Valentine (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 08

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J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 1p. 17-19).
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VIII.

Valentine s’élança hors de la chambre. L’arrivée de M. de Lansac était pour elle un incident agréable ; elle voulait lui faire prendre part à son bonheur ; mais, à son grand déplaisir, Bénédict lui apprit qu’il l’avait dérouté en lui répondant qu’il n’avait pas entendu parler de mademoiselle de Raimbault depuis la fête. Bénédict s’excusa en disant qu’il ne savait pas quelles étaient les dispositions de M. de Lansac à l’égard de Louise. Mais au fond du cœur il avait éprouvé je ne sais quelle joie maligne à envoyer ce pauvre fiancé courir les champs au milieu de la nuit, tandis que lui, Bénédict, tenait la fiancée sous sa garde.

— Ce mensonge est peut-être maladroit, lui dit-il ; mais je l’ai fait dans de bonnes intentions, et il n’est plus temps de le rétracter. Permettez-moi, Mademoiselle, de vous engager à retourner au château tout de suite ; je vous accompagnerai jusqu’à la porte du parc, et vous direz qu’après vous avoir égaré le hasard vous a fait retrouver votre chemin toute seule.

— Sans doute, répondit Valentine troublée : c’est ce qu’il y a de moins inconvenant à faire, après avoir trompé et renvoyé M. de Lansac. Mais si nous le rencontrons ?

— Je dirai, reprit vivement Bénédict, que, prenant part à sa peine, je suis monté à cheval pour l’aider à vous retrouver, et que la fortune m’a mieux servi que lui.

Valentine était bien un peu tourmentée de toutes les conséquences de cette aventure ; mais, après tout, il n’était guère en son pouvoir de s’en occuper. Louise avait jeté une pelisse sur ses épaules, et elle était descendue avec elle dans la salle. Là, saisissant le flambeau que Bénédict avait à la main, elle l’approcha du visage de sa sœur pour la bien voir, et l’ayant contemplée avec ravissement :

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle avec enthousiasme en s’adressant à Bénédict, voyez donc comme est belle, ma Valentine !

Valentine rougit, et Bénédict plus qu’elle encore. Louise était trop livrée à sa joie pour deviner leur embarras. Elle la couvrit de caresses ; et quand Bénédict voulut l’arracher de ses bras, elle accabla ce dernier de reproches. Mais, passant subitement à un sentiment plus juste, elle se jeta avec effusion au cou de son jeune ami, en lui disant que tout son sang ne paierait pas le bonheur qu’il venait de lui donner.

— Pour votre récompense, ajouta-t-elle, je vais la prier de faire comme moi ; veux-tu, Valentine, donner aussi un baiser de sœur à ce pauvre Bénédict, qui, se trouvant seul avec toi, s’est souvenu de Louise ?

— Mais, dit Valentine en rougissant, ce sera donc pour la seconde fois aujourd’hui ?

— Et pour la dernière de ma vie, dit Bénédict en ployant un genou devant la jeune comtesse. Que celui-ci efface toute la souffrance que j’ai partagée en obtenant le premier malgré vous.

La belle Valentine reprit sa sérénité ; mais, avec une noble pudeur sur le front, elle leva les yeux au ciel.

— Dieu m’est témoin, dit-elle, que du fond de mon âme je vous donne cette marque de la plus pure estime ; et, se penchant vers le jeune homme, elle déposa légèrement sur son front un baiser qu’il n’osa pas même lui rendre sur la main. Il se releva pénétré d’un indicible sentiment de respect et d’orgueil. Il n’avait pas connu de recueillement si suave, d’émotion si douce, depuis le jour où, jeune villageois crédule et pieux, il avait fait sa première communion, dans un beau jour de printemps, au parfum de l’encens et des fleurs effeuillées.

Ils retournèrent par le chemin d’où ils étaient venus, et cette fois Bénédict se sentit entièrement calme auprès de Valentine. Ce baiser avait formé entre eux un lien sacré de fraternité. Ils s’établirent dans une confiance réciproque, et, lorsqu’ils se quittèrent à l’entrée du parc, Bénédict promit d’aller bientôt porter à Raimbault des nouvelles de Louise.

— J’ose à peine vous en prier, répondit Valentine, et pourtant je le désire bien vivement. Mais ma mère est si sévère dans ses préjugés !

— Je saurai braver toutes les humiliations pour vous servir, répondit Bénédict, et je me flatte de savoir m’exposer sans compromettre personne.

Il la salua profondément et disparut.

Valentine rentra par l’allée la plus sombre du parc ; mais elle aperçut bientôt à travers le feuillage, sous ces longues galeries de verdure, la lueur et le mouvement des flambeaux. Elle trouva toute la maison en émoi, et sa mère, qui pressait les mains du cocher, brutalisait le valet de chambre, se faisait humble avec les uns, se laissait aller à la fureur avec les autres, pleurait comme une mère, puis commandait en reine, et, pour la première fois de sa vie peut-être, semblait par intervalles appeler la pitié d’autrui à son secours. Mais dès qu’elle reconnut le pas du cheval qui lui ramenait Valentine, au lieu de se livrer à la joie, elle céda à sa colère longtemps comprimée par l’inquiétude. Sa fille ne trouva dans ses yeux que le ressentiment d’avoir souffert.

— D’où venez-vous ? lui cria-t-elle d’une voix forte, en la tirant de sa selle avec une violence qui faillit la faire tomber. Vous jouez-vous de mes tourments ? Pensez-vous que le moment soit bien choisi pour rêver à la lune et vous oublier dans les chemins ? À l’heure qu’il est, et lorsque, pour me prêter à vos caprices, je suis brisée de fatigue, croyez-vous qu’il soit convenable de vous faire attendre ? Est-ce ainsi que vous respectez votre mère, si vous ne la chérissez pas ?

Elle la conduisit ainsi jusqu’au salon en l’accablant des reproches les plus aigres et des accusations les plus dures. Valentine bégaya quelques mots pour sa défense, et fut dispensée de la présence d’esprit qu’elle aurait été forcée d’apporter à des explications qu’heureusement on ne lui demanda pas. Elle trouva au salon sa grand’mère, qui prenait du thé, et qui, lui tendant les bras, s’écria :

— Ah ! te voilà, ma petite ! Mais sais-tu que tu as donné bien de l’inquiétude à ta mère ? Pour moi, je savais bien qu’il ne pouvait t’être rien arrivé de fâcheux dans ce pays-ci, où tout le monde révère le nom que tu portes. Allons, embrasse-moi, et que tout soit oublié. Puisque te voilà retrouvée, je vais manger de meilleur appétit. Cette course en calèche m’a donné une faim d’enfer.

En parlant ainsi, la vieille marquise, qui avait encore de fort bonnes dents, mordit dans un tost à l’anglaise que sa demoiselle de compagnie lui préparait. Le soin minutieux qu’elle y apportait prouvait l’importance que sa maîtresse attachait à l’assaisonnement de ce mets. Quant à la comtesse, chez qui l’orgueil et la violence étaient au moins les vices d’une âme impressionnable, cédant à la force de ses sensations, elle se laissa tomber à demi évanouie sur un fauteuil.

Valentine se jeta à ses genoux, aida à la délacer, couvrit ses mains de larmes et de baisers, et regretta sincèrement le bonheur qu’elle avait goûté en voyant combien il avait fait souffrir sa mère. La marquise quitta son souper, dissimulant mal la contrariété qu’elle éprouvait, et vint, alerte et vive qu’elle était, tourner autour de sa belle-fille en assurant que ce ne serait rien.

Lorsque la comtesse ouvrit les yeux, elle repoussa rudement Valentine, lui dit qu’elle avait trop à se plaindre d’elle pour agréer ses soins ; et comme la pauvre enfant exprimait sa douleur et demandait son pardon à mains jointes, il lui fut impérieusement ordonné d’aller se coucher sans avoir obtenu le baiser maternel.

La marquise, qui se piquait d’être l’ange consolateur de la famille, s’appuya sur le bras de sa petite-fille pour remonter à sa chambre, et lui dit en la quittant, après l’avoir embrassée au front :

— Allons, ma chère petite, console-toi. Ta mère a un peu d’humeur ce soir, mais ce n’est rien. Ne va pas t’amuser à prendre du chagrin ; tu serais couperosée demain, et cela ne ferait pas les affaires de notre bon Lansac.

Valentine s’efforça de sourire, et quand elle se trouva seule, elle se jeta sur son lit, accablée de chagrin, de bonheur, de lassitude, de crainte, d’espoir, de mille sentiments divers qui se pressaient dans son cœur.

Au bout d’une heure, elle entendit retentir dans le corridor le bruit des bottes éperonnées de M. de Lansac. La marquise, qui ne se couchait jamais avant minuit, l’appela dans sa chambre entr’ouverte, et Valentine, entendant leurs voix mêlées, alla sur-le-champ les rejoindre.

— Ah ! dit la marquise avec cette joie maligne de la vieillesse qui ne respecte aucune des délicatesses de la pudeur parce qu’elle n’en a plus le sentiment, j’étais bien sûre que la friponne, au lieu de dormir, attendait le retour de son fiancé, le cœur agité, l’oreille au guet ! Allons, allons, mes enfants, je crois qu’il est temps de vous marier.

Rien n’allait si mal que cette idée à l’attachement calme et digne que Valentine éprouvait pour M. de Lansac. Elle rougit de mécontentement ; mais la physionomie respectueuse et douce de son fiancé la rassura.

— Je n’ai pas pu dormir en effet, lui dit-elle, avant de vous avoir demandé pardon de toute l’inquiétude que je vous ai causée.

— On aime, des personnes qui nous sont chères, répondit M. de Lansac avec une grâce parfaite, jusqu’aux tourments qu’elles nous causent.

Valentine se retira confuse et agitée. Elle sentit qu’elle avait de grands torts involontaires envers M. de Lansac, et sa conscience s’impatientait d’avoir encore quelques heures à attendre pour lui en faire l’aveu. Si elle avait eu moins de délicatesse et plus de connaissance du monde, elle se fût bien gardée de faire cette confession.

M. de Lansac avait, dans l’aventure de la soirée, joué le rôle le plus déplaisant, et, quelle que fût la candeur de Valentine, il eût peut-être semblé difficile à cet homme du monde de pardonner bien sincèrement à sa fiancée l’espèce de pacte fait avec un autre pour le tromper. Mais Valentine rougissait de rester complice d’un mensonge envers celui qui allait être son époux.

Le lendemain, dès le matin, elle courut le rejoindre au salon.

— Évariste, lui dit-elle en allant droit au but, j’ai sur le cœur un secret qui me pèse ; il faut que je vous le dise. Si je suis coupable, vous me blâmerez, mais au moins vous ne me reprocherez pas d’avoir manqué de loyauté.

— Eh ! mon Dieu ! ma chère Valentine, vous me faites frémir ! Où voulez-vous arriver avec ce préambule solennel ? Songez dans quelle position nous nous trouvons !… Non, non, je ne veux rien entendre. C’est aujourd’hui que je vous quitte pour aller à mon poste attendre tristement la fin de l’éternel mois qui s’oppose à mon bonheur, et je ne veux pas attrister ce jour déjà si triste par une confidence qui semble vous être pénible. Quoi que vous ayez à me dire, quoi que vous ayez fait de criminel, je vous absous. Allez, Valentine, vôtre âme est trop belle, votre vie est trop pure pour que j’aie l’insolence de vouloir vous confesser.

— Cette confidence ne vous attristera pas, répondit Valentine en retrouvant toute sa confiance dans la raison de M. de Lansac. Au contraire, lorsque même vous m’accuseriez d’avoir agi avec précipitation, vous vous réjouiriez encore avec moi, j’en suis sûre, d’un événement qui me comble de joie. J’ai retrouvé ma sœur…

— Taisez-vous ! dit vivement M. de Lansac en affectant une terreur comique. Ne prononcez pas ce nom ici ! Votre mère a des doutes qui déjà la mettent au désespoir. Que serait-ce, grand Dieu ! si elle savait où vous en êtes ? Croyez-moi, ma chère Valentine, gardez ce secret bien avant dans votre cœur, et n’en parlez pas même à moi. Vous m’ôteriez par là tous les moyens de conviction que mon air d’innocence doit me donner auprès de votre mère. Et puis, ajouta-t-il en souriant d’un air qui ôtait à ses paroles toute la rigidité de leur sens, je ne suis pas encore assez votre maître, c’est-à-dire votre protecteur, pour me croire bien fondé à autoriser un acte de rébellion ouverte contre la volonté maternelle. Attendez un mois. Cela vous semblera bien moins long qu’à moi.

Valentine, qui tenait à dégager sa conscience de la circonstance la plus délicate de son secret, voulut en vain insister. M. de Lansac ne voulut rien entendre, et finit par lui persuader qu’elle ne devait rien lui dire.

Le fait est que M. de Lansac était bien né, qu’il occupait de belles fonctions diplomatiques, qu’il était plein d’esprit, de séduction et de ruse ; mais qu’il avait des dettes à payer, et que pour rien au monde il n’eut voulu perdre la main et la fortune de mademoiselle de Raimbault. Dans la crainte continuelle de s’aliéner la mère ou la fille, il transigeait secrètement avec l’une et avec l’autre, il flattait leurs sentiments, leurs opinions, et, peu intéressé dans l’affaire de Louise, il était décidé à n’y intervenir que lorsqu’il deviendrait maître de la terminer à son gré.

Valentine prit sa prudence pour une autorisation tacite, et, se rassurant de ce côté, elle dirigea toutes ses pensées vers l’orage qui allait éclater du côté de sa mère.

La veille au soir, le laquais adroit et bas qui avait déjà insinué quelques soupçons sur l’apparition de Louise dans le pays était entré chez la comtesse, sous le prétexte d’apporter une limonade, et il avait eu avec elle l’entretien suivant.