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Valerie/Lettre 18

La bibliothèque libre.
Valérie (1803)
Librairie des bibliophiles (p. 56-63).


LETTRE XVIII

Venise, le…

T’écrire, te dire tout, c’est revivre dans chaque instant de la nouvelle existence qu’elle m’a créée. Garde bien mes lettres, Ernest, je t’en conjure ; un jour peut-être, au bord de nos solitaires étangs, ou sur nos froids rochers, nous les relirons, si toutefois ton ami se sauve du naufrage qui le menace, si l’amour ne le consume, comme le soleil dévore ici la plante qui brilla un matin. Hier encore, une chose assez simple en elle-même me montra sa confiance. Tout fortifie sa naissante amitié, tout alimente ma dévorante passion : elle met entre nous deux son innocence, et l’univers reste pour elle comme il est, tandis que tout est changé pour moi.

Depuis longtemps l’ambassadeur d’Espagne lui avoit promis un bal ; cette réunion devoit être des plus brillantes par la quantité d’étrangers qui sont à Venise, car les nobles vénitiens ne peuvent fréquenter les maisons des ambassadeurs. Valérie s’en faisoit une fête. À huit heures du soir j’entrai chez elle pour lui remettre une lettre ; je la trouvai occupée de sa toilette. Sa coiffure étoit charmante ; sa robe, simple, élégante, lui alloit à ravir. « Dites-moi sans compliment comment vous me trouvez, me demanda Valérie : je sais que je ne suis pas jolie, je voudrois seulement ne pas être trop mal, il y aura tant de femmes agréables ! — Ah ! ne craignez rien, lui dis-je, vous serez toujours la seule dont on n’osera compter les charmes, et qui ferez toujours sentir en vous une puissance supérieure au charme même. — Je ne sais pas, dit-elle en riant, pourquoi vous voulez faire de moi une personne redoutable, tandis que je me borne à ne pas vouloir faire peur. Oui, continua-t-elle, je suis d’une pâleur qui m’effraye moi-même, moi qui me vois tous les jours, et je veux absolument mettre du rouge. Il faut que vous me rendiez un service, Linar. Mon mari, par une idée singulière, ne veut pas que je mette du rouge ; je n’en ai point. Mais, ce soir au bal, paroître avec un air de souffrance au milieu d’une fête, je ne le puis pas ; je suis décidée à en mettre une teinte légère. Je partirai la première, je danserai, il ne verra rien. Faites-moi le plaisir d’aller chez la marquise de Rici ! sa campagne est à deux pas d’ici, vous lui demanderez du rouge ; mon cher Linar, dépêchez-vous, vous me ferez un grand plaisir. Passez par le jardin afin qu’on ne vous voie pas sortir. » En disant ces mots, elle me poussa légèrement par la porte. Je courus chez la marquise ; je revins au bout de quelques minutes : Valérie m’attendoit avec l’impatience d’un enfant, une légère émotion coloroit son teint ; elle s’approcha du miroir, mit un peu de rouge, puis elle s’arrêta pour réfléchir : il me sembloit que j’entendois ce qu’elle se disoit. Ensuite elle me regarda. « C’est ridicule, dit-elle, je tremble comme si je faisois une mauvaise action… C’est que j’ai promis… Cependant le mal n’est pas bien grand. Oh ! combien il doit être affreux de faire quelque chose de vraiment répréhensible ! » En disant cela, elle s’approcha de moi. « Vous pâlissez », me dit-elle ; elle prit ma main : « Qu’avez-vous, Linar ? vous êtes très pâle. « Effectivement, je me sentois défaillir ; ces mots : « Combien il est affreux de faire quelque chose de vraiment répréhensible ! » étoient entrés dans ma conscience comme un coup de poignard. Cette crainte de Valérie pour une faute aussi légère me fit faire un retour affreux sur ma passion criminelle et mon ingratitude envers le comte. Valérie avoit pris de l’eau de Cologne, elle vouloit m’en faire respirer. Je remarquai que d’une main elle tenoit le flacon, tandis que de l’autre elle ôtoit son rouge en passant ses jolis doigts sur ses joues. Nous sortîmes un instant après, et elle monta en voiture. J’allai rêver au bord de la Brenta ; la nuit me surprit, elle étoit calme et sombre ; je suivois le rivage, désert à cette heure-là, et je n’entendois que dans l’éloignement le chant de quelques mariniers qui s’en alloient vers Fusine pour regagner les lagunes. Quelques vers luisans étinceloient sur les haies de buis comme des diamans. Je me trouvai insensiblement auprès de la superbe villa Pisani, louée par l’ambassadeur d’Espagne, et j’entendis la musique du bal. Je m’approchai ; on dansoit dans un pavillon dont les grandes portes vitrées donnoient sur le jardin. Plusieurs personnes regardoient, placées en dehors près de ces portes. Je gagnai une fenêtre, et je montai sur un grand vase de fleurs. Je me trouvai au niveau de la salle. L’obscurité de la nuit et l’éclat des bougies me permettoient de chercher Valérie sans être remarqué. Je la reconnus bientôt ; elle parloit à un Anglois qui venoit souvent chez le comte. Elle avoit l’air abattu, elle tourna ses yeux du côté de la fenêtre, et mon cœur battit : je me retirai, comme si elle avoit pu me voir. Un instant après, je la vis environnée de plusieurs personnes qui lui demandoient quelque chose ; elle paroissoit refuser, et mêloit à son refus son charmant sourire, comme pour se le faire pardonner. Elle montroit avec la main autour d’elle, et je me disois : « Elle se défend de danser la danse du châle ; elle dit qu’il y a trop de monde. Bien, Valérie, bien ! Ah ! ne leur montrez pas cette charmante danse ; qu’elle ne soit que pour ceux qui n’y verront que votre âme, ou plutôt qu’elle ne soit jamais vue que par moi, qu’elle entraîne à vos pieds avec cette volupté qui exalte l’amour et intimide les sens.

On continuoit à presser Valérie, qui se défendoit toujours et montroit sa tête, apparemment pour dire qu’elle y avoit mal. Enfin, la foule s’écoula ; on alla souper : Valérie resta ; il n’y eut plus qu’une vingtaine de personnes dans la salle. Alors je vis le comte, avec une femme couverte de diamans et de rouge, s’avancer vers Valérie ; je le vis la presser, la supplier de danser ; les hommes se mirent à ses genoux, les femmes l’entouroient ; je la vis céder ; moi-même, enfin, entraîné par le mouvement général, je m’étois mêlé aux autres pour la prier, comme si elle avoit pu m’entendre ; et, quand elle céda aux instances, je sentis un mouvement de colère. On ferma les portes pour que personne n’entrât plus dans la salle : lord Méry prit un violon ; Valérie demanda son châle d’une mousseline bleu foncé ; elle écarta ses cheveux de dessus son front ; elle mit son châle sur sa tête ; il descendit le long de ses tempes, de ses épaules ; son front se dessina à la manière antique, ses cheveux disparurent, ses paupières se baissèrent, son sourire habituel s’effaça peu à peu, sa tête s’inclina, son châle tomba mollement sur ses bras croisés sur sa poitrine ; et ce vêtement bleu, cette figure douce et pure, sembloient avoir été dessinés par le Corrège pour exprimer la tranquille résignation ; et, quand ses yeux se relevèrent, que ses lèvres essayèrent un sourire, on eût dit voir, comme Shakespeare la peignit, la Patience souriant à la Douleur auprès d’un monument.

Ces attitudes différentes, qui peignent tantôt des situations terribles, et tantôt des situations attendrissantes, sont un langage éloquent puisé dans les mouvemens de l’âme et des passions. Quand elles sont représentées par des formes pures et antiques, que des physionomies expressives en relèvent le pouvoir, leur effet est inexprimable. Milady Hamilton, douée de ces avantages précieux, donna la première une idée de ce genre de danse vraiment dramatique, si l’on peut dire ainsi. Le châle, qui est en même temps si antique, si propre à être dessiné de tant de manières différentes, drape, voile, cache tour à tour la figure, et se prête aux plus séduisantes expressions. Mais c’est Valérie qu’il faut voir : c’est elle qui, à la fois décente, timide, noble, profondément sensible, trouble, entraîne, émeut, arrache des larmes, et fait palpiter le cœur comme il palpite quand il est dominé par un grand ascendant ; c’est elle qui possède cette grâce charmante qui ne peut s’apprendre, mais que la nature a révélée en secret à quelques êtres supérieurs. Elle n’est pas le résultat des leçons de l’art ; elle a été apportée du ciel avec les vertus : c’est elle qui étoit dans la pensée de l’artiste qui nous donna la Vénus pudique et dans le pinceau de Raphaël… Elle vit surtout avec Valérie ; la décence et la pudeur sont ses compagnes ; elle trahit l’âme en cherchant à voiler les beautés du corps.

Ceux qui n’ont vu que ce mécanisme difficile et étonnant à la vérité, cette grâce de convenance, qui appartient plus ou moins à un peuple ou à une nation, ceux-là, dis-je, n’ont pas l’idée de la danse de Valérie.

Tantôt, comme Niobé, elle arrachoit un cri étouffé à mon âme déchirée par sa douleur ; tantôt elle fuyoit comme Galatée, et tout mon être sembloit entraîné sur ses pas légers. Non, je ne puis te rendre tout mon égarement, lorsque, dans cette magique danse, un moment avant qu’elle finît, elle fit le tour de la salle en fuyant, ou en volant plutôt sur le parquet, regardant en arrière, moitié effrayée, moitié timide, comme si elle étoit poursuivie par l’Amour. J’ouvris les bras, je l’appelai ; je criois d’une voix étouffée : « Valérie ! ah ! viens, viens, par pitié ! C’est ici que tu dois te réfugier ; c’est sur le sein de celui qui meurt pour toi que tu dois te reposer. » Et je fermois les bras avec un mouvement passionné, et la douleur que je me faisois à moi-même m’éveilla, et pourtant je n’avois embrassé que le vide ! Que dis-je ? le vide ! non, non : tandis que mes yeux dévoroient l’image de Valérie, il y avoit dans cette illusion, il y avoit de la félicité.

La danse finit : Valérie, épuisée de fatigue, poursuivie d’acclamations, vint se jeter sur la croisée où j’étois. Elle voulut l’ouvrir en la poussant en dehors ; je l’arrêtai de toutes mes forces, tremblant qu’elle ne prît l’air. Elle s’assit, appuya sa tête contre les carreaux : jamais je n’avois été si près d’elle ; une simple glace nous séparoit. J’appuyois mes lèvres sur son bras ; il me sembloit que je respirois des torrens de feu : et toi, Valérie, tu ne sentois rien, rien ! tu ne sentiras jamais rien pour moi !