Valerie/Lettre 8

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Valérie (1803)
Librairie des bibliophiles (p. 29-31).

LETTRE VIII

Bade, le Ier mai.

J’ai voulu renoncer à une partie de ces douces habitudes qui étoient devenues un besoin pour moi, et qui pouvoient devenir dangereuses. J’ai demandé au comte la permission d’aller dans une autre voiture, au moins quelquefois, et j’ai prétexté l’envie que j’avois d’apprendre l’italien, afin de savoir quelque chose de cette langue quand nous arriverions à Venise. J’ai bien vu que Valérie ainsi que son mari me trouvoient bizarre ; mais enfin ils ne m’ont point empêché de suivre mon nouveau plan. J’évite aussi de me promener seul avec elle. Il y a un charme si ravissant dans cette belle saison auprès d’un objet aussi aimable ! respirer cet air, marcher sur ces gazons, s’y asseoir, s’environner du silence des forêts, voir Valérie, sentir aussi vivement ce qui me donneroit déjà sans elle tant de bonheur ; dis, mon ami, ne seroit-ce pas défier l’amour ?

Le soir, quand nous arrivions, et que, fatiguée de la route, elle se couchoit sur un lit de repos, je venois toujours m’établir avec le comte auprès d’elle ; mais il se mettoit dans un coin à écrire, et moi, j’aidois Marie à faire le thé : c’étoit moi qui en apportois à Valérie, et qu’elle grondoit quand il n’étoit pas bon. Ensuite c’étoit sa guitare que je lui accordois. J’en joue mieux qu’elle ; il m’est arrivé de placer ses doigts sur les cordes dans un passage difficile ; ou bien je dessinois avec elle ; je l’amusois en lui faisant toutes sortes de ressemblances. Ne m’est-il pas arrivé de la dessiner elle-même ! Conçois-tu une pareille imprudence ? Oui, j’ai esquissé ses formes charmantes, elle portoit sur moi ses yeux pleins de douceur, et j’avois la démence de les fixer, de me livrer, comme un insensé, à leur dangereux pouvoir. Eh bien ! Ernest, je suis devenu plus sage ; il est vrai que cela me coûte bien cher : je perds non seulement tout le bonheur que j’éprouvois dans cette douce familiarité (je ne devrois pas le regretter, puisqu’il pouvoit me conduire à des remords), mais je perdrai peut-être la confiance de Valérie, elle commençoit à me témoigner de l’amitié. Hier, en arrivant dans la ville où nous devions coucher, j’ai vite demandé ma chambre. « Allez-vous donc encore vous enfermer ? m’a-t-elle dit ; vous devenez bien sauvage. » Elle avoit l’air mécontent en disant cela ; je l’ai suivie, j’ai arrangé le feu, porté des paquets, taillé des plumes pour le comte, afin de cacher l’embarras que me donne une situation toute nouvelle. Je croyois, à force d’attentions qui rappeloient la politesse, suppléer à toutes ces inspirations du cœur qui ne sont nullement calculées. Aussi Valérie s’en est-elle aperçue. « On croiroit, dit-elle, que nous vous avons reproché de ne pas assez vous occuper de nous, et que vous voulez nous cacher que vous vous ennuyez. » Je me suis tu ; il m’étoit également impossible et de la tirer de son erreur, et de ne lui dire que quelques phrases qui n’eussent été qu’agréables. J’avois l’air sûrement bien triste, car elle m’a tendu la main avec bonté, et m’a demandé si j’avois du chagrin. J’ai fait un signe de tête comme pour dire oui, et les larmes me sont venues aux yeux.

Ernest, je suis triste, et ne veux pas m’occuper de ma tristesse. Je te quitte, pardonne-moi ces éternelles répétitions.