-même comme un homme extraordinaire, un petit nombre seulement, vous le savez. — Fort bien. Je l’ai su et je l’ai souffert trop longtemps ; sans cela, cet homme ne se serait pas permis de m’adresser en face, dans les moments les plus graves, de pareilles injures. Qu’ils soient aussi nombreux qu’ils voudront, ils seront châtiés dans leur audacieux représentant, et ils apprendront ce qu’ils ont à attendre. — Un délai seulement, monsieur le comte ! — Dans certaines affaires, on ne peut agir trop vite. — Seulement un court délai ! — Voisin, vous voulez m’entraîner dans une fausse démarche ; vous n’y réussirez pas. — Je ne veux ni vous entraîner dans une fausse démarche, ni vous en détourner. Votre résolution est juste, elle est bienséante au Français, au lieutenant du roi ; mais songez que vous êtes aussi le comte de Thorane. — Le comte n’a rien à dire ici. — Il faudrait pourtant écouter aussi ce brave homme. — Eh bien ! que dirait-il ? — Monsieur le lieutenant, dirait-il, si longtemps vous avez pris patience avec tant de gens moroses, mécontents, malhonnêtes, quand ils n’en usaient pas trop mal avec vous ! Celui-ci en a usé très-mal, sans doute ; mais surmontez-vous, monsieur le lieutenant, et vous en serez loué et célébré de chacun. — Vous savez que je puis souffrir quelquefois vos bouffonneries, mais n’abusez pas de ma bonté. Ces hommes sont-ils donc absolument aveuglés ? Si nous avions perdu la bataille, quel serait leur sort dans ce moment ? Nous combattons jusque devant les portes, nous fermons la ville, nous tenons, nous nous défendons, pour couvrir notre retraite en deçà du pont. Croyez-vous que l’ennemi fût resté les bras croisés ? Il lance des grenades et ce qu’il a sous la main, et elles mettent le feu où elles peuvent. Que veut-il donc, ce propriétaire ? En ce moment peut-être un boulet rouge tomberait dans ces chambres, un autre le suivrait de près ; dans ces chambres, dont j’ai épargné les maudites tentures chinoises, où je me suis fait scrupule de clouer mes cartes ! Ils auraient dû être à genoux tout le jour. — Combien ne l’ont-ils pas fait ! — Ils auraient dû implorer pour nous la bénédiction du ciel, aller au-devant des généraux et des officiers avec des témoignages d’honneur et de joie, au-devant des soldats fatigués avec des rafraîchissements. Au lieu de cela, le poison de cet esprit de parti me corrompt les moments de ma vie les plus beaux, les plus heureux, achetés par tant de soucis et de fatigues ! — C’est l’esprit de parti ; mais vous ne ferez que l’accroître par la punition de cet homme. Ceux qui pensent comme lui vous décrieront comme un tyran, comme un barbare ; ils le regarderont comme un martyr, qui a souffert pour la bonne cause ; et même ceux qui pensent autrement, qui sont à présent ses adversaires, ne verront plus en lui que le concitoyen : ils le plaindront, et, tout en vous donnant raison, ils trouveront néanmoins que vous avez agi trop durement. — Je vous ai déjà écouté trop longtemps ; éloignez-vous. — Écoutez donc encore un seul mot ! Songez que ce serait la chose la plus fatale qui pût arriver à cet homme, à cette famille. Vous n’aviez pas lieu d’être fort satisfait de la bonne volonté de monsieur, mais madame a prévenu tous vos désirs, et les enfants vous ont regardé comme leur oncle. D’un seul coup, vous détruirez pour toujours la paix et le bonheur de cette famille. Oui, je puis bien le dire, une bombe qui serait tombée dans la maison n’y aurait pas causé de plus grands ravages. J’ai souvent admiré votre fermeté, monsieur le comte ; cette fois, donnez-moi sujet de vous adorer. Un soldat est vénérable lorsque, dans la maison d’un ennemi, il se regarde comme un hôte. Il n’y a point ici d’ennemi, il n’y a qu’un homme égaré. Gagnez cela sur vous, et vous en recueillerez une gloire immortelle. — Ce serait une chose singulière, reprit le comte avec un sourire. — Non pas, elle serait toute naturelle, répliqua l’interprète. Je n’ai pas envoyé la femme et les enfants à vos pieds, car je sais que ces sortes de scènes vous sont désagréables ; mais je veux vous peindre la reconnaissance de la femme et des enfants, je veux vous les peindre s’entretenant toute leur vie du jour où se donna la bataille de Bergen, et de votre grandeur d’âme en ce jour-là, comme ils sauront le redire à leurs enfants et petits-enfants, et inspirer même aux étrangers leur affection pour vous. Une action pareille ne peut tomber dans l’oubli. — Vous ne rencontrez pas mon côté faible, monsieur l’interprète ; je n’ai pas coutume de songer à la renommée : elle est pour d’autres et non pour moi. Faire le bien dans le moment, ne pas négliger mon devoir, ne souffrir aucune atteinte à mon honneur, voilà mon souci. Nous avons déjà débité trop de paroles ; allez maintenant, allez recevoir les remercîments des ingrats auxquels je pardonne. »
L’interprète, surpris et touché de cette issue heureuse et inattendue, ne put retenir ses larmes et voulait baiser les mains du comte : le comte le repoussa et lui dit d’un ton sévère : « Vous savez que je ne puis souffrir ces choses. » Et, en disant ces mots, il passa dans l’antichambre pour régler les affaires pressantes et entendre les requêtes d’une foule de gens qui attendaient. C’est ainsi que l’affaire fut arrangée, et, le lendemain, nous célébrâmes, avec le reste des sucreries données la veille, l’éloignement d’un mal dont notre sommeil nous avait heureusement dérobé la menace. L’interprète avait-il en effet parlé aussi sagement, ou s’était-il seulement représenté la scène de la sorte, comme on a coutume de le faire après une bonne et heureuse action, c’est ce que je ne veux pas décider. Du moins il n’a jamais varié dans son récit, et ce jour lui paraissait à la fois le plus troublé et le plus glorieux de sa vie.
Au reste, une petite aventure fera connaître à quel point le comte repoussait tout faux cérémonial, n’acceptait jamais un titre qui ne lui appartenait pas, et se montrait toujours spirituel dans ses moments de bonne humeur. Un notable habitant de Francfort, qui était aussi de ces farouches solitaires, crut devoir se plaindre des soldats logés chez lui. Il vint en personne, et l’interprète lui offrit ses services ; mais le plaignant pensa n’en avoir pas besoin. Il se présenta devant le comte en lui faisant un profond salut, et lui dit : « Excellence ! » Le comte lui rendit le salut et l’excellence. Confus de cette marque d’honneur, et ne doutant pas que le titre ne fût trop mince, il s’inclina plus profondément et dit : « Monseigneur ! — Monsieur, dit le comte, du ton le plus sérieux, n’allons pas plus loin ; sans cela, nous pourrions bien en venir à la majesté. » L’homme était dans un extrême embarras et ne savait que dire. L’interprète, qui était à quelque distance et qui savait toute l’affaire, fut assez malin pour ne pas remuer. Mais le comte poursuivit fort gaiement : « Par exemple, monsieur, comment vous nommez-vous ? — Spangenberg. — Et moi je m’appelle Thorane. Spangenberg, que voulez-vous à Thorane ? À présent asseyons-nous. L’affaire sera bientôt réglée. » En effet, elle le fut bientôt, à la grande satisfaction de celui que j’ai nommé ici Spangenberg ; et, le même soir, l’histoire fut non-seulement racontée, mais représentée, avec toutes les circonstances et tous les gestes, dans notre cercle de famille par le malicieux interprète.
Après ces inquiétudes, ces troubles et ces tourments, reparut bientôt la sécurité et l’insouciance avec laquelle les enfants surtout vivent au jour le jour, pour peu que la situation soit passable. Ma passion pour le théâtre français croissait à chaque représentation. Je ne manquais pas une soirée, et pourtant, chaque fois qu’après le spectacle je revenais prendre part tardivement au souper de famille, et qu’il me fallait bien souvent me contenter de quelques restes, j’avais à essuyer les éternels reproches de mon père, que le théâtre ne servait à rien et ne pouvait mènera rien. J’alléguais d’ordinaire tous les arguments que les défenseurs du théâtre ont sous la main, lorsqu’ils se trouvent dans l’embarras où j’étais. Le vice heureux et la vertu malheureuse étaient à la fin remis en équilibre par la justice poétique. Je relevais très-vivement les beaux exemples de transgressions punies, Miss Sara Sampson et le Marchand de Londres ; mais j’avais souvent le dessous, quand les Fourberies de Scapin et autres pièces pareilles étaient sur l’affiche, et que je devais m’entendre reprocher le plaisir que prend le public aux tromperies de valets intrigants et à l’heureuse réussite des folies de jeunes débauchés. De part et d’autre, on ne se persuadait point ; mais mon père se réconcilia bientôt avec le théâtre, quand il vit que je faisais dans la langue française des progrès incroyables.
C’est chez l’homme une disposition naturelle d’aimer mieux à entreprendre lui-même ce qu’il voit faire, qu’il en ait le talent ou qu’il ne l’ait pas. J’eus bientôt parcouru tout le champ de la scène française ; plusieurs pièces avaient déjà reparu deux ou trois fois ; depuis la plus noble tragédie jusqu’à la petite pièce la plus frivole, tout avait passé devant mes yeux et mon esprit ; et tout comme, encore enfant, j’avais osé imiter Térence, devenu un jeune garçon, et sous l’influence d’une impression bien plus vive, je ne manquai pas de reproduire aussi les formes françaises selon ma force et ma faiblesse. On donnait alors quelques pièces moitié mythologiques, moitié allégoriques, dans le goût de Piron ; elles tenaient de la parodie et plaisaient beaucoup. Ces représentations avaient pour moi un attrait particulier : c’étaient les petites ailes d’un joyeux Mercure, les carreaux de la foudre d’un Jupiter déguisé, une galante Danaé ou toute autre belle visitée des dieux, une bergère même ou une chasseresse, à laquelle ils daignaient descendre. Et comme des éléments de ce genre, empruntés aux Métamorphoses d’Ovide et au Panthéon mythicum de Pomey, bourdonnaient souvent dans ma cervelle, j’eus bientôt composé dans mon imagination une petite pièce de ce genre, dont je ne puis dire autre chose, sinon que la scène était à la campagne, mais qu’il n’y manquait ni de princesses, ni de princes, ni de dieux. Le Mercure surtout était si vivant dans mon esprit, que je jurerais encore l’avoir vu de mes yeux.
Je présentai à mon ami Derosnes une copie très-proprement faite de ma main ; il la reçut avec une dignité particulière et avec tout l’air d’un protecteur ; il parcourut rapidement le manuscrit, me signala quelques fautes de langue, trouva quelques tirades trop longues, et promit enfin de prendre son temps pour examiner et juger l’ouvrage de plus près. Comme je lui demandai modestement si peut-être la pièce avait chance d’être représentée, il m’assura que cela n’était point impossible. Au théâtre, la faveur jouait un grand rôle, et il me protégerait de bon cœur ; mais il fallait tenir la chose secrète ; car un jour il avait lui-même fait recevoir, par surprise, à la direction une pièce de son cru, et on l’aurait certainement jouée, si l’on n’avait pas découvert trop tôt qu’il en était l’auteur. Je lui promis toute la discrétion possible, et je voyais déjà en esprit le titre de ma pièce affiché en grandes lettres aux coins des rues et des places. Au reste, si léger que fût mon ami, il trouva fort à son gré cette occasion de trancher du maître. Il lut la pièce avec attention d’un bout à l’autre, et, après s’être mis avec moi à y changer quelques petits détails, il bouleversa, dans le cours de la conversation, toute la pièce, de sorte qu’il n’en resta pas pierre sur pierre. Il effaçait, il ajoutait, retranchait un personnage, en substituait un autre ; bref, il procédait avec le caprice le plus extravagant du monde, au point de me faire dresser les cheveux. Dans mon préjugé, qu’après tout il devait s’y connaître, je le laissais faire, car il m’avait déjà entretenu si souvent des trois unités d’Aristote, de la régularité du théâtre français, de la vraisemblance, de l’harmonie des vers et de tout le reste, que je devais le croire non-seulement bien instruit, mais aussi bien fondé. Il déclamait contre les Anglais, il méprisait les Allemands ; en un mot, il me débita toute la litanie dramaturgique que je devais entendre répéter si souvent dans le cours de ma vie. Comme le jeune garçon de la fable, je rapportai chez moi ma création mutilée, et je cherchai à la rétablir, mais en vain. Cependant, comme je ne voulais pas y renoncer tout à fait, je remis à notre secrétaire mon premier manuscrit, après y avoir fait un petit nombre de changements, et je le chargeai d’en faire une belle copie, que je présentai à mon père. J’y gagnai du moins qu’il me laissa quelque temps souper tranquille à la sortie du spectacle.
Cette tentative malheureuse m’avait fait réfléchir, et ces théories, ces lois, que chacun invoquait, et que l’impertinence de mon maître présomptueux m’avait particulièrement rendues suspectes, je voulus les étudier directement aux sources, ce qui me fut, non pas difficile, mais pénible. Je lus d’abord le traité de Corneille sur les trois unités, et je vis bien par là ce qu’on voulait ; mais pourquoi l’exigeait-on ? Je ne pouvais absolument le comprendre. Et, ce qu’il y eut de plus fâcheux, je tombai aussitôt dans un plus grand embarras, en apprenant à connaître les débats provoqués par le Cid, et en lisant les préfaces dans lesquelles Corneille et Racine sont obligés de se défendre contre les critiques et le public. Ici je vis du moins de la manière la plus claire que personne ne savait ce qu’il voulait ; qu’une pièce comme le Cid, qui avait produit l’effet le plus admirable, devait, sur l’ordre d’un cardinal tout-puissant, être déclarée mauvaise ; que Racine, l’idole des Français de mon temps, et qui était aussi devenu mon idole (car j’avais appris à le mieux connaître, quand l’échevin d’Olenschlager nous avait fait jouer Britannicus, où le rôle de Néron m’était échu en partage), que Racine, dis-je, n’avait pu lui-même en finir avec les amateurs et les critiques de son temps. Tout cela me rendit plus perplexe que jamais, et, après m’être longtemps tourmenté avec ces dits et ces contredits, avec ce théorique radotage du siècle précédent, je rejetai tout en masse, et me débarrassai de tout ce fatras avec plus de résolution à mesure-que je crus observer que les auteurs eux-mêmes, qui disaient d’excellentes choses quand ils se mettaient à discourir sur ce sujet, quand ils exposaient les règles de leur pratique, quand ils voulaient se défendre, s’excuser, se justifier, ne savaient pas non plus toucher toujours le point essentiel. Je me hâtai donc de revenir à l’actualité vivante ; je fréquentai le théâtre avec une ardeur nouvelle ; mes lectures furent plus sérieuses et plus suivies, en sorte que j’eus alors la persévérance d’étudier tout Racine, tout Molière et une grande partie de Corneille.
Le lieutenant du roi logeait toujours dans notre maison. Il n’avait changé en rien de conduite, particulièrement à notre égard ; mais on pouvait remarquer, et notre compère l’interprète savait nous le rendre encore plus évident, qu’il ne remplissait plus ses fonctions avec la même sérénité, avec le même zèle qu’au commencement, quoique toujours avec la même droiture et la même fidélité. Ses manières et sa conduite, qui annonçaient un Espagnol plutôt qu’un Français ; ses caprices, qui, de temps en temps, ne laissaient pas d’avoir de l’influence sur quelque affaire ; son inflexibilité, quelles que fussent les circonstances ; son irritabilité, en tout ce qui touchait sa personne et son caractère : tout cela devait le mettre quelquefois en conflit avec ses supérieurs. Ajoutez qu’il fut blessé dans un duel, à la suite d’une querelle au théâtre, et l’on trouva mauvais que le lieutenant du roi, le chef suprême de la police, eût commis lui-même une faute punie par les lois. Tout cela put l’amener, comme je l’ai dit, à se replier davantage sur lui-même, et à montrer peut-être ça et là moins d’énergie.
Cependant un grand nombre des tableaux qu’il avait commandés étaient déjà dans ses mains. Il passait ses heures de loisir à les considérer dans la mansarde, où il les faisait clouer, larges ou étroits, les uns à côté des autres, et même, comme la place manquait, les uns sur les autres, puis les faisait enlever et rouler. Il ne cessait de revenir à l’examen des travaux, de contempler avec un plaisir nouveau les parties qu’il jugeait les mieux réussies. Mais il ne manquait pas non plus d’exprimer son désir de voir ceci ou cela exécuté autrement. Cela le conduisit à une entreprise nouvelle et tout à fait singulière. Comme ces peintres réussissaient mieux, l’un à peindre les figures, l’autre les seconds plans et les lointains, le troisième les arbres, le quatrième les fleurs, le comte se demanda si l’on ne pourrait associer ces talents dans les tableaux, et, par ce moyen, produire des ouvrages accomplis. On se mit à l’œuvre aussitôt, et, par exemple, il fit peindre de beaux troupeaux dans un paysage déjà terminé ; mais, comme on n’avait pas toujours la place convenable, que d’ailleurs le peintre d’animaux ne regardait pas à une couple de moutons de plus ou de moins, le paysage le plus vaste finissait par se trouver trop étroit. Cependant le peintre de personnages devait encore y faire entrer les bergers et quelques voyageurs, qui semblaient à leur tour se dérober l’air les uns aux autres, et l’on s’étonnait qu’ils ne fussent pas tous ensemble étouffés dans la plus vaste campagne. On ne pouvait jamais prévoir à quoi l’œuvre aboutirait, et, une fois achevée, elle ne satisfaisait pas. Les peintres prirent de l’humeur. Ils avaient gagné aux premières commandes, ils perdirent à ces remaniements, bien que le comte les payât aussi très-généreusement ; et comme les diverses parties exécutées pêle-mêle dans un seul tableau ne produisaient pas, malgré tous leurs efforts, un heureux effet, chacun finit par croire que son travail était gâté et annulé par le travail des autres ; tellement que les artistes faillirent se brouiller et devenir ennemis irréconciliables. Ces changements, ou plutôt ces suppléments, s’exécutaient dans la mansarde, où je me trouvais seul avec les artistes, et je m’amusais à choisir entre les études, particulièrement celles d’animaux, tel ou tel individu, tel ou tel groupe, et à les proposer pour le premier plan ou le lointain, et, soit persuasion, soit complaisance, on en faisait quelquefois à ma fantaisie.
Les collaborateurs étaient donc découragés au plus haut point, surtout Seekatz, homme hypocondre et renfermé en lui-même, qui, dans un cercle d’amis, se montrait, par son incomparable gaieté, le plus aimable du monde ; mais qui, une fois à l’ouvrage, voulait travailler seul, tout à ses pensées et dans une entière liberté. Et cet artiste, après s’être acquitté d’une tache difficile, après l’avoir terminée avec le plus grand soin et le plus ardent amour dont il était capable, dut faire plus d’une fois le trajet de Darmstadt à Francfort, pour changer quelque chose à ses propres tableaux, ou peupler ceux d’autres artistes, ou même, avec son assistance, voir des mains étrangères ajouter force bigarrures à ses ouvrages. Son dépit augmenta, il résista tout de bon, et nous dûmes faire de grands efforts pour décider notre compère (car il l’était aussi devenu) à se plier aux désirs du comte. Je me souviens encore que, les caisses étant prêtes pour emballer tous les tableaux, rangés de manière que le tapissier n’eût plus qu’à les fixer au lieu de leur destination, une retouche peu considérable, mais absolument nécessaire, fut demandée, et qu’on ne put décider Seekatz à revenir. En effet, il avait rassemblé tous ses moyens pour en finir, en peignant d’après nature, pour des dessus de porte, les quatre éléments, sous la figure d’enfants et de petits garçons, et il avait traité avec le plus grand soin, non-seulement les figures, mais aussi les accessoires ; ce travail était livré, payé, et l’artiste croyait en avoir fini tout de bon ; mais on réclama de nouveau sa présence pour agrandir, avec quelques coups de pinceau, certaines figures dont les proportions étaient un peu trop petites. Un autre pouvait, au dire de Seekatz, faire la chose à sa place ; il avait entrepris un nouveau travail : bref, il ne voulait pas revenir. On était à la veille de faire l’expédition ; on attendait seulement que la peinture fût sèche ; tout retard était fâcheux ; le comte, au désespoir, voulait faire amener l’artiste par la force armée. Nous désirions tous de voir enfin les tableaux partir : pour dernier expédiait, notre compère l’interprète partit en voiture, et ramena, avec femme et enfants, l’artiste récalcitrant, à qui le comte fit une bonne et amicale réception, et qu’il renvoya généreusement récompensé.
Après le départ des tableaux, une grande paix régna dans la maison. On nettoya la mansarde ; elle me fut rendue, et mon père, en voyant partir les caisses, ne put réprimer le désir d’expédier le comte après elles. Car, si grande que fût la conformité de leurs goûts, et quoique mon père fût charmé de voir observée d’une manière si profitable par un homme plus riche que lui sa maxime d’encourager les artistes vivants ; si flatté qu’il pût être que sa collection eût donné lieu, en faveur d’honnêtes artistes, dans un temps calamiteux, à des commandes considérables, il sentait néanmoins un si grand éloignement pour l’étranger qui avait envahi sa maison, qu’il ne pouvait rien approuver dans sa conduite. On devait occuper les artistes, mais non les rabaisser à peindre des tapisseries ; on devait être satisfait de ce que chacun avait produit, selon son idée et son talent, quand même on ne goûtait pas l’œuvre de tout point, et ne pas marchander et critiquer toujours ; en un mot, le comte fit vainement des avances polies, il ne put s’établir entre eux aucune liaison. Mon père ne visitait l’atelier que lorsque le comte était à table, et je me souviens qu’une seule fois, Seekatz s’étant surpassé, et le désir de voir son ouvrage ayant amené toute la maison, mon père et le comte s’approchèrent de ces peintures, et témoignèrent une satisfaction commune, qu’ils ne pouvaient trouver l’un chez l’autre.
À peine la maison fut-elle débarrassée de ces caisses, que la tentative, déjà essayée, puis interrompue, d’éloigner le comte fut reprise de nouveau. On chercha à se concilier la justice par des représentations, l’équité par des prières, la bonne volonté par des influences, et l’on fit si bien, qu’enfin la commission des logements décida que le comte changerait de quartier, et que notre maison, en considération de la charge qu’elle avait supportée jour et nuit pendant plusieurs années, serait à l’avenir exempte de logements. Mais, pour avoir un prétexte, on exigea que le premier étage qu’avait occupé le lieutenant du roi, fût remis à loyer, afin qu’il parût impossible d’y loger encore des militaires. Le comte qui, une fois séparé de ses tableaux chéris, n’avait plus rien qui l’intéressât dans la maison, et qui d’ailleurs espérait être bientôt rappelé et remplacé, consentit sans difficulté à occuper un autre bon logement, et nous nous séparâmes en paix et de bonne grâce. Bientôt après, il quitta la ville, et il fut élevé par degrés à diverses charges, mais non pas, à ce que nous apprîmes, de manière à le satisfaire. Il eut cependant le plaisir de voir heureusement placés, dans le château de son frère, ces tableaux, objets de ses soins assidus ; il nous écrivit quelquefois, envoya des mesures, et fit exécuter encore quelques travaux par nos artistes. Enfin, nous n’apprîmes plus rien de lui, sinon qu’on nous assura, bien des années après, qu’il était mort aux Indes occidentales, gouverneur des colonies françaises.
Malgré toute la gêne que nous avait causée le séjour du lieutenant royal dans notre maison, nous y étions trop accoutumés pour ne pas sentir quelque vide après son départ, et les enfants durent trouver la maison bien morte. Au reste, nous n’étions pas destinés à revenir complètement à la vie de famille. Déjà de nouveaux locataires avaient arrêté l’appartement. Après qu’on eut un peu balayé et nettoyé, raboté et frotté, peinturé et badigeonné, la maison se trouva restaurée. Le directeur de la chancellerie, M. Moritz, et sa famille, excellents amis de mes parents, vinrent loger chez nous. M. Moritz n’était pas de Francfort. Habile jurisconsulte et praticien, il soignait les affaires juridiques de plusieurs petits princes, comtes et seigneurs. Je ne l’ai jamais vu autrement que joyeux, obligeant et assidu à ses affaires. La femme et les enfants, doux, tranquilles et bienveillants, n’étaient pas pour nous une compagnie, car ils vivaient retirés ; mais une tranquillité, une paix, que nous n’avions pas goûtées depuis longtemps, étaient revenues. J’habitais de nouveau ma mansarde, où je voyais parfois en idée cette foule de tableaux, que je cherchais à éloigner par l’étude et le travail.
Le conseiller de légation Moritz, frère du directeur de la chancellerie, fréquenta dès lors notre maison. Il était plus homme du monde, d’une figure remarquable et d’un commerce agréable et facile. Il soignait aussi les intérêts de plusieurs personnes de qualité, et il eut de fréquents rapports avec mon père à l’occasion de faillites et de commissions impériales. Ils s’estimaient beaucoup l’un l’autre, et ils tenaient d’habitude pour les créanciers ; mais ils firent la douloureuse expérience que la plupart des personnes déléguées en pareil cas sont d’ordinaire gagnées par les débiteurs. Le conseiller communiquait volontiers ses connaissances : il aimait les mathématiques, et, comme elles n’étaient d’aucun usage dans sa carrière actuelle, il se fit un amusement de m’avancer dans cette étude. Cela me mit en état de tracer plus exactement mes esquisses d’architecture, et de mieux profiter des leçons d’un maître de dessin, qui nous occupait une heure tous les jours. Ce bon vieillard n’était, à vrai dire, qu’un pauvre artiste : il nous faisait tracer des lignes et les assembler, et cela devait produire des yeux, des nez, des lèvres et des oreilles, et même enfin des figures et des têtes entières : mais, de forme naturelle ou de forme idéale, il n’en était pas question. Nous fûmes tourmentés assez longtemps avec ce quiproquo de la figure humaine, et l’on crut à la fin nous avoir beaucoup avancés lorsqu’on nous remit, pour les copier, les têtes d’expression de Lebrun. Mais ces caricatures ne nous furent pas plus utiles. Alors nous passâmes au paysage, au feuille, et à toutes les choses qu’on pratique sans suite et sans méthode dans l’enseignement ordinaire. Enfin nous en vînmes à l’imitation exacte et à la netteté du trait, sans plus nous inquiéter du mérite ou du goût de l’original.
Notre père encouragea nos efforts d’une manière exemplaire. Il n’avait jamais dessiné, mais, quand ses enfants s’exercèrent à cet art, il ne voulut pas demeurer en arrière ; il voulut leur montrer, dans l’âge mûr, comment ils devaient s’y prendre dans leurs jeunes années. Il copia donc, d’après les gravures petit in-octavo, quelques têtes de Piazzetta, avec le crayon anglais, sur le plus fin papier de Hollande. Il n’observait pas seulement la plus grande netteté dans les contours, il imitait aussi avec la dernière exactitude les hachures de l’estampe, d’une main légère, mais trop faible, en sorte que, pour éviter d’être dur, il manquait de fermeté. Mais ses dessins étaient d’une délicatesse et d’une égalité parfaites. Sa persévérance infatigable alla si loin qu’il copia en entier cette collection considérable, tandis que nous passions d’une tête à l’autre, en ne choisissant que celles qui nous plaisaient.
Vers ce temps-là, on mit aussi à exécution le projet, dès longtemps débattu, de nous faire apprendre la musique, et la circonstance qui fit prendre enfin cette résolution mérite bien d’être mentionnée. Il était décidé qu’on nous ferait apprendre à jouer du clavecin, mais on n’avait pas encore pu s’accorder sur le choix du maître. J’entre un jour, par hasard, chez un de mes amis qui prenait justement sa leçon de clavecin, et le maître me paraît l’homme le plus aimable du monde. Il a pour chaque doigt de la main gauche et de la main droite un sobriquet, par lequel il le désigne fort plaisamment quand il faut en faire usage. Les touches blanches et noires sont également désignées par des images ; les notes même prennent des noms figurés. Cette société bigarrée travaille pêle-mêle d’une manière tout amusante. Le doigté et la mesure sont devenus d’une facilité et d’une évidence parfaites ; l’écolier entre en bonne humeur et tout va pour le mieux. À peine rentré chez nous, je presse nos parents d’exécuter leur projet, et de nous donner pour maître cet homme incomparable. On fit encore quelques difficultés, on prit des informations ; on n’apprit rien de fâcheux sur le maître, mais aussi rien de fort avantageux. Cependant j’avais rapporté à ma sœur tous les joyeux sobriquets ; notre impatience était extrême, et nous fîmes si bien que l’homme fut agréé.
Nous commençâmes par le solfège, et, comme il n’amenait aucune plaisanterie, nous espérâmes qu’une fois qu’on en viendrait au clavecin, aux exercices des doigts, le badinage commencerait. Mais ni les touches ni le doigté ne donnèrent lieu à aucune comparaison. Les touches blanches et noires restèrent aussi nues que les notes avec leurs traits sur les cinq lignes île la portée. Ma sœur me reprochait amèrement de l’avoir trompée, et elle croyait réellement que j’avais tout inventé. J’étais moi-même abasourdi, et j’apprenais peu de chose, quoique le maître eût une méthode assez bonne ; car j’attendais toujours les plaisanteries, et je faisais patienter ma sœur d’un jour à l’autre. Rien ne venait, et je n’aurais jamais pu m’expliquer cette énigme, si le hasard ne me l’avait aussi résolue. Un de mes camarades entra pendant la leçon, et sur-le-champ s’ouvrirent tous les tuyaux du jet d’eau humoristique : les notes et les doigts étaient devenus les plus singuliers marmousets. Mon jeune ami ne cessait de rire, charmé que l’on put tant apprendre d’une si joyeuse façon. Il jura de ne laisser à ses parents aucun repos qu’ils ne lui eussent donné un si excellent maître.
C’est ainsi que, selon les principes d’une nouvelle méthode d’éducation, j’étais initié à deux arts d’assez bonne heure, et cela à toute bonne fin, sans qu’on fût persuadé qu’un talent naturel pût m’y faire obtenir quelques succès. Tout le monde, devait apprendre à dessiner, assurait mon père : aussi avait-il une vénération particulière pour l’empereur Maximilien, qui en avait, disait-on, donné l’ordre formel. C’est pourquoi il me poussa plus sérieusement au dessin qu’à la musique, qu’en revanche il recommandait particulièrement à ma sœur, l’obligeant de passer, hors des heures de leçons, assez de temps au clavecin.
Plus on excitait de la sorte mon activité, plus je voulais agir, et mes heures de récréation étaient elles-mêmes consacrées à toute sorte d’occupations singulières. Dès ma plus tendre enfance, j’avais aimé à étudier les œuvres de la nature. On explique parfois comme une disposition à la cruauté, que les enfants, après avoir joué un certain temps avec des objets de ce genre, après les avoir maniés de toute façon, finissent par les dépecer, les déchirer et les déchiqueter : mais d’ordinaire la curiosité, le désir d’apprendre comment ces choses sont construites, quelle est leur apparence au dedans, se révèlent aussi de cette manière. Je me souviens que, dans mon enfance, j’ai effeuillé des fleurs, pour voir comment les pétales étaient engagés dans le calice ; ou même plumé des oiseaux, pour observer comment les plumes étaient implantées dans les ailes. Il ne faut pas le trouver mauvais chez les enfants, puisque les naturalistes eux-mêmes croient s’instruire par la séparation et la décomposition plus souvent que par la réunion et l’enchaînement, en mettant à mort plus qu’en donnant la vie.
Un aimant armé, très-joliment cousu dans un morceau d’écarlate, éprouva un jour l’effet d’une pareille curiosité. Cette mystérieuse force d’attraction, qui, non-seulement s’exerçait sur le morceau de fer ajusté, mais encore était de nature à pouvoir se fortifier et porter de jour en jour un plus grand poids, cette vertu secrète, m’avait transporté d’admiration, au point que je bornai longtemps mon plaisir à contempler son effet. Mais enfin je crus que j’arriverais à quelques éclaircissements particuliers, si j’ôtais l’enveloppe. Je le fis sans en être plus éclairé, car l’armure dépouillée ne m’apprit rien de plus. J’enlevai l’armure à son tour, et je tenais cette fois dans mes mains la pierre toute nue, avec laquelle je ne me lassais pas de faire, sur de la limaille et des aiguilles, différents essais, dont ma jeune intelligence ne tira cependant d’autre avantage qu’une expérience variée. Je ne sus pas reconstruire l’ensemble, les parties se dispersèrent, et je perdis l’admirable phénomène en même temps que l’appareil.
Je ne réussis pas mieux à construire une machine électrique. Un ami de la maison, dont la jeunesse s’était passée à l’époque où l’électricité occupait tous les esprits, nous racontait souvent comme il avait désiré dans son enfance de posséder une machine électrique, comme il en avait observé les éléments principaux, et, au moyen d’un vieux rouet et de quelques fioles à médecines, avait produit des effets assez marqués. Comme il nous contait cela volontiers et souvent, et nous donnait en même temps des notions générales sur l’électricité, nous trouvâmes la chose très-plausible, et nous prîmes longtemps unit peine infinie avec un vieux rouet et quelques fioles, sans parvenir à produire le moindre effet. Néanmoins notre confiance n’en fut point ébranlée, et nous fûmes bien contents, lorsqu’à l’époque de la foire, parmi d’autres raretés, tours de magie et d’escamotage, nous vîmes une machine électrique faire ses merveilleuses expériences, qui, pour le temps, étaient, comme celles du magnétisme, déjà très-multipliées.
L’enseignement public inspirait toujours plus de défiance. On se mit en quête de maîtres particuliers, et, comme chaque famille ne pouvait suffire seule à la dépense, plusieurs s’associaient dans ce but. Mais les enfants s’accordaient rarement ; le jeune maître n’avait pas assez d’autorité, et, après des querelles souvent répétées, arrivaient les brouilleries et les séparations. Il ne faut donc pas s’étonner que l’on songeât à d’autres arrangements, qui fussent à la fois plus durables et plus avantageux. On fut conduit à l’idée d’établir des pensions par la nécessité, généralement sentie, d’enseigner le français d’une manière vivante. Mon père avait élevé un jeune homme, qui avait été chez lui domestique, valet de chambre, secrétaire, enfin peu à peu factotum. Il se nommait Pfeil. Il parlait bien le français et le savait à fond ; il s’était marié, et ses protecteurs durent songer à lui faire une position : ils eurent l’idée de lui faire établir une pension, qui devint par degrés une petite école, où l’on enseigna tout le nécessaire et même, à la fin, le latin et le grec. Grâce aux relations que Francfort avait au loin, de jeunes Anglais et Français furent confiés à cette institution, pour apprendre l’allemand et faire leur éducation. Pfeil, qui était dans la fleur de l’âge, et doué d’une activité et d’une énergie merveilleuses, présidait à tout d’une manière digne d’éloges ; et, comme il n’était jamais assez occupé, et qu’il fallait à ses élèves des maîtres de musique, il se livra lui-même à cet art, et il étudia le clavecin avec tant de zèle, que lui, qui de sa vie n’avait posé sa main sur le clavier, il parvint bientôt à jouer très-joliment. Il semblait avoir adopté la maxime de mon père, que rien n’est plus propre à encourager et animer les jeunes gens que de se refaire soi-même écolier après un certain nombre d’années, et, dans un âge où il est très-difficile d’acquérir de nouveaux talents, de rivaliser, par le zèle et la persévérance, avec de plus jeunes, plus favorisés par la nature.
Ce goût de Pfeil pour le clavecin le conduisit à s’occuper de l’instrument, dans l’espérance de se procurer les meilleurs possible. Il entra en rapport avec Friederici, de Géra, dont les instruments avaient une grande célébrité ; il en prit un certain nombre en commission, et il eut alors la joie de voir, non pas un clavecin, mais plusieurs, établis dans sa maison, de pouvoir s’exercer dessus et se faire entendre. Son ardeur éveilla dans notre maison un nouveau zèle pour la musique. Mon père resta toujours en bons rapports avec lui, bien qu’ils ne fussent pas toujours d’accord. Nous achetâmes aussi un grand clavecin de Friederici. Je m’en servis peu, et je m’en tins au mien ; mais il devint pour ma sœur un véritable supplice, car, pour faire honneur au nouvel instrument, elle dut consacrer chaque jour quelques heures de plus à ses exercices, où elle avait tour à tour à ses côtés mon père, comme surveillant, et l’ami Pfeil pour lui servir d’exemple et l’encourager.
Une fantaisie particulière de mon père nous causa beaucoup d’ennuis : ce fut l’éducation des vers à soie, dont il attendait de grands avantages, si elle pouvait être plus généralement répandue. Quelques amis de Hanau, où l’on se livrait très-assidûment à cette industrie, lui en donnèrent la première idée : ils lui envoyèrent des œufs au bon moment, et, dès que les feuilles des mûriers parurent assez développées, on fit éclore les vers, et l’on prit le plus grand soin de ces petits êtres à peine visibles. On disposa dans une mansarde des tables et des tréteaux couverts de planches, pour leur offrir plus d’espace et de nourriture, car ils grossirent rapidement, et, après la dernière mue, ils devinrent si affamés qu’on pouvait à peine se procurer assez de feuilles pour les nourrir. Il fallait les en fournir jour et nuit, car l’essentiel est qu’ils ne manquent pas de nourriture dans le temps où doit s’opérer en eux la grande et merveilleuse métamorphose. La température était favorable, et l’on pouvait considérer cette occupation comme un amusement ; mais il vint du froid, les mûriers souffrirent, et cela fit beaucoup de mal ; ce fut pire encore quand la pluie survint dans la dernière époque ; car les vers ne peuvent souffrir l’humidité. Il fallait soigneusement essuyer et sécher les feuilles, ce qui ne pouvait toujours se faire bien exactement. Par cette cause ou par une autre, diverses maladies affligèrent le troupeau, et les pauvres créatures furent emportées par milliers. La pourriture exhalait une odeur vraiment pestilentielle, et, comme il fallait enlever les morts et les malades, et les séparer des bien portants, pour en sauver seulement quelques-uns, ce fut en réalité une occupation extrêmement pénible et rebutante, qui fit passer aux enfants de bien tristes heures.
Après avoir employé les plus belles semaines du printemps et de l’été à soigner les vers à soie, nous dûmes aider notre père dans un travail plus simple, mais tout aussi désagréable. Ces vues de Rome, pendues si longtemps aux murs de la vieille maison, avec leurs baguettes noires en haut et en bas, avaient bien jauni par l’effet de la lumière, de la poussière et de la fumée, et les mouches les avaient bien dégradées. Ce désordre ne se pouvait souffrir dans la maison neuve, et d’ailleurs ces gravures avaient plus de prix pour mon père à mesure qu’un temps plus long le séparait des objets qu’elles représentaient ; car ces images ne nous servent d’abord qu’à rafraîchir et vivifier des impressions toutes nouvelles ; elles nous paraissent bien misérables auprès de la réalité ; enfin, le plus souvent, nous n’y voyons qu’un triste pis aller ; mais, à mesure que s’efface le souvenir des modèles, les copies en prennent insensiblement la place ; elles nous deviennent plus chères que les objets mêmes, et ce que nous avons d’abord dédaigné obtient désormais noire estime et notre affection. Il en est de même de toutes les images, et particulièrement des portraits. Il est rare que nous soyons satisfaits de celui d’une personne présente ; et quel plaisir ne nous fait pas la simple silhouette d’un absent ou d’un mort !
Mon père, se reprochant ses anciennes prodigalités, voulut du moins réparer ces gravures autant qu’il serait possible. Le procédé du blanchiment était connu ; mais cette opération, toujours difficile pour les grandes feuilles, fut entreprise dans un local peu favorable ; car les grandes planches sur lesquelles les gravures enfumées furent humectées et exposées au soleil étaient appuyées dans les gouttières et contre le toit, devant les fenêtres des mansardes, et par conséquent exposées à plusieurs accidents. D’ailleurs l’essentiel était que le papier ne séchât jamais tout à fait, mais lût toujours humecté. Ce soin nous fut remis à m’a sœur et à moi, et l’ennui, l’impatience, l’attention, que rien ne devait distraire, nous firent un affreux tourment d’une oisiveté ordinairement si chérie. Cependant on vint à bout de l’opération, et le relieur, qui colla chaque feuille sur de fort papier, fit de son mieux pour égaliser et réparer les marges, ci et là déchirées par notre négligence. Toutes les feuilles furent réunies en un volume et sauvées pour cette fois.
Mais, afin de nous faire essayer et apprendre un peu de tout, vers ce temps-là, un maître d’anglais s’annonça, qui se faisait fort d’enseigner l’anglais en quatre semaines à toute personne qui avait quelque connaissance des langues, et de la mettre en état de se perfectionner elle-même avec un peu de travail. Son prix était modique ; il ne regardait point au nombre des élèves réunis pour une leçon. Mon père résolut sur-le-champ de faire la tentative, et se iit avec nous l’écolier de ce maître expéditif. Les leçons furent exactement suivies, les répétitions ne manquèrent pas ; on négligea pendant les quatre semaines quelques autres exercices : le maître et les élèves se séparèrent mutuellement satisfaits. Comme il prolongea son séjour dans la ville et qu’il trouva beaucoup d’écoliers, il venait de temps en temps nous examiner et nous aider, n’ayant pas oublié que nous avions été des premiers à lui donner notre confiance, et fier de pouvoir nous citer comme des modèles.
Mon père s’était imposé de la sorte une tâche nouvelle : il voulut que l’anglais gardât toujours sa place parmi nos exercices de langues. Or, j’avoue que j’étais de plus en plus rebuté de prendre le sujet de mes travaux tantôt dans telle ou telle grammaire ou collection d’exemples, tantôt dans tel ou tel auteur, et d’éparpiller ainsi, avec mes heures, l’intérêt que je prenais aux choses. Il me vint donc à l’esprit de tout faire à la fois, et j’imaginai un roman, dans lequel six ou sept frères et sœurs, éloignés les uns des autres et dispersés dans le monde, se communiquent mutuellement leurs affaires et leurs impressions. Le frère aîné rend compte en bon allemand de ce qu’il voit et de ce qui lui arrive dans son voyage. La sœur, dans un style de femme, avec force points et en courtes phrases, à peu près comme Sirgwart[5] fut écrit depuis, rapporte à son tour, soit à ce frère, soit à d’autres, les événements domestiques ou les affaires de cœur qu’elle peut avoir à conter. Un frère étudie la théologie, et il écrit en latin très-solennel, auquel il ajoute quelquefois un post-scriptum en grec. Un autre, commis dans une maison de commerce à Hambourg, avait naturellement en partage la correspondance anglaise, tout comme la française échut à un plus jeune qui résidait à Marseille. Il se trouva pour l’italien un musicien qui fait son début dans le monde, et le plus jeune, sorte d’enfant gâté, impertinent, à qui les autres langues ont été soufflées, se rejette sur l’allemand juif, et met au désespoir ses frères et sœurs par ses chiffres effroyables, tandis que cette bonne idée fait rire les parents.
Je cherchai quelque fond pour cette forme singulière en étudiant la géographie des pays où résidaient mes personnages ; à ces nues circonstances de lieu, j’ajoutai toute sorte d’aventures imaginaires, ayant quelque affinité avec le caractère des personnes et leurs occupations. Par là, mes cahiers d’exercices devinrent beaucoup plus volumineux ; mon père fut content, et je m’aperçus plus tôt de ce qui me manquait en connaissances et en talent. Mais ces choses, une fois commencées, n’ont point de fin ni de bornes, et j’en fis l’épreuve dans cette occasion ; car, en cherchant à m’approprier ce baroque allemand juif, et à l’écrire aussi bien que je savais le lire, je sentis bientôt le besoin de connaître l’hébreu, seule source d’où l’on pouvait faire dériver, pour les traiter avec quelque sûreté, les altérations et les corruptions modernes. Je fis donc voir à mon père la nécessité où j’étais d’apprendre l’hébreu, et je sollicitai avec ardeur son consentement. C’est que j’avais encore un but plus élevé. J’entendais dire partout que, pour l’intelligence de l’Ancien Testament comme du Nouveau, les langues originales étaient nécessaires. Je lisais le Nouveau fort aisément, parce que, pour ne pas laisser le dimanche même sans exercice, je devais, après le sermon, réciter, traduire et expliquer un peu les Évangiles et les Épîtres. Je songeais à faire de même pour l’Ancien Testament, qui m’avait toujours plu singulièrement par son caractère spécial.
Mon père, qui ne voulait rien faire à demi, résolut de demander au recteur de notre gymnase, le docteur Albrecht, des leçons particulières, qu’il me donnerait par semaine, jusqu’à ce que j’eusse saisi le plus nécessaire d’une langue si simple ; car il espérait que, si la chose n’allait pas aussi vite que pour l’anglais, du moins le double de temps suffirait. Le recteur Albrecht était une des figures les plus originales du monde : petit et large sans être épais ; informe sans être contrefait ; bref, un Ésope en chape et en perruque. Un sourire sarcastique contractait son visage plus que septuagénaire, mais ses yeux restaient grands, et, quoique rouges, ils étaient toujours brillants et spirituels. Il habitait dans le vieux couvent des Franciscains, devenu le gymnase. Je l’avais déjà visité quelquefois en compagnie de mes parents, et j’avais parcouru avec un plaisir mêlé de crainte les longs corridors sombres, les chapelles changées en chambres de visite, tout ce local entrecoupé, avec ses escaliers et ses recoins. Sans se rendre incommode, il m’examinait aussi souvent qu’il me voyait, et me donnait des éloges et des encouragements. Un jour de distribution de prix, à la suite d’examens publics, il me vit, non loin de sa chaire, spectateur étranger, tandis qu’il distribuait les médailles d’argent, præmia virlutis et diligentiæ. Je regardais apparemment avec convoitise la petite bourse d’où il tirait les médailles : il me fit un signe, descendit un degré et m’en donna une. Ma joie fut grande, bien que les gens trouvassent tout à fait contraire à l’ordre cette largesse faite à un enfant étranger au collège ; mais cela n’inquiétait guère le bon vieillard, qui jouait, en général, l’homme singulier, et cela d’une manière étrange. Il avait, comme instituteur, une très-bonne réputation, et il entendait son métier, bien que son âge ne lui en permit plus le complet exercice. Mais il trouvait dans les circonstances extérieures plus d’obstacles encore que dans sa faiblesse, et, comme je le savais déjà, il n’était content ni du consistoire, ni des scolarques, ni du clergé, ni des maîtres. Il donnait libre carrière, soit dans les programmes, soit dans les discours publics, a son naturel enclin à la satire et à l’observation des défauts et des vices, et, comme Lucien était presque le seul auteur qu’il lût et qu’il estimât, il assaisonnait d’ingrédients caustiques toutes ses paroles et ses écrits. Heureusement pour ceux dont il était mécontent, il n’allait jamais droit au fait, et se bornait à persifler, au moyen de rapprochements, d’allusions, de passages des classiques ou de la Bible, les défauts de ceux qu’il voulait critiquer. D’ailleurs son débit, qui n’était jamais qu’une lecture, était désagréable, confus, et, pour surcroît, interrompu quelquefois par une toux, et plus souvent par un rire creux, désopilant, dont il avait coutume d’annoncer et d’accompagner les passages mordants. Cet homme bizarre, je le trouvai doux et bienveillant quand nous commençâmes nos leçons. Je me rendais chez lui tous les soirs à six heures, et je sentais toujours une secrète jouissance quand j’entendais la porte à sonnette se refermer derrière moi, et que j’avais à parcourir le long corridor sombre. Je m’asseyais auprès de lui, dans sa bibliothèque, devant une table recouverte d’une toile cirée. Un Lucien tout usé était constamment sous sa main.
Malgré toute sa bienveillance, je ne parvins pas à mon but sans payer mon entrée. Mon maître ne put contenir certaines observations railleuses. Que voulais-je faire d’hébreu ? Je lui cachai mes vues sur l’allemand juif, et je parlai d’une meilleure intelligence du texte original. Là-dessus, il rit et me dit que je devais être bien content si j’apprenais seulement à lire. Cela me causa un secret dépit, et je recueillis toute mon attention quand nous en vînmes aux lettres. Je trouvai un alphabet presque parallèle au grec, avec des formes faciles à saisir, des noms dont la plupart ne m’étaient pas étrangers. J’eus bientôt compris et retenu tout cela, et je pensais que nous allions commencer à lire. Je savais déjà qu’on lisait de droite à gauche. Tout à coup surgit une nouvelle armée de petites lettres et de signes, de points et de traits de tout genre, qui devaient proprement représenter les voyelles, et qui m’étonnèrent d’autant plus qu’il se trouvait évidemment des voyelles dans le grand alphabet, et que les autres semblaient seulement cachées sous des noms étrangers. J’appris encore que la nation juive, aussi longtemps qu’elle avait fleuri, s’était en effet contentée de ces premiers signes, et n’avait connu aucune autre manière d’écrire et de lire. Je serais entré bien volontiers dans cette voie antique, qui me semblait bien plus commode ; mais mon vieux maître déclara, d’un ton un peu sévère, qu’il fallait suivre la grammaire comme on avait jugé bon de l’établir. La lecture sans ces points et ces traits était une chose très-difficile, dont les savants et les experts étaient seuls capables. Il fallut donc me résoudre à apprendre aussi ces petits signes ; mais je m’embrouillais toujours davantage. Il fallait considérer plusieurs des premiers grands signes originaires comme étant sans aucune valeur à leur place, pour que la présence de leurs petits puînés ne fût pas inutile ; puis ils devaient exprimer tantôt une aspiration légère, tantôt un son guttural plus ou moins rude, ou servir simplement d’appui et d’arc-boutant ; et lorsqu’enfin on croyait avoir bien observé tout, quelques-uns des grands comme des petits personnages étaient réduits au repos, si bien que l’œil avait toujours beaucoup à faire et les lèvres très-peu. Et tout ce fonds qui m’était déjà connu, comme je devais le balbutier dans un jargon étranger, avec un certain nasillement et des sons gutturaux, qui m’étaient soigneusement recommandés comme inimitables, je faillis me dégoûter tout à fait, et je m’amusais comme un enfant des noms bizarres de ces signes entassés. C’étaient des empereurs, des rois et des ducs, qui, dominant ça et là comme accents, me divertissaient beaucoup. Et ces vaines plaisanteries perdirent bientôt leur attrait ; mais j’en fus dédommagé, en ce qu’à force de lire, de traduire, de répéter, d’apprendre par cœur, je fus plus visiblement frappé du contenu, et c’était proprement l’objet sur lequel je demandais à mon vieux maître des éclaircissements. Déjà auparavant j’avais été fort surpris de trouver le récit en opposition avec le réel et le possible, et j’avais embarrassé quelquefois mes maîtres avec le soleil arrêté sur Gabaon et la lune dans la vallée d’Ajalon, sans parler de quelques autres invraisemblances. Tous ces souvenirs s’éveillèrent, attendu que ; pour me rendre maître de l’hébreu, je faisais de l’Ancien Testament mon occupation exclusive, et l’étudiais, non plus dans la traduction de Luther, mais dans la version littérale et parallèle de Sébastien Schmid, que mon père m’avait d’abord procurée. Par malheur, nos leçons, comme exercices de langue, devinrent alors très-incomplètes. La lecture, l’exposition, la grammaire, l’écriture et la récitation des mots, duraient rarement une demi-heure ; j’en venais d’abord au fond, et, bien que nous fussions encore au premier livre de Moïse, je citais bien des choses qui me revenaient des livres suivants. Le bon vieillard voulut d’abord me ramener de ces digressions, mais elles semblèrent enfin l’intéresser lui-même. Suivant sa coutume, il ne cessait de tousser et de rire, et, quoiqu’il se gardât bien de me donner une explication qui aurait pu le compromettre, je n’en étais pas moins pressant ; même, comme j’avais beaucoup plus à cœur d’exposer mes doutes que d’en recevoir la solution, je devenais toujours plus vif et plus hardi, à quoi il semblait m’autoriser par sa conduite. Au reste, je ne pus tirer autre chose de lui que de l’entendre coup sur coup s’écrier : « Oh ! le jeune fou ! le drôle de fou ! »
Cependant mon ardeur enfantine à fouiller la Bible dans tous les sens lui parut sans doute assez sérieuse et digne de quelque secours ; aussi m’adressa-t-il bientôt à un grand ouvrage anglais qui se trouvait sous ma main dans sa bibliothèque, et dans lequel était entreprise, d’une manière habile et sage, l’explication des passages épineux et difficiles de la Bible. La traduction, grâce aux travaux considérables de théologiens allemands, était préférable à l’original ; les diverses opinions étaient rapportées, et l’on finissait par chercher une sorte d’accommodement, qui conciliait, en quelque mesure, l’autorité du livre, la base de la religion et la raison. Chaque fois que, vers la fin de la leçon, j’en venais à mes questions, à mes doutes accoutumés, il m’indiquait le répertoire. Je prenais le volume ; il me laissait lire, feuilletait son Lucien, et, quand je faisais mes réflexions sur le livre, son rire ordinaire était la seule réponse qu’il fît à mes subtiles remarques. Dans les longs jours d’été, il me laissait dans son cabinet aussi longtemps que je pouvais lire, et quelquefois seul. Enfin, un peu plus tard, il me permit d’emporter l’ouvrage chez moi volume à volume.
À quelque objet que l’homme s’applique, et quoi qu’il entreprenne, il reviendra toujours à la voie que la nature lui a tracée. C’est aussi ce qui m’arriva dans cette occasion. Mon étude de la langue et du contenu des Saintes Écritures aboutit en définitive à développer dans mon imagination une idée plus vive de ce beau pays, tant célébré, de son voisinage, comme des peuples et des événements qui ont illustré ce coin de terre pendant une longue suite de siècles. Cet étroit espace devait voir l’origine et le développement du genre humain ; de là devaient nous arriver les premières, les uniques relations de l’histoire primitive, et cette contrée devait en même temps te présenter à notre imagination aussi simple et saisissable que variée, et faite pour les pèlerinages et les établissements les plus merveilleux. Là, entre quatre fleuves nommés, un petit espace délicieux avait été séparé pour l’homme, à sa naissance, de toute la terre habitable. C’est là qu’il devait développer ses premières facultés, là, se voir atteint par la destinée réservée à toute sa postérité, et perdre son repos en aspirant à la connaissance. Le paradis est perdu, les hommes se multiplient et se pervertissent ; les Elohim, qui ne sont pas encore accoutumés à ses désobéissances, s’impatientent et l’anéantissent. Un petit nombre seulement est sauvé du déluge universel, et à peine ces eaux terribles sont-elles écoulées, que le sol paternel bien connu reparaît aux yeux de l’homme reconnaissant. Des quatre fleuves, deux coulent encore dans leur lit, l’Euphrate et le Tigre. Le nom du premier subsiste ; l’autre semble désigné par son cours. On ne pouvait, après un pareil bouleversement, demander des traces plus précises du paradis. Ces lieux sont pour la seconde fois le berceau de ce genre humain renouvelé ; il y trouve des ressources de tout genre pour se nourrir et s’occuper, mais surtout pour assembler autour de lui de grands troupeaux et se répandre avec eux de tous côtés. Ce genre de vie, comme l’accroissement des tribus, força bientôt les peuples à s’éloigner les uns des autres. Ils ne purent d’abord se résoudre à laisser pour jamais partir leurs amis, leurs parents ; ils conçurent l’idée de bâtir une haute tour, qui devait les rappeler en leur montrant de loin le chemin. Mais cette nouvelle tentative échoua comme la première : ils ne pouvaient être à la fois heureux et sages, nombreux et unis ; les Elohim les troublèrent, la construction fut interrompue, les hommes se dispersèrent ; le monde fut peuplé, mais divisé.
Cependant nos yeux, nos cœurs, se tournent toujours vers ces contrées. Il en sort de nouveau un patriarche, assez heureux pour imprimer à ses descendants un caractère marqué, et les réunir à jamais en un grand peuple, qui se maintient malgré tous les changements de lieux et de fortune. Abraham s’avance de l’Euphrate vers l’Occident, non sans vocation divine. Le désert n’oppose à sa marche aucun obstacle sérieux ; il a rive au Jourdain, passe le fleuve et s’étend dans les belles contrées de la Palestine méridionale. Ce pays était déjà occupé et assez peuplé. Des montagnes peu élevées, mais rocailleuses et stériles, étaient entrecoupées de nombreux vallons arrosés, favorables à l’agriculture. Des habitations isolées, des villes, des bourgs, étaient dispersés dans la plaine, sur les pentes de la grande vallée dont les eaux se rassemblent dans le Jourdain. Le pays était donc habité et cultivé, mais le monde encore assez grand, et les hommes trop peu soucieux, indigents, et actifs, pour s’emparer d’abord de tout leur voisinage. Entre ces possessions s’étendaient de grands espaces, dans lesquels des troupes nomades pouvaient se promener aisément. C’est là que s’arrête Abraham : Loth, son frère, est avec lui ; mais ils ne peuvent séjourner longtemps dans ces lieux. La constitution même du pays, dont la population augmente et diminue tour à tour, et dont les productions ne restent jamais en équilibre avec les besoins, amène tout à coup une famine, et l’immigrant souffre avec l’indigène, dont sa venue accidentelle a diminué la subsistance. Les deux frères chaldéens se rendent en Égypte. Ainsi nous est signalé le théâtre sur lequel doivent se passer pendant quelques milliers d’années les plus considérables événements. Du Tigre à l’Euphrate, de l’Euphrate au Nil, nous voyons la terre se peupler, et, dans cet espace, un homme illustre, aimé des dieux, qui nous est devenu cher, aller et venir avec ses troupeaux et ses richesses, et les augmenter en peu de temps au plus haut point. Les frères reviennent ; mais, instruits par la famine qu’ils ont soufferte, ils prennent la résolution de se séparer. Ils demeurent tous deux dans le Chanaan méridional ; mais Abraham séjourne à Hébron vers la forêt de Mambré, et Loth gagne la vallée de Siddim, qui (si notre imagination est assez hardie pour ouvrir au Jourdain une issue souterraine, afin de substituer au lac Asphaltite ; une terre solide) pourra et devra nous apparaître comme un autre paradis, d’autant plus que les habitants et leurs voisins, fameux par leur mollesse et leur licence, nous font conclure de là qu’ils menaient une vie facile et voluptueuse. Loth habile chez eux, mais à part.
Cependant Hébron et la forêt de Mambré nous apparaissent comme le séjour important où le Seigneur s’entretient avec Abraham et lui promet tout le pays, aussi loin que son regard peut s’étendre aux quatre plages du monde. De ces tranquilles demeures, de ces peuples pasteurs, qui ont commerce avec les dieux, qui les reçoivent comme leurs hôtes et conversent avec eux, nous sommes obligés de porter encore une fois nos regards vers l’Orient et de considérer la constitution des autres peuples, qui dut être en général assez semblable à celle de Chanaan. Les familles se maintiennent, elles se réunissent, et le genre de vie des tribus est déterminé par le lieu qu’elles se sont approprié. Sur les montagnes qui versent leurs eaux dans le Tigre, nous trouvons des peuples guerriers, qui annoncent de très-bonne heure les conquérants et les dominateurs du monde, et nous donnent, dans une campagne prodigieuse pour ces temps reculés, un prélude de leurs exploits futurs. Chodorlahomor, roi d’Élam, exerce déjà une action puissante sur des confédérés ; il règne longtemps, car il avait déjà rendu les peuples tributaires jusqu’au Jourdain, douze ans avant l’arrivée d’Abraham en Chanaan. Enfin ils se révoltèrent et les alliés coururent aux armes. Nous les trouvons tout à coup sur une route qu’Abraham lui-même avait probablement suivie pour se rendre en Chanaan. Les peuples de la rive gauche du bas Jourdain sont subjugués ; Chodorlahomor marche vers le Sud contre les peuples du désert, puis, tournant au Nord, il bat les Amalécites, et, après avoir aussi vaincu les Amorrhéens, il arrive en Chanaan, il surprend les rois de la vallée de Siddim, les bat, les disperse, et remonte le Jourdain avec un butin considérable, pour étendre jusque vers le Liban sa marche victorieuse. Parmi les captifs, emmenés avec leurs richesses, se trouve Loth, qui partage le sort de la contrée où il habile comme étranger. Abraham l’apprend, et soudain le patriarche se montre un guerrier, un héros. Il ramasse ses serviteurs, les partage en plusieurs corps, attaque les lourds bagages des pillards, met en désordre les vainqueurs, qui n’attendaient plus d’ennemis sur leurs derrières, et ramène son frère, avec ses biens et une partie de ceux des rois vaincus. Par cette courte expédition, Abraham prend en quelque sorte possession du pays. Il paraît aux habitants un protecteur, un sauveur, et, par son désintéressement, un roi. Les rois de la vallée le reçoivent avec reconnaissance, et Melchisédech, le roi et le prêtre, avec bénédictions. Alors sont renouvelées les prédictions d’une postérité infinie ; elles sont même toujours plus vastes : de l’Euphrate au fleuve d’Égypte, toutes les terres lui sont promises. Mais il est encore très-pauvre en héritiers immédiats : il est âgé de quatre-vingts ans et n’a point de fils ; Sara, qui se fie moins aux dieux que lui, s’impatiente : elle veut, selon les mœurs de l’Orient, avoir un descendant par sa servante. Mais, à peine Agar est-elle fiancée à son maître, à peine a-t-elle l’espoir d’être mère, que la discorde se montre dans la maison. La femme traite assez mal sa protégée, et Agar s’enfuit pour chercher dans d’autres tribus une meilleure position. Dieu l’avertit, elle revient et met au monde Ismaël. Abraham est âgé de quatre-vingt-dix-neuf ans, et les prédictions d’une nombreuse postérité n’en sont pas moins répétées, tellement qu’à la fin les deux époux les trouvent ridicules. Et pourtant Sara finit par se trouver enceinte et met au monde un fils, qui reçoit le nom d’Isaac.
L’histoire repose en grande partie sur la propagation légitime du genre humain ; on est forcé de poursuivre jusque dans la secret des familles les plus graves événements historiques, et, par là, les mariages des patriarches nous conduisent aussi à des réflexions particulières. Il semble que les divinités qui se plaisaient à conduire les affaires humaines aient voulu nous offrir ici, comme dans un type, les événements de famille de tout genre. Abraham, qui a passé tant d’années dans une stérile union avec une femme belle et recherchée de beaucoup de gens, se voit, dans sa centième année, le mari de deux femmes, le père de deux fils, et, dès ce moment, la paix domestique est troublée. Deux femmes, à côté l’une de l’autre, comme deux fils de différentes mères, en présence l’un de l’autre, ne peuvent s’accorder. Le parti le moins favorisé par les lois, la coutume et l’opinion doit céder ; Abraham doit sacrifier son amour pour Agar, pour Ismaël. Ils sont congédiés tous deux, et Agar est obligée cette fois de prendre par contrainte le chemin qu’elle avait suivi dans sa fuite volontaire. C’est d’abord, semble-t-il, pour sa perte et celle de l’enfant ; mais l’ange du Seigneur, qui l’avait déjà rappelée, la sauve cette fois encore, afin qu’Ismaël devienne aussi le père d’un grand, peuple, et que la plus invraisemblable des prophéties s’accomplisse même au delà de ses limites.
Un vieux père, une vieille mère, un fils unique et tardif, cela semblait promettre enfin la paix domestique et le bonheur terrestre. Loin de là, les dieux préparent au patriarche l’épreuve la plus rude, mais nous ne pouvons en parler sans présenter d’abord diverses considérations. Si une religion naturelle universelle a dû prendre naissance, et une religion révélée particulière s’en développer, les pays où notre imagination s’arrête jusqu’à présent, le genre de vie, la race, y convenaient parfaitement : du moins nous ne voyons pas qu’il se soit produit dans le monde entier rien d’aussi favorable et d’aussi serein. La religion naturelle, si nous admettons qu’elle fût née auparavant dans le cœur humain, suppose déjà une grande délicatesse de sentiment, car elle repose sur le dogme d’une Providence universelle, qui règle en général l’ordre du monde. Une religion particulière, révélée par les dieux à tel ou tel peuple, suppose la foi à une Providence particulière, une foi que la divinité communique à certaines personne familles, tribus et nations favorisées. Cette religion ne peut guère émaner du cœur de l’homme, elle exige une tradition, un antique usage, la garantie des siècles. Il est beau, par conséquent, que la tradition israélite présente d’abord les premiers hommes, qui se confient en cette Providence particulière, comme des héros de la foi, qui obéissent à tous les ordres de cet Être suprême, dont ils se reconnaissent dépendante, aussi aveuglément qu’ils attendent sans se lasser, sans douter, le tardif accomplissement de ses promesses.
Comme une religion révélée, particulière, pose en principe qu’un homme peut être plus favorisé des dieux qu’un autre, elle résulte aussi principalement de la séparation des conditions sociales. Les hommes primitifs semblaient très-rapprochés, mais bientôt leurs occupations les séparèrent. Le chasseur fut le plus libre de tous : de lui se forma le guerrier, le dominateur ; l’homme qui cultiva les champs, qui se voua à la terre, qui bâtit des maisons et des granges, pour serrer ses récoltes, pouvait déjà présumer assez de lui, parce que son état promettait durée et sûreté. Le berger, à son tour, semblait avoir eu en partage la condition la plus indéterminée, tout comme une possession sans limites ; les troupeaux se multipliaient sans cesse, et l’espace qui devait les nourrir s’étendait de toutes parts. Ces trois états semblent s’être considérés dès l’origine avec chagrin et mépris ; et, comme le berger était un objet d’horreur pour le citadin, à son tour, il se séparait de lui. Les chasseurs disparaissent à nos yeux dans les montagnes, et ne se remontrent plus que comme conquérants. Les patriarches étaient bergers : leur vie dans l’océan des déserts et des pâturages donnait à leurs idées la grandeur et la liberté ; la voûte du ciel et tous ses nocturnes flambeaux, sous lesquels ils passaient leur vie, communiquaient à leurs sentiments un caractère sublime, et, plus que l’habile et diligent chasseur, plus que le laboureur tranquille, soigneux, casanier, ils avaient besoin de l’inébranlable croyance qu’un Dieu était à leur côté, les visitait, s’intéressait à eux, les guidait et les sauvait.
Nous sommes obligés de faire encore une réflexion, en passant à la suite de l’histoire. Toute belle, humaine et riante que paraisse la religion des patriarches, on y voit percer des traits de barbarie et de cruauté, d’où l’homme peut se dégager ou dans lesquels il peut retomber. Que la haine s’expie par le sang, par la mort de l’ennemi vaincu, c’est une chose naturelle ; que l’on conclût la paix sur le champ de bataille, parmi les monceaux de morts, cela se conçoit ; que l’on crût affermir un traité en immolant des animaux, cela découle de ce qui précède ; que l’on crût même pouvoir attirer, apaiser, gagner par le meurtre les dieux, que l’on regardait toujours comme prenant parti, comme ennemis ou comme auxiliaires, il n’y a pas non plus de quoi s’étonner : mais, si l’on s’en tient aux sacrifices, et si l’on considère la manière dont ils étaient offerts en ces temps primitifs, on trouve un usage étrange et révoltant, emprunté probablement à la guerre, l’usage de couper en deux moitiés les victimes immolées de toute sorte, et en si grand nombre qu’on les eût vouées, de les placer l’une à droite, l’autre à gauche, et, dans l’avenue intermédiaire, les hommes qui voulaient conclure une alliance avec la divinité.
Encore un horrible trait, mystérieux, étrange, qui perce à travers ce bel âge du monde, c’est que toute chose vouée, consacrée, devait périr. Il est vraisemblable que c’était aussi une coutume de guerre, transportée dans la paix. Un menace par un semblable vœu les habitants d’une ville qui fait une vigoureuse défense, elle est prise d’assaut ou autrement : on ne laisse rien en vie, pas un homme, et quelquefois les femmes, les enfants et même le bétail éprouvent le même sort. La précipitation et la superstition promettent aux dieux de pareils sacrifices, déterminés ou indéterminés, et les personnes qu’on voudrait épargner, les proches, les enfants, peuvent être égorgés, comme victimes expiatoires d’une pareille démence.
Un culte si barbare ne pouvait venir à l’idée d’Abraham, d’un caractère si doux et vraiment paternel ; mais les dieux qui, pour nous éprouver, semblent montrer quelquefois les qualités que l’homme est enclin à leur supposer, lui commandent l’abominable. Il doit sacrifier son fils, comme gage de la nouvelle alliance, et la chose se passe selon l’usage ; non pas seulement l’immoler et le brûler, mais le partager en deux, et, parmi ses entrailles fumantes, attendre des dieux propices une nouvelle promesse. Sans balancer, Abraham se dispose à exécuter cet ordre aveuglément. Il suffit aux dieux de la volonté ; ses épreuves sont désormais finies, car elles ne pouvaient aller plus loin. Mais Sara meurt et cela donne occasion à Abraham de prendre figurément possession du pays de Chanaan. Il a besoin d’un tombeau, et c’est la première fois qu’il a l’idée d’acquérir une propriété dans cette terre. Il avait peut-être déjà fait choix d’une double grotte, vers la forêt de Mambré : il l’achète avec le champ attenant, et la forme juridique, qu’il observe alors, montre combien cette possession est importante pour lui. Elle l’était peut-être aussi plus qu’il ne pouvait l’imaginer, car il devait y reposer avec ses fils et ses petits-fils, et ce devait être la base véritable des prétentions de sa postérité sur tout le pays, tout comme de son désir permanent de s’y rassembler.
Dès lors se succèdent les diverses scènes de la famille. Abraham persiste à se tenir séparé des indigènes, et, si Ismaël, fils d’une Égyptienne, a épousé une fille d’Égypte, Isaac doit se marier avec une femme de sa condition et de sa famille. Abraham envoie son serviteur en Mésopotamie, chez les parents qu’il y a laissés. Le sage Éliézer arrive inconnu, et, pour amener chez son maître la véritable épouse, il met à l’épreuve l’obligeance des vierges auprès du puits. Il demande à boire pour lui, et, sans en être priée, Rebecca abreuve aussi ses chameaux. Il lui fait des présents, il la demande en mariage : elle ne lui est pas refusée. Il l’emmène chez son maître et elle devient femme d’Isaac. Cette fois encore, la postérité se fait attendre longtemps. Enfin, après quelques années d’épreuves, Rebecca se trouve enceinte, et la même discorde, que deux mères avaient provoquée dans le double mariage d’Abraham, résulte ici d’un mariage unique. Deux fils, d’un caractère opposé, luttent déjà dans le sein de leur mère. Ils viennent au monde, l’aîné, vif et vigoureux, le cadet, délicat et sage ; le premier est le favori du père, le second, celui de la mère. La querelle pour la primauté, commencée dès la naissance, continue sans cesse. Ésaü est calme et indifférent au sujet du droit d’aînesse, que le sort lui a départi : Jacob n’oublie pas que son frère a sur lui la prééminence. Il épie toutes les occasions d’obtenir l’avantage désiré ; il achète de son frère le droit d’aînesse, et lui dérobe la bénédiction paternelle. Ésaü entre en fureur et jure la mort de son frère. Jacob s’enfuit pour chercher fortune dans le pays de ses ancêtres.
Ainsi, pour la première fois, apparaît dans une si noble famille un membre qui ne se fait aucun scrupule d’obtenir par la finesse et la ruse les avantages que la nature et les circonstances lui refusaient. On a souvent remarqué et déclaré que l’Écriture sainte ne veut nullement nous présenter comme des modèles de vertu ces patriarches et d’autres personnages favorisés de Dieu. Ce sont aussi des hommes, ayant les caractères les plus divers, et bien des défauts et des vices ; mais une qualité essentielle ne doit pas manquer à ces hommes selon le cœur de Dieu, c’est l’inébranlable croyance que Dieu s’intéresse particulièrement à eux et aux leurs. La religion naturelle générale n’a proprement besoin d’aucun dogme, car la conviction qu’un grand Être, créateur, ordonnateur et régulateur, se cache, en quelque sorte, derrière la nature, pour se faite comprendre à nous, cette conviction s’impose à chacun, et, lors même que ce fil, qui nous mène à travers la vie, nous échappe quelquefois, nous pourrons le ressaisir toujours et partout. Il en est tout autrement de la religion particulière qui nous annonce que ce grand Être s’intéresse spécialement et par préférence à un homme, une tribu, un peuple, une contrée. Cette religion est basée sur la foi, qui doit être inébranlable, sous peine d’être soudain renversée de fond en comble. Pour une telle religion, chaque doute est mortel. On peut revenir à la conviction, mais non à la foi. De là les épreuves infinies, l’hésitation à remplir les promesses, si souvent répétées, par où la foi de ces ancêtres est mise dans le jour le plus éclatant.
Cette foi accompagne Jacob dans son voyage, et, s’il n’a pas gagné notre affection par la ruse et la tromperie, il l’obtient par son fidèle et inviolable amour pour Rachel, qu’il demande aussitôt lui-même en mariage, comme Éliézer avait demandé Rebecca pour son père. C’est en lui que devait commencer à s’accomplir la promesse d’un peuple innombrable ; il devait se voir entouré de fils nombreux, mais aussi éprouver par eux et leurs mères bien des chagrins. Nous le voyons, patient et résolu, servir sept ans pour sa bien-aimée. Son beau-père, aussi rusé que lui, disposé comme lui à juger légitime tout moyen d’arriver à son but, le trompe, lui rend ce qu’il a fait à son frère : Jacob trouve dans ses bras une épouse qu’il n’aime pas. Il est vrai que, pour l’apaiser, Laban lui donne aussi, peu de temps après, celle qu’il aime, mais sous condition qu’il le servira sept ans encore. Alors les chagrins naissent des chagrins. L’épouse qui n’est pas aimée est féconde, l’épouse aimée est stérile. Comme Sara, elle veut être mère par une servante, qui ne lui procure pas non plus cet avantage, et amène, à son tour, une servante à son époux. Alors le bon patriarche est le plus affligé des hommes. Quatre femmes, des enfants de trois, et aucun de la bien-aimée ! Enfin elle devient aussi enceinte et accouche de Joseph, fruit tardif du plus violent amour. Jacob a terminé ses quatorze ans de service, mais Laban ne veut pas perdre en lui son premier et plus fidèle serviteur. Ils font un nouvel accord et se partagent les troupeaux. Laban garde les brebis blanches, comme étant les plus nombreuses ; Jacob se contente des tachetées, qui sont comme le rebut. Mais, cette fois encore, il sait garder son avantage, et, comme il a gagné le droit d’aînesse avec un mauvais potage, et la bénédiction paternelle par un déguisement, il sait maintenant s’approprier par artifice ut sympathie la meilleure et la plus grande part des troupeaux. Et, par ce côté, il devient aussi le véritable et digne père du peuple d’Israël et un modèle pour ses descendants. Laban et les siens remarquent, sinon la ruse, du moins le résultat. De là des brouilleries ; Jacob s’enfuit avec tous les siens, avec tout son avoir, et il échappe à la poursuite de Laban, soit par bonheur soit par adresse. Ensuite Rachel lui donne encore un fils, mais elle meurt en couches ; Benjamin, l’enfant de la douleur, survit à sa mère. Cependant la perte apparente de Joseph doit causer au patriarche une douleur plus grande encore.
On demandera peut-être pourquoi je présente encore ici avec détail ces histoires connues de tout le monde, répétées et expliquées si souvent. Il me suffira de répondre que je ne saurais d’aucune autre manière exposer comment, au milieu de ma vie distraite, île mes études morcelées, je concentrais pourtant mon esprit, mes sentiments sur un seul point, pour une action secrète ; que je ne saurais d’aucune autre manière décrire la paix qui m’entourait, si tumultueux et bizarre que fût le monde extérieur. Si une imagination toujours occupée, comme le témoigne le conte rapporté plus haut, m’entraînait de tous côtés ; si le mélange de la fable et de l’histoire, de la mythologie et de la religion, menaçait de m’embrouiller, j’aimais à me réfugier dans ces contrées orientales, je me plongeais dans les premiers livres de Moïse, et, parmi ces tribus pastorales au loin répandues, je me trouvais à la fois dans la plus grande solitude et la plus grande société.
Ces scènes de famille, avant de se perdre dans une histoire du peuple d’Israël, nous présentent encore, pour conclusion, une figure devant laquelle la jeunesse surtout peut se bercer bien agréablement d’imaginations et d’espérances. C’est Joseph, l’enfant du plus ardent amour conjugal. Il nous apparaît calme, intelligent, et se prophétise à lui-même les avantages qui relèveront au-dessus de sa famille. Précipité dans le malheur par ses frères, il reste ferme et vertueux dans l’esclavage, résiste aux tentatives les plus dangereuses, se sauve par la divination, et se voit élevé, selon son mérite, aux plus grands honneurs. Il se montre utile et secourable, d’abord à un grand royaume, puis à sa famille. Il a le calme et la grandeur de son bisaïeul Abraham, la réserve et le dévouement de son grand-père Isaac. Il exerce en grand le génie industriel, qu’il a hérité de son père : ce ne sont plus des troupeaux que l’on gagne pour un beau-père, que l’on gagne pour soi, ce sont des peuples, avec toutes leurs possessions, que l’on sait acheter pour un roi. Ce récit naturel est infiniment agréable ; seulement il semble trop court, et l’on se sent appelé à le développer en détail.
Ces développements bibliques de caractères et d’événements donnés en simples esquisses n’étaient plus pour les Allemands une chose étrangère. Les personnages de l’Ancien et du Nouveau Testament avaient pris, grâce à Klopstock, un air tendre et sentimental, qui plaisait extrêmement au jeune garçon, comme à beaucoup de ses contemporains. Des travaux de Bodmer, dans ce genre, il n’était rien ou presque rien parvenu jusqu’à lui ; mais Daniel dans la fosse aux lions, par Moser, fit une grande impression sur son jeune cœur. Un homme d’affaires, un homme de cour, aux intentions loyales, parvient, à travers mille tourments, à de grands honneurs, et sa piété, par laquelle on menaçait de le perdre, devient et demeure son arme et son bouclier. Dès longtemps l’histoire de Joseph m’avait paru un beau sujet à traiter ; mais je ne savais à quelle forme m’arrêter, aucun genre de versification convenable à un pareil travail ne m’étant familier ; mais je trouvai très-commode de le traiter en prose, et je me mis à l’œuvre de toutes mes forces. Je cherchai à distinguer et à développer les caractères, et à faire de cette vieille et simple histoire, en intercalant des incidents et des épisodes, un ouvrage neuf et original. Je ne remarquais pas, ce qu’à vrai dire la jeunesse ne peut remarquer, que, pour cela, un fonds est nécessaire, et que l’expérience peut seule nous le donner. Bref, je me représentai tous les événements jusque dans le plus petit détail, et je me les contai à la file avec la dernière exactitude.
Mon travail fut beaucoup facilité par une circonstance qui menaçait de rendre très-volumineux cet ouvrage et, en général, mes productions littéraires. Un jeune homme de beaucoup de talent, mais que l’application et la vanité avaient rendu imbécile, demeurait chez mon père en qualité de pupille ; il vivait tranquille avec nous, et il était fort silencieux et concentré, mais heureux et obligeant, si on le laissait à ses habitudes. Il avait écrit avec grand soin ses cahiers d’université, et s’était fait une écriture rapide et lisible. Écrire était son occupation favorite ; il était charmé qu’on lui donnât quelque chose à copier, et plus encore qu’on lui dictât, parce qu’alors il se reportait à ses heureuses années d’université. Mon père, qui n’avait point la main légère, et dont l’écriture allemande était petite et tremblée, ne pouvait rien trouver plus à souhait, et, pour l’expédition de ses affaires ou de celles d’autrui, il avait coutume de dicter à ce jeune homme quelques heures chaque jour. Dans les intervalles, je ne trouvai pas moins commode de voir fixé sur le papier, par une main étrangère, tout ce qui m’avait passé par la tête ; et le don de l’invention et de l’imitation s’accrut chez moi avec la facilité de rédiger et de conserver.
Je n’avais pas encore entrepris d’ouvrage aussi étendu que cette épopée biblique en prose. Le moment était assez tranquille, et rien ne rappelait mon imagination de Palestine et d’Égypte. Mon manuscrit s’enflait donc de jour en jour, d’autant plus que le poème était couché sur le papier une partie après l’autre, comme je me le contais à moi-même, pour ainsi dire en l’air, et il n’y avait que peu de feuilles qu’il fallût recopier de temps en temps. Quand l’ouvrage fut achevé, car, à mon propre étonnement, j’en vins à bout, je songeai qu’il me restait des années précédentes diverses poésies, qui, même alors, ne me semblaient pas à dédaigner, et qui, réunies avec Joseph en un seul manuscrit, feraient un fort joli volume in-quarto, qu’on pourrait intituler : Poésies diverses. Cela me plaisait fort, parce que je trouvais ainsi l’occasion d’imiter sans bruit des auteurs connus et célèbres. J’avais composé un bon nombre de poésies dites anacréontiques, qui coulaient aisément de ma plume, à cause de la facilité du mètre et de la légèreté du fond ; mais je n’osai pas les admettre dans mon recueil, parce qu’elles n’étaient pas rimées, et qu’avant tout je désirais faire quelque chose d’agréable à mon père. En revanche, les odes sacrées me semblèrent ici parfaitement à leur place. Je m’étais essayé dans ce genre, avec beaucoup d’ardeur, à l’imitation du Jugement dernier d’Élie Schlegel. Une ode dans laquelle je célébrais la descente de Jésus-Christ aux enfers fut très-approuvée de mes parents et de mes amis, et elle eut le bonheur de me plaire à moi-même quelques années encore. J’étudiais avec zèle ce qu’on appelait les textes des chants d’église du dimanche, qui étaient chaque fois livrés à l’impression : ils étaient très-faibles, il faut le dire, et il m’était bien permis de croire que les miens (j’en avais compose plusieurs, comme je viens de l’expliquer) méritaient aussi bien d’être mis en musique et exécutés pour l’édification de la paroisse. Il y avait plus d’une année que j’avais transcrit de ma propre main ces chants et plusieurs autres, parce qu’en faveur de cet exercice particulier, on me dispensait des exemples du maître d’écriture. Tout se trouvait donc rédigé et en bon ordre, et je n’eus pas besoin de presser beaucoup mon copiste zélé pour voir aussi ces poésies transcrites proprement. Je courus avec mon manuscrit chez le relieur, et, bientôt après, quand je présentai à mon père le joli volume, il m’en témoigna une satisfaction particulière, et me pressa de lui remettre chaque année un in-quarto pareil, ce qu’il fit sans scrupule, tout cela étant le fruit de mes heures de récréation.
Une autre circonstance augmenta mon penchant pour les études théologiques, ou plutôt bibliques. Le doyen des pasteurs, Jean-Philippe Frésénius, mourut. C’était un homme doux, d’une belle et agréable figure, vénéré de sa paroisse, et même de toute la ville, comme un ecclésiastique exemplaire et un bon prédicateur, mais qui n’était pas en très-bonne odeur chez les piétistes séparés, parce qu’il s’était élevé contre les hernutes : en revanche, il était renommé dans le peuple et regardé presque comme un saint, pour avoir converti un général, esprit fort, mortellement blessé. Plitt, successeur de Frésénius, grand et bel homme et digne ecclésiastique, avait été professeur à Marbourg, et il en avait apporté le don d’enseigner plus que d’édifier. Il annonça aussitôt une sorte de cours de religion, auquel il voulait consacrer, dans un enchaînement méthodique, ses prédications. Déjà auparavant, comme il me fallait bien aller à l’église, j’avais pris garde à la division, et je pouvais de temps en temps faire le glorieux, à reproduire un sermon d’une manière assez complète. Comme on discourait beaucoup dans la paroisse pour et contre le nouveau doyen, et que bien des gens ne témoignaient pas trop de confiance dans les sermons didactiques qu’il avait annoncés, je résolus de les recueillir par écrit plus soigneusement, ce qui me réussit d’autant mieux que j’avais déjà fait des essais moins considérables, à une place d’ailleurs cachée, mais d’où j’entendais fort bien. Je fis toute l’attention et la diligence possibles. À peine le prédicateur eut-il dit Amen, que je courus à la maison, où je passai une couple d’heures à dicter rapidement ce que j’avais fixé sur le papier et dans ma mémoire, si bien que je pus produire avant dîner le sermon écrit. Mon père fut très-glorieux de ce succès, et notre ami, qui arrivait justement pour dîner, dut partager sa joie. D’ailleurs il m’aimait beaucoup, parce que je m’étais si bien approprié sa Messiade, que, me rendant souvent chez lui afin de me procurer des empreintes de cachets pour ma collection d’armoiries, je pouvais lui réciter de longs passages du poëme, de sorte qu’il en avait les larmes aux yeux. Le dimanche suivant, je poursuivis mon entreprise avec le même zèle ; et, le travail mécanique m’occupant beaucoup, je ne pensais pas à ce que j’écrivais et recueillais. Pendant le premier trimestre, ces exercices restèrent assez égaux ; mais enfin ces prédications ne me paraissant offrir ni des éclaircissements particuliers sur la Bible, ni des vues plus libres sur le dogme, la satisfaction de ma petite vanité me parut trop chèrement achetée pour que je dusse continuer avec le morne zèle. Les sermons, qui formaient d’abord tant de pages, devinrent toujours plus maigres, et j’aurais abandonné tout à fait cet exercice, si mon père, qui aimait le complet, ne m’avait déterminé par ses encouragements et ses promesses à poursuivre jusqu’au dimanche de la Trinité, quoique mes feuilles ne donnassent guère à la fin que le texte, la proposition et la division.
Pour ce qui concerne l’achèvement, mon père y mettait une ténacité particulière. La chose qu’on avait une fois entreprise, il fallait la terminer, lors même qu’en chemin elle se montrait évidemment fatigante, ennuyeuse, rebutante et même inutile. On eût dit que l’achèvement était à ses yeux l’objet unique, et la persévérance l’unique vertu. Avions-nous, dans les longues soirées d’hiver, commencé a lire un livre en famille, il fallait aller jusqu’au bout, en dépit de la fatigue générale, et parfois c’était lui-même qui commençait à bâiller. Je me souviens encore d’un hiver où nous eûmes ainsi à dévorer l’Histoire des Papes, de Bower. Ce fut un supplice : en effet, on ne trouve rien ou l’on trouve peu de chose dans ces relations ecclésiastiques qui puisse intéresser l’enfance et la jeunesse. Cependant, malgré mon inattention et ma répugnance, cette lecture m’a laissé tant de souvenirs que j’ai pu dans la suite y rattacher beaucoup de choses.
Au milieu de toutes ces occupations et de ces travaux hétérogènes, qui se succédaient si rapidement qu’on avait à peine le temps de se demander s’ils étaient bons et profitables, mon père ne perdait pas de vue son objet principal. Il cherchait à diriger vers les études juridiques ma mémoire et le don que j’avais de saisir et de combiner ; en conséquence, il me remit un petit livre en forme de catéchisme, que Hopp avait composé d’après la forme et le fond des Institutes. J’eus bientôt appris par cœur les demandes et les réponses, et je pouvais aussi bien jouer le catéchiste que le catéchumène ; et comme, dans l’enseignement religieux du temps, un des exercices principaux était d’apprendre à consulter la Bible de la manière la plus expéditive, on jugea également nécessaire que je fisse connaissance avec le Corpus juris, et bientôt j’y fus exercé parfaitement. Mon père voulut poursuivre, et j’entrepris le petit Struve ; mais, cette fois, les choses n’allèrent pas si vite. La forme du livre était trop peu favorable à un commençant pour qu’il pût se tirer d’affaire lui-même, et la manière d’enseigner de mon père n’était pas assez libérale pour m’intéresser.
L’état de guerre dans lequel nous étions depuis quelques années, la vie civile elle-même, la lecture de l’histoire et des romans ne nous prouvaient que trop clairement qu’il y a beaucoup de cas où les lois se taisent et ne viennent pas au secours de l’individu, qui doit pourvoir aux moyens de se tirer d’affaire. Nous étions sortis de l’enfance, et, suivant l’usage, nous dûmes, à côté des autres leçons, apprendre l’escrime et l’équitation, pour défendre notre peau, le cas échéant, et pour n’avoir pas à cheval l’air d’un écolier. L’escrime fut pour nous un exercice très-agréable, car nous avions su dès longtemps nous fabriquer des sabres de noisetier, joliment garnis de coquilles de saule, pour couvrir la main. Désormais nous dûmes nous fournir de lames d’acier, et ce fut, dans nos exercices, un cliquetis des plus vifs.
Il y avait à Francfort deux maîtres d’armes : un vieux et grave Allemand, qui procédait suivant la méthode sévère et savante, et un Français, qui cherchait son avantage par des sauts en avant et en arrière, par des coups légers et rapides, qui étaient toujours accompagnés de quelques cris. Les opinions sur la meilleure méthode étaient partagées : la petite société avec laquelle je devais prendre mes leçons reçut pour maître le Français, et nous sûmes bientôt aller en avant et en arrière, nous fendre et nous retirer, et accompagner ces mouvements des cris d’usage. Beaucoup de nos amis avaient préféré le maître allemand, et faisaient tout le contraire de nous. Ces différentes manières de pratiquer un si important exercice, la conviction de chacun que son maître était le meilleur, divisèrent tout de bon les jeunes écoliers, qui étaient à peu près du même âge, et les leçons d’escrime faillirent amener de sérieux combats ; car on chamaillait presque autant avec la langue qu’on ferraillait avec l’épée. Pour en finir, on arrangea entre les deux maîtres un assaut, dont je n’ai pas besoin de décrire en détail le résultat. L’Allemand resta dans sa position comme une muraille, sut prendre ses avantages, et, avec des battements et des engagements, désarmer coup sur coup son adversaire. Celui-ci soutint que ce n’était pas raison, et, par sa mobilité, continua de tenir l’autre en haleine. Il lui porta bien aussi quelques bottes, mais qui, si le jeu avait été sérieux, l’auraient envoyé lui-même dans l’autre monde. En somme, il n’y eut rien de décidé, et les choses n’en allèrent pas mieux ; seulement quelques écoliers, et je fus de ce nombre, passèrent au compatriote. Mais je tenais déjà trop du premier maître ; il s’écoula quelque temps avant que le nouveau pût m’en désaccoutumer ; d’ailleurs il était, en général, moins content de nous autres renégats que de ses anciens écoliers.
L’équitation alla plus mal encore. Il se trouva que je fus envoyé au manège en automne : ainsi je débutai dans l’humide et froide saison. La manière pédantesque de traiter ce bel art me choqua au dernier point. Il n’était jamais question que d’embrasser, et personne ne pouvait dire en quoi consistait cet embrassement si essentiel, car on ballottait sans étriers sur le cheval. Au reste, l’enseignement semblait n’avoir pour objet que de duper et humilier les élèves. Avait-on oublié de gourmer ou de dégourmer, laissé tomber sa cravache ou même son chapeau, négligences, accidents, il fallait tout racheter à prix d’argent, et, par-dessus, se voir encore bafoué. Cela me mettait de la plus méchante humeur, d’autant que je trou vais le lieu d’exercice insupportable. Ce vaste local, sale, humide ou poudreux, le froid, l’odeur de remugle, tout me répugnait au plus haut degré, et comme l’écuyer donnait toujours aux autres les meilleurs chevaux, parce qu’ils savaient le gagner peut-être avec des déjeuners ou d’autres cadeaux, peut-être aussi par leur habileté ; comme il me donnait les plus mauvais, me faisait même attendre et paraissait me négliger, je passai des heures pleines d’ennui dans un exercice qui devrait être le plus agréable du monde. J’ai conservé de ce temps et de ces circonstances une impression si vive, que, devenu par la suite un cavalier ardent et téméraire, passant des jours et des semaines à cheval, j’ai toujours eu soin de fuir les manèges couverts, et m’y suis arrêté tout au plus quelques instants. Au reste, il arrive souvent que, si l’on doit nous enseigner les éléments d’un art, réduit en système, on le fait d’une manière pénible et rebutante. Parce qu’on a senti combien cela est fâcheux et nuisible, on a érigé dans la suite en maxime d’éducation qu’il faut tout enseigner à la jeunesse par une méthode facile, gaie et commode. Mais il en est résulté d’autres maux et d’autres inconvénients.
À l’approche du printemps, on se retrouva chez nous dans un état plus tranquille, et si, auparavant, j’avais cherché à connaître la ville, ses édifices sacrés et profanes, publics et particuliers ; si j’avais pris surtout le plus grand plaisir à ce qui restait encore d’anciennes constructions, je m’appliquai ensuite à me représenter les personnages des temps passés avec la Chronique de Lersner, avec d’autres livres et d’autres documents relatifs à Francfort, qui se trouvaient dans la collection de mon père ; et cela parut me réussir fort bien, par une grande attention à ce qui caractérisait les temps, les mœurs, ainsi que les individualités remarquables. Parmi les restes du passé, j’avais remarqué dès mon enfance le crâne d’un criminel d’État, planté sur la tour du pont ; de trois ou quatre, comme les piques restées nous l’attestaient, il avait résisté, depuis 1616, à tous les orages et à toutes les intempéries. En revenant de Sachsenhausen à Francfort, on avait la tour devant soi, et le crâne frappait les yeux. Je m’étais fait conler dus mon enfance l’histoire de ces rebelles, de Fettmilch et de ses complices ; comme ils avaient été mécontents du gouvernement de la ville, s’étaient révoltés contre lui, avaient tramé une sédition, pillé la ville des juifs et provoqué d’affreux attentats, mais avaient été pris à la fin, et condamnés à mort par des commissaires impériaux. Plus tard, j’eus à cœur de savoir les détails, et quels hommes ils avaient été. Ayant donc appris par un livre contemporain, orné de gravures sur bois, que ces gens avaient été, il est vrai, condamnés à mort, mais qu’en même temps on avait aussi destitué nombre de sénateurs, parce qu’il avait régné assez de désordre et beaucoup d’arbitraire ; ayant su avec détail comment les choses s’étaient passées, je plaignis ces infortunés, qu’on pouvait considérer comme des victimes immolées à une meilleure constitution future : car c’est de ce temps que date l’institution en vertu de laquelle l’antique et noble maison de Limpourg, la maison de Frauenstein, sortie d’un club, enfin des juristes, des marchands et des artisans, durent prendre part à un gouvernement qui, complété par un ballottage compliqué, dans le goût de Venise, limité par des corporations bourgeoises, avait la mission de faire le bien, sans conserver trop de liberté pour le mal.
Au nombre des choses mystérieuses qui préoccupèrent l’enfant, et même aussi le jeune homme, il faut ranger particulièrement l’état de la ville des juifs, appelée proprement la rue des Juifs, parce qu’elle se compose à peine de plus d’une rue, qui, au temps passé, avait été resserrée, comme dans une prison, entre les murs de la ville et les fossés. Le défaut d’espace, la saleté, la presse, l’accent d’une langue déplaisante, tout ensemble faisait l’impression la plus désagréable, à l’observer seulement au passage devant la porte. Je tardai longtemps à m’y aventurer tout seul, et je n’y retournai guère, quand une fois j’eus échappé aux obsessions de tant de gens qui ne se lassaient pas de demander ou d’offrir quelque chose à brocanter. D’ailleurs les vieux contes sur la cruauté des juifs envers les enfants des chrétiens, dont j’avais vu d’horribles images dans la Chronique de Godefroi, flottaient devant mon jeune esprit comme de noirs fantômes ; et, quoique l’opinion leur fût désormais plus favorable, la grande peinture, insultante et railleuse, assez visible encore sous une voûte de la tour du pont, était contre eux un témoignage d’un poids extraordinaire, car ce n’était pas la malice d’un particulier, c’était l’autorité publique qui l’avait fait exécuter. Cependant ils étaient toujours le peuple élu, et, sans s’inquiéter des événements, ils vivaient fidèles aux souvenirs des temps les plus antiques ; et puis c’étaient aussi des hommes, et des hommes actifs, obligeants, et l’obstination même avec laquelle ils tenaient à leurs anciens usages commandait l’estime. De plus, leurs filles étaient jolies, et elles souffraient volontiers les prévenances et les attentions d’un jeune chrétien qui les rencontrait, le jour du sabbat, dans le Fischerfeld (champ des pêcheurs). J’étais donc extrêmement curieux de connaître leurs cérémonies ; je n’eus pas de repos avant d’avoir visité souvent leur école, d’avoir assisté à une circoncision, à une noce, et de m’être fait une idée de la fête des Tabernacles. J’étais partout bien reçu, bien traité et invité à revenir, car j’étais introduit et recommandé par des personnes influentes.
Jeune habitant d’une grande ville, c’est ainsi que j’étais promené d’un objet à un autre ; et, au milieu de la paix et de la sécurité bourgeoise, les scènes horribles ne manquaient pas : tantôt un incendie, voisin ou éloigné, nous arrachait à notre paix domestique ; tantôt la découverte d’un grand crime, l’enquête et le châtiment agitaient la ville pendant plusieurs semaines. Nous dûmes être témoins de diverses exécutions, et il vaut la peine de dire que je vis aussi brûler un livre, l’édition entière d’un roman français du genre comique, où l’État était ménagé, mais non la religion et les mœurs. Il y avait réellement quelque chose de terrible dans ce châtiment infligé à un objet sans vie. Les ballots tombaient dans le feu, et on les séparait, on les attisait avec des fourgons, pour les enflammer davantage. Bientôt les feuilles brûlées volèrent aux environs, et la foule s’efforçait de les attraper. Nous n’eûmes pas de repos avant d’avoir poussé de côté un exemplaire, et bien d’autres surent se procurer ce plaisir défendu. Si l’auteur avait affaire de publicité, il n’aurait pu mieux y pourvoir lui-même.
Mais des motifs plus paisibles m’appelaient aussi à courir la ville. Mon père m’avait accoutumé de bonne heure à soigner pour lui de petites affaires ; il me chargeait surtout de presser les artisans qu’il occupait, et qui le faisaient d’ordinaire attendre plus que de raison, parce qu’il voulait que tout fût soigneusement travaillé, et que, payant sans retard, il avait coutume, à la fin, de modérer les prix. J’arrivai de la sorte dans presque tous les ateliers, et comme c’était mon instinct de m’identifier avec les positions étrangères, de sentir chaque forme particulière de la vie humaine, et d’y prendre part avec plaisir, ces commissions me firent passer bien des heures agréables. J’apprenais à connaître la façon de faire de chacun, et les joies, les souffrances, les maux et les biens qu’entraînent avec elles les conditions inhérentes à tel ou tel genre de vie. Je me rapprochai par là de cette classe active qui relie celle d’en bas avec celle d’en haut ; car, si, d’un côté, se trouvent ceux qui s’occupent de la production simple et brute, de l’autre, ceux qui veulent jouir des choses mises en œuvre, la pensée et la main de l’artisan font si bien que ces deux classes reçoivent quelque chose l’une de l’autre, et que chacun, à sa manière, peut obtenir ce qu’il souhaite. La vie de famille, dans chaque métier, laquelle recevait du genre de travail une forme et une couleur, était également l’objet de mon attention secrète. Ainsi se développait, se fortifiait en moi le sentiment de l’égalité de tous les hommes, ou du moins des conditions humaines, l’existence nue me paraissant l’objet principal, et tout le reste, indifférent et accidentel.
Si mon père ne se permettait aucune dépense que la jouissance du moment aurait aussitôt consumée (car je me souviens à peine que nous soyons allés nous promener ensemble et faire collation dans un lieu de plaisance), il n’était point chiche pour nous procurer de ces choses qui unissent à une valeur intrinsèque une belle apparence. Personne ne désirait la paix plus que lui, quoique, dans les derniers temps, la guerre ne lui eût pas fait sentir la moindre gêne. Dan s ces sentiments, il avait promis à ma mère une boîte d’or garnie de diamants, qu’elle devait recevoir aussitôt que la paix serait publiée. Dans l’espoir de cet heureux événement, on travaillait à ce cadeau déjà depuis quelques années ; la boîte même, qui était assez grande, avait été fabriquée à Hanau ; car mon père était bien avec les orfèvres de cette ville, comme avec les directeurs des magnaneries. On fit pour cet objet plusieurs dessins. Le couvercle était orné d’une corbeille de fleurs, au-dessus de laquelle volait une colombe avec le rameau d’olivier. On avait laissé de la place pour les pierreries, qui devaient être incrustées, les unes auprès de la colombe, les autres à la place où l’on ouvre la boîte. Le joaillier auquel fut confiée l’exécution, ainsi que les pierres nécessaires, s’appelait Lautensack ; c’était un homme habile et jovial, qui, à la manière des artistes de génie, faisait rarement le nécessaire, et, d’habitude, ce qui plaisait à sa fantaisie. Il eut bientôt fixé les brillants sur de la cire noire, dans l’ordre où ils devaient l’être sur le couvercle, et ils produisaient un très-bon effet ; mais ils ne voulaient pas sortir de là pour passer sur l’or. Mon père laissa d’abord la chose en cet état ; toutefois, quand les espérances de paix se ranimèrent ; qu’on prétendit en savoir déjà les conditions plus exactement, et, en particulier, l’élection de l’archiduc Joseph comme roi des Romains, l’impatience de mon père augmenta, et je dus me rendre une ou deux fois par semaine, et enfin presque tous les jours, chez l’artiste négligent. Mes importunités et mes sollicitations incessantes firent avancer l’ouvrage, mais assez lentement, parce qu’étant de ceux qu’on pouvait reprendre et quitter tour à tour, il se trouvait toujours quelque chose qui passait devant et le faisait mettre de côté.
Cependant la cause principale de cette conduite était un travail que l’artiste avait entrepris pour son propre compte. Chacun savait que l’empereur François avait un goût prononcé pour les joyaux, et qu’il aimait particulièrement les pierres de couleur. Lautensack avait employé à l’achat de pareilles pierreries une somme considérable et, comme il se trouva plus tard, supérieure à ses moyens, et il avait entrepris d’en faire un bouquet de fleurs, dans lequel chaque pierre devait ressortir favorablement d’après sa forme et sa couleur ; et l’ensemble former une œuvre d’art digne d’être conservée dans le trésor d’un empereur. Il y avait travaillé plusieurs années avec son irrégularité habituelle, et il se hâtait maintenant de l’achever, parce qu’après la paix, qu’on pouvait espérer prochaine, on attendait l’arrivée de l’empereur à Francfort pour le couronnement de son fils. L’artiste mettait très-habilement à profit le plaisir que j’avais d’apprendre à connaître ces choses, pour distraire le messager pressant et me détourner de mon objet. Il cherchait à me communiquer la connaissance de ces pierres, il m’en faisait remarquer les qualités, la valeur, si bien qu’à la fin je sus par cœur tout son bouquet, et que j’aurais pu aussi bien que lui le décrire avec éloge à un chaland. Il m’est encore présent aujourd’hui, et j’ai vu des joyaux de ce genre plus magnifiques, mais non plus agréables. Il possédait aussi une jolie collection de gravures et d’autres objets d’art, dont il aimait à parler, et je passais, non sans avantage, bien des heures auprès de lui. Enfin, quand le congrès fut tout de bon convoqué à Hubertsbourg, l’artiste fit un dernier effort en ma faveur, et la colombe et les fleurs parvinrent en effet dans les mains de ma mère pour la fête de la paix.
Je reçus plusieurs commissions semblables auprès de divers peintres, pour presser l’achèvement de tableaux commandés. Mon père s’était persuadé, et peu de gens étaient affranchis de ce préjugé, que la peinture sur bois était bien préférable à la peinture sur toile. Il mettait donc un grand soin à se pourvoir de bonnes planches de chêne de toute forme, sachant bien que les artistes négligents s’en remettaient au menuisier pour cet objet important. Il recherchait les planches les plus vieilles, les faisait coller, raboter et préparer avec le plus grand soin par le menuisier, puis elles restaient des années serrées dans une chambre haute, où elles pouvaient sécher suffisamment. Une de ces précieuses planches fut confiée au peintre Junker, qui devait y représenter un vase magnifique avec les fleurs les plus remarquables, peintes d’après nature, dans sa manière élégante et gracieuse. On était justement au printemps, et je ne manquai pas de lui porter, plusieurs fois par semaine, les plus belles fleurs qui me tombaient sous la main. Il les intercalait aussitôt dans son ouvrage, et, de ces éléments, il composa peu à peu l’ensemble avec tout le soin et toute la fidélité possibles. Il m’arriva un jour de prendre une souris, que je lui portai, et, l’envie lui prenant de peindre un animal si mignon, il la reproduisit exactement, rongeant un épi de blé au pied du vase. Je lui apportai encore et il reproduisit plusieurs innocentes créatures, des papillons, des scarabées, et à la fin il en résulta un tableau des plus estimables pour l’imitation et le travail.
Je fus donc bien surpris d’entendre un jour le bon Junker me confesser avec détail, quand l’ouvrage fut près d’être livré, que cette peinture ne lui plaisait plus ; qu’elle était bien réussie dans les détails, mais qu’elle péchait par la composition de l’ensemble, parce qu’elle s’était faite peu à peu, et qu’il avait eu le tort, en commençant, de ne pas se tracer, du moins pour la lumière et les ombres comme pour les couleurs, un plan général d’après lequel on aurait pu arranger les diverses fleurs. Il examina à fond avec moi le tableau, auquel il avait travaillé sous mes yeux pendant six mois et qui me plaisait en détail, et, à mon vif chagrin, il sut parfaitement me convaincre. À ses yeux, la souris était aussi une faute. « Car, disait-il, ces animaux causent à beaucoup de gens une certaine horreur, et l’on ne devrait pas les produire quand l’on veut éveiller un sentiment agréable. » Alors, comme il arrive à celui qui se voit guéri d’un préjugé, et qui se croit bien plus habile qu’il n’était, j’eus un vrai mépris pour cet ouvrage, et j’applaudis à l’artiste, quand il fit préparer une autre planche de même grandeur, sur laquelle, suivant son goût, il peignit un vase d’une plus belle forme et un bouquet arrangé avec plus d’art, et sut choisir aussi bien que disposer avec grâce et avec agrément les petits accessoires vivants. Il peignit aussi ce tableau avec le plus grand soin, mais seulement d’après le premier ou en consultant sa mémoire, qui, vu sa pratique longue et assidue, le secondait fort bien. Les deux tableaux étaient achevés, et nous fûmes décidément satisfaits du dernier, qui était réellement supérieur et d’un plus grand effet. Mon père eut la surprise de deux tableaux au lieu d’un, et le choix lui fut laissé. Il approuva notre avis et nos raisons, et particulièrement la bonne volonté et l’activité de Junker ; mais, après avoir considéré quelques jours les deux tableaux, il se décida pour le premier, sans s’expliquer autrement sur ce choix. L’artiste, fâché, reprit le tableau qu’il aimait, et ne put s’empêcher de me dire à part, que la bonne table de chêne sur laquelle était peint le premier avait eu certainement quelque influence sur la résolution de mon père.
Puisque j’en suis revenu à parler de peinture, je me rappelle un grand établissement, dans lequel je passai bien du temps, parce qu’il avait, ainsi que son chef, un attrait particulier pour moi. C’était la grande fabrique de toile cirée qu’avait établie le peintre Nothnagel, artiste habile, mais que son talent et sa façon de penser portaient vers la fabrique plus que vers les arts. Dans un vaste enclos de cours et de jardins se confectionnaient des toiles cirées de toute sorte, depuis la plus grossière, où la cire est appliquée avec l’amassette, et qu’on employait pour les voilures de bagages et autres usages pareils, jusqu’aux tapis, qui sont imprimés avec des formes, et aux qualités fines et superfines, sur lesquelles le pinceau d’ouvriers habiles reproduisait des fleurs chinoises, fantastiques ou naturelles, des figures ou des paysages. Cette variété infinie m’amusait fort. J’étais vivement intéressé par le spectacle de tous ces hommes occupés de travaux divers, depuis les plus communs jusqu’à ceux qui étaient en quelque sorte des œuvres d’art. Je fis connaissance avec tous ces gens, vieux et jeunes, qui travaillaient dans plusieurs chambres en enfilade, et quelquefois je mettais aussi la main à l’œuvre. Le débit de cette marchandise était prodigieux. Quiconque bâtissait ou meublait une maison voulait s’arranger pour la vie, et ces tapisseries cirées étaient indestructibles. Nothnagel avait assez affaire à diriger l’ensemble, et restait assis au comptoir, entouré de fadeurs et de commis. Ses instants de loisir, il les consacrait à sa collection d’objets d’art, qui consistait surtout en gravures, dont il faisait commerce dans l’occasion aussi bien que de ses tableaux. Il avait aussi aimé à graver ; on lui doit plusieurs eaux-fortes, et il a cultivé cette branche de l’art jusque dans ses dernières années.
Comme il demeurait près de la porte d’Eschenheim, après lui avoir fait visite, je commuais souvent mon chemin hors de la ville jusqu’à nos propriétés devant les portes. C’était une grande prairie plantée d’arbres fruitiers, dont mon père surveillait avec soin le remplacement et l’entretien, quoique le terrain en fût affermé ; une vigne, très-bien entretenue, qu’il possédait devant la porte de Friedberg, lui donnait encore plus d’occupation. Entre les rangées des ceps étaient plantées et cultivées avec grand soin des rangées d’asperges. Dans la bonne saison, il ne se passait guère de jour où mon père ne s’y rendît, et, le plus souvent, il nous était permis de l’accompagner, de jouir et nous amuser ainsi de tout, depuis les premières productions du printemps jusqu’aux dernières de l’automne. Nous apprîmes aussi les travaux du jardinage, qui, se répétant chaque année, finirent par nous devenir familiers. À la suite des diverses récoltes de l’été et de l’automne, la vendange était cependant la plus gaie et la plus souhaitée. Il n’est pas douteux que, tout comme le vin donne un caractère plus gai aux lieux où il est produit et consommé, ces jours de la vendange, qui closent la belle saison et qui ouvrent l’hiver, ne répandent aussi une incroyable allégresse. La gaieté, la jubilation, s’étendent sur toute la contrée. Le jour, on entend de toutes parts les cris de joie et les détonations, et, la nuit, tantôt ici, tantôt là, des fusées et des feux d’artifice annoncent que, partout veillant et joyeux, on voudrait prolonger la fête aussi longtemps que possible. Après cela, les soins du pressoir et, pendant la fermentation, ceux de la cave nous occupaient aussi gaiement à la maison, et l’on entrait en hiver sans trop s’en apercevoir.
Nous prîmes d’autant plus de plaisir à ces occupations champêtres, au printemps de 1763, que le 15 février de cette année avait été pour nous un jour de fête, par la conclusion de la paix d’Hubertsbourg, dont je devais ressentir les heureux effets pendant la plus grande partie de ma vie. Mais, avant d’aller plus loin, je crois de mon devoir de mentionner ici quelques hommes qui ont exercé une grande influence sur ma jeunesse. M. de Olenschlager, de la maison de Frauenstein, échevin, beau-fils du docteur Orth, dont j’ai parlé, était un homme agréable et beau, d’un tempérament sanguin. Dans son grand costume de bourgmestre, on l’aurait pris pour le plus majestueux prélat français. Au sortir de l’université, il s’était voué aux affaires de cour et d’État, et avait aussi voyagé dans ce but. Il avait pour moi une affection particulière, et me parlait souvent des choses qui l’intéressaient le plus. J’étais souvent auprès de lui, quand il écrivit son Explication de la bulle d’or, et il savait très-clairement m’exposer la valeur et l’importance de ce document. Alors mon imagination se reportait à ces temps orageux et barbares, au point que je ne pouvais m’empêcher d’exprimer par la peinture des caractères et des circonstances, et même quelquefois par la pantomime, comme si elles eussent été présentes, les choses qu’il me racontait. Il y prenait un grand plaisir, et par ses applaudissements il m’encourageait à recommencer. J’avais eu dès l’enfance la singulière habitude d’apprendre par cœur les commencements des livres et des divisions d’ouvrages ; d’abord des cinq livres de Moïse, puis de l’Énéide et des Métamorphoses. J’en fis autant pour la bulle d’or, et je faisais souvent rire mon digne ami, quand je m’écriais tout à coup, du ton le plus sérieux : Omne regnum in se divisum desolabitur, nam principes ejus facti sunt socii furum. L’homme sage hochait la tête en souriant et disait d’un air penaif : « Quel temps ce devait être que celui où l’Empereur faisait prononcer en pleine diète de telles paroles à la face de ses princes ! » Le commerce de Olenschlager était plein de grâce. On voyait chez lui peu de monde, mais il aimait beaucoup une conversation spirituelle. Il engageait parfois les jeunes gens à jouer lacomédie. On croyait cet exercice très-utile à la jeunesse. Nous donnâmes le Canut de Schlegel. Je jouais le roi, ma sœur, Elfride, et Ulfo échut au jeune fils de la maison. Ensuite nous essayâmes Britannicus, pour faire de ces exercices dramatiques une étude de langage. On me donna le rôle de Néron, ma sœur eut celui d’Agrippine, et le jeune Olenschlager celui de Britannicus. Nous reçûmes plus de louanges que nous n’en méritions, et nous croyions en avoir mérité bien davantage. J’étais donc dans les meilleures relations avec cette famille, et je lui ai dû beaucoup de plaisirs en même temps qu’un développement plus rapide.
M. de Reineck était d’une vieille noblesse, d’un caractère ferme et loyal, mais obstiné. C’était un homme sec et brun, que je n’ai jamais vu sourire. Il eut le malheur de se voir enlever sa fille unique par un ami de la maison. Il exerça contre son gendre des poursuites violentes, et comme les tribunaux, avec leurs formalités, ne lui semblaient pas déployer assez de vigueur et de célérité au gré de sa vengeance, il se brouilla avec eux. Il s’ensuivit affaires sur affaires, procès sur procès. Il se retira tout à fait dans sa maison et un jardin attenant, vécut dans une salle basse, spacieuse mais triste, où, depuis des années, ni le pinceau d’un peintre, ni peut-être même le balai d’une servante n’avaient passé. Il me souffrait volontiers, et m’avait particulièrement recommandé son jeune fils. Ses plus vieux amis, qui savaient se plier à ses habitudes, ses gens d’affaires, ses intendants, étaient reçus quelquefois à sa table, et alors il ne manquait jamais de m’inviter. On mangeait très-bien chez lui et l’on buvait encore mieux. Cependant la fumée qu’un grand poêle laissait échapper par de nombreuses fêlures incommodait beaucoup les convives. Un des plus intimes amis de M. Reineck osa lui en faire un jour l’observation, et lui demanda s’il pourrait souffrir tout l’hiver ce désagrément. Il répondit, comme un autre Timon, un Héautontimoroumène : « Plût à Dieu que ce fût ma plus grande souffrance ! » On ne put le décider que bien tard à revoir sa fille et ses petits-enfants. Son gendre n’osa jamais se montrer devant ses yeux.
Ma présence agissait très-favorablement sur cet homme aussi loyal que malheureux. Il aimait à s’entretenir avec moi, et à m’instruire surtout des affaires du monde et de l’État, et cela semblait le soulager et l’égayer. Aussi le peu d’anciens amis qui se réunissaient encore autour de lui se servaient-ils souvent de moi, lorsqu’ils désiraient adoucir son humeur chagrine et le décider à prendre quelque distraction. Il finit en effet par sortir quelquefois avec nous ; il revit les environs, sur lesquels il n’avait pas jeté les yeux depuis tant d’années. Il parlait des anciens propriétaires, nous disait leur caractère, leurs aventures, toujours sérieux dans ses discours, mais souvent serein et spirituel. Nous essayâmes aussi de lui faire revoir le monde, mais cela faillit tourner mal.
M. de Malapart était un homme du même âge que lui ou même plus âgé ; il était riche, il possédait une fort belle maison sur le Rossmarkt, et tirait de bons revenus de certaines salines. Il vivait aussi très-retiré, mais, en été, il était beaucoup dans son jardin devant la porte de Bockenheim, où il cultivait et soignait une très-belle collection d’œillets. De Reineck en était aussi amateur ; c’était le temps de la floraison, et l’on engagea doucement ces deux hommes à se voir. Nous fîmes tant qu’enfin de Reineck se résolut à nous accompagner un dimanche après midi. Les deux vieillards se saluèrent d’une façon fort laconique ou pantomimique, pour mieux dire, et l’on se promena d’un pas diplomatique le long des gradins chargés de pots d’œillets. La floraison était extraordinairement belle ; les formes et les couleurs particulières des différentes fleurs, les avantages des unes et des autres, leur rareté, amenèrent enfin une sorte de conversation, qui paraissait devenir tout à fait amicale. Nous en étions, nous autres, d’autant plus charmés, que nous voyions sous un berceau voisin une table garnie d’excellent vin vieux du Rhin dans le cristal poli, de beaux fruits et d’autres bonnes choses. Mais, hélas ! nous ne devions pas en tâter. En effet, de Reineck ayant vu par malheur un Ires-bel œillet qui penchait un peu la tête, il prit délicatement la tige entre le médius et l’index en remontant vers le calice, et releva la fleur, de manière à pouvoir bien la considérer. Ce léger attouchement suffit pour fâcher le maître, qui rappela à notre ami d’un ton poli, mais un peu sec, ou plutôt avec une certaine vanité, le proverbe oculis non manibus. De Reineck avait déjà lâché la fleur, mais il prit feu à ce mot, et dit avec sa sécheresse et sa gravité accoutumées, qu’il était bien séant à un connaisseur, à un amateur, de toucher et de considérer une fleur de la sorte ; et là-dessus il répéta ce geste et prit de nouveau l’œillet entre ses doigts. Les amis, de part et d’autre (Malapart en avait un aussi à ses côtés), furent dans le plus grand embarras. Ils levèrent un liivre après un autre (c’était entre nous une expression proverbiale, quand nous voulions changer de conversation et passer à un autre sujet). Tout fut inutile. Nos vieux messieurs étaient devenus muets, et nous craignions à chaque moment que Reineck ne recommençât, car alors c’en était fait de nous. Les amis tinrent les vieillards éloignés l’un de l’autre en les occupant tantôt ici tantôt là ; enfin le plus sage fut de nous disposer au départ, si bien qu’il fallut tourner le dos au séduisant buffet.
Le conseiller Husgen, étranger et réformé, ne pouvait par conséquent remplir ni fonctions publiques, ni même la profession d’avocat ; mais, comme, en sa qualité d’excellent juriste, il inspirait beaucoup de confiance, il savait l’exercer tranquillement, sous une signature étrangère, soit à Francfort soit devant les tribunaux de l’Empire. Il avait bien soixante ans quand je pris des leçons d’écriture avec son fils, et fus introduit par lui dans sa maison. Il était d’une taille haute, sans être maigre, forte, sans être obèse. Son visage, défiguré par la petite vérole, qui lui avait même fait perdre un œil, inspirait d’abord l’appréhension. Sa tête chauve était toujours coiffée d’un bonnet blanc, serré d’un ruban par en haut. Ses robes de chambre de calamande ou de damas étaient d’une extrême propreté. Il habitait au rez-de-chaussée une enfilade de chambres fort gaies, qui donnaient sur une allée d’arbres, et la propreté de l’ameublement répondait à la gaieté du local. L’ordre parfait de ses papiers, de ses livres, de ses cartes, faisait une agréable impression. Son fils, Henri Sébastien, qui s’est fait connaître par divers écrits sur les arts, promettait peu dans son enfance ; doux et bon, mais gauche, je ne dirai pas grossier, mais sans gêne et peu disposé à s’instruire, il cherchait plutôt à éviter la présence de son père, tandis qu’il savait obtenir de sa mère tout ce qu’il voulait. Pour moi, je m’approchai toujours plus du vieillard, à mesure que j’appris à le connaître. Comme il fie se chargeait que des causes importantes, il avait le temps de s’occuper et de s’amuser d’autre manière. Je n’eus pas besoin de le fréquenter et d’entendre ses doctrines bien longtemps, pour observer qu’il était en opposition avec Dieu et le monde. Un de ses livres favoris était Agrippa de vanitate scientiarum, qu’il me recommanda particulièrement, et qui plongea pour quelque temps ma jeune tête dans un désordre assez grand. J’étais, grâce à la bonne humeur de mon âge, disposé à une sorte d’optimisme, et je m’étais assez bien réconcilié avec Dieu ou les dieux ; car une suite d’années m’avait amené à reconnaître que bien des choses font équilibre au mal ; qu’on peut se relever des souffrances, se sauver des périls, sans se rompre toujours le cou. Les œuvres et la conduite des hommes me semblaient aussi tolérables, et je trouvais dignes d’éloges bien des choses dont mon vieil ami n’était nullement satisfait. Un jour, qu’il m’avait fait du monde un tableau assez grotesque, je remarquai qu’il se disposait à conclure par un mot énergique. Il ferma vivement son œil aveugle, selon sa coutume en pareil cas, me lança de l’autre un regard perçant, et dit d’une voix nasillarde : « Même en Dieu je découvre des défauts. »
Mon mentor misanthrope était aussi mathématicien, mais, praticien par nature, il se tourna vers la mécanique, sans travailler pourtant lui-même. Il fit fabriquer sous sa direction une pendule remarquable, du moins pour ce temps-là, qui, outre les heures et les quantièmes, indiquait aussi les mouvements du soleil et de la lune. Il la remontait lui-même chaque dimanche, à dix heures du matin, ce qu’il pouvait faire avec d’autant plus d’exactitude qu’il n’allait jamais à l’église. Je n’ai jamais vu chez lui de société ou de convives. Je me souviens à peine de l’avoir vu deux fois en dix ans habillé et sortant de chez lui.
Mes divers entretiens avec ces hommes ne furent pas sans importance, et chacun d’eux agissait sur moi à sa manière. J’avais pour chacun autant et souvent plus d’attentions que leurs propres enfants, et chacun d’eux cherchait toujours davantage en moi son plaisir, comme en un fils chéri, en tâchant de me former à sa ressemblance morale. Olenschlager voulait faire de moi un homme de cour, Reineck, un diplomate ; tous deux, le dernier surtout, cherchaient à me dégoûter de la poésie et du métier d’auteur ; Husgen voulait que je fusse un Timon de son espèce, mais, avec cela, un habile jurisconsulte : métier nécessaire, disait-il, pour défendre en bonne forme sa personne et son bien contre la canaille humaine, pour assister un opprimé, et, dans l’occasion, donner un coup de patte à un fripon, ce qui n’était pourtant, ajoutait-il, ni facile ni prudent.
Si j’aimais la société de ces hommes, pour mettre à profit leurs conseils, leurs directions, de plus jeunes, qui me devançaient seulement de peu d’années, excitaient dès lors mon émulation. Je nommerai avant tous les autres les frères Schloseer et Griesbach. Mais, comme je formai avec eux une liaison plus intime, qui dura de nombreuses années sans interruption, je me bornerai à dire pour le moment que l’on nous vantait alors leurs progrès remarquables dans les langues et les autres études qui ouvrent la carrière universitaire, qu’on nous les proposait pour modèles, et que tout le monde s’attendait à les voir se signaler un jour dans l’État et dans l’Église. Pour moi, je nourrissais aussi la pensée de produire quelque chose d’extraordinaire ; mais que serait-ce ? Je ne le voyais pas clairement. Cependant, comme on songe plutôt à la récompense qu’on voudrait obtenir qu’au mérite qu’on devrait acquérir, je ne dissimulerai pas que, si je rêvais un bonheur digne d’envie, son image la plus ravissante était à mes yeux la couronne de laurier que l’on tresse pour le front du poète.
Il y a des appâts pour tous les oiseaux, et chaque homme est conduit et séduit à sa manière. La nature, l’éducation, le monde où je vivais, l’habitude, m’éloignaient de toute grossièreté, et, quoique je fusse souvent en contact avec les classes inférieures, surtout avec les artisans, il n’en résultait aucune liaison particulière. J’étais assez hardi pour entreprendre quelque chose d’extraordinaire, peut-être de dangereux, et je m’y sentais quelquefois disposé ; mais l’adresse me manquait pour commencer et agir. Cependant je fus engagé, d’une manière tout à fait inattendue, dans des relations qui me mirent à deux doigts d’un grand péril, et, du moins pour un temps, dans l’embarras et l’angoisse. Mes bons rapports avec le petit garçon que j’ai nommé Pylade avaient continué jusqu’à notre adolescence. Nous nous voyions, il est vrai, plus rarement, parce que nos parents n’étaient pas au mieux ensemble ; mais, si nous venions à nous rencontrer, aussitôt éclataient les transports de l’ancienne amitié. Nous nous retrouvâmes un jour dans les allées qui offraient une très-agréable promenade entre la porte intérieure et la porte extérieure de Saint-Gall. Nous nous étions à peine abordés, qu’il me dit : « J’en suis toujours avec tes vers au même point qu’autrefois. J’ai lu à quelques joyeux camarades ceux que tu m’as communiqués dernièrement, et aucun d’eux ne veut croire que c’est toi qui les as faits. — Sois tranquille, lui répliquai-je. Nous ferons des vers pour nous divertir, et les autres en penseront et en diront ce qu’il leur plaira. — Voici justement l’incrédule. — Ne lui en parlons pas, c’est inutile : on ne convertit pas les gens. — Point du tout. Je veux qu’il revienne de son idée. »
Après que nous eûmes parlé un moment de choses indifférentes, mon trop zélé camarade ne put se contenir, et dit avec quelque vivacité : « Voici cet ami qui a fait les jolis vers dont vous ne voulez pas qu’il soit l’auteur. — Assurément, il ne le prendra pas en mauvaise part, répliqua l’autre, car c’est lui faire honneur, de croire qu’il faut, pour faire de pareils vers, beaucoup plus de science qu’il n’en peut avoir à son âge. » Je lis une réponse insignifiante, mais mon ami continua. « Il ne sera pas bien difficile de vous convaincre. Donnez-lui un sujet quelconque, et il vous fera des vers sur-le-champ. » Je consentis, nous nous accordâmes, et le nouveau venu me demanda si je me croyais capable de composer en vers une jolie lettre d’amour qu’une timide jeune fille écrirait à un jeune homme pour lui découvrir son inclination. « Rien de plus facile, répondis-je, si nous avions de quoi écrire. » Il tira son portefeuille, où se trouvaient beaucoup de pages blanches, et je me mis à écrire, assis sur un banc. Pendant ce temps, ils se promenèrent de long en large, sans me perdre de vue. J’entrai aussitôt dans la situation, et je me figurai combien je serais charmé qu’une belle enfant fût réellement éprise de moi, et voulût me le découvrir en prose ou en vers. Je commençai donc tout uniment ma déclaration et la composai (en vers qui tenaient du familier et du madrigal) avec toute la naïveté possible et en peu de temps ; aussi, quand je lus ce petit poëme aux deux jeunes gens, le douleur fut émerveillé et mon ami enchanté. Je pouvais d’autant moins refuser au premier la pièce de vers, qu’elle était écrite dans son portefeuille, et puis je voyais volontiers dans ses mains la preuve de ce que je savais faire. Il s’éloigna, avec mille assurances de son admiration et de son amitié, ne souhaitant rien plus que de nous rencontrer souvent, et nous convînmes de faire bientôt ensemble une partie de campagne.
Notre partie se réalisa ; plusieurs autres jeunes gens de la même catégorie se joignirent à nous. Ils appartenaient à la classe moyenne, ou, si l’on veut même, inférieure ; ils ne manquaient pas de cervelle, et, comme ils avaient fréquenté l’école, ils possédaient quelques connaissances et une certaine culture. Il y a dans une ville grande et riche des industries de tout genre. Ils gagnaient leur vie à écrire pour les avocats, à donner quelques leçons particulières aux enfants de la classe pauvre, pour les avancer un peu plus qu’on ne fait dans les petites écoles ; ils répétaient l’enseignement religieux avec les enfants plus âgés, qui devaient être confirmés ; puis, ils faisaient quelques messages pour les courtiers et les marchands, et, le soir, surtout les dimanches et les jours de l’été, ils faisaient ensemble un souper frugal.
Comme ils prônaient de leur mieux, chemin faisant, mon épître amoureuse, ils m’avouèrent qu’ils en avaient fait un usage très-amusant ; ils l’avaient copiée d’une écriture contrefaite, et, avec quelques allusions plus particulières, ils l’avaient fait parvenir à un jeune fat, qui était fermement persuadé qu’une demoiselle, qu’il avait courtisée de loin, l’aimait éperdument et cherchait l’occasion de se rapprocher de lui. Ils me confièrent ensuite que leur dupe ne désirait rien tant que de répondre en vers ; mais ni lui ni eux-mêmes n’y entendaient rien, et ils me prièrent instamment de faire moi-même la réponse désirée. Les mystifications seront toujours un amusement de gens oisifs, plus ou moins spirituels. Une méchanceté permise, la satisfaction d’une maligne joie, sont une jouissance pour les hommes qui ne savent ni s’occuper d’eux-mêmes, ni exercer au dehors une action salutaire. Aucun âge n’est tout à fait exempt de cette fantaisie. Nous nous étions souvent joué des tours dans notre enfance ; beaucoup de jeux reposent sur ces mystifications et ces attrapes ; celle-ci ne me parut pas avoir plus d’importance : je consentis. Ils me communiquèrent quelques détails que la lettre devait renfermer : elle était déjà terminée quand nous revînmes chez nous.
Peu de temps après, mon ami me pressa d’assister à une de leurs soirées. Cette fois, c’était l’amant qui voulait régaler, et il avait exprimé le désir de remercier l’ami qui s’était montré si avantageusement comme poétique secrétaire. On se réunit assez tard ; la chère fut des plus frugales, le vin potable. La conversation roula presque uniquement sur la mystification du jeune sot, qui, après avoir lu la lettre plusieurs fois, n’était pas éloigné de croire qu’il l’avait composée lui-même. Ma bienveillance naturelle me fit trouver peu de plaisir à cette malicieuse menterie, et je fus bientôt dégoûté d’entendre répéter le même thème. J’aurais donc passé une ennuyeuse soirée, si une apparition inattendue n’était venue me ranimer. À notre arrivée, la table s’était trouvée proprement et joliment servie ; le vin ne manquait pas ; nous nous étions mis à table, et nous étions restés seuls, sans avoir besoin de personne pour le service. Mais, le vin ayant fini par manquer, quelqu’un appela la servante, et, à sa place, vint une jeune fille d’une beauté rare et même incroyable dans une pareille condition.
« Que désirez-vous ? dit-elle, après nous avoir souhaité gracieusement le bonsoir. La servante est malade et couchée. Puis-je vous servir ? — Nous manquons de vin, dit l’un ; si tu allais nous en quérir une couple de bouteilles, ce serait charmant. — Va, Marguerite ! dit l’autre. C’est à deux pas. — Volontiers, » répondit-elle. Elle prit sur la table deux bouteilles vides et partit. Sa tournure semblait encore plus élégante par derrière. Son petit bonnet coiffait si bien sa tête mignonne, unie à ses épaules par un col délicat, avec une grâce infinie. Tout en elle paraissait distingué, et l’on pouvait observer toute sa personne d’autant plus à l’aise, que l’attention n’était plus attirée et enchaînée par son regard calme et candide et par sa bouche gracieuse. Je fis des reproches à mes compagnons d’envoyer de nuit l’enfant toute seule. Ils se moquèrent de moi, et je fus bientôt rassuré en la voyant revenir. Le marchand de vin demeurait en face. « Eh bien, mets-toi à table avec nous, » dit l’un d’eux. Elle s’assit, mais, hélas ! ce ne fut pas à côté de moi. Elle but à notre santé, et s’éloigna bientôt, en nous conseillant de ne pas rester longtemps, et surtout de ne pas faire trop de bruit, parce que la mère allait se coucher. Ce n’était pas sa mère, mais celle de nos hôtes.
Des ce moment, l’image de la jeune fille me poursuivit partout. C’était la première impression durable qu’une femme eût faite sur moi, et, comme je ne pouvais trouver ni ne voulais inventer un prétexte pour la voir chez elle, je la cherchai à l’église, et j’eus bientôt découvert où elle se plaçait, et, pendant le long service protestant, je pouvais me rassasier de sa vue. À la sortie, je n’osais pas lui adresser la parole, moins encore l’accompagner, et j’étais déjà bien heureux quand elle m’avait remarqué et avait semblé répondre à mon salut par un signe de tête. Mais je ne devais pas être privé longtemps du bonheur de m’approcher d’elle. On avait fait croire à cet amoureux dont j’avais été l’interprète, que la lettre écrite en son nom était réellement parvenue à la jeune demoiselle, et l’on avait excité son impatience au plus haut point, en lui faisant espérer une réponse prochaine. C’était moi encore qui devais la composer, et la malicieuse société me fit prier instamment par Pylade de mettre en œuvre tout mon esprit, et d’employer tout mon art, afin que la pièce fût délicieuse et parfaite. Dans l’espérance de revoir ma belle, je me mis à l’œuvre aussitôt, et j’imaginai tout ce qui pourrait m’être le plus agréable, si Marguerite me l’écrivait. Tout ce que j’avais exprimé me parut convenir si bien à sa figure, sa personne, ses manières et son esprit, que je ne pus m’empêcher de souhaiter qu’il en fût réellement ainsi, et me perdis dans mes transports à penser seulement qu’elle pourrait m’adresser quelque chose de semblable. Je me mystifiais ainsi moi-même, en croyant me moquer d’un autre, et il devait encore en résulter pour moi bien des plaisirs et des chagrins. Quand on me rappela mon engagement, j’étais prêt ; je promis d’aller, et n’y manquai pas à l’heure fixée. Il n’y avait qu’un seul des jeunes gens au logis. Marguerite était assise auprès de la fenêtre et filait ; la mère allait et venait. Le jeune homme me demanda de lui lire les vers : je le fis, et je ne lisais pas sans émotion, en regardante la dérobée, par-dessus la feuille, la belle jeune fille, et, comme je croyais remarquer chez elle une certaine inquiétude et une légère rougeur sur ses joues, je n’en exprimai que mieux et plus vivement ce que je souhaitais entendre de sa bouche. Le cousin, qui m’avait souvent interrompu par ses éloges, me pria, quand j’eus fini, de faire quelques changements. Ils se rapportaient à certains passages qui convenaient mieux, il est vrai, à la condition de Marguerite qu’à celle de cette demoiselle, qui était de bonne maison, riche, connue et considérée dans la ville. Quand le jeune homme eut articulé les changements désirés, et m’eut procuré une écritoire, il sortit un moment pour une affaire. Je restai assis sur le banc fixé au mur derrière la grande table, et j’essayai sur la grande ardoise qui couvrait presque toute la table les changements à faire, me servant d’une touche qui se trouvait toujours sur la fenêtre, parce qu’on calculait souvent sur cette table de pierre, qu’on y notait diverses choses, et que les allants et les venants s’y transmettaient même des avis.
J’avais passé quelque temps à écrire et à effacer, quand je m’écriai avec impatience : « Ça ne va pas ! — Tant mieux ! dit l’aimable jeune fille, d’un ton posé ; je voudrais que cela n’allât pas du tout. Vous ne devriez pas vous mêler de pareilles affaires. » Elle quitta son rouet, et, venant à moi devant la table, elle me fit, avec beaucoup de raison et de douceur, une remontrance. « La chose a l’air d’une innocente plaisanterie, dit-elle : c’est une plaisanterie, mais elle n’est pas innocente. J’ai déjà vu ces jeunes gens tomber dans de grands embarras par ces étourderies. — Mais que dois-je faire ? lui dis-je, la lettre est écrite, et ils comptent que je vais la corriger. — Croyez-moi, ne la corrigez pas, reprenez-la plutôt, allez-vous-en, et tâchez d’arranger l’affaire par votre ami. Je dirai aussi un petit mot. Car, voyez-vous, bien que je sois une pauvre fille et dépendante de ces parents, qui ne font point de mal sans doute, mais qui, pour le plaisir ou pour le gain, se permettent bien des choses hasardeuses, j’ai résisté et je n’ai pas copié la première lettre, comme on me le demandait. Ils l’ont copiée d’une écriture contrefaite, et, s’ils n’ont pas d’autres moyens, ils en feront autant de celle-ci. Et vous, jeune homme de bonne famille, riche, indépendant, pourquoi vous laissez-vous employer comme instrument dans une affaire dont il ne peut certainement résulter rien de bon pour vous, et qui vous attirera peut-être bien des désagréments ? »
J’étais heureux de l’entendre parler de suite, car d’ordinaire elle ne jetait dans la conversation que peu de mots. Mon amour s’accrut au delà de toute idée ; je n’étais pas maître de moi, et je répondis : « Je ne suis pas aussi indépendant que vous croyez, et que me sert d’être riche, puisque je n’ai pas le bien le plus précieux que je puisse désirer ? » Elle avait tiré devant elle le brouillon de mon épître poétique, et le lut à demi-voix, avec beaucoup de grâce et de charme. « C’est très-joli, dit-elle en s’arrêtant à une sorte de pointe naïve. Seulement, c’est dommage que cela ne soit pas destiné à un usage véritable. — Ci ; serait bien beau, sans doute ! m’écriai-je. Qu’il serait heureux, celui qui recevrait d’une jeune fille qu’il aime passionnément une pareille assurance de son amour ! — C’est beaucoup demander, dit-elle, mais bien des choses sont possibles. — Par exemple, poursuivis-je, si quelqu’un qui vous connaît, vous estime, vous respecte et vous adore, vous présentait cette feuille et vous priait avec instance, avec amour et tendresse… que feriez-vous ? » Je poussai plus près d’elle la feuille, qu’elle avait déjà repoussée vers moi. Elle sourit, réfléchit un moment, prit la plume et signa. J’étais ravi, je me levai soudain et je voulus l’embrasser. « Point de baiser ! dit-elle, c’est trop commun, mais de l’amour, si c’est possible. » J’avais repris la feuille et l’avais serrée dans ma poche. « Personne ne l’aura, lui dis-je, la chose est résolue. Vous m’avez sauvé ! — Eh bien, achevez votre salut, s’écria-t-elle, et partez vite avant que les autres ne viennent et ne vous mettent dans la peine et l’embarras. » Je ne pouvais me séparer d’elle, mais elle m’en pria d’une manière tout amicale, en prenant de ses deux mains ma main droite, qu’elle pressait tendrement. Les larmes n’étaient pas loin ; je crus voir ses yeux humides. J’appuyai mon visage sur ses mains, et je partis. Je ne m’étais trouvé de ma vie dans un trouble pareil.
Les premières inclinations d’un cœur innocent prennent une direction tout idéale ; la nature semble vouloir qu’un sexe voie dans l’autre l’image sensible du bon et du beau. Et en effet la vue de cette jeune fille et mon amour pour elle m’avaient révélé un monde nouveau de beauté et de perfection. Je relus encore ma lettre poétique, je contemplais la signature, je la baisais, la pressais sur mon cœur ; je faisais mes délices de cet aimable aveu. Mais, plus augmentait mon ravissement, plus je souffrais de ne pouvoir me rendre sur-le-champ auprès d’elle, la revoir, lui parler ; car je craignais les reproches des cousins et leur importunité. Je ne parvins pas à rencontrer le bon Pylade, qui pouvait arranger l’affaire. J’allai donc, le dimanche suivant, à Niederrad, où ces jeunes gens avaient coutume de se rendre, et je les trouvai en effet. Mais je lus bien surpris, lorsqu’au lieu de se montrer mécontents et froids, ils vinrent à moi le visage riant. Le plus jeune surtout fut très-amical ; il me prit la main et me dit : « Vous nous avez fait l’autre jour une malice, et nous étions bien fâchés contre vous ; mais votre fuite et la soustraction de l’épître nous ont inspiré une bonne idée, qui sans cela peut-être ne nous serait jamais venue. Pour la réconciliation, veuillez nous régaler aujourd’hui, et vous apprendrez un projet dont nous sommes assez fiers, et qui certainement vous réjouira comme nous. » Ces paroles me mirent dans un grand embarras, car je n’avais guère d’argent sur moi que pour me rafraîchir avec un ami ; mais, pour régaler une société, et surtout une société comme celle-là, qui ne savait pas toujours s’arrêter à propos, je n’étais nullement en mesure. Cette proposition m’étonnait d’autant plus, qu’ils se faisaient d’ordinaire un point d’honneur de payer chacun leur écot. Ils sourirent de mon embarras, et le jeune homme poursuivit. « Allons nous asseoir sous le berceau, et vous saurez le reste. » Nous prîmes place et il dit : « L’autre jour, quand vous eûtes emporté votre épître, nous causâmes encore une fois de toute l’affaire, et nous fîmes réflexion que, sans aucun profit, pour le chagrin d’autrui et à nos propres risques, nous abusions de votre talent par méchanceté toute pure, tandis que nous pourrions l’employer pour l’avantage de nous tous. Voyez, j’ai ici une commande pour une chanson de noces et une autre pour un chant funèbre. Celui-ci doit être fait tout de suite ; pour l’autre, vous avez encore huit jours. Veuillez les faire ; c’est un jeu pour vous, vous nous régalez deux fois, et nous resterons pour longtemps vos débiteurs. »
Cette proposition me plut à tous égards, car dès mon enfance j’avais considéré avec une certaine envie les poésies de circonstance qui circulaient alors en nombre chaque semaine, et qu’on voyait surtout éclore par douzaines, à l’occasion des mariages considérables, car je me croyais capable de faire ces choses aussi bien et mieux encore. Maintenant l’occasion m’était offerte de me montrer et particulièrement de me voir imprimé. Je ne refusai point. On me fit connaître les personnes, les relations de famille ; je me tirai un peu à l’écart, je fis mon plan et composai quelques strophes. Mais, comme je rejoignis la société et que le vin ne fut pas épargné, les vers cessèrent de couler et je ne pus les livrer le même soir. « Nous avons jusqu’à demain soir, dirent-ils, et nous voulons cependant vous l’avouer, les honoraires que nous recevrons pour le chant funèbre, suffisent pour nous faire encore passer demain une agréable soirée. Venez chez nous, car il est juste que Marguerite soit de la partie, puisque c’est elle, à vrai dire, qui nous a donné cette idée. » Ma joie était inexprimable. En revenant chez moi, je n’eus en tête que les strophes qui manquaient encore ; j’écrivis le tout avant de me coucher, et, le lendemain, je le mis au net proprement. Le jour me parut d’une longueur infinie, et à peine la nuit fut-elle venue, que je me retrouvai dans l’étroite maisonnette, auprès de la charmante Marguerite.
Les jeunes hommes avec lesquels j’entrai de la sorte dans une liaison toujours plus intime n’étaient pas des gens communs, mais ordinaires. Leur activité était louable et je les écoutais avec plaisir, quand ils discouraient sur les voies et moyens par lesquels on peut gagner quelque chose ; ils aimaient surtout à parler des hommes devenus très-riches, qui avaient commencé avec rien. Les uns s’étaient rendus nécessaires à leurs patrons comme pauvres commis, et avaient fini par devenir leurs gendres ; les autres avaient si bien étendu et relevé un petit commerce d’allumettes ou d’autres bagatelles, qu’ils figuraient aujourd’hui comme riches négociants. Des jeunes gens, qui avaient de bonnes jambes, trouvaient surtout des ressources et des profits excellents dans le métier de galopin et de courtier, et dans l’entreprise de commissions et de gérances diverses pour des riches invalides. Chacun de nous écoutait volontiers ces discours ; chacun se croyait quelque chose, quand il se représentait, dans le moment, qu’il y avait en lui assez d’étoffe pour s’avancer dans le monde et même pour faire une fortune extraordinaire. Mais personne ne semblait mettre à ces entretiens plus de sérieux que Pylade, qui finit par avouer qu’il aimait passionnément une jeune fille, et qu’ils s’étaient promis une foi mutuelle. La position de ses parents ne lui permettait pas de fréquenter les universités, mais il devait à son application une très-belle écriture, la connaissance du calcul et des langues modernes ; et, dans l’espérance d’une heureuse union, il voulait faire tout ce qui serait en son pouvoir. Les cousins l’en félicitèrent, mais ils ne l’approuvaient pas d’avoir fait à une jeune fille une promesse prématurée, et ils ajoutèrent qu’ils le reconnaissaient comme un brave et bon jeune homme, mais qu’ils ne le jugeaient ni assez actif ni assez entreprenant pour rien accomplir d’extraordinaire. Cela l’ayant conduit a exposer en détail, pour sa justification, ce qu’il se sentait la force de faire et comment il se proposait de l’entreprendre, les autres s’animèrent, et chacun se mit à décrire ses moyens actuels, ses occupations, ses affaires, le chemin qu’il avait déjà parcouru, et la carrière qui s’ouvrait devant lui. Mon tour vint à la fin ; il me fallait exposer aussi ma vie et mes projets, et, comme j’y songeais, Pylade s’écria : « La seule réserve que je fasse, pour qu’il ne nous laisse pas trop en arrière, c’est qu’il ne fasse pas entrer en compte les avantages extérieurs de sa position. Que plutôt il imagine et nous dise comment il s’y prendrait, si, dans ce moment, il devait, comme nous, se reposer entièrement sur lui-même. »
Marguerite, qui, jusqu’alors, n’avait pas cessé de filer, se leva et vint s’asseoir, comme d’habitude, au bout de la table. Nous avions déjà vidé quelques bouteilles, et je commençai de fort bonne humeur à conter en ces termes mon histoire imaginaire : « Avant tout je me recommande à vous pour me procurer des pratiques, ainsi que vous avez commencé. Si vous me faites toucher au fur et à mesure le prix de tous les vers de circonstance, et si nous ne mangeons pas tout en joyeux repas, j’arriverai déjà à quelque chose. Ensuite ne trouvez pas mauvais que je mette aussi la main à votre métier. » Là-dessus, je leur exposai ce que j’avais observé de leurs occupations, et celles auxquelles je me sentirais, le cas échéant, capable de me livrer. Chacun avait évalué son industrie en argent, et je les priai de m’aider à faire aussi mon compte. Marguerite avait tout écouté jusque-là avec beaucoup d’attention, dans l’attitude qui lui allait si bien, soit qu’elle écoutât ou qu’elle parlât : elle prenait, de ses deux mains, ses bras croisés, qu’elle posait sur le bord de la table ; elle pouvait rester comme cela longtemps assise, sans autre geste qu’un mouvement de tête, qu’elle ne faisait jamais sans sujet ou sans signification. Elle avait placé quelquefois un petit mot, et nous avait aidés ici ou là, quand nous hésitions dans nos arrangements, puis elle redevenait calme et tranquille comme à l’ordinaire. Je ne la quittais pas des yeux, et l’on s’imagine aisément que je n’avais pas conçu et exposé mon plan sans rapport avec elle ; mon amour donnait à mes paroles un air de vérité et de vraisemblance, qui me fit un moment illusion à moi-même ; je me voyais isolé, sans secours, comme ma fable le supposait, et, avec cela, je me sentais au comble du bonheur dans la perspective de la posséder. Pylade avait terminé sa confession par le mariage, et nous nous demandâmes à notre tour si, dans nos plans, nous irions jusque-là. « Je n’en doute nullement, m’écriai-je, car une femme est nécessaire à chacun de nous, afin de conserver dans la maison et de rassembler pour notre jouissance ce que nous aurons grappillé au dehors d’une si merveilleuse manière. » Là-dessus je fis la peinture d’une femme comme je la désirais, et il eût été bien étrange qu’elle ne fût pas tout le portrait de Marguerite.
Le chant funèbre était mangé ; l’épithalame ne tarda pas à nous offrir sa ressource. Je surmontai toute crainte et tout souci, et, comme j’avais beaucoup de connaissances, je sus cacher à mes parents mes véritables amusements du soir. Voir l’aimable jeune fille, être auprès d’elle, fut bientôt une chose nécessaire à ma vie. Les amis s’étaient aussi accoutumés à moi, et nos réunions étaient presque journalières, comme si la chose n’avait pu aller autrement. Pylade avait introduit sa belle dans la maison, et ce couple passa bien des soirées avec nous. Comme fiancés, mais en germe bien faible encore, ils ne cachaient point leur tendresse. Toute la conduite de Marguerite à mon égard était faite pour me tenir à distance. Elle ne donnait la main à personne, et ne me la donna pas non plus ; elle ne souffrait aucun attouchement ; seulement, elle se plaçait quelque fois à mon côté, surtout si j’écrivais ou si je lui faisais une lecture ; alors elle posait familièrement son bras sur mon épaule ; elle me suivait des yeux dans le livre ou sur le papier : mais, si je voulais prendre avec elle la même liberté, elle reculait et ne revenait pas de sitôt. Cependant elle reprenait souvent cette position, car tous ses gestes et ses mouvements étaient très-uniformes, mais toujours convenables, beaux et charmants. Au reste, je ne l’ai jamais vue prendre cette familiarité avec un autre que moi.
Une des parties de plaisir les plus innocentes pt les plus agréables que je fisse avec différentes sociétés de jeunes gens, était de nous embarquer sur le coche d’Hoechst. Nous observions les singuliers passagers qui s’y entassaient, raillant et persiflant tantôt l’un, tantôt l’autre, selon que nous poussait la gaieté ou la malice. On débarquait d’Hœchst, où arrivait en même temps le coche de Mayence. On trouvait dans une auberge une table bien servie, où les plus aisés de ceux qui montaient ou descendaient la rivière dînaient ensemble ; après quoi, chacun poursuivait sa course, car les deux bateaux s’en retournaient. Après le dîner, nous remontions toujours à Francfort, et nous avions fait ; en très-nombreuse compagnie, une promenade sur l’eau à peu de frais.
Un jour, que j’avais fait cette partie avec les cousins de Marguerite, un jeune homme, qui pouvait être un peu plus ; âgé que nous, se joignit à nous à la table d’Hœchst. Il était de leur connaissance, et il se fit présenter à moi. Ses manières avaient quelque chose de tris-agréable, sans être d’ailleurs distinguées. Arrivé de Mayence, il nous suivit à Francfort, et s’entretint avec moi de sujets très-divers, qui regardaient les affaires intérieures de la ville, les charges et les emplois, en quoi il me parut fort bien instruit. Quand nous nous séparâmes, il se recommanda à moi, ajoutant qu’il désirait que j’eusse bonne opinion de lui, parce qu’il espérait obtenir, le cas échéant, ma recommandation. Je ne savais ce qu’il voulait dire par là, mais les cousins me mirent au fait quelques jours après. Ils me dirent du bien de lui, et me prièrent de le recommander à mon grand-père pour un emploi modeste, alors vacant, et que cet ami désirait obtenir. Je m’excusai d’abord, parce que je ne m’étais jamais mêlé d’affaires pareilles, mais ils me pressèrent si longtemps, que je résolus d’agir. J’avais déjà observé quelquefois que, dans ces nominations, qui, par malheur, sont souvent considérées comme des affaires de faveur, la recommandation de ma grand’mère ou d’une de mes tantes n’avait pas été sans effet. J’étais assez grand garçon pour prétendre aussi à quelque influence. C’est pourquoi, pour être agréable à mes amis, qui déclaré : ent qu’ils me seraient extrêmement obligés de ma complaisance, je surmontai ma timidité de peiit-fils, et me chargeai île présenter une requête qui me fut remise.
Un dimanche, après dîner, mon grand-père était occupé dans son jardin (car l’automne approchait), et je cherchais à lui rendre de petits services : après quelque hésitation, je lui présentai ma demande et la requête. Il y jeta les yeux, et me demanda si je connaissais ce jeune homme. Je lui rapportai en gros ce qu’il y avait à dire, et il s’en contenta. « S’il a du mérite et de bons témoignages, je lui serai favorable à cause de lui et à cause de toi. » Il n’en dit pas davantage, et je fus longtemps sans rien apprendre de l’affaire. Depuis quelque temps, j’avais remarqué que Marguerite ne filait plus, et qu’elle s’occupait de coulure, et même de travaux très-délicats, ce qui m’étonnait d’autant plus que les jours avaient déjà diminué, et que l’hiver approchait. Je ne m’y arrêtai pas davantage, mais je m’inquiétai de la trouver quelquefois absente le matin, contre son habitude ; et regrettais de ne pouvoir, sans questions indiscrètes, apprendre où elle était allée. Mais je fus un jour étrangement surpris. Ma sœur, qui faisait ses apprêts pour un bal, me pria d’aller lui acheter chez une marchande de modes des fleurs « italiennes. » On les faisait au couvent ; elles étaient petites et mignonnes ; les myrtes surtout, les rosés naines, et d’autres fleurs encore, étaient d’une beauté et d’une vérité remarquables. Je lui rendis ce service, et j’allai à la boutique où je l’avais souvent accompagnée. À peine étais-je entré et avais-je salué la maîtresse, que je vis assise auprès de la fenêtre une demoiselle, qui me parut très-jeune et très-jolie sous son bonnet de dentelles, et très-bien faite sous son mantelet de soie. Je reconnus aisément en elle une ouvrière, car elle était occupée à mettre des rubans et des plumes à un chapeau. La marchande étala devant moi une longue boîte remplie de fleurs diverses. Je les examinai, et, pendant que je faisais mon choix, j’observai de nouveau la jeune demoiselle. Mais quelle ne fut pas ma surprise, quand je lui trouvai une incroyable ressemblance avec Marguerite, et que je dus enfin être convaincu que c’était Marguerite elle-même ! Il ne me resta aucun doute, quand elle me cligna des yeux, et me fit signe que je ne devais pas trahir notre connaissance. Alors je mis, par mes hésitations, la marchande au désespoir, plus qu’une dame n’aurait pu faire. Je ne pouvais réellement choisir, car j’étais troublé au plus haut point, et d’ailleurs j’aimais mon hésitation, parce qu’elle me retenait auprès de Marguerite, dont le déguisement me fâchait, et qui pourtant me paraissait, sous ce déguisement, plus ravissante que jamais. Enfin, la marchande perdit toute patience ; elle me choisit de sa main des fleurs, dont elle remplit un carton, en me chargeant de le remettre à ma sœur, pour la laisser choisir elle-même. C’est ainsi qu’elle me mit, pour ainsi dire, à la porte, en faisant partir sa fille de boutique en avant avec la boîte.
Comme je rentrais à la maison, mon père me fit appeler, et m’annonça, d’un ton solennel, qu’on était certain maintenant que l’archiduc Joseph serait élu et couronné roi des Romains. Il ne fallait pas attendre un événement d’une si haute importance sans s’y préparer, ni rester bouche béante et l’air ébahi, à le voir passer devant soi. Mon père voulait donc parcourir avec moi les procès-verbaux des deux derniers couronnements, sans oublier les dernières capitulations électorales, pour noter ensuite quelles nouvelles conditions on ajouterait dans le cas actuel. Nous parcourûmes les procès-verbaux, et cela nous occupa tout le jour, jusque bien avant dans la nuit, tandis que la jolie Marguerite, tantôt dans ses habits ordinaires, tantôt dans son nouveau costume, passait et repassait devant moi parmi les affaires augustes du saint Empire romain. Ce soir-là, il me fut impossible de la voir, et je passai sans dormir une nuit très-agitée. L’étude de la veille se poursuivit avec ardeur le lendemain ; et ce fut le soir seulement que je pus aller voir Marguerite. Je la retrouvai dans ses habits ordinaires. Elle sourit à ma vue, mais je n’osai parler de rien devant les autres.
Quand nous fûmes tous réunis et tranquilles, elle prit la parole et dit : « C’est mal fait à vous de n’avoir pas confié à notre ami ce que nous avons résolu ces derniers jours. » Puis elle me rapporta qu’à la suite de la conversation où nous avions parlé de la manière dont chacun voulait s’employer dans le monde, ils s’étaient aussi demandé comment une femme pourrait augmenter ses talents et son industrie et faire de son temps un emploi avantageux. Là-dessus, le cousin lui avait proposé de faire un essai chez une marchande de modes, qui avait justement besoin d’une ouvrière. On s’était mis d’accord avec cette dame ; Marguerite allait chaque jour passer chez elle un certain nombre d’heures ; elle était bien payée. Seulement, elle devait par bienséance s’accommoder d’une certaine toilette, qu’elle quittait chaque fois, parce qu’elle n’allait pas du tout à son genre de vie ordinaire. Je fus tranquillisé par cette explication, mais je n’étais pas trop satisfait de savoir la belle enfant dans une boutique et dans un lieu qui était parfois le rendez-vous du beau monde. Cependant je n’en lis rien paraître, et je cherchais à digérer en secret mon souci jaloux. Le jeune cousin ne m’en laissa pas le loisir ; il me présenta sur-le-champ la commande d’un poème de circonstance, me détailla les personnes, et me demanda aussitôt de travailler à l’invention et à la disposition. Déjà il avait eu avec moi quelques entretiens sur la manière de traiter un sujet de ce genre, et, comme en pareil cas j’étais très-expansif, il avait obtenu de moi fort aisément de lui exposer en détail ce que la rhétorique fournit sur ces matières, de lui donner une idée de la chose, en prenant pour exemple mes propres travaux et ceux des autres dans ce genre. C’était une bonne tête, mais sans aucune trace de veine poétique ; et cette fois il entra tellement dans les détails, demandant compte de tout, que je lui dis franchement : « Il semble que vous vouliez me faire concurrence et me souffler mes pratiques. — Je ne veux pas le nier, dit-il en souriant, car en cela je ne vous fais aucun tort. Avant qu’il soit longtemps, vous irez à l’université. Jusque-là, laissez-moi profiter un peu de vos leçons. — Très-volontiers ! » lui dis-je, et je l’encourageai à faire lui-même un plan, à choisir le rhythme d’après le caractère du sujet, et ce qui pouvait d’ailleurs être nécessaire. Il se mit avec zèle à l’ouvrage, mais cela n’allait pas, et je devais toujours finir par faire tant de changements, que j’aurais eu fait plus aisément et mieux du premier coup. Cependant ces leçons, ces communications, ce travail mutuel, nous offraient un heureux passe-temps ; Marguerite y prenait part ; elle eut quelques jolies inspirations, si bien que nous étions tous contents, on peut dire même heureux. Elle travaillait le jour chez la marchande de modes ; le soir, nous nous réunissions habituellement, et notre contentement ne fut pas même troublé par le chômage qui se lit sentir à la fin dans les commandes de poésies. Nous éprouvâmes cependant un sentiment pénible, un jour qu’une de ces pièces nous revint avec protêt, parce qu’elle ne plaisait pas au commettant. Mais nous nous en consolâmes, car nous la regardions justement comme notre meilleur ouvrage, et nous crûmes pouvoir déclarer cet homme un mauvais juge. Le cousin, qui voulait absolument s’instruire, proposa des tûches imaginaires, dont l’exécution ne laissa pas de nous amuser ; mais, comme elles ne rapportaient rien, nous dûmes réduire beaucoup la dépense de nos petits régals.
On parlait toujours plus sérieusement de la grande affaire d’État, l’élection et le couronnement du roi des Romains. Le collège électoral, convoqué d’abord à Augsbourg pour le mois d’octobre 1763, fut transféré à Francfort ; et, à la fin de cette année, ainsi qu’au commencement de l’autre, se firent les préparatifs qui devaient introduire cette affaire importante. Le début nous offrit une scène toute nouvelle pour nous. Un des employés de notre chancellerie parut à cheval, accompagné de quatre trompettes, à cheval comme lui, et entouré d’une garde à pied, et lut à haute et intelligible voix, dans tous les coins de la ville, un édit fort détaillé, qui nous informait de ce qui allait se passer, et recommandait aux bourgeois une conduite bienséante et convenable aux circonstances. Il y eut au conseil de grandes délibérations, et bientôt l’on vit paraître le maréchal des logis de l’Empire, envoyé par le maréchal héréditaire, pour régler et désigner, selon l’ancien usage, les logements des ambassadeurs et de leur suite. Notre maison se trouvait dans le quartier de l’électeur palatin, et nous dûmes nous préparer à recevoir de nouveaux hôtes, d’ailleurs très-agréables. L’étage du milieu, que le comte de Thorane avait occupé, fut remis à un cavalier palatin, et, comme le baron de Kœnigsthal, homme d’affaires de Nuremberg, avait loué l’étage supérieur, nous étions encore plus gênés qu’au temps des Français. Ce me fut un nouveau prétexte pour me tenir hors de chez nous, et passer dans la rue la plus grande partie du jour, pour observer ce qui pouvait se voir en public.
Après avoir vu avec intérêt le nouvel arrangement des salles de l’hôtel île ville, après l’arrivée successive des ambassadeurs et leur entrée commune et solennelle, qui eut lieu le 6 février, nous admirâmes l’arrivée des commissaires impériaux et la visite qu’ils firent à leur tour au Rœmer en grande pompe. L’air noble du prince de Liechtenstein produisit une heureuse impression ; toutefois des connaisseurs soutenaient que ses magnifiques livrées avaient déjà figuré dans une autre occasion, et que cette élection et ce couronnement égaleraient difficilement en magnificence ce qu’on avait vu pour Charles VII. Nous autres jeunes gens, nous étions satisfaits de ce que nous avions devant les yeux ; tout nous semblait fort bon, et bien des choses excitaient notre étonnement.
L’assemblée électorale fut fixée enfin au 3 mars. De nouvelles formalités mirent la ville en mouvement, et les visites de cérémonie que se firent les ambassadeurs nous tinrent constamment sur pied. Il nous fallait tout observer exactement, parce que nous ne devions pas seulement repaître nos yeux, mais tout noter soigneusement pour en rendre bon compte à la maison, et même rédiger de petites compositions, que mon père et M. de Kœnigsthal nous avaient engagés à faire, soit pour nous exercer, soit pour les instruire eux-mêmes de ce qui se passait. Et véritablement j’en retirai un avantage particulier ; car, pour ce qui était extérieur, je représentais assez bien un journal vivant de l’élection et du couronnement.
Parmi les délégués qui firent sur moi une impression durable, je nommerai d’abord le premier envoyé de l’électeur de Mayence, le baron d’Erthal, plus tard électeur lui-même. Sans avoir une figure bien remarquable, il faisait toujours sur moi une heureuse impression sous sa robe noire garnie de dentelles. Le deuxième envoyé, le baron de Groschlag, était un homme du monde, bien fait, aux manières faciles, mais pleines de distinction. Il faisait en général une impression très-agréable. Le prince Estcrhazy, délégué de Bohême, n’était pas grand, mais bien fait, vif et en même temps d’une noble contenance, sans fierté ni froideur. Je me sentais pour lui un attrait particulier, parce qu’il me rappelait le maréchal de Broglie. Mais la figure et la dignité de ces excellents personnages s’effaçaient en quelque sorte devant les préventions qu’avait inspirées l’envoyé de Brandebourg, le baron de Plotho. Cet homme, qui se distinguait par une certaine parcimonie dans son habillement comme dans ses livrées et ses équipages, était célèbre, depuis la guerre de Sept ans, comme un héros diplomatique. À Ratisbonne, comme l’actuaire April, accompagné de quelques témoins, se disposait à lui notifier la mise au ban de l’Empire, prononcée contre son roi, il l’arrêta par cette repartie laconique : « Qui ? toi, notifier ?… » et il l’avait jeté ou fait jeter en bas de l’escalier. Nous avions adopté la première version, parce qu’elle nous plaisait mieux, et que nous en jugions parfaitement capable ce petit homme ramassé, aux yeux noirs, qui jetaient ça et là des traits de flamme. Tous les regards étaient fixés sur lui, surtout lorsqu’il descendait de voiture. Il s’élevait chaque fois comme un joyeux murmure, et peu s’en fallait qu’on ne l’applaudît et qu’on ne criât vivat ou bravo. Tant le roi était haut placé dans l’opinion, et tout ce qui lui était dévoué corps et unie, en faveur auprès de la multitude, parmi laquelle se trouvaient, outre les habitants de la ville, des Allemands venus de toutes parts !
D’un côté, ces choses m’intéressaient à divers égards, parce que les actes de toute espèce renfermaient toujours une certaine signification, annonçaient quelque relation intérieure, et que ces cérémonies symboliques faisaient revivre à nos yeux pour un moment l’empire d’Allemagne, presque enseveli sous tant de parchemins, de papiers et de livres ; mais, d’un autre côté, je ne pouvais me dissimuler un chagrin secret, quand, revenu chez nous, je devais transcrire pour mon père les débats intérieurs, et reconnaître qu’il y avait là plusieurs puissances rivales qui se faisaient équilibre, et qui s’entendaient seulement pour limiter le nouveau souverain plus encore que l’ancien ; que chacun se complaisait dans son influence uniquement pour maintenir, pour étendre ses privilèges et pour affermir son indépendance. On fut même cette fois plus attentif que de coutume, parce qu’on commençait à craindre Joseph II, son ardeur et les plans qu’on lui supposait.
Chez mon grand-père et les autres conseillers dont je fréquentais les maisons, on était assez mal à son aise ; c’était une grande occupation que de recevoir ces nobles hôtes, de les complimenter, de leur offrir les cadeaux d’usage. D’ailleurs le magistrat avait toujours à se défendre, à résister et à protester, en général comme en particulier, parce que, dans ces occasions, chacun cherche à lui retrancher quelque chose, à lui imposer quelque charge, et qu’un bien petit nombre de ceux auxquels il s’adresse lui prêtent secours et assistance. En un mot, je voyais alors de mes yeux ce que j’avais lu dans la chronique de Lersner, des cas semblables dans des occasions semblables, en admirant la patience et la longanimité de ces bons conseillers.
C’est encore une source de nombreux ennuis que la ville se remplisse peu à peu de gens utiles et inutiles. Vainement elle fait rappeler aux princes les statuts de la bulle d’or, tombée, il est vrai, en désuétude. Non-seulement les délégués et leur suite, mais bien des personnes de condition ou de simple état, qui viennent par curiosité ou dans un but particulier, ont des protections, et la question de savoir qui doit être hébergé ou se louer lui-même un logement n’est pas toujours décidée du premier coup. Le tumulte s’accroît, et ceux mêmes dont on n’exige rien et qui n’ont à répondre de rien, commencent à se sentir mal à leur aise. Les jeunes gens eux-mêmes, qui pouvaient tout voir, ne trouvaient pas toujours pour leurs yeux et leur imagination une pâture suffisante. Les manteaux espagnols, les grands chapeaux à plumes des ambassadeurs, et ça et là quelques détails encore donnaient bien à la chose un air antique ; mais tant d’autres étaient à moitié ou tout à fait modernes, qu’on ne voyait partout qu’une bigarrure peu satisfaisante, souvent même de mauvais goût. Nous fûmes donc très-heureux d’apprendre qu’on faisait de grands préparatifs pour la venue de l’empereur et du roi futur ; que les travaux du collège des électeurs, auxquels la dernière capitulation électorale servait de base, avançaient rapidement, et que l’élection était fixée au 27 mars. Alors on songea à faire venir de Nuremberg et d’Aix-la-Chapelle les insignes impériaux, et l’on attendait l’entrée prochaine de l’électeur de Mayence, tandis qu’on était encore aux prises avec son ambassade au sujet des logements.
Cependant je continuais chez nous avec beaucoup d’ardeur mon travail de secrétaire, et par là j’eus connaissance de divers petits avis, qui arrivèrent de plusieurs côtés, et auxquels on devait avoir égard dans la capitulation nouvelle. Chaque état voulait voir ses droits garantis et sa dignité relevée dans le nouveau document. Beaucoup de ces observations et de ces vœux furent pourtant mis de côté ; beaucoup de choses restèrent comme auparavant : néanmoins les requérants reçurent les assurances les plus formelles que cela ne tournerait nullement à leur préjudice.
Le maréchal d’Empire avait toujours à s’occuper d’affaires nombreuses et importunes ; la foule des étrangers allait croissant ; il devenait toujours plus difficile de les loger. On n’était pas d’accord sur les limites des divers quartiers électoraux. Les magistrats voulaient éloigner des bourgeois les charges auxquelles ils ne semblaient pas obligés, et c’étaient jour et nuit, à toute heure, des plaintes, des recours, des débats et des querelles.
L’électeur de Mayence lit son entrée le 21 mars. On tira le canon, dont nous devions être dès lors assourdis souvent et longtemps. Cette cérémonie était une des plus importantes, car tous les personnages que nous avions vus paraître jusque-là, si éminente que fût leur position, n’étaient pourtant que des subordonnés. Mais, cette fois, paraissait un souverain, un prince indépendant, le premier après l’empereur, précédé et accompagné d’une grande escorte et digne d’un tel prince. J’aurais bien des choses à conter sur la pompe de cette entrée, si je ne me proposais d’y revenir plus tard, à une occasion qu’on aurait de la peine à deviner. Le même jour, en effet, Lavater, qui retournait de Berlin dans son pays, passa par Francfort et vit cette solennité. Et quoique cet appareil mondain n’eût pas la moindre valeur à ses yeux, il faut bien que ce cortège, avec sa magnificence et tous ses accessoires, se fût nettement imprimé dans sa vive imagination, car, bien des années après, cet homme excellent, mais singulier, m’ayant communiqué une paraphrase poétique de l’Apocalypse, je crois, je trouvai l’entrée de l’antechrist dépeinte trait pour trait, pas à pas, détail pour détail, d’après l’entrée de l’électeur de Mayence à Francfort, tellement qu’il n’y manquait pas même les houppes aux tôles des chevaux isabelles. J’en dirai davantage, si j’arrive à l’époque de cette poésie bizarre par laquelle on croyait rendre plus sensibles et plus frappants les mythes de l’Ancien et du Nouveau Testament, au moyen d’un travestissement tout moderne, et en les habillant d’un vêtement, commun ou distingué, emprunté à la vie actuelle. Comment cette manière avait gagné peu à peu la faveur, c’est ce que j’exposerai en même temps : j’ajouterai seulement que Lavater et ses imitateurs avaient poussé la chose plus loin que personne, car l’un d’eux peignit sous des traits si modernes les trois rois se rendant à Bethléem, que l’on ne pouvait pas y méconnaître les princes et les seigneurs qui avaient coutume de visiter Lavater.
Laissons pour cette fois l’électeur Emmeric-Joseph entrer, pour ainsi dire, incognito dans Compostel, et retournons à Marguerite, que j’aperçus dans la cohue au moment où la foule s’écoulait : elle était avec Pylade et sa fiancée, car ces trois personnes semblaient devenues inséparables. À peine nous étions-nous rejoints et salués, qu’il était déjà convenu que nous passerions la soirée ensemble, et je me trouvai à temps au rendez-vous. La société ordinaire était réunie, et chacun avait quelque chose à conter, à dire, à remarquer, car chacun avait été plus frappé de telle ou telle chose. « Vos paroles, dit à la fin Marguerite, m’étourdissent, je crois, plus encore que les événements des derniers jours. Je ne puis arranger dans ma tête ce que j’ai vu, et je voudrais avoir l’explication de bien des choses. » Je lui répondis qu’il me serait très-facile de lui rendre ce service. Elle n’avait qu’à dire ce qui l’intéressait particulièrement. Elle le fit, et, en voulant lui expliquer certains détails, je trouvai qu’il vaudrait mieux procéder avec ordre. Je comparai assez heureusement ces solennités et ces cérémonies à un spectacle où le rideau se baisserait à volonté, tandis que les acteurs continueraient de jouer, puis serait relevé, si bien que le spectateur pourrait de nouveau prendre quelque part à ces débats. Comme j’étais très-causeur, quand on me laissait aller, je contai dans le meilleur ordre tout ce qui s’était passé depuis le commencement jusqu’à ce jour, et, afin de rendre mon exposition plus claire, je n’oubliai pas de recourir à la touche et à la grande ardoise. Sans me laisser trop interrompre par quelques questions et quelques chicanes, je poursuivis jusqu’au bout mon exposé, à la satisfaction générale, vivement encouragé par l’attention soutenue que me prêtait Marguerite. Elle me remercia quand j’eus lini. Elle portait envie, disait-elle, à tous ceux qui étaient instruits des choses de ce monde, qui savaient comment se passe ceci et cela, et quelle en est la signification. Elle souhaitait d’être un garçon, et savait reconnaître, avec beaucoup de grâce, qu’elle me devait déjà bien des connaissances. « Si j’étais un garçon, disait-elle, nous irions aux universités faire ensemble de bonnes études. » L’entretien continua de la sorte. Marguerite se proposait sérieusement d’apprendre le français, ayant reconnu chez la marchande de modes qu’il lui était indispensable. Je lui demandai pourquoi elle n’y allait plus, car, dans ces derniers temps, où je ne pouvais beaucoup m’écarter le soir, j’avais passé quelquefois pendant le jour, pour l’amour d’elle, devant la boutique, afin de la voir du moins un instant. Elle m’apprit que, dans ce temps d’agitation, elle n’avait pas voulu s’exposer là. Quand la ville serait revenue à son premier état, elle se proposait d’y retourner. Nous parlâmes ensuite de l’élection, dont le jour approchait. Je sus conter l’affaire tout au long et comment elle se passerait, appuyant ma démonstration de dessins détaillés, que je traçais sur la table, car j’avais parfaitement présente à l’esprit la salle du conclave, avec ses autels, ses trônes, ses sièges et ses fauteuils. Nous nous séparâmes à une heure convenable et dans un parfait contentement. C’est que, chez un jeune couple que la nature a formé avec une certaine harmonie, il n’est rien qui rende l’union plus belle que si la jeune fille aime à s’instruire et le jeune homme à enseigner. Il en résulte une liaison aussi solide qu’agréable. Elle voit en lui le créateur de sa vie intellectuelle, et lui en elle une créature qui doit son accomplissement, non pas à la nature, au hasard, à une volonté isolée, mais à la volonté de tous deux ; et cette action mutuelle est si douce que nous ne devons pas être surpris si, depuis l’ancien et-le nouvel Abélard, une pareille rencontre de deux êtres a produit les plus violentes passions et autant de félicité que d’infortune.
Dès le jour suivant, il y eut un grand mouvement dans la ville, à cause des visites faites et rendues désormais avec le plus grand cérémonial. Mais ce qui m’intéressa particulièrement, comme bourgeois de Francfort, et me fit beaucoup réfléchir, ce fut la cérémonie du serment de sûreté, que le conseil, la troupe, la bourgeoisie, prêtèrent, non point par des représentants, mais en personne et en masse : premièrement, dans la grande salle du Rœmer, la magistrature et les officiers supérieurs, puis, dans la grande place (le Rœmerberg), toute la bourgeoisie, selon ses diverses classes, ses degrés et ses quartiers, enfin le reste de la troupe. Là on put voir d’un coup d’œil toute la communauté rassemblée dans le but honorable de promettre la sûreté au chef et aux membres de l’Empire et une inviolable tranquillité pendant le grand acte qui allait s’accomplir. L’électeur de Trêves et celui de Cologne étaient aussi arrivés en personne. La veille de l’élection, tous les étrangers doivent sortir de la ville ; les portes sont fermées, les juifs, claquemurés dans leur rue, et le bourgeois de Francfort n’est pas peu flatté de pouvoir demeurer seul témoin d’une si grande solennité.
Jusque-là tout s’était passé d’une manière assez moderne ; les grands personnages de tout ordre ne parcouraient la ville qu’en voiture : maintenant nous allions les voir à cheval, selon l’usage antique. Le concours et la presse étaient extraordinaires. Je sus me faufiler dans le Rœmer, que je connaissais comme une souris connaît le grenier domestique, jusqu’à ce que je fusse parvenu à l’entrée principale, devant laquelle les électeurs et les ambassadeurs, qui étaient arrivés en voiture de parade et s’étaient rassemblés en haut, devaient monter à cheval. Les coursiers magnifiques, bien dressés, portaient des housses richement brodées et toute sorte d’ornements. L’électeur Emmeric-Joseph, bel homme, aux manières agréables, était fort bien à cheval. Je me souviens moins des deux autres, mais seulement que ces manteaux de princes, rouges et fourrés d’hermine, que nous n’étions accoutumés à voir qu’en tableaux, nous parurent très-romantiques en plein air. Les délégués des électeurs séculiers absents nous charmèrent aussi avec leurs habits à l’espagnole, en drap d’or, brodés d’or, richement garnis de galons d’or ; les grandes plumes flottaient surtout magnifiquement sur les chapeaux retroussés à la manière d’autrefois. Mais ce qui ne pouvait du tout nous plaire, c’étaient les culottes courtes à la moderne, les bas de soie blancs et les souliers à la mode ; nous aurions souhaité des bottines, aussi dorées qu’on aurait voulu, des sandales ou quelque chose de pareil, pour voir au moins un costume un peu mieux assorti. Dans ses manières, le baron de Plotho se distingua encore ici de tous les autres. Il se montra vif et gai, et ne semblait pas avoir trop de respect pour la cérémonie : car le seigneur qui le précédait, homme un peu vieux, ayant eu quelque peine à se mettre en selle, et l’ayant fait attendre un moment à la grande entrée, il ne se défendit point de rire jusqu’au moment où l’on amena son cheval, qu’il enfourcha très-lestement, et nous l’admirâmes encore une fois, comme un digne envoyé de Frédéric.
Le rideau était retombé pour nous. J’avais bien cherché à pénétrer dans l’église, mais il y avait plus de gêne que de plaisir. Les électeurs s’étaient retirés dans le sanctuaire, où d’interminables cérémonies tenaient lieu d’une sérieuse délibération. Après une longue attente, après s’être longtemps foulé et poussé en tout sens, le peuple entendit enfin le nom de Joseph second, qui fut proclamé roi des Romains.
L’affluence des étrangers était toujours plus grande. Tous allaient, à pied ou en voiture, en habits de gala, en sorte qu’à la fin on ne trouvait plus dignes d’attention que les habits tout dorés. Déjà l’empereur et le roi étaient arrivés à Heusenstamm, château des comtes de Schœnborn, où l’on alla, suivant l’usage, les saluer et leur souhaiter la bienvenue. La ville célébra ce jour mémorable par les fêtes religieuses de tous les cultes, par des grand’messes et des sermons, et, pour le temporel, par une canonnade incessante, comme accompagnement du Te Deum.
Si l’on avait considéré toutes ces solennités, depuis le commencement jusqu’à ce jour, comme une œuvre d’art méditée, on aurait trouvé peu de chose à y reprendre. Tout était bien préparé. Les scènes publiques commençaient doucement et devenaient toujours plus significatives ; les hommes croissaient en nombre, les personnes en dignité, leur entourage et eux-mêmes en magnificence, et la progression était telle chaque jour, qu’à la fin un œil, même averti et préparé, s’en trouvait ébloui.
L’entrée de l’électeur de Mayence, que nous avons renoncé à décrire avec plus de détail, était assez magnifique et assez imposante pour faire pressentir à l’imagination d’un homme d’élite l’arrivée d’un grand maître du monde, annoncé par les prophéties. Nous aussi, nous avions été vraiment éblouis. Mais notre impatience fut au comble, lorsqu’on annonça que l’empereur et le roi futur approchaient de la ville. À quelque distance de Sachsenhausen, on avait dressé une tente, dans laquelle tous les magistrats attendaient, pour rendre au chef suprême de l’Empire les honneurs qui lui étaient dus, et lui présenter les clefs de la ville. Plus loin, dans une belle et vaste plaine, s’élevait une autre tente, une tente de parade, où tous les électeurs et les délégués se transportèrent pour recevoir les majestés, tandis que leur escorte se déployait tout le long du chemin pour se remettre peu à peu en marche vers la ville, chacun à son rang, et prendre dans le cortège la place convenable. Enfin l’empereur arriva en voiture devant la tente ; il y entra, et, après lui avoir fait la réception la plus respectueuse, les électeurs et les ambassadeurs prirent congé de lui pour ouvrir la voie, suivant l’ordonnance, au maître souverain. Nous autres, nous étions restés dans la ville pour admirer, dans l’intérieur des murs et dans les rues, cette magnificence, mieux que nous n’aurions pu faire en pleine campagne ; la haie formée dans les rues par les bourgeois, l’affluence du peuple, les facéties et les incongruités de tout genre dont nous étions témoins par intervalles, nous divertirent fort bien, jusqu’au moment où le bruit des cloches et du canon nous annonça l’arrivée du souverain. Ce qui devait surtout réjouir un bourgeois de Francfort, c’est que, dans cette occasion, en présence, de tant de souverains ou de leurs représentants, la ville impériale de Francfort apparaissait aussi comme un petit souverain ; car son écuyer ouvrait la marche ; à sa suite venaient des chevaux de selle, avec des housses armoriées, où l’aigle blanc en champ de gueules se présentait fort bien ; puis des domestiques et des serviteurs, des timbaliers et des trompettes, des délégués du sénat, accompagnés de serviteurs à pied, portant la livrée de la ville. À la suite, marchaient les trois compagnies de cavalerie bourgeoise, très-bien montées, les mêmes que nous avions vues, dès notre enfance, aller à la rencontre de l’escorte et dans d’autres cérémonies publiques. Nous prenions avec joie notre part de cet honneur et notre cent millième d’une souveraineté, qui paraissait à ce moment dans tout son éclat. Les divers cortèges du maréchal héréditaire de l’Empire et des ambassadeurs délégués pour le vote par les six électeurs laïques défilèrent ensuite au pas. Aucun ne comptait moins de vingt domestiques et de deux voitures de gala ; quelques-uns en avaient un bien plus grand nombre. La suite des électeurs ecclésiastiques enchérissait toujours ; les domestiques et les officiers semblaient innombrables ; l’électeur de Cologne et l’électeur de Trêves avaient plus de vingt carrosses de parade ; l’électeur de Mayence, à lui seul, tout autant. Les domestiques à pied et à cheval étaient habillés magnifiquement ; les seigneurs ecclésiastiques et séculiers, qui étaient dans les équipages, n’avaient pas manqué non plus de se montrer vêtus richement et noblement, et parés de tous leurs ordres. La suite de Sa Majesté Impériale surpassait, comme de raison, toutes les autres. Les piqueurs, les chevaux de main, les harnais, les chabraques, les housses, attiraient tous les yeux, et seize voitures de gala à six chevaux pour les chambellans de l’empereur, les conseillers privés, le grand chambellan, le grand maître de la cour, le grand écuyer, fermaient en grande pompe cette partie du cortège, qui, malgré sa splendeur et son étendue, n’était pourtant que l’avant-garde.
Les rangs se serraient toujours plus à mesure que s’élevaient la dignité et la magnificence. Au milieu d’une suite choisie de leurs domestiques, la plupart à pied, un petit nombre à cheval, parurent les délégués ainsi que les électeurs en personne, suivant l’ordre ascendant, chacun dans un superbe carrosse. Immédiatement après l’électeur de Mayence, dix coureurs impériaux, quarante et un laquais et huit heiduques annoncèrent Leurs Majestés. Le carrosse magnifique, dont le fond même était fermé par une glace d’une seule pièce, décoré de peintures, d’ornements en laque, de ciselures et de dorures, garni dessus et dedans de velours rouge brodé, nous permit de contempler à notre aise, dans toute leur magnificence, l’empereur et le roi, ces deux têtes longtemps désirées. On avait fait suivre au cortège un grand détour, soit par nécessité, afin qu’il pût se déployer, soit pour l’offrir aux regards de cette multitude. Il avait traversé Sachsenhausen, puis le pont, la Fahrgasse, ensuite la Zeile, et il s’avança dans l’intérieur de la ville par la porte Sainte-Catherine, véritable porte autrefois, et, depuis l’agrandissement de la ville, passage ouvert. Heureusement, on avait réfléchi que, depuis une suite d’années, les splendeurs du monde s’étaient toujours plus étendues en hauteur et en largeur. On avait mesuré et trouvé que cette porte, par laquelle tant de princes et d’empereurs étaient entrés et sortis, le carrosse impérial d’aujourd’hui ne pourrait la franchir, sans la heurter de ses sculptures et de ses autres saillies. On délibéra, et, pour éviter un détour incommode, on résolut de dépaver, pour adoucir à la voiture la descente et la montée. Par la même raison, on avait aussi enlevé dans les rues tous les auvents des magasins et des boutiques, afin que ni la couronne, ni l’aigle, ni les génies, n’éprouvassent de choc ou de dommage.
Si vivement que nos yeux se fussent dirigés sur les augustes personnages, quand ce meuble précieux s’approcha de nous avec son précieux contenu, nous ne pûmes nous empêcher de tourner nos regards sur les superbes chevaux, les harnais et leurs ornements de passementerie ; mais le cocher et le postillon, tous deux à cheval, excitèrent surtout notre surprise. Ils semblaient être d’une autre nation, même d’un autre monde, avec leurs longs habits de velours noir et jaune, et leurs bonnets ornés de grands panaches, selon l’usage de la cour impériale. Après cela, tant d’objets se pressèrent ensemble, qu’or, ne pouvait plus distinguer que peu de chose. La garde suisse, aux deux côtés de la voiture, le maréchal héréditaire, tenant haute l’épée saxonne, les feld-maréchaux, à cheval derrière la voiture, comme chefs de la garde impériale, la troupe des pages de l’empereur, et enfin les hallebardiers, en habits flottants de velours noir, galonnés en or sur toutes les coutures, avec des tuniques rouges et des camisoles couleur de cuir, aussi richement chamarrés d’or. Nous étions tellement hors de nous-mêmes, à force de voir, de signaler et de montrer, que les gardes du corps des électeurs, qui n’étaient pas moins superbement vêtus, furent à peine remarqués ; et peut-être même aurions-nous quitté nos fenêtres, si nous n’avions pas voulu voir encore nos magistrats, qui fermaient la marche dans quinze voitures à deux chevaux, et surtout, dans la dernière, le secrétaire du sénat, avec les clefs de la ville sur un coussin de velours rouge. Il nous parut aussi fort honorable que la marche fût fermée par notre compagnie de grenadiers de la ville, et ce jour solennel nous causa une grande joie, à double titre, comme Allemands et comme bourgeois de Francfort.
Nous avions pris place dans une maison devant laquelle le cortège devait repasser, lorsqu’il reviendrait de la cathédrale. Le service divin, la musique, les cérémonies et les solennités, les harangues et les réponses, les exposés et les lectures dans l’église, le chœur et le conclave durèrent si longtemps, jusqu’au moment où fut jurée la capitulation électorale, que nous eûmes tout le temps de faire une excellente collation, et de vider mainte bouteille à la santé du vieux et du jeune souverain. Cependant, comme il arrive en pareille circonstance, la conversation s’égara dans le passé, et il ne manqua pas de personnes âgées qui donnèrent au passé la préférence sur le présent, du moins au point de vue d’un certain intérêt humain et d’une sympathie passionnée qui avaient régné dans les anciennes fêtes. Au couronnement de François Ier, tout n’était pas aussi réglé que maintenant ; la paix n’était pas encore conclue ; la France, le Brandebourg et le Palatinat s’opposaient à l’élection ; les troupes du futur empereur étaient près de Heidelberg, où il avait son quartier général, et, dans le trajet d’Aix-la-Chapelle à Francfort, les insignes impériaux avaient failli être enlevés par les Palatins. Cependant on négociait encore, et, de part et d’autre, on ne prenait plus la guerre au sérieux. Marie-Thérèse elle-même, quoique enceinte, vient pour voir en personne célébrer enfin le couronnement de son époux. Elle arrive à Aschaffenbourg, et monte dans un yacht pour se rendre à Francfort. François part de Heidelberg ; il espère rencontrer son épouse, mais il arrive trop tard, elle est déjà partie. Il se jette incognito dans une nacelle, il fait force de rames, il atteint sa barque, et le couple fidèle goûte la joie de cette rencontre soudaine. La nouvelle en est aussitôt répandue, et tout le monde sympathise avec ce tendre couple, favorisé de nombreux enfants, et, depuis son union, tellement inséparable, qu’une fois déjà, dans un voyage de Venise à Florence, ils durent faire ensemble quarantaine aux frontières de Venise. Marie-Thérèse est reçue dans la ville avec enthousiasme, elle descend à l’auberge de l’Empereur romain, pendant que l’on dresse dans la bruyère de Bornheim le grand pavillon où l’on doit recevoir son époux. Là, pour les électeurs ecclésiastiques, il ne se trouve que celui de Mayence, et, pour les envoyés d’électeurs séculiers, que ceux de Saxe, de Bohème et de Hanovre. L’entrée commence, et ce qui peut lui manquer pour le complet et la magnificence est largement compensé par la présence d’une belle femme. Elle est au balcon de la maison bien située ; elle crie vivat à son époux, elle lui bat des mains ; le peuple fait comme elle, dans l’enthousiasme qui le transporte. Après tout, les grands sont des hommes aussi, et le peuple, pour les aimer, veut se les figurer à son image, et cela lui est plus facile, s’il peut se les représenter comme de fidèles époux, de tendres parents, des frères affectionnés, des amis dévoués. On leur avait alors souhaité et prophétisé toute sorte de biens, et l’on en voyait aujourd’hui l’accomplissement dans ce fils premier-né, dont la jeune et belle figure attirait tous les cœurs, et qui, par les nobles qualités qu’il annonçait, faisait concevoir au monde les plus grandes espérances.
Nous étions absolument perdus dans le passé et l’avenir, quand des amis, qui survinrent, nous rappelèrent dans le présent. Ils étaient de ceux qui connaissent le prix d’une nouvelle, et se hâtent par conséquent de l’annoncer les premiers, Ils surent aussi nous rapporter un trait touchant de ces augustes personnages, que nous venions de voir passer en si grande pompe. Il avait été convenu qu’en chemin, entre Heusenstamm et le grand pavillon, l’empereur et le roi trouveraient dans la forêt le landgrave de Darmstadt. Ce vieux prince, qui approchait du tombeau, désirait voir encore une fois le maître auquel il s’était dévoué dans les années de sa force. Ils se rappelaient tous deux le jour où le landgrave avait porté à Heidelberg le décret des électeurs qui appelait François à l’empire ; ce jour, où il avait répondu par la promesse d’un inviolable attachement aux précieux présents qu’il recevait. Ces augustes personnes s’arrêtèrent dans un bois de sapins, et le landgrave, affaibli par l’âge, s’appuya contre un arbre, afin de pouvoir continuer plus longtemps l’entretien, qui, de part et d’autre, ne fut pas sans émotion. La place fut marquée plus tard d’une manière simple et naïve, et j’ai fait quelquefois ce pèlerinage avec de jeunes amis.
Nous avions ainsi passé quelques heures à rappeler les vieilles choses, à méditer les nouvelles, quand les flots du cortège, mais plus courts et plus serrés, passèrent une seconde fois devant nos yeux, et nous pûmes observer de plus près le détail, le noter et le graver dans noire mémoire. Dès ce moment, la ville fut dans un mouvement continuel ; car jusqu’à ce que tous et chacun de ceux qui en avaient le droit et le devoir eussent offert leurs hommages aux personnes les plus éminentes, et se fussent présentés à chacune d’elles, les allées et les venues n’eurent point de fin, et l’on put récapituler à son aise et en détail la maison de chacun de ces augustes personnages.
Cependant les insignes approchaient ; mais, pour que les disputes traditionnelles ne fissent pas défaut, ils durent passer la moitié du jour et une grande partie de la nuit en pleine campagne, à cause d’une contestation entre l’électeur de Mayence et Francfort, au sujet du territoire et de l’escorte. Francfort céda. Ceux de Mayence escortèrent les insignes jusqu’à la barrière, et l’affaire fut ainsi réglée pour cette fois.
Pendant ces jours, je ne fus pas un moment à moi. Chez nous, j’avais à écrire et à copier. On voulait et l’on devait tout voir. Ainsi s’acheva le mois de mars, dont la seconde moitié avait été pour nous si pleine de fêtes. J’avais promis à Marguerite une relation fidèle et détaillée des dernières solennités et de ce que promettait le couronnement. Le grand jour approchait ; je songeais plus à la manière dont je lui dirais les choses qu’à ce que j’avais proprement à dire. Je me hâtai de mettre en œuvre pour ce prochain et unique usage tout ce qui passait sous mes yeux et sous ma plume de secrétaire. Enfin je me rendis chez elle un soir assez tard. Cette fois, me disais-je avec complaisance, mon récit aurait encore bien plus de succès que le premier que j’avais improvisé ; mais bien souvent une inspiration soudaine nous fait plus déplaisir à nous-mêmes et, par nous, aux auditeurs, que le plan le mieux médité. Je trouvai à peu près la même société, mais il y avait dans le nombre quelques inconnus. Ils se mirent à jouer. Marguerite et le jeune cousin se tinrent seuls à mes côtés devant la table d’ardoise. La bonne jeune fille exprima avec beaucoup de bonne grâce son contentement de ce qu’on l’avait traitée, elle étrangère, comme une bourgeoise, le jour de l’élection, et de ce qu’elle avait pu jouir de ce spectacle unique. Elle me remercia vivement de m’être occupé d’elle, et d’avoir eu jusqu’alors l’attention de lui procurer, par Pylade, toute sorte d’entrées, nu moyen de billets, d’avertissements, d’amis et de recommandations. Elle aimait à entendre parler des joyaux de l’Empire ; je lui promis que, si le chose se pouvait, nous les verrions ensemble. Elle fit quelques réflexions badines, quand elle apprit qu’on avait essayé les habits et la couronne au jeune roi. Je savais où elle serait placée pour voir les solennités du couronnement, et je la rendis attentive à tout ce qui devait se passer, et à ce qui pourrait surtout être bien observé de sa place.
Nous négligeâmes ainsi de penser au temps ; il était déjà plus de minuit, et je m’aperçus que, par malheur, je n’avais pas sur moi la clef de la maison. Je ne pouvais rentrer sans faire beaucoup de bruit. Je fis part à Marguerite de mon embarras. « Au bout du compte, dit-elle, le mieux sera que la société reste réunie. » Les cousins et les étrangers avaient eu déjà cette idée, parce qu’on ne savait où les loger pour cette nuit. La chose fut bientôt décidée. Marguerite alla faire du café, après nous avoir apporté, toute préparée et allumée (les chandelles étant à bout), une grande lampe de laiton, dont se servait la famille. Le café nous réveilla pour quelques heures, mais peu à peu le jeu se ralentit, la conversation cessa ; la mère dormait dans le grand fauteuil ; les étrangers, fatigués du voyage, s’assoupirent ça et là ; Pylade et sa belle étaient assis dans un coin ; elle avait appuyé sa tête sur l’épaule de son amant et sommeillait. Lui-même, il ne resta pas longtemps éveillé. Le jeune cousin, assis en face de nous, devant la table d’ardoise, avait croisé les bras et dormait, le visage appuyé dessus. J’étais assis au coin de la fenêtre, derrière la table, et Marguerite à côté de moi. Nous causions à voix basse ; mais enfin elle fut aussi vaincue par le sommeil ; elle appuya sa jolie tête sur mon épaule et s’endormit aussitôt. Je restais donc seul éveillé, dans la plus singulière situation ; l’aimable frère de la mort vint m’y surprendre et mu calmer à mon tour. Je m’assoupis, et, quand je me réveillai, il faisait déjà grand jour. Marguerite était devant le miroir, et ajustait sa petite coiffe. Elle était plus charmante que jamais, et, quand je me retirai, elle me serra très-cordialement les mains. Je me glissai par un détour dans notre maison, car, du côté du petit Fossé aux cerfs, mon père avait pratiqué dans le mur un jour dérobé, non sans opposition de la part des voisins, et nous évitions ce côté, quand nous voulions rentrer chez nous sans qu’il nous aperçût. Ma mère, dont l’entremise venait toujours à notre aide, avait excusé mon absence au thé du matin, en disant que j’étais sorti de bonne heure, et cette nuit innocente n’eut donc pour moi aucunes suites désagréables.
En général, et à tout prendre, ce monde infiniment varié qui m’entourait ne fit sur moi qu’une impression très-simple : je n’avais point d’autre intérêt que d’observer exactement l’extérieur des objets ; point d’autre affaire que celle dont me chargeaient mon père et M. de Kœnigsthal, et qui ne laissait pas de me faire connaître la marche secrète des événements ; mon cœur n’était occupé que de Marguerite, et mon unique dessein était de tout voir et tout saisir parfaitement, afin de pouvoir le repasser avec elle et le lui expliquer. Souvent, tandis qu’un cortège défilait, je le décrivais à part moi à demi-voix, afin de m’assurer de tous les détails, et de recevoir, pour cette attention et cette exactitude, les éloges de Marguerite. Je ne regardais que comme un surplus l’approbation et le suffrage des autres. Je fus, il est vrai, présenté à de grands et nobles personnages ; mais on n’avait pas le temps de s’occuper d’autrui, et d’ailleurs les personnes d’âge mûr ne savent pas d’abord que dire à un jeune homme ni comment elles doivent le mettre à l’épreuve. De mon côté, je n’étais pas fort habile à me présenter aux gens avec aisance : j’obtenais d’ordinaire leur bienveillance, mais non leur approbation. J’étais tout entier à la chose qui m’occupait, mais je ne demandais pas si elle pouvait convenir aux autres. J’étais le plus souvent trop vif ou trop silencieux, et je paraissais importun ou rechigné, selon que les gens m’attiraient ou me repoussaient ; aussi disait-on que je promettais beaucoup, mais que j’étais bizarre.
Enfin arriva le jour du couronnement (3 avril 1764). Le temps était favorable, et tout le monde était en mouvement. On m’avait assigné, avec plusieurs parents et amis, dans le Rœmer même, à l’un des étages supérieurs, une bonne place, d’où nous pouvions voir l’ensemble parfaitement. Nous nous y rendîmes de grand matin, et nous vîmes de ce lieu élevé, comme à vol d’oiseau, les préparatifs que nous avions observés de près la veille. Ici, c’était la fontaine jaillissante, nouvellement construite, avec deux grands bassins à droite et à gauche, dans lesquels l’aigle double, posé sur le tuyau, devait verser par ses deux becs, d’un côté, du vin rouge, de l’autre, du vin blanc. Là, c’était un monceau d’avoine ; plus loin, la grande baraque de planches, dans laquelle, depuis plusieurs jours, on faisait rôtir à petit feu, à une broche énorme, le bœuf gras tout entier. Tous les passages qui mènent du Rœmer au dehors et des autres rues au Rœmer étaient barricadés aux deux bouts et gardés. La grande place se remplissait peu à peu, la foule ondoyante était toujours plus forte et plus animée, car la multitude cherchait toujours à se porter du côté où paraissait quelque nouveau spectacle, et où l’on annonçait quelque chose de curieux. Cependant il régnait assez de silence, et, quand on sonna le bourdon, tout le peuple sembla saisi de frayeur et d’étonnement. Ce qui excita d’abord l’attention de tous ceux dont les regards dominaient la place, fut le cortège, dans lequel les seigneurs d’Aix-la-Chapelle et de Nuremberg portaient à la cathédrale les joyaux de l’Empire. Ces joyaux, comme palladium, occupaient le fond de la voiture, et les députés étaient assis en face, dans une attitude respectueuse. Les trois électeurs se rendent à la cathédrale. Les insignes sont présentés à l’électeur de Mayence, et l’on porte aussitôt la couronne et le glaive au quartier de l’empereur. Les autres préparatifs et diverses cérémonies occupent, en attendant, les principaux personnages, comme les spectateurs, dans l’église, ainsi que nous pouvions nous le figurer, nous qui savions les choses.
Cependant nous voyons les ambassadeurs arriver en voiture au Rœmor, d’où le baldaquin est porté par des subalternes au quartier de l’empereur. Aussitôt le maréchal héréditaire, comte de Pappenheim. monte à cheval. C’est un fort bel homme, à la taille élancée, à qui va fort bien le costume espagnol, le riche pourpoint, le manteau doré, le grand chapeau à plumes et la chevelure flottante. Il se met en marche, et, au son de toutes les cloches, les ambassadeurs le suivent à cheval au quartier de l’empereur, dans un appareil plus riche encore que le jour de l’élection. On aurait bien souhaité de s’y trouver aussi ; car, dans ce jour, on aurait voulu se multiplier. On se racontait les uns aux autres ce qui se passait là. À présent, disions-nous, l’empereur met son habit de maison, vêtement nouveau, fait sur le modèle des anciens carlovingiens. Les officiers héréditaires reçoivent les insignes impériaux et montent à cheval. L’empereur, revêtu de ses ornements, le roi des Romains, en habit espagnol, montent aussi leurs palefrois, et, cependant, l’immense cortège qui les devance nous les a déjà annoncés.
L’œil était fatigué à voir seulement la foule des domestiques et des autres employés richement vêtus, li noblesse qui passait d’un air imposant ; et, quand on vit s’avancer lentement, sur des chevaux ornés pompeusement, les ambassadeurs, les officiers héréditaires et enfin l’empereur, en costume romantique, sous le baldaquin richement brodé, porté par douze échevins et sénateurs, ayant à sa gauche, un peu en arrière, son fils en costume espagnol, on n’avait plus assez de ses yeux. On aurait voulu, par une formule magique, enchaîner du moins un instant cette apparition ; mais le cortège magnifique passa sans faire halte, et à peine eut-il laissé la place vide, que le flot populaire l’envahit aussitôt. Alors commença une nouvelle presse, car on devait ouvrir un autre abord du marché à la porte du Rœmer, et construire un pont de planches, que le cortége devait franchir à son retour. Ce qui s’était passé dans la cathédrale, les cérémonies interminables qui préparent et accompagnent l’onction, le couronnement, l’accolade, tout cela, nous eûmes un grand plaisir à nous le faire conter plus tard par ceux qui avaient sacrifié bien d’autres choses pour se trouver dans l’église. Sur l’entrefaite, nous fîmes à nos places un repas frugal : car, dans ce jour, le plus solennel de notre vie, nous dûmes nous résigner à mander froid. En revanche, on avait apporté des caves de toutes les familles le vin le meilleur et le plus vieux, si bien que, sous ce rapport du moins, nous célébrâmes dans l’ancien goût cette ancienne fête.
À ce moment, l’objet le plus curieux à voir dans la place était le pont qu’on avait achevé et recouvert de drap rouge, jaune et blanc. L’empereur, que nous avions contemplé d’abord en carrosse, puis à cheval, nous allions aussi l’admirer passant à pied ; et, chose singulière, c’est ainsi que nous nous réjouissions le plus de le voir, car cette manière de se présenter nous semblait à la fois la plus naturelle et la plus digne. Des personnes âgées, qui avaient vu le couronnement de François Ier, nous contaient que Marie-Thérèse, admirablement belle, avait assisté à cette cérémonie d’un balcon de la maison Frauenstein, attenante au Rœmer. Quand son époux revint de la cathédrale, dans ce bizarre accoutrement, et s’offrit à ses yeux comme un fantôme de Charlemagne, il leva les deux mains, comme par plaisanterie, et lui montra le globe impérial, le sceptre et les gants étranges, sur quoi elle fut prise d’un rire interminable, à la grande joie de tout le peuple, heureux d’être admis à voir de ses yeux la bonne et simple union conjugale du couple le plus auguste de la chrétienté. Mais, quand l’impératrice, pour saluer son époux, agita son mouchoir, et lui adressa elle-même un éclatant vivat, l’enthousiasme et l’allégresse du peuple furent au comble, en sorte que les cris de joie n’avaient point de fin.
Maintenant, le son des cloches et les premières files du long cortège, qui s’avancèrent d’un pas lent et majestueux sur le pont bigarré, annoncèrent que tout était accompli. L’attention fut plus grande que jamais, le cortège, plus distinct qu’auparavant, pour nous particulièrement, parce qu’il venait droit à nous. Nous le voyions, ainsi que la place remplie par la foule, presque en plan horizontal. Seulement cette magnificence s’entassa trop à la fin ; car les ambassadeurs, les officiers héréditaires, l’empereur et le roi sous le dais, les trois électeurs ecclésiastiques, qui s’étaient joints au cortège, les échevins et les sénateurs, vêtus de noir, le dais brodé en or, tout semblait ne former qu’une seule masse, mise en mouvement par une seule volonté, dans une magnifique harmonie, et, sortant du temple au son des cloches, resplendissait à nos yeux comme une chose sainte. Une solennité politique et religieuse a un attrait infini. Nous voyons devant nous la majesté terrestre environnée de tous les symboles de sa puissance, mais, en s’inclinant devant la puissance céleste, elle nous rend sensible l’intime union de l’une et de l’autre, car l’individu lui-même ne peut démontrer son affinité avec Dieu qu’en se soumettant et en adorant.
Les cris de joie qui retentirent de la place du marché se répétèrent sur la grande place, et un vivat énergique s’élança de mille et mille poitrines et sans doute aussi du fond des cœurs ; car cette grande fête devait être le gage d’une paix durable, qui assura en effet pour de longues années le bonheur de l’Allemagne.
Plusieurs jours auparavant, des crieurs publics avaient annoncé que ni le pont ni l’aigle placé sur la fontaine ne seraient livrés au pillage et que le peuple ne devait pas y toucher comme autrefois. On l’avait résolu ainsi pour prévenir les accidents inévitables dans de pareilles bagarres. Mais, pour faire en quelque mesure un sacrifice à l’esprit populaire, des personnes préposées à cet effet s’avancèrent à la suite du cortège, détachèrent le drap du pont, le roulèrent et le jetèrent en l’air. Il en résulta non pas un accident grave, mais un désordre risible, car l’étoffe se déroula dans l’air et couvrit, dans sa chute, un certain nombre de personnes. Celles qui saisirent les bouts et les tirèrent à elles firent tomber toutes celles qui étaient au milieu, les enveloppèrent et les tinrent à la gêne, jusqu’à ce que chacun eût déchiré ou coupé et emporté, comme il sut faire, un lambeau de l’étoffe que les pas des Majestés avaient sanctifiée.
Je n’assistai pas longtemps à ce divertissement sauvage, mais je descendis bien vite de ma haute loge, par un labyrinthe de petits escaliers et de corridors, jusqu’au grand escalier du Rœmer, par où devait monter la troupe illustre et magnifique que nous avions admirée de loin. La foule n’était pas grande, parce que les abords de l’hôtel de ville étaient bien gardés, et je parvins heureusement en haut tout contre la grille de fer. Alors les hauts personnages montèrent en passant devant nous, tandis que leur suite restait en bas dans les corridors voûtés, et je pus les observer de tous côtés dans l’escalier trois fois interrompu, et enfin de tout près. Les deux Majestés montèrent à leur tour. Le père et le fils étaient vêtus de même sorte, comme des Ménechmes. Le costume de maison de l’empereur, en soie couleur de pourpre, richement paré de perles et de pierreries, ainsi que la couronne, le sceptre et le globe impérial, plaisait à l’œil, car tout était neuf et l’imitation des vieux temps pleine de goût. D’ailleurs l’empereur portait son costume avec une parfaite aisance, et sa figure noble et franche annonçait à la fois l’empereur et le père. Le jeune roi, au contraire, se traînait dans son vaste habillement, avec les joyaux de Charlemagne, comme dans un déguisement, en sorte qu’il ne pouvait lui-même s’empêcher de sourire, en regardant son père de temps en temps. La couronne, qu’on avait dû garnir beaucoup, dépassait son tour de tête, con : me un toit qui fait saillie. La dalmatique, la stole, si bien qu’elles fussent ajustées et cousues, ne produisaient point un effet avantageux ; le sceptre et le globe impérial excitaient l’étonnement, maison ne pouvait se dissimuler que, pour leur voir produire un effet plus favorable, on eût préféré que ces habits fussent portés par un homme d’une forte taille, proportionnée à ce vêtement.
À peine les portes de la grande salle furent-elles refermées derrière ces personnages, que je courus à ma première place, qui, déjà occupée par d’autres, ne me fut pas rendue sans peine. Il était temps que je reprisse possession de ma fenêtre, car on allait voir se passer la plus remarquable de toutes les scènes publiques. Tout le peuple s’était tourné vers le Rœmer, et de nouveaux vivat nous firent connaître que l’empereur et le roi se montraient à la foule, dans leurs ornements, du balcon de la grande salle. Mais ils ne devaient pas être le seul objet de spectacle : il allait s’en passer un étrange sous leurs yeux. Le grand et beau maréchal héréditaire s’élança le premier sur son cheval ; il avait quitté l’épée ; il portait de la main droite une mesure d’argent à anse, et de la gauche une racloire. Il courut, dans l’enceinte, au grand tas d’avoine, sauta dedans, remplit le vase outre mesure, passa la racloire dessus, et l’emporta avec beaucoup de grâce. Les écuries de l’empereur étaient donc pourvues. Le chambellan héréditaire poussa ensuite son cheval au même endroit et en rapporta une cuvette avec une aiguière et un essuie-mains. Mais l’écuyer tranchant héréditaire réjouit davantage les spectateurs, en venant chercher une pièce de bœuf rôti. Un plat d’argent à la main, il courut à cheval à travers les barrières jusqu’à la grande cuisine en planches, et revint bientôt avec son plat couvert, pour se diriger vers le Rœmer. Ce fut alors le tour de l’échanson héréditaire, qui poussa vers la fontaine et se fournit de vin. La table de l’empereur était donc aussi servie, et tous les yeux épiaient le trésorier héréditaire, qui devait jeter l’argent. Il montait aussi un beau cheval, qui portait, aux deux côtés de la selle, en guise de fourreaux de pistolets, une paire de bourses magnifiques, brodées aux armes de l’électeur palatin. À peine se fut-il mis en marche, qu’il puisa dans ces poches et répandit libéralement à droite et à gauche les pièces d’or et d’argent, qui, chaque fois, brillaient très-gaiement dans l’air comme une pluie de métal. Aussitôt des milliers de mains se lèvent et s’agitent pour attraper les dons, mais, à peine la monnaie est-elle tombée, que la foule tourbillonne, se précipite vers le sol et se dispute violemment les pièces qui ont pu arriver jusqu’à terre. Et comme ce mouvement se répétait des deux côtés, à mesure que le distributeur s’avançait, c’était pour les spectateurs une scène fort amusante. À la fin, l’agitation fut plus vive encore, quand il jeta les bourses mêmes, et que chacun tâcha d’attraper ce prix, le plus considérable de tous.
Leurs Majestés s’étaient retirées du balcon, et l’on allait faire encore un sacrifice au peuple, qui, dans ces occasions, aime mieux ravir les dons que les recevoir paisiblement et avec reconnaissance. En des temps plus rudes et plus grossiers, l’usage était de mettre l’avoine au pillage aussitôt que le maréchal héréditaire en avait prélevé une mesure ; la fontaine, dès que l’échanson y avait puisé, et la cuisine, après que l’écuyer tranchant avait rempli son office. Cette fois, pour prévenir tout accident, on maintint, autant qu’il se pouvait faire, de l’ordre et de la mesure. Cependant on vit reparaître les malins tours du vieux temps : l’un avait-il jeté sur son dos un sac d’avoine, l’autre y faisait un trou, et autres gentillesses pareilles. Mais, cette fois, le bœuf rôti amena comme auparavant un combat plus sérieux. On ne pouvait se le disputer qu’en masse. Deux corporations, celle des bouchers et celle des encaveurs, s’étaient postées, selon la vieille coutume, de telle sorte que l’énorme rôti devait échoir à l’une d’elles. Les bouchers croyaient avoir les meilleurs droits à un bœuf qu’ils avaient fourni entier à la cuisine ; les encaveurs, en revanche, y prétendaient, parce que la cuisine était bâtie dans le voisinage du siège de leur corporation, et parce qu’ils avaient été vainqueurs la dernière fois ; car on pouvait voir à la lucarne grillée de leur maison commune les cornes de ce bœuf conquis, se dressant comme trophée. Ces deux corporations nombreuses avaient l’une et l’autre des membres robustes et vigoureux, mais, laquelle remporta cette fois la victoire, c’est ce dont je ne me souviens plus.
Au reste, comme une fête de ce genre doit finir par quelque chose de périlleux et d’effrayant, ce fut, en vérité, un moment effroyable que celui où la cuisine de planches fut elle-même livrée au pillage. À l’instant le toit fourmilla de gens, sans qu’on put savoir comment ils y étaient montés ; les planches furent arrachées et jetées en bas, en sorte qu’on pouvait croire, et surtout de loin, que chacune avait assommé deux ou trois assiégeants. En un clin d’œil la baraque fut découverte, et quelques hommes restaient suspendus aux chevrons et aux poutres, pour les arracher aussi des mortaises. Plusieurs même se brandillaient encore en haut, quand les poteaux étaient déjà sciés par le bas, que la charpente vacillait et menaçait d’une chute soudaine. Les personnes délicates détournaient les yeux, et chacun s’attendait à un grand malheur ; mais on n’entendit pas même parler d’une blessure, et, la scène, tout impétueuse et violente qu’elle était, se passa heureusement.
Chacun savait que l’empereur et le roi allaient sortir du cabinet où ils s’étaient retirés en quittant le balcon, et qu’ils dîneraient dans la grande salle du Rœmer. On avait pu admirer, la veille, les préparatifs, et je désirais vivement jeter, du moins s’il était possible, un coup d’œil dans la salle. Je retournai donc par les chemins accoutumés au grand escalier qui fait face à la porte de la salle. Là je vis, non sans étonnement, les hauts personnages se reconnaître ce jour-là serviteurs du chef suprême de l’Empire. Quarante-quatre comtes, apportant les mets de la cuisine, passèrent devant moi, tous en habits superbes, en sorte que le contraste de leur noble contenance avec leur action était bien fait pour troubler la tête d’un enfant. La foule n’était pas grande, et pourtant assez gênante à cause du peu d’espace. La porte de la salle était gardée, mais ceux qui avaient qualité pour cela entraient et sortaient souvent. J’aperçus un officier de la maison palatine, et je lui demandai s’il ne pourrait pas me faire entrer avec lui. Sans hésiter longtemps, il me remit un des plats d’argent qu’il portait, ce qu’il pouvait faire d’autant mieux que j’étais proprement vêtu, et je parvins ainsi dans le sanctuaire. Le buffet palatin était à gauche, joignant la porte, et, en quelques pas, j’y fus monté, derrière la balustrade. À l’autre bout de la salle, tout près des fenêtres, étaient assis, sur des trônes élevés et sous le dais, l’empereur et le roi dans leurs habits de parade ; couronne et sceptre étaient posés derrière, à quelque distance, sur des coussins dorés. Les trois électeurs ecclésiastiques, ayant leurs buffets derrière eux, avaient pris place sur des estrades isolées ; l’électeur de Mayence vis-à-vis de Leurs Majestés, l’électeur de Trêves à droite, et l’électeur de Cologne à gauche. Cette partit : supérieure de la salle offrait un aspect agréable et imposant, et réveillait cette pensée, que le clergé aime à s’accorder aussi longtemps qu’il est possible avec le souverain. En revanche, les buffets et les tables de tous les électeurs laïques, magnifiquement décorés, mais délaissés de leurs maîtres, faisaient songer à la mésintelligence qui s’était développée peu à peu, dans le cours des siècles, entre eux et le chef suprême de l’Empire. Leurs ambassadeurs s’étaient déjà retirés pour dîner dans une chambre voisine, et, si la plus grande partie de la salle prenait un aspect fantastique de ce service somptueux pour tant d’invisibles convives, dans le milieu, une grande table inoccupée était encore plus triste à voir, car, s’il y avait tant de places vides, c’est que ceux qui avaient le droit de s’y asseoir, pour des raisons d’étiquette, pour ne rien sacrifier de leur dignité, dans ce jour où elle devait briller du plus vif éclat, ne se présentaient pas, lors même qu’ils se trouvaient alors dans la ville.
Ni mon âge ni la presse du moment ne me permettaient de faire beaucoup de réflexions. Je m’efforçai de tout observer du mieux possible ; et, quand on servit le dessert, les ambassadeurs étant rentrés pour faire leur cour, je cherchai le grand air, et j’allai dans le voisinage, chez de bons amis, me refaire du demi-jeune de la journée, et me préparer à l’illumination du soir. Cette brillante soirée, je me proposais de la célébrer d’une manière sentimentale : j’étais convenu d’un rendez-vous, pour l’entrée de la nuit, avec Marguerite, avec Pylade et sa bien-aimée. Déjà la ville brillait de toutes parts, quand je rencontrai mes amis. J’offris mon bras à Marguerite ; nous passâmes d’un quartier à un autre, et nous nous trouvions très-heureux ensemble. Les cousins avaient été d’abord de la compagnie, mais ils se perdirent plus tard dans la foule. Devant les maisons de quelques ambassadeurs, où l’on avait arrangé des illuminations magnifiques (celui de l’électeur palatin s’était surtout distingué), il faisait aussi clair qu’en plein jour. Pour n’être pas reconnu, je m’étais un peu déguisé, et Marguerite ne le trouva pas mauvais. Nous admirâmes les brillantes décorations de tout genre et les magiques édifices de flammes, où les ambassadeurs avaient voulu se surpasser à l’envi. Cependant l’illumination du prince Esterhazy éclipsa toutes les autres. Notre petite société fut ravie de l’invention et de l’exécution, et nous voulions tout admirer en détail, quand les cousins nous rejoignirent et nous parlèrent de l’illumination magnifique dont l’ambassadeur de Brandenbourg avait décoré son quartier. Nous ne craignîmes pas de faire le long trajet du Rossmarkt au Saalhof, mais nous trouvâmes qu’on s’était indignement joué de nous. Le Saalhof est, du côté du Mein, un édifice remarquable et régulier, mais la façade qui regarde la ville est très-vieille, irrégulière et sans apparence. De petites fenêtres, qui ne sont ni de même forme ni de même grandeur, ni rangées sur la même ligne, ni également espacées, des portes sans symétrie, un rez-de-chaussée transformé presque tout entier en boutiques, offrent un aspect de confusion qui n’attire jamais l’attention de personne. Or, on avait suivi l’architecture aventureuse, irrégulière, décousue, et l’on avait entouré de lampes chaque fenêtre, chaque porte, chaque ouverture, comme on peut le faire pour une maison bien bâtie, mais par là était mise dans le jour le plus éclatant la plus laide et la plus informe de toutes les façades. On s’en divertissait d’abord, comme on peut faire des farces de paillasse (et pourtant ce n’était pas sans inquiétude, parce que chacun devait y voir quelque chose de prémédité. On avait déjà glosé sur les autres façons d’agir de ce Plotho, d’ailleurs si estimé, et, comme les cœurs étaient pour lui, on avait aussi admiré en lui le malin personnage, accoutumé à se mettre, comme son roi, au-dessus de tout cérémonial), cependant on retournait plus volontiers au royaume de fées d’Esterhazy.
Ce noble ambassadeur, pour faire honneur à ce jour, avait complètement laissé de côté son quartier dont la situation était défavorable, et, en échange, s’étant emparé de la grande esplanade des tilleuls qui touche au Rossmarkt, il l’avait fait décorer par devant d’un portail en feux colorés, et, dans le fond, d’une perspective encore plus magnifique. Des lampions marquaient toute l’enceinte ; entre les arbres s’élevaient des pyramides lumineuses et des globes sur des piédestaux transparents ; d’un arbre à l’autre couraient des guirlandes étincelantes, auxquelles des lustres étaient suspendus. Dans plusieurs endroits, on distribuait au peuple du pain et de la charcuterie, et on ne le laissait pas manquer de vin.
C’est là que les deux couples se promenaient ensemble, bras dessus bras dessous, dans une joie parfaite. Au côté de Marguerite, je croyais véritablement parcourir ces heureuses campagnes de l’Élysée, où l’on cueille aux arbres des vases de cristal qui se remplissent aussitôt du vin qu’on désire, et où l’on secoue de la branche des fruits qui se métamorphosent en tous les mets qu’on souhaite. Nous finîmes aussi par sentir le besoin de nous restaurer : sous la conduite de Pylade, nous trouvâmes un traiteur de très-bonne apparence, et, comme nous n’y rencontrâmes pas d’autres convives, parce que tout le monde courait les rues, nous prîmes plus à l’aise nos ébats, et nous passâmes, de la manière la plus gaie et la plus heureuse, une grande partie de la nuit dans les jouissances de la tendresse, de l’amour et de l’amitié. Quand j’eus accompagné Marguerite jusqu’à sa porte, elle me baisa au front. C’était la première fois qu’elle m’accordait cette faveur, et ce fut la dernière ; car, hélas ! je ne devais plus la revoir.
Le lendemain, j’étais encore au lit, quand ma mère, inquiète et troublée, entre dans ma chambre. Lorsqu’elle avait quelque souci, il était facile de s’en apercevoir. « Lève-toi, me dit-elle, et prépare-toi à quelque chose de désagréable. Il nous est revenu que tu fréquentes une très-mauvaise société, et que tu t’es mêlé dans les affaires les plus coupables et les plus dangereuses. Ton père ne se possède plus, et tout ce que nous avons obtenu de lui, c’est de laisser l’affaire s’instruire par un tiers. Reste dans ta chambre, et attends ce qui se prépare. Le conseiller Schneider viendra te voir au nom de ton père et de l’autorité, car l’affaire est déjà pendante et peut prendre une très-mauvaise tournure. » Je vis bien qu’on jugeait la chose beaucoup plus grave qu’elle n’était, mais j’étais assez vivement alarmé, à la seule pensée que ma véritable liaison était découverte. Mon vieil ami, l’admirateur de la Messiade, arriva enfin. Il avait les larmes aux yeux. Il me prit par le bras et me dit : « Je suis bien affligé de venir auprès de vous dans une pareille circonstance. Je n’aurais pas imaginé que vous fussiez capable de vous égarer à ce point. Mais que ne font pas la mauvaise compagnie et le mauvais exemple ! Et c’est ainsi qu’un jeune homme sans expérience peut se voir pas à pas conduit jusqu’au crime. — Ma conscience ne me reproche aucun crime, répliquai-je ; elle ne me reproche pas davantage d’avoir fréquenté de mauvaises compagnies. — Il ne s’agit pas actuellement de votre défense, dit-il en m’interrompant, mais d’une enquête et, de votre part, d’un aveu sincère. — Que désirez-vous savoir ? » lui dis-je. Il s’assit, tira de sa poche une feuille, et se mit à m’interroger. « N’avez-vous pas recommandé à votre grand-père le nommé *** comme postulant une place de *** ? — Oui, répondis-je. — Où avez-vous fait sa connaissance ? — À la promenade. — Dans quelle société ? » J’hésitai, parce que je ne voulais par trahir mes amis. « Le silence ne vous servira de rien, poursuivit-il ; tout est déjà suffisamment connu. — Qu’est-ce donc qui est connu ? — Que cet homme vous a été présenté par d’autres gens de même sorte, et, à savoir, par ***. » Il nomma trois personnes que je n’avais jamais ni vues ni connues, ce que je déclarai sur-le-champ. « Vous prétendez, poursuivit-il, ne pas connaître ces gens, et cependant vous avez eu avec eux de fréquentes réunions. — Pas la moindre, car, ainsi que je l’ai dit, excepté le premier, je n’en connais pas un, et, celui-là même, je ne l’ai jamais vu dans une maison. — N’êtes-vous pas allé souvent dans la rue *** ? — Jamais. » Cela n’était pas entièrement conforme à la vérité. J’avais accompagné une fois Pylade chez sa bien-aimée, qui demeurait dans cette rue : mais nous étions entrés par la porte de derrière et restés dans le jardin. C’est pourquoi je crus pouvoir me permettre ce subterfuge, que je n’avais pas été dans la rue même. Le bon homme me fît encore beaucoup de questions, auxquelles je pus toujours répondre négativement, rien de ce qu’il voulait savoir ne m’étant connu.
À la fin, il parut se fâcher, et il dit : « Vous récompensez bien mal ma confiance et ma bonne volonté. Je viens pour vous sauver. Vous ne pouvez nier d’avoir composé des lettres et fait des écritures pour ces gens eux-mêmes ou pour leurs complices, et de les avoir aidés de la sorte dans leurs mauvais coups. Je viens pour vous sauver ; car il ne s’agit de rien moins que de fausses écritures, de faux testaments, de billets supposés et autres choses pareilles. Je ne viens pas seulement comme ami de la maison, je viens au nom et par l’ordre de l’autorité, qui, en considération de votre famille et de votre jeunesse, veut vous ménager, vous, et quelques autres jeunes gens, qui ont été pris au piège comme vous. » J’étais surpris de ne pas voir parmi les personnes qu’il me nommait celles justement avec lesquelles j’avais eu des liaisons. Les rapports ne concordaient pas, mais ils se touchaient, et je pouvais encore espérer d’épargner mes jeunes amis. Mais le brave homme était toujours plus pressant. Je ne pus nier que j’étais quelquefois rentré tard à la maison ; que j’avais su me procurer une clef ; qu’on m’avait remarqué plus d’une fois dans des lieux de plaisir avec des personnes d’humble condition et d’un extérieur suspect ; que des jeunes filles étaient mêlées à la chose ; bref, tout semblait découvert, excepté les noms. Cela m’encourageait à persévérer dans le silence.
« Ne me laissez pas partir comme cela, dit ce bon ami. La chose ne souffre aucun délai. Aussitôt après moi, il en viendra un autre, qui ne vous laissera pas autant de latitude. N’empirez pas par votre obstination une affaire déjà assez mauvaise. « Alors je me représentai vivement ces bons cousins et surtout Marguerite ; je les voyais arrêtés, interrogés, punis, déshonorés, et l’idée me vint, comme un éclair, que les cousins, bien qu’ils se fussent conduits envers moi avec une parfaite honnêteté, avaient pu s’engager dans de mauvaises affaires, l’aîné du moins, qui ne m’avait jamais beaucoup plu, qui rentrait toujours tard au logis, et qui avait peu de choses agréables à raconter. Je retenais toujours mon aveu. « Ma conscience ne me reproche aucune mauvaise action, lui dis-je, et, de ce côté, je puis être tout à fait tranquille, mais il ne serait pas impossible que ceux avec qui j’ai eu des relations se fussent rendus coupables d’une action téméraire ou illégale. Qu’on les recherche, qu’on les découvre ; qu’ils soient convaincus et punis ; je n’ai rien à me reprocher jusqu’à présent, et je ne veux pas me rendre coupable envers ceux qui se sont conduits amicalement et honnêtement avec moi. » Il ne me laissa pas achever, mais il s’écria avec quelque émotion : « Oui, on les trouvera ! Ils se réunissaient dans trois maisons, ces scélérats. » Il nomma les rues, il indiqua les maisons, et, par malheur, celle que je fréquentais était du nombre. « On a déjà nettoyé le premier nid, poursuivit-il ; et dans ce moment on nettoie les deux autres. Dans quelques heures tout sera éclairci. Dérobez-vous par un aveu sincère à une enquête juridique, à une confrontation et à toutes ces vilaines procédures. »
La maison était désignée et connue ; je crus dès lors tout silence inutile, et même, vu l’innocence de nos rendez-vous, je pouvais espérer d’être encore plus utile à mes amis qu’à moi-même. « Asseyez-vous, m’écriai-je en le ramenant de la porte, je veux tout vous conter et soulager à la fois mon cœur et le vôtre. Je ne vous fais qu’une prière, c’est de ne plus mettre en doute ma sincérité. » Là-dessus, je racontai à mon ami toute l’affaire, d’abord avec calme et fermeté ; mais, à mesure que je me rappelai et me retraçai les personnes, les choses, les circonstances, et qu’il me fallut exposer, comme devant un tribunal criminel, tant de joies innocentes, de jouissances pures, j’éprouvai un sentiment toujours plus douloureux, tellement que je finis par fondre en larmes et m’abandonner aux plus violents transports. Notre ami, qui espérait que le véritable secret était en train de se révéler (car il prenait ma douleur pour un indice que j’étais sur le point d’avouer à contre-cœur une chose énorme, et il tenait infiniment à faire cette découverte), cherchait de son mieux à me calmer. Il n’y réussit qu’en partie ; assez néanmoins pour que je pusse achever péniblement mon histoire.
Quoique satisfait de l’innocence de ce qui s’était passé, il avait encore quelques doutes, et il m’adressa de nouvelles questions, qui réveillèrent mes transports et me plongèrent dans la plus violente douleur. Je finis par déclarer que je n’avais plus rien à dire, et savais bien que je n’avais rien à craindre, car j’étais innocent, de bonne famille et bien recommandé ; mais les autres pouvaient être innocents comme moi, sans qu’on voulût les reconnaître pour tels et leur être favorable. Je déclarai que, si l’on ne voulait pas les épargner ainsi que moi, excuser leurs folies et pardonner leurs fautes, s’ils éprouvaient la moindre rigueur et la moindre injustice, je me tuerais, et que personne ne pourrait m’en empêcher. Notre ami s’efforça encore de me rassurer à cet égard, mais je ne me fiais pas à lui, et, lorsqu’enfin il me quitta, j’étais dans l’état le plus affreux. Je me faisais des reproches d’avoir conté la chose et mis au jour toutes nos liaisons. Je prévoyais qu’on interpréterait tout autrement ces enfantillages, ces inclinations et ces intimités de jeunes gens ; que peut-être j’envelopperais dans cette affaire le bon Pylade et le rendrais fort malheureux ! Toutes ces idées se succédaient, se pressaient vivement dans mon esprit, animaient, aiguillonnaient ma douleur, en sorte que j’étais comme désespéré ; je me jetai par terre tout de mon long et je baignais le plancher de mes larmes.
Je ne sais combien de temps j’étais resté dans cette situation, quand ma sœur entra ; mes transports l’effrayèrent, et elle fit tout ce qu’elle put pour me consoler. Elle m’apprit que quelques magistrats avaient attendu en bas le retour de notre ami, et qu’après être restés quelque temps enfermés, les deux messieurs s’étaient retirés en causant ensemble d’un air très-satisfait et même en riant, et elle croyait les avoir entendus dire : « C’est fort bien, la chose est sans importance. — Sans doute, m’écriai-je, elle est sans importance pour moi, pour nous : car je ne suis point coupable, et, quand je le serais, on saurait bien me tirer d’affaire. Mais eux, qui leur portera secours ? » Ma sœur tacha de me rassurer en insistant sur ce raisonnement, que, si l’on voulait sauver les personnes en crédit, on était forcé de jeter aussi un voile sur les fautes des petites gens. Tous ces discours étaient inutiles. Elle fut à peine sortie, que je m’abandonnai de nouveau à ma douleur, évoquant tour à tour les images de mon amour, de ma passion, et celles des maux actuels et possibles. Je me créais chimères sur chimères, je ne voyais que malheurs sur malheurs, et surtout je ne manquais pas de me figurer Marguerite et moi dans la situation la plus déplorable.
Notre ami m’avait ordonné de garder la chambre, et de ne parler de cette affaire à personne en dehors de ma famille. Je ne demandais pas mieux, car je préférais être seul. Ma mère et ma sœur venaient me voir de temps en temps, et ne manquaient pas de m’assister des meilleures et des plus fortes consolations ; elles m’offrirent même, dès le lendemain, au nom de mon père mieux informé, une complète amnistie, que je reçus avec reconnaissance ; mais je refusai obstinément la proposition de sortir avec lui et d’aller voir les insignes de l’Empire, que l’on montrait aux curieux, et je déclarai que je ne voulais entendre parler ni du monde ni de l’Empire romain avant que j’eusse appris comment cette fâcheuse affaire, qui ne devait plus avoir de suites pour moi, s’était terminée pour mes pauvres amis. Ma mère et ma sœur n’en savaient rien elles-mêmes, et elles me laissèrent seul. On fit encore, les jours suivants, quelques tentatives pour m’engager à sortir et à prendre part aux fêtes publiques, mais tout fut inutile. Ni le grand jour de gala, ni les cérémonies auxquelles donnèrent lieu tant de promotions, ni le repas public de l’empereur et du roi, ne purent m’ébranler. L’électeur palatin vint faire sa cour aux deux Majestés ; celles-ci rendirent visite aux électeurs ; on se réunit pour la dernière séance électorale, afin de régler les points laissés en arrière, et de renouveler le conseil électoral, sans que rien pût me tirer de ma douloureuse solitude. Je laissai les cloches sonner pour la fête d’actions de grâces, l’empereur se rendre au couvent des Capucins, les électeurs et l’empereur partir, sans faire un pas hors de ma chambre. Les derniers coups de canon, si violents qu’ils fussent, ne purent m’émouvoir ; en même temps que la fumée de la poudre se dissipa et que les derniers bruits cessèrent, toute cette magnificence s’évanouit pour moi. Je ne sentais de satisfaction qu’à ruminer ma disgrâce et à la multiplier sous mille formes imaginaires ; toute mon imagination, ma poésie et ma rhétorique s’étaient fixées sur cette place malade, et, par cette force de vie, menaçaient de plonger mon corps et mon âme dans une maladie incurable. Dans ce triste état, je ne voyais plus rien qui fût désirable et digne d’envie. Mais parfois j’étais saisi d’un insurmontable désir de savoir ce que devenaient mes pauvres amis, ce que l’enquête avait produit, et à quel point on les avait trouvés complices ou innocents de ces crimes. De tout cela je me faisais en détail les peintures les plus diverses, et je ne manquais pas de tenir mes amis pour innocents et bien malheureux. Tantôt je souhaitais me voir délivré de ces doutes, et j’écrivais à notre ami des lettres pleines de menaces, pour qu’il cessât de me dissimuler la suite de l’affaire ; tantôt je les déchirais, de peur d’apprendre clairement mon malheur, et de perdre la consolation fantastique qui avait été jusqu’alors tour à tour mon tourment et mon réconfort.
C’est ainsi que je passais les jours et les nuits dans l’inquiétude, la fureur et l’abattement, en sorte qu’à la fin je me sentis heureux de tomber assez sérieusement malade pour qu’on jugeât nécessaire d’appeler le médecin et de me tranquilliser par tous les moyens. On crut pouvoir y réussir par une déclaration générale, en me protestant qu’on avait traité avec la plus grande indulgence toutes les personnes plus ou moins impliquées dans ce délit ; que mes amis, tenus en quelque sorte pour innocents, en avaient été quittes pour une légère réprimande, et que Marguerite était partie de Francfort pour se retirer dans son pays. Ce dernier détail fut celui qu’on tarda, le plus à m’apprendre, et je n’en fus point satisfait. Je ne pouvais croire ce départ volontaire, et je n’y voyais qu’un exil ignominieux. Je ne m’en trouvai pas mieux de corps et d’esprit ; le mal devint tout à fait sérieux ; et j’eus tout le temps de me tourmenter moi-même en me composant le roman le plus étrange d’événements funestes, suivis inévitablement d’une catastrophe tragique.