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Vallona - Notes de voyage

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Vallona - Notes de voyage
Revue des Deux Mondes6e période, tome 17 (p. 904-915).
VALLONA

NOTES DE VOYAGE

De même que le Maroc traditionnel se divisait en pays maghzen et en pays siba, en pays soumis au Sultan et pays insoumis, de même en était-il des régions que nos cartes dénomment habituellement Albanie ; et c’est au même signe distinctif qu’on pouvait ranger une ville ou un village dans l’une ou l’autre des deux catégories, je veux dire au paiement de l’impôt. Dans l’Albanie inconnue, j’ai raconté mon voyage en « pays siba. » Des montagnes du Nord, me voici descendu près du canal d’Otrante, suivant « les échelles » d’Albanie et avant de traverser d’Adriatique en Macédoine vers Monastir et Uskub. Partout l’administration turque y était établie et relativement obéie, sinon respectée. Partout Italiens, Autrichiens ou Grecs y entretiennent des comptoirs et des intérêts, et les bateaux de la Puglia ou du Llyod ou les navires grecs y portent journellement, en même temps que leurs couleurs, leurs produits et leurs agens.

Prevesa et Santi-Quaranta sont les premières escales des paquebots qui font le cabotage et le service postal de l’ancienne frontière grecque à la frontière monténégrine ou autrichienne, escales sans grand intérêt et servant surtout de ports à Janina et à sa région, dont ils sont éloignés d’une douzaine d’heures en voiture par Prevesa ou à cheval par Santi-Quaranta.

Mais le navire, qui court le long d’une côte sauvage dont la bordure rocheuse tombe abrupte dans la mer, arrive tout à coup devant une échancrure du rivage. Au Nord, le terrain plat et marécageux fait un remarquable contraste avec les montagnes du Sud qui enserrent presque complètement une baie, que ferme et protège une île. C’est la baie de Vallona. Le navire s’engage dans la passe entre l’ile de Saseno et le cap Glossa, pointe Sud et montagneuse du golfe où le navire jette l’ancre.

La rade est merveilleuse ; la vaste baie, d’un bleu profond, s’ouvre sur un fond de montagnes vertes, tachées du gris cendré des oliviers. Là-bas, sur la droite, à mi-coteau, le village de Kanizia dresse ses maisons antiques, qui semblent des ruines romaines au milieu d’arbres plantés par les Vénitiens. A gauche, la terre plate émerge à peine des flots et l’on distingue mal où finissent les roseaux de la côte et où commencent les oliviers et les ormes où Vallona est enfoui. On aperçoit à peine la ville. Seule, au loin, la pointe blanche des minarets se détache au milieu des bosquets d’arbres et, sur le port, les bâtimens de la douane attendent le voyageur. Ce cirque de verdure enserre une baie apaisée ; l’île qui ferme la rade arrête la violence des flots, les collines les vents du Sud et la brise de l’Est ; l’eau calmée reflète au profond de la baie la silhouette des sommets qui la protègent.

Le navire se balance sur ses ancres à 500 mètres du rivage marécageux. Les barques arrivent du débarcadère et se pressent sur ses flancs. Celle-ci amène le vice-consul d’Italie, qui vient aux nouvelles, et la voisine un agent du consulat autrichien. A côté, des voiliers d’assez fort tonnage sont remplis de barriques et de peaux, sans doute de l’huile d’olives et des peaux de chèvres, les deux objets d’exportation du pays, et les bateliers assiègent de leur insistance les gens du bord. Voici enfin la barcasse où l’on me fait descendre ; le batelier de ses rames s’éloigne du navire, puis bientôt debout conduit en s’appuyant sur les hauts-fonds.


En maintes villes d’Orient, le ciel et la mer, la lumière dorée, l’éclat des taches blanches que les maisons forment en se détachant sur les verdures profondes, les couleurs intenses qui vibrent et l’air diaphane qui rapproche les premiers plans composent la beauté du site et jettent sur la ville l’illusion du rêve devant le voyageur qui aborde à la rive. Mais qu’il descende ; que, de spectateur lointain du paysage féerique, il devienne le promeneur familier anxieux de voir de près la beauté entrevue, souvent, hélas ! un désenchantement lui fait maudire le mirage que devant ses yeux a fait jouer la lumière. Vallona est de ces villes. On aborde à un port rudimentaire, ou plutôt à un débarcadère construit par une société exploitant l’asphalte ; quelques arbres masquent des ruines assez importantes d’une forteresse vénitienne, puis une route poussiéreuse conduit de la douane à une ville sans beauté et sans charme ; le bazar n’a point d’attrait, et les étalages y sont misérables ; la grande place est d’une banalité qu’égalent les mosquées voisines ; l’eau vive manque ; les costumes locaux ont disparu, et les maisons sont sans intérêt. Ce ne sont plus les « Koulé » de Diakovo et d’Ipek, forteresses féodales des beys albanais du Nord ; les jardins desséchés n’ont pas la vie que met l’eau courante des ruisselets à Tirana la verte ou dans la mystérieuse Ipek. Rien ne rappelle ici l’originalité des villes albanaises de l’intérieur. Je cherche le cimetière où, près de la maison, les pierres debout marquent seules les tombes et où, sous les arbres centenaires, gens et bêtes passent pour les besognes familières. Je ne trouve plus le jardin clos où c’est un fouillis de fleurs, d’arbres et de vignes aux lourds raisins, où l’on peut cueillir le fruit qui vient de mûrir et le rafraîchir dans l’eau glacée et pure qui circule à travers les herbes dans les sillons qu’on lui a creusés.

Non contente d’être sans grâce, Vallona est aussi sans salubrité ; elle est entourée de marécages, et la malaria sévit. L’Occidental qui y séjourne doit ne pas oublier la quinine et en faire usage. Le gouvernement turc, avec son habituelle insouciance, n’a rien fait pour protéger les habitans ; l’eucalyptus, qui aurait si facilement asséché les environs et chassé l’endémique malaria, n’a nulle part été planté. Souhaitons plus de prévoyance au jeune gouvernement albanais.


C’est à Vallona que celui-ci a établi sa première capitale ; la raison en est simple, c’est le fief du chef de ce gouvernement, Ismaïl Kemal. L’organisation féodale subsiste dans cette partie du pays comme au Nord ; à côté des villages libres, où chaque paysan est propriétaire de sa terre, des propriétés foncières considérables appartiennent aux beys, qui forment la classe dominante de la population. Sur ces domaines, des métayers demeurent leur vie durant et cultivent le sol. Ils reçoivent une moitié ou les deux tiers de la récolte, selon les régions. Parmi ces grands propriétaires, quelques familles, dans chaque partie de l’Albanie, se sont élevées avec le temps, et leur influence s’exerce sur les autres notables. A Vallona, la grande famille est celle des Vlora, ou Vlorha, déformation, dit-on, du nom de Vallona. Le chef de cette famille est l’ancien grand vizir Férid pacha. Ses terres se comptent par heures de marche ; son palais est en ville, mais fort délabré, car il séjourne peu volontiers ici où on l’accuse de mille exactions. Aussi est-ce son cousin pauvre qui a hérité de l’influence traditionnelle des Vlora, et Ismaïl Kemal s’est depuis longtemps posé en chef. Sous l’ancien régime, il avait comme programme l’indépendance de l’Albanie. Dès l’instauration du régime jeune-turc, il se proclama « osmanlis, » mais adversaire d’Ahmed Riza et de ses amis : il s’allia à l’Union libérale, puis en devint le président et, en face du système centralisateur d’Union et Progrès, réclama la décentralisation et l’autonomie. Tous les beys de la région, jusqu’à Berat et El-Bassam, sont ses amis et ses partisans, et l’on peut dire qu’il fit, dans cette partie de l’Albanie, l’union de la classe dirigeante contre la Jeune-Turquie. Celle-ci s’en vengea en 1909 : après le mouvement de réaction de Constantinople et la victoire des Jeunes-Turcs, ceux-ci impliquaient les beys de Vallona dans un complot et les inculpaient de trahison ou de réaction. La plupart durent fuir à l’étranger ou dans les montagnes. Aussi peut-on croire que c’est avec un plaisir sans mélange qu’ils mirent à leur tour à la porte les représentans de la Jeune-Turquie pour prendre le pouvoir, ou ce qui en a l’apparence.

Cette classe de la population est fort différente des beys des montagnes du Nord. Ces derniers n’ont eu aucun contact avec l’Occident, ils l’ignorent. Les beys de Vallona y sont allés et parlent parfois l’italien, l’allemand ou le français ; ils ont des lumières sur le monde extérieur à l’Albanie et possèdent un vernis de culture ; musulmans, ils ne sont pas fanatiques, et certains comme Ismaïl Kemal se disent amis des orthodoxes grecs. Très consciens de leur nationalité albanaise, ils ont l’ambition d’être maîtres chez eux et de parvenir à leurs desseins, en employant les moyens opportuns. La rudesse des mœurs du Nord s’est atténuée, et ils ont remplacé le coup de feu par l’intrigue ; ils ne portent pas le fusil, mais portent en eux une imagination qui leur montre tout possible. Toutefois, la douceur du climat, la facilité de la vie, qui contrastent si singulièrement avec les rudes saisons des massifs de l’Albanie du Nord et les pénibles luttes de l’existence du petit bey montagnard de Liouma ou de Malaisia, ont donné à ceux qui sont nés aux rives de la Vopussa et aux côtes de Vallona la paresse d’agir, commune aux peuples favorisés pendant trop de siècles par la chaleur du ciel méditerranéen et la tiédeur des flots qui chassent vers le Nord les hivers rigoureux. C’est ainsi que trop souvent l’ardeur des gens de Vallona est Imaginative et l’initiative renvoyée au lendemain.

Nul ne sait ce que durera le semblant de gouvernement établi par Ismaïl Kemal en décembre 1912 et combien de temps flottera sur la ville l’étendard de l’Albanie indépendante, l’aigle noire à deux têtes sur fond rouge. Sous le régime turc, Vallona n’était dotée que d’un simple kaïmakan. C’est tout un ministère qu’y établit Ismaïl et, trait caractéristique, un ministère de grands propriétaires. Zenel bey, nommé sans le savoir président du Sénat, est le chef de la grande famille des Mahmoud Begovic d’Ipek, dont j’ai conté l’entretien dans l’Albanie inconnue ; Riza bey, le chef de la plus vieille famille de Diakovo, est désigné comme commandant de la milice nationale, en compagnie d’Issa Bolétinatz, le célèbre bey agitateur. Abdi bey Toptan, nommé aux Finances, Mehmed pacha à la Guerre, Lef Nossis aux Postes, sont tous de grands propriétaires. C’est le ministère des beys, avec Luidgi Karakouki, ancien secrétaire d’Ismaïl Kemal, au Commerce, comme agent d’affaires pour les circonstances délicates, type de Levantin rusé et adroit, qui connaît italien et français et sert d’interprète entre l’Albanie et l’Europe.

Tel est le gouvernement, disons de Vallona, car il ne gouverne, au vrai sens du mot, guère au delà d’une zone d’une cinquantaine de kilomètres autour de la ville. Au Nord et à l’Est, c’est l’anarchie albanaise. Au Sud, c’est la population grecque orthodoxe d’Epire, qui réclame son rattachement à la Grèce, à l’exception de quelques groupes musulmans réfugiés dans les montagnes, comme les Lap près de Santi-Quaranta et, 8urtout plus au Sud, comme les Tcham, qui ont conservé leur fanatisme et leur isolement.

C’est donc, pour le moment, une vingtaine de mille habitans peut-être qui sentent l’action du gouvernement de Vallona, dont environ 8 000 en ville ; les Albanais musulmans en com- posent la grosse majorité ; des orthodoxes albanais ou grecs, et des Italiens catholiques d’origine albanaise y entretiennent l’usage constant de la langue grecque et de la langue italienne, à côté de l’albanais ; quant au turc, il a toujours été inconnu.


La présence de cette colonie italienne d’origine albanaise est un des traits les plus intéressans des relations entre l’Italie et l’Albanie et, dans le conflit d’intérêts italo-autrichien, dont Vallona est le centre, elle joue un rôle qui n’est pas négligeable.

Vallona est peut-être, de toutes les villes de l’Albanie, celle où l’Italie possède le plus d’influence ; elle le doit moins à sa proximité qu’à deux causes fondamentales : l’une est la présence en Italie d’une importante colonie albanaise italianisée, dont un certain nombre de représentans sont retournés en Albanie et ont été canalisés vers Vallona ; l’autre est l’intérêt de premier ordre que le royaume attache à ce point de la terre albanaise.

C’est, paraît-il, au XVe siècle que les premiers Albanais émigrèrent en Italie ; les historiens italiens racontent qu’en 1462, tandis que Ferrant d’Aragon faisait le siège de Barletta, une colonie d’Albanais se présenta à lui et se fixa dans le pays ; c’est en tout cas vers 1470 que cette émigration prit des proportions assez importantes. L’origine en était la conquête turque effectuée à cette époque après la défaite de Scanderbeg. Dispersés à travers les Abruzzes, la Calabre et la Sicile, ces émigrés ont adopté la langue, puis le costume, puis les coutumes du pays où ils se fixaient. Toutefois, ils n’ont pas perdu tout souvenir de leur ancienne patrie, ni tout contact avec elle. Pendant très longtemps, ces souvenirs sont restés latens et ces contacts intermittens ; mais depuis la création du royaume d’Italie, Rome comprit très vite le parti qu’elle pouvait tirer de cet élément, qu’on évalue à une cinquantaine de mille âmes ; elle s’appliqua à ranimer les souvenirs, à rétablir les contacts et à faire des Albanais d’Italie l’instrument d’action le plus efficace pour la propagande italienne en Albanie, en attendant d’en tirer parti pour invoquer ses intérêts spéciaux. M. Baldacci, professeur à l’Université de Bologne, a indiqué avec franchise ce plan concerté : « La politique italienne se sert des Italo-Albanais comme point d’appui pour exercer une influence sur les populations balkaniques, d’autant plus que le voisinage de cette colonie avec la côte d’Illyrie, la parenté avec certaines familles, l’analogie et la communauté d’histoire, de coutume et de commerce fournissent des droits et des raisons pour intervenir. » Les Italiens ont favorisé la renaissance nationale de l’idée albanaise et ont donné asile à une société nationale albanaise et à des journaux, écrits d’abord en italien, puis en albanais, qu’ils répandirent ensuite de l’autre côté de l’Adriatique. Par ces intermédiaires, les dons pouvaient facilement être distribués dans l’autre presqu’île. Par eux surtout, on chercha à exercer une influence sur les Albanais, et quels meilleurs agens à transplanter sur l’autre rive adriatique ! L’Italie y trouvait double avantage : celui de posséder sous la main des intermédiaires précieux, celui d’avoir des agens commerciaux excellens pour le développement du trafic italo-albanais.

A Vallona, le vice-consul d’Italie me présente, par exemple, le chancelier du Consulat ; c’est un M. Bosio, qui exerce le métier d’agent de la Compagnie de navigation la » Puglia ; « il est né dans les Pouilles d’une famille albanaise transplantée en ce lieu ; et de même origine sont la plupart des Italiens qui forment la colonie italienne de Vallona, cent familles environ, petites gens faisant le commerce en boutique et servant d’intermédiaires entre le royaume qui envoie ici ses produits fabriqués, ses étoffes, ses vins, son blé ou sa farine et les Albanais, qui exportent en Italie les peaux et la laine de leurs bêtes et l’huile de leurs oliviers.

L’Italie encadre cette colonie, comme à Durazzo et comme à Scutari, par une organisation à elle, dont le chef est le consul et dont les linéamens sont formés des écoles royales, de l’agence de la « Puglia » avec les intérêts qui gravitent autour de celle-ci, et des postes italiennes. D’après un rapport de la direction générale des écoles italiennes à l’étranger, Vallona comme Durazzo posséderait trois écoles royales, une de garçons, une de filles, et une école du soir avec 400 élèves environ dans chacune de ces villes. A Scutari, cinq écoles, dont deux crèches, recevraient un nombre un peu plus grand d’enfans. D’après ce que j’ai vu à Vallona, j’ai lieu de croire que ces chiffres sont plutôt exagérés. Toutefois, il n’est pas douteux que les écoles royales sont un des meilleurs élémens d’action de l’Italie en Albanie. Si elle pouvait réaliser un projet d’organiser à Bari, à six heures de la côte albanaise, une école supérieure pour jeunes Albanais et d’y attirer ces derniers, ce serait assurément le plus remarquable couronnement de cette œuvre scolaire.

Malgré ces efforts qui datent d’un quart de siècle, son action reste encore inférieure en résultats à celle de l’Autriche dans l’ensemble de l’Albanie ; mais à Vallona, grâce à sa colonie, elle a dépassé sa rivale. C’est qu’ici, l’Autriche manque de son point d’appui habituel, le clergé catholique et les écoles religieuses. Sauf la petite colonie italienne, qui d’ailleurs manque de prêtres et d’églises, il n’y a dans ce port que des musulmans et des orthodoxes. Des distributions d’argent opportunes peuvent procurer à l’Autriche des partisans ou des indicateurs, mais non une organisation. Aussi l’influence autrichienne est-elle fortement battue en brèche dans cette région de l’Albanie et il n’a fallu rien moins que la guerre italo-turque, qui a provisoirement suspendu l’expansion italienne, et la politique de la Consulta, qui a rendu violemment hostile à l’Italie tout l’élément grécophile, pour arrêter les progrès de l’action italienne. Dans l’Albanie indépendante, cette action va reprendre avec d’autant plus de force que son rayon va être limité. L’Albanie devient une façade maritime avec un hinterland montagneux ; les plus hautes chaînes l’encadrent et elle est à peu près formée des deux anciens vilayets de Scutari et de Janina, à l’exception de la région méridionale de ce dernier. Sous le régime turc, les Albanais s’avançaient bien au delà, mais l’Italie n’exerçait vraiment son action commerciale et économique que dans ce qui devient l’Albanie autonome ; dans les dernières années, le commerce italien recueillait environ un tiers des transactions faites avec l’étranger dans le vilayet de Janina et un quart dans le vilayet de Scutari. Ce sont des résultats considérables, si l’on songe que l’Autriche-Hongrie a hérité de la prépondérance économique en ces régions depuis la chute de la République de Venise, que Trieste est la tête de ligne d’un mouvement commercial traditionnel, avec ses commerçans allemands, grecs, voire italiens, qui y possèdent leurs maisons de commerce, avec ses navires, ceux du Llyod secondés par ceux de l’Ungaro-Croate de Fiume, avec sa position merveilleuse comme point de départ d’un fructueux cabotage. Bon an mal an, les deux vilayets faisaient sans doute pour une vingtaine de millions d’affaires à l’extérieur, dont un tiers en vente et deux tiers en achats. L’Autriche se maintenait au premier rang, distançant de bien loin ses concurrens et notamment sa jeune rivale et alliée.

En sera-t-il de même demain ? on ne peut douter que la lutte va être menée à fond par l’Italie, et c’est à Vallona que celle-ci dirige ses plus vifs efforts ; à Scutari ou à Durazzo, elle tra- vaille ; à Vallona elle veut vaincre. L’endroit est bien choisi ; à six heures de Brindisi et de Bari, sous le même ciel et le même climat que celui où vivent en Italie les Albanais émigrés, dans un milieu où le catholicisme ami de l’Autriche est absent. Mais, à vrai dire, toutes ces circonstances sont bien secondaires ; si l’Italie a les yeux fixés sur Vallona, c’est que la question de Vallona est une question capitale pour sa politique. Je dirai volontiers qu’elle abandonnerait sans doute les cinq sixièmes de l’Albanie, si l’on voulait lui laisser le dernier sixième avec Vallona, et j’exagérerai à peine si j’ajoute que la Triple Alliance a été acceptée par l’Italie comme une assurance de n’être pas rejetée de cette rive.


La valeur que la rade de Vallona représente dans l’Adriatique ne saurait être trop mise en lumière. Dans cette mer, la politique autrichienne a su se réserver au cours des siècles tous les bons ports : Trieste, Fiume, centres commerciaux, Pola, Sebenico, ports militaires et Cattaro, dont les merveilleuses bouches auraient une valeur sans pareille, si le Monténégro ne les dominait pas du haut du mont Leoven, En dehors de ces rades, que reste-t-il ? En Italie, Venise où l’on a créé tout un appareil défensif, mais qui, avec des accès facilement ensablés, ne peut prétendre à un rôle offensif, Ancône et Bari, ports de commerce ouverts et qui ne sauraient devenir ports militaires, Brindisi, où l’Italie a fait porter ses efforts, mais qui n’est qu’un pis aller comme port de guerre et incapable de contenir une flotte de haut bord. Il a donc fallu que le royaume organisât son grand port défensif et offensif à Tarente, à l’extrémité de son territoire et au delà du canal d’Otrante, porte de l’Adriatique. Sur la côte voisine, les ports valent bien moins encore ; de l’un à l’autre, j’ai passé et pense qu’on ne saurait se tromper sur leur valeur. Antivari est un assez bon port de commerce, à l’abri des vents du Sud, mais peu défendable ; Dulcigno n’est qu’une crique ensablée ; à Saint-Jean-de-Medua, les vents rejettent les alluvions du Drin, qui envahissent progressivement la rade très médiocre ; à Durazzo, le navire reste en mer pour débarquer passagers et marchandises à 300 mètres du rivage. Mais il n’y a pas en ce lieu de rivière qui ensable la côte ; en opérant des draguages et des travaux, on pourrait faire un port convenable ; toutefois, il est livré sans défense aux vents du Sud. Une jetée pourrait y être construite, mais Durazzo restera toujours un port ouvert aux vents et propice aux attaques. Pour compléter cette énumération, il ne reste plus que Vallona. Or sa baie constitue un port naturel superbe et vaste, en eau profonde, sans rivière qui l’ensable ; l’île montagneuse de Saseno est une défense naturelle vers le large. Une minuscule jetée et quelques draguages suffiraient à constituer la plus belle rade de l’Adriatique, la plus sûre et la plus facilement défendable. C’est en ce lieu qu’était jadis Oricum, Porto Raguseo, où les habitans émigrèrent quand le fleuve Vopusa, apportant ses dépôts au port d’Apollonia, l’ensabla et éloigna le rivage. On voit encore, non loin de Vallona, sur une petite éminence quelques ruines très médiocres, quelques colonnes, restes de cette ancienne ville où passait jadis la ligne côtière. Alors que toute la côte jusqu’à Antivari a repoussé la mer et s’est avancée de plusieurs dizaines de kilomètres depuis l’époque romaine, la baie est restée la même rade profonde et protégée, qui attend le dominateur qui saura l’utiliser.

Dès lors, qui ne comprend la valeur de Vallona ? Le canal d’Otrante est la porte de l’Adriatique et Vallona en tient la clef. Embusquée dans ce port, une force navale ferme et ouvre le canal large d’environ 70 kilomètres seulement. Vallona deviendrait-il la possession d’une autre Puissance que l’Italie ? C’est, en cas de guerre, l’Adriatique fermée à celle-ci, les escadres de Tarente arrêtées au défilé et toute la côte italienne d’Otrante à Venise tenue sous la menace d’une flotte étrangère, cachée à six heures de mer. Il est vrai que si Vallona tombait au pouvoir du royaume, les flottes autrichiennes seraient embouteillées dans l’Adriatique, car, à la quitter, elles risqueraient d’être prises au détroit entre les attaques de Vallona et celles de Tarente.

Vallona constitue donc une position stratégique de premier ordre dans l’Adriatique. L’Italie ne saurait consentir à ce que ce port tombât sous la domination d’une grande Puissance sans sentir un péril perpétuel sur ses rives ; l’intérêt vital du royaume lui commande d’en interdire la possession à l’Autriche. Mais cette dernière a un intérêt à peine moindre à éloigner l’Italie de ce port pour assurer l’ouverture et la liberté du passage du canal d’Otrante à ses flottes.

Dès lors, et malgré toutes les belles paroles, l’Italie et l’Autriche s’entendront toujours fort bien aussi longtemps qu’il ne s’agira que d’éloigner un tiers de Vallona et de l’Albanie, de pratiquer la politique de l’abstention, de s’assurer contre une non-intervention réciproque. Mais elles ne sauraient s’entendre pour un partage de l’Albanie sans renoncer l’une ou l’autre à l’une des règles directrices de sa diplomatie. Aussi quand l’Autriche, au cours de la crise balkanique, forma le projet d’envoyer un corps d’occupation à Scutari, il a suffi de la proposition italienne pour l’arrêter : l’Italie donnait son adhésion, sous condition d’opérer de même à Vallona. En résumé, l’Italie ne saurait consentir à l’installation de l’Autriche à Vallona sans trahir ses intérêts essentiels ; l’Autriche ne saurait consentir à la prise de possession de ce port par l’Italie sans livrer à la merci de cette dernière sa politique et ses forces maritimes ; ce serait une lourde faute de la diplomatie du Ballplatz et une atteinte au prestige de la monarchie dualiste.

Dès la constitution du royaume, les dirigeans de la Consulta ont très clairement vu ces vérités et ont eu dès lors comme principale préoccupation d’empêcher la possibilité d’une mainmise par l’Autriche sur ces régions, mainmise que préparait un travail de pénétration concertée. La Triple Alliance fut conclue autant pour interdire une extension autrichienne en Albanie que pour se prémunir contre une attaque en Vénétie. Rome avait besoin de cette double assurance et, par suite, de cette alliance, aussi longtemps qu’elle ne se sentait pas plus armée et plus forte que sa voisine. Elle maintient l’alliance : l’heure n’est donc pas venue où le royaume se croira capable de refouler et de conquérir, après avoir résisté et arrêté.

La politique actuelle de l’Italie à l’égard de Vallona a été bien des fois définie avec une netteté parfaite ; le professeur Baldacci, que nous avons déjà cité, écrit en 1912 : « Notre formule est ceci : dans le cas où l’Albanie changerait de gouvernement, aucun autre pavillon que le pavillon albanais ne sera hissé sur la ville shkipetare. » L’amiral Bettollo, dans une interview à la même époque, déclare : « En ce qui concerne Vallona, l’Italie ne pourrait jamais accepter qu’une grande Puissance s’y vînt installer directement ou indirectement, et encore moins qu’elle convertît cette position splendide en une vraie base d’opérations. Si Vallona devait un jour devenir cette base militaire, il n’y a que l’Italie qui pourrait être appelée à l’occuper ; parce que, si Vallona était dans les mains d’une autre puissance maritime, l’efficacité des places de Tarente et de Brindisi serait considérablement diminuée, avec grand péril pour notre situation stratégique dans le canal d’Otrante. »

C’est la politique permanente de l’Italie, politique qu’a définie, en termes diplomatiques, mais non moins nets, M. Tittoni, ministre des Affaires étrangères en mai 1904, en s’exprimant ainsi : « L’Albanie n’a pas grande importance en elle-même ; toute son importance tient dans ses côtes et ses ports qui assureraient à l’Autriche et à l’Italie, dans le cas où une de ces deux Puissances en serait maîtresse, la suprématie incontestée de l’Adriatique. Or, ni l’Italie ne peut consentir cette suprématie à l’Autriche, ni l’Autriche à l’Italie ; aussi, dans le cas où une de ces deux Puissances voudrait la conquérir, l’autre devrait s’y opposer de toutes ses forces. C’est la logique même de la situation. »

Cette situation apparaît dans toute sa brutalité au voyageur qui a suivi les « échelles » des territoires dalmates, monténégrins et albanais et qui arrive dans cette baie splendide de Vallona, que la nature a modelée pour abriter des flottes. Il est visible que cette rade est le plus bel enjeu de la partie albanaise et peut être la pomme de discorde entre Italiens et Autrichiens ; c’est, en tout cas, le Gibraltar de l’Adriatique.


GABRIEL LOUIS-JARAY.