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Valentine (Sand)/X

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Valentine (1832)
Calmann-Lévy (p. 38-42).




X


En voyant paraître ce jeune homme dont elle se savait complice et qu’elle allait encourager, sous les yeux de sa grand’mère, à lui remettre un secret message, Valentine eut un remords. Elle sentit qu’elle rougissait, et le pourpre de ses joues alla se refléter sur celles de Bénédict.

— Ah ! c’est toi, mon garçon ! dit la marquise qui étalait sur le sofa sa jambe courte et replète avec des grâces du temps de Louis XV. Sois le bienvenu. Comment va-t-on à la ferme ? Et cette bonne mère Lhéry ? et cette jolie petite cousine ? et tout le monde ?

Puis, sans se soucier de la réponse, elle enfonça la main dans la carnassière que Bénédict détachait de son épaule.

— Ah ! vraiment, c’est fort beau, ce gibier-là ! Est-ce toi qui l’as tué ? On dit que tu laisses un peu braconner le Trigaud sur nos terres ? Mais voilà de quoi te faire absoudre…

— Ceci, dit Bénédict en tirant de son sein une petite mésange vivante, je l’ai prise au filet par hasard. Comme elle est d’une espèce rare, j’ai pensé que mademoiselle, qui s’occupe d’histoire naturelle, la joindrait à sa collection.

Et, tout en remettant le petit oiseau à Valentine, il affecta d’avoir beaucoup de peine à le glisser dans ses doigts sans le laisser échapper. Il profita de ce moment pour lui remettre la lettre. Valentine s’approcha d’une fenêtre, comme pour examiner l’oiseau de près, et cacha le papier dans sa poche.

— Mais tu dois avoir bien chaud, mon cher ? dit la marquise. Va donc te désaltérer à l’office.

Valentine vit le sourire de dédain qui effleurait les lèvres de Bénédict.

— Monsieur aimerait peut-être mieux, dit-elle vivement, prendre un verre d’eau de grenades ?

Et elle souleva la carafe qui était sur un guéridon derrière sa grand’mère, pour en verser elle-même à son hôte. Bénédict la remercia d’un regard, et, passant derrière le dossier du sofa, il accepta, heureux de toucher le verre de cristal que la blanche main de Valentine lui offrit.

La marquise eut une petite quinte de toux pendant laquelle il dit vivement à Valentine :

— Que faudra-t-il répondre de votre part à la demande contenue dans cette lettre ?

— Quoi que ce soit, oui, répondit Valentine, effrayée de tant d’audace.

Bénédict promenait un regard grave sur ce salon élégant et spacieux, sur ces glaces limpides, sur ces parquets luisants, sur mille recherches de luxe dont l’usage même était ignoré encore à la ferme. Ce n’était pas la première fois qu’il pénétrait dans la demeure du riche, et son cœur était loin de se prendre d’envie pour tous ces hochets de la fortune, comme eût fait celui d’Athénaïs. Mais il ne pouvait s’empêcher de faire une remarque qui n’avait pas encore pénétré chez lui si avant ; c’est que la société avait mis entre lui et mademoiselle de Raimbault des obstacles immenses.

« Heureusement, se disait-il, je puis braver le danger de la voir sans en souffrir. Jamais je ne serai amoureux d’elle. »

— Eh, bien ! ma fille, veux-tu te mettre au piano, et continuer cette romance que tu m’avais commencée tout à l’heure ?

C’était un ingénieux mensonge de la vieille marquise pour faire entendre à Bénédict qu’il était temps de se retirer à l’office.

— Bonne maman, répondit Valentine, vous savez que je ne chante guère ; mais vous qui aimez la bonne musique, si vous voulez vous donner un très-grand plaisir, priez monsieur de chanter.

— En vérité ? dit la marquise. Mais comment sais-tu cela, ma fille ?

— C’est Athénaïs qui me l’a dit, répondit Valentine en baissant les yeux.

— Eh bien ! s’il en est ainsi, mon garçon, fais-moi ce plaisir-là, dit la marquise. Régale-moi d’un petit air villageois ; cela me reposera du Rossini, auquel je n’entends rien.

— Je vous accompagnerai si vous voulez, dit Valentine au jeune homme avec timidité.

Bénédict était bien un peu troublé de l’idée que sa voix allait peut-être appeler au salon la fière comtesse. Mais il était plus touché encore des efforts de Valentine pour le retenir et le faire asseoir ; car la marquise, malgré toute sa popularité, n’avait pu se décider à offrir un siège au neveu de son fermier.

Le piano fut ouvert. Valentine s’y plaça après avoir tiré un pliant auprès du sien. Bénédict, pour lui prouver qu’il ne s’apercevait pas de l’affront qu’il avait reçu, préféra chanter debout.

Dès les premières notes, Valentine rougit et pâlit, des larmes vinrent au bord de sa paupière ; peu à peu elle se calma, ses doigts suivirent le chant, et son oreille le recueillit avec intérêt.

La marquise écouta d’abord avec plaisir. Puis, comme elle avait sans cesse l’esprit oisif et ne pouvait rester en place, elle sortit, rentra, et ressortit encore.

— Cet air, dit Valentine dans un instant où elle fut seule avec Bénédict, est celui que ma sœur me chantait de prédilection lorsque j’étais enfant, et que je la faisais asseoir sur le haut de la colline pour l’entendre répéter à l’écho. Je ne l’ai jamais oublié, et tout à l’heure j’ai failli pleurer quand vous l’avez commencé.

— Je l’ai chanté à dessein, répondit Bénédict ; c’était vous parler au nom de Louise…

La comtesse entra comme ce nom expirait sur les lèvres de Bénédict. À la vue de sa fille assise auprès d’un homme en tête-à-tête, elle attacha sur ce groupe des yeux clairs, fixes, stupéfaits. D’abord, elle ne reconnut pas Bénédict, qu’elle avait à peine regardé à la fête, et sa surprise la pétrifia sur place. Puis, quand elle se rappela l’impudent vassal qui avait osé porter ses lèvres sur les joues de sa fille, elle fit un pas en avant, pâle et tremblante, essayant de parler et retenue par une strangulation subite. Heureusement un incident ridicule préserva Bénédict de l’explosion. Le beau lévrier gris de la comtesse s’était approché avec insolence du chien de chasse de Bénédict, qui, tout poudreux, tout haletant, s’était couché sans façon sous le piano. Perdreau, patiente et raisonnable bête, se laissa flairer des pieds à la tête, et se contenta de répondre aux avanies de son hôte en lui montrant silencieusement une longue rangée de dents blanches. Mais quand le lévrier, hautain et discourtois, voulut passer aux injures, Perdreau, qui n’avait jamais souffert un affront et qui venait de faire tête à trois dogues quelques instants auparavant, se dressa sur ses pattes, et, d’un coup de boutoir, roula son frêle adversaire sur le parquet. Celui-ci vint, en jetant des cris aigus, se réfugier aux pieds de sa maîtresse. Ce fut une occasion pour Bénédict, qui vit la comtesse éperdue, de s’élancer hors de l’appartement en feignant d’entraîner et de châtier Perdreau, qu’au fond du cœur il remerciait sincèrement de son inconvenance.

Comme il sortait escorté des glapissements du lévrier, des sourds grognements de son propre chien et des exclamations douloureuses de la comtesse, il rencontra la marquise, qui, étonnée de ce vacarme, lui demanda ce que cela signifiait.

— Mon chien a étranglé celui de madame, répondit-il d’un air piteux en s’enfuyant.

Il retourna à la ferme, emportant un grand fonds d’ironie et de haine contre la noblesse, et riant du bout des lèvres de son aventure. Cependant il eut pitié de lui-même en se rappelant quels affronts bien plus grands il avait prévus, et de quel sang-froid moqueur il s’était vanté en quittant Louise quelques heures auparavant. Peu à peu tout le ridicule de cette scène lui parut retomber sur la comtesse, et il arriva à la ferme en veine de gaieté. Son récit fit rire Athénaïs jusqu’aux larmes. Louise pleura en apprenant comment Valentine avait accueilli son message et reconnu la chanson que Bénédict lui avait chantée. Mais Bénédict ne se vanta pas de sa visite au château devant le père Lhéry. Celui-ci n’était pas homme à s’amuser d’une plaisanterie qui pouvait lui faire perdre mille écus de profits par chacun an.

— Qu’est-ce donc que tout cela signifie ? répéta la marquise en entrant dans le salon.

— C’est vous, Madame, qui me l’expliquerez, j’espère, répondit la comtesse. N’étiez-vous pas ici quand cet homme est entré ?

— Quel homme ? demanda la marquise.

— M. Bénédict, répondit Valentine toute confuse et cherchant à prendre de l’aplomb. Maman, il vous apportait du gibier ; ma bonne maman l’a prié de chanter, et je l’accompagnais…

— C’est pour vous qu’il chantait, Madame ? dit la comtesse à sa belle-mère. Mais vous l’écoutiez de bien loin, ce me semble.

— D’abord, répondit la vieille, ce n’est pas moi qui l’en ai prié, c’est Valentine.

— Cela est fort étrange, dit la comtesse en attachant des yeux perçants sur sa fille.

— Maman, dit Valentine en rougissant, je vais vous expliquer cela. Mon piano est horriblement faux, vous le savez ; nous n’avons pas de facteur dans les environs ; ce jeune homme est musicien ; en outre, il accorde très bien les instruments… Je savais cela par Athénaïs, qui a un piano chez elle, et qui a souvent recours à l’adresse de son cousin…

— Athénaïs a un piano ! ce jeune homme est musicien ! Quelle étrange histoire me faites-vous là ?

— Rien n’est plus vrai, Madame, dit la marquise. Vous ne voulez jamais comprendre qu’à présent tout le monde en France reçoit de l’éducation ! Ces gens-là sont riches ; ils ont fait donner des talents à leurs enfants. C’est fort bien fait ; c’est la mode : il n’y a rien à dire. Ce garçon chante très-bien, ma foi ! Je l’écoutais du vestibule avec beaucoup de plaisir. Eh bien ! qu’y a-t-il ? Croyez-vous que Valentine fût en danger auprès de lui quand moi j’étais à deux pas ?

— Oh ! Madame, dit la comtesse, vous avez une manière d’interpréter mes idées !…

— Mais c’est que vous en avez de si bizarres ! Vous voilà tout effarouchée parce que vous avez trouvé votre fille au piano avec un homme ! Est-ce qu’on fait du mal quand on est occupé à chanter ? Vous me faites un crime de les avoir laissés seuls un instant, comme si… Eh ! mon Dieu ! vous ne l’avez donc pas regardé, ce garçon ? Il est laid à faire peur !

— Madame, répondit la comtesse avec le sentiment d’un profond mépris, il est tout simple que vous vous traduisiez ainsi mon mécontentement. Comme il nous est impossible de nous entendre sur de certaines choses, c’est à ma fille que je m’adresse. Valentine, je n’ai pas besoin de vous dire que je n’ai point les idées grossières qu’on me prête. Je vous connais assez, ma fille, pour savoir qu’un homme de cette sorte n’est pas un homme pour vous, et qu’il n’est pas en son pouvoir de vous compromettre. Mais je hais l’inconvenance, et je trouve que vous la bravez beaucoup trop légèrement. Songez que rien n’est pire dans le monde que les situations ridicules. Vous avez trop de bienveillance dans le caractère ; trop de laisser-aller avec les inférieurs. Rappelez-vous qu’ils ne vous en sauront aucun gré, qu’ils en abuseront toujours, et que les mieux traités seront les plus ingrats. Croyez-en l’expérience de votre mère et observez-vous davantage. Déjà plusieurs fois j’ai eu l’occasion de vous faire ce reproche : vous manquez de dignité. Vous en sentirez les inconvénients. Ces gens-là ne comprennent pas jusqu’où il leur est permis d’aller et le point fixe où ils doivent s’arrêter. Cette petite Athénaïs est avec vous d’une familiarité révoltante. Je le tolère, parce qu’après tout c’est une femme. Mais je ne serais pas très-flattée que son fiancé vînt, dans un endroit public, vous aborder d’un petit air dégagé. C’est un jeune homme fort mal élevé, comme ils le sont tous dans cette classe-là, manquant de tact absolument… M. de Lansac, qui fait quelquefois un peu trop le libéral, a beaucoup trop auguré de lui en lui parlant l’autre jour comme à un homme d’esprit… Un autre se fût retiré de la danse ; lui, vous a très-cavalièrement embrassée, ma fille… Je ne vous en fais pas un reproche, ajouta la comtesse en voyant que Valentine rougissait à perdre contenance ; je sais que vous avez assez souffert de cette impertinence, et, si je vous la rappelle, c’est pour vous montrer combien il faut tenir à distance les gens de peu.

Pendant ce discours, la marquise, assise dans un coin, haussait les épaules. Valentine, écrasée sous le poids de la logique de sa mère, répondit en balbutiant :

— Maman, c’est seulement à cause du piano que je pensais… Je ne pensais pas aux inconvénients…

— En s’y prenant bien, reprit la comtesse désarmée par sa soumission, il peut n’y en avoir aucun à le faire venir. Le lui avez-vous proposé ?

— J’allais le faire lorsque…

— En ce cas il faut le faire rentrer…

La comtesse sonna et demanda Bénédict ; mais on lui dit qu’il était déjà loin sur la colline.

— Tant pis, dit-elle quand le domestique fut sorti ; il ne faut pour rien au monde qu’il croie avoir été admis ici pour sa belle voix. Je tiens à ce qu’il revienne en subalterne, et je me charge de le recevoir sur ce pied-là. Donnez-moi cette écritoire. Je vais lui expliquer ce qu’on attend de lui.

— Mettez-y de la politesse au moins, dit la marquise à qui la peur tenait lieu de raison.

— Je sais les usages, Madame, répondit la comtesse.

Elle traça quelques mots à la hâte, et les remettant à Valentine :

— Lisez, dit-elle, et faites porter à la ferme.

Valentine jeta les yeux sur le billet. Le voici  :

« Monsieur Bénédict, voulez-vous accorder le piano de ma fille  ? vous me ferez plaisir.

J’ai l’honneur de vous saluer.

 » F. Comtesse DE RAIMBAULT. »

Valentine prit dans sa main le pain à cacheter, et feignit de le placer sous le feuillet ; mais elle sortit en gardant la lettre ouverte. Allait-elle donc envoyer cette insolente signification ? était-ce ainsi qu’il fallait payer Bénédict de son dévouement ? Fallait-il traiter en laquais l’homme qu’elle n’avait pas craint de marquer au front d’un baiser fraternel ? Le cœur l’emporta sur la prudence ; elle tira un crayon de sa poche, et, entre les doubles portes de l’antichambre déserte, elle traça ces mots au bas du billet de sa mère :

« Oh ! pardon ! pardon, Monsieur ! Je vous expliquerai cette invitation. Venez ; ne refusez pas de venir. Au nom de Louise, pardon ! »

Elle cacheta le billet et le remit à un domestique.