Vers les sommets/01

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Chez l’auteur (p. 11-30).

I

Ce jour-là, à Saint-Loup-les-Bains, le printemps, qui avait déjà préludé à la troublante chanson du renouveau, exhibait un disgracieux visage. Au-dehors un vent de rafale grondait dans les peupliers et les ormes. Des nuages fuligineux s’échappait une neige molle qui enveloppait d’hermine scintillante le toit des maisons, les vieux arbres de la colline et la longue plage des baigneurs. Les eaux tumultueuses du Saint-Laurent, libres de glaces depuis une couple de semaines, s’étaient retirées au loin. De là-bas elles semblaient un vaste champ de chaume où se serait agité de frayeur un immense troupeau de moutons blancs. Des bandes de moineaux venaient s’ébattre en piaillant au milieu de la rue, puis, tels des éclairs, s’évanouissaient dans l’espace. Parmi les sapins et les hêtres, des corbeaux frileux croassaient, exhalant leurs plaintes contre de telles rigueurs de climat.

C’était la lune de mars qui causait vraiment, en ce deuxième dimanche d’avril, cette température maussade. L’hiver des corneilles. Les rares piétons qui se croisaient dans le vent tiède maugréaient, adressaient force plaintes, puis acceptaient la mauvaise fortune.

— Quel affreux temps ! se lançaient-ils. Hier, les terrasses verdissaient. Aujourd’hui, elles s’ensevelissent sous un linceul de trois pouces de neige ! Mais n’oublions pas que l’almanach avait prédit cette tempête. Inclinons-nous devant ses prophètes. Rendons hommage aux météorologistes des almanachs.

Dans le salon de la jolie villa gris pâle qui s’érigeait au carrefour du chemin longeant la plage et de celui de la falaise qui la dominait, les cinq membres de la famille Clément venaient de s’asseoir. L’horloge grand-père marquait une heure. L’appareil de T. S. F. apportait une musique suave. Un disque y déroulait une sérénade mélodieuse. L’arôme des mets servis au dîner flottait encore dans l’atmosphère chaude.

À peine commencée, la conversation déclinait, traînait de l’aile. Elle était sans suite, presque anonyme. Elle était indifférente et confuse, comme toutes ces causettes qui se font au foyer sur des riens. On aurait dit que le copieux repas qui avait précédé avait comme engourdi les esprits et les corps, sous ce toit où commandait encore l’autorité patriarcale d’autrefois.

Mais voilà que le caquetage intime prend une autre tournure, une tournure qui sort de l’ordinaire. Françoise, l’aînée, « la grande demoiselle de la maison » comme on l’appelait en la taquinant volontiers, implore de la voix, du regard et du geste le silence, ce silence qu’elle obtenait toujours, parce qu’elle était quelqu’un de passablement volontaire. Elle s’adresse à son grand-père, vieux capitaine au long cours, en retraite depuis dix ans, que toute la paroisse de Saint-Loup-les-Bains tenait en très haute estime. Ce bon vieillard, encore alerte et sémillant, méritait bien cette grande considération, tant par la manière dont il avait honorablement rempli sa longue carrière que par les hautes qualités de civisme qui le distinguaient.

— Grand-père, commence-t-elle, pendant que nous sommes à bavarder, j’aimerais à vous consulter sur une chose qui me rend songeuse depuis quelque temps. Vous me direz votre opinion, n’est-ce pas ?

Dans ses yeux, une flamme s’allumait. Les regards se fixèrent sur elle. Puis, pour mieux se faire écouter de tous, de sa chère mère à qui elle était une idole, de sa jeune sœur qui l’aimait et l’admirait, de son frérot dont certaines espiègleries la déconcertaient, pour attirer davantage l’attention, elle fit une assez longue pause. Enfin, elle entra dans son sujet.

— Voici ce qu’il me plairait de savoir. On lit souvent dans les journaux et revues qu’un tel est champion du monde à la boxe, qu’un autre l’est à la lutte ; que celui-ci est champion à l’escrime, au tennis, au golf ; que celui-là l’est à la natation, à l’équitation, à la balle au camp, au rugby, au gouret, et le reste. Et combien d’autres championnats encore que je passe sous silence ! Dans ce domaine, le nom de la femme figure presque aussi souvent que celui de l’homme. Elle en est devenue la redoutable concurrente.

Elle s’était arrêtée pour permettre à ses paroles de pénétrer davantage les esprits de ses auditeurs bénévoles.

— Je ne comprends pas bien où tu veux en venir, remarqua le paisible et sage capitaine. Jusqu’alors tu nous as dit ce que tu sais, mais non ce que tu voulais savoir… Tu as bien raison, à présent on n’entend parler que de championnats. Les championnats sont vraiment à la mode.

Mme Clément alla baisser la voix du radio. Ce début de dialogue piquait déjà sa curiosité. Le chat, gris bleu, gras et repu, vint encadrer dans l’arche sa minime personne souple. Comme toute la famille, il était peut-être curieux d’entendre les paroles qui allaient se prononcer. Malgré son désir probable d’écouter, la paresse l’emportant, il s’écrasa sur ses quatre pattes et se mit bientôt à ronronner, inconscient, les yeux hermétiquement clos.

Mlle Françoise poursuivit :

— S’il y a des champions pour toutes sortes de choses, s’en rencontre-t-il dans l’ordre exclusivement intellectuel ? Chez l’homme peut-il y avoir parfois une force extraordinaire de l’intelligence, au point que cette force hausse au-dessus de tous celui qui en est doué ? Sur notre planète, trouve-t-on des surhommes ? À ces questions je réponds affirmativement, moi. Qu’en pensez-vous, grand-père ?

Le brave capitaine feignit de n’être pas embarrassé à donner des réponses péremptoires. Volontiers il faisait parade d’érudition. Il n’en manquait pas. Jeune homme, il avait fait de solides études classiques. Et depuis un demi-siècle, il avait lu des milliers de volumes. Ses concitoyens lui demandaient souvent le secours de ses lumières. On l’appelait le philosophe. Il se crut donc capable de gloser sur le sujet présenté par sa grande petite-fille. Toutefois le remarquable savoir de celle-ci lui en imposait, le forçait à chercher les meilleurs arguments, à construire ses phrases d’une manière impeccable. Il prit un ton presque doctoral :

— Oui, Françoise, il est clair qu’il existe des princes dans le domaine intellectuel. Il s’est rencontré des intelligences tellement puissantes qu’elles brillèrent comme des étoiles. Les génies que cite en grand nombre l’histoire furent des surhommes dans une très large mesure. Puis il se recueillit un instant.

Mme Clément fit une réflexion heureuse en complétant l’explication que venait de donner son beau-père. Elle plaçait son mot d’une façon toujours juste.

— C’est parfaitement exact ce que vous dites, monsieur Clément. Et encore vous ne parlez que des lumières qui ne se cachèrent pas sous le boisseau. Mais il y a les violettes. En effet, que d’hommes inconnus auraient acquis une renommée magnifique, égale, sinon supérieure, à celle des plus grands, s’ils eussent quitté la zone d’ombre qui les enveloppait, s’ils eussent évolué sur le théâtre mondial !

L’approbation fut unanime.

— Vous avez raison ; rien n’est aussi vrai, firent les enfants. Sur ces entrefaites, M. Clément avait allumé un cigare. Simone, la cadette, avait placé à la droite du fumeur philosophe un menu cendrier de métal couleur de bronze. Le radio jouait maintenant un morceau d’orgue, qu’on entendait à peine. Il ne neigeait plus qu’à très menus flocons. Le vent s’était calmé. Le ciel s’éclaircissait. Par la baie de la façade, un rayon de soleil filtra. Le printemps l’emportait !

Le capitaine, enveloppé dans un nuage de fumée pâle, reprit son sujet où il l’avait laissé, s’adressant, cette fois, à un auditoire invisible :

— Oui, mes enfants, les grands génies sont des rois de l’esprit, des champions de la mémoire et de l’imagination, du jugement et du raisonnement. Ils sont illuminés, prophètes et créateurs. Un Homère, un Démosthène, un Cicéron, un Socrate, un Corneille, un Molière, un Bossuet, un La Fontaine, un Raphaël, un Mozart, pour ne nommer que ceux-là, possédaient tous les dons, aptitudes et talents dont Dieu puisse doter un être humain.

Il vit qu’il mettait le doigt sur la bonne note ; son petit auditoire était tout oreille. Il dressa une autre liste de personnages-étoiles.

— Regardons au firmament de notre seul pays et nous y verrons encore l’éblouissement que certains astres y ont laissé. Cartier, Champlain, Frontenac, Montcalm, Papineau, Lafontaine, Georges-Étienne Cartier, MacDonald, Laurier furent des gloires politiques, des espèces de champions du génie. Les personnes ordinaires ne sont que des enfants à côté d’eux.

L’approbation aux paroles du capitaine fut complète. On aimait l’entendre disserter. Il s’échauffait, il devenait éloquent. Le danger était — ce qui est commun à plusieurs — qu’il prolongeât trop sa causerie. Cette fois il n’accaparait pas la conversation. Les auditeurs plaçaient leurs mots aisément.

— Il me semble, fit remarquer Mme Clément, que Dieu ait fait surgir des hommes supérieurs à chaque tournant grave de l’histoire. Aujourd’hui nous vivons un tournant dramatique. Où sont les hommes de génie qu’il nous faut ? On dirait vraiment que le capitaine du navire symbolisant chaque pays manque de boussole, ou que la boussole manque de capitaine.

M. Clément la regarda fixement :

— Tu as raison, ma chère Gilberte. J’ajouterai que quelques-uns dirigent le vaisseau de l’État sans savoir où ils vont, ne paraissant préoccupés que d’une chose : se procurer à bord tous les plaisirs. Reconnaissons que de nos jours, toutefois, c’est de plus en plus difficile de gouverner. Il est si aisé pour les semeurs de fausses doctrines, les fauteurs de discordes, les grands niveleurs, de parcourir le monde, de le gagner à leurs causes. Puis un vent dissémine partout des graines qui croissent en Républiques sur des trônes renversés, en États sans Dieu, en Russies soviétiques…

On avait écouté attentivement ces réflexions enflammées. Derrière les murs de la villa Clément, le grand-père jouissait d’une belle autorité. Il avait quitté la mer, trop tôt à son gré, pour remplacer le chef de la famille, son cher fils décédé au cours de la fameuse épidémie d’influenza. Veuf depuis longtemps, il s’était exclusivement dévoué aux intérêts de son regretté Lionel. Grâce au capitaine et à sa petite fortune personnelle, ce foyer avait vécu d’heureux jours. La veuve, restée fidèle au souvenir du mari défunt, se refusa à un second mariage, malgré les chaudes suppliques des prétendants.

Françoise s’était levée. Elle fit quelques pas dans le salon, puis vint se rasseoir aussitôt. Elle semblait un peu nerveuse. C’est qu’elle brûlait du désir de parler encore. Puisqu’elle avait amorcé la conversation et l’avait aiguillée sur une voie si agréable, pourquoi ne pas aller jusqu’au bout ? Au risque de passer pour naïve, elle dit, malgré l’aveu implicite qu’il lui faudra faire en poussant davantage l’entretien qu’elle avivait avec tant d’adresse :

— Tous, vous affirmez l’existence des génies, des champions de l’intelligence. Et même, si je ne me trompe, vous faites des vœux pour qu’un homme de cette exceptionnelle catégorie mette un de ces jours la main au gouvernail de la barque de notre pays.

— Parfaitement, firent la mère et le grand-papa. Pourrions-nous ne pas désirer avec ardeur un tel avènement ?

— Bien, moi, je suis persuadée, continua-t-elle, qu’un de ces hommes rares monte chez nous actuellement. Et je crois, si nous sommes capables de le comprendre, qu’il jouera dans notre monde social et politique un rôle splendide. Mon intuition de jeune fille désireuse de servir ne me trompera pas. Avant longtemps vous partagerez mon avis et mon admiration.

Surprise d’abord d’une telle déclaration, puis désireuse d’en entendre davantage, toute la famille questionna sur le champ :

— Connaîtrais-tu, chère Françoise, ce génie qui se cache dans l’ombre ? Et, le connaissant, sur quels indices te baserais-tu pour faire sur son compte de semblables prédictions ? Ne serais-tu pas victime d’une illusion ?

— Disons que je badine un peu. L’homme dont il s’agit ne peut pas être l’Étoile de Bethléem ni, sans doute, Celui qu’elle annonçait ; mais il deviendra l’égal de ceux qui accomplirent de grandes choses. Il est un rejeton de nos âpres Laurentides, du bas de Québec. C’est un enfant de notre région, qui habite à une quinzaine de milles de Saint-Loup-les-Bains.

Sur son visage se lisait toute une page d’admiration naïve. Ses paupières battaient avec rapidité. Elle jouissait de l’effet de ses paroles ardentes.

— « Petits prodiges à quinze ans, vrais sots toute leur vie » a dit justement Mme de Sévigné, remarqua la mère, heureuse d’évoquer cette phrase célèbre. Elle ne paraissait guère attacher d’importance au personnage à qui sa fille allait faire allusion. Les gens d’âge très mûr ne prennent pas si vite parti en semblable occurrence.

— Grands prodiges à vingt-cinq ans peuvent le rester toute leur vie, rétorqua gentiment Françoise.

Elle voulait être agréable à tous, mais elle n’entendait pas qu’on lui subtilisât son héros. À son insu, elle trahissait ainsi le secret de son cœur. À force d’en dire sur le compte de la vedette, M. Clément se rappela, et tous les enfants auraient pu la nommer. Elle faisait cette indiscrétion à bon escient.

— Ah ! Ah ! Enfin, je connais le sujet que tu trouves si admirable, reprit le grand-père. Il s’agit de Jules LeBrun, de Saint-Paul-du-Gouffre !

— Parfaitement. Tout me porte à croire qu’il jouera un rôle glorieux.

— Tu as raison, Françoise. Ce jeune homme sort de l’ordinaire. Depuis dix ans que se publient ses prouesses. Pas sous sa dictée, car on le dit très modeste. Mais je me demande si, malgré sa transcendance, il lui sera possible de remplir le rôle prépondérant que tu en espères. Il y a si loin de l’humble maisonnette, où beaucoup sont appelés, au Capitole, où peu sont élus. Notre pauvre siècle est si bruyant et encombré. Puis il y a tant d’égoïsme dans le cœur des hommes, tant d’intérêts personnels chez eux, que les belles initiatives viennent s’y briser comme les lames de la mer sur un rocher inébranlable.

M. Clément se promenait de long en large dans le salon. Il continua, véhément :

— Si sa parole est d’or, lui sera-t-il possible de la faire entendre ? Le monde ne manque pas de beaux parleurs. Si ses idées sont neuves, excellentes, deviendront-elles des directives ? Il y a tant de voix qui sollicitent et qu’on n’écoute pas. La démocratie nous a façonné une mentalité de frondeurs. Nous ne souffrons aucune sujétion. Tout chef nous répugne. Nous abhorrons les Mussolinis. La dictature ne peut avoir de prise chez nous. Si un beau matin, nous nous réveillions sous la main de fer d’un dictateur, nous préférerions mille fois l’exil. Nous voulons avoir voix au chapitre. Nous n’aimons pas que quelqu’un nous morigène. Je ne dis pas ce que nous ferions si tout à coup surgissait un Napoléon I. Oui, si quelque nouveau génie se montrait, possédant la science totale du gouvernement, le don de meneur d’hommes, peut-être, dans la crise actuelle, s’imposerait-il à l’attention de tous, ferait-il taire les appétits et ramènerait-il à l’unité de commandement notre cher Canada !

— Vous êtes éloquent, grand-père, dit Mlle Françoise, devenue rayonnante. Si vous eussiez autrefois acquiescé aux désirs souvent renouvelés de vos compatriotes, vous auriez été magnifique vraiment sur le champ de la politique, à haranguer vos électeurs !

Elle faisait sincèrement cette flatteuse remarque, ayant pu apprécier suffisamment les qualités que M. Clément avait possédées dans ses meilleurs jours.

Touché de cette évocation lointaine, il répondit, ne refusant pas le compliment de sa petite-fille :

— J’aurais fait une assez bonne figure parmi les législateurs d’alors. Oui, il y a déjà vingt-cinq ans qu’on m’offrit de briguer les suffrages de mes concitoyens. Avant de refuser cet honneur, j’ai été longtemps à réfléchir. Mais le magnétisme de ma carrière fut le plus fort. Je repris les voyages au long cours. Quelle magie, la mer !

Après une pause, il continua, le regard profond comme les océans qu’il avait parcourus :

— Voyez-vous, mes enfants, j’aimais trop la mer pour lui tourner le dos. Elle a frissonné dans ma chair et mon sang pendant un demi-siècle. Ses calmes si doux, ses colères tragiquement belles, la symphonie de ses bruits et de ses couleurs, tout me bouleversait suavement l’âme. Elle aussi a une âme, la mer ! Une vie pleine, mouvementée, semblable à la nôtre.

— En plus d’être éloquent, vous êtes poète, monsieur Clément, fit la mère de Françoise. Que de souvenirs vous possédez ! Que de prenantes visions incrustées dans tout votre être !

— En effet, fit-il, je me souviendrai toujours des heures de félicité que je passais à la regarder en pleine face, à scruter les secrets de son âme fluide.

— Dites-nous quelques-unes des impressions de vos tête-à-tête avec elle, prièrent les autres membres de la famille.

— Non, pas aujourd’hui, mes enfants. Le héros de Françoise nous a tenus en haleine trop longtemps. Je suis fatigué. Du reste, ce serait des plats réchauffés, car il m’est souvent arrivé de vous entretenir de ma longue vie de marin.

Il vint déposer sur le cendrier le reste de son cigare éteint depuis une demi-heure. Personne n’osa renouveler l’invitation. On vit qu’il avait besoin d’un peu de repos. Mais avant de quitter, il dit :

— Savez-vous qu’on ne peut pas exprimer ce qu’on a ressenti, quand ce qu’on a ressenti dépasse en beauté le beau que peut traduire la parole humaine ?

— Je vous comprends bien, dit Françoise. Il est vrai que je n’ai pas encore beaucoup vécu, ni vu, ni entendu, mais des plaisirs en moi ont chanté avec tant de force que je les déformerais en essayant de les évoquer avec des mots de notre langage.

— Par exemple, mes enfants, reprit-il, pourrais-je rendre d’une façon qui s’approchât un peu de la vérité le bonheur indicible que j’éprouvais au cours des interminables dialogues qui s’engageaient toujours entre elle et moi dans mes heures de vigie ? Non, non, impossible, impossible ! Il faudrait savoir parler comme parlait le pinceau enchanté d’un Raphaël !

Sur cette dernière phrase, dite d’un ton nostalgique et vibrant, la salle de famille se dégarnit comme automatiquement. Le premier à la quitter fut le chat, dont les rêves durent être troublés par tant de bavardage. Le grand-père alla se coucher. Mme Clément partit pour l’église. Le benjamin ferma sans politesse la bouche de l’appareil radiophonique. Sous le soleil revenu, la neige fondait déjà. Des autos et piétons circulaient. La température s’épanouissait donc en un gracieux sourire. Les deux sœurs sortirent sur la véranda. Les eaux apaisées du fleuve revenaient docilement comme toujours vers le village, étendant sur la plage grise leur belle nappe d’argent. Les oiseaux recommençaient leurs concerts des beaux jours. De l’autre côté du fleuve, les plaines fumaient dans un brouillard rose. Petit à petit, les arbres de la falaise enlevaient leurs manteaux blancs. La physionomie de Saint-Loup-les-Bains était redevenue printanière.

Dans la longue pièce découverte qui donnait sur la falaise, Françoise et sa jeune sœur Simone se promenaient tout en causant. Comme leurs babillages intimes, le clapotement des eaux du fleuve bruissait à peine. Entre elles, à la fin, un dialogue s’était engagé, provoqué chez l’une par la fièvre que la conversation précédente y avait allumée et, chez l’autre, par un naturel sentiment de curiosité juvénile. La touchante idylle que cette dernière pressentait susurrait à ses oreilles.

Entendant fredonner en elle la troublante mélodie de ses dix-huit années révolues, Simone remarqua joyeusement :

— Sais-tu bien, Françoise, qu’il est tout à fait intéressant, ton prodige de Saint-Paul-du-Gouffre. Je le dis sans rire. Je me demande comment tu as pu faire pour nous recéler aussi longtemps cet original personnage. Cachottière, va ! Par exemple, si j’étais à ta place, je serais vraiment un peu perplexe. Aux jeunes filles de notre espèce, les célébrités échappent presque toujours. Si sa silhouette intellectuelle, comme tu dirais, se découpe avec autant d’éclat que tu le proclames, celles qui courent le monde doivent s’éprendre de lui à tout coup en le rencontrant ! C’est un bijou qu’il faudra tenir sous clef. Sinon, gare aux… voleuses.

Un rire espiègle enveloppa ces dernières phrases. Mais Françoise ne s’en formalisa pas, parce qu’elle savait que pas la moindre parcelle de jalousie n’inspirait à sa sœur ces propos légèrement railleurs. On pardonne facilement au jeune âge.

— Méchante sœurette, dit-elle, sans malice. Parlons plus sérieusement. À mon avis, M. LeBrun ne court pas le danger d’un enlèvement. Au contraire, il est moins en péril que d’autres sous ce rapport. Quand tu auras un peu vieilli, tu comprendras mieux que les jeunes gens cultivés, austères, rangés, si brillants soient-ils, n’apparaissent pas sous la forme attirante de demi-dieux aux regards faussés de la plupart de nos contemporaines. Les garçons de salon, qu’on voit à toutes les fêtes, à tous les jeux, à tous les amusements, les envoûtent bien davantage. Tu peux en croire ton aînée. Les beaux viveurs l’emportent haut la main sur les autres.

— Que je reconnais bien ici la digne petite-fille du sage grand-père Clément ! Comme sur les siennes, on ne surprend guère sur tes lèvres d’autres paroles que des paroles qui instruisent, qui édifient, qui calment. À ton école, l’on se sent meilleure.

— Je te supplie d’être un peu moins railleuse, Simone. Tiens, si tu veux me promettre de ne plus jouer le rôle de pince-sans-rire, puis d’être discrète, je te confierai un grand secret…

— Que tu aimes M. LeBrun, jeta Simone, sans plus s’émouvoir. Je savais déjà ton enivrement. Au cours de l’entretien du salon, pas n’était besoin de posséder le don de divination pour avoir surpris ton amour. On ne le prend pas de si haut avec quelqu’un qui n’intéresse pas son cœur.

— Oui, je l’aime de toute mon âme, ce jeune homme. Au risque de passer à tes yeux pour très romanesque, je t’avouerai que sa vision m’étreint à m’enlever l’appétit et que je n’imagine déjà plus possible ma vie sans lui.

— Ma chère, ton bonheur me rend heureuse. De tout cœur, je souhaite que notre « grande demoiselle » et son « surhomme » viennent bientôt s’agenouiller à la balustrade de notre église et unissent leurs deux destinées incomparables…

— Bon, te voilà encore à plaisanter, Simone, dit l’autre, dans un éclat de rire. Comme tu as récidivé, je ne te confie plus rien. Pour assurer la réalisation du souhait que tu viens de m’exprimer avec un peu d’ironie, rendons-nous à l’église rejoindre la chère maman et y faire notre prière. Une prière à l’intention également de celui qui fait l’objet de mon amour.

Un vent tiède caressa leurs joues rosies. Sur l’une des branches encore dénudées d’un vieux hêtre, une jeune grive, vêtue d’un frac brun, laissa couler de son bec jaune les roulades de son sifflet jovial.