Vers Ispahan/04

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Vers Ispahan
Revue des Deux Mondes5e période, tome 19 (p. 481-517).
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VERS ISPAHAN

QUATRIÈME PARTIE[1]

Sur un bout de papier, confié à mon Persan le plus fidèle, dans la première minute du siège, j’ai griffonné ma détresse à l’unique Européen qui habite Ispahan, le prince D..., consul général de Russie. Ma maison assiégée se trouve par hasard assez voisine de la sienne, et je vois arriver aussitôt deux grands diables de cosaques, vêtus de la livrée officielle russe devant quoi tous les assaillans s’inclinent. Ils me sont dépêchés en hâte, m’apportant la plus aimable invitation de venir demeurer chez le prince, et, malgré la crainte d’être indiscret, il ne me reste vraiment d’autre parti que celui d’accepter. Je consens donc à rendre la place, et à suivre tête haute mes deux libérateurs galonnés d’argent, tandis que la foule, en somme pas bien méchante, enfantine plutôt, s’emploie d’elle-même à transporter mes bagages.

Au fond d’un grand jardin, — plein de roses, il va sans dire, et haut muré, bien entendu, — se retrouver tout à coup dans un logement vaste, propre et clair, avec le confort européen dans un cadre oriental, c’est tout de même un bien-être exquis, un repos inappréciable, après tant de jours passés dans les niches en terre et la promiscuité des caravansérails. Le prince et la princesse D... sont d’ailleurs des hôtes si charmans qu’ils savent, dès la première minute, vous donner l’illusion qu’on n’est point un chemineau recueilli par aventure, mais un ami attendu et ne gênant pas.


Dimanche 13 mai. — Je m’éveille tard, au chant des oiseaux, avec, tout de suite, avant le retour complet de la pensée, une impression de sécurité et de loisir : le tcharvadar ne viendra pas ce matin me tourmenter pour le départ ; il n’y aura pas à se remettre en route, par les sentiers mauvais et les fondrières. Autour de moi, ce ne sont plus les murs troués et noirâtres, la terre et les immondices ; la chambre est spacieuse et blanche, avec les divans larges et les gais tapis de l’Orient. Le jardin devant ma porte est une véritable nappe de roses, éclaircie par quelques genêts jaunes, qui jaillissent çà et là en gerbes d’or, sous un ciel de mai d’une pureté et d’une profondeur à peu près inconnues à d’autres climats. Les oiseaux, qui viennent jusqu’au seuil de ma porte faire leur tapage de fête, sont des mésanges, des bergeronnettes, des rossignols. Il y a comme un délire de renouveau dans l’air ; c’est la pleine magnificence de ce printemps de la Perse, qui est si éphémère avant l’été torride ; c’est la folle exaltation de cette saison des roses à Ispahan, qui se hâte d’épuiser toutes les sèves, de donner en quelques jours toutes les fleurs et tout le parfum.

Par ailleurs, j’ai le sentiment, au réveil, que la partie difficile du voyage est accomplie, que c’est presque fini pour moi, — heureusement et hélas ! — de la Perse des déserts. Ispahan est l’étape à peu près dernière de la route dangereuse, car elle a des communications établies avec le Nord, avec Téhéran et la mer Caspienne par où je m’en irai ; plus de brigands sur le parcours, et les sentiers de caravane ne seront même plus tout à fait impossibles, car on cite des voyageurs ayant réussi à faire le trajet en voiture.

Quant à mon séjour ici, maintenant que je suis sous la protection du drapeau russe, il sera exempt de toute préoccupation. Mais les gens d’Ispahan, paraît-il, étant moins favorables aux étrangers que ceux de Chiraz ou de Koumichah, une garde me sera donnée chaque fois que je me promènerai, autant pour la sécurité que pour le décorum : deux soldats armés de bâtons ouvrant la marche ; derrière eux, un cosaque galonné portant la livrée du prince. Et c’est dans cet équipage que je fais aujourd’hui ma première sortie, par la belle matinée de mai, pour aller visiter d’abord la place Impériale[2], qui est la merveille de la ville, et dont s’ébahirent tant, au XVIIe siècle, les premiers Européens admis à pénétrer ici.

Après avoir suivi plusieurs ruelles tortueuses, au milieu des trous et des ruines, nous retombons bientôt dans l’éternelle pénombre des bazars. La nef où nous voici entrés est celle des tailleurs ; les burnous, les robes bleues, les robes vertes, les robes de cachemire chamarré, se cousent et se vendent là dans une sorte de cathédrale indéfiniment longue, qui a bien trente ou quarante pieds de haut. Et une ogive tout ornée de mosaïques d’émail, une énorme ogive, ouverte depuis le sol jusqu’au sommet de la voûte, nous révèle soudain cette place d’Ispahan, qui n’a d’égale dans aucune de nos villes d’Europe, ni comme dimensions ni comme magnificence. C’est un parfait rectangle, bordé d’édifices réguliers, et si vaste que les caravanes, les files de chameaux, les cortèges, tout ce qui le traverse en ce moment, sous le beau soleil et le ciel incomparable, y semble perdu ; les longues nefs droites des bazars en forment essentiellement les quatre côtés, avec leurs deux étages de colossales ogives murées, d’un gris rose, qui se suivent en séries tristes et sans fin ; mais, pour interrompre cette rectitude trop absolue dans les lignes, des monumens étranges et superbes, émaillés de la tête au pied, resplendissent de différens côtés comme de précieuses pièces de porcelaine. D’abord, au fond là-bas, dans un recul majestueux et au centre de tout, c’est la mosquée Impériale[3] entièrement en bleu lapis et bleu turquoise, ses dômes, ses portiques, ses ogives démesurées, ses quatre minarets qui pointent dans l’air comme des fuseaux géans. Au milieu de la face de droite, c’est le palais du grand empereur, le palais du Chah-Abbas, dont la svelte colonnade, en vieux style d’Assyrie, surélevée par une sorte de piédestal de trente pieds de haut, se découpe dans le vide comme une chose aérienne et légère. Sur la face où nous sommes, ce sont les minarets et les coupoles d’émail jaune de l’antique mosquée du Vendredi[4], l’une des plus vieilles et des plus saintes de l’Iran. Ensuite, un peu partout, dans les lointains, d’autres dômes bleus se mêlent aux cimes des platanes, d’autres minarets bleus, d’autres donjons bleus, autour desquels des vols de pigeons tourbillonnent. Et enfin, aux plans extrêmes, les montagnes entourent l’immense tableau d’une éclatante dentelure de neiges.

En Perse où, de temps immémorial, les hommes se sont livrés à de prodigieux travaux d’irrigation pour fertiliser leurs déserts, rien ne va sans eaux vives ; donc, le long des côtés de cette place grandiose, dans des conduits de marbre blanc, courent de clairs ruisseaux, amenés de très loin, qui entretiennent une double allée d’arbres et de buissons de roses. Et là, sous des tendelets, quantité d’indolens rêveurs fument des kalyans et prennent du thé ; les uns accroupis sur le sol, d’autres assis sur des banquettes, qu’ils ont mises en travers par-dessus le ruisseau pour mieux sentir la fraîcheur du petit flot qui passe. Des centaines de gens et de bêtes de toute sorte circulent sur cette place, sans arriver à la remplir tant elle est grande ; le centre demeure toujours une quasi-solitude, inondée de lumière. De beaux cavaliers y paradent au galop, — ce galop persan, très ramassé, qui donne au cou du cheval la courbure d’un cou de cygne. Des groupes d’hommes en turban sortent des mosquées après l’office du matin, apparaissent d’abord dans l’ombre des grands portiques follement bleus, et puis se dispersent au soleil. Des chameaux processionnent avec lenteur ; des théories de petits ânes trottinent, chargés de volumineux fardeaux. Des dames-fantômes se promènent, sur leurs ânesses blanches, qui ont des houssines tout à fait pompeuses, en velours brodé et frangé d’or. — Cependant, combien seraient pitoyables cette animation, ces costumes d’aujourd’hui, auprès de ce que l’on devait voir ici même, lorsque régnait le grand empereur, et que le faubourg de Djoulfa regorgeait de richesses ! En ce temps-là, tout l’or de l’Asie affluait à Ispahan ; les palais d’émail y poussaient aussi vite que l’herbe de mai ; et les robes de brocart, les robes lamées se portaient couramment dans la rue, ainsi que les aigrettes de pierreries. Quand on y regarde mieux, quel délabrement dans tous ces édifices, qui, au premier aspect, jouent encore la splendeur ! — Là-haut, cette belle colonnade aérienne de Chah-Abbas est toute déjetée, sous la toiture qui commence de crouler. Du côté où soufflent les vents d’hiver, tous les minarets des mosquées, tous les dômes sont à moitié dépouillés de leurs patientes mosaïques de faïence et semblent rongés d’une lèpre grise ; avec l’incurie orientale, les Persans laissent la destruction s’accomplir ; et d’ailleurs tout cela, de nos jours, serait irréparable : on n’a plus le temps ni l’argent qu’il faudrait, et le secret de ces bleus merveilleux est depuis longues années perdu. Donc, on ne répare rien, et cette place unique au monde, qui a déjà plus de trois cents ans, ne verra certainement pas finir le siècle où nous venons d’entrer.

De même que Chiraz était la ville de Kerim-Khan, Ispahan est la ville de Chah-Abbas. Avec cette facilité qu’ont eue de tout temps les souverains de la Perse à changer de capitale, ce prince, vers l’an 1565, décida d’établir ici sa cour, et de faire de cette ville, déjà si vieille et du reste à peu près anéantie depuis le passage effroyable de Tamerlan[5], quelque chose qui étonnerait le monde. A une époque où, même en Occident, nous en étions encore aux places étroites et aux ruelles contournées, un siècle avant que fussent conçues les orgueilleuses perspectives de Versailles, cet Oriental avait rêvé et créé des symétries grandioses, des déploiemens d’avenues que personne après lui n’a su égaler. L’Ispahan nouvelle qui sortit de ses mains était au rebours de toutes les idées d’alors sur le tracé des plans, et aujourd’hui ses ruines font l’effet d’une anomalie sur cette terre persane.

Il me semblerait naturel, comme j’en avais l’habitude à Chiraz, de m’asseoir à l’ombre, parmi ces gens si paisibles, qui tiennent une rose entre leurs doigts ; mais ma garde d’honneur me gêne, et puis cela ne se fait pas ici, paraît-il : on me servirait mon thé avec dédain, et le kalyan me serait refusé.

Continuons donc de marcher, puisque la douce flânerie des musulmans m’est interdite.

Rasant les bords de la place, pour éviter le petit Sahara du centre, longeant les alignemens sans fin des grandes arcades murées, que je m’approche au moins de la mosquée Impériale, dont la porte gigantesque, tout là-bas, m’attire comme l’entrée magique d’un gouffre bleu ! A mesure que nous avançons, les minarets et le dôme du sanctuaire profond, — toutes choses qui sont plus loin, derrière le parvis, dans une zone sacrée et défendue, — ont l’air de s’affaisser pour disparaître, tandis que monte toujours davantage cet arceau du porche, cette ogive aux dimensions d’arc triomphal, dans son carré de mur tout chamarré de faïences à reflets changeans. Lorsqu’on arrive sous ce porche immense, on voit comme une cascade de stalactites bleues, qui tombe du haut des cintres ; elle se partage en gerbes régulières, et puis en myriades symétriques de gouttelettes, pour glisser le long des murailles intérieures, qui sont merveilleusement brodées d’émaux bleus, verts, jaunes et blancs. Ces broderies d’un éclat éternel représentent des branches de fleurs, enlacées à de fines inscriptions religieuses blanches, par-dessus des fouillis d’arabesques en toutes les nuances de turquoise. Les cascades, les traînées de stalactites ou d’alvéoles, descendues de la voûte, coulent et s’allongent jusqu’à des colonnettes, sur quoi elles finissent par reposer, formant ainsi des séries de petits arceaux, dentelés délicieusement, qui s’encadrent, avec leurs harmonieuses complications, sous le gigantesque arceau principal. L’ensemble de cela, qui est indescriptible d’enchevêtrement et de magnificence, dans des couleurs de pierreries, produit une impression d’unité et de calme, en même temps qu’on se sent enveloppé là de fraîche pénombre. Et, au fond de ce péristyle, s’ouvre la porte impénétrable pour les chrétiens, la porte du saint lieu, qui est large et haute, mais que l’on dirait petite, tant sont écrasantes les proportions de l’ogive d’entrée ; elle plonge dans des parois épaisses, revêtues d’émail couleur lapis ; elle a l’air de s’enfoncer dans le royaume du bleu absolu et suprême.


Quand je reviens à la maison de Russie, le portique, seule entrée de l’enclos, que gardent les bons cosaques, est décoré de vieilles broderies d’or et de vieux tapis de prière, piqués au hasard sur le mur avec des épingles, comme pour un passage de procession. Et c’est pour me tenter, paraît-il ; des marchands arméniens et juifs, ayant eu vent de l’arrivée d’un étranger, se sont hâtés de venir. Je demande pour eux la permission d’entrer dans le jardin aux roses, — et cela devient un des amusemens réguliers de chaque matin, sous la véranda de mon logis, le déballage des bibelots qui me sont offerts, et les marchandages en toutes sortes de langues.

L’après-midi, mon escorte à bâtons me promène dans les bazars, où règnent perpétuellement le demi-jour et l’agréable fraîcheur des souterrains. Toutes leurs avenues menacent ruine, et il en est beaucoup d’abandonnées et de sinistres ; celles où les vendeurs continuent de se tenir sont bien déchues de l’opulence ancienne ; cependant on y trouve encore des foules bruyantes, et des milliers d’objets curieux ou éclatans ; les places où ces avenues se croisent sont toujours recouvertes d’une large et magnifique coupole, très haut suspendue, avec une ouverture au milieu, par où tombent les rayons clairs du soleil de Perse : chacun de ces carrefours est aussi orné d’une fontaine, d’un bassin de marbre où trempent les belles gerbes des marchands de roses, et où viennent boire les gens, les ânes, les chameaux et les chiens. Le bazar des teinturiers, monumental, obscur et lugubre, donne l’idée d’une église gothique démesurément longue et tendue de deuil, avec toutes les pièces d’étoffe ruisselantes de teinture qui s’égouttent, accrochées partout jusqu’en haut des voûtes, — bleu sombre pour les robes des hommes, noir pour les voiles des dames-fantômes.

Dans le bazar des marteleurs de cuivre, d’une demi-lieue de long et sans cesse vibrant au bruit infernal des marteaux, les plus gracieuses aiguières, les buires de cuivre des formes les plus sveltes et les plus rares, brillent toutes neuves aux devantures des échoppes, à travers la pénombre enfumée.

Comme à Chiraz, c’est le bazar des selliers qui est, dans toute son étendue, le plus miroitant de broderies, de dorures, de perles et de paillettes. Les fantaisies orientales pour voyageurs de caravane s’y étalent innombrables : sacs de cuir, chamarrés de broderies de soie ; poires à poudre très dorées, gourdes surchargées de pendeloques ; petites coupes de métal ciselé pour boire l’eau fraîche aux fontaines du chemin. Et puis viennent les houssines de velours et d’or, destinées aux ânesses blanches des dames ; les harnais pailletés pour les chevaux ou les mules ; les guirlandes de sonnettes, dont le carillon épouvante les bêtes fauves. Et enfin tout ce qui est nécessaire à la vraie élégance des chameaux : rangs de perles pour passer dans les narines, bissacs frangés de vives couleurs ; têtières ornées de verroteries, de plumets et de petits miroirs où joueront pendant la marche les rayons du soleil ou les rayons de la lune.

Une des ogives immenses nous envoie tout à coup son flot de lumière, et la place Impériale nous réapparaît, toujours saisissante de proportions et de splendeur, avec ses enfilades d’arceaux réguliers, ses mosquées qui semblent se coiffer de monstrueux turbans d’émail, ses minarets fuselés, où du haut en bas s’enroulent en spirale des torsades blanches et des arabesques prodigieusement bleues.

Vite, traversons ce lieu vaste, désert à cette heure sous le soleil torride, et de l’autre côté, par une ogive semblable, abritons-nous à nouveau, reprenons la fraîcheur des voûtes.

Le bazar où nous nous retrouvons à l’ombre est celui des pâtissiers. Il y fait chaud ; des fourneaux y sont allumés partout dans les échoppes ; et on y sent l’odeur des bonbons qui cuisent. Beaucoup de bouquets de roses, aux petits étalages, parmi les sucres d’orge et les tartes ; des sirops de toutes couleurs dans des carafes ; des confitures dans de grandes vieilles potiches chinoises, arrivées ici au siècle de Chah-Abbas ; une nuée de mouches. Des groupes nombreux de dames noires au masque blanc. Et surtout des enfans adorables, drôlement habillés comme de grandes personnes ; petits garçons en longue robe et trop haut bonnet ; petites filles aux yeux peints, jolies comme des poupées, en veste à basques retombantes, jupe courte et culotte par-dessous.

Au suivant carrefour, qui montre une vétusté caduque, des groupes stationnent auprès de la fontaine : assis sur le bord de la vasque de marbre, un vieux derviche est là qui prêche, tout blanc de barbe et de cheveux dans le rayon qui tombe du haut de la coupole, l’air d’avoir cent ans, et, du bout de ses doigts décharnés, tenant une rose.

Ensuite, c’est le bazar des bijoutiers, très archaïque, très souterrain, et où ne passe personne. On y vend des objets d’argent repoussé, coffrets, coupes, miroirs, carafes pour le kalyan ; dans des boîtes vitrées, aux verres ternis, qu’enveloppe toujours par surcroît de précautions un filet en mailles de soie bleue, on vend aussi des parures anciennes, en argent ou en or, en pierreries vraies ou fausses, et quantité de ces agrafes pour attacher derrière la tête le petit voile blanc percé de deux trous qui masque le visage des femmes. Les marchands, presque tous, sont des vieillards à la barbe neigeuse, accroupis dans des niches sombres, chacun tenant sa petite balance pour peser les turquoises et chacun poursuivant son rêve que les acheteurs ne viennent guère troubler. La poussière, les chauves-souris, les toiles d’araignée, les décombres noirs ont envahi ce bazar délaissé, où sommeillent pourtant d’exquises choses.

Nous finissons la journée dans un Ispahan de ruines et de mort, qui se fait de plus en plus lugubre à mesure que le soleil baisse. C’est l’immense partie de la ville qui a cessé de vivre depuis l’invasion afghane, depuis les horreurs de ce grand siège, mis sous ses murs par le sultan Mahmoud il y aura deux cents ans bientôt. Ispahan ne s’est plus relevée après cette seconde terrible tourmente, qui réduisit ses habitans, de sept cent mille qu’ils étaient, à soixante milliers à peine ; et d’ailleurs Kerim-Khan, presque aussitôt, consacra sa déchéance en transportant à Chiraz la capitale de l’Empire. Sur un parcours de plus d’une lieue, maisons, palais, bazars, tout est désert et tout s’écroule ; le long des rues ou dans les mosquées, les renards et les chacals sont venus creuser leurs trous et fixer leurs demeures ; et çà et là l’émiettement des belles mosaïques, des belles faïences, a saupoudré comme d’une cendre bleu céleste les éboulis de briques et de terre grise. A part un chacal, qui nous montre à la porte d’un terrier son museau pointu, nous ne rencontrons rien de vivant nulle part ; nous marchons à travers le froid silence, n’entendant que nos pas et le heurt des bâtons de mes deux gardes contre les pierres. Cependant des fleurs de mai, des marguerites, des pieds-d’alouette, des coquelicots, des églantines blanches forment des petits jardins partout, sur le faîte des murs ; le déclin du jour est limpide et doré ; les neiges lointaines, là-bas sur les cimes, deviennent délicieusement roses ; au-dessus de cette désolation, la fête de lumière bat son plein à l’approche du soir.

Il faut être rentré au plus tard pour le crépuscule, car la vieille capitale de Chah-Abbas n’a point de vie nocturne. Le portail de la maison du prince se ferme hermétiquement dès qu’il commence à faire noir. Les vieilles portes bardées de fer, qui séparent les uns des autres les différens quartiers, se ferment aussi partout ; l’inextricable labyrinthe de la ville, où l’obscurité sera bientôt souveraine, se divise en une infinité de parties closes qui, jusqu’au retour du soleil, ne communiqueront plus ensemble : le suaire de plomb de l’Islam retombe sur Ispahan.

Les roses embaument dans la nuit, les roses du jardin très muré et défendu sur lequel mon logis s’ouvre. On n’entend venir aucun bruit du dehors, puisque personne ne circule plus ; aucun roulement, puisqu’il n’existe point de voitures : l’air limpide et sonore ne vous apporte de temps à autre que des bruits de voix, tous glapissans, tous tristes : appels chantés des muezzins, longs cris des veilleurs de nuit qui se répondent d’un quartier fermé à un autre, aboiemens des chiens de garde, ou plaintes lointaines des chacals. Et les étoiles scintillent étrangement clair, — car nous sommes toujours très haut, à peu près à l’altitude des sommets de nos plus grandes montagnes françaises.


Lundi 14 mai. — Le Chah Abbas voulut aussi dans sa capitale d’incomparables jardins et de majestueuses allées. L’avenue de Tscharbag, qui est l’une des voies conduisant à Djoulfa et qui fait suite à ce pont superbe par lequel nous sommes entrés le premier jour, fut en son temps une promenade unique sur la terre, quelque chose comme les Champs-Elysées d’Ispahan : une quadruple rangée de platanes, longue de plus d’une demi-lieue, formant trois allées droites ; l’allée du centre, pour les cavaliers et les caravanes, pavée de larges dalles régulières ; les allées latérales, bordées, dans toute leur étendue, de pièces d’eau, de plates-bandes fleuries, de charmilles de roses ; et, des deux côtés sur les bords, des palais ouverts[6], aux murs de faïence, aux plafonds tout en arabesques et en stalactites dorées. A l’époque où resplendissait chez nous la cour du Roi-Soleil, la cour des Chahs de Perse était sa seule rivale en magnificence ; Ispahan, près d’être investie par les barbares de l’Est, atteignait l’apogée de son luxe, de ses raffinemens de parure, et le Tscharbag était un rendez-vous d’élégances telles que Versailles même n’en dut point connaître. Aux heures de parade, les belles voilées envahissaient les balcons des palais, pour regarder les seigneurs caracoler sur les dalles blanches entre les deux haies de rosiers arborescens qui longeaient l’avenue. Les chevaux fiers, aux harnais dorés, devaient galoper avec ces attitudes précieuses, ces courbures excessives du col que les Persans de nos jours s’étudient encore à leur donner. Et les cavaliers à fine taille portaient très serrées, très collantes, leurs robes de cachemire ou de brocart d’or sur lesquelles descendaient leurs longues barbes teintes ; ils avaient des bagues, des bracelets, des aigrettes à leur haute coiffure, ils étincelaient de pierreries ; les fresques et les miniatures anciennes nous ont transmis le détail de leurs modes un peu décadentes, qui cadraient bien avec le décor du temps, avec l’ornementation exquise et frêle des palais, avec l’éternelle transparence de l’air et la profusion des fleurs.

Le Tscharbag, tel qu’il m’apparaît au soleil de ce matin de mai, est d’une indicible mélancolie, voie de communication presque abandonnée entre ces deux amas de ruines, Ispahan et Djoulfa. Les platanes, plus de trois fois centenaires, y sont devenus des géans qui se meurent, la tête découronnée ; les dalles sont disjointes et envahies par une herbe funèbre. Les pièces d’eau se dessèchent ou bien se changent en mares croupissantes ; les plates-bandes de fleurs ont disparu et les derniers rosiers tournent à la broussaille sauvage. Entre qui veut dans les quelques palais restés debout, dont les plafonds délicats tombent en poussière et où les Afghans, par fanatisme, ont brisé dès leur arrivée le visage de toutes les belles dames peintes sur les panneaux de faïence. Avec ses allées d’arbres qui vivent encore, ce Tscharbag, témoin du faste d’un siècle si peu distant du nôtre, est plus nostalgique cent fois que les débris des passés très lointains.


Rentrés dans Ispahan, au retour de notre visite à la grande avenue morne, nous repassons par les bazars, qui sont toujours le lieu de la fraîcheur attirante et de l’ombre. Là, mon escorte me conduit d’abord chez les gens qui tissent la soie, qui font les brocarts pour les robes de cérémonie, et les taffetas[7] ; cela se passe dans une demi-nuit, les métiers tendus au fond de tristes logis en contre-bas qui ne prennent de lumière que sur la rue voûtée et sombre. Et puis, chez ceux qui tissent le coton récolté dans l’oasis alentour, et chez ceux qui l’impriment, par des procédés séculaires, au moyen de grandes plaques de bois gravées ; c’est aussi dans une quasi-obscurité souterraine que se colorient ces milliers de panneaux d’étoffe (représentant toujours des portiques de mosquée), qui, de temps immémorial, vont ensuite se laver dans la rivière, et sécher au beau soleil, sur les galets blancs des bords.

Nous terminons par le quartier des émailleurs de faïence, qui travaillent encore avec une grande activité à peinturlurer, d’après les vieux modèles inchangeables, des fleurs et des arabesques sur les briques destinées aux maisons des Persans de nos jours. Mais ni les couleurs ni l’émail ne peuvent être comparés à ceux des carreaux anciens ; les bleus surtout ne se retrouvent plus, ces bleus lumineux et profonds, presque surnaturels, qui, dans le lointain, font ressembler à des blocs de pierre précieuse les coupoles des vieilles mosquées. Le Chah Abbas, qui avait tant vulgarisé l’art des faïences, faisait venir du fond de l’Inde ou de la Chine des cobalts et des indigos rares, que l’on cuisait par des procédés aujourd’hui perdus. Il avait aussi mandé d’Europe et de Pékin des maîtres dessinateurs, qui, malgré le Coran, mêlèrent à la décoration persane des figures humaines. — Et c’est pourquoi, dans les palais de ce prince, sur les panneaux émaillés, on voit des dames de la Renaissance occidentale, portant fraise à la Médicis, et d’autres qui ont de tout petits yeux tirés vers les tempes et minaudent avec une grâce chinoise.


Mes deux soldats à bâtons et mon beau cosaque galonné m’ennuyaient vraiment beaucoup. Cet après-midi, je me décide à les remercier pour circuler seul. Et, quoi qu’on m’en ait dit, je tente de m’asseoir, maintenant que je commence à être connu dans Ispahan, sur l’une des petites banquettes des marchands de thé, au bord d’un des frais ruisseaux de la place Impériale, du côté de l’ombre. J’en étais certain : on m’apporte de très bonne grâce ma tasse de thé en miniature, mon kalyan et une rose ; avec mes amis les musulmans, si l’on s’y prend comme il faut, toujours on finit par s’entendre.

Le soleil de mai, depuis ces deux ou trois jours, devient cuisant comme du feu, rendant plus désirables la fraîcheur de cette eau courante devant les petits cafés, et le repos à l’abri des tendelets ou des jeunes arbres. Il est deux heures ; au milieu de l’immense place, dévorée de clarté blanche, restent seulement quelques ânes nonchalans étendus sur la poussière et quelques chameaux accroupis. Aux deux extrémités de ce lieu superbe et mort, se faisant face de très loin, les deux grandes mosquées d’Ispahan étincellent en pleine lumière, avec leurs dômes tout diaprés et leurs étonnans fuseaux enroulés d’arabesques : l’une, la très antique et la très sainte, la mosquée du Vendredi, habillée de jaune d’or que relève un peu de vert et un peu de noir ; l’autre, la reine de tous les bleus, des bleus intenses et des pâles bleus célestes, la mosquée Impériale.


Quand commence de baisser le soleil, je prends le chemin de l’antique école de théologie musulmane, appelée l’École de la Mère du Chah, le prince D... ayant eu la bonté de me donner un introducteur pour me présenter au prêtre qui la dirige.

L’avenue large et droite qui y conduit, inutile de demander qui la tracée : c’est le Chah Abbas, toujours le Chah Abbas ; à Ispahan, tout ce qui diffère des ruelles tortueuses coutumières aux villes de Perse, fut l’œuvre de ce prince. La belle avenue est bordée par des platanes centenaires, dont on a émondé les branches inférieures, à la mode persane, pour faire monter plus droit leurs troncs blancs comme l’ivoire, leur donner l’aspect de colonnes, épanouies et feuillues seulement vers le sommet. Et des deux côtés de la voie s’ouvrent quantité de portiques délabrés, qui eurent jadis des cadres de faïence, et que surmontent les armes de l’Iran : devant le soleil, un lion tenant un glaive.

Cette université, — qui date de trois siècles et où le programme des études n’a pas varié depuis la fondation, — a été construite avec une magnificence digne de ce peuple de penseurs et de poètes, où la culture de l’esprit fut en honneur depuis les vieux âges. On est ébloui dès l’abord par le luxe de l’entrée ; dans une muraille lisse, en émail blanc et émail bleu, c’est une sorte de renfoncement gigantesque, une sorte de caverne à haute ouverture ogivale, en dedans toute frangée d’une pluie de stalactites bleues et jaunes. Quant à la porte elle-même, ses deux battans de cèdre, qui ont bien quinze ou dix-huit pieds de hauteur, sont entièrement revêtus d’un blindage d’argent fin, d’argent repoussé et ciselé, représentant des entrelacs d’arabesques et de roses, où se mêlent des inscriptions religieuses en vermeil ; ces orfèvreries, bien entendu, ont subi l’injure du temps et de l’invasion afghane ; usées, bossuées, arrachées par place, elles évoquent très mélancoliquement la période sans retour des luxes fous et des raffinemens exquis.

Lorsqu’on entre sous cette voûte, à franges multiples, dans cette espèce de vestibule monumental qui précède le jardin, on voit le ruissellement des stalactites se diviser en coulées régulières le long des parois intérieures, dont les émaux représentent de chimériques feuillages bleus, traversés d’inscriptions, de sentences anciennes aux lettres d’un blanc bleuâtre ; le jardin apparaît aussi au fond, encadré dans l’énorme baie de faïence : un éden triste, où des buissons d’églantines et de roses fleurissent à l’ombre des platanes de trois cents ans. Le long de ce passage qui a l’air de mener à quelque palais de féerie, les humbles petits marchands de thé, de bonbons et de fraises, ont installé leurs tables, leurs plateaux ornés de bouquets de roses. Et nous croisons un groupe d’étudians qui sortent de leur école, jeunes hommes aux regards de fanatisme et d’entêtement, aux figures sombres sous de larges turbans de prêtre.

Le jardin est carré, enclos de murs d’émail qui ont bien cinquante pieds, et maintenu dans la nuit verte par ces vénérables platanes grands comme des baobabs qui recouvrent tout de leurs ramures ; au milieu, un jet d’eau dans un bassin de marbre, et partout, bordant les petites allées aux dalles verdies, ces deux sortes de fleurs qui se mêlent toujours dans les jardins de la Perse : les roses roses, doubles, très parfumées, et les simples églantines blanches. Eglantiers et rosiers, sous l’oppression de ces hautes murailles bleues et de ces vieux platanes, ont allongé sans mesure leurs branches trop frêles, qui s’accrochent aux troncs géans et puis retombent comme éplorées, mais qui toutes s’épuisent à fleurir. L’accès du lieu étant permis à chaque musulman qui passe, des bonnes gens du peuple, attirés par la fraîcheur et l’ombre, sont assis ou allongés sur les dalles et fument des kalyans, dont on entend de tous côtés les petits gargouillis familiers. Tandis qu’en haut, c’est un tapage de volière ; les branches sont pleines de nids ; mésanges, pinsons, moineaux ont élu demeure dans cet asile du calme, et les hirondelles aussi ont accroché leurs maisons partout le long des toits. Ces murs qui enferment le jardin ne sont du haut en bas qu’une immense mosaïque de tous les bleus, et trois rangs d’ouvertures ogivales s’y étagent, donnant jour aux cellules pour la méditation solitaire des jeunes prêtres. Au milieu de chacune des faces du quadrilatère, une ogive colossale, pareille à celle de l’entrée, laisse voir une voûte qui ruisselle de gouttelettes de faïence, de glaçons couleur lapis ou couleur safran.

Et l’ogive du fond, la plus magnifique des quatre, est flanquée de deux minarets, de deux fuseaux bleus qui s’en vont pointer dans le ciel : elle mène à la mosquée de l’école, dont on aperçoit là-haut, au-dessus des antiques ramures, le dôme en forme de turban. Le long des minarets, de grandes inscriptions religieuses d’émail blanc s’enroulent en spirale, depuis la base jusqu’au sommet où elles se terminent éblouissantes, en pleine lumière ; quant au dôme, il est semé de fleurs d’émail jaune et de feuillages d’émail vert, qui brodent des complications de kaléidoscope par-dessus les arabesques bleues. Levant la tête, du fond de l’ombre où l’on est, à travers les hauts feuillages qui dissimulent la décrépitude et la ruine, on entrevoit sur le ciel limpide tout ce luxe de joaillerie, que le soleil de Perse éclaire fastueusement, à grands flots glorieux.

Décrépitude et ruine, quand on y regarde attentivement ; derniers mirages de magnificence qui ne dureront plus que quelques années ; le dôme est lézardé, les minarets se découronnent de leurs fines galeries à jours ; et le revêtement d’émail, dont la couleur demeure aussi fraîche qu’au grand siècle, est tombé eu maints endroits, découvrant les grisailles de la brique, laissant voir des trous et des fissures où l’herbe, les plantes sauvages commencent de s’accrocher. On a du reste le sentiment que tout cela s’en va sans espoir, s’en va comme la Perse ancienne et charmante, est à jamais irréparable.

Par des petits escaliers roides et sombres, où manque plus d’une marche, nous montons aux cellules des étudians. La plupart sont depuis longtemps abandonnées, pleines de cendre, de fiente d’oiseau, de plumes de hibou ; dans quelques-unes seulement, un tapis de prière et de vieux manuscrits religieux témoignent que l’on vient méditer encore. Il en est qui ont vue sur le jardin ombreux, sur ses dalles verdies et ses buissons de roses, sur tout le petit bocage triste où l’on entend la chanson des oiseaux et le gargouillis tranquille des kalyans. Il en est aussi qui regardent la vaste campagne, la blancheur des champs de pavots, avec un peu de désert à l’horizon, et ces autres blancheurs là-bas, plus argentées : les neiges des sommets. Quelles retraites choisies, pour y suivre des rêves de mysticisme oriental, ces cellules, dans le calme de cette ville en ruines, et entourée de solitudes !...

Un dédale d’escaliers et de couloirs nous conduit auprès du vieux prêtre qui dirige ce fantôme d’école. Il habite la pénombre d’une grotte d’émail bleu, sorte de loggia avec un balcon d’où l’on domine tout l’intérieur de la mosquée. Et c’est une impression saisissante que de voir apparaître ce sanctuaire et ce mihrab, ces choses que je croyais interdites à mes yeux d’infidèle. Le prêtre maigre et pâle, en robe noire et turban noir, est assis sur un tapis de prière, en compagnie de son fils, enfant d’une douzaine d’années, vêtu de noir pareil, figure de petit mystique étiolé dans l’ombre sainte ; deux ou trois graves vieillards sont accroupis alentour, et chacun tient sa rose à la main, avec la même grâce un peu maniérée que les personnages des anciennes miniatures. Ils étaient là à rêver ou à deviser de choses religieuses ; après de grands saluts et de longs échanges de politesse, ils nous font asseoir sur des coussins, on apporte pour nous des kalyans, des tasses de thé, et puis la conversation s’engage, lente, eux sentant leurs roses avec une affectation vieillotte, ou bien suivant d’un œil atone la descente d’un rayon de soleil le long des émaux admirables, dans le lointain du sanctuaire. Les nuances de cette mosquée et le chatoiement de ces murailles me détournent d’écouter ; il me semble que je regarde, à travers une glace bleue, quelque palais du Génie des cavernes, tout en cristallisations et en stalactites. Lapis et turquoise toujours, gloire et apothéose des bleus. Les coulées de petits glaçons bleus, de petits prismes bleus affluent de la coupole, s’épandent çà et là sur les multiples broderies bleues des parois… Une complication effrénée dans le détail, arrivant à produire de la simplicité et du calme dans l’ensemble : tel est, ici comme partout, le grand mystère de l’art persan.

Mais quel délabrement funèbre ! Le prêtre au turban noir se lamente de voir s’en aller en poussière sa mosquée merveilleuse. « Depuis longtemps, dit-il, j’ai défendu à mon enfant de courir, pour ne rien ébranler. Chaque jour, j’entends tomber, tomber de l’émail… Au temps où nous vivons, les grands s’en désintéressent, le peuple de même… Alors, que faire ? » Et il approche sa rose de ses narines émaciées, qui sont couleur de cire.

Avec eux, on était dans un songe d’autrefois et dans une immobile paix, tellement qu’au sortir des belles portes d’argent ciselé, on trouve presque moderne et animée l’avenue de platanes, où passent des êtres vivans, quelques cavaliers, quelques files de chameaux ou d’ânons…


Avant la tombée de la nuit, un peu de temps me reste pour faire station sur la grande place, où l’heure religieuse de Moghreb s’accompagne d’un cérémonial très antérieur à l’Islam et remontant à la primitive religion des Mages. Aussitôt que la mosquée Impériale, de bleue qu’elle était tout le jour, commence à devenir, pour une minute magique, intensément violette sous les derniers rayons du couchant, un orchestre apparaît, à l’autre bout de la place, dans une loggia au-dessus de la grande porte qui est voisine de la mosquée d’émail jaune : de monstrueux tambours, et de longues trompes comme celles des temples de l’Inde. C’est pour un salut, de tradition plusieurs fois millénaire, que l’on offre ici au soleil de Perse, à l’instant précis où il meurt. Quand les rayons s’éteignent, la musique éclate, soudaine et sauvage ; grands coups caverneux, qui se précipitent, bruit d’orage prochain qui se répand sur tout ce lieu bientôt déserté où reste seulement quelque caravane accroupie, et sons de trompe qui semblent les beuglemens d’une bête primitive aux abois devant la déroute de la lumière...

Demain matin les musiciens remonteront à la même place, pour sonner une terrible aubade au soleil levant. — Et on fait ainsi au bord du Gange ; le pareil salut à la naissance et à la mort de l’astre souverain retentit deux fois chaque jour au-dessus de Bénarès...


Au crépuscule, lorsqu’on est rentré dans la maison de Russie, la porte refermée, plus rien ne rappelle Ispahan, c’est fini de la Perse jusqu’au lendemain. Et l’impression est singulière, de retrouver là tout à coup un coin d’Europe, aimable et raffiné ; le prince et la princesse parlent notre langue comme la leur ; le soir, autour du piano, vraiment on ne sait plus qu’il y a tout près, nous séparant du monde contemporain, une ville étrange et des déserts.

Je ne reproche à cette maison, d’hospitalité si franche et gracieuse, que ses chiens de garde, une demi-douzaine de vilaines bêtes qui persistent à me traiter en chemineau, tellement qu’une fois la nuit tombée, franchir, avec cette meute à ses trousses, l’allée de jardin, les cent mètres de roses qui séparent mon logis de celui de mes hôtes, est une aventure plus périlleuse que de traverser tous les déserts du Sud par où je suis venu.


Mardi 15 mai. — C’est ce matin que le prince D... me présente à Son Altesse Zelleh-Sultan, frère de Sa Majesté le Chah, vizir d’Ispahan et de l’Irak. Des jardins en séries mènent à sa résidence, et sont naturellement remplis d’églantines blanches et de roses roses ; ils communiquent ensemble par des portiques où stationnent des gardes et qui tous sont marqués aux armes de Perse : au-dessus du couronnement, un lion et un soleil.

J’attendais un luxe de Mille et une Nuits, chez ce puissant satrape, d’une richesse proverbiale ; mais la déception est complète, et son palais moderne paraîtrait quelconque, n’étaient les tapis merveilleux que l’on profane en marchant dessus. Dans le salon, où Son Altesse nous reçoit, des livres français encombrent la table à écrire, et des cartes géographiques françaises sont encadrées aux murs. Courtois et spirituel, Zelleh-Sultan a le regard incisif, le sourire amer. Et voici une courte appréciation, qui est textuellement de lui, sur deux peuples du voisinage : « De la part des Russes, nous n’avons jamais reçu que de bons offices. De la part des Anglais, dans le Sud de notre pays, perpétuelle tentative d’envahissement, par ces moyens que l’univers entier leur connaît. »

Dans la même zone de la ville, sont les grands jardins et le palais abandonné des anciens rois Sophis, successeurs du Chah Abbas, dont la dynastie se continua, de plus en plus élégante et raffinée, jusqu’à l’époque de l’invasion afghane (1721 de notre ère). Là encore, c’est le domaine des églantines, surtout des roses roses, et aussi de toutes ces vieilles fleurs de chez nous, que l’on appelle « fleurs de curé : » gueules-de-lion, pieds-d’alouette, soucis, jalousies et giroflées. Les rosiers y deviennent hauts comme des arbres ; les platanes géans, — émondés par le bas toujours, taillés en colonne blanche, — y forment des avenues régulières, pavées de grandes dalles un peu funèbres, le long des pièces d’eau, qui sont droites et alignées, à la mode ancienne. Le palais, qui trône au milieu de ces ombrages et de ces parterres de deux ou trois cents ans, s’appelle le Palais des Miroirs. Quand on l’aperçoit, c’est toujours au-dessus de sa propre image réfléchie par une pièce d’eau immobile, c’est pourquoi on l’appelle aussi le Palais des quarante colonnes, bien qu’il n’en ait en réalité que vingt, mais les Persans font compter ces reflets renversés qui, depuis des siècles, n’ont cessé d’apparaître dans l’espèce de grande glace mélancolique étendue devant le seuil. Pour nos yeux, ce palais a l’étrangeté de lignes et la sveltesse outrée de l’architecture achéménide : colonnades singulièrement hautes et frêles, soutenant une toiture plate ; et les longs platanes taillés qui l’entourent prolongent dans le parc la même note élancée. D’immenses draperies, qui ont disparu depuis l’invasion barbare, servaient, paraît-il, de clôture à ces salles, où la vue plonge aujourd’hui jusqu’au fond, comme dans des espèces de hangars, prodigieusement luxueux ; au temps des réceptions magnifiques, lorsque tous les rideaux étaient ouverts, on pouvait contempler du dehors, dans un lointain miroitant et doré, le chah assis comme une idole sur son trône. La nuance générale est un mélange d’or atténué et de rouge pâli ; mais les colonnes, revêtues de mosaïques en parcelles de miroir, que le temps a oxydées, semblent être en vieil argent.

Ce palais, tout ouvert et silencieux, n’a déjà pas l’air réel ; mais l’image tristement réfléchie dans la pièce d’eau est d’une invraisemblance plus exquise encore. Sur les bords de ce bassin carré, où se mire depuis si longtemps cette demeure de rois disparus, il y a de naïves petites statues, en silex gris comme à Persépolis, soutenant des pots de fleurs ; le pourtour est pavé de larges dalles verdies, que foulèrent jadis tant de babouches perlées et dorées. Et, partout, les roses, les églantines grimpent aux troncs lisses et blancs des platanes.

Intérieurement, on est dans les ors rouges, et dans les patientes mosaïques de miroirs, qui par places étincellent encore comme des diamans ; aux petits dômes des voûtes, s’enchevêtrent des complications déroutantes d’arabesques et d’alvéoles. Tout au fond et au centre, derrière les colonnades couleur d’argent, il y a l’immense encadrement ogival qui auréolait le trône et le souverain ; il est comme tapissé de glaçons et de givre. Et de grands tableaux, d’un fini de miniature, se succèdent en séries au-dessous des corniches, représentant des scènes de fête ou de guerre ; on y voit d’anciens chahs trop jolis, aux longs yeux frangés de cils, aux longues barbes de soie noire, le corps gainé dans des brocarts d’or et des entrelacs de pierreries.

Derrière ces salles de rêve, éternellement dédoublées à la surface du bassin, d’interminables dépendances s’en vont parmi les arbres, jusqu’au palais que Zelleh-Sultan habite aujourd’hui. C’étaient les harems pour les princesses, les harems pour les dames inférieures, et enfin tous les dépôts pour les réserves amoncelées et les fantastiques richesses : dépôt des coffres, dépôt des flambeaux, dépôt des costumes, etc., et ce dépôt des vins, que Chardin, au XVIIe siècle, nous décrivit comme tout rempli de coupes et de carafons en « cristal de Venise, en porphyre, en jade, en corail, en pierre précieuse. » — Il y a même des salles souterraines, de marbre blanc, qui étaient construites en prévision des grandes chaleurs de l’été et où, le long les parois, ruisselaient des cascades d’eau véritable.


Après mes courses matinales, je suis toujours rentré pour l’instant où les muezzins appellent à la prière du milieu du jour (midi, ou peu s’en faut). A Ispahan, ce sont les muezzins qui donnent l’heure, comme chez nous la sonnerie des horloges, et ils chantent sur des notes graves, inusitées en tout autre pays d’Islam. Dans la plus voisine mosquée, ils sont plusieurs qui appellent ensemble, plusieurs qui répètent, en longues vocalises, le nom d’Allah, au milieu du silence, à ces midis de torpeur et de lumière, plus brûlans chaque jour. Et, en les écoutant, il semble que l’on suive la traînée de leur voix ; on la sent passer au-dessus de toutes les mystérieuses demeures d’alentour, au-dessus de tous les jardins pleins de roses, où ces femmes, que l’on ne verra jamais, sont assises à l’ombre, dévoilées et démasquées, confiantes dans la hauteur des murs.


Mercredi 16 mai. — On m’emmène l’après-midi à la découverte des bibelots rares, qui ne s’étalent point dans les échoppes, mais s’enferment dans des coffres, au fond des maisons, et ne se montrent qu’à certains acheteurs privilégiés. Par de vieux escaliers étroits et noirs, dont les marches sont toujours si hautes qu’il faut lever les pieds comme pour une échelle, par de vieux couloirs contournés et resserrés en souricière, nous pénétrons dans je ne sais combien de demeures d’autrefois, aux aspects clandestins et méfians. Les chambres toutes petites, où l’on nous fait asseoir sur des coussins, ont des plafonds en arabesques et en alvéoles ; elles s’éclairent à peine, sur des cours sombres, aux murs ornés de faïences ou bizarrement peinturlurés de personnages, d’animaux et de fleurs. D’abord nous acceptons la petite tasse de thé, qu’il est de bon ton de boire en arrivant. Ensuite les coffres de cèdre, pleins de vieilleries imprévues, sont lentement ouverts devant nous, et on en tire un à un les objets à vendre, qu’il faut démailloter d’oripeaux et de guenilles. Tout cela remonte au grand siècle du Chah Abbas, ou au moins aux époques des rois Sophis qui lui succédèrent, et ces déballages, ces exhumations dans la poussière et la pénombre, vous révèlent combien fut subtil, distingué, gracieux, l’art patient de la Perse. Boîtes de toutes les formes, en vernis Martin, dont le coloris adorable a résisté au temps, et sur lesquelles des personnages de Cour sont peints avec une grâce naïve et une minutieuse conscience, le moindre détail de leurs armes ou de leurs pierreries pouvant supporter qu’on le regarde à la loupe ; toute cette partie de la population iranienne qu’il m’est interdit de voir est figurée là avec une sorte de dévotion amoureuse : belles du temps passé, dont on a visiblement exagéré la beauté, sultanes aux joues bien rondes et bien carminées, aux trop longs yeux cerclés de noir, qui penchent la tête avec excès de grâce, en tenant une rose dans leur main trop petite... Et parfois, à côté de peintures purement persanes, on en rencontre une autre qui rappelle tout à coup la Renaissance hollandaise : œuvre de quelque artiste occidental, aventureusement venu ici jadis, à l’appel du grand empereur d’Ispahan.

Des émaux délicats sur de l’argent ou de l’or, des armes d’Aladin, des brocarts lamés ayant servi à emprisonner des gorges de sultane, des parures, des broderies. De ces tapis comme on n’en trouve qu’en Perse, que composaient jadis les nomades et qui demandaient dix ans d’une vie humaine ; tapis plus soyeux que la soie et plus veloutés que le velours, dont les dessins serrés, serrés, ont pour nous je ne sais quoi d’énigmatique comme les vieilles calligraphies des Corans. Et enfin de ces faïences, introuvables bientôt, dont l’émail a subi au cours des siècles cette lente décomposition qui donne des reflets d’or ou de cuivre rouge.

En sortant de ces maisons délabrées, où les restes de ce luxe mort finissent par donner je ne sais quel désir de silence et quelle nostalgie du passé, je retourne, seul aujourd’hui, à l’« École de la Mère du Chah, » me reposer à l’ombre séculaire des platanes, dans le vieux jardin cloîtré entre des murs de faïence. Et j’y trouve plus de calme encore que la veille, et plus de détachement. Devant l’entrée fabuleuse, un derviche mendie, vieillard en haillons, qui est là adossé, la tête appuyée aux orfèvreries d’argent et de vermeil, tout petit au pied de ces portes immenses, presque nu, à demi mort et tout terreux, plus effrayant sur ce fond d’une richesse ironique. Après le grand porche d’émail, voici la nuit verte du jardin, et la discrète symphonie habituelle à ce lieu : tout en haut vers le ciel et la lumière, chants d’hirondelles ou de mésanges ; en bas, gargouillis léger des fumeurs couchés et bruissement du jet d’eau dans le bassin. Les gens m’ont déjà vu et ne s’inquiètent plus ; sans conteste, je m’assieds où je veux sur les dalles verdies. Devant moi, j’ai des guirlandes, des gerbes, des écroulemens d’églantines blanches le long des platanes, dont les énormes troncs, presque du même blanc que les fleurs, ressemblent aux piliers d’un temple. Et, dans la région haute où se tiennent les oiseaux, à travers les trouées des feuillages, quelques étincellemens d’émail çà et là maintiennent la notion des minarets et des dômes, de toute la magnificence éployée en l’air. Dans Ispahan, la ville de ruines bleues, je ne connais pas de retraite plus attirante que ce vieux jardin.

Quand je rentre à la maison du prince, il est l’heure par excellence du muezzin, l’heure indécise et mourante où on l’entend chanter pour la dernière fois de la journée. Chant du soir, qui traîne dans le long crépuscule de mai, en même temps que les martinets tourbillonnent en l’air ; on y distingue bien toujours le nom d’Allah, tant de fois répété ; mais, avec les belles sonorités de ces voix et leur diction monotone, on croirait presque entendre des cloches, l’éveil d’un carillon religieux sur les vieilles terrasses et dans les vieux minarets d’Ispahan.


Jeudi 17 mai. — Des roses, des roses ; en cette courte saison qui mène si vite à l’été dévorant, on vit ici dans l’obsession des roses. Dès que j’ouvre ma porte le matin, le jardinier s’empresse Je m’en apporter un bouquet, tout frais cueilli et encore humide de la rosée de mai. Dans les cafés, on vous en donne, avec la traditionnelle petite tasse de thé. Dans les rues, les mendians vous en offrent, de pauvres roses que par pitié on ne refuse pas, mais qu’on ose à peine toucher sortant de telles mains.

Aujourd’hui, dans Ispahan, pour la première fois de l’année apparition des petits ânes porteurs de glace, pour rafraîchir les boissons anodines ou l’eau claire ; un garçon les conduit, les promène de porte en porte, les annonçant par un cri chanté. Cette glace, on est allé la ramasser là-bas dans ces régions toutes blanches, que l’on aperçoit encore au sommet des montagnes sur le dos des ânons, les paniers dans lesquels on l’a mise sont abrités sous des feuillages, — où l’on a piqué quelques roses, il va sans dire.

Beaucoup de ces petits ânes sur ma route, quand je me rends ce matin chez un marchand de babouches, duquel j’ai obtenu, à prix d’or, la promesse de me faire entrevoir trois dames d’Ispahan, par escalade. Nous grimpons ensemble sur des éboulis de muraille, pour regarder par un trou dans un jardin où se fait aujourd’hui la cueillette des roses. En effet, trois dames sont là, avec de grands ciseaux à la main, qui coupent les fleurs et en remplissent des corbeilles, sans doute pour composer des parfums. Je les espérais plus jolies ; celles qui sont peintes sur les boîtes des antiquaires m’avaient gâté, et aussi les quelques paysannes sans voile aperçues dans les villages du chemin. Très pâles, un peu trop grasses, elles ont du charme cependant, et des yeux de naïveté ancienne. Des foulards brodés et pailletés enveloppent leur chevelure. Elles portent des vestes à longues basques et, par-dessus leurs pantalons, des jupes courtes et bouffantes, comme les jupes des ballerines ; tout cela paraît être en soie, avec des broderies rappelant celles du siècle de Chah Abbas. Mon guide, d’ailleurs, se fait garant que ce sont des personnes du meilleur monde.


Vendredi 18 mai. — Vendredi aujourd’hui, Dimanche à la musulmane ; il faut aller dans les champs, pour faire comme tout le monde. Dimanche de mai, toujours même fête inaltérable de printemps et de ciel bleu. Les larges avenues du Chah Abbas, bordées de platanes, de peupliers et de buissons de roses, sont pleines de promeneurs qui vont se répandre dans les jardins, ou simplement dans les blés verts. Groupes d’hommes à turbans ou à bonnets d’astrakan noir, qui cheminent, l’allure indolente et rêveuse, chacun sa rose à la main. Groupes de dames-fantômes, qui tiennent aussi des roses, bien entendu, mais qui, pour la plupart, portent au cou un bébé en calotte dorée, dont la petite tête sort à demi de leur voile entr’ouvert. Ispahan se dépeuple aujourd’hui, déverse dans son oasis tout ce qui lui reste d’êtres vivans parmi ses ruines.

En plus de tant de promeneurs qui font route avec moi, la campagne où nous arrivons bientôt est déjà envahie par des dames toutes noires, qui ont dû se mettre en route dès le frais matin. On en trouve d’assises par compagnies au milieu des pavots blancs, au milieu des blés tout fleuris de bleuets et de coquelicots. Jamais nulle part je n’ai vu si générale flânerie de dimanche, sous une lumière si radieuse, dans des champs si intensément verts.

Je suis à cheval, et je vais sans but. M’étant par hasard joint à un groupe de cavaliers persans, qui ont l’air de savoir où ils vont, me voici dans les ruines d’un palais, ruines étincelantes de mosaïques de miroir, ruines exquises et fragiles que personne ne garde. — Au siècle du grand Chah, il y en avait tant, de ces palais de féerie ! — La cour d’honneur est devenue une espèce de jungle, pleine de broussailles, de fleurs sauvages ; et un petit marchand de thé, en prévision de la promenade du vendredi, a installé ses fourneaux dans une salle aux fines colonnes, dont le plafond est ouvragé, compliqué, doré, avec le luxe le plus prodigue et la plus frêle délicatesse. C’était un palais impérial, une fantaisie de souverain, car l’emplacement du trône est là, facile à reconnaître : dans le recul d’une seconde salle un peu sombre, l’estrade où il reposait, et l’immense ogive destinée à lui servir d’auréole. Elle est très frangée de stalactites, il va sans dire, cette ogive, que surmontent deux chimères d’or, d’une inspiration un peu chinoise ; mais le fond en est tout à fait inattendu ; au lieu de se composer, comme ailleurs, d’une plus inextricable mêlée de rosaces ou d’alvéoles, aux moindres facettes serties d’or, il est vide ; il est ouvert sur un tableau lointain, plus merveilleux en vérité que toutes les ciselures du monde : dans l’éclat et dans la lumière, c’est un panorama d’Ispahan, choisi avec un art consommé ; c’est la ville de terre rose et de faïence bleue, déployée au-dessus de son étrange pont aux deux étages d’arceaux ; coupoles, minarets et tours de la plus invraisemblable couleur, miroitant au soleil, en avant des montagnes et des neiges. Tout cela, vu de la somptueuse pénombre rouge et or où l’on est ici, et encadré dans cette ogive, a l’air d’une peinture orientale très fantastique, d’une peinture transparente, sur un vitrail.

Et il n’y a plus personne pour regarder cela, qui dut charmer jadis des yeux d’empereur ; le petit marchand de thé, à l’entrée, n’a même pas de cliens. Sous les beaux plafonds prêts à tomber en poussière, je reste longuement seul, pendant qu’un berger tient mon cheval dans la cour, parmi les ronces, les coquelicots et les folles avoines.

A une demi-lieue plus loin, dans des champs de pavots blancs et violets, autre palais encore, autre fantaisie de souverain, avec encore l’emplacement d’un trône. Il s’appelle la Maison des miroirs, celui-ci, et, en son temps, il devait ressembler à un palais de glaçons et de givre ; son délabrement est extrême ; cependant, aux parties de voûte qui ont résisté, des milliers de petits fragmens de miroir, oxydés par les années, continuent de briller comme du sel. Un humble marchand de thé et de gâteaux est venu aussi s’installer à l’ombre de cette ruine, et mon arrivée dérange une compagnie de dames-fantômes qui commençaient gaîment leur dînette sur l’herbe de la cour, mais qui font silence et se dépêchent de baisser leurs voiles dès que j’apparais.

Il faut rentrer avant le coucher du soleil, comme toujours. D’ailleurs, la soirée est maussade, après un si radieux midi ; un vent s’est levé, qui a passé sur les neiges et ramène une demi-impression d’hiver, en même temps que des nuages traversent le ciel.

Dans l’étroit sentier que je prends pour revenir, au milieu des blés, des bleuets et des coquelicots, une femme arrive en face de moi, toute noire, bien entendu, avec une cagoule blanche ; elle marche lentement, tête baissée, on dirait qu’elle se traîne : quelque pauvre vieille sans doute, qui voit son dernier mois de mai, et je sens la tristesse de son approche... La voici à deux pas, la traînante et solitaire promeneuse... Une rafale tourmente son long voile de deuil ; son masque blanc se détache et tombe !... Oh ! le sourire que j’aperçois, entre les austères plis noirs... Elle a vingt ans, elle est une petite beauté espiègle et drôle, avec des joues bien rondes, bien roses ; des yeux d’onyx, entre des cils qui ont l’air faits en barbes de plume de corbeau, — absolument comme les sultanes peintes sur les boîtes anciennes... A quoi pouvait-elle bien rêver, pour avoir l’allure si dolente, cette petite personne, ou qui attendait-elle ?... Moitié confuse de sa mésaventure, moitié amusée, elle m’a adressé ce gentil sourire ; mais bien vite elle rattache son loup blanc, et prend sa course dans les blés, plus légère qu’une jeune chevrette de six mois.

Il y a foule sur le pont d’Ispahan, vers cinq heures du soir, lorsque j’y arrive ; tous les promeneurs du vendredi rentrent chez eux sans s’attarder davantage, car en Perse on a toujours peur de la nuit ; à droite et à gauche de la grande voie, dans ces deux passages couverts aux aspects de cloître gothique, c’est un défilé ininterrompu de dames noires, ramenant par la main des bébés fatigués qui se font traîner.

Dans les bazars, que je dois traverser, le retour des champs, à cette heure, met aussi du monde et de la vie, heureusement pour moi, car je ne sais rien de lugubre comme ces trop longues nefs sombres, les jours de fête, quand elles sont désertes d’un bout à l’autre, sans l’éclat des étoffes, des harnais, des armes, toutes les échoppes fermées.

J’ai pris par les nefs les plus imposantes, celles du grand empereur ; en haut de leurs voûtes, des fresques le représentent lui-même, en couleurs restées vives ; aux coupoles surtout, aux larges coupoles abritant les carrefours, on voit son image multipliée : le Chah Abbas, avec sa longue barbe qui pend jusqu’à la ceinture, rendant la justice, le Chah Abbas à la chasse, le Chah Abbas à la guerre, partout le Chah Abbas. Je chemine en la mystérieuse et muette compagnie des dames voilées, qui rapportent au logis des églantines et des roses. De temps à autre, l’ogive d’une cour de caravansérail, ou l’ogive bleue d’une cour de mosquée, jette une traînée de jour, qui rend l’ombre ensuite plus crépusculaire. Voici, dans une niche, à moitié caché par une grille toute dorée, un personnage à barbe blanche et à figure de cent ans, devant lequel font cercle une douzaine de dames-fantômes ; c’est un vieux saint homme de derviche ; il est gardien d’une petite source miraculeuse, qui suinte là d’une roche, derrière cette grille si belle ; il remplit d’eau des bols de bronze et, de sa main desséchée, à travers les barreaux, il les offre à tour de rôle aux dames, qui relèvent un peu leur voile et boivent par-dessous, en prenant les précautions qu’il faut pour ne point montrer leur bouche.

Tout cela se passait dans une demi-obscurité, et maintenant, au sortir des bazars, la grande place Impériale fait l’effet d’être éclairée par quelque feu de Bengale rose. Le soleil va se coucher, car les musiciens sont là, avec les longues trompes et les énormes tambours, postés à leur balcon habituel, guettant l’heure imminente, tout prêts pour le salut terrible. Mais où donc sont passés les nuages ? Sans doute les temps couverts, en ce pays, ne tiennent pas ; dans cette atmosphère sèche et pure les vapeurs s’absorbent. Le ciel jaune pâle est net et limpide comme une immense topaze, et toute cette débauche d’émail, de différens côtés de la place, change de couleur, rougit et se dore autant qu’aux plus magiques soirs.

Mon Dieu ! je suis en retard, car voici le grand embrasement final des minarets et des dômes, le dernier tableau de la fantasmagorie ; tout est splendidement rouge, le soleil va s’éteindre... Et, quand je traverse cette vaste solitude qui est la place, le fracas des trompes éclate là-haut, gémissant, sinistre, rythmé à grands coups d’orage par les tambours.

Afin de raccourcir la route qui me reste d’ici la maison de Russie, essayons de traverser les jardins de Zelleh-Sultan ; on doit commencer à me connaître là pour l’étranger recueilli par le prince D..., et peut-être me laissera-t-on entrer.

En effet, aux portes successives, les gardiens, qui fument leur kalyan assis parmi les buissons de roses, me regardent sans rien dire. Mais je n’avais pas prévu combien l’heure était choisie, ensorcelante et rare pour pénétrer dans ces ailées de fleurs, et voici que j’ai une tendance à m’y attarder. On y est grisé par ces milliers de roses, dont le parfum se concentre le soir sous les arbres. Et le chant des muezzins, qui plane tout à coup sur Ispahan, après la sonnerie des trompes, paraît doux et céleste ; on croirait des orgues et des cloches, s’accordant ensemble dans l’air.


Comme c’est mon dernier soir (je pars demain), j’ai demandé exceptionnellement la permission de me promener à nuit close, et mes hôtes ont bien voulu faire prévenir les veilleurs, sur le chemin que je compte parcourir, pour qu’ils ouvrent devant moi ces lourdes portes, au milieu des rues, que l’on verrouille après le coucher du soleil et qui empêchent de communiquer d’un quartier à un autre.

Il est environ dix heures quand je quitte la maison du prince, à l’étonnement des cosaques, gardiens de la seule sortie. Et, tout de suite, c’est la plongée dans le silence et l’obscurité. Aucune nécropole ne saurait donner davantage le sentiment de la mort qu’Ispahan la nuit. Sous les voûtes, les voix vibrent trop, et les pas sonnent lugubres contre les pavés, comme dans les caveaux funéraires. Deux gardes me suivent, et un autre me précède, portant un fanal de trois pieds de haut, qu’il promène à droite ou à gauche pour me dénoncer les trous, les cloaques, les immondices ou les bêtes mortes. D’abord nous rencontrions de loin en loin quelque autre fanal pareil, éclairant soit un cavalier attardé, soit un groupe de dames à cagoule sous la conduite d’un homme en armes ; et puis bientôt plus personne. D’affreux chiens jaunâtres, de ces chiens sans maître qui se nourrissent d’ordures, dorment çà et là par tas, et grognent quand on passe ; ils sont maintenant tout ce qui reste de vivant dans les rues, et ils ne se lèvent même pas, se contentent de dresser la tête et de montrer les crocs. Rien d’autre ne bouge. A part les ruines éventrées, pas une maison qui ne soit peureusement close. Armé jusqu’aux dents, le veilleur du quartier nous suit à pas de loup, en sourdes babouches. Quand on arrive à la porte cloutée de fer qui termine son domaine et barre le chemin, il appelle à longs cris le veilleur suivant, qui répond à voix d’abord lointaine, et puis se rapproche en criant toujours et finit par venir ouvrir, avec des grincemens de clefs, de verrous, et de gonds rouillés. On entre alors dans une nouvelle zone d’ombre et de ruines croulantes, tandis que la porte derrière vous se referme, vous isolant tout à coup davantage du logis dont on s’éloigne. Et ainsi de suite, chaque tranche des catacombes que l’on traverse ne communiquant plus avec la précédente d’où l’on vient de sortir. Dans les parties voûtées, où se concentrent des odeurs de moisissures, de décompositions et de fientes, il fait noir comme si on cheminait à vingt pieds sous terre. Mais, dans les parties à ciel libre, on a l’émerveillement des étoiles, qui en Perse ne sont pas comparables aux étoiles d’ailleurs, et qui paraissent plus rayonnantes encore entre ces murailles crevées et ces masures, dans ce cadre de vétusté et de ténèbres. Tout concourt à ce que cette atmosphère soit quelque chose de ténu et de translucide, où aucun scintillement n’est intercepté : l’altitude, et le voisinage de ces déserts de sable qui jamais n’exhalent de vapeur. Elles jettent les mêmes feux que les purs diamans, ces étoiles de Perse, des feux colorés si l’on y regarde bien, des feux rouges, violets ou bleuâtres. Et puis elles sont innombrables ; des milliers d’univers, qui en d’autres régions de notre monde ne seraient pas visibles, brillent en ce pays pour les yeux humains, du fond de l’infini.

Mais, par contraste, quelle lamentable décrépitude ici, sur la terre ! Ecroulemens, décombres et pourritures, c’est en somme tout ce qui reste de cette Ispahan qui, dans le lointain et sous les rayons de son soleil, joue encore la grande ville enchantée...

Au-dessus de nos têtes, les voûtes s’élèvent, deviennent majestueuses ; nous arrivons aux quartiers construits par le Chah Abbas, et nous voici arrêtés devant la porte d’une des principales artères du bazar. Là, le veilleur qui nous guide commence de héler à cris prolongés, et bientôt une voix de loin répond, une voix traînante et sinistre, répétée par un écho sans fin, comme si on jetait un appel d’alarme la nuit dans une église. Celui qui est derrière ces battans de cèdre dit qu’il veut bien ouvrir, mais qu’il cherche la clef sans la trouver, qu’un autre l’a gardée, etc. Et les chiens des rues, que cela inquiète, s’éveillent partout, entonnent un concert d’aboiemens qui se propage au loin dans les sonorités du dédale couvert. Cependant la voix de l’homme, qui prétend chercher sa clef, va s’éloignant toujours ; soit mauvaise volonté, soit frayeur, il est certain que celui-là ne nous ouvrira pas. Alors, essayons d’un grand détour, par d’autres rues, pour arriver quand même au but de notre course.

Le but, c’est la place Impériale, que je veux voir une dernière fois avant de partir, et voir en pleine nuit.

Elle nous apparaît enfin, cette place, par la haute porte du bazar des teinturiers, que l’on consent à nous ouvrir, et, sous l’éclairage discret de tous les petits diamans qui scintillent là-haut, elle paraît trois fois plus grande encore qu’à la lumière du jour. Toute une caravane de chameaux accroupis y sommeille à l’un des angles, exhalant une buée qui trouble dans ce coin la pureté de l’air, et des veilleurs armés se tiennent alentour, comme si l’on était en rase campagne. Ailleurs, deux petits cortèges de dames-fantômes traversent cette solitude, chacun précédé d’un fanal et escorté de gardes : retours de quelque fête sans doute, de quelque fête de harem, interdite aux maris et cachée au fond d’une demeure farouchement close. L’une des deux mystérieuses compagnies passe si loin, si loin, à l’autre bout de la place, que l’on dirait une promenade de pygmées. On entend des heurts et des appels, aux portes des quartiers qu’il s’agit de faire ouvrir, et puis des grincemens de verrous, et les deux groupes, l’un après l’autre, se plongent dans les couloirs voûtés ; nous restons seuls avec la caravane endormie, dans ce lieu vaste, et très solennel à cette heure, entre ses alignemens symétriques d’arcades murées.

Tandis que la place semble avoir grandi, la mosquée Impériale, là-bas, en silhouette très précise sur le ciel, s’est rapetissée et abaissée, — comme il arrive toujours aux montagnes ou aux monumens lorsqu’on les regarde la nuit et dans le lointain. Mais, dès qu’on s’en rapproche, dès qu’elle reprend son importance en l’air, elle redevient une merveille plus étonnante que pendant le jour, vue à travers cette limpidité presque anormale, au milieu de ce recueillement et de ce silence infinis. Les étoiles, les petits diamans colorés qui laissent tomber sur elle, du haut de l’incommensurable vide, leurs clartés de lucioles, font luire discrètement ses faïences, ses surfaces polies, les courbures de ses coupoles et de ses tours fuselées. Et elle trouve le moyen d’être encore bleue, alors qu’il ne reste plus de couleurs autre part sur la terre ; elle s’enlève en bleu sur les profondeurs du ciel nocturne qui donnent presque du noir à côté de son émail, du noir saupoudré d’étincelles. De plus, on la dirait glacée ; non seulement une paix, comme toujours, émane de ses abords, mais on a aussi l’illusion qu’elle dégage du froid.


Samedi 19 mai. — Ce matin, au soleil de sept heures, je traverse pour la dernière fois ce jardin, rempli de roses d’Ispahan, où je me suis reposé une semaine. Je pars, je continue ma route vers le Nord. Et je ne reverrai sans doute jamais les hôtes aimables avec lesquels je viens de vivre dans une presque-intimité de quelques soirs.

Bien qu’il n’y ait guère de route, c’est en voiture que je voyagerai d’ici Téhéran ; du reste, mon pauvre serviteur français, très endommagé par les fatigues précédentes, ne supporterait plus une chevauchée. Devant la porte, mon singulier équipage est déjà attelé : une sorte de victoria solide, dont tous les ressorts ont été renforcés et garnis avec des cordes ; en France, on y mettrait un cheval, ou au plus deux ; ici, j’en ai quatre, quatre vigoureuses bêtes rangées de front, aux harnais compliqués et pailletés de cuivre à la mode persane. Sur le siège, deux hommes, le revolver à la ceinture, le cocher, et son coadjuteur, qui se tiendra toujours prêt à sauter à la tête de l’attelage dans les momens critiques. Huit chevaux suivront, pour porter mes colis et mes Persans. Pour ce qui est des menus bagages, que j’avais fait attacher derrière la voiture, le conducteur exige que j’en retire la moitié, parce que, dit-il, « quand nous verserons... »

Il faut presque une heure pour sortir du dédale d’Ispahan, où nos chevaux, trop vifs au départ, font pas mal de sottises le long des ruelles étroites, accrochant des devantures, ou renversant des mules chargées. Tantôt dans l’obscurité des bazars, tantôt sous le beau soleil parmi les ruines, nous allons grand train, bondissant sur les dalles, cahotés à tout rompre. Et des mendians suivent à la course, nous jetant des roses avec leurs souhaits de bon voyage.

Après cela, commence la campagne, la verdure neuve des peupliers et des saules, la teinte fraîche des orges, fleuries de bleuets, la blancheur des champs de pavots.

À midi, nous retrouvons la poussière et le délabrement habituel du caravansérail quelconque où l’on fait halte ; — dans un définitif lointain, la ville aux dômes bleus, la ville aux ruines couleur tourterelle, s’est évanouie derrière nous.

Et, pendant l’étape de la soirée, le désert nous est rendu, le désert que nous ne pensions plus revoir sur cette route de Téhéran, le vrai désert avec ses sables, ses étincellemens, ses caravanes et ses mirages, — ses jolis lacs bleus, qui durent trois minutes, vous tentent et s’évanouissent… Au milieu de tout cela, passer en voiture, rouler au grand trot sur des sentes de chameliers, c’est vraiment une incohérence tout à fait nouvelle pour mes yeux.


Dimanche 20 mai. — Murchakar est le village où nous avons dormi cette nuit, et notre voiture y a fait sensation ; hier au soir, lorsqu’elle était dételée à la porte du caravansérail, les bêtes qui revenaient des champs se jetaient de côté par crainte d’en passer trop près.

Tout le jour, sans difficultés sérieuses, nous avons roulé grand train, dans un désert assez carrossable, sur ce vieux sol de Perse, sur cette argile dure, tapissée d’aromates, que nous avons déjà si longuement foulée depuis Chiraz. Les montagnes, qui nous suivaient de droite et de gauche avec leurs neiges, il nous semblait déjà les connaître ; amas de roches tourmentées, sans jamais trace de verdure, elles rappelaient toutes celles que nous avons vues, depuis tant de jours, dérouler le long de notre route leurs chaînes monotones.

Et ce soir, dans une vallée, nous avons aperçu la fraîche petite oasis, où le village n’est plus fortifié, n’a plus l’air d’avoir peur, comme ceux des régions du Sud, s’étale au contraire tranquillement au bord d’un ruisseau, parmi les arbres fruitiers et les fleurs.

Mais quelle affluence extraordinaire aux abords, dans la prairie ! Ce doit être quelque grand personnage, voyageant avec un train de satrape : six carrosses, une vingtaine de ces cages en bois recouvertes de drap rouge où s’enferment les dames sur le dos des mules, au moins cinquante chevaux, des tentes magnifiques dressées sur l’herbe ; et des draperies clouées aux arbres, enfermant tout un petit bocage, évidemment pour mettre à l’abri des regards le harem du seigneur qui passe. — C’est, nous dit-on, un nouveau vizir, qui est envoyé de Téhéran pour gouverner la province du Fars, et qui se rend à son poste. Tout le caravansérail est pris par les gens de la suite ; inutile d’y chercher place.

Mais jamais villageois n’ont été plus accueillans que ceux qui viennent faire cercle autour de nous, — tous en longues robes de « perse » à fleurs, bien serrées à la taille, mancherons flottans, et hauts bonnets re jetés en arrière sur des têtes presque toujours nobles et jolies. C’est à qui nous donnera sa maison, à qui portera nos bagages.

La chambrette d’argile que nous acceptons est sur une terrasse et regarde un verger plein de cerisiers, où bruissent des eaux vives. Elle est soigneusement blanchie à la chaux, et agrémentée d’humbles petites mosaïques de miroirs, çà et là incrustées dans le mur. Sur la cheminée, parmi les aiguières orientales et les coffrets de cuivre, on a rangé en symétrie des grenades et des pommes de l’an passé, tout comme auraient fait nos paysans de France. Ici, ce n’est plus la rudesse primitive des oasis du Sud ; on commence à ne plus se sentir si loin ; des choses rappellent presque les villages de chez nous.


Lundi 21 mai. — Le matin, au petit vent frisquet qui agite les cerisiers et couche les blés verts, le camp du satrape s’éveille pour continuer son chemin. D’abord, les beaux cavaliers d’avant-garde, le fusil à l’épaule, montent l’un après l’autre sur leurs selles à pommeau d’argent et de nacre, frangées ou brodées d’or, et partent séparément, au galop. Ensuite on prépare les carrosses, où quatre chevaux s’attellent de front ; une vingtaine de laquais s’empressent, gens tout galonnés d’argent, en bottes et tuniques longues à la mode circassienne.

Le satrape, l’air distingué et las, accroupi sur l’herbe, à côté de sa belle voiture bientôt prête, fume avec nonchalance un kalyan d’argent ciselé que deux serviteurs lui soutiennent. On l’attelle à six chevaux, son carrosse, quatre de front aux brancards, deux autres devant, sur lesquels montent des piqueurs aux robes très argentées. Et, dès que ce seigneur est installé, seul dans le pompeux équipage, tout cela part au triple galop vers le désert, où viennent déjà de s’engouffrer les éclaireurs.

Mais ce qui surtout nous intéresse, c’est le harem, le harem qui s’équipe aussi derrière ses rideaux jaloux ; nous caressons le vague espoir que quelque belle, peut-être, grâce au laisser aller du campement, nous montrera sa figure. Le petit bocage, où on les a toutes enfermées, reste entouré encore de ses draperies impénétrables ; mais on s’aperçoit que l’agitation y est extrême ; les eunuques, en courant, entrent et sortent, portant des sacs, des voiles, des friandises sur des plateaux dorés. Évidemment elles ne tarderont pas à paraître, les prisonnières…

Le soleil monte et commence à nous chauffer voluptueusement ; autour de nous, l’herbe est semée de fleurs, on entend bruire les ruisseaux, on sent le parfum des menthes sauvages, et sur la montagne les neiges resplendissent ; le lieu est adorable pour attendre, restons encore…

Les draperies, enfin, partout à la fois, sous la manœuvre combinée des eunuques, se décrochent et tombent… Déception complète, hélas ! Elles sont bien là, les belles dames, une vingtaine environ, mais toutes debout, correctes, enveloppées de la tête aux pieds dans leurs housses noires, et le masque sur le visage : les mêmes éternels et exaspérans fantômes que nous avons déjà vus partout !

Au moins, regardons-les s’en aller, puisque nous avons tant fait que de perdre une heure. Dans les carrosses à quatre chevaux, celles qui montent d’abord, évidemment, sont des princesses ; cela se devine aux petits pieds, aux petites mains gantées, et à ces pierreries, derrière la tête, qui agrafent le loup blanc. Tandis que ce sont des épouses inférieures ou des servantes, celles ensuite qui grimpent sur le dos des mules, deux par deux dans les cages de drap rouge. Et toutes, sous l’œil des eunuques, s’éloignent par les chemins du désert, dans la même direction que le satrape, dont les chevaux sans doute galopent toujours, car sa voiture n’est bientôt plus qu’un point perdu au fond des lointains éblouissans.

Alors nous partons nous-mêmes, en sens inverse. Et, tout de suite environnés de solitudes, nous recommençons à suivre ces sentes de caravanes, qui sont de plus en plus jalonnées de crânes et de carcasses, qui sont les cimetières sans fin des mules et des chameaux.

Là, nous croisons l’arrière-garde attardée du vizir : encore des cavaliers armés ; encore des palanquins rouges enfermant des dames, de très larges palanquins qui sont posés chacun sur deux mules accouplées et où les belles voyageuses se mettent à leur petite fenêtre pour nous regarder passer ; et, en dernier lieu, une file interminable de bêtes de charge, portant des coffres incrustés ou ciselés, des paquets recouverts de somptueux tapis, et de la vaisselle de cuivre, et de la vaisselle d’argent, des aiguières d’argent, de grands plateaux d’argent.

Ensuite, dans le désert d’argile durcie, plus rien jusqu’à l’étape méridienne, un triste caravansérail solitaire, entouré de squelettes, de mâchoires et de vertèbres, et où nous ne trouvons même pas de quoi faire manger nos chevaux.

Le désert de l’après-midi devient noirâtre, entre des montagnes de même couleur dont les roches ont des cassures et des luisans de charbon de terre. Et puis, tout à coup, on croirait voir l’Océan se déployer en avant de notre route, sous d’étranges nuées obscures : ce sont des plaines en contre-bas (par rapport à nous s’entend, car elles sont encore à plus de mille mètres d’altitude) ; et en l’air, ce sont des masses énormes de poussière et de sable, soulevées par un vent terrible qui commence de venir jusqu’à nous.

D’habitude, lorsqu’il se présente une côte trop roide et que notre attelage risque de ne pouvoir la gravir, le cocher y lance ses quatre chevaux à une allure furieuse, les excitant par des cris, et les fouaillant à tour de bras. Dans les descentes, au contraire, on les retient comme on peut, mais cette fois ils s’emballent comme pour une montée, et nous dégringolons au fond de cette plaine avec une vitesse à donner le vertige, la respiration coupée par le vent et les yeux brûlés par une grêle de poussière. Jamais nuages réels n’ont été aussi opaques et aussi noirs que ceux qui s’avancent pour nous recouvrir ; çà et là des trombes de sable montent tout droit comme des colonnes de fumée, on dirait que ces étendues brûlent sourdement sans flammes. Ce nouveau désert, où nous descendons si vite, est plein d’obscurité et de mirages, toute sa surface tremble et se déforme ; il a quelque chose d’apocalyptique et d’effroyable ; d’ailleurs, ce vent est trop chaud, on ne respire plus ; le soleil s’obscurcit, et on voudrait fuir ; les chevaux aussi souffrent, et une vague épouvante précipite encore leur course.

En bas, où nous arrivons aveuglés, la gorge pleine de sable, voici, heureusement, le pauvre hameau sauvage qui sera notre étape de nuit ; il était temps : à dix pas en avant de soi, on ne distinguait plus rien. Le soleil, encore très haut, n’est plus qu’un funèbre disque jaune, terne comme un globe de lampe vu à travers de la fumée. Une obscurité d’éclipsé ou de fin de monde achève de descendre sur nous. Dans l’espèce de grotte en terre noircie, qui est la chambre du caravansérail, le sable entre en tourbillons par les trous qui servent de portes et de fenêtres ; ou suffoque, — et cependant il faut rester là, car dehors ce serait pire ; ici, c’est le seul abri contre la tourmente chaude et obscure qui enveloppe autour de nous toutes ces vastes solitudes...


Mardi 22 mai. — Ces ténèbres d’hier au soir, cette tempête lourde qui brûlait, c’était quelque mauvais rêve sans doute. Au réveil, ce matin, tout est calme, l’air a repris sa limpidité profonde, et le jour se lève dans la splendeur. Autour du hameau, s’étend un désert de sable rose ; et des montagnes, que nous n’avions pas soupçonnées en arrivant, sont là tout près, dressant leurs cimes où brille de la neige.

L’étape d’aujourd’hui promet d’être facile, car les plaines de sable font devant nous comme une espèce de route plane, — une route de cinq ou six lieues de large et s’en allant à l’infini, entre ces deux chaînes de montagnes qui encore et toujours nous suivent.

Elle sera courte aussi, l’étape, une douzaine de lieues à peine, et nous arriverons ce soir dans cette grande ville de Kachan, que fonda jadis l’épouse du khalife Haroun-al-Raschid, la sultane Zobéide, popularisée chez nous par les Mille et une Nuits.

Toute la matinée, nous suivons les sentes que jalonnent des ossemens, nous rouions sans bruit sur ces sables doux, qui nous changent de l’argile habituelle et des pierrailles. Un tremblement continu, précurseur de mirages, agite les lointains surchauffés ; en haut, les cimes s’enlèvent sur le ciel avec une netteté impeccable et une magnifique violence de couleurs, tandis qu’en bas, au niveau de ce sol qui s’enfonce sous les roues de notre voiture, tout est imprécision, éblouissement. Et, vers midi, commencent autour de nous les gentilles fantasmagories auxquelles nous avons fini de nous laisser prendre, le jeu de cache-cache de ces petits lacs bleus, qui sont là, qui n’y sont plus, qui s’escamotent, passent ailleurs et puis reviennent...


Mais, quand la journée s’avance, le vent s’élève comme hier et tout de suite le sable vole ; les dunes autour de nous semblent fumer par la crête ; des tourbillons, des trombes se forment ; le soleil jaunit et s’éteint ; voici de nouveau une obscurité d’éclipse, sous un ciel à faire peur. On est sur une planète morte, qui n’a plus qu’un fantôme de soleil. Le champ de la vue s’est rétréci avec une rapidité stupéfiante ; à deux pas, tout est noyé dans, le brouillard jaune, on distingue à peine les crinières des chevaux qui se tordent au vent comme des chevelures de furies. On ne reconnaît plus les sentes, on est aveuglé, on étouffe...

— Je ne vois pas, je ne revois pas Kachan, — nous crie le cocher, qui perd la tête, et qui d’ailleurs s’emplit la bouche de sable pour avoir voulu prononcer trois mots.

Nous le croyons sans peine, qu’il ne voit pas Kachan, car, même avant la bourrasque, on n’apercevait rien autre chose que le désert... L’attelage s’arrête. Qui nous dira où nous sommes, et que devenir ?

Ce doit être une hallucination : il nous semble entendre carillonner des cloches d’église, de grosses cloches qui seraient innombrables et qui se rapprochent toujours... jusqu’à sonner presque sur nous... Et, brusquement, à nous toucher, un chameau surgit, l’air d’une bête fantastique, estompée dans la brume. Le long de ses flancs, des marmites de cuivre se balancent et se heurtent avec un bruit de gros bourdon. Un second passe ensuite, attaché à la queue du premier, et puis trois, et puis cinquante et puis cent ; tous, chargés de plateaux, de marmites, de buires, d’objets de mille formes en cuivre rouge, qui mènent ce carillon d’enfer. Kachan est par excellence la ville des frappeurs de cuivre ; elle approvisionne la province et les nomades d’ustensiles de ménage, martelés dans ses bazars ; elle expédie journellement des caravanes pareilles, qui s’entendent ainsi fort loin à la ronde au milieu des solitudes.

— Où est Kachan ? demande notre cocher à une apparition humaine, dessinée pour un instant, sur le dos d’un chameau, au-dessus d’une pile d’aiguières.

— Droit devant vous, à peine une heure ! répond l’inconnu, d’une voix étouffée, à travers le voile dont il s’est enveloppé la figure par crainte d’avaler du sable. Et il s’évanouit pour nos yeux dans la brume sèche.

Droit devant nous... Alors, fouaillons les chevaux, pour les remettre en marche si possible, essayons d’arriver. Du reste, cela s’apaise, le vent diminue, il fait moins sombre ; voici des vertèbres par terre, nous devons être en bonne direction dans les sentes.

Une demi-heure encore, à cheminer un peu à l’aveuglette Et puis, une éclaircie soudaine, et la ville de la sultane Zobéide tout à coup s’esquisse en l’air, beaucoup plus haut que nous ne la cherchions : des dômes, des dômes, des minarets, des tours Elle est très proche, et on la croirait loin, tant ses lignes restent peu accentuées. Dans le brouillard encore, et en avant d’un ciel tout noir, illuminée par le soleil couchant, elle est rouge, cette vieille cité d’argile, rouge comme ses cuivres, qui tout à l’heure faisaient tant de bruit. Et, sur la pointe de chaque minaret, sur la pointe de chaque coupole, une cigogne se tient gravement perchée, une cigogne agrandie par la brume de sable et prenant là nos yeux des proportions d’oiseau géant.


PIERRE LOTI.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre et des 1er et 15 janvier.
  2. Meïdan Chah.
  3. La Masjed Chah.
  4. La Masjed Djummah.
  5. Tamerlan avait fait égorger ici plus de cent mille habitans en deux journées
  6. Ces palais à balcons, destinés surtout aux dames du harem, étaient au nombre de huit et s’appelaient les « Huit Paradis. »
  7. On sait que le taffetas est d’origine persane, comme du reste son nom.