Vers les sommets/13

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Chez l’auteur (p. 181-190).

XIII

Le vieux serviteur des LeBrun, le père « Ben », comme on l’appelait dans la région, avait toujours été un passionné de la politique. Quand des élections s’amenaient, il perdait le boire, le manger, le sommeil et la tête. Pensez donc ! Depuis soixante ans qu’il était d’une unique et même couleur, d’un seul et même parti, qu’il votait à deux mains pour ce parti sacré, pour cette couleur miroitante. Il n’avait jamais considéré une minute l’homme qui briguait les suffrages, fût-il le plus huppé des candidats. Beau temps ou mauvais temps, il avait promené dans toutes les assemblées tapageuses sa massive corpulence, ses longs cheveux indisciplinés et sa grande barbe ondulante, maintenant devenue toute blanche. On avait encore dans les oreilles l’écho de sa voix de stentor, ses frénétiques manifestations de dépit ou d’enthousiasme, selon le cas.

On peut donc imaginer le désarroi de son âme frustre, lorsqu’il apprit que Jules, son cher Jules, se présentait indépendant. Lui, ce pauvre vieux, était-il capable de concevoir cette monstrueuse chose ? Aussi vécut-il une affreuse semaine de cauchemar ! Sur son visage basané et ridé, des sueurs d’agonie coulèrent ! Il voyait venir le jour sombre où il lui faudrait nécessairement se prononcer ! Il était très malheureux ! Mais pouvait-il tourner le dos à son jeune maître ? Pouvait-il tourner le dos au parti qu’il avait adoré ? Cette alternative le plongeait dans l’angoisse ! Un heureux miracle se produisit, qui le sortit d’embarras. L’affection qu’il avait pour Jules l’emporta… Ses sentiments politiques étaient tellement changés qu’il ne voyait et ne jurait plus que par le candidat indépendant. Pour le renseigner de son mieux, il consacrait ses heures de loisir et ses veilles à la recherche des nouvelles. Il réussissait comme pas un. C’est qu’il avait une manière bien à lui de faire parler les gens, le vieux père « Ben ». Aucun receleur de secrets ne pouvait pas ne pas être pris à ses pièges.

Comme on le croyait toujours ardent pour le parti qu’il avait si ostensiblement idolâtré toute sa vie, et « hostile en son for intérieur », comme il avait soin de dire, au candidat « incolore », on le recevait dans le camp adverse, et conséquemment, on le tenait dans le secret des dieux. Chaque jour il était donc en mesure de vider sur la table du bureau du jeune homme un panier rempli de toutes sortes de nouvelles. Ce dernier trouvait un extrême plaisir, comme il goûtait souvent une grande amertume, à entendre le vieux serviteur dévoiler et commenter les secrets politiques des adversaires. Un matin, il disait à Jules, sur un ton de dépit, les regards enflammés :

— Au club des créchards, hier soir, M. Clément a été amené sur le gril. Prenez ma parole qu’ils l’ont tourné et retourné plusieurs fois. Ah ! les méchantes langues ! Ils disent que c’est lui qui vous a endoctriné. Et je vous assure que pour eux ce bonhomme ne vaut pas grand’chose. Il a des principes dangereux. Il hait le peuple. Il déteste ceux qui le gouvernent.

— Mais, père « Ben », je vous demande de quelle façon peuvent-ils exploiter ce stupide argument contre ma candidature ? remarqua Jules, d’une voix indifférente.

— D’après moi, voici comment, reprit le père Ben. Ils disent : « Celui qui a mis dans la tête de Jules l’idée folle de se présenter, c’est M. Clément. Pourquoi ? Parce qu’il entretient une haine terrible contre le parti au pouvoir. Il pense que si Jules est élu, son génie lui permettra de balayer du parlement les chefs actuels qui lui ont refusé une grande faveur un jour. »

— Drôle de manière de raisonner, coupa Jules devenu impatient.

— Ils en ont aussi à dire contre Mlle Françoise, ajouta le vieux, moins à l’aise cette fois.

Jules questionna avec anxiété :

— Que lui veulent-ils, à cette innocente enfant ? Je me fais fort de la défendre envers et contre tous.

— Ils disent qu’elle est fière, hautaine, qu’elle méprise la classe ouvrière et paysanne et que son rêve est de faire de vous un autre Mussolini. Ils veulent propager cette histoire. Ils sont sûrs que les noms de M. Clément et de sa fille vont réussir à vous faire mordre la poussière. Je les ai quittés, car le sang me battait les tempes et le feu de ma colère allait s’allumer.

— Que ces gens-là sont sots et fourbes, s’écria Jules. Ils savent bien, allez, que la famille Clément est une famille intègre, estimée et respectée. Ne sont-ils pas assez intelligents pour voir que de telles calomnies ne seront pas crues, que même elles serviront contre eux ? Que certains hommes sont petits !

— Monsieur Jules je ne suis pas instruit, moi. Je signe à peine mon nom. Vous, vous savez toutes choses. Vous passez pour l’homme le plus capable du comté. N’empêche que je pense dans ma pauvre tête vide que de tels mensonges en temps de politique peuvent vous faire bien tort. Les électeurs sont si faciles à tromper. Puis, voyez-vous, il y a tant de personnes intéressées à ce que vous ne soyez pas élu. Elles ne se gênent pas de le crier sur tous les toits. Ah ! les sales gens !

L’arrivée d’un client de l’avocat coupa net la parole au père « Ben ». Il repartit pour la chasse aux nouvelles. Deux jours s’écoulèrent sans qu’il pût aborder son maître, que des affaires urgentes avaient appelé au dehors.

Mais cette fois, il avait à lui communiquer des choses d’une très grande importance, « des choses graves, » comme il le disait en lui-même. Quand ils furent seul à seul, bien barricadés derrière les quatre murs de la pièce, il dit à son maître :

— Ce que je vais vous apprendre, monsieur Jules, vous fera rire, bien sûr. La famille Boisclair colporte la nouvelle que vous étiez le grand amoureux de Mlle Élise, que même vous aviez demandé sa main ! Ses parents ont refusé, paraît-il, parce que vous n’étiez pas digne de leur fille et que, surtout, elle ne vous aimait pas. Vous, à ce qu’ils chantent encore, indigné de ce refus, non seulement vous vous êtes séparé d’eux, mais vous avez juré de tuer leur parti politique. Les voilà qui courent de porte en porte pour dire que c’est uniquement par dépit d’avoir été mis dehors que vous vous présentez indépendant, que vous voulez leur créer des misères à tout prix.

— Le rêve dont vous me faites le récit, mon cher « Ben », est-ce un rêve que vous venez d’avoir ? Y aurait-il une personne sur cent qui croirait de telles balivernes ? J’ai ici dans mon secrétaire la preuve authentique du contraire de ce qu’on invente à propos d’Élise et de moi. Faudra-t-il que je connaisse l’ennui de dévoiler le secret intime de ses amours ? Quant aux misères que je voudrais créer, ce n’est pas complètement faux. Mais il y a une petite différence entre leur folle prétention et mon désir. Je veux tout simplement enquêter au sujet des faveurs politiques que Boisclair et comparses ont reçues en abondance, voilà tout. Cela, personne ne m’empêchera de le faire, si je suis victorieux.

Le père « Ben » semblait porteur encore d’autres nouvelles. Jules s’en aperçut. Il dit :

— « Ben », vos regards recèlent des secrets qui vous troublent. On dirait qu’il vous en coûte trop de me les dévoiler. Parlez sans gêne. Celui qui entre dans la politique s’expose à toutes sortes d’ennuis. Faites-moi savoir ce que vous connaissez. Rien ne m’abattra, soyez-en sûr.

— Vous avez raison, monsieur Jules, reprit plus bas le vieux, désemparé. J’éprouve du chagrin, car ce que j’ai à vous dire est grave : on s’attaque à votre réputation, on vous noircit de la plus belle manière.

— Vraiment, fit Jules, très surpris, des plis lui barrant le front. Racontez sans gêne.

— Oui, Monsieur, dit l’autre. Ils parlent à mots couverts, mais je comprends, allez.

— Vous, père « Ben », parlez à mots ouverts et allez-y rondement, j’ai hâte de savoir. Pour les mieux combattre, il me faut connaître leur tactique.

— Ils disent comme çà : « Jules LeBrun est un hypocrite. Il a toujours fait semblant d’être vertueux et travailleur. Allez-y voir. Sans doute, il avait du talent, ce qui l’aidait à être un bon à rien, mais il n’a pas su profiter de ses aptitudes. C’est pourquoi, aujourd’hui, ne possédant qu’un savoir superficiel, il est gonflé de prétention et d’orgueil. En marge du monde, qu’il semblait fuir, il a toujours mené une vie douteuse, souvent désordonnée. Un tel homme ne mérite pas notre confiance. »

— Que les bas de la politique sont malpropres, fit Jules en colère. Il y a quelques semaines, alors que je n’obstruais le chemin de personne, j’étais le meilleur des sujets, un homme transcendant. Aujourd’hui, parce que je contrecarre les intérêts de quelques chefs, je suis devenu un scélérat. C’est à la fois la glorieuse et tragique histoire du dimanche des Rameaux et du Vendredi Saint ! Mais quelles que soient les multiples calomnies de mes adversaires, je boirai ma coupe jusqu’à la lie, je tiendrai bon jusqu’à la dernière heure du jour du scrutin.

Il dit au père « Ben », simulant un cœur non troublé :

— Ben, n’allez plus dans le camp des loups. Évitez-les. Si vous vous y rendez encore, ne me dites plus rien. J’aime mieux ne pas savoir ce qu’ils lancent contre moi en mon absence. J’ai le ferme espoir que le triomphe qui m’attend les confondra à jamais en me réhabilitant pour toujours.

Bien qu’il fît partie de ceux qui ne prêtent pas attention aux racontars, le naïf mais vraisemblable rapport du vieux Ben l’intriguait un peu. Il se demandait comment empêcher ces sottes calomnies de produire de trop mauvais effets dans sa lutte électorale. Au dîner, il crut donc bon de révéler à sa mère les propos malveillants qu’on tenait sur son compte. Celle-ci, évidemment, éprouva une amère surprise et s’attrista fort de ces basses attaques contre la réputation de celui qui possédait toute sa confiance et tout son amour maternel.

— Si j’étais à ta place, Jules, je traduirais devant les tribunaux ces hommes malhonnêtes qui t’accusent ainsi pour mieux servir leur mauvaise cause. Tu aurais si peu de misère à te justifier.

— Cette initiative que vous me conseillez, mère, m’avancerait-elle de quelque façon ? Je ne le crois pas. Il ne resterait pas assez de temps, en outre, avant le jour du vote, pour qu’un tribunal rendît un jugement. Une fois portées devant une cour, des accusations non encore réfutées prendraient aux yeux de tous une importance qu’elles n’ont pas à l’heure actuelle.

— D’ailleurs, poursuivit-il, ces stupides coups de langue ne portent guère à conséquence. En politique, ne faut-il pas s’attendre de part et d’autre à se faire noircir ? Puis je vais réfuter. Mes hommes vont réfuter. Enfin la masse d’air pur qui se dégage de l’honorabilité de nos familles nous enveloppe, nous pénètre. Des milliers d’électeurs sauront me faire entière confiance.

— Cher enfant, reprit Mme LeBrun, je sais que tu es blanc comme neige et que tu sauras te disculper en temps et lieu.

— Quoi qu’il en soit, dit Jules, en se levant de table, il ne faut pas qu’un homme qui se croit appelé à jouer un rôle utile se refuse à assumer les responsabilités qui lui incombent avec le seul motif que, pour le battre, des adversaires le calomnient. Soyez assurée que tous ces futiles cancans qui s’élèvent contre moi ne compromettront en rien les succès qui m’attendent.