Vers, 1892/Le Lointain Voyage

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VersTypographie J. Goude-Dumesnil (p. 11-12).
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Le Lointain Voyage


À Charles Veillet.



Tu t’en vas comme un jeune et fier écervelé.
Moi, plus rêvasseur, tel je m’en serais allé
Que le vieux Crusoé dans sa robe à ramages,
Ainsi qu’il est encor dans les douces images :
En perruque à marteaux, radieux sur les quais,
Près de malles en bois de camphre et de paquets.

Lors, j’eusse rapporté de criardes perruches
De ces pays lointains, et des œufs des autruches,
— Car, cette époque-là, nous nous la rappelons
Par les objets naïfs de quelques vieux salons
— Rares objets — car, à peine s’il reste encore,
À côté d’un coffret de laque, une mandore
Où glissèrent les doigts de grands aïeux tremblants
Qui revinrent de l’Inde avec des cheveux blancs.

La poésie était alors dans le commerce,
Comprends-le si tu peux ; je m’entends : c’est l’inverse.

Sur les lourds bâtiments, au siècle de Louis,
— Roi qui n’a qu’une rime à nos yeux éblouis —
On partait, les pays lointains semblant un rêve,
Et ces lourds bâtiments allaient, de grève en grève,
Avec leurs ornements rococos et dorés
Sur les mers calmes des Tropiques azurés.

Et puis on revenait sur la mer maternelle
Avec des cargaisons d’ivoire et de cannelle.

Parfois, la nuit venue, un corsaire attaquait.
L’équipage, volant aux canons, les braquait
Sur l’ennemi, puis cette innocente mitraille
Se déchargeait avec un grand bruit de ferraille.

Maintenant tous s’en va, le grand-père Équateur
Et le reste. On n’est plus, te dis-je, à la hauteur :
On ne baptise plus en traversant la Ligne
Et les marins du jour sont pêcheurs à la ligne.
Et moi, pauvre poète, en vain je cherche encor
La galère ancienne et sa bannière d’or
Et regrette — mais tant que j’en pleure et j’en rage —
Que les bourgeois du jour ne fassent plus naufrage


1891.

Francis JAMMES.


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