Vengeance fatale/XI — La nuit du 29 décembre 1838

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La Cie d'Imprimerie Desaulniers, Éditeurs (p. 103-112).

XI

LA NUIT DU 29 DÉCEMBRE 1838.


Après avoir raconté toute son aventure à Darcy, Puivert lui avait demandé son avis. Après avoir réfléchi quelques instants, Darcy avait conseillé au fermier de ne pas intenter de procès, vu qu’il n’avait pas de preuve suffisante. Là-dessus Puivert lui avait demandé de le décharger des $300 dont il a déjà été question, mais il n’avait obtenu qu’un refus. Alors notre fermier s’était fâché et en était venu à la menace que nous avons entendue, et qui avait tant éveillé la curiosité et l’attention de Louis.

— Maintenant, pas un mot, dit ce dernier au fermier, après l’avoir mis hors d’état de nuire, ou tu es un homme mort.

— Ah ! je vous reconnais, que me voulez-vous ? fit Puivert en tremblant.

— Tu ne le devines pas ?

— Non.

— Eh bien, je veux que tu me racontes, mot pour mot, ce qui s’est passé dans cette nuit du 29 décembre 1838, et dont la révélation semble tant effrayer l’homme qui vient de partir.

— Jamais.

— Si tu ne me dis pas tout, tu es un homme mort.

— Au secours ! cria Puivert d’une voix étranglée.

Louis avait saisi le fermier à la gorge, afin d’éteindre sa voix.

Puis il s’assura que la rue était tout à fait silencieuse, ce dont Puivert put aussi se convaincre.

— Écoute, fit Louis, si tu ne me dis pas tout, je te répète, tu es mort.

— Je vous raconterai tout ce que je sais, mais à une condition.

— Laquelle ?

— Que vous me laissiez la vie sauve, et que vous ne me dénonciez pas, quelque part que j’aie prise aux événements que je vais vous raconter.

— Ce que tu me demandes est impossible !

— Eh bien, vous ne saurez rien alors.

Louis vit bien que s’il n’accordait pas la vie à ce misérable, il ne saurait rien de cette fatale nuit du 29 décembre 1838, pendant laquelle il avait perdu sa mère, alors qu’il n’était âgé que d’un an.

— Soit, dit-il, tu auras la vie sauve.

— Et vous ne me dénoncerez pas ?

— Je ne te dénoncerai pas ?

— Vous me le promettez ?

— Je te le promets.

— Jurez.

— Je jure que je ne te tuerai pas et que je ne te dénoncerai pas non plus. Maintenant, raconte vite. Et d’abord dis-moi quel est cet homme qui vient de nous quitter.

Puivert ne répondit pas.

— Réponds, lui ordonna Louis.

— C’est M. Darcy, fit le fermier avec effort. Louis faillit s’évanouir.

— Je m’en doutais, murmura-t-il, avec douleur. Mon Dieu, mon Dieu ! que vais-je devenir ? mieux aurait valu pour moi ne jamais rien savoir de cette lamentable histoire.

— Il en est encore temps, dit Puivert, qui connaissait les amours de Louis avec Hortense et qui devinait le côté faible du jeune homme.

— Non, maintenant, il faut que je sache tout.

— Soit. Je vous dirai d’abord que c’est un moment de colère qui m’a fait tomber dans la triste position où je suis vis-à-vis de cet homme. Mais comme cela ne vous intéresse guère, je ne vous en rapporterai que ce qui est absolument nécessaire pour l’intelligence de ce récit. Un jour, j’en ai la date gravée dans ma mémoire, c’était le 13 juillet, je charroyais du bois sur le bord de la rivière à Ste-Anne, loin de toute habitation, lorsqu’un autre homme vint lui aussi pour chercher du bois. Je ne me rappelle pas trop ce qui fut la première cause de la scène qui devait suivre, mais bientôt s’éleva entre nous la plus violente querelle. Nous en vînmes aux mains et, après quelques instants d’une lutte acharnée, je parvins à renverser mon ennemi qui alla rouler à plusieurs pas, et se fracassa la tête sur une grosse pierre. La fracture était très grave et je le voyais diminuer péniblement ; bientôt il expirait. J’étais déjà un meurtrier ! Ma perplexité était extrême. Je ne savais que faire. La peur me saisit. J’ai déjà dit que j’étais seul ; je résolus de faire disparaître le corps de mon antagoniste sur le champ. Je pris un gros câble que j’avais apporté pour traîner jusqu’à ma voiture ce qu’on appelle du bois de grève, j’y attachai une pierre, celle-là même sur laquelle mon compagnon avait trouvé la mort, j’y joignis le cadavre du malheureux et, après m’être un peu éloigné du rivage dans une embarcation, je lançai le tout dans la rivière. Mon dessein était d’emmener avec moi la voiture du défunt et de raconter que je l’avais vue abandonnée sur le chemin, quand cet infâme Darcy, que j’apercevais pour la première fois, s’avança vers moi. Je restai stupéfait. Ce nouvel arrivant devait avoir assisté en secret au drame sanglant que je viens de vous raconter. Il s’aperçut de l’effet que sa présence produisait sur moi. Il jouit quelque temps de mon trouble, puis il prit la parole. « J’admire, dit-il, la merveilleuse habileté que vous savez déployer pour écarter les gens qui pourraient vous créer quelqu’ennui ; mais malheureusement pour vous, je suis maintenant maître de votre destinée. »

Évidemment le misérable avait eu connaissance de tout.

— Grâce ! m’écriai-je en tombant à ses genoux, ce n’était pas mon intention de tuer cet homme.

Il commença par rire, puis devenant plus sérieux : Es-tu prêt à me suivre, demanda-t-il ?

— Si vous ne me dénoncez pas, répondis-je, je vous suivrai au bout du monde.

— C’est bien. Où demeures-tu ?

— À la Pointe-Claire.

— Alors retournons à la Pointe-Claire ; j’y demeurerai moi-même quelque temps, afin que nous puissions faire plus ample connaissance tous les deux. Seulement ne t’embarasse pas de ce cheval et de cette voiture ; ils ne pourraient qu’attirer des soupçons sur toi.

On supposa bien que cet homme s’était noyé, mais le cadavre ne fut pas retrouvé, quoique la rivière eût été sondée à plusieurs endroits ; les précautions que j’avais prises s’y opposaient. Dès ce jour j’appartins corps et âme à mon nouveau maître. Un an après je revenais habiter Ste-Anne.

Ici Louis interrompit Puivert.

— Vous ne lui avez pas demandé son nom, dit-il ?

— Si fait, je viens de vous dire qu’il se nomme Darcy.

— Mais il n’a pas toujours porté ce nom.

Le fermier fixa un regard défiant sur le jeune homme. Il ne comprenait pas comment Louis avait pu apprendre ce détail. Au lieu de répondre à la question de Louis, il reporta ses yeux dans la rue. La nuit était sombre et la rue silencieuse comme une tombe.

— Tu n’as pas répondu, fit Louis, fatigué de ce silence prolongé.

Puivert respira bruyamment. Raoul de Lagusse, dit-il enfin.

À ce nom Louis ne put retenir un cri d’angoisse. Ce cri confirma Puivert dans son opinion, que l’étudiant devait être au fait des principaux détails de la fatale nuit où il était devenu orphelin. Ce dernier se remit vite de cette faiblesse passagère.

— Viens vite au fait, dit-il ; toute son histoire ne m’intéresse guère. Ce que je veux savoir, ce sont les faits de la nuit du 29 décembre mil huit cent trente-huit.

— Voici. Peu de temps après, Darcy acheta une terre à Ste-Anne et me chargea de la cultiver pour lui. Moi-même je vendis la mienne à la Pointe-Claire, et j’allai m’établir sur la propriété que j’occupe encore aujourd’hui.

Plus tard, il me fit mander pour une affaire très grave, disait-il, mais sans m’expliquer ce qu’il voulait de moi. Je dois vous dire ici, qu’avant son mariage votre mère était venue à Montréal, où elle rencontra Raoul de Lagusse, qui s’éprit immédiatement pour elle d’une très vive affection.

— Je sais cela, répondit Louis.

— Mais ce que vous devez ignorer, c’est que le sentiment d’amour qu’il entretenait pour votre mère le porta jusqu’à la demander en mariage. Malheureusement elle était engagée avec votre père, qu’elle épousa en effet et qui fut tué au feu de Saint-Denis.

— Par Raoul de Lagusse ? interrompit Louis.

— C’est ce que j’ignore, répondit le fermier.

— Moi j’en suis sûr. Continuez.

— Après la mort de votre père, Raoul de Lagusse s’absenta pendant quelque temps du Canada à cause de la défaite des patriotes. Mais cette absence ne fut pas longue, vu qu’il ne s’était pas compromis durant la campagne contre le gouvernement du temps, et que sa présence au champ de bataille de Saint-Denis, d’ailleurs, n’avait été que très peu remarquée. Il continua ses assiduités auprès de votre mère, mais elle ne l’aimait pas et, par conséquent, lerecevait toujours très froidement ; de plus le souvenir de leurs anciennes relations la portait à le craindre toujours. Il n’avait pas été à Saint-Antoine depuis plus d’un mois, quand il y arriva le 20 décembre 1838. Elle résista comme auparavant à ses instances, qu’elle lui dit être peines perdues, et lui conseilla de ne plus la troubler davantage. Il se fâcha alors, et dans son emportement, il osa la menacer de toutes sortes de violences, et c’est probablement alors qu’il lui apprit qu’il avait tué votre père. Je vous assure que je n’étais pas informé de cela à cette époque, car si je l’eusse été…

Puivert n’acheva pas sa pensée, mais il reprit :

— La trouvant donc aussi ferme que jamais, Darcy — je vais lui rendre le nom qu’il porte — revint à Montréal ; mais il regretta après quelques jours la conduite menaçante qu’il avait tenue envers elle dans son dernier voyage. C’est alors qu’il me fit venir. Nous partîmes aussitôt pour Saint-Antoine, où nous arrivâmes dans la nuit du 28 au 29 décembre. La nouvelle de notre présence au village ne put être cachée à votre mère, qui se mit à trembler pour vos jours. J’ai oublié de vous dire que vous étiez né pendant le séjour de Darcy aux États-Unis. Madame Hervart songea à éloigner tout danger de votre tête et, en conséquence, elle vous fit conduire chez votre oncle François Hervart par la bonne qui vous a élevé.

— Pauvre mère, que je n’ai jamais connue ! murmura Louis.

Puivert ne prit pas garde à cette interruption.

— Le lendemain, continua-t-il, Darcy se rendit chez elle, où il s’aperçut de votre absence de la maison. Il se montra très affable, essaya de persuader votre mère qu’elle devait attribuer à une exaltation frénétique les paroles violentes qu’il lui avait tenues peu de jours auparavant, et après l’avoir une fois de plus assurée de son brûlant amour, il promit de laisser le soir même St-Antoine pour n’y plus revenir. Mais elle n’ajouta pas foi à ces protestations d’un nouveau genre, et elle avait raison. Une sombre jalousie venait de s’emparer du cœur de Darcy. Voyant qu’il ne pouvait la posséder légitimement, il résolut de la déshonorer par un crime. Pendant la nuit, lorsque les lumières étaient presque toutes éteintes dans le village, il me força de l’accompagner chez votre mère, où nous pûmes entrer sans avoir été vus ni entendus par personne, et nous pénétrâmes dans sa chambre à coucher.

— Misérables ! rugit Louis une nouvelle fois. Une angoisse mortelle s’empara de son âme. Qu’allait-il donc entendre ?

— Elle s’éveilla, cependant, ajouta Puivert, et se mit à appeler au secours de toutes ses forces. À ces cris, le seul homme qui couchât dans la maison, un domestique, accourut pour défendre sa maîtresse. Il ouvrit une fenêtre et se rua ensuite sur moi. « Tue-le, me dit Darcy ; sans cela nous sommes perdus. » J’avais un grand couteau ; je le lui plongeai dans la poitrine. La blessure qu’il venait de recevoir était mortelle. Votre mère n’en appelait pas moins au secours, voyant que ses cris allaient bientôt éveiller tout le village, Darcy la saisit par le cou et l’étouffa dans ses bras nerveux.

— Lâches ! Misérables ! criait le malheureux Louis en entendant cette dernière révélation.

— J’achève mon récit, dit Puivert. Quand Darcy s’aperçut de la mort de sa victime, il la transporta dans son lit. Il se retourna et vit le commencement d’une lettre qu’elle vous adressait et qui était un avertissement de toujours vous défier de toute personne possédant un jonc semblable à celui qu’elle vous avait envoyé dans la journée même, disait-elle, et qu’avait continuellement porté votre père depuis son mariage jusqu’au jour de sa mort arrivée à Saint-Denis.

Ici le fermier s’interrompit.

— Vous vous souvenez, fit-il, d’avoir été saisi au bras, l’autre soir au cirque.

— Oui, répondit Louis, qui ne perdait pas un mot de ce que disait Puivert.

— Eh bien, c’était moi. Après avoir lu la lettre commencée, Darcy examina la main de la morte. Un seul anneau ornait ses doigts ; Darcy s’en empara. Il supposa que ce devait être le jonc d’engagement que madame Hervart avait reçu de votre père, mais il ne put jamais s’assurer s’il était semblable à celui qu’elle mentionnait dans sa lettre, ce qui l’a toujours vivement préoccupé depuis cette époque. L’autre soir encore, quand je vous ai saisi la main, il m’avait ordonné de m’assurer d’abord que vous ne portiez pas ce jonc, et ensuite d’essayer à vous arracher quelques aveux, en vous faisant certaines révélations concernant ce jonc, qui ne pouvaient pas manquer d’exciter votre curiosité.

Mais la rapidité avec laquelle le péril s’avançait me força à vous laisser aller.

— Quelle circonstance singulière, pensa Louis, qui reconnut alors parfaitement celui qui l’avait entraîné loin des demoiselles Darcy pendant la représentation de la veille. J’ai été bien inspiré en tenant ce jonc toujours soigneusement caché à tous les yeux. La providence était avec moi.

— Ainsi, reprit Puivert, l’opinion de Darcy a toujours été, et est encore que vous possédez un jonc semblable à celui qu’il avait pris des doigts de votre mère assassinée.

— As-tu quelqu’autre chose à dire ?

— Non, rien qui vous concerne. Je puis ajouter cependant que M. de Lagusse passa la frontière et alla demeurer aux États-Unis pendant quelques années. Il y changea son nom contre celui de Darcy. Quant à moi, personne ne m’avait remarqué, car c’était la seule fois que je fusse allé à St-Antoine. Je demeurai donc au Canada, me croyant à jamais libéré de ce misérable, lorsqu’après quelques années il revint marié et avec une petite fille de deux ans. Il l’avait nommée Mathilde, du nom de votre mère ; ses victimes, disait-il, ne l’inquiétaient pas. Maintenant, je vous ai dit toute la vérité. Souvenez-vous que vous m’avez promis la vie sauve.

— Va donc, j’espère ne plus te rencontrer sur mon chemin.

— Vous m’avez promis aussi de ne pas me dénoncer.

— Je tiendrai ma parole. Encore une fois, va-t-en.

Et les deux hommes se séparèrent.