Venise depuis 1848 et l’Italie

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VENISE ET L’ITALIE

I. Documens et Pièces authentiques laissés par Daniel Manin, traduits et annotés par M. Planat de La Faye, 2 vol. in-8o. — II. Daniel Manin, par M. Henri Martin. — III. Lettere di Daniele Manin, con note e documenti sulla quistione italiana, 1 vol. in-18. — IV. La Vénétie en 1864, 1 vol. in-8o, etc.

Les prodiges de la force ont cela de caractéristique et presque de rassurant que seuls, réduits à eux-mêmes, ils ne tromperaient pas longtemps la conscience humaine. Ils ont besoin, pour se relever et s’ennoblir, d’appeler à leur aide quelque grande idée sous laquelle ils s’abritent, quelque cause généreuse dont ils se font une alliée, quelque droit méconnu qu’ils traînent à leur char de triomphe. L’idée morale, le droit en souffrance dans la guerre qui finit, c’est Venise. C’est ce prestige d’une population captive qui un moment a fait passer sur tout le reste et a rejailli jusque sur la Prusse elle-même. C’est à cause de Venise que l’Italie a pu mettre sa main dans une main allemande et signer un pacte imprévu avec une puissance qui naguère encore, lorsqu’elle n’avait pas été subitement éclairée par son ambition, était la première à lui disputer son affranchissement et ses frontières. C’est Venise qui a ruiné la cause de l’Autriche, qui l’a ruinée doublement, en disséminant ses forces et en détournant d’elle toute sympathie libérale. De bonne foi, s’il n’y avait eu Venise, la conscience universelle, la conscience française surtout n’eût-elle pas ressenti d’autres impressions ? Elle serait restée froide peut-être devant ces combattans d’Allemagne alliés de la veille dans la guerre de Danemark ; peut-être eût-elle hésité, et si à tout prix elle avait dû faire un choix, elle ne se serait pas prononcée contre l’Autriche. Là, dans cette province captive, sur ce dernier fragment de sol italien soumis à la domination étrangère, là donc est la clé des mouvemens de l’opinion si violemment partagée. Pour la France, cette délivrance de Venise était la fille de la guerre de 1859. Pour l’Italie, c’était le dénoûment de ce travail d’unification qui était allé trop loin pour rétrograder, et qui ne pouvait plus se sentir en sûreté tant qu’il n’était pas allé jusqu’au bout. Pour l’Autriche elle-même, c’est la fin d’une situation fausse où sa politique ne s’est attardée que pour dévorer plus complètement l’amertume d’une perte sans compensation et sans gloire.

Céder la Lombardie à la France et par les mains de la France à l’Italie après une guerre malheureuse, ce n’était rien pour l’Autriche, ou du moins ce n’était que rendre les armes après le combat à des antagonistes naturels. Céder la Vénétie en pleine victoire sur l’Italie, la céder tardivement et précipitamment par un de ces expédiens qui ne détournent aucune catastrophe, se soulager du fardeau d’une province incommode entre les mains de la France, dont les armes ont affranchi l’Italie, pour suspendre en Allemagne la marche de la Prusse, de qui elle n’avait pu attendre jusque-là qu’une garantie de ses possessions italiennes, c’est là un de ces jeux embrouillés de la fortune qui mettent diplomatie et politique aux abois. Je ne sais s’il y eut jamais un plus soudain écroulement de tout un ordre de choses et aussi une plus sanglante, une plus bizarre dérision de la force. Assurément l’Autriche n’avait rien négligé pour se tenir prête à défier la puissance des événemens, pour vaincre la logique qui l’étouffait dans sa domination de jour en jour plus précaire. Elle avait fait ce qu’elle avait pu : moralement menacée, elle s’était armée matériellement. Repliée au-delà du Mincio et du Pô depuis 1859, elle avait prodigué l’art et les millions à se rendre inexpugnable dans sa citadelle du Vénitien. Son quadrilatère, elle en avait fait une enceinte impénétrable, hérissée de fer et de feu. Les défenses de Mantoue avaient été doublées. Vérone était devenue un camp retranché où cent cinquante mille hommes pouvaient tenir à l’abri d’une triple ligne d’ouvrages nouveaux. Exposée à être tournée par le Pô inférieur depuis que l’Italie allait jusqu’à Ferrare et jusqu’à la rive droite du fleuve, l’Autriche s’était hâtée de fermer ce passage en accumulant les travaux autour de Rovigo, vers Polesella et Bovara. Et Venise elle-même, Venise déjà difficile à prendre en 1859, était devenue peut-être imprenable. Isolée dans ses lagunes, au milieu de ses îles, reliée au continent par le pont du chemin de fer que couvrent les fortifications de Malghera, séparée de la mer par cette lisière de terre à travers laquelle s’ouvrent les ports du Lido, de Malamocco, de tre Porti, Venise n’était plus qu’une citadelle flottante. Chaque île était un fort, chaque position était gardée, chaque passage était obstrué. On ne pouvait forcer une ligne que pour se retrouver en face d’obstacles nouveaux, devant tout un système de feux imprévus. Rien donc ne manquait à cette défense maritime et terrestre combinée de façon à garantir la puissance autrichienne contre un soulèvement intérieur aussi bien que contre une attaque extérieure. A quoi tout cela a-t-il servi ? L’Autriche a voulu jouer jusqu’au bout cette redoutable et compromettante partie ; elle l’a perdue, et comme pour rendre plus saisissante cette irrémédiable décadence de la domination impériale au-delà des Alpes, ce n’est pas même devant les armes italiennes que toutes ces défenses sont tombées ; le coup a été porté ailleurs, sur un champ de bataille de Bohême, et c’est ainsi que du sein de ce déchirement sanglant, qui a embrassé l’Allemagne et l’Italie, Venise sort libre, affranchie sans avoir été conquise, par la toute-puissance de son droit, par la victoire des aspirations qui la font italienne. Elle sort de la lutte avec la popularité de son passé et de ses malheurs, avec ce double et douloureux prestige d’une province qui a été la dernière à tomber sous le joug étranger, il y a près de soixante-dix ans, par les mains de la France, et qui renaît la dernière à la vie nationale, un peu aussi heureusement par les mains de la France.


I

C’est là en effet toute l’histoire de Venise : soixante-dix ans de captivité entre dix siècles d’indépendance locale, et cette destinée plus libre, plus largement nationale, qui commence à peine pour elle au sein d’une Italie renouvelée. On a dit quelquefois, et on a pensé peut-être enchaîner d’un mot l’avenir, que, de toutes les parties de la péninsule, Venise était la moins italienne, qu’elle était par conséquent la moins faite pour aller se perdre dans cette révolution de l’unité qui arrive aujourd’hui à son terme. Cela ne signifie qu’une chose, c’est que plus longtemps que toute autre contrée de l’Italie Venise a vécu de sa vie propre. Plus longtemps que toute autre et plus que toute autre, elle a eu son génie, ses traditions, ses mœurs originales, sa diplomatie active, ses arts, son commerce, tout ce qui fait une nationalité vivace et indépendante. Moins que toute autre contrée italienne, elle a été foulée par les dominations étrangères. Tandis que royaumes et duchés, de Naples jusqu’à Modène, restent incessamment livrés aux ambitions rivales qui se disputent les souverainetés et vont chercher leurs appoints au-delà des Alpes, Venise, maîtresse d’elle-même, se développe et s’agrandit ; elle règne par la navigation, elle se mêle aux affaires européennes ; d’une main patiente et hardie, elle amasse tous ces territoires de Trévise, de Vicence, de Vérone, de Brescia, du Frioul, de l’Istrie, qui ont formé la Vénétie, tous ces pays au-dessus desquels la ville des lagunes s’élève comme une brillante suzeraine. Elle se concentre dans sa politique et dans son indépendance jusqu’à s’y assoupir, jusqu’au jour où la sève est épuisée, où cette population d’aristocrates déchus, de petits nobles besoigneux et de pêcheurs, qui s’est appelée la république de Saint-Marc, s’affaisse au milieu des séductions énervantes, dans cette inaction de deux siècles qui la conduit à la mort, je veux dire à la servitude de 1797.

De là ce je ne sais quoi de distinct que Venise garde dans son éclat et jusque dans ses malheurs, dans sa manière de vivre et même dans sa manière de mourir. Elle ne ressemble ni à Naples, ni à la Toscane, ni au Milanais ; par son rôle de gardienne d’une des portes de l’Italie, elle ressemblerait plutôt au Piémont, si ce n’est que le Piémont reste viril par l’habitude de l’action, et qu’au jour du péril Venise en est encore à discuter sur la neutralité armée ou désarmée au milieu des invasions qui la pressent de toutes parts. Lorsque le jeune conquérant de l’Italie, arrivant sur l’Adige en 1796, prenait de sa main victorieuse cette république effarouchée et expirante pour la laisser retomber aux mains de l’Autriche, cette crise suprême et définitive n’avait sans doute rien d’imprévu, elle n’était que la suite d’une longue décadence. Vingt-cinq ans auparavant, dans un mémoire secret adressé à Louis XV, le comte de Broglie écrivait avec une clairvoyance singulière[1] : « La république de Venise touche peut-être de bien près au moment d’éprouver les effets lents, mais sûrs et toujours funestes d’un système passif… Elle n’a plus d’autres voisins que le seul qui pourra et voudra l’accabler. C’est lui qui l’entoure et l’enferme de tous les côtés, excepté de la mer et du Pô… Presque entièrement désarmée et entourée de toutes parts, que pourrait-elle opposer à une armée qui peut-être ne se déclarerait et n’entrerait en action qu’au milieu de son territoire ?… » Venise périssait de faiblesse par la corruption de son aristocratie gouvernante. Le jeune vainqueur de l’Italie n’accomplissait pas moins un acte aussi injuste qu’imprévoyant en se faisant l’instrument de cette chute, en payant de la cession de la Vénétie la paix et la cession de la frontière du Rhin pour la France. D’un côté il fondait la politique extérieure de la révolution française sur une trahison, sur le trafic d’un peuple ; il étouffait brutalement une indépendance, il tuait une république qui s’offrait à lui, qui n’avait qu’à se réformer pour vivre, et par une ironie de la force, après l’avoir désarmée, il lui disait de se défendre contre les nouveaux maîtres auxquels il la livrait. D’un autre côté, par un calcul d’ambition et dans son impatience d’en finir pour paraître en pacificateur aux yeux de la France, Napoléon ne s’apercevait pas qu’en signant le traité de Campo-Formio, contre les instructions plus prévoyantes du directoire, il laissait à l’Autriche plus qu’il ne lui retirait, qu’il lui créait une force bien autrement menaçante en la plaçant sur l’Adige, en lut abandonnant toutes ces provinces du Frioul, du Trevisan, du Vicentin, du Padouan, qui se reliaient à l’empire et formaient avec lui une masse compacte ; il ne prévoyait pas surtout, il ne pouvait pas prévoir qu’il laissait entre les mains de l’Autriche un titre de domination qu’elle a pu perdre un instant par la paix de Presbourg, mais qu’elle a fait revivre au jour de la liquidation générale des territoires en reprenant toutes ses possessions d’Italie, et qui a pesé pendant plus d’un demi-siècle sur la politique de la France. Et à quel moment ce jeune victorieux livrait-il ainsi Venise aux vieilles convoitises impériales ? Au moment même où il se présentait en libérateur au-delà des Alpes et où il faisait de la Lombardie une république.

Il est donc vrai, jusque dans cette dernière catastrophe comme dans le passé, une sorte de fatalité semble tenir séparées les destinées de Venise et de l’Italie. Lorsque l’Italie est submergée sous le flot des invasions étrangères incessamment renouvelées, Venise est indépendante et libre. Lorsque la Lombardie est à demi affranchie, c’est Venise qui tombe sous le joug étranger, qui ne compte plus que comme rançon dans les combinaisons de la politique européenne. Depuis soixante-dix ans, elle ne joue plus que ce rôle. Sait-on ce qui a vaincu cette fatalité et ce qui a le plus contribué à faire Venise italienne ? C’est justement cette catastrophe de 1797, source et mère de toutes les épreuves qui se sont succédé, principe d’une mystérieuse transformation morale qui suit son cours à travers les événemens. On pourrait dire que ce jour-là c’est le passé qui finit personnifié dans ce vieux doge, Lodovico Manin, qui s’évanouit au moment de prêter serment aux Autrichiens, et c’est l’avenir qui commence. C’est la vieille Venise des doges et du grand conseil qui est morte à Campo-Formio, et à sa place est née une Venise nouvelle rajeunie par l’esprit de nationalité et de démocratie.

Je ne veux pas dire que dès ce moment Venise ait cessé d’être ; Venise, que ses traditions aient été subitement déracinées, que les souvenirs de Saint-Marc aient perdu leur fascination et leur prestige : c’est au contraire par la fidélité à ses traditions que Venise a gardé une sorte d’indépendance intérieure, qu’elle est restée moralement maîtresse d’elle-même en cessant d’être une puissance reconnue ; mais en même temps à ce patriotisme local toujours survivant est venu s’ajouter un sentiment plus libre, plus large. Ce que l’instinct purement vénitien a pu perdre dans une certaine mesure, le sentiment italien l’a gagné dans l’âme de cette population vaincue sans combat, exaspérée par la servitude et provoquée par une invincible logique à se rapprocher des autres parties de la péninsule, à confondre ses destinées avec celles du reste de l’Italie. Le traité de Campo-Formio, en brisant les vieilles formes de la république aristocratique des lagunes, avait préparé cette fusion morale ; l’union passagère des provinces vénitiennes et des provinces lombardes dans le royaume d’Italie l’a certainement accélérée en faisant pénétrer jusque dans la ville des doges l’esprit de réforme civile, l’esprit même de la révolution française. Quarante ans de vie commune sous la domination autrichienne n’ont fait que développer et affermir cet instinct de solidarité dans les revendications nationales. Ce que je veux dire, c’est que pendant ce demi-siècle, à travers le mouvement des choses, sous l’influence excitante d’une lourde servitude, le peuple vénitien, sans abdiquer ses souvenirs et son originalité locale, s’est fait plus italien dans le sens moderne du mot, — c’est qu’en voyant s’évanouir les vieilles formes de son autonomie souveraine, il a retenu en lui comme une étincelle le sentiment même d’indépendance plus vivant que jamais, et c’est ainsi, c’est par ce travail mystérieux, insaisissable, » c’est par ce mélange de vieil esprit et d’instincts nouveaux que Venise s’est trouvée un jour en état d’effacer d’un seul coup le désastre de 1797, de devenir pendant quinze mois le dernier refuge de la liberté italienne, de payer d’avance tout ce qu’on pourrait faire pour elle. Ce jour-là, elle s’est affranchie véritablement de ses propres mains. L’Italie lui a donné aujourd’hui ses armes et ses alliances ; Venise avait donné à l’Italie l’exemple mémorable et touchant de ses luttes de 1848, la pure popularité de son héroïsme et de ses malheurs, et mieux encore peut-être, l’homme qui avec Cavour a le plus fait pour l’œuvre commune, pour rallier tous les esprits et toutes les âmes autour de ce drapeau qui va flotter aujourd’hui des lagunes de l’Adriatique jusqu’au pied de l’Etna.

Ce qui a trompé l’Autriche et ce qui a trompé aussi tous ceux qui ne reconnaissent d’autres droits que les droits de la force sanctionnés par la diplomatie, c’est la soumission apparente de Venise, c’est la tranquillité relative des provinces vénitiennes au milieu des fermentations secrètes et toujours actives de l’Italie. Cette muette résignation n’était qu’une apparence sous laquelle s’agitait le vrai drame de la vie morale de ce peuple. Au fond, Venise a toujours gardé, avec le souvenir attendri de son indépendance perdue, l’espérance d’une réhabilitation. Elle voyait les habits blancs sillonner ses canaux et occuper ses places sans reconnaître des maîtres légitimes dans ces étrangers, dont elle se vengeait par la révolte des mœurs et de l’esprit, souvent par l’ironie populaire, et ce sentiment a pris d’autant plus de force durant cette période de 1815 à 1848, que, par un privilège singulier, les provinces vénitiennes subissaient plus que la Lombardie elle-même peut-être le fardeau de la domination allemande. Avec les Lombards, l’Autriche semblait garder encore quelques ménagemens comme avec de vieux sujets impériaux qu’elle craignait et qu’elle essayait de flatter tout à la fois. Pour les provinces vénitiennes, le joug était plus pesant. Les promesses de 1814 aboutissaient à de dures réalités. Les taxes étaient plus lourdes et particulièrement vexatoires. Venise était sacrifiée à sa rivale Trieste. Tous les intérêts économiques du pays étaient livrés aux Allemands de Vienne. La police des sbires renaissait au service de l’étranger, et après la disparition des bienfaits civils du régime français les lois autrichiennes elles-mêmes s’émoussaient dans une exécution discrétionnaire, dans les procédés d’une justice sans garantie et sans publicité. Était-ce un calcul de la part de l’Autriche pour fomenter les divisions et les rivalités entre Vénitiens et Lombards par la différence des traitemens ? Était-ce l’erreur d’une politique étroite et jalouse qui se hâtait de mettre le sceau impérial sur des possessions nouvelles ? L’erreur était étrange, le calcul a été singulièrement trompé. L’Autriche ne voyait pas qu’elle se faisait elle-même par ses excès l’auxiliaire de tout ce qu’elle voulait empêcher, qu’elle avait devant elle non plus une aristocratie ruinée et déchue, facile à satisfaire avec quelque maigre pension ou quelque titre de cour, mais une population tout entière, sensible, railleuse, spirituelle, froissée et formée de jour en jour à la haine de sa domination.

C’était cette Venise nouvelle dont je parlais. Seulement, — et c’est là ce qui a trompé l’Autriche, l’Europe, l’Italie elle-même quelquefois, — la Vénétie a gardé jusqu’au bout sa manière de ressentir la domination étrangère et de réagir contre la condition qui lui était infligée. Elle a protesté à sa façon, avec son caractère et avec son génie. Elle ne s’est pas donné la peine de conspirer, elle a toujours été peu accessible aux prédications de Mazzini, dont le nom était à peine connu au-delà de l’Adige. Les sociétés secrètes, si puissantes et si actives dans le reste de l’Italie, n’ont jamais fait que peu de prosélytes dans ces contrées, et n’ont séduit que quelques cœurs généreux comme ces jeunes héros, les frères Bandiera, qui allaient mourir à Naples en brandissant prématurément le drapeau de l’unité italienne. Complots, organisations occultes, préméditations violentes semblent répugner au génie vénitien, de telle sorte que pendant longtemps Venise a offert le spectacle du pays le plus durement traité par la domination étrangère et le moins révolutionnaire, comme si cette population brillante et opprimée eût compté avant tout sur son droit. Quelles sont en effet les premières manifestations par lesquelles la Vénétie commence à s’associer au mouvement italien ? Ce sont des manifestations toutes légales où se retrouve le vieil esprit positif et diplomatique de la race vénitienne. La première pensée de ceux qui les préparent, qui les dirigent, c’est de prouver que Venise n’a jamais été conquise, qu’elle a été livrée, que son droit est écrit encore dans un dernier plébiscite de 1797 que rien n’a pu effacer, c’est de réclamer l’exécution des lois que l’Autriche elle-même a faites, le respect des institutions qu’elle a créées.

Que la question du chemin de fer de Venise à Milan s’élève, ils entrent en lutte pour retenir l’entreprise dans des mains italiennes, pour défendre les intérêts nationaux contre l’invasion de la spéculation allemande, pour faire prévaloir le tracé qui reliera le plus vite la Vénétie et la Lombardie. Que les congrès scientifiques se réunissent, ils en profitent pour mettre en relief tout ce qui peut réveiller et intéresser les esprits, tout ce qui peut faire vibrer le patriotisme. Qu’un malheureux soit enfermé comme fou par un caprice d’arbitraire, ils disputent cette victime à la police, et eux-mêmes, bientôt mis en cause, menacés d’être à leur tour enfermés comme aliénés, jetés effectivement en prison, ils tiennent tête à un pouvoir qui semble plus embarrassé de ses propres lois que ceux qu’il poursuit. Tout devient prétexte. Et quel est l’homme enfin dont la figure se dessine entre toutes à l’origine de cette fermentation inattendue ? Ce n’est ni un soldat, ni un grand seigneur dévoré d’ambition, ni un artisan de conspirations violentes ; c’est un avocat, politique passionné et souple, légiste consommé, habile à tirer parti de toutes les circonstances, puissant par le sentiment du droit, audacieux et circonspect à la fois. En peu de temps, sa popularité est immense ; son nom, à peine connu la veille, devient un mot d’ordre, si bien qu’un jour, au sortir d’une réunion scientifique, un conseiller de la cour d’appel de Venise lui dit : « Vous serez le rédempteur de ce pays. — Avec ou sans crucifiement ? demandé l’avocat. — Sans crucifiement, je l’espère, répond lr conseiller, mais je nr le garantis pas. » Celui-là est bien, lui aussi, un précurseur dans l’ordre politique et pratique, et plus qu’un précurseur, l’homme d’action au jour de la lutte, une des figures les plus originales de l’Italie nouvelle. De là cette existence curieuse, saisissante d’une certaine façon, où tout a un caractère à part, et, comme s’il s’agissait de renouer le fil du passé, c’est le même nom qui, par une combinaison étrange, apparaît aux deux extrémités de cette histoire de la captivité d’une province autrefois fameuse. C’est un Manin, le vieux doge de 1797, qui préside à la chute de Venise ; c’est un autre Manin qui préside à cette renaissance vénitienne, qui en sera la personnification populaire, et qui en attendant commence par livrer sa liberté pour elle.


II

Ainsi grandit ce mouvement où la Vénétie et l’Italie se rencontrent, dont je ne résume que les traits essentiels, et qui n’est que le prélude de cet autre mouvement plein d’éclat et d’héroïsme dont la victoire actuelle est le prix. Jusque-là beaucoup d’Italiens eux-mêmes semblaient détourner leurs regards des provinces vénitiennes, et répétaient ce mot écrit par l’un d’eux : « On ne peut rien attendre de Venise parce qu’elle est habituée et résignée au joug autrichien. » C’est justement pour répondre à cette pensée que Venise se levait, prête à faire pour l’Italie plus que l’Italie elle-même.

Un homme, disais-je, se faisait l’âme de ces agitations légales par lesquelles le génie vénitien se reprenait à la vie. En réalité, il y en avait deux. Niccolo Tommaseo, Dalmate de naissance, imagination ardente et religieuse, talent ingénieux et éloquent, était l’agitateur littéraire. Daniel Manin était l’agitateur politique. Il avait quarante-quatre ans : il était avocat et avocat occupé, alliant à une connaissance étendue du droit un esprit très méthodique et très fin. Il était aussi estimé pour la probité de sa vie, toute remplie d’affections intimes, que pour son talent, et c’est une note de police qui disait de lui : « L’avocat Daniel Manin jouit de l’estime publique par sa conduite morale, par les talens dont il est doué et par son caractère désintéressé. Cependant à côté de ces belles qualités on a pu remarquer en lui un caractère hautain, irritable, pointilleux, querelleur et assez suffisamment rempli de lui-même. Profond légiste, il sait exposer ses idées avec un ordre et une lucidité admirables. » Manin avait plus d’un mobile, outre l’instinct patriotique qui de bonne heure avait envahi son âme. Il avait le tourment de cette mauvaise réputation qui pesait sur Venise, parce qu’elle semblait s’endormir dans la mollesse et dans les plaisirs, et il avait à cœur de réhabiliter ce nom de Manin, qui n’était devenu le sien que par un de ces liens de patronage comme il s’en formait autrefois à Venise, parce que sa famille, israélite d’origine, l’avait reçu en se faisant catholique sur les fonts baptismaux. Le souvenir des défaillances du vieux doge de 1797 lui était importun, et ce nom aristocratique dont il avait hérité, lui, homme du peuple ou du moins de la bourgeoisie laborieuse, il voulait le relever de sa déchéance.

C’est par ces deux hommes aussi différens d’esprit que de caractère, Tommaseo et Daniel Manin, que l’agitation commençait à Venise. C’est Manin surtout qui se mettait en avant et se jetait dans la mêlée avec tout le feu de son âme et toutes les ressources d’une intelligence déliée. C’est lui qui prenait l’initiative de toutes les revendications légales, comme il avait été le premier à disputer le chemin de fer lombardo-vénitien aux Allemands, à défendre Venise contre Trieste. C’est lui enfin qui, au moment où le député lombard Nazari saisissait la congrégation centrale de Milan d’une demande de réformes, c’est Manin qui, sans être député, contraignait presque d’autorité la congrégation centrale de Venise à recevoir une pétition semblable, et dans toutes ces démarches pressantes, multipliées, il portait la précision, la hardiesse d’un esprit méthodique et résolu. Il ne se bornait pas à de vagues déclamations, il traçait un vrai programme de gouvernement. C’était, je le veux bien, toute une révolution au bout de laquelle était la résurrection plus ou moins lointaine d’une nationalité ; mais cette révolution n’était après tout que le simple retour à la légalité, et c’est ce qui faisait la force de Manin lorsque, s’adressant au gouverneur général des provinces vénitiennes, il lui disait par une sorte de tranquille défi : « Pour que l’ordre matériel ne soit point troublé, il faut accorder beaucoup, accorder vite, et déclarer tout de suite la volonté qu’on a d’accorder… Que votre excellence ne s’étonne pas si ce pays, qui a tranquillement et vainement attendu trente-trois ans, se montre impatient et méfiant aujourd’hui. » C’est là aussi ce qui faisait la popularité grandissante de Manin. En peu de temps, ce petit avocat de la veille était une puissance, si bien que lorsque, dans une impatience d’autorité, on finissait par mettre la main sur lui et sur Tommaseo, ce n’était point certes le gouvernement qui paraissait avoir l’ascendant, c’était cet accusé, ce prisonnier qui intimidait, qui déconcertait les juges par la fermeté de son attitude, leur montrant à chaque pas l’illégalité de tout ce qu’ils faisaient, mettant en guerre l’autorité judiciaire et la police, affectant même de prendre le rôle de défenseur de l’ordre et des lois. Ce patriote, si bien armé de sang-froid et de science juridique, était aussi embarrassant dans sa prison qu’en liberté, d’autant plus que son influence ne faisait que s’accroître par l’émotion douloureuse qu’excitait son arrestation. Les sympathies universelles le suivaient sous les plombs et entouraient sa famille. Les personnes les plus notables, le podestat en tête, s’engageaient à fournir caution pour délivrer Manin. Tous les avocats de la ville se réunissaient pour veiller aux affaires de son cabinet. Il n’y a pas jusqu’à un artisan, un tailleur, qui vint offrir tout ce qu’il avait pour suffire aux besoins de la femme et des enfans du prisonnier. Cette captivité d’un homme eut un effet plus curieux encore : il y avait à Venise, parmi les habitans de deux quartiers populaires, mariniers, pêcheurs, gens des plus humbles professions, deux partis, deux factions, les nicolotti et les caslellani, qui se faisaient la guerre par une tradition séculaire ; ils se réconcilièrent avec une sorte de solennité dramatique dans l’église de la Madona-della-Salute, où ils se rendirent tous pour entendre la messe, et où les deux chefs, qui servaient d’acolytes au prêtre, étendant leur main droite vers l’hostie au moment de l’élévation, firent le serment d’oublier leurs querelles pour s’unir contre l’ennemi commun. Le courage d’un homme parlait à ces âmes populaires et les disposait aux inspirations généreuses.

Une fois cette impulsion donnée, entretenue et ravivée par la persécution même, tout marche et se hâte. On était à ces premiers jours de 1848 où de toutes parts, dans une atmosphère d’hiver, se formait un orage que nul assurément ne croyait si prochain. Tout d’un coup l’étincelle s’allume à Paris le 24 février ; elle gagne d’un bond Berlin et Vienne ; à la révolution de Vienne répond l’insurrection de Milan, et Venise elle-même s’ébranle sous la commotion électrique qui met l’Europe en feu. Le mouvement de Vienne est du 13 mars ; le 18, l’insurrection éclate à Milan, et le 22 Venise est libre. Mais cette révolution même, comment s’accomplit-elle à Venise ? Ce n’est pas par la résistance matérielle, par la lutte à main armée qu’elle triomphe, c’est plutôt par une série de manifestations qu’un Allemand appelait « un chef-d’œuvre de sagacité politique. » Manin lui-même, au moment où la multitude va frapper aux portes de sa prison pour le délivrer, que dit-il tout d’abord ? Quelle est son attitude ? « — Habillez-vous promptement et venez, vous êtes libre, lui dit le geôlier entrant effaré dans sa cellule. — Non, répond le prisonnier, je veux sortir par la loi et non par l’émeute ; j’ai été arrêté et retenu illégalement, je veux être légalement délivré ! — C’est par l’ordre du tribunal que vous sortez. — Alors c’est différent, je vous suis. » Et il sort pour être porté en triomphe sur la place Saint-Marc par cette multitude, qui veut qu’il parle, sans qu’il sache seulement ce qui vient de se passer. On dirait que cette révolution, commencée légalement, tient à s’achever pacifiquement. Un seul meurtre est commis, et à part cette représaille sanglante exercée par les arsenalotti contre le commandant de l’arsenal, le colonel Marinovitch, aucune violence ne souille cette explosion populaire. L’arsenal même est pris sans combat. De concession en concession, la domination autrichienne s’évanouit. Le gouverneur civil, le comte Palffy, remet tous ses pouvoirs au comte Zichy, gouverneur militaire, qui, hésitant devant la responsabilité d’une effusion de sang, abdique lui-même entre les mains de la municipalité, et tout finit par une capitulation, une vraie capitulation, qui laisse Venise maîtresse de ses destinées par la retraite des soldats allemands. Ce n’est pas tout : à peu d’intervalle, presque simultanément, les provinces de terre ferme éclatent à leur tour, et les généraux autrichiens se replient de toutes parts. Ludolf quitte Trévise et part pour Trieste avec ses troupes, d’Aspre sort précipitamment de Padoue, d’Aspern s’en va de licence. Le mouvement se propage d’un côté jusqu’à Rovigo et la Polesine, de l’autre jusqu’au Frioul, où les forteresses d’Osopo, de Palmanova tombent d’elles-mêmes. La garde civique s’empare du fort de Malghera, tête de pont commandant l’entrée de Venise par le chemin de fer, et la population de Chioggia occupe les forts de San-Felice et de Brondolo, qui commandent l’entrée des lagunes, de telle sorte qu’en quelques jours entre l’Adige et l’Isonzo, sauf Vérone et Mantoue, derniers et dangereux asiles de la puissance autrichienne, toutes les provinces de terre ferme, toutes les places fortes, Venise et l’estuaire tout entier restent libres, — libres de l’occupation étrangère. Les villes envoient leur adhésion à Venise, qui redevient un moment le centre de tout le pays vénitien affranchi, comme Milan est le centre de l’insurrection lombarde.

Alors cette population se livre à l’ivresse de sa victoire. Elle semble se réveiller d’un long sommeil et retrouver une âme ; elle se répand dans sa ville reconquise comme pour en reprendre possession. Les couleurs jaune et noire disparaissent par enchantement. Les vieux emblèmes sortent de l’ombre. Un vieillard, la tête découverte, tire de son sein un vieux lion sculpté et s’écrie : « Ah ! je le savais bien, moi, que Venise ressusciterait un jour ; j’en étais tellement sûr que depuis cinquante ans j’ai toujours porté sur moi ce lion pour le jour où la république renaîtrait. Maintenant je n’ai plus rien à demander à Dieu, et je puis mourir en paix. » Quelques jours, quelques mois auparavant, cette population vivait de la vie muette, inerte, à laquelle elle était condamnée, amollie par le frivole désœuvrement que lui imposait la domination étrangère. En un instant, Venise venait de prouver que cette domination avait pu engourdir son antique esprit sans l’anéantir. Elle se retrouvait elle-même avec sa vieille république, avec son vieux cri de vive saint Marc !

Cette résurrection soudaine était touchante. Pourtant dans cette crise de quelques jours, si merveilleusement dénouée le soir du 22 mars, il y avait eu des momens terribles, des anxiétés poignantes chez les patriotes les plus sincères sur l’issue d’un mouvement qui marchait en quelque sorte par lui-même, dont on ne saisissait que par degré, minute par minute, toute la portée. Les uns, au premier moment, n’allaient pas dans leurs espérances au-delà d’une administration italienne, libérale, — sous la suzeraineté de l’Autriche, dont ils n’imaginaient pas encore qu’on pût briser le pouvoir si vite ; d’autres voulaient qu’on s’unît tout de suite au Piémont et qu’on s’adressât à Charles-Albert, prêt à prendre le rôle de premier soldat de l’indépendance. Il y en avait qui, par une sorte de transaction, proposaient de demander la formation d’un état lombardo-vénitien avec l’archiduc Ranieri, le vice-roi d’alors, pour souverain constitutionnel. Ce fut Manin qui décida tout. « Non ! s’écria-t-il ; le Piémont, vous ne savez pas même s’il vous accepterait. Le roi Ranieri ! l’Autriche ! non ! non ! Ce qu’il nous faut, c’est l’entière indépendance. Pas de demi-révolution qui oblige à en refaire bientôt une autre ; pas de négociation avec l’Autriche, c’est perdre un temps précieux… Quant au gouvernement, il n’y en a qu’un : la république ! et au cri de vive la république ! il faut ajouter le cri de vive saint Marc ! Il pourra trouver de l’écho jusqu’en Dalmatie. »

Peu auparavant, Manin se serait bien contenté d’un état lombardo-vénitien avec Ranieri pour roi constitutionnel et même d’une administration italienne, libérale, avec l’Autriche. Maintenant, après la révolution de France, après la révolution de Vienne, en présence des agitations de l’Italie, il allait plus loin, et en cela il n’obéissait pas seulement à un instinct de patriotisme exalté, il calculait en politique ; il comprenait que pour le moment, tant que la question générale de l’indépendance italienne n’était point résolue, le meilleur gouvernement pour Venise était celui qui pouvait le mieux la préserver parce qu’il n’était point une nouveauté, parce qu’il était dans les traditions locales, parce qu’il était même un droit qui n’avait été suspendu que par la force. Et quand ses amis, hésitant plus que lui, essayaient de le retenir et avaient l’air de douter de l’appui qu’on trouverait dans la population, qu’ils croyaient « incapable de sacrifices, » il répondait avec une tranquille assurance : « Vous ne la connaissez pas, moi je la connais, et c’est mon seul mérite. Vous verrez ! » Il connaissait en effet ce peuple un peu enfant, mais énergique ; c’est ce qui faisait sa force, c’est ce qui faisait de lui un dictateur né, et nul assurément ne représente mieux dans sa vraie mesure cette révolution originale avec son mélange de cultes traditionnels et de sentimens nouveaux, de patriotisme vénitien et d’aspirations italiennes, de sens pratique et d’abnégation exaltée, de mobilité populaire et de confiance, d’élévation morale et de familiarité. Il la représente si bien et il s’identifie si bien avec elle qu’on peut se demander en vérité si c’est la révolution qui fait l’homme ou si c’est l’homme qui imprime le sceau de son caractère à la révolution, en la conduisant pas à pas, en la dégageant heure par heure, jusqu’au jour où elle est définitivement victorieuse. Ce qu’il faut remarquer, c’est que dès le premier jour, le 22 mars à quatre heures et demie du soir, au milieu de l’effervescence universelle, Manin précise avec une sûreté singulière le sens politique de cette révolution, qui est assurément son œuvre. « Renverser l’ancien gouvernement, cela ne suffit pas, dit-il au peuple sur la place Saint-Marc ; il faut encore lui en substituer un autre… La république rappellera nos anciennes gloires et sera améliorée par les libertés modernes : non pas que nous entendions par là nous séparer de nos autres frères italiens ! bien au contraire, nous allons former un de ces centres qui serviront à la fusion graduelle, successive, de notre Italie chérie en un seul tout. »

Ce n’est pas que cette œuvre qu’on avait raison d’appeler prodigieuse fût aussi facile à consolider qu’à improviser dans un moment de défaillance de tous les pouvoirs en Europe. D’abord l’armée autrichienne humiliée, déroutée, réduite à se replier de toutes parts, gardait encore Mantoue et Vérone, où elle pouvait attendre quelque retour de fortune ; mais en outre la destinée même de cette révolution tenait évidemment à bien des choses : au degré de vitalité et de consistance, aux ressources que Venise trouverait dans son propre sein, à la destinée même des autres révolutions italiennes, où s’agitaient mille passions, mille intérêts contraires subitement mis en présence, enfin à l’état de l’Europe, dont la face venait de changer par un coup de foudre et pouvait changer encore. De là cette dramatique et émouvante histoire de quinze mois où Venise apparaît dans sa vie intérieure, dans son action commune avec l’Italie, dans ses rapports avec l’Europe, ardente au combat tant qu’elle peut compter sur un secours, ne se décourageant pas encore, même quand elle a cessé d’espérer, et alors s’enfermant dans ses lagunes comme dans une citadelle tristement promise par toutes les fatalités réunies à une chute inévitable. Quinze mois d’indépendance agitée, de vie à l’air libre, mais aussi de luttes, d’anxiétés, de dévouement, de souffrances poignantes, d’illusions héroïques suivies de mortelles déceptions !

La difficulté au premier moment n’était pas de vivre : moralement cette révolution avait pour elle la trempe vigoureuse qui venait de se révéler dans cette population subitement émancipée, et l’honnêteté, la noblesse même avec laquelle elle s’attestait en naissant. La première pensée de Manin, devenu chef de gouvernement avec Tommaseo, l’ingénieur Paleocapa, l’avocat Castelli, le général Solera pour collègues, la première pensée de Manin était en effet d’éviter toute violence, toute représaille, de maintenir la révolution pure de tout excès en plaçant la sûreté des étrangers, des Allemands comme des autres, sous la sauvegarde de l’hospitalité vénitienne. Les actes par lesquels s’inaugurait la république nouvelle, — abolition de la peine du bâton et des verges dans l’armée, admission de tous les citoyens sans distinction de religion à l’égalité des droits civils et politiques, suppression des tribunaux de police, — tous ces actes étaient marqués du sceau d’un libéralisme vrai, intelligent et mesuré. Les désordres intérieurs étaient peu à craindre, ou du moins il ne pouvait y avoir que de ces effervescences naturelles dans les momens d’émotion publique, et qui s’évanouissaient à la première parole de Manin, même quand Manin parlait rudement ; car c’est là un des traits de ce chef, populaire d’âme et de cœur, mais assez peu révolutionnaire par sa nature : après avoir eu le courage d’une initiative hardie contre l’ennemi commun, il avait le courage de la résistance aux passions et aux préjugés des siens. Il laissait toute liberté à ces manifestations qui sont l’amusement, quelquefois le piège d’une population surexcitée ; il ne les craignait pas, il ne les encourageait pas non plus ; au fond, il ne les aimait pas, parce qu’il y voyait la trace de cette exagération, de cette passion théâtrale qu’on reproche toujours à l’Italie, et aussi par instinct de gouvernement ; il avait pour tout ce qui était désordre ou apparence de désordre une vraie répulsion, comme pour un son discordant dans une musique harmonieuse, disait-il, comme pour une difformité dans un beau visage. Manin était tout au peuple, mais en même temps il prétendait ne point subir ses exigences quand il ne les trouvait pas justes. Un jour un bâtiment du Lloyd était entré à Venise, et le peuple voulait le retenir par représaille contre certains actes des autorités autrichiennes ; Manin s’y opposa à tout prix, menaçant de quitter le pouvoir, s’il devait être forcé de venir à chaque instant justifier ses actes sur la place publique. « La république a garanti les propriétés privées, dit-il, le bâtiment du Lloyd en est une ; s’en emparer serait donc un acte de piraterie. N’amoindrissons pas le renom de la foi et de l’hospitalité vénitiennes ; opposez-vous énergiquement au contraire à tout ce qui frapperait le commerce, l’âme et la vie de Venise. Toute autre conduite serait digne de l’Autriche… Quant à moi, Manin, je n’y consentirai jamais, dût-il m’en coûter la vie ! » Quelquefois les dialogues devenaient très vifs. Un autre jour, c’étaient les arsenalotti qui faisaient leur démonstration et qui allaient chercher Manin jusque dans sa maison de Saint-Paternian, où il dînait. Manin s’élance irrité et s’écrie d’une voix vibrante : « De même que j’ai toujours parlé et résisté courageusement aux puissans, de même, je parlerai à vous autres qui venez là me dire que vous êtes le peuple souverain ; moi, je ne reconnais nullement pour tel une poignée de tapageurs… De plus je vois parmi vous des hommes jeunes, bien conformés, robustes, qui restent là à crier : liberté ! lorsqu’il y a une loi d’enrôlement qui les appelle aux armes, unique moyen de conquérir la liberté et d’en être dignes ! » Et ce peuple battait naïvement des mains à celui qui le corrigeait, et qu’il appelait déjà son père. C’était la force morale de ce mouvement sain, honnête, libéral, qui risquait peu d’aller se perdre dans une licence anarchique, et qui échappait par sa nature à la direction des sectaires.

Matériellement la révolution vénitienne avait de quoi se soutenir au moins au premier moment. L’armée autrichienne en se retirant lui avait laissé une artillerie considérable, des approvisionnemens suffisans. A défaut de la flotte qui lui avait échappé, elle avait quelques navires. Elle disposait de six mille marins, de sept mille gardes civiques, sans compter les volontaires qui accouraient sous le drapeau aux trois couleurs. Elle avait trouvé à peu près 10 millions dans les caisses publiques et à défaut de ressources régulières, taries par l’abolition des taxes les plus impopulaires, elle n’avait qu’à faire appel à la population, enflammée par les prédications patriotiques. Les riches envoyaient leur argenterie, les pauvres portaient ce qu’ils avaient, les femmes donnaient leurs bijoux et jusqu’aux épingles d’argent qui attachaient leur chevelure. C’eût été bon et suffisant peut-être dans une situation moins critique, moins complexe : c’était du moins de quoi passer la crise de naissance ; mais il faut songer que l’Autriche, retranchée à Vérone et à Mantoue, n’avait pas dit son dernier mot, que de toutes les contrées italiennes Venise était assurément la moins préparée à une guerre régulière, qu’elle était aussi la plus ouverte par toutes ses frontières, le Frioul, le Tyrol, la mer, — que ses provinces enfin, récemment affranchies, restaient en quelque sorte sous le canon de l’ennemi, toujours campé sur l’Adige. C’étaient là les côtés périlleux, vulnérables d’une situation si nouvelle, et c’est là que la destinée de la révolution vénitienne se lie intimement aux révolutions de l’Italie tout entière aussi bien qu’aux mouvemens de la politique européenne.

Une invincible solidarité unissait en effet la fortune de Venise et la fortune de l’Italie dans cette revendication d’indépendance à laquelle on marchait. Si dans toutes les parties de la péninsule il n’y avait eu qu’un même sentiment, la même pensée de tout subordonner à la nécessité première de l’indépendance, si princes et peuples s’étaient avancés d’un même pas, d’un même cœur, unissant franchement leurs forces et leurs conseils, la domination autrichienne, déjà diminuée et cernée, eût disparu définitivement sans doute dès cette époque dans ce débordement national. Malheureusement l’Italie entrait dans cette carrière avec l’inexpérience et le décousu d’une race longtemps subordonnée. Les méfiances marchaient à la suite des résolutions généreuses. Passions, intérêts, antagonismes, préoccupations dynastiques ou municipales, tout se mêlait. Le roi de Naples, entraîné un moment, songeait bien plus à rappeler son armée pour ressaisir l’absolutisme qu’à lui donner l’ordre de passer le Pô. Le pape méditait de dégager, par l’encyclique du 29 avril, son nom et son autorité morale de la grande aventure. Le grand-duc de Toscane n’envoyait qu’à contre-cœur ses contingens combattre l’Autriche. Charles-Albert seul, le plus intéressé, il est vrai, puisqu’il y gagnait un agrandissement de puissance, Charles-Albert seul se jetait dans la lutte avec résolution ; mais, assailli d’anxiétés intérieures, il était de plus harcelé par la coalition des passions de secte et des défiances municipales. De là l’immense confusion de cette année 1848, qui pourtant n’a point été inutile, où l’Italie a trouvé une sévère leçon de discipline et de sens politique dont elle a profité. Pour Venise particulièrement, la question de défense nationale et de guerre se compliquait d’une question politique qui s’élevait presque aussitôt. Se défendre seule, la Vénétie ne le pouvait, mais dans quels termes pouvait-elle et devait-elle s’unir à l’Italie ? Quelle était sur ce point la pensée de Manin ?

Bien que la république fût dans les goûts du chef populaire de Venise, elle n’avait été pour lui qu’un choix provisoire, qui pouvait, il est vrai, devenir définitif, mais qui pouvait aussi céder à des considérations plus favorables à la constitution de la nationalité italienne. Unir ses forces, faire la guerre à l’Autriche pour la pousser au-delà des Alpes, écarter toute question de forme de gouvernement et attendre la fin de la lutte pour que l’Italie pût se prononcer en pleine liberté sur son organisation nationale, telle était la pensée de Manin. En d’autres termes, c’était une alliance, ce n’était pas une fusion qu’il proposait au Piémont en lui demandant des secours. La politique de Manin se révèle tout entière dans les instructions que recevait M. Paleocapa en partant pour le camp piémontais. « Si le roi demande explicitement ou par ses ministres si nous sommes disposés à renoncer à la forme républicaine, que devrai-je répondre ? — Répondez que nous acceptons la forme de gouvernement que la nation décidera. — Si le roi faisait entrevoir l’intention de former un seul état de l’Italie septentrionale avec Milan pour capitale, que faut-il répondre ? — Vous diriez encore que nous sommes aux ordres de l’assemblée constituante… — Si la flotte sarde entrait à Venise pour vous porter secours, l’accepteriez-vous ? — Oui. — Si enfin le roi Charles-Albert témoignait l’intention de fortifier la défense de Venise par l’envoi d’un corps de troupes, que faudrait-il répondre ? — Que nous l’accepterions comme on accepte, en cas de péril, le secours d’un ami quelconque… » Il y avait évidemment quelque réserve dans cette stratégie diplomatique, dans cette tactique d’ajournement, et la vérité est que, sans céder à de ridicules ombrages, sans partager les préventions des révolutionnaires italiens contre Charles-Albert, Manin redoutait par-dessus tout quelque nouveau Campo-Formio, dont le nom bourdonnait sans cesse à ses oreilles. De son côté, Charles-Albert n’était pas sans inquiétude ; il ne pouvait voir naturellement avec plaisir cette république prendre une apparence de vie ; il trouvait partout la république, devant lui, derrière lui, et ce qui était, peut-être dans sa pensée, ses amis, ses partisans allaient le répétant tout haut, disant qu’un roi ne pouvait pas aller sauver une république, que si Venise s’unissait franchement au Piémont, elle serait secourue et défendue. Autre cause de méfiance : Charles-Albert, par crainte de la république, et beaucoup d’Italiens, dans un sentiment d’orgueil national, avaient prononcé le fameux Italia fara da se ! Manin était trop politique pour se faire de ces illusions ; il se réservait au contraire de faire appel au secours de la France et s’efforçait de l’obtenir.

Que résultait-il de tout cela ? C’est que les momens les plus précieux étaient perdus dans toutes ces négociations et ces tergiversations. Durando, qui était à Ferrare avec un corps d’armée, hésitait entre Venise, qui l’appelait, et Charles-Albert, de qui il dépendait. Au camp piémontais, on était surtout préoccupé naturellement des opérations sur l’Adige. Pendant ce temps, la Vénétie supérieure restait ouverte, incomplètement défendue, et on laissait s’accomplir le mouvement le plus grave qui allait décider de l’issue de la campagne, la jonction de l’armée autrichienne de réserve descendant du Frioul et du Tyrol avec l’armée de Radetzky, campée à Vérone ; les provinces de terre ferme retombaient entre les mains des impériaux, de telle sorte que lorsqu’on en venait enfin à prononcer la fusion de la Vénétie avec le Piémont, il était déjà tard, les événemens s’étaient précipités.

Ce fut peut-être la plus grande épreuve pour Manin, mais aussi l’épreuve qui mettait le plus en relief la supériorité morale de son caractère. Il n’avait pas résisté jusque-là par une vaine opiniâtreté de patriotisme local ou par ambition personnelle ; le jour où la nécessité parlait en souveraine à son esprit, il se prêtait lui-même à un acte qui pouvait sauver l’indépendance en tuant la république ; il le demandait à l’assemblée vénitienne élue par le pays. Il ne reniait pas un principe, comme il le disait ; il faisait un sacrifice, et ce sacrifice, il le faisait sincèrement, complètement, sans arrière-pensée, suppliant ses amis de ne plus jamais parler de partis tant que l’ennemi ne serait pas chassé, s’effaçant avec une dignité simple et refusant, malgré toutes les sollicitations, de rester au pouvoir pour ne pas paraître se démentir ou embarrasser une combinaison marquée du sceau de l’adoption nationale. « J’ai aujourd’hui la même opinion que j’avais le 22 mars, lorsque je proclamais la république devant l’arsenal et sur la place Saint-Marc, disait-il devant l’assemblée que Paleocapa venait d’entraîner par la plus vive démonstration ; je l’ai cette opinion, et tous alors l’avaient. Aujourd’hui tous ne l’ont pas… C’est un fait qu’aujourd’hui tous ne l’ont pas ; c’est un fait que l’ennemi est à nos portes, que l’ennemi espère et désire la discorde dans cette ville, inexpugnable tant que nous sommes d’accord, facile à vaincre si la guerre civile y entre ! Pour moi, m’abstenant de toute discussion sur mes opinions et sur celles d’autrui, je viens demander un grand sacrifice… A l’ennemi qui est là à nos portes, qui compte sur nos dissentimens, sachons donner un démenti formel : oublions tous les partis aujourd’hui ; prouvons-lui qu’aujourd’hui nous oublions si nous sommes royalistes ou républicains, qu’aujourd’hui nous sommes tous citoyens… »

Cette patriotique abdication faite au milieu d’une assemblée émue, et à la suite de laquelle Manin s’évanouissait, — comme le doge de 1797, mais plus noblement, — n’était qu’une scène dramatique de plus, qui par malheur ne résolvait rien. Accomplie plus tôt, la fusion eût-elle été plus efficace ? Je ne sais. Ce qui est certain, c’est qu’en ce moment la question se décidait ailleurs. C’est le 7 août que les commissaires piémontais, le vieux général Colli et M. Cibrario, prenaient possession de Venise ; le 11, le bruit des catastrophes de l’armée piémontaise sur le Mincio et à Milan allait retentir comme un coup de foudre dans les lagunes. Après la défaite venait l’armistice, qui rejetait le Piémont dans ses frontières. Ce jour-là fut le signal du retour de Manin au pouvoir, dans l’éclipse soudaine de l’autorité des commissaires, au milieu des anxiétés de l’opinion, qui se tournait vers lui, qui ne voulait que lui. Venise se trouvait rendue à elle-même, à ses luttes, à ses périls, avant d’avoir eu le temps de ressentir les avantages de la fusion, et c’était le commencement d’une dictature nouvelle qui grandissait avec les circonstances. Je ne voudrais ajouter qu’un fait où se révèle l’honnêteté que Manin mettait dans tous ses actes. Après le départ des commissaires Colli et Cibrario, une somme de 600,000 francs envoyée par le gouvernement piémontais était arrivée à Venise. Manin avait bien besoin de cet argent, qui après tout avait été donné, et au sujet duquel, à la dernière extrémité, on pouvait s’entendre ; il le fit cependant remettre scrupuleusement à l’amiral Albini, qui croisait avec sa flotte dans le golfe.

C’est la première phase active des rapports de Venise avec le Piémont. La seconde est plus désastreuse encore ; elle se termine en trois jours par la triste et féconde bataille de Novare. Sans faire partie du Piémont, depuis l’armistice du 9 août 1848, Venise était pourtant restée dans des termes d’intimité avec lui, assez pour que le parlement piémontais lui votât quelques subsides, et pour que Charles-Albert, méditant toujours une revanche, songeât à faire venir Manin à Turin en lui offrant le ministère des affaires étrangères ; elle était trop intéressée d’ailleurs à une reprise d’hostilités pour ne pas marcher d’intelligence avec le Piémont dans une guerre nouvelle où elle trouvait sa propre défense, où l’Italie tout entière allait voir se jouer encore une fois sa fortune. Elle n’attendait donc que le signal pour reprendre l’offensive et tenter une diversion ; elle avait à peine le temps d’entrer en campagne que tout était fini, que Charles-Albert avait disparu, que sa dernière espérance de ce côté était définitivement, désastreusement ruinée.

Quant aux autres parties de l’Italie, il faut le dire, Venise en recevait à cette époque plus de paroles retentissantes et de conseils que de secours. Venise avait sans doute dans l’armée qu’elle avait organisée des Italiens de tous les pays, des Napolitains, des Lombards, des Romains, tout ce que l’ardeur du combat et du patriotisme poussait là où était le péril. A l’époque où le roi de Naples avait rappelé son armée, le vieux général Pepe s’était jeté dans Venise avec ceux qui avaient voulu le suivre et y était resté. C’était assez pour que la défense de ce dernier refuge ne parût pas exclusivement vénitienne ; ce n’était pas tout. Lorsque le gouvernement vénitien s’adressait aux autres états de la péninsule pour savoir d’eux si l’Italie pouvait définitivement se suffire à elle-même, s’il ne serait pas plus prudent d’invoquer nettement un secours étranger, on lui faisait un crime de cette pensée qu’on repoussait presque avec aigreur ; lorsqu’il demandait aux chefs de la révolution italienne de préciser leurs idées et surtout d’agir, on lui répondait par des plans impossibles d’assemblée constituante qui supposaient d’abord l’Italie affranchie, et qui commençaient par diviser tout le monde. Lorsqu’il demandait qu’on l’aidât un peu dans sa détresse financière, on refusait d’admettre le papier qu’il émettait, on s’empressait peu de prendre des actions de sa banque, et ce qu’on lui envoyait prouvait que l’enthousiasme de la bourse n’était pas à la hauteur de l’enthousiasme des paroles, témoin ce lamentable aveu échappé aux membres du gouvernement provisoire vers le mois d’octobre 1848 : « tous les secours envoyés d’Italie se bornent jusqu’ici à la misérable somme de 26,000 francs, et nous ne savons ce qui reste à espérer ; mais la Providence viendra à notre secours. » Les comptes de l’administration vénitienne à la fin de janvier 1849 portent ces sommes venues d’Italie à 183,000 francs. Et Venise dépensait 100,000 francs par jour avec la plus stricte économie ! Il était évident que plus on allait, moins Venise pouvait attendre de l’Italie.

Où était donc le secours ? pouvait-il venir du dehors ? Tout semblait assurément l’indiquer. Manin, quant à lui, ne s’y était pas mépris un seul moment. Depuis la première heure, sans désavouer absolument la confiante illusion des Italiens, qui voulaient au moins tenter de s’affranchir par eux-mêmes, il avait cru à la nécessité, pour l’Italie asservie, pour Venise particulièrement, de s’adresser aux puissances libérales de l’Europe, à l’Angleterre elle-même, mais surtout à la France transformée en république, à cette France qu’il devait croire la protectrice, l’alliée naturelle des nationalités en travail d’affranchissement. C’était sa première pensée, et il y revenait à chaque crise ; il envoyait ambassadeurs sur ambassadeurs, Pasini après Tommaseo, pour intéresser la république française à celle qu’il appelait une « jeune sœur de l’Adriatique. » Même quand les déceptions se succédaient, il ne pouvait pas croire que la France abandonnât une telle cause, et il ne faisait qu’exprimer le sentiment universel qui régnait à Venise, que le consul français reproduisait en écrivant ce qu’il avait entendu : « Dussions-nous être écrasés, nous combattrons jusqu’à ce que nous soyons certains que la France nous abandonne ! elle verra que nous étions dignes de toutes ses sympathies. » Manin espérait aussi un peu une intervention du gouvernement anglais, mais avec moins d’abandon.

Je ne parle pas de l’Angleterre. Depuis bien des années, l’Angleterre se donne ce passe-temps d’être d’autant plus hardie dans ses paroles, dans ses jugemens sur les mouvemens de l’Europe, qu’elle est plus retenue dans ses actions. Du haut de sa prospérité et de sa sécurité, elle contemple avec philosophie ces tempêtes périodiques où peuples et gouvernemens s’abîment et se relèvent tour à tour. En 1848 comme depuis, l’Angleterre était plus dure que personne pour la domination Autrichienne en Italie, elle allait plus loin que personne dans l’expression de ses sympathies libérales, mais en même temps moins que personne elle voulait agir. Une assistance diplomatique, — si cette assistance pouvait convaincre l’Autriche qu’elle n’avait qu’à se retirer bénévolement, — c’est là le secours qu’elle prêtait à l’Italie ; l’inaction dans tous les cas, s’il fallait aller au-delà, c’est le secours qu’elle prêtait d’un autre côté à l’Autriche, et rien ne peint mieux la politique anglaise que ces paroles presque naïves adressées par lord Normanby à un agent vénitien : « Vous ne pourriez affirmer que jamais le gouvernement anglais vous ait fait une promesse qu’il ne veuille ou ne puisse plus tenir. Il n’aurait pu vous promettre de faire la guerre pour vous, attendu que le peuple anglais ne veut pas faire la guerre… » En réalité, l’Angleterre était beaucoup moins occupée de décider une victoire au-delà des Alpes que d’empêcher autant que possible la France de descendre en Italie. Une fois ce but atteint, elle se dégageait assez lestement avec beaucoup de marques de sympathie pour les vaincus et disait à Venise : « Vous n’avez qu’à vous soumettre, et le plus tôt sera le mieux. »

Quant au rôle de la France dans les affaires italiennes de ce temps, et surtout dans les affaires vénitiennes, je ne sais s’il y eut jamais une politique plus embrouillée, plus décousue, plus vaine et plus mortelle à ceux qui l’ont pratiquée. Que fallait-il pour intéresser la France républicaine à Venise ? Rien ne manquait assurément, ni le droit, ni le fait de l’indépendance acquise, ni le prestige d’une cause généreuse, ni même l’occasion de relever le principe de la révolution française par la réparation de l’iniquité de Campo-Formio. Malheureusement les affaires de Venise se mêlaient aux affaires de l’Italie tout entière, et c’est ici que la politique française s’embarrassait pour aboutir au plus éclatant aveu d’impuissance sous la forme d’une médiation fuyante et inutile. Elle voulait et elle ne voulait pas ; elle était poussée par son principe, par ses sympathies, par un besoin d’action à franchir les Alpes, et elle craignait de se compromettre dans une grande affaire extérieure ; elle était arrêtée par mille considérations plus médiocres. L’idée d’aller au secours d’un roi la troublait ; la répugnance qu’elle rencontrait chez beaucoup d’Italiens la froissait. Elle cédait aussi à ce préjugé suranné de diplomatie, qui consistait à voir un danger pour la France dans la constitution d’un puissant état de l’Italie du nord, Mais voyez la contradiction : si cette création d’un royaume de l’Italie du nord avait de si sérieux inconvéniens pour la France, c’était bien le cas de diminuer le danger en aidant la république vénitienne indépendante et libre à se constituer, de transporter à Venise l’intérêt qu’on refusait au Piémont et au roi Charles-Albert. Ce n’était pourtant pas ce qu’on faisait ; lorsque Manin demandait à la France de reconnaître la république vénitienne, qui était après tout un gouvernement de fait ni plus ni moins que le gouvernement provisoire français, on lui répondait par un bout de lettre privée adressée à M. Tommaseo, et on refusait la reconnaissance officielle. Lorsqu’il demandait des armes, on commençait par les accorder, non sans peine, puis la promesse faite par un ministre, démentie par l’autre ministre, allait se perdre je ne sais où, et on finissait par avouer « avec douleur » que, « par des considérations de politique extérieure, » on ne pouvait permettre l’envoi des fusils qui devaient être partis depuis deux mois.

Pourquoi donc la France se montrait-elle si tiède pour Venise, pour cette république, petite il est vrai, mais grande de cœur et si honnête dans ses actions ? On n’en peut plus douter aujourd’hui, parce que la Vénétie était en quelque sorte sacrifiée d’avance, parce que la république manquait de foi, parce que l’idéal de la politique française dans les affaires d’Italie était modeste : il n’allait pas au-delà de l’admission de l’indépendance de la Lombardie, qui à un certain moment était déjà conquise, en laissant la Vénétie, avec une administration nationale et constitutionnelle, sous la suzeraineté, c’est-à-dire sous la domination de l’Autriche, et M. de Lamartine, le ministre des affaires étrangères d’alors, avoue avec candeur que ces conditions, qui renouvelaient et sanctionnaient Campo-Formio à l’égard de Venise, « satisfaisaient largement aux légitimes ambitions d’affranchissement de l’Italie. » C’était simplement une idée mise en avant par l’Autriche elle-même sous le coup de ses défaites, au mois de mai 1848. L’habileté de l’Autriche vaincue et menacée était de manœuvrer de façon à immobiliser la France par une velléité de concessions, à satisfaire l’Angleterre en arrêtant la France, à garder le temps et la liberté pour elle, et voilà comment la politique française, peu portée à la guerre par elle-même, peu sympathique Charles-Albert, glissait dans une médiation amicale qui livrait tout à la merci des événemens, dont l’inefficacité grandissait dans la mesure des succès par lesquels l’Autriche relevait sa fortune. Ce n’était pas, je le sais bien, la politique de tous les hommes de la république, ni même de toutes les phases du gouvernement républicain. Il y eut des momens où le gouvernement d’alors suffoquait en quelque sorte sous le poids de son inaction et de sa médiation impuissante, où il sentait la nécessité de faire la guerre ; l’idée de trancher la question par l’envoi d’un corps d’armée à Venise fut même un moment agitée, et lorsque Manin, lassé d’incertitudes, poussé à bout, s’adressait à M. Jules Bastide, non « comme le président de la petite république de Venise au ministre de la puissante république française, mais comme le citoyen au citoyen, comme l’honnête homme à l’honnête homme, » pour lui demander décidément ce qu’on voulait faire, M. Bastide lui répondait par ces mots, faits assurément pour l’honorer : « J’ignore quel avenir Dieu réserve à mon pays ; mais, tant que je dirigerai ses affaires au dehors, la France n’abandonnera pas la cause de Venise, car vous êtes de braves gens qu’une nation de cœur ne peut laisser périr… Il y a, je le sais, une politique qui voudrait faire de Venise la rançon de la Lombardie ; cette politique n’est pas la mienne, jamais je n’accepterai un traité de Campo-Formio. » Soit ; mais lorsque M. Bastide s’exprimait ainsi le 17 novembre 1848, il n’avait plus devant lui que quelques jours de ministère, et il parlait moins comme un homme d’état en mesure de soutenir une politique qu’en homme privé soucieux de dégager sa responsabilité. Le gouvernement au nom duquel il tenait ce langage n’avait pas plus fait que celui qui l’avait précédé ; il n’avait pas donné à Venise le témoignage d’intérêt sans lequel tous les autres, n’étaient qu’un vain mot : il ne l’avait pas reconnue, il ne la reconnaissait pas encore. Au moment même ou M. Bastide écrivait, l’Autriche resserrait autour de Venise le cercle de son blocus et capturait les barques vénitiennes jusqu’à l’entrée du port, sous le canon de nos navires, laissés sans instructions. La médiation acceptée n’impliquait nullement, même dans la pensée des négociateurs français, la disparition de la souveraineté autrichienne dans la Vénétie.

Ce que le gouvernement de cette première période de la république faisait par une sorte d’indécision agitée et troublée, le gouvernement issu de l’élection du 10 décembre le faisait par système, par un excès de préoccupation conservatrice et pacifique. Ni l’un ni l’autre n’y a gagné. Le premier a perdu probablement la république pour avoir manqué d’audace et de sens politique dans ces affaires d’Italie. Le parti constitutionnel, qui revenait au pouvoir dans la lune de miel de la présidence du 10 décembre, a perdu sans doute aussi la cause parlementaire, la cause du libéralisme conservateur, pour l’avoir associée aux réactions outrées qui commençaient en Europe. Ce qu’il y avait de funeste pour Venise dans cet abandon graduel, c’est qu’il se colorait de toute sorte de sympathies et de promesses faites pour lui laisser l’espérance, tandis que de tous les actes se dégageait la pensée de ne rien faire, jusqu’au jour où on finissait par lui dire que « vouloir soutenir Venise équivaudrait pour la France à une déclaration de guerre, et que la guerre, elle ne pouvait pas la faire. » Résumons donc cette série de déceptions : au premier instant, M. de Lamartine, en faisant vibrer le sentiment national des peuples et en leur promettant l’appui de la France, admet très bien que la Vénétie, déjà affranchie, puisse rentrer sous la domination autrichienne, et il engage la politique française dans cette voie. Le gouvernement du général Cavaignac ressent plus d’intérêt pour Venise, le nom de Campo-Formio le trouble ; mais il ne fait rien, et il se déguise à lui-même son inaction. Le gouvernement de la présidence du 10 décembre ne promet rien, ne fait rien et sonne la retraite de la politique française dans les affaires vénitiennes comme dans les affaires de l’Italie tout entière.

Ainsi le moment vient pour Venise où du côté de l’Italie, du côté de l’Europe, elle n’a plus rien à espérer. Le Piémont, abattu à Novare, ne peut plus rien pour elle ; les autres parties de l’Italie sont en pleine restauration absolutiste et n’ont aucun secours à lui offrir. La France et l’Angleterre lui signifient que ce qu’elle a de mieux à faire, c’est de se soumettre. De tous les alliés qu’elle aurait pu avoir, elle n’a plus que la Hongrie, qui ne peut se sauver elle-même et avec laquelle elle signe des traités inutiles. Alors s’élève pour elle cette terrible question : seule, abandonnée, continuera-t-elle la lutte ? S’enfermera-t-elle dans la solitude de son héroïsme ? C’est le 2 avril que cette question est tranchée sous le coup même du désastre de Novare. À dix heures du matin, les représentans se réunissent au palais ducal, dans la salle du grand-conseil, dans cette salle toute tapissée des trophées de la Venise d’autrefois, des portraits des doges et des merveilles de l’art vénitien. Manin arrive et monte à la tribune. « Vous connaissez les nouvelles, dit-il d’un ton bas et grave, que décidez-vous ? — C’est au gouvernement de prendre l’initiative, lui répond l’assemblée. — Êtes-vous décidés à la résistance ? — Oui, nous le sommes. — À tout prix ? — À tout prix ! — Voulez-vous me donner des pouvoirs illimités pour diriger la résistance ? — Nous le voulons. — Vous savez que j’aurai à demander d’énormes sacrifices ? — Nous les ferons. »

Aussitôt tous ces hommes se lèvent dans un mouvement d’exaltation patriotique, entourent Manin, votent par acclamation, et à une sommation du général Haynau on répond en envoyant simplement ce laconique décret rendu par l’assemblée : « Venise résistera à l’Autriche à tout prix. » Manin et l’assemblée n’étaient, à vrai dire, que l’écho de la population tout entière, résolue à une lutte désespérée. Au-dessus du campanile de Saint-Marc, on hissa un immense pavillon rouge flottant dans l’azur et annonçant aux vaisseaux autrichiens de l’Adriatique comme à l’armée assiégeante de terre que Venise était décidée à tout plutôt que de se soumettre. « Depuis ce jour, dit un consul américain, M. Flagg, qui s’est fait l’historien ému et coloré de ces luttes vénitiennes, depuis ce jour résister à tout prix devint le mot d’ordre universel. » Venise, par le fait, avait pour se défendre une armée de vingt mille hommes et tout un groupe d’officiers jeunes, intelligens et énergiques, le Lombard Sirtori, aujourd’hui général dans l’armée italienne, les Napolitains Ulloa et Cosenz, Alexandre Poërio, Rosaroll et bien d’autres qui marchaient sous la direction du vieux Pepe. Soixante-dix forteresses avec plus de cinq cents canons couvraient la ville et les lagunes, protégées de toutes parts. Les élémens de défense étaient nombreux et puissans ; mais d’un autre côté l’Autriche, n’ayant plus rien à craindre en Italie, pouvait désormais concentrer tous ses efforts sur le seul point qui échappât encore à sa domination. La victoire de Novare lui permettait d’accroître son armée, son matériel de siège, tous ses moyens d’attaque contre Venise, et de l’écraser de la supériorité de ses forces.

Dès lors s’engage et se resserre ce duel de cinq mois, plein de péripéties et d’héroïsme, sans merci et sans trêve, dont l’Europe semble détourner les regards comme s’il était pour elle un remords. Pendant cinq mois, Venise offre le spectacle d’une ville assiégée par terre, bloquée par mer, ne recevant rien, ne trouvant aucun écho au dehors et s’offrant volontairement en sacrifice. Pendant cinq mois, aux travaux d’approche des Autrichiens, à leurs attaques, au feu croissant de leur artillerie, toute cette population oppose un courage enflammé et indomptable, prolongeant une résistance dont Manin reste le génie familier et énergique. Elle avait fini par s’accoutumer à cette vie de fièvre et de danger, mêlée d’espérances toujours trompées et d’exaltations patriotiques. Elle ne renonçait pas à ses fêtes, elle les célébrait au contraire avec une passion nouvelle, confondant son culte religieux et le culte de Venise. Elle se plaisait dans tous ces spectacles d’exposition de la Vierge, de processions, de consécration de bannières, qui se succédaient ; seulement il s’y mêlait je ne sais quoi d’héroïque, et c’est au sortir d’une de ces cérémonies, le jour de la fête de saint Marc, que Manin lançait ce cri qui allait retentir à travers les lagunes comme une poésie virile : « Qui persiste vaincrai Nous avons persisté et nous vaincrons. Vive saint Marc ! ce cri qui durant tant de siècles a couru sur les mers nous le crierons encore : à la mer ! à la mer ! à la mer ! » Et l’enthousiasme éclatait. Ce pauvre peuple avait certainement aussi ses mobilités et ses emportemens, quoique rares. Un jour c’était à la suite de l’explosion d’un magasin de poudre dans l’îlot della Grazia, un autre jour c’était pour les subsistances. On criait à la trahison ; la foule s’assemblait et courait aussitôt au palais du gouvernement. Manin ne la ménageait guère selon son habitude ; il la rudoyait familièrement : « Vénitiens, s’écriait-il dans un de ces momens de turbulence passagère où il fallait qu’il parût au balcon, croyez-vous que cette conduite soit digne de vous ? Vous n’êtes pas le peuple de Venise, vous n’êtes qu’une poignée de fâcheux. Jamais je ne soumettrai mes actes aux caprices d’une tourbe ameutée… Je vous dirai la vérité quand vos fusils viseraient ma poitrine, quand vos poignards seraient sur mon cœur. Et maintenant allez-vous-en, allez-vous-en. » Il n’en fallait pas plus pour tout calmer. On aurait dit que ce peuple avait besoin de temps à autre d’être remonté, d’être tranquillise dans son patriotisme facile à émouvoir. Quand il était allé crier : « Fuori Manin ! nous voulons voir Manin ! » quand il avait entendu sa voix, tout était dit, il se retirait content. Manin traitait ainsi son peuple dans le tête-à-tête pour ainsi dire ; mais il savait bien ce qu’il était et ce qu’il pouvait, et lorsqu’il s’adressait, dans un suprême et inutile appel, à la France et à l’Angleterre, il le représentait tout autrement ; il le montrait simple, dévoué, alliant l’amour de l’indépendance à l’esprit de sacrifice, la liberté nouvelle à l’ancienne piété, bravant la misère et la mort.

La situation n’était pas moins terrible, et elle le devenait chaque jour davantage. Au premier moment, la ville était encore à l’abri du feu des assiégeans. La prévoyance du gouvernement avait amassé des approvisionnemens qu’on ménageait avec le soin le plus scrupuleux. La population n’avait pas sérieusement souffert, la salubrité était intacte. Bientôt cependant tout changeait. Quatre mois de lutte, de combats journaliers, de privations, d’émotions, produisaient leur effet. Les Autrichiens, rapprochés peu à peu, commençaient à faire pleuvoir les bombes et jusqu’aux boulets rouges sur la ville elle-même, et les incendies se multipliaient. Les approvisionnemens finissaient par s’épuiser, et on en venait à mesurer les rations en prévoyant le moment où tout allait manquer. Enfin le choléra éclatait dans Venise avec une intensité accrue par l’excès des souffrances et des anxiétés morales. Les munitions devenaient rares, si bien qu’on était obligé de se servir des projectiles lancés par l’ennemi pour les lui renvoyer. Malgré tout, on ne parlait pas de soumission ; personne n’aurait osé prononcer ce mot, et pour l’avoir fait entendre le premier, le patriarche voyait sa maison assaillie par la multitude. Une négociation directe ouverte avec un ministre impérial, M. de Bruck, avait été abandonnée parce que les conditions autrichiennes équivalaient à une reddition sans garanties. « Les Autrichiens, écrivait-on, continuent à lancer leurs boulets sur Venise ; la mort et la destruction se promènent dans les rues, le choléra grandit horriblement, la disette devient chaque jour plus cruelle, et pourtant, parmi de telles misères, malheur à qui murmurerait un mot de capitulation ! »

C’était vrai pour la passion populaire ; politiquement la question ne se dégageait pas moins irrésistible de toute une situation, et cette question était là obsédante : c’est là ce qui s’agitait en secret à un certain moment entre Manin et l’assemblée des représentans. « Que faire ? s’écriait Manin. Faut-il lutter encore, lutter jusqu’à la dernière heure ? Faut-il aller mourir le fusil au poing dans les lignes des assiégeans ou attendre que la faim fasse tomber les armes des mains de Venise ?… Notre situation est horriblement empirée ; nous sommes tout près de n’avoir plus de quoi manger. — Nous sommes dans l’héroïque Venise, répond Sirtori ; Venise a enduré bien des misères, elle saura endurer encore la faim jusqu’à la dernière limite du possible. — La faim peut s’endurer, oui, mais jusqu’à un certain point. Le dernier pain consommé, ce n’est plus la faim, c’est la mort… » Un autre jour, on reproche à Manin de ne plus parler au peuple depuis quelque temps. « Le gouvernement, cela est vrai, n’a plus adressé la parole au peuple depuis que ses espérances ont diminué, répond Manin ; mais c’est parce que je veux que sur mon pauvre tombeau on puisse écrire : Ci-gît un honnête homme ! »

Une des scènes les plus dramatiques peut-être de ce temps est la revue de la garde civique passée par Manin au moment où toutes ces questions suprêmes s’agitaient sans être résolues encore. La tristesse pesait sur les âmes ; un douloureux silence régnait partout. « De grands malheurs peuvent survenir ; ils sont peut-être imminens, dit Manin d’un accent désespéré ;… ils sont venus du moins sans notre faute… Vous ne pourrez malheureusement compter toujours sur mon esprit, sur mes forces physiques, morales ou intellectuelles ; mais sur mon affection pour vous, profonde, ardente, impérissable, comptez-y toujours, quelles que soient les épreuves que la Providence nous réserve. Vous pourrez dire peut-être : Cet homme s’est trompé ; mais jamais vous ne direz : Cet homme nous a trompés… Jamais je n’ai trompé personne, jamais je n’ai tâché de faire naître des illusions que je ne partageais pas. Jamais je n’ai dit : espérez ! lorsque je n’espérais plus… » Manin, interrompu par les sanglots et par l’émotion de la multitude, ne put finir ; il tomba vaincu par la douleur, et en tombant il s’écriait encore : « Avec un tel peuple être forcé de céder ! » Au fond, on avait beau se débattre, il n’y avait que deux issues : résister jusqu’au dernier morceau de pain, jusqu’au dernier grain de poudre, ce qui ne pouvait ajouter que quelques heures à la défense, ou essayer à temps de traiter avec l’ennemi, et dans ce dernier cas, selon Manin, il fallait subir le fait en évitant de donner à la force l’apparente sanction du droit par une négociation politique. Une fois la question posée dans ces termes, il ne s’agissait plus que de maintenir l’honneur de Venise, de garder une ferme attitude, et jusqu’au dernier moment Manin en imposait, tenait tête au peuple qui venait lui demander du pain. « Je viens d’entendre une voix dire : J’ai faim ! Que celui qui a faim s’avance ! Non, la faim n’est pas encore à Venise. » Ce n’était qu’un moyen de couvrir l’extrémité où on était tombé et de gagner le temps de traiter. Le 24 août, le gouvernement vénitien abdiquait et laissait le pouvoir à la municipalité, seule chargée de négocier l’entrée des Autrichiens de façon à préserver la ville le plus possible. Même après cette abdication des hommes du peuple passaient sous les fenêtres du dictateur de la veille et répétaient : « C’est là qu’est notre pauvre père ; il a tant souffert pour nous, que Dieu le bénisse ! » Le 27 août, Manin était parti avec quarante personnes exceptées de toute amnistie, et le drapeau autrichien flottait sur Venise, sur cette malheureuse ville demeurée pendant cinq mois le dernier et inviolable asile de la nationalité italienne.


III

Ce n’est pas sans dessein que je ravive ces scènes émouvantes où une population ingénieuse et virile se relève par l’éclat d’une résistance inattendue pour retomber encore une fois sous le joug ; elles éclairent toute une histoire, elles expliquent le silence qui a précédé et le silence qui a suivi ; elles ne laissent du moins aucun doute sur le sens moral, politique, de cette apparente soumission de la veille et du lendemain qui en aucun moment n’est une abdication. Un peuple qui peut à un jour donné trouver en lui-même de telles ressources d’héroïsme, de vigueur patriotique, de dévouement, n’est point assurément un peuple mort, ni même un peuple résigné à la servitude ; quand il se lève ainsi, c’est qu’il est bien vivant, et quand il retombe muet sous la main pesante du maître, il subit le fait selon le mot de Manin, mais il a interrompu pour jamais la prescription de son asservissement. D’un autre côté, une domination réduite à s’affirmer par de tels efforts, par de telles victoires, par de telles violences faites au sentiment national d’un pays, cette domination elle-même est bien près d’être morte ; elle reste frappée au cœur de la main défaillante du vaincu, elle est désormais sans avenir ; elle n’est plus simplement et ostensiblement pour tous que l’ennemi campé en terre conquise. C’est là en réalité l’histoire des rapports de l’Autriche et de la Vénétie depuis 1849, rapports difficiles, pleins de froissemens, d’oppressions obscures, jusqu’en 1859, et devenus à peu près impossibles à dater du jour où l’unité italienne est sortie tout armée d’une guerre d’indépendance avec sa force d’aimantation nationale, en créant en Europe une situation toute nouvelle.

Si la souveraineté de l’Autriche, sans être sérieusement et activement contestée, avait déjà de la peine à vivre, à se soutenir, à prendre un caractère durable dans le Vénitien avant la révolution de 1848, les conditions dans lesquelles elle se raffermissait après quinze mois de guerre étaient, il faut en convenir, singulièrement aggravées. C’était peut-être pour elle une fatalité de maintenir par la force ce qu’elle avait conquis par la force, de chercher sa défense dans la compression, dans un redoublement d’absolutisme et de rigueurs. Je ne sais en vérité ce que l’Autriche aurait pu faire pour une population qui n’attendait d’elle ni réformes, ni adoucissement de régime, qui n’a jamais cru à toutes ces promesses libérales bonnes pour illustrer des manifestes à l’adresse de l’Europe, qui ne demandait à la domination étrangère que de s’en aller. Ce qui est certain, c’est que l’Autriche, rentrée à Venise, n’essayait rien, ne faisait rien, ou du moins elle ne faisait que ce qu’il fallait pour s’assurer matériellement sa conquête, sans se préoccuper d’alléger le poids de sa victoire, pour recueillir les bénéfices de la restauration de son pouvoir en soumettant ces provinces à tout un système d’occupation, de représailles, de prélèvemens et d’extorsions. La capitulation accordée ou infligée par l’Autriche à Venise le 24 août 1849 n’avait certes rien de prodigieusement généreux ; telle qu’elle était cependant, elle semblait garantir contre certains excès de rigueur ; elle assurait une amnistie qu’on pouvait croire efficace par cela même qu’on prenait soin d’excepter nominativement ceux qu’on voulait atteindre, ceux qui avaient eu un rôle, Manin, Tommaseo, Avesani, Mengaldo, Varé, Pincherle, Morosini, etc. ; elle laissait la liberté d’émigrer, elle épargnait à Venise les frais de guerre et respectait les propriétés. Malheureusement les persécutions recommençaient le lendemain, et trois ans après les biens de tous les émigrés, forcés ou volontaires, étaient frappés de séquestre sous le prétexte élastique d’une complicité de ces émigrés dans une échauffourée de Mazzini à Milan, lorsque pas un seul de ces émigrés peut-être ne connaissait d’avance cette tentative. Venise avait singulièrement souffert depuis quelques années dans tous ses intérêts matériels et économiques ; elle ne retombait pas moins après sa défaite sous le poids accablant de charges incessamment accrues. Dans un espace de quelques années, en contributions extraordinaires, taxes supplémentaires, frais de guerre déguisés, participation forcée à des emprunts de l’empire, la Vénétie seule payait plus de 200 millions de francs. Aux anciens impôts, qui étaient augmentés, venaient s’ajouter des impôts nouveaux. Ces augmentations ou ces créations de taxes atteignaient successivement, depuis 1850, la propriété foncière, le revenu, le commerce, l’industrie. Il en résultait tout naturellement un accroissement de misère, la dépossession graduelle des petits propriétaires par la voie des ventes fiscales, la décadence des grandes fortunes elles-mêmes déjà fort malades, le délabrement des finances communales, l’épuisement du pays.

Qu’avait gagné l’Autriche par sa victoire ? que gagnait-elle encore par cette politique d’extorsion et de force ? Elle était un peu moins assurée qu’auparavant dans sa position de maîtresse et souveraine de l’Italie. Ruinée, battue et comprimée, toujours courbée sous le poids d’une occupation militaire, la Vénétie n’en était pas plus contente. Elle ne se révoltait pas, elle n’aurait pas pu, et l’insurrection violente n’est pas d’ailleurs dans sa nature ; elle restait inerte, repliée en elle-même ; par cette force incompressible d’un sentiment intérieur qui n’a plus d’expression, elle échappait à cette domination qui l’enveloppait. L’Autriche tenait le corps, mais où était l’âme ? En d’autres termes, dans quelle mesure Venise se rattachait-elle à l’Italie durant ces années ? L’émigration, notablement accrue et transportée à Turin, devenait comme une autre Vénétie reprenant en quelque sorte l’œuvre de fusion interrompue en 1848. L’âme de Venise n’était pas là seulement, elle était encore et surtout avec Daniel Manin, qui de loin avait gardé sa popularité, et après l’éclat héroïque de son gouvernement rien n’atteste mieux le sens politique de cet honnête et clairvoyant esprit, rien n’a été plus fécond, plus décisif que l’action de l’ancien dictateur vénitien dans l’exil.

Ce n’est pas qu’il conspirât : il ne conspirait pas plus dans l’exil qu’il n’avait conspiré à Venise dans le sens vulgaire du mot ; il était la vivante et active personnification de l’indépendance vénitienne. Quand il avait quitté Venise au lendemain du grand désastre, il s’était dirigé vers la France, vers Paris, laissant sur sa route les restes de la personne qu’il aimait le plus, de sa femme, morte à Marseille. Il était arrivé à Paris, malade lui-même d’une vieille affection du cœur, avec sa fille, déjà atteinte d’un mal mortel, et son fils : c’est dans ce monde d’affections qu’il vivait retiré. Il n’avait pas de fortune ; pendant sa dictature, il n’avait jamais voulu rien recevoir de celle qu’il appelait sa patrie mendiante. Il n’avait qu’une somme de 24,000 fr. que la municipalité de Venise lui avait offerte à son départ avec une délicatesse touchante, dont il avait dû se servir pour faire face à ses premiers besoins, et qui ne pouvait suffire à son existence. Il n’aurait eu qu’à parler, à laisser voir un désir ; il eût trouvé des amitiés aussi empressées que délicates, heureuses d’adoucir pour lui les rigueurs de l’expatriation. Daniel Manin ne voulait rien devoir qu’à lui-même, à son travail, et cet homme, qui avait été pendant quinze mois le dictateur d’un pays, s’en allait d’un bout à l’autre de Paris, au risque d’aggraver son mal, pour donner des leçons de langue italienne qu’on lui procurait, — relevant ainsi par la simplicité de sa vie laborieuse la dignité de l’exil. Il n’était pas moins entouré d’amis, de ceux qu’il s’était faits en France sans le savoir, et des Italiens, ses compagnons d’émigration ; — car cet homme simple, par sa droiture, par l’honnêteté de son patriotisme, par la vigueur d’une nature sensée et chaleureuse, avait le don d’attirer. Quand il revenait sur ce passé si récent qui faisait son orgueil et sa tristesse, il ne regrettait ni la modération, ni la loyauté, ni la générosité qu’il avait montrées dans la lutte. « Quand même, ce que je ne crois pas, disait-il, on eût pu vaincre par des moyens que le sens moral réprouve, la victoire eût été achetée trop cher ; elle n’eût été ni vraiment utile ni d’un effet durable. Des moyens que le sens moral réprouve, lors même qu’ils seraient matériellement utiles, tuent moralement… » Il avait besoin de garder le sentiment de cette supériorité morale de sa cause ; c’est pour cela qu’il pouvait dire par un retour de tendresse attristée : « Quoi qu’il arrive, ma pauvre Venise ne sera du moins plus méconnue, ne sera plus calomniée… Non, aucun de ses sacrifices ne sera perdu, ni pour elle ni pour l’Italie !… » Mais, sa conscience ainsi assurée sur le passé, il se demandait quel serait l’avenir et ici recommençait son action.

Daniel Manin, je le disais, en gardant par une sorte de tradition vénitienne le goût et la foi de la république, n’avait pas contre le Piémont et contre Charles-Albert les préventions vulgaires longtemps nourries par le parti révolutionnaire italien. Il voyait dans la triste campagne de 1848 des fautes, de l’inexpérience, des désastres qui étaient l’œuvre de tout le monde, dont Venise la première avait souffert ; il ne soupçonnait pas le patriotisme de Charles-Albert, qui venait de payer de sa couronne et de sa vie son dévouement à la cause italienne. Le régime constitutionnel sauvé du naufrage et survivant à Turin par la loyauté d’un roi jeune et hardi lui semblait plus que jamais une force nationale, un moyen de ralliement. La participation du Piémont à la guerre d’Orient le frappait singulièrement. Les délibérations du congrès de Paris sur l’Italie, ces délibérations dont M. de Cavour avait l’initiative et l’honneur, achevaient de fixer ses espérances et ses idées. C’est alors que, plein de feu et se refaisant agitateur, il commençait une campagne dont tous ne prévoyaient pas également l’issue victorieuse, et où c’était un Vénitien qui donnait le signal d’un mouvement destiné à entraîner l’Italie tout entière.

La première question était de définir la situation telle qu’elle était réellement, et cette situation Manin saisissait l’occasion de la préciser toutes les fois qu’en France, en Angleterre, on semblait revenir à la panacée de promesses libérales de l’Autriche, des intentions réformatrices de l’Autriche. « Nous ne demandons pas à l’Autriche, répétait-il, d’être humaine et libérale en Italie, ce qui du reste lui serait impossible quand elle en aurait l’intention. Nous lui demandons de s’en aller… Non, nous ne nous résignerons pas, non, nous ne resterons pas tranquilles tant que nous n’aurons pas atteint le but que nous poursuivons… Jusque-là, quoi qu’on fasse, nous nous agiterons toujours. Il y aura toujours en Italie un foyer de trouble, une occasion de guerre qui menaceront l’Europe et ne lui permettront pas de compter sur une paix durable… » La seconde question, bien autrement grave, était d’arriver à l’action, à la solution. Manin n’hésite pas. « Nous n’étions pas préparés à la révolution de 1848, dit-il sous toutes les formes aux Italiens ; il faut nous préparer à celle qui est possible et désirable, à celle qui peut éclater dans dix ans, dans cinq ans, dans un mois, demain… L’indépendance est pour nous au-dessus de tout. Indépendance et unification se touchent, l’une ne peut vivre sans l’autre. Pour y arriver, il faut chercher ce qui est pratiquement possible. Qui peut songer aujourd’hui à mettre de côté la monarchie libérale et nationale du Piémont ? Elle est trop forte pour être renversée par une révolution, trop faible pour abattre son rival sans la démocratie. Dès lors faisons alliance. Mettons de côté nos préférences, ne soyons ni républicains ni royalistes, soyons Italiens. Que notre but soit l’indépendance et l’unification, et dès ce moment que notre mot d’ordre soit : Victor-Emmanuel roi d’Italie ! Puisque les papistes et les soutiens de l’Autriche s’attachent à injurier la maison de Savoie, c’est qu’elle est une grande force italienne. » Une autre base du système de Manin, c’était l’alliance avec la France, quel que fût son gouvernement, pourvu qu’elle voulût faire la guerre, et ici encore, saisissant la question corps à corps, il montrait que, si l’Italie avait besoin de la France, la France ne pouvait retrouver qu’en Italie la garantie de sa grandeur. « Si nous pouvions parvenir à atteindre notre but, écrivait-il à nos journaux, si l’Italie, cessant d’être une simple dénomination géographique, pouvait devenir une individualité politique puissante et prospère, cela pourrait-il être dangereux ou nuisible ou simplement désagréable à la France ? »

Ainsi nécessité première de l’indépendance, unification de la péninsule sous la bannière de la maison de Savoie, au cri de Victor-Emmanuel roi d’Italie, alliance avec la France, c’étaient là les termes du problème tel que Manin le posait, et ces idées, il les lançait dans de petits manifestes précis et vifs, dans des lettres multipliées, au milieu des attaques des républicains, des fédéralistes, des conservateurs, qui venaient l’assaillir sans l’ébranler. On ne voyait pas alors ce qu’il y avait de décisif dans cette vigoureuse initiative ; on l’a vu depuis. Par le fait, cette politique du dictateur exilé se propageait avec plus de rapidité qu’il ne le croyait peut-être lui-même, ouvrant la route à Cavour, détachant du parti révolutionnaire et de Mazzini les esprits généreux ou sensés, Garibaldi tout le premier, et préparant ce faisceau national d’hommes de toutes les opinions, de toutes les régions, par lequel s’est accompli un mouvement auquel Manin seul a manqué au jour définitif de l’action et du triomphe. Il s’éteignait tristement en effet le 22 septembre 1857, blessé au cœur de toute façon, ayant déjà perdu sa fille, cette Emilia qui dans sa grâce douloureuse et charmante était comme une image de Venise. Il mourait du mal dont il avait ressenti plus d’une atteinte au milieu même des excitations de la lutte de 1848, que les souffrances de l’exil aggravaient, et son dernier acte politique était de signer d’une main déjà défaillante une circulaire de la société nationale, récemment formée sous son impulsion, de cette société qui a joué un grand rôle dans les derniers événemens. Ainsi, par sa résistance passive, par l’excès de ses mécontentemens, comme par les idées dont son chef le plus populaire s’était fait le promoteur, Venise était de toutes les provinces italiennes la mieux préparée à la guerre de 1859, à la révolution qui en a été la suite, et par une ironique fatalité c’était la seule qui restait en gage aux mains de l’Autriche. Elle avait vu le drapeau français prêt à forcer l’entrée de ses lagunes ; elle avait entendu jusque près de l’Adige le canon de ces deux armées dont l’alliance était le rêve de Manin ; elle avait recueilli avec une frémissante impatience les manifestes qui appelaient l’Italie à l’indépendance « des Alpes à l’Adriatique, » et elle retombait autrichienne, — avec promesse d’une administration nationale, cette fameuse administration nationale qui reparaît toujours aux heures de détresse de tous les dominateurs étrangers en pays conquis.

A quoi donc a-t-il tenu que de cette paix de Villafranca il n’ait pu sortir rien de durable pour la Vénétie, et que la domination de l’Autriche ait été désormais un fait sans avenir ? Justement à ce courant d’opinion que Manin avait contribué à créer, qui se répandait au-delà des Alpes, du nord au midi, et qui, en faisant surgir une Italie toute nouvelle campée sur le Mincio et à Ferrare, rendait la domination autrichienne non plus seulement répugnante et difficile, mais impossible. La vérité est que cette paix de Villafranca et de Zurich, combinée avec cette révolution de l’unité italienne qui en était l’épilogue inattendu, créait une de ces situations aussi exceptionnelles que violentes qui ne sont plus qu’une trêve agitée. Tout avait un caractère étrange dans cette situation où l’Autriche, restée maîtresse de la Vénétie, se trouvait réduite à une défensive de plus en plus pénible, et où la Vénétie, déclarée diplomatiquement italienne, en était pour le moment à se débattre dans des conditions aggravées. Politiquement les provinces vénitiennes n’avaient pas même l’avantage des clauses de ce traité de Zurich qui les laissait sous une souveraineté étrangère, puisque l’Autriche se trouvait déliée de ses engagemens par la révolution qui transformait l’Italie, et plus l’Autriche se sentait menacée, cernée par cette révolution d’une nationalité grandissante, plus elle se rejetait dans tous ces expédiens de la force que la diplomatie anglaise elle-même lui reprochait. C’était le consul d’Angleterre à Venise qui écrivait un an après Zurich : « Pour donner quelque idée de la manière arbitraire dont ce peuple est traité, je dirai qu’un grand nombre de personnes respectables qui ont été arrêtées n’ont jamais été jugées et sont toujours en prison. Pendant ces derniers jours, un peintre nommé Coffi a été mis en jugement pour avoir fait la caricature du prêtre Zinelli ; il a été acquitté, mais il est toujours en prison. Le même fait est arrivé à la comtesse Calvi pour une accusation insignifiante. » Économiquement la Vénétie ne se sentait pas moins atteinte ; tout ce qui se faisait en Italie tournait contre elle. La communauté d’intérêts qui la liait à la Lombardie se trouvait brisée par le caprice d’une frontière nouvelle, par les lignes douanières, tandis que d’un autre côté les Romagnes, les Marches, les duchés, Naples elle-même, toutes ces provinces avec lesquelles la Vénétie avait conservé jusque-là un commerce étendu, trouvaient désormais plus commode, moins onéreux de se tourner vers Gênes et la Ligurie. C’était un si singulier état que Mantoue et Vérone pouvaient recevoir de Gênes certaines marchandises à meilleur marché que de Venise elle-même.

Politique, intérêts, sentiment national incessamment excité par le spectacle contagieux de l’Italie transformée, tout aggravait la scission, et de fait cette scission était désormais complète entre l’Autriche et ce dernier fragment de sol italien sur lequel elle tenait encore à laisser flotter son drapeau ; elle était si complète que lorsque le gouvernement de Vienne, cherchant à se retremper dans la vie constitutionnelle, essayait d’attirer des députés vénitiens dans le conseil représentatif de l’empire, il ne rencontrait qu’un refus obstiné. La plus grande partie des communes ne se réunissait pas ou s’abstenait de nommer les délégués du premier degré ; les assemblées provinciales profitaient de ce résultat négatif pour s’abstenir de dresser les listes électorales ; la congrégation centrale à son tour déclarait qu’il n’y avait pas lieu de nommer des députés au conseil de l’empire. Le gouvernement finissait par désigner lui-même ces députés, et ces étranges élus refusaient comme tout le monde. Voilà quelle était la situation de ces provinces, autrichiennes par l’autorité de la diplomatie et de la force, italiennes d’âme, d’esprit, d’intérêts. Lorsqu’on en est là, il ne manque plus que l’occasion. L’occasion est venue, le dernier lien entre la domination impériale et l’Italie a été rompu, et cet affranchissement de Venise n’est pas seulement le fruit du sang versé dans les combats d’aujourd’hui, des défaites récentes de l’Autriche, il est surtout le couronnement de cette vie agitée d’un demi-siècle, où le sentiment national a grandi, tantôt dans l’éclat des résistances héroïques, tantôt dans le silence d’une servitude subie et jamais acceptée.

Voilà donc l’Italie arrivée aujourd’hui à cette pleine et souveraine possession d’elle-même sans laquelle elle pouvait se sentir toujours menacée. Il y a dix ans, elle n’était encore que la vieille Italie avec un petit peuple levant un drapeau vers lequel commençaient à se tourner toutes les aspirations nationales. Tout lui a souri, elle a même été un peu gâtée par la fortune. La guerre de 1859 a entamé la domination autrichienne. Quelques mois et quelques milliers de volontaires ont suffi bientôt pour faire disparaître quatre ou cinq petites souverainetés locales ébranlées par une sorte de déchaînement méthodique du sentiment national. Aujourd’hui c’est Venise qui est le prix d’une lutte nouvelle, et l’Italie gagne la dernière province qui manquait encore à sa jeune puissance. C’est la période de la revendication patriotique, nationale, qui finit par la disparition de toute souveraineté étrangère au-delà des Alpes. La seule question qui reste, la question de Rome, est à la fois plus petite et plus grande que celle de Venise ; elle est d’une autre nature, et ce n’est pas par les armes qu’elle sera tranchée. Ce qui s’achève aujourd’hui, c’est une constitution territoriale à laquelle l’Italie tendait de tout l’effort d’un patriotisme longtemps comprimé. Ce n’est pas que toutes les difficultés soient vaincues ; c’est maintenant au contraire qu’elles commencent, toutes ces difficultés organiques, financières, que le gouvernement italien a pu ajourner tant qu’il était obligé de rester sous les armes, et ce n’est pas la possession de la Vénétie qui peut aider pour le moment à les résoudre.

Venise est une force morale pour l’Italie ; elle est peut-être sous d’autres rapports une faiblesse. Il ne faut pas s’y tromper en effet : la Vénétie est une province italienne d’âme et de cœur, dont il serait puéril de vouloir faire revivre l’autonomie ; mais c’est une province ruinée, épuisée d’impôts, de taxes extraordinaires, de réquisitions, d’occupations militaires, une province qui a payé 100 millions la guerre de 1859. Ressources des communes, fortunes privées, industries locales, commerce, ont été rudement atteints, et c’est un serviteur de l’Autriche qui écrivait : « A partir de la guerre de 1859 commence pour Venise une phase de décadence si rapide que peut-être n’en trouverait-on pas un second exemple dans l’histoire de notre commerce. » De telle sorte que matériellement Venise n’offre pas peut-être une grande ressource ; elle ressemble à un grand corps endolori, épuisé, qui a besoin de se refaire. C’est sous l’influence d’un régime libre, c’est en retrouvant ses rapports naturels avec la Lombardie et les autres provinces italiennes que la Vénétie peut se relever ; c’est par la liberté que Venise peut redevenir la rivale de Trieste et revoir ses navires sur toutes les mers d’où ils se sont retirés depuis longtemps. C’est pour l’Italie un gage de puissance dans l’avenir ; pour le moment, c’est une œuvre de réparation à réaliser, c’est-à-dire une complication intérieure de plus au milieu de toutes les complications dont l’Italie doit triompher pour s’affermir définitivement.

Une autre difficulté, et celle-là se lie à une situation générale, à toute une politique, tient aux circonstances mêmes dans lesquelles s’est accomplie cette renaissance de Venise à la vie nationale. Elle implique, à vrai dire, une question d’alliances. L’Italie, cela est bien clair, n’a pas été militairement heureuse, quoique ses soldats aient mérité le succès. Ce n’est pas par les armes qu’elle a emporté la Vénétie ; ce n’est pas devant elle que la domination autrichienne a battu en retraite. Par orgueil ou par calcul, l’Autriche n’a voulu se retirer qu’après une victoire sur les Italiens, et en abandonnant alors la Vénétie ce n’est pas aux Italiens qu’elle a voulu la laisser, c’est à la France qu’elle l’a cédée.

Que l’Italie se soit émue, se soit sentie blessée dans son orgueil militaire et national par un procédé qui semblait l’humilier devant la France ; qu’elle ait tenu à reprendre sa marche en avant, même quand elle ne rencontrait plus d’ennemi, pour rester fidèle à l’alliance prussienne, elle le pouvait sans doute, elle le devait peut-être. Elle a malheureusement trop laissé voir comme un vieux fonds de mauvaise humeur et d’animosité contre la France. Elle s’est trop hâtée dans l’impatience de ses irritations. Blessée elle-même par l’Autriche, elle a blessé à son tour un certain instinct français. Il en est résulté en France un vrai froissement, presque un refroidissement subit pour les succès ou les revers de l’Italie, une sorte de malaise enfin où il n’est resté d’inaltérable que la sympathie toujours ardente et profonde pour Venise. Et ce sentiment s’est développé avec d’autant plus de vivacité que le spectacle de tout ce qui se passait en Allemagne était de nature à éveiller toutes les susceptibilités du patriotisme français. Il semblait que les récriminations assez inopportunes de l’Italie vinssent s’ajouter à l’irritante obsession de tous ces événemens, qui créaient au pas de charge et sans notre aveu des situations où la politique française est certainement intéressée. Les Italiens choisissaient en vérité mal leur moment. Ils ne voyaient pas que, puisque l’Autriche était décidée à mettre son amour-propre à l’abri d’une de ces fictions qui ne trompent personne, il valait au moins autant pour eux recevoir la Vénétie des mains de la France que des mains de la Prusse. Ils ne voyaient pas surtout qu’ils donnaient de trop faciles prétextes à leurs ennemis, toujours prêts à saisir l’occasion de diminuer la popularité de leur cause, et qu’ils donnaient des armes à leurs adversaires et embarrassaient leurs amis. C’est la crise la plus sérieuse qu’ait traversée jusqu’ici l’alliance morale de l’Italie et de la France, et ce qui aurait dû être un lien de plus, la délivrance de Venise, est justement ce qui a fait naître cette crise. Les Italiens ont pu céder à un moment d’humeur né d’une série de déceptions, du mécontentement de leur propre rôle ; ils sont trop fins, trop clairvoyans, trop politiques, pour ne pas s’arrêter à temps sur ce chemin, pour ne pas voir surtout que, si l’alliance prussienne leur a été utile, ce n’est pourtant qu’une combinaison de circonstance, la coalition fortuite d’un sentiment légitime d’hostilité contre l’Autriche et d’une âpre ambition, — que pour eux l’alliance vraie, naturelle et permanente, c’est l’alliance française. C’est cette alliance, moralement préparée par Manin, diplomatiquement scellée par Cavour, qui a aidé l’Italie nouvelle à naître, à grandir, à devenir ce qu’elle est aujourd’hui, et sérieusement, si la France ne l’eût pas voulu, est-ce que cette guerre dont la délivrance de Venise est le prix eût éclaté ? Tout donc rapproche les deux peuples, idées, intérêts, convenances, traditions, et quand le souvenir d’un passé si récent s’y mêlerait, ce ne serait pas encore déshonorant pour l’Italie.


CHARLES DE MAZADE.

  1. Voyez le livre intéressant récemment publié sous ce titre : Correspondance secrète inédite de Louis XV sur la politique étrangère avec le comte de Broglie, Tercier, etc. par M. Boutaric, 2 vol. in-8o ; Henri Pion.