Vers le positivisme absolu par l’idéalisme, par L. Weber

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VERS LE POSITIVISME ABSOLU PAR L’IDÉALISME

PAR LOUIS WEBER


Il y a deux livres dans le livre de M. Weber. L’un, que le titre annonce, et qui est de discussions et de réfutations, livre de critique un peu abstraite et verbale, de critique purement négative comme l’auteur le reconnaît lui-même ; livre que beaucoup d’autres en ce temps auraient pu concevoir et écrire à quelques détails près. Le second livre est riche, pénétrant, profond. Parlons d’abord du premier.

Il est clair que M. Weber a subi, tout au moins pour ce qui est de la forme et de la composition, l’influence de la société philosophique française. Cela se reconnaît d’abord à son langage, qui, disons-le une fois pour toutes, à presque partout de la force et de l’éclat, mais qui est émaillé de ces barbarismes comme « processus », « panlogisme », « apriorité » et tant d’autres, dont même nos meilleurs écrivains philosophiques chargent et encombrent leur style. Cela est le signe que la philosophie se sépare du public éclairé, et que les philosophes n’écrivent plus que pour les philosophes. Nous allons reconstituer, si nous n’y prenons garde, une scholastique, loin du peuple, hors de la vie. Un bon élève, qui avait quitté la classe de philosophie depuis un an, disait naïvement : « Je voudrais faire de la philosophie de temps en temps ». Il lui fallait pour cela sans doute une salle nue et froide et des mots barbares.

Notre philosophie n’a pas seulement un jargon scholastique ; elle est trop souvent dominée par ce préjugé, scholastique aussi, que nul ne peut produire une thèse nouvelle sans avoir d’abord examiné toutes celles qui ont été proposées sur le sujet qu’il traite. De là ces revues historiques rapides et souvent superficielles, qui occupent la plupart des heures dans l’enseignement secondaire, comme aussi la plupart des chapitres dans les livres qui paraissent. On court d’un Système à l’autre ; on frappe à toutes les portes ; on s’assure que Descartes à commis une pétition de principe, et que Spinoza se contredit ; on retranche du Kantisme le noumène ; on complète le criticisme par l’empirisme, et, en un mot, on définit son propre système par rapport à tous les autres. Ainsi se font les leçons de la plupart de nos maîtres, et récemment l’un d’eux inscrivait cette note, bien significative, sur le travail, d’ailleurs médiocre, d’un élève : « pas un nom propre ! » Le sujet était, je crois, « l’expérience morale », et il est pourtant évident qu’on pouvait traiter ce sujet, et très bien, sans citer un seul philosophe. Cette préoccupation se retrouve dans la plupart des études philosophiques, et nos livres seront bientôt comme les monades, chacun d’eux sera un point de vue sur tous les autres.

Le titre même de l’ouvrage de M. Weber, par les deux étiquettes qu’il rapproche, correspond tout à fait aux préoccupations de nos philosophes et attirera le lecteur, comme la première partie du livre le retiendra. On pourrait la résumer en ce sous-titre : « l’illusion réaliste dans la philosophie moderne ». Successivement le dynamisme matérialiste, l’agnosticisme, l’idéalisme critique de Kant, puis Schopenhauer, Fichte, Hegel, sont accusés et convaincus d’avoir laissé subsister dans leurs systèmes, sous une forme ou sous une autre, une « chose en soi ». Cette revue historique des erreurs où sont tombés les plus grands philosophes est réellement l’histoire de la philosophie à l’envers, puisqu’on cherche alors dans chaque système en quoi il est inintelligible. Notre auteur s’en est aperçu, et l’a dit ; écoutons-le se juger lui-même : « On peut mettre en doute la rigueur du raisonnement, qui, nécessairement, en passant d’un système à un autre, ne s’est attaché, dans les doctrines examinées, qu’aux rapports quelles soutiennent avec la thèse à réfuter, et à ainsi laissé dans l’ombre l’originalité propre, l’âme de vérité de chacune d’elles.[1] »

Ce souci d’examiner l’une après l’autre les formes diverses de l’illusion réaliste, et de réfuter à ce point de vue toutes les doctrines, ne va pas sans inconvénients. M. Weber argumente avec ardeur et ténacité : il est souple et subtil ; mais enfin, parmi ces coups multipliés, il en est, semble-t-il, qui portent à faux ; et quand un auteur est réduit à la contraditio in terminis, il nous reste souvent encore des inquiétudes. Sans doute on peut considérer comme suffisante la vigoureuse argumentation qu’il dirige à plusieurs reprises contre Le « réalisme transfiguré » de Spencer, et ces pages[2] doivent être recommandées à ceux qui voudraient revivifier la classique réfutation de l’empirisme, mais enfin la victoire ici semble facile. Quand il s’agit au contraire de Kant, presque à chaque mot des objections se présentent. M. Weber connaît bien Kant : son livre contient, au sujet des principes a priori, des analyses magistrales, que tout le monde aura profit à suivre[3]. Mais alors comment n’a-t-il pas essayé de résoudre, par une étude plus approfondie des œuvres de Kant, les difficultés qu’il y trouve ?

« Kant, dit notre auteur, n’avait su affranchir du réalisme spatial que ses représentations sensibles, et il le laissait à son insu domine ses représentations intellectuelles[4]. » À son insu, est contestable. « Nous pensons dans l’espace », cela est une pensée de Kant avant d’être une pensée de M. Bergson. Et il me semble que, si quelque auteur s’est appliqué à montrer que la pensée pure n’est aussi qu’un bavardage, et que les catégories ne sont rien du tout que des mots vides de sens hors de leur application aux formes de la sensibilité, c’est bien Kant. On peut relire à ce sujet le chapitre si connu, et si obscur, du Schématisme, et l’explication des catégories de la relation ; mais surtout la Dialectique fait bien voir que læ raison, dans l’usage téméraire qu’elle fait des catégories, ne peut manquer d’entraîner avec les catégories les formes mêmes de la sensibilité qui y sont comme adhérentes. M. Weber semble donc méconnaître l’esprit même de la critique kantienne lorsqu’il accuse Kant d’avoir morcelé la pensée, et séparé la sensibilité. de l’entendement[5]. Kant à distingué pour expliquer, et parce qu’on ne peut tout dire à la fois ; mais il a pris soin de lier étroitement d’abord la forme du temps à la forme de l’espace, et aussi les catégories à la forme du temps, montrant clairement qu’une pensée qui sépare l’entendement des formes et pour ainsi dire l’âme du corps, est une pensée abstraite, sans règle, sans prise sur un objet, sans contenu. Cela ne veut pas dire que la pensée de Kant sur ce point n’ait plus besoin d’être expliquée, cela veut dire que tel qui croit réfuter Kant reste souvent disciple et commentateur de Kant ; Seulement il est regrettable que le lecteur puisse croire un instant, sur une réfutation de ce genre, que les œuvres de Kant sont aujourd’hui dépassées, et qu’il n’y a plus lieu de les lire.

De même je ne puis, sur cette expression de « chose en soi », condamner Kant aussi vite que notre auteur ose le faire : « Après s’être élevé au degré supérieur où l’espace lui-même disparaît en tant que réalité objective, le même philosophe, qui a fait faire à la réflexion cet immense progrès, se laisse à son tour prendre au piège du réalisme, et fait une chute encore plus profonde dans les contradictions de l’agnosticisme[6]. » Si l’on considère la Critique de la Raison pure prise à part, il est très certain qu’on ne peut comprendre à quel moment de l’analyse se montre la chose en soi ; car elle ne peut se montrer qu’en paroles, par sa nature même, et elle ne peut donc en aucune façon être considérée comme un résidu[7], dont les investigations de la Critique devraient tenir compte, en dressant le tableau des conditions qui rendent possible toute science. Mais ce n’est point du tout ainsi que le réel s’est présenté à Kant, nullement comme régulateur du savoir, mais seulement comme postulat de la pratique ou de la vie. Les deux Critiques, disons plus, les trois Critiques, ont nécessairement été conçues en même temps, et, à chaque moment de la réflexion, elles s’appuyaient les unes sur les autres comme des poutres dressées. Et assurément sans la notion de Raison humaine, législatrice sans autre mandat qu’elle-même, et révélée à l’homme par l’existence même du savoir, jamais la notion d’une loi morale indépendante de l’événement n’aurait pu être formée comme elle l’a été ; mais aussi sans l’idée d’une vie réelle que nous avons à vivre, à sérieusement et sincèrement vivre, et non comme des ombres parmi des ombres, jamais l’édifice de la Raison pure n’aurait été dressé. C’est la nécessité de l’action qui pose un réel et un donné ; et c’est pour cela que la critique de la Science est appelée à se prononcer sur cette idée, et à l’écarter enfin une fois pour toutes comme objet d’une recherche théorique. Et c’est par cela que Kant, quoi qu’en pense M. Weber, diffère profondément des empiristes, et que la critique diffère de l’agnosticisme : car les empiristes exigent une chose en soi comme régulatrice suprême de la Science dans l’expérience ; tandis que Kant non. Et l’on voit bien par là que M. Weber, en refusant de chercher à la Science un appui hors d’elle-même, est disciple de Kant bien plus qu’il ne le croit. Ajoutons qu’il serait aussi à propos, à ce sujet, de chercher dans la Critique du Jugement, livre puissant, mais fort obscur, gros à ce qu’il semble de toute la métaphysique que les disciples de Kant en ont tirée, de chercher là dis-je, le sens véritable du système de Kant ; c’est là que M. Weber pourrait saisir dans le jugement esthétique, l’acte même de la pensée créant le réel, c’est-à-dire, si l’on veut, la contre-épreuve de la Critique de la Raison pure. Aussi est-il permis de penser que M. Weber, s’il ne s’était abandonné au désir de réfuter, aurait trouvé dans le système de Kant un idéalisme cohérent, c’est-à-dire, en somme, sa propre pensée exprimée avec d’autres mots.

Aussi le dilemme suivant ne me trouble pas beaucoup : « le subjectivisme de Kant doit conduire à l’idéalisme absolu, ou bien doit rétrograder jusqu’au scepticisme de Hume, et l’alternative exige que l’on choisisse ». En admettant même l’interprétation de M. Weber, et sans rechercher si la Morale et l’Esthétique de Kant ne conduisent pas, sans les forcer le moins du monde, à un idéalisme absolu qui est déjà celui de Fichte, on peut penser que ce dilemme est artificiel comme tout dilemme, et que l’on ne peut rétrograder de Kant à Hume. Quand même Kant n’aurait pas assez expliqué en quel sens la Raison humaine est législatrice, et quelle est la relation des idées à priori à l’expérience, cela suffirait-il à ruiner l’édifice tout entier de la Critique ? Évidemment non. Même si connaître avec certitude est impossible, c’est encore un immense progrès que de bien savoir ce que c’est que connaître. Et même ceux qui ont dirigé leurs recherches de ce côté ne tardent pas à comprendre, M. Weber lui même en est un exemple, qu’il n’y a pas lieu, pour juger de la valeur du savoir, de chercher quelle est sa relation à quelque autre chose. On se guérit du scepticisme non par la découverte d’un argument plus ou moins ingénieux, mais par la pratique de la réflexion.

À plus forte raison pourra-t-on se demander, en ce qui concerne Fichte et Hegel, si l’analyse n’est pas un peu courte et si la critique n’est pas un peu trop prompte. Si la seconde partie du livre ne nous révélait un penseur de premier ordre, et même plus près de Hegel sans doute qu’il ne le croit lui-même, on se demanderait si vraiment M. Weber a pénétré, au delà des systèmes, jusqu’à la pensée réelle de ces philosophes. Il y a deux choses en effet dans les œuvres d’un philosophe : un système, qui dépend des mots qu’il emploie, et une vue pénétrante sur la condition humaine : et c’est ici le détail qui importe, non l’architecture et l’ordre des chapitres. Quand je lis un résumé de la doctrine de Fichte, je ne vois là que des mots arrangés d’une façon nouvelle ; mais quand je lis la Destination de l’homme, j’y trouve des vérités en foule, je sens leur poids et leur puissance, et je m’en nourris, sans m inquiéter de savoir si Fichte est, ou non, victime de l’illusion réaliste. J’en dirai autant de Hegel. Je crois vraiment que ce qui importe, pour cet auteur comme pour tous ceux dont la lecture réconforte et soulève, c’est de comprendre page par page ce qu’il veut dire ; c’est dans le détail qu’est le vrai Hegel : son système, comme tout système, se justifie par l’usage qu’il en fait ; et il n’y a qu’une manière de l’expliquer, c’est de le commenter mot par mot ; si son système, est, ou non, un « panlogisme »[8], on peut se résigner à ne jamais le savoir. Que le lecteur n’aille donc pas croire que ces brefs résumés et ces sommaires discussions sont de la métaphysique. La métaphysique est peut-être dans Hegel ; elle n’est assurément point du tout dans un abrégé de Hegel.

J’aurais la même chose à dire, ou peu s’en faut, du dernier chapitre de cette Revue historique, chapitre où l’idéalisme monadiste est exposé et, à son tour, réfuté. On trouvera dans ce chapitre, qui est assurément le meilleur de toute cette première partie, un effort vigoureux pour ramener le Cogito à sa signification originelle, et le dégager de toute interprétation dogmatiste[9]. La critique de la Nouvelle monadologie n’en semble pas moins un peu brève. « Le monadisme n’est au fond qu’un compromis de la raison philosophique avec le sens commun. » Il y a bien des manières de concilier les exigences du sens commun avec celles de la réflexion ; et la meilleure manière de les concilier sera sans doute la meilleure philosophie : M. Weber lui aussi, se croit tenu à rendre compte des apparences, et à adapter sa doctrine aux notions communes d’expérience et de fait. De plus, ce jugement, en admettant qu’il vaille contre la nouvelle monadologie, ne suffirait assurément pas pour réduire à néant le système de Leibniz. La doctrine de Leibniz n’est pas fondée sur une analogie de forme et de mouvements entre certains corps ; ce nest pas parce que des formes humaines s’agitent autour de nous[10] que Leibniz pose les monades. Il y est conduit par l’analyse même du donné, soit de la connaissance telle qu’elle est et de ses conditions, comme on le voit par l’important opuscule publié récemment dans cette Revue[11], soit du monde perçu par les sens, comme on le voit dans la Monadologie, et ces analyses concordantes restent bien fortes, M. Weber est bien forcé lui aussi de poser que tout est idée et rapports d’idées, et multiplicité d’idées, dans l’unité de sa propre conscience. Si Leibniz a cru réellement autre chose, c’est ce qui n’est pas aisé à savoir. J’admets qu’une pluralité de substances séparées est tout à fait inintelligible, aussi je pars de là pour conclure qu’un philosophe peut bien, par l’imperfection du langage, avoir laissé entendre quelque chose de tel, mais qu’à coup sûr il ne l’a point conçu, et que c’est autre chose qu’il veut dire. Il en est de tout langage comme de la « maison qui s’est envolée… » exemple célèbre… Sans compter qu’il est assez clair, lorsqu’on lit Leibniz, que le rapport de toutes les monades, comme leur pluralité, est intérieur à chacune d’elles, et expliqué par chacune d’elles autant qu’elle développe sa propre nature. Et l’on verra assez dans la suite que M. Weber ne dit pas et ne montre pas autre chose. La monade se suffit à elle-même. Elle ne dépend, quant à son devenir d’aucune condition extérieure à elle. Qu’elle réfléchisse ou qu’elle expérimente, elle ne fait jamais que confronter ses idées avec ses idées, et l’expérience n’est que le conflit entre des idées claires et de idées confuses. En vérité c’est presque l’analyse de la doctrine de M. Weber que je viens de donner, et il manque à notre auteur de savoir reconnaître sa propre pensée chez les philosophes, en d’autres termes, il lui manque de savoir lire, car qu’est-ce que lire ?

Et enfin quand le système de Leibniz serait difficile à recevoir comme système, il faudrait encore admirer la multitude des idées, bien vivantes encore maintenant, qui en sont nées et qui en naissent comme par « fulguration ». Celui qui essaie de comprendre le ²lSYStème des monades n’y parvient jamais complètement sans doute, mais chemin faisant que de choses il comprend à ce point de vue, et comme tous les replis de la vie pensante s’éclairent de soudaines lueurs ! C’est le cas de dire, et Leibniz lui-même l’a dit, un système se justifie par ce qu’il explique et non par ce qu’il suppose. Tous les philosophes sont disciples de Leibniz en ce qui concerne les petites perceptions et la formule « corpus est mens momentanea » est encore à méditer et à expliquer même pour celui qui trouve quelque difficulté à entendre la multiplicité des monades.

M. Weber comprendra que ces vives critiques s’adressent moins à son livre qu’à une manière de philosopher qui est trop à la mode, et qui serait capable de détourner de la réflexion un grand nombre de bons esprits. Je songe naturellement, en écrivant ces lignes, principalement à l’enseignement philosophique, et je ne puis m’empêcher de penser que toute la première partie de ce livre, mise en leçons et présentée à de jeunes philosophes, découragerait les meilleurs d’entre eux, et, ce qui serait encore plus funeste, encouragerait les autres, et leur tracerait, à travers les mots, un chemin facile, loin des idées et loin du réel.

Pour en finir avec ces critiques, disons qu’il serait plaisant qu’un subtil philosophe découvrit dans la doctrine même de M. Weber, dans ce qu’il appelle le « Réalisme du savoir », quelque trace encore de la « chose en soi » et de l’illusion réaliste, quelque trace d’un objet extérieur à la pensée, rigide, abstrait, mort. Je crois que cela serait possible. Il suffirait de peser mot par mot quelques-unes des plus belles formules dans lesquelles M. Weber résume sa doctrine. « La réflexion projette un jet de lumière sur les espaces obscurs où le désir irréfléchi de connaître relègue l’objet inaccessible, et, dans cette clarté soudaine, l’esprit vivant s’aperçoit qu’il est seul à les remplir et à les animer. » Combien de métaphores qui dénonceraient, si l’on voulait, le « réalisme spatial ». La conclusion du livre donnerait prise à des critiques du même genre. « Le réel n’est pas la négation de la pensée ; il est la pleine existence, la vie totale de la pensée ; non un obstacle, un joug ou une menace, mais, par-dessus tout, une espérance et une promesse. » N’y a-t-il pas là, quoique l’auteur s’en défende, une espèce de Dieu immobile, qui mesure et juge nos progrès, et qui les rend dès maintenant possibles ? Rien n’empêcherait de le soutenir. De telles critiques seraient sans portée. M. Weber, qui s’est assez expliqué dans son livre, ne ferait qu’en rire, et il aurait raison. Convenons que c’est une étrange maladie, bien que fort commune, que de vouloir à toute force qu’un auteur se soit trompé, et que de se placer toujours, pour le comprendre, à un point de vue d’où l’on est bien sûr de ne pas le comprendre.

Ce qui importe dans un auteur, c’est moins son système que sa pensée, entendez la pensée de telle chose en lui, par exemple la pensée de l’arc-en-ciel dans Descartes. Une telle pensée se soutient par soi, par un caractère intrinsèque. Celui qui la saisit sait qui pense mieux. Je dirais que la pensée d’un grand homme est pensé comme de pain est pain : elle réjouit et nourrit, c’est là sa puissance. Et nous arrivons par là à l’autre livre de M. Weber ; car c’est cela justement qu’il va nous faire voir, avec force. Et, après avoir fait à Hegel cette petite querelle que je disais, il va nous faire saisir par l’épreuve directe, autant que cela se peut, l’identité de l’objet et de l’idée dans le Savoir, se montrant ainsi vraiment Hégélien ; car vrai Hegel, c’est le Hegel qui est vrai.

Il faut maintenant résumer l’œuvre de M. Weber, dont je viens de critiquer la trop langue préface, et c’est une œuvre forte et pleine d’idées, qui vaut moins par les contours et la forme générale que par les analyses robustes et les exemples qui la remplissent.

M. Weber considère le Cogito de Descartes comme le point de départ de toute réflexion philosophique. Il commence par en déterminer le sens. « Le Cogito, qu’on ne l’oublie pas, est le premier moment de fa réflexion après le doute méthodique, c’est-à-dire après qu’elle s’est affranchie de toutes les croyances dogmatiques. » Cette pénétrante remarque eût été plus claire si M. Weber avait d’abord exposé de nouveau, avec bien plus de détail que ne l’a fait Descartes, les raisons qui ont conduit ce philosophe au doute méthodique. Le Cogito est un point de départ, c’est vrai, mais il est aussi un point d’arrivée, et la thèse idéaliste ne rencontrerait point tant de résistance, si ceux à qui on la propose avaient longtemps réfléchi au célèbre argument du rêve et aux autres. Et il ne suffit pas ici dire « je sais », où « cela est bien connu », il faut arriver soi-même et sincèrement à douter de tout pour comprendre que le Cogito est autre chose qu’un jeu de paroles.

Puis-je donc douter de tout ? Non, car il est certain que pendant que je doute, je doute, je pense que je doute ; voilà donc quelque chose qui est certainement, le doute, la pensée. Mais n’allons point la-dessus poser une substance spirituelle, une chose qui pense ; il n’y a dans le Cogito rien de plus que cette affirmation : le problème du réel se pose ; ou encore : des objets sont pensés comme ayant une existence douteuse ; ou encore : l’apparence apparaît. On pourrait dire aussi : ce qu’il y à de certain dans l’apparence du monde, c’est que la question de l’existence du monde est posée ; le monde est pensé ; l’idée du monde est donnée. « L’expression la plus exacte du Cogito, celle qui met le mieux en lumière son évidence, est celle-ci : il y a des choses, il existe quelque chose : car, s’il n’existait rien, la proposition même qui affirme qu’il existe quelque chose ne serait pas donnée et n’existerait pas[12]. » « L’existence ainsi conçue comme inséparable de la pensée est ce qu’on peut appeler l’existence logique : logique, parce qu’elle n’est donnée qu’en tant qu’elle est affirmée et posée dans le discours. » J’insiste sur cette définition de l’existence logique, parce que le lecteur qui n’y ferait point attention serait fort embarrassé par la suite. Nous appelons communément logique la connaissance qui se fait par discours enchaînés selon les lois du raisonnement, et en vertu du principe de non-contradiction. M. Weber, nourri de Hegel, l’entend tout autrement, et la définition qu’il donne ici ne doit pas être oubliée.

Voilà done le réel réduit, si l’on peut dire, au problème même du réel. Il n’existe absolument au monde que les éléments de ce problème, qui sont des idées, et c’est à l’intérieur d’un système d’idées, avec les seules relations d’idée à idée, qu’il faut maintenant concevoir une science déductive, une science expérimentale, et un univers qui soit l’objet de l’une et de l’autre : « L’objet d’une idée n’est qu’une antre idée, plus immédiate, et située à un degré inférieur et intérieur de la réflexion[13]. » Voilà ce qu’il faut comprendre. Distinguer au sein même des idées, et sans oublier qu’aucune d’elles n’a le privilège de nous révéler un objet hors des idées, distinguer le vrai et le faux, tel est le problème. Pas un seul moment M. Weber ne va oublier en quels termes il l’a posé, et l’on voit tout de suite qu’il va combattre contre deux ennemis, les empiristes, qui fondent la vérité sur la conformité de l’objet avec les verdicts que la Nature rend dans l’expérience, et les logiciens, qu’il appelle volontiers psychologues, qui règlent la valeur des idées sur des principes, qui sont pour eux les lois de l’Esprit et de la Raison. La chose en soi, l’esprit en soi, tels sont les deux fantômes qu’il faut chasser de la philosophie.

L’idée vraie se définit en effet par deux caractères. L’un, qui es formel, distingue l’idée confuse de l’idée claire, et c’est sur ce caratère que travaillent les philosophes, avec plus ou moins de succès. On sait assez comment Kant a montré que le principe de non-contradiction ne suffit pas à la Logique des sciences, et comment il a construit l’édifice de l’Esprit humain, défini par les conditions formelles de l’idée vraie, catégories et principes appliqués à des formes nécessaires. L’autre caractère de l’idée vraie c’est sa conformité avec ce que lon appelle l’objet, conformité qui est montrée par l’expérience.

M. Weber fait voir que cette conception repose sur un double réalisme et suppose deux illusions, l’illusion de l’esprit en soi et l’illusion de la chose en soi. Et il s’attache à montrer que le Savoir ne dépend ni de l’un ni de l’autre, et que, ni par démonstration a priori, ni par expérience, on n’apporte jamais au Savoir une confirmation qui n’ait pour condition le Savoir même, et qui soit différente de l’existence même du Savoir.

Jugeons d’abord avec M. Weber cette logique des sciences, qui, à côté où au-dessus de la science, légifère sur la science, et, prétention admirable, définit le vrai en faisant abstraction de l’idée vraie[14]. Cette logique est une autre science à côté de la science ; c’est réellement une Psychologie, c’est-à-dire un autre savoir qui devrait, lui aussi, si il y a vraiment une logique du Savoir hors du Savoir, avoir à son tour sa logique ; et cela est sans fin. En réalité si la Psychologie vaut quelque chose, c’est en elle qu’on le verra. Si une science quelconque vaut quelque chose, c’est en elle qu’on le verra. « La mathématique est le critérium de ses vérités, la physique des siennes, la psychologie des siennes[15]. » En cherchant dans une psychologie la justification de l’arithmétique par exemple, on gagne d’avoir deux choses à justifier au lieu d’une : l’arithmétique et la psychologie. On comprend donc très bien que le savant véritable, le savant qui cherche et invente, le savant qui fait la science, s’occupe peu de cette autre science qu’on lui propose comme préface à la sienne, et même s’en moque volontiers. La psychologie « exprime en un langage inconnu du physicien ce que le physicien connaît mieux que personne, par une sorte d’intuition directe, parce qu’il en vit intellectuellement[16] ». Une science se justifie non pas quand on la considère une fois faite et du dehors, mais quand on la fait ou quand on la refait. Il n’y a point de principe de l’invention hors de l’invention même, qui se prouve surabondamment en se montrant. Et vera incessu….

Ni le principe de non-contradiction, ni aucun principe a priori, ni aucune démonstration ne suffisent pour fonder une science et en écarter le doute. La vérité purement formelle ou abstraite n’est qu’un fantôme. Une science, même très abstraite, comme l’arithmétique, n’a d’autre preuve que sa durée même ; sa durée est une épreuve continuelle qui la confirme. Et M. Weber s’attache à montrer que cette épreuve est déjà une véritable expérience. Le passage est d’importance capitale ; il prépare la principale thèse du livre, l’interprétation idéaliste de l’expérience, et le lecteur devra s’y arrêter, M. Weber, allant au-devant de cette thèse, et soucieux de rapprocher la vérité de théorie de la vérité de fait, s’efforce de montrer que la théorie, en tant que théorie, se prouve par le fait à chaque instant. L’identité des résultats successifs obtenus en faisant une opération selon les règles, est une preuve par le fait, et non négligeable ; car si cette preuve manquait régulièrement, que resterait-il de la théorie ? Et si l’on dit à M. Weber qu’il confond ici l’application avec la théorie, il répond : où finit la théorie, où commence l’application ? La proposition est de théorie ; donc aussi la proposition i , donc aussi la proposition  ; et comment prouvez-vous cette dernière, sinon par la concordance des résultats obtenus par des opérations successives ? Il faut suivre cette thèse dans l’ouvrage même de M. Weber, et étudier de près les autres exemples dont il l’éclaire[17].

Allons-nons conclure que l’arithmétique est une science expérimentale ? Non pas. Nous saisissons seulement, dans celle science, l’union intime de l’idée et du fait, union si intime, et, peut-on dire, ressemblance si frappante, que le rôle de l’expérience dans la mathématique a été longtemps méconnu : « D’un côté, l’opération mathématique apparaît comme une leçon demandée à l’expérience. De l’autre elle se révèle comme un enchaînement d’idées se développant en vertu d’un principe interne et purement logique. De là une antinomie apparente, que nous retrouverons dans toute connaissance[18]. » Et l’on voit bien par là comment il sera possible de concevoir la science expérimentale à l’image de la Mathématique, sans pour cela méconnaître le rôle de l’expérience.

La théorie était ainsi rapprochée de l’expérience, il est plus facile de faire accepter la thèse principale, selon laquelle la conquête de la vérité n’est pas « l’épreuve du métal précieux de l’idée par la pierre de touche du réel ». L’auteur résume encore cette thèse ainsi « Lorsque nous parlons de la modification des idées par les faits, nous désignons par là un mode obscur de la mutuelle action des idées[19]. » La thèse est difficile à expliquer et à comprendre. Voici les principales idées qui y peuvent conduire, et que M. Weber expose avec forces.

La première est que le réel ne se constate point, mais se détermine dans la multitude des apparences par une relation d’idées. On ne trouve point dans le seul aspect des images du rêve, c’est-à-dire dans leurs qualités sensibles ni dans l’intensité de ces qualités ; de quoi les distinguer des images que nous appelons choses réelles ou faits réels. L’incendie a aussi dans mon rêve des flammes et de la fumée. La réalité des faits se prouve par leur enchaînement sous l’idée de causalité. « La perte de mon bien est la conséquence inévitable de la flamme de l’incendie réel, tandis que la même flamme vue en songe ne laisse aucune trace dans mon existence après mon réveil… » « Supprimez la relation qui déduit les faits les uns des autres, qui entre mes idées de demain et mes idées d’aujourd’hui établit une liaison nécessaire, et vous détruirez le fondement de ma croyance au monde extérieur[20] ». D’où l’auteur est en droit de conclure que le fail réel ne diffère pas, en nature, de l’idée ; il n’est réel qu’autant qu’il est affirmé comme tel ; et, par suite, « l’existence objective se pose comme une espèce au sein d’un genre plus vaste, qui est l’existence logique[21]. »

Cette analyse, assurément bien connue, mais que M. Weber reprend et renouvelle, et sur laquelle on ne réfléchira jamais assez est un premier avertissement pour ceux qui considèrent qu’un fait a, comme fait, tous les droits, simplement parce qu’il se présente. Et nous comprenons déjà qu’un fait réel ne peut prêter un appui à des idées, qu’autant qu’il à déjà été déterminé comme réel par des idées. Mais notre formule est encore abstraite. Examinons de plus près à quelles conditions un fail peut contredire une affirmation.

J’affirme que tous les cygnes sont blancs. Survient un cygne noir. Cette apparition va-t-elle par elle-même détruire mon affirmation ? Non. On peut même dire qu’elle ne la rencontrera pas, tant que je n’aurai pas affirmé que cet animal noir, qui survient, est un cygne ; et cela assurément n’est pas un fait. Cette remarque s’applique à toutes nos connaissances. Soit la proposition : la somme des angles d’un triangle égale deux droits. Une mesure expérimentale ne peut évidemment aller contre cette proposition, que si je pose que la figure réelle sur laquelle on a effectué la mesure est bien un triangle ; et si quelque chose me force à affirmer cela, ce nest pas la réalité de la figure en question, mais son rapport à des idées. Par là nous pouvons juger de la nature et de la portée de l’expérience, et en même temps de la nature et de la portée de que l’on appelle communément la logique ; car le principe de non-contradiction ne décide qu’autant que la nécessité synthétique, que l’auteur appelle « nécessité nécessitante », a d’abord rendu possible, en vertu d’une hypothèse, une contradiction dans les termes[22].

Et enfin, qu’est-ce qu’un fait, sinon un tissu d’idées ? C’est ici qu’apparaît l’importance de ce qui a été dit antérieurement, au sujet de l’expérience mathématique. Il y a une vérification continuelle de la mathématique par le fait, et il n’y a pas lieu d’en être étonné. « Lorsque l’algébriste essaie de vérifier une relation, son jugement est suspendu au résultat qu’il va obtenir et qu’il ignore, mais le fait lui-même du succès ou de l’échec de son essai est une conséquence de la contexture des idées mathématiques et des rapports qui les unissent[23]. » Mais alors l’existence du fait mathématique est liée à l’existence de la science mathématique même ; le fait résulte du progrès de la science, avant d’y concourir : « La mathématique ne se passe pas de l’expérience, telle est la thèse empiriste. Nous y adhérons, mais à la condition d’ajouter qu’il s’agit d’une certaine expérience qui, inversement, n’existerait pas sans la mathématique[24]. »

Or cela est vrai de tout fait et de toute science : « La mathématique nous fournit l’exemple le plus probant d’où l’on puisse tirer une notion idéaliste de l’expérience expurgée des derniers éléments du réalisme vulgaire[25]. » Que la terre tourne sur elle-même, voilà un fait : et en réalité c’est la conclusion d’une foule d’hypothèses, successivement redressées ; et pour constater un tel fait, faut d’abord le comprendre, c’est-à-dire le construire. Et ceux qui ont cru autrefois que le ciel tourne n’ont point fait, eux non plus une pure et simple constatation ; la pure et simple constatation serait la perception d’un « déplacement de points lumineux dans l’espace, à intervalles à peu prés réguliers ». Le mouvement diurne est déjà quelque chose de plus que cette simple constatation[26]. Cette forte analyse, et d’autres du même genre, que l’on ne peut résumer sans leur enlever toute leur force, conduisent l’auteur à cette conclusion : « Le fait, dans la science physique, non seulement ne vaut que par sa signification, mais encore réside tout en entier dans sa signification[27]. »

Toute la force de cette doctrine, on le voit, repose sur le rapprochement qui a été établi entre les sciences dites théoriques, et sciences dites expérimentales. « On admire la précision des calculs astronomiques, la prévision d’une éclipse à une seconde près… S’étonne-t-on de ne jamais trouver en défaut les lois de la mécanique dans le maniement d’un levier où d’un treuil ? À y regarder de près, dans un cas comme dans l’autre, la constance et l’universalité des lois physiques sont en jeu[28]. » M. Weber pourrait ajouter, reliant ainsi ce qu’il a dit de l’arithmétique à ce qu’il a dit de la physique, que la géométrie est déjà une physique, et que le fait de verser un liquide d’un vase cylindrique dans un vase hémisphérique, les deux vases étant construits pour être égaux d’après les théorème du géomètre, vérifie la géométrie de la même manière, ni plus moins, que la découverte de la planète Neptune vérifie l’astronomie.

On aperçoit peut-être maintenant en quel sens M. Weber peut conclure que l’expérimentation est intrinsèque à la science, quel est un épisode du devenir du savoir et rien de plus, c’est-à-dire un conflit d’idées, un effort pour relier encore mieux ensemble toutes les idées. Une telle crise est essentiellement la science même : elle est sa durée même. Savoir plus et savoir mieux, ce n’est que savoir encore. Inversement ce qui ruine une théorie c’est qu’elle disparaît, tout à fait comme des organes s’atrophient. Qu’est-ce donc que le réel ? Ce n’est pas l’objet, qui est une abstraction, ni le sujet, qui est une autre abstraction. C’est le savoir vivant lui-même, qui crée à la fois le savant, et, autour du savant, le monde. C’est par le savoir que l’homme existe ; et c’est par le savoir que les faits existent, que le monde existe, je dis par le savoir en acte, par le savoir en devenir. Gar pour le savoir abstrait, immobile, mort, il n’est que vain bavardage : « la recherche du réel est le réel lui-même[29] ».

On comprend bien que ce livre, si pénétrant et si riche d’exemples qu’il soit, ne lève point toutes les difficultés. C’est ici le lieu de rappeler qu’une doctrine est vraie en ce qu’elle explique quelque chose, et fausse en ce qu’elle n’explique pas tout.

En ce qui concerne l’interprétation idéaliste de l’expérience, la thèse de M. Weber paraîtra plus solide à mesure qu’on l’examinera de plus près. Lagneau, par l’analyse d’exemples variés, la rendait familière à ses élèves ; mais surtout il la fondait sur une théorie de la perception. M. Weber s’est montré sur ce point trop timide. Il n’y a pas que le fait scientifique qui suppose un tissu d’idées. Le fait perçu lui-même, l’objet donné en apparence à nos sens, est déjà une hypothèse ; et la perception de points lumineux qui se meuvent est bien loin d’être « le fait pur, le fait en soi[30] ». Le fait pur, ce serait la sensation pure, que la réflexion ne peut jamais atteindre, et dont le souvenir ne garde et ne peut garder aucune trace. Que la terre tourne autour du soleil, ce fait scientifique est un système d’idées ; mais le soleil à deux cents pas est déjà un système d’idées, une hypothèse liée à d’autres hypothèses. On voit par ces remarques qu’on pourrait écrire encore un autre livre pour fortifier et expliquer la thèse de M. Weber.

Au sujet de l’autre thèse fondamentale, qui affirme sans réserve la dépendance des mathématiques par rapport à l’expérience, j’aurais quelque peine à l’admettre et il me semble qu’une logique des sciences, si elle ne peut annoncer ce que la science sera, peut pourtant dire d’avance ce que la science ne sera jamais. Certes on peut prévoir que cette seconde thèse de M. Weber rencontrera moins de contradicteurs que la première. Il s’agit de savoir si la science de l’Esprit, ou des conditions formelles du savoir — qu’on l’appelle psychologie, critique, ou métaphysique — apporte quelque lumière à l’histoire du savoir, et limite d’une façon quelconque son avenir : M. Weber répond négativement, puisque selon lui, la science même la plus rigoureuse est remise en question tout entière à chaque vérification nouvelle. Ainsi non seulement on ne peut déterminer d’avance ce que la science conservera de ses idées, mais encore, et cette conclusion est liée à la première, ce n’est pas par l’effet d’une méthode logique, distincte de la science même, et fondée sur la nature de l’esprit, que les grandes découvertes ont été faites. On reconnaît ici une thèse que beaucoup de bons esprits soutiennent en ce temps, et qui va à ruiner complètement la notion de Raison.

Nul ne peut songer à prendre définitivement parti dans ce débat, et en ces matières les philosophes de métier doivent être prudents, s’ils veulent réhabiliter la Logique des sciences, compromise par des Manuels rédigés trop vite, et assez ridicules. J’avoue pourtant que, lorsqu’il s’agit de savoir comment la science se fait, je ne puis m’empêcher d’écouter aussi Descartes et ses règles ; et je ne vois rien de mystérieux dans les grandes découvertes ; j’y vois tout au contraire la puissance de l’ordre et des définitions rigoureuses. Quand Descartes, étudiant la réflexion de la lumière, décompose un mouvement oblique par rapport au plan réfléchissant, en deux mouvements, l’un normal, l’autre parallèle au plan, je vois si bien dans cette analyse l’application des règles, que je ne puis m’empêcher d’y admirer plutôt la puissance des idées claires et bien ordonnées, et l’art de traiter les problèmes par parties, que je ne sais quel rythme vital, que l’on n’explique guère, et qui n’explique pas grand’chose, Descartes examine deux cas définis et simples, et avec ces deux notions il compose tous les cas possibles. Il compose l’oblique, qui est indéfini, avec le perpendiculaire et le parallèle, qui sont définis. Il va du simple au complexe ; il conduit par ordre ses pensées ; et il s’en rend très bien compte : il a pris la peine de nous le dire. Et il-est à propos de remarquer que cette méthode d’analyse est très féconde, puisqu’elle n’est autre chose que la théorie des vecteurs en résumé, et qu’elle comprend aussi la représentation des points par leurs projections sur des axes. Il s’agit donc ici d’une découverte importante, et dont les conséquences sont fort étendues. Et voilà une raison, entre beaucoup d’autres, pour laquelle je ne puis croire que la réflexion sur les méthodes ait toujours été inutile au savant.

De même, en ce qui concerne l’histoire des sciences dans l’avenir, je ne puis croire qu’elles se passent jamais d’un petit nombre de règles ou d’idées fondamentales qui font que le mot Raison n’est peut-être pas un mot vide de sens. La vérification de l’arithmétique et de l’algèbre prouve la valeur de certaines combinaisons d’idées. Soit ; mais ces combinaisons sont elles-mêmes réglées et garanties par des nécessités permanentes, sans lesquelles l’idée même de ces combinaisons n’aurait pu être formée. La géométrie peut prendre mille formes, et nous étonner encore bien des fois ; elle n’ira pourtant jamais jusqu’à conclure que deux points ne peuvent pas toujours être mis en relation immédiatement, ou, si l’on veut, n’appartiennent pas toujours à un même espace ; elle n’ira donc jamais jusqu’à se passer de la notion de droite. Si l’on veut employer d’autres mots, un peut dire aussi que tous les espaces, comment qu’on les définisse seront toujours dans le même espace, ou en d’autres termes, qu’ils pourront être conçus et comparés dans une même conscience. De même la pure science du nombre, si abstraite et si purifiée qu’on la suppose, ne peut se passer de la notion d’ordre fixe entre les termes d’une série, ce qui rend ces hautes spéculations elle-mêmes tributaires de la notion d’espace.

Il semble done que notre machine à compter et à raisonner comporte, en dehors des conventions, des hypothèses, et des idées définies, un mécanisme qui assure d’avance, sauf des erreurs dont nous connaissons d’avance la nature, l’identité des résultats pour les mêmes données. De sorte que tout n’est pas remis en question à chaque opération nouvelle. Nous savons très bien que si un nouvel opérateur trouve en faisant une addition une somme différente de celle que nous avons trouvée, ce ne sera pas parce que, l’intuition de l’espace manquant soudain, la somme de deux nombres ou leur synthèse en un tout n’aura pas pu être faite. Il y aurait donc des règles du devenir des idées, et tout de même une anticipation sur ce que sera la science, du moins dans sa forme. Et M. Weber ne peut s’empêcher de le reconnaître : « Nous ignorons si les vérités synthétiques seront toujours les mêmes, c’est-à-dire si leur signification ne changera pas ; mais ce que nous savons, avec une entière certitude, c’est que leur négation ne sera possible que par une affirmation plus large et plus haute, plus cohérente, plus intelligible, et partant plus vraie[31]. » Cette affirmation ne ramène-t-elle pas toute la Critique, ne pose-t-elle pas d’avance les conditions de la science à venir ? Car enfin il faut bien que ces mots « cohérent », « intelligible », « vrai » aient, dès maintenant, pour M. Weber, un sens. Et par exemple n’y a-t-il pas une raison intrinsèque pour laquelle la notion de pression atmosphérique, notion définie par des grandeurs mesurables, par des relations spatiales et numériques, est par elle-même plus vraie, plus scientifique, que la formule célèbre : « la nature a horreur du vide ».

En tout cas on aperçoit bien, d’après ce que nous avons dit, que la condition de l’aperception dans une conscience détermine d’avance un ordre de dépendance entre nos idées les plus simples. On peut dire par exemple que le nombre deux n’est deux que dans une conscience, ou encore, que un est le principe de deux ; et on dira toujours la même chose ; on ne fera que mieux comprendre Kant, et fortifier en soi cette idée qu’il y a une méthode de penser applicable à toute expérience possible, et qui consiste à la reconstruire en partant de « simples » ou « absolus » comme faisait Descartes. Et ainsi la distinction de la forme et de la matière, ou, en d’autres mots, de l’essence et de l’existence, semble légitime. Du même coup, les mots Raison, Méthode, Culte de la Raison, et les mots justice, droit, vertu prennent un sens indépendamment de l’expérience, et on comprend qu’être soi et qu’être homme, c’est autre chose que suivre l’occasion et la mode, et se borner à être d’un temps et d’un pays.

Au reste, il faut bien faire attention que je n’argumente pas tant ici contre M. Weber que contre les lecteurs prévenus et trop pressés qui voudraient appuyer de ce qu’il dit une thèse qui n’est point la sienne. M. Weber est arrivé au « Réalisme du Savoir » par un chemin qu’il ne faut pas oublier, par la Critique, par la doctrine de l’a priori. Bien loin de ruiner l’autorité des catégories, il prétend, au contraire, l’établir mieux que ne l’a fait Kant, en montrant que la catégorie s’engendre, non par une déduction toute verbale, comme extérieure à elle-même, mais par une nécessité intrinsèque, qui se prouve en se montrant[32]. Si donc M. Weber se refuse à soustraire les catégories au changement continuel par lequel le savoir se réalise[33], du moins il n’oublie pas que les catégories sont des idées, et que le devenir propre des idées n’enlève rien de la précision et de la rigueur qu’elles conservent à chaque instant. M. Weber voit les idées en mouvement non comme un fluide qui s’écoule, mais comme un édifice cristallin en formation, où tout s’ordonne de mieux en mieux, selon une nécessité de plus en plus intelligible[34]. Ce qu’il veut, ce n’est done pas substituer aux idées et à la Raison je ne sais quelles rèveries mystiques ; il veut ruiner l’idée d’une philosophie séparée de la science, et d’une Raison séparée de ses œuvres. En cela il est dans le vrai. S’il ne s’est pas toujours assez clairement expliqué sur ce point, la cause en est dans l’extrême difficulté du sujet. Il s’agissait de supprimer les différences entre l’idée et le fait, entre la pensée et son objet, que le sens commun établit, et que tant de philosophes à courte vue s’efforcent de maintenir. Toutefois peut-être M. Weber aurait-il mieux fait comprendre sa pensée si, étant parti d’abord d’une analyse plus complète de la perception, il avait enfin montré, comme terme du savoir, la perception encore. Car ce n’est pas si simple, de voir une bille rouler sur un plan incliné, ou un aviateur s’élever dans les airs ; il y faut la géométrie, la mécanique, la physique en raccourci ; et l’ignorant ne voit au monde que des épisodes, des apparitions, des miracles. Aussi, de même que percevoir c’est déjà savoir, comprendre, construire, on peut dire que mieux savoir, c’est en définitive mieux construire, mieux comprendre telle chose particulière dans le monde, c’est-à-dire mieux percevoir. C’est par des analyses de ce genre que nous pourrions, complétant le beau livre de M. Weber, arriver à comprendre de mieux en mieux comment la Raison et la Nature se confondent dans la réalité unique du Savoir en acte. Par là nous serions Hegeliens, nous serions Spinozistes aussi, Aristotéliciens si l’on veut, idéalistes assurément, et sans doute aussi positivistes comme il faut l’être. Ce qui importe, c’est que les fortes analyses de M. Weber nous entraînent, à force de pensée, dans le réel même ; nous y sommes, nous y vivons avec la certitude d’un homme qui sent la terre ferme sous ses pieds. Et l’on conçoit qu’alors les questions de mots perdent beaucoup de leur importance. C’est par la pensée en acte, par la pensée réelle en acte que se fait voir l’identité du réel et de la pensée. Nulle argumentation, nulle réfutation n’y peut rien. Et comme M. Weber le dit, et surtout comme il le prouve par l’acte même, il ne sert à rien de chercher comment on fera pour penser, ni de montrer qu’un tel ne pense pas bien ; ce m’est pas par intermédiaires ni par moyens qu’il faut penser ; il faut s’y mettre, sans moyens termes : l’immédiat est le vrai. Comme Diogène prouvait le mouvement en marchant, ainsi prouvons la pensée en pensant. Écrivons moins de préfaces, et plus de livres. Vouloir justifier une méthode avant de l’appliquer, cela est sans fin ; car il vous faudra une méthode pour trouver la méthode. Lorsqu’une explication apparaît comme plus vraie qu’une autre, elle se justifie en elle-même, et justifie en même temps une méthode et un système. À mesure que la notion de l’aviateur, ou de toute autre machine, ou de toute autre image qui apparaît, est complète et intelligible, elle devient réelle, elle devient chose, et se prouve ainsi par elle-même en s’expliquant. Résumons les deux parties du livre de M. Weber en une formule qui puisse décourager ceux qui disputent, et réconforter ceux qui réfléchissent : on ne peut rien prouver, on peut tout expliquer.

E. Chartier.
  1. P. 160.
  2. P. 45-49.
  3. P. 67, 194, 203.
  4. P. 81.
  5. P. 80.
  6. P. 77.
  7. V. Weber, p. 192.
  8. P. 121.
  9. P. 142-145.
  10. P. 146.
  11. La Revue de Métaphysique, janvier 1902.
  12. P. 162
  13. P. 167
  14. P. 388.
  15. P. 355.
  16. P. 310.
  17. Chap. V. § vi, viiix.
  18. P. 230
  19. P. 180
  20. P. 188
  21. P. 189
  22. P. 175, et, pour la théorie des deux nécessités, p. 356 et suivantes.
  23. P. 315.
  24. P. 259.
  25. P. 273
  26. P. 354
  27. P. 316
  28. P. 319
  29. P. 328.
  30. P. 354.
  31. P. 345
  32. V. p. 159 et notamment au sujet de la Causalité. page 194.
  33. P. 375.
  34. « Le flux désordonné des perceptions, qui serait la réalité antérieure à la causalité est un indicible chaos, auquel aucune catégorie ne convient, auquel l’affirmation simple de l’être ne saurait même être appliquée » (p. 194). — * Cataloguer les vérités synthétiques sous l’étiquette contingence, c’est avouer qu’elles sont inintelligibles, illogiques, et c’est se rendre aux sceptiques » (p. 366).