Vers Bénarès/02

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Vers Bénarès
Revue des Deux Mondes5e période, tome 13 (p. 721-742).
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VERS BÉNARÈS

DERNIÈRE PARTIE[1]


VIII. — LA GLOIRE DU MATIN

Du fond de la plaine où coule le vieux Gange, du fond de l’immense plaine de vase et d’herbages que les vapeurs de la nuit embrument encore, l’éternel soleil vient de surgir et, comme chaque jour depuis trois mille ans, il rencontre là devant lui, arrêtant son premier rayon rose, les granits de Bénarès, les pyramides rouges, les pointes d’or, toute la ville sainte dressée en amphithéâtre, comme pour saisir avidement la lumière initiale, se parer de la gloire du matin.

Et, ici, c’est l’heure par excellence ; c’est, depuis le commencement des âges brahmaniques, l’heure consacrée, l’heure de la grande vie religieuse et de la grande prière. Bénarès soudainement déverse sur son fleuve tout son peuple, toutes ses fleurs, toutes ses guirlandes, tous ses oiseaux, toutes ses bêtes. Par les escaliers de granit, à cette apparition du soleil, c’est un joyeux écroulement de tout ce qui vient de s’éveiller, de tout ce qui a reçu de Brahma une âme, humaine ou obscure. Les hommes descendent, l’air heureux et grave, drapés dans des cachemires roses, ou jaunes, ou couleur d’aurore. Les femmes, en blanches théories, descendent voilées à l’antique sous des mousselines. Elles apportent des aiguières, des buires, qui mettent partout l’éclat rouge ou jaune des cuivres fourbis, à côté de l’étincellement de leurs mille bracelets, colliers, ou anneaux d’argent autour des chevilles. Noblement belles d’allure et de visage, elles marchent comme des déesses, et on entend sonner, à leurs bras, à leurs jambes, les cercles de métal.

Et chacun veut offrir au fleuve des guirlandes, des guirlandes, comme s’il ne suffisait pas de toutes celles des jours précédens qui flottent encore ; il y a des torsades, en fleurs de jasmin enfilées, qui ressemblent à des boas blancs ; d’autres, en fleurs d’œillets d’Inde, où des rangs jaune d’or et des rangs jaune soufre se mêlent, de façon à produire ce contraste de nuances que les femmes indiennes affectionnent aussi pour leurs voiles.

Le monde des oiseaux, qui avait dormi en longs cordons noirs sur toutes les frises de maisons ou de palais, est en pleine ivresse de réveil, de croassemens ou de chansons. Des compagnies de tourterelles, des compagnies de petits chanteurs ailés viennent se baigner et boire parmi le peuple de Brahma, s’ébattre en confiance au milieu des hommes qui ne tuent pas. On entend des aubades pour tous les dieux, dans les temples ; des coups de tamtam comme des bruits d’orage, des plaintes de musettes, des beuglemens de trompes sacrées. Là-haut, tous les miradors ajourés, toutes les fenêtres à festons et à colonnettes, toutes les terrasses qui voient le Levant, se garnissent de têtes de vieillards, spectateurs empêchés de descendre, par la maladie ou les années, mais qui veulent leur part de lumière matinale et de prière. Et le soleil les inonde de chauds rayons.

Des enfans nus, qui se tiennent par la main, arrivent en troupes joyeuses. Il descend aussi des yoghis et de lents fakirs. Il descend d’inoffensives vaches sacrées auxquelles chacun, cédant le pas avec respect, se fait honneur d’offrir une gerbe fraîche de roseaux ou de fleurs, et qui regardent se lever le soleil, commencer la fête du jour, et qui, dans leur bestialité douce, ont l’air de comprendre et de prier à leur manière. Il descend des moutons et des chèvres. Il descend des chiens empressés, il descend des singes.

Le soleil, le soleil à flots ramène la bienfaisante chaleur, dans l’air que la nuit de rosée avait presque glacé. Tous les édicules de granit, échelonnés sur les marches pour servir de niche et d’autel, les uns à Vichnou, les autres à Ganesa aux bras multiples, présentent à ce soleil leurs petits dieux pesans, qui sont encore tout gris d’une couche de limon séché, et qui pendant plusieurs mois avaient dormi sous les eaux troubles, saturées de cendres humaines. Et, parce qu’il brûle déjà, ce soleil, des gens s’installent à l’ombre de tous ces grands parasols qui sont toujours là plantés à demeure et ressemblent à des ombelles de champignons géans, éclos en masse aux pieds de la ville sainte. Tandis qu’en haut, les vieux palais s’éveillent rajeunis dans le matin, et les pyramides rouges resplendissent, et les pointes d’or étincellent, les flèches d’or et les girouettes d’or.

Sur les radeaux innombrables et sur les marches d’en bas, le peuple de Brahma, déposant ses guirlandes et ses aiguières, commence de se dévêtir. Les draperies blanches ou roses, les cachemires de toutes nuances sont jetés çà et là, ou tendus sur des bambous, et alors des nudités admirables apparaissent, couleur de bronze sombre ou de bronze pâle. Les hommes à la fois sveltes et athlétiques, avec des yeux de flamme, entrent jusqu’à la taille dans l’eau sainte. Les femmes, moins dévoilées, gardant une mousseline sur la gorge et les reins, trempent seulement dans le Gange leurs jambes, leurs beaux bras cerclés d’anneaux, et puis elles s’agenouillent et se penchent sur le bord extrême, pour lancer plusieurs fois dans le fleuve leur longue chevelure dénouée ; l’eau qui ruisselle alors sur leur poitrine, sur leurs épaules, fait plaquer la fine étoffe révélatrice, et elles ressemblent à la « Victoire aptère, » plus belles et plus troublantes que si elles étaient nues.

Des bouquets, des guirlandes, on en offre au Gange à profusion ; en lui faisant des saluts, des révérences, on lui en jette de tous côtés. Et on remplit les aiguières, les buires, et chacun, dans le creux de sa main, puise, pour boire, à l’eau sacrée.

Du mélange et du frôlement des nudités superbes, aucune pensée charnelle ne semble jaillir, tant le sentiment religieux est exclusif, ici et à cette heure ; on ne se voit pas les uns les autres, on ne voit que le fleuve, le soleil, la splendeur de la lumière et du matin ; on admire, on adore. Et quand sont finies les longues ablutions rituelles, les femmes remontent paisiblement vers leur maison, pendant que les hommes, sur leurs radeaux, parmi leurs guirlandes et leurs gerbes, se préparent à la prière.

Oh ! le réveil quotidien de ce peuple du passé, chaque fois se réunissant pour prier son Dieu, les plus humbles ayant place sous la magnificence du ciel, dans l’eau, parmi les bouquets, les colliers de fleurs… Et, par contraste, chez nous, gens d’Occident qui sommes à l’âge du fer et de la fumée, le réveil de nos fourmilières sordides ! Sous nos nuages épais et froids, la populace, empoisonnée d’alcool et de blasphème, s’empressant vers l’usine meurtrière !…

Pour remonter dans leurs demeures, les femmes reforment leurs théories blanches ou multicolores, qui, cheminant le long des marches, tout contre les larges pierres, rappellent les bas-reliefs de la Grèce antique. Leurs cheveux qui ruissellent encore, leurs cheveux lourds et mouillés, tombent en masse sur leurs draperies de mousseline, et elles portent chacune, à l’épaule, une grande buire de métal clair, ce qui est une occasion de relever un bras nu.

Les hommes, tous restés sur le Gange, et assis maintenant dans la pose hiératique, achèvent, avant de s’immobiliser en extase, leur toilette religieuse ; sur le bronze lavé de leur torse, ils tracent en l’honneur de Çiva des raies de cendre, et sur leur front, avec du carmin, le sceau terrible.

Dans le recoin des morts, où la lumière matinale montre les pierres d’alentour un peu noircies par les fumées de cadavres, on ne brûle personne en ce moment. Deux formes humaines, enveloppées de linceuls, sont là, dont nul ne s’occupe ; l’une déjà étendue sur son bûcher, l’autre prenant dans le Gange son bain suprême, à côté de tant de baigneurs vivans et beaux, dans la plénitude musculaire. Sur les radeaux, sur les marches inférieures des escaliers qui descendent au fleuve, la prière, l’immense prière est partout commencée, et, à cette heure, elle fait différer toutes choses, même l’allumage des bûchers, et les cadavres attendent.

Oh ! les étranges expressions d’absence, les traits figés, les yeux qui ne voient plus ! Jeunes hommes en contemplation mystique, les mains sur le visage ne laissant paraître que deux prunelles ardentes qui regardent au-delà ; fakirs couverts de chapelets, dont l’âme a pour un temps fui le corps anesthésié ; vieillards aux membres poudrés de cendre grise…

Au ras de l’eau, un qui prie, les yeux blancs, assis sur une peau de gazelle, garde avec une fixité à faire peur la pose des statues de Çakya-Mouni, qui est aussi par excellence la pose fakirique : accroupi les jambes croisées, les genoux touchant le sol, et la main gauche, — une longue main osseuse, — tenant le pied droit. C’est un vieillard, et la couleur de sa robe, qui plaque toute ruisselante sur son corps décharné, indique un saint yoghi : elle est d’un rose orangé très pâle, cette robe, comme les nuages d’aurore. Il prie immobile, le sceau de Çiva fraîchement inscrit sur le front, les prunelles vitreuses, la face livide tournée en plein soleil, en plein soleil étincelant, avec une expression de béatitude infinie. Un jeune athlète nu, préposé à sa garde, de temps à autre prend de l’eau du Gange au creux de sa main pour inonder la robe couleur d’aurore, ou pour asperger toutes les guirlandes posées devant le vénérable ascète, sur la peau de gazelle dont la tête et les cornes trempent dans le fleuve. Afin de bercer mieux son rêve, sans doute, on lui joue aussi une petite musique sacrée : il y a pour cela deux garçons, qui sourient gaiement, perchés au-dessus de lui sur les granits éboulés : l’un souffle dans une conque marine, qui fait : hou ! hou ! d’un timbre plaintif de cor lointain ; l’autre frappe doucement sur un petit tamtam, de sonorité voilée. Des corbeaux, çà et là perchés alentour, l’observent avec attention. Et tous ceux qui remontent vers leur demeure, femmes ou enfans, se détournent de leur chemin pour venir le saluer avec respect : rien qu’un sourire de joyeux bonjour, une révérence les mains jointes, et on s’en va discrètement, comme par crainte de détourner son attention, de troubler sa prière.


Ma barque revient une heure plus tard, après avoir remonté le courant jusqu’au quartier des palais mystérieux. Et, à mon retour, il est encore là, le vieillard, tenant son pied maigre dans sa main aux longs doigts ; son regard même n’a pas bougé, et le soleil plus brûlant ne semble pas éblouir ses yeux ternes, levés béatement vers le ciel.

— Comme il est tranquille ! dis-je…

Le batelier me regarde, me sourit comme on ferait à un enfant dont la réflexion serait trop naïve :

— Celui-là ?… Mais… il est mort !

Ah ! il est mort !… En effet, je n’avais pas remarqué une lanière de cuir, qui passe sous le menton pour retenir la tête contre un coussin. Je n’avais pas remarqué non plus un corbeau qui s’obstine à tourner autour et tout près du visage ; le jeune athlète, chargé de jeter de l’eau sur la robe jaune rose et sur les guirlandes de jasmin, est obligé à toute minute de l’effrayer, avec une draperie qu’il agite.

Il est mort depuis hier au soir, et, après l’avoir baigné, on l’a pieusement assis là, en pleine gloire du matin, dans la pose de prière qui fut la pose de toute sa vie. Et, en attachant sa tête, on l’a un peu renversée en arrière, pour qu’il pût mieux voir le soleil et le ciel.

Il ne sera point brûlé, car on ne brûle pas les yoghis, la sainteté de leurs actes ayant purifié suffisamment la matière de leur corps ; ce soir, on l’ensevelira tel quel dans un vase de terre qui sera descendu au fond du Gange. Et ce sont des saluts de félicitation, des complimens de fête, que chacun, avec une figure joyeuse, vient lui adresser, à ce bienheureux, qui, par ses mérites et son détachement de ce monde, est sans doute affranchi à jamais du cycle des réincarnations, délivré de l’abîme de la vie et de la mort.

Un chien s’approche, le flaire, et s’en va la queue basse. Trois oiseaux rouges s’approchent aussi et le regardent. Un singe descend, touche le bas de sa robe mouillée, puis remonte en courant jusqu’au sommet des escaliers. Et le jeune gardien les laisse faire, ne chassant avec impatience, — une impatience inusitée en ce pays où l’on supporte tout de la part des bêtes, — que le corbeau entêté, qui a senti la décomposition et qui revient toujours, frôlant presque de son aile noire le visage du bienheureux, extasié dans la mort.


IX. — CHEZ UN BRAHMINE, PRÈS DU TEMPLE D’OR

« Des choses hyperphysiques ?… Peut-être avons-nous des fakirs qui en ont obtenu jadis, ou même qui en obtiennent encore… Mais les penseurs de notre pays dédaignent de tels moyens pour convaincre… Non, la voie indienne est celle de la méditation profonde ; elle seule conduit à la certitude… »

L’homme qui me parle ainsi est un vieillard, un brahmine ; il porte le titre de Pandit, c’est-à-dire de savant en langue et en philosophie sanscrites, et je vois qu’il a pour le miracle le même dédain que les Sages de la petite maison du silence.

À l’heure du crépuscule, nous sommes assis pour causer sur la terrasse de son antique maison, au cœur de Bénarès. La terrasse est petite, triste et enclose ; on y monte par un escalier extérieur, qui vient de la rue étroite. Et mon interprète, — un paria d’origine, qui ne pourrait entrer ici sans profanation, — se tient sur la plus haute marche du dehors, apparaît au second plan dans l’encadrement de la porte ; sa voix, lorsqu’il traduit, arrive presque de loin à travers la sonorité tranquille du soir ; entraîné par le feu de la traduction, s’il s’oublie jusqu’à poser un pied en dedans du seuil, mon hôte, — qui n’est point affilié aux théosophes et ne transige pas sur la question des castes, — le rappelle aux convenances millénaires, et alors il recule sans dépit.

Du haut de cette terrasse on ne voit guère que les murs caducs d’alentour, au crépissage fendillé par le soleil, et les essaims de corbeaux en mouvement dans l’air, — mais il y a aussi une chose merveilleuse, qui surgit là tout près, au milieu de ces vieilleries et de ces ruines, une pièce d’orfèvrerie incomparable dont les reliefs arrêtent les derniers reflets du couchant, et sur laquelle, à cette heure, s’assemblent des perruches : l’un des dômes du « temple d’or. »

Je viens quelquefois visiter le vénérable Pandit, dans sa demeure dont la seule richesse est une bibliothèque de livres et de manuscrits centenaires. On est ici dans la partie la plus ancienne et la plus sainte de Bénarès, — très loin de ces quartiers nouveaux qui se banalisent odieusement et où passe le grand niveleur universel : le chemin de fer. Et les ambiances, nullement dérangées encore, agissent sur l’esprit comme dans le vieux temps ; on est baigné dans cette mystique atmosphère de Bénarès qui porte au recueillement, qui ramène sans cesse la pensée vers la mort terrestre et les choses d’au-delà. Ainsi que l’admettent les Sages de la maison blanche, il est des lieux privilégiés ; il est des villes, — Bénarès, La Mecque, Lhassa, Jérusalem, — encore tellement imprégnées de prière, malgré l’invasion du doute moderne, que l’on y est plus qu’ailleurs libéré d’entraves charnelles, et plus près de l’infini. Même la magnificence des temples, disent-ils, même la pompe des cérémonies, ont leur action sur les âmes. Rien de tout cela n’est indifférent.


X. — AU HASARD, DANS BÉNARÈS

En quittant la maison des Sages, — où, dans le silence entrecoupé de chants d’oiseaux, de très nouvelles et terrifiantes notions d’éternité vous ont été données, — on est comme en proie au vertige de l’infini, et chaque fois il faut un temps pour se reprendre aux petits mirages de cette terre.

La féerie orientale est bien toujours là qui vous guette, au sortir de l’humble demeure, mais elle a perdu de son pouvoir sur vous-même ; et, du reste, dans cette Bénarès, il s’y mêle on ne sait quoi de recueilli et de mystérieux ; c’est la même chose ici qu’autre part, dans l’Inde, et cependant cela diffère de tout… Il y a bien, comme ailleurs, l’amusant dédale des petites rues indiennes, les maisons à fenêtres festonnées, à colonnettes, à peinturlures. Surtout il y a ces femmes qui passent, belles comme des Tanagra, sous des voiles légers ; dans l’ombre des rues étroites, un rayon de soleil quelquefois tombe sur leurs anneaux de métal, leurs bracelets, leurs colliers, sur leurs mousselines roses, ou jaunes, ou vertes à dessins d’argent ; alors, au milieu des vieux murs en grisailles, elles ont l’air de lumineuses Péris, et, si elles vous regardent, tout le leurre de la vie terrestre, tout l’appel de la chair est comme concentré dans la caresse invoulue de leurs yeux…

Mais il y a aussi les fakirs en extase, que l’on rencontre accroupis aux carrefours, et qui soudainement vous rappellent la prière et la mort ; il y a partout des pierres saintes, des symboles informes dont personne ne sait plus l’âge ni le sens, et qu’il ne faut pas toucher, certaines castes ayant seules le droit d’y porter la main, d’y déposer des guirlandes de fleurs. Des divinités, emprisonnées derrière des grilles, habitent des trous sombres creusés dans l’épaisseur des murs ; des temples, où l’on n’entre pas, dressent de tous côtés leurs pyramides de pierre. Les vaches sacrées, bêtes errantes des foules, circulent du matin au soir, étrangement inoffensives et douces, de préférence choisissent les marchés, les places où le grouillement humain est le plus compact, et il faut s’en écarter par respect. Les singes, tous les oiseaux du ciel, pigeons, corbeaux ou moineaux, s’ébattent effrontément parmi les hommes, entrent dans leurs demeures, viennent manger auprès d’eux, — et cela seul est pour donner l’impression de quelque chose d’anormal pour nous, d’une tolérance édénique inconnue à notre Occident.

On rencontre quantité de cortèges de noce, qui défilent au son de musiques gémissantes, précédés par des danseurs aux flancs, chargés de grelots et de sonnettes, les mariés ayant le visage caché sous des franges en fleurs de jasmin naturel, qui descendent de leur coiffure dorée et leur font comme un voile. Mariages de tout petits quelquefois : l’époux paraissant avoir cinq ans, l’épouse deux ou trois, et le couple adorablement comique est assis avec gravité dans un même palanquin. Si le marié est plus viril, s’il a quinze ou seize ans, il passe à cheval ; mais toujours les franges de fleurs dissimulent ses traits derrière leur retombée blanche. — Ce peuple de Brahma est resté gentiment primitif, presque enfantin pour les choses de ce monde ; mais ses conceptions abstraites dépassent les nôtres ; et, dans le pur et supérieur domaine psychique, le plus humble brahmine, vêtu d’un pagne de toile, à quelles hauteurs n’est-il pas au-dessus de tel important imbécile de chez nous, qui cependant, avec dédain, lui soufflerait à la figure la fumée de son cigare !…

Il règne à Bénarès une ambiance de méditation et de prière qui vous porte, comme disent les Sages de la petite maison du silence : c’est vrai, ce qu’ils affirment, que, même après un court séjour, on n’est déjà plus celui qu’on était à l’arrivée. Et pourtant, nulle part la fantasmagorie de ce monde n’est plus charmeuse ; nulle part la forme n’est plus troublante, ni la chair plus tentatrice ; entre l’appel d’en bas et l’appel d’en haut, il y a une lutte qui déséquilibre.

Et les trompes sacrées sonnent dans tous les sanctuaires, les tamtams énormes font leur bruit d’orage ; matin et soir, aux heures de Brahma, le fracas des musiques religieuses domine le croassement éternel des corbeaux, épandus en nuage autour des pyramides rouges.

La Dourga, la Kali, l’épouvantable déesse, a aussi son temple dans la ville sainte, un temple tout rouge sombre, couleur du sang dont elle est altérée et insatiable, un temple qui répand une fétidité de boucherie et où les dalles sont tachées sinistrement, car on y tue encore. Elle-même apparaît au fond, la Kali, toujours petite et informe, ainsi qu’il est d’usage de la représenter, et embusquée dans une niche ; sa figure noire, imprécise, à gros yeux comme celle d’un embryon humain, sort à moitié de son manteau de drap rouge. Dans son repaire, une intolérable odeur de singe s’ajoute à celle du sang croupi, et des yeux qui clignotent vous regardent venir, vous observent de tous les coins ; à peine est-on entré, que des petits êtres impudens vous sautent aux épaules, des petites mains alertes et froides vous tirent les cheveux ou se glissent dans vos manches… Une famille de singes était arrivée des bois, dans les temps, pour s’établir chez Kali, sans que personne ait osé la mettre dehors ; elle a pullulé, dans le sanctuaire et le jardin, protégée par un religieux respect, et aujourd’hui chacun se fait un devoir d’apporter des graines pour les petits intrus, d’ailleurs sans grande malice, qui sont devenus les despotes du lieu.

Au centre de tout, il y a le Temple d’Or, qui est comme le cœur de Bénarès, son cœur jalousement caché, au plus inextricable entre-croisement des ruelles sombres. C’est un petit temple ; on ne le voit presque de nulle part, tant il est enveloppé, et ses dômes fabuleux, tout en or fin, ne sont guère familiers qu’aux rêveurs des terrasses voisines, ou bien aux oiseaux du ciel qui les regardent en planant. Le dédale se complique et se resserre, lorsqu’on s’en approche, et les symboles se multiplient. Des ruines, des immondices ; des dieux partout dans des espèces de guérites ; des guirlandes de fleurs jaunes qui pourrissent par terre ; sur des socles, des agates arrondies comme des œufs ou taillées en Lingam, pierres que l’on n’ose pas frôler tant elles sont saintes. Dans les échoppes, on vend des petites idoles de bronze ou de marbre, particulièrement vénérables, rien que parce qu’elles viennent d’ici. Et des fakirs aux traits de spectre, aux yeux de fou, tout barbouillés de cendre, la figure marquée de signes secrets, accroupis devant quelque petit feu de bois sec, dans la pénombre de ces rues, vous bénissent au passage, d’un lent geste décharné.

Une sorte de place très enclose, très surplombée de murailles et de ruines, sert de cour, de péristyle pourrait-on dire, au Temple d’Or, sans cependant l’aborder de front, car il faut se replonger dans une ruelle obscure et serrée pour en trouver la porte. Déjà extrêmement sainte, cette place est toujours peuplée de fakirs, et un étranger doit se garder ici de toucher quoi que ce soit, sous peine de sacrilège. Des niches, creusées çà et là dans l’épaisseur des murs, et fermées par des battans de bronze ajouré, contiennent des rangées de ces précieuses agates polies qui symbolisent le mystère de l’engendrement et de la mort. Des cages aux épais barreaux de métal, comme pour de grands fauves, sont remplies de divinités au visage féroce, et, dans l’ombre des recoins, se tiennent, entourés de chiffons et de guirlandes jaunes, d’horribles Ganesa tout crasses, tout usés par les pieux attouchemens des fidèles. Les colliers de fleurs fanées jonchent le sol, se mêlent à l’épaisse poussière des ans, et on piétine la fiente de ces vaches sacrées qui, après avoir erré tout le jour dans les foules, rentrent quand le soir tombe. Le lieu est aussi un rendez-vous pour les pèlerins qui viennent au sanctuaire : pieux ermites des solitudes d’alentour, purs yoghis au beau visage d’inspiré et à la robe couleur d’aurore, tous gens couverts de chapelets et de coquilles, y stationnent à l’abri d’un kiosque de granit, élevé à leur usage dans les temps anciens. Et autour d’eux s’asseyent les habitues » de la place, les fakirs mendians, les fakirs épileptiques, les squelettes terreux au regard de fièvre, les lépreux qui, pour avoir l’aumône, vous tendent des mains toutes rongées n’ayant plus de doigts… Ces êtres par trop immobiles, ces masques figés sous une couche de cendre ou de poudre jaune, et dont toute la vie s’est concentrée dans les prunelles, ce sont eux surtout qui répandent aux abords de ce temple la vague horreur dont on ne se défend pas ; quand une fois on est passé dans le champ du regard de certains vieux fakirs, aux cheveux déroutans noués en haut chignon de femme, on se sent poursuivi, on n’oublie plus.

Aucun profane ne saurait pénétrer dans le Temple d’Or. Mais, en face de la porte, il est permis de monter dans une antique maison de prêtres, qui n’en est séparée que par une ruelle étroite ; là, chaque matin et chaque soir, on fait au Dieu de la Mort une funèbre musique, accompagnée par des tamtams géans, et le balcon où s’installent les sonneurs de trompe est un des rares points où l’on ait vue, et de tout près, sur les folles richesses des dômes. Il y en a trois. L’un, en marbre noir, représente un amas de dieux groupés en pyramide. Les deux autres sont entièrement en or, en épaisses plaques d’or repoussées et ciselées ; ils en donnent d’ailleurs parfaitement l’impression extraordinaire : aucune dorure, aucun artifice n’arriverait à cet éclat inimitable de l’or épais et sans alliage, que les siècles n’ont pas su ternir. Et des familles de perruches, que l’on ne dérange jamais, bien entendu, ont bâti leurs nids dans les creux de ces orfèvreries ; parmi les fleurs d’or et les feuillages d’or, on les voit circuler comme chez elles, nombreuses, empressées, — et vertes, plus vertes que nature, semble-t-il, sur ces fonds sans prix.


Presque toutes les rues viennent aboutir au Gange, et là, elles s’élargissent, elles s’éclairent ; là, c’est tout à coup la magnificence, les palais, la lumière à flots. Pour le Gange, on a fait, d’un bout à l’autre de la ville, ces escaliers pompeux qui permettent de descendre en tout temps jusqu’aux eaux saintes, même aux périodes de sécheresse où elles sont si basses, comme en ce moment, et découvrent les ruines ensevelies dans leur lit profond. Et, à tous les étages des marches, on a construit ces petites guérites de granit, comme des chapelles, où sont reproduits les différens dieux des temples, mais en réduction et avec des formes très massives, pour résister à l’effort des eaux qui chaque année, à la saison des pluies, les submergent longuement.

Ce fleuve, c’est toute la raison d’être, toute la vie de Bénarès. Du fond des palais ou des jungles, de partout, on vient pour mourir sur ces bords sacrés ; des vieillards, des malades s’y font apporter de loin, accompagnés de leur famille, qui, après leur mort, ne s’en va plus. Et ainsi la ville, qui a déjà trois cent mille âmes, se peuple chaque année davantage ; elle est, pour tous ceux qui sentent approcher leur fin, l’objectif, le lieu ardemment rêvé…

Oh ! mourir à Bénarès ! Mourir au bord du Gange, avoir là son cadavre baigné une suprême fois, avoir là sa cendre jetée !…


XI. — DÉSÉQUILIBREMENT

« Manas, âme : en sanscrit, un principe qui rayonne, qui se diffuse autour de nous, sans qu’il soit possible de lui assigner ces limites précises qui font une individualité distincte, irréductiblement et à jamais distincte… »

Ainsi parle mon initiatrice, dans le calme de la petite maison hantée par les oiseaux, tandis que je suis assis en face d’elle, sur la modeste banquette garnie de toile blanche.

Et toujours son enseignement, d’une façon obstinée, d’une façon à la fois inexorable et compatissante, tend à détruire dans mon esprit la notion de la personnalité. Les êtres que j’ai aimés, les miens, les autres quelconques et moi-même, tous : parcelles momentanément séparées d’un même ensemble, et plus tard, après que les âges seront révolus, parcelles appelées à revenir s’abîmer dans cet ensemble ineffable, pour l’éternité ! Quelle interprétation tristement claire de cette obscure, mais si douce promesse de l’Evangile : Vous serez réunis un jour dans le sein de Dieu !

Illusion, l’individualité durable de ceux que nous aurons chéris ; choses d’un jour, leur sourire, l’expression de leur regard, tout ce qui nous les distinguait essentiellement des autres, tout ce qui nous semblait un reflet presque immatériel de leur âme, et que nous aurions souhaité impérissable et inchangeable comme cette âme elle-même. Jadis, attaché désespérément que j’étais à la conception chrétienne de la vie, j’avais dédaigné l’examen de cette doctrine qui révoltait toute mon humaine tendresse ; dernièrement, à Madras, je l’avais aussi repoussée, il est vrai, sous sa forme bouddhique, plus froide et plus cruelle ; mais voici qu’aujourd’hui elle s’impose à moi d’heure en heure davantage, dans son intégrité première, telle que l’énoncèrent, au commencement des temps, nos grands ancêtres mystérieux, et, après des épouvantes que je ne puis ni ne veux traduire, j’entrevois que je me résignerai à la somme de consolation qu’elle peut donner encore.

Comme conséquence, le détachement préconisé par les Sages a commencé de poindre au fond de mon âme ; détachement des êtres, ou de leur mémoire terrestre s’ils ont quitté la terre. L’angoissante interrogation n’est plus associée au souvenir de ceux que j’ai perdus ; ils vivent sans doute, presque libérés déjà de leur moi tyrannique et illusoire, et j’accepte l’idée de ce revoir lointain, plutôt de cette fusion avec eux, qui ne sera pas au lendemain de la mort, mais peut-être après des siècles de siècles, — les durées, d’ailleurs, étant elles-mêmes illusoires au premier chef, et appréciables pour nous par rapport seulement avec la brièveté de notre incarnation présente…

Je sais que ce renoncement passera, et que peu à peu, échappé à cette sphère d’influence, je me reprendrai à la vie, mais jamais comme avant ; le germe nouveau qui a été déposé dans mon âme est destiné à l’envahir, et me ramènera vraisemblablement à Bénarès. Et combien ce qui fut jusqu’ici mon rôle en ce monde se révèle à moi pitoyable et vain : affolé que j’étais de formes et de couleurs, éperdument épris de vie terrestre, m’acharnant à fixer tout ce qui est éphémère, à retenir tout ce qui passe !…


Je sors le soir de la maison des Sages, et le charme extérieur est toujours là qui m’attend pour me ressaisir.

Errant sans but dans Bénarès, j’arrive cette fois, et par hasard, au quartier des bayadères et des courtisanes. Au-dessus des mille petites échoppes où les marchands de mousselines pailletées, de mousselines dorées et peintes, viennent d’allumer leurs lampes, tous les étages supérieurs des maisons, d’un bout à l’autre de la rue, appartiennent aux créatures de caresses et de ténèbres ; elles commencent de se montrer, à leurs fenêtres, à leurs balcons, très barbarement parées pour la grande prostitution du soir ; derrière elles, on aperçoit leurs logis éclairés, avec une profusion enfantine de girandoles et de verroteries retombant des solives, et, sur les murs blanchis à la chaux, des images de Ganesa, d’Hanuman ou de la sanglante Kali. A leurs bras nus, à leurs oreilles, à leurs narines, brillent des anneaux et des pierreries ; des colliers de fleurs naturelles, aux parfums qui entêtent, descendent en plusieurs rangs sur leur gorge. Elles ont les mêmes yeux de velours, et sans doute aussi les mêmes chairs de bronze et d’ambre, que ces inapprochables filles de Brahmes qui se dévoilent le matin au bord du Gange, et dont elles pourraient donner l’illusion, dans l’étreinte…


XII. — UN BANC SUR LEQUEL BOUDDHA S’EST ASSIS

Mon ami le Pandit m’emmène aujourd’hui faire une excursion à la campagne, pour voir un banc sur lequel Bouddha s’est assis. Et, chemin faisant, nous causerons d’ésotérisme, dans le silence champêtre.

Campagnes de Bénarès, campagnes solitaires, paisibles, pastorales, avec des champs d’orge et des champs de blé ; à part que les moissons, en février, sont déjà mûres, et que les arbres sont verts, on dirait un peu nos plaines de France. Des pâtres, en gardant leurs zébus, leurs chèvres, leurs buffles, jouent de la musette et du chalumeau. Aux coins des bois, il y a de très vieilles pierres sacrées, sur lesquelles, en passant, quelque pieux laboureur a jeté une guirlande d’œillets jaunes ; elles ont représenté jadis Ganesa ou Vichnou, dont elles conservent encore l’informe ressemblance. Des oiseaux, des oiseaux de belles couleurs, ceux-ci bleu turquoise, ceux-là vert émeraude avec une huppe rouge, viennent en confiance se poser tout près de nous, se laissent regarder, n’ayant aucune peur de l’homme, puisqu’il ne tue pas. Et, sur tout ce pays, des tranquillités religieuses semblent planer.

Çà et là gisent des amas de ruines et de tombeaux, qui sont enlacés de branches, de racines, et sur lesquels on a bâti d’humbles villages, utilisant, pour les chaumières d’aujourd’hui, les vieilles murailles des temples ou des nécropoles. Monastères de bonzes, construits au moment de l’expansion des doctrines de Bouddha, transformés en mosquées lorsque vint à passer le torrent de l’Islam, et puis abandonnés quand l’antique brahmanisme reprit possession du sol héréditaire ; sépultures de fakirs, de guerriers ou de derviches ; tout cela se confond à l’ombre bleue des manguiers ou des banians ; de grandes pierres, qui ont été plusieurs fois retournées au gré des fanatismes divers, portent sur une face le lotus de Bouddha, sur l’autre des versets du Coran. Et, au-dessus des tranquilles débris, les gens des chaumières actuelles exercent de petites industries, par des procédés surannés ; ils tissent des ceintures de soie, dont les fils, tendus parmi les herbes, traversent quelquefois tout un vieux cimetière ; ou bien ils colorent des mousselines, qu’ils mettent à sécher dans des recoins de soleil, parmi les lézards, sur quelque ancien pylône de temple.

C’est loin, ce lieu de pèlerinage où me conduit le vénérable Pandit.

En route, nous dépassons une charrette à zébus, remplie de petits enfans qu’emmène une espèce de vieux sorcier, et cela rappelle la voiture ou la hotte de croquemitaine. Au moins vingt bébés de cinq ou six ans, garçons et filles, tiennent là entassés ; on voit sortir leurs têtes de partout, d’entre les planches à claire-voie et de dessous la bâche qu’ils soulèvent. Ils sont parés de bijoux, de colliers, d’anneaux dans le nez, ils sont vêtus de robes de gala et coiffés de hauts bonnets à paillettes d’or ; leurs yeux, déjà grands, ont été amplement cerclés de noir, — moins par coquetterie, me dit-on, que par prudence, pour neutraliser les sorts qui pourraient leur être jetés, à ces innocens, par les regards de quelque méchante vieille des chemins. Le croquemitaine débonnaire qui conduit le lent attelage a la barbe blanche, aussi longue qu’une barbe de fleuve, et son torse nu est couvert de poils blancs, comme une fourrure d’ours arctique. Où les mène-t-il, ces bébés ? A quelque fête enfantine, évidemment, pour qu’ils aient de tels airs d’importance joyeuse, et pour qu’on les ait ornés comme des idoles.

Maintenant nous sommes en pleine campagne, et il faut descendre de voiture, traverser à pied sous l’ardent soleil une petite lande stérile. Et enfin voici le but de notre course ; c’est, au milieu d’un site pierreux, parmi des roches d’un gris sombre qui imitent des ruines, une sorte de cirque naturel, où des chèvres, en ce moment, paissent une herbe fine, au son du chalumeau de leur berger. Là, à l’ombre de grands arbres qui de loin ressemblent à nos chênes, se trouve un très vieux banc de pierre noircie, sur lequel le Pandit et moi, nous nous asseyons avec respect : le banc où Bouddha prit place, il y a un peu plus de deux mille ans, pour prêcher son premier sermon. Maintenant que le bouddhisme, depuis des siècles, a disparu d’ici et de tous les pays d’alentour, pour s’étendre vers l’Orient extrême, les Indiens ne fréquentent plus cette région, très sacrée jadis. Mais le vieux banc de pierre, malgré son apparence délaissée, joue encore un grand rôle dans des milliers de pieuses imaginations humaines ; on en rêve, de ce banc légendaire, dans d’incompréhensibles cervelles jaunes, écloses au fond de la Chine, ou des îles du Japon, ou des forêts du Siam ; et quelquefois des pèlerins de là-bas font à pied des centaines de lieues pour venir le baiser à genoux. Le Pandit et moi, nous y devisons de choses brahmaniques, au grand calme pastoral, dans la solitude charmante.

Et, non loin de ce banc si spécial, inspirateur d’antique et froide sagesse, s’élève une tour large comme une colline, en granit massif, qui fut très ouvragée en son temps, mais sur laquelle deux millénaires ont passé, usant les sculptures, installant du haut en bas les herbes et les broussailles sauvages : ce sont les restes du premier temple bouddhique, construit dans l’ancienne Bénarès. Sur les parois de l’énorme tour, à hauteur d’homme, presque toutes les saillies, toutes les pierres frustes sont dorées à l’or fin, et l’éclat en est étrange, imprévu dans cette vétusté extrême : des pèlerins chinois, annamites ou birmans, lorsqu’ils réalisent ce rêve de venir voir le banc et le temple, se font un devoir d’apporter, de leur patrie reculée, des feuilles d’or, et de les fixer là ; c’est leur hommage, — leur carte de visite, pourrait-on dire, — au vieux sanctuaire méconnu.

En rentrant à Bénarès, vers la fin de la journée, mon compagnon de promenade fait arrêter notre voiture devant la maison de campagne d’un de ses amis, noble brahmine comme lui, et savant en philosophie, en langue sanscrite. C’est pour m’y offrir des fruits et m’y faire boire de l’eau fraîche. (Lui-même, il va sans dire, se garderait de toucher à quoi que ce fût en ma présence impure.) La vieille demeure est exquise. Et aussi le jardin, qui a des allées bien droites, avec des bordures imitant nos buis, et des petits bassins à jet d’eau comme les plus surannés de nos jardins de France ; on y retrouve nos marguerites-reines, nos capucines, nos roses ; malgré certains arbres dépouillés par l’hiver, ces fleurs, cette atmosphère si chaude, ces feuilles jaunes, y donnent l’impression d’un été finissant, ou d’un automne ensoleillé, — on ne sait plus, — d’un automne prématurément languide faute de pluie, et mélancolique dans un excès de lumière…


XIII. — PENSÉES DES SAGES DE BÉNARÈS SUR LE CHRISTIANISME.

« Si vous êtes chrétien, disent les sages de Bénarès, gardez précieusement ce que vous avez, sans chercher au-delà. Le christianisme est un symbole admirable, qui fut pendant des siècles merveilleusement approprié aux âmes occidentales, et derrière lequel réside la vérité. Vous avez en Christ un maître divin, et un maître toujours vivant, car il n’y a point de morts ; il est bien « le chemin et la vie ; » et l’attente de ceux qui meurent en lui ne sera point trompée.

« Mais si le dogme, si la « lettre qui tue » révolte votre raison, alors seulement venez à nous. Si la voie de la dévotion et de la prière vous est fermée, nous vous ouvrirons celle de la connaissance abstraite ; elle est plus difficile et plus sévère, mais l’une et l’autre, après la consommation des siècles, se rejoignent et conduisent au même but. »


« Prier, — disent-ils encore, — ne sert peut-être de rien pour modifier le cours des petits événemens de ce monde. Mais, pour l’évolution et l’apaisement des âmes, la prière est souveraine.

« Nous ne pensons pas que le grand Dieu, — Celui duquel on évite ici de parler, — écoute les prières des hommes. Mais tant de parcelles de Lui, individualisées, éparses en personnalités bienfaisantes dans le plan astral, sont autour de nous qui veillent !… Pour vous, chrétiens, c’est Jésus que vous appelez : il est là, n’en doutez pas, ou bien quelqu’un qui vit en lui, quelqu’un des siens, et vous serez entendus. »


XIV. — AUTRE MATIN

Matins de Bénarès, matins frais et de rosée ; ici, matins d’hiver, mais qui ressemblent à ceux des beaux temps d’octobre dans notre Midi français.

Comme à l’aube de chaque jour, quand je me rends au fleuve, du lointain faubourg que j’habite, je rencontre sur le chemin tous les petits marchands de la campagne qui se hâtent vers la ville, enveloppés jusqu’aux yeux dans des mousselines ou des cachemires, autant que s’il faisait grand froid ; ils portent aux épaules, au bout de bâtons, des jattes de crème, des corbeilles de gâteaux de riz, mais surtout des fleurs, des mannes remplies de fleurs, — toujours ces mêmes guirlandes de jasmin, ces mêmes guirlandes d’œillets jaunes, que l’on jettera au vieux Gange, vers qui toute la vie du matin est concentrée.

En haut des grands escaliers de granit, avant de descendre au fleuve, je m’arrête chez un fakir, qui est venu se fixer là, il y a une trentaine d’années, dans un vieux kiosque sacré, et qui nuit et jour y entretient un feu allumé sur le sol, à cette même place, depuis mille ans. C’est un vieillard qui n’a plus de chair et qui est nu sous une couche de cendre, avec de longs cheveux noués au sommet de la tête en chignon de femme. Il me jette au cou un collier de jasmin, me regarde une seconde avec ses yeux d’halluciné très doux, et puis retourne à son rêve, après m’avoir fait signe du bras : « Assieds-toi, si tu veux, et contemple. » Entre les colonnes archaïques de son logis toujours ouvert, la vue plonge de haut sur le Gange, et sur l’immense plaine de l’autre rive, la plaine déserte et encore enveloppée de vapeurs nocturnes, au fond de laquelle surgit lentement l’enchanteur, l’astre Sourya, le soleil ! Et, dans un kiosque voisin, qui, lui aussi, domine et surplombe, on sonne en ce moment la grande aubade séculaire pour le fleuve et pour tous les dieux de Bénarès ; de longues trompes, que l’on voit sortir entre les colonnes et qui se tournent vers le levant, beuglent comme des monstres aux abois, et des tamtams, à l’intérieur, les accompagnent d’un fracas énorme et sourd.

Je descends au fleuve, comme je fais chaque matin, et comme c’est l’usage à Bénarès ; ma barque habituelle est là qui m’attend.

D’abord le recoin des bûchers, devant lequel il faut passer. Un seul cadavre, bien que la peste ait fait depuis quelques jours son apparition dans la ville sainte ; il se baigne, couché sur la berge et plongé jusqu’aux reins dans le Gange. Mais on a brûlé sans doute plusieurs corps cette nuit, car je vois par terre des amas de tisons fumans, et l’eau, en face, est toute noircie de charbon humain, sous les guirlandes fanées, qui flottent avec des détritus et des pourritures. Et le jeune fakir des morts est là toujours, dans sa même pose, debout, les bras croisés, la tête baissée, le menton entre ses doigts ; avec son poudrage gris, il a l’air de quelque bronze de la Grèce qui aurait séjourné dans la terre, mais ses longs cheveux sont teints en rouge et il s’est couronné de jasmin.

Parmi les fleurs, parmi les obsédantes guirlandes jaunes, flottent aussi des carcasses gonflées, des bœufs noyés, des chiens morts, et la vieille fétidité du Gange emplit l’air si merveilleusement limpide ; elle amène, impose et maintient l’idée de la mort dans la féerie du matin rose.

On sent le printemps venir ; les furtives indications d’hiver, qui m’avaient accueilli à mon arrivée, ne se retrouvent plus. On sent une langueur nouvelle, dans le matin ; on dirait aussi que l’eau du fleuve s’est attiédie ; les baigneuses aux longues chevelures, aux seins voilés de fines mousselines des Indes, s’y attardent aujourd’hui davantage. Il y a une affluence extraordinaire de petits baigneurs ailés ; pigeons, moineaux, oiseaux de toutes couleurs s’abattent par troupe au milieu des brahmines en prière, se posent sur leurs buires de cuivre étincelant, sur leurs fleurs et sur leurs guirlandes ; à tous les cordages des barques, ils s’accrochent par grappes, et chantent à plein gosier. Et les vaches sacrées, devenues plus nonchalantes, se couchent voluptueusement au soleil, en bas des grands escaliers où les enfans viennent les caresser, leur offrir des graminées fraîches, des bouquets de roseaux verts.

Comme chaque jour, tout Bénarès est là, toutes les nudités, tous les bronzes des hautes castes s’étagent sur les immenses gradins de la rive, à l’ombre des parasols étranges, ou dans les kiosques de granit qu’habitent les dieux à six bras, ou bien en pleine lumière, sur les planches flottantes et dans l’eau.

Je suis à peu près le seul qui ne prie pas, sur le Gange, à cette heure, ou tout au moins suis-je le seul à ne pas accomplir des rites religieux : ablutions, révérences, offrandes de jasmin ou de fleurs jaunes. La grande extase de chaque matin est commencée sur tous les radeaux, sur toutes les marches, et je n’ai point ma place parmi les croyans dédaigneux, qui ne semblent même pas me voir ; je passe comme n’importe lequel de ces touristes, qui affluent maintenant à Bénarès, depuis que le voyage est facile et que l’Inde s’est ouverte à tous… Mais je ne suis déjà plus le même qu’en arrivant ; les heures passées dans la maison des Sages ont laissé en moi une empreinte qui sans doute ne s’effacera plus jamais. J’ai franchi les « terreurs du seuil, » et j’entrevois l’apaisement, dans la résignation aux vérités nouvelles. Tout commence à changer d’aspect, la vie et même la mort, depuis que réapparaissent en avant de ma route, sous une forme différente, des durées infinies que depuis longtemps je n’apercevais plus…

Et cependant, combien l’« illusion de ce monde, » — pour parler comme ces Sages, — me tient et m’obsède encore ! Le détachement suprême, dont ils ont déjà déposé le germe dans mon âme, le renoncement à tout ce qui est charnel et transitoire, je ne connais pas sur terre un lieu capable à la fois d’y conduire plus vite et d’en éloigner davantage que cette Bénarès essentiellement affolante où un peuple entier ne songe qu’à la prière et à la mort, — et où, malgré cela, tout est piège pour les yeux, pour les sens : la lumière, les couleurs, les jeunes femmes demi-nues aux voiles mouillés, aux regards de langueur ardente ; le long du vieux Gange, l’étalage de l’incomparable beauté indienne…

Mes bateliers, sans que je le leur commande, remontent comme chaque jour le courant du fleuve, et nous arrivons devant le quartier des vieux palais, qui est plus solitaire et favorable au recueillement… Cette après-midi, je serai de retour dans la petite maison des Sages, où me ramène une attirance mêlée d’effroi ; leur enseignement gagne du terrain d’heure en heure dans mon âme, d’abord inattentive ou révoltée. Déjà ils ont déséquilibré l’être que j’étais ; il semble qu’ils aient entamé mon individualité intime, pour commencer de la fondre, comme la leur, dans la grande âme universelle…

« Tu ne peux désirer, disent les Sages, que ce qui est différent de toi-même, ce qui est en dehors de ton être ; et, si tu sais que les objets de la conscience sont en toi, et qu’en toi est l’Essence de toutes choses, le désir s’évanouit et les chaînes se dissolvent. »

« Tu es essentiellement Dieu. Si tu pouvais graver en ton cœur cette vérité, tu verrais tomber d’elles-mêmes les limitations illusoires qui produisent la tristesse et les souffrances, les désirs de l’être séparé[2]… »

Nous longions ces vieux palais de mystère. Au bord du fleuve, il n’y avait plus de femmes lançant leur chevelure dans l’eau, pour ensuite la tordre et la faire ruisseler sur leurs épaules ; personne dans les escaliers, au pied des hautes murailles sombres. Mais tout à coup une porte s’ouvrit dans les soubassemens des princières demeures, une de ces lourdes portes de caveau destinées à plonger tous les ans dans le fleuve pour une saison, et une jeune femme parut sur le seuil, s’arrêta tout illuminée de soleil, petite vision étincelante parmi ces énormes granits moroses. Deux voiles la drapaient, l’un violet à broderies d’argent, l’autre jaune orange, jeté sur ses cheveux comme celui des dames romaines ; elle regardait je ne sais quoi dans la plaine d’en face, pourtant toujours déserte, et relevait son bras nu pour abriter avec la main ses grands yeux, — ces yeux d’Indienne, dont la séduction est indicible. Et les mousselines, la violette et la jaune, détaillaient sa belle gorge fière, la ligne de ses reins souples, toute l’harmonie de son jeune corps…


XV. — POUR MES FRÈRES INCONNUS

J’ai prêté le facile serment que l’on me demandait, et les Sages de la petite maison silencieuse m’ont admis pour l’un de leurs disciples.

Ce qu’ils ont commencé de m’apprendre, je n’essaierai pourtant pas de le redire.

D’abord, suis-je assuré que l’on me suivrait dans ces régions abstraites, qui paraîtraient si en dehors de ma voie ? On n’attend de moi, je le sais, que l’illusion du voyage, le reflet des mille choses sur lesquelles j’ai promené mes yeux.

Ensuite et surtout, après un semblant d’initiation qui a duré si peu de jours, comment me croirais-je capable d’enseigner ? Le peu que je saurais dire ne pourrait que déséquilibrer, mener peut-être jusqu’aux terreurs du seuil, mais non plus loin.

D’ailleurs, pas plus que je n’ai découvert l’Inde, je ne prétends avoir découvert les Védas ; depuis quelques années, commencent à se répandre parmi nous des traductions, — encore bien incomplètes, il est vrai, — de ces écrits surhumains.

À mes frères inconnus, qui se comptent par légions au siècle où nous sommes, je veux donc seulement dire ceci : au fond des doctrines védiques, il y a plus de consolation qu’on ne le pense au premier abord ; et la consolation puisée là, au moins, n’est pas destructible par le raisonnement, comme celle des religions révélées.

Ce recueil des Védas, qui est l’œuvre, non pas d’un homme, mais de toute une race ; qui, à côté de choses transcendantes et merveilleuses, contient aussi tant d’obscurités, de contradictions, de naïvetés enfantines ; ce recueil, touffu comme la jungle et insondable comme le gouffre éternel, les Sages de Bénarès, qui l’étudient dans le recueillement sans trouble, sont peut-être les seuls capables de nous le rendre un peu accessible. Personne avant eux ne m’avait jamais entr’ouvert de tels abîmes, je n’avais entendu de telles paroles nulle part ; sur les mystères de la vie et de la mort, les Sages de Bénarès détiennent les réponses qui satisfont le mieux à l’interrogation ardente de la raison humaine ; et ils font passer devant vous de telles évidences, que l’on ne doute plus d’une continuation presque indéfinie de sa propre durée, au-delà des destructions terrestres.

Cependant, il ne faut pas s’approcher à la légère de la petite maison blanche, toujours si ouverte et accueillante dans son jardin de rosiers, car elle est avant tout l’asile du renoncement et de la mort ; on ne redevient jamais tout à fait soi-même, lorsqu’une fois on a été touché, si légèrement que ce fût, par la paix qui règne là. Et c’est une épreuve terrible que d’entrevoir, même de bien loin et de bien bas, Brahm l’absolu, qui réside au fond de l’abîme obscur ; le dieu sans rapport concevable avec l’univers manifesté ; Brahm l’essentiellement ineffable, Celui qui est au-delà de toute pensée, dont rien ne peut être dit, et qui ne s’exprime que var le silence.


PIERRE LOTI.

  1. Voyez la Revue du 1er février.
  2. Paroles de Brâhmachârin Bodhabhikshu.