Vers Ispahan/03

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Vers Ispahan
Revue des Deux Mondes5e période, tome 19 (p. 241-274).
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VERS ISPAHAN

TROISIÈME PARTIE[1]

Vendredi 4 mai. — Départ à l’aube pure et froide, à travers les grandes fleurs blanches des pavots, qui sont tout humides de la rosée de Mai. Pour la première fois depuis Chiraz, mes Persans ont mis leur burnous et enfoncé jusqu’aux oreilles leur bonnet de Mage.

Ayant retraversé la plaine, nous montons en passant faire nos adieux aux grands palais du silence. Mais la lumière du matin, qui ne manque jamais d’accentuer toutes les vétustés, toutes les décrépitudes, nous montre, plus anéanties que la veille, les splendeurs de Darius et de Xercès ; plus détruits, les majestueux escaliers ; plus lamentable, par terre, la jonchée des colonnes. Seuls, les étonnans bas-reliefs, en ce silex gris que n’éraillent point les siècles, supportent sans broncher l’éclairage du soleil levant ; princes aux barbes bouclées, guerriers ou prêtres, en pleine lumière crue, luisent d’un poli aussi neuf que le jour où parut comme un ouragan la horde macédonienne.

En foulant ce vieux sol de mystère, mon pied heurte un morceau de bois à demi enfoui, que je fais dégager pour le voir ; c’est un fragment de quelque poutre qui a dû être énorme, en cèdre indestructible du Liban, et, — il n’y a pas à en douter, — cela vient de la charpente de Darius... Je le soulève et le retourne. Un des côtés est noirci, s’émiette carbonisé : le feu mis par la torche d’Alexandre !... La trace en subsiste, de ce feu légendaire, elle est là entre mes mains, encore visible après plus de vingt-deux siècles !... Pendant un instant, les durées antérieures s’évanouissent pour moi ; il me semble que c’était hier, cet incendie ; on dirait qu’un sortilège d’évocation dormait dans ce bloc de cèdre ; beaucoup mieux que la veille, presque en une sorte de vision, je perçois la splendeur de ces palais, l’éclat des émaux, des ors et des tapis de pourpre, le faste de ces inimaginables salles, qui étaient plus hautes que la nef de la Madeleine et dont les enfilades de colonnes, comme des allées d’arbres géans, s’enfuyaient dans une pénombre de forêt. Un passage de Plutarque me revient aussi en mémoire ; un passage traduit jadis, au temps de mes études, avec un maussade ennui, sous la férule d’un professeur, mais qui tout à coup s’anime et s’éclaire ; la description d’une nuit d’orgie, dans la ville qui s’étendait ici, autour de ces esplanades, à la place où sont à présent ces champs de fleurs sauvages : le Macédonien déséquilibré par un trop long séjour au milieu de ce luxe à lui si inconnu, le Macédonien ivre et couronné de roses, ayant à ses côtés la belle Thaïs, conseillère d’extravagances, et, sur la fin d’un repas, empressé à satisfaire un caprice de la courtisane, se levant avec une torche à la main pour aller commettre l’irrémédiable sacrilège, allumer l’incendie, faire un feu de joie de la demeure des Achéménides. Et alors, les immenses cris d’ivresse et d’horreur, la flambée soudaine des charpentes de cèdre, le crépitement des émaux sur la muraille, et la déroute enfin des gigantesques colonnes, se renversant les unes sur les autres, rebondissant contre le sol avec un bruit d’orage... Sur le morceau de poutre qui existe encore et que mes mains touchent, cette partie noirâtre, c’est pendant cette nuit-là qu’elle fut carbonisée...


L’étape d’aujourd’hui sera de neuf heures, et nous l’allongeons encore d’un détour, afin de voir de plus près la montagne couleur de basane, qui se lève derrière Persépolis comme un grand mur en cuir gondolé, et dans laquelle s’ouvrent les trous noirs, les hypogées des rois Achéménides.

Pour arriver au pied de ces roches, il faut cheminer à travers des éboulis sans fin de pierres sculptées, des amas de ruines ; les passés prodigieux ont imprégné ce sol, qui doit être plein de trésors ensevelis et plein d’ossemens.

Il y a trois immenses hypogées, espacés et en ligne, au flanc de la montagne brune ; pour rendre inaccessibles ces tombeaux de Darius et des princes de sa famille, on a placé la bouche des souterrains à mi-hauteur de la paroi abrupte, et nous ne pourrions monter là qu’avec des échelles, des cordes, tout un matériel de siège et d’escalade. L’entrée monumentale de chacun de ces souterrains est entourée de colonnes et surmontée de bas-reliefs à personnages, le tout taillé à même le roc ; la décoration paraît inspirée à la fois de l’Egypte et de la Grèce ; les colonnes, les entablemens sont ioniens, mais l’aspect d’ensemble rappelle la lourdeur superbe des portiques de Thèbes.

Au-dessous de ces tombeaux, à la base même de la montagne funéraire, dans des carrés taillés en creux, d’autres bas-reliefs gigantesques ont l’air de tableaux dans leur cadre, posés ça et là sans ordre. Ils sont postérieurs aux hypogées et datent des rois Sassanides ; les personnages, de quinze ou vingt pieds de haut, ont eu presque tous la figure mutilée par les Musulmans, mais différentes scènes de bataille ou de triomphe imposent encore. On voit surtout un roi Sassanide, l’attitude orgueilleuse sur son cheval de guerre, et, devant lui, un empereur romain, reconnaissable à sa toge, un vaincu sans doute, qui s’agenouille et s’humilie ; c’est le plus saisissant et aussi le plus énorme de tous ces groupes, encadrés par la roche primitive.

Les conquérans d’autrefois s’y entendaient à détruire ! et on est confondu aujourd’hui en présence du néant dans lequel tant de villes fameuses ont pu être d’un seul coup replongées : Carthage par exemple, et, ici même, au pied de ces palais, cette Istakhar qui avait tant duré, qui avait été une des gloires du monde et qui, au VIIe siècle de notre ère, sous le dernier roi Sassanide, continuait d’être une grande capitale : un jour, passa le Khalife Omar, qui ordonna de la supprimer et de transporter ses habitans à Chiraz ; ce fut fait comme il l’avait dit, et il n’en reste rien, à peine une jonchée de pierres dans l’herbe ; on hésite à en reconnaître la trace.

Je cherchais des yeux, parmi tant d’informes débris, un monument plus ancien que les autres et plus étrange, que des Zoroastriens émigrés dans l’Inde m’avaient signalé comme existant toujours. Et voici qu’il m’apparaît, très proche, farouche et morne sur un bloc de rochers en piédestal. D’après la description qui m’en avait été faite, je le reconnais au premier abord, et son identité m’est d’ailleurs confirmée par la désignation du tcharvadar : « Ateuchka ! » — où je retrouve le mot turc ateuch qui signifie le feu. Deux lourdes et naïves pyramides tronquées, que couronne une dentelure barbare ; deux autels jumeaux pour le culte du feu, qui datent des premiers Mages, qui ont précédé de plusieurs siècles tout le colossal travail de Persépolis et de la montagne sculptée ; ils étaient déjà des choses très antiques et vénérables quand les Achéménides firent choix de ce lieu pour y bâtir leurs palais, leur ville et leurs tombeaux ; ils se dressaient là dans les temps obscurs où les roches aux hypogées étaient encore intactes et vierges, et où de tranquilles plaines s’étendaient à la place de tant d’immenses esplanades de pierre ; ils ont vu croître et passer des civilisations magnifiques, et ils demeurent toujours à peu près les mêmes, sur leur socle, les deux Ateuchkas, inusables et quasi éternels dans leur solide rudesse. Aujourd’hui les adorateurs du feu, comme on le sait, disparaissent de plus en plus de leur pays d’origine, et même du monde ; ceux qui restent sont disséminés, un peu comme le peuple d’Israël ; à Yezd, cependant, ville de désert que je laisserai sur la droite de ma route, ils persistent en groupe assez compact encore ; on en trouve quelques-uns en Arabie, d’autres à Téhéran ; et enfin, ils forment une colonie importante et riche à Bombay, où ils ont installé leurs grandes tours macabres. Mais, de tous les points de la Terre où leur destinée les a conduits, ils ne cessent de revenir ici même, en pèlerinage, devant ces deux pyramides effroyablement vieilles, qui sont leurs autels les plus sacrés.

A mesure que nous nous éloignons, les trous noirs des hypogées semblent nous poursuivre comme des regards de mort. Les rois qui avaient imaginé de placer si haut leur sépulture, voulaient sans doute que leur fantôme, du seuil de la porte sombre, pût promener encore sur le pays des yeux dominateurs, continuer d’inspirer la crainte aux vivans.

Pour nous en aller, nous suivons d’abord une mince rivière qui court sur des cailloux, encaissée et profonde, entre des roseaux et des saules ; c’est une traînée de verdure à demi enfouie dans un repli du terrain, au milieu d’une si funèbre région de pierres. Et bientôt, perdant de vue tout cet ossuaire des antiques magnificences, perdant de vue aussi l’ombreuse petite vallée, nous retrouvons l’habituelle et monotone solitude : la plaine sans arbres, tapissée d’herbes courtes et de fleurs pâles, qui se déroule à deux mille mètres de haut, unie comme l’eau d’un fleuve, entre deux chaînes de montagnes chaotiques, couleur de cendre, ou bien couleur de cuir et de bête morte.

Nous cheminons là jusqu’à l’heure tout à coup froide du crépuscule.

Et cependant le soleil est encore très haut et brûlant quand nous commençons d’apercevoir, au bout de cette nappe verte, le village d’Ali-Abad qui sera notre étape de nuit. Mais quantité de ravins sournois coupent de place en place la plaine qui semblait si facile ; de dangereuses gerçures du sol, infranchissables pour des cavaliers, nous obligent à de continuels détours ; pris comme dans un labyrinthe, nous n’avançons pas ; et, au fond de ces creux, des cadavres de chevaux, d’ânes ou de mulets, semés par le passage incessant des caravanes, sont des rendez-vous d’oiseaux noirs. Ali-Abad reste toujours lointain, et on dirait un château fort du moyen âge : des murs de trente pieds de haut, crénelés et flanqués de tours, l’enferment par crainte des nomades et des panthères.

Voici maintenant, dans un ravin, un torrent qu’il nous faut franchir. Des paysans, accourus à notre aide, pour nous montrer le gué, retroussent au dessus de la ceinture leurs longues robes de coton bleu, entrent dans l’eau bouillonnante, et nous les suivons, mouillés nous-mêmes jusqu’au poitrail des chevaux. Ali-Abad, enfin, se rapproche ; encore une demi-lieue de cimetières, de tombes effondrées ; ensuite des clôtures de jardins, murailles en terre battue, au-dessus desquelles frissonnent des arbres de nos climats, cerisiers, amandiers ou mûriers, chargés de petits fruits verts ; et enfin nous arrivons à la porte des remparts, une immense ogive sous laquelle, pour nous voir défiler, toutes les femmes se sont groupées. Ces donjons, ces murs, ces créneaux, ce terrifiant appareil de défense, tout cela, de près, fait l’effet d’un simulacre de forteresse ; tout cela n’est qu’en terre battue, tient debout par miracle, suffit peut-être contre les fusils des nomades, mais, au premier coup de canon, s’effondrerait comme un château de cartes.

Au milieu de ces femmes qui regardent en silence, plaquées contre les battans des portes aux énormes clous de fer, nous entrons pêle-mêle avec un troupeau de bœufs. Ici, nous ne retrouvons plus les fantômes noirs à cagoule blanche qui endeuillaient les rues de Chiraz ; les longs voiles sont en étoffe claire, semés de palmes ou de fleurs anciennes, et forment un harmonieux ensemble de nuances fanées ; on les retient avec la main contre la bouche pour ne montrer que les yeux, mais le vent du soir, qui s’engouffre avec nous sous l’ogive, les relève, et nous apercevons plus d’un visage et plus d’un naïf sourire.

Le caravansérail est à la porte même, et ces trous à peu près réguliers, au-dessous des créneaux dont l’ogive se couronne, sont les fenêtres de notre logis. Nous grimpons par des escaliers de terre, suivis de la foule obligeante qui nous apporte nos bagages, qui nous monte des cruches d’eau, des jattes de lait, des faisceaux de ramilles pour faire du feu. Et bientôt nous nous chauffons délicieusement, devant une flambée qui répand une senteur d’aromates.

Nous avons aussi une terrasse intérieure, pour dominer le village, l’amas des toits en terre pressés entre les remparts. Et maintenant toutes les femmes, tous les humbles voiles à fleurs déteintes, sont sur ces toits, leur promenoir habituel ; elles ne voient pas au loin, les dames d’Ali-Abad, puisque les très hautes murailles d’enceinte les tiennent là comme en prison, mais elles se regardent entre elles et bavardent d’une (maison à l’autre ; dans ce village emmuré et perdu, c’est l’heure de la flânerie du soir, qui serait douce et que l’on prolongerait s’il faisait moins froid.

Le muezzin chante. Et voici la rentrée des troupeaux ; nous l’avons déjà tant vue partout, cette rentrée compacte et bêlante, que nous ne devrions plus nous y complaire ; mais ici, dans ce lieu resserré, vraiment elle est spéciale. Par l’ogive d’entrée, le vivant flot noir fait irruption, déborde comme un fleuve après les pluies. Et, tout de suite, il se divise en une quantité de branches, de petits ruisseaux qui coulent dans les ruelles étroites ; chaque troupeau connaît sa maison, se trie de lui-même et n’hésite pas ; les chevreaux, les agnelets suivent leur maman qui sait où elle va ; personne ne se trompe, et très vite c’est fini, les bêlemens font silence, le fleuve de toisons noires s’est absorbé, laissant dans l’air l’odeur des pâturages ; toutes les dociles petites bêtes sont rentrées.

Alors, nous rentrons nous-mêmes, impatiens de nous étendre et de dormir, sous le vent glacé qui souffle par les trous de nos murs.


Samedi 5 mai. — Les mêmes voiles à fleurs, dès le soleil levé, sont à la porte du village pour nous voir partir, et les hommes s’assemblent aussi, tous en robe bleue, en bonnet noir. De longs rayons roses, traversant l’air limpide et froid, font resplendir les créneaux, le faîte des tours, tandis qu’en bas l’ombre matinale demeure sur ces groupes immobiles, tassés au pied des remparts, qui nous suivent des yeux jusqu’à l’instant où nous, disparaissons, dans un repli de la très proche montagne.

Tout de suite nous voici engagés dans des gorges sauvages, étroites et profondes, que surplombent des roches penchées, des cimes menaçantes. Chose rare en Perse, il y a là des broussailles, des aubépines fleuries qui embaument le printemps, et même des arbres, de grands chênes ; cela nous change pour une heure de nos éternelles solitudes d’herbages et de pierres. Comme le lieu, paraît-il, est un repaire de brigands, mes cavaliers de Chiraz ont jugé bon de s’adjoindre trois vigoureux jeunes hommes d’Ali-Abad. Ils vont à pied, ceux-ci, chargés de longs fusils à silex, de poires à poudre, de coutelas et d’amulettes ; cependant ils retardent à peine notre marche, tant ils sont alertes et bons coureurs. « Allez, allez, — nous disent-ils tout le temps, — trottez, ne vous gênez en rien, cela ne nous fatigue pas. » Pour courir mieux, ils ont relevé, dans une lanière de cuir qui leur serre les reins, les deux pans de leur robe bleue, mettant à nu leurs cuisses brunes et musclées ; ainsi ils ressemblent aux princes en chasse des bas-reliefs de Persépolis, qui arrangeaient exactement de la même manière leur robe dans leur ceinture, pour aller combattre les lions ou les monstres.

Et ils gambadent en route, trouvant le moyen de poursuivre les cailles, les perdrix qui se lèvent de tous côtés, — et encore de nous apporter en courant des brins de basilic, des petits bouquets d’aromates, présentés avec des sourires à belles dents blanches. C’est à peine si la sueur perle sous leurs bonnets lourds.

Brusquement les gorges s’ouvrent, et le désert se déploie devant nous, lumineux, immense, infini. Le danger, nous dit-on, est passé, les détrousseurs n’opérant que dans les ravins de la montagne. Nous pouvons donc ici remercier nos trois gardes d’Ali-Abad, et prendre le galop dans l’espace ; nos chevaux d’ailleurs ne demandent pas mieux, agacés qu’ils étaient de se sentir retenus à cause de ces piétons, coureurs à deux jambes seulement ; ils partent comme pour une fantasia ; ceux que montent mes cavaliers de Chiraz, moins rapides et plus capricieux, ont l’air de galoper voluptueusement et recourbent leur cou très long avec la grâce des cygnes. Pas de routes tracées, pas de clôtures, pas de limites, rien d’humain nulle part ; vive l’espace libre qui est à tout le monde et n’est à personne ! Le désert, que bordent au loin, très au loin, de droite et de gauche, des cimes neigeuses, s’en va devant nous, s’en va comme vers des horizons fuyans que l’on n’atteindra jamais. Le désert est traversé d’ondulations douces, pareilles aux longues houles de l’Océan quand il fait calme. Le désert est d’une pâle nuance verte, qui semble çà et là saupoudrée d’une cendre un peu violette ; — et cette cendre est la floraison d’étranges et tristes petites plantes qui, au soleil trop brûlant et au vent trop froid, ouvrent des calices décolorés, presque gris, mais qui embaument, dont la sève même est un parfum. Le désert est attirant, le désert est charmeur, le désert sent bon ; son sol ferme et sec est tout feutré d’aromates.

L’air est si vivifiant que l’on dirait nos chevaux infatigables ; ils galopent ce matin, légers et joyeux, avec un cliquetis d’ornemens de cuivre et avec de fantasques envolées de crinière. Nos cavaliers de Chiraz ne peuvent pas suivre ; les voilà distancés, bientôt invisibles derrière nous, dans les lointains de l’étendue paiement verte et paiement irisée qui n’a pas l’air de finir. Tant pis ! On voit si loin de tous côtés, et le vide est si profond, quelle surprise pourrions-nous bien craindre ?...

Rencontré une nombreuse compagnie de taureaux noirs et de vaches noires, qu’aucun berger ne surveille ; quelques-uns des jeunes mâles, en nous voyant approcher, commencent à sauter et à décrire des courbes folles, mais rien que par gaieté et pour faire parade, sans la moindre idée de foncer sur nous, qui ne leur en voulons pas.

Vers neuf heures du matin, à une lieue peut-être sur la gauche, dans une plaine en contre-bas, de grandes ruines surgissent ; des ruines Achéménides sans doute, car les colonnes encore debout, sur les éboulis de pierres, sont fines et sveltes comme à Persépolis. Qu’est-ce que ce palais, et quel prince magnifique habitait là, dans les temps ? Les connaît-on, ces ruines, quelqu’un les a-t-il explorées ? Nous dédaignons de faire le détour et de nous arrêter ; ce matin, il nous faut fournir une rapide étape de cinq heures, et nous sommes tout à l’ivresse physique d’aller en avant dans l’espace. Le soleil qui monte brûle un peu nos têtes ; mais, pour nous rafraîchir, un vent souffle, qui a passé sur les neiges ; des cimes blanches continuent de nous suivre des deux côtés de ces plaines, qui sont comme une sorte d’avenue mondiale, large de plusieurs lieues, et longue, on ne sait combien...

A onze heures, une tache plus franchement verte se dessine là-bas, et vite grandit ; pour nos yeux, déjà habitués aux oasis de l’Iran, cela indique un coin, où passe un ruisseau, un coin que l’on cultive, un groupement humain. En effet, des remparts, des créneaux se mêlent à ces verdures toutes fraîches et frileuses ; c’est un pauvre hameau, qui s’appelle Kader-Abad, et qui se donne des airs de citadelle avec ses murailles en terre croulante. Là, nous prenons le repas de midi, sur des tapis de Chiraz, dans le jardinet de l’humble caravansérail, à l’ombre de mûriers grêles, effeuillés par les gelées de printemps. Et le mur, derrière nous, se garnit peu à peu de têtes de femmes et de petites filles, qui émergent timidement une à une, pour nous regarder.

Nous allions repartir, quand une rumeur emplit le village ; tout le monde court ; il se passe quelque chose... C’est, nous dit-on, une grande dame qui arrive, une très grande dame, même une princesse, avec sa suite. Elle voyage depuis une semaine, elle se rend à Ispahan, et, pour cette nuit, elle compte demander à Kader-Abad la protection de ses murs.

En effet, voici une troupe de cavaliers, ses gardes, qui la précèdent, montés sur de beaux chevaux, avec des selles brodées, frangées d’or. Et, dans la porte à donjon du rempart, une chose tout à fait extraordinaire s’encadre : un carrosse ! Un carrosse à rideaux de soie pourpre, qui roule dételé, traîné par une équipe de bergers ; il est venu de Chiraz, paraît-il, par des chemins plus longs mais moins dangereux que les nôtres ; cependant une roue s’est rompue, il a fallu renforcer tous les ressorts avec des cordes, le trajet n’a pas été sans peine. Et, derrière la voiture endommagée, la belle mystérieuse s’avance d’un pas tranquille. Jeune ou vieille, qui pourrait le dire ? Bien entendu, c’est un fantôme, mais un fantôme qui a de la grâce ; elle est tout enveloppée de soie noire, avec un loup blanc sur le visage, mais ses petits pieds sont élégamment chaussés, et sa main fine, qui retient le voile, est gantée de gris perle. Pour mieux voir, toutes les femmes de Kader-Abad viennent de monter sur les toits, et les filles brunes d’une tribu nomade, par là campée, accourent à toutes jambes. Après la dame, ses suivantes, voilées aussi impénétrablement, arrivent deux par deux sur des mules blanches, dans des espèces de grandes cages à rideaux rouges. Et enfin une vingtaine de mulets ferment la marche, portant des ballots ou des coffres que recouvrent d’anciens et somptueux tissus aux reflets de velours.

Nous repartons, nous, tout de suite replongés dans le vaste désert. Du haut de chacune de ces ondulations, qu’il nous faut constamment gravir et redescendre, nous apercevons toujours des étendues nouvelles, aussi vides, aussi inviolées et sauvages, dans une clarté aussi magnifique. On respire un air suave, froid sous un soleil de splendeur. Le ciel méridien est d’un bleu violent, et les quelques nuages nacrés qui passent promènent leurs ombres précises sur le tapis sans fin qui recouvre ici la terre, un tapis fait de graminées délicates, de basilics, de serpolets, de petites orchidées rares dont la fleur ressemble à une mouche grise... Nous cheminons entre deux et trois mille mètres de haut. Pas une caravane, ce soir, pas une rencontre.

Sur la fin du jour, les deux chaînes de montagnes qui nous suivaient depuis le matin se rapprochent ; avec une netteté qui déroute les yeux, elles nous montrent la tourmente de leurs sommets, dans des bleus sombres et des violets admirables passant au rose ; on dirait des châteaux pour les génies, des tours de Babel, des temples, des cités apocalyptiques, les ruines d’un monde ; et les neiges, qui dorment là dans tous les replis des abîmes, nous envoient du vrai froid.

Cependant une nouvelle tache verte, dans le lointain, nous appelle, nous indique le gîte du soir : la toujours pareille petite oasis, les blés, les quelques peupliers, et, au milieu, les créneaux d’un rempart.

C’est Abas-Abad. Mais le caravansérail est plein, il abrite une riche caravane de marchands, et, à prix d’or, nous n’y trouverions pas place. Il faut donc chercher asile chez de très humbles gens, qui possèdent deux chambres en terre au-dessus d’une étable, et consentent à nous en céder une ; la famille, qui est nombreuse, les garçons, les filles, se transporteront dans l’autre, abandonnée à cause d’un trou dans le toit, qui laisse entrer la froidure. Par un escalier usé où l’on glisse, nous montons à ce gîte sauvage, enfumé et noir ; on s’empresse d’enlever les pauvres matelas, les cruches, les jarres, les gâteaux de froment, les fusils à pierre, les vieux sabres, et de chasser les poules avec leurs petits. Ensuite, il s’agit de nous faire du feu, car l’air est glacé. En ce pays sans forêts, sans broussailles, on se chauffe avec une espèce de chardon, qui pousse comme les madrépores en forme de galette épineuse ; les femmes vont le ramasser dans la montagne et le font sécher pour l’hiver. Dans l’âtre, on en jette plusieurs pieds, qui pétillent et brûlent avec mille petites flammes gaies. Le chat de la maison, qui d’abord avait déménagé avec ses maîtres, prend le parti de revenir se chauffer à notre feu et accepte de souper avec nous. Les deux plus jeunes filles, de douze à quinze ans, que notre déballage avait rendues muettes de stupeur, arrivent aussi sur la pointe des pieds et ne peuvent plus s’arracher à la contemplation de notre repas. D’ailleurs si drôles, toutes deux, qu’il n’y a pas moyen de leur en vouloir, et si impeccablement jolies, sous leurs voiles de perse aux dessins surannés, avec leurs joues rouges et veloutées comme des pêches de septembre, leurs yeux presque trop longs et trop grands, dont les coins se perdent dans leurs noirs bandeaux à la Vierge, — et surtout leur mine honnête, chaste et naïve. Au moment de notre coucher seulement elles se retirent, après avoir jeté de nouveaux pieds de chardon dans le feu ; alors le froid et le solennel silence, qui émanent des cimes proches et de leurs neiges, s’épandent avec la nuit sur les solitudes alentour, enveloppent bientôt le petit village de terre, notre chambrette misérable, et notre bon sommeil sans rêves.


Dimanche 6 mai. — Dès le matin, nous retrouvons la joie de la vitesse et de l’espace, dans le désert toujours pareil, entre les deux chaînes de hauts sommets garnis de neiges. Le désert est comme marbré par ses différentes zones de fleurs. Mais ce n’est plus l’éclat des plaines du Maroc ou de la Palestine, qui, au printemps, se couvrent de glaïeuls roses, de liserons bleus, d’anémones rouges. Il semble qu’ici tout se décolore, sous les rayons d’un soleil trop rapproché et trop clair : des serpolets d’une nuance indécise, des pâquerettes d’un jaune atténué, de pâles iris dont le violet tourne au gris perle, des orchidées à fleurs grises, et mille petites plantes inconnues, que l’on dirait passées dans la cendre.

Nous avons pris le parti de laisser derrière nous nos bêtes de charge, avec nos inutiles et flâneurs cavaliers de Chiraz ; la confiance entière nous est venue, et nous allons de l’avant.

Voici cependant là-bas une multitude en marche, qui va croiser notre route ; ce sont des nomades, gens de mauvais renom, c’est une tribu qui change de pâturage. En tête s’avancent les hommes armés, qui ont de belles allures de bandits ; nos Persans imaginent de passer ventre à terre au milieu d’eux, en jetant de grands cris sauvages pour exciter les chevaux ; et on se range, on nous fait place. En traversant la cohue du bétail qui vient ensuite, nous reprenons le trot tranquille. Au petit pas, enfin, nous croisons l’arrière-garde, composée des femmes et des petits, — petits enfans, petits chameaux, petits cabris, pêle-mêle dans une promiscuité comique et gentille ; — d’un même panier, sur le dos d’une mule, nous voyons sortir la tête d’un bébé et celle d’un ânon qui vient de naître, et on ne sait qui est le plus joli, du petit nomade qui roule ses yeux noirs, ou du petit âne au poil encore tout frisé qui remue ses grandes oreilles, l’un et l’autre du reste nous regardant avec la même candeur étonnée.

Après quatre heures de route, halte au village désolé de Dehbid (deux mille six cents mètres d’altitude). Au milieu de la plaine grise, une lourde forteresse antique, datant des rois Sassanides, contre laquelle de misérables huttes en terre se tiennent blotties, comme par crainte de rafales qui balayent ces hauts plateaux. Un vent glacé, des neiges proches, et une étincelante lumière.

Cependant nos bêtes de charge, distancées depuis le matin, ne nous rejoignent point, non plus que nos cavaliers de Chiraz. Tout le jour, nous les attendons comme sœur Anne, montés sur le toit du caravansérail, interrogeant l’horizon : des caravanes apparaissent, des mules, des chameaux, des ânes, des bêtes et des gens de toute espèce, mais les nôtres point. A l’heure où les ombres des grandes montagnes s’allongent démesurément sur le désert, l’un des cavaliers enfin arrive : « Ne vous inquiétez pas, dit-il, ils ont pris un autre chemin, de nous connu ; dormez ici, comme je vais faire moi-même ; demain vous les retrouverez, à quatre heures plus loin, au caravansérail de Khan-Korrah. »

Donc, dormons à Dehbid ; il n’y a que ce parti à prendre, en effet, car voici bientôt l’enveloppement solennel de la nuit. Mais qu’on apporte beaucoup de chardons secs, dans l’âtre où nous allumerons notre feu.

La muezzin jette ses longs appels chantés. Les oiseaux, cessant de tournoyer, se couchent dans les branches de quelques peupliers rabougris, qui sont les seuls arbres à bien des lieues alentour. Et des petites filles d’une douzaine d’années se mettent à danser en rond, comme celles de chez nous les soirs de mai ; petites beautés persanes que l’on voilera bientôt, petites fleurs d’oasis destinées à se faner dans ce village perdu. Elles dansent, elles chantent ; tant que dure le transparent crépuscule, elles continuent leur ronde, et leur gaieté détonne, dans l’âpre tristesse de Dehbid…


Lundi 7 mai. — Le soleil va se lever quand nous jetons notre premier regard au dehors, par les trous de notre mur de terre. Une immense caravane, qui vient d’arriver, est au repos sur l’herbe toute brillante de gelée blanche ; les dos bossus des chameaux, les pointes de leurs selles se détachent sur l’Orient clair, sur le ciel idéalement pur du matin, et, pour nos yeux mal éveillés, tout cela d’abord se confond avec les montagnes pointues qui sont pourtant si loin, là-bas, au bout des vastes plaines.

Nous repartons dans le désert monotone, où quelques asphodèles commencent d’apparaître, dressant leurs quenouilles blanches au-dessus des petites floraisons grisâtres ou violacées que nous avions coutume de voir.

À midi, sous un soleil devenu tout à coup torride, nous retrouvons au point indiqué nos bêtes et nos gens qui étaient perdus. Mais quel sinistre lieu de rendez-vous que ce caravansérail de Khan-Korrah ! Pas le moindre village dans les environs. Au milieu d’une absolue solitude et d’un steppe de pierre, ce n’est qu’une haute enceinte crénelée, une place où l’on peut dormir à l’abri des attaques nocturnes, derrière des murs. Aux abords, gisent une douzaine de squelettes, carcasses de cheval ou de chameau, et quelques bêtes plus fraîchement mortes, sur lesquelles des vautours sont posés. D’énormes molosses et trois hommes à figure farouche, armés jusqu’aux dents, gardent cette forteresse, où nous entrons pour un temps de repos à l’ombre. Intérieurement la cour est jonchée d’immondices, et des carcasses de mule achèvent d’y pourrir : les bêtes avaient agonisé là, après quelque étape forcée, et on n’a pas pris la peine de-les jeter dehors, s’en remettant aux soins des vautours ; à cette heure brûlante, un essaim de mouches les enveloppe.

Il gèlera sans doute cette nuit, mais la chaleur en ce moment est à peine tolérable, et notre sommeil méridien est troublé par ces mêmes mouches bleues qui, avant notre venue, étaient assemblées sur les pourritures.

Cinq heures de route l’après-midi, à travers les solitudes grises, sous un soleil de plomb, pour aller coucher au caravansérail de Surmah, près d’une antique forteresse sassanide, au pied des neiges.


Mardi 8 mai. — Les taches vertes des petites oasis aujourd’hui se font plus nombreuses, des deux côtés de notre chemin. Sur le sol aride, une quantité de ruisseaux de cristal, issus de la fonte des neiges, et canalisés, divisés jalousement par la main des hommes, s’en vont çà et là porter la vie aux quelques défrichemens épars dans ces hautes plaines.

Vers dix heures du matin, nous arrivons dans une ville, la première depuis Chiraz. Elle s’appelle Abadeh. Ses triples remparts, en terre cuite et en terre battue, qui commencent de crouler par endroits, sont d’une hauteur excessive, surmontés de créneaux féroces et ornés de briques d’émail bleu qui dessinent des arcades. Ses portes s’agrémentent de cornes de gazelle, disposées en couronne au-dessus de l’ogive. Il y a un grand bazar couvert, où l’animation est extrême ; on y vend des tapis, des laines tissées et en écheveaux, des cuirs travaillés, des fusils à pierre, des grains, des épices venues de l’Inde. Aujourd’hui se tient aussi, dans les rues étroites, une foire au bétail ; tout est encombré de moutons et de chèvres. Les femmes d’Abadeh ne portent point le petit masque blanc percé de trous, mais leur voile est on ne peut plus dissimulateur : il n’est pas noir comme à Chiraz, ni à bouquets et à ramages comme dans les campagnes, mais toujours bleu, très long, s’élargissant vers le sol et formant traîne ; pour se conduire, on risque un coup d’œil, de temps à autre, entre les plis discrets. Les belles ainsi voilées ressemblent à de gracieuses madones n’ayant pas de figure. On nous regarde naturellement beaucoup dans cette ville, mais sans malveillance, et les enfans nous suivent en troupe, avec de jolis yeux de curiosité contenue.

Nous pensions repartir après une halte de deux heures, mais le maître de nos chevaux s’y refuse, déclarant que ses bêtes sont trop fatiguées et qu’il faut coucher ici.

Donc, le mélancolique soir nous trouve au caravansérail d’Abadeh, assis devant la porte que surmonte une rangée de cornes de gazelle. Derrière nous, les grands murs crénelés qui s’assombrissent découpent leurs dents sur le ciel d’or vert. Et nous avons vue sur la plaine des sépultures : un sol gris où aucune herbe ne pousse ; d’humbles mausolées en brique grise, petites coupoles ou simples tables funéraires ; jusqu’au lointain, toujours des tombes, pour la plupart si vieilles que personne sans doute ne les connaît plus. Des madones bleues au voile traînant se promènent là par groupes ; dans le crépuscule qui vient, elles prennent plus que jamais leurs airs de fantôme. L’horizon est fermé là-bas par des cimes de quatre ou cinq mille mètres de haut, dont les neiges, à cette heure, bleuissent et donnent froid à regarder.

Dès que la première étoile s’allume au ciel limpide, les madones se dispersent lentement vers la ville, et les portes, derrière elles, se ferment. En ces pays, quand la nuit approche, la vie se glace ; tout de suite on sent rôder la tristesse et l’indéfinissable peur…


Mercredi 9 mai. — Nos chevaux reposés reprennent dès le matin leur vitesse, dans l’étendue toujours morne et claire, La floraison des asphodèles et des acanthes donne par instans à ces solitudes des aspects de jardin ; jardin funèbre et décoloré, qui se prolonge pendant des lieues sans que jamais rien ne change. À droite et à gauche, infiniment loin, les deux chaînes de montagnes continuent de nous suivre ; elles forment à la surface de la terre comme une sorte de double arête, qui est l’une des plus hautes du monde. Mais aujourd’hui, dans la chaîne de l’Est, parfois des brèches nous laissent apercevoir l’entrée de ces immenses déserts de sable et de sel qui ont deux cents lieues de profondeur, et s’en vont jusqu’à la frontière afghane.

Après quatre heures de route, dans les chaudes grisailles de l’horizon plein d’éblouissemens, apparaît une chose bleue, d’un bleu tellement bleu que c’est tout à fait anormal ; vraiment cela rayonne et cela fascine ; quelque énorme pierre précieuse, dirait-on, quelque turquoise géante… Et ce n’est que le dôme émaillé d’une vieille petite mosquée en ruines, dans un lugubre hameau à l’abandon, où les huttes ressemblent à d’anciens terriers de bête fauve. A l’ombre d’une voûte de boue séchée, nous nous arrêtons là, pour le repos de midi.

Comme il est long et austère, ce chemin d’Ispahan ! Le soir, nos sept ou huit lieues d’étape se font à travers le silence, et nulle part nous n’apercevons trace humaine. Deux fois, il y a un nuage de poussière qui passe très vite devant nous, qui court sur le pâle tapis des basilics et des serpolets : des gazelles ou fuite ! A peine reconnues, aussitôt invisibles, elles ont détalé comme le vent. Et c’est tout jusqu’à la fin du jour.

Mais, au coucher du soleil, nous arrivons au bord d’une gigantesque coupure dans nos plateaux désolés, et, au fond, c’est la surprise d’une fertile plaine où une rivière passe, où des caravanes sont assemblées, mules et chameaux sans nombre, où une espèce de cité fantastique trône en l’air, sur un rocher comme on n’en voit nulle part.

Elle n’a qu’une demi-lieue de large, cette vallée en contre-bas, mais elle paraît indéfiniment longue entre les parois verticales qui, de chaque côté, l’enferment et la dissimulent.

Tout en y descendant, par de dangereux lacets, on est dans la stupeur de cette ville perchée. Une ville qui n’a pas besoin de murailles, celle-là ; mais ses habitans, comment peuvent-ils bien s’y introduire ?... Un grand rocher solitaire, qui se lève à plus de 60 mètres de hauteur, lui sert de base ; il a la forme exacte du cimier d’un casque, très évidé par le bas, très creusé de ravines et de grottes, mais si élargi par le haut qu’il en est déjà inquiétant ; et là-dessus les hommes ont édifié une incroyable superposition de boue séchée au soleil, qui semble une gageure contre l’équilibre et le sens commun, des maisons, qui grimpent les unes sur les autres, qui toutes, comme le rocher, s’élargissent par le haut, s’épanouissant au-dessus de l’abîme en balcons avancés et en terrasses. Cela s’appelle Yezdi-Khast, et on dirait une de ces invraisemblables villes d’oiseaux marins, accrochées en surplomb aux falaises d’un rivage. Tout cela est si téméraire, et d’ailleurs si desséché et si vieux, que la chute ne peut manquer d’être prochaine. Cependant, à chaque balcon, à chacune des petites fenêtres en pisé ou des simples meurtrières, on voit du monde, des enfans, des femmes, qui se penchent et regardent tranquillement ce qui se passe en bas.

Au pied de la vieille cité fantastique, prête à crouler en cendre, il y a des cavernes, des souterrains, des trous profonds et béans, d’où l’on a tiré jadis cette prodigieuse quantité de terre pour l’échafauder si follement là-haut. Il y a aussi une mosquée, un monumental caravansérail aux murs décorés d’arceaux en faïence bleue ; il y a la rivière, avec son pont courbé en arc de cercle ; il y a la fraîcheur des ruisseaux, des blés, des jeunes arbres ; il y a la vie des caravanes, le gai remuement des chameliers et des muletiers, l’amas sur l’herbe des ballots de marchandises, toute l’animation d’un lieu de grand passage. Voici même, dans un champ, quelques centaines de pains de sucre qui se reposent par terre, et remonteront ce soir à dos de chameau pour se répandre dans les villages les plus reculés des oasis, — de très vulgaires pains de sucre enveloppés de papier bleu comme ceux de chez nous ; les Persans en font une consommation considérable, pour ces petites tasses de thé très sucré qu’ils s’offrent les uns aux autres du matin au soir. — (Et ces pains, qui, jusqu’à ces dernières années, étaient fournis par la France, viennent maintenant tous de l’Allemagne et de la Russie : j’apprends cela en causant avec des tcharvadars, qui ne me cachent pas leur pitié un peu dédaigneuse pour notre décadence commerciale.)

Des groupes compacts de chameaux entourent notre caravansérail, et c’est l’instant où ils jettent ces affreux cris de fureur ou de souffrance, qui ont l’air de passer à travers de l’eau, qui ressemblent à des gargouillemens de noyé : nous soupons dans ce vacarme, comme au milieu d’une ménagerie.

Cependant le silence revient à l’heure de la lune, de la pleine lune, coutumière de fantasmagories et d’éclairages trompeurs, qui magnifie étrangement la vieille cité saugrenue juchée là-haut dans notre ciel, et la fait paraître toute rose, mais rigide et glacée.


Jeudi 10 mai. — Le matin, pour sortir de la grande oasis en contre-bas du désert, il nous faut cheminer au milieu des trous et des cavernes, au pied même de la ville perchée, presque dessous, tant elle surplombe ; la retombée du rocher qui la supporte nous maintient là dans une ombre froide, quand le beau soleil levant rayonne déjà partout. Au-dessus de nos têtes, beaucoup de ces gens, qui nichent comme les aigles, sont au bord de leurs terrasses menaçantes, ou bien se penchent à leurs fenêtres avancées, et laissent tomber à pic leurs regards sur nous.

Contre l’autre paroi de la vallée, l’étroit sentier qui remonte vers les solitudes est encombré par quelques centaines d’indolens bourriquots qui ne se garent pas. Nos Persans, en cette occurrence et comme chaque fois qu’il y a obstacle, nous font prendre le galop en jetant de grands cris. Effroi et déroute alors parmi les âniers, et, avec tapage, nous arrivons en haut, dans la plaine aride et grisâtre, au niveau ordinaire de nos chevauchées.

C’est aujourd’hui la matinée des ânes, car nous en croisons des milliers, des cortèges d’une lieue de long, qui s’en reviennent d’Ispahan où ils avaient charroyé des marchandises, et s’en reviennent en flâneurs, n’ayant plus sur le dos que leur couverture rayée de Chiraz. Quelques-uns, il est vrai, portent aussi leur maître, qui continue son somme de la nuit, enveloppé dans son caftan de feutre, étendu à plat ventre sur le dos de la bonne bête, et les bras noués autour de son cou. Il y a aussi des mamans bourriques, chargées d’un panier dans lequel on a mis leur petit, né de la veille. Et enfin d’autres ânons, déjà en état de suivre, gambadent espièglement derrière leur mère.

Pas trop déserte, la région d’aujourd’hui. Pas trop espacées, les vertes petites oasis, ayant chacune son hameau à donjons crénelés, au milieu de quelques peupliers longs et frêles.

La halte de midi est au grand village de Makandbey, où plusieurs dames-fantômes, perchées au faîte des remparts, regardent dans la triste plaine, entre les créneaux pointus. Sous les arceaux du caravansérail, dans la cour, il y a quantité de beaux voyageurs en turban et robe de cachemire, avec lesquels il faut échanger de cérémonieux saints ; sur des coussins, des tapis aux couleurs exquises, ils sont assis par groupes autour des samovars et cuisinent leur thé en fumant leur kalyan.

Nous sommes à l’avant-dernier jour du carême de la Perse, et ce sera demain l’anniversaire de la mort d’Ali[2] ; aussi l’enthousiasme religieux est-il extrême à Makandbey. Sur la place, devant l’humble mosquée aux ogives de terre battue, une centaine d’hommes, rangés eu cercle autour d’un derviche qui psalmodie, poussent des gémissemens et se frappent la poitrine. Ils ont tous mis à nu leur épaule et leur sein gauches ; ils se frappent si fort que la chair est tuméfiée et la peau presque sanglante ; on entend les coups résonner creux dans leur thorax profond. Le vieil homme qu’ils écoutent leur raconte, en couplets presque chantés, la Passion de leur prophète, et ils soulignent les phrases plus poignantes de la mélopée en jetant des cris de désespoir ou en simulant des sanglots. De plus en plus il s’exalte, le vieux derviche au regard de fou ; voici qu’il se met à chanter comme les muezzins, d’une voix fêlée qui chevrote, et les coups redoublent contre les poitrines nues. Toutes les dames-fantômes maintenant sont arrivées sur les toits alentour ; elles couronnent les terrasses et les murs branlans. Le cercle des hommes se resserre, pour une sorte de danse terrible, avec des bonds sur place, des trépignemens de frénésie. Et tout à coup, ils s’étreignent les uns les autres, pour former une compacte chaîne ronde, chacun enlaçant du bras gauche son voisin le plus proche, mais continuant à se meurtrir furieusement de la main droite, dans une croissante ivresse de douleur. Il en est dont le délire est hideux à faire pitié ; d’autres, qui arrivent au summum de la beauté humaine, tous les muscles en paroxysme d’action, et les yeux enflammés pour la tuerie ou le martyre. Des cris aigus et de caverneux rauquemens de bête sortent ensemble de cet amas de corps emmêlés ; la sueur et les gouttes de sang coulent sur les torses fauves. La poussière se lève du sol et enveloppe de son nuage ce lieu où darde un cuisant soleil. Sur les murs de la petite place sauvage, les femmes à cagoule sont comme pétrifiées. Et, au-dessus de tout, les cimes des montagnes, les neiges montent dans le ciel idéalement bleu.


Durant l’après-midi, nous voyageons à travers un pays de moins en moins désolé, rencontrant des villages, des champs de blé et d’orge, des vergers enclos de murs. Le soir, enfin, nous apercevons une grande ville, dans un simulacre d’enceintes formidables, et c’est Koumichah, qui n’est plus qu’à huit ou neuf heures d’Ispahan.

En Perse, les abords d’une ville sont toujours plus difficiles et dangereux pour les chevaux que la rase campagne. Et, avant d’arriver à la porte des remparts, nous peinons une demi-heure dans des sentiers à se rompre le cou, semés de carcasses de chameaux ou de mulets ; c’est au milieu des ruines, des éboulis, des détritus ; et, toujours, à droite ou à gauche, nous guettent ces trous béans d’où l’on a retiré la terre à bâtir, pour les forteresses, les maisons et les mosquées.

Le soleil est couché lorsque nous passons cette porte ogivale, qui semblait tout le temps se dérober devant nous. La ville, alors, que ses murailles dissimulaient presque, enchante soudainement nos yeux. Elle est de ce même gris rose que nous avions déjà vu à Chiraz, à Abadeh, et aussi dans chacun des villages du chemin, puisque c’est toujours la même terre argileuse qui sert à tout construire, mais elle se développe et s’étage sur les ondulations du sol à la manière d’un décor de féerie. Et comment peut-on oser, avec de la terre, édifier tant de petits dômes, et les enchevêtrer, les superposer en pyramides ? Comment tiennent debout, et résistent aux pluies, tant d’arcades, de grandes ogives élégantes, qui ne sont que de la boue séchée, et tant de minarets, avec leurs galeries comme frangées de stalactites ? Tout cela, bien entendu, est sans arêtes vives, sans contours précis ; l’ombre et la lumière s’y fondent doucement, parmi des formes toujours molles et rondes. Sur les monumens, pas de faïences bleues, pas d’arbres dans les jardins, rien pour rompre la teinte uniforme de ce déploiement de choses, toutes pétries de la même argile rosée. Mais le jeu des nuances est en bas, dans les rues pleines de monde : des hommes en robe bleue, des hommes en robe verte ; des groupes de femmes voilées, groupes intensément noirs, avec ces taches d’un blanc violent que font les masques cachant les visages. Et il est surtout en haut, le jeu magnifique, le heurt des couleurs, il est au-dessus de l’amas des coupoles grises et des arcades grises : à ce crépuscule, les inaccessibles montagnes alentour étalent des violets somptueux de robe d’évêque, des violets zébrés d’argent par des coulées de neige ; et, sur le ciel qui devient vert, des petits nuages orange semblent prendre feu, se mettent à éclairer comme des flammes... Nous sommes toujours à près de 2 000 mètres d’altitude, dans l’atmosphère pure des sommets, et le voisinage des grands déserts sans vapeur d’eau augmente encore les transparences, avive fantastiquement l’éclat des soirs.

C’est donc aujourd’hui la grande solennité religieuse des Persans, l’anniversaire du martyre de leur khalife. Dans les mosquées, des milliers d’hommes gémissent ensemble ; on entend de loin leurs voix, en un murmure confus qui imite le bruit de la mer.

Aussitôt l’arrivée au caravansérail, il faut se hâter vers le lieu saint, pour voir encore un peu de cette fête, qui doit se terminer avant la nuit close. Personne, d’abord, ne veut me conduire. Deux hommes, de figure énergique et d’épaules solides, longtemps indécis, consentent cependant à prix d’or. Mais l’un estime que je dois prendre une robe à lui et un de ses bonnets d’astrakan ; l’autre déclare que ce sera plus périlleux, et qu’il faut bravement garder mon costume d’Europe. Après tout, je reste comme je suis, et nous partons ensemble pour la grande mosquée, marchant vite, car il se fait tard. Nous voici, à la nuit tombante, dans le dédale sinistre dont j’avais prévu les aspects : murs sans fenêtres, murs de hautes prisons, avec, de loin en loin seulement, quelque porte bardée de fer ; murs qui de temps à autre se rejoignent par le haut, vous plongeant dans cette obscurité souterraine si chère aux villes persanes. Montées, descentes, puits sans margelle, précipices et oubliettes. Aux premiers momens, nous ne rencontrons personne, et c’est comme une course crépusculaire dans des catacombes abandonnées. Et puis, approchant du foyer d’une de ces clameurs, semblables au bruit des plages, dont la ville ce soir est remplie, nous commençons de croiser des groupes d’hommes, qui viennent tous du même côté, et dont la rencontre est presque terrible. Ils sortent de la grande mosquée, principal centre des cris et des lamentations, où la fête de deuil va bientôt finir ; par dix, par vingt ou trente, ils s’avancent en masse compacte, enlacés et courant, tête renversée en arrière, ne regardant rien ; on voit le blanc de leurs yeux, ouverts démesurément, dont la prunelle trop levée semble entrer dans le front. Les bouches aussi sont ouvertes et exhalent un rugissement continu ; toutes les mains droites frappent à grands coups les poitrines sanglantes. On a beau se ranger le long des murs, ou dans les portes si l’on en trouve, on est lourdement frôlé. Ils sentent la sueur et le fauve ; ils passent d’un élan irrésistible et aveugle comme la poussée de la houle.

Après les ruelles étroites, lorsqu’un arceau ogival nous donne accès dans la cour de la mosquée, ce lieu nous paraît immense. Deux ou trois mille hommes sont là, pressés les uns contre les autres et donnant de la voix : « Hassan, Hussein ! Hassan, Hussein[3] ! » hurlent-ils tous ensemble, avec une sorte de cadence formidable. Au fond, dominant tout, la seconde grande ogive, ornée des inévitables faïences bleues, s’ouvre sur le sanctuaire obscur. Au faîte des murailles d’enceinte et au bord de toutes les terrasses d’alentour, les femmes perchées, immobiles et muettes, semblent un vol d’oiseaux noirs qui se serait abattu sur la ville. Dans un coin, un vieillard, abrité du remous humain par le tronc d’un mûrier centenaire, frappe comme un possédé sur un monstrueux tambour : trois par trois, des coups assourdissans, et battus très vite comme pour faire danser on ne sait quoi d’énorme ; — or, la chose qui danse en mesure est une sorte de maison soutenue en l’air, au bout de longs madriers, par des centaines de bras, et agitée frénétiquement malgré sa lourdeur. La maison dansante est toute recouverte de vieux velours de Damas et de soies aux broderies archaïques ; elle oscille à dix pieds au-dessus de la foule, au-dessus des têtes levées, des yeux égarés, et par instans elle tourne, les fidèles qui la portent se mettant à courir en cercle dans la mêlée compacte, elle tourne, elle tourbillonne à donner le vertige. Dedans, il y a un muezzin en délire, qui se cramponne pour ne pas tomber et dont les vocalises aiguës percent tout le fracas d’en dessous ; chaque fois qu’il prononce le nom du prophète de l’Iran, un cri plus affreux s’échappe de toutes les gorges, et des poings cruels s’abattent sur toutes les poitrines, d’un heurt caverneux qui couvre le son du tambour. Des hommes, qui ont jeté leur bonnet, se sont fait au milieu de la chevelure des entailles saignantes ; la sueur et les gouttes de sang ruissellent sur toutes les épaules ; près de moi, un jeune garçon, pour s’être frappé trop fort, vomit une bave rouge dont je suis éclaboussé.

D’abord on n’avait pas pris garde à ma présence, et je m’étais plaqué contre le mur, derrière mes deux guides inquiets. Mais un enfant lève par hasard les yeux vers moi, devine un étranger et donne l’alarme ; d’autres visages aussitôt se retournent, il y a une minute d’arrêt dans les plus proches lamentations, une minute de silence et de stupeur... « Viens ! » disent mes deux hommes, m’entourant de leurs bras pour m’entraîner dehors, et nous sortons à reculons, face à la foule, comme les dompteurs, lorsqu’ils sortent des cages, font face aux bêtes... Dans la rue, on ne nous poursuit pas...

Le soir, vers neuf heures, quand un silence de cimetière est retombé sur la ville, épuisée par tant de cris et de lamentations, je sors à nouveau du caravansérail, ayant obtenu d’être convié, chez un notable bourgeois, à une veillée religieuse très fermée.

Koumichah, muette et toute rose sous la lune, est devenue solennelle comme une immense nécropole. Personne nulle part ; c’est la lune seule qui est maîtresse de la ville en terre séchée, c’est la lune qui est reine sur les mille petites coupoles aux contours amollis, sur le labyrinthe des passages étroits, sur les amas de ruines et sur les fondrières.

Mais, si les rues sont désertes, on veille dans toutes les maisons, derrière les doubles portes closes ; on veille, on se lamente, et on prie.

Après un long trajet dans le silence, entre deux porteurs de lanterne, j’arrive à la porte mystérieuse de mon hôte. C’est dans son petit jardin muré que se tient la veillée de deuil, à la lueur de la lune et de quelques lampes suspendues aux branches des jasmins ou de treilles. Devant la maison cachée, par terre, on a étendu des tapis, sur lesquels vingt ou trente personnages, coiffés du haut bonnet noir, fument leur kalyan, assis en cercle ; au milieu d’eux, un large plateau, contenant une montagne de roses sans tige, — roses persanes, toujours délicieusement odorantes, — et un samovar, pour le thé que des serviteurs renouvellent sans cesse, dans les tasses en miniature. Vu le caractère religieux de cette soirée, ma présence directe au jardin serait une inconvenance ; aussi m’installe-t-on seul, avec mon kalyan, dans l’appartement d’honneur, d’où je puis tout voir et tout entendre par la porte laissée ouverte.

L’un des invités monte sur un banc de pierre, au milieu des rosiers tout roses de fleurs, et raconte avec des larmes dans la voix la mort de cet Ali, khalife vénéré des Persans, en mémoire duquel nous voici assemblés. Les assistans, il va sans dire, soulignent son récit par des plaintes et des sanglots, mais surtout par des exclamations de stupeur incrédule ; ils ont entendu cela mille fois, et cependant ils ont l’air de s’écrier : « En croirai-je mes oreilles ? Une telle abomination, vraiment est-ce possible ? » Le conteur, quand il a fini, se rassied près du samovar, et, tandis qu’on renouvelle le feu des kalyans, un autre prend sa place sur le banc du prêche, pour recommencer dans tous ses détails l’histoire de l’inoubliable crime.

Le petit salon, où je veille à l’écart, est exquis d’archaïsme non voulu ; si on l’a ainsi arrangé, tout comme on aurait pu le faire il y a cinq cents ans, c’est qu’on ne connaît pas, à Koumichah, de mode plus récente ; aucun objet de notre camelote occidentale n’est encore entré dans cette demeure, et on n’y voit pas trace de ces cotonnades imprimées dont l’Angleterre a commencé d’inonder l’Asie ; les yeux peuvent s’amuser à inventorier toutes choses sans y rencontrer un indice de nos temps. Par terre, ce sont les vieux tapis de Perse ; pour meubles, des coussins, et de grands coffres en cèdre, incrustés de cuivre ou de nacre. Dans l’épaisseur des murs, blanchis à la chaux, ces espèces de petites niches, de petites grottes à cintre ogival ou frangé, qui remplacent en ce pays les armoires, sont garnies de coffrets d’argent, d’aiguières, de coupes ; tout cela ancien, tout cela posant sur des carrés de satin aux broderies surannées. Les portes intérieures, qui me sont défendues, ont des rideaux baissés, en ces soies persanes si étranges et si harmonieuses, dont les dessins, volontairement estompés, troubles comme des cernes, ne ressemblent d’abord qu’à de grandes taches fantasques, mais finissent par vous représenter, à la façon impressionniste, des cyprès funéraires.

Dans le jardin, où la veillée se continue, des narrateurs de plus en plus habiles, ou plus pénétrés, se succèdent sur le banc de pierre ; ceux qui déclament à présent ont des attitudes, des gestes de vraie douleur. A certains passages, les assistans, avec un cri désolé, se jettent en avant et heurtent le sol de leur front ; ou bien ils découvrent tous ensemble leur poitrine, déjà meurtrie à la mosquée, et recommencent à se frapper, en clamant toujours les deux mêmes noms : « Hassan ! Hussein !... Hassan ! Hussein ! « d’une voix qui s’angoisse. Quelques-uns, une fois prosternés, ne se relèvent plus. Dans l’allée du fond, sous la retombée des jasmins du mur, se tiennent les dames-fantômes toutes noires, que l’on aperçoit à peine, qui jamais ne s’approchent, mais que l’on sait là, et dont les lamentations prolongent en écho le concert lugubre. Comme pour les chanteurs du jardin, on a apporté pour moi des roses dans un plateau, et elles débordent sur les vieux tapis précieux ; les jasmins du dehors aussi embaument, malgré le froid de cette nuit de mai, trop limpide, avec des étoiles trop brillantes... Et c’est une scène de très vieux passé oriental, dans un décor intact, défendu par tant de murs, aux portes verrouillées à cette heure : murs doubles et contournés de cette maison ; murs plus hauts qui enferment le quartier et l’isolent ; murs plus hauts encore qui enveloppent toute cette ville et son immobilité séculaire, — au milieu des solitudes ambiantes, sans doute abîmées en ce moment dans l’infini silence et où les neiges doivent être livides sous la lune...


Vendredi 11 mai. — Il fait un froid à donner l’onglée, quand notre départ s’organise, au lever d’un soleil de fête. C’est sur une place, d’où l’on voit les mille petites coupoles de terre rosée s’arranger en amphithéâtre, avec les minarets, les ruines, et, tout en haut, les âpres montagnes violettes.

La ville, qui vibrait hier du délire des cris et des lamentations, se repose à présent dans le frais silence du matin. Un derviche exalté prêche encore, au coin d’une rue, s’efforçant d’attrouper les quelques laboureurs qui s’en vont aux champs, la pelle sur le dos, suivis de leurs ânes. Mais non, personne ne s’arrête plus : il y a temps pour tout, et aujourd’hui c’est fini.

Les belles dames de Koumichah sont vraiment bien matineuses ; en voici déjà de très élégantes qui commencent à sortir, chacune montée sur son ânesse blanche, et chacune enveloppant de son voile noir un bébé à califourchon sur le devant de la selle, qui ne montre que son bout de nez au petit vent frisquet. C’est vendredi, et on s’en va prendre la rosée de mai hors de la ville, dans les jardins frissonnans, entourés de hauts murs dissimulateurs.

Nos chevaux sont fatigués, bien qu’on ait passé la nuit à leur frictionner les pattes, et surtout à leur étirer les oreilles, — ce qui est, paraît-il, l’opération la plus réconfortante du monde. Aussi partons-nous d’une allure indolente, le long de ces jardins clos, dont les murs de terre sont flanqués à tous les angles d’une tourelle d’émail bleu. A la limite des solitudes, une mosquée très sainte mire dans un étang son merveilleux dôme, qui, auprès des constructions en terre battue, semble une pièce de fine joaillerie ; il luit au soleil d’un éclat poli d’agate ; l’émail dont il est revêtu représente un fol enchevêtrement d’arabesques bleues, parmi lesquelles s’enlacent des fleurs jaunes à cœur noir.

Et puis, derrière une colline aride, ce prodigieux ouvrage de terre qu’est Koumichah disparaît d’un coup, avec ses tours, ses cinquante minarets, ses mille petites coupoles bossues ; voici encore devant nous l’espace vide, et le tapis sans fin des fleurettes incolores, qui s’écrasent sous nos pas en répandant leur parfum. Nous pensions en avoir fini avec le désert triste et suave ; nous Le retrouvons plus monotone que jamais, pendant nos sept ou huit heures de route, avec une chaleur croissante et de continuels mirages.

On aurait pu, en forçant un peu l’étape, arriver enfin ce soir à Ispahan ; mais la tombée de la nuit nous a paru un mauvais moment pour aborder une ville où l’hospitalité est problématique, et nous avons décidé de nous arrêter dans un caravansérail, à trois lieues des murs.

Des mirages, des mirages partout : on se croirait dans les plaines mortes de l’Arabie. Un continuel tremblement agite les horizons, qui se déforment et changent. De différens côtés, des petits lacs, d’un bleu exquis, reflétant des rochers ou des ruines, vous appellent et puis s’évanouissent, reparaissent ailleurs et s’en vont encore... Une caravane d’animaux étranges s’avance vers nous ; des chameaux qui ont deux têtes, mais qui n’ont pas de jambes, qui sont dédoublés par le milieu, comme les rois et les reines des jeux de cartes... De plus près, cependant, ils redeviennent tout à coup des bêtes normales, d’ordinaires et braves chameaux qui marchent tranquillement vers cette Chiraz, déjà lointaine derrière nous. Et ce qu’ils portent, en ballots cordés suspendus à leurs flancs, c’est de l’opium, qui s’en ira ensuite très loin vers l’Orient extrême ; c’est une ample provision de rêve et de mort, qui a poussé dans les champs de la Perse sous forme de fleurs blanches, et qui est destinée aux hommes à petits yeux du Céleste-Empire.

Sur le soir, ayant traversé des défilés rugueux, entre des montagnes pointues et noirâtres comme des tentes bédouines, nous retombons dans une Perse plus heureuse ; au loin reparaissent partout les taches vertes des blés et des peupliers.

Notre gîte pour la nuit est cependant un assez farouche petit château fort, isolé au milieu des landes stériles. D’innombrables ballots de marchandises et quelques centaines de chameaux accroupis entourent ce caravansérail, quand nous y arrivons au déclin rouge du soleil ; c’est une de ces immenses caravanes, plus lentes que les files de mulets ou d’ânons, qui font les gros transports et mettent de cinquante à cinquante-cinq jours entre Téhéran et Chiraz. Comme d’habitude, nous occupons le logis des hôtes de marque, au-dessus de l’ogive d’entrée ; une chambre aux murs de terre, perchée en vedette, avec promenoir sur les toits et sur le faîte crénelé du rempart. — Ispahan, la désirée, n’est plus qu’à trois heures de marche, mais des replis du terrain nous la cachent encore.

Aussitôt le soleil couché, la grande caravane s’ébranle sous nos murs, pour faire son étape de nuit, à la belle lune, aux belles étoiles. Le vent nous apporte la puanteur musquée des chameaux et les horribles cris de malice ou de souffrance qu’ils jettent chaque fois qu’il s’agit de les charger ; nous sommes au milieu d’une ménagerie en fureur, on ne s’entend plus.

La clarté rouge et or, au couchant, s’éteint devant la lune ronde, qui commence de dessiner sur le sol les ombres de nos murs crénelés et de nos tours. Peu à peu, ces amas d’objets qui étaient par terre se hissent et s’équilibrent sur le dos des chameaux, qui cessent de crier ; redevenus des bêtes dociles, à présent ils sont tous debout, agitant leurs clochettes. La caravane va partir.

Ils ne crient plus, les chameaux, et les voilà qui s’éloignent à la queue leu leu, avec un carillon de sonnailles douces. Vers les pays du Sud, d’où nous venons, ils s’en retournent lentement ; toutes les fondrières, tous les gouffres d’où nous sommes sortis, ils vont les re traverser ; étape par étape, caillou par caillou, refaire le même pénible chemin. Et ils recommenceront indéfiniment, jusqu’à ce qu’ils tombent de fatigue et que sur place les vautours les mangent. Le vent n’apporte plus leur puanteur, mais le parfum des herbes. A la file, ils s’éloignent, petits riens maintenant, qui se traînent sur l’étendue obscure ; le bruit de leurs sonnailles est bientôt perdu. — C’est du haut de nos remparts, entre nos créneaux, que nous regardons la plaine, comme des châtelains du moyen âge. — La fuite de cette caravane a fait la solitude absolue dans nos profonds entours. Toutes les dents de notre petit rempart sont maintenant dessinées sur la lande, en ombres lunaires, précises et dures. Au-dessous de nous, on verrouille avec fracas la porte ferrée qui nous protégera des surprises nocturnes. Au chant des grillons, la nuit de plus en plus s’établit en souveraine, mais il y a de telles transparences que l’on continue de voir infiniment loin de tous côtés. On sent de temps à autre un souffle encore chaud, qui promène l’odeur des serpolets et des basilics. Et puis, sous la lumière spectrale de la lune, un frisson passe ; tout à coup il fait très froid.


Samedi 12 mai. — Départ au lever du jour, enfin pour Ispahan !

Une heure de route, dans un sinistre petit désert, aux ondulations d’argile brune, — qui sans doute est placé là pour préparer l’apparition de la ville d’émail bleu, et de sa fraîche oasis.

Et puis, avec un effet de rideau qui se lève au théâtre, deux collines désolées s’écartent devant nous et se séparent ; alors un éden, qui était derrière, se révèle avec lenteur. D’abord des champs de larges fleurs blanches qui, après la monotonie terreuse du désert, semblent éclatans comme de la neige. Ensuite une puissante mêlée d’arbres, — des peupliers, des saules, des yeuses, des platanes, — d’où émergent tous les dômes bleus et tous les minarets bleus d’Ispahan !… C’est un bois et c’est une ville ; cette verdure de mai, plus exubérante encore que chez nous, est étonnamment verte ; mais surtout cette ville bleue, cette ville de turquoise et de lapis, dans la lumière du matin, s’annonce invraisemblable et charmante autant qu’un vieux conte oriental.

Les myriades de petites coupoles en terre rosée sont là aussi parmi les branches. Mais tout ce qui monte un peu haut dans le ciel, minarets sveltes et tournés comme des fuseaux, dômes tout ronds, ou dômes renflés comme des turbans et terminés en pointe, portiques majestueux des mosquées, carrés de muraille qui se dressent percés d’une ogive colossale, tout cela brille, étincelle dans des tons bleus, si puissans et si rares que l’on songe à des pierres fines, à des palais en saphir, à d’irréalisables splendeurs de féerie. Et au loin, une ceinture de montagnes neigeuses enveloppe et défend toute cette haute oasis, aujourd’hui délaissée, qui fut en son temps un des centres de la magnificence et du luxe sur la Terre.

Ispahan !… Mais quel silence aux abords !… Chez nous, autour d’une grande ville, il y a toujours des kilomètres de gâchis enfumé, des charbons, de tapageuses machines en fonte, et surtout des réseaux de ces lignes de fer qui établissent la communication affolée avec le reste du monde. — Ispahan, seule et lointaine dans son oasis, semble n’avoir même pas de routes. De grands cimetières abandonnés où paissent des chèvres, de limpides ruisseaux qui courent librement partout et sur lesquels on n’a même pas fait de pont, des ruines d’anciennes enceintes crénelées, et rien de plus. Longtemps nous cherchons un passage, parmi les débris de remparts et les eaux vives, pour ensuite nous engager entre des murs de vingt pieds de haut, dans un chemin étroit et sans vue, creusé en son milieu par un petit torrent. C’est comme une longue souricière, et cela débouche enfin sur une place où bourdonne la foule. Des marchands, des acheteurs, des dames-fantômes, des Circassiens en tunique serrée, des Bédouins de Syrie venus avec les caravanes de l’Ouest (têtes énormes, enroulées de foulards), des Arméniens, des Juifs... Par terre, à l’ombre des platanes, les tapis gisent par monceaux, les couvertures, les selles, les vieux burnous ou les vieux bonnets ; des ânons, en passant, les piétinent, — et nos chevaux aussi, qui prennent peur. Cependant, ce n’est pas encore la ville aux minarets bleus. Ce n’est pas la vraie Ispahan, que nous avions aperçue en sortant du désert, et qui nous avait semblé si proche dans la limpidité du matin ; elle est à une lieue plus loin, au delà de plusieurs champs de pavots et d’une rivière très large. Ici, ce n’est que le faubourg arménien, le faubourg profane où les étrangers à l’Islam ont le droit d’habiter. Et ces humbles quartiers, pour la plupart en ruines, où grouille une population pauvre, représentent les restes de la Djoulfa qui connut tant d’opulence à la fin du XVIe siècle, sous Chah Abhas. (On sait comment ce grand empereur, — par des procédés un peu violens, il est vrai, — avait fait venir de ses frontières du Nord toute une colonie arménienne pour l’implanter aux portes de la capitale, mais l’avait ensuite comblée de privilèges, si bien que ce faubourg commerçant devint une source de richesse pour l’Empire. Aux siècles d’après, sous d’autres Chahs, les Arméniens, qui s’étaient rendus encombrans, se virent pressurés, persécutés, amoindris de toutes les manières[4]. De nos jours, sous le Vizir actuel de l’Irak, ils ont cependant recouvré le droit d’ouvrir leurs églises et de vivre en paix.)

On nous presse de rester à Djoulfa : les chrétiens, nous dit-on, ne sont pas admis à loger dans la sainte Ispahan. Nos chevaux, d’ailleurs, ne nous y conduiront point, leur maître s’y refuse ; ça n’est pas dans le contrat, et puis ça ne se fait jamais. Des Arméniens s’avancent pour nous offrir de nous louer des chambres dans leurs maisons. Nous sommes là, nos bagages et nos armes par terre, au milieu de la foule, qui de plus en plus nous cerne et s’intéresse. — Non ; moi, je tiens à habiter la belle ville bleue ; je suis venu exprès ; en dehors de cela, je ne veux rien entendre ! Qu’on me procure des mules, des ânes, n’importe quoi, et allons-nous-en de ce mercantile faubourg, digne tout au plus des infidèles.

Les mules qu’on m’amène sont de vilaines bêtes rétives, je l’avais prévu, qui jettent deux ou trois fois leur charge par terre. Les gens, du reste, regardent nos préparatifs de départ avec des airs narquois, des airs de dire : On les mettra à la porte et ils nous reviendront. Ça ne fait rien ! En route, par les petits sentiers, les petites ruelles, où passe toujours quelque ruisseau d’eau vive, issu des neiges voisines. Bientôt nous nous retrouvons dans les blés ou les pavots en fleurs. Et la voici, cette rivière d’Ispahan, qui coule peu profonde sur un lit de galets ; elle pourrait cependant servir de voie de communication, si, au lieu de se rendre à la mer, elle n’allait s’infiltrer dans les couches souterraines et finir par se jeter dans ce lac, perdu au milieu des solitudes, que nous avons aperçu au commencement du voyage ; sur ses bords, sèchent au soleil des centaines de ces toiles murales, qui s’impriment ici de dessins en forme de porte de mosquée et puis qui se répandent dans toute la Perse et jusqu’en Turquie.

C’est un pont magnifique et singulier qui nous donne accès dans la ville ; il date de Chah Abhas, comme tout le luxe d’Ispahan ; il a près de 300 mètres de longueur et se compose de deux séries superposées d’arcades ogivales, en briques grises, rehaussées de bel émail bleu. En même temps que nous, une caravane fait son entrée, une très longue caravane, qui arrive des déserts de l’Est et dont les chameaux sont tous coiffés de plumets barbares. Des deux côtés de la voie qui occupe le milieu du pont, des passages, pour les gens à pied, s’abritent sous de gracieuses arcades ornées de faïences, et ressemblent à des cloîtres gothiques.

Toutes les dames-fantômes noires, qui cheminent dans ces promenoirs couverts, ont un bouquet de roses à la main. Des roses, partout des roses. Tous les petits marchands de thé ou de sucreries postés sur la route ont des roses plein leurs plateaux, des roses piquées dans la ceinture, et les mendians pouilleux accroupis sous les ogives tourmentent des roses dans leurs doigts.

Les dômes bleus, les minarets bleus, les donjons bleus commencent de nous montrer le détail de leurs arabesques, pareilles aux dessins des vieux tapis de prière. Et, dans le ciel merveilleux, des vols de pigeons s’ébattent de tous côtés au-dessus d’Ispahan, se lèvent, tourbillonnent, puis se posent à nouveau sur les tours de faïence.

Le pont franchi, nous trouvons une avenue large et droite, qui est pour confondre toutes nos données sur les villes orientales. De chaque côté de la voie, d’épais buissons de roses forment bordure ; derrière, ce sont des jardins où l’on aperçoit, parmi les arbres centenaires, des maisons ou des palais, en ruines peut-être, mais on ne sait trop, tant la feuillée est épaisse. Ces massifs de rosiers en pleine rue, que les passans peuvent fourrager, ont fleuri avec une exubérance folle, et, comme c’est l’époque de la cueillette pour composer les parfums, des dames voilées sont là dedans, ciseaux en main, qui coupent, qui coupent, qui font tomber une pluie de pétales ; il y a de pleines corbeilles de roses posées de côté et d’autre, et des montagnes de roses par terre... Qu’est-ce qu’on nous racontait donc à Djoulfa, et comment serions-nous mal accueillis, dans cette ville des grands arbres et des fleurs, qui est si ouverte et où les gens nous laissent si tranquillement arriver ?

Mais l’enfermement, l’oppression des ruines et du mystère nous attendaient au premier détour du chemin ; tout à coup nous nous retrouvons, comme à Chiraz, dans le labyrinthe des ruelles désertes, sombres entre de grands murs sans fenêtres, avec des immondices par terre, des carcasses, des chiens morts. Tout est inhabité, caduc et funèbre ; çà et là, des parois éventrées nous laissent voir des maisons, bonnes tout au plus pour les revenans ou les hiboux. Et, dans l’éternelle uniformité grise des murailles, les vieilles portes toujours charmantes, aux cadres finement émaillés, sèment en petites parcelles bleues leurs mosaïques sur le sol, comme les arbres sèment leurs feuilles en automne. Il fait chaud et on manque d’air, dans ces ruines où. nous marchons à la débandade, perdant de vue plus d’une fois nos bêtes entêtées qui ne veulent pas suivre. Nous marchons, nous marchons, sans trop savoir nous-mêmes où nous pourrons bien faire tête, notre guide à présent n’ayant pas l’air beaucoup plus rassuré que les Arméniens de Djoulfa sur l’accueil que l’on nous réserve. Essayons dans les caravansérails d’abord, et, si l’on nous refuse, nous verrons ensuite chez les habitans !...

Sans transition, nous voici au milieu de la foule, dans la pénombre et la fraîcheur ; nous venons d’entrer sous les grandes nefs voûtées des bazars. La ville n’est donc pas morte dans tous ses quartiers, puisqu’on peut y rencontrer encore un grouillement pareil. Mais il fait presque noir, et toute cette agitation de marchands en burnous, de dames-fantômes, de cavaliers, de caravanes, qui se révèle ainsi d’un seul coup, après tant de ruines et de silence, au premier abord paraît à moitié fantastique.

C’est un monde, ces bazars d’Ispahan, qui furent à leur époque les plus riches marchés de l’Asie. Leurs nefs de briques, leurs séries de hautes coupoles, se prolongent à l’infini, se croisent en des carrefours réguliers, ornés de fontaines, et, dans leur délabrement, restent grandioses. Des trous, des cloaques, des pavés pointus où l’on glisse ; péniblement nous avançons, bousculés par les gens, par les bêtes, et sans cesse préoccupés de nos mules de charge, qui se laissent distancer dans la mêlée étrange

Les caravansérails s’ouvrent le long de ces avenues obscures, et y jettent chacun son flot de lumière. Ils ont tous leur cour à ciel libre, où les voyageurs fument le kalyan à l’ombre de quelque vieux platane, auprès d’une fontaine jaillissante, parmi des buissons de roses roses et d’églantines blanches ; sur ces jardins intérieurs, deux ou trois étages de petites chambres pareilles prennent jour par des ogives d’émail bleu.

Nous nous présentons à la porte de trois, quatre, cinq caravansérails, où la réponse invariable nous est faite, que tout est plein.

En voici un cependant où il n’y a visiblement personne ; mais quel bouge sombre et sinistre, au fond d’un quartier abandonné qui s’écroule ! — Tant pis ! Il est midi passé, nous mourons de faim, nous n’en pouvons plus, entrons là. — D’ailleurs, nos mules et nos muletiers de Djoulfa, refusant d’aller plus loin, jettent tout sur le pavé, devant la porte, dans la rue déserte et de mauvaise mine où il fait presque nuit sous l’épaisseur des voûtes. — « Tout est plein, » nous répond l’hôte avec un mielleux sourire... Alors, que faire ?...

Un vieil homme à figure futée, qui depuis un instant nous suivait, s’approche pour me parler en confidence : « Un seigneur, qui se trouve dans la gêne, me dit-il à l’oreille, l’a chargé de louer sa maison. Un peu cher peut-être, cinquante tomans (250 fr.) par mois ; cependant, si je veux voir... » Et il m’emmène loin, très loin, à travers une demi-lieue de ruines et de décombres, pour m’ouvrir enfin, au bout d’une impasse, une porte vermoulue qui a l’air de donner dans un caveau de cimetière...

Oh ! l’idéale demeure ! Un jardin, ou plutôt un nid de roses : des rosiers élancés et hauts comme des arbres ; des rosiers grimpans qui cachent les murailles sous un réseau de fleurs. Et, au fond, un petit palais des Mille et une Nuits, avec une rangée de colonnes longues et frêles, en ce vieux style persan qui s’inspire encore de l’architecture achéménide et des élégances du roi Darius. A l’intérieur, c’est de l’Orient ancien et très pur ; une salle élevée, qui jadis fut blanche et or, aujourd’hui d’un ton d’ivoire rehaussé de vermeil mourant ; au plafond, des mosaïques en très petites parcelles de miroir, d’un éclat d’argent terni, et puis des retombées de ces inévitables ornemens des palais de la Perse, qui sont comme des grappes de stalactites ou des amas d’alvéoles d’abeilles. Des divans garnis d’une soie vert jade, aux dessins d’autrefois imitant des flammes roses. Des coussins, des tapis de Kerman et de Chiraz. Dans les fonds, des portes, au cintre comme frangé de stalactites, donnant sur de petits lointains où il fait noir. En tout cela, un inquiétant charme de vétusté, de mystère et d’aventure. Et le parfum des roses du jardin, mêlé aux senteurs d’on ne sait quelles essences de harem, dont les tentures sont imprégnées...

Vite, que je retourne chercher mes gens et mes bagages, pendant que le bonhomme futé préviendra son seigneur que le marché est conclu à n’importe quel prix. Pour moi, étranger qui passe, quel amusement rêvé d’habiter une telle maison, cachée parmi les ruines et enveloppée de silence, au cœur d’une ville comme Ispahan !

Mais, hélas ! bientôt j’entends courir derrière moi dans la rue, et c’est le bonhomme qui me rappelle effaré : le seigneur dans la gêne refuse avec indignation. « Des chrétiens ! a-t-il répondu, non pas même pour mille tomans la journée ; qu’ils s’en aillent à Djoulfa ou au diable ! »

Il est une heure et demie. A toute extrémité, nous accepterions n’importe quel gîte, pour nous reposer à l’ombre et en finir.

Dans une maison de pauvres, au-dessus d’une cour où grouillent des enfans loqueteux, une vieille femme consent à nous louer un taudis, quatre murs eu pisé et un toit de branches, rien de plus ; encore désire-t-elle l’autorisation de son père, fort longue à obtenir, car le vieillard est en enfance sénile, aveugle et sourd, et il faut lui hurler longtemps la chose, dans les deux oreilles l’une après l’autre.

A peine étions-nous là, étendus pour un peu de repos, une clameur monte et commence à nous troubler : la cour est pleine de monde, la rue aussi ; et nous apercevons la vieille femme en sanglots, au milieu de gens qui vocifèrent et la menacent du poing.

— Qu’est-ce que c’est ? lui dit-on, loger des chrétiens ! Qu’elle rende l’argent ! Dehors, leurs bagages ! Et qu’ils sortent sur l’heure !

— Ça, non, par exemple, nous ne sortirons pas !

Je fais barricader la porte et informer la foule, par la voix d’un héraut, que je suis prêt à subir toutes les horreurs d’un siège plutôt que de descendre ; ensuite, aux deux lucarnes de la fenêtre, mon serviteur français et moi, nous montrons braqués nos revolvers, — après avoir eu soin d’enlever les cartouches pour éviter tous risques d’accident.


P. LOTI.

  1. Voyez la Revue'' des 15 décembre et du 1er janvier.
  2. Ali, Khalife de l’islam, le quatrième en date après Mahomet, particulièrement vénéré en Perse. Ali tomba sous le poignard d’un assassin et ses deux fils, Hassan et Hussein, furent massacrés.
  3. Hassan, Hussein, les deux fils du khalife Ali.
  4. A côté des exactions et des violences qu’ils avaient à subir, des édits très comiques étaient lancés contre eux, entre autres la défense de venir en ville quand il pleuvait et qu’ils étaient crottés, parce que, dans le bazar, le frôlement de leurs habits pouvait alors souiller les robes des Musulmans.