Vérone et le Maréchal Radetzky
ET
LE MARECHAL RADETZKY.
Désormais, grace au chemin de fer, une distance de quatre heures sépare à peine Venise de la poétique et féodale résidence des Scaliger, devenue aujourd’hui le siége du gouvernement militaire de la Lombardie au lieu et place de Milan. Trieste systématiquement substituée à Venise dans l’ordre du mouvement industriel, Vérone érigée en capitale, voilà au premier abord ce qui vous frappe dans la politique que les événemens des dernières années semblent avoir dictée au cabinet de Vienne. La ville des doges et l’antique cité des Visconti savent à qui s’en prendre de leur disgrace ; il est juste d’ajouter que Vérone est l’une des premières places fortes de la monarchie autrichienne, et que M. le chevalier de Brück, ministre actuel du commerce, est Triestin.
Arrivés à Venise depuis plus d’un mois, nous avions souvent projeté une excursion en terre ferme ; l’Italie nous tentait, et d’ailleurs l’Autriche, que nous venions d’étudier dans ses capitales reconquises de la Hongrie et de la Bohême, n’avait-elle pas, du côté de Vérone, sa plus grande figure militaire à nous montrer ? Nous partîmes de Venise dans la matinée, embarqués sur une de ces gondoles de poste qui, depuis l’écroulement du pont de Mestre[1], avaient entrepris tant bien que mal de porter les voyageurs au chemin de fer. On touchait aux premiers jours de février, au printemps. Une brise agréable courait sur le niveau transparent de la mer, et le soleil, éblouissant de lumière et d’éclat ; avait déjà des ardeurs telles que nous voulions à peine y croire, nous qui, peu de temps auparavant, venions de laisser l’hiver et toutes ses rigueurs derrière les montagnes du Sommering. De légères vapeurs lactées couvraient comme une gaze la coupole du ciel ; mais, loin d’en voiler aux regards la teinte bleue, elles semblaient donner à son azur je ne sais quelle nuance plus tendre et plus amollie. — Quelques barques de pêcheurs, ayant pour voile un oripeau bizarrement rapetassé, glissent au large ; les gabians, mouettes de l’Adriatique, rasent le flot avec des cris sauvages, et nous saluons en passant une de ces chapelles marines où brûle une lanterne devant quelque sainte image, pieux et naïf reposoir construit sur pilotis, ayant son escalier qui descend dans la mer ni plus ni moins que ces pompeuses églises vénitiennes dont il est le rudimentaire embryon. Insensiblement Venise s’éloigne et s’efface ; les rameurs modèrent leurs efforts ; on arrête : vous êtes à Mestre, affreux et puant marécage fort improprement décoré du nom de terre ferme. Triste impression en vérité que celle qui vous attend sur cette rive malsaine ! Quel pitoyable aspect ont ces cabanes ! Dans ces barques et sur ce sol, quelle population fiévreuse ! Et cependant, au milieu de tant de misère, le ciel est si doux, le soleil si délicieux ! sur ces physionomies caractérisées, l’air de grandeur éclate si magnifiquement en dépit de la fièvre !
De Mestre à Padoue, le chemin de fer vous enlève d’abord à travers une terre abreuvée de marais. Long-temps encore, les lagunes et les paludi croupissans vous poursuivent de leurs exhalaisons fétides, et ce n’est que plus tard que paraissent les festonnemens de vignes et les parasols des premiers pins d’Italie. Avant l’établissement du rail-way, la route de poste longeait le cours de la Brenta ; vous arriviez moins vite, mais quel charme dans le voyage ! Partout sur cette voie embaumée et fleurie des jardins ravissans, partout les restes de ces opulentes villas, résidences d’été de la noblesse vénitienne au temps où les vestibules de marbre et de jaspe du Canal grande ne suffisaient pas à sa grandeur ; car pour la personnalité superbe de ces négocians pourprés, maîtres de Candie, de Chypre et de Constantinople, ce n’était point assez de ces demeures remplies de pompe orientale où le ver-de-antico, le porphyre, le lapis-lazzuli, luttaient de richesse et d’éclat. Le palais de la ville avait alors pour corollaire indispensable la maison de campagne des bords de la Brenta, dont Titien et le Véronèse couvraient les murs de fresques immortelles, dont les Zamboni, les Rizzo, les Bianchini, les Zuccati pavaient le sol d’incomparables mosaïques.
Si grande hâte qu’on ait à se rendre de Venise à Vérone, il est difficile de ne point s’arrêter aux stations, lorsque ces stations se nomment Padoue et Vicence. On en est quitte pour un retard de quelques heures, et quelques heures coûtent si peu à perdre en voyage. Grande et solennelle cité que cette vieille Padoue, tout imprégnée d’une âpre saveur de moyen-âge italien qui, au moment où vous mettez le pied sur le sol dantesque, vous enivre et vous monte au cerveau comme l’essence d’un flacon magique débouché pour la première fois ! Quiconque arrive du Nord et n’a vu que Venise ne sait rien encore de l’Italie. L’Italie du moyen-âge ne commence qu’à Padoue, et, pour la respirer dans toute sa fleur, il vous faut aller jusqu’à Vérone. Venise, à proprement parler, ce n’est point l’Italie, mais quelque chose d’unique au monde et de merveilleux qui se complète en soi, et n’a besoin de se rattacher à rien de ce qui l’entoure : une fantaisie, un songe, une arabesque ! — La mer, raconte une légende, ayant un jour rêvé d’une ville qui sortait tout armée de son sein, voulut réaliser ce rêve et fit en sorte que cette ville ne ressemblât à rien de ce qui s’était vu jusque-là sur la terre : de blanches coupoles se mariant dans l’air aux toits bariolés ; plus de lourds pavés sur le sol, mais toutes les chatoyantes pierreries du flot mobile ; des maisons bâties comme des grottes, la mosaïque luttant d’éclat avec les coquillages ! — La mer transmit son rêve aux peuplades qui fuyaient sur ses îles devant l’invasion d’Attila et des Huns. Ces peuplades écoutèrent et comprirent. L’or dans leurs mains se changea en églises, en palais, et Venise fut, vrai songe de l’Adriatique ! Gracieuse, élégante, fantasque, d’une mélancolie sublime et toujours originale, tenant au sud par la profusion de son marbre, au nord par le romantisme de sa nature ; Niobé par une nuit sombre, Circé à l’éclat des mille feux de la place Saint-Marc, Cybèle des mers, ondine et nymphe, et par momens aussi vision monstrueuse, apocalyptique débauche d’architecture : telle est Venise. Vainement vous y chercheriez l’Italie, tout vous y parle d’un monde lointain, de zones fabuleuses au-delà des mers. C’est peut-être l’Orient ; à coup sûr, ce n’est pas l’Italie. Qui oserait dire, par exemple, que le palais des doges ne figurerait point aussi bien quelque Alhambra superbe, résidence d’un prince arabe au temps de la domination des Maures en Espagne ? Et ce dôme de Saint-Marc, qui donc expliquera le sens de cet hiéroglyphe séculaire ? Sommes-nous à Byzance ? Volontiers on le croirait à voir s’arrondir la coupole de Sainte-Sophie dans le calme et la sérénité de ce ciel de turquoise ; mais alors que signifie la croix remplaçant partout le croissant ? Pourquoi point de turbans autour de nous, mais des visages où la race italienne respire en chaque trait ? Il n’y a pas jusqu’à ces quatre chevaux d’airain paradant sur le portail d’un temple du Christ qui ne semblent faits pour augmenter encore le trouble où vous plonge cette fantasmagorie. Voilà un trophée, ces chevaux de Lysippe, avec lequel il faut avouer que les maîtres du monde ont jusqu’à nos jours singulièrement trafiqué. Contemporains du Macédonien Alexandre, Néron et Trajan les entraînent à Rome, plus tard Constantin les conduit en triomphe à Byzance ; à la prise de Constantinople, le doge Dandolo les dirige sur Venise ; deux siècles s’écoulent, et Napoléon les emmène à Paris, puis enfin les traités les rendent à l’Autriche, qui les réinstalle à Saint-Marc, où ils sont en attendant que d’autres occasions naissent pour eux de courir le monde et les aventures. Au lieu de ce lion ailé qui figure dans les armes de Venise, on eût mieux fait de mettre un sphinx, car Venise, je le répète, n’est ni l’Orient ni l’Occident, ni le moyen-âge germanique ni la renaissance italienne, mais quelque chose de composite, de merveilleux, d’unique, en dehors de tout ce que les notions ordinaires proclament beau et grandiose. Qu’on s’étonne ensuite si le sentiment de l’Italie, dès que vous posez le pied sur la terre ferme, vous émeut comme une découverte et vous transporte comme une révélation ! Enfin voici le moyen âge de Dante, les Guelfes et les Gibelins, les Montaigu et les Capulet, les Cerchi et les Donati, et toutes ces querelles sanglantes de tribu à tribu, de maison à maison, qui se jouent dans la coulisse, tandis que la grande lutte entre la papauté et l’empire, entre l’église et l’état, occupe le devant de la scène : éternels combats de l’aristocratie et de la démocratie se disputant pour la liberté, périodes de victoires et de défaites, de licence et de despotisme, dont Venise n’a rien su, absorbée qu’elle était dans l’élément de son égoïste nationalité, et qu’on retrouve seulement à Vérone.
À Padoue, comme dans presque toutes les capitales de l’Italie, les belles églises ne se comptent pas ; nous citerons cependant au premier rang l’église de Saint-Antoine, qu’on nomme ici le Saint tout court, absolument comme à Londres on dit le Duc, pour désigner le duc de Wellington. Sur un autel de granit, au fond d’une chapelle obscure, reposent les reliques du Saint, et les stalles du chœur, si vous les interrogez, vous parleront de Pétrarque, qui, jusqu’en 1374, fut chanoine de ce chapitre. Combien de fois le docte amant de Laure a-t-il rimé là, pendant nones et matines, les strophes de ces allégoriques visions qu’inspirait à sa vieillesse la puissance de l’Amour, de la Chasteté, de la Mort, du Temps et de la Divinité ! Dùm quid sum cogito, pudet hoec scribere ; scribo enim non tanquam ego, sed quasi alius. — Un autre ! en effet, aux yeux de Pétrarque se souvenant de sa jeunesse, ce devait être un autre que lui-même, ce bonhomme ennuyé et corpulent, ce vieux savant réduit à partager ses derniers jours entre l’office et la compagnie d’un gros chat, suprême consolation de sa solitude. O misère de ce monde et triste regret de se survivre ! Avoir été l’hôte brillant et fêté de la cour d’un grand pape, le commensal chéri des plus illustres familles, l’amant des plus belles et des plus élégantes entre les femmes, et finir en nasillant vigiles dans une stalle d’église où la vocation ne vous a point amené, mais que vous tenez de la munificence d’un chapitre qui vous traite en infirme, en lettré qu’on délaisse et qu’il faut pourvoir ! Parmi les misères de l’écritoire, je n’en sais pas de plus lamentable que cette fin de Pétrarque mourant dans son fauteuil de cuir, au milieu de paperasses, ni plus ni moins qu’un docteur en Sorbonne.
Si l’on vient de visiter les universités d’Allemagne, on trouvera médiocrement amusante la doctorale Padoue avec ses amphithéâtres d’anatomie et ses chaires de droit canon. Ici point d’étudians tapageurs, point d’accoutremens pittoresques, de justaucorps de velours à la coupe du XVIe siècle, de fringans bonnets, verts, rouges, bleus, indiquant au passant qui pourrait négliger de s’en informer l’opinion politique de celui qui les porte. Heidelberg, Halle, Jena, patrie des immortelles Burschenschaften et des pipes d’écume de mer, où êtes-vous ? Sur cette austère Padoue, si quelqu’un règne et gouverne, ô vergogne ! ce n’est pas l’étudiant, mais le féroce Croate, qui se promène, en frisant sa moustache blonde, devant le café où le fils des Muses fume de l’air le plus ennuyé du monde un triste cigare que lui vend la régie autrichienne.
Après une station de quelques heures à Padoue, on remonte en chemin de fer, et presque aussitôt on touche à Vicence, la ville de Palladio. Ici encore des églises et des palais de marbre à chaque coin de rue, mais ce qui vous séduit surtout dans Vicence, c’est le charme de sa situation et la délicieuse contrée servant d’encadrement à tant de chefs-d’œuvre d’architecture. Le ciel était si doux, que, pour en jouir plus librement, nous avions voulu sortir de la ville. Au mois de février, des touffes d’anémones et de violettes fleuries couvraient le sol ; nous étions assis sur le penchant d’une colline plantée d’oliviers et de cyprès, à quelques pas d’un cloître, d’où le regard, après avoir embrassé au loin les Alpes noyées déjà dans les vapeurs du soir, se reposait sur une plaine semée de maisons de campagne ravissantes et sur la ville éparpillée à nos pieds, qui lançait vers le ciel ses sveltes tours. Cette végétation âpre et vivace, ces masses de lierre enroulée ; autour des arbres et des haies, cette atmosphère chaude et comme baignée en plein hiver des hâtives saveurs du renouveau, tout cela produisait sur nos sens une impression charmante, et dont le romantisme semblait s’accroître encore par les mystérieux reflets de l’étoile du soir qui venait de poindre au ciel doucement empourpré. C’était comme un enchantement répandu sur cette magnifique nature, et lorsqu’il fallut s’éloigner et redescendre à la ville, chacun de nous se prit à soupirer : Pourquoi ne point vivre ici ? Qui eût soupçonné à cette heure que ces aimables lieux, si remplis de calme et de bienheureuse solitude, avaient été, moins de deux ans plus tôt, le théâtre d’une des plus sanglantes rencontres entre les Autrichiens et les Piémontais ? La journée de Vicence, en permettant aux impériaux de rentrer au cœur de la Vénétie ; eut pour les armes piémontaises de désastreuses conséquences ; et personne dans leur camp ne se méprit sur la portée de cet irréparable échec.
Le lendemain, à dix heures, nous étions à Vérone. Assise au pied des Alpes tyroliennes, coupée par les courbes serpentines de l’Adige en deux parties inégales communiquant entre elles par trois ponts, ornée à chaque pas de superbes monumens de l’époque de Palladio, d’élégans hôtels ayant vue sur le fleuve, de riches églises et de jolies maisons originalement peinturlurées de fresques extérieures, étalant avec pompe ses palais caducs et ses arcs-de-triomphe romains, ses tours démantelées et ses arènes croulantes, Vérone répond sur-le-champ à tout ce qu’on était en droit d’attendre d’elle. L’antique Rome des Césars et le moyen-âge des Scaliger, rien n’y manque. Lorsqu’on la contemple des hauteurs de Palazzuolo, le souvenir de l’histoire et de la poésie du passé, l’enchantement du paysage, effacent au premier abord le point stratégique si renommé de la vallée de l’Adige. Ce n’est que plus tard, quand les illusions d’un monde évanoui peu à peu commencent à. se dissiper, que l’on pense presque à regret à la place forte, siège actuel de la vice-royauté militaire du maréchal Radetzky.
Vérone renferme près de cinquante mille habitans, et personne n’ignore qu’elle est considérée par sa position comme un des points stratégiques les plus importans de l’Europe. Les anciens murs d’enceinte, dont il reste quelques vestiges, furent l’œuvre des Scaliger. En 1525, San-Micheli, ingénieur célèbre, y fit exécuter de nouvelles fortifications, les premières qu’on ait construites d’après le système bastionné. Depuis 1814, les Autrichiens ont constamment travaillé à rendre cette place formidable par ses moyens de résistance. Des tours dites maximiliennes protègent la partie supérieure de la ville, dont le bas est défendu par des ouvrages de fortification appelés bastions à la Carnot, dans lesquels sont pratiquées de nombreuses ouvertures par où peuvent sortir sans encombrement les colonnes d’infanterie ou de cavalerie, pour repousser l’effort des assiégeans ; partout, dans les campagnes environnantes, s’élèvent des retranchemens destinés à fermer à l’ennemi les abords de la place.
Venus à Vérone sur l’invitation du comte Radetzky, notre première visite devait être naturellement pour le maréchal. Des Deux Tours, où nous étions descendus, au palais du gouvernement, il n’y a que deux rues à traverser, et le trajet se fit en quelques minutes. La résidence du maréchal n’avait rien à l’extérieur que de très simple, et, sans les grenadiers d’honneur, deux vrais géans hongrois qui gardaient le poste, nous eussions facilement passé outre. Ces hommes à têtes basanées coiffées de bonnets à poil énormes, le corps serré dans leurs courtes tuniques blanches, et portant, selon la tradition nationale, le brodequin de cuir sur la culotte bleue collante, respiraient une dignité martiale qui ne laissait pas d’imposer. Nous remarquâmes aussi, étendus et comme campés à la porte du vestibule, plusieurs de ces trabans impériaux qu’on appelle les manteaux rouges, tous vêtus à l’orientale : veste de pourpre chamarrée de galons d’or, pantalon bleu tombant à larges plis jusqu’au genou, et la ceinture lourdement équipée d’un arsenal de pistolets et d’yatagans. Nous montâmes jusqu’en haut de l’escalier, toujours accompagnés de ce mouvement bariolé qui se répand et tourbillonne autour du quartier-général d’un commandant en chef. Seulement ici le va-et-vient avait quelque chose de plus animé, de plus original, de plus étrangement pittoresque qu’on ne pourrait le voir aux Tuileries, par exemple, quand on se rend le matin chez le général Changarnier. Et cela se conçoit : au point de vue de ce qu’on appelait jadis la couleur locale, l’armée autrichienne doit compter pour la plus intéressante qu’il y ait. Germains, Croates et Roumains, tous les types de la grande famille européenne y figurent avec la physionomie qui leur est propre et le costume national, sans parler de ces races moitié européennes et moitié asiatiques de la frontière. J’avais vu quelques jours auparavant représenter sur le théâtre du Burg, à Vienne, le Camp de Wallenstein de Schiller, et l’apparition dramatique semblait revivre devant moi dans cette multitude de sereshans, de hulans, de dragons et de hussards, rouges, blancs, jaunes, bleus, historiés d’arabesques sans nombre, et traînant avec fracas sur le degré leurs sabres de cavalerie. Par ordre du jeune empereur et de son état-major, qui, depuis les dernières campagnes soutenues par la révolution contre les gouvernemens, ont jugé que c’était là une arme plus redoutable, mieux appropriée aux circonstances dans une guerre de barricades, les officiers de l’infanterie autrichienne portent aujourd’hui sans distinction le sabre traînant, de sorte qu’il est facile de s’imaginer le cliquetis assourdissant qui en résulte. À Vienne, sur la dalle sonore du Graben, ce bruit nous avait déjà frappés ; mais ici on se serait cru au milieu d’un camp. Les officiers à plumes vertes montaient et descendaient, les éperons retentissaient par les corridors, et à chaque instant le pavé de la cour était ébranlé sous le sabot du cheval d’un hussard d’ordonnance apportant au galop dans sa sabretache des volumes de paperasses à la signature du maréchal.
Au premier étage, nous fûmes introduits dans les appartemens occupés par son excellence. C’était une enfilade de pièces et de salons plus ou moins vastes, plus ou moins richement meublés, mais sans aucune espèce de luxe extraordinaire, le maréchal ayant perdu, lors de la retraite de Milan, ses tableaux, sa vaisselle, son argenterie et tout ce qui constituait sa maison particulière. Çà et là circulaient encore des sereshans. Dans une salle voisine, plusieurs généraux jouaient au billard, parmi lesquels je remarquai, à son équipement d’une fantaisie des plus pittoresques, un jeune chef d’escadron d’un corps d’élite créé par le maréchal Radetzky : je veux parler de ces dragons d’ordonnance (Stabsdragoner), espèce de gendarmerie de campagne composée de tout ce que les divers régimens avaient de plus vaillant et de plus robuste en hommes, et, quant aux chevaux, de plus hardi et de mieux dressé. Il va sans dire que les officiers destinés à commander un pareil corps n’en devaient pas être à faire leurs preuves d’expérience et de bravoure. Pour nous en tenir au costume, il séduirait un peintre ils portent sur le pantalon gris une tunique noire à boutons blancs de métal, et leur sabre se distingue par sa forme presque droite, la pesanteur et l’ornementation de la poignée. Ajoutez à cela un chapeau relevé à droite par les bords et surmonté d’une touffe de plumes noires, et vous aurez, avec le manteau blanc que les officiers croisent sur leur poitrine à l’aide d’une ganse d’or, le costume complet de cette troupe, qui, par son caractère aventureux non moins que par l’étrangeté romanesque de son ajustement, rappelle les corps francs du moyen-âge. il est impossible, en effet, de voir, son bouquet de plumes au vent et son sabre dans son gantelet noir, un de ces officiers parader à la tête de son escadron, sans penser à ces fameux reîtres qui faisaient les beaux jours de la guerre de trente ans.
À mesure qu’on approchait du cabinet du maréchal, un peu de silence succédait à ce grand mouvement. Après le bruit de la place d’armes venait l’activité des bureaux ; c’étaient encore des officiers et des adjudans, mais faisant fonctions de chancellerie, et le cri de la plume rédigeant la dépêche vous reposait du cliquetis des sabres et des éperons. À en juger par les masses d’enveloppes qui jonchaient le sol, il y avait de la besogne ce jour-là. J’admirais surtout les titres interminables qui décoraient ces enveloppes. On a dit que le plus simple énoncé des titres et qualités du feld-maréchal comte Radetzky de Radetz ne saurait tenir en moins de douze lignes ; je ramassai une de ces enveloppes, et voulus compter, pour mon édification personnelle, les lignes du protocole : il y en avait dix-huit ; j’ajouterai que l’écriture était des plus serrées.
Tout à coup cependant la porte du cabinet s’ouvrit et laissa passer un petit vieillard d’une physionomie avenante et sympathique, allègre, familier, cordial, respirant la bonhomie et la vivacité sur la mine, dans le geste et jusque dans sa parole, où se rencontre cette expression particulière au dialecte autrichien : c’était le vainqueur de Somma-Campagna et de Novare, le feld-maréchal Radetzky en personne. Quiconque eût rêvé une de ces individualités chères aux poètes, chez lesquelles la puissance d’un physique surhumain semble rehausser encore l’éclat d’un glorieux prestige, se fût trouvé étrangement désappointé. Rien d’imposant ni de solennel dans cette figure, à laquelle, hâtons-nous de le dire, l’absence d’un certain idéal de convention n’ôte rien toutefois de l’intérêt historique qui l’entoure. Seulement il faut en prendre bravement son parti et laisser là les hommes de Plutarque pour l’heureux caporal, pour le père Radetzky, Vater Radetzky, s’il nous est permis d’adopter ici le nom que ses soldats lui donnent en campagne.
Le maréchal vint à nous en nous tendant les deux mains, et nous introduisit dans son cabinet le plus affectueusement du monde. Instruits de l’habitude qu’il a de se tenir presque toujours debout, nous persistions à ne pas nous asseoir malgré son invitation ; ce que voyant, il s’assit lui-même sur un vieux fauteuil jaune, qu’il occupa aussi long-temps que la pétulance de son humeur le lui permit, c’est-à-dire environ cinq minutes, car, à peine la conversation fut-elle engagée, que, s’animant peu à peu, il se leva, et, gesticulant d’une main tandis que l’autre se cachait dans son gilet d’uniforme ouvert par le haut, se mit à mesurer la salle du pas d’un homme de cinquante ans très gaillard et très vert : c’est en effet le chiffre qu’on lui donne au premier moment ; plus tard seulement on remarque sur ses traits l’empreinte de son grand âge, que la vivacité de l’œil, l’activité du mouvement, la sonorité de l’organe, empêchent d’apercevoir d’abord. Doué d’une certaine corpulence qui, sans être exagérée, n’en a pas moins le grave défaut de diminuer encore le volume de sa tête, très petite d’ailleurs, le maréchal manque un peu dans sa personne de cette distinction aristocratique que plusieurs des chefs de l’armée autrichienne, le prince Windischgraetz par exemple, possèdent au suprême degré. Peut-être aussi doit-il à cette bonne mine, à cette physionomie excellente et paterne, la popularité immense dont il jouit auprès du soldat.
Il y a certaines conditions physiques indispensables pour se concilier la sympathie des masses ; bien des gens, quoi qu’ils fassent, n’y parviendront jamais, uniquement à cause de ces qualités d’élégance innée et de distinction personnelle, lesquelles, pour la plupart du temps, élèvent un mur de glace infranchissable entre celui qui en dispose et la foule. Otez à Radetzky sa façon militaire, cette rondeur de bon vivant, ce regard malin et narquois, ce visage rougeaud qui ne demande pas mieux que de se dérider dans l’occasion, et toutes ces anecdotes qu’on raconte de lui deviennent impossibles, c’en est fait de ces mille légendes de la vie de camp et de garnison, où il se montre au dénoûment comme une sorte d’intervention providentielle, de deus ex machina ; c’en est fait de cette épopée homérique dont il est le héros célébré, héros valeureux, humain, paternel, et prenant toujours sa part, joie ou peine, de tout ce qui arrive au dernier soldat de son armée, au dernier enfant de sa famille. Un jour, selon un bruit qui circule, le vieux maréchal, passant devant un de ses grenadiers qui montait la garde, eut l’idée de lui faire quelque largesse ; restait à savoir comment s’y prendre, car le brave homme était sous les armes, et Radetzky connaît la consigne. Heureusement une borne se trouvait à deux pas de la guérite ; le maréchal l’avise, y pose discrètement sa bourse, et, clignant de l’œil à la sentinelle, poursuit sa promenade, les mains croisées derrière le dos. J’ignore ce que ce fait peut avoir d’authentique ; mais, à la place de l’humoriste caporal, qu’on mette le prince Windischgraetz, et la chose n’a plus l’ombre de vraisemblance. C’est que, pour être un général d’armée, il ne suffit pas de conduire ses soldats à la bataille ; ce n’est même point assez que de vaincre avec eux, et celui-là n’accomplit que la moitié de sa tâche qui ne se montre qu’au feu de l’ennemi. « Il avait été à la peine, c’était bien le moins qu’il fût à la fête, » disait de son drapeau l’immortelle héroïne de Vaucouleurs. Être de la veillée au bivouac, comme le matin on a été de la prise d’armes, vivre avec son monde corps et ame, inséparablement, l’échauffer de son souffle à toute heure, et sous quelque forme que les circonstances l’exigent, tomber au milieu des gens comme une bombe, les deux plus illustres capitaines des temps modernes, Frédéric de Prusse et Napoléon, avaient en eux de cette nature démoniaque qui dompte et subjugue. Il ne m’appartient pas d’apprécier le génie militaire du comte Radetzky ; mais ce que je puis dire, c’est qu’il relève de la tradition des grands hommes de guerre que je viens de citer. Le maréchal me rappelait surtout le maréchal Bugeaud : il y a en effet un air de famille entre ces deux personnages, et les rapprochemens ne manqueraient point à qui voudrait les saisir. Avec la causticité du caractère, avec une bonhomie un peu rudoyante et je ne sais quel ton de bourru bienfaisant chez l’un comme chez l’autre ; il y a encore cette tendre sollicitude à l’égard du troupier, dont le héros de l’Isly, non moins que le vainqueur de Novare, ne s’est jamais lassé de donner l’exemple. On dirait que tous deux ont eu le secret de cette gaudriole talismanique qui relève soudainement le moral d’une armée en désarroi. « Allons, mes enfans, la casquette à Bugeaud ! » s’écriait le maréchal d’Afrique au milieu du morne silence d’une marche forcée à travers le désert, et nos braves bataillons, déjà courbés et chancelans, trompant tout à coup la soif et l’inclémence d’un ciel de feu, entonnaient le refrain grotesque sur un motif de fanfare, et vaillamment reprenaient le pas. « Battons demain les Piémontais, disait Radetzky, la veille de la bataille de Novare, à ses grenadiers, qui lui reprochaient son obstination à se conformer à l’ancien règlement ; qui défendait de porter la barbe ; — battons les Piémontais de main de maître, et je vous promets de laisser pousser mes moustaches. »
Ces rapports entre les deux généraux nous avaient paru si frappans, qu’aussitôt après les complimens d’usage, nous ne pûmes nous empêcher de faire part de notre impression au maréchal : sur quoi le vieux Radetzky nous serra vivement la main, comme un homme à qui le parallèle devait déplaire d’autant moins qu’il nous offrait une occasion toute naturelle de lui transmettre un mot qu’un de nos amis avait retenu de sa dernière conversation avec le duc d’Isly. « Si la guerre civile éclate en France, avait dit le maréchal Bugeaud, je n’ai qu’une ambition, c’est d’en être le Radetzky. » Le propos alla droit au cœur du vieux guerrier ; il était facile de s’en convaincre à l’émotion de son visage. On se tromperait fort du reste à supposer chez l’étranger de l’indifférence à l’endroit de nos illustrations militaires contemporaines. Nos campagnes d’Afrique, en occupant l’activité victorieuse de notre jeune armée, ont attiré sur elle l’attention, je dirai mieux, l’intérêt de l’Europe, qui depuis n’a jamais manqué de s’informer de ses mouvemens et de son esprit, non plus que de l’expérience, des talens et du caractère de ses chefs, connus aujourd’hui partout et appréciés avec une rare justesse. Chose bien remarquable au milieu de la situation fâcheuse que tant de catastrophes et de coups de main nous ont créée au dehors, notre prestige militaire semble s’être agrandi de tout ce que nous avons laissé s’échapper du côté de la politique ; — c’est à notre armée qu’on paie ce tribut de respect et d’honneur que sur tout autre terrain on nous refuse. On ne saurait croire jusqu’où va cette préoccupation des illustres épées que les événemens ont mises chez nous en évidence, et, si de nos hommes d’état l’Europe ne parle guère, il faut dire qu’elle s’en dédommage sur le chapitre de nos généraux. Que le ban Jellachich, cette grande ame sympathique à tous les héroïsmes, à toutes les vertus, à toutes les gloires, s’informe ardemment de nos hommes de guerre et souhaite de les voir et de les connaître, naturellement cela s’explique ; mais ce qui ne laisse pas d’étonner quelque peu, c’est de voir dans un bal les jeunes filles quitter la valse (une Autrichienne quitter la valse !) pour vous demander des nouvelles du général Changarnier, et s’il ne viendra pas faire un tour à Vienne cet hiver ! Et penser qu’il fut un temps où cet intérêt et cet enthousiasme s’adressaient aux écrivains de la France, à ses artistes et à ses poètes ! O sort, ce sont là de tes jeux ! Mettez donc ensuite votre plume ou votre lyre au service des révolutions !
Aux yeux de Radetzky, le maréchal Bugeaud avait cet avantage immense de s’être trouvé mêlé aux plus beaux faits d’armes de notre jeune armée, sans appartenir cependant à la génération nouvelle. Presque toujours, les conditions d’âge entrent pour beaucoup dans les sympathies des hommes, et ces deux héros du passé, se rencontrant dans le présent, n’en devaient que mieux se comprendre. Le vétéran illustre de l’armée autrichienne n’a jamais oublié ses premières campagnes, lorsqu’il servait en qualité d’adjudant sous les ordres du général Mélas, et cet échiquier, italien qu’à son tour il gouverne en maître aujourd’hui, il en commençait l’apprentissage à Marengo dans des circonstances moins heureuses pour son pays, mais où sa bravoure et ses talens ne perdirent pas une occasion de se donner carrière.
Nous causâmes ainsi environ une grande heure, pendant laquelle le maréchal, toujours allant et venant, passa d’un sujet à l’autre avec l’entrain, la verve, la pétulance d’un jeune officier de trente ans. Conteur original et plein d’anecdotes humoristiques, par momens il s’appuyait devant sa table, et, les jambes croisées, écoutait d’un air de très vif intérêt ce que nous lui disions de la France et de certains hommes qui l’ont gouvernée pendant ces dernières années. Puis tout à coup, reprenant sa marche, il se laissait emporter de nouveau, s’échauffant de ses propres paroles, tour à tour gai, railleur, impétueux, le sourire aux lèvres ou l’éclair dans l’œil, selon les impressions qui l’animaient. Le maréchal, qui parle facilement plusieurs langues, avait commencé la conversation en français ; mais, ainsi qu’il arrive assez ordinairement en pareil cas, à mesure que les nécessités du discours réclamaient une élocution plus rapide, la langue française lui manquant, il saisissait l’allemande au passage, comme on quitterait un cheval d’occasion pour sauter sur sa monture accoutumée, et, se retrouvant dès-lors plus ferme en selle, il se remettait à battre vivement le terrain. Les campagnes du Piémont et de Hongrie, l’empire d’Autriche aux prises avec le plus effroyable cataclysme et domptant le fléau de Dieu par le génie de son armée, l’antagonisme des nationalités si souvent invoqué comme un élément de dissolution sauvant à un jour donné cette monarchie qu’il devait perdre, la témérité de l’attaque et l’héroïsme de la répression, Milan, Venise, Vérone, Novare enfin, tels furent les différens points qu’il toucha ; — une fois lancé, ne s’arrêtant plus, coupant court à une considération politique pour vous raconter quelque anecdote soldatesque, et, au milieu de tout cela, s’effaçant lui-même avec la plus ingénieuse obstination, faisant çà et là mille détours pour éviter sa personnalité, et comme il fallait bien, sur un pareil chemin, finir par se rencontrer nez à nez avec elle, ne se décidant à l’aborder que d’un ton de réserve extrême et de la façon d’un homme qui vous dit : « Je n’ai fait que mon devoir, tout autre à ma place eût agi de même. »
Le malheur de ces conversations, c’est qu’il est impossible d’en rien fixer sur le papier. Eût-on à son aide la plume d’un sténographe, comment rendre ce mélange de bonhomie et d’autorité, cet accent à la fois paternel et dur, cet œil narquois qui, tout en larmoyant, lance une flamme, en un mot toute cette physionomie originale et si profondément caractéristique de l’octogénaire caporal ? Il n’importe ; certains souvenirs de cet entretien méritent peut-être quelque intérêt au point de vue d’une appréciation impartiale d’événemens encore trop contemporains pour avoir été de part et d’autre estimés de sang-froid. L’histoire s’éclaire de tout, et, quel que soit d’ailleurs le principe auquel on demeure attaché, qu’on se prononce pour l’Autriche ou le Piémont, il ne viendra, j’imagine, à l’idée de personne de nier que la succession de faits inaugurée par le combat de Goïto et qui a pour dénoûment la bataille de Novare n’appartienne désormais irrévocablement à l’histoire.
Charles-Albert n’eut jamais franchement les sympathies de la Lombardie ; il suffirait de consulter ses propres généraux pour s’en convaincre. On avait besoin du secours de son armée et de son bras dès-lors il n’en coûtait rien de flatter son ambition, de caresser sa vanité, quitte à jeter le masque plus tard. On sait en quelles indignités, en quels ignominieux outrages se changèrent, au jour venu, ces flatteries et ces caresses, et, aux yeux de quiconque veut des preuves, les balles qui trouèrent le plafond de la Casa-Greppi à Milan témoigneront de l’affection des Lombards pour le roi de Sardaigne. Entre le parti révolutionnaire et Charles-Albert, c’était à qui tromperait l’autre. « Pressé par l’insurrection qui éclatait de toutes parts, je dus rassembler mes troupes sur le point central de mes opérations militaires, et ce fut cette concentration que Charles-Albert prit pour une défaite, pour l’abandon définitif de la Lombardie : » ces paroles du maréchal Radetzky renferment tout le secret de la conduite du malheureux roi de Piémont. D’un côté ; toujours céder aux manœuvres des républicains, favoriser, au prix de son repos et de sa couronne, les illusions et les folies d’intrigans chimériques ; de l’autre, donner dans tous les piéges d’un ennemi habile, rompu à la guerre, et dont la haine persévérante et l’implacable obstination devaient finir tôt ou tard par lasser sa fortune telle fut la destinée de ce prince aussi inconsidéré que vaillant, aussi chevaleresque sur le champ de bataille qu’inexpérimenté dans les conseils.
Dupe des menées révolutionnaires et en même temps aveuglé par sa propre ambition, qui lui faisait entrevoir la royauté de la Haute-Italie, Charles-Albert résolut de tenter une dernière fois le sort des armes, et le 12 mai 1849 fut proclamée cette résolution, qu’un ministère composé de représentans du parti milanais pouvait seul prendre sous sa responsabilité. Les hommes modérés et dévoués à la dynastie se retirèrent, et chacun sait ce qu’amena cette politique de casse-cou. Le général Hess, qu’on pourrait appeler le bras droit de Radetzky, naturellement initié dans les moindres détails du plan de campagne du maréchal, avait dit au premier coup de canon : « Si notre armée rencontre les Piémontais à Novare, il n’y a qu’un miracle du Seigneur qui les puisse tirer d’affaire. » Le miracle n’eut point lieu, et les Piémontais furent battus. Engagée à dix heures du matin, la bataille se termina dans la nuit du même jour. Il n’y avait pas une semaine que le maréchal avait quitté Milan.
Pour apprécier dignement ce beau fait d’armes, il convient de se représenter que le maréchal n’avait plus affaire cette fois à des forces insurrectionnelles recrutées au hasard dans des pays soulevés, mais à des troupes vigoureusement disciplinées, disposant d’une artillerie qui passe à bon droit pour l’une des meilleures de l’Europe, et presque toujours de beaucoup supérieure en nombre, témoin l’engagement d’Olengo, où le feld-maréchal-lieutenant d’Aspre tint en échec, avec vingt mille hommes, le gros de l’armée ennemie, qui ne comptait pas moins de cinquante mille combattans. Après les affaires de Gambalo et de Vigevano, l’une et l’autre désastreuses pour les Piémontais, le général Chrzanowski concentra ses forces sur Olengo et sur Novare. Il arrive qu’un joueur malheureux, pour conjurer la mauvaise chance, risque tout ce qui lui reste sur une dernière carte ; l’important en pareil cas est de trouver la bonne, car, si vous vous trompez, vous êtes perdu. Telle fut l’histoire de cette concentration de l’armée piémontaise. Pour que la tactique eût réussi, même en admettant l’avantage de la position stratégique, il aurait fallu s’être assuré de la victoire. Le général Chrzanowski était loin de compte, bien que le téméraire entraînement du baron d’Aspre eût semblé un moment, au début de la bataille, justifier sa manœuvre. En effet, le feld-maréchal-lieutenant, se laissant emporter par le feu de la guerre et brûlant d’en venir aux mains, se jeta à Olengo sur l’ennemi sans connaître ses forces et sans la moindre certitude d’être au besoin promptement secouru. Vingt mille Autrichiens tinrent tête pendant plusieurs heures à toute l’armée piémontaise, forte de cinquante mille hommes, et, chaque fois qu’on les repoussait, ils revenaient à la charge, toujours entraînés par leur chef intrépide, qui, reconnaissant son héroïque erreur, s’était juré de la laver de son sang, ou de la faire tourner au profit de la victoire. L’occasion s’offrait belle au général Chrzanowski, pourquoi ne la saisit-il pas ? Le moment était venu de prendre vigoureusement l’offensive et d’écraser son rival ; il hésita et perdit la bataille.
C’est aujourd’hui une opinion partout acceptée qu’on avait espéré mieux des talens et de la capacité militaire du général Chrzanowski. Aussi le soldat piémontais n’a-t-il point manqué de rejeter sur ses chefs la responsabilité de la journée ; convaincu au fond de l’ame d’avoir fait bravement son devoir, il dit encore que, si les choses ont tourné de la sorte à Novare, la faute en est aux officiers qui le commandaient, car, quant à lui, il a fait tout ce qu’il fallait pour tailler les Autrichiens en pièces. L’état-major en effet, c’était là le côté critique de cette armée dont la bravoure n’a pas cessé de se montrer jusqu’à la fin. Croira-t-on que pas un officier piémontais n’avait songé à prendre avec lui la carte de la Lombardie ? On dirait qu’après avoir épuisé la coupe des déceptions, Charles-Albert s’en remit au seul hasard du soin de faire triompher une cause romanesque à laquelle désormais il ne croyait plus. Lorsque ses illusions eurent cessé de le conduire, le découragement le prit, et, sauf les heures de combat où, plus valeureusement que pas un, il payait de sa personne, offrant en désespéré sa poitrine aux balles autrichiennes, peu à peu il se désintéressa de tout ce qui s’agitait autour de lui. Lorsqu’on entra dans la chambre qu’il avait occupée pendant la nuit qui précéda la journée de Novare, on trouva auprès du lit une table, et sur cette table, à côté de la bougie à moitié brûlée, un Voyage en Chine, dernière lecture de ce roi qui le lendemain livrait bataille. Et pourtant à cette veillée des armes succéda dans l’action la conduite d’un héros ; partout où sifflait la mitraille, au plus fort des périls et du feu, il était cherchant la mort, et, s’il ne la put rencontrer, du moins dans ce Waterloo de l’Italie trouva-t-il l’occasion d’abdiquer. À défaut du poids de l’existence, il secouait le fardeau d’une couronne ; c’était toujours s’alléger d’autant. Cette fin de Charles-Albert, par sa misère et sa grandeur, touche à ce que l’imagination des poètes a jamais créé de plus solennel et de plus émouvant. Au milieu d’une nuit pluvieuse et sombre, une berline de voyage est amenée au général de Thurn par les hussards des avant-postes ; un homme grand et maigre, le visage couvert d’une pâleur de spectre, en descend. « Je suis le comte de Barge, colonel piémontais ; l’armée où je servais ce matin encore est en pleine dissolution, et je désire me rendre à Nice. — Passez, sire, et que Dieu vous garde ! » Et l’équipage repart au galop, emmenant ce roi qui s’en va mourir loin de sa patrie, sur le sol où naquit jadis dom Sébastien, cet autre aventurier couronné, ce Charles-Albert du moyen-âge portugais. Je ne sais, mais il me semble que Shakspeare lui-même n’inventerait pas mieux.
Comme pendant à cette scène de désolation, l’histoire, qui ne se lasse pas de multiplier les enseignemens et les drames, semble avoir mis la rencontre si mélancolique du jeune roi de Piémont avec le vieux maréchal Radetzky. Le rendez-vous avait été fixé à Vignale, petite localité située à quelques milles de Novare, où le chef de l’armée autrichienne, accompagné d’une suite nombreuse et splendide, attendait depuis quelques instans, lorsque le nouveau roi de Sardaigne parut. Du plus loin qu’il aperçut le maréchal et son escorte, Victor-Emmanuel mit son cheval au galop, et, s’élançant vers Radetzky, l’aborda avec ces propres paroles, dites d’un accent de profonde effusion : « Maréchal, vous voyez devant vous un fils qui n’a plus de père, un roi qui n’a plus de royaume, un général qui n’a plus d’armée ! » Le maréchal serra la main du prince, et tous deux s’embrassèrent cordialement, puis Victor-Emmanuel, Radetzky et le général Hess entrèrent à cheval dans la cour d’une maison voisine où la paix fut négociée. Les trois personnages de cette scène historique s’entretinrent debout au milieu de la cour, tandis qu’autour d’eux une compagnie de sereshans pittoresquement drapés dans leurs capes écarlates formait le cercle. Un officier des hussards de Reuss, le comte Schönfeld, envoyé au-devant de Victor-Emmanuel pour lui annoncer que le maréchal Radetzky l’attendait, nous racontait qu’à peine la conversation engagée, le jeune roi s’écria : « Vous m’avez pris à Mortara six chevaux comme je crains bien qu’il ne m’arrive de ma vie d’en retrouver de pareils, entre autres un bai-brun magnifique, mais qui n’est pas très sûr des jambes de devant ; je vous en avertis pour que vous en préveniez son heureux possesseur. » Quelques minutes plus tard, le jeune roi reconnut un de ces chevaux dans l’escorte du maréchal : c’était l’écuyer de Radetzky qui le montait. À peine Victor-Emmanuel en avait-il fait l’observation, que le maréchal donna ordre qu’il fût rendu au jeune prince.
Ce fut surtout dans les rues de Novare, pendant la confusion de la déroute, que les mauvaises dispositions de l’armée piémontaise envers ses chefs éclatèrent dans toute leur véhémence. Les liens de l’obéissance et de la discipline étaient dissous ; les soldats ne tenaient plus compte des ordres des officiers, ni des paroles du roi, qui vainement se montrait sur les places pour rétablir l’autorité ; il y en eut même d’assez furieux pour menacer du poing leur souverain et diriger contre sa personne le canon de leur fusil. Ce fut après avoir essuyé ces derniers outrages que Charles-Albert s’éloigna nuitamment de la ville. irrité d’avoir payé si cher une défaite, croyant, non sans raison peut-être, qu’il ne devait ce revers qu’aux manœuvres d’une direction inhabile, le soldat s’en prenait à tout ce qui était au-dessus de lui, même au roi, que la grandeur de son infortune aurait dû protéger contre de pareilles insultes. Quelles fautes aussi n’avait-on pas à se reprocher envers ces légions de Savoie et de Piémont si infatigables à réparer leurs brèches ! Dire que ces troupes opéraient sur leur propre terrain manquant de vivres, et que pendant trois jours on se battit devant Novare sans avoir de quoi manger ! On rencontre à Vérone et à Milan, derrière la vitre de certaines boutiques, une estampe satirique dont le passant peut deviner l’allégorie : sur le premier plan sont figurés des soldats ; sur le second, des officiers ; sur le troisième, un homme revêtu des insignes de la royauté. Or voici comment l’impitoyable fantaisie de l’artiste a imaginé d’affubler son monde : les premiers ont des têtes de lion ; les seconds, des têtes d’âne ; quant au troisième, le roi, il est sans tête, acéphale. On attribuerait cette cruelle satire aux Autrichiens, si l’on ne savait que, sur cette question de la guerre de l’indépendance, les Italiens n’ont point pour usage de se ménager les uns les autres, et que les plus rudes traits, comme les plus sanglantes invectives, viennent de leur propre camp. On ne peut refuser aux peuples de l’Italie le courage, l’intelligence et le génie ; mais ce qui paralyse ces dons la plupart du temps, c’est un esprit exalté, superbe, outrecuidant, cause de tant de folles hallucinations et de toutes leurs rivalités municipales.
Si l’humeur milanaise est peu indulgente pour les piémontais, Turin ne se montre pas moins sévère pour Milan, et cela sans avoir besoin de recourir aux jeux d’esprit. Un officier piémontais, M. Maxime Ferrer, a raconté[2] l’accueil que l’antique capitale de la Lombardie réservait à l’armée libératrice battue à Lodi par Radetzky et contrainte à se replier sous les murs de Milan. « L’armée a quitté Lodi à dix heures du soir et pris la route de Milan. Le roi a marché toute la nuit avec la brigade de Savoie. Nous sommes arrivés à midi aux portes de la ville ; on nous a reçus très froidement, j’ai même entendu les mots de quelques personnes qui tournaient en dérision le délabrement de notre tenue : Che bruli soldati, com son laceri ! Nous nous attendions à voir arriver, pour remplacer dans nos rangs nos morts et nos blessés, tous ces jeunes Milanais qu’on nous avait représentés comme résolus a s’ensevelir sous les ruines de leur ville, plutôt que de subir une seconde fois le joug abhorré ; mais je ne puis citer ici qu’une vingtaine d’individus vêtus et armés en héros de mélodrame (nouveau costume italien en velours noir, carabine sur l’épaule, sabre au côté, pistolets et poignard à la ceinture ), qui sortirent de la Porte Romaine au pas de charge en criant à gorge déployée : Morte ai barbari ! » Vaincu par tant d’obstacles, Charles-Albert, pour épargner à Milan les horreurs d’une prise d’assaut, et sauver ses troupes d’une entière défaite, prit le parti d’envoyer des parlementaires au chef de l’armée autrichienne. Cela se passait le 5 août, c’est-à-dire juste dix jours après que le roi de Piémont avait refusé la ligne de l’Adda que lui offrait Radetzky !
En général, les paysans de la Lombardie n’ont aucune idée de leurs droits politiques ; leur seul désir est de jouir de la paix à tout prix. Devant la crainte des maux que la guerre entraîne avec elle, leur patriotisme s’efface ; quant à la forme du gouvernement qui les doit régir, ils y demeurent, quoi qu’on fasse, complètement indifférens. Ce que nous disons des populations rurales s’applique également à certaines classes où foisonnent ces types précieux de la comédie vénitienne immortalisés par Gozzi et Goldoni. Ce n’est pas que celles-ci ignorent leurs droits politiques ; mais que voulez-vous, bon Dieu, qu’elles en fassent ? Entre les soins d’un négoce où l’usure finit toujours par jouer son petit rôle et les préoccupations d’une gastronomie héréditaire qui ne dédaigne pas de mettre elle-même la main au fourneau, quelle place resterait-il pour ces passions actives et dévorantes de la vie publique ? Pantalon et Brighella sont-ils gens à mourir jamais ? « A Palazzuolo, dit l’auteur du Journal d’un Officier piémontais, les officiers vont prendre leur café dans la maison d’un certain signor Fiorino, homme d’affaires de plusieurs riches propriétaires du pays, marchand de vins, aubergiste et même quelque peu usurier. Il signor Fiorino porte un habit cannelle, la culotte courte et les souliers à boucles ; quoique septuagénaire, il est d’une rare activité et ne recule devant aucune fatigue, lorsqu’il s’agit de réaliser quelque bénéfice. « Mes chers messieurs, nous disait-il un jour avec un certain air de bonhomie, je suis enchanté de vous voir, vous aimez le vino santo et le bon café, vous avez de l’argent, vos soldats paient tout ce qu’ils prennent, vivent les Piémontais ! Je désire ardemment que vous soyez victorieux avant cet automne, pour que nous puissions faire les vendanges. Il faut cependant rendre justice à tout le monde, l’Autriche nous laissait tranquilles (non ci tribolava), nous vendions assez bien notre soie ; » puis, craignant de s’être compromis, il reprenait avec une expression tant soit peu ironique : « N’importe, vive l’Italie ! nous sommes tous frères !
Fratelli d’Italia,
L’Italia s’e desta,
D’ell elino di Scipio,
S’e tinta la testa !…
Les personnages de la famille du signor Fiorino abondent dans l’ouvrage de l’officier piémontais ; mais nous avons hâte de revenir au maréchal Radetzky et d’esquisser, à l’aide de nos souvenirs, quelques traits de cette grande figure. Né le 2 novembre 1764 à Trzebenitz en Bohême, Joseph Wenzel comte Radetzky de Radetz touche à sa quatre-vingt-cinquièmes année. Sur pied et au travail dès cinq heures, le maréchal prend son café à six en compagnie de ses adjudans et de ses officiers d’ordonnance. On déjeune à dix heures, ondine à quatre. Le soir, vers sept heures, il prend son thé, fait une partie de tarock avec ses aides-de-camp et se retire invariablement au coup de neuf heures. En campagne, il observe les marches avec la plus scrupuleuse exactitude, charge ses officiers de lui lire les dépêches qui arrivent, mais il ne permet pas qu’une seule ligne soit expédiée de son quartier-général sans en avoir lui-même pris connaissance. En dehors du service, il a pour coutume de traiter son monde sur le ton de la plus intime familiarité, ne souffrant pas qu’on se lève ou fasse mine de dérober son cigare, s’il survient au milieu d’un récit de bivouac, s’informant auprès de chacun de ce qui l’intéresse, incessamment occupé des besoins du soldat qu’il aime paternellement, et dont il obtient des prodiges grace à cette sollicitude, qui serait encore une tactique habile, si d’autres mouvemens qu’un noble instinct du cœur la pouvaient inspirer. Un des historiographes les plus intelligens et les plus véridiques de la campagne d’Italie, M. Hackländer, raconte que, se trouvant près du maréchal à la bataille de Novare, il le voyait depuis un moment diriger sa lorgnette du côté d’une batterie qui, furieusement attaquée par l’artillerie piémontaise, lui ripostait par un feu terrible. « Regardez là-bas, s’écria tout à coup le vieux guerrier, regardez ces braves gens, quelle vigoureuse défense ils opposent à l’ennemi ! Allons leur dire quatre mots, ça leur fera plaisir ! » Puis, s’élançant à travers la mitraille et les balles, il s’en alla au milieu du feu serrer la main à ses enfans. On sait ce que les actions de ce genre valent à un chef militaire, lorsqu’elles ne lui coûtent pas la vie, et de quelle auréole de popularité son nom s’environne. Vater Radetzky ! père Radetzky ! disent les troupes autrichiennes. Et c’est à qui s’ingéniera à donner au vétéran illustre des marques de son attachement. « Ces drôles-là veulent que rien ne me manque, grommelait un jour le maréchal en parlant de ses jeunes officiers d’ordonnance, qu’il appelle ses kibitze[3] : n’ont-ils pas imaginé maintenant de m’apporter mon chocolat ni plus ni moins que si nous étions à Milan, à la Villa-Reale ; mais où diable, je vous le demande, vont-ils se procurer du lait ? » Le mot de l’énigme, c’est que les jeunes officiers avaient secrètement emmené avec eux une chèvre qu’on allait traire à chaque aube pour en donner la première mousse à leur général, au Vater Radetzky.
Le quartier-général du maréchal est comme une grande famille qui n’a en somme qu’une idée : obéir à l’impulsion du bras puissant qui la dirige. Ici encore se représentent à tous ces apparences patriarcales de la vieille Autriche avec son empereur populaire, connaissant par son nom chaque bourgeois de sa bonne ville de Vienne et se promenant au Graben en habit blanc, sa canne à pomme d’or sous le bras. Je n’ai point à m’expliquer sur les implacables desseins de cette politique et la persévérance acharnée qui se cache sous ces dehors : toujours faut-il avouer qu’on n’est pas plus affable envers les gens, et qu’on ne saurait pousser plus loin la bonhomie traditionnelle.
Dans les conseils et sur le champ de bataille, deux hommes complètent le maréchal Radetzky : le feld-maréchal-lieutenant Hess et le feld-maréchal-lieutenant Schönhals : Hess, petit homme très mince et très maigre, d’une soixantaine d’années environ, à l’œil intelligent et vif, aux cheveux blonds, au teint clair, fort réservé dans sa parole, et, comme c’est l’usage chez les hommes très occupés, n’aimant à causer qu’en dehors du terrain des banalités. Alors, si vous êtes assez heureux pour qu’il vous entretienne, vous assisterez à la conversation d’un esprit solide et convaincu, d’une haute raison, qui naturellement vous en dira plus en quelques instans que bien des livres ne vous en apprendraient. Grand, élancé, d’un extérieur tout chevaleresque, calme et réfléchi dans ses mouvemens, d’une attitude plus diplomatique encore que militaire, le général Schönhals brille surtout par sa parole d’une verve, d’une originalité qui feront époque dans les fastes de l’armée autrichienne. C’est à lui que l’on doit ces mille proclamations, ordres du jour et manifestes, où le lyrisme du langage se marie à l’entraînement de la situation, admirables documens qui, mutilés, tronqués, défigurés par de maladroites traductions, ont défrayé pendant dix-huit mois toutes les gazettes de l’Europe, et qui, lus dans leur texte et du point de vue qui les a inspirés, sont dignes d’être comparés à ce que les annales de la guerre ont de plus éloquent dans ce genre. Tous les deux, Hess et Schönhals, associés au gouvernement de Milan, habitaient avec le maréchal Radetzky Villa-Reale, et la trinité militaire s’était déjà depuis long-temps formée, lorsque les événemens de 1848 éclatèrent. Loin d’avoir jamais cherché à s’approprier la part qu’ont eue dans ses victoires les deux éminens officiers, Radetzky s’est lui-même réservé le soin de consigner leurs services. Voici en effet ce qu’on lit dans le rapport officiel du maréchal sur la seconde campagne d’Italie : « Parmi les compagnons fidèles qui ont soutenu chacun de mes pas, je nomme au premier rang et avant tous mon quartier-maître-général, le feld-maréchal-lieutenant Hess. À lui, et j’en rends témoignage ici du fond du cœur, appartient et de beaucoup la plus grande part des succès obtenus dans la dernière campagne par les armes de l’empereur. Prompt à embrasser la situation d’un coup d’œil infaillible, habile à saisir l’occasion, à profiter des moindres avantages, le regard toujours fixé sur le but, je l’avais investi de toute ma confiance, certain que, lui à mon côté, je mènerais l’armée à la victoire. L’armée le savait, et elle a vaincu[4]. » Il faut ajouter à ces nobles paroles ce billet d’un laconisme antique écrit à Mme de Hess une heure après la bataille : « Nous avons battu l’ennemi à Novare, et si la gloire de cette journée me revient, il en a, lui, tout le mérite. » Maintenant voici pour l’autre lieutenant : « Le feld-maréchal-lieutenant Schönhals a été là, comme toujours, cet homme singulier dont le rare génie sait élever à sa suprême puissance le sentiment d’honneur qui anime l’armée. Je lui dois immensément, et ce m’est une grande joie de pouvoir l’exprimer ici de nouveau. » Appréciation non moins ingénieuse que loyale, et par laquelle la diversité d’aptitude des deux généraux confondus dans la gloire du général en chef est on ne peut plus délicatement définie et mise en lumière.
En campagne comme en temps de paix, le maréchal dîne chaque jour au milieu de son état-major, en famille, comme il le dit lui-même. Quiconque arrive à son quartier-général vers quatre heures est sûr d’être retenu à sa table, dont il fait les honneurs de la plus hospitalière et de la plus aimable façon. Convive spirituel, charmant causeur, aimant à voir chacun à l’aise, deux ou trois verres de vieux bourgogne le mettent en belle humeur, et ce sont alors des anecdotes sans nombre, que relève un grain de cette bonne et franche gaieté qui part du cœur. Aussi volontiers qu’il raconte, il écoute, et ne perd pas une occasion de lancer son trait. Je ne sais ; mais, autant que j’en ai pu juger, ce, doit être un naturel excellent, et l’impression qu’il m’a laissée après de si courts instans se confirmait davantage chaque fois qu’il m’arrivait d’interroger des personnes avant vécu dans son intimité. Il y a de ces signes caractéristiques qui ne trompent pas. Que l’esprit de parti s’attache à travestir ignominieusement une figure illustre, que les haines politiques transforment le représentant d’un principe opposé en une sorte d’ogre ridicule, c’est leur affaire, et tant pis pour ceux qui se laissent naïvement prendre aux fantasmagories de cette espèce ; mais quiconque s’en ira voyager dans la simple et ferme intention de connaître les hommes et les choses, quiconque aura vu par lui-même saura à quoi s’en tenir sur tant de belles opinions émises par la plus insigne mauvaise foi, et qu’une niaise crédulité adopte trop souvent sans conteste. Il existait jadis au théâtre un attirail conventionnel dont s’affublait inévitablement tout personnage en contradiction avec les sentimentalités banales du public. Cela consistait d’ordinaire en un haut-de-chausses de velours noir, plus une toque de même étoffe et de même couleur que surmontait une plume rouge. Habit noir et plume rouge, signes distinctifs d’une ame nécessairement perverse et vouée d’avance à l’exécration du parterre ! Rien, selon nous, ne rappelle ces grotesques habitudes de l’ancien théâtre français comme ces préjugés auxquels a donné cours une routine non moins stupide. Il semble en effet, grace à tant de propos erronés, multipliés sans cesse, grace à tant de mensongères informations, que le seul nom d’un général autrichien doive fatalement évoquer dans un certain monde l’idée d’une bête féroce cuvant au fond de son antre le sang des Italiens et des Hongrois, d’une sorte de Croquemitaine exterminateur accrochant au gibet tout ce qu’il rencontre. Ici encore il y a le type consacré, le type édité par l’imagination des romanciers de la politique et bénévolement accepté par le vulgaire, qui aime les opinions toutes faites, les héros tout d’une pièce, les caractères sur lesquels il n’y a point à revenir. À ceux-là tous nos enthousiasmes, à ceux-ci tous nos anathèmes ! ainsi le veut la justice, et nous ne l’entendons pas autrement. Aux révolutionnaires la robe virginale, aux gouvernemens la plume rouge et le pourpoint de velours noir ! C’est chose convenue d’avance, et la sentence dérisoire s’exécute impitoyablement jusqu’au jour où l’histoire enfin prononce et vient rendre à César ce qui appartient à César, heure tardive et lente, mais qui, dans la fumée des illusions, emporte aussi les calomnies et ne laisse debout que la vérité.
Ces généraux si indignement décriés, si obstinément proposés à toutes les exécrations du monde, nous les avons rencontrés à Vienne, à Pesth, à Venise, à Vérone ; il nous a été donné de causer avec eux, de les connaître, et, ce qui nous a le plus frappé sur leur visage comme dans leur entretien, ç’a toujours été le calme le plus profond, la plus entière sécurité d’esprit à l’endroit des nécessités souvent terribles par lesquelles ils ont dû passer, et, pour ce qui regarde les colères dont on les poursuit, la plus sereine comme la plus stoïque indifférence. « Que me reproche-t-on ? nous disait l’un d’eux. D’avoir fait mon devoir dans toute sa rigueur ? Mais ignore-t-on que le devoir n’est point une chose dont on écarte à son gré ceci pour en garder cela ? Les événemens commandent, et l’homme obéit. Quant à moi, la responsabilité qui me revient, je l’accepte hardiment devant Dieu et devant les hommes, souhaitant à tous ces braves gens qui me jettent la pierre d’être vis-à-vis de leurs propres consciences aussi tranquilles que je le suis ; ce qui du reste, croyez-le bien, ne m’empêche pas de savoir que je jouis en Europe, et particulièrement chez vous, de la plus immense impopularité. » Quelques-uns cependant, d’une trempe moins robuste, semblent avoir contracté à cette école de la guerre civile une mélancolie dévorante, un incurable ennui de l’existence qui se trahit jusque dans leur sourire. Je n’oublierai jamais l’impression que je ressentis à la vue de l’un de ces nobles officiers. Je l’avais connu autrefois colonel, je le retrouvais maintenant investi des plus hautes fonctions militaires, et portant les plus illustres ordres sur son uniforme de feld-maréchal-lieutenant ; mais en revanche quel changement ! quelle transformation ! Son œil était devenu terne, son front s’était dépouillé comme ces chênes que la foudre a visités, et, dans les deux coins pendans de sa bouche, il n’y avait que de l’amertume et du dédain. Plus de joyeux propos comme autrefois, plus de vin du Rhin, plus de cigares ! Une caducité précoce l’avait ployé, et comme si, contre cette langueur morale, il n’eût existé pour lui d’autre refuge que le travail, il s’y livrait jour et nuit avec un acharnement fiévreux qui désolait son entourage. Je ne crois pas avoir rencontré jamais un plus remarquable exemple du néant des grandeurs humaines.
Quant au maréchal Radetzky, sur aucun des chefs de l’armée autrichienne moins que sur lui ont pesé les responsabilités terribles dont nous parlons, car le maréchal n’était ni devant Vienne, ni à Comorn, ni à Pesth, qui furent les principaux sièges des rigueurs du tribunal militaire. Cependant il lui est aussi arrivé d’avoir à ordonner l’exécution des lois de la guerre, et l’attitude du vieux soldat en de pareilles occasions prouve à quel point de si tristes devoirs répugnaient à sa nature. Immédiatement après la bataille de Novare, une émeute éclata à Brescia, laquelle fut à l’instant étouffée par Haynau, qui, de Mestre, où il était campé, s’élança comme la foudre sur la ville insurgée, et la réduisit sur-le-champ. Les chefs du soulèvement, pris les armes à la main, ayant été condamnés à mort, on attendait pour exécuter la sentence que le maréchal l’eût ratifiée. « Je me souviens encore, rapporte un officier témoin de cette scène, de la figure de Radetzky et des moindres détails de cette circonstance ; une pluie fine et froide tombait au dehors, et le vieux maréchal, muet et sombre, assis devant la grande cheminée de la salle, se tenait les yeux fixés sur un tas de braise qui achevait de mourir. À la sentence de mort que Radetzky avait dans les mains était jointe une dépêche de Haynau qui réclamait dans les termes les plus pressans l’ordre d’exécution. J’étais debout à la fenêtre, regardant le ciel pluvieux. À la porte de l’hôtel attendait l’estafette prête à retourner à Brescia, et il est facile de comprendre quelle pensée m’inspirait sa vue. Que cet homme remonte sur sa selle, me disais-je, et c’en est fait de la vie de ces malheureux. Long-temps le vieux maréchal hésita, et je sentais à l’altération de ses traits qu’une lutte des plus douloureuses se livrait au fond de son ame entre la raison d’état et l’humanité. Cependant Haynau demandait la punition des coupables en style tel qu’il fallut céder. L’estafette reçut donc la dépêche, monta à cheval et descendit la rue au galop. Les pieds du cheval retentirent d’abord comme des coups de marteau sur le pavé, puis peu à peu le bruit se fit plus sourd, et finit par se perdre dans le lointain. »
Les soldats rendent au vieux maréchal l’attachement qu’il a pour eux. La popularité de Radetzky dans l’armée autrichienne est une chose dont on ne saurait avoir l’idée en France, à moins de remonter aux souvenirs de 1796, à cette époque où, sur ces mêmes campagnes lombardes qu’il a tant de fois victorieusement parcourues, le jeune général Bonaparte, premier consul, franchissait le Pô, et rendait le nom de Marengo à jamais immortel. Il y a chez les impériaux une coutume presque sacrée, à laquelle un jour de bataille ou de solennité quelconque nul régiment ne voudrait déroger : nous voulons parler de ces rameaux verts qu’on se met au chapeau, de ces bouquets de feuillage sans lesquels un Kaiserlich n’irait pas gaiement au feu, et qui donnent aux légions autrichiennes, à ces barbares blonds, je ne sais quelle physionomie étrange et poétique d’un pittoresque merveilleux. Lorsqu’au printemps une brise matinale agite ces milliers de palmes vertes frémissantes au milieu des baïonnettes, des sabres nus et des casques miroitant au soleil, le spectacle tient du prestige. Involontairement l’on songe à la dernière scène de Macbeth, et les fanfares de la musique autrichienne accompagnant cette forêt qui marche semblent donner un enchantement de plus au féerique aspect de ce défilé. Un jour de bataille donc, à Somma-Campagna ou Mortara, le nom importe peu, le maréchal, complimentant ses grenadiers sur leur bonne tenue, remarqua dans le nombre un bonnet à poil qui n’avait pas de rameau vert. « Holà, toi, s’écrie Radetzky, qu’as-tu fait de ton Feldzeichen ? est-ce que tu prétends par hasard ne pas suivre au feu tes camarades ? » À ces mots, le pauvre diable, troublé et confus, essaie de balbutier quelque excuse ; mais le maréchal l’interrompant : « Allons, avance ici, que nous partagions. » Puis, détachant de son chapeau de commandant en chef le trophée de campagne, il en coupe une branche qu’il donne au grenadier, lequel, au lieu de la fixer à son bonnet, l’enferme pieusement sous sa capote en répondant : « Excellence, je vais à l’instant me mettre en quête d’un autre Feldzeichen ; car, pour celui-ci, il restera sur mon cœur pendant la bataille, pour être enterré avec moi, si je suis tué. »
Le nombre ne peut se compter des légendes de cette espèce répandues sur le vieux caporal, et dans lesquelles Vater Radetzky apparaît avec cette physionomie humoristique que nous avons essayé de lui conserver, moitié soldatesque, moitié bonhomme, figure de vieux reître où le pathétique intervient, casaque de buffle sur un cœur d’or. Nous savons aussi bien que personne que les légendes ne font pas les héros ; de ce qu’on porte un petit chapeau et une redingote grise, de ce qu’on a adopté pour monture un cheval blanc sur lequel on mesure triomphalement le fameux échiquier de la Lombardie, il ne s’ensuit pas le moins du monde qu’on soit pour cela le général Bonaparte. Qui en doute ? qui voudrait même soutenir qu’une telle pensée ait jamais germé dans la tête d’un homme que nul ne saurait aborder sans être à l’instant même touché de son extrême modestie ? Cependant, si les légendes ne font pas les héros, on conviendra bien avec nous qu’il n’y a point de héros sans légendes. Or, cette consécration populaire qui, s’attachant à un homme, en crée un type bientôt connu de tous, aimé de tous, ayant de droit sa place dans la plus humble chaumière, cette consécration, le maréchal Radetzky l’a reçue de l’armée et du peuple autrichien. Familier au pauvre comme au riche, hôte vénéré de chacun, chanté par la muse tyrtéenne du vaillant Zedlitz, multiplié par tous les lithographes de l’empire, rien ne manque à sa renommée, pas même ces rapsodies de carrefour, pas même ces enluminures de coin de rue, qui, médiocrement scrupuleuses à l’endroit de la rime et du dessin, n’en demeurent pas moins un des signes les plus caractéristiques de la gloire humaine. Il est aujourd’hui en Autriche, pour le prestige militaire qu’il exerce sur les masses, pour l’enthousiasme et le fanatisme qu’il inspire aux soldats, ce que fut en Prusse le vieux Fritz, j’allais presque ajouter ce qu’est Napoléon chez nous. Il va sans dire que je n’émets en cette affaire aucune espèce de jugement ; je constate un fait, voilà tout.
Il n’y a point cependant à se le dissimuler, et pour peu qu’après avoir vu le vainqueur au milieu de son appareil militaire, on cherche à se rendre compte de ce qui se passe dans l’autre camp, on ne peut s’empêcher de sentir que des deux côtés les choses sont poussées à l’extrême. Entre l’Autriche et l’Italie, je le crains bien, l’irréparable est consommé. Est-ce à dire que ce divorce des deux nations ne remonte point au-delà des événemens des dernières années ? Nous ne le pensons pas, et les mouvemens qui, de Milan à Venise, ont agité si profondément les possessions de l’Autriche en Lombardie n’ont été en somme que l’explosion d’un sentiment implacable, qui, lorsqu’il n’éclate pas en bombes révolutionnaires, couve sourdement à l’ombre et initie le sol sur lequel traîne le sabre des impériaux. Le Lombard déteste la langue allemande, il la trouve barbare, et s’accommodait mieux du français. Or, comme, pour servir dans l’armée ou l’administration autrichienne, il faut parler la langue de l’Autriche, moitié mauvaise humeur, moitié paresse, on s’est abstenu de toute sorte de service, et cela d’autant plus volontiers qu’on appartenait davantage à la classe aisée ou riche. L’Italie, depuis deux siècles, n’a point reculé, ainsi que certains le prétendent ; elle est tout simplement demeurée stationnaire, tandis que les autres marchaient. De même qu’au moyen-âge elle appelait de France, de Suisse, d’Allemagne, des condottieri pour lui venir en aide dans ses querelles intestines, ainsi de nos jours des étrangers se sont emparés, chez elle, de toutes les industries. De là un découragement profond, une espèce d’apathie qu’on attribue faussement à l’influence de la domination autrichienne, et qui n’est que le résultat du pire des asservissemens : celui qui nous vient de nous-mêmes, et dont nous rejetons la faute sur le monde entier plutôt que de nous l’avouer, tant il en coûterait à notre amour-propre.
Aujourd’hui il est trop tard pour demander à l’Autriche de se faire aimer de ses provinces italiennes. Ce que trente-cinq années d’administration tempérée n’ont point produit ne saurait sans doute être obtenu au lendemain des bouleversemens de 1848 et 49. L’Autriche l’a compris la première, et l’implacable défi que lui ont jeté ses adversaires ne lui laissait, quant à présent, qu’une attitude : la force. Contenir et réprimer, il ne lui reste malheureusement point d’autre parti. De la force et toujours de la force, c’est la loi que les révolutions lui ont faite, et, sans trop regarder si c’est bien ou si c’est mal, elle l’accepte comme un devoir, comme une destinée. « Nous avons l’Italie, et nous la garderons, parce qu’il nous convient de la garder ! » s’écriait le général d’Aspre dans un banquet fameux. Au point de vue de cette sympathie qu’on doit.à une noble nation opprimée depuis des siècles, ces paroles ont quelque chose d’impie et qui vous blesse au premier abord, du moins comme une inconvenance. Cependant, quand on y réfléchit, on se prend à penser qu’un général autrichien n’est point tenu, en pareille occasion, à s’exprimer avec la sentimentalité d’un philosophe humanitaire. « Il faut que je vive ! » telle est au fond la raison suprême de l’Autriche envers ceux qui lui reprochent sa politique inexorable. À cela, bien des cervelles creuses, incessamment occupées à distribuer la carte de l’Europe au gré de leur fantaisie, pourront répondre par l’apostrophe célèbre du duc de Lauraguais à ce fournisseur qui lui demandait de l’argent : « Ma foi ! je n’en vois pas la nécessité. » Toujours est-il que, si cette nécessité n’apparaît point à tout le monde, il semble assez naturel que l’Autriche ne soit point la première à la mettre en doute. Plus tard, quand la situation se sera détendue, on reviendra aux essais de conciliation ; on tentera des réformes, mais avec mesure et à la condition que l’esprit de progrès ne dégénérera point en agitations révolutionnaires. J’aurais même quelque peine à croire que le prince de Schwarzenberg se prêtât jamais à rien de bien significatif. Le prince, dont en toute autre question on ne saurait contester les vues libérales, vis-à-vis de l’Italie persistera long-temps à demeurer l’homme des rigueurs salutaires. L’Italia si pentira ! tel fut l’unique compliment que le ministre président du conseil de l’empereur Franz-Josef trouva à répondre à la députation municipale envoyée à Vienne par Venise au lendemain de sa soumission. L’empereur et l’archiduchesse Sophie avaient accueilli avec bienveillance les regrets de la fière cité réduite à demander merci, et, lorsque la députation arriva devant son altesse, froid et immobile comme il est toujours, le prince se laissa saluer, et de ce masque impassible comme la statue du Destin tombèrent ces paroles de fer : L’Italia si pentira !
En quittant le maréchal Radetzky, nous voulûmes visiter Vérone dans toutes ses directions, jouissant du mouvement si pittoresque qui l’anime, des points de vue véritablement merveilleux qu’offrent ses environs. Quel fleuve ravissant que l’Adige ! Descendu de la hauteur des monts, il vient s’encaisser délicieusement dans de fraîches collines boisées de cyprès et toutes peuplées de châteaux, traverse la ville, et se répand ensuite paisiblement au milieu des campagnes. Et ces palais qu’on rencontre à chaque pas ! ces hôtels, symboles de l’individualité d’une famille puissante, construits au hasard, selon le caprice du maître, sur l’éminence voisine, au fond d’une ruelle obscure, au bord du fleuve, sans règle, sans harmonie aucune, mais avec quelle incomparable variété ! Architecture adorable que réprouve inexorablement la symétrie moderne, mais qu’en revanche l’histoire et la poésie sauvegardent au nom des Scaliger, de Dante et de Roméo.
Nous avions parcouru de long en large ces places qu’un pan de granit crénelé couvre encore de son ombre féodale, ces marchés où se croisent, sous le cri des vendeurs et le tintement des grelots, des personnages de Titien et du Véronèse : celui-ci à pied, sa veste jetée sur l’épaule, sa ceinture de cuir autour des reins, un large feutre noir sur la tête, celle-là assise en impératrice sur un chariot traîné par deux buffles, cet autre enfin sur sa mule qui va l’amble. Tout en mesurant ces rues étroites et tortueuses, aux toits découpés en dentelles, aux balcons de fer tordu, aux murailles enluminées de fresques, nous nous demandions si d’aventure nous ne nous serions pas fourvoyés là en plein moyen-âge ; mais au tournant du premier carrefour la question devint inutile : nous ne nous acheminions plus vers le moyen-âge, nous y étions. Ces blocs énormes d’où se détachent en bas-reliefs des figures guerrières, ces masses de granit et de marbre, impérissables lits de parade sur lesquels d’héroïques géans dorment du sommeil de la mort, ces niches à colonnettes plus sveltes que la tige d’un palmier, abritant sous leurs coupoles ogivales la statue équestre des commandeurs de céans, ce caveau funèbre en plein air, ce jardin humide adossé à une église et clos par une grille merveilleusement épanouie en campanules fantastiques, c’était le champ de sépulture de la famille della Scala, c’était le tombeau de Can-Grande, qui fut seigneur de Vérone et ami de Dante !
Lo primo tuo refugio, e’l primo ostello,
Sarà la cortesia del gran Lombardo,
Ch’en su la Scala porta il santo uccello.
Il semble, pour peu qu’on ait vécu par l’imagination avec certains personnages de la poésie et de l’histoire, qu’il suffise du simple aspect des lieux qu’ils ont habités pour évoquer à l’instant même leurs figures et les rendre à toute la réalité de l’existence. Ce passé enfoui dans la poussière des bibliothèques, ce monde de vos études et de vos rêverie auquel tout à l’heure encore vous ne songiez seulement pas, un rayon de soleil éclairant un coin de marbre rouge, une date sur une tombe, auprès de cette date un nom à peine déchiffré, vont le faire revivre avec la promptitude du coup de sifflet d’un machiniste. — Enfermé de la tête aux pieds dans sa soutane d’écarlate, son capuchon rabattu sur les yeux, mélancolique et sombre, le poète de l’Inferno sort de chez Can Grande ; vous le saluez, il passe sans vous voir, et s’en va, de l’autre côté de l’Adige, rejoindre sur sa colline Virgile, qui l’attend pour lui servir de guide en de lointaines pérégrinations. Hommes d’état et gens d’église, d’épée et de négoce, amoureux et fous de cour, le missel sous le bras, la moustache frisée, le nez au vent, le faucon sur le poing, ils vont et viennent, se coudoient et se croisent, recueillis, affairés, sourians. C’est l’éternelle histoire de la ville endormie qu’un enchantement réveille après des siècles. Insensiblement le charme vous gagne et ne vous quitte plus ; vous assistez aux évolutions de tout ce monde, absolument comme si vous en étiez. Le vrai et le faux, le chimérique et le réel se confondent, ou plutôt l’illusion et la chimère, c’est ce présent auquel vous apparteniez tout à l’heure ; l’illusion et la chimère, c’est l’empereur Franz-Josef, c’est Radetzky, c’est l’aigle à deux têtes incrusté sur la porte de l’hôtel du gouvernement ; le vrai, le réel, ce que je vois et touche, c’est Can-Grande, Alighieri et Roméo ! Ne sommes-nous donc pas en plein XVe siècle ? Les seigneurs de la Scala ne règnent-ils pas à Vérone ? Qui m’enseignera le logis de messer Capulet ? Je fis cette question à un monsieur qui se rasait à sa fenêtre, et le brave homme, avançant aussitôt en dehors de l’encadrement de pierre une grosse figure joufflue tout embarbouillée de mousse de savon : « Descendez cette rue, nous répondit-il avec le calme imperturbable et le même sang-froid qu’il eût mis à nous indiquer la Casa-Lorenzi ou le palais Canossa ; descendez cette rue : au bout, vous traverserez une place, puis vous tournerez à gauche ; comptez alors trois maisons, et vous y êtes. » Ceci me rappela qu’à Francfort, quelques années auparavant, personne n’avait pu m’enseigner la maison où naquit Goethe. Il est vrai que Goethe n’était qu’un grand poète, tandis que le seigneur Capulet, en sa qualité de père de la divine Juliette, ne pouvait manquer d’être connu de tous les Roméos de Vérone, même de ceux qui se font la barbe en public. Nous suivîmes scrupuleusement l’itinéraire ; et en deux minutes nous touchions au but.
Lorsque nous arrivâmes devant la façade de l’hôtel, triste et sombre muraille çà et là percée d’ogives que quelques lierres grimpans festonnent encore, une charrette encombrait la rue, et de vigoureux portefaix, occupés à la décharger, remisaient d’énormes ballots dans la cour. Nous voulûmes d’abord croire à quelque erreur ; cependant il fallut bien se rendre à l’évidence. Hélas ! l’hôtel des Capulet n’est plus aujourd’hui qu’un vaste hangar à marchandises. Étrange vicissitude des choses d’ici-bas ! on dirait que les pierres, elles aussi, ont leur destinée. Il y a des siècles qu’un homme enrichi dans le négoce bâtit cet hôtel, et cet hôtel, en s’écroulant, retourne au négoce, finissant comme il a commencé. Murs délabrés, palais, comptoir, boutique, que seriez-vous à cette heure sans l’aimable figure apparue une nuit, au clair de lune, à ce balcon là-haut, à ce balcon qu’un reste de verdure égaie encore en souvenir de la plus amoureuse et mélancolique histoire qui fut jamais ! Là, Juliette s’est penchée vers Roméo, qui l’écoutait dans cette rue, de cette même place que nous occupons, car de jardin où chante l’alouette, l’hôtel du seigneur Capulet n’en avait point, au dire du chroniqueur de la ville, et ce fut à la porte Borsari, non loin de l’arc triomphal de l’empereur Galien, que ce duel si triste eut lieu dans lequel Roméo tua Tybalt.
Un jeune Russe, dont le nom a figuré, pendant la guerre d’Italie, sur les bulletins les plus honorables de l’état-major autrichien, qui joint à toute l’élégance d’un homme du monde une érudition du meilleur goût, le prince Troubetzkoï, nous avait recommandé, à Venise, de ne point quitter Vérone sans compulser dans les archives certain manuscrit ayant trait à l’immortelle légende. Nous n’avions garde de manquer à si précieuse indication, et notre exactitude fut bien récompensée. Ces pages, naïvement contées par le chroniqueur contemporain, ont un charme inexprimable ; c’est comme une fleur que vous respirez sur sa tige. Privilège admirable, acquis seulement à ces rares sujets qui semblent faits pour vivre aussi long-temps que durera le cœur humain, d’émouvoir sans fin notre pitié, d’attacher irrésistiblement notre intérêt, sous quelque forme qu’ils se manifestent ! Reproduits des milliers de fois par tous les moyens de création dont le génie dispose, ils ne lassent jamais ; on dirait qu’ils ne meurent que pour renaître, à la manière de ce printemps dont ils sont l’image dans le monde intellectuel. L’esprit toujours épris d’eux, les caressant, les cherchant, les poursuivant dans leurs modifications infinies, va du drame à l’opéra, de l’opéra au tableau ; puis, quand il a tout épuisé, poésie, musique, peinture, remonte à la légende, matrice originelle de toute création, matrices, id est elementa rerum, à ces quatre mots d’anecdote où le type aimé vous apparaît aussi vivant que dans Shakspeare. C’est que nulle part plus que dans une histoire que la poésie a faite sienne la parole d’un homme qui vous dit : « Je l’ai vu, » n’a d’originalité et d’attrait. « A queste parole Romeo s’aggiunse a me, qual io mi sia ; à ces paroles, Roméo se trouva près de moi, tel que vous me voyez. » Ainsi écrit le digne chroniqueur, présent au fameux bal de messer Antonio Capuletto, et ces paroles n’étaient autre chose que le propos de bienvenue adressé par Juliette au jeune Montaigu, qui gracieusement s’approchait d’elle. « En entrant dans le bal, Roméo, invité par une belle dame, fit avec elle quelques tours de valse (alcune giravolte), puis, la quittant bientôt, se mit à chercher Juliette, qui se trouvait aussi dans le bal, mais qui en ce moment dansait avec un autre. Aussitôt que Juliette sentit la main de Roméo toucher la sienne : « Bénie soit votre « venue ! » lui dit-elle. — Et Roméo, lui serrant la main plus étroitement : « Pourquoi cette bénédiction, ma princesse ? (che benedizione e questa signora mia ?) » Mais elle alors reprit en souriant : « Ne vous étonnez pas, monseigneur, si je bénis votre venue ; le seigneur Marcurio, avec qui j’étais, m’a toute glacée, et vous, par votre cour, allez me réchauffer (e voi per vostra cortesia siete venuto a riscaldarmi). » En effet, ce Marcurio, généralement aimé de tous pour sa bonne mine et son obligeance, avait par instans les mains plus froides que glace. À ces paroles, Roméo se trouva plus près de moi, et je l’entendis qui répondait : « Trop heureux de vous avoir pu rendre ce service. » Ainsi se termina le bal, et Juliette ne put rien ajouter, sinon : « Hélas ! je suis déjà plus vôtre que mienne ! (oime, io sono piu vostra che mia :) »
À partir de cette soirée, l’amoureuse histoire suit son cours, et l’honnête chroniqueur, que les deux jeunes gens coudoyaient tout à l’heure au moment de se séparer, continue à l’exposer de ce style naïf et simple qui sied tant à pareil récit. « Or, il arriva qu’une nuit Roméo étant allé dans une certaine rue, où, pour voir Juliette, il avait l’habitude d’aller (car sa fenêtre donnait sur cette rue), il se fit reconnaître par un éternuement ou par un autre signe quelconque, de sorte que Juliette ouvrit aussitôt la fenêtre, et s’assurant, à la clarté de la lune, que c’était bien lui, comme lui également s’assurant que c’était elle, ils se saluèrent courtoisement ; puis, devisant à loisir de leurs amours, ils finirent par tomber d’accord que Roméo l’épouserait, et que la chose aurait lieu par le ministère et en présence de fra Leonardo de Reggio, de l’ordre des mineurs de San-Francesco, lequel Roméo irait trouver pour lui tout raconter. Ledit frère était maître en théologie, grand philosophe, admirable distillateur, et de plus très entendu aux arts magiques. Il confessait aussi la mère de Juliette et avait souvent affaire dans leur maison, et dans la maison non-seulement des autres Capulet, mais encore des Montaigu, et entendait en confession la majeure partie de la ville. »
Roméo se rend donc chez le frère, et Leonardo, après y avoir mûrement réfléchi, après s’être long-temps recueilli et consulté avec lui-même, promet de prêter les mains à une alliance qui, discrètement dirigée, ne peut manquer, selon lui, d’amener plus tard l’union de deux familles puissantes et de faire le bonheur de Vérone. D’ailleurs, Leonardo n’ignorait point que telle était la politique du seigneur Bartolomeo della Scala, dont les efforts multipliés, s’ils n’avaient encore pu réussir à rétablir entièrement la paix entre les Capulet guelfes et les Montaigu gibelins, commençaient du moins à obtenir de part et d’autre qu’on se saluât, et que les plus jeunes voulussent bien céder le pas aux plus vieux.
Le projet dûment convenu, il ne s’agissait plus que d’attendre une occasion favorable pour l’exécuter, l’approche des fêtes de Pâques vint l’offrir. « Ce temps de quadragésime est une époque où on se confesse ; Juliette se rendit donc avec sa mère à l’église de San-Francesco en citadelle, et étant, selon les instructions de fra Leonardo, entrée la première, le père minorite, abaissant aussitôt la grille, la maria à Roméo, qui d’avance avait pris place dans l’autre partie du confessionnal. » Deux ou trois nuits après, le mariage fut consommé, grace aux bons offices d’une vieille servante de la maison (d’una scaltrita vecchia di casa), qui introduisit l’époux chez sa femme. Cependant on comptait sur la parole de fra Leonardo, qui, s’aidant au besoin de l’autorité souveraine du seigneur Bartolomeo della Scala, devait intervenir auprès des grands parens et faire accepter d’eux le fait accompli. — Fidèle à la promesse qu’il avait engagée et profondément attaché à ces deux jeunes gens, dont, par un stratagème qu’excusait sa tendresse pour eux non moins que son amour de l’humanité, il avait consacré la passion devant Dieu, le moine avisait à un moyen d’arriver à ses fins, et, se préparant à livrer assaut, avait déjà fixé pour sa démarche le jour qui suivrait les solennités de Pâques, lorsque le déplorable événement de la porte Borsari vint sinon renverser à jamais l’espérance d’une réconciliation entre les deux familles, du moins indéfiniment l’ajourner. Provoqué par Tybalt de telle sorte qu’il ne lui reste d’autre ressource que de mettre l’épée à la main, Roméo tue le frère de Juliette d’une estocade dans la gorge (d’una stoccatta nella gola), et s’enfuit à Mantoue, « pour être encore proche de sa bien-aimée et pouvoir se concerter avec elle par l’intermédiaire de fra Leonardo. » Sur ces entrefaites, à l’hôtel Capulet, on parle de marier Juliette. Effrayée et ne sachant quel parti prendre, la jeune fille a recours, comme de coutume, au bon religieux, et, sous prétexte de dévotion, le va trouver à son confessionnal. « Après avoir raisonné ensemble quelque temps, il fut convenu que le moine enverrait à Juliette une certaine poudre ayant vertu d’endormir et de faire paraître mort quiconque la prenait, soit dans du vin, soit mêlée à toute autre liqueur, et que la jeune fille, une fois ensevelie dans la sépulture de sa famille, laquelle se trouvait dans son église, serait enlevée de nuit à la tombe, et, avec l’aide d’un travestissement, envoyée à Roméo, qu’on aurait eu soin d’avertir de tout par un message. »
Les choses se passent ainsi qu’on l’a dit ; seulement, avant que l’avis du religieux lui soit parvenu, le bruit de la mort de Juliette arrive à Roméo par une voie indirecte. À cette nouvelle, il quitte Mantoue en grande hâte, et, accompagné d’un seul serviteur, entre à Vérone, au moment où l’on ferme les portes, le soir même de la mise au tombeau de Juliette. « Alors, si close que fût la nuit, et sans entrer autrement dans la ville, il se rend avec son serviteur à l’église de San-Francesco, où il savait que sa bien-aimée gisait ensevelie, et, ayant ouvert son monument qui se trouvait en dehors, il commença à répandre de bien abondantes et bien amères larmes sur ce corps adoré. Puis, vaincu par sa douleur et résolu à ne point vivre davantage, il se tua auprès d’elle avec un poison qu’il portait à cet effet. » On devine le désespoir et l’épouvante du bon religieux, lorsque, revenant auprès de la jeune fille pour la délivrer du sépulcre, il trouve Roméo mort et son serviteur évanoui. « A l’heure venue, la poudre ayant fourni sa vertu (la polvere fornita la sua virtu), Juliette se réveilla, et, voyant Roméo à son côté, en eut grand étonnement ; mais, ayant appris du serviteur et du frère comme le fait s’était passé, elle en ressentit une vive douleur, si vive qu’elle rendit l’esprit, et, sans pouvoir dire autre chose, resta morte sur le sein de son Roméo. L’histoire s’étant divulguée au matin dans la ville, le seigneur Bartolomeo della Scala en fut aussitôt avisé, lequel se rendant à San-Francesco, accompagné d’une foule de gentilshommes, les vit avec grand intérêt et compassion, et voulut que lui fût, de point en point, par le frère et le serviteur, toute l’histoire racontée ; puis il ordonna qu’à ces infortunés amans de nobles funérailles fussent faites, auxquelles pompeusement assistèrent Capulets et Montaigus, ensuite de quoi les corps des deux époux furent de nouveau déposés dans le monument, lequel monument j’ai moi-même bien des fois visité depuis. »
Ce n’est point ici le cas d’aborder le chapitre des parallèles ; on ne saurait pourtant s’empêcher de remarquer en passant l’art merveilleux avec lequel Shakspeare a su développer la mise en œuvre de cette simple et touchante anecdote, et porter à la plus grandiose efflorescence les germes de vie qu’elle contenait. Immense et souverain génie, il féconde tout, anime tout, devine tout. À quelque point de vue que vous vous placiez de l’histoire, de la poésie, du sentiment, vous pouvez compter toujours qu’il vous aura devancé de trois siècles. Je ne parle pas ici de ces chroniques dramatiques où figurent des personnages de son propre pays ; je laisse de côté Richard III, Henri IV, Henri VIII et Wolsey. Il était là sur son terrain, et naturellement la tradition nationale venait en aide à son inspiration ; mais l’antiquité romaine, mais le moyen-âge italien, qui les lui a révélés ? Si ingénieuse et si inventive que la science historique moderne se soit montrée en France et en Allemagne, on ne saurait citer une notion nouvelle qui ne se trouve d’accord avec les fantaisies de ce poète frivole de la cour d’Élisabeth. Admirable dans le développement de ses caractères principaux, il vous étonne également par le naturel des figures de second plan. Autour ces passions sublimes qui s’agitent et vous entraînent vers les régions de l’idéal, vit un monde profondément vrai et réel, un monde que les contemporains, s’ils en pouvaient juger, n’hésiteraient pas à reconnaître, car c’est ainsi qu’il a été, qu’il a dû être. « Les Capulet n’ont jamais appartenu à la noblesse véronaise, nous disait à Berlin un noble Italien fort versé dans l’astronomie héraldique du firmament natal ; parlez-moi des Montecchi, à la bonne heure ! mais ces Capulet n’étaient autre chose que des marchands enrichis. » Si peu importante que fût l’observation, elle nous sembla neuve, et l’idée nous prit de chercher dans la tragédie de Shakspeare si nous n’y trouverions point trace de ce fait. Le croira-t-on ? même là-dessus il est irréprochable. Le riche Capulet, est-il dit à chaque instant ; celui qui épousera la jeune fille aura les écus (tell you, he that can lay hold o f her, shall have the chinks), poursuit la nourrice ; mais nulle part la moindre phrase en honneur de la naissance, le plus petit mot qui touche à la distinction du sang. Si quelque membre de la famille intervient, c’est tout simplement un vieillard parent des Capulet, car, pour Tybalt, on remarquera qu’il est cousin de milady, et non du seigneur Capulet, qu’on a épousé pour ses millions en se mésalliant quelque peu, comme il paraît qu’il arrivait aussi dès ce temps-là. Aux Montaigu, au contraire, toutes les marques de la plus haute considération ne cessent d’être prodiguées : ils sont les nobles Montaigu, les fiers, les superbes patriciens, et, chaque fois qu’ils se montrent, on a grand soin de les traiter en gentilshommes. Il ne s’agit là que d’un détail, et cependant nous y insisterions volontiers, car ces sortes de détails, sur lesquels ne s’étend pas la surveillance de l’esprit, sont pour le lecteur, lorsqu’ils se rencontrent en tout point conformes avec la vérité et l’histoire, ce qu’est la vigilance d’un gardien toujours en observation et sur la défensive, même alors qu’il ne nous attend pas.
Nous avions visité l’hôtel des Capulet ; nous voulions voir ce qu’on appelle la tombe des amans de Vérone. On nous indiqua un certain enclos hors des portes de la ville. La porte, en planches délabrées, était fermée ; à force de frapper cependant, nous vîmes apparaître un petit vieillard à lunettes vertes, qui, en homme habitué à pareilles démarches, commença par se confondre en salutations et nous dire, sans même nous laisser le temps de lui expliquer pourquoi nous venions : Capisco ! i signori voglion veder la tomba. À ces mots, nous introduisant dans le jardin, il se mit à courir comme une sauterelle dans les grandes herbes, qui lui montaient jusqu’à la ceinture, et nous le suivîmes à travers mille obstacles, causés par les plantes grimpantes, les taupinières et les lézardes, jusque vers une façon de voûte obscure servant d’étable et de chenil, devant laquelle gisait, au milieu du fumier et d’immondices sans nombre, un bloc de granit d’environ six pieds de long creusé à l’intérieur, et qui recevait en manière de bassin les eaux d’une fontaine placée immédiatement au-dessus. Nous avions là sous nos yeux la tombe de Juliette ! Cette auge ignoble où l’âne se désaltère, où le pourceau se vautre, c’était là !
« Ces légères inflexions que vous remarquez sur la pierre, ajouta le propriétaire du monument, indiquent la place des deux têtes. Ici la tête de Roméo, là celle de Juliette. » Puis, pour faciliter à nos yeux la vue de ces sacrés vestiges que recouvrait une eau médiocrement limpide et transparente, il tira une bonde qu’il avait fait pratiquer dans le granit ; le réservoir s’étant vidé, la couche nuptiale et funéraire se montra. C’était le procédé de maître Jacques appliqué à la nature morte, et je compris comment il suffit parfois d’une bonde qu’on ouvre ou qu’on ferme, pour faire d’une tombe une auge à pourceaux, et d’une ange à pourceaux une tombe. Au reste, le jardin tout entier avait cet aspect de délabrement et de solitude que répand autour d’elle la profanation, sur quelque objet qu’elle s’exerce. Dans les crevasses des murailles serpentaient des couleuvres, les araignées tendaient leurs toiles, et par terre, sur un sol ébouriffé et vénéneux, les rats et les crapauds s’ébattaient en compagnie. Grace à Dieu, il ne s’agissait que d’un morceau de pierre d’où l’ame s’était envolée ; mais l’ame de ce sépulcre elle-même, Juliette et Roméo, que seraient-ils à cette heure, si le vent n’avait pris soin de disperser leur cendre ?
Cependant notre homme, qui tenait à remplir scrupuleusement ses fonctions de cicérone (tout Italien l’est quelque peu), ne se doutait pas le moins du monde qu’il nous racontait scène par scène la tragédie de Shakspeare. Placé sur le terrain du fait, il nous disait la fiction ; rien de plus naturel et de plus ordinaire. À l’en croire, ce jardin était le même où vécut jadis frère Laurence (il insistait sur le nom) ; ces plantes, les mêmes qui fournirent les sucs du fameux narcotique. Il nous parla aussi du beau Pâris, de Mercutio et de Rosalinde. Sans l’avoir jamais lu, il connaissait Shakspeare par ouï-dire, et s’était fait à son propre usage une sorte de roman composite fabriqué de tous les élémens qu’il avait rencontrés en chemin. Son histoire, qu’il vous donnait imperturbablement pour la vérité vraie, ne manquait pas d’être originale. Giacomo delta Corte, Bandello, Shakspeare, chroniques, drames, opéras, il y en avait de tout le monde, même de lui, et nous nous demandâmes en le quittant si cet homme, qui nous avait paru un détestable cicérone, ne serait point d’aventure un grand poète.
Après avoir si bien rempli notre journée, nous n’eûmes, lorsque vint le soir, qu’à opter entre les divertissemens, choix difficile en vérité, et qui nous tint long-temps irrésolus, car, d’un côté, le maréchal, Radetzky nous avait offert sa loge au Théâtre-Impérial, et, de l’autre, Girolamo promettait des merveilles. On sait quelle importance nationale ont les marionnettes en Italie. Je n’ai jamais partagé l’enthousiasme absolu de certains de nos grands esprits pour ce genre de théâtre, et j’avoue qu’après avoir fait l’impossible pour m’élever à la hauteur de leurs spéculations, il ne m’a point été donné encore de découvrir dans Polichinelle ces mondes de sublimité et d’observation philosophique dont ils parlent. Pourtant cette fois la chose me tentait un peu à cause de la troupe qu’on proclamait une des meilleures et beaucoup à cause de la composition du spectacle. Il ne s’agissait en effet de rien moins que de Monte-Cristo : Il conte di Monte-Cristo ; ainsi disait l’affiche. — Fort curieux de voir un des plus gigantesques chefs-d’œuvre de la dramaturgie moderne exécuté par de simples poupées de bois, mais ne voulant point manquer l’opéra où figurait le corps de ballet de Milan, je résolus, pour tout concilier, d’aller à Girolamo en prima sera et de finir ensuite par le Théâtre-Impérial.
J’avoue que, s’il me fallait comparer l’endroit où le directeur des fantoccini donnait ses représentations à quelque scène de Paris, même la plus modeste de nos boulevards, mon embarras serait extrême. Qu’on se figure un grenier où le public monte à l’aide d’un escalier en planches mal jointes, éclairé, de trois en trois marches, par des chandelles qui fument en plein vent. Vous entrez, et ce qui tout d’abord vous frappe en cet affreux taudis, c’est l’assemblée qui s’y rencontre. À la lueur puante de quelques rares quinquets, vous apercevez çà et là de belles jeunes femmes appartenant à l’aristocratie véronaise ; aux avant-scènes se détachent, sveltes et serrés dans l’uniforme blanc, la main fine et gantée, des officiers de l’état-major du maréchal, tandis qu’au parterre se groupent confusément les gens du peuple, qui ne demandent qu’à s’amuser. C’était du reste là comme dans les plus grands théâtres : les femmes du monde causaient et minaudaient, les officiers lorgnaient, et la foule, impatiente de voir se lever le rideau, buvait à larges lampées le rafraîchissement du pays, lequel consiste en un verre d’eau plus ou moins claire où l’on secoue quelques gouttelettes avares d’une liqueur anisée.
Enfin l’orchestre entonna l’ouverture, et, après une symphonie des plus orageuses, dans laquelle trois maigres violons éraillés livrèrent un assaut terrible à la petite flûte, le drame commença. — Nous sommes au château d’If. Voici Dantès et l’abbé Faria ! Écoutez cette exposition quel intérêt, quel mouvement, quel pathétique ! L’abbé Faria, étendu sur son lit de mort, raconte à son compagnon de captivité l’histoire de la fameuse cassette et des fameux millions. Quel style ! et surtout quel incroyable jeu de physionomie ! Est-ce une poupée de bois qui parle ? est-ce une voix humaine ? En vérité, vous ne distinguez plus tant ce personnage a le regard juste, le geste exact, la pantomime irréprochable, tant se dérobent à votre œil les ficelles qui le font mouvoir ! A l’endroit le plus émouvant de la scène, le moribond rassemble dans un suprême adieu ses forces qui lui échappent, et, ouvrant ses bras à Dantès, qui s’y précipite avec des sanglots mal comprimés, serre une dernière fois sur son cœur celui qu’il s’est accoutumé à considérer comme son fils : T’ho per figlio mio ! Dire l’élan dramatique, l’attendrissement, l’intelligence des plus secrets mystères de l’art, en même temps que l’inimitable précision avec laquelle cette scène fut rendue, nous n’oserions l’entreprendre ici ; qu’il nous suffise d’en constater l’effet. Autour de nous, le pathétique est à son comble : on s’attendrit, on pleure, on se mouche ; la fanfare des mouchoirs sonne le deuil des ames : Flete colles, lugete valles ! L’abbé Faria se meurt, l’abbé Faria est mort !
Les scènes suivantes, toutes compliquées qu’elles fussent d’enterremens, de substitutions de cadavres et autres élémens lyriques de notre époque, ignorés jadis de Girolamo, les scènes suivantes ne cédèrent en rien à l’exposition pour l’habileté et la haute expérience des comédiens chargés des rôles principaux et secondaires. Je me demandais à ce spectacle de quoi l’homme pouvait désormais s’étonner. En effet, qu’une marionnette bien dressée se prête aux lazzis de Polichinelle. cela est vieux comme le monde, et bon tout au plus pour des enfans ; mais que ce même acteur de bois, dont les membres disloqués et les évolutions grotesques ont fait rire au berceau nos générations, que ce même acteur, dédaignant une farce extravagante, dépouille aujourd’hui la double bosse pour revêtir la soutane et la perruque du vénérable abbé Faria, et, transformant à la fois son style et son personnage, trouve le chemin des larmes et du pathétique aussi facilement qu’il avait trouvé jadis le secret du gros rire et de cette franche gaieté dont nous ne voulons plus, gens avisés et sensés que nous sommes voilà ce que j’appelle un phénomène sans exemple et digne d’exercer les savantes méditations des hommes compétens en pareil chapitre. Troupe admirable, capable de tout saisir, de tout comprendre, de tout interpréter, qu’on croyait arriérée, et qui d’un bond s’élance au niveau des plus aventureuses conceptions du génie moderne ! Hier vouée au répertoire, classique s’il en fut, de Polichinelle, et jouant aujourd’hui Monte-Cristo avec l’aplomb, la verve et cet enthousiasme novateur des comédiens du Théâtre-Historique, tout cela pour se conformer au goût du public !
Lorsque j’arrivai à l’opéra, le premier acte des Lombardi était déjà joué, et, selon l’usage d’Italie qui veut que le ballet se donne au milieu de la soirée, comme une sorte d’intermède entre la première partie et la seconde, Esmeralda venait de commencer. — Qu’on dise que notre littérature n’est plus, de même qu’au temps de Louis XIV, la reine du monde ! Aussi j’admire profondément le rêve de ces naïves imaginations qui s’en vont étudier de nos jours ce qu’on appelait autrefois le théâtre étranger, comme s’il existait au dehors, à l’heure qu’il est, quelque chose qui ressemble à un théâtre ! Otez en Allemagne trois ou quatre écrivains qui, avec un acharnement plus méritoire que payé de succès, s’évertuent à poursuivre cette chimérique entreprise, à Vienne et à Berlin que trouvons-nous, sinon des tragédies de M. Hugo, des drames de M. Dumas, des vaudevilles de M. Scribe ? Les vieux sont morts, les jeunes sont trop faibles, et si dépourvus que nous soyons nous-mêmes, c’est encore de notre bois qu’on se chauffe.
Ce ballet d’Esmeralda du reste réussissait fort l’hiver dernier en Italie. À Trieste, à Venise, à Vérone, nous le rencontrions partout sans trop nous en plaindre cependant, car si le ballet demeurait invariablement le même, du moins les danseuses changeaient, et cette fois nous eûmes tout lieu de nous applaudir du changement. — Il faut, pensais-je en voyant manœuvrer le plus délicieux escadron féminin qui ait jamais évolutionné aux clairons d’un orchestre, il faut que le maréchal Radetzky aime la danse et s’y connaisse.
— Vous en doutez, répliqua un jeune officier du régiment Mazzuchelli, qui se trouvait avec nous dans la loge, en fait de dilettantisme de ce genre, son excellence ne le cède à personne, et vous avez devant vos yeux le premier corps de ballet de l’Italie.
— Celui de Milan alors ?
— Tout juste, le maréchal se l’est fait expédier dernièrement, et voici dans quelles circonstances : sitôt après la pacification de l’Italie, le gouvernement donna ordre au directeur de la Scala de rouvrir son théâtre. Le théâtre fut ouvert, mais personne ne vint. Ce que vous avez vu arriver à la Fenice arrivait chaque soir à la Scala : les chanteurs s’escrimaient dans le vide, les danseuses pirouettaient dans le désert ; comme les Vénitiens, les Lombards protestaient par leur absence. « C’est bien, grommela Radetzky, qu’ils protestent tant qu’ils voudront, libre à eux ; mais, en attendant que la bonne humeur leur revienne, qu’on m’envoie ici le corps de ballet. » La négociation ne rencontra d’autres empêchemens, et deux jours après les jolies délaissées s’abattaient sur Vérone de toute la rapidité aérienne de leurs ailes de gaze. Puis, comme messieurs les Lombards trouvaient le tour de mauvais goût : « De quoi vous plaignez-vous ? leur répondit-on ; de ce qu’on vous a pris votre corps de ballet ? Alors pourquoi n’en profitiez-vous pas ? A votre indifférence, il m’a semblé que vous n’en aviez que faire, et j’ai procédé en conséquence. Maintenant il est ici, et je le garde ; tant pis pour vous si vous le regrettez : une autre fois, vous serez plus sages. » - Et c’est ainsi, ajouta en souriant notre voisin, que les roses de Bagdad furent transportées à Shiraz par sa hautesse Radetzky-Khan. Que pensez-vous de la plaisanterie ? Ici nous la trouvons charmante, mais nous ne sommes que des barbares. Convenez qu’en France elle eût soulevé de terribles tempêtes aux jours de la monarchie, si quelqu’un de vos princes se la fût permise ; je ne parle pas du moment actuel, car il est convenu qu’en république tout arrive, comme disait M. de Talleyrand.
J’ai vu en Italie quelques opéras récens, entre autres l’Attila et le Macbeth de Verdi, compositions qui sont loin d’être dépourvues d’intérêt, je dirai même d’autant plus remarquables, que naturellement on les compare aux déplorables nouveautés qui se produisent autour d’elles. Macbeth surtout a de la grandeur et du caractère : je n’insisterai pas sur la partie fantastique de l’œuvre, traitée par le maestro à l’italienne, c’est-à-dire avec un assez médiocre sentiment du genre ; mais tout ce qui se rapporte au mouvement scénique, à la physionomie shakspearienne du drame, est ordonné magnifiquement et d’une main vigoureuse et sûre : Verdi porte au plus haut point, dans certains endroits de cette œuvre, cette intelligence de la situation qu’il possède. Entre tant d’opéras écrits sur ce sujet, celui-ci est du moins le premier qui m’ait sérieusement rappelé l’œuvre du grand poète. Il est vrai que du commencement à la fin la musique s’attache au poème et ne le quitte plus : depuis le sabbat des sorcières jusqu’à la forêt qui marche, tout s’y trouve, sinon rendu avec un égal bonheur, du moins audacieusement attaqué de front, et ces hardiesses, qu’on noterait ailleurs, empruntent ici de la qualité même du musicien une signification particulière. Il ne s’agit plus en effet d’un de ces opéras de pacotille où sont cousues à la hâte d’oiseuses mélodies qui, retirées de leur cadre originel, s’appliqueraient aussi facilement à la première imagination venue : il s’agit bel et bien du Macbeth de Shakspeare mis en musique, d’une tragédie conçue dans les plus grandioses conditions du drame lyrique, et qui, en d’autres temps, eût aidé à la régénération d’une école ; mais, hélas ! comment régénérer ce qui est mort ? comment rallumer d’un souffle ce qui est éteint ? Où est l’école italienne aujourd’hui ? Que sont devenues ces fastueuses scènes que Rossini emplissait de son génie, et d’où la renommée de Bellini s’envola sur l’Europe : — la Fenice, cette arche mélodieuse flottante au-dessus des lagunes, déserte, abandonnée, et portant le deuil de la liberté d’un peuple ; — la Scala, cette Walhalla du sud, déchue également ! abandonnée et déserte, cette scène en dehors de laquelle il n’y avait point de gloire pour le génie, Capitole pour les uns, roche tarpéienne pour tant d’autres, bourse musicale du monde entier, autour de laquelle s’agitaient, traitaient, contractaient poètes, musiciens, grands seigneurs et comédiens ? Si vous demandez quel pays sert de résidence à l’auteur de Nabucco et de Macbeth, nul ne vous le saura dire. Il y a quelques années aussi, Mercadante s’était retiré au fond d’une petite ville obscure du Piémont, dont il faisait avec complaisance la patrie de son cœur et de son génie : or, voyez la fatalité, cette ville s’appelait Novare ; Radetzky la lui a prise. Pauvre Mercadante, comment aussi se serait-il jamais douté que Radetzky, qui avait Milan, lui viendrait prendre encore Novare ?
Ainsi traqués de terre en terre, les uns et les autres, ils se sont dispersés : Verdi voyage, Marliani est mort noblement au siège de Bologne, frappé en pleine poitrine d’une balle autrichienne ; les deux Ricci vivent à Trieste, et là, quand la gaieté leur vient, composent ensemble un de ces opéras bouffes dont Venise raffole encore en dépit de ses misères. L’oeuvre terminée, le plus jeune des frères, Federico, prend son manuscrit sous le bras, monte dans le paquebot, et, en moins de quatre heures, l’apporte à Saint-Marc, qui frémit d’aise à la bonne nouvelle. Il faut voir alors comment cet enthousiasme mal étouffé d’un public vénitien condamné à faire la moue se réveille et prend essor par la première échappée qu’on lui offre. San-Benedetto s’est mis en frais d’annonces ; de tous les quartiers de la ville on arrive, Crispino paraît, et la joie éclate sur les visages ; il chante, et ce sont des trépignemens et des transports. Bravo, Crispino ! bravo, Ricci ! bravissimi tutti ! Voilà pour au moins six semaines de dilettantisme et d’ivresse, six semaines pendant lesquelles il n’est question ni de Radetzky, ni de Schwarzenberg.
Un soir, à minuit, nous étions sur le bateau à vapeur qui s’apprêtais à quitter Venise, lorsque nous aperçûmes une gondole qui venait sur nous à force de rames, et où se trouvait un homme essoufflé, sans chapeau, et qui paraissait craindre de ne point arriver à temps : c’était Federico Ricci. « Messieurs, s’écria-t-il du plus loin qu’il pensa pouvoir se faire entendre, mon frère attend l’arrivée du bateau sur le quai de Trieste, et, s’il y a quelqu’un parmi vous d’assez obligeant pour vouloir bien nous rendre ce service, je le prie de lui dire en passant que la seconde représentation de notre ouvrage a été ce soir, comme la première, alle stelle. — Très bien, répondis-je, vous pouvez y compter, cher maître, et je prends sur moi le compliment. »
Pendant le temps nécessaire pour articuler ces quelques mots, Ricci avait grimpé l’échelle quatre à quatre, et, s’approchant de moi : — Et serez-vous assez bon pour vous charger encore de ceci ? Sur quoi je le vis tirer quelque chose de dessous son manteau et disparaître. Il était temps, car la manœuvre allait déjà son train, et nous commencions à nager. Cependant, une fois en mer, nous songeâmes à nous enquérir de l’objet si étrangement recommandé à nos soins ; c’était une délicieuse petite espiègle de douze ans, la fille du Ricci de Trieste, que l’oncle Federico avait amenée à Venise pour assister à la mise en scène du chef-d’œuvre écrit en famille. Aussi s’en retournait-elle toute frétillante de mélodieuses sensations. Vive et allègre comme un oiseau, mutine, pimpante, un peu bohème et portant déjà au front et dans son œil un avenir de cantatrice, elle courait et sautait sur le pont, jetant au vent, sans les compter, les mille jolies bribes de sa corbeille musicale ; elle me rappelait Mignon, et toute la nuit se passa ainsi à voir étinceler cette nature de phosphore au milieu des brumes de l’Adriatique.
Nous venons de citer les trois ou quatre noms dont subsiste, à l’heure qu’il est, ce qui reste encore d’art musical en Italie ; mais, se demande-t-on, en tout cela que devient Rossini ? Vit-il encore ? s’il est mort, quel mausolée habite sa grande ombre ? En fait d’Averne, l’ombre de l’illustre maître a choisi Bologne. C’est là que chaque matin elle se lève, déjeune, dîne, soupe, fait sa partie de whist avec des éminences, et se couche pour recommencer le lendemain. Singulière chose que la destinée de certains génies ! Voilà un homme qui depuis vingt ans met à se faire oublier du monde autant d’acharnement et de passion que les autres à poursuivre la renommée. De musique, s’il en parle, c’est avec un persiflage amer et le sourire du dédain sur les lèvres. On dirait qu’il regrette d’en avoir fait, ou plutôt d’en avoir fait de si magnifique ; car, moins belle, elle eût passé déjà, et c’est cette immortalité qui lui pèse. À côté d’un génie immense, la nature (alliance singulière et dont en France il est permis aujourd’hui d’apprécier la rareté), la nature chez Rossini avait mis l’esprit le plus fin et le plus avisé. Or, en vieillissant, et les premiers foyers de l’inspiration éteints, si de ces deux puissances il y en a une qui se superpose et juge l’autre, c’est l’esprit, et l’on sait quel analyseur impitoyable et glacial il est. En présence de l’Europe contemporaine et du spectacle auquel il assiste aussi bien que nous tous, il se peut donc que le grand musicien se soit dit : « Tel que je me sens aujourd’hui, tel que la pratique des hommes et l’observation des événemens m’ont fait, j’eusse été appelé à tout ; mais bah ! je suis un maestro de génie, et ma grandeur m’attache au rivage. Qui sait pourtant ? si je n’étais Rossini, j’aurais pu être Macchiavel. » Je n’oserais prétendre qu’en parlant ainsi on ne risque d’avoir tort, et bien des gens penseront encore, même aujourd’hui, qu’il vaut autant avoir écrit Guillaume Tell que d’être l’auteur du Prince ou de l’Histoire de Florence ; mais l’auteur du Prince eut la main dans le gouvernement de son pays, Macchiavel fut un homme d’état : c’est de Macchiavel plus que de Mozart et de Cimarosa que Rossini cause dans la société de ces cardinaux et de ces monsignori où l’entraînent désormais son goût et ses penchans.
On prétend qu’il ne faut voir les choses, pour en bien juger, que dans leur élément : s’il est vrai que l’élément des Italiens soit la musique, avouons que de ce côté la grande nation a singulièrement dégénéré. Ici enfin s’offrirait une occasion pour les opprimés de se poser en maîtres, et cette domination que le monde entier leur reconnaissait naguère, comment l’exerceront-ils ? Nonchalamment étendus sur les banquettes, ennuyés, maussades, flegmatiques, ne secouant la torpeur que pour se jeter dans un paroxysme à bout de souffle, ils bâillent ou trépignent, et les instans qui s’écoulent entre l’apathie et le fanatisme, les instans neutres de la soirée, on les emploie à poursuivre de tracassières interjections les efforts malheureux d’un chanteur qui s’épuise en cris de bravoure. Imaginez la Scala et la Fenice, moins le dilettantisme ! De l’Italie de Dante et de Pétrarque, hélas ! depuis des siècles il n’en était question ; restait encore l’Italie de Cimarosa, de Paisiello, de Rossini et de Bellini, et celle-là aussi a disparu : tout semble éteint dans ce noble corps, jusqu’à la dernière pulsation mélodieuse !
Au sortir de l’opéra, profitant d’une nuit resplendissante de lumière, nous nous mîmes à parcourir la ville avec cette curiosité avide de gens pressés par le temps, qui se hâtent de remplir le mieux possible leurs yeux et leurs oreilles, quitte à ruminer plus tard leurs sensations. Nous allions ainsi devant nous, un peu à l’aventure, respirant ces premières tiédeurs du printemps qui enivrent, lorsque nous vîmes tout à coup se dresser une masse de pierres colossale dont l’ombre obscurcissait le voisinage, et qui, se dressant noire et funèbre au milieu de la vaporeuse transparence du ciel, semblait je ne sais quel mauvais génie en lutte avec l’ange du recueillement et des douces clartés : c’était le géant rival du Colisée, l’amphithéâtre de Vérone. Tout le monde connaît les arènes de Domitien, ovale immense de granit recouvert de marbre, et sans contredit le plus épargné par les siècles entre tous les monumens de ce genre que l’antiquité nous a légués. Tant de pieds de haut, tant de large ; passe encore pour des dates, mais des nombres géométriques, comment faire pop les retenir ? Aussi je vais au premier manuel qui se rencontre, et me borne à traduire : quatre cent soixante-quatre pieds de diamètre en long, trois cent soixante-sept en large : est-on content ? et faut-il ajouter les quarante-huit galeries qui règnent en cercle de la base au sommet, et vont s’élargissant toujours en amphithéâtre jusqu’au gradin suprême, où quatre-vingt-seize marches vous conduisent ? Je ne tenterai pas de rendre l’effet de cette vaste solitude granitique, vue ainsi de son point culminant, et dont le clair de lune étendait encore l’immensité. Autour de nous, tout est désert et silence ; pas un frémissement dans le vide, pas une ombre sur cette froide nappe blanche, où se confondent, noyés par le même rayon, le marbre des arcades et ces végétations vigoureuses poussées dans les interstices de la pierre, et qui d’en bas nous sembleront demain des touffes d’herbe. Au loin, une horloge de la ville sonne l’heure, d’autres lui répondent ; c’en est fait, et le silence se rétablit, plus profond, plus morne, plus lugubre. Derrière vous, la ville moderne endormie dans le néant de sa destinée ; à vos pieds, l’antiquité qui se réveille ! Ici, sur cette arène, comme sur les sables du Colisée, le christianisme a reçu le baptême de sang qui lui a valu la conquête du monde. Vous voyez ces arcades souterraines qui s’enfoncent dans l’ombre : c’est là qu’on retient et qu’on affame les bêtes féroces, là qu’on loge les combattans humains en attendant l’heure de la rencontre. Là, le lion rugit, le tigre aiguise ses crocs, le gladiateur espère, le chrétien prie. « Quelle perversité ! s’écrie-t-on, quel abrutissement ! quelle barbarie ! Où trouverait-on aujourd’hui un cœur assez féroce pour ne point se révolter à l’idée d’un spectacle dont le sang humain fait tous les frais ? »- Barbares en effet ces Romains de l’empire, barbares au milieu de leur luxe, de leurs raffinemens, de leur puissance, de leur amour effréné des jouissances et des arts, barbares à peu de chose près comme on l’est aujourd’hui en Europe ! N’avons-nous pas vu, l’autre mois, la spada par excellence, l’honneur et la gloire de ces fêtes de Madrid si célèbres et surtout, hélas ! tant décrites, n’avons-nous pas vu le beau, le noble, le divin Montés tomber vaincu à son tour sur cette arène si souvent rougie du sang de ses victimes ? Il est vrai que, le lendemain, la cour et la ville s’empressaient à la porte du virtuose éclopé, et venaient, ducs, marquis et grandes dames, faire amende honorable, en s’inscrivant banalement sur un registre, du plaisir et de l’intérêt qu’ils avaient pris la veille à son martyre dramatique.
Au temps du congrès, pour donner aux illustres personnages que la politique avait amenés à Vérone le spectacle de cet amphithéâtre rempli de monde, on organisa une loterie gratuite où tout entrant gagnait. Comme les habitans de la ville n’auraient pas suffi pour animer l’édifice, on traqua les habitans des campagnes ; le nombre s’éleva ainsi à vingt-six mille ames. Cette représentation n’avait eu lieu que deux fois auparavant : l’une pour Joseph II, l’autre pour Pie VII, lorsqu’il se rendit à Vienne. Si l’on n’eût été averti du temps par les costumes, on aurait pu croire à une résurrection romaine.
Insensiblement la lune s’était couchée, et le firmament, devenu plus foncé, s’arrondissait au-dessus de nos têtes comme un velarium immense, fixé dans l’éther par des myriades de clous d’or étincelans. Ces pans d’azur enluminés par le feu des étoiles, s’encadrant dans le vide des arcades, formaient comme autant de fonds mystiques sur lesquels la fantaisie pouvait évoquer les images des martyrs immolés jadis à cette même place, sur cette arène à quatre cent soixante pieds au-dessous de nous, où le regard plongeait comme dans l’entonnoir d’une colossale fourmilière ! Bizarre soirée, comme il s’en rencontre souvent en voyage, où tout est imprévu et contraste ! Passer dans quelques heures de l’échoppe de Polichinelle au cirque de Domitien, de ce grenier fait de planches vermoulues à cet entassement séculaire de marbre et de granit, sortir de ce bouge malsain où s’escrime un aigre violon à la lueur de quatre chandelles puantes, pour entrer dans ce Colisée en plein air où s’est joué le prologue du christianisme ! Que sont auprès de celui-là nos théâtres modernes ? Les salles que nous bâtissons, il suffit d’un incendie qui souffle pour les anéantir en un clin d’œil, et celle-là, le tremblement de terre n’a pu seulement l’entamer. C’est que ces Romains bâtissaient pour des siècles ; nous, si nous croyons nous être assurés du lendemain, nous n’en voulons pas davantage ; ils cherchaient le durable et l’éternel, nous n’aimons, nous, que les vicissitudes, et, jusque dans le gouvernement, le provisoire est notre lot !
Avant de quitter les arènes, je pensai à cette pazza per amore dont parle Chateaubriand, et j’appelai, incertain si l’ombre de cette jolie créature aux mules mignonnes, aux jupons courts, ne me répondrait pas. « Descendue des montagnes que baigne le lac célèbre par un vers de Virgile et par les noms de Catulle et de Lesbie, une Tyrolienne, assise sous les arcades des arènes, attirait les yeux. Comme Nina pazza per amore, cette jolie enfant, abandonnée du chasseur de Monte-Baldo, était si passionnée, qu’elle ne voulait rien que son amour. Elle passait les nuits à attendre et veillait jusqu’au chant du coq. Sa parole était triste, parce qu’elle avait traversé sa douleur ! »
Quartier-général du gouvernement militaire de la Lombardie, Vérone offre à l’étranger un mouvement continuel d’uniformes variés et pittoresques ; de l’aube au soleil couchant, les défilés ne cessent pas ; ceux-ci rentrent de l’exercice, ceux-là sortent pour la parade ; fantassins et cavaliers vont, viennent et se croisent, les uns et les autres cheminant, aux sons d’une musique qui n’a point de rivale sous le ciel. On ferait des lieues à suivre ces bandes instrumentales exécutant avec un entrain, une justesse, une fantaisie qui vous émerveillent les plus brillans motifs des répertoires allemand, italien et français. Il est huit heures du matin ; nous touchons à peine aux premiers jours de février, et déjà les balcons s’ouvrent aux tièdes émanations de l’air ; tout à coup une vibration stridente emplit l’atmosphère : d’abord les clairons, puis les trombones et les cors, puis enfin toute l’artillerie de cuivre. La vitre tinte, le sol tressaille ; partout dans le quartier se répand je ne sais quelle commotion électrique, tant cette décharge de sons se marie harmonieusement à l’universel concert de la nature renaissante ; on dirait une note de plus dans l’orchestre, une voix de plus dans l’explosion de ce printemps du sud. Ce sont les grenadiers de Radetzky qui passent, musique en tête, le rameau vert au bonnet, l’aigle noire déployée. « Vers la nuit tombante arrivèrent quatre mille grenadiers du corps de réserve. Le bataillon s’avançait au pas de charge, et le maréchal, en les apercevant, murmura : Puisque mes grenadiers s’y mettent, l’affaire va se décider. » Ainsi parle le bulletin de Novare.
Aujourd’hui ils vont à la parade. Dans les conditions ordinaires, un régiment qui passe en chantant emmène avec lui tout ce qui se trouve de désoeuvrés sur son chemin. L’homme est un être essentiellement harmonieux ; partout où le rhythme commande, bon gré mal gré, il faut qu’il obéisse. Que n’est-ce point lorsque l’attrait d’une musique instrumentale comme on n’en rencontre que sur ce sol autrichien vous enlève pour ainsi dire à vous-même ! Ils marchent calmes et superbes, toutes fanfares dehors, et le motif qui règle leur pas est un motif d’Auber, charmante mélodie de la Part du Diable, qui, au milieu de cette Italie allemande ou de cette Allemagne italienne, vous pénètre au cœur comme un souffle aimé de la patrie française. Nous suivîmes ce régiment pendant plus d’un quart d’heure ; sorti des portes de la ville, il eut bientôt atteint Sainte-Lucie, où nous nous arrêtâmes, retenus par la célébrité du lieu. On le sait, les armes piémontaises essuyèrent à cette place un terrible échec vers la fin de la guerre de 1848. Exalté par les succès de Goïto et de Pastrengo, dupe d’ailleurs du mouvement de retraite de Radetzky sur I’Adige, Charles-Albert donna ordre à une partie de ses troupes de s’avancer sur Vérone. Cette fois encore, le malheureux roi devait porter la peine de cette manie qu’il avait de voir partout des insurrections au moment d’éclater à son profit. Les habitans de Vérone, exaspérés de la tyrannie des Autrichiens, n’attendaient, prétendait-on, que l’occasion favorable pour se soulever ; cinq mille Italiens, renfermés dans la place, voulaient déserter au premier coup de canon, et quatre mille Hongrois, instruits du mouvement libéral qui agitait leur patrie, refuseraient de se battre pour une cause détestée. « On n’imagine pas, nous disait le maréchal Radetzky, ce qu’une semblable fantasmagorie, sans cesse et à tout propos remise devant les yeux d’un prince confiant et chimérique, a fini par coûter d’hommes au Piémont ! » Les villages de Santa-Lucia, de Santa-Croce et de San-Massimo forment une troisième ceinture de postes avancés dont il faut se rendre maître avant de pénétrer dans Vérone. Ce ne fut pas sans une grande effusion de sang qu’en 1799 nos troupes républicaines, sous les ordres de Schérer, attaquèrent ces positions. San-Massimo, pris et repris sept fois par les Français et les Autrichiens, finit par rester au pouvoir de ces derniers. Là où nos armes avaient une fois échoué, les légions piémontaises, si braves qu’elles fussent, conservaient peu de chance de réussir. Dirigées contre des retranchemens en pierres sèches, derrière lesquels s’abritait l’ennemi, la fusillade, la mitraille, les foudroyèrent. Sombre et lugubre journée que celle-là ! Non loin de nous, dans un cimetière où nous voyions assis, sous un cyprès, deux moines qui causaient pacifiquement, les impériaux s’étaient embusqués. Un détachement de la brigade d’Aoste s’élance à l’assaut des murailles, et dans ce champ de la mort, détrempé par la pluie, au milieu de ces croix profanées et de ces ossemens souillés de fange, on s’attaque, on s’escrime, on s’égorge à la baïonnette. Après plusieurs heures d’une lutte acharnée et des plus sanglantes, le roi, qui avait toujours été au plus fort de la mêlée, s’exposant comme le premier de ses soldats, commande qu’on batte en retraite, — ce que voyant, les Autrichiens tentent de poursuivre l’aile droite ; mais le jeune duc de Savoie, par un mouvement d’héroïque impétuosité, se précipite sur eux et dégage ses troupes.
L’attaque des avant-postes de Vérone fut une tentative téméraire et mal dirigée ; l’ensemble manqua aux différens corps d’armée. Ignorantes du terrain sur lequel les opérations devaient s’exécuter, les troupes piémontaises venaient assaillir des retranchemens munis d’artillerie avec des batteries dont l’effet demeurait nul, puisqu’elles ne pouvaient approcher à cause de la difficulté du sol. Après huit heures de carnage, le combat aboutit à un de ces mouvemens de retraite comme on en fait à la suite de grandes manœuvres, sans qu’on eût seulement songé à détruire les ouvrages des points dont on s’était momentanément emparé pendant l’action. Un autre trait non moins caractéristique de cette affaire, c’est que, lorsqu’il fallut pourvoir au service des blessés, il se trouva qu’on avait oublié les ambulances, et que, s’il y avait des chirurgiens dans le corps sanitaire, ces chirurgiens ne possédaient aucun des instrumens indispensables ; force fut de s’adresser aux Parmésans. « Ce matin, l’ennemi, avec toutes ses forces, est venu assaillir nos avant-postes de Vérone ; le feu s’est propagé rapidement sur toute la ligne ; l’attaque principale de nos adversaires eut lieu à Sainte-Lucie. La valeur déployée par l’ennemi en cette circonstance est égale à celle de nos troupes dans la défense. Le combat a duré depuis neuf heures du matin jusqu’à cinq heures du soir ; Sainte-Lucie fut prise deux fois d’assaut, et chaque fois reprise par les nôtres. » C’est en ces mots qu’un bulletin de l’armée autrichienne en date du 6 mai 1848 résume l’histoire de cette funèbre journée où les vaincus forcèrent le vainqueur à proclamer leur héroïsme.
Avant de quitter Vérone, nous allâmes prendre congé du maréchal et remercier l’illustre gouverneur des gracieuses prévenances dont il nous avait comblés pendant notre rapide séjour à son quartier-général. Nous trouvâmes le comte Radetzky dictant debout à son secrétaire ; il nous accueillit avec une familiarité cordiale, et nous traita, si j’ose le dire, en vieilles connaissances, ce que nous attribuâmes à cette qualité d’étrangers, qui du moins a le privilège de mûrir en quelques instans les sympathies, et qui fait qu’on pourrait presque dire que rien en somme ne rapproche comme la distance. C’était l’heure de la parade, et de temps à autre un officier entrait, présentant au maréchal un papier qu’il parcourait du regard et signait sur un coin de la cheminée. Après quelques minutes de conversation, nous allions nous retirer, lorsqu’il insista pour nous retenir, s’informant avec un intérêt marqué des impressions produites sur nous par les sites et les monumens de Vérone. Naturellement Sainte-Lucie eut le premier tour, et les termes dans lesquels il s’exprima sur cette affaire ne firent que confirmer davantage l’idée que nous avions conçue déjà de son extrême modestie. Il parla aussi de la France avec tact et discrétion. « Si j’allais à Paris, nous dit-il, ce serait pour connaître quelques-uns des chefs si distingués de votre armée, qui s’est toujours si bravement associée jusqu’ici à la cause des honnêtes gens. » Et là-dessus il nomma avec honneur le général Changarnier, comme dans une circonstance pareille je l’avais entendu nommer à Vienne, peu de jours auparavant, par le chevaleresque ban de Croatie.
Quelques heures plus tard, le chemin de fer nous déposait à Mestre, et nous nous embarquions pour Venise, au milieu d’un tumulte assourdissant, d’un vacarme et d’une confusion ignorés de tous ceux qui n’ont point mis le pied sur une rive méridionale. Une population équivoque de Grecs et de Bulgares se précipita sur nous, s’emparant violemment des coffres, des malles et des porte-manteaux, qu’ils entassaient pêle-mêle dans les gondoles accourues par douzaines pour nous conduire en ville. Nous en choisîmes une au hasard, et voguâmes vers Saint-Marc en compagnie d’une princesse russe et de son intendant, de trois moines mendians, de deux soldats plus ou moins en goguette, et d’un officier croate qui revenait de chevaucher en terre ferme, comme on pouvait le voir à ses éperons retentissans, ainsi qu’à sa cravache un peu fringante dont il menaçait à tout propos le pilote et les mariniers.
Le soleil couchant venait d’éteindre son globe de feu dans les ondes encore empourprées de l’Adriatique ; l’horizon avait ce bleu foncé des hautes montagnes, et au-dessus de nos têtes, dans le limpide cristal de l’azur céleste, flottaient de légères vapeurs roses pareilles à ces gloires que Murillo aime à reproduire sous les pieds de la reine des séraphins. Déjà se montraient à nous San-Giorgio-Maggiore, svelte et couleur de brique, la Giudecca, enfumée et noire au milieu de la transparence universelle, le Redentore, avec son éblouissante coupole, et, comme toujours, immaculée et plus blanche que la neige alpestre, la Madonadella-Salute. L’Ave Maria tintait mélancoliquement à toutes les cloches de la ville ; de minute en minute, le bruit devenait plus sonore, et nous entendions les tambours qui battaient la retraite. — Nous étions à Venise, nous débarquions. — Quelle animation, quel entrain, quelle vie ! Ce n’étaient que clameurs joyeuses, chansons, éclats de rire. Autour d’une charrette supportant un tonneau rempli de glaces, toute une jeunesse avide s’empressait, et les centimes s’en allaient en sorbets. Des croisées ouvertes s’échappaient des cliquetis de pianos, des fusées vocales, et parfois aux gammes chromatiques et aux roulades se mêlaient le caquetage en plein vent d’un perroquet égrillard ou le rhythme du pilon d’un apothicaire. « Ma barque ! ma barque ! s’écriaient les gondoliers ; prenez ma barque, elle vogue comme le vent, comme l’oiseau ! Faut-il vous conduire à Liverpool, à Manchester ? Parlez, je vais plus vite que le vapeur ! »
Il n’y avait plus à s’y tromper : à cette symphonie de bruits et de couleurs, à cette agitation bigarrée, à ce feu d’artifice incessant de toutes les sensations heureuses de la vie, à ce certo estro qu’on ne respire que là, comment ne pas reconnaître Venise, la seule ville au monde qui vous fasse battre le cœur sans qu’un ami vous y attende, sans que vous ayez ni procès à y gagner, ni héritage à recueillir ? Aussi nous laissions-nous aller à cet enivrement des lieux auquel nul n’échappera, s’il est de bonne foi, et qui vous ressaisira de plus belle à chaque visite que vous ferez à l’incomparable cité des lagunes, car au fond rien n’est plus vrai que cette naïve et charmante parole de Sansovino : « Venetia vuol dire : Veni etiam ; » ce qui signifie : « Viens encore et encore, car autant de fois tu viendras, autant de fois tu verras nouvelles choses et nouvelles merveilles ! »
HENRI BLAZE DE BURY.
- ↑ Ce pont de deux cent vingt-deux arches, qui n’occupe pas moins, au-dessus de la surface des eaux, d’une longueur de 3,601 mètres, vient d’être rétabli, et amène de nouveau le chemin de fer jusqu’au cœur de la cité marine.
- ↑ Dans un impartial et excellent livre, le Journal d’un officier de la brigade de Savoie sur la campagne de Lombardie.
- ↑ En français vanneaux, sans doute à cause de la prestesse, de la rapidité et en même temps de la bonne humeur de ces jeunes gens infatigables à voler de côté et d’autre, à trouver leur route à travers marais et broussailles, toujours allègres et fredonnans.
- ↑ Bericht S. Exc. des f. m. Radetzky über den letzten glorreichen Feldzug gegen den König von Sardinien.