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Vers Ispahan (éd. 1904)/01

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 1-75).


PREMIÈRE PARTIE

PRÉLUDE

Qui veut venir avec moi voir à Ispahan la saison des roses, prenne son parti de cheminer lentement à mes côtés, par étapes, ainsi qu’au moyen âge.

Qui veut venir avec moi voir à Ispahan la saison des roses, consente au danger des chevauchées par les sentiers mauvais où les bêtes tombent, et à la promiscuité des caravansérails où l’on dort entassés dans une niche de terre battue, parmi les mouches et la vermine.

Qui veut venir avec moi voir apparaître, dans sa triste oasis, au milieu de ses champs de pavots blancs et de ses jardins de roses roses, la vieille ville de ruines et de mystère, avec tous ses dômes bleus, tous ses minarets bleus d’un inaltérable émail ; qui veut venir avec moi voir Ispahan sous le beau ciel de mai, se prépare à de longues marches, au brûlant soleil, dans le vent âpre et froid des altitudes extrêmes, à travers ces plateaux d’Asie, les plus élevés et les plus vastes du monde, qui furent le berceau des humanités, mais sont devenus aujourd’hui des déserts.

Nous passerons devant des fantômes de palais, tout en un silex couleur de souris, dont le grain est plus durable et plus fin que celui des marbres. Là, jadis, habitaient les maîtres de la Terre, et, aux abords, veillent depuis plus de deux mille ans des colosses à grandes ailes, qui ont la forme d’un taureau, le visage d’un homme et la tiare d’un roi. Nous passerons, mais, alentour, il n’y aura rien, que le silence infini des foins en fleur et des orges vertes.

Qui veut venir avec moi voir la saison des roses à Ispahan, s’attende à d’interminables plaines, aussi haut montées que les sommets des Alpes, tapissées d’herbes rases et d’étranges fleurettes pâles, où à peine de loin en loin surgira quelque village en terre d’un gris tourterelle, avec sa petite mosquée croulante, au dôme plus adorablement bleu qu’une turquoise ; qui veut me suivre, se résigne à beaucoup de jours passés dans les solitudes, dans la monotonie et les mirages…

EN ROUTE

Mardi, 17 avril

En désordre par terre, notre déballage de nomades s’étale, mouillé d’embruns et piteux à voir, au crépuscule. Beaucoup de vent sous des nuages en voûte sombre ; les lointains des plaines de sable, où il faudra s’enfoncer tout à l’heure à la grâce de Dieu, se détachent en clair sur l’horizon ; le désert est moins obscur que le ciel.

Une grande barque à voile, que nous avions frétée à Bender-Bouchir, vient de nous jeter ici, au seuil des solitudes, sur la rive brûlante de ce Golfe Persique, où l’air empli de fièvre est à peine respirable pour les hommes de nos climats. Et c’est le point où se forment d’habitude les caravanes qui doivent remonter vers Chiraz et la Perse centrale.

Nous étions partis de l’Inde, il y a environ trois semaines, sur un navire qui nous a lentement amenés, le long de la côte, en se traînant sur les eaux lourdes et chaudes. Et depuis plusieurs jours nous avons commencé de voir, à l’horizon du Nord, une sorte de muraille mondiale, tantôt bleue, tantôt rose, qui semblait nous suivre, et qui est là, ce soir encore, dressée près de nous : le rebord de cette Perse, but de notre voyage, qui gît à deux ou trois mille mètres d’altitude, sur les immenses plateaux d’Asie.

Le premier accueil nous a été rude sur la terre persane : comme nous arrivions de Bombay, où sévit la peste, il a fallu faire six jours de quarantaine, mon serviteur français et moi, seuls sur un îlot de marécage, où une barque nous apportait chaque soir de quoi ne pas mourir de faim. Dans une chaleur d’étuve, au milieu de tourmentes de sable chaud que nous envoyait l’Arabie voisine, au milieu d’orages aux aspects apocalyptiques, nous avons là souffert longuement, accablés dans le jour par le soleil, couverts de taons et de mauvaises mouches ; la nuit, en proie à d’innommables vermines dont l’herbe était infestée.

Admis enfin à Bender-Bouchir, ville de tristesse et de mort s’il en fut, groupe de masures croulantes sous un ciel maudit, nous avons fait en hâte nos apprêts, acheté des objets de campement, et loué des chevaux, des mules, des muletiers, qui ont dû partir ce matin pour nous rejoindre en contournant une baie, tandis que nous coupions par mer en ligne droite, afin d’éviter une marche sous le soleil mortel.

Donc, nous voici déposés à l’entrée de ce désert, en face d’un semblant de village en ruines, où des gens vêtus de haillons s’asseyent sur des pans de murailles, pour fumer en nous observant.

Longs pourparlers avec nos bateliers demi-nus, — qui nous ont apportés à terre sur leurs épaules ruisselantes, car la barque a dû rester à cent mètres de la rive, à cause des bancs de sable. Longs pourparlers avec le chef du lieu, qui a reçu du gouverneur de Bouchir l’ordre de me donner des cavaliers d’escorte, et ensuite avec mon « tcharvadar » (mon chef de caravane), dont les chevaux et les mules devraient être là, mais n’arrivent pas.

De tous côtés, c’est l’étendue agitée par le vent, l’étendue du désert ou de la mer. Et nous sommes sans abri, nos bagages épars. Et le jour achève de s’éteindre, sur notre désarroi.

Quelques gouttes de pluie. Mais, dans ce pays, on n’y prend pas garde ; on sait qu’il ne pleuvra pas, qu’il ne peut pas pleuvoir. Les gens qui s’étaient assis à fumer dans les ruines viennent de faire leur prière du Moghreb, et la nuit tombe, sinistre.

Nous attendons nos bêtes, qui continuent de ne pas venir. Dans l’obscurité, de temps à autre, des clochettes s’approchent en carillon, chaque fois nous donnant espoir. Mais non, c’est quelque caravane étrangère qui passe ; par vingt ou trente, les mules défilent près de nous ; pour les empêcher de piétiner nos bagages et nous-mêmes, nos gens crient, — et tout de suite elles disparaissent, vers le ténébreux lointain. (Nous sommes ici à l’entrée de la route de Bouchir à Ispahan, l’une des grandes routes de la Perse, et ce petit port en ruines est un passage très fréquenté.)

Enfin elles arrivent, les nôtres, avec force clochettes aussi.

Nuit de plus en plus épaisse, sous un ciel bas et tourmenté.

Tout est par terre, jeté pêle-mêle ; les bêtes font des sauts, des ruades, — et l’heure s’avance, nous devrions être en route. Dans les cauchemars du sommeil, on a passé quelquefois par de tels embarras insolubles, on a connu de ces fouillis indébrouillables, au milieu de ténèbres croissantes. Vraiment cela semble impossible que tant de choses quelconques, armes, couvertures, vaisselle, achetées en hâte à Bouchir et non emballées, gisant à même le sable, puissent, avec la nuit qu’il fait, s’arranger bientôt sur ces mules à sonnettes et s’enfoncer, à la file derrière nous, dans le noir désert.

Cependant on commence la besogne, en s’interrompant de temps à autre pour dire des prières. Enfermer les objets dans de grands sacs de caravane en laine bariolée ; ficeler, corder, soupeser ; équilibrer la charge de chaque bête,… cela se fait à la lueur de deux petites lanternes, lamentables au milieu de la tourmente obscure. Pas une étoile ; pas une trouée là-haut, par où le moindre rayon tombe. Les rafales, avec un bruit gémissant, soulèvent le sable en tourbillons. Et tout le temps, à la cantonade, des sonneries de grelots et de clochettes : caravanes inconnues qui passent.

Maintenant le chef du village vient me présenter les trois soldats qui, avec mes domestiques et mes muletiers, constitueront ma garde cette nuit. Toujours les deux mêmes petites lanternes, que l’on a posées par terre et qui attirent les sauterelles, me les éclairent vaguement par en dessous, ces nouveaux venus : hauts bonnets noirs sur de fins visages ; longs cheveux et longues moustaches, grandes robes serrées à la taille, et mancherons qui pendent comme des ailes…

Enfin la lune, amie des nomades, vient débrouiller le chaos noir. Dans une déchirure soudaine, au ras de l’horizon, elle surgit énorme et rouge, du même coup révélant des eaux encore proches, sur lesquelles son reflet s’allonge en nappe sanglante (un coin du golfe Persique), et des montagnes, là-bas, qu’elle découpe en silhouette (cette grande chaîne qu’il nous faudra commencer de gravir demain). Sa lueur bienfaisante s’épand sur le désert, mettant fin à ces impossibilités de cauchemar, nous délivrant de la confusion inextricable ; nous indiquant les uns aux autres, personnages dessinés en noirâtre sur des sables clairs ; et surtout nous isolant, nous, groupes destinés à une même caravane, des autres groupes indifférents ou pillards qui stationnaient çà et là, et dont la présence nous inquiétait alentour…

Neuf heures et demie. Le vent s’apaise ; les nuages partout se déchirent, montrant les étoiles. Tout est empaqueté, chargé. Mes trois soldats sont en selle, tenant leurs longs fusils droits. On amène nos chevaux, nous montons aussi. Avec un ensemble joyeux de sonneries, ma caravane s’ébranle, en petite cohorte confuse, et pointe enfin dans une direction déterminée, à travers la plaine sans bornes.

Plaine de vase grise, qui tout de suite commence après les sables, plaine de vase séchée au soleil et criblée d’empreintes ; des traînées d’un gris plus pâle, faites à la longue par des piétinements innombrables, sont les sentes qui nous guident et vont se perdre en avant dans l’infini.

Elle est en marche, ma caravane ! et c’est pour six heures de route, ce qui nous fera arriver à l’étape vers trois ou quatre heures du matin.

Malgré cette partance décourageante, qui semblait ne devoir aboutir jamais, elle est en marche, ma caravane, assez rapide, assez légère et aisée, à travers l’espace imprécis dont rien ne jalonne l’étendue…

Jamais encore, je n’avais cheminé dans le désert en pleine nuit. Au Maroc, en Syrie, en Arabie on campait toujours avant l’heure du Moghreb. Mais ici, le soleil est tellement meurtrier qui ni les hommes ni les bêtes ne résisteraient à un trajet de plein jour : ces routes ne connaissent que la vie nocturne.

La lune monte dans le ciel, où de gros nuages, qui persistent encore, la font de temps à autre mystérieuse.

Escorte d’inconnus, silhouettes très persanes ; pour moi, visages nouveaux, costumes et harnais vus pour la première fois.

Avec un carillon d’harmonie monotone, nous progressons dans le désert : grosses cloches aux notes graves, suspendues sous le ventre des mules ; petites clochettes ou grelots, formant guirlande à leur cou. Et j’entends aussi des gens de ma suite qui chantent en voix haute de muezzin, tout doucement, comme s’ils rêvaient.

C’est devenu déjà une seule et même chose, ma caravane, un seul et même tout, qui parfois s’allonge à la file, s’espace démesurément sous la lune, dans l’infini gris ; mais qui d’instinct se resserre, se groupe à nouveau en une mêlée compacte, où les jambes se frôlent. Et on prend confiance dans cette cohésion instinctive, on en vient peu à peu à laisser les bêtes cheminer comme elles l’entendent.

Le ciel de plus en plus se dégage ; avec la rapidité propre à de tels climats, ces nuées, là-haut, qui semblaient si lourdes achèvent de s’évaporer sans pluie. Et la pleine lune maintenant resplendit, superbe et seule dans le vide ; toute la chaude atmosphère est imprégnée de rayons, toute l’étendue visible est inondée de clarté blanche.

Il arrive bien de temps à autre qu’une mule fantaisiste s’éloigne sournoisement, pointe, on ne sait pourquoi, dans une direction oblique ; mais elle est très facile à distinguer, se détachant en noir, avec sa charge qui lui fait un gros dos bossu, au milieu de ces lointains lisses et clairs, où ne tranche ni un rocher ni une touffe d’herbe ; un de nos hommes court après et la ramène, en poussant ce long beuglement à bouche close, qui est ici le cri de rappel des muletiers.

Et la petite musique de nos cloches de route continue de nous bercer avec sa monotonie douce ; le perpétuel carillon dans le perpétuel silence, nous endort. Des gens sommeillent tout à fait, allongés, couchés inertes sur le cou de leur mule, qu’ils enlacent machinalement des deux bras, corps abandonnés qu’un rien désarçonnerait, et longues jambes nues qui pendent. D’autres, restés droits, persistent à chanter, dans le carillon des cloches suspendues, mais peut-être dorment aussi.

Il y a maintenant des zones de sable rose, tracées avec une régularité bizarre ; sur le sol de vase séchée, elles font comme des zébrures, l’étendue du désert ressemble à une nappe de moire. Et, à l’horizon devant nous, mais si loin encore, toujours cette chaîne de montagnes en muraille droite, qui limite l’étouffante région d’en bas, qui est le rebord des grands plateaux d’Asie, le rebord de la vraie Perse, de la Perse de Chiraz et d’Ispahan : là-haut, à deux ou trois mille mètres au-dessus de ces plaines mortelles, est le but de notre voyage, le pays désiré, mais difficilement accessible, où finiront nos peines.

Minuit. Une quasi-fraîcheur tout à coup, délicieuse après la fournaise du jour, nous rend plus légers ; sur l’immensité, moirée de rose et de gris, nous allons comme hypnotisés.

Une heure, deux heures du matin… De même qu’en mer, les nuits de quart par très beau temps, alors que tout est facile et qu’il suffit de laisser le navire glisser, on perd ici la notion des durées ; tantôt les minutes paraissent longues comme des heures, tantôt les heures brèves comme des minutes. Du reste, pas plus que sur une mer calme, rien de saillant sur le désert pour indiquer le chemin parcouru…

Je dors sans doute, car ceci ne peut être qu’un rêve !… À mes côtés, une jeune fille, que la lune me montre adorablement jolie, avec un voile et des bandeaux à la vierge, chemine tout près sur un ânon, qui, pour se maintenir là, remue ses petites jambes en un trottinement silencieux…

Mais non, elle est bien réelle, la si jolie voyageuse, et je suis éveillé !… Alors, dans une première minute d’effarement, l’idée me passe que mon cheval, profitant de mon demi-sommeil, a dû m’égarer, se joindre à quelque caravane étrangère…

Cependant je reconnais, à deux pas, les longues moustaches d’un de mes soldats d’escorte ; et ce cavalier devant moi est bien mon tcharvadar, qui se retourne en selle pour me sourire, de son air le plus tranquille… D’autres femmes, sur d’autres petits ânes, de droite et de gauche, sont là qui font route parmi nous : tout simplement un groupe de Persans et de Persanes, revenant de Bender-Bouchir, a demandé, pour plus de sécurité, la permission de voyager cette nuit en notre compagnie.

Trois heures du matin. Sur l’étendue claire, une tache noire, en avant de nous, se dessine et grandit : ce sont les arbres, les palmiers, les verdures de l’oasis ; c’est l’étape, et nous arrivons.

Devant un village, devant des huttes endormies, je mets pied à terre d’un mouvement machinal ; je dors debout, harassé de bonne et saine fatigue. C’est sous une sorte de hangar, recouvert de chaume et tout pénétré de rayons de lune, que mes serviteurs persans dressent en hâte les petits lits de campagne, pour mon serviteur français et pour moi-même, après avoir refermé sur nous un portail à claire-voie, grossier, mais solide. Je vois cela vaguement, je me couche, et perds conscience de toutes choses.


Mercredi, 18 avril.

Éveillé avant le jour, par des voix d’hommes et de femmes, qui chuchotent tout près et tout bas ; avec mon interprète, ils parlementent discrètement pour demander la permission d’ouvrir le portail et de sortir.

Le village, paraît-il, est enclos de murs et de palissades, presque fortifié, contre les rôdeurs de nuit et contre les fauves. Or, nous étions couchés à l’entrée même, à l’unique entrée, sous le hangar de la porte. Et ces gens, qui nous réveillent à regret, sont des bergers, des bergères : il est l’heure de mener les troupeaux dans les champs, car l’aube est proche.

Aussitôt la permission donnée et le portail ouvert, un vrai torrent de chèvres et de chevreaux noirs, nous frôlant dans le passage étroit, commence de couler entre nous, le long de nos lits ; on entend leurs bêlements contenus et, sur le sol, le bruit léger de leurs myriades de petits sabots ; ils sentent bon l’étable, l’herbe, les aromates du désert. Et c’est si long, cette sortie, il y en a tant et tant, que je me demande à la fin si je suis halluciné, si je rêve : j’étends le bras pour vérifier si c’est réel, pour toucher au passage les dos, les toisons rudes. Le peuple des ânes et des ânons vient ensuite, nous frôlant de même ; j’en ai cependant la perception moins nette, car voici que je sombre à nouveau dans l’inconscience du sommeil…

Éveillé encore, peut-être une heure après, mais cette fois par une sensation cuisante aux tempes ; c’est l’aveuglant soleil, qui a remplacé la lune ; à peine levé, il brûle. Nos mains, nos visages, sont déjà noirs de mouches. Et un attroupement de petits bébés, bruns et nus, s’est formé autour de nos lits ; leurs jeunes yeux vifs, très ouverts, nous regardent avec stupeur.

Vite, il faut se lever, chercher un abri, n’importe où se mettre à l’ombre.

Je loue jusqu’au soir une maison, que l’on se hâte de vider pour nous. Murs croulants, en terre battue qui s’émiette sous l’haleine du désert ; troncs de palmier pour solives, feuilles de palmier pour toiture, et porte à claire-voie en nervures de palme.

Des enfants viennent à plusieurs reprises nous y voir, des très petits de cinq ou six ans, tout nus et adorablement jolis ; ils nous font des saluts, nous tiennent des discours, et se retirent. Ce sont ceux de la maison, paraît-il, qui se considèrent comme un peu chez eux. Des poules s’obstinent de même à entrer, et nous finissons par le permettre. Au moment de la sieste méridienne, des chèvres entrent aussi pour se mettre à l’ombre, et nous les laissons faire.

Des percées dans le mur servent de fenêtres, par où souffle un vent comme l’haleine d’un brasier. Elles donnent d’un côté sur l’éblouissant désert ; de l’autre, sur des blés où la moisson est commencée, et sur la muraille Persique, là-bas, qui durant la nuit a sensiblement monté dans le ciel. Après la longue marche nocturne, on voudrait dormir, dans ce silence de midi et cette universelle torpeur. Mais les mauvaises mouches sont là, innombrables ; dès qu’on s’immobilise, on en est couvert, on en est tout noir ; coûte que coûte, il faut se remuer, agiter des éventails.

À l’heure où commence à s’allonger l’ombre des maisonnettes de terre, nous sortons pour nous asseoir devant notre porte. Et chez tous les voisins, on fait de même ; la vie reprend son cours dans cet humble village de pasteurs ; des hommes aiguisent des faucilles ; des femmes, assises sur des nattes, tissent la laine de leurs moutons ; — les yeux très peints, elles sont presque toutes jolies, ces filles de l’oasis, avec le fin profil et les lignes pures des races de l’Iran.

Sur un cheval ruisselant de sueur, arrive un beau grand jeune homme ; les petits enfants de notre maison, qui lui ressemblent de visage, accourent à sa rencontre, en lui apportant de l’eau fraîche, et il les embrasse ; c’est leur frère, le fils aîné de la famille.

Maintenant voici venir un vieillard à chevelure blanche, qui se dirige vers moi, et devant lequel chacun s’incline ; pour le faire asseoir, on se hâte d’étendre par terre le plus beau tapis du quartier ; les femmes, par respect, se retirent avec de profonds saluts, et des personnages, à long fusil, à longue moustache, qui l’accompagnaient, forment cercle farouche alentour : il est le chef de l’oasis ; c’est à lui que j’avais envoyé ma lettre de réquisition, pour avoir une escorte la nuit prochaine, et il vient me dire qu’il me fournira trois cavaliers avant l’instant du Moghreb.

Sept heures du soir, le limpide crépuscule, l’heure où j’avais décidé de partir. Malgré de longues discussions avec mon tcharvadar, qui a réussi à m’imposer une mule et un muletier de plus, tout serait prêt, ou peu s’en faut ; mais les trois cavaliers promis manquent à l’appel, je les ai envoyé chercher et mes émissaires ne reviennent plus. Comme hier, il sera nuit noire quand nous nous mettrons en route.

Huit heures bientôt. Nous attendons toujours. Tant pis pour ces trois cavaliers ! Je me passerai d’escorte ; qu’on m’amène mon cheval, et partons !… Mais cette petite place du village, où l’on n’y voit plus, et qui est déjà encombrée de tous mes gens, de toutes mes bêtes, est brusquement envahie par le flot noir des troupeaux, qui rentrent en bêlant ; la poussée inoffensive et joyeuse d’un millier de moutons, de chèvres ou de cabris nous sépare les uns des autres, nous met en complète déroute, il en passe entre nos jambes, il en passe sous le ventre de nos mules, il s’en faufile partout, il en arrive toujours…

Et quand c’est fini, quand la place est dégagée et le bétail couché, voici bien une autre aventure : où donc est mon cheval ? Pendant la bagarre des chèvres, l’homme qui le tenait l’a lâché ; la porte du village était ouverte et il s’est évadé ; avec sa selle sur le dos, sa bride sur le cou, il a pris le galop, vers les sables libres… Dix hommes s’élancent à sa poursuite, lâchant toutes nos autres bêtes qui aussitôt commencent à se mêler et à faire le diable. Nous ne partirons jamais…

Huit heures passées. Enfin on ramène le fugitif très agité et d’humeur impatiente. Et nous sortons du village, baissant la tête pour les solives, sous ce hangar de la porte où nous avions dormi la nuit dernière.

D’abord les grands dattiers, autour de nous, découpent de tous côtés leurs plumes noires sur le ciel plein d’étoiles. Mais, bientôt, ils sont plus clairsemés ; les vastes plaines nous montrent à nouveau leur cercle vide. Comme nous allions sortir de l’oasis, trois cavaliers en armes se présentent devant moi et me saluent ; mes trois gardes, dont j’avais fait mon deuil ; mêmes silhouettes que ceux d’hier, belles tournures, hauts bonnets et longues moustaches. Et, après un gué que nous passons à la débandade, ma caravane se reforme, au complet et à peu près en ligne, dans l’espace illimité, dans le vague désert nocturne.

Il est plus inhospitalier encore que celui de la veille, l’âpre désert de cette fois ; le sol y est mauvais, n’inspire plus de confiance ; des pierres sournoises et coupantes font trébucher nos bêtes. Et la lune, hélas ! n’est pas près de se lever. Parmi les étoiles lointaines, Vénus seule, très brillante et argentine, nous verse un peu de lumière.

Après deux heures et demie de marche, autre oasis, beaucoup plus grande, plus touffue que celle d’hier. Nous la longeons sans y pénétrer, mais une fraîcheur exquise nous vient, dans le voisinage de tous ces palmiers sous lesquels on entend courir des ruisseaux.

Onze heures. Enfin, derrière la montagne là-bas, — toujours cette même montagne dont chaque heure nous rapproche et qui est le rebord, l’immense falaise de l’Iran, — derrière la montagne, une clarté annonce l’entrée en scène de la lune, amie des caravanes. Elle se lève, pure et belle, jetant la lumière à flots, et nous révélant des vapeurs que nous n’avions pas vues. Non plus de ces voiles de sable et de poussière, comme les jours précédents, mais de vraies et précieuses vapeurs d’eau qui, sur toute l’oasis, sont posées au ras du sol, comme pour couver la vie des hommes et des plantes, en cette petite zone privilégiée, quand tout est sécheresse et désolation aux abords ; elles ont des formes très nettes, et on dirait des nuages échoués, qui seraient tangibles ; leurs contours s’éclairent du même or pâle que les flocons aériens en suspens là-haut près de la lune ; et les tiges des dattiers émergent au-dessus, avec toutes leurs palmes arrangées en bouquets noirs. Ce n’est plus un paysage terrestre, car le sol a disparu ; non, c’est quelque jardin de la fée Morgane, qui a poussé sur un coin du ciel…

Sans y entrer, nous frôlons Boradjoune, le grand village de l’oasis, dont les maisons blanches sont là, parmi les brumes nacrées et les palmiers sombres. Alors deux voyageurs persans, qui avaient demandé de cheminer avec nous, m’annoncent qu’ils s’arrêtent ici, prennent congé et s’éclipsent. Et mes trois cavaliers, qui s’étaient présentés avec de si beaux saluts, où donc sont-ils ? Qui les a vus ? — Personne. Ils ont filé avant la lune levée, pour qu’on ne s’en aperçoive pas. Voici donc ma caravane réduite au plus juste : mon tcharvadar, mes quatre muletiers, mes deux domestiques persans loués à Bouchir, mon fidèle serviteur français et moi-même. J’ai bien une lettre de réquisition pour le chef de Boradjoune, me donnant le droit d’exiger de lui trois autres cavaliers ; mais il doit être couché, car il est onze heures passées et tout le pays semble dormir ; que de temps nous perdrions, pour recruter de fuyants personnages qui, au premier tournant du désert, nous lâcheraient encore ! À la grâce de Dieu, continuons seuls, puisque la pleine lune nous protège.

Et derrière nous s’éloigne l’oasis, toute sa fantasmagorie de nuages dorés et de palmes noires. À nouveau, c’est le désert ; — mais un désert de plus en plus affreux, où il y a de quoi perdre courage. Des trous, des ravins, des fondrières ; un pays ondulé, bossué ; un pays de grandes pierres cassées et roulantes, où les sentiers ne font que monter et descendre, où nos bêtes trébuchent à chaque pas. Et sur tout cela qui est blanc, tombe la pleine lumière blanche de la lune.

C’est fini de ce semblant de fraîcheur, qui nous était venu de la verdure et des ruisseaux ; nous retrouvons la torride chaleur sèche, qui même aux environs de minuit ne s’apaise pas.

Nos mules, agacées, ne marchent plus à la file ; les unes s’échappent, disparaissent derrière des rochers ; d’autres, qui s’étaient laissé attarder, s’épeurent de se voir seules, se mettent à courir pour reprendre la tête, et, en passant, vous raclent cruellement les jambes avec leur charge.

Cependant la terrible falaise Persique, toujours devant nous, s’est dédoublée en s’approchant ; elle se détaille, elle nous montre plusieurs étages superposés ; et la première assise, nous allons bientôt l’atteindre.

Plus moyen ici de cheminer tranquille en rêvant, ce qui est le charme des déserts unis et monotones ; dans cet horrible chaos de pierres blanches, où l’on se sent perdu, il faut constamment veiller à son cheval, veiller aux mules, veiller à toutes choses ; — veiller, veiller quand même, alors qu’un irrésistible sommeil commence à vous fermer les yeux. Cela devient une vraie angoisse, de lutter contre cette torpeur soudaine qui vous envahit les bras, vous rend les mains molles pour tenir la bride et vous embrouille les idées. On essaie de tous les moyens, changer de position, allonger les jambes, ou les croiser devant le pommeau, à la manière des Bédouins sur leurs méharis. On essaie de mettre pied à terre, — mais alors les cailloux pointus vous blessent dans cette marche accélérée, et le cheval s’échappe, et on est distancé, au milieu de la grande solitude blanche où à peine se voit-on les uns les autres, parmi ce pêle-mêle de rochers : coûte que coûte, il faut rester en selle…

L’heure de minuit nous trouve au pied même de la chaîne Persique, effroyable à regarder d’en bas et de si près ; muraille droite, d’un brun noir, dont la lune accuse durement les plis, les trous, les cavernes, toute l’immobile et colossale tourmente. De ces amas de roches silencieuses et mortes, nous vient une plus lourde chaleur, qu’elles ont prise au soleil pendant le jour, — ou bien qu’elles tirent du grand feu souterrain où les volcans s’alimentent, car elles sentent le soufre, la fournaise et l’enfer.

Une heure, deux heures, trois heures durant, nous nous traînons au pied de la falaise géante, qui encombre la moitié du ciel au-dessus de nos têtes ; elle continue de se dresser brune et rougeâtre devant ces plaines de pierres blanches ; l’odeur de soufre, d’œuf pourri qu’elle exhale devient odieuse lorsqu’on passe devant ses grandes fissures, devant ses grands trous béants qui ont l’air de plonger jusqu’aux entrailles de la terre. Dans un infini de silence, où semblent se perdre, s’éteindre les piétinements de notre humble caravane et les longs cris à bouche fermée de nos muletiers, nous nous traînons toujours, par les ravins et les fondrières de ce désert pâle. Il y a çà et là des groupements de formes noires, dont la lune projette l’ombre sur la blancheur des pierres ; on dirait des bêtes ou des hommes postés pour nous guetter ; mais ce ne sont que des broussailles, lorsqu’on s’approche, des arbustes tordus et rabougris. Il fait chaud comme s’il y avait des brasiers partout ; on étouffe, et on a soif. Parfois on entend bouillonner de l’eau, dans les rochers de l’infernale muraille, et en effet des torrents en jaillissent, qu’il faut passer à gué ; mais c’est une eau tiède, pestilentielle, qui est blanchâtre sous la lune, et qui répand une irrespirable puanteur sulfureuse. — Il doit y avoir d’immenses richesses métallurgiques, encore inexploitées et inconnues, dans ces montagnes.

Souvent on se figure distinguer là-bas les palmiers de l’oasis désirée, — qui cette fois s’appellera Daliki, — et où l’on pourra enfin boire et s’étendre. Mais non ; encore les tristes broussailles, et rien d’autre. On est vaincu, on dort en cheminant, on n’a plus le courage de veiller à rien, on s’en remet à l’instinct des bêtes et au hasard…

Cette fois, cependant, nous ne nous trompons pas, c’est bien l’oasis : ces masses sombres ne peuvent être que des rideaux de palmiers ; ces petits carrés blancs, les maisons du village. Et pour nous affirmer la réalité de ces choses encore lointaines, pour nous chanter l’accueil, voici les aboiements des chiens de garde, qui ont déjà flairé notre approche, voici l’aubade claire des coqs, dans le grand silence de trois heures du matin.

Bientôt nous sommes dans les petits chemins du village, parmi les tiges des dattiers magnifiques, et devant nous s’ouvre enfin la lourde porte du caravansérail, où nous nous engouffrons pêle-mêle, comme dans un asile délicieux.


Jeudi, 19 avril.

Je ne sais pas bien si je suis éveillé ou si je dors… J’ai depuis un moment l’impression mal définie d’être au milieu d’oiseaux qui chantent, qui volent si près de moi que je sens, quand ils passent, le vent de leurs plumes… En effet, ce sont des hirondelles empressées, qui ont des nids remplis de petits, contre les solives de mon plafond bas ! Si j’allongeais la main, je les toucherais presque. Par mes fenêtres, — qui n’ont ni vitres ni auvents pour les fermer, — elles vont, elles viennent avec des cris joyeux ; et le soleil se lève ! Je me souviens maintenant : je suis dans l’oasis de Daliki, j’occupe la chambrette d’honneur du caravansérail ; hier au soir on m’a fait monter, par un escalier extérieur, dans ce petit logis où il n’y avait rien, que des murailles de terre, blanchies à la chaux, et où mes Persans, Yousouf et Yakoub, se dépêchaient à monter nos lits de sangles, à étendre nos tapis, tandis que nous attendions, mon serviteur et moi, anéantis de sommeil, et buvant avidement de l’eau fraîche à même une buire…

La chaleur est déjà moins lourde ici qu’au bord du terrible golfe, et il fait si radieusement beau ! Ma chambre, la seule du village qui ne soit pas au rez-de-chaussée et qui domine un peu ses entours, est ouverte aux quatre vents par ses quatre petites fenêtres. Je suis au milieu des dattiers, frais et verts, sous un ciel matinal bleu de lin, avec semis de très légers nuages en coton blanc. D’un côté, quelque chose de sombre et de gigantesque, quelque chose de brun et de rouge, s’élève si haut qu’il faut mettre la tête dehors et regarder en l’air pour le voir finir : la grande chaîne de l’Iran, qui est là très proche, et presque surplombante. De l’autre, c’est le village, avec un peu de désert aperçu au loin, entre les tiges fines et pareilles de tous ces palmiers. Les coqs chantent, avec les hirondelles. Les maisonnettes en terre battue ont des portes ogivales, d’un pur dessin arabe, et des toits plats, en terrasse, sur lesquels l’herbe pousse comme dans les champs. Les belles filles de l’oasis sortent, non voilées, pour faire en plein air leur toilette, s’asseyent sur quelque pierre devant leur demeure et se mettent à peigner en bandeaux leur chevelure noire. On entend battre les métiers des tisserands. Comme le lieu est très fréquenté, et comme c’est l’heure de l’arrivée de ces caravanes de marchandises, qui cheminent lentement chaque nuit sur les routes, voici que l’on commence d’entendre aussi de tous côtés les sonnailles des mules, qui se hâtent vers le caravansérail, et le beuglement à bouche fermée des muletiers, qui arrivent vaillants et allègres, le haut bonnet noir des Persans mis très en arrière sur leur tête fine et brune.

Dans l’après-midi, longs débats encore avec mon tcharvadar. À Bouchir, j’avais résolu, d’après la carte, de doubler l’étape de ce soir, et il avait refusé, s’était fâché, n’avait cédé qu’à des menaces, après avoir fait mine de partir sans signer le contrat. Aujourd’hui, en présence de l’état des chemins, je préfère ne marcher que six heures, ainsi qu’il l’exigeait d’abord, de façon à coucher en un village appelé Konor-Takté ; — et, à présent, c’est lui qui ne veut plus.

Cependant lorsque je finis par dire, à bout de patience : « Du reste, ce sera comme ça, parce que je le veux, la discussion est close ! » sa jolie figure de camée se détend tout à coup et il sourit : « Alors, puisque tu dis je veux, je n’ai qu’à répondre soit. »

Il discutait pour discuter, pour passer le temps, rien de plus.

Six heures du soir. Arrivent mes trois nouveaux cavaliers d’escorte, fournis par le chef d’ici ; ils ont de belles robes en coton à fleurs, et des fusils du très vieux temps. Pour la première fois depuis le départ, ma caravane s’organise en plein jour, aux derniers feux rougissants du soleil. Et nous sortons tranquillement de l’oasis, où, sous les hauts palmiers, au bord des ruisseaux clairs, quantité de femmes, presque toutes jolies, sont assises avec des petits enfants, pour la flânerie mélancolique du soir.

Aussitôt commencent les solitudes de sables et de pierrailles. La longue falaise Persique, où nous allons enfin nous engager cette nuit, se déploie à perte de vue, jusqu’au fond de notre horizon vide ; on la dirait peinte à plaisir de nuances excessives et heurtées ; des jaunes orangés ou des jaunes verdâtres y alternent, par zébrures étranges, avec des bruns rouges, que le soleil couchant exagère jusqu’à l’impossible et l’effroyable ; dans les lointains ensuite, tout cela se fond, pour tourner au violet splendide, couleur robe d’évêque. Comme la nuit dernière, il sent le soufre et la fournaise, ce colossal rempart de l’Iran ; on a l’impression qu’il est saturé de sels toxiques, de substances hostiles à la vie ; il prend des colorations de chose empoisonnée, et il affecte des formes à faire peur. De plus, il se détache sur un fond sinistre, car la moitié du ciel est noire, d’un noir de cataclysme ou de déluge : encore un de ces faux orages qui, dans ce pays, montent avec des airs de vouloir tout anéantir, mais qui s’évanouissent on ne sait comment, sans donner jamais une goutte d’eau… Vraiment, quelqu’un n’ayant jamais quitté nos climats et qui, sans préparation, serait amené ici, devant des aspects d’une telle immensité et d’une telle violence, n’échapperait point à l’angoisse de l’inconnu, au sentiment de n’être plus sur terre, ou à la terreur d’une fin de monde…

Le désert ondulé, dans lequel nous cheminions depuis deux jours, suit une pente ascendante jusqu’au pied de ces montagnes, qui semblent à présent sur nos têtes ; son déploiement blanc, du point où nous sommes, est déjà en contre-bas par rapport à nous ; il se déroule infini à nos yeux, détaché en pâle sur le ciel terrible, et deux ou trois lointaines oasis y font des taches trop vertes, d’un vert cru d’aquarelle chinoise. Si désolé qu’il soit, ce désert auquel nous allons dire adieu, combien cependant il nous paraît hospitalier, facile, en comparaison de cette falaise qui se dresse là, mystérieuse et menaçante sous les nuages noirs, comme ne voulant pas être pénétrée !

À l’heure où le disque ensanglanté du soleil plonge derrière l’horizon des plaines, une grande coupure d’ombre s’ouvre presque soudainement devant nous dans la muraille Persique, entre des parois verticales de deux ou trois cents mètres de haut.

Nous entrons là. Un brusque crépuscule descend sur nous, tombe des rochers surplombants, comme ferait un voile dont nous serions tout à coup enveloppés. Le silence, la sonorité augmentent en même temps que l’odeur de soufre. Et les étoiles, que l’on ne distinguait pas avant, apparaissent aussitôt, comme vues du fond d’un puits et allumées toutes à la fois, au clair zénith que n’ont pas encore atteint les nuées d’orage.

Une heure durant, jusqu’à nuit close, nous nous enfonçons, d’un pénible effort, dans le pays des horreurs géologiques, dans le chaos des pierres follement tourmentées ; toujours nous suivons la même coupure, le même gouffre, qui continue de s’ouvrir dans les flancs profonds de la montagne, comme une sorte de couloir sinueux et sans fin. Il y a des trous, des éboulis ; des montées raides, et puis des descentes soudaines, avec des tournants sur des précipices. Au milieu de tout cela, le passage séculaire des caravanes a creusé de vagues sentes, dont nos bêtes, malgré l’obscurité, ne perdent pas la trace. De temps à autre, on s’appelle, on se compte, les cavaliers de Daliki et nous-mêmes ; on resserre les rangs et on s’arrête pour souffler. Dans les ténèbres des alentours, on entend bruire des eaux souterraines, gronder des torrents, tomber des cascades. Il fait une température d’étuve, de four, dans ces gorges où l’on est de tous côtés surplombé par des amoncellements de pierres chaudes, et on suffoque parfois à respirer l’odeur des soufrières. Il y a de plus dangereux passages, où ce sont comme des lamelles en granit, comme des séries de tables mises debout, à moitié sorties du sol, laissant des intervalles étroits et profonds où la jambe d’une mule, si elle s’y enfonçait par malheur, serait prise comme au piège. Et il faut faire route là-dessus, dans l’obscurité.

Une heure de repos relatif, à cheminer sur un sol blanchâtre, le long d’une rivière endormie… Sinistre rivière, qui ne connaît ni les arbres, ni les roseaux, ni les fleurs, mais qui se traîne là, clandestine et comme maudite, si encaissée que jamais le soleil ne doit y descendre. Elle reflète à cette heure un étroit lambeau de ciel avec quelques étoiles, entre les images renversées des grandes cimes noires.

Et maintenant, voici le passage qui se ferme devant nous, voici la vallée qui nous est absolument close par une muraille verticale de trois à quatre cents mètres de haut…

Allons, nous nous sommes fourvoyés, c’est évident ; nous n’avons plus qu’à revenir sur nos pas… Et il est fou, pour sûr, mon tcharvadar, qui fait mine de vouloir grimper là, qui pousse son cheval dans une espèce d’escalier pour chèvres, en prétendant que c’est le chemin !…

Ici, mes trois cavaliers d’escorte viennent me saluer fort gracieusement et prendre congé. Ils n’iront pas plus loin, car, disent-ils, ce serait sortir des limites de leur territoire. Je m’en doutais, qu’ils me lâcheraient comme ceux d’hier. Menaces ou promesses, rien n’y fait ; ils s’en retournent, et nous sommes livrés à nous-mêmes.

Or, c’est bien le chemin en effet, cet escalier inimaginable ; il faut se décider à le croire, puisqu’ils l’affirment tous. C’est bien, paraît-il, la seule voie qui conduise là-haut, à cette mystérieuse et inaccessible Chiraz, où, après trois nuits encore de laborieuse marche, nous nous reposerons peut-être enfin, dans l’air salubre et rafraîchi des sommets. C’est la grande route du Golfe Persique à Ispahan !…

Un homme dans son bon sens, ayant nos idées européennes sur les routes et les voyages, et à qui l’on montrerait cette petite troupe de chevaux et de mules entreprenant de s’accrocher, de grimper quand même au flanc vertical d’une telle montagne, croirait assister à quelque fantastique chevauchée vers le Brocken, pour le Sabbat.

Cela dure un peu plus de deux pénibles heures, cette escalade à se rompre les os. Rien que pour se tenir en selle, on a une incessante gymnastique à faire ; nos bêtes constamment tout debout, — et d’ailleurs merveilleuses d’instinct et de prudence, — tâtent dans l’obscurité avec leurs pieds de devant, tâtent plus haut que leur figure, cherchent une saillie où se cramponner comme si elles avaient des griffes, et puis se hissent d’un souple effort de reins. Et ainsi de suite, chaque minute nous élevant davantage au-dessus de l’abîme qui se creuse. Les espèces de sentes que nous suivons montent en zigzags très courts, à tournants brusques ; nous sommes donc directement les uns au-dessus des autres, plaqués tous contre l’abrupte paroi, et, si l’un des premiers s’en détachait pour dévaler dans le gouffre, il entraînerait les suivants, on serait précipités plusieurs ensemble. Avec tous ces cailloux qui s’arrachent sous nos pas, pour descendre en cascades, en avalanches de plus en plus longues, à mesure que le vide en bas se fait plus profond ; avec tous ces sabots ferrés qui écorchent la pierre, qui glissent et se rattrapent, nous menons grand bruit au milieu des solennels silences ; s’il y a des brigands aux aguets dans ce pays, ils doivent de très loin nous entendre. Je fais passer devant mon serviteur français, dont la vie m’est confiée, pour au moins être sûr, tant que j’apercevrai sa silhouette, qu’il n’a pas été précipité avec son cheval, derrière moi, dans les vallées d’en dessous. Parfois, une mule de charge chancelle et s’abat ; nos gens alors jettent de longs cris d’alarme et de sauve-qui-peut : si elle allait rouler sur la pente, en fauchant au passage celles qui sont derrière, l’avalanche alors, qui se formerait, serait composée de nous-mêmes, de nos muletiers et de toutes nos bêtes…

Ces sentes, dont il ne faut pas s’écarter, ont été creusées au cours des siècles par les caravanes nocturnes ; elles sont si étroites qu’on y est comme emboîté dans une glissière, entre des rochers qui des deux côtés vous pressent, vous raclent les genoux. D’autres fois, il n’y a plus le moindre rebord à l’escalier terrible, et alors on aime mieux ne pas regarder, car des gouffres intensément obscurs s’ouvrent presque sous nos pieds, des gouffres dont le fond est à présent si lointain qu’on dirait le vide même. À mesure que nous montons, les aspects se déforment et changent, à la lueur incertaine des étoiles ; il y a des cirques gigantesques, aux flancs éboulés ; il y de grandes pierres qui surplombent, imprécises dans la nuit, toutes penchées et menaçantes. De temps à autre, une odeur cadavérique emplit l’air brûlant et lourd, tandis qu’une masse gisante obstrue le passage : cheval ou mule de quelque précédente caravane, qui s’est cassé les reins et qu’on a laissé là pourrir ; il faut l’enjamber ou bien tenter un périlleux détour.

Vers la fin de nos deux heures d’épreuve, une clarté commence d’envahir le ciel oriental : la lune, Dieu merci ! va se lever et nous sauvera de ces ténèbres.


Et comment dire la délivrance d’être en haut tout à coup, d’être au grand calme soudain, sur un sol libre et facile ! En même temps qu’on échappe au vertige des abîmes, au danger des chutes dans le vide noir, on sort de l’étouffement des vallées de pierre, on respire un air plus pur, d’une fraîcheur exquise. On est en plaine, — une plaine suspendue à mille ou douze cents mètres d’altitude, — et, au lieu du désert comme en bas, voici la campagne fleurie, les champs de blé, les foins qui sentent bon. La lune, qui s’est levée, nous montre partout des pavots et des pâquerettes. Par des chemins larges, on va paisiblement, sur la terre douce et sur les herbes, escorté d’une nuée de lucioles, comme si on passait au milieu d’inoffensives étincelles.

Nous sommes ici au premier étage, à la première terrasse de la Perse, et, quand nous aurons franchi une seconde muraille de montagnes qui se découpe là-bas contre le ciel, nous serons enfin sur les hauts plateaux d’Asie. C’est d’ailleurs un soulagement de se dire qu’il n’y aura pas à redescendre l’effroyable escalier, puisque notre retour aura lieu par les routes plus fréquentées du Nord, par Téhéran et la Mer Caspienne.

Des sonnailles, des carillons de mules en avant de nous : une autre caravane qui chemine en sens inverse et va nous croiser. On s’arrête, pour se parler, pour se reconnaître sous la belle lune ; et ce nouveau tcharvadar qui se présente appelle le mien par son nom : « Abbas ! » avec un cri de joie. Les deux hommes alors se jettent dans les bras l’un de l’autre et se tiennent longuement enlacés : ce sont les deux frères jumeaux, qui passent leur vie sur les chemins, à guider les caravanes, et qui depuis longtemps, paraît-il, ne s’étaient pas rencontrés.

L’allure, maintenant monotone, et la parfaite sécurité, après tant de saine fatigue, nous poussent d’une façon irrésistible au sommeil ; vraiment nous dormons sur nos chevaux…

Deux heures du matin. Mon tcharvadar m’annonce Konor-Takté, l’étape de cette nuit.

Un village fortifié, dans un bois de palmiers ; les portes du caravansérail, qui s’ouvrent devant nous, puis se referment quand nous sommes passés : tout cela, vaguement aperçu, comme en rêve… Et ensuite, plus rien ; le repos dans l’inconscience…


Jeudi, 20 avril.

Éveillé dans la chambre blanchie à la chaux du caravansérail de Konor-Takté. Une cheminée, témoignant que nous sommes sortis des régions d’éternelle chaleur, et montés dans les pays qui ont un hiver. Au plafond, quantité de petits lézards roses semblent dormir ; d’autres se promènent, inoffensifs et confiants, sur nos couvertures. On entend au dehors des hirondelles qui délirent de joie, comme celles de chez nous à la saison des nids. Par les fenêtres, on voit des arbustes de nos jardins, lauriers-roses et grenadiers en fleurs, et aussi des blés mûrs, des champs pareils aux nôtres. Plus de lourdeurs étouffantes, plus de miasmes de fièvre ni d’essaims de mauvaises mouches ; on se sent presque délivré déjà du golfe maudit, on respire comme dans nos campagnes par les beaux matins de printemps.

Départ à cinq heures du soir, après avoir dormi une partie du jour. Il faut une heure environ pour traverser le plateau pastoral, où la moisson est mûre, où, dans les blés dorés, hommes et femmes, la faucille en main, coupent des épis en gerbe, parmi les coquelicots, les pieds-d’alouette, toutes les fleurs de France, subitement retrouvées à mille mètres d’altitude. Comme toile de fond à cet éden, se dresse vertical le second étage de la muraille Persique, une sorte de clôture haute et sombre, un rempart vers lequel nous nous dirigeons pour l’affronter cette nuit.

Le soleil est déjà bas quand nous nous enfonçons dans l’épaisseur de cette nouvelle muraille, entre des rochers couleur de sanguine et de soufre, par une fissure étroite qui semble une entrée de l’enfer. Et, tout de suite, c’est autour de nous un monde hostile, magnifiquement effroyable, où n’apparaît plus aucune plante, mais où se lèvent partout de grandes pierres aux contours tranchants, teintées de jaune livide ou de brun rouge. Une rivière traverse en bouillonnant cette région d’horreur ; ses eaux laiteuses, saturées de sels, tachées de vert métallique, semblent rouler de l’écume de savon et de l’oxyde de cuivre. On a le sentiment de pénétrer ici dans les arcanes du monde minéral, de surprendre les mystérieuses combinaisons qui précèdent et préparent la vie organique.

Au bord de cette rivière empoisonnée, que nous longeons à l’heure où doit se coucher le soleil, voici un grand et sinistre village, un campement plutôt, un amas de huttes grossières et noirâtres, sans une herbe alentour, ni seulement une mousse verte. Et des femmes, qui sortent de là, s’avancent pour nous regarder, l’air moqueur et agressif, un voile sombre cachant la chevelure, très belles, avec d’insolents yeux peints ; plus brunes que les jolies faucheuses de l’oasis, et d’un type différent… C’est notre première rencontre avec ces nomades, qui vivent par milliers au sud de la Perse, sur les hauts plateaux, insoumis et pillards, rançonnant à main armée les villages sédentaires, assiégeant parfois les villes fortes.

Il est l’heure de la rentrée des troupeaux, et de tous côtés ils se hâtent vers le gîte, ils descendent des zones plus élevées-où sans doute l’on trouve des pâturages ; par différentes coupures dans les grandes roches, nous voyons des peuplades de bœufs ou de chèvres dévaler à pic, couler comme des ruisseaux d’eau noire. Uniformément noir, tout ce bétail des nomades, de même que la couverture de leurs tristes huttes et le vêtement de leurs femmes. Et les bergers, qui rentrent aussi, grands diables farouches et fiers, portent, en plus de la houlette, un fusil à l’épaule, des sabres et des coutelas plein la ceinture. Le long de l’affreuse rivière, au crépuscule, dans une vallée trop étroite et très surplombée, nous croisons tout cela, gens et bêtes, qui jette un moment la confusion dans notre caravane, et une de nos mules de charge, piquée par la corne d’un bœuf, s’abat avec son fardeau.

La nuit nous trouve dans un chaos plus horrible que celui d’hier, plus dangereux parce que c’est un chaos qui se désagrège. Il y a partout des éboulements récents, des cassures fraîches. Et parfois les énormes blocs, qui semblent s’être détachés la veille et arrêtés en pleine chute, surplombent directement nos têtes ; le tcharvadar alors, sans dire un mot, les indique du bout de son doigt levé, et, sous leur menace, nous passons avec plus de lenteur, gardant un instinctif silence.

Nous nous élevons en remontant le cours des ruisseaux, des cascades, qui ont à la longue creusé un lit, ou bien qui ont profité des sentes d’abord tracées par les caravanes ; tout le temps, dans l’obscurité de plus en plus noire, nous entendons l’eau clapoter sous les pieds bruyants de nos bêtes ; et les cris rauques des grenouilles se répondent de place en place. On a beau se suivre de tout près, on se perd constamment de vue les uns les autres, au milieu des monstrueuses pierres.

Nuit d’étoiles ; mais c’est surtout Vénus, étonnamment brillante, qui fidèlement nous jette un peu de clarté. À minuit, nous sommes déjà très haut, et, par de vagues sentiers qui penchent, qui sont glissants comme du verre, nous cheminons au-dessus et tout au bord, tout au ras des gouffres.

Pour finir, nous voici au pied d’une montagne verticale comme celle de la veille, avec les mêmes affreux petits escaliers en zigzags, aux marches branlantes. Nos chevaux tout debout, s’accrochant comme des chèvres, il faut recommencer pendant plus d’une heure la vertigineuse grimpade, l’invraisemblable course au Brocken, à travers la puanteur des mules mortes, échelonnées au flanc de cette muraille.

Comme hier aussi, nous avons la joie de l’arrivée brusque au sommet, la joie de retrouver soudainement une plaine, de la terre et des herbages. Nous venons de gagner encore, depuis l’étape précédente, environ six cents mètres d’altitude, et, pour la première fois depuis le départ, une vraie fraîcheur nous ravit, nous repose délicieusement.

Mais la plaine de ce soir n’est qu’une longue terrasse, au pied d’une troisième assise de montagnes que l’on voit là tout près ; c’est une sorte de balcon, pourrait-on dire, qui n’a guère qu’une demi-lieue de profondeur : quelque ancienne fissure des tourmentes géologiques, peu à peu comblée d’humus, au cours des âges incalculables, et devenue un éden aérien, une petite Arcadie séparée du reste du monde. Nous traversons des champs de pavots, dont les fleurs, ouvertes dans la nuit, ressemblent à de grands calices de soie blanche ; ensuite des blés, que le soleil n’a pas encore mûris comme ceux d’en bas et qui, dans le jour, doivent être magnifiquement verts.

Au bout d’une heure de marche tranquille, des lumières apparaissent parmi des arbres et, dans le lointain, des chiens de garde se mettent à aboyer : c’est Konoridjé, le village où nous finirons la nuit ; on distingue bientôt les beaux dattiers qui l’ombragent, sa petite mosquée, toutes ses terrasses blanches que la lueur des étoiles rend bleuâtres. Il doit y avoir fête nocturne, car on commence d’entendre les tambourins, les flûtes et, de temps à autre, le cri de joie des femmes, qui est strident comme, en Algérie, le cri des Mauresques…

Je ne sais dire quel charme d’Orient et de passé enveloppe ce petit pays très isolé sur terre et empli de vieilles musiques naïves, à cette heure de minuit où nous venons le surprendre sous ses hauts palmiers… Mais mon serviteur, qui est un matelot ignorant les métaphores et n’employant les mots que dans leur sens absolu, m’exprime en ces termes tout simples son ravissement craintif : « Il a un air, ce village,… un air enchanté ! »


Vendredi, 21 avril.

Au radieux lever du jour, concert éperdu d’hirondelles, de moineaux et d’alouettes. Limpidité absolue du ciel et des lointains ; calme paradisiaque, dans le village et dans les champs. On est ici à quinze ou dix-huit cents mètres d’altitude, dans un air si pur que l’on se sent comme retrempé de vie et de jeunesse. Et c’est un enchantement, que de se réveiller et de sortir.

Au-dessus des loges en terre battue, où nos muletiers se sont entassés avec nos bêtes, nous avons dormi dans l’unique chambre haute, — entre des murs de terre aussi, il va sans dire, — et, ce matin, les toits du caravansérail nous font un promenoir, tapissé d’herbe comme une prairie. Sur les terrasses voisines, où l’herbe pousse de même, les hommes sont prosternés à cette heure pour la première prière de la journée ; avec leurs longues robes serrées à la taille, leurs mancherons qui flottent et leurs bonnets comme des tiares, ils ont, dans leurs humbles vêtements, des silhouettes de rois mages. Au delà des vieilles maisons, aux murs épais, aux portes ogivales, on voit les petits lointains de la plaine tranquille et fermée, l’étendue des blés verts, où quelques champs de pavots en fleurs tracent des marbrures blanches, — et toujours, cette chaîne des montagnes de l’Iran qui semble, à mesure que nous montons, grandir, pousser vers le ciel, dresser chaque fois devant nous une assise nouvelle.

Des caravanes arrivent, qui ont cheminé toute la nuit, descendant de Chiraz ou remontant comme nous de Bender-Bouchir ; des sonnailles de mules, de différents côtés, se mêlent à l’aubade des oiseaux. Les bergers mènent vers la montagne des troupeaux de chèvres noires. Dans les chemins du village, des cavaliers galopent, sveltes et moustachus, armés de ces longs fusils d’autrefois qui partent avec une étincelle de silex. La vie est ici comme au temps passé. Il a gardé une immobilité heureuse, ce petit pays perdu, que protègent d’abord les brûlants déserts, ensuite deux ou trois étages de précipices et de farouches montagnes.

Oh ! le repos de cela ! Et le contraste, après l’Inde que nous venons de quitter, après la pauvre Inde profanée et pillée, en grande exploitation manufacturière, où déjà sévit l’affreuse contagion des usines et des ferrailles, où déjà le peuple des villes s’empresse et souffre, au coup de fouet de ces agités messieurs d’Occident, qui portent casque de liège et « complet couleur kaki » !

Sous la belle lumière dorée de cinq heures du soir, nous quittons le village enchanté, pour nous acheminer vers les montagnes du fond, en traversant le plateau paisible et pastoral que l’on dirait fermé de toutes parts.

Au moment où nous nous engageons dans les gorges, qui vont nous mener à un étage plus haut encore, le soleil est couché pour nous, mais les cimes alentour demeurent magnifiquement roses. Et il y a là, pour garder cette entrée, un vieux castel aux murs crénelés, avec des veilleurs en longue robe persane debout sur toutes les tours : on croirait quelque image du temps des croisades.

Le défilé de cette fois est d’un abord moins farouche que ceux des précédentes nuits ; entre des parois tapissées d’arbres, d’herbages et de fleurs, notre chemin monte, pas trop raide ni dangereux.

Et, sans grande peine, nous voici bientôt parvenus à un plateau immense, tout embaumé du parfum des foins. Nous n’avions pas encore rencontré cette vraie fraîcheur que l’on respire là, et qui est, comme chez nous, celle des beaux soirs de mai. Avec cette route, toujours ascendante depuis le départ, c’est comme si l’on s’avançait à pas de géant vers le Nord. Nous en aurons pour quatre heures, à cheminer dans cette plaine suspendue, avant d’arriver à l’étape, et, après les chaos de pierre où il avait fallu se débattre les autres soirs, c’est une surprise d’aller maintenant par de faciles sentiers, parmi les trèfles à fleurs roses et les folles avoines. Cependant, lorsqu’il fait nuit close, le sentiment nous vient peu à peu d’être au milieu d’une bien vaste solitude ; nos campagnes d’Europe n’ont jamais ainsi, durant des lieues, tant d’espace vide ni tant de silence ; — et nous nous souvenons tout à coup que l’endroit est mal famé.

Neuf heures du soir. Instinctivement on assure son revolver : cinq hommes armés de fusils, qui attendaient au bord du chemin assis dans les herbes, viennent de se lever et nous entourent. Ils sont, disent-ils, d’honnêtes veilleurs, envoyés de Kazeroun, le village prochain, pour protéger les gens qui voyagent. Depuis quelque temps, à ce qu’ils nous content, toutes les nuits on dévalise les caravanes, et six muletiers, la nuit dernière, ont été détroussés ici même. Ils vont donc, d’autorité, nous faire escorte pendant deux ou trois lieues.

Cela semble un peu louche, et les étoiles, d’ailleurs, éclairent mal, pour voir leurs visages. Cependant ils ont plutôt l’allure bon enfant ; on accepte de faire route ensemble, eux à pied, nous au petit pas de nos bêtes ; on fume deux à deux à la même cigarette, ce-qui est ici un usage de politesse, et on cause.

Une heure et demie plus tard, cinq autres personnages, pareillement armés et au guet, surgissent de même d’entre les hautes herbes et viennent à nous. Ce sont donc bien des veilleurs, en effet, et nous allons changer d’escorte. Les premiers, après avoir demandé chacun deux crans[1] pour salaire, nous confient aux soins des nouveaux, puis se retirent avec force saluts.

De temps à autre, un ruisseau d’eau vive traverse le semblant de chemin que nous suivons, toujours dans les foins verts ; et alors on s’arrête, on enlève le mors des chevaux ou des mules pour les laisser boire. Il y a des myriades d’étoiles au ciel ; et l’air s’emplit de lucioles, tellement semblables à des étincelles que l’on s’étonne presque, en les voyant partout paraître, de n’entendre pas le crépitement léger du feu.

Vers minuit, marchant à la file au milieu des pavots blancs, qui nous frôlent de leurs grandes fleurs, nous apercevons tout là-bas quelques lumières ; puis voici d’immenses jardins enclos ; c’est enfin Kazeroun. Et nous saluons les premiers peupliers, dont les hautes flèches se détachent, très reconnaissables, sur le ciel nocturne, nous annonçant les zones vraiment tempérées que nous venons enfin d’atteindre.

Les caravansérails, par ici, prennent le nom de jardin ; et, dans cette région édénique de l’éternel beau temps, ce sont des jardins, en effet, que l’on offre aux voyageurs comme lieu de repos.

Une grande porte ogivale nous donne accès dans l’espèce de bocage muré qui sera notre gîte de la nuit ; c’est presque un bois, aux allées droites, dont les beaux arbres sont tous des orangers en fleurs ; on est grisé de parfum dès qu’on entre. Aux premiers plans, des voyageurs de caravane, assis çà et là par groupe sur des tapis, cuisinent leur thé au-dessus d’un feu de branches, et les allées au fond se perdent dans le noir.

L’hôte, cependant, juge que des Européens ne peuvent pas, comme les gens du pays, dormir en plein air sous des orangers, et fait monter nos lits de sangle, au-dessus de la grande ogive d’entrée, dans une chambrette où le sommeil tout de suite nous anéantit.


Samedi, 22 avril.

La chambrette, comme toutes celles des caravansérails, était absolument vide et d’une malpropreté sans nom. Le soleil levant nous révèle ses parois de terre noircies par la fumée, et couvertes d’inscriptions en langue persane ; son plan cher semé d’immondices, épluchures, vieilles salades, plumes et fientes de hiboux. Mais, par les crevasses du toit où l’herbe pousse, par les trous du mur sordide, entrent des rayons d’or, des senteurs d’oranger, des aubades d’hirondelles ; alors, qu’importe le gîte, puisque l’on peut tout de suite descendre, s’évader dans la splendeur ?

En bas, le merveilleux bocage est en pleine gloire du matin, sous le ciel incomparable où vibre la chanson éperdue des alouettes. On respire un air à la fois tiède et vivifiant, d’une suavité exquise. Les grands orangers, au feuillage épais, étendent une ombre d’un noir bleu sur le sol jonché de leurs fleurs. Tous les gens de caravane, qui ont campé cette nuit dans les allées, s’éveillent voluptueusement, étendus encore sur leurs beaux tapis d’Yezd ou de Chiraz ; ils ne repartiront, comme nous-mêmes, qu’à la tombée du soleil ; nous sommes donc appelés à passer l’après-midi ensemble et à lier connaissance, dans cet enclos délicieux et frais qui est l’hôtellerie.

Bientôt arrivent de la ville les marchands de pâtisserie et les bouilleurs de thé ; ils installent à l’ombre leurs samovars, leurs minuscules tasses dorées ; ils préparent les kalyans à long-tuyau, qui sont les narghilés de la Perse et dont la fumée répand un parfum endormeur.

Et, tandis qu’alentour paissent nos chevaux et nos mules, la journée s’écoule, pour nous comme pour nos compagnons de hasard, dans un long repos sous les branches, à fumer, à rêver en demi-sommeil, à s’offrir les uns aux autres, en des tasses toutes petites, ce thé bien sucré qui est le breuvage habituel des Persans. La paix de midi surtout est charmante, sous ces orangers qui maintiennent ici leur crépuscule vert, pendant qu’au dehors le soleil étincelle et brûle, inonde de feu les arides montagnes entre lesquelles Kazeroun est enfermée.

Dans ma petite caravane, nous commençons tous à nous connaître ; mon tcharvadar Abbas et son frère Ali sont devenus mes camarades de kalyan et de causerie ; tout semble de plus en plus facile, le paquetage de chaque soir, l’organisation des partances ; et combien on se fait vite à la saine vie errante, même aux gîtes misérables et toujours changés, où l’on arrive chaque fois, harassés d’une bonne fatigue, au milieu de la nuit noire !…

À quatre heures, nous nous apprêtons à repartir, très tranquillement sous ces orangers. Pour spectateurs de ce départ, deux ou trois personnages qui fument leur kalyan par terre, deux ou trois bébés curieux, d’innombrables et joyeuses hirondelles. À cause des brigands, quatre gardes bien armés, fournis par le chef du pays, chemineront avec nous, et, à la file, nous nous engageons sous l’ogive noire et croulante qui est la porte du jardin charmant.

D’abord il faut traverser Kazeroun, que nous n’avions pas vue hier au soir. Petite ville du temps passé, qui persiste immuable, au milieu de ses peupliers et de ses palmiers verts. À l’entrée, des enfants, parmi les hautes herbes fleuries, — des tout petits garçons qui portent déjà de longues robes comme les hommes et de hauts bonnets noirs, — jouent avec des chevreaux, se roulent dans les folles avoines et les marguerites. Quelques coupoles d’humbles mosquées blanches. Des maisons très fermées, dont les toits en terrasse sont garnis d’herbes et de fleurs comme des prairies. Des jardins surtout, des bocages d’orangers, enclos de grands murs jaloux, avec de vieilles portes ogivales. Il y a de beaux cavaliers en armes qui caracolent dans les chemins. Mais les femmes sont de mystérieux fantômes en deuil ; le voile noir, qui ensevelit leur visage et leur corps, laisse à peine paraître le pantalon bouffant, toujours vert ou jaune, et les bas de même couleur, souvent bien tirés sur des chevilles délicates. Nous n’étions habitués jusqu’ici qu’aux paysannes, qui vont à visage découvert ; c’est la première fois que nous arrivons dans une ville, pour rencontrer des citadines un peu élégantes.

Il est encore sur terre des lieux ignorant la vapeur, les usines, les fumées, les empressements, la ferraille. Et, de tous ces recoins du monde, épargnés par le fléau du progrès, c’est la Perse qui renferme les plus adorables, à nos yeux d’Européens, parce que les arbres, les plantes, les oiseaux et le printemps y paraissent tels que chez nous ; on s’y sent à peine dépaysé, mais plutôt revenu en arrière, dans le recul des âges.

Après les derniers vergers de Kazeroun, nous cheminons deux heures en silence, à travers une plaine admirable de fertilité et de fraîcheur ; des orges, des blés, des pâturages, qui font songer à la « Terre Promise » ; une odeur de foins et d’aromates, qui embaume l’air du soir…

Nous oublions l’altitude à laquelle nous sommes, quand des abîmes s’ouvrent brusquement à notre droite : une autre vaste plaine, très en contre-bas de nous, avec un beau lac de saphir bleu, le tout enfermé entre des montagnes moins terribles que celles des précédents jours, et rappelant nos Pyrénées dans leurs parties restées les plus sauvages.

C’est le lac où finit de se perdre la rivière d’Ispahan ; comme pour isoler davantage la cité des vieilles magnificences, la rivière qui y passe ne se rend à aucun fleuve, à aucun estuaire, mais vient se jeter dans cette nappe d’eau sans issue, aux abords inhabités.

Ce lac et cette plaine, nous les dominons de très haut, bien qu’ils soient déjà sans doute à près de deux mille mètres au-dessus de la surface des mers. Et un étrange grouillement noirâtre s’indique là partout dans les herbages ; l’agitation d’une nuée d’insectes, dirait-on d’abord, des hauteurs où notre petite caravane passe ; mais ce sont des nomades, assemblés là par légions, pêle-mêle avec leur bétail. Vêtements noirs, comme toujours, tentes noires et troupeaux noirs ; milliers de moutons et de chèvres, dont la laine sert à tisser les tapis de la Perse, ses innombrables couvertures, sacs, bissacs et objets de campement. Chaque année, en avril, s’opère une immense migration de toutes les tribus errantes, vers les hauts plateaux herbeux du Nord, et, en automne, elles redescendent dans les parages du Golfe Persique. Leur mouvement d’ensemble est commencé ; mon tcharvadar m’annonce que leur avant-garde nous précède dans les gorges qui montent à Chiraz, et qu’il faut nous attendre demain à passer au milieu d’eux : mauvaises gens, d’ailleurs, et mauvaises rencontres à faire.

À la tombée de la nuit, nous devons nous engager à nouveau dans les montagnes, pour nous élever de six ou huit cents mètres encore jusqu’à l’étape prochaine. D’en bas, de la plaine envahie ce soir par tant de bêtes brouteuses, tant de farouches bergers, une clameur de vie intense et primitive commence de monter vers nous ; on entend bêler, beugler, hennir ; les chiens de garde jettent de longs aboiements ; les hommes aussi lancent des appels, ou simplement donnent de la voix sans but, par exubérance, comme les animaux crient. Et l’air, de plus en plus sonore à mesure que le crépuscule nous enveloppe, s’emplit de la symphonie terrible.

Des flambées de branches s’allument partout, dans les lointains, aux bivouacs des nomades, nous révélant des présences humaines où l’on n’en soupçonnait pas, dans toutes les gorges, sur tous les plateaux. Nous passons en plein dans l’orbite des tribus errantes. Et, quand nous jetons un dernier coup d’œil au-dessous de nous, sur la plaine et le lac assombris, on y voit maintenant briller des feux par myriades, donnant l’illusion d’une ville au déploiement sans fin.

Mais, dès que nous entrons pour tout de bon dans le défilé obscur, plus de lumières, plus de bruits de voix, plus rien : les nomades n’y sont pas encore, et l’habituelle solitude est retrouvée. Au-dessus de nos têtes, d’étranges rochers criblés de trous ressemblent dans l’ombre à des efflorescences de pierres, à des madrépores, à de colossales éponges noires. Et, pendant deux heures, il faut recommencer l’effarante gymnastique des nuits d’avant, la montée presque verticale au milieu des roches croulantes, nos chevaux et nos mules tout debout dans des escaliers au-dessus des gouffres ; il faut réentendre, sur les cailloux qui s’arrachent, le crissement des sabots affolés cherchant à se cramponner à toutes les saillies solides, — et subir l’incessante secousse, le continuel « temps de rein » de la bête qui s’enlève à la force des pieds de devant, dans la frayeur de glisser, de rouler jusqu’en bas, en avalanche, au fond de l’abîme.

À dix heures enfin, nous avons trêve, à l’entrée d’une vallée d’herbages, en pente adoucie. Et voici un petit fort carré, dans lequel une lumière brille. C’est un poste de soldats veilleurs, contre les brigands et les nomades. On fait halte et l’on entre, d’autant plus qu’il faut ici changer d’escorte, laisser nos quatre hommes pris à Kazeroun, les remplacer par quatre autres plus reposés et alertes.

On menait joyeuse veillée, à l’intérieur de ce fort perdu ; autour du samovar bouillant, on fumait, on chantait des chansons ; et on nous offre aussitôt du thé, dans des tasses minuscules. Il y avait là trois voyageurs, cavaliers à longs fusils, se rendant comme nous à Chiraz ; ils nous proposent d’aller de compagnie, et nous repartons en cavalcade nombreuse.

Après l’affreux chaos dont nous sortons à peine, cela repose presque voluptueusement de cheminer dans cette vallée nouvelle, sur un terrain uni, feutré de fleurs et de mousses. Par une pente légèrement ascendante, on dirait que l’on s’en va vers quelque palais enchanté, tant la route est exquise, au grand calme du milieu de la nuit. C’est comme une avenue très arrangée, pour des promenades de princesses de féerie ; une interminable avenue, entre des parois tapissées de fleurs à profusion. Il y a aussi beaucoup d’arbres qui, dans l’obscurité, ressemblent à nos chênes ; des arbres tout à fait énormes, qui doivent vivre là depuis des siècles ; mais ils sont clairsemés discrètement sur les pelouses, ou bien ils se groupent en bosquets, avec un art supérieur. On n’entend plus marcher la caravane, sur ces épais tapis verts. De-ci, de-là, du haut des branches, les chouettes nous envoient quelque petite note isolée, que l’on dirait sortie d’une flûte de roseau. Il fait frais, de plus en plus frais, presque trop pour nous qui arrivons à peine des régions torrides d’en bas, mais cela réveille et cela vivifie. Et des arbustes, tout fleuris en touffes blanches, laissent dans l’air des traînées de parfum. Il y a grande fête silencieuse d’étoiles au-dessus de tout cela, grand luxe de scintillements. Et bientôt commence une pluie de météores ; sans doute parce que nous sommes ici plus près du ciel, ils sont plus lumineux qu’ailleurs ; ils font comme des petits éclairs, ils laissent des sillages qui persistent, et parfois on croit entendre un bruit de fusée quand ils passent.

De tant de lieux traversés en pleine naît, et que jamais on ne revoit le lendemain, que jamais on ne peut vérifier à la clarté du jour, pas un ne ressemblait à celui-ci ; nous n’avions point rencontré encore cette sorte de paix, cette forme de mystère… La majesté de ces grands arbres que n’agite aucun souffle, cette vallée qui ne finit pas, cette transparence bleuâtre des ténèbres, peu à peu suggèrent à l’imagination un rêve du paganisme grec : le séjour des Ombres bienheureuses devait être ainsi ; à mesure que l’heure passe, les Champs Élyséens s’évoquent de plus en plus, les bocages souverainement tranquilles où dialoguaient les morts…

Mais, à minuit, le charme brusquement tombe ; une nouvelle tourmente de rochers nous barre le chemin ; une petite lumière, qui s’aperçoit à peine tout en haut, indique le caravansérail qu’il s’agit d’atteindre, et il faut recommencer une folle grimpade, au milieu du fracas des pierres qui s’écrasent, se désagrègent et roulent ; il faut endurer encore toutes les secousses, tous les heurts sur nos bêtes infatigables, qui butent à chaque pas, glissent parfois des quatre pieds ensemble, mais en somme ne tombent guère.

Monter, toujours monter ! Depuis le départ, nous avons dû, par intervalles, redescendre aussi, sans nous en apercevoir, car, autrement, nous serions bien à cinq ou six mille mètres d’altitude, et j’estime que nous sommes à trois mille au plus.

Le gîte, cette nuit, s’appelle Myan-Kotal ; ce n’est point un village, mais, une forteresse, perchée en nid d’aigle sur les cimes au milieu des solitudes ; pour les voyageurs et leurs montures, un abri solide contre les brigands, entre d’épaisses murailles, mais rien de plus.

Dans l’enceinte crénelée, où nous pénétrons par une porte qui aussitôt se referme, chevaux, mulets, chameaux, sacs de caravane, gisent confondus, à tout touche. Et, de ces niches en terre battue qui sont les chambres des caravansérails, une seule reste libre ; cette fois il faudra dormir avec nos gens ; pas même la place d’y dresser nos lits de sangle ; d’ailleurs, ça nous est égal, mais vite nous allonger n’importe où ; un ballot sous la tête, une couverture, car l’air est glacé, et pêle-mêle, avec Ali, avec Abbas, avec nos domestiques persans, dans une promiscuité complète, tous fauchés à la même minute par un invincible sommeil, sans en chercher plus, nous perdons conscience de vivre…


Lundi, 23 avril.

Au fond de l’espèce de petite grotte informe, basse et noircie de fumée, où nous gisons comme des morts, les rayons du soleil filtrent depuis longtemps par des trous et des lézardes, sans qu’un seul de nous ait encore bougé. Confusément nous avons entendu des bruits déjà très familiers : dans la cour, le remuement des matineuses caravanes, les longs cris à bouche fermée des conducteurs de mules ; et, sur les murs, la grande aubade des hirondelles, — chantée cette fois, il est vrai, avec une exaltation inusitée par d’innombrables petites gorges en délire. Cependant nous restons là inertes, une torpeur nous clouant sur le sol, aux places mêmes où, hier au soir, nous étions tombés.

Mais, quand nous quittons l’ombre de notre tanière, le premier regard jeté au dehors est pour nous causer stupeur et vertige ; arrivés en pleine nuit, nous n’avions soupçonné rien de pareil ; les aéronautes, qui s’éveillent au matin après une ascension nocturne, doivent éprouver de ces surprises trop magnifiques et presque terrifiantes.

Autour de nous, plus rien pour masquer à nos yeux le déploiement infini des choses ; d’un seul coup d’œil, ici, nous prenons soudainement conscience de l’extrême hauteur où nous a conduits notre marche ascendante, à travers tant de défilés et tant de gouffres, et durant tant de soirs ; nous avions dormi dans un nid d’aigles, car nous dominons la Terre. Sous nos pieds, dévale un chaos de sommets, — qui furent jadis courbés tous dans le même sens par l’effort des tempêtes cosmiques. Une lumière incisive, absolue, terrible, descend du ciel qui ne s’était jamais révélé si profond ; elle baigne toute cette tourmente de montagnes inclinées ; avec la même précision jusqu’aux dernières limites de la vue, elle détaille les roches, les gigantesques crêtes. Vus ensemble et de si haut, tous ces alignements de cimes, tranchantes et comme couchées par le vent, ont l’air de fuir dans une même direction, imitent une houle colossale soulevée sur un océan de pierre, et cela simule si bien le mouvement que l’on est presque dérouté par tant d’immobilité et de silence. — Mais il y a des cent et des cent mille ans que cette tempête est finie, s’est figée, et ne fait plus de bruit. — D’ailleurs, rien de vivant ne s’indique nulle part ; aucune trace humaine, aucune apparence de forêt ni de verdure ; les rochers sont seuls et souverains ; nous planons sur de la mort, mais de la mort lumineuse et splendide…

La forteresse, maintenant, est tranquille et presque déserte, les autres caravanes parties. Dans un coin de la cour murée, où ne gisent plus que nos harnais et nos bagages, deux personnages en longue robe, les gardiens du lieu, fument leur kalyan, les yeux à terre et sans mot dire, indifférents à ces aspects d’immensité qu’ils ne savent plus voir. N’étaient les hirondelles qui chantent, on n’entendrait rien, au milieu du grand vide sonore.

Tout est solide, rude et fruste, dans ce caravansérail aérien ; les murailles délabrées ont cinq ou six pieds d’épaisseur ; les vieilles portes disjointes, bardées de fer, avec des verrous gros comme des bras, racontent des sièges et des défenses. — De plus, c’est ici une étonnante ville d’hirondelles : le long de tous les toits, de toutes les corniches, les nids s’alignent en rangs multiples, formant comme de vraies petites rues ; des nids très clos, avec seulement une porte minuscule. Et, comme c’est la saison de réparer, de pondre, les petites bêtes s’agitent, très en affaires, chacune rapportant quelque chose au logis, et rentrant sans se tromper, tout droit, dans sa propre maison, — qui n’est pourtant pas numérotée.

L’heure toujours morne de midi nous attire de farouches compagnons, cavaliers très armés, voyageurs qui en passant s’arrêtent à la forteresse, pour un moment de repos et de fumerie à l’ombre. Tout près de nous, sous des ogives de pierre, ils s’installent avec force saluts courtois. Bonnets noirs et barbes noires ; sombres figures assyriennes, hâlées par le vent des montagnes ; longues robes bleues, retenues aux reins par une ceinture de cartouches. Ils sentent la bête fauve et la menthe du désert. Pour s’asseoir ou s’étendre, ils ont de merveilleux tapis, qui étaient pliés sous la selle de leurs chevaux ; ce sont les femmes, nous disent-ils, qui savent ainsi teindre et tisser la laine, — dans cette Chiraz très haut montée, presque un peu fantastique, où nous entrerons sans doute enfin demain soir… Et bientôt la fumée endormeuse des kalyans nous enveloppe, s’élève dans l’air vif et pur des sommets. Au milieu de la cour, dans le carré vide que le soleil inonde, il y a l’incessant tourbillon des hirondelles, dont les petites ombres rapides tracent des hiéroglyphes par milliers sur la blancheur du sol. Tandis qu’au-dessous de nous, c’est toujours le vertige des cimes, la gigantesque houle pétrifiée, que l’on dirait encore en mouvement, qui a l’air de passer et de fuir…

À quatre heures, nous devions nous remettre en route ; mais où donc est Abbas ? Il était allé chercher nos bêtes, qui broutaient parmi les rochers d’alentour, et il ne reparaît plus. Alors on s’émeut ; tous mes gens, dans diverses directions, se mettent à battre la montagne ; bientôt leurs cris, leurs longs cris chantants qui se répondent, troublent le silence habituel des sommets. Enfin on le retrouve, cet Abbas qui était perdu ; il revient de loin, ramenant une mule échappée. Pour quatre heures et demie, le départ va pouvoir s’organiser.

J’avais demandé les trois soldats d’escorte que j’ai le droit, d’après l’ordre du gouverneur de Bouchir, de réquisitionner sur mon passage ; mais, comme il n’y en a pas dans le pays, j’ai accepté, pour en tenir lieu, trois pâtres d’alentour, et voici qu’on me les présente : figures sauvages, cheveux épars sur les épaules, types accomplis de brigands ; robes loqueteuses en vieilles étoffes d’un archaïsme adorable ; longs fusils à pierre, où pend un jeu d’amulettes ; à la ceinture, tout un arsenal de coutelas.

Et nous partons à la file, sur des éboulis, par des sentiers à se rompre le cou, en la compagnie obstinée d’un troupeau de buffles dont les cornes tout le temps nous frôlent. Dans l’absolue pureté de l’espace, les derniers lointains se détaillent ; l’énorme tourmente des monts et des abîmes se révèle entière à nous, s’étale docilement sous nos regards. Çà et là, dans les replis des grandes lames géologiques, un peu roses au soleil du soir, dorment des nappes admirablement bleues qui sont des lacs. Nous dominons tout ; nos yeux s’emplissent d’immensité comme ceux des aigles qui planent ; nos poitrines s’élargissent pour aspirer plus d’air vierge.

Vers l’heure du couchant, étant descendus d’environ cinq cents mètres, nous nous trouvons en vue tout à coup d’un plateau herbeux, vaste et uni comme une petite mer, entre des chaînes de montagnes verticales qui l’enferment dans leurs murailles. L’herbe, si verte, y est criblée de points noirs, comme si des nuées de mouches étaient venues s’y abattre : les nomades ! Leur clameur commence de monter jusqu’à nous. Ils sont là par milliers, avec d’innombrables tentes noires, d’innombrables troupeaux de buffles noirs, de bœufs noirs, de chèvres noires. Et nous devrons passer au milieu d’eux.

Nous mettons une heure et demie à traverser péniblement cette plaine, où les pieds de nos bêtes s’enfoncent dans la terre molle et grasse. L’herbe est épaisse, plantureuse ; le sol traître, coupé de flaques d’eau et de marécages. Les nomades ne cessent de nous entourer, les femmes s’attroupant pour nous voir, les jeunes hommes venant caracoler à nos côtés sur des chevaux qui ont l’air de bêtes sauvages.

Si riche que soit ce tapis vert, étendu magnifiquement partout, comment suffit-il à nourrir tant et tant de parasites, qui ne vivent que de lui, et dont les mâchoires, par myriades, ne sont occupées qu’à le tondre sans trêve ? L’eau qui entretient ce luxe d’herbages, l’eau abondante et sournoise, cachée par les joncs ou les graminées fines, clapote constamment sous nos pas. Et tout à coup une de nos mules, les jambes de devant plongées jusqu’aux genoux dans la vase, s’abat avec sa charge ; alors un essaim de jeunes nomades, en tuniques noires, comme un vol de corbeaux sur une bête qui meurt, s’élance avec des cris ; — mais c’est pour nous venir en aide ; très vite et habilement ils détachent les courroies, débarrassent la bête tombée et la remettent debout ; je n’ai qu’à dire un grand merci à la ronde, en distribuant des pièces blanches, que l’on ne me demandait même pas et que l’on accepte non sans quelque hauteur. Qui donc prétendait qu’ils sont mauvais, ces gens-là, et dangereux sur le chemin ?

Il est presque nuit quand nous arrivons au bout de l’humide et verte plaine, au pied d’une colossale muraille de roches surplombantes, d’où jaillit en bouillonnant une rivière qu’il faut passer à gué, dans l’eau jusqu’au poitrail des chevaux. Un village est là blotti dans un renfoncement, tout contre la base de l’abrupte montagne, un village en pierres, avec rempart et donjon crénelé : toutes choses que l’on distinguerait à peine, — tant il fait brusquement sombre sous la retombée de ces roches terribles, — si des feux de joie, qui flambent rouge, n’éclairaient les maisons, la mosquée, les murs et les créneaux. Autour de ces feux, sonnent des musettes, battent des tambourins, et on entend aussi le cri strident des femmes ; c’est une noce, un grand mariage.

Nous changeons ici notre garde, laissant nos trois bergers armés, venus avec nous du nid d’aigle de Myan-Kotal, pour en prendre trois autres, gens de la noce, qui se font beaucoup tirer l’oreille avant de se mettre en selle. Et la nuit est close quand nous nous engageons, pour quatre heures de route au moins, dans une forêt sombre.

Voici le froid, le vrai froid, que nous n’avions pas assez prévu, et, sous nos légers vêtements, nous commençons à souffrir. Deux de nos nouveaux gardes, profitant des fourrés obscurs, tournent bride et disparaissent ; un seul nous reste, qui chemine à mes côtés et sans doute nous sera fidèle jusqu’à l’étape. Cette forêt est sinistre ; et d’ailleurs mal famée ; nos gens ne parlent pas et regardent beaucoup derrière eux. Les vieux arbres, rabougris et tordus, tout noirs à cette heure, se groupent bizarrement parmi les rochers ; à la clarté indécise des étoiles, nous suivons de vagues sentes, blanchâtres sur le sol gris : il y a de tristes clairières qui rendent plus inquiétante ensuite la replongée sous bois ; il y a des trous, des ravins ; on monte, on descend ; tout est plein de cachettes et favorable aux embûches.

Une alerte, à dix heures : des cavaliers, qui ne sont pas des nôtres, trottent derrière nous, s’approchent comme s’ils nous poursuivaient. On s’arrête, et on les met en joue. Et puis on se reconnaît à la voix ; ce sont ces mêmes voyageurs qui nous avaient pris pour compagnons hier au soir. Pourquoi avaient-ils disparu tout le jour, et d’où surgissent-ils à présent ? On accepte quand même de voyager ensemble, comme la veille.

Nous sortons de la forêt vers les minuit, pour entrer dans une lande qui paraît sans fin et où souffle une bise d’hiver. Il y a des choses très blanches, étendues sur le sol : des tables de pierre, des linceuls, quoi ? — Ah ! de la neige, des plaques de neige, partout !

Nous sommes enfin sur ces hauts plateaux d’Asie, vers lesquels nous montions depuis sept jours ; cette lande a tout l’air de voisiner avec le ciel, qui a pris l’aspect d’un velum de soie noire, et où les étoiles élargies brillent presque sans rayons, comme si, entre elles et nous, quelque chose de très raréfié, de très diaphane, à peine s’interposait. L’onglée aux pieds, l’onglée aux mains, engourdis quand même d’un invincible sommeil après toute la fatigue amassée des précédentes nuits, nous connaissons, pour la première fois depuis le départ, une vraie souffrance ; à chaque instant, les rênes s’échappent de nos doigts raidis, qui s’ouvrent malgré nous, comme s’ils étaient morts.

Une heure du matin. Tout engourdis et glacés, je crois que nous dormions à cheval, car nous n’avions pas vu poindre le caravansérail, et il est pourtant là bien près, devant nous ; espèce de château fort aux murs crénelés, qui donne l’impression de quelque chose de gigantesque et de fantastique, planté tout seul au milieu de cette rase solitude ; alentour, des centaines de formes grisâtres, posées sur la lande, ressemblent à un semis de grosses pierres, mais il s’en échappe un vague bruissement de respiration et une senteur de vie : ce sont des chameaux couchés, et des chameliers gardiens, qui dorment roulés dans des couvertures, parmi d’innombrables ballots de marchandises. Deux ou trois routes de caravanes se croisent au pied de ce caravansérail fortifié ; il y a ici, paraît-il, un va-et-vient continuel, et sans doute, à l’intérieur, tout est plein. Cependant on nous ouvre les portes hérissées de fer, que nous avons fait résonner aux coups d’un lourd frappoir : nous entrons dans une cour, où bêtes et gens pêle-mêle gisent comme sur un champ de bataille après la déroute ; et, plus rapide encore qu’hier, est notre écroulement dans le sommeil, au fond d’une niche en terre battue où nous nous étendons sans contrôle, insouciants de la promiscuité, des immondices, et de la vermine probable.


Mardi, 24 avril.

Au soleil de neuf heures du matin, nous tenons conseil, mon tcharvadar et moi, dans le château fort, sous les ogives de la cour. Finies, les discussions entre nous deux ; bons amis tout à fait ; et il n’allume jamais son kalyan sans m’offrir un peu de fumée.

Même presse qu’hier au soir, dans cette cour. Mules couchées, mules debout ; milliers de sacs de caravane, toujours pareils, toujours en laine grise, rayée de noir et de blanc, et sur lesquels la terre des chemins a jeté sa nuance rousse : un ensemble qui est de couleur triste et neutre, mais où tranche çà et là quelque tapis merveilleux, étendu comme chose commune sous un groupe d’indolents fumeurs.

De mon conciliabule avec Abbas, il résulte que nous quitterons en plein jour ce château de Kham-Simiane, pour faire les dix ou douze lieues qui nous séparent encore de Chiraz. Le temps est frais, le soleil n’est plus dangereux comme en bas, et j’en ai assez d’être un voyageur nocturne.

Donc, après le kalyan de midi, on dispose la caravane, et il est à peine deux heures quand nous sortons des grands murs crénelés. L’âpre solitude se déroule aussitôt, triste et stérile dans une clarté intense, sous un ciel tout bleu. Çà et là des plaques de neige ressemblent à des draps blancs étendus sur le sol. Un aigle plane. Le soleil brûle et le vent est glacé. Nous sommes à près de trois mille mètres d’altitude.

Dans un repli du terrain, il y a un hameau farouche ; une dizaine de huttes construites avec des quartiers de rocher, basses, écrasées contre la terre, par frayeur des rafales qui doivent balayer ces hauts plateaux. Alentour, quelques saules à peine feuillus, grêles et couchés par le vent. Ensuite et jusqu’à l’infini, plus rien, dans ce lumineux désert.

Vers Chiraz, où nous arriverons enfin ce soir, nous descendons fort tranquillement par d’insensibles pentes ; nous sommes inondés de lumière ; les neiges peu à peu disparaissent, et nous sentons d’heure en heure les souffles s’attiédir. Nous ne rencontrons rien de vivant, que de grands vautours chauves, posés sur cette route des caravanes dans l’attente des bêtes qui tombent de fatigue et qu’on leur abandonne ; ils se lèvent à notre approche, à peine effrayés, se posent à nouveau et nous suivent des yeux. Les fleurettes pâles, les plantes rases, d’abord clairsemées sur ces steppes, se multiplient, se rejoignent, finissent par former des tapis odorants sous nos pas. Puis, commencent les broussailles de chez nous, les tamarins, les aubépines prêtes à fleurir, les épines noires déjà en fleurs. Le coucou chante, et on se croirait dans nos landes de France, n’étaient ces horizons qui se déploient toujours, si vastes, si primitifs : la Gaule devait avoir de ces aspects de beauté paisible, aux printemps anciens… Et voici maintenant une rivière, adorablement limpide, une rivière de cristal. Des osiers en rideau et quelques petits saules ont poussé au bord ; elle s’en va sur un lit de cailloux blancs, toute seule et comme ignorée dans la timide verdure de ses oseraies, traversant cette immensité sauvage ; sans doute elle doit finir par se précipiter, en séries de cascades, dans des régions moins hautes et moins pures, et se souiller à mille contacts ; mais ici, passant au milieu de ce vaste cadre sans âge, qui doit être tel depuis le commencement des temps, elle a je ne sais quoi de virginal et de sacré, cette eau si claire.

Après trois heures de marche, une petite tour crénelée surgit toute seule au bord de notre chemin : un poste de veilleurs, où nous comptions prendre deux soldats de renfort. En passant, nous nous arrêtons pour héler à longs cris ; mais rien ne bouge et la porte reste close. Entre deux créneaux cependant, au sommet de la tour, finit par se dresser la tête d’un vieillard à chevelure blanche, coiffé d’un haut bonnet de magicien : « Des soldats, dit-il d’un ton de moquerie, vous voulez des soldats ? Eh bien ! ils sont tous partis dans la campagne à la recherche des brigands qui nous ont volé quatre ânes. Il n’y en a plus, vous vous en passerez, bon voyage ! »

Au coucher du soleil, halte pour le repas du soir, sur de vieux bancs hospitaliers, à la porte d’un caravansérail, d’un château fort isolé comme était Kham-Simiane, qui commande l’entrée d’une plaine nouvelle… Et c’est enfin la plaine de Chiraz, celle que jadis tant chantèrent les poètes, c’est le pays de Saadi, le pays des roses.

Vue d’ici, elle paraît délicieusement paisible et sauvage, cette haute oasis où nous allons nous enfoncer au crépuscule ; l’herbe y est épaisse et semée de fleurs ; les peupliers par groupes y simulent des charmilles, d’un vert doux et profond ; les mêmes nuances que chez nous en avril sont répandues sur les arbres et les prairies ; mais il y a dans l’atmosphère des limpidités que nous ne connaissons pas, et, au-dessus de l’éden de verdure déjà plongé dans l’ombre, les grandes montagnes emprisonnantes se colorent à cette heure en des rouges de corail tout à fait étrangers aux paysages de nos climats.

À travers cette plaine, légèrement descendante, où l’air est de moins en moins vif, nous reprenons notre marche devenue facile, et environ quatre lieues plus loin, dans la nuit fraîche et étoilée, de longs murs de jardins commencent de s’aligner de chaque côté de la route : les faubourgs de Chiraz ! Aucun bruit, aucune lumière et pas de passants ; les abords des vieilles villes d’Islam, sitôt qu’il fait noir, ont toujours de ces tranquillités exquises dont nous ne savons plus nous faire l’idée, en Europe…

Ces murs sont ceux des caravansérails, bien qu’ils semblent n’enclore que des bois de peupliers, et là nous frappons successivement à deux ou trois grandes portes ogivales, qui s’entr’ouvrent à peine, une voix répondant de l’intérieur que tout est plein. Les hauts foins, les graminées, les pâquerettes, envahissent les chemins ; dans cette obscurité et ce silence, tout embaume le printemps.

De guerre lasse, il faut nous contenter d’un caravansérail de pauvres, où nous trouvons, au-dessus des écuries, une petite niche en terre battue, qui ne nous change en rien de nos misérables gîtes précédents.

Bien entendu, je ne connais âme qui vive, dans cette ville close où je ne puis pénétrer ce soir, et où je sais du reste qu’il n’y a point d’hôtellerie. On m’a donné, à Bender-Bouchir, un beau grimoire cacheté qui est une lettre de recommandation pour le prévôt des marchands, personnage d’importance à Chiraz ; sans doute me procurera-t-il une demeure…


Mercredi, 25 avril.

Le premier soir tombe, la première nuit vient, au milieu du silence oppressant de Chiraz. Tout au fond de la grande maison, vide et de bonne heure verrouillée, où me voici prisonnier, ma chambre donne sur une cour, où à présent il fait noir. On n’entend rien, que le cri intermittent des chouettes. Chiraz s’est endormie dans le mystère de ses triples murs et de ses demeures fermées ; on se croirait parmi des ruines désertes, plutôt qu’entouré d’une ville où respirent dans l’ombre soixante ou quatre-vingt mille habitants ; mais les pays d’Islam ont le secret de ces sommeils profonds et de ces nuits muettes.

Je me redis à moi-même : « Je suis à Chiraz, » et il y a un charme à répéter cela ; — un charme et aussi une petite angoisse, car enfin cette ville, en même temps qu’elle reste un débris intact des vieux âges, elle est bien aussi au nombre des groupements humains les moins accessibles et les plus séparés ; on y éprouve encore cet effroi du dépaysement suprême, qui devait être familier aux voyageurs de jadis, mais que nos descendants ne connaîtront bientôt plus, lorsque des voies de communication rapide sillonneront toute la terre. Comment s’en aller d’ici, par où fuir, si l’on était pris d’une soudaine nostalgie, d’un besoin de retrouver, je ne dis pas son pays natal, mais seulement des hommes de même espèce que soi, et un lieu où la vie serait un peu modernisée comme chez nous ? Comment s’en aller ? À travers les contrées solitaires du Nord, pour rejoindre Téhéran et la mer Caspienne après vingt ou trente jours de caravane ? Ou bien reprendre le chemin par où l’on est venu, redescendre échelon par échelon les effroyables escaliers de l’Iran, se replonger au fond de tous les gouffres où l’on ne peut cheminer que la nuit, dans la chaleur toujours croissante, jusqu’à l’étuve d’en bas qui est le Golfe Persique, et puis retraverser les sables brûlants pour atteindre Bender-Bouchir, la ville d’exil et de fièvre, d’où quelque paquebot vous ramènerait aux Indes ? Les deux routes sont pénibles et longues. Vraiment on se sent perdu dans cette Chiraz, qui est perchée plus haut que les cimes de nos Pyrénées, — et qu’enveloppe à cette heure une nuit limpide, mais une nuit tellement silencieuse et froide…

De cette ville où tout est muré, je n’ai encore pour ainsi dire rien vu, et je me demande si pendant un séjour prolongé j’en verrai davantage ; j’y suis entré un peu à la manière de ces chevaliers de légende, que l’on amenait dans des palais par des souterrains, un bandeau sur les yeux.

Au caravansérail, ce matin, Hadji-Abbas, le prévôt des marchands, averti par ma lettre, s’est hâté de venir. Quelques notables l’accompagnaient, tous gens cérémonieux et de belles manières, en longue robe, grosses lunettes rondes et très haut bonnet d’astrakan. On s’est assis dehors, devant ma niche obscure, sur ma terrasse envahie par l’herbe et fleurie de coquelicots. Après beaucoup de compliments en langue turque, la conversation s’est engagée sur les difficultés du voyage : « Hélas ! — m’ont-ils dit, un peu narquois, — nous n’avons pas encore vos chemins de fer ! » Et, comme je les en félicitais, j’ai vu à leur sourire combien nous étions du même avis sur les bienfaits de cette invention… Des rideaux de peupliers et d’arbres fruitiers tout fleuris nous masquaient la ville, dont rien ne se devinait encore ; mais on apercevait des vergers, des foins, des blés verts, un coin de cette plaine heureuse de Chiraz, qui communique à peine avec le reste du monde et où la vie est demeurée telle qu’il y a mille ans. Des oiseaux, sur toutes les branches, chantaient la gaie chanson des nids. En bas, dans la cour où nos bêtes se reposaient, des muletiers, des garçons du peuple, l’air calme et sain, les joues dorées de grand air, fumaient nonchalamment au soleil, comme des gens qui ont le temps de vivre, ou bien jouaient aux boules, et on entendait leurs éclats de rire. Et je comparais avec les abords noircis de nos grandes villes, nos gares, nos usines, nos coups de sifflet et nos bruits de ferraille ; nos ouvriers, blêmes sous le poudrage de charbon, avec des pauvres yeux de convoitise et de souffrance…

Au moment de prendre congé, le prévôt des marchands m’avait offert une de ses nombreuses maisons dans Chiraz, une maison toute neuve. Il devait aussitôt m’en faire tenir la clef, et j’ai commencé d’attendre, d’attendre sans voir venir, en fumant de longs kalyans sur ma terrasse : les Orientaux, chacun sait cela, n’ont pas comme nous la notion du temps.

Vers quatre heures du soir enfin, cette clef m’est arrivée. (Elle était longue d’un pied deux pouces.) Alors il a fallu congédier et payer mon tcharvadar avec tous ses gens ; aligner, recompter avec eux quantité de pièces blanches, échanger beaucoup de souhaits et de poignées de main ; ensuite mander une équipe de portefaix (des juifs à longue chevelure), charger sur leur dos notre bagage, et s’acheminer, derrière eux vers la ville, qui devait être toute proche, et que l’on n’apercevait toujours point.

Nous allions mélancoliquement entre des murs très hauts, en brique grise, en terre battue, où s’ouvrait à peine de loin en loin un trou grillé, une porte clandestine.

Ils finirent par se rejoindre en voûte sur nos têtes, ces murs qui se resserraient toujours, et une pénombre de caveau nous enveloppa soudain ; au milieu de ces étroits passages, des petits ruisseaux immondes coulaient parmi des guenilles, des fientes, des carcasses ; on sentait une odeur d’égout et de souris morte : nous étions dans Chiraz.

En pénombre plus épaisse, on s’est arrêté devant une vieille porte cloutée de fer, avec un frappoir énorme : c’était ma demeure. D’abord un couloir sombre, un corps de logis poudreux et croulant ; ensuite la surprise d’une cour ensoleillée, avec de beaux orangers en fleurs autour d’une piscine d’eau courante ; et au fond, la maisonnette, à deux étages, toute neuve en effet et toute blanche, où me voici enfermé, — pour un temps que j’ignore, — car il est plus facile d’entrer à Chiraz que d’en sortir : c’est un dicton persan.

  1. Le cran est une pièce d’argent qui représente un franc à peu près. C’est la seule monnaie qui ait cours en Perse, et comme il en faut emporter plusieurs milliers dans ses fontes, c’est là un des ennuis et des dangers du voyage.