Quand on voyage/Venise

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Michel Lévy frères (p. 161-176).
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VENISE


Je me trouvais à Venise au mois de septembre 183.. Quelle raison avais-je d’y être ? Aucune, si ce n’est que cette nostalgie de l’étranger, si connue des voyageurs, s’était emparée de moi, un soir, sur le perron de Tortoni. Quand cette maladie vous prend, vos amis vous ennuient, vos maîtresses vous assomment, toutes les femmes, même celles des autres, vous déplaisent : Ceritto boîte, Alboni détonne ; vous ne pouvez lire de suite deux stances d’Alfred de Musset ; Mérimée vous paraît plein de longueurs ; vous vous apercevez qu’il y a des antithèses dans Victor Hugo et des fautes de dessin dans Eugène Delacroix ; bref, vous êtes indécrottable. Pour dissiper ce spleen particulier, la seule recette est un passe-port pour l’Espagne, l’Italie, l’Afrique, ou l’Orient. Voilà pourquoi j’étais à Venise au mois de septembre 185.. J’y traitais ma grise mélancolie par de fortes doses d’azur.

La plus singulière ville du monde, à coup sûr, c’est Venise, cet Amsterdam de l’Italie. On l’a décrite mille fois, elle est toujours aussi nouvelle. Qui a vu Vienne peut se faire une idée de Padoue ; Rome ressemble à Florence, Paris à Londres ; Venise ne ressemble qu’à elle-même. Ce n’est ni une ville gothique ni une ville romaine : c’est quelque chose qu’on ne saurait définir. Cette architecture étrange et fantastique n’a rien de commun avec celle que vous connaissez. Ces belvédères sur le sommet des toits, ces cheminées en forme de colonnes et de tours ; ces grands palais de marbre aux fenêtres en arcade, aux murs bariolés de fresques et de mosaïques, aux frontons hérissés de statues ; ces églises avec leurs clochers de formes si variées, dômes, coupoles, floches, aiguilles, tourelles, campaniles ; ces ponts aux arches sveltes et hardies tout chargés de sculptures ; ces piazzas pavées en marqueterie ; ces canaux qui se croisent en tout sens, doublant dans leur clair miroir les maisons qui les bordent ; ces tentes de toile rayée où se tiennent les marchands ; ces poteaux armoriés qui servent à amarrer les barques des nobles ; ces escaliers dont la mer baigne les dernières marches ; ces embarcations de toutes grandeurs, yachts, felouques, chebecs et gondoles, qui filent silencieusement sur l’eau endormie des lagunes ; ces costumes grecs, turcs, arméniens, que le commerce du Levant y attire ; tout cela, en face de l’Adriatique, sous le ciel de Paul Véronèse, forme un spectacle extraordinaire et magnifique que l’on ne peut rendre avec des paroles et qu’on peut seulement imaginer. Canaletti et Bonnington, Daguerre et son diorama, tout admirables qu’ils sont, restent encore bien au-dessous de la réalité.

Qu’y a-t-il de plus beau au monde que l’aspect de la piazza di San-Marco, quand on vient du côté de la mer ?

À gauche, le palazzo Ducale avec sa façade de marbres rouges et blancs disposés en petits carreaux, sa ceinture de colonnettes, ses trèfles et ses ogives, ses gros piliers trapus dont le fût plonge dans le sol, sa frise crénelée, ses huit portes, son toit de cuivre, ses figures symboliques de Bartolomeo Bono, ses lions ailés, la griffe sur leur livre, son pont des Soupirs, son luxe lourd et sombre, qui le fait à la fois ressembler à une forteresse et à une prison.

À droite, la bibliothèque publique du dessin de Sansovino, avec son double cordon de colonnes et d’arcades, sa balustrade à jour, sa ligne de statues mythologiques, ses enfants nus, soutenant, au-dessus de la corniche, des feuillages et des festons.

Au milieu, les deux colonnes de granit africain d’une grosseur et d’une hauteur prodigieuses, qui servent de piédestaux, l’une à une statue de saint Théodore, l’autre à un lion ailé de bronze, la tête tournée vers la mer comme pour dénoter qu’il veille à son empire. C’est entre ces deux colonnes qu’ont lieu les exécutions, qui se faisaient autrefois sur la piazza di San-Giovanni-in-Bragola. Le doge Marino Faliero, battu par la tempête, fut forcé de prendre terre en cet endroit le jour de son installation v et cela fut généralement regardé comme de mauvais augure. On sait ce qui en arriva.

Au fond, la chiesa ducale di San-Marco, le plus étonnant édifice qui se puisse voir. Ce n’est pas une cathédrale gothique, ce n’est point une mosquée turque, encore moins une métropole grecque, et cependant c’est tout cela. Ses aiguilles et ses pignons, évidés à jour, sont gothiques ; ses trois coupoles de plomb, qu’on prendrait pour des casques, rappellent les mosquées orientales ; on est tout surpris d’y voir une croix. Ce grand dôme est antique, ce plein ceintre est roman ; cette tribune qui fait le tour de l’édifice, ces quatre colonnes qui portent sur une seule, ces cinq arches brodées et fleuronnées sont byzantines ou moresques. C’est un incroyable mélange de pierres, de marbres, de porphyres, de briques, de granits, de mosaïques et de fresques, de dorures et de statues, d’arabesques folles et hardies, de piliers ventrus et de colonnes frêles, qui n’a pas d’exemple au monde et qui n’en saurait avoir. Il faudrait un volume pour décrire l’intérieur ; on dirait une caverne fouillée dans le roc vif avec des stalactites d’or et de pierreries. Les quatre fameux chevaux de bronze caracolent sur le portail.

La torre dell’Orologio, bâtie en 1496, sur les dessins de Carlo Rinaldi, avec son cadran, qui, outre les heures, marque les mouvements de la lune et du soleil, avec sa madone dorée, ses anges en adoration, son lion sur champ d’azur étoilé, son doge à genoux, sa cloche où deux jacquemars, représentant des Mores, frappent l’heure de leur marteau au grand réjouissement de la multitude.

Les trois grands étendards, supportés par des piédestaux de bronze d’un travail exquis, d’Alessandro Leopardi, auxquels, les jours de fête, on append trois flammes de soie et d’or qui se déroulent gracieusement à la brise de la mer.

Le Campanile, tour d’une élévation prodigieuse, à qui tous les clochers de Venise ne vont qu’à la cheville, et qui est plus haute que la tour de Bologne et d’Argentine. L’ange de cuivre creux qui lui sert de girouette à quatorze pieds de haut. On y monte par une rampe douce et sans escalier. Un immense panorama se déploie à vos yeux ; un ciel clair et profond vous environne, l’horizon s’étend sans fin devant vos pieds ; des côtes plates et des vases d’une teinte cendrée, la mer bleue et transparente forment les bords du cercle ; des toits de toutes les couleurs, de toutes les formes, chatoient au soleil dans le fond du gouffre. Le palazzo Ducale, la Zuecca, les Procuratorie, la chiesa di San-Marco se détachent de ces îlots de maisons ; le clocher de San-Moise, l’aiguille rouge de San-Francisco della Vigna, les tourelles de San-Jona semblent se hausser pour vous atteindre. Plus loin, la Dogana avance sa pointe ; San-Giorgo, toute fière de son église de Palladio, de son dôme et de sa tour, se découpe, riante et verte, dans un archipel de petites îles. Vous voyez les prames, les polacres, les brigantins qui font quarantaine à San-Servolo, ou qui voguent à pleines voiles sur le grand bassin ; les canaux intérieurs, dont vous ne pouvez apercevoir l’eau, coupent de sillons profonds les masses d’architecture groupées au pied du Campanile. Du reste, ce tableau est muet ; cette rumeur sourde, ce vagissement d’une grande ville, qu’on entend des tours de Notre-Dame ou du dôme de Saint-Paul, ne frappent pas votre oreille : aucun bruit ne se fait entendre ; Venise, en plein jour, est plus silencieuse que les autres capitales dans la nuit. Cela tient à l’absence des chevaux et des voitures. Un cheval est un phénomène à Venise. Aussi, Byron et ses chevaux, qu’il domptait au Lido, étaient-ils pour les Vénitiens un grand sujet d’étonnement.

Mais voici le revers de la médaille. Venise est une ville admirable comme musée et comme panorama, et non autrement. Il faut la voir à vol d’oiseau. L’humidité y est extrême ; une odeur fade, dans les chaudes journées d’été, s’élève des lagunes et des vases ; tout y est d’une malpropreté infecte. Ces beaux palais de marbre et d’or, que nous venons de décrire, sont salis par le bas d’une étrange manière ; l’antique Bucentaure lui-même, que les Français ont brûlé pour en avoir la dorure, n’était pas, s’il en faut croire les historiens, plus à l’abri de ces dégoûtantes profanations que les autres édifices publics, malgré les croix et les rispetto dont ils sont couverts. À ces palais s’accrochent comme un pauvre au manteau d’un riche, d’ignobles masures moisies et lézardées qui penchent les unes vers les autres, et qui, lasses d’être debout, s’épaulent familièrement aux flancs de granit de leurs voisines. Les rues (car il y a des rues à Venise, bien qu’on n’ait pas l’air de le croire) sont étroites et sombres, avec un dallage qui n’a jamais été refait. Des vieux linges et des matelas sèchent aux fenêtres ; quelque figure have et fiévreuse se penche pour vous regarder passer. Nul métier bruyant, nulle animation ; quelque rare piéton glisse silencieusement sur les dalles polies. Hors saint Marc, tout est mort ; c’est le cadavre d’une ville et rien de plus, et je ne sais pas pourquoi les faiseurs de libretti et de barcarolles s’obstinent nous parler de Venise comme d’une ville joyeuse et folle. La chaste épouse de la mer est bien la ville la plus ennuyeuse du monde, ses tableaux et ses palais une fois vus.

Les gondoles, dont ils font tant de belles descriptions, sont des espèces de fiacres d’eau qui ne valent guère mieux que ceux de terre.

C’est un cercueil flottant, peint en noir, avec une dunette fermée au milieu, un morceau de fer hérissé de cinq à six pointes à la proue et qui ne ressemble pas mal aux chevilles d’un manche de violon. Un seul homme fait marcher cette embarcation avec une rame unique qui lui sert en même temps de gouvernail. Quoique l’extérieur n’en soit pas gai, il se passe quelquefois à l’intérieur des scènes aussi réjouissantes que dans les voitures de deuil après un enterrement.

Les gondoliers sont des marins butors qui mangent des lasagnes et du macaroni, et ne chantent pas du tout de barcarolles.

Quant aux sérénades sous les balcons, aux fêtes sur l’eau, aux bals masqués, aux imbroglios d’opéra-comique, aux maris et aux tuteurs jaloux, aux duels, aux escalades, aux échelles de soie, aux grandes passions à grands coups de poignard, — cela n’existe pas plus là qu’ailleurs.

Voici la manière dont vivent les habitants, j’entends ceux qui ont les moyens de vivre ; elle est la plus monotone de la terre. Ils se lèvent à midi, promènent leur désœuvrement par la ville jusqu’à trois heures, dînent fort sobrement, font la sieste, s’habillent et vont au casino jusqu’à neuf heures ; puis à l’opéra, où personne n’écoute, attendu que les Italiens sont le peuple le plus musicien de l’Europe ; puis au casino, où ils prennent des glaces, assis tranquillement devant de petites tables, parqués chacun dans leur café respectif : les nobles avec les nobles, les courtiers avec les courtiers, les juifs avec les juifs, les retirate (femmes sur le retour) avec les retirate, les fringantes (femmes à la mode) avec les fringantes, ainsi de suite ; car, à Venise, les classes ne se confondent pas. Tout ce monde attend le jour pour rentrer chez soi et se coucher. Les Italiens n’ont pas le sentiment du foyer ; ils ne comprennent pas le bonheur de la maison ; ils vivent entièrement dehors.

Les anciens nobles végètent obscurément dans quelque coin de leur palais, sous les combles, mangeant du macaroni au fromage avec leurs valets, à demi vêtus de guenilles pour ménager leurs habits neufs, ne lisant pas, ne s’occupant de rien. Chaque femme, comme dans tout le reste de l’Italie, à son cicisbeo ou patito qui l’accompagne à la messe, à l’Opéra, au casino ; cela au vu et au su de son mari, qui ne s’en inquiète pas le moins du monde, et sert souvent de médiateur dans les querelles qui surviennent entre eux. Parlez-nous après cela de la jalousie italienne ! Lire, écrire tant bien que mal, faire un peu de musique, voilà à quoi se réduit l’éducation des femmes. Peu vives et peu spirituelles, elles n’ont aucune ressource pour la conversation. Le sigisbéisme n’est pas aussi immoral au fond qu’il le paraît d’abord : c’est une espèce de mariage de cœur auquel elles sont ordinairement plus fidèles qu’au premier ; il est bien rare qu’on se quitte : quand il n’y a plus d’amour, l’amitié le remplace ; quand il n’y a plus d’amitié, l’habitude en tient lieu. On ne saurait rien voir de moins romanesque et de plus bourgeois.

Quant à la beauté des femmes italiennes, dont nos jeunes modernes se sont enthousiasmés sur la foi de Byron, elle n’a rien de bien extraordinaire. Malgré la dénomination générale de beau sexe, en Italie comme ailleurs, les laides sont en majorité : de grandes têtes droites, un peu trop fortes pour le corps, et tout à fait classiques, un coloris mat et sans transparence, la gorge mal faite et la taille épaisse ; ce qu’elles ont de plus beau, ce sont les mains et les épaules. Quoi qu’en dise le noble poëte, qui probablement avait ses raisons pour cela, les Anglaises l’emportent sur elles de toutes les manières.

Je ne comprends guère non plus l’admiration de nos gothiques pour cette ville. Il y a très-peu d’ogives ; à l’exception du palais Ducal et de Saint-Marc, toutes les fabriques sont de cette architecture que l’on ne se fait pas faute ici d’appeler rococote et perruque. L’ionique y abonde, le corinthien est en grand honneur ; le dorique n’y est pas mal vu ; le toscan et le composite se carrent sur toutes les façades, et quelquefois tous ensemble sur la même. Les églises sont inondées de jour, enjolivées de marbre de couleur, enluminées de fresques, l’or y brille de toutes parts ; c’est un luxe mondain, une coquetterie profane, toute différente de la majestueuse gravité des cathédrales du moyen âge. Enlevez l’autel, cela aura l’air d’un salon, d’une galerie de tableaux. Ces anges seront des Amours, cette Vierge Vénus, ces saintes des Grâces. La piété des Italiens est toute de surface. Une madone mal peinte aura peu d’adorateurs ; les saints vieux et barbus ne font pas fortune auprès des femmes. Le Saint Michel du Guide, à Rome, est célèbre par les passions qu’il a inspirées. La plus petite église de Venise est riche en tableaux de grands maîtres. Paul Véronèse, Tintoret, Titien, le vieux Palme, le Flamingo, le cavalier Liberi, Allessandro Tarchi, Aliense, Malombra, Giovanni Bellino, Diamantini, Giambatista da Conegliano, ont tous, plus ou moins, contribué à embellir de leur pinceau les dômes, les stanze, les scuole, les cloîtres, les palais et les chapelles. Les sculpteurs ne sont pas non plus restés en arrière. Andréa Riccio de Padoue, Sansovino, Alessandro Vittoria, Bartolomeo Bono, Danèse, Nicolo dei Conti, et cent autres, ont couvert de statues et de bas-reliefs tous les monuments publics.

Il y a à Venise cinq cents ponts : celui de Rialto, d’une seule arche toute de marbre, avec deux rangs de boutiques, et des bas-reliefs représentant des sujets religieux, par Girolamo Campagna, est un des plus connus ; beaucoup d’autres ne lui sont pas inférieurs en hardiesse, en élégance.

Parmi ses trois cents églises, il y en a une foule dont on ne parle pas, et qui méritent cependant qu’on en fasse mention : — La Madonna-dei-Miracoli, dont la façade ornée de porphyre et de serpentine, et où l’on voit l’image de Notre-Dame, sculptée par le célèbre Pergolèse. — San-Giacomo-di-Rialto, une des plus anciennes de Venise : il y a cinq autels ; sur le plus grand, fait de marbre blanc, est placée une statue de saint Jacques, par Alessandro Vittoria ; l’autel de saint Antoine est embelli de colonnes de marbre de couleur, et l’image du saint en bronze est de Girolamo Campagna. — San Rocco : la statue du saint est de Bartolomeo Bergamano ; deux autres, de saint Sébastien et saint Pantaléon, de Mosca. Le tableau d’autel représentant l’Annonciation a été peint par Francesco Solimeno, de Naples. Les autres peintures sont de Pordenone, du Tintoret, de Titien, de Vivarini et d’Antonio Firmiani. — San-Geminiano : la Maddalena, Santa-Maria-Zobenigo sont dignes d’attirer l’attention de l’artiste et du voyageur. San-Giovanni-et-Paolo, près la scuola di San-Marco, possède quinze autels ; le principal est un des plus beaux et des plus majestueux de la ville ; il est fait de marbre fin, avec un tabernacle élevé sous un arc, porté par dix grandes colonnes, et deux anges sur les côtés, qui ont chacun dans la main une cassette dorée contenant les reliques de saint Jean et de saint Paul. La chapelle de Notre-Dame-du-Rosaire vaut qu’on y fasse attention. L’autel est isolé, avec une coupole soutenue par quatre colonnes de marbre précieux ; la statue de la Vierge est d’Alessandro Vittoria ; quelques autres, de Girolamo Campagna. Les bronzes de la chapelle de saint Dominique ont été fondus par Mazza, de Bologne. Il faudrait une page rien que pour écrire les noms des artistes célèbres dont on y admire les ouvrages, et des personnages illustres dont les mausolées et les épitaphes couvrent les murs et le pavé.

Le palazzo Ducale, les scuole, les palais Grimani, Pisani, Rezzonico et Grani renferment, en tableaux et en statues, d’innombrables richesses. Nous ne parlerons pas de l’escalier des Géants, avec ses deux colosses de Sansovino ; des statues d’Adam et Ève, d’Andréa Riccio ; des deux puits de bronze ornés d’arabesques et de figures, par Niccolo dei Conti, et de toutes les merveilles du Cortile, ni de la gueule de lion, qui, dépouillée maintenant de ses terreurs mystérieuses, ressemble à s’y tromper à une boîte aux lettres, ni du conseil des Dix ni des seigneurs de la nuit, ni de tout cet attirail de francs-juges et d’inquisiteurs dont la République sérénissime aimait à s’entourer ; d’ailleurs, la domination autrichienne a remplacé tout cela, et, maintenant, c’est un officier allemand, un tedesco, qui épouse la mer. Et pourtant rien n’est changé à Venise ; car, c’est une chose digne de remarque, en Italie, on n’a rien bâti depuis trois cents ans ; la ville a conservé sa physionomie du xve siècle ; pas une construction nouvelle ne vient faire dissonance. Ce luxe des habitations fait un singulier contraste avec la misère des habitants. Ce sont des résidences royales occupées par des gueux. C’est comme si une famille ruinée était forcée, faute de se pouvoir loger ailleurs, de garder la maison de ses pères jadis riches, et de courir en guenilles et nu-pieds par les beaux appartements dorés et couverts de tableaux. Le confort est ce qui manque absolument à Venise, ville bâtie dans un autre temps, pour d’autres mœurs et d’autres usages. Les mœurs et les usages s’en sont allés ; la ville reste ; et ceux qui y sont n’ont pas de quoi la refaire. Venise, maintenant, n’est plus qu’une admirable décoration, un beau sujet de diorama ; tout y est sacrifié à l’extérieur.

Artistes ! pendant qu’elle est encore debout, — et, dans quelque temps d’ici, ce ne sera plus qu’une ruine immense au milieu d’un marais méphitique, praticable tout au plus pour les poissons, — allez, copiez toutes ces façades, dessinez ces statues, faites des croquis d’après ces tableaux ; puis, quand votre mémoire sera pleine, et votre album couvert d’un bout à l’autre, si vous voulez garder votre illusion, suivez mon avis, partez vite, et ne revenez plus, et vous croirez avoir fait un beau rêve !