Valerie/Lettre 14

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Valérie (1803)
Librairie des bibliophiles (p. 43-48).

LETTRE XIV

R…, le …

Nous avons quitté le Tyrol, nous sommes entrés en Italie ; nous nous sommes mis en route ce matin avant le lever du soleil. Pendant qu’on faisoit rafraîchir les chevaux fatigués d’une marche de trois heures, le comte a proposé à sa femme de prendre les devans, et nous avons fait une des promenades les plus agréables : nous étions ravis de fouler aux pieds le sol de l’Italie ; nous attachions nos regards sur ce ciel poétique, sur cette terre d’antiques merveilles, que le printemps venoit saluer avec toutes ses couleurs et tous ses parfums. Quand nous eûmes marché quelque temps, nous aperçûmes des maisons groupées çà et là sur un coteau, et l’impétueux Adige se lançant avec fureur au milieu de ces tranquilles campagnes. Un groupe de cyprès et des colonnes à moitié ruinées fixèrent notre attention. Le comte nous dit que c’étoit sûrement quelque temple ancien. Cette terre couverte de grands débris s’embellit de ses ruines, et les siècles viennent expirer tour à tour dans ces monumens, au milieu de la nature toujours vivante. Nous nous écartâmes du grand chemin pour aller visiter ce temple dont l’architecture corinthienne nous parut encore belle. Apparemment que les habitans du village aimoient ce lieu solitaire, que les cyprès et le silence sembloient vouer à la mort. Nous vîmes son enceinte remplie de croix qui indiquoient un cimetière ; quelques arbres fruitiers et des figuiers sauvages se mêloient au vert noirâtre des cyprès. Une antique cigogne paroissoit au sommet d’une des plus hautes colonnes, et le cri solitaire et aigu de cet oiseau se confondoit avec la bruyante voix de l’Adige. Ce tableau à la fois religieux et sauvage nous frappa singulièrement. Valérie, fatiguée ou entraînée par son imagination, nous proposa de nous reposer. Jamais je ne la vis si charmante : l’air du matin avoit animé son teint ; son vêtement pur et léger lui donnoit quelque chose d’aérien, et l’on eût dit voir un second printemps, plus beau, plus jeune encore que le premier, descendu du ciel sur cet asile du trépas : elle s’étoit assise sur un des tombeaux ; il souffloit un vent assez frais, et, dans un instant, elle fut couverte d’une pluie de fleurs des pruniers voisins, qui, de leur duvet et de leurs douces couleurs, sembloient la caresser. Elle sourioit en les assemblant autour d’elle ; et moi, la voyant si belle, si pure, je sentis que j’eusse voulu mourir comme ces fleurs, pourvu qu’un instant son souffle me touchât. Mais, au milieu du trouble délicieux d’un premier amour, au milieu de cette volupté d’un matin et d’un printemps d’Italie, un pressentiment funeste vint me saisir ; Valérie s’en aperçut, et me dit que j’avois l’air préoccupé. « Je pense aux feuilles de l’automne qui, flétries et desséchées, tomberont et couvriront ces fleurs. — Et nous aussi », dit-elle. Le comte nous appela alors pour nous montrer une inscription ; mais Valérie vint bientôt reprendre sa place. Un grand et beau papillon, qu’on nomme, je crois, le sphinx, enchanta Valérie par ses couleurs : il étoit sur un des figuiers, le comte voulut le prendre pour l’apporter à sa femme ; mais, comme le Sphinx de la Fable, il alla s’asseoir sur le seuil du temple ; je courus pour m’en saisir, mon pied glissa, et je tombai ; bientôt relevé, j’eus le temps de saisir encore le papillon, que j’apportai à la comtesse. Tout effrayée de ma chute, elle étoit pâle, et le comte s’en aperçut. « Je parie, dit-il, que Valérie a la superstition de sa mère et de beaucoup de personnes de sa patrie. — Oui, dit-elle, je suis honteuse de l’avouer. — Et quelle est cette superstition ? » demandai-je d’une voix émue. Le comte me répondit en riant : « C’est quelque grand malheur qui vous arrivera ; vous êtes tombé dans un cimetière, et vous verrez que Valérie s’attribuera vos désastres. » Je ne puis te dire, Ernest, ce que j’éprouvai ; je tressaillis. « Peut-être, pensai-je, vient-il m’avertir de mon destin, et d’une main amie m’empêcher de tomber dans le précipice que me creuse une passion insensée. — Asseyez-vous tous deux ici, nous dit Valérie, et ne vous moquez plus de moi. Vous rappelez-vous, mon ami, dit-elle au comte, la belle collection de papillons que possédoit mon père ? Oh ! comme on aime ces souvenirs de l’enfance ! comme elle étoit jolie, cette maison de campagne ! — Ne me parlez pas, répondit le comte, de ces tristes sapins ; j’ai la passion des beaux pays. — Et moi, dit Valérie, je voudrois avoir écrit tant de choses, si simples qu’elles ne sont rien par elles-mêmes, et qui me lient pourtant si fortement à ces sapins, à ces lacs, à ces mœurs, au milieu desquels j’ai appris à sentir et à aimer. Je voudrois qu’on pût se communiquer tout ce qu’on a éprouvé ; qu’on n’oubliât rien de ce bonheur de l’enfance, et qu’on pût ramener ses amis, comme par la main, dans les scènes naïves de cet âge. Il y avoit une grange auprès de la maison, où revenoit toujours une hirondelle avec laquelle je m’étois liée d’amitié ; il me sembloit qu’elle me connoissoit ; quand le départ pour la campagne étoit retardé, je tremblois de ne plus retrouver mon hirondelle ; je défendois son nid, quand mes jeunes compagnes vouloient s’en saisir. — Voilà comment, dit le comte, Valérie promettoit déjà de devenir une bonne petite maman. — Je n’étois pas toujours si raisonnable, poursuivit Valérie ; quelquefois je me plaisois à tourmenter mes sœurs : j’étois la seule qui sût bien conduire une petite barque que nous avions, et qui étoit très légère ; je l’éloignois du rivage, fière de ma hardiesse et n’écoutant pas leurs menaces ; seulement, quand elles me prioient et m’appeloient leur chère Valérie, je savois bien vite revenir adroitement au port. Qu’il étoit charmant, ce petit lac, où le vent jetoit quelquefois les pommes de pin de la forêt, ce lac au bord duquel croissoient des sorbiers avec leurs grappes rouges, que je venois cueillir pour mes oiseaux, tandis que sur les branches des sapins se balançoient de jeunes écureuils en se mirant dans les ondes ! »

Nous fûmes interrompus par le bruit des voitures qui vinrent nous enlever à ces doux souvenirs de l’enfance de Valérie, où je la voyois, plus jeune, plus délicate encore, courir sous les sapins, attacher ses yeux d’un bleu sombre, avec leurs regards si tendres, sur la petite famille qu’elle protégeoit : il me sembloit que je ne l’aimois plus que comme une sœur. Ainsi les scènes de l’innocence ramenèrent un moment dans mon cœur le sentiment qu’il m’est permis d’avoir pour elle. Nous remontâmes dans la berline, qui s’avançoit lentement le long de l’Adige ; les femmes de la comtesse nous suivoient dans l’autre voiture. C’est ainsi que j’ai fait ce voyage, m’habituant peu à peu à la douce présence de Valérie et vivant toujours sous son regard. Il est bien tard ; je reprendrai ma lettre au premier endroit où nous nous arrêterons.