Vanghéli/3

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Histoire orientalesCalmann Levy (p. 69-79).
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Je suis né à Lattaquieh, le jour de la fête des saints Évangiles ; d’où le nom de Vanghéli que j’ai reçu au baptême. Je ne te dirai pas en quelle année c’était, effendi : à cette époque, le papas n’inscrivait pas encore sur les registres : ― vers le temps où l’empereur franc faisait le siège d’Acre. Il y avait bien du trouble, de la misère et du sang sur les côtes de Syrie, d’Iskendéroun à El Arisch. Mon père, Antoun Yussuf, tenait boutique sur la marine ; il vendait des voiles et des cordages aux mahonnes, des rames et de vieilles ancres aux caïques de pêche. Mon père était pauvre et honnête homme, comme tous ceux qui demandent leur pain à la mer. J’ai grandi là, regardant partir les barques des îles qui apportaient le vin et les olives, désirant toujours m’en aller avec elles par delà les dernières lignes d’eau qui touchent le ciel, quelque part, plus loin. Quand je fus en âge d’apprendre mes lettres, on me confia au pédagogue, durant la mauvaise saison ; comme je les appris vite, il dit à ma mère que j’étais destiné à être prêtre, et il fut décidé qu’on m’enverrait à la grande école du patriarcat, à Antioche. On me donna un vêtement neuf, et je partis avec une caravane de marchands de Beyrouth. Je me rappelle la figure de chacun d’eux et les moindres hasards de la route : ce serait peu de chose à te conter, mais moi, je revois souvent tout cela en idée, les soirs. Tu dois savoir que les petits souvenirs du matin de la vie nous reviennent toujours grossis et brillants, comme les grandes lettres d’or qui sont à la première page des vieux livres. J’abandonnai les marchands au bazar d’Antioche ; un peu tremblant, serrant dans ma main la lettre du protosyncelle de Lattaquieh, je me rendis au divan de Sa Béatitude. En ce temps-là, Mgr Anthimos était patriarche des orthodoxes d’Asie. Je trouvai un grand vieillard, tout pesant d’années, avec une face de cire et une longue barbe blanche, comme dans les icones que tu vois aux murs des églises de Dieu. Il me donna sa main à baiser et me recommanda au diacre Théodoulos ; un grand beau garçon des îles, avec une tête de saint Jean et des cheveux qui lui tombaient jusqu’à la ceinture durant les offices, mais un peu bourru et querelleur. Théodoulos m’assigna pour tâche de balayer la galerie de bois du konaq et d’apprêter le café aux prélats ; plus tard, il m’enseigna à psalmodier les litanies dans le chœur. Le soir j’apprenais les Écritures, la liturgie, les Pères, et je tenais les comptes des Métochies. Je vécus ainsi, cinq années peut-être, dans la paix des hommes pieux, et je leur dois d’être un peu moins ignorant que le pauvre monde. Cependant la barbe m’était poussée au menton, et je pouvais ramener mes cheveux en longues tresses sous mon bonnet, Comme Théodoulos ; il fut question de m’ordonner diacre à la Pâque prochaine. La vie n’était pas dure dans l’église, et j’eusse été sage de m’en contenter ; mais la jeunesse est dédaigneuse de ce qu’elle tient et amoureuse de ce qu’elle ignore. Un Père a dit : « L’homme marche avec l’espérance au matin de la vie, comme avec son ombre à l’aurore ; légère, insaisissable, et morte au premier nuage qui voile le ciel. » J’avais toujours dans les yeux la mer, vue en naissant, dans l’esprit les marins qui chantent sur elle en courant sous le vent ; il me peinait de vivre entre des murailles. C’était précisément l’année où ceux de Morée se levèrent contre les Turcs pour la liberté. Cela ne nous touchait guère, nous autres gens d’Asie ; mais on ne saura jamais, effendi, quelles idées passèrent alors par toutes les têtes. Il semblait que l’air fût plein de choses nouvelles pour ceux qui avaient vingt ans. Sans cesse arrivaient chez nous des marchands de Smyrne, de Tchesmé, de la côte, qui faisaient de grands récits de la terre en feu, des massacres et des batailles, des flottes du capitan pacha brûlées à Porto Sigri et à Chio. Deux diacres, Grecs des îles, nous quittèrent pour rejoindre l’escadre de Tombazis. Moi, je ne pouvais plus lire dans les livres de l’école, et je courais les places pour écouter les voyageurs.

Cet hiver là, après la récolte des olives, le patriarche, qui m’avait pris en gré, m’envoya recueillir les dîmes de l’église dans les districts de la mer. Je partis pour Iskendéroun. Un matin que j’étais assis sur le quai de radoub à regarder les goëlands, je vis venir à moi un patron de brick qui m’avait connu enfant dans la boutique de mon père. Il m’emmena au café sur la marine et, tout en buvant le raki, il me raconta qu’il chargeait des grains pour Monemvasia, un bourg de Morée, et voulait tenter de ravitailler la place assiégée par les Turcs. Puis il me fit cent histoires de la vie des Klephtes dans la montagne ; je l’écoutais, et l’odeur de l’eau salée qui battait l’estacade me grisait. Le lendemain, le vent de terre s’étant levé, Yorgaki vint à l’aube demander la bénédiction de l’évêque avec qui je faisais mes comptes et annonça qu’il allait prendre la mer : il se plaignit d’avoir perdu un de ses matelots. Je le suivis sur le port : je vis les voiles s’enfler en battant les vergues, je me sentis comme possédé, je sautai à bord, je m’assis à la barre et m’offris pour remplacer le matelot, sachant le métier de mon enfance. La terre disparut, on ne vit plus que le ciel et l’eau : il me sembla que mes années passées descendaient dans la mer, et que des années toutes neuves, toutes fières, montaient dans le ciel devant moi.

Nous fûmes trois semaines sous voiles, louvoyant et rusant entre les lourdes frégates turques, qui dormaient comme des chiens enchaînés à l’ombre des baies de Candie. La Vierge nous garda des Égyptiens, mais non pas des mauvais vents : ils nous prirent par le travers du cap Malia et nous jetèrent à la côte, bien au-dessous de Monemvasia. Tandis que Yorgaki se lamentait sur son brick avarié et ses grains perdus, j’allumai des broussailles pour sécher ma robe de diacre, toute trempée d’eau de mer. Des bergers qui paissaient les chèvres dans la montagne accoururent, attirés par la flamme, et me contèrent que Kolokotroni et ses Armatoles n’étaient qu’à deux journées de nous, dans le Magne. Au matin, un garçon qui portait du lait et des olives au camp des Klephtes s’offrit à m’y conduire : je grimpai avec lui les sentiers du Mavrovouni : le soir du second jour, nous descendîmes vers un grand feu dont la clarté rougissait les lauriers et les lentisques, dans le ravin du Xéropotamo. Une centaine d’hommes se chauffaient autour, faisant rôtir le mouton à l’albanaise. Un peu à l’écart, un grand vieillard maigre, sec et blanc comme un vieil aigle de montagne, était accroupi entre de gros chiens d’Épire qui faisaient la garde autour de lui : il redressait à coups de marteau la lame d’un yatagan. C’était Kolokotroni. On me mena à lui ; il me demanda qui j’étais, d’où je venais, puis, me mettant dans les mains un pain de maïs et un fusil albanais, il dit : « Je t’ai donné de quoi manger et tuer ; que Dieu te donne du cœur et du bonheur. » Et il se remit à frapper son sabre sur la pierre.

Voilà, effendi, comment j’entrai dans l’armée du Christ ; j’avais peut-être vingt ans, et il y a peut-être la moitié d’un siècle de cela : mais tu sais que, sous les têtes blanches, le souvenir de ces anciennes histoires est plus vivant que celui de la journée d’hier. Plusieurs semaines passèrent, sans autre occupation pour nous que de faire rentrer l’impôt de guerre dans les villages de la plaine ; et les pauvres gens disaient parfois que leurs frères étaient plus durs pour eux que le Turc. Enfin, un matin, les bergers vinrent annoncer au camp que les janissaires de Kurchid-Pacha, sortis en force de Tripolitza, s’étaient établis au village de Vrachori, à deux journées de nous. Kolokotroni venait de recevoir les renforts de Soutzo et d’autres chefs du Magne ; nous étions bien un millier d’hommes, et il résolut de chasser l’ennemi de Vrachori.

Nous marchâmes toute la nuit de ce jour et celle du lendemain à la clarté de la lune. Vers le moment de l’aube où la terre devient grise, comme nous étions couchés dans le lit du torrent au pied du monticule que domine le village, nous entendîmes la voix du muezzin qui criait la prière d’Allah dans le clocher profané. Quelques pieux chrétiens de la troupe, exaspérés du sacrilège, rampèrent dans un champ d’oliviers jusqu’aux premières maisons : trois ou quatre coups de feu partirent en même temps, et je vis la silhouette noire du muezzin, qui se détachait du ciel déjà blanc, tourner les bras étendus sur la plate-forme du clocher et tomber comme un plomb. Aussitôt une tempête de voix éclata dans le silence de l’aube, des turbans apparurent à toutes les fenêtres, et les balles commencèrent à siffler comme des abeilles dans les oliviers. Yani, un petit pâtre qui nous avait joints la veille et qui dormait de fatigue à mes côtés, se leva debout devant moi ; j’entendis un léger frisson, comme d’un fer rouge entrant dans la terre mouillée : l’enfant ouvrit deux fois la bouche toute grande en balançant la tête et respirant avec force puis il s’étendit devant lui sur la face, les bras en croix, sans autre geste ni cri. C’est comme cela, effendi, quand on est frappé au cœur. Depuis j’en ai vu bien d’autres, mais le premier, cela reste. Je puis te dire aujourd’hui qu’à cette première minute je sentis tous mes os claquer dans le froid du matin : je m’agenouillai sous un arbre, pensant à la tranquille église d’Antioche, et je priai désespérément la Vierge et les saints ; l’oreille collée à terre, j’écoutais tous les bruits d’ouragan que le sol m’apportait, la grande voix de Kolokotroni commandant l’assaut à ses palikares, les clameurs des turcs répondant aux nôtres, la fusillade, le canon que les toparadjis achevaient de pointer. Au bout de quelques secondes, je sentis que tout ce bruit me grisait et m’enlevait le cœur loin de mes jambes qui tremblaient ; un vieil Armatole qui passait près de moi m’ayant dit durement : « Frère diacre, réciteras-tu tout l’office ce matin ? » Je me levai d’un bond, tout pâle, et courus plus vite que les autres en déchargeant mon fusil. Cinq minutes après, il me semblait que je n’avais jamais fait autre chose que tuer et égorger. Arrivés aux maisons, il nous fallut combattre corps à corps avec les janissaires, et il en est tombé plus d’un ce jour-là, je t’assure, sous mon couteau tout sanglant. Après quelques heures de lutte acharnée, les Turcs se retirèrent par le plateau opposé au ravin, et nous restâmes maîtres de Vrachori ; pour peu de jours néanmoins.

Avant que la semaine fût écoulée, une nuit que nous dormions paisiblement chacun chez nos hôtes, je fus éveillé en sursaut par des cris de damnés ; je montai précipitamment sur la terrasse de la maison et j’aperçus des choses lamentables. Tu as vu à la Saint-Jean, quand les paysans brûlent les tas d’herbes sèches, les feux rapprochés courir sur les montagnes comme un troupeau débandé. Eh bien ! cette nuit-là, la plaine était incendiée de feux semblables mais c’étaient les villages qui brûlaient. Un immense rideau de flammes fermait l’horizon et entourait la masse noire du Taygète : la tête de neige du mont brillait là-haut dans la fumée rougeâtre. Ce feu de l’enfer vomissait des milliers de démons, les spahis de Kurchid ; il y en avait tant que le galop de leurs chevaux ébranlait la plaine, avec le roulement sourd qui précède les grands tremblements de terre dans la campagne d’Antioche. Les janissaires et les canons suivaient la cavalerie, et je crois que toute l’armée du pacha se jetait sur Vrachori, cette nuit.

Kolokotroni était parti la veille pour une expédition dans le Magne, nous étions bien restés deux cents à garder le village ; avant que nous fussions réunis, les spahis débouchaient à bride abattue sur la place. Alors nous courûmes à l’église, la seule maison assez forte pour nous y défendre. Elle était déjà pleine de femmes et d’enfants : le papas et l’archimandrite de Tripolitza, réfugié à Vrachori, bénissaient tout le pauvre monde qui allait mourir. On barricada solidement la porte avec les autels, on fit retirer les femmes derrière l’iconostase, et nous attendîmes les Turcs, qui trouvèrent là à qui parler. Quand ils virent que nos balles rendaient trop meurtrière l’approche des fenêtres, ils allèrent chercher leurs canons, attardés au pied de la colline. Durant cette trêve, l’archimandrite monta en chaire avec le livre des Macchabées et lut au peuple le martyre des sept enfants. Comme il commençait, se tournant vers nous, le discours de Juda exhortant ses soldats à mourir, la porte de fer gémit, éventrée par un boulet. Les pièces turques, arrivées sur la place, se mirent à gronder toutes ensemble et à battre notre barricade. Quand elle fut démolie pièce à pièce, les janissaires se précipitèrent dans l’église, où nous les reçûmes sur nos couteaux ; mais il en entrait toujours là où les nôtres en tombant laissaient une place vide ; quand nous ne fûmes plus qu’une vingtaine, nous nous retirâmes derrière l’iconostase, notre dernier abri. Le soleil levant descendait là par les grandes fenêtres sur les femmes agenouillées. Au milieu d’elles, le vieil archimandrite, revêtu de ses beaux ornements de Pâques, promenait le corps du Seigneur sur la foule et disait le cantique de l’élévation. Les derniers palikares avaient succombé qu’il chantait encore, comme si sa chasuble eût été une cuirasse miraculeuse. Alors le pacha apparut à cheval dans le lambrapili, ajusta le prêtre de son pistolet et fit feu. Le vieillard s’abattit sur l’autel en serrant le calice, et le sang du Sauveur se mêla au sien dans sa longue barbe blanche. ― A ce moment, resté presque seul, blessé et épuisé, je me jetai dans la porte d’une petite chapelle et m’évadai par le derrière de l’église.

Je m’enfuis au hasard entre les maisons en feu, qui projetaient leurs poutres calcinées dans la rue, enjambant à chaque pas des cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants. Les Turcs m’aperçurent, commencèrent à tirer sur moi : je leur échappai à grand miracle jusqu’au bout du village, d’où je me laissai glisser dans les broussailles du ravin. Je gagnai la montagne la nuit suivante, et je courus pendant quelques jours tout le Magne à la recherche de nos bandes dispersées, racontant le désastre dans tous les villages où l’on me donnait du pain. Des gens d’Hylissa me dirent que Kolokotroni était à Coron, je descendis à la mer ; là j’appris au contraire qu’il avait rejoint Mavromichali du côté de Patras. Saint-Georges lui-même n’eût pas tenté de traverser la Morée à ce moment : je résolus de gagner Patras par mer, et ayant trouvé à Coron une barque de Corfou qui levait l’ancre, j’obtins du patron qu’il me jetterait à terre à l’entrée du golfe.