Vautier, Frandin - En Corée, 1905

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Librairie Charles Delagrave (p. 10-191).


EN CORÉE[1]


Par ses avatars, le Coréen est Aryen et Mongol. Du premier, il a hérité la blancheur de la peau, le développement du corps et de la taille, et la teinte fauve des cheveux et de la barbe.

Il est très fier de sa supériorité physique, et cette vanité excite son courage. La vivacité de son regard, l’élasticité de ses mouvements, lui viennent de ses pères mongols.

Il ne manque pas d’astuce, et vole le prochain avec désinvolture.

Et cela me rappelle une anecdote assez piquante, qui m’a été contée par un Européen établi en Corée depuis plusieurs années.

La cave de l’Européen était excellente. Ses domestiques coréens, appréciant ladite cave à sa juste valeur, y firent de si fréquentes saignées, qu’elle ne compta bientôt plus que des bouteilles vides.

Cette triste révélation éclata précisément un jour que l’Européen traitait chez lui l’un des missionnaires les plus accrédités de Séoul, le Père B…, qui faisait dans le peuple de nombreux prosélytes. Il en était très fier, d’autant que, selon son propre dire, il n’agissait que par la persuasion, laissant à celle-ci le soin d’enfanter la foi.

Le bon Père dînait volontiers chez l’Européen, de qui les très excellents crus charmaient ses appétences trop rarement satisfaites.

Il accepta donc assez tristement la sobriété qui lui était imposée.

« Eh bien, mon Père, lui dit l’Européen, nous voici, pour trois mois au moins, réduits à l’ordinaire. Si je faisais bâtonner ces coquins ?

— Gardez-vous-en bien, répondit le saint homme, ce serait aggraver notre péché de gourmandise.

— Mais, j’y pense, reprit l’hôte ; si vous les punissiez vous-même ? Ce sont des convertis. Quand ils viendront à votre tribunal, condamnez-les, comme pénitence, à restituer les bouteilles pleines qu’ils doivent certainement avoir mis de côté.

— Ah ! mon cher monsieur, que demandez-vous là ? s’exclama le bon Père. Une restitution ! Si j’agissais ainsi, je n’aurais bientôt plus un seul catéchumène… »

Revenons à mon arrivée dans la péninsule, que je me proposais d’explorer tout entière.

Je débarque à Tchemoulpo, ou, pour être plus exact, je débarque en pleine mer, du bâtiment qui m’amène de Nagaski (Japon), dans une embarcation indigène.

Il y en a une flotte. On les nomme sampans, ce qui veut dire trois planches. Leur forme est à peu près celle d’une babouche, à l’extrémité découverte de laquelle se trouve une godille.

Grâce au lent balancement de celle-ci, on arrive à une jetée où les mariniers — généralement japonais — vous lancent plutôt qu’ils ne vous déposent.

Les bagages ont le même sort.

On attend, là, que les gens du Daïboutes viennent vous chercher.

Ce qu’est le Daïboutes, je vous l’expliquerai tout à l’heure. J’esquisse, à présent, le tableau de l’arrivée.

Le port, comme vous l’avez vu, est très éloigné de la côte. Il eût été facile de modifier cet inconvénient en détruisant une partie de la colline sur laquelle est bâti le Consulat d’Angleterre ; cependant, ces questions d’utilité générale n’ont pas paru suffisantes aux représentants de la blonde Albion, qui se sont constamment refusés à toute espèce d’amélioration.

La jetée a été construite, en un mode primitif, sur la concession du terrain accordée aux étrangers. Là, ils ont droit de commerce, d’échanges, etc.

J’ai devant moi une colline au front chauve, piquée, à ses flancs, de très rares touffes d’herbe.

À de larges intervalles, des constructions européennes, faciles à reconnaître à leur forme et à leur blan

Types coréens
cheur, se sont élevées peu à peu. L’aspect est nu ; mais,

en bas, s’appuyant à la montagne, assise d’un air calme sur la grève sans fin, j’aperçois Tchemoulpo. Fière de l’égalité de ses toits, au-dessus desquels n’émerge aucun orgueilleux édifice, la ville contemple d’un œil satisfait les innombrables petites îles dont elle est entourée et qui, en s’étendant sur toute la côte, en se prolongeant à l’horizon, assurent la sécurité de la rade.

Pendant les tempêtes, la mer roule avec elle, soulevés de ses profondeurs, des flots de sable qu’elle dépose sur les collines, qui font aux îles comme des remparts naturels. Ces grèves, quand le soleil les éclaire, semblent un gigantesque collier de pierres précieuses, parant quelque déité formidable. Cela éblouit.

Les gens du Daïboutes — que j’ai nommé plus haut — m’ont emmené, et je sais assez de japonais pour apprendre d’eux la légende.

Le Daïboutes fut l’un des premiers notables japonais établis en Corée. Désireux de transmettre son nom aux générations futures, cet homme de bien fit construire, dans Tchemoulpo, un hôtel destiné à recevoir tous les étrangers.

Son hospitalité, tout écossaise dans sa forme, piteuse en sa réalité, est cependant bien supérieure à celle que l’on rencontre partout ailleurs en Corée. La toiture, insuffisante, laisse passer la pluie. On peut ouvrir son parapluie quand on en est pourvu ; dans l’autre cas, on est trempé au bout de peu d’instants.

Les lits sont excellents ; quant à la cuisine… !

Le célèbre et philanthrope gargotier a une prétention : celle de cuisiner à l’européenne. J’ai appris, par la suite, que cette prétention était quelquefois justifiée.

Il arrive, en effet, que des Européens, commerçants ou fonctionnaires, venant à s’absenter, laissent toute liberté à leur domesticité. Alors les cuisiniers, chinois ou japonais, — mais toujours experts en cuisine européenne, — se louent au Daïboutes et concourent ainsi à sa renommée.

J’ai eu la mauvaise chance d’arriver au moment contraire. Aussi, ne trouvant là aucun confortable, et ne voulant pas perdre de temps à faire ouvrir mes bagages, j’ai gardé de l’hôtel du Daïboutes un assez médiocre souvenir. Mais cette préoccupation du prochain que je dois retrouver fréquemment en Corée, m’a frappé dès ma première étape, en un pays barbare à plus d’un titre, et je la signale. Plus tard, dans des circonstances intimes assez curieuses, je reviendrai chez le Daïboutes.



On voyage en chaise. Les coolies ou porteurs sont, pour la plupart, Coréens, et le Daiboutes, toujours. obligeant, se charge de vous les recruter.

Ce sont des taureaux qui portent les bagages ; et la race bovine est ici d’une vigueur telle, que chaque animal peut recevoir sur son dos un poids de deux cents kilos sans en paraître surchargé. Au moyen d’un anneau passé dans le mufle et muni d’une corde, les coolies conduisent ces bêtes.

J’ai vu des chevaux, sorte de bidets, hauts seulement de trois pieds. Comme ils ne sont jamais ferrés, leur emploi est difficile dans un pays où les routes (les sentiers, devrais-je dire) non tracées, étroites, remplies de fondrières, sont presque impraticables.

Ces chevaux coréens ont un caractère déplorable. Ils se haïssent entre eux et se le prouvent par des ruades, morsures et autres aménités.

Leur instinct pervers a suscité aux indigènes une idée géniale : afin d’éviter entre ces quadrupèdes un contact si funeste, on les isole pendant la nuit en leur passant autour du corps des sous-ventrières, au moyen desquelles on les hisse assez haut pour qu’ils ne puissent plus toucher terre, — comme on fait d’ailleurs sur les navires où l’on transporte de la cavalerie, pour éviter que le roulis et le tangage ne fassent perdre l’équilibre à ces animaux.

L’ahurissement qui résulte chez le cheval de cette position au moins incommode, le condamne à l’immobilité.

Le cahotement causé par le mauvais état des chemins rend le voyage en chaise absolument insupportable. D’ailleurs, fait à ces climats, habitué aux ardeurs du soleil, je préfère cheminer en piéton, estimant que c’est là l’unique manière de voir et de comprendre.

La nature coréenne, qui plonge en un passé parfois impénétrable, semble s’offrir à l’avenir. Elle ne veut pas s’isoler ; bien au contraire.

Elle aspire à la fécondation. Ses solitudes l’ennuient ;

Chaise à porteurs coréenne.
les richesses qu’elle porte lui pèsent ; elle tend ses

flancs au scalpel, qu’il soit hache, sonde ou charrue, et veut être délivrée. Sa fertilité sauvage l’humilie, et elle rêve d’initiations dont quelques rares colonisateurs lui ont murmuré le mystère.

Mes coolies, au nombre de cinquante, s’en vont un à un, remorquant leurs bêtes.

Ils s’étonnent de voir qu’en marchant, je veuille partager leurs fatigues, et surtout que je reste vêtu. Eux n’ont gardé que leur pagne. La sueur ruisselle sur leur corps, tandis que sous mon vêtement de soie, avec mon parasol, mon casque en moelle d’aloès et mes lunettes bleues, je pare assez bien aux incommodités de la chaleur.

À mi-chemin de Tchemoulpo à Séoul, c’est-à-dire après deux heures de marche environ, nous nous arrêterons à l’auberge royale.

Jusque-là, la route montant et descendant sans trêve, parfois presque à pic, les coolies procèdent à la toilette de nos bêtes. On leur attache des espadrilles ; du moins dois-je ainsi désigner l’étrange chaussure faite de paille nattée dont on leur enveloppe le sabot. Il paraît qu’ainsi entortillés, les bœufs ne tombent jamais.

J’en vois bien un ou deux dégringoler le ravin, mais c’est, m’assure-t-on, par un hasard extraordinaire.

Le pays est nu ; s’étendant de chaque côté des chemins, je vois des champs de millet, puis des rizières chaque fois qu’un ruisseau sort de terre, procurant ainsi à cette culture l’humidité qui lui est nécessaire. Le riz, le millet, parfois la racine de manioc, sont à peu près la seule nourriture du peuple coréen. Dans les jours de liesse, on mange du chien.

Jusqu’à Séoul, à des distances presque aussi mesurées que nos bornes kilométriques, je rencontrerai des preuves touchantes de cet altruisme que j’ai constaté dès mes premiers pas en Corée.

Ce seront d’abord, se détachant sur le bleu vif du ciel, pareils à des I gigantesques, des mâts informes surmontés d’une tête monstrueuse, taillée dans le bois et peinte en rouge.

La main coréenne a planté ces poteaux et sculpté ces satyres dans le but supposé d’effrayer les malfaiteurs.

Plus loin, quand les arbres apparaîtront, je trouverai, les entourant, des amoncellements de pierres, tandis qu’aux branches pendront, bizarres ex-voto, déteints et déchiquetés, des lambeaux de papiers et d’étoffes. Ceux qui passent attestent ainsi, à ceux qui passeront, la sécurité de la route.

Je m’empresse donc de satisfaire à la coutume, car j’ai pu apprécier, dans mes voyages, que la vraie politesse envers les indigènes, en même temps que la meilleure manière de se les concilier, est de se conformer à leurs usages.

On me fera peut-être observer que cette absolue civilité peut devenir difficile à respecter, chez les anthropophages, par exemple.

Il y a, en effet, matière à réfléchir.

Pour arriver dignement à l’auberge royale que je viens d’entrevoir, construite en forme de pagode, je suis remonté en chaise, et mes coolies ont remis leur pantalon.

Cette fois, j’ai décidé de faire halte, au moins pendant quelques heures, et j’ordonne le déballage de ma vaisselle, de mon linge, des nattes, matelas, meubles et objets de toilette dont je m’étais préalablement muni.

Bien m’en avait pris. Dans les douze chambres de l’auberge royale, je n’ai pas rencontré le meuble le plus élémentaire. Je suis pourtant l’hôte du roi de Corée. C’est lui qui a fait construire cette auberge, destinée à recevoir les étrangers.

Sur le seuil de la porte, on me fait retirer ma chaussure, que l’on dépose sous une véranda dont l’hôtel est entouré. Ainsi l’exigent l’usage et (je m’en convaincs après) la construction intérieure de l’habitation. En effet, les planchers sont formés de feuilles de parchemin étendues sur une couche de terre glaise, laquelle s’appuie, à son tour, sur une autre couche de plâtre. Le tout est supporté par des dalles de pierres plates, excellentes conductrices de la chaleur.

Pendant l’hiver (et, en Corée, le froid est aussi intense que la chaleur est excessive), on a adopté le mode de chauffage suivant : on allume, dans la partie inférieure de l’habitation, immédiatement sous les chambres, des brasiers alimentés par des fascines de sapin, de sorte que, rôti par dessous et mouillé par dessus, — la toiture étant généralement disjointe, — l’habitant de ces étuves se voit forcé de camper en plein air.

Pour la première fois, à peu de distance de l’auberge, j’aperçois un village coréen. J’ai pu croire, d’abord, que j’avais devant moi une agglomération de gigantesques tortues ; mais je constate, en m’appro

Pagode sur la route de Séoul, capitale de la Corée.
chant, que ces apparences de carapaces ne sont autres

que les toitures des cases indigènes. Ces toits sont formés de boue amalgamée à des pailles et à des feuillages séchés. Le tout, réuni, est d’une dureté extraordinaire.

L’architecture coréenne, non seulement dans les villages, mais souvent même dans l’intérieur des villes, est d’un primitif comique.

Les murailles sont faites de boue comme les toitures. Cette boue, en dehors et en dedans, est plaquée de pierres superposées, attachées entre elles par des cordes de paille de riz tressées !… La solidité de ces murailles ne se prolonge pas au delà d’une ou deux années, au bout desquelles l’indigène rassemble ses matériaux, redélaye sa boue, réédifie les pierres et les entoure de cordes neuves.



Ici comme en Chine, la malpropreté est endémique. Les enfants pullulent, grouillant comme la vermine qui les ronge. L’été, ils sont nus. Les femmes sont vêtues d’un pantalon bouffant qu’elles attachent au-dessous des seins, qui généralement sont allongés et retombants, — ce qui, chez les Coréens, est le signe glorieux et respecté de la fécondité.

Outre le pantalon, la femme mariée porte un corselet montant dans le dos jusqu’au cou, mais laissant la poitrine découverte.

De cette façon, les marmots peuvent satisfaire leur appétit sans que leur mère ait besoin de se distraire de sa besogne.

Le costume des jeunes filles diffère peu de celui des matrones.

Elles nouent seulement le haut de leur pantalon au-dessus des seins, et laissent pendre leurs cheveux, coiffés en bandeaux, réunis par derrière en une longue natte. Les femmes se font un catogan.

L’usage des bijoux est peu répandu. Je n’ai vu que des anneaux de cuivre à quelques oreilles féminines.

Les étoffes de soie sont prohibées dans le peuple. Les classes inférieures, celle même des marchands, n’ont droit qu’aux étoffes de cotonnade bleue ou blanche.

Le costume masculin comporte également le pantalon bouffant, auquel vient s’adjoindre une robe ou surtout de même étoffe. Les cheveux sont relevés sur les tempes et le front, et serrés au sommet de la tête par un affreux petit chignon.

La tenue des célibataires exige la natte dans le dos. Seuls les hommes mariés se couvrent la tête. Ils ornent leur chef d’une sorte de moule à pâtisserie tissé en crin et en manière de tamis.

Ce qui est du dernier grotesque, c’est le vêtement de deuil coréen.

La cotonnade écrue est alors adoptée. La coiffure, en forme de cône, se dresse, énorme, faite de bambous croisés et d’un poids invraisemblable, tandis que, devant son visage, lui en masquant toute la partie inférieure, l’homme affligé doit tenir un morceau d’étoffe soutenu par deux longs bâtons.

Le but de cette mascarade m’est resté inexpliqué.

J’ai remarqué que le signe distinctif de la race coréenne est l’exiguïté des extrémités, du pied principalement, qui est d’une étroitesse incroyable. Il reste presque toujours nu. Parfois, pourtant, quelques indigènes portent des espadrilles de paille nattée.

La situation physique et morale de la femme est excessivement précaire. J’ai vu, en Chine, des femmes attelées à la charrue, seules ou en compagnie d’un âne !…

Je retrouverai, en Corée, des signes analogues de l’abaissement féminin.

La Coréenne accepte, d’ailleurs, sa situation avec une complète indifférence. Son intelligence, facilement développée au contact de la civilisation, est susceptible de subir, mais incapable de susciter.

C’est seulement à ma dernière étape, en approchant de Séoul, que j’ai rencontré quelques voyageurs, chinois ou japonais exclusivement : des mandarins avec leur cortège ; des courriers, des marchands portant leur pacotille dans une hotte assujettie au bout d’un bâton.

À chaque rencontre, il se fait un curieux échange de politesses, qui ne dépassent jamais deux questions et, bien entendu, deux réponses.

Première question : Avez-vous mangé ?

Vous vous empressez de répondre affirmativement. La négative serait une cruelle mortification pour le demandant, contraint, alors, de vous offrir une partie de ses provisions.

Deuxième question : Allez-vous à l’est ou à l’ouest ?

La droite et la gauche sont inconnues des Coréens, qui ne s’orientent qu’au moyen des points cardinaux.

Cette fois vous indiquez votre itinéraire, et, les civilités ainsi terminées, les voyageurs se séparent.

En Océanie, on se crache dans la main. Je préfère encore la mode coréenne.

À quelques li de Séoul (le li est la mesure terrienne et très régulière de la Corée), on rencontre une rivière dont les méandres, assez capricieux, vont jusqu’à la capitale, qu’ils traversent. L’eau de cette rivière est généralement très basse, et c’est fort heureux, car il me faut la passer pour continuer ma route.

On m’avait bien parlé d’un autre chemin reliant Tchemoulpo à Séoul ; mais, pour le suivre, il fallait attendre les caprices de la marée, et j’ai préféré celui-là.

On a jeté un pont sur la rivière, seulement ce pont se balance au moindre souffle du vent, et mes coolies l’évitent avec soin. Le lit de la rivière est rocailleux et rend la traversée facile.

J’avoue que la fraîcheur de cette eau limpide et courante m’a causé une sensation de sybaritisme qui n’est vraiment appréciable que dans de semblables explorations.

C’est sur la rive prochaine que je dois, pour la première fois, rencontrer un chien coréen.

D’ailleurs, ce n’en est pas un seul que je vois, mais bien une vraie meute qui sort d’un village et fait à ma caravane un accueil des plus bruyants.

Je ne sais pas d’animal plus laid que ce basset, couvert de longs poils roux et sales, et orné de deux oreilles bizarrement menues, dont la pointe effilée retombe en coin de feuillet.

Joignez à cela une queue pelée, qui se tortille en un horrible tire-bouchon, et vous aurez la silhouette exacte, sinon gracieuse, du cerbère coréen.

Les carapaces de tortues titanesques réapparaissent. Elles s’agglomèrent, la campagne se peuple, j’approche de Séoul et je m’agite.

Jamais, depuis vingt ans que je suis l’émule du légendaire Ahasvérus, je n’ai pu pressentir l’atteinte d’un but sans en éprouver une étrange inquiétude.

J’ai rêvé, enfanté des formes, je les ai animées, vêtues, ciselées, et je subis l’anxiété de l’artiste qui, au moment de signer son œuvre, hésite et se dit :

« Est-ce bien cela ? »



Séoul, avec ses rites ésotériques, ses bonzes et ses bayadères, ses avatars et ses fétiches, ses monuments, ses mœurs, son roi et ses palais, attire mon imagination par la toute-puissance du « jamais vu ».

Pour m’arracher à mes émotions, il ne faut rien moins qu’une aventure qui m’arrive aux portes de Séoul.

En passant devant les dernières maisons de l’ultime village, mes oreilles sont déchirées par une cacophonie épouvantable. C’est à croire que l’on déchiffre là une tétralogie nouvelle.

J’ai souvent entendu, en Chine ou au Japon, les démoniaques harmonies des gongs et des tambours orientaux, mais rarement avec une telle intensité de sonorité. Ce tapage, pourtant, est rythmé, et, parvenu dans la cour où il se produit, j’aperçois un spectacle dont mes yeux restent ravis, si mes oreilles le sont peu.

Adossés aux murailles d’une cour exiguë, les musiciens (?) frappent, les yeux fermés, sur leurs instruments, accompagnant la danse d’une femme aux vêtements flottants de gazes multicolores, dont les miroitements, à la longue, donnent un vertige. Cette femme tient d’une main un éventail ouvert, de l’autre une baguette. Les bras légèrement recourbés, le buste renversé, elle tourne sur elle-même avec une grâce grave, et son lent mouvement de rotation s’accomplit dans un cercle restreint qui semble infranchissable.

Je suis, dès longtemps, initié au sens panthéiste des danses de l’Orient, et je comprends bientôt que je vais assister à une scène d’incantation.

En effet, dans la maison où j’arrive, il y a un malade, et la moutan — ou sorcière — exorcise l’esprit malin incarné dans le corps du patient.

Le Coréen (peut-être est-il logique) ne prie que le Malin.

Pourquoi invoquerait-il le Parfait, l’être de toute bonté ?

Celui-ci ne peut vouloir que le bien. On reçoit ses dons en le remerciant ; mais on ne lui demande rien. Il sait ce qu’il faut. Tandis que le Mauvais, on le redoute, on le supplie pour l’apaiser, et, s’il reste sourd, on le contraint, on le chasse, on l’anéantit.

C’est l’affaire des bonzes et des sorcières.

Celles-ci sont respectées à l’égal des antiques druidesses, dont elles ne perpétuent, il faut le reconnaître, ni la science ni la continence.

La moutan, soudain, s’est arrêtée.

Elle pousse un cri gutlural, sorte d’appel menaçant ou impérieux. Les jeunes gens l’ont guetté et, sitôt qu’ils l’entendent, ils saisissent, dans un coin obscur de la cour, un objet informe, fait de pailles roulées et nattées, fétiche dans lequel, grâce à quelques mots solennels que la moutan va prononcer, l’esprit du mal sera précipité, expulsé du corps du patient. En toute hâte, les villageois entourent le monstre d’une longue corde, ils l’entraînent dans les champs et le brûlent en hurlant et dansant autour.

C’est burlesque, et toutefois c’est poignant, par la conviction qui semble présider à cet acte.

C’est, peut-être, la centième scène de ce genre à laquelle j’assiste, mais chaque fois il m’a semblé que de cette pratique superstitieuse se dégage une volonté, « un fluide », comme diraient les initiés, qui s’impose et qui trouble, quoi qu’on puisse penser de cet ésotérisme profané.

Le charme est rompu quand la sorcière me tend son éventail, sur lequel je dépose quelques poignées de sapèques », monnaie de bronze coréenne, trouée en amulette.

C’est l’épilogue habituel.



Les collines qui entourent Séoul s’étendent devant moi, avec, à leurs sommets, touchant d’un clair ruban la masse sombre des forêts, les murailles blanches de la ville. Les lourds bastions qui sont ses portes dressent, à mes yeux, les pagodes dont ils se surmontent.

De sourds murmures, voix des foules, clameurs des agglomérations humaines, me parviennent, qui bientôt s’affaiblissent peu à peu.

C’est le soir, et il me faut camper ici. Les portes de Séoul sont fermées, et leurs clefs remises, au coucher du soleil, entre les mains du gouverneur ; la ville ne sera rouverte qu’à l’aube prochaine.

Telle est l’antique et immuable coutume.

Le soleil disparaît, enfonçant lentement son disque large et empourpré à l’horizon, et, sur le bleu profond du ciel, des brumes grises se répandent. L’ombre descend. C’est le cortège triste de la nuit mystérieuse, et, dans le silence de la matière, la voix de l’esprit se répand. Le paysage est effacé. Tous les bruits sont éteints. Au camp, mes coolies dorment. Je suis las ; cependant, la gorge contractée et le cœur frémissant en une invincible émotion, j’attends et je demeure.

C’est que j’ai aperçu là-haut, sur la colline, dominant la ville de Séoul, une bande d’étoffe, flottant faiblement agitée par la brise.

Et cette étoffe, c’est le drapeau de France !



Séoul possède sept portes. Chacune d’elles est surmontée de pagodes, de même aussi que chacune a une destination et un nom particuliers.

Celle par laquelle on entre dans la capitale coréenne, dénommée « Suprême Lumière », vient de s’ouvrir lorsque je m’y présente.

Immédiatement entouré, puis interrogé, je dis que j’arrive d’Europe, uniquement pour présenter mes hommages au roi de Corée, de qui la réputation emplit l’Occident, cependant que j’exhibe une lettre destinée au résident de France.

Accueilli aussitôt, je traverse, pour parvenir à la légation, d’abord des murailles de cinq ou six mètres d’épaisseur, qui font à la ville une ceinture protectrice, puis une voûte, puis une cour, puis d’autres voûtes, dédale étrange au bout duquel je rencontre un ruisseau noir, boueux, stagnant, infect. Toutes les immondices, sans exception, se déversent là, empuantant tout aux environs, foyer pestilentiel autour duquel, dans lequel même, grouille une population aussi indifférente que malpropre.

Un quart d’heure de marche à travers des ruelles infâmes, et, devant moi, s’ouvre enfin une voie large, aérée, bien entretenue, qui mène à la légation de France. Cette rue est l’œuvre du résident, qui a tout assaini autour de lui, rêvant de constructions encore à élever, mais dont la réalisation fera de ce quartier, sans doute, le plus beau de Séoul.

De la légation, sise sur la hauteur, je découvre la campagne aride au nord, dénudée, ensablée et tachée de touffes épaisses, d’un rouge ardent.

Et je crois alors revoir les côtes des Somalis et de l’île Socotora.

Si l’aspect du septentrion me semble lamentable, en retournant vers le sud je ne puis qu’admirer. À perte de vue s’étendent des forêts aux arbres séculaires, pins de plus de quatre-vingts mètres de hauteur, piquant le ciel de leurs cimes droites et hardies

Danseuses coréennes.
et semblant répandre, malgré la distance, sur la

plaine séchée, l’ombre bienfaisante de leurs vertes masses. Ce jardin de la Corée est réserve royale. Nul n’a le droit d’y couper une branche, même d’y ramasser un fruit. Ce jour-là, je déjeune à l’européenne. Depuis combien de temps pareille aubaine ne m’était-elle advenue ? Quoi qu’il en soit, je profite bravement de l’aubaine qui m’est offerte.

La gaieté du résident, son solide appétit, entraînent ses convives. La chère est exquise, les vins authentiques, et les heures s’écoulent en un enchantement. Souvenirs évoqués, amis communs que, soudainement, l’on se connaît et dont les noms cimentent une amitié.

Cependant les Coréens nationaux et ceux qu’un long séjour dans le pays a, peu à peu, acclimatés aux mœurs indigènes, sont d’une extrême nonchalance.

Je laisse donc mes hôtes aux douceurs de la sieste, et je commence mes excursions à travers Séoul.



Ainsi que je l’ai déjà indiqué, chaque porte de la ville est affectée à un usage spécial.

Il y en a une pour les enterrements, une pour les contadins apportant leurs denrées, une pour les troupes, telle autre pour le passage du roi, etc. Celle que je visite tout d’abord excite en moi une indicible horreur.

Une odeur pestilentielle me saisit à la gorge, et, en pénétrant sous la voûte, je reste stupéfait de la quantité de squelettes qu’elle recouvre.

Sur une superficie de plusieurs mètres, j’enfonce dans un charnier humain, débris innommables auxquels des légions d’oiseaux de proie, corbeaux, orfraies, milans ou aigles, viennent chercher une hideuse nourriture.

Ils fuient à mon approche, et surtout sous le bâton de mes deux guides ; puis s’engouffrent dans leurs repaires avec de sinistres bruits d’ailes.

Sous cette porte d’Enfer, on dépose tous les enfants morts de la petite vérole, ainsi que les restes des criminels. Les corps des enfants sont attachés sur des planchettes que l’on glisse entre les interstices ménagés à cette intention dans les murailles.

Un cadavre remplace l’ancien, dont le squelette tombe au charnier.

On jette les criminels au tas indifféremment, à moins pourtant — fait rare — que les proches ne réclament le corps.

La plupart des suppliciés sont étranglés de la façon suivante, qui rappelle d’ailleurs le garrot espagnol :

On a fait un trou dans la muraille, d’un côté de laquelle se trouve le bourreau, de l’autre le condamné. L’un et l’autre ne doivent pas se voir. On passe dans le trou une corde que l’on noue autour du cou du patient, à qui l’on a, préalablement, lié les pieds et les mains. Le bourreau, alors, met en mouvement une sorte de tourniquet de bois auquel

Jeune Coréen.
la corde est adaptée, et il manœuvre ainsi jusqu’à ce

que mort s’ensuive.

Le mode de sépulture adopté pour les restes des criminels est barbare, odieux, révoltant. Néanmoins, aucune intervention civilisatrice n’a pu, jusqu’à présent, modifier cette coutume, inspirée et maintenue par le préjugé religieux.

En effet, le Coréen, qui croit fermement à la vie ultérieure, prétend ainsi préserver son paradis des intrusions funestes, et lui-même des contacts malsains. Or, tout Oriental attend, au jour suprême, de la Matière — éternel féminin — la restitution de son corps intégral et tel quel ; de l’Universel, — éternel masculin, — celle de son essence ou esprit.

Le souvenir du cloaque que je quitte, désagréablement impressionné, me fait trouver moins nauséabondes les rues tortueuses, étroites, que je traverse. En hiver, sous la pluie, on patauge dans un pied de boue ; en été, l’on marche dans des flots de poussière.

On s’y fait.



La légation de France, comme celle de Russie, de même que tous les bâtiments réservés aux mandarins, a une toiture en tuiles et ressemble aux habitations chinoises.

Les cases du peuple ou des classes inférieures sont recouvertes de la fameuse carapace en torchis dont j’ai déjà parlé.

Nulle bonzerie ou lamazerie, aucun temple à Boudha ou à l’honneur de Confucius, ne se trouvent à l’intérieur de la ville. Ces édifices ont tous été érigés au dehors. En fait de monuments, je ne vois guère qu’une petite pagode à neuf étages, construite par les Chinois à l’extrémité de leur quartier national. Plus loin, assez élevé, surmonté d’une cloche, un belvédère dont l’érection est due au résident de Chine.

Ce belvédère et celle cloche ont une destination spéciale. En cas de trouble, d’une révolte ou d’une conflagration quelconque, on sonne la cloche, et tous les Chinois, en quelque lieu qu’ils se trouvent, à quelque classe qu’ils appartiennent, les mandarins exceptés toutefois, doivent se réunir aussitôt à la résidence, où ils trouveront soit des armes, soit des pompes à feu, etc.

Il existe encore une autre pagode renfermant un énorme bourdon. Ce dernier sonne les cérémonies publiques ou religieuses concernant la famille royale ou l’État.

Après les cloches célèbres de Moscou et de Pékin, le bourdon de Séoul peut prendre place pour son volume extraordinaire.

Sur une colline, dominant les palais du roi, les missionnaires catholiques ont érigé une cathédrale. Ce ne fut pas sans difficultés, les Coréens faisant judicieusement observer que, d’après leurs lois, l’exercice d’un culte quelconque n’est toléré qu’en dehors de Séoul.

Le résident de France intervint alors, déclara que son culte à lui exigeait d’être célébré à l’intérieur des villes ; qu’il était dans son droit absolu en prétendant remplir ses devoirs religieux. Ces raisons prévalurent, et la construction de la cathédrale fut autorisée. On mit pourtant une condition : ni flèches ni tourelles ne devraient surmonter l’édifice, afin que l’harmonie de l’eau et du vent ne se trouvât troublée en aucune façon.

« Fong-Shouéi » (l’eau et le vent) sont deux divinités fort respectées des Coréens. Or, chez eux, toute proéminence due à la main des hommes est considérée comme devant détruire l’harmonie de la nature, jeter le trouble parmi les éléments et les esprits qui les animent, et aussi, chose autrement grave encore, parmi les âmes des ancêtres qui sont habituées à se mouvoir dans cette partie de l’espace. Des perturbations ainsi produites, les plus grands malheurs découleraient infailliblement. La non-observance de cette superstition, également répandue en Chine et fortement attachée au sol, susciterait de véritables révolutions. Elle fait naître de sérieuses difficultés pour les missionnaires et les étrangers.

Cependant, là-bas comme ailleurs, il est avec les dieux des accommodements, et pour qui connaît bien les mœurs de l’extrême Orient, Fong-Shouéi peut être séduit, trompé ou dompté.

À ce sujet, on m’a conté un fait assez caractéristique.

Un grand personnage arrive à Paris. C’était, je crois, l’un des premiers ambassadeurs chinois qui vinrent en Europe. Il était accompagné d’interprètes avec qui fut discutée aussitôt la grave question de trouver un hôtel situé et établi conformément aux lois de Fong-Shouéi. Rien ne satisfaisait aux exigences des éléments. Ici, les toits pointus avec leurs cheminées prenaient une attitude menaçante ; là, un paratonnerre perçait audacieusement les nues ; ailleurs, un édifice luttait contre le vent, qui lui témoignait sa colère par de sourdes vociférations. Bref, l’on désespérait de pouvoir loger M. l’ambassadeur, quand l’un des interprètes eut une idée géniale : celle de circonvenir Fong-Shouéi. Néanmoins, pour communiquer et s’entendre avec la sévère divinité, il fallait s’assurer le concours du sorcier, ministre spirituel attaché à l’ambassade.

Tout d’abord, Yu fit la sourde oreille, déclara que jamais il ne commettrait ce sacrilège de contraindre les dieux au service des barbares. Il s’affirma, tout net, incorruptible.

Nouvelles indécisions, pendant lesquelles M. l’am

Habitation rustique en Corée.
bassadeur put se voir menacé de coucher à la belle

étoile.

Mais Yu, le voyant, le sage, l’austère Yu, avait une faiblesse : il n’était pas indifférent aux charmes des généreux breuvages occidentaux.

L’interprète, qui s’en était aperçu, fit intervenir négligemment l’offre d’une coupe pleine ; puis une autre, puis une troisième, tant qu’enfin, les sentiments affectueux se trouvant vivement surexcités chez le rigide et impeccable Yu, celui-ci s’abandonna à son cher ami l’interprète et lui promit tout ce qu’il voulut.

Voilà le sorcier conduit à l’hôtel choisi. On installe tout pour l’auguste cérémonie, et l’officiant commence.

On a planté, aux quatre points cardinaux, des bâtonnets faits d’argol ou boulettes de fiente de chameau roulée et desséchée. On allume lesdits bâtonnets et l’on observe, avec une minutieuse attention, les ondulations de la fumée…

Celles de l’alcool produisant en même temps leur effet sympathique sur l’esprit et la vue du sorcier, il se trouva que tout était conforme aux rites sacrés, que Fong-Shouéi se déclarait respecté et satisfait, et que M. l’ambassadeur avait enfin conquis régulièrement un asile.



Comme chez tous les peuples soumis aux lois bouddhiques, le Coréen a des collèges sacrés où le mystère des incantations exige un long enseignement. Aucun Européen n’est admis à les visiter.

Cependant, les professeurs ou lettrés étant personnes corruptibles, les secrets professionnels sont parfois divulgués.

Une conscience de lettré pèse, suivant les circonstances, un, deux, trois verres de cognac, ou de xérès, ou de champagne. Une bouteille pleine de l’un de ces nectars fait fatalement pencher la balance à sa dernière extrémité.

Rien de moins compliqué que ces rites enfantins, parodie grossière des troublantes cérémonies de l’Inde et même de la Chine.

Ce sont généralement les enfants des danseuses ou des « moutan » que l’on consacre aux temples coréens, cela, dès leur âge le plus tendre.

Ils ne connaîtront jamais les caresses ni les soins d’une mère, et les mains osseuses des vieux bonzes guideront seules leurs premiers pas.

Aucune grandeur, aucune vérité, aucun sens si voilé qu’il soit, n’émane des temples coréens, et la vulgaire tireuse de cartes des foires parisiennes pénètre plus avant dans les sombres secrets d’Isis, que le lettré religieux de la péninsule asiatique.



De même que le Chinois, l’indigène coréen se nourrit presque exclusivement de riz, qu’il mange le plus souvent en pâte réduite en boules, préparée et séchée longtemps à l’avance par le soin des ménagères.

On délaye cette pâte dans l’eau au moment de l’absorber, ce qui constitue pour les yeux et les estomacs européens une nourriture gélatineuse aussi peu attrayante que peu digestive. Le couvert coréen n’est pas très compliqué.

Aussi bien dans la maison du fonctionnaire que dans la classe plébéienne, deux morceaux de bois, de métal, de laque ou même d’argent, taillés en baguettes longues de vingt centimètres, amincies à leurs extrémités, servent tout à la fois de cuillère, de fourchette et de couteau.

Muni de ces objets, dont il se sert avec la dextérité d’un jongleur, le Coréen lance sa nourriture au fond de son gosier et l’ingurgite ainsi, en une complète indifférence ou ignorance de sens du goût.

En guise de serviette et de mouchoir, il n’emploie — et ces coutumes sont d’ailleurs en vigueur dans tout l’extrême Orient — que de petits carrés de papier de soie dont il ne se sert qu’une fois.

Le linge lui est peu sympathique, et le mouchoir et la serviette, usités chez l’Européen, sont jugés ici grossiers et malpropres.

Un fonctionnaire coréen, avec lequel j’avais lié commerce d’amitié, me fit une fois cette observation, peut-être juste après tout :

« Vous remettez dans votre poche et vous gardez, souvent plus d’un jour, des impuretés que nous rejetons loin de nous lorsqu’elles se produisent. Où est la plus exacte propreté[2] ? »

L’argument du fonctionnaire m’a parfois rendu rêveur. J’avouerai cependant que, chaque fois que j’ai tenté l’essai du papier de soie en guise de mouchoir, mes doigts et mon visage s’en sont très mal trouvés.



Les porcelaines, les laques, les incrustations de nacre, d’or et d’ivoire, sont, chez ce peuple, d’incontestables merveilles.

Mais l’industrie et l’art coréens ont été absorbés par le Japon, et, depuis cinq siècles, le gouvernement a interdit à la péninsule tout commerce d’exportation, la condamnant ainsi à la plus extrême misère.

L’indolence du caractère indigène lui donne, généralement, une apparence d’infériorité intellectuelle qui n’est pas, en réalité, la caractéristique de sa race.

Semblable à la nature qui l’entoure, l’âme de ce peuple encore en gemmation possède l’innéité des arts extérieurs, — j’en excepte la musique, — du

Marchand ambulant coréen.

commerce et de l’industrie, et l’éclosion de ces germes se fera subite, dès que le carcan de l’esclavage n’entravera plus le mouvement d’avancement naturel à l’homme libre.

Des chanteurs, des mendiants, des marchands ambulants de toutes sortes, sillonnent les rues de Séoul.

Les marchands portent sur leur dos des amoncellements de petites marmites faites de boue sèche, semblables aux toitures de leurs cases, qu’ils retiennent savamment entre elles et qu’ils maintiennent par un prodige d’équilibre, au moyen de lanières en paille de riz tressée. Quelques-unes de ces marmites contiennent de l’eau ou des boissons fermentées ; d’autres, des boules de riz et, dans les jours de liesse, des morceaux de chien rôti ou bouilli. D’autres encore, et celles-ci l’annoncent de loin, des pâtés de poisson absolument pourri.

Cette nourriture infâme, que j’ai retrouvée au Tonkin, est recherchée non seulement par le peuple, mais encore par la haute société coréenne !…



En arrivant à Séoul, désireux de surprendre tous les secrets des mœurs de la péninsule, ceux qui concernent l’élément féminin étant très celés aux étrangers, je sortais souvent la nuit, affublé d’un costume de mandarin (j’ai droit à cet honneur en première classe), et ce m’était une protection.

Je pouvais suivre ainsi les évolutions des dames de la ville…

Elles vont rarement à pied.

Cependant, quand elles sont désireuses de respirer l’air du dehors ou que, chose rare, elles ne possèdent point de chaise, affublées de la mante ou cape qui leur couvre tête et visage (comme l’indique notre figure de la page suivante), ne laissant d’ouvert qu’une raie assez large pour la liberté du regard, sans pourtant découvrir les yeux, elles se font suivre de plusieurs femmes ou de jeunes enfants qui, avec moins d’élégance et de joliesse, remplacent les pages de nos aïeules.

Ces dames donc échangent entre elles des visites, lesquelles, souvent, se prolongent jusqu’à l’aube. Elles boivent du thé, des liqueurs, même du champagne et d’autres vins de France, grignotent des sucreries, fument des cigarettes et se communiquent entre elles. des renseignements de la plus haute importance :

Le meilleur moyen pour fixer le fard du visage ; la manière de peindre les ongles en rouge, les dents et les yeux en noir ; le procédé le plus pratique d’arquer les sourcils, de natter les cheveux et d’attacher le pantalon qui forme la partie la plus luxueuse de leur costume.

Avec une nuance de détails, ces réceptions sont en tout point semblables aux five-o’clock en faveur dans les salons européens, à cela près cependant que les hommes en sont exclus.

Ces dames, parfois, font de la musique (?!)…

Grâce à la complaisance d’un fonctionnaire de qui la femme recevait la fleur du panier coréen, j’ai pu entendre, sinon voir, tout ce qui se disait et se faisait dans le gynécée.

La musique, ici, est à peine existante. De rares notes, à sonorités inhabilement prolongées, sur des

Dame coréenne allant en visite.

instruments imprécis, tenant du téorbe, de la mandoline et de la guitare, constituent, uniquement, de brèves mélopées, sur lesquelles se rythment quelques monosyllabes dont, malgré ma science des langues chinoise, japonaise et coréenne, il ne m’a pas été possible de saisir le sens ou seulement l’intention. Telles quelles, ces exécutions « artistiques » faisaient pâmer ces dames, et même le complaisant et aimable mari qui me faisait assister à ces fêtes. Ni lui ni moi (à Séoul) ne nous serions vantés de notre indiscrétion, qui eût d’ailleurs été punie : pour un Européen, par son renvoi immédiat de Corée ; pour le fonctionnaire, par la mort.

Ces exécutions, en pareil cas, n’étant point considérées comme peine infamante, mais seulement expiatoire d’un crime de lèse-législation, sont en quelque sorte volontaires.

Le condamné s’y pourrait soustraire. Mais, déchu, aussitôt, de ses droits de citoyen, il ne serait plus désormais qu’un paria, traînant une vie de misère et de honte, cent fois plus redoutable que la mort.

Ce trait de mœurs est également emprunté aux Chinois, qui punissent de même tous les crimes politiques.

Un yatagan est apporté, en grande pompe, au coupable, qui s’en ouvre le ventre et meurt sur ses entrailles pantelantes.

Les honneurs, alors, lui sont rendus, et le paradis de Bouddha ouvre ses portes toutes grandes à la victime du devoir social.

Une idée philosophique et concluante se détache, peut-être, de cette coutume, qui nous semble barbare, alors que nous trouvons naturel et nécessaire d’échanger une balle ou un coup d’épée avec un monsieur qui, par inadvertance, nous a marché sur le pied ou qui, louchant simplement, paraît nous regarder de travers.



Mais revenons aux Coréens.

Le roi habitait autrefois un palais magnifique, désigné aujourd’hui par le titre d’« ancien ».

Ces constructions, toutes dans le style chinois, déjà décrit si souvent, n’offrent qu’un intérêt relatif. C’est une succession de grands « halls » avec des toits pointus garnis de clochetons. Ces « halls » sont séparés par des cours et par des jardins, ceux-ci traversés de ruisseaux et semés de petits lacs que couvrent des nénuphars.

Dans chaque îlot, formé et contourné par les ruisseaux, on a placé des kiosques-abris contre la pluie et contre la chaleur. De loin en loin, des ponts réunissent les îlots. Très bizarres, ces ponts, faits de bois et de chaume, tordus baroquement, création d’un esprit tortionnaire ou intensivement hilare.

Les rampes de certains — à l’instar des toitures de quelques — pagodes sont hérissées de chimères fantastiques, de gargouilles à têtes de tigre et de chiens fabuleux.

L’art, ici, n’est encore que la conception du monstrueux, de l’effrayant, du formidable. Mais la beauté et la grâce surgiront bientôt de ces forces, au premier souffle de la civilisation.

Il y a de nombreuses années, des génies malfaisants habitaient l’ancien palais. On entendait toutes les nuits de lugubres hurlements. Les chiens aboyaient à la lune, et les femmes aperçurent des fantômes se glissant dans les salles, à travers les jardins, effleurant l’eau des lacs pour aller enfin se perdre dans l’ombre qui est leur élément.

Bonzes, sorciers et voyants, consultés, décrétèrent alors que, les esprits semblant, par ce fait, avoir choisi pour demeure la résidence royale, la nécessité s’imposait de leur céder la place.

On construisit donc un autre palais : le « nouveau », qu’habite le roi actuel. Ce fut une copie de l’ancien, dont il ne se distingue guère que par les deux immenses et hideuses chimères qui en gardent la porte principale.

D’après la légende, — il y en a sur tout et pour tout, en Orient, — ces hydres menaçantes protègent le palais et le préservent, en les effrayant, des génies malfaisants, habitants du volcan éteint situé en face de Séoul et dont, sans la terreur salutaire qu’inspirent aux esprits du mal ces deux redoutables gardiennes, les génies ne manqueraient pas de rouvrir et d’embraser le cratère.

Le roi, épris du progrès, a, malgré les craintes et les répugnances de son entourage, introduit l’électricité dans sa résidence, de même que les canons-revolvers et d’autres petits canons de campagne dont il a flanqué, comme ornements défensifs, les cours et les terrasses du palais.



On constate à Séoul deux influences prépondérantes : celle des Chinois et celle des Japonais. Leurs nationaux forment deux clans bien distincts, chacun ayant sa garantie spéciale : un corps de gendarmes, un corps de troupe, qui demeurent à la disposition de leur représentant respectif, et un corps de police, tous trois affectés à la défense dans l’origine, à la surveillance mutuelle dans la situation présente.

Japonais et Chinois, à quelque classe qu’ils appartiennent, ne fusionnent jamais. Ils s’évitent avec soin, et en aucun cas ne se porteraient aide ou secours.

De ces compétitions est né le conflit suivant, qui a un intérêt trop grand pour que je le passe sous silence.

Le père du roi actuel, le Taï Wan-Koun, dépossédé du trône par le gouvernement chinois qui protège Li-Hi et toute la famille de la reine, s’est ligué contre son fils et entretient d’étroits rapports avec le Japon. Depuis de nombreuses années, sous prétexte de flatter le goût du Taï Wan-Koun pour les autographes, tous les personnages influents venant du Japon et traversant Séoul s’empressaient de rendre visite au père du roi.

En réalité, ils fomentaient avec lui une révolution ne tendant à rien moins qu’à mettre la Corée sous la domination japonaise.

Pour avoir été prématuré, le complot échoua.

Les Chinois, en force à Séoul, délivrèrent le roi Li-Hi, tombé au pouvoir des Japonais, se saisirent du Taï Wan-Koun et l’envoyèrent en exil à Tien-Tsin, dans le golfe du Petchili.

Un fait qui mérite d’être mentionné, c’est la bravoure indiscutable que déployèrent les Japonais en cette circonstance.

La veille du jour convenu entre les conspirateurs pour l’exécution de leur projet, un grand dîner, destiné à célébrer le commencement du service postal dans la grande île, eut lieu au ministère japonais.

À ce repas assistaient tous les hauts fonctionnaires

Le père du roi de Corée.
et quelques membres des plus puissants de la famille

royale.

Malgré l’avis de surseoir donné par les chefs de la conspiration, les affiliés se portèrent en foule autour du ministère, y firent irruption, massacrèrent tous les Coréens qui sortirent de la salle, et l’un des princes de la famille de la reine, — Ming-Yong-Hick, — frappé de deux coups de sabre à la tête et au cou, ne dut son salut qu’à l’intervention de M. Von Hollendorff, sujet allemand, qui le couvrit de son drapeau.

Cependant les Japonais massés à Tchemoulpo n’avaient pas été prévenus à temps par leurs compatriotes. de Séoul, et ne purent arriver avant que les Chinois, en nombre, ne se fussent interposés. Un combat se livra dans les rues de Séoul, mais aucun Européen ne fut molesté, et la circulation ne fut pas même interrompue.

Les Japonais se sentaient faiblir.

Le peuple coréen, généralement hostile au parti du Taï Wan-Koun, massacrait les vieillards, les femmes et les enfants, partie négligeable cependant dans l’esprit indigène.

Ceux qui purent se sauver vinrent se réfugier à l’ambassade. On les enserra au milieu des soldats japonais, qui accomplirent ainsi une trouée dans les lignes coréo-chinoises, avec un sang-froid et un courage dignes de tous les éloges. Aux portes de Séoul, ils rencontrèrent les troupes venues de Tchemoulpo, qui protégèrent leur retraite.

Le parti de la reine, si hostile à la domination japonaise, triomphait à nouveau et se déclarait omnipotent.



Je n’ai dépeint, jusqu’ici, que la Corée extérieure. Me voici arrivé à son cœur même, à ses mœurs, ses aptitudes et ses tendances.

Le peuple coréen n’est ni une force ni une volonté. Il est l’esclave d’une force, le résultat d’une volonté. Il se soumet, ignorant, sans intuition d’un état supérieur.

La dynastie compte environ cinq siècles d’existence. C’est la grande famille des Li, à qui la Corée est redevable de son affranchissement des jougs chinois et japonais.

Un certain goût pour les arts ; des instincts littéraires, distinguent encore cette famille. L’un de ses membres a inventé une écriture alphabétique qui sert aux Coréens pour leur correspondance familière.

Cependant la langue et l’écriture chinoises sont demeurées officielles pour les Coréens, comme autrefois le latin, « langue mère » chez la plupart des peuples d’Occident.

Il n’existe pas un livre écrit en coréen. Ce langage n’est que l’idiome, et les nationaux restent inféodés à la langue chinoise.

Les premiers étrangers parvenus à Séoul se sont servis de l’écriture alphabétique coréenne pour correspondre avec la cour, et il se produisit alors ce fait qui mérite d’être mentionné, comme affirmation de la manie routinière qui, en tous temps et en tous pays, a toujours arrêté l’élan des intelligences et des mouvements spontanés d’avancement.

Quand les dépêches ainsi libellées en coréen parvenaient aux mandarins nationaux, ceux-ci affectaient de ne pas même les comprendre et n’y répondaient jamais.

Cette inertie usa les volontés.



J’ai une lettre d’introduction auprès du roi, et j’obtiens une audience.

En tenue de circonstance, je monte en chaise (car on ne se présente jamais en piéton aux portes royales), et mes porteurs me cahotent à travers un dédale de ruelles remplies d’eau, et sur des pierres pointues se succédant par unités.

On m’arrête devant la porte principale du palais, celle des Chimères, exposée au sud comme toutes les grandes entrées. Là, un fonctionnaire m’attend pour me recevoir et me conduire chez Sa Majesté.

Suivant les dignités du visiteur, celles de l’introducteur varient. Il est ministre, ou attaché, ou simplement secrétaire.

Il me reste deux kilomètres à franchir avant d’atteindre la salle d’audience, et je les ferai à pied, quel que soit le temps, ou torride ou glacial, que la pluie me trempe ou que la poussière m’aveugle, et sans cesse infecté par les mauvaises odeurs qui s’échappent de tous côtés.

Je marche ainsi, résigné, parcourant d’innombrables cours, enjambant des ruisseaux, traversant des ponts, puis retrouvant indéfiniment des cours, des jardins et des allées.

Enfin ! un repos. Mon guide m’arrête dans la salle qui précède celle des audiences. Je suis au centre de la résidence. Cependant, les appartements royaux sont encore éloignés, et j’attendrai ici que le roi les ait quittés pour passer dans la salle des réceptions.

Des allées plantées d’arbres entourent cette partie du palais et l’ombragent. Dans des vases placés à égales distances, j’admire des azalées venues du Japon. J’aperçois des pivoines et des chrysanthèmes, fleurs devenues presque nationales, des camélias et des roses rares. Les fleurs de luxe sont celles des pommiers et des pruniers. Du reste, en Corée, la flore est implantée. Elle ne possède aucune individualité, si, toutefois, le mot est correctement applicable.

Le mobilier, assez succinct d’ailleurs, est à l’européenne. Mon examen est interrompu. On sert une collation champagne et autres vins de France ; biscuits et pains anglais ; cigares de Manille. Je lunche d’autant plus volontiers que le roi, me dit-on, ne me recevra peut-être pas avant trois ou quatre heures. L’attente qu’il impose à ses visiteurs varie, paraît-il, suivant son humeur. Depuis quelques années pourtant, le monarque est moins fantasque.

J’ai la bonne fortune de me présenter à un moment favorable, et il ne s’est pas écoulé un quart d’heure que le signal d’introduction est communiqué à mon guide.

Je pénètre. Le roi est là, et, bien entendu, je reste ébloui. C’est pourquoi, dans la crainte de ne pas dépeindre Sa Majesté avec une scrupuleuse exactitude, je laisserai à mon émotion le temps de se calmer, et j’esquisserai le décor local.

La salle, immense, n’a ni portes ni fenêtres. Elle est entourée de barreaux rapprochés, recouverts, sur trois côtés, de papier coréen. Le quatrième côté, par lequel je suis entré et qui fait face au trône, est ouvert à ses deux extrémités, droite et gauche.

Je me suis arrêté, sur l’injonction de mon guide, au centre de la salle, en face du trône, dont une énorme table nous sépare.

Tandis que je m’incline à l’européenne, les Coréens qui m’accompagnent s’avancent à quatre pattes. Tel est le salut de cour, moins pénible, pourtant, que celui de certains peuples d’Afrique, où la langue des courtisans doit lécher la poussière que l’on répand à dessein sur les marches du trône, après quoi ils prononcent leurs discours, présentent leurs requêtes, quand ils le peuvent toutefois, l’action de cracher devant le roi ou simplement de s’essuyer constituant un crime de lèse-majesté.

Enfin, je contemple le trône. Il est composé de huit feuilles de paravent sur lesquelles sont inscrits tous les mots de bonheur et de longévité. Ces feuilles supportent un siège doré dont les bras simulent des dragons aux corps minces et allongés, aux pattes armées de cinq griffes. Le dossier du trône affecte une forme arrondie.

Des guirlandes, des feuillages, des losanges, s’entrelacent autour du trône. Des nattes couvrent le sol, et des stores épais, accrochés aux vérandas qui encerclent la salle, tamisent la lumière. La table qui nous sépare de Sa Majesté coréenne est recouverte d’un tapis de fabrication allemande. Sur les murs en papier, sont appendus des écriteaux où se lisent des sentences en caractères chinois, tandis qu’au fond, derrière le trône, se déroule un gigantesque Kakimono, représentant le tigre royal de Corée.

En attendant respectueusement que le roi daigne me parler, je puis l’examiner à la dérobée. C’est un homme de quarante et quelques années, petit, bien proportionné, à l’œil vif et intelligent, dans lequel on surprend parfois une certaine mélancolie, signe probable de l’excessive douceur qui caractérise ce monarque.

Il est vêtu de ces gazes de soie, véritables toiles d’araignée que, dans leur langage emphatique et imagé, les Orientaux dénomment « air tissé, eau courante ou rosée du soir ».

Par-dessus ces gazes multicolores, le roi porte une première robe faite de foukousas japonais, sur laquelle s’en drape une seconde de satin couleur sang de bœuf. Celle-ci est brodée, au col, sur la poitrine et les coins du bas, de dragons d’or aux tons verts d’une splendeur inouïe. Telle est, du moins, la tenue de réception, car, dans la vie intime, Sa Majesté affecte des goûts et un costume fort simples.

La coiffure royale se compose d’un chapeau en forme de cloche incrusté de pierreries et orné de l’immanquable dragon d’or. La chaussure est une sorte de botte en satin entourant la jambe, et cousue à des semelles de deux pouces d’épaisseur, à bouts recourbés jusqu’au cou-de-pied. On dirait presque de petits bateaux.

Le roi me regarde longtemps dans un profond silence, duquel, grâce à l’examen que je viens de faire, je me suis à peine aperçu.

Cependant, quelque chose de très doux, qui me paraît lointain, presque comme un murmure, s’est fait entendre. Il paraît que cela s’échappe de la bouche royale, qui daigne enfin m’interroger.

Ces questions officielles, d’ailleurs, ne varient jamais, et je les reproduis dans leur ordre, selon leur forme immuable.

Le Roi.

Avez-vous reçu des télégrammes de votre pays ?

L’Étranger.

J’ai reçu des télégrammes de mon pays.

Le Roi.

Vous avez eu un vent favorable ?

L’Étranger.

J’ai eu un vent favorable.

Le Roi.

L’Empereur, le Roi… ou le Président de la République se porte-t-il bien ?

Ici l’étranger présente une affirmation sur la santé excellente du chef de son gouvernement.

L’étiquette est satisfaite. Le Roi demande alors ce qui se passe en Europe. Il s’intéresse au mouvement social, économique, commercial et politique. C’est un homme accueillant et intelligent, de qui l’excessive timidité provient, sans aucun doute, des révolutions nombreuses et sanglantes auxquelles il a été mêlé.

Ce monarque aime à s’instruire. Il veut être éclairé sur les sciences, les arts, les lettres que l’on cultive dans les beaux pays d’Occident. Il comprend facilement et surprend par la hauteur de ses vues, la rapidité et la netteté de ses remarques, le tact et la droiture de son jugement, ainsi que j’ai pu l’apprécier par la suite.

Il y a quelques années encore, l’étiquette exigeait que les étrangers reçus à la cour — bien qu’on ne pût les astreindre au salut coréen, qui consiste, comme on sait, à se traîner à quatre pattes — se tinssent néanmoins devant Sa Majesté l’échine courbée et les yeux baissés.

Mais, à la réception du dernier résident de France, celui-ci refusa formellement de se soumettre à cet usage.

Le roi se montra étonné plutôt que formalisé.

« Pourquoi, demanda-t-il, ne vous courbez-vous pas, et me regardez-vous en face ?

— C’est, répondit le résident, parce que le Français, avant tout sincère, n’a rien à cacher, et s’il ouvre tout grands ses yeux, c’est afin que le roi puisse y lire sa loyauté et son dévouement. »

Cette réponse conquit le roi et, désormais, modifia l’étiquette.



Très charmé de la réception qui m’a été faite par le roi Li-Hi, je sollicite la faveur d’être présenté à la reine ; mais Sa Gracieuse Majesté ne reçoit, me dit-on, que les dames de qui les maris appartiennent au corps. diplomatique. Elle n’assiste jamais aux réceptions, quelles qu’elles soient, et, bien que gouvernant en partie les affaires de l’État, intelligente, énergique et intuitivement lettrée, la souveraine de la Corée s’efface absolument quand il s’agit de paraître.

Mon grand désir de la connaître me fait commettre une indiscrétion, non sans précédent, si j’en juge par les égratignures faites au papier qui sert de muraille, entre la salle où nous sommes et celle qu’occupent la reine et sa maison. Je risque un œil, et j’aperçois Sa Majesté, entourée des dames de sa cour, dont elle ne se distingue que par les marques de respect qui lui sont décernées.

Son costume, composé de soieries et de gazes, de même que celui des dames d’honneur, est d’une grande richesse. Une coiffure compliquée, faite de nattes de cheveux entremêlés de pierreries, surmontés de diadèmes, traversés d’énormes épingles d’une longueur de soixante centimètres au moins, écrase sa personne, dont la taille est plutôt au-dessous de la moyenne.

Comme toutes les Coréennes, la reine et ses compagnes sont tellement fardées, qu’il est presque impossible de définir leur âge, même leur physionomie.

La monogamie, qui régit les lois du mariage en Corée, confirme à la femme des classes élevées une importance relative, qui devient très réelle dans le ménage royal.

…Aussi la famille de la reine obtient-elle la priorité sur celle du roi et détient-elle, au détriment des parents de ce dernier, toutes les charges et fonctions. de l’État.

D’où un antagonisme qui ne laisse pas de susciter de nombreuses difficultés gouvernementales et qui, il

Ministre des affaires étrangères à la cour de Corée.
y a quelques années, fit naître, en Corée, la terrible

révolution dont je vous ai déjà relaté les péripéties.

Taï Wan-Koun, le père du roi, tenta même de faire assassiner la reine, sa belle-fille. Mais celle-ci, justement émue dès les premiers troubles, se confia au dévouement d’un de ses serviteurs et, dissimulée dans une hotte, sortit de son palais pour aller se cacher, pendant plusieurs mois, au fond d’une case coréenne. L’une de ses femmes, ayant, pour mieux faciliter la supercherie, endossé le costume royal, fut égorgée à la place de sa souveraine, et, consolation inappréciable, bénéficia des funérailles préparées pour la reine.

La grande cloche tinta, les coups de fusil et de canon retentirent, annonçant au monde le deuil qui le frappait ; les visages se couvrirent de grossières étoffes ; des processions sillonnèrent la ville de Séoul, se rendant dans les temples pour conjurer les noirs esprits de suspendre les effets de leur colère ; les larmes lavèrent les faces navrées des courtisans, et le roi se choisit une nouvelle épouse !…

Après quelques mois, quand le calme fut rétabli, un beau jour, au son des cloches qui avaient pleuré sa mort, et qui maintenant tintaient joyeuses à sa résurrection, la reine de Corée fit, dans son palais, une rentrée triomphale et reprit, plus serrées, entre ses mains mignonnes, les rênes du gouvernement.

Cette anecdote m’est contée par mon guide, tandis que je tâche de surprendre les secrets de l’intimité royale ; mais ces dames se savent regardées, et leurs attitudes préparées ne m’offrent aucun intérêt.

Je ne m’y arrête pas.

D’ailleurs, en quittant le roi, une visite s’impose au prince héritier, et ma curiosité sacrifie volontiers à l’étiquette.

Je me rends donc chez le prince, et il m’est absolument impossible de reconnaître un jeune homme de dix-huit ans dans l’être qui, en dépit d’une assez vaste corpulence, a tout l’aspect d’un véritable enfant.

L’unique occupation de l’héritier du trône consiste à rouler entre ses mâchoires une grosse boule d’ambre, pour l’aspirer ensuite en des contorsions ridicules de la langue. Le prince semble à peine s’apercevoir de notre présence, et n’interrompt son intelligent divertissement que pour articuler quelques mots incompréhensibles, que mon optimisme veut croire accueillants.

Le prince, paraît-il, est assujetti à une étude exagérée de la langue chinoise, dont les dix ou quinze

Un garde du palais royal coréen.
mille caractères lui ont, sans doute, obstrué le cerveau.

Je le quitte peu charmé, et recommence, pour sortir du palais, l’interminable chemin de tout à l’heure, à travers les halls, les cours, les ponts, les jardins, les terrasses, etc., etc.



J’ai pénétré, par faveur spéciale, dans quelques intérieurs coréens. Les femmes, exclues des réceptions, se visitent entre elles, mais la nuit seulement. Elles sortent en chaise, le visage soigneusement caché.

L’instruction des Coréennes est très rudimentaire, et, en dehors de la langue alphabétique de Li, qu’elles lisent et écrivent suffisamment, il est rare qu’elles connaissent autre chose que les soins de l’intérieur.

Encore ceux-ci sont-ils peu compliqués.

Comme dans les anciennes sociétés grecque et romaine, le gynécée coréen reste fermé à l’intellectualité, tandis que les arts, encore que très élémentaires, demeurent l’apanage exclusif des bayadères, chanteuses, danseuses, sorcières et prêtresses.

La loi ancestrale demeure souveraine dans la famille coréenne. Le plus ancien, bisaïeul, aïeul ou père, et à leur défaut le mari, est le chef suprême. Il dispose des biens, des volontés et, en certains cas, de la vie même des siens.



Les fonctionnaires coréens se visitent souvent. Ils jouent aux cartes, — qu’ils adorent, — aux échecs, au tonneau, et admettent assez volontiers les Européens parmi eux. Presque tous les jeux d’Europe sont accrédités à la cour, et je ne désespère pas de rencontrer quelque jour des pratiquants de bonneteau dans un train de chemin de fer coréen, « dès qu’il y en aura dans la péninsule ».

Le « home » indigène reste fermé. La vie intime est jalousement gardée secrète, et, pour ce, aucune ouverture n’est pratiquée à l’extérieur de l’habitation.

Portes et fenêtres prennent jour sur les cours et terrasses intérieures.

Cette coutume, usitée dans presque tout l’Orient, jette sur les cités une lourdeur de silence qui engendre la tristesse chez l’Européen, et qui, chez l’indigène, perpétue l’indifférence.

Toute personne qui se permettrait de profiter d’une élévation quelconque pour regarder dans une maison coréenne encourrait les peines les plus graves. Un fonctionnaire se verrait dégradé, un inférieur roué de coups, et même, m’a-t-on assuré, soumis à la torture.

Ce sont là des préjugés anciens que l’on respecte encore, sans y être autrement attaché. Les instincts de progrès éveillés chez ces peuples par le contact des étrangers, et surtout des missionnaires catholiques, accompliront l’œuvre lente, mais assurée, d’épurer les mœurs en élaguant les abus.

Pagode d’instruction ou séminaire coréen.


Plusieurs fois par an, le roi sort de sa résidence, soit pour visiter les jardins, les palais, les forêts qu’il possède, soit pour aller faire ses dévotions. Ces sorties nécessitent une grande pompe, Sa Majesté Li-Hi étant toujours escortée de plusieurs milliers de personnes.

Le cortège est imposant. Presque chaque fois la reine et le prince héritier accompagnent le monarque, sur le passage duquel, de chaque côté du chemin, le peuple est tenu de faire la haie en poussant des hourras. Enthousiasme imposé qui étouffe toute velléité d’élan, toute sincérité spontanée.

Le roi, quelque peu démocrate dans ses aspirations, réprouve celle coutume, à laquelle, pourtant, sa timidité naturelle refuse de le soustraire. Ces promenades d’apparat lui sont un supplice ; ainsi l’indique, du moins, sa physionomie, qui ne m’a jamais semblé aussi assombrie que dans les jours de fête.

Le cortège mérite une description détaillée. Précédé de hérauts d’armes, un général apparaît. Il y a, à Séoul, quatre corps d’armée : celui du Nord, celui du Sud, celui de l’Est et celui de l’Ouest.

J’ai déjà remarqué que les quatre points cardinaux sont, en Corée, les indicateurs et régulateurs essentiels de tous les mouvements.

Le général, vêtu d’étoffes constellées aux multiples et éclatantes couleurs, est couvert d’armes préhistoriques. Lui et les officiers de sa suite sont juchés, presque debout, sur leurs montures, et soutenus, dans celle position incommode, par des soldats qui conduisent en outre les chevaux par la bride.

Une centaine d’hommes passent.

Puis un autre général, puis un même nombre de soldats portant de splendides oriflammes, puis la section d’artillerie, les mitrailleuses à tir rapide, les canons de campagne, et voici les gardes du palais. Leurs vêtements sont aussi magnifiques que leur allure

Une promenade du roi de Corée.
est majestueuse. Costumées à l’européenne, les troupes

se rangent en haie et contiennent la masse populaire.

Soixante gardes entourent et portent la chaise royale, véritable trône, de couleur rouge, ornementée de sculptures et de colonnes auxquelles des dragons d’or s’accrochent de leurs griffes. À la toiture, en forme de pagode, sont appendus des stores qui protègent le roi contre les intempéries.

L’étoffe jaune écrue qui habille les porteurs prend, sous le soleil, d’éclatants reflets d’or, donnant l’illusion que l’astre dieu lui-même accompagne et garde le monarque coréen.

L’effet est très grand, et, comme dans tous les pays d’Orient, la nature, exhalant sa puissance, offre un merveilleux cadre.

Derrière la chaise royale, des troupes défilent encore. Un général est à leur tête. Viennent alors les gardes du prince héritier et ses porteurs.

À la reine, les mêmes honneurs qu’au roi sont rendus. Un nombre égal d’officiers, de troupes et de gardes lui fait escorte. Seulement sa chaise est portée par des femmes dont les costumes, aux gazes miroitantes, effacent en éclat ceux des porteurs du roi. Les coiffures de ces femmes ont une hauteur et une largeur invraisemblables, et leur poids, qui peut atteindre deux kilos, doit leur être une torture. Mais en Corée, comme ailleurs, je pense, on ne transige pas avec la mode.

De telles cérémonies coûtent des sommes immenses. Elles sont, parfois, le prélude de la vente prochaine des fonctions publiques, moyen grâce auquel les caisses de l’État, un moment anémiées, reconquerront leurs forces.

Ce système, qui fut, après tout, celui des anciennes monarchies occidentales, subvient aux besoins de la cour, et a ceci de sage et d’équitable qu’il n’impose que le riche.

Il est vrai de dire que, de ces sommes versées, aucune n’arrive intacte à sa destination. Elles passent par des mains nombreuses et s’égarent, en partie, dans les poches des intermédiaires !

Les promenades royales durent plus ou moins longtemps, suivant leur but, soit d’après la température, soit même selon l’humeur de Leurs Majestés.

Lorsque celles-ci s’attardent, on prépare sur toute la route qu’elles devront parcourir des hauts bambous plantés en terre et au sommet desquels on allume des torches résineuses. On dirait d’immenses balais menaçant la poussière qui les nargue. Mais le spectacle devient vraiment curieux quand, la nuit venue, on allume ces torches. Les flammes et la fumée enveloppant alors d’éclairs et d’ombres les mille couleurs des costumes, des drapeaux et des armes, produisent un effet fantastique, tandis que l’immobilité presque rigide de tous ces Orientaux suscite la pensée que des anthropolites se sont détachés des marbres et des rocs, leurs primes formes, pour suivre un sabbat fabuleux.



La reine sort souvent sans apparat. Profondément atteinte dans sa dignité de mère et de souveraine par l’incapacité morale de son fils, elle se rend dans les temples de Bouddha pour invoquer le dieu et obtenir de sa miséricorde un éclatant miracle.

Mais Bouddha reste sourd, dédaigneux de cette grande race des Li qui menace de s’éteindre, tout au moins au point de vue de l’intellectualité.

La reine possède une amie à qui elle accorde toute sa confiance, soumettant ses moindres actes à sa censure. Cette amie appartient à la caste des sorcières, et sa généalogie familiale se perd dans de ténébreux lointains.

Ladite sorcière, dont la réputation ancestrale et personnelle est incontestée dans toute la péninsule, est mère de nombreux enfants qu’elle a tous placés, par l’intermédiaire de la reine, dans les fonctions publiques les plus avantageuses.

Son système, pour atteindre ce résultat, bien qu’ingénieux, ne semble ni très neuf ni très original. La pythonisse coréenne évoque les esprits, communique avec eux et recueille leurs décisions, qui sont invariablement celles-ci :

« Un lien mystique existe entre les destinées du prince et celles de tel enfant de madame la sorcière. En exaltant celui-ci, la reine satisfait aux intentions. de Bouddha, qui daigne alors éloigner du prince les influences funestes. »

Le résultat se faisant toujours désirer, la reine a tenté une plainte. Mais, par la bouche de son interprète intègre, le dieu suprême a répondu :

« Tu n’as pas fait assez, et d’ailleurs tu n’accordes rien par spontanéité. »

Et alors, sans arrêt, la pauvre souveraine dispense des faveurs, jusqu’au jour où, n’ayant plus rien à donner, ses yeux se dessilleront peut-être.



Une cérémonie qui mérite une mention spéciale est celle des enterrements coréens, ceux des fonctionnaires, bien entendu.

Les funérailles des classes inférieures ne sont qu’une copie, d’abord amoindrie, puis à peine tracée, des premiers.

C’est chose grave et solennelle que de reconduire celui qui va franchir le seuil du paradis bouddhique, là ou l’attendent les ancêtres, les amis et les esprits gardiens. Il devra éviter bien des écueils, surmonter nombre de périls avant d’y parvenir, et les génies du mal se dresseront devant lui pour entraver son ascension. On munira donc son cercueil de tous les moyens de défense, de tous les objets indispensables à ce voyage dangereux et définitif. Mais, dans leur spiritualisme, aussi inconscient que profond, les Coréens savent bien que, là où va le défunt, plus rien n’est tangible, jusqu’au jour de la résurrection suprême qui reconstituera les corps dans leur intégrité, et que, par conséquent, il suffit au défunt de posséder l’image même des choses. Les porteurs qui précèdent le cercueil brûlent donc devant lui, sur tout le parcours du cortège, des papiers légers, qui représentent ou les armes du mort, ou ses chevaux, ses chaises, ses habits, ses joyaux, voire ses femmes, ses richesses, ses serviteurs et ses fétiches. Et ces cendres s’envolent, poussière en la poussière, pour se répandre dans l’impalpable.

Cela ne rend-il pas rêveur, cette infrangible foi en la pérennité de la vie et de l’être ?

Soudain, en pleine indifférence, sinon en plein athéisme, on se sent ressaisi par les grands enthousiasmes de la prime jeunesse, alors qu’encore chrétien avant que philosophe, on montait sur les pas du doux Galiléen, s’éthérant en un pur idéal.

L’inspiration moïsiaque, principe de notre Genèse, côtoie sans cesse la légende bouddhique, et cette cor

Costume et insignes de deuil en Corée.
rélation manifeste donne la sensation profonde d’une

vérité unique, dont la forme seule diffère.

C’est en parallélant ces choses que je regarderai passer les innombrables coolies qui escortent le défunt. Leurs vestes rouges tachent de pourpre la masse blanche des parents, des sorciers et des amis, dont le nombre est d’autant plus grand que le personnage est plus considérable.

La famille ne peut porter ni soie ni coton. Les étoffes des vêtements sont en fil, et les visages masqués par des bandes de toile soutenues à bout de bras, au moyen de deux baguettes de bambou. J’ai déjà décrit ailleurs ce costume, aussi ridicule qu’incommode.

Outre leurs vestes rouges, les coolies sont coiffés de petits chapeaux de même couleur, surmontés d’une plume en aigrette, et la vision d’un Méphistophélès répété à l’infini m’est immédiatement suggérée.

Il va de soi que le dragon figure largement en cette circonstance. La chaise qui contient le cercueil de première classe en porte à ses bras, à sa toiture, à ses cloisons, tandis que le drap de satin bleu et rouge, dont la boîte funèbre est recouverte, montre, brodées d’or fin à chacun de ses coins, les éternelles et symboliques chimères.

Le Coréen abrite bien ses morts. Il leur construit, suivant ses ressources, une demeure dernière plus ou ou moins élégante et spacieuse, et j’ai recueilli, à ce sujet, certaine tradition que, il n’y a pas très longtemps, on respectait encore, mais qui maintenant est tombée en désuétude. Lorsque des personnages de distinction étaient parvenus à un âge très avancé, afin de leur rendre un suprême hommage, on ne permettait pas à la mort de venir les surprendre. On les conduisait à elle en très grande pompe, comme il convient entre gens de qualité qui vont cimenter une alliance.

Les élus étaient descendus dans une grotte construite et parée pour la solennité. On plaçait, près d’eux, des nattes, des couvertures, des provisions de bouche, des vêtements, des vases, des théières. On leur adressait en adieu des vœux de toute sorte pour le beau voyage qu’ils allaient entreprendre ; le cortège défilait devant eux, leur rendant les honneurs, puis la pierre du tombeau était scellée, et la mort qui guettait avait, dès lors, sa proie assurée.

Cette coutume, barbare sans doute, qui évoque le mystère des sépultures égyptiennes, a dû être en grand honneur en Corée, car l’on y retrouve fréquemment les vestiges d’excavations jadis murées et qui renferment toutes des spécimens curieux de porcelaines, de cuivres coréens de la plus grande beauté, dont les amateurs sont avides.

Il est probable que, d’ici à quelques années, ces trouvailles seront devenues aussi rares que les sarcophages de l’Égypte antique, et qu’ici comme là, une ingénieuse industrie suppléera à l’authenticité par habile supercherie.



L’aspect des rues commerçantes de Séoul est particulièrement curieux.

Des bandes d’enfants jouent dans la vase et rongent les détritus de toute sorte qu’ils y trouvent ; ils sont tristement laids.

D’une nudité presque complète jusqu’à l’âge de sept ans, ils offrent un désolant spectacle.

Ce déshabillé… n’est atténué par aucune de ces sensations d’attendrissement et d’intérêt que suscitent les formes imprécises et graciles de l’enfance.

Nul charme, nulle grâce n’est là. Ces ventres ballonnés ; ces peaux bronzées qu’une maigreur extrême colle à l’ossature difforme ; ces têtes énormes, point monstrueux sur un i tordu, offrent un aspect repoussant dont ces petits monstres n’ont nulle conscience, car ils sont, vis-à-vis des Européens principalement, d’une familiarité que l’intérêt fait naître.

Pour s’en débarrasser, on leur jette des sapèques, qu’ils se disputent avec leurs dents, leurs ongles et leurs poings. Ceux qui restent vainqueurs s’empressent d’acheter soit des boules de riz, soit tout autre régal.

Au grand scandale du Coréen des classes élevées qui ne sort qu’en chaise, précédé, porté et suivi par de nombreux coolies, j’erre dans Séoul avec mon unique parasol, et je refuse même les offres de service des interprètes qui sillonnent les rues.

Aucune entente parmi les marchands ; aucun syndicat, aucune confrérie ne règle les prix, ne taxe les objets. Aussi les achats, pour ceux qui ignorent les us d’extrême Orient, sont-ils chose assez embarrassante.

Ma connaissance du marchandage habituel me fait respecter, et comme le sens du juste et du vrai est la caractéristique du primitif, il ne se vend pas une étoffe de prix à Séoul, un beau laque, un cuivre précieux, qu’ils ne m’aient été offerts avant même que d’être mis en circulation.

Le magasin coréen n’est qu’un capharnaüm. Aucun goût ne se déploie ; nul étalage artistique ou ingénieux n’est présenté.

Le pot de terre, destiné à la cuisine populaire, roule sur les étoffes de soie, les pièces de gaze lamées d’or que les classes élevées achèteront, et l’insouciance du péninsulaire m’est encore confirmée.

D’ailleurs, si ce n’est par le peuple, les boutiques sont rarement visitées. Les dames coréennes se font apporter ce qu’elles désirent, et, depuis plusieurs années, elles font venir d’Angleterre ou de Paris leurs objets de toilette. Plusieurs s’habillent à l’européenne, et, il faut le reconnaître, elles ont grand tort.

Une seule fois il m’a été permis de le constater, car, ainsi que que je l’ai déjà dit, les dames de Corée ne paraissent jamais à visage découvert devant les étrangers.



Une danseuse attachée à la maison royale se distinguait de ses compagnes par son indiscutable beauté, telle même pour des yeux européens.

Un jeune chargé d’affaires (il vit encore et je ne puis divulguer son nom) fut particulièrement frappé par la grâce et le charme de cette jeune femme.

Il la demanda au roi Li-Hi, qui, très généreusement, lui en fit don.

La danseuse, étant essentiellement esclave, dut, sans protester, suivre son nouveau maître.

Rappelé en Europe presque au même moment, le chargé d’affaires, de plus en plus intéressé par les qualités intellectuelles qu’il découvrait chaque jour chez la jeune Coréenne, ne voulut pas s’en séparer et l’emmena avec lui.

Avant son départ, j’avais eu l’occasion de rencontrer, dans la maison du diplomate, l’ex-danseuse du roi, et, à mon tour, je l’avais admirée, vêtue de son costume national.

Mais quand, au moment des adieux, je vis la Coréenne habillée en élégante Parisienne, je ressentis une douloureuse surprise.

Seuls, au milieu du désastre de ce qu’il me fallut considérer comme un avertissement, les yeux lumineux et profonds de Li-Tsin — Fleur d’âme — conservaient leur éclat et lui gardaient, à elle, son individualité.

« Je l’épouserai, déclara mon collègue et ami. Vous ne sauriez croire de quelles beautés l’âme de Li-Tsin est formée. En ces pays hétérodoxes, elle peut être reconnue déesse ; chez nous, elle aura droit au titre d’ange. »

Ainsi qu’il l’avait affirmé, arrivé en Europe, le chargé d’affaires épousa son esclave.

Il lui donna des maîtres de toute sorte, qui furent unanimes à reconnaître non seulement l’esprit d’assimilation de leur élève, mais encore l’instinct artistique qui était en elle.

L’étude de nos lois, l’équité et l’élévation du christianisme, excitèrent l’enthousiasme de cet esprit génial, à qui les beautés des langues occidentales devinrent bientôt familières, et qui écrivit des pages d’observations remarquables, que je publierai certainement un jour.

En raison même du déploiement fabuleux de son intellectualité, Li-Tsin ne fut pas longtemps à reconnaître son infériorité physique vis-à-vis des Européennes qu’elle fréquentait journellement.

Une grande mélancolie s’empara d’elle, et, malgré la tendresse que lui témoignait encore son mari, on la vit dépérir rapidement.

D’ailleurs, et quoiqu’elle s’en défendit, les brumes de l’Occident ennuageaient son front bronzé par le chaud soleil oriental.

Elle devint si menue, la pauvre petite Coréenne, qu’elle ressemblait, dans son large fauteuil à oreilles, entre lesquelles elle tenait tout entière, à un petit singe que, pour plaisanter, on aurait costumé en femme.

Mais, quand la toux ne lui déchirait pas la poitrine, Li-Tsin parlait, et alors, les yeux fermés, on écoutait, ravi et entraîné, ce langage rythmé — si je puis m’exprimer ainsi — qui déroulait, en paroles enthousiastes et choisies, des images aux surprenantes couleurs.

Des mois s’écoulèrent.

Repris par sa vie ancienne, le chargé d’affaires délaissa bientôt sa compagne et rétablit, pour elle, le gynécée coréen.

Puis, un jour, il fut rappelé à Séoul, et, sans songer aux conséquences graves que ce retour devait avoir pour l’ancienne esclave, il la ramena avec lui comme tous les bagages !…

Li-Tsin avait laissé un ennemi à Séoul.

C’était un très haut fonctionnaire, qui, si cachée qu’elle fut, ne tarda pas à connaître la présence de la danseuse du roi.

Le mariage avec un étranger n’affranchit point l’esclave coréenne ; et le roi lui-même, quoi qu’il puisse penser et vouloir, ne fera point libre celle qui est partie intégrante d’une communauté.

Li-Tsin, reprise à son mari, qui ne lutta même pas et l’abandonna indignement, fut réintégrée au collège royal des danseuses et dut reprendre son ancien métier.

Mais, à jamais conquise aux moralités de la civilisation, incapable de meurtrir à nouveau sa chair des chaînes rejetées, Li-Tsin se suicida en avalant des feuilles d’or…

Je n’ai pu résister au désir de raconter ce roman d’une âme égarée en pleine barbarie, ou venue là trop tôt, destinée, dans les volontés divines, aux civilisations prochaines du peuple coréen.



Les mœurs de la Chine et du Japon ont été maintes fois décrites, sinon dans tous leurs détails intimes, du moins dans leurs lignes générales. Il n’est donc guère nécessaire de dépeindre les rites du mariage coréen, empruntés, pour une grande part, aux cérémonies chinoises.

L’époux ne verra sa future qu’au seuil de la chambre nuptiale, et, si ses désirs, si ses appréciations de la beauté, ne sont pas satisfaits, il gardera quand même sa femme, et son désappointement, qu’il devra taire, par devoir et par prudence, la famille de la fiancée se tenant prête à venger tout affront.

Un seul usage diffère dans la péninsule, où l’oie est considérée comme l’emblème de la fidélité conjugale. Aussi ce volatile figure-t-il immanquablement parmi les cadeaux que le fiancé envoie à sa promise…



Le peuple coréen, qui compte environ de dix à douze millions d’individus, est divisé en trois classes bien distinctes : celle des maîtres et seigneurs, mandarins et lettrés ; celle des esclaves, pour la plupart artisans, et des marchands ; puis, enfin, le bas peuple, dans lequel se recrutent les coolies, les porteurs et les bateliers.

L’indigène n’est pas travailleur. Il est soumis à un maître et n’a point le droit, par conséquent, ni le désir d’amasser. Cette atteinte portée à sa liberté ne soulève en lui aucune colère, aucune convoitise. Il croit sincèrement à son infériorité, et ne conçoit pas même la suprême espérance de se voir délivré par la mort. Cette dernière perpétuera l’obéissance de l’esclave, et le paradis bouddhique ne le dédommagera pas de son enfer terrestre.

Cette croyance décourageante est tellement ancrée dans l’esprit populaire, que les nombreuses conversions obtenues par les missionnaires catholiques ont à peine entr’ouvert devant ces parias les portes d’une éternité libératrice.

Il me paraît, pourtant, que l’esclavage, en Corée, n’est pas extrêmement rigoureux. À de rares exceptions près, l’esclave fait partie intégrante de la famille, et sa servitude prend fin, à quelque sexe qu’il appartienne, du moment où il est marié. Cependant il demeure vassal.

Ici, point de mendiants. Pour recevoir, il n’est nul besoin de tendre la main. Tout voyageur a droit à l’hospitalité. Qui se refuserait à cette aumône ou à l’équivalent en monnaie, serait honni par ses compatriotes et mis impitoyablement à l’écart.

Mais qu’importe au misérable cette dîme prélevée par la pauvreté d’autrui sur la sienne ? Demain, ce sera son tour de recevoir ; et sa vie s’écoulera dans ce mutuel échange, lequel, s’il n’était pas inspiré par l’insouciance, serait plein de grandeur.

Un abus est la division de la société elle-même en

Une école coréenne.
plusieurs clans. Chacun de ces clans est dirigé par un

haut fonctionnaire, et les divergences d’opinions des chefs, leurs haines personnelles, leurs antagonismes, entraînent fréquemment des conflits funestes à l’ordre intérieur.

Un homme qui n’appartiendrait pas à l’un de ces partis perdrait, dès lors, ses droits d’homme libre et deviendrait, de ce fait, la propriété du premier personnage qui prétendrait s’en emparer. C’est pour cette raison que, depuis que la France, d’après les traités, a donné une protection effective aux missions, celles-ci ont constitué un clan et, à dater de ce moment, ont été respectées.



Les préjugés occupent une place considérable dans la législation. Le travail manuel et même le commerce sont attribués, exclusivement, aux classes inférieures, et tel fonctionnaire ou tel lettré qui aura perdu sa place ou sa fortune sera réduit à la plus noire misère s’il ne possède aucun esclave qui puisse le nourrir. Le pire de ceci, c’est qu’il lui est interdit de se réclamer, vis-à-vis du gouvernement, de ses services passés. Il est banni de la société, et son exil ne lui concède cependant pas le droit de gagner, par son travail, la subsistance qui lui est retirée.

Un jour que je me promenais sur les murailles de Séoul, j’aperçus un vieux Coréen accroupi sur le parapet, position qui, d’ailleurs, ne laissait pas d’être fort dangereuse.

Une grande barbe blanche lui descendait sur la poitrine et, sans souci apparent de ses vêtements sales et déchirés, mais qui avaient dû être fort riches, il se chauffait au soleil en fumant une pipe dont le tuyau, fait d’un bambou, pouvait mesurer plus d’un mètre.

Sa face verdâtre, ses joues creuses et ses yeux enfoncés dans leurs orbites, me firent une curieuse mais pénible impression, et je ne pus me retenir de lui adresser la parole.

Suivant la coutume du pays, je lui demandai d’abord :

« Quel est ton noble nom ? »

Puis :

« Quelles sont tes fonctions ? »

« Quel est ton âge ? »

Il me répondit d’une voix cassée, sans cesser de fumer et sans même lever les yeux :

« Mon nom est Kha-Li-Fou. »

« J’ai soixante-douze ans et je suis un ancien lettré. »

Je lui demandai encore :

« Pourquoi tes vêtements sont-ils en si mauvais état et comment es-tu si pâle ? As-tu quelque maladie ?

— Ce n’est point cela, répondit le lettré ; mais il y a deux jours que je n’ai rien mangé.

— C’est impossible. Tu as là un esclave pour te préparer ta pipe. Tu n’es donc pas aussi dénué que tu le dis. En tout cas, tu pourrais travailler. »

Cette fois il me regarda et, haussant les épaules en un intraduisible geste d’indifférence ou de désespoir :

« Étranger, me dit-il, le peu dont j’ai vécu depuis quelques années, c’est à cet esclave que je le dois. Je suis noble et j’ai été fonctionnaire. Il m’est donc interdit de m’occuper soit de commerce, soit d’industrie, encore moins d’un travail quelconque de mes mains ; et si mon esclave devient incapable de me nourrir, je mourrai de faim, car je ne puis rien demander, et nul ne m’assistera.

— Mais moi, je puis l’aider, moi qui suis étranger, » insistai-je en offrant quelque argent au lettré.

Il ne prit pas ce que je lui donnais, et détournant les yeux :

« À quoi bon ? fit-il tristement. Tu ne seras plus là demain. Je n’aurai gagné qu’aujourd’hui. »

Intéressé, je pris place près de lui, après avoir toutefois remis à l’esclave l’argent que le maître refusait.

Je priai le lettré de consentir à m’éclairer sur ce côté obscur et illogique des mœurs coréennes.

Se prêtant d’assez bonne grâce à satisfaire mon désir, le fonctionnaire dépossédé me donna alors les renseignements suivants :

Si le mandarin, privé de ses fonctions soit par la disgrâce, soit par la maladie, n’a pas eu, au temps de sa prospérité, la chance et la prévoyance de s’entourer d’esclaves capables et intelligents ; s’il n’a pas su développer chez eux leurs aptitudes pour les arts et les diverses branches de l’industrie, il est, infailliblement, ruiné et perdu.

Au cas contraire, le produit du travail de ses serviteurs lui étant acquis, il peut vivre et faire vivre sa famille.

L’homme des villes est donc voué à toutes les misères. Celui des campagnes, au contraire, possédant des rizières, est toujours sûr de ne point mourir de faim.

Je tentai de savoir du vieux Coréen pour quel motif il avait perdu sa place.

Mais, cette fois, il devint farouche et se tut.

J’ai, depuis, à plusieurs reprises, rencontré ce pauvre homme. Accroupi sur son mur (les lettrés ne se reposent jamais autrement), chaque jour plus maigre et plus jaune, il s’est enfermé dans un mutisme absolu, et n’a plus daigné quitter sa pipe ni même m’accorder un regard, quand je me suis arrêté près de lui.



Barbares entre toutes sont les fêtes populaires, réjouissances célébrées en l’honneur du printemps ou de l’automne. Après s’être livrés à plusieurs jeux aussi élémentaires et grotesques que nos mâts de cocagne, nos courses en sac et en tonneau sur les rivières, les indigènes procèdent à la véritable fête à laquelle on s’est préparé pendant toute la saison, et qui suscitera de sauvages et indescriptibles enthousiasmes.

Les enfants (les garçons, bien entendu) y prennent part, et, prologue de la mêlée sanglante qui va se produire tout à l’heure, après s’être coiffés de chapeaux ornés d’énormes bourrelets de paille, s’attaquent à coups de pierres et de gourdins.

Excités par ce spectacle, les hommes, rangés en bataille et par clans séparés, s’assaillent avec furie, poussant d’horribles cris, ivres du sang qui coule de cette masse humaine, dans laquelle se débattent indistinctement victimes et bourreaux. Ceux qui ne sont pas blessés ou qui échappent à la mort tombent anéantis sous l’empire d’une joie hideuse, dont, presque toujours, les accès se renouvellent, considérés comme la manifestation du dieu de la guerre. Ces jeux… coûtent parfois plusieurs centaines d’existences.

Les décrets royaux ont beau se multiplier afin d’interdire celle odieuse coutume, toute autorité demeure impuissante ; et comme le gouvernement réclame la punition des meneurs de ces tueries, espérant ainsi intimider la foule, les indigènes, plutôt que d’y renoncer, tirent au sort avant la bataille, pour savoir lesquels, parmi eux, seront déclarés responsables et payeront de leur tête, à la fin de la journée, les meurtres accomplis sur leurs compatriotes !…



J’ai hâte de quitter ces scènes de carnage pour vous présenter les danseuses ou bayadères.

Nous sommes loin, très loin, de ces créatures admirables que l’Hindoustan m’a offertes, et la prêtresse coréenne, tant gracieuse soit-elle, ne l’est que trop relativement pour susciter mon enthousiasme. Cependant elle conserve le sens de son antériorité et de l’imitation encore qu’imparfaite qu’elle reçoit, ainsi que l’attrait subtil des « charmes » dont elle a acquis la connaissance dans le mystère des temples.

La légende hindoue confirme aux bayadères une origine céleste.

Elles descendent, dit-on, des Apsaras, danseuses du ciel d’Indra. L’une d’elles aima un homme, dont elle eut une fille qui, ne pouvant, en raison de son essence extra-humaine, séjourner sur la terre parmi les simples humains, fut confiée aux brahmes, qui l’élevèrent dans le temple et lui enseignèrent tous les arts.

Elle devint elle-même prêtresse, initia plusieurs de ses compagnes, non seulement à la science humaine qu’elle avait acquise, mais encore à celle qu’un atavisme divin lui concédait, et les bayadères commencèrent d’exister.

Ce n’est point parmi le vulgaire que se recrutent ces futures initiées, et c’est avec un soin jaloux que les gouverneurs des huit provinces coréennes parcourent le pays pour y découvrir les merveilles de formes et d’intelligence qu’il peut renfermer. Prises dès leur plus tendre jeunesse, ces créatures d’élection sont élevées dans les temples, et, dès que leur initiation semble suffisante, chaque gouverneur choisit dix des plus parfaites et les envoie à la cour de Séoul.

De ce moment, les danseuses deviennent la propriété exclusive du roi. Elles pourront changer de maître, être vendues, expatriées, épousées même ; rien ne les fera libres désormais, si ce n’est l’exil. Mais dès que celui-là prendra fin, le premier pas fait par l’esclave sur le sol natal lui rivera de nouveau l’indissoluble chaîne.

Les danseuses qui arrivent remplacent celles dont le roi est las ou qu’il n’a pas retenues d’une façon spéciale. Celles-là se dispersent, et, généralement, objets de haut luxe, vont parer les maisons des principaux fonctionnaires. Parfois aussi on les renvoie dans leur province, où elles exercent le métier de sorcière ou « moutan ».

Parvenues à la cour, les nouvelles recrues sont mises à la disposition du grand maître des cérémonies, qui parfait leur éducation. On leur affecte un appartement spécial où, avant de paraître, elles étudieront plus particulièrement la musique et la chorégraphie.



Que dirai-je de la musique coréenne ?

Ce n’est pas, certes, qu’elle puisse charmer, et l’écho que son souvenir éveille en moi me cause à peu près la sensation que l’on ressent en écoutant les divers instruments d’un de nos orchestres, harmonie ou fanfare, s’accordant et s’essayant avant d’exécuter un morceau.

Tambourin, tambour, violon à trois cordes, sorte de téorbe imparfait, clarinette, flûte et cythare sont les seuls instruments que racleront ou écorcheront les « artistes » coréens !

Depuis quelques années, pourtant, Sa Majesté Li-Hi possède une musique militaire munie d’instruments européens.

Cette fanfare est conduite à la mode du pays, et ceci me dispense de tout autre commentaire.

La gamme indigène est très restreinte. Les airs qu’elle forme sont nombreux, mais, en raison du premier chef, très peu variés. Ce sont, pour la plupart, des mélopées et des complaintes, et une marche guerrière, simplement un pas de deux, ferait, sur un auditoire coréen, l’effet qu’aurait pu produire, il y a un siècle, la Tétralogie wagnérienne sur les amateurs de Dalayrac, de Rousseau ou de Monsigny.



Les autels de Terpsichore sont, ici, soigneusement entretenus, ou, pour parler un langage moins métaphorique, l’art de la danse est compris et exprimé par le Coréen d’une façon bien supérieure à celle dont il ressent les autres arts.

Il y a, pour cette branche artistique, une école d’enfants, absolument comme à notre Académie nationale de musique, et les « rats » coréens ne le cèdent en rien aux rats français.

À côté de cette école se présente celle des acrobates et des jongleurs. Elle est considérée comme inférieure, bien que quelques-uns de ces pitres soient d’une adresse et d’une agilité peu ordinaires.

Bayadères, chanteuses et danseuses ; enfants, jongleurs et acrobates, prennent part aux représentations du théâtre royal, qui d’ailleurs se composent presque exclusivement de danses et de ballets mimés.

À l’instar de toutes celles de l’Orient, les danses coréennes sont lascives et suggestives. Aucune part n’y est faite à l’idéal.

Le costume de la danseuse, uniquement composé de gazes multicolores qui la voilent aussi peu que possible, varie, cependant, suivant les lieux où la prêtresse se produit. Il en est de même pour ses exercices.

Dans les cérémonies religieuses publiques, dans certaines fêtes de famille, les danseuses se contentent de mimer, soit une invocation, soit une incantation, soit encore les hauts faits des personnages plus ou moins illustres en l’honneur de qui elles ont été convoquées.

Sur le théâtre de Sa Majesté, un champ très libre est accordé à la fantaisie, et j’ai vu représenter tels ballets qu’il est curieux d’esquisser.

On a aménagé une immense salle, au fond de laquelle se dresse une estrade dont la scène est fermée. Les danseuses arrivent deux par deux ou quatre par quatre, suivant l’importance du ballet ; elles descendent jusqu’au centre de la scène, où l’on a placé les accessoi

École de danse coréenne.
res dont quelques-uns, têtes fantastiques, guirlandes,

hochets, etc., me rappellent les accessoires des cotillons interminables, ridicules et charmants qui règnent dans les salons d’Europe.

L’adresse joue le rôle principal dans ces divertissements.

Un paravent est ouvert au milieu de l’estrade, et un trou assez large, visible pour les spectateurs, s’aperçoit à son sommet.

Les danseuses tournent lentement en leur marche ondoyante et alanguie. Chacune d’elles tient une pomme de couleur, qu’elle doit faire passer, sans heurt, au travers du paravent. Celles qui réussissent ont droit à un cadeau, qui est ordinairement soit une pièce de soie, soit un joyau, verroterie quelconque, épingle, collier ou ceinture. Les vaincues de ce « sport » (?) se présentent devant le directeur des plaisirs, qui les marque à la figure d’un coup de pinceau, et ainsi à chaque épreuve.

Le paravent est enlevé. On le remplace par deux nouveaux accessoires. Ce sont de gigantesques fleurs de lotus posées sur un piédestal.

Deux danseuses, costumées en grues !… au long cou, qu’elles manœuvrent avec la main en imitant le dandinement peu gracieux de l’oiseau précité (emblème de la danse dans tout l’extrême Orient), s’approchent du piédestal et donnent, en tournoyant, des coups de bec dans le calice des fleurs. Celles-ci, alors, s’entr’ouvrent peu à peu, et il en sort deux toutes petites danseuses recrutées parmi les plus jolies, qui se livrent aussitôt à une danse de caractère assez gracieuse et typique.

Troisième figure.

On présente deux chimères. Ce sont, cette fois, des acrobates ingénieusement enlacés. L’un forme la tête de la chimère, l’autre l’extrémité du corps, et leurs mouvements sont tels, si harmonieux et spontanés, qu’on dirait d’un seul être. Les monstres s’avancent, se dirigent vers les danseuses et, dans une pantomime expressive assez réussie, font le simulacre de les engloutir. Effroi des victimes, combat simulé, après lequel la victoire reste toujours à la bayadère.

C’est l’unique occasion où j’aie pu constater un instinct de galanterie chez le Coréen, et encore combien minime !…

Surgissent des bateaux avec tous leurs agrès et armés en bataille.

Acrobates, jongleurs, enfants et bayadères dansent un pas final, et la représentation se termine, enfin, par l’arrivée du roi sur la scène.

Il entraîne avec lui ses courtisans et ses invités, qui, avec l’autorisation du souverain, complimentent les artistes et leur offrent du champagne.



Il me reste à parler des religions et de leurs origines probables. Ce sont sujets que j’aimerais à traiter d’une façon plus spéciale qu’il ne m’est permis, car la genèse des cultes orientaux m’a toujours passionné, et j’ai trouvé, jusque dans les superstitions de ses formes, une philosophie qui se base, à mon sens, sur des vérités innées autant qu’immuables.

Certes, le bonze, le lama et le brahme ont accompli, peu à peu, l’œuvre fatale de la dégénérescence du dogme. Ils ont étouffé, sous le mercantilisme et la supercherie, la religion initiale ; mais pour celui qui, sagement, répudie la forme pour ne se pénétrer que de l’esprit, l’ésotérisme de celui-ci offre d’indiscutables grandeurs.

Il appert, de l’étude de ces doctrines, que le bouddhisme se greffe sur le sivaïsme, qui semble devoir être la plus ancienne des religions, ainsi, d’ailleurs, que l’enseigne la littérature dravidienne.

D’après la doctrine monothéiste, Tout est compris dans ces trois termes : Dieu, l’âme, la matière.

Issouara, Ilva ou Dieu est la cause efficiente. Il meut la matière passive et sans fin, et lui seul la féconde.

Le bouddhisme n’a pénétré en Chine qu’au premier siècle de notre ère. Mais Lao-Tseu, né 604 ans auparavant, l’avait pressenti, et, parmi les philosophes chinois, il enseigna que toutes les formes matérielles et visibles ne sont que des émanations ou des manifestations de la Raison suprême, qu’il nomme « Tao ».

Le sinologue G. Pauthier et le Père Mailla dans son Histoire générale de la Chine, ont merveilleusement

Grande pagode coréenne.
et avec la plus grande minutie fait la clarté sur cette

genèse.

À quelle époque traversa-t-elle la Chine pour s’implanter en Corée ? C’est ce qu’il ne m’a pas été possible de déterminer.

Le Coréen, comme le Chinois, invoque indistinctement Bouddha ou Koung-Fou-Tseu (Confucius).

Le premier, en son essence, contient l’âme des ancêtres. Il est le Tout, l’Unique ; mais il est aussi l’Ignoré, l’Impalpable. Le second explique le premier. Il est l’initiateur et, possédant la connaissance de toutes choses, est invoqué dans tous les besoins de la vie.

Chez aucun peuple, le culte des esprits n’a obtenu une telle prépondérance que chez les Chinois et, par suite, chez les Coréens. La moindre altération de la santé, les épidémies, les chagrins familiaux, tout est rapporté à l’influence néfaste des génies.

Selon Confucius, les esprits sont témoins de tout. Et c’est pour cette raison, dit-il, « que les moindres actes de l’humain seront réfléchis sans cesse et tournés vers le bien, puisque rien ne demeure caché ».

Mais les sorciers ont surgi, et leur pouvoir occulte supposé a corrompu cette foi initiale et salutaire.

Aujourd’hui encore, même en Chine, on consulte les sorts, et pour les conjurer on brûle dans une écaille de tortue le chi et le pou, herbes dont le pouvoir est reconnu magique.

Après cela, il y a un siècle, en France, Cagliostro montrait bien à l’archiduchesse Marie-Antoinette sa destinée dans l’eau d’une carafe, et, de nos jours, certaines personnes lisent l’avenir dans du marc de café.

La base fondamentale de la philosophie chinoise, celle que vous retrouverez au fond des dogmes les plus grossiers, s’appuie sur l’existence des deux principes ou substances : l’un intangible, source de vie, de lumière, d’intelligence, l’Éternel masculin, le Yang ; l’autre saisissable, grossier, inconscient, l’Éternel féminin, le Yin.

Selon Koung-Fou-Tseu, tout meurt pour renaître, et la mort n’est que la décomposition rendant chaque substance à son état naturel. Le principe intellectuel retourne à l’esprit ; le souffle animal Khi, au fluide aérien, et la substance matérielle redevient terre et eau.

Les spirites n’ont-ils pas emprunté à la philosophie de Confucius l’esprit, le périsprit et la matière ?



En pénétrant chez les Coréens, les missionnaires. catholiques convainquirent assez facilement ces idéalistes inconscients. Ce ne fut pas, cependant, sans de nombreuses et périlleuses difficultés que la péninsule, rigoureusement fermée à l’élément étranger, s’ouvrit, enfin, devant les Pères.

La Corée, alors soumise à la Chine, envoyait annuellement à Pékin une mission chargée de porter le tribut de son vasselage. Les membres de cette mission, recrutés parmi les lettrés, trouvèrent dans la capitale chinoise plusieurs écrits, traductions, pour la plupart, des saints évangiles.

On doit attribuer ces traductions au Père Ricci, qui, après avoir préalablement étudié la langue chinoise, sollicita du gouvernement et n’obtint qu’après d’inouïes difficultés l’autorisation de s’établir à Chouachem.

Ceci se passait en 1682.

« Ricci, dit Chateaubriand, très habile en mathématiques, se fit, à l’aide de cette science, des protecteurs parmi les mandarins. Il quitta alors l’habit des bonzes et prit celui des lettrés. »

Il passa, successivement, de Chouachem à Nemcham, de Pékin à Nankin, tantôt maltraité, tantôt accueilli avec joie.

Les Pères qui joignirent leurs travaux à ceux de Ricci surent respecter les usages des Chinois, et s’y conformèrent tant qu’ils le purent sans blesser les lois évangéliques.

Mais bientôt (j’emprunte cette citation à Voltaire) « la jalousie corrompit les fruits de la sagesse, et cet esprit d’inquiétude et de contention attaché, en Europe, aux connaissances et aux talents, renversa les plus grands desseins ».

Ministre des rites à la cour de Corée.

À l’avènement de l’empereur Cang-Hi, le calendrier se trouvait dans un tel état de confusion, qu’il fallut avoir recours à la science des missionnaires, et ceux-ci, momentanément chassés de Chine, furent alors rappelés.

Le jeune empereur, reconnaissant, fit examiner la doctrine chrétienne par le tribunal des États de l’Empire, qui conclut en faveur du christianisme, attestant que ce dogme ne contenait rien de contraire à la pureté des mœurs et à la prospérité des empires.

Il y eut, par suite, de nombreuses conversions à Pékin, non seulement dans le bas peuple, mais encore dans les classes supérieures. Les lettrés, venus de Corée, émus par les récits des nouveaux catéchumènes, puis aussi par l’étude qu’ils firent des évangiles, importèrent en Corée la religion catholique. Mais, répugnant à introduire des étrangers dans leur péninsule, — si justement nommée le Pays Ermite, — ils recrutèrent le nouveau clergé parmi leurs mandarins convertis pour la circonstance, établirent une hiérarchie sacerdotale et nommèrent leurs évêques à l’élection. Puis, un beau jour, justement pris de doutes sur leur œuvre, ils envoyèrent près de l’évêque catholique de Pékin quelques-uns de leurs prêtres, afin d’obtenir une direction.

Bientôt convaincus de leur schisme, ils détruisirent tout ce qu’ils avaient édifié, et supplièrent l’évêque de placer à leur tête un missionnaire qui devint leur guide et leur chef.

Cependant il ne faut pas oublier que ceux qui parlaient ainsi avaient été choisis parmi l’élite de la nation coréenne, et que ce qu’ils étaient aptes à définir et à comprendre serait difficile à faire accepter à un peuple jaloux de son inhospitalité aux étrangers.

Les lettrés coréens durent alors user d’un stratagème pour faire pénétrer le missionnaire à Séoul. Ils le revêtirent d’un costume de deuil, lequel ne permet d’apercevoir que les yeux de celui qui le porte, et, ainsi accoutré, puis descendu dans une barque de pêcheur, le bon Père put entrer nuitamment dans la ville.

Pendant longtemps, pourtant, la présence du missionnaire à Séoul resta ignorée des indigènes, grâce à une ancienne coutume du pays que je dois mentionner ici.

De même que, selon la tradition coréenne, l’homme en deuil doit, en se couvrant le visage, s’envelopper de mystère, de même aussi il est interdit à quiconque le rencontre de lui adresser la parole. La maison dans laquelle il se retire pendant toute la durée de son deuil devra être entourée de cinq monticules de terre ou de sable. Cette indication la rend, désormais, impénétrable et inviolable. C’est en raison de cet usage que, pendant les troubles de Corée, les missionnaires qui ont été arrêtés et massacrés ne le furent qu’en dehors de leurs habitations, qu’ils avaient commis l’imprudence de quitter.

Aujourd’hui, les missions sont prospères, grâce à l’ouverture de la Corée aux étrangers et à la situation politique que la France a su se créer dans la péninsule. On s’est souvent demandé quelles étaient les causes de cette quasi-prépondérance.

Elles proviennent, évidemment, des traités avantageux que nous avons signés avec le gouvernement coréen.

Je ne signalerai qu’une clause, qui me paraît la plus importante et qui est due à l’initiative de M. Cogordan, ministre plénipotentiaire, chargé de conclure le traité avec la Corée.

Cette clause décrète que la France aura le droit d’envoyer dans la péninsule orientale des lettrés de sa nation pour y enseigner les arts, les sciences, la littérature et les doctrines qu’elle professe.

De l’acceptation de ce traité, il est résulte que tous les Français, missionnaires, fonctionnaires ou autres, établis en Corée, y ont acquis une auréole de supériorité et d’éclectisme qui leur a ouvert toutes les portes.


FIN
  1. Ces notes, antérieures aux derniers événements de la Corée, émanent d’un diplomate qui, depuis plus de vingt ans, voyage en extrême Orient.
  2. Les paysans occidentaux, qui se mouchent le plus souvent avec leurs doigts, semblent avoir la même notion du sens de propreté. Il y a d’ailleurs chez nos rustiques une devinette assez caractéristique sur ce sujet. Ils demandent : Savez-vous ce que le paysan jette et que le roi met dans sa poche ? Un Coréen trouverait bien vite la réponse.