Verhaeren, 1883-1896/Départ

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Pour les Amis du Poète (p. 13-15).


Départ


 
La mer choque ses blocs de flots contre les rocs
Et les granits du quai, la mer spumante
Et ruisselante et détonnante en la tourmente
De ses houles montantes.

Les baraques et les hangars comme arrachés,
Et les grands ponts noués de fer et cravachés
De vent ; les ponts, les baraques, les gares
Et les feux étagés des fanaux et des phares

Oscillent aux cyclones,
Avec leurs toits, leurs tours et leurs colonnes.

Et, ses hauts mats craquants et ses voiles claquantes,
Mon navire d’à travers tout casse ses ancres,
Et, cap sur le zénith,
Il hennit de toute sa tête
Vers la tempête —

Et part, bête d’éclairs, parmi la mer.

Dites vers quel inconnu fou
Et vers quels somnambuliques réveils
Et vers quels au-delàs et vers quels n’importe où
Convulsionnaires soleils ?

Vers quelles démences et quels effrois
Et quels écueils cabrés en palefrois,
Vers quels cassements d’or
De proue et de sabord,

Dites, vers quels mirages et quel rire,
S’en va le mors aux dents de mon navire,
Bête d’éclairs parmi la mer ?

Tandis qu’hélas ! celle qui fut ma raison,
La main tendant ses pâles lampadaires,
Le regarde cingler à l’horizon,
Du haut de grands débarcadères,

(LES FLAMBEAUX NOIRS).