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Valentine (Sand)/XXVIII

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Valentine (1832)
Calmann-Lévy (p. 98-103).


XXVIII.

Dès ce moment, le péril devint imminent. Bénédict se sentit si heureux qu’il en devint fier, et se mit à mépriser le danger. Il prit sa destinée en dérision, et se dit qu’avec l’amour de Valentine il devait vaincre tous les obstacles. L’orgueil du triomphe le rendit audacieux ; il imposa silence à tous les scrupules de Louise. D’ailleurs il était affranchi de l’espèce de dépendance à laquelle les soins et le dévouement de celle-ci l’avaient soumis. Depuis qu’il était guéri complètement, Louise habitait la ferme, et le soir ils se rendaient auprès de Valentine, chacun de son côté. Il arriva plusieurs fois que Louise y vint bien après lui ; il arriva même que Louise ne put pas y venir, et que Bénédict passa de longues soirées seul avec Valentine. Le lendemain, lorsque Louise interrogeait sa sœur, il lui était facile de comprendre, à son trouble, la nature de l’entretien qu’elle avait eu avec son amant, car le secret de Valentine ne pouvait plus en être un pour Louise ; elle était trop intéressée à le pénétrer pour n’y avoir pas réussi depuis longtemps. Rien ne manquait plus à son malheur, et ce qui le complétait, c’est qu’elle se sentait incapable d’y apporter un prompt remède. Louise sentait que sa faiblesse perdait Valentine. N’eût-elle eu d’autre motif que son intérêt pour elle, elle n’eût pas hésité à l’éclairer sur les dangers de sa situation ; mais rongée de jalousie comme elle l’était, et conservant toute sa fierté d’âme, elle aimait mieux exposer le bonheur de Valentine que de s’abandonner à un sentiment dont elle rougissait. Il y avait de l’égoïsme dans ce désintéressement-là.

Elle se détermina à retourner à Paris pour mettre fin au supplice qu’elle endurait, sans avoir rien décidé pour sauver sa sœur. Elle résolut seulement de l’informer de son prochain départ, et un soir, au moment où Bénédict se retira, au lieu de sortir du parc avec lui, elle dit à Valentine qu’elle voulait lui parler un instant. Ces paroles donnèrent de l’ombrage à Bénédict ; il était toujours préoccupé de l’idée que Louise, tourmentée par ses remords, voulait lui nuire auprès de Valentine. Cette idée achevait de l’aigrir contre cette femme si généreuse et si dévouée, et lui faisait porter le poids de la reconnaissance avec humeur et parcimonie.

— Ma sœur, dit Louise à Valentine, le moment est arrivé où il faut que je te quitte. Je ne puis rester plus longtemps éloignée de mon fils. Tu n’as plus besoin de moi, je pars demain.

— Demain ! s’écria Valentine effrayée ; tu me quittes, tu me laisses seule, Louise ! Et que vais-je devenir ?

— N’es-tu pas guérie ? n’es-tu pas heureuse et libre, Valentine ? À quoi peut te servir désormais la pauvre Louise ?

— Ma sœur, ô ma sœur ! dit Valentine en l’enlaçant de ses bras ; vous ne me quitterez point ! Vous ne savez pas mes chagrins et les périls qui m’entourent. Si vous me quittez, je suis perdue.

Louise garda un triste silence ; elle se sentait une mortelle répugnance à écouter les aveux de Valentine, et pourtant elle n’osait les repousser. Valentine, le front couvert de honte, ne pouvait se résoudre à parler. Le silence froid et cruel de sa sœur la glaçait de crainte. Enfin, elle vainquit sa propre résistance, et lui dit d’une voix émue :

— Eh bien, Louise, ne voudras-tu pas rester auprès de moi, si je te dis que sans toi je suis perdue ?

Ce mot, deux fois répété, offrit à Louise un sens qui l’irrita malgré elle.

— Perdue ! reprit-elle avec amertume, vous êtes perdue, Valentine ?

— Oh ! ma sœur ! dit Valentine blessée de l’empressement avec lequel Louise accueillait cette idée, Dieu m’a protégée jusqu’ici ; il m’est témoin que je ne me suis livrée volontairement à aucun sentiment, à aucune démarche contraire à mes devoirs.

Ce noble orgueil d’elle-même, auquel Valentine avait encore droit, acheva d’aigrir celle qui se livrait trop aveuglément peut-être à sa passion. Toujours facile à blesser, parce que sa vie passée était souillée d’une tache ineffaçable, elle éprouva comme un sentiment de haine pour la supériorité de Valentine. Un instant, l’amitié, la compassion, la générosité, tous les nobles sentiments s’éteignirent dans son cœur ; elle ne trouva pas de meilleure vengeance à exercer que d’humilier Valentine.

— Mais de quoi donc est-il question ? lui dit-elle avec dureté. Quels dangers courez-vous ? Je ne comprends pas de quoi vous me parlez.

Il y avait dans sa voix une sécheresse qui fit mal à Valentine ; jamais elle ne l’avait vue ainsi. Elle s’arrêta quelques instants pour la regarder avec surprise. À la lueur d’une pâle bougie qui brûlait sur le piano au fond de l’appartement, elle crut voir dans les traits de sa sœur une expression qu’elle ne leur connaissait pas. Ses sourcils étaient contractés, ses lèvres pâles et serrées ; son œil, terne et sévère, était impitoyablement attaché sur Valentine. Celle-ci, troublée, recula involontairement sa chaise, et, toute tremblante, chercha à s’expliquer la froideur dédaigneuse dont pour la première fois de sa vie elle se voyait l’objet. Mais elle eût tout imaginé plutôt que de deviner la vérité. Humble et pieuse, elle eut en ce moment tout l’héroïsme que l’esprit religieux, donne aux femmes, et, se jetant aux pieds de sa sœur, elle cacha son visage baigné de larmes sur ses genoux.

— Vous ayez raison de m’humilier ainsi, lui dit-elle ; je l’ai bien mérité, et quinze ans de vertu vous donnent le droit de réprimander ma jeunesse imprudente et vaine. Grondez-moi, méprisez-moi ; mais ayez compassion de mon repentir et de mes terreurs. Protégez-moi, Louise, sauvez-moi ; vous le pouvez, car vous savez tout !

— Laisse ! s’écria Louise, bouleversée par cette conduite et ramenée tout à coup aux nobles sentiments qui faisaient le fond de son caractère, relève-toi, Valentine, ma sœur, mon enfant, ne reste pas ainsi à mes genoux. C’est moi qui devrais être aux tiens ; c’est moi qui suis méprisable et qui devrais te demander, ange du ciel, de me réconcilier avec Dieu ! Hélas ! Valentine, je ne sais que trop tes chagrins ; mais pourquoi me les confier, à moi, misérable, qui ne puis t’offrir aucune protection et qui n’ai pas le droit de te conseiller ?

— Tu peux me conseiller et me protéger, Louise, répondit Valentine en l’embrassant avec effusion. N’as-tu pas pour toi, l’expérience qui donne la raison et la force ? Il faut que cet homme s’éloigne d’ici ou il faut que je parte moi-même. Nous ne devons pas nous voir davantage ; car chaque jour le mal augmente, et le retour à Dieu devient plus difficile. Oh ! tout à l’heure je me vantais ! je sens que mon cœur est bien coupable.

Les larmes amères que répandait Valentine brisèrent le cœur de Louise.

— Hélas ! dit-elle, pâle et consternée, le mal est donc aussi grand que je craignais ! Vous aussi, vous voilà malheureuse à jamais !

— À jamais ! dit Valentine épouvantée ; avec la volonté de guérir et l’aide du ciel…

— On ne guérit pas ! reprit Louise d’un ton sinistré, en mettant ses deux mains sur son cœur sombre et désolé.

Puis elle se leva, et, marchant avec agitation, elle s’arrêtait de temps en temps devant Valentine pour lui parler d’une voix entrecoupée.

— Pourquoi me demander des conseils, à moi ? Qui suis-je pour consoler et pour guérir ? Eh quoi ! vous me demandez l’héroïsme qui terrasse les passions, et les vertus qui préservent la société, à moi ! à moi malheureuse, que les passions ont flétrie, que la société a maudite et repoussée ! Et où prendrais-je, pour vous le donner, ce qui n’est pas en moi ? Adressez-vous aux femmes que le monde estime ; adressez-vous à votre mère ! Celle-là est irréprochable ; nul n’a su positivement que mon amant ait été le sien. Elle avait tant de prudence ! Et quand mon père, quand son époux a tué cet homme qui lui avait été parjure, elle a battu des mains ; et le monde l’a vue triompher, tant elle avait de force d’âme et de fierté ! Voilà les femmes qui savent vaincre une passion ou en guérir !…

Valentine, épouvantée de ce qu’elle entendait, voulait interrompre sa sœur ; mais celle-ci, en proie à une sorte de délire, continua :

— Les femmes comme moi succombent, et sont à jamais perdues ! Les femmes comme vous, Valentine, doivent prier et combattre ; elles doivent chercher leur force en elles-mêmes et ne pas la demander aux autres. Des conseils ! des conseils ! quels conseils vous donnerais-je que vous ne sachiez fort bien vous dicter ? C’est la force de les suivre qu’il faut trouver. Vous me croyez donc plus forte que vous ? Non, Valentine, je ne le suis pas. Vous savez bien quelle a été ma vie, avec quelles passions indomptables je suis née ; vous savez bien où elles m’ont conduite !

— Tais-toi, Louise, s’écria Valentine en s’attachant à elle avec douleur, cesse de te calomnier ainsi. Quelle femme fut plus grande et plus forte que toi dans sa chute ? Peut-on t’accuser éternellement d’une faute commise dans l’âge de l’ignorance et de la faiblesse ? Hélas ! vous étiez une enfant ! et depuis vous avez été sublime, vous avez forcé l’estime de tout ce qui porte un cœur élevé. Vous voyez bien que vous savez ce que c’est que la vertu.

— Hélas ! dit Louise, ne l’apprenez jamais au même prix ; abandonnée à moi-même dès mon enfance, privée des secours de la religion et de la protection d’une mère, livrée à notre aïeule, cette femme si légère et si dépourvue de pudeur, je devais tomber de flétrissure en flétrissure ! Oui, cela serait arrivé sans les sanglantes et terribles leçons que me donna le sort. Mon amant immolé par mon père ; mon père lui-même, abreuvé de douleur et de honte par ma faute, cherchant et trouvant la mort quelques jours après sur un champ de bataille ; moi, bannie, chassée honteusement du toit paternel, et réduite à traîner ma misère de ville en ville avec mon enfant mourant de faim dans mes bras ! Ah ! Valentine, c’est là une horrible destinée !

C’était la première fois que Louise parlait aussi hardiment de ses malheurs. Exaltée par la crise douloureuse où elle se trouvait, elle s’abandonnait à la triste satisfaction de se plaindre elle-même, et elle oubliait les chagrins de Valentine et l’appui qu’elle lui devait. Mais ces cris du remords et du désespoir produisirent plus d’effet que les plus éloquentes remontrances. En mettant sous les yeux de Valentine le tableau des malheurs où peuvent entraîner les passions, elle la frappa d’épouvante. Valentine se vit sur le bord de l’abîme où sa sœur était tombée.

— Vous avez raison, s’écria-t-elle, c’est une horrible destinée, et, pour la porter avec courage et vertu, il faut être vous ; mon âme, plus faible, s’y perdrait. Mais, Louise, aidez-moi à avoir du courage, aidez-moi à éloigner Bénédict.

Comme elle prononçait ce nom, un faible bruit lui fit tourner la tête. Toutes deux jetèrent un cri perçant en voyant Bénédict debout, derrière elles, comme une pâle apparition.

— Vous avez prononcé mon nom, Madame, dit-il à Valentine avec ce calme profond qui donnait souvent le change sur ses impressions réelles.

Valentine s’efforça de sourire. Louise ne partagea pas son erreur.

— Où étiez-vous donc, lui dit-elle, pour avoir si bien entendu ?

— J’étais fort près d’ici, Mademoiselle, répondit Bénédict avec un regard double.

— Cela est au moins fort étrange, dit Valentine d’un ton sévère. Ma sœur vous avait dit, ce me semble, qu’elle voulait me parler en particulier, et vous êtes resté assez près de nous pour nous écouter, sans doute ?

Bénédict n’avait jamais vu Valentine irritée contre lui ; il en fut étourdi un instant, et faillit renoncer à son hardi projet. Mais comme c’était pour lui une crise décisive, il paya d’audace, et, conservant dans son regard et dans son attitude cette fermeté grave qui lui donnait tant de puissance sur l’esprit des autres :

— Il est fort inutile de dissimuler, dit-il ; j’étais assis derrière ce rideau, et je n’ai rien perdu de votre entretien. J’aurais pu en entendre davantage et me retirer, sans être aperçu, par la même fenêtre qui m’avait donné entrée. Mais y étais si intéressé dans le sujet de votre discussion…

Il s’arrêta en voyant Valentine devenir plus pâle que sa collerette et tomber sur un fauteuil d’un air consterné. Il eut envie de se jeter à ses pieds, de pleurer sur ses mains ; mais il sentait trop la nécessité de dominer l’agitation de ces deux femmes à force de sang-froid et de fermeté.

— J’étais si intéressé dans votre discussion, reprit-il, que j’ai cru rentrer dans mon droit en venant y prendre part. Si j’ai eu tort, l’avenir en décidera. En attendant, tâchons d’être plus forts que notre destinée. Louise, vous ne sauriez rougir de ce que vous avez dit devant moi ; vous ne pouvez oublier que vous vous êtes souvent accusée ainsi à moi-même, et je serais tenté de croire qu’il y a de la coquetterie dans votre vertueuse humilité, tant vous savez bien quel doit en être l’effet sur ceux qui, comme moi, vous vénèrent pour les épreuves que vous avez subies.

En parlant ainsi, il prit la main de Louise, qui était penchée sur sa sœur et la tenait embrassée ; puis il l’attira doucement et d’un air affectueux vers un siège plus éloigné ; et quand il l’y eut assise, il porta cette main à ses lèvres avec tendresse, et aussitôt, s’emparant du siège dont il l’avait arrachée, et se plaçant entre elle et Valentine, il lui tourna le dos et ne s’occupa plus d’elle.

— Valentine ! dit-il alors d’une voix pleine et grave.

C’était la première fois qu’il osait l’appeler par son nom en présence d’un tiers. Valentine tressaillit, écarta ses mains dont elle se cachait le visage, et laissa tomber sur lui un regard froid et offensé. Mais il répéta son nom avec une douceur pleine d’autorité, et tant d’amour brillait dans ses yeux que Valentine se cacha de nouveau le visage pour ne pas le voir.

— Valentine, reprit-il, n’essayez pas avec moi ces feintes puériles qu’on dit être la grande défense de votre sexe ; nous ne pouvons plus nous tromper l’un l’autre. Voyez cette cicatrice ! je l’emporterai dans la tombe ! C’est le sceau et le symbole de mon amour pour vous. Vous ne pouvez pas croire que je consente à vous perdre, c’est une erreur trop naïve pour que vous l’admettiez ; Valentine, vous n’y songez pas !

Il prit ses mains dans les siennes. Subjuguée par son air de résolution, elle les lui abandonna et le regarda d’un air effrayé.

— Ne me cachez pas vos traits, lui dit-il, et ne craignez pas de voir en face de vous le spectre que vous avez retiré du tombeau ! Vous l’avez voulu, Madame ! si je suis devant vous aujourd’hui comme un objet de terreur et d’aversion, c’est votre faute. Mais écoute, ma Valentine, ma toute-puissante maîtresse, je t’aime trop pour te contrarier ; dis un mot, et je retourne au linceul dont tu m’as retiré.

En même temps, il tira un pistolet de sa poche, et le lui montrant :

— Vois-tu, lui dit-il, c’est le même, absolument le même ; ses braves services ne l’ont point endommagé ; c’est un ami fidèle et toujours à tes ordres. Parle, chasse-moi, il est toujours prêt… Oh ! rassurez-vous, s’écria-t-il d’un ton railleur, en voyant ces deux femmes, pâles d’effroi, se reculer en criant ; ne craignez pas que je commette l’inconvenance de me tuer sous vos yeux ; je sais trop les égards qu’on doit aux nerfs des femmes.

— C’est une scène horrible ! s’écria Louise avec angoisse ; vous voulez faire mourir Valentine.

— Tout à l’heure, Mademoiselle, vous me réprimanderez, répondit-il d’un air haut et sec ; à présent je parle à Valentine, et je n’ai pas fini.

Il désarma son pistolet et le mit dans sa poche.

— Voyez-vous, Madame, dit-il à Valentine, c’est absolument à cause de vous que je vis, non pour votre plaisir, mais pour le mien. Mon plaisir est et sera toujours bien modeste. Je ne demande rien que vous ne puissiez accorder sans remords à la plus pure amitié. Consultez votre mémoire et votre conscience ; l’avez-vous trouvé bien audacieux et bien dangereux, ce Bénédict qui n’a au monde qu’une passion ? Cette passion, c’est vous. Vous ne pouvez pas espérer qu’il en ait jamais une autre, lui qui est déjà vieux de cœur et d’expérience pour tout le reste ! lui qui vous a aimée, n’aimera jamais une autre femme ; car enfin, ce n’est pas une brute, ce Bénédict que vous voulez chasser ! Eh quoi ! vous m’aimez assez pour me craindre, et vous me méprisez assez pour espérer me soumettre à vous perdre ? Oh ! quelle folie ! Non, non ! je ne vous perdrai pas tant que j’aurai un souffle de vie, j’en jure par le ciel et par l’enfer ! je vous verrai, je serai votre ami, votre frère, ou que Dieu me damne si…

— Par pitié, taisez-vous, dit Valentine, pâle et suffoquée, en lui pressant les mains d’une manière convulsive ; je ferai ce que vous voudrez, je perdrai mon âme à jamais, s’il le faut, pour sauver votre vie…

— Non, vous ne perdrez pas votre âme, répondit-il, vous nous sauverez tous deux. Croyez-vous donc que je ne puisse pas aussi mériter le ciel et tenir un serment ? Hélas ! avant vous je croyais à peine en Dieu ; mais j’ai adopté tous vos principes, toutes vos croyances. Je suis prêt à jurer par celui de vos anges que vous me nommerez. Laissez-moi vivre, Valentine ; que vous importe ? Je ne repousse pas la mort ; imposée par vous, cette fois, elle me serait plus douce que la première. Mais, par pitié, Valentine, ne me condamnez pas au néant !… Vous froncez le sourcil à ce mot. Eh ! tu sais bien que je crois au ciel avec toi ; mais le ciel sans toi, c’est le néant. Le ciel n’est pas où tu n’es pas ; j’en suis si certain que, si tu me condamnes à mourir, je te tuerai peut-être aussi afin de ne pas te perdre. J’ai déjà eu cette idée… Il s’en est fallu de peu qu’elle ne dominât toutes les autres !… Mais, crois-moi, vivons encore quelques jours ici-bas. Hélas ! ne sommes-nous pas heureux ? En quoi donc sommes-nous coupables ? Tu ne me quitteras pas, dis ?… Tu ne m’ordonneras pas de mourir, c’est impossible ; car tu m’aimes, et tu sais bien que ton honneur, ton repos, tes principes me sont sacrés. Est-ce que vous me croyez capable d’en abuser, Louise ? dit-il en se tournant brusquement vers elle. Vous faisiez tout à l’heure une horrible peinture des maux où la passion nous entraîne ; je proteste que j’ai foi en moi-même, et que si j’eusse été aimé de vous jadis, je n’aurais point flétri et empoisonné votre vie. Non, Louise, non, Valentine, tous les hommes ne sont pas des lâches…

Bénédict parla encore longtemps, tantôt avec force et passion, tantôt avec une froide ironie, tantôt avec douceur et tendresse. Après avoir épouvanté ces deux femmes et les avoir subjuguées par la crainte, il vint à bout de les dominer par l’attendrissement. Il sut si bien s’emparer d’elles, qu’en les quittant il avait obtenu toutes les promesses qu’elles se seraient crues incapables d’accorder une heure auparavant.