Vente d’une partie de la bibliothèque de M. de Monmerqué

La bibliothèque libre.

VENTE

D’UNE PARTIE DE LA BIBLIOTHÈQUE

DE M. DE MONMERQUÉ

MEMBRE DE L’INSTITUT.




Depuis plus de huit jours, les amateurs de livres sont captivés par la vente d’une partie considérable de la célèbre bibliothèque de M. de Monmerqué, et le public, qui veut savoir la raison de tout et principalement le fin fond des choses qui devraient lui être indifférentes, se demande pourquoi l’honorable magistrat, le savant académicien se sépare aujourd’hui des précieux instruments dont il connaissait mieux que personne le secret et l’usage. Pourquoi ? C’est bien de la curiosité, et l’on pourrait répondre que le bibliophile, après tout, n’est pas condamné à la constance perpétuelle :


Tout change, hélas ! dans la nature,
Lui seul ne pourra-t-il changer ?

D’ailleurs, le public interrogant ne se rend pas bien compte de la vraie situation des bibliophiles. Quand on commence à rassembler des livres, on aime à les voir prendre, dans le logis, la meilleure place, s’y pavaner avec orgueil, indépendance ; et tandis que les bourgeois disent : « Voilà un local bien mal employé ; ne pouvait-on serrer ici de la vaisselle, des habits, du linge ; étaler là des médaillons de plâtre, des lithographies, des statuettes de carton-pierre ? » le bibliophile répond : « Je préfère à tout cela mes livres ; plaise à Dieu que ma maison soit pleine un jour de ces véritables amis ! » Il dit, et le vœu imprudent ne tarde pas à être exaucé. Le cabinet d’étude est bientôt occupé, puis l’arrière-cabinet, puis les couloirs, les corridors. Une pièce servait de petit salon ; les livres s’y introduisent ; on y pratique graduellement des armoires et des cachettes ; les dessus de portes étaient décorés de charmants tableaux champêtres ; on enferme les paysages dans un vaste réseau de Mercure galants. Quand tous les domaines du mari sont envahis, on frappe chez la maîtresse de la maison ; car, d’ordinaire, le bibliophile est ou devient mari, la passion des ouvrages d’esprit amenant naturellement le besoin d’une conversation enjouée, délicate, ingénieuse ; et, à cet égard, M. de Monmerqué pouvait-il mieux rencontrer qu’en s’alliant avec Mme de Saint-Surin, qui s’est fait connaître par plusieurs de ses ouvrages spirituels, tels que le Miroir des salons, l’Hôtel de Cluny, Paul Morin, couronné par l’Académie française, et tout récemment par ses Tablettes de voyage, contenant le récit de la visite de M. et de Mme de Monmerqué aux Rochers de Mme de Sévigné. Ce joli opuscule, donné d’abord à des amis, a été si bien accueilli qu’une seconde édition est devenue nécessaire, et va paraitre chez Le Doyen, au Palais-National, avec addition de lettres éparses de Mme de Sévigné, de sa famille et de ses amis, qui n’ont pas fait partie des précédentes éditions.

Or, quelles que soient les dispositions littéraires de la dame de céans, elle ne verra pas sans une sorte de terreur l’arrivée menaçante de tant de volumes en bataillons serrés. Leur a-t-elle, cependant, ouvert le boudoir ? Ils s’y précipitent, sans penser que le boudoir n’avait pas été fait pour eux. Ils vont au delà ; rien n’est à l’abri de leurs indiscrètes tentatives. Charles Nodier avait toujours dix volumes sous la taie de son oreiller, et c’est, je m’en souviens, à la suite d’une explication avec l’indulgente et aimable Mme Nodier, que l’illustre bibliophile comprit la nécessité de sa première vente. Mais reprenons notre propos. Nous avons laissé les livres dans la chambre à coucher, les voilà dans le salon ; chaque jour une nouvelle glace est supprimée à leur profit; chaque jour ils exigent la libre disposition de nouveaux guéridons, tables et consoles.

Enfin, il faut s’armer d’une vigueur salutaire contre une pareille inondation ; la disposition du foyer domestique l’exige, la justice le réclame ; pour sauver le tronc on sacrifiera la moitié des branches et l’on donnera congé aux doubles, à la curiosité, aux livres qu’on ne consulte plus et dont on a tiré la substance. Tels sont donc les livres dont M. de Monmerqué consomme aujourd’hui le sacrifice. Quelque restreint qu’il soit, peut-être ne l’eût-il pas fait si l’horrible malheur qui l’a privé d’un fils chéri ne lui eût ôté l’espoir de voir toutes ses prédilections littéraires perpétuées dans sa famille. Avec quel bonheur le célèbre éditeur de Mme de Sévigné et de Tallemant des Réaux n’eût-il pas remis à cet autre lui-même la partie de sa chère bibliothèque dont il se sépare aujourd’hui ! Mais, après tout, il n’avait pas écrit en tête de chacun de ses volumes la devise célèbre de feu Pixérécourt :

Un livre, est un ami qui ne change jamais.

Ceux dont M. de Monmerqué vient de publier le catalogue sont généralement recommandables ou par leur rareté, ou par leur importance historique, philologique et littéraire. Chaque soir, on s’en dispute la possession avec l’acharnement le plus louable, et cependant il arrive encore que l’absence ou la distraction des amateurs, le retard apporté dans certaines commandes, laissent à si bas prix des adjudications qu’on eût voulu pousser bien au delà. Les dix-sept premières vacations sont exclusivement consacrées aux livres imprimés ; le lundi 4 juin verra commencer la série des manuscrits, qui se continuera pendant les cinq vacations suivantes.


Paulin Paris.