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Chez l’auteur (p. ).

J.-Donat DUFOUR
Vers les Sommets

ROMAN

Chez l’auteur,
38, rue Québec,
Sherbrooke.


Vers les Sommets














J.-Donat DUFOUR
Vers les Sommets
ROMAN
Chez l’auteur,
38, rue Québec,
Sherbrooke.
DU MÊME AUTEUR :
 :
(1925)
Souvenirs du grand Pèlerinage de l’Année Sainte.
(1926)
Ma Première Année de Classe.
(1929)
Visions françaises et canadiennes.

Tous droits réservés, Canada 1935.

LETTRE-PRÉFACE

9 avril 1934.


À monsieur J.-D. Dufour,

rue de Québec, Sherbrooke.


Cher Monsieur,


Je viens de lire votre roman. J’exige d’abord d’un écrit de ce genre qu’il m’intéresse. Le vôtre remplit cette condition. L’intérêt chez moi prend une multitude de formes, pour le désespoir de mes amis qui voudraient qu’en littérature je m’en tinsse à une ou deux préférences bien délimitées. Je ne puis donc pas vous dire en trois ou quatre mots les raisons qui m’ont fait apprécier « Vers les sommets ».

Si j’y étais forcé, je crois bien que je choisirais la fraîcheur des sentiments. Mais je garderais comme un regret de ne pas énoncer plutôt l’étude des pratiques électorales dans les départements ruraux et semi-ruraux. Je songerais même à la thèse de libération qui est l’étoffe même du roman sur laquelle vous brodez une idylle et une peinture de mœurs.

Tout compte fait, la fraîcheur des sentiments l’emporte, car tout s’y ramène. Pour se dégoûter des mesquineries de la politique de sous-comités, pour aspirer au gouvernement du pays, en régime démocratique (et en n’importe quel régime, si l’histoire prouve quelque chose) par les meilleurs hommes, il faut une jeunesse de cœur dont les plus de trente ans sont bien dépourvus.

Je vous dirai que l’art avec lequel vous avez « retrouvé » le temps perdu m’étonne. Nombre de vos dialogues semblent sténographiés d’après une conversation. À certains moments même, je me demandais si ce n’était pas là un roman de la jeune génération. Mais non, après ces pages que des blasés estimeront un peu précieuses, parfois même au milieu de ces pages, éclate une considération générale, une notation qui révèle l’expérience des hommes et de leurs institutions.

Votre Jules LeBrun, je l’ai déjà rencontré dans la vie : jeune homme « impossible » aux dires des gens au courant, mais qui existe pourtant. Peut-être lui faudrait-il être un peu plus timide pour ressembler au prototype que je connais ; mais des jeunes de vingt-sept ans dont toute la jeunesse s’est écoulée parmi les livres, leurs seules passions, il y en a. Celui que vous dépeignez est plausible. Il m’a intéressé.

Bref, votre roman a de la vie, de la vérité, des idées, de la fraîcheur ; il est bien agencé, écrit dans une langue honnête. C’est un voyage au bout du jour. Il est des moments, et assez nombreux, où ça repose du voyage au bout de la nuit. Je vous félicite et vous remercie du plaisir que vous m’avez causé en me le faisant lire.

Croyez-moi, cher monsieur Dufour,


Votre dévoué,


Alfred DesROCHERS.

I

Ce jour-là, à Saint-Loup-les-Bains, le printemps, qui avait déjà préludé à la troublante chanson du renouveau, exhibait un disgracieux visage. Au-dehors un vent de rafale grondait dans les peupliers et les ormes. Des nuages fuligineux s’échappait une neige molle qui enveloppait d’hermine scintillante le toit des maisons, les vieux arbres de la colline et la longue plage des baigneurs. Les eaux tumultueuses du Saint-Laurent, libres de glaces depuis une couple de semaines, s’étaient retirées au loin. De là-bas elles semblaient un vaste champ de chaume où se serait agité de frayeur un immense troupeau de moutons blancs. Des bandes de moineaux venaient s’ébattre en piaillant au milieu de la rue, puis, tels des éclairs, s’évanouissaient dans l’espace. Parmi les sapins et les hêtres, des corbeaux frileux croassaient, exhalant leurs plaintes contre de telles rigueurs de climat.

C’était la lune de mars qui causait vraiment, en ce deuxième dimanche d’avril, cette température maussade. L’hiver des corneilles. Les rares piétons qui se croisaient dans le vent tiède maugréaient, adressaient force plaintes, puis acceptaient la mauvaise fortune.

— Quel affreux temps ! se lançaient-ils. Hier, les terrasses verdissaient. Aujourd’hui, elles s’ensevelissent sous un linceul de trois pouces de neige ! Mais n’oublions pas que l’almanach avait prédit cette tempête. Inclinons-nous devant ses prophètes. Rendons hommage aux météorologistes des almanachs.

Dans le salon de la jolie villa gris pâle qui s’érigeait au carrefour du chemin longeant la plage et de celui de la falaise qui la dominait, les cinq membres de la famille Clément venaient de s’asseoir. L’horloge grand-père marquait une heure. L’appareil de T. S. F. apportait une musique suave. Un disque y déroulait une sérénade mélodieuse. L’arôme des mets servis au dîner flottait encore dans l’atmosphère chaude.

À peine commencée, la conversation déclinait, traînait de l’aile. Elle était sans suite, presque anonyme. Elle était indifférente et confuse, comme toutes ces causettes qui se font au foyer sur des riens. On aurait dit que le copieux repas qui avait précédé avait comme engourdi les esprits et les corps, sous ce toit où commandait encore l’autorité patriarcale d’autrefois.

Mais voilà que le caquetage intime prend une autre tournure, une tournure qui sort de l’ordinaire. Françoise, l’aînée, « la grande demoiselle de la maison » comme on l’appelait en la taquinant volontiers, implore de la voix, du regard et du geste le silence, ce silence qu’elle obtenait toujours, parce qu’elle était quelqu’un de passablement volontaire. Elle s’adresse à son grand-père, vieux capitaine au long cours, en retraite depuis dix ans, que toute la paroisse de Saint-Loup-les-Bains tenait en très haute estime. Ce bon vieillard, encore alerte et sémillant, méritait bien cette grande considération, tant par la manière dont il avait honorablement rempli sa longue carrière que par les hautes qualités de civisme qui le distinguaient.

— Grand-père, commence-t-elle, pendant que nous sommes à bavarder, j’aimerais à vous consulter sur une chose qui me rend songeuse depuis quelque temps. Vous me direz votre opinion, n’est-ce pas ?

Dans ses yeux, une flamme s’allumait. Les regards se fixèrent sur elle. Puis, pour mieux se faire écouter de tous, de sa chère mère à qui elle était une idole, de sa jeune sœur qui l’aimait et l’admirait, de son frérot dont certaines espiègleries la déconcertaient, pour attirer davantage l’attention, elle fit une assez longue pause. Enfin, elle entra dans son sujet.

— Voici ce qu’il me plairait de savoir. On lit souvent dans les journaux et revues qu’un tel est champion du monde à la boxe, qu’un autre l’est à la lutte ; que celui-ci est champion à l’escrime, au tennis, au golf ; que celui-là l’est à la natation, à l’équitation, à la balle au camp, au rugby, au gouret, et le reste. Et combien d’autres championnats encore que je passe sous silence ! Dans ce domaine, le nom de la femme figure presque aussi souvent que celui de l’homme. Elle en est devenue la redoutable concurrente.

Elle s’était arrêtée pour permettre à ses paroles de pénétrer davantage les esprits de ses auditeurs bénévoles.

— Je ne comprends pas bien où tu veux en venir, remarqua le paisible et sage capitaine. Jusqu’alors tu nous as dit ce que tu sais, mais non ce que tu voulais savoir… Tu as bien raison, à présent on n’entend parler que de championnats. Les championnats sont vraiment à la mode.

Mme Clément alla baisser la voix du radio. Ce début de dialogue piquait déjà sa curiosité. Le chat, gris bleu, gras et repu, vint encadrer dans l’arche sa minime personne souple. Comme toute la famille, il était peut-être curieux d’entendre les paroles qui allaient se prononcer. Malgré son désir probable d’écouter, la paresse l’emportant, il s’écrasa sur ses quatre pattes et se mit bientôt à ronronner, inconscient, les yeux hermétiquement clos.

Mlle Françoise poursuivit :

— S’il y a des champions pour toutes sortes de choses, s’en rencontre-t-il dans l’ordre exclusivement intellectuel ? Chez l’homme peut-il y avoir parfois une force extraordinaire de l’intelligence, au point que cette force hausse au-dessus de tous celui qui en est doué ? Sur notre planète, trouve-t-on des surhommes ? À ces questions je réponds affirmativement, moi. Qu’en pensez-vous, grand-père ?

Le brave capitaine feignit de n’être pas embarrassé à donner des réponses péremptoires. Volontiers il faisait parade d’érudition. Il n’en manquait pas. Jeune homme, il avait fait de solides études classiques. Et depuis un demi-siècle, il avait lu des milliers de volumes. Ses concitoyens lui demandaient souvent le secours de ses lumières. On l’appelait le philosophe. Il se crut donc capable de gloser sur le sujet présenté par sa grande petite-fille. Toutefois le remarquable savoir de celle-ci lui en imposait, le forçait à chercher les meilleurs arguments, à construire ses phrases d’une manière impeccable. Il prit un ton presque doctoral :

— Oui, Françoise, il est clair qu’il existe des princes dans le domaine intellectuel. Il s’est rencontré des intelligences tellement puissantes qu’elles brillèrent comme des étoiles. Les génies que cite en grand nombre l’histoire furent des surhommes dans une très large mesure. Puis il se recueillit un instant.

Mme Clément fit une réflexion heureuse en complétant l’explication que venait de donner son beau-père. Elle plaçait son mot d’une façon toujours juste.

— C’est parfaitement exact ce que vous dites, monsieur Clément. Et encore vous ne parlez que des lumières qui ne se cachèrent pas sous le boisseau. Mais il y a les violettes. En effet, que d’hommes inconnus auraient acquis une renommée magnifique, égale, sinon supérieure, à celle des plus grands, s’ils eussent quitté la zone d’ombre qui les enveloppait, s’ils eussent évolué sur le théâtre mondial !

L’approbation fut unanime.

— Vous avez raison ; rien n’est aussi vrai, firent les enfants. Sur ces entrefaites, M. Clément avait allumé un cigare. Simone, la cadette, avait placé à la droite du fumeur philosophe un menu cendrier de métal couleur de bronze. Le radio jouait maintenant un morceau d’orgue, qu’on entendait à peine. Il ne neigeait plus qu’à très menus flocons. Le vent s’était calmé. Le ciel s’éclaircissait. Par la baie de la façade, un rayon de soleil filtra. Le printemps l’emportait !

Le capitaine, enveloppé dans un nuage de fumée pâle, reprit son sujet où il l’avait laissé, s’adressant, cette fois, à un auditoire invisible :

— Oui, mes enfants, les grands génies sont des rois de l’esprit, des champions de la mémoire et de l’imagination, du jugement et du raisonnement. Ils sont illuminés, prophètes et créateurs. Un Homère, un Démosthène, un Cicéron, un Socrate, un Corneille, un Molière, un Bossuet, un La Fontaine, un Raphaël, un Mozart, pour ne nommer que ceux-là, possédaient tous les dons, aptitudes et talents dont Dieu puisse doter un être humain.

Il vit qu’il mettait le doigt sur la bonne note ; son petit auditoire était tout oreille. Il dressa une autre liste de personnages-étoiles.

— Regardons au firmament de notre seul pays et nous y verrons encore l’éblouissement que certains astres y ont laissé. Cartier, Champlain, Frontenac, Montcalm, Papineau, Lafontaine, Georges-Étienne Cartier, MacDonald, Laurier furent des gloires politiques, des espèces de champions du génie. Les personnes ordinaires ne sont que des enfants à côté d’eux.

L’approbation aux paroles du capitaine fut complète. On aimait l’entendre disserter. Il s’échauffait, il devenait éloquent. Le danger était — ce qui est commun à plusieurs — qu’il prolongeât trop sa causerie. Cette fois il n’accaparait pas la conversation. Les auditeurs plaçaient leurs mots aisément.

— Il me semble, fit remarquer Mme Clément, que Dieu ait fait surgir des hommes supérieurs à chaque tournant grave de l’histoire. Aujourd’hui nous vivons un tournant dramatique. Où sont les hommes de génie qu’il nous faut ? On dirait vraiment que le capitaine du navire symbolisant chaque pays manque de boussole, ou que la boussole manque de capitaine.

M. Clément la regarda fixement :

— Tu as raison, ma chère Gilberte. J’ajouterai que quelques-uns dirigent le vaisseau de l’État sans savoir où ils vont, ne paraissant préoccupés que d’une chose : se procurer à bord tous les plaisirs. Reconnaissons que de nos jours, toutefois, c’est de plus en plus difficile de gouverner. Il est si aisé pour les semeurs de fausses doctrines, les fauteurs de discordes, les grands niveleurs, de parcourir le monde, de le gagner à leurs causes. Puis un vent dissémine partout des graines qui croissent en Républiques sur des trônes renversés, en États sans Dieu, en Russies soviétiques…

On avait écouté attentivement ces réflexions enflammées. Derrière les murs de la villa Clément, le grand-père jouissait d’une belle autorité. Il avait quitté la mer, trop tôt à son gré, pour remplacer le chef de la famille, son cher fils décédé au cours de la fameuse épidémie d’influenza. Veuf depuis longtemps, il s’était exclusivement dévoué aux intérêts de son regretté Lionel. Grâce au capitaine et à sa petite fortune personnelle, ce foyer avait vécu d’heureux jours. La veuve, restée fidèle au souvenir du mari défunt, se refusa à un second mariage, malgré les chaudes suppliques des prétendants.

Françoise s’était levée. Elle fit quelques pas dans le salon, puis vint se rasseoir aussitôt. Elle semblait un peu nerveuse. C’est qu’elle brûlait du désir de parler encore. Puisqu’elle avait amorcé la conversation et l’avait aiguillée sur une voie si agréable, pourquoi ne pas aller jusqu’au bout ? Au risque de passer pour naïve, elle dit, malgré l’aveu implicite qu’il lui faudra faire en poussant davantage l’entretien qu’elle avivait avec tant d’adresse :

— Tous, vous affirmez l’existence des génies, des champions de l’intelligence. Et même, si je ne me trompe, vous faites des vœux pour qu’un homme de cette exceptionnelle catégorie mette un de ces jours la main au gouvernail de la barque de notre pays.

— Parfaitement, firent la mère et le grand-papa. Pourrions-nous ne pas désirer avec ardeur un tel avènement ?

— Bien, moi, je suis persuadée, continua-t-elle, qu’un de ces hommes rares monte chez nous actuellement. Et je crois, si nous sommes capables de le comprendre, qu’il jouera dans notre monde social et politique un rôle splendide. Mon intuition de jeune fille désireuse de servir ne me trompera pas. Avant longtemps vous partagerez mon avis et mon admiration.

Surprise d’abord d’une telle déclaration, puis désireuse d’en entendre davantage, toute la famille questionna sur le champ :

— Connaîtrais-tu, chère Françoise, ce génie qui se cache dans l’ombre ? Et, le connaissant, sur quels indices te baserais-tu pour faire sur son compte de semblables prédictions ? Ne serais-tu pas victime d’une illusion ?

— Disons que je badine un peu. L’homme dont il s’agit ne peut pas être l’Étoile de Bethléem ni, sans doute, Celui qu’elle annonçait ; mais il deviendra l’égal de ceux qui accomplirent de grandes choses. Il est un rejeton de nos âpres Laurentides, du bas de Québec. C’est un enfant de notre région, qui habite à une quinzaine de milles de Saint-Loup-les-Bains.

Sur son visage se lisait toute une page d’admiration naïve. Ses paupières battaient avec rapidité. Elle jouissait de l’effet de ses paroles ardentes.

— « Petits prodiges à quinze ans, vrais sots toute leur vie » a dit justement Mme de Sévigné, remarqua la mère, heureuse d’évoquer cette phrase célèbre. Elle ne paraissait guère attacher d’importance au personnage à qui sa fille allait faire allusion. Les gens d’âge très mûr ne prennent pas si vite parti en semblable occurrence.

— Grands prodiges à vingt-cinq ans peuvent le rester toute leur vie, rétorqua gentiment Françoise.

Elle voulait être agréable à tous, mais elle n’entendait pas qu’on lui subtilisât son héros. À son insu, elle trahissait ainsi le secret de son cœur. À force d’en dire sur le compte de la vedette, M. Clément se rappela, et tous les enfants auraient pu la nommer. Elle faisait cette indiscrétion à bon escient.

— Ah ! Ah ! Enfin, je connais le sujet que tu trouves si admirable, reprit le grand-père. Il s’agit de Jules LeBrun, de Saint-Paul-du-Gouffre !

— Parfaitement. Tout me porte à croire qu’il jouera un rôle glorieux.

— Tu as raison, Françoise. Ce jeune homme sort de l’ordinaire. Depuis dix ans que se publient ses prouesses. Pas sous sa dictée, car on le dit très modeste. Mais je me demande si, malgré sa transcendance, il lui sera possible de remplir le rôle prépondérant que tu en espères. Il y a si loin de l’humble maisonnette, où beaucoup sont appelés, au Capitole, où peu sont élus. Notre pauvre siècle est si bruyant et encombré. Puis il y a tant d’égoïsme dans le cœur des hommes, tant d’intérêts personnels chez eux, que les belles initiatives viennent s’y briser comme les lames de la mer sur un rocher inébranlable.

M. Clément se promenait de long en large dans le salon. Il continua, véhément :

— Si sa parole est d’or, lui sera-t-il possible de la faire entendre ? Le monde ne manque pas de beaux parleurs. Si ses idées sont neuves, excellentes, deviendront-elles des directives ? Il y a tant de voix qui sollicitent et qu’on n’écoute pas. La démocratie nous a façonné une mentalité de frondeurs. Nous ne souffrons aucune sujétion. Tout chef nous répugne. Nous abhorrons les Mussolinis. La dictature ne peut avoir de prise chez nous. Si un beau matin, nous nous réveillions sous la main de fer d’un dictateur, nous préférerions mille fois l’exil. Nous voulons avoir voix au chapitre. Nous n’aimons pas que quelqu’un nous morigène. Je ne dis pas ce que nous ferions si tout à coup surgissait un Napoléon I. Oui, si quelque nouveau génie se montrait, possédant la science totale du gouvernement, le don de meneur d’hommes, peut-être, dans la crise actuelle, s’imposerait-il à l’attention de tous, ferait-il taire les appétits et ramènerait-il à l’unité de commandement notre cher Canada !

— Vous êtes éloquent, grand-père, dit Mlle Françoise, devenue rayonnante. Si vous eussiez autrefois acquiescé aux désirs souvent renouvelés de vos compatriotes, vous auriez été magnifique vraiment sur le champ de la politique, à haranguer vos électeurs !

Elle faisait sincèrement cette flatteuse remarque, ayant pu apprécier suffisamment les qualités que M. Clément avait possédées dans ses meilleurs jours.

Touché de cette évocation lointaine, il répondit, ne refusant pas le compliment de sa petite-fille :

— J’aurais fait une assez bonne figure parmi les législateurs d’alors. Oui, il y a déjà vingt-cinq ans qu’on m’offrit de briguer les suffrages de mes concitoyens. Avant de refuser cet honneur, j’ai été longtemps à réfléchir. Mais le magnétisme de ma carrière fut le plus fort. Je repris les voyages au long cours. Quelle magie, la mer !

Après une pause, il continua, le regard profond comme les océans qu’il avait parcourus :

— Voyez-vous, mes enfants, j’aimais trop la mer pour lui tourner le dos. Elle a frissonné dans ma chair et mon sang pendant un demi-siècle. Ses calmes si doux, ses colères tragiquement belles, la symphonie de ses bruits et de ses couleurs, tout me bouleversait suavement l’âme. Elle aussi a une âme, la mer ! Une vie pleine, mouvementée, semblable à la nôtre.

— En plus d’être éloquent, vous êtes poète, monsieur Clément, fit la mère de Françoise. Que de souvenirs vous possédez ! Que de prenantes visions incrustées dans tout votre être !

— En effet, fit-il, je me souviendrai toujours des heures de félicité que je passais à la regarder en pleine face, à scruter les secrets de son âme fluide.

— Dites-nous quelques-unes des impressions de vos tête-à-tête avec elle, prièrent les autres membres de la famille.

— Non, pas aujourd’hui, mes enfants. Le héros de Françoise nous a tenus en haleine trop longtemps. Je suis fatigué. Du reste, ce serait des plats réchauffés, car il m’est souvent arrivé de vous entretenir de ma longue vie de marin.

Il vint déposer sur le cendrier le reste de son cigare éteint depuis une demi-heure. Personne n’osa renouveler l’invitation. On vit qu’il avait besoin d’un peu de repos. Mais avant de quitter, il dit :

— Savez-vous qu’on ne peut pas exprimer ce qu’on a ressenti, quand ce qu’on a ressenti dépasse en beauté le beau que peut traduire la parole humaine ?

— Je vous comprends bien, dit Françoise. Il est vrai que je n’ai pas encore beaucoup vécu, ni vu, ni entendu, mais des plaisirs en moi ont chanté avec tant de force que je les déformerais en essayant de les évoquer avec des mots de notre langage.

— Par exemple, mes enfants, reprit-il, pourrais-je rendre d’une façon qui s’approchât un peu de la vérité le bonheur indicible que j’éprouvais au cours des interminables dialogues qui s’engageaient toujours entre elle et moi dans mes heures de vigie ? Non, non, impossible, impossible ! Il faudrait savoir parler comme parlait le pinceau enchanté d’un Raphaël !

Sur cette dernière phrase, dite d’un ton nostalgique et vibrant, la salle de famille se dégarnit comme automatiquement. Le premier à la quitter fut le chat, dont les rêves durent être troublés par tant de bavardage. Le grand-père alla se coucher. Mme Clément partit pour l’église. Le benjamin ferma sans politesse la bouche de l’appareil radiophonique. Sous le soleil revenu, la neige fondait déjà. Des autos et piétons circulaient. La température s’épanouissait donc en un gracieux sourire. Les deux sœurs sortirent sur la véranda. Les eaux apaisées du fleuve revenaient docilement comme toujours vers le village, étendant sur la plage grise leur belle nappe d’argent. Les oiseaux recommençaient leurs concerts des beaux jours. De l’autre côté du fleuve, les plaines fumaient dans un brouillard rose. Petit à petit, les arbres de la falaise enlevaient leurs manteaux blancs. La physionomie de Saint-Loup-les-Bains était redevenue printanière.

Dans la longue pièce découverte qui donnait sur la falaise, Françoise et sa jeune sœur Simone se promenaient tout en causant. Comme leurs babillages intimes, le clapotement des eaux du fleuve bruissait à peine. Entre elles, à la fin, un dialogue s’était engagé, provoqué chez l’une par la fièvre que la conversation précédente y avait allumée et, chez l’autre, par un naturel sentiment de curiosité juvénile. La touchante idylle que cette dernière pressentait susurrait à ses oreilles.

Entendant fredonner en elle la troublante mélodie de ses dix-huit années révolues, Simone remarqua joyeusement :

— Sais-tu bien, Françoise, qu’il est tout à fait intéressant, ton prodige de Saint-Paul-du-Gouffre. Je le dis sans rire. Je me demande comment tu as pu faire pour nous recéler aussi longtemps cet original personnage. Cachottière, va ! Par exemple, si j’étais à ta place, je serais vraiment un peu perplexe. Aux jeunes filles de notre espèce, les célébrités échappent presque toujours. Si sa silhouette intellectuelle, comme tu dirais, se découpe avec autant d’éclat que tu le proclames, celles qui courent le monde doivent s’éprendre de lui à tout coup en le rencontrant ! C’est un bijou qu’il faudra tenir sous clef. Sinon, gare aux… voleuses.

Un rire espiègle enveloppa ces dernières phrases. Mais Françoise ne s’en formalisa pas, parce qu’elle savait que pas la moindre parcelle de jalousie n’inspirait à sa sœur ces propos légèrement railleurs. On pardonne facilement au jeune âge.

— Méchante sœurette, dit-elle, sans malice. Parlons plus sérieusement. À mon avis, M. LeBrun ne court pas le danger d’un enlèvement. Au contraire, il est moins en péril que d’autres sous ce rapport. Quand tu auras un peu vieilli, tu comprendras mieux que les jeunes gens cultivés, austères, rangés, si brillants soient-ils, n’apparaissent pas sous la forme attirante de demi-dieux aux regards faussés de la plupart de nos contemporaines. Les garçons de salon, qu’on voit à toutes les fêtes, à tous les jeux, à tous les amusements, les envoûtent bien davantage. Tu peux en croire ton aînée. Les beaux viveurs l’emportent haut la main sur les autres.

— Que je reconnais bien ici la digne petite-fille du sage grand-père Clément ! Comme sur les siennes, on ne surprend guère sur tes lèvres d’autres paroles que des paroles qui instruisent, qui édifient, qui calment. À ton école, l’on se sent meilleure.

— Je te supplie d’être un peu moins railleuse, Simone. Tiens, si tu veux me promettre de ne plus jouer le rôle de pince-sans-rire, puis d’être discrète, je te confierai un grand secret…

— Que tu aimes M. LeBrun, jeta Simone, sans plus s’émouvoir. Je savais déjà ton enivrement. Au cours de l’entretien du salon, pas n’était besoin de posséder le don de divination pour avoir surpris ton amour. On ne le prend pas de si haut avec quelqu’un qui n’intéresse pas son cœur.

— Oui, je l’aime de toute mon âme, ce jeune homme. Au risque de passer à tes yeux pour très romanesque, je t’avouerai que sa vision m’étreint à m’enlever l’appétit et que je n’imagine déjà plus possible ma vie sans lui.

— Ma chère, ton bonheur me rend heureuse. De tout cœur, je souhaite que notre « grande demoiselle » et son « surhomme » viennent bientôt s’agenouiller à la balustrade de notre église et unissent leurs deux destinées incomparables…

— Bon, te voilà encore à plaisanter, Simone, dit l’autre, dans un éclat de rire. Comme tu as récidivé, je ne te confie plus rien. Pour assurer la réalisation du souhait que tu viens de m’exprimer avec un peu d’ironie, rendons-nous à l’église rejoindre la chère maman et y faire notre prière. Une prière à l’intention également de celui qui fait l’objet de mon amour.

Un vent tiède caressa leurs joues rosies. Sur l’une des branches encore dénudées d’un vieux hêtre, une jeune grive, vêtue d’un frac brun, laissa couler de son bec jaune les roulades de son sifflet jovial.

II

Celle qui avait amené et conduit d’une manière aussi habile cette singulière conversation comptait vingt-trois printemps. On la remarquait comme étant une jeune fille de caractère, sérieuse et bien mise. Les familles la citaient en exemple à leurs grandes enfants. Un mouvement lancé par elle réussissait toujours. Autour de ses initiatives, elle savait rallier les suffrages. Elle possédait une silhouette de reine. Elle était grande, svelte et brune. Des cheveux châtain clair aux reflets mordorés, entretenus demi-courts, très abondants, lui dessinaient une jolie tête. Ses yeux d’un noir très vif, où brûlait perpétuellement une flamme, s’ombrageaient à peine de minces sourcils brun clair. Un nez délicat et artistique, aux ailes mobiles, annonçait une nature fière, un tempérament bien équilibré. Deux lèvres fines, d’un carmin rose vermeil, encadraient sa petite bouche que frangeaient d’une régularité parfaite de solides dents d’émail. En sa compagnie, tous se plaisaient, même les femmes.

C’était vraiment une belle fille, une Canadienne « aux yeux doux ».

Jules LeBrun, en qui s’incarnait à son sens, le futur sauveur du pays, qu’elle venait d’exalter si haut au foyer familial et qui réunissait en sa personne les qualités du type accompli, lui avait été présenté la semaine précédente, à la suite d’une séance dramatique donnée à Saint-Loup-Les-Bains. Au cours de cette séance de charité, elle avait figuré elle-même au programme. C’était à ces minutes de charme artistique que le jeune homme s’était dit en la voyant jouer ses rôles d’une façon si éclatante :

— Il me serait mille fois agréable de pouvoir rencontrer cette charmante personne. Quel solide talent ! Quelle grande distinction ! Quelle allure vraiment classique ! C’est la première fois qu’il m’arrive de m’extasier devant une jeune fille.

L’occasion qu’il avait souhaitée arriva plus tôt qu’il ne l’aurait cru. Invité à se rendre, après la représentation dramatique, au salon du Dr Lemire pour prendre le lunch avec les amateurs-artistes, il avait accepté avec joie le délicieux rendez-vous où il savait que se trouverait Mlle Clément. Au début de la réunion, on les avait présentés l’un à l’autre. Tout le monde avait bien remarqué que celle-ci rencontrait son « Prince Charmant » et que celui-là allait trouver la « Belle au bois dormant ». En présentant M. LeBrun à Mademoiselle, on avait aimablement dit :

— Mademoiselle Clément, c’est le « petit monsieur » d’autrefois qui s’est transformé en « grand talent » d’aujourd’hui. L’espoir des nôtres. Le futur chef du gouvernement de notre pays. Le pilote de notre navire.

Puis, comme tous se souvenaient encore des brillants succès que la jeune fille avait remportés en ses années de couvent, on n’avait pas manqué de dire d’une manière tout à fait gracieuse :

— Monsieur LeBrun, vous avez en face de vous la femme forte de l’Écriture, la femme qui communiera dans le même idéal que les plus belles âmes ; enfin, au risque de trop parler, la femme qui, quand elle le voudra, trônera en reine au royaume du cœur. Il s’agira pour un roi de l’inviter à accepter une couronne digne d’elle. Elle la portera glorieusement, soyez-en certain.

Il était évident qu’une aussi pompeuse et indiscrète présentation éprouva cruellement l’humilité des jeunes gens, qu’elle les glaça pendant une bonne minute. Mais l’hilarité générale que suscita ce long bavardage ne tarda pas à dissiper leur mutuelle gêne. Quelques instants plus tard, ils se sentaient tout à fait à l’aise.

Et l’heureux couple si bien assorti s’en était allé s’asseoir, après le goûter, sur l’un des sofas. Aussitôt la conversation s’était engagée, simple, correcte, relevée. D’abord, elle roula sur la pièce jouée au cours de la séance, sur l’actualité, sur des questions littéraires et musicales. Le jeune homme se fit un agréable devoir de féliciter la jeune fille du talent qu’elle avait manifesté dans l’interprétation de son rôle et du plaisir que son jeu bien réussi lui avait fait éprouver.

— Vraiment, mademoiselle Clément, disait-il, vous avez excellé dans votre rôle de sainte Cécile. Vous vous étiez tellement substituée à votre illustre personnage que vous avez réussi à nous donner l’illusion complète que vous étiez disparue de la scène. On ne conçoit pas que la sainte eût agi autrement. C’était réellement elle qui évoluait sur le théâtre.

Par les explications qu’elle avait données touchant l’interprétation d’une pièce, par le clair raisonnement qu’elle avait fait sur toutes choses, par la bonne dose d’érudition qu’elle n’était pas parvenu à dissimuler, il avait constaté avec joie qu’elle était une intellectuelle de choix, qu’elle possédait un cœur dont la lyre vibrerait à l’unisson de la harpe du sien.

Jamais deux jeunes gens n’avaient semblé si bien se convenir. Dans les salons en fête, une trentaine de personnes circulaient, parlant haut, buvant ferme le café parfumé, mordant à belles dents à leurs sandwiches fraîches. Des chants appropriés berçaient de leur rythme joyeux les visiteurs en liesse. La clarté éblouissante des lustres, la température tiède des salles, l’intéressant babillage, tout semblait se liguer pour prolonger indéfiniment cette chaude réunion amicale. À la pièce dramatique entendue au cours de la soirée, ce superbe réveillon ajoutait un acte des mieux réussis, dont il était agréable de jouer les scènes remuantes.

Les visiteurs se préparèrent à partir. On endossa les paletots, on revêtit les mantes. Les dames se coiffèrent. À la porte, des moteurs d’autos ronflaient. À tout instant, le timbre de l’entrée retentissait. Les appels téléphoniques se succédaient sans interruption, demandant encore des taxis. Au milieu de ce tapage, on entendait fuser les phrases banales : « Au revoir, Monsieur ou Madame ; nous vous quittons avec regret, vraiment ». Ou bien celles-ci : « Ne manquez pas de venir, docteur ; nous serions bien désappointés de ne pas vous compter parmi nos visiteurs ». Ou encore : « Nous venons de passer une heure tout à fait agréable. Nous nous sommes amusés comme jamais. As-tu remarqué le couple heureux ? Ce jeune homme ne devait plus penser à ses livres ! Tant mieux pour elle, car elle est digne d’un prétendant de choix ! »

— Mademoiselle, avait dit Jules en se levant pour partir, j’ai passé un délicieux moment avec vous. Me permettez-vous de vous en exprimer un grand merci. Je me plais à vous déclarer que j’ai découvert en vous quelqu’un de cultivé, une personne bien au-dessus de la moyenne. Jusqu’à présent, je n’avais guère coudoyé les femmes. Deux motifs me poussaient à cette abstention : le temps m’avait toujours manqué pour m’introduire auprès d’elles comme ce soir ; puis j’éprouvais une terrible crainte de les trouver légères, frivoles… Pardonnez ma franchise un peu crue. Je déguise si mal ma pensée ! Vous, vous faites tellement exception à la règle que je persiste encore à croire que ces réflexions, inopportunes peut-être, ne vous visent pas, mais pas du tout, Mlle Clément.

Elle avait laissé parler le jeune homme, parce qu’elle croyait beaucoup ce qu’il exprimait, et que sa voix la charmait. Et puis cette sincérité ne lui déplaisait pas, attendu qu’elle contrastait si justement avec les formules menteuses sorties de tant de bouches masculines ! Il avait ajouté plus bas de façon à n’être entendu que d’elle :

— Mademoiselle, je sentirai le besoin, un immense besoin, de vous rencontrer encore sur mon chemin. Vous êtes une personne dont on se sépare à regret. Vous semblez voir la vie, ses ombres et ses clartés, telle qu’elle m’apparaît. Votre idéal ressemble au mien. Mon rêve, incompris de tous, vous le discernerez, j’en suis sûr. Avec vous je pourrai en parler, m’entendre sur les grandes questions qui me passionnent. Avec les hommes, je n’ai guère de chance. En général ils sont égoïstes, suffisants, pleins d’eux-mêmes au suprême degré. J’ai eu beau essayer de les entretenir de quelques-uns de mes projets, de ceux qui me tiennent le plus au cœur, aucun d’eux n’a osé m’écouter jusqu’à la fin. On veut bien me donner crédit d’un savoir théorique, mais on craint de m’aider à prendre des initiatives nouvelles à tous points de vue. On refuse de rompre avec la tradition politique, dont certains côtés tiennent dans un état d’infériorité malheureux des électeurs libres. Cette rupture dérangerait les visées des chefs qui ont l’habitude séculaire de tout conduire en ce domaine, afin de garder pour eux les meilleurs « plats ». C’est entendu que ces stupides meneurs avilissent la chose publique. Quand j’affirme ce fait désolant, l’on se détourne et l’on fuit.

Elle avait approuvé de la tête et du regard. Jamais ses oreilles n’avaient entendu des jeunes gens tenir un tel langage. Aussi fut-elle émue, ravie en écoutant en elle l’écho de ces paroles sensées, viriles, pleines d’idéal.

Encore plus bas, il ajouta, subjugué par le charme qui émanait d’elle :

— Des femmes telles que vous constituent la poésie de notre existence. Les hommes n’en fournissent que les éléments prosaïques. Depuis que j’ai le plaisir de vous connaître, je sens que, pour vivre pleinement sa vie, on ne peut se passer des unes et des autres.

Ces propos lui plaisaient. Elle les écoutait avec silence. Une seule fois, elle avait remarqué :

— Monsieur LeBrun, vous exprimez des choses qui sont éternellement vraies. Je vous remercie de les rappeler en ma présence et de me donner l’espoir que j’ai contribué à l’évolution de vos idées touchant le beau sexe.

Puis la séparation s’était faite avec la promesse mutuelle de se revoir à brève échéance. Il faut autant dire que sur l’un et l’autre cœur la foudre s’était abattue. Mais aucun d’eux ne s’avisa tout de suite à en avouer les ravages. Entre gens de flair exercé, les déclarations d’amour revêtent rarement la forme du langage parlé.

Et depuis cette fin de soirée, ils s’étaient revus plusieurs fois. On appelait M. LeBrun, le prétendant de Mlle Françoise. Qu’était-ce qu’une distance d’une vingtaine de milles à parcourir pour un six-cylindres qui franchit l’espace comme un bolide, et pour un homme que l’amour secoue fortement ? Rien. Moins que rien. Et pour un homme que les beautés naturelles émeuvent ? Une véritable fête. Sur une route tourmentée traversant de jolis paysages, il y avait encore pour lui le plaisir de l’aller et du retour, délicieuse préface et épilogue joyeux du tête-à-tête enchanteur au foyer de la Villa Clément…

Jules et Mlle Françoise causent au salon depuis une couple d’heures. Ils en sont à leur cinquième rencontre. Le renouveau palpite, bondit, enivre. Du fleuve arrivent des odeurs d’iode et d’herbes marines. Les frondaisons, « symphonie en vert », exhalent de multiples arômes de résine et de fleurs naissantes. Ce jour-là, jour qui devait marquer d’un caillou blanc un évènement inoubliable, Mlle Clément avait dit, à l’arrivée de son bien-aimé, un sourire lumineux comme un rayon de soleil éclairant son beau visage de « grande demoiselle » :

— Mon Dieu ! que c’est gentil à vous d’être venu ce soir, monsieur Jules !

— J’avais vraiment besoin d’un cordial, Mademoiselle. Les affaires, le monde intéressé, l’isolement, tout cela déprime.

Une rougeur fugitive colora les joues de la jeune fille. Elle répondit aussitôt :

— Moi qui me pensais la seule dans cet état d’abattement. Et cette pensée me rendait mon sort encore pire !

— Tout cela, Mademoiselle, pour me marquer que votre cœur va mal, lui aussi ? Serais-je indiscret de vous prier de me dire la cause de cette affection cardiaque ?

— Il bat mieux à présent. Il fonctionne très bien même. Vous êtes un si bon médecin du cœur ! La plus efficace médication à lui faire, au mien, est de lui apporter votre présence. Pardon d’en dire plus que vous en désirez peut-être ?

— Au contraire, Mademoiselle, cela est très flatteur et cela m’enchante. Mais prenez garde de vous compromettre. Je n’agis qu’avec la bonne foi d’un nouvel arrivé au pays du « Tendre ».

— Oui, oui, monsieur l’avocat, votre visite me ravit, m’enivre. Votre absence me plonge dans le chagrin. Près de vous, je ressens le bonheur.

— Merci, Mademoiselle, du bien que vous venez de me faire. Je n’ose pas croire à ce beau sentiment ! Hier, j’osais encore moins y croire. Vous êtes pourtant franche ! Tenez, j’y crois. Je me ferme les yeux pour mieux voir ma félicité. À mon tour, voulez-vous que je profite de la révélation discrète que je viens d’avoir la joie d’entendre pour formuler par des mots la déclaration que vous avez prévue pour bientôt. Je ne connais ni l’art détestable de la dissimulation, ni celui encore pire des déguisements.

Les artifices de la conversation entre amoureux l’un et l’autre les ignoraient totalement.

Il s’était approché d’elle. Il la regardait dans les yeux. Il y vit l’image d’une âme que l’amour mettait en état d’ivresse. À ce moment si doux, il sentait vibrer chez sa compagne encore si nouvelle les sentiments qu’il rêvait depuis longtemps d’y faire naître et puis d’y faire vivre à jamais.

— Mademoiselle Françoise, je vous le dis sans phrases, sans précautions : je vous aime !

Elle aussi avait fermé les yeux pour savourer plus entièrement son bonheur. Elle était devenue pâle. Son sang s’était retiré. Après une minute de silence, elle dit, dans un élan de ferveur :

— Depuis des semaines et des semaines que je brûlais de vous crier mon amour !…

Dans la corbeille rose de leur mutuel épanchement, un baiser vint déposer son joli bouquet de fleurs parfumées.

— Ah ! que la joie pure d’aimer et de se savoir aimé fait du bien ! répétait Jules. Voulez-vous me permettre de vous dire comment j’interprète cette espèce de bonheur, celui qui nous berce à l’heure actuelle ?

— Parlez, monsieur LeBrun. Quel plaisir que de vous entendre !

Au milieu de leur commune joie, ils se mirent à badiner à bâtons rompus sur l’amour. Le visage épanoui, il questionna :

— Mademoiselle, quand, à votre avis, le verbe aimer, au point de vue profane, a-t-il son sens complet ?

— En petit ruisseau qui s’imagine alimenter seul la rivière, je réponds naïvement : lorsqu’il se conjugue au présent et à la forme pronominale de la première personne du pluriel.

— À mon tour de vous questionner, dit-elle :

— Que faut-il pour que l’action de ce verbe imprime au cœur un petit chef-d’œuvre ?

— Vous le savez mieux que moi, Mademoiselle. Toutefois je vais vous donner mon opinion. Prenez toute votre respiration… Il faut que les deux personnes qui s’aiment possèdent en entier le don de voir le beau, d’entendre l’harmonieux, de goûter le charme d’un univers frémissant sur le clavier de leurs âmes. Dans de telles conditions, c’est l’Éden avant la désobéissance, c’est la félicité avant l’expulsion du paradis terrestre.

— Votre réponse est magistrale. Je suis absolument certaine qu’aucun ange ne nous chassera de notre paradis, de notre Éden. Nous remplissons au delà toutes les conditions qu’il faut, puisque nous sommes deux artistes du cœur et que nous nous aimons à la première personne du pluriel du présent.

— Mais prenons garde, ajouta Jules, car le bonheur de deux amoureux cesserait le jour où, cela arrive, ils s’aviseraient de conjuguer le verbe en question à un temps du passé !

Elle répliqua, le visage rayonnant :

— Nous, nous nous aimons, et c’est pour toujours, monsieur Jules.

— Maintenant, dites Jules tout court, Mademoiselle.

— À une condition, mon cher.

— Laquelle ?

— Que vous m’appeliez Françoise sans ajouter jamais le mot mademoiselle.

— Oui… Françoise. De plus, je propose que dans nos futurs entretiens le tutoiement soit de rigueur… Merci de votre acceptation.

Il prit congé d’elle à onze heures. Ce soir-là, leurs âmes s’étaient comme fondues en une seule.

III

Jules LeBrun, devenu le Prince Charmant de Françoise, commençait d’être célèbre dans toutes les paroisses du Comté d’Olier. À Saint-Paul-du-Gouffre, sa petite ville natale, il y avait longtemps que son nom volait de bouche en bouche. Pour ceux qui le connaissaient intimement, il était l’homme que la Providence suscitait à leur région. Ils étaient sûrs que de sa personne se dégageraient des rayons de lumière qui éclaireraient et guideraient ses compatriotes. Et comme l’âge et les circonstances l’avaient tenu à l’écart jusqu’ici, les envieux ne s’étaient pas encore ligués contre lui. Il y avait donc unanimité de sentiments et d’opinions autour de sa déjà belle renommée. On entendait souvent cette juste réflexion :

— Il ira loin, cet enfant prédestiné. Il fera brillamment sa marque !

Ce grand jeune homme vivait modestement avec sa mère. Celle-ci, dix années auparavant, devenait veuve, alors que son mari, dans la fleur de l’âge, mourait subitement, lui laissant son idole de fils et une jolie fortune. Jules avait fait de brillantes études supérieures. Reçu avocat depuis trois ans, il ne venait toutefois que de s’inscrire au barreau de sa ville natale. Bien pris, grand, élancé, cheveux blonds ondulés, imberbe. On avait fêté tout récemment son vingt-sixième anniversaire de naissance.

Jetons un coup-d’œil sur les années antérieures, sur le passé, sur le berceau de Jules, puis aux jours où il franchit le seuil de l’âge viril, après avoir été tour à tour enfant-prodige et adolescent-étoile.

Vers l’année 190…, demeurait, sous le toit d’une luxueuse villa, en plein centre de Saint-Paul-du-Gouffre, un tout jeune couple heureux de vivre : le notaire Louis LeBrun et sa charmante épouse. Tous deux jouissaient d’une grande estime de la part de la population. Au fond d’une large terrasse où, l’été, s’harmonisaient le vert tendre des pelouses, le gris argent des allées, les tons multicolores des arbustes et massifs de fleurs, la maison, toute de blanc drapée, reposait doucement sur une légère élévation du sol. Une grande véranda s’étendait sur la façade, dont l’extrémité gauche se terminait en une fenêtre à baie surmontée d’une tourelle.

En arrière de cette coquette demeure, la vue donnait sur une colline boisée où chantait à l’année la symphonie de mille couleurs. À mi-chemin entre la maison et cette minuscule forêt, les ondes paisibles de la rivière LeBras formaient comme un étroit et long ruban flottant dans l’air calme d’un beau soir. De l’autre côté de la rue, un demi-arpent à droite, se dressait la maison des Boisclair, dont le chef était un industriel de l’endroit, l’homme en politique le plus influent de la région. Presque à la sortie du village, s’érigeait un autre foyer, celui des Maltais. Ces trois familles étaient inséparables. C’était entre les mains des deux dernières surtout que dépendait le sort politique du comté. Pour mieux comprendre le récit qui va suivre, il est bon de lire une page de notre histoire économique, au moment où ces trois familles s’unissaient, et pendant toute l’enfance de Jules.

Il y a un quart de siècle, le Canada entrait dans une ère de grande prospérité. Grâce à la bonne politique des chefs des gouvernements, il commençait à dénouer les derniers cordons qui nous attachaient encore à l’Angleterre. Mais les progrès de notre autonomie et de notre indépendance ne s’accusaient guère encore, tant de féroces impérialistes les entravaient.

À cette époque, à peine quelques automobiles roulaient sur nos routes impraticables alors. Le cinéma était muet dans son berceau. L’aviation et la radio ne figuraient pas au domaine des faits accomplis. Mais le travail ne manquait pas et les produits se vendaient bien. La production et la consommation s’équilibraient grâce à un libre-échange raisonnable, à une juste protection, et aussi à un machinisme moins développé qu’à l’heure actuelle.

C’était l’époque de la construction du pont de Québec, merveille mondiale, et du Grand-Tronc-Pacifique ; l’époque de la fixation des frontières de l’Alaska et de la création des provinces d’Alberta et de Saskatchewan. C’était presque l’âge d’or canadien !

Au début du vingtième siècle, dans chaque comté rural, s’observait une rigoureuse discipline quant au choix des candidats qui devaient briguer le suffrage populaire lorsqu’avaient lieu des élections, soit complémentaires, soit générales. Trois ou quatre chefs décidaient d’amener un homme et tous se ralliaient à cette décision. Il sortait toujours victorieux de la convention, qui n’était tenue que pour la forme.

Avez-vous remarqué, à l’heure actuelle, la vie de nos très petites villes aussi bien que celle de nos gros ou minimes villages ? À cause probablement de la peur du qu’en-dira-t-on, puis à cause de profonds sentiments égoïstes que le cœur humain possède, l’individualisme, le familialisme règnent en maître. On y est curieux, sévère, jaloux, injuste. On s’abrite derrière quelque chose, mais toujours de façon à voir sans être vu.

Le moindre petit événement est su de tout le monde en quelques minutes et aussitôt commenté, grossi, exagéré, déformé, classé parmi les crimes affreux. Personne, à peu près, ne veut rien faire pour la communauté et tous se plaignent que personne ne fait rien. Sans doute, il y a cinq ou six femmes d’œuvres qui, en se querellant, en s’attribuant tous les mérites, font preuve de réel dévouement. Sans doute, il y a quelques hommes qui acceptent de se laisser élire présidents ou directeurs de quelque chose, les uns pour opérer le bien, les autres pour la gloriole ou leurs intérêts.

Au point de vue religieux et moral, deux à trois mille âmes dépendent du curé et de ses vicaires. C’est dans l’ordre. La paroisse catholique a fait notre force dans le passé et elle est le rempart de l’avenir. Je la veux gardienne de nos destinées éternelles, mais je n’aime guère que certains curés deviennent rois et maîtres de toutes les vies de leurs paroissiens. Le fait d’être gardiens absolus de la foi et de la morale dans leurs paroisses respectives ne leur confère pas nécessairement la juridiction totale sur les initiatives d’ordre intellectuel et profane que leurs fidèles aiment à prendre, pourvu que ces dernières ne compromettent en rien les intérêts de la religion et n’empêchent pas l’accomplissement des devoirs qui en découlent. Dans le domaine civil, cinq ou six hommes se partagent toutes les influences : municipales, scolaires, politiques. Les faits et gestes qui s’y accomplissent sont inspirés par eux.

Maintenant revenons à la famille de Jules. Le couple LeBrun avait eu une fille dans trois ans de mariage, mais il avait espéré longtemps avoir un garçon. Au papa il semblait que le trait d’union conjugal ne s’était pas encore posé tant qu’un être de lui ne l’eût assuré de la continuation, de la perpétuation de son nom. Du reste, leur fillette mourut à l’âge de deux ans. Ils en étaient restés longtemps inconsolables. Cependant, en 190…, le ciel combla ses vœux : le six avril, sous un monticule léger de couvertures soyeuses, les parents et amis avaient pu apercevoir une petite tête blonde, au visage rose rouge, et deux petits poings crispés qui s’agitaient. Grande était la joie au foyer. Dans sa bonne foi naïve, le notaire, depuis qu’il l’espérait et depuis deux jours qu’il le contemplait, rêvait d’en faire un homme remarquable. Il s’était promis, peut-être mille fois, de lui fournir tous les moyens d’acquérir d’une façon parfaite les connaissances humaines. Il est temps, se dit-il, qu’un homme surgisse et que, par son savoir, sa science et son érudition, il s’impose à ses semblables pour les diriger vers les sommets. Il n’avait pas foi au présent.

Non, jamais un père n’avait si ardemment désiré un fils, ni, après l’avoir eu, rêvé d’en faire un homme si complet. Ce désir de gloire pour son garçon, ancré chez le notaire à l’état d’idée fixe, le hantait du matin au soir, et, la nuit troublait son sommeil, au point que, souvent il ne pouvait dormir, même une heure. On ne sait pas combien de fois il s’était dit qu’il n’épargnerait rien pour le faire instruire, afin qu’il pût prendre son essor, son vol vers les hautes sphères, où il planerait sûrement. Dans son imagination chauffée à blanc par le feu que lui communiquait cet être si cher, il apercevait sa destinée, son ascension sur le sommet d’une grande échelle dont l’extrémité touchait tous les horizons. Il était certain qu’il verrait loin et qu’il saurait voir. Plus de doute pour lui : un génie habitait sous son toit.

Mais il avait quelquefois des perplexités au sujet du nouveau-né. Il se surprenait en flagrant délit de scepticisme ! Son cher fils ne serait rien !

— S’il fallait, disait-il à ses amis, qu’il ne fût qu’ordinaire, qu’une bonne fée ne lui eût rien décerné à sa naissance, qu’il ne brillât d’aucun lustre, ah ! que je serais déçu et misérable ! On ne sait jamais : un stupide accident, un manque de milieu propice à sa culture, une absence de puissants dons naturels peut anéantir mes plus ardents espoirs. Moi-même, je peux partir avant de pouvoir admirer mon œuvre !

— Nous le veillerons et surveillerons, sa mère et moi, ajoutait-il. Jusqu’à l’âge de six ans, il n’aura pas d’autres éducateurs que nous deux. Seule une bonne de tout premier choix sera notre collaboratrice. Et au temps de sa scolarité, un bulletin nous renseignera chaque jour sur sa conduite, son travail et ses succès.

Les jours, les semaines, les mois passèrent ; les années aussi. À cinq ans, une Sœur qui était en visite chez le notaire, ayant été frappée de tant de précocité chez le bambin, avait dit aux parents :

— Je vous conseille de l’envoyer au couvent dès septembre prochain.

Il y avait bien les écoles des Frères, mais on était convaincu que l’enseignement des religieuses valait mieux que celui des hommes pour les garçonnets de six à dix ans. C’est surtout pendant cette délicate période que leur faiblesse a besoin de protection, que s’apprennent la gentillesse, les manières polies, etc., que seules les femmes savent donner.

Et depuis, rien ne vint entraver son essor. Il forçait les religieuses à déborder pour lui seul les cadres des programmes. Son activité ne se lassait pas. La portion d’enseignement que chacune d’elles distribuait ne le rassasiait pas. Sa curiosité allait de l’autre côté des bornes. Entré au cours préparatoire, il montait d’une année quatre mois plus tard et arrivait le premier de cette classe à la fin de juin. Il apprenait ce qu’il voulait, mais il travaillait ardument et d’une façon persévérante.

La directrice s’imposait l’agréable devoir de venir souvent exprimer à la famille son admiration et tous les autres sentiments de joie et de satisfaction qu’elle et ses collaboratrices éprouvaient à l’endroit du cher Jules. On en parlait comme d’un prodige.

— C’est un phénomène, cet enfant-là. Peut-être aime-t-il le jeu plus qu’il ne faut, disait-elle, mais aussitôt assis à son pupitre, il s’attaque à la besogne comme s’il engageait un combat. Depuis vingt ans que je dirige des classes, je n’ai jamais rencontré un élève si bien doué à tous points de vue. Si vous le voyiez ! Il devine ce qu’on va lui enseigner, il devance, il commande. Souvent il pose des questions et donne des réponses qui dénotent un fonds d’aptitudes extraordinaires, qui nous jettent dans l’émerveillement.

Chaque année de sa scolarité primaire, comme plus tard chacune de ses études secondaires, provoquait de la part de ses maîtres les mêmes enthousiastes et flatteuses appréciations. Et l’on sait que l’école ne prodigue des louanges qu’à bon escient.

Au foyer, il connut les meilleurs traitements, mais on ne le gâta pas. Son regard curieux et perçant n’a été témoin que d’exemples de paix, de bonne conduite, d’harmonie, d’autorité et de respect. Jamais il n’y a vu le spectacle amollissant de flâneries, de laisser-aller déprimant, de choses équivoques qui rendent hypocrite. Contrairement à tant d’autres, dès l’aube de sa vie, il a semblé déjà convaincu de la nécessité des efforts et du travail, du danger des douceurs, des conséquences graves de trop de bien-être. Il admirait les DuGuesclin et les Bayard, les Montcalm et les Salaberry, etc… Quand on lui parlait de ces héros, un frémissement le secouait longtemps.

À onze ans il avait complété sa sixième année de l’école primaire. Il aurait même pu la finir l’année précédente, si l’on n’avait pas craint de le voir se surmener. On le ralentit donc à dessein, convaincu qu’on était qu’il n’avait pas besoin de parcourir autant de chemin en une si courte période. Il possédait une somme de connaissances supérieure à celle de ses camarades de septième année. Il écrivait le français et l’anglais d’une façon impeccable et les histoires et l’arithmétique n’avaient plus de secrets pour lui, ni aucune autre matière de son cours.

À dix-huit ans, le titre de bachelier couronnait ses études secondaires. Il était arrivé le premier, et cela avec une marge inconnue jusqu’alors. Jamais des correcteurs d’épreuves d’examen n’avaient rencontré des compositions aussi parfaites de tenue, de fond et de forme, ni été aussi unanimes à décerner une palme. Pour tous, il était un être d’exception.

Et chose encore plus rare, sa constitution n’avait en rien souffert d’avoir servi si bien son intelligence et sa volonté. D’instinct, il lui répugnait de manquer à l’ordre, à la discipline, de rompre le bel équilibre qui doit nécessairement régner entre l’âme et le corps. Il avait étudié d’une façon systématique jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans.

Et jusqu’à ce moment, rares furent les personnes qui le virent dans des réunions mondaines. Parti dix mois de l’année, d’abord pour le collège, puis pour l’université, enfin pour l’école des sciences sociales, il consacrait chacune de ses vacances d’été à voyager avec sa mère, surtout depuis qu’elle était veuve. Non pas qu’il fût sauvage ni rébarbatif à la vie de société, mais l’étude l’absorbait tout entier. Quand il était au foyer familial, la seule sortie qu’il se permît était d’aller voir ses amis, les Boisclair. Bien que ces derniers fussent des mercantis, il aimait les rencontrer. Le père lui causait avec compétence de questions industrielles et davantage de politique, dont il s’occupait au point de négliger ses devoirs. La mère possédait une forte culture générale et était musicienne dans l’âme.

En plus des parents qui l’intéressaient, il y avait Mlle Élise, leur fille, enfant choyée, gâtée et qui était charmante. C’était l’incarnation de la jeune fille à la page au point de vue mondain. Elle avait précisément l’âge de Jules. Dans leur enfance, ils avaient vécu tous deux comme sous un seul et même toit. Elle raffolait de toilettes et de parties de plaisir. À tous les amusements possibles, elle prenait part, joviale et rieuse. Sa conviction était que les descendantes d’Ève ne sont que des bibelots pour les hommes. Elle n’avait jamais imaginé être autre chose pour lui. Elle affectait de n’être pas sérieuse, croyant lui plaire davantage.

Jamais sa conversation ne tombait sur des questions sociales ou autres de ce genre, afin de ne pas s’immiscer dans le domaine de l’activité masculine. C’est pourquoi avec lui elle ne parlait que mondanités, que modes, que succès de salon. Malheureusement c’était le genre de conversation qu’il prisait le moins. Elle compromettait ainsi la cause de son sexe. En effet, par elle, il avait été longtemps à croire que la femme était légère, frivole, qu’on ne pouvait l’entretenir d’idéal. Il considérait donc Élise comme une bonne amie, pas plus. Il s’était toujours arrangé de façon à ne pas se trouver seul avec elle. Elle ne l’intéressait pas.

S’il s’était pourtant donné la peine d’une petite excursion dans le cœur d’Élise, il y aurait perçu des battements plus forts et plus drus quand il se trouvait en sa présence. Mais elle était d’une nature si indépendante et si peu expansive que personne ne voyait, lui le premier, la flamme d’amour qui jaillissait, ardente et vive. Elle aussi était dupe. Attribuant l’indifférence, voire même la froideur, du jeune homme pour elle à sa passion pour l’étude, elle ne lui savait pas mauvais gré d’une attitude aussi anormale.

— Une fois cette ferveur refroidie, disait-elle, l’autre, la dévotion pour moi, naîtra. C’est alors que je m’empresserai de lui dire mon brûlant amour.

Pour le moment, elle se contentait d’épier l’évolution de l’état moral du jeune homme, comme un médecin suit un malade qu’il veut sauver à tout prix. À la moindre alerte, au moindre éloignement, elle agirait ferme. S’il ne l’aimait pas encore, elle était certaine qu’il n’avait pas donné son cœur à une autre. Elle était sûre d’être la première femme dans sa vie, quel que fût le rôle qu’il le lui faisait jouer. Elle surveillait en préparant ses batteries sentimentales.

Quelquefois, elle se sentait incapable de cacher plus longtemps son amour, de ne pas le lui exprimer avec tout son être. Mais elle craignait de l’effaroucher, de le perdre à jamais. En attendant de lui crier sa passion, elle se faisait de plus en plus gentille et câline, redoublant ses propos futiles. Elle ne comprenait pas qu’avec lui il aurait fallu se montrer autre chose qu’une poupée, qu’une gerbe de fleurs.

Elle l’aimait de toute son âme depuis au moins cinq ans. Elle avait éprouvé la douleur de garder son secret tout ce temps. Même ses parents l’ignoraient. Que de fois, dans sa chambre rose, ou assise seule sur l’un des fauteuils du salon, elle avait bâti des châteaux en Espagne ! Dans son rêve exquis, elle apercevait au fond d’une belle terrasse une jolie villa pleine de soleil. De beaux tapis, de riches meubles, de gaies tentures l’ornaient. Un parfum de fleurs flottait dans les appartements. Devant un foyer où pétillait un feu d’érable, où brillait une flamme bleuâtre dessinant de belles arabesques, le jeune avocat et elle vivaient à jamais leur vie conjugale, pendant que du radio glissaient dans la pièce tiède des ondes mélodieuses !…

Elle avait juré de taire ces tendres sentiments, pour ne pas effaroucher le héros de ce rêve. Elle ne craignait pas encore. Elle se disait, naïve :

— Petit à petit, je m’en ferai aimer. Si son amour pour moi n’est pas encore allumé, je réglerai mes effusions, mes épanchements sur ses gestes affectifs. Au besoin je les provoquerai. Il ne connaîtra mon amour que lorsque je serai certaine du sien.

Mais cet étrange raisonnement ne la dupait pas. Telle une personne souffrante qui veut braver la douleur pour l’éteindre en lui criant : je ne ressens plus ton cruel aiguillon, elle n’en continuait pas moins, la chère enfant, à se tordre dans son angoisse, tout comme la pauvre malade.

IV

Comme on l’a bien imaginé, la paroisse de Saint-Paul-du-Gouffre avait été émerveillée des prouesses scolaires d’un de ses enfants. Son admiration pour lui éclatait partout en propos louangeurs. C’était l’homme du jour.

— Jamais, parmi nous, y disait-on, n’a existé un tel talent !

Sous le toit de chaque foyer, les conversations roulaient sur ses hauts faits, sur sa distinction. Les uns disaient avec émotion :

— Quel beau talent ! Quel joli garçon ! Quel grand air ! Quelle personnalité ! Quel travailleur !

Les autres lui décernaient à profusion des couronnes :

— Ce jeune homme est admirable sous tous rapports : conduite exemplaire, tenue irréprochable, aménité parfaite. Déjà si savant à son âge !

Ceux-ci s’exclamaient :

— C’est un rare bonheur pour des parents de posséder un adolescent si accompli, un tel prodige !

Ceux-là prédisaient :

— Il ira loin. Il escaladera les sommets, où il brillera comme une étoile, si l’on est capable de le discerner et de lui faire confiance à l’heure opportune.

Aucune voix discordante dans la mélodie des louanges. De toutes ses années d’existence montait un concert de notes excellentes. Les différentes institutions scolaires qu’il avait fréquentées conservaient le souvenir d’une personne douée au suprême degré, de quelqu’un de hors pair, de transcendant. Tous ceux qui le rencontraient restaient sous le charme. Quand on le voyait passer, on murmurait spontanément :

— Voici le « grand monsieur ».

Et cette commune appellation exprimait un sentiment vrai. À pas fermes, mi-rapides, le corps droit, vêtu d’une façon impeccable toujours, il marchait vers un but supérieur, bien résolu à l’atteindre. On sentait que s’il ne pouvait pas franchir l’obstacle en ligne droite, il le contournerait. Il ne resterait pas en chemin. Mais jamais au détriment de l’honneur.

Sa formation était complète. Après avoir été brillamment reçu avocat, il s’inscrivit à l’école des sciences sociales et politiques. Et deux ans après, il en sortait premier avec le plus haut grade que cette institution décerne.

Puis il recommença l’étude de l’histoire. Il se mit avec ardeur à réapprendre l’histoire du Canada et l’histoire universelle. Pour approfondir la première, il fouilla Garneau, Ferland, Chapais, l’abbé Groulx. Ensuite il consacra six mois de travail ardu à l’autre, dans l’ensemble et le détail de ses quatre grandes époques.

— Quels trésors d’expériences, de leçons, de directives, se disait-il, ému, rempli d’admiration !

Il employait à cette étude et à d’autres l’éclairant mieux en la complétant une moyenne de seize heures par jour. Il scrutait surtout les pages contenant le mouvement politique et l’organisation gouvernementale et sociale des grands pays à travers les âges. Une fièvre le consumait. Son étude favorite, celle qui le passionnait davantage, était l’étude comparée de leurs constitutions politiques. Il avait élevé un monticule de documents, d’analyses soignées, de réflexions subtiles. C’était la constitution canadienne qui lui en avait peut-être le plus fourni. Il s’était arrêté longuement sur l’origine de chacune de nos institutions, sur leurs progrès et leurs rendements, leurs imperfections ou leurs possibilités futures.

Dans ses conversations, il était rare, et cela depuis l’âge d’une quinzaine d’années, qu’il parlât autre chose que sociologie et politique. Les livres d’idées, d’opinions constituaient à peu près seuls ses livres de chevet.

— Rien ne me charme autant, déclarait-il souvent, que l’audition d’une conférence documentée, d’un discours solide.

À ses jeunes condisciples qui le taquinaient, il répondait :

— Mes amis, à notre âge, il faut étudier les problèmes de primordiale importance qui se sont posés et résolus dans le temps et l’espace, afin de mieux comprendre ceux confrontant la génération qui nous précède pour leur apporter une bonne solution, ainsi qu’à ceux avec lesquels nous serons aux prises quand notre tour viendra de parler et d’agir.

L’Égypte, la Basse-Chaldée, l’Assyrie, la Médie, la Perse, la Grèce, et Rome passent tour à tour sous la loupe de ce chercheur passionné et méthodique. Des centaines de pages s’emplissent des excellentes choses qu’il y trouve. Par leur législation souvent géniale, Lycurgue, Solon, Marius, Sylla, les Gracques lui en imposent, malgré, évidemment, les réserves qu’il sait faire sur leur compte.

Puis il étudie les constitutions des temps modernes et toutes celles de notre époque. La France, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie se partagent ses préférences. Il s’y arrête longuement. Il n’oublie pas de jeter un profond regard sur les autres pays étrangers, surtout les États-Unis, la Russie, le Japon et quelques États de l’Amérique latine. Il recueille partout une moisson abondante. Ses notes de lecture noircissent des milliers de pages, toutes bien classées. Enfin il se remet avec ardeur à l’étude de la constitution canadienne, tel un Lafontaine ou un Cartier, aux jours les plus agités de notre vie politique, aux heures graves de notre histoire.

Avec une âme remplie de choses si précieuses, il ne pouvait ne pas se sentir un culte pour le passé, ne pas caresser des rêves de réformateur. Aussi songe-t-il à fabriquer, avec ce qu’il a découvert, des systèmes, des régimes et des constitutions. À l’heure actuelle, il croit que le gouvernement de n’importe quel pays, à peu d’exceptions près, est défectueux.

Dans mon imagination, se dit-il tout bas, il en flotte un qui ferait le bonheur des peuples. Malheureusement, je ne suis pas encore en mesure de le proposer, et ne le serai jamais de l’imposer, peut-être !

Quoi qu’il en soit de ses espoirs et de ses craintes, il prépare ses matériaux. Il ébauche des plans, note les changements à réaliser, ce qu’il y a à ajouter, ce qu’il y a à retrancher. Il opère un vrai chantier de législateur. Il n’est jamais complètement satisfait de son œuvre. Souvent, hélas ! juste au moment où il croit avoir trouvé, l’édifice élevé avec peine, croule, tel un château de cartes. Si, au milieu de ses travaux, il perd certaines illusions, jamais le moindre nuage d’abattement ne glisse sur le ciel de son rêve de psychologue.

Sa mère, qui craignait pour lui l’épuisement, remarqua un jour :

— Je crois, Jules, que tu uses tes forces en pure perte. Le gouvernement du monde est sous le pouvoir des puissances d’argent. La voix forte des faibles comme toi est faible chez les forts comme elles.

Il avait répondu :

— Admettons, mère, que mon travail reste toujours à l’état de travail platonique, j’aurai eu la satisfaction de le faire, puis l’occasion d’acquérir une culture indispensable à l’homme qui veut servir. La société se meurt, faute d’hommes, d’hommes désintéressés et compétents.

Dans son esprit que le surmenage intellectuel chauffait à blanc, une voix se faisait souvent entendre qui le rendait perplexe :

« Ton pays a besoin d’hommes, au moins d’un homme. Qui te dit que tu n’es pas cet homme ? Et si tu étais cet homme, à quel moment précis devrais-tu surgir au milieu de ton peuple ? Pourquoi doutes-tu ? Tu jouis de tous les talents et possèdes au complet la science de l’Économie sociale et politique. Tu as, en plus, l’immense désir de pousser ton pays aux hauteurs où évoluent tant d’autres ».

Il doute parce qu’il est jeune et sage. Il est humain d’errer. Les grands législateurs se sont peut-être tous plus ou moins trompés. À voir comment ont tourné les divers gouvernements qu’ils avaient établis, il faut ne pas savoir conclure, si l’on croit qu’ils avaient élevé des monuments impérissables, qui fussent des chefs-d’œuvre d’ordre, de proportions et de justice…

Jules a donc étudié les meilleures constitutions. Aucune d’elles ne le satisfait. Celle-ci apparaît incomplète, inadaptable, non adéquate ; celle-là se montre trop absolue. Sa coercition tue les personnalités et les initiatives. L’une ne tient pas assez compte de la nature humaine, des appétits des meneurs, de la corruption de la foule ; l’autre vise, dans un utilitarisme et un matérialisme poussés à l’extrême, à ne préparer que des adorateurs de veaux d’or. Cette dernière sorte de constitution, et la plus répandue, réussit à merveille.

Ce n’est qu’en dernier lieu qu’il se tourne, comme désemparé, vers la constitution de l’Église catholique. Il n’avait jamais songé à faire ce geste indispensable à qui se prépare à devenir sociologue ou législateur. Ce ne fut pas long avant qu’il constatât que c’était la plus parfaite des constitutions, même la seule parfaite. Le premier signe de sagesse qu’il y découvrit dans ses effets fut son immutabilité à travers les âges. Il était donc certain que cette permanence et tous les résultats qu’elle avait produits lui assuraient la primauté sur tous les autres gouvernements. Une chose l’émerveillait de la part de cette institution vingt fois séculaire.

L’Église, songeait-il, n’a pas de pays qui lui est propre, si ce n’est la Cité Vaticane, qu’elle ne possède que depuis peu. Or, bien qu’elle exerce son suprême magister dans tous les États du monde qui ne lui appartiennent pas, elle fait un immense et incomparable succès de son gouvernement. Dans une époque troublée, elle manœuvre, et cela sans frictions graves, une formidable armée disciplinée et pacifique de quatre cent millions de sujets, des sujets qui diffèrent de race, de civilisation et d’idéal. Le rouage d’une telle administration me semble d’une impeccabilité absolue. En dépit des guerres, sourdes et ouvertes qu’on lui a toujours livrées, malgré les passions, les préjugés, les intérêts souvent contraires de ses propres enfants, elle grossit chaque jour ses rangs, multiplie sans cesse ses unités et finit par remporter les plus glorieuses victoires.

Elle réussit depuis dix-neuf siècles à diriger les âmes vers le ciel, et les esprits, sous sa sage discipline, s’assouplissant, savent mieux obéir aux chefs temporels. La religion et la morale, voilà la « paire d’ailes » qui soulève le monde. Je comprends qu’elle a l’assistance du Saint-Esprit et les paroles de vie pour les fidèles et, pour elle, la promesse de vivre.

Son organisation est parfaite. Quelle excellente hiérarchie ! Le souverain pontife, l’évêque à la tête du diocèse, le curé dans sa paroisse. Et cette constitution prenait naissance au milieu d’un empire qui se croyait établi pour ne jamais crouler ! Oui, le monde vivait depuis cinq mille ans ; le monde avait brillé comme le soleil dans un ciel clair ; il avait produit des génies, ceux-ci, des chef-d’œuvres éblouissants, lorsqu’elle naquit au jour glorieux de la première Pentecôte ! Tout était à créer : sujets, gouvernement, société. Elle créa tout, oui. Et ce chef-d’œuvre resplendit de santé et de puissance.

À peine née, elle est en butte aux plus terribles persécutions des empereurs. L’arbre de l’Église vient-il de se couvrir de sa végétation printanière que les chenilles de l’hérésie s’empressent d’en détruire les feuilles, que celles des schismes en coupent des tronçons. Toute autre société qu’elle serait disparue à jamais. On peut croire que sa géniale organisation en fut pour quelque chose.

Au point de vue religieux, elle administre la paroisse d’une façon remarquable. On n’y voit généralement que bonne entente, ordre et paix. Le ministère sacerdotal exerce une action puissante, et même une action salutaire dans d’autres domaines. En disputant les âmes aux ténèbres, elle inonde de sa lumière pure tous les problèmes de la vie.

Si je regarde plus haut, j’aperçois le diocèse. Même harmonie. L’évêque et ses deux à trois cents prêtres travaillent la main dans la main. Il y a communion d’idées, d’action et d’idéal : le bien des fidèles. Il y a entente absolue entre pasteur, agneaux et brebis.

Enfin, si je monte jusqu’au sommet, je vois se dressant majestueusement sur la Chaire de Pierre le Chef visible de l’Église, le Chef suprême de toute la Chrétienté, qu’il conduit vers sa fin dernière, de concert avec ses cardinaux, archevêques et évêques. Il est vrai que c’est du Christ qu’ils tiennent tous leur mission, mais l’autorité civile aussi vient de Dieu, et les laïques qui sont choisis pour l’exercer sur les peuples doivent lui en rendre compte un jour. Ce n’est certes pas cette dernière vérité qui inspire bon nombre de nos gouvernants ! Pour eux, elle émane de l’intrigue et de la force.

La constitution de l’Église est donc parfaite. Il me faut l’étudier, puis y puiser tout ce qui est adaptable à une meilleure constitution civile. Je me tourne donc vers l’Église et lui demande le secret d’une bonne administration.

Que de fois aussi il travaillait à la solution immédiate des problèmes canadiens ! Il songeait souvent à la densité des populations citadines et s’en affligeait. À sa mère, à Françoise, à ses intimes, il avait, à plusieurs reprises, exprimé son opinion sur ce sujet.

— Si j’étais dictateur de mon pays, répétait-il à ses amis, je travaillerais au dégonflement des villes. Il est facile à prouver que les agglomérations fortes vicient la société. On constate une meilleure vie religieuse et morale dans les campagnes, les rangs que dans les villages. Dans ces derniers, moins de déficience que dans les villes peu considérables. Ce sont les grandes villes qui méritent les pires notes, où les mœurs sont déplorables.

J’accepterais le fait accompli des groupements actuels. Mais, à partir du jour où je serais devenu une espèce de premier dirigeant, je ne permettrais à aucune ville, à aucun gros village de dépasser le chiffre normal fixé de sa population. On apprendrait à voir le progrès plus dans la qualité que dans le nombre des habitants, plus dans l’équilibre qu’il doit y avoir entre l’offre et la demande, que dans le seul développement industriel et commercial.

Sous mes ordres, des experts travailleraient au problème de la production et de la consommation. Je connaîtrais les paroisses qui se suffisent plus à elles-mêmes, celles qui y réussissent moins. Celles-ci combleraient leur déficit économique chez celles-là. Production limitée à la consommation.

Petit à petit, j’organiserais le retour à la terre. Les nouvelles agglomérations ne dépasseraient pas dix mille âmes. Dans ce dessein, j’ouvrirais de nouvelles paroisses, je formerais de nouveaux villages. Je nommerais des économistes comme protecteurs de ces noyaux. Ils veilleraient au maintien de l’équilibre.

Je suis certain que la société s’en trouverait mieux. Dans un quart de siècle d’ici, la population rurale, de quarante-huit pour cent qu’elle est aujourd’hui, serait de soixante-quinze pour cent au moins. Il est bien entendu que des lois sévères prohiberaient l’achat à l’étranger de choses produites en notre pays, ou encore qu’il est urgent d’y produire. En un mot la distance démesurée qui sépare le riche et le pauvre d’aujourd’hui se raccourcirait de ses trois quarts.

C’était surtout devant Mlle Clément qu’il avait le plus souvent l’occasion d’ouvrir l’écrin où s’enchâssaient les perles de ses théories, de ses idées, de ses rêves grandioses de sociologue. Leur miroitement produisait un effet magique sur l’esprit et le cœur de la jeune fille. Et la façon remarquable qu’elle avait de les regarder, de les commenter et quelquefois de les contredire, opérait, de concert avec son charme puissant, sur ceux de Jules. Elle lui disait souvent, en dépit des protestations qu’il faisait :

— Tu dépasses de beaucoup l’idéal que je m’étais fait de l’homme que je désirais pour époux, car ton beau talent se double d’apostolat social. Tu veux donner aux autres le trop plein de toi-même. Et je sais que ce trop plein leur vaudra un jour une providence.

Il répondait toujours modestement :

— On ne peut cacher sous le boisseau la lumière qu’on a reçue, si faible soit-elle. Il faut que chacun de nous fasse produire à un talent qui lui est confié dix autres talents. C’est sa dette à acquitter. Le vrai civisme le lui commande. Connaître toutes les institutions de son pays pour les aimer et les servir, voilà ses devoirs essentiels de citoyen.

— Ces devoirs, si tous les remplissaient bien, n’est-ce pas, Jules que notre société se porterait mieux qu’à l’heure actuelle ?

— Oui, Françoise, répondait-il. Si au moins les personnes qui dirigent la cité n’empêchaient pas les initiatives neuves de fournir leur apport de création ou de perfectionnement ! Lorsqu’elles craignent d’être dérangées ou supplantées, elles font tout pour rester en place. Sois convaincue que le jour où j’essaierai de tenter ma fortune, de monter à l’assaut, plusieurs d’entre elles se cabreront, crieront au voleur. Mais il faut vaincre avec des risques de périls, sinon les succès ne s’auréolent d’aucune gloire.

V

Nous sommes au lendemain du jour où Jules a dit son amour à Mlle Clément. Il vient de monter à sa chambre, après avoir souhaité bonne nuit à sa mère. D’un doigt nonchalant, il a fermé le commutateur. Des clartés de lune nimbent de couleurs légères les tentures mauves des murs. Par le vasistas ouvert à demi s’infiltrent des bouffées d’air tiède. Au dehors, des jappements sourds monologuent. Des autos en vitesse glissent sur la route, faisant frissonner le logis plein de calme. Il est onze heures. Assis sur le fauteuil près de sa table de lecture, il grille une dernière cigarette. Un pâle nuage de fumée pleine d’arôme flotte autour de lui. Une rêverie sentimentale le pénètre. Les choses du cœur l’emportent sur celles de l’esprit. À cette minute de griserie inaccoutumée, le réel s’efface devant la chimère et le rêve. Il s’adresse la parole, comme s’il parlait à un interlocuteur invisible :

— À mon âge, on a beau se fermer les yeux en présence des lieux où chante le rêve romanesque, il vient un temps que cette harmonie qu’on se refuse d’entendre finit par produire sur soi la fascination qui transfigure.

On m’a présenté bien des jeunes filles depuis une dizaine d’années, songe-t-il, presque à mi-voix. Plusieurs occasions même m’ont été offertes d’en courtiser deux ou trois. Les jeunesses s’entrecroisent et s’attirent. L’éternelle attraction des sexes. Mais jusqu’à présent, jamais l’amour de l’étude n’a laissé la moindre place pour celui de la femme. Je n’aurais jamais pensé que mon cœur, inaccessible d’accès, croyais-je, prît sa place à la table du festin mystique de l’amour. Le plaisir intellectuel primait. Mon état actuel m’effraie !… Mais l’inquiétude où me plonge cette délectation disparaît devant mon ivresse ! Je m’abandonne mollement à la dérive.

Hier encore, naïf que j’étais, je ne concevais pas ma vie dissociée de mes études. Celles-ci constituaient seules mon trésor. Les problèmes sociaux m’absorbaient tout entier. Dans mon âme il n’y avait pas un seul petit coin pour autre chose. Chaque minute de mon existence se dépensait au service exclusif de ma culture. Devenir l’un des plus compétents serviteurs de mon pays, tel était mon unique idéal. Je voulais être apte à y jouer un rôle de premier choix, de réformateur au besoin. C’est peut-être le même rêve que font bien d’autres jeunes gens ! J’étais la « maison hantée » qu’habitaient seuls les « esprits » des connaissances humaines. J’avais pour idéal exclusif de m’orienter intellectuellement vers les rivages les plus baignés de clartés lumineuses.

Moi, monologuait-il à haute voix maintenant, j’ai fait, comme plusieurs de mes copains, mes humanités et mon droit. Ce qui devrait me donner une certaine supériorité sur eux, c’est la triple connaissance que je possède de la sociologie, de la politique et de l’histoire. Ces sciences font voir de bien plus haut et beaucoup plus loin. Je me souviens que j’avais des élans de jeune fauve. Je bondissais vers le soleil du savoir, de tous les savoirs. Il n’y avait que les lieux inondés de sa chaude lumière d’or que je me plaisais à fréquenter. J’aimais évoluer dans l’atmosphère mystique de ses rayons ardents.

Voilà pourquoi je n’apercevais pas les parterres fleuris au bord de ma route. Ne humant que l’air de la science, leurs parfums ne pouvaient m’enivrer. Je l’avoue en toute candeur. Oui, malgré leur attrait et leur beauté, je passais, sans détourner la tête, les chemins qui longeaient ou croisaient le mien. Avoir pris cette attitude ne m’imposait guère de retenue, de sacrifice. C’est un peu avouer, n’est-ce pas, que mon imagination fleurissait parfois un petit Éden ?

Quelquefois, devant le spectacle de jeunes gens m’étalant leurs succès de salons, je me surprenais à les plaindre, à les trouver ridicules de goûter le bonheur là où je n’en voyais pas, de ne pas jouir des mêmes choses que moi. Malgré les multiples quolibets que ma froideur mondaine me valait de leur part, je continuais d’être un ermite dans le monde du début de vingtième siècle !

Maintenant j’explique mon état d’alors. Mon être intellectuel avait mené une vie débordante, de débauche, ce qui avait, si l’on peut dire, chloroformé mon être moral. J’avais vécu en forçat derrière les quatre murs de l’édifice qui s’appelle la pensée. Elle m’accaparait. À part la pratique de mes devoirs religieux, je vivais exclusivement pour elle. C’était ma marotte. Si mon cœur battait plus fort, cela lui arrivait souvent, c’était quand ma passion éclatait pour l’érudition ou la science, que j’aurais fait une maladie de ne pas pouvoir acquérir dans une certaine mesure. Les aptitudes, les efforts, les succès chez les autres m’en ont toujours imposé. Je me suis sans cesse incliné avec respect et vénération devant l’aristocratie de l’intelligence et du caractère.

Ah ! par exemple, que je vibrais éperdument encore devant une splendide scène de la nature, un beau paysage baigné de lumière, une œuvre d’art magnifique. Le chant, la musique et l’éloquence me tenaient sous le charme. Les mondanités ne me disaient rien, le monde non plus. Juste assez pour le connaître afin de l’aider. Hors de là, je le trouvais à plaindre.

Chose bien curieuse, jusqu’à il y a quelques semaines, aucune silhouette féminine n’avait accroché mon regard. Je ne voyais pas la femme. La parole du Créateur : « Il ne fait pas bon que l’homme soit seul… » je l’entendais dans un autre sens : sa famille paternelle et les livres. Je n’avais jamais songé à cette autre parole prononcée dans la même occasion que la première et qui donne une signification extraordinaire à cette sage réflexion divine : « … Faisons-lui une compagne ».

J’ai médité cette sentence. Un horizon nouveau est apparu. Ma pensée, autocrate de mon âme, a ralenti le pas, sentant un besoin de secours. Elle ne veut plus régner seule. Elle demande de partager le pouvoir avec le sentiment. Celui-ci agit comme premier consul. Que dis-je ? Il gouverne seul !

Mes opinions ont évolué dans plus d’un domaine. Touchant le beau sexe, elles se sont radicalement modifiées. Aujourd’hui, je sais que l’homme, s’il reste dans le monde, a tort d’y vivre seul. Le penseur qui a dit que le mariage est « l’union de deux inconnus vers l’inconnu » a fait une boutade. C’était un désabusé que la Providence avait mal servi. Je dirai plutôt : le mariage bien assorti entre personnes qui s’aiment est le voyage vers l’idéal de deux êtres humains complétés l’un par l’autre. Séparés, celui-ci n’est qu’une ébauche d’homme, celle-là, qu’une esquisse de femme dans une vallée de larmes.

Depuis l’heure délicieuse à laquelle Françoise et moi nous nous sommes dit nos deux brûlantes amours, la femme me paraît une créature d’élection, une moitié de soi-même. Maintenant je marche vers l’avenir d’un pas leste et assuré. Un poids lourd vient de tomber de mes épaules. C’est bien ici que je constate que « l’univers est un reflet de l’âme ». Un éblouissement de lumière m’enveloppe ! Une chaleur tiède m’amollit ! Mon état me semble celui d’une personne que la souffrance aiguë meurtrissait hier et qui ne ressent plus aucune douleur aujourd’hui. Tout m’enchante. Plus lucide est mon esprit, plus souple est mon corps. Mes ardeurs veulent bondir, prendre des élans malgré moi. Ma vie présente est un véritable concert.

Vraiment je ne suis plus le même. Les gens que je coudoie non plus. On me trouve transformé. Ma mère me dit souvent :

— Tu ne sais pas, Jules, combien j’aime ce changement. Ton acharnement à l’étude m’inquiétait pour ta santé, me peinait un peu, car il me privait tant de ta présence ! Puis il y a l’union que tu vas faire !… J’avais peur que notre famille ne s’éteignît avec toi !… »

Je n’y avais pas pensé ! Aujourd’hui je comprends la crainte que ma mère éprouvait ! Mais Cupidon m’a dessillé les yeux, m’a ouvert le cœur ! J’aime !

Des clartés roses emplissent tous les lieux où je me trouve. Chaque jour les fenêtres de mon bureau, ses murs, ressemblent à un écran de cinéma sur lequel la nature en fête perpétuelle joue les plus féeriques scènes. Avant mon amour, j’étais sourd aux voix pures, voix de nos gentils chantres ailés, aveugle devant la multiplicité des si riches couleurs qui s’étalent.

Maintenant le rossignol roule ses notes gaies, et leur musique m’est douce. Sur les branches des tilleuls et des ormes, les mésanges et les fauvettes trillent, et cela m’enchante. Le vent module sa mélopée sur le clavier des frondaisons, et cette harmonie me berce dans un rêve. Partout phénomènes de beauté, partout allégresse. C’est à Françoise que je dois ce bonheur ! C’est à cause de mon amour pour elle que je subis tant de charme ! C’est à cause de sa pensée, de son image, du souvenir de ses phrases, de ses gestes, de sa mimique que la vie m’est un rêve !

Je ne voyais pas aussi beau autour de moi, parce que je ne regardais pas. Et je ne regardais pas, parce que je ne vivais pas intérieurement par le cœur. J’ai donc trouvé tout ce qui satisfait pleinement l’âme. J’ai rencontré un cœur qui s’est fusionné avec le mien d’une façon complète au cours de cette soirée tiède, alors que nous échangions notre baiser de fiançailles officieuses !

Je le redis, un voile opaque me cachait la nature. À présent, elle étale devant moi ses beautés. Le ciel, mer de saphir et d’émeraude, ondule mollement au-dessus de la cime des arbres verdoyant les coteaux et qui jouent comme de menues fougères au vent. À l’horizon bleu pâle du couchant, autour d’un soleil attiédi, folâtre une colline de nuages effilochés. Il y en a de toutes les couleurs, de tous les tons, de toutes les teintes, de toutes les nuances, depuis le rouge feu jusqu’au blanc mat. Le champ de trèfle grenat et mauve qui s’étend à ma droite, où butinent et se grisent des milliers d’abeilles, exhale des parfums de jeunesse et de joie saine. Là-bas la colline qui fait son joli gros dos au levant, colline que je n’avais jamais regardée, s’enlève dans l’espace en découpant sur l’azur un quart de cercle. Partout la nature étale les plus beaux tableaux. On se croirait dans les galeries du Louvre !

Qu’est-ce qui fait ainsi frissonner mon âme si suavement ? Qu’est-ce qui fait chanter le bonheur en elle ? C’est l’amour. Je suis follement amoureux, amoureux depuis un mois ! Cet amour m’a frappé au cœur, comme brille l’éclair, instantanément. J’ai vu l’aimée, cela a suffi. Je ne pouvais plus ne pas la revoir. Hier, nous avons échangé nos premiers serments. Dans trois mois, les cloches de l’église chanteront notre mariage. L’allégresse de l’hymen frissonnera en nos âmes !…

Oui, Françoise Clément, la personne de mes rêves, la « princesse charmante » sera ma femme ! On dirait vraiment que c’est en elle, par elle et pour elle que je naquis à l’amour. Quelle magie, quel magnétisme, quelle attirance elle possède ! C’est curieux. Je ne puis comprendre ma transformation. À peine nous sommes-nous rencontrés, que nous voilà devenus amoureux inséparables. Tout de suite, j’ai senti sa présence nécessaire à mes côtés pour mon ascension vers les sommets.

J’avais connu Françoise, il y a une dizaine d’années. Je me rappelle encore le jour. C’était un après-midi. J’avais dix-sept ans. J’étais arrivé du collège la veille, ma dernière année. Ma mère m’avait amené avec elle à la séance de la distribution des prix au couvent. Je revois ce grand nombre de fillettes dans la clarté de leur sourire, de blanc vêtues, belles comme les fleurs qui décoraient la scène. Le silence se fit.

Je me souviendrai toujours de cette petite fille d’environ quatorze ans, qui se détacha du groupe où elle se tenait et qui vint lire l’adresse de bienvenue. Elle fut applaudie. On l’appelait la reine. Elle revint ensuite plusieurs fois chercher des récompenses. À ce moment, à mon âme, elle produisait de la beauté. Rien de plus. Un garçonnet aussi bien tourné y aurait fait naître même impression.

Je me rappelle avoir demandé à ma mère, en lisant dans le journal le palmarès de son année de finissante, si c’était bien celle qui avait lu l’adresse quatre ans passés. Ma mère en profita pour louer la valeur de cette jeune fille. C’est comme si elle m’eut parlé d’un jeune homme qui aurait été dans son cas.

Puis mes cours d’université et de l’école des sciences sociales m’ont tenu à l’étranger depuis quatre ans. Elle m’a dit, l’autre jour, qu’elle m’avait toujours suivi. Elle m’a confié que si elle avait été un homme, elle aurait tenté les mêmes choses que moi. Elle m’a encore déclaré que si elle eut été forcée de lier sa vie à un homme qui n’eût pas voulu jouer un rôle militant, que c’est elle qui l’aurait remplacé. La femme-homme est cent fois supérieure à l’homme-femme. C’est un tempérament. C’est un caractère bien trempé. Elle abhorre le vulgaire, le plat, le terre à terre. Si nous revenions au douzième siècle, elle irait aux croisades. Dans le nôtre, où trop d’actes et de faits émanant des cimes sont médiocres, elle jouera le meilleur des rôles.

La femme qui voudra fournir un apport d’utilité nouvelle, puisse mon pays l’accueillir avec reconnaissance !

Après avoir laissé chanter à ses oreilles toute la gamme de ses sentiments, il eut comme un sursaut de réveil. Il s’aperçut qu’il était allé un peu loin. Des remords l’agitaient. Il se surprit en flagrant délit de trop de complaisance romanesque. Peu à peu son imagination, troublée par le choc, se calmait. Alors il se mit à raisonner sa conduite étrange.

Non, non, se répétait-il, je ne dois pas traduire de cette façon l’état d’âme factice dans lequel je crois vivre. Je souffrirai rudement si je n’abaisse pas à temps cette fièvre délirante. Il me faut à tout prix réagir. En me complaisant ainsi dans cette situation presque morbide, je frustrerais ma raison de ses droits à me guider sur les chemins de la vie. Je m’aperçois que j’avais regardé mon rêve avec l’autre bout de la lunette. À l’homme sage, la bonne réalité comprenant l’endroit et l’envers de la médaille apporte assez de bonheur. L’arrêt prolongé à la rêverie troublante, à la chimère le sort de la marche régulière qui produit des œuvres. Je reste amoureux, mais amoureux plus raisonnable.

Cette nuit-là, il dormit d’un sommeil vraiment réparateur.

VI

C’était un matin rose, tout baigné de soleil ardent. Jules venait d’entrer dans son bureau après avoir goûté le charme qui émanait de toutes choses, et humé à pleins poumons l’air parfumé. Mais à peine fut-il assis que le timbre de la porte retentit. Intrigué d’être dérangé si tôt dans sa besogne, il cria quand même l’habituel mot de passe : « Entrez ». Mal lui en prit. Un flot d’une dizaine d’hommes, inconnus de lui, coula dans son appartement. Une minute après, il ne restait aucune chaise de libre. Chacune d’elles portait un individu au visage basané, aux mains fortes et calleuses.

— Monsieur LeBrun, commença timidement celui qui semblait être le chef de file, je m’appelle Luc Tremblay, de Saint-Étienne. Celui qui est en face de moi se nomme Pierre Blier, de Saint-Clément. Les autres sont nos co-paroissiens et nos meilleurs amis respectifs. Tous par ma bouche vous saluent et vous expriment le désir d’avoir un petit entretien avec vous.

Jules avait répondu gentiment à ces présentations, mais avec l’air de quelqu’un qui veut qu’on se dépêche et qui s’avère pressé. Luc Tremblay avait encore eu le temps d’ajouter, sur un ton qui ne trahissait aucune gaucherie :

— Moi, je suis commerçant de bois et M. Blier est marchand. Nos compagnons sont tous de braves cultivateurs qui n’entendent plus se faire traiter en parias dans l’administration de la chose publique de notre région.

— Bien, messieurs, veuillez m’apprendre le plus tôt possible le motif de votre démarche, car cet avant-midi une délégation de commissaires d’écoles vient me rencontrer pour une affaire urgente, une affaire très embarrassante, paraît-il. Procédons immédiatement, car cette délégation doit arriver d’une minute à l’autre. Il se peut qu’elle me tienne occupé une partie de la journée.

— Monsieur LeBrun, débuta bravement Luc Tremblay, après deux ou trois toussotements, un groupe très considérable d’électeurs d’un grand nombre de paroisses des comtés Olier et Lalemant nous délèguent auprès de vous pour vous prier de vous porter candidat à l’élection complémentaire qui aura lieu dans quelques mois. Cette année nous ne voulons pas avoir notre mot à dire qu’au jour du vote. C’est pourquoi nous nous mettons en besogne dès les premières heures.

Tous les regards se fixaient sur le jeune avocat, qui promenait sur son cartable un coupe-papier d’argent. Sur les visages des visiteurs, se lisait un double sentiment de crainte et d’espoir. Le silence s’était fait. Dix, vingt, trente secondes s’écoulèrent… Jules parla sur un ton calme. On aurait dit qu’il s’attendait à cette démarche de leur part, ou qu’il s’apprêtait poliment à refuser de faire droit à leur requête.

— Je vous remercie, messieurs, de votre amabilité, de votre démarche…

On crut qu’il allait décliner l’honneur.

— Tout le monde parle de vous comme étant vraiment un homme supérieur, ajouta Luc Tremblay.

— Merci de ces paroles flatteuses, coupa-t-il. Je suis touché de votre confiance en ma modeste personne. J’apprécie votre initiative, bien qu’elle soit un peu isolée. Dix électeurs, fussent-ils des plus influents, ne constituent pas la majorité des électeurs du comté, et c’est la majorité des électeurs d’un comté qui fait d’un candidat un député. Jusqu’à présent je ne sache pas qu’un député ne le devienne d’une autre façon.

Luc Tremblay ne le laissa pas continuer, craignant une réponse défavorable à leur sollicitation. Aussi s’empressa-t-il de brûler ses vaisseaux :

— Monsieur, fit-il, j’ai oublié de vous dire que je suis maire de ma paroisse. Or, l’autre jour je me suis rendu au Conseil de comté. Avant et après la séance, des groupes parlaient politique. De chacun d’eux montait le cri unanime : « C’est LeBrun qu’il nous faut. Nous le voulons pour député, car ce jeune homme est un homme déjà extraordinaire, qui pourra nous représenter dignement, qui deviendra célèbre un jour, et qui saura, auparavant, par sa seule force et son prestige, nous débarrasser de la dizaine de « créchards » qui vivent aux dépens des candidats, des partis et des gouvernements. « À bas les chefs ! » criait-on de toutes parts. Voilà le résumé des paroles que mes amis et moi entendons tous les jours.

— Je sais, messieurs, reprit Jules, feignant de ne retenir que la dernière phrase, qu’un homme devrait venir indépendamment des chefs, si cela se pouvait. Mais, en pratique, étant donné nos mœurs, c’est difficile. Tout de même ce ne devrait pas être impossible. Voyez-vous un homme arrivé député sans passer par les mains des chefs ? C’est alors qu’il ne devrait rien à personne en particulier, qu’il serait indépendant des puissants et de la caisse électorale. Ce serait l’âge d’or de la politique ! C’est ainsi que je l’entends. La politique serait une belle et grande chose, si une bonne fois elle se dépouillait de son sale vêtement de dépendance et d’égoïsme. Elle fournirait aux honnêtes gens l’occasion de servir leur pays. Telle qu’elle se pratique de nos jours, on ne peut y entrer sans avoir l’appui des bailleurs de fonds, de ceux qui l’avilissent, sans avoir recours aux intrigues les plus basses. Toutefois je connais quelques hommes de politique qui sont restés intègres. Vraiment le poste de député m’apparaît encore le poste convenant le mieux à celui qui est apte à jouer un rôle prépondérant parmi les siens. Occuperai-je ce poste un jour ?

C’est en silence que ses auditeurs anxieux avaient écouté ces paroles. Jamais dans de semblables occasions leurs oreilles n’avaient ouï de telles réflexions. Luc Tremblay risqua un mot :

— Après vous avoir entendu, on désire davantage que vous acceptiez, M. LeBrun. Vous êtes sûrement le plus digne de nous représenter. Quel député nous aurions ! Quel honneur pour notre comté !

— Oui, Monsieur, accentuèrent chaudement les autres. Vous êtes le plus digne !

Tout en étant resté calme, Jules s’était levé. Il mesura d’un regard bienveillant son auditoire :

— Messieurs, vous venez de dire que vous me croyez le plus digne. Merci de votre témoignage. Tout le monde ne partagera pas votre avis. Serais-je le plus digne, moi, que cela n’aiderait guère votre cause. En politique, ce n’est généralement pas des plus dignes qu’on veut. On leur préfère les plus méritants ou ceux qui se croient l’être. Ceux-ci sèment le plus d’obstacles sur la route de ceux-là. Pourtant, vous le savez, les récompenses de toutes sortes ont suffisamment rémunéré ces prétendus méritants. Ces gens qui se dévouent avec tant d’acharnement vous diront avec sincérité que la politique est ingrate, car ils y travaillent corps et âme et n’en reçoivent jamais rien. Pauvres hypocrites !

Après avoir laissé à ses auditeurs le temps d’exprimer, eux aussi, leurs ressentiments à ce sujet, il continua :

— Avez-vous pensé, chers amis, que les plus méritants, qui sont nombreux, voudront se servir avant moi ? Pourraient-ils concevoir qu’un jeune homme sans passé politique soit assez hardi de venir s’imposer ? N’oubliez pas que la discipline est encore forte. Peut-on se faire élire sans le bon vouloir des chefs authentiques ? Ce sont ces manitous qui font les députés et qui les fabriquent pour eux seuls, évidemment. Je vous félicite de votre courage. Si le succès couronne vos efforts, vous aurez bien mérité de vos concitoyens.

— Voyez-moi venir ! Or, ils savent que j’aurais soin de débarrasser le comté de ces hommes parasites. Ensuite, je me suis déjà exprimé à haute voix sur mes principes politiques. L’État doit aider et soutenir les initiatives individuelles, paroissiales, régionales, non pas les empêcher en apportant trop de secours.

Jules avait eu l’occasion de parler de ces choses au milieu de quelques réunions intimes.

— Voulez-vous nous dire ce que vous entendez par ces initiatives de toutes sortes, questionnèrent ses auditeurs ?

— Volontiers, reprit-il aussitôt : — Je suis en faveur que, de plus en plus, les individus, les familles, les paroisses, les comtés se suffisent à eux-mêmes. On attend trop des gouvernements : une situation, une somme d’argent, un octroi pour ceci, un montant pour cela. On est rendu au point d’aller leur demander un puits sur sa terre, un filet d’eau dans le pâturage, des rayons de soleil, une température plus clémente, une grosse moisson, et que sais-je encore…

— Enfin, puisque vous me faites parler, j’ajoute ceci. Si je devenais commandant dans l’armée, je prônerais la formation d’un bureau d’examinateurs qui feraient subir aux aspirants des examens adéquats aux positions qu’ils sollicitent du service civil, que ce soit du domaine municipal, régional, ou du domaine scolaire et politique. De cette façon, il ne se verrait pas autant de courtisans favorisés et de nullités au service de la chose publique.

Ces paroles plaisaient aux délégués. Ils connaissaient des cas patents de fonctionnaires sans compétence. Ils parlaient tous en même temps :

— Vous ne pouvez pas nous refuser. Rompez avec la tradition des candidats façonnés à l’image et à la ressemblance de cinq ou six créatures véreuses. Il est temps que chaque électeur, par son vote, quel que soit le rang qu’il occupe, mérite de l’élu une égale gratitude.

Ils calomniaient un peu fort les organisations politiques de chaque comté. Elles sont nécessaires, et la plupart font les choses proprement. Ils continuèrent :

— Chez nous, il n’y a que deux ou trois hommes qui bénéficient des faveurs des pouvoirs. Ce sont eux qui imposent l’homme de leur choix. Et ce choix se fait sur la mesure de leur cupidité. Nous avons été contents de vous entendre parler comme vous l’avez fait. Ces paroles témoignent grandement en votre faveur. Vous ne pouvez pas ne pas vous rendre à notre désir. Il est des devoirs urgents auxquels les hommes de talent ne peuvent se soustraire sans manquer à la justice et à l’honneur. Vous êtes un de ces hommes.

L’enthousiasme des délégués communiquait une chaleur à la salle et, par ricochet, au jeune avocat. Il était tenté de se faire éloquent. Il s’en garda bien, ménageant ses munitions pour les jours de bataille à livrer, puisqu’on le priait d’entrer en guerre et qu’il pourrait accéder à leur supplique. Puis, bien que d’esprit indépendant, il n’envisageait pas assez possible une candidature n’émanant pas des sommets. On ne dépouille pas le vieil homme en un tour de main.

— Mes amis, reprit Jules, j’ai des idées et des principes qui ne cadrent guère avec les menées de ceux qui ont fait les élections dans le comté depuis quelques années. Ne voyez-vous pas que je suis l’homme dont ils ne voudront pas, parce qu’ils auront peur de perdre le « fromage ». Le démon craint l’eau bénite.

Jules préparait ses disciples. Ils ne seront pas étonnés quand, plus tard, s’il accepte, ces choses se produiront. Il désire éprouver leur bonne foi. Il ne veut pas qu’ils se scandalisent à son sujet aux jours où ils auront à affronter les périls.

C’est pourquoi il finit l’entrevue par ces paroles :

— Je verrai si je dois accepter. Dans une semaine, vous viendrez chercher la réponse. D’ici à ce temps, circulez, apprenez votre démarche, dites ce qu’il faut faire connaître de ce que vous avez entendu. Sondez l’opinion générale. Parlez et faites parler. Je verrai si vous avez la grâce d’état, si les divergences d’opinions que vous susciterez laisseront intacts votre ferveur et votre courage…

La porte du bureau s’est refermée sur le dernier de ces rois mages modernes. Le silence est complet. Mais le manipulage des documents au dossier n’attire plus Jules. Il s’est rassis et il songe, les yeux fermés. Il voit aller par le comté les hommes qui sont venus lui dire leur foi en lui… Il lit le journal qui raconte ses velléités politiques… Il entend la voix de ses amis qui le félicitent… Il assiste à la convention… Les applaudissements soulignent le choix qu’on vient de faire de sa personne… Il prononce son discours-programme… La lutte d’un mois montre son hideux visage… L’appel nominal et les trois mille électeurs en face de l’estrade, le résultat du vote, huit jours après… Enfin le triomphe… Il se voit jouer dignement le rôle de député… Ses initiatives de législateur, de réformateur… Il rêve qu’il est dans le gouvernement, qu’il en est le chef… Tout est possible !…

Comme sa participation éventuelle à la politique active le hantait depuis longtemps, il avait envisagé cette question sous tous ses angles. Il y avait donc plusieurs années déjà qu’il s’était décidé à embrasser la redoutable carrière. Ce qui l’intriguait un peu, c’était de trouver le moment psychologique d’y entrer, la manière de s’y prendre pour s’assurer le triomphe final.

D’une part, il n’ignorait pas que les grands maîtres de la politique de sa région n’admettraient pas une candidature non préparée, suggérée et choisie par leur officine. Sur ce point il était fixé : rupture définitive entre eux et lui, rupture pleine de conséquences graves pour ses desseins. D’autre part, il savait combien le peuple s’indignait de leur insupportable ingérence, voulait s’en débarrasser à tout jamais. Lui-même avait toujours déploré cette traditionnelle bizarrerie. Contre cette sotte anomalie, il se souvenait d’avoir protesté souvent. Tout dernièrement encore, il avait dit à Mlle Françoise :

— Un des articles de mon programme de rénovation sociale consiste à rendre l’accès de la vie publique facile à tout homme honnête et complètent, deux qualités indispensables auxquelles on leur préfère dans plus d’une circonscription électorale la bravade facile et la plate faconde. Un jour viendra où ces deux dernières suffiront à déconsidérer un homme.

C’était donc de cette façon, par la grande porte ouverte sur la façade, qu’il entrerait dans la politique militante.

Il s’était levé. Un auto a passé en bolide. Des étourneaux picorent au potager. Il est onze heures. Par la fenêtre, un pan de ciel bleu azur vibre.

— Oui, oui, c’est déjà décidé. Coûte que coûte, je me présente…

Une semaine plus tard, il annoncerait aux délégués qu’il acceptait la candidature qu’on lui offrait avec tant de confiance en son étoile.

VII

Un orage électrique venait d’éclater, tout à fait bénin du côté éclairs et tonnerre. Mais la pluie tombait à verse. On aurait dit entendre un chant d’allégresse qui montait de la végétation se désaltérant de cette eau si ardemment désirée. Sous la poussée du vent, les vagues du fleuve s’étaient agitées. Au bas de la falaise, elles déferlaient avec fracas. Tout Saint-Loup-Les-Bains ruisselait de l’ondée bienfaisante. Dans le ciel lavé, d’où le soleil venait de disparaître à l’occident, des nuages lourds vagabondaient.

Ce soir-là, Jules, qui avait plaidé toute la journée à Saint-Étienne, était vivement attendu à la villa Clément. C’était à Saint-Étienne, et à cette date, qu’il devait donner la réponse à ceux qui l’avaient sollicité de se porter candidat. On ne savait pas encore la décision qu’il prendrait, car il avait dit, l’avant-veille, à la famille Clément en la quittant :

— Tout dépendra de l’attitude de ceux qui m’ont rencontré il y a quinze jours, surtout de celle du Dr Fraser. Ce dernier peut exercer une grande influence dans la circonscription électorale. Si je vois que l’opinion populaire ne m’est pas suffisamment favorable, j’attendrai des jours meilleurs. Il est nécessaire que le fruit soit assez mûr pour se détacher seul de l’arbre. Il ne faut pas forcer son talent. Les circonstances non plus. On risque de manquer son coup en agissant ainsi. En politique, subir un échec, c’est s’avérer faible, mauvais général. Le monde aime et suit les forts, les triomphateurs. Il a confiance en leur étoile. Il se détourne de celui qui tient mal le drapeau, qui le conduit à la défaite.

Un auto frôla la véranda, grinçant sous l’application de ses freins. La lumière de ses phares illumina la terrasse, puis s’évanouit à l’instant. C’était Jules. Une minute plus tard, il pénétrait au salon, où était réunie toute la famille, moins M. Clément, qui ne devait pas tarder à venir, car lui aussi avait hâte de connaître la décision que le jeune avocat avait prise.

Après les salutations d’usage de part et d’autre, Jules LeBrun dit :

— J’ai à vous annoncer que j’entre dans la politique !… Si vous aviez vu comme moi s’éclairer d’un rayon de joie les visages de mes amis lorsque je leur ai donné ma réponse, vous auriez compris davantage combien il est agréable de procurer du bonheur ! Tour à tour, chacun de ces braves gens me serra la main. Je me sentis étreint comme dans un étau… Ils sont partis pleins d’enthousiasme, après m’avoir promis la victoire…

Une fois Jules et Mlle Françoise assis l’un à côté de l’autre, cette dernière dit, sur un ton d’allégresse :

— Le rêve de vie de celui qui m’est le plus cher au monde est aussi le mien, cher Jules. Toute femme digne de ce nom n’aime que l’homme sans peur qui combat, qui affronte le danger pour le succès d’une belle cause. Elle doit se hausser le plus possible au niveau où il veut évoluer, afin de l’inspirer, de le soutenir, de l’aider et, au besoin, de partager avec lui la tâche, de quelque grande envergure qu’elle soit.

— Tu es à peu près seule, Françoise, à vouloir faire assumer à la femme un tel rôle. C’est beau de ta part. Me trouverais-tu trop peu modeste, si je te disais qu’en toi je vois un autre moi-même. Nous serons deux bons hommes ensemble, quand le prêtre aura béni notre douce union. Car, je le sais, ce que je peux tu le pourras. Ce qu’il me serait impossible de faire seul, tu me rendras capable de l’accomplir. Tu seras mon associée, ma collaboratrice, mon égale. C’est ce que tout homme est en droit d’attendre de celle sur la tête de laquelle il a posé la couronne de reine, n’est-ce pas, Françoise ?

— Penses-tu, mon bien cher, que je ne dépenserais pas toute mon énergie à te pousser au poste éminent auquel il faut que tu atteignes pour le plus grand bien de notre province, de notre pays ? Penses-tu que je n’emploierais pas toutes mes minutes, une fois ta haute situation faite, à seconder tes efforts, à vivre avec toi sur la ligne du feu ?

Pendant que le couple causait ainsi à mi-voix, les autres membres de la famille s’étaient mis à bavarder bruyamment. M. Clément entra. Il venait s’enquérir de la décision de Jules. Il avait hâte de la connaître. Depuis quinze jours que cette réponse faisait l’objet de ses plus sérieuses réflexions. La question politique évoquait chez lui d’agréables réminiscences. Il se revoyait à l’âge de cinquante ans, âge où vivent bien des rêves, âge qui est encore, sinon la fleur de l’âge, l’âge des fleurs. Il revoyait les jours où ses concitoyens le sollicitaient de quitter la mer — sa mère — pour briguer leur suffrage. Il se souvenait encore du combat intérieur qu’il eut à soutenir contre les magies de la gloriole, contre son chagrin de décliner l’honneur quand il eut pesé sagement le pour et le contre. Il était de corps et d’âme à la fascinante carrière marine, comme on appartient de cœur et d’esprit à son pays, à sa ville, à sa famille, à tout ce qu’on a de plus cher.

Jules ne lui laissa pas le temps de poser la question qui lui brûlait les lèvres.

En le voyant apparaître au salon, il lui dit tout naturellement :

— Monsieur Clément, votre futur petit-fils vient de se rendre aux désirs de ses amis. Il sera candidat aux prochaines élections.

— Mes félicitations et mes sympathies, monsieur Jules, fit le vieillard. Mes félicitations, parce que vous allez au champ de bataille. Mes sympathies, car on ne va pas à la guerre sans qu’il en coûte. Vous y trouverez des épreuves. Toutefois je me réjouis de votre belle décision. Un homme comme vous a sa place marquée au sein des conseils de la nation, surtout au moment où s’affirment avec tant de brutalité de si nombreuses déficiences dans tous les domaines.

— Il me semble que vous exagérez ma valeur, dit Jules. Bien que je me croie un peu préparé à un rôle de législateur, il y a si loin d’un savoir platonique à la mise en œuvre de conceptions transcendantes.

Tout le monde s’était rassis. M. Clément crut bon de faire quelques réflexions. Parce qu’il ne fut pas long, on le trouva tout à fait intéressant. Mais deux amoureux ont hâte de se trouver seule à seul. Les affaires de cœur se traitent en cabinet noir.

— Je n’ai pas fait de politique active, dit le vieillard, mais de loin la politique m’a toujours fasciné. J’ai connu assez intimement les hommes qui en font et en vivent. C’est sur un navire qui tient mal une mer en furie que vous vous embarquez. Excusez mes expressions de marin. La politique est une marâtre, qui étrangle souvent ses propres enfants. Je ne tiens pas ce langage pour vous décourager. Je vous l’ai dit, je suis fier du parti que vous avez pris. Ce n’est que pour vous avertir. Un homme averti en vaut deux. Vous, vous en valez dix, vous en valez cent. Du reste, l’avocat est l’homme de profession libérale qui réussit généralement le mieux en politique. C’est lui qui risque le moins en cette carrière. Puis pour quelques-uns des disciples de Thémis que hante le rêve de la magistrature, il y a une grande possibilité de devenir juges.

— Permettez-moi de vous dire, monsieur Jules, que la plupart des partisans qui vous feront cortège sont des hommes qui ont soif et faim, soif de l’eau miraculeuse qui coule de la Colline, faim du gâteau doré que fabriquent les pâtissières du Patronage. Les uns se recruteront parmi ceux que des chefs ont éconduits ; les autres, chez ceux qui se rangent toujours du côté du plus fort. Ceux-ci viendront à vous par rancune d’un autre ; ceux-là feront du zèle pour en retirer quelque faveur.

— Vous verrez, continua-t-il, que le plus fort mobile du dévouement est l’intérêt personnel. Supprimez ce mobile. Il ne restera que dix justes autour de vous. Mais, c’est la vie, c’est cette vie-là. D’autres que vous, d’autres bien moins doués, sont arrivés avec de tels hommes, de tels éléments. Vous arriverez. Je le crois sincèrement. Je me réjouirais qu’une personne de votre savoir et de votre beau talent devînt député. Car, je le répète, votre place est au sein de la législature, au conseil des ministres. Maintenant, je vous quitte. Un vieillard ne serait plus sage s’il empêchait deux jeunes cœurs comme les vôtres de faire entendre leur chant d’amour. Un demi-siècle d’existence n’a pas réussi à éteindre en moi cette mystérieuse cantate de mon printemps disparu à jamais.

Mme Clément, si elle se réjouissait de l’acceptation de Jules, ne craignait pas moins de voir se tisser contre lui un réseau d’intrigues. Aussi crut-elle bon de lui exprimer ses doutes :

— Monsieur Jules, je désire si vivement votre élection, qu’un sentiment de perplexité m’étreint quelquefois. Il y a si peu à se fier à notre pauvre monde ! Je me souviendrai toujours de la lutte qui fut faite, il y a dix ans, par un Monsieur Larivière, dont les chefs ne voulaient pas à cause de son honnêteté proverbiale. Malgré les rudes combats qu’il livra, au jour du scrutin il ne compta pas même assez de votes pour pouvoir recouvrer son dépôt.

— Il me semble, mère, remarqua Simone, que le cas de M. LeBrun diffère beaucoup de celui auquel vous faites allusion. Ce bonhomme-là ne jouissait d’aucune popularité avant sa sortie de l’ombre. De plus, il n’était doué que d’un savoir rudimentaire…

Louis, le jeune frère, vint mettre son mot en taquinant :

— Tandis que M. LeBrun, comme vous dites ici, est le plus grand des savants. Bien sûr qu’il sera élu. Je lui donne à l’instant mon vote.

Simone ajouta, mi-sérieuse, mi-badine :

— Puis, l’ex-candidat dont vous avez parlé ne portait pas en lui la vision héraldique d’une muse qui décuple les forces et n’avait pas comme collaboratrice morale une « grande demoiselle ».

— Tu as une jolie manière, Simone, d’interpréter mon rôle auprès de Jules, fit Françoise, sur un ton de joyeuse plaisanterie. Mais je sais bien qu’il saurait triompher sans nous, sans moi.

— On n’a jamais trop d’atouts dans son jeu pour gagner une partie férocement contestée, comme le sera celle qui s’annonce, répondit Jules. Tout à l’heure, M. Clément avait raison. À l’époque actuelle, c’est de la témérité, c’est presque de l’hérésie de briguer le suffrage sans le bon vouloir des chefs !

Puis passant sous silence les menues espiègleries de Mademoiselle Simone et du jeune Louis, il termina :

— Quoi qu’il en soit, j’ai plusieurs raisons d’espérer que les électeurs, leurs yeux s’étant dessillés au cours de ma campagne politique, me sauront gré de les délivrer de leurs tuteurs périmés, et que la plupart d’entre eux m’accorderont leur vote au jour du scrutin.

Une fois en un tête-à-tête intime, Mlle Clément, dans son bonheur, exhala une petite appréhension :

— Jules, je ne suis pas jalouse, nullement jalouse de la déesse politique, car je désirais tant te voir la courtiser, l’épouser même. La politique constitue ton atmosphère, ton habitat naturel, comme l’eau l’est pour le poisson, l’air pour l’oiseau. Mais tu remplis si complètement mon cœur, que je voudrais jouer un aussi beau rôle dans le tien. Pardonne cette faiblesse féminine. Je m’en rends compte. Je la regrette. Je ne veux plus éprouver ce sentiment d’égoïsme.

— Pauvre toi ! fit Jules. La politique ne me demandera que mon intelligence, jamais le cœur. Françoise, c’est toute mon âme que tu possèdes. Depuis que je t’ai rencontrée, je suis amoureux de toi en passionné, en artiste. Écoute un homme qui ne connaissait pas l’amour avant de rencontrer celle qui l’a fait naître :

— Une âme ardente comme la mienne qui l’est devenue par toi ne contient plus que des pensées et des sentiments qui la font vivre en beauté. Pour elle maintenant, le nuage qui drape le ciel est une décoration de dentelles, la pluie, une caresse, le vent, les oiseaux, les fleurs sont des vibrations musicales lumineuses, un paysage est un coin enchanté, le soleil est l’essence de la lumière et de la chaleur éclairant l’esprit et réchauffant le cœur. Je me range parmi ceux que la vie amuse et qui en abusent. Je veux dire parmi ceux qui ouvrent les yeux pour voir, les oreilles pour entendre l’admirable concert des êtres, leur intelligence pour comprendre l’impénétrable et leur sensibilité pour goûter au doux festin ! Parfois ma ferveur intellectuelle et littéraire est tellement intense, que ma dévotion pour les grands hommes, les grandes choses me tient presque à genoux !

— Parfois, même souvent, continue-t-il, une piété sentimentale me plonge dans un océan d’ivresse. Si quelque mélancolie me touche de son aile noire, alors, semblable à un rayon solaire perçant la brume, ta silhouette se dessine et se dresse en belle statue vivante. Dans le buisson de mon âme, s’élève, combien doux, le chant d’une cantilène qui l’enivre !

— Merci, Jules, fit-elle, en extase. Voilà du romantisme sincère. Je l’aime parce qu’il est un peu mon enfant.

Puis, revenue à la réalité, elle dit :

— Cependant, je crois que l’amour de la femme diffère un peu de celui de l’homme. Je me rappelle avoir lu quelque part à peu près ceci :

« La femme aime mieux et plus persévéramment, parce que son amour est puissant, passif et sait se ménager. L’homme aime plus fort, mais son amour ne peut résister à tant de force, car il est actif et prodigue. La femme, elle, ajoute à son amour ce qu’elle a de rêve, d’imagination, de poésie, d’idéal ; tandis que l’homme, y lisait-on toujours, mêle au sien un peu trop d’intérêt personnel et d’égoïsme. Cela, Jules, je ne le crois pas. La femme peut éprouver un profond sentiment d’amour, le faire partager un instant, l’intensifier et le conserver à jamais. L’homme est capable de recevoir le coup de foudre, de prendre feu et flamme, mais son cœur est presque toujours victime de trop d’embrasement ! »

— C’est généralement vrai, Françoise. À ce compte, je suis femme. Cela veut donc dire que nos deux amours sont identiques et ne périront jamais.

VIII

La nouvelle qu’une délégation avait prié Jules LeBrun de se porter candidat se répandit comme une traînée de poudre. Un grand danger menaçait le comté ! Peut-être le pays tout entier ! En tous cas, quatre familles allaient périr ! Les plus sages se devaient de prendre les moyens d’éviter une catastrophe ! La mobilisation générale s’imposait ! L’ennemi envahissait le territoire ! Déjà le canon grondait ! L’incendie rougeoyait le ciel ! Quelle horreur ! Et dire que tout ce mal venait d’un jeune homme que de braves gens avaient sollicité sans avoir prévu de telles conséquences ! Les malheureux ! Les autocrates de la démocratie hurlaient :

— Au voleur ! Au voleur ! La maison brûle ! La maison brûle !

Non, le calme ordinaire régnait dans le comté, la paix sous les toits. Point de senteurs de poudre qui explosait, point de cliquetis de poignards qui flamboyaient au clair. Point de flammes qui serpentaient vers le ciel, point de voleurs qui pillaient, revolver au poing. Un seul incident était survenu, qui réjouissait toute la population. La candidature de LeBrun. Un hebdomadaire de Québec venait de lancer en grosses manchettes cette nouvelle : Le très talentueux avocat, Jules LeBrun, se présentera candidat indépendant à la prochaine élection complémentaire d’Olier-Lalemant.

C’était tout, et c’était énorme, affreux, terrible pour quatre chefs politiques de la localité ! Ils tremblaient de consternation ! Ils rageaient de dépit ! Le téléphone en savait quelque chose, car aussitôt l’un d’eux avait convoqué les trois autres, les sommant de rouler chez lui à toute vitesse. Eux rassemblés, c’était tout le comté en congrès. Ils tenaient en main le vote des quatre paroisses les plus considérables. Les autres, échelonnées aux confins des terres hautes, suivaient toujours, heureuses de supporter l’homme choisi par ces chefs, dont l’influence partout était prépondérante, dont les décisions faisaient loi, dont les oracles tournaient les têtes, dont les regards désarmaient.

Pour ces quatre du comité du salut public, il fallait tenir conseil sans délai, derrière des portes closes, fermées à clef, étudier les titres de noblesse de l’intrus, afin d’en disposer comme il conviendrait. En réalité on voulait déjà sa mort !

— Non, mais faut-il qu’il soit effronté, cet individu, pour tenter semblable aventure ! lançaient-ils de toutes parts.

Dans le bureau bien barricadé de Léon Ledoux, de Saint-Étienne, les quatre maîtres d’élections tiennent conciliabule. Sur un pupitre ouvert, reposent un dactylographe et quelques classeurs. Au fond un coffre-fort s’écrase sous un monticule de paperasses. Une petite table en chêne entourée de quatre chaises foncées de cuir occupe le centre de la pièce. Deux crachoirs de cuivre luisant ouvrent leur gueule démesurément. Sur les murs, se déroulent une carte géographique du Canada, une autre des routes de la Province de Québec, puis des calendriers et des personnages politiques, anciens et nouveaux, mais tous grands hommes du parti-providence. Il faut se sauver soi-même. Un pareil lieu convenait bien à pareille besogne et à ces suppôts de la politique des coulisses, des plus basses intrigues.

Les quatre alertés viennent de s’asseoir à la petite table, comme quatre joueurs de cartes pleins de fièvre. Léon Ledoux est le chef suprême. Il les domine tous par sa cupidité, ses intrigues et son savoir. C’est toujours lui qui joue le premier violon. Les autres veulent tout briser à son insu, se disent maîtres de leurs actes. Une fois devant lui, ils deviennent des agneaux, acceptent tout, font ses quatre volontés. En son for intérieur, chacun peste contre lui, jure sa perte ; mais on aime l’esclavage, la discipline politique ! Ça s’est toujours fait de même, que voulez-vous ? Après tout, le chef d’orchestre ne les traite pas mal dans le partage des dépouilles.

Ce fut naturellement Ledoux qui parla le premier sur le sujet alarmant qui les réunissait d’urgence :

— Mes bons amis, commença-t-il d’une voix émue, vous avez appris comme moi la nouvelle : la candidature de LeBrun. Premier mal pour nous. Ce qui l’aggrave, c’est le nombre déjà considérable d’électeurs qui l’appuient. On n’entend parler que de lui. Et savez-vous qu’il se présente indépendant ? Avez-vous bien envisagé la situation ? Un candidat se présenter sans nous, sans notre autorisation ? Un candidat indépendant dans notre comté ! Y pensez-vous ? Ç’en serait fini des beaux jours de discipline, d’ordre et de paix. Le comté serait au crochet d’un seul homme, d’un homme qui possède, sans doute, un talent magnifique, raison de plus pour qu’il ne fasse pas notre affaire, mais d’un homme farci d’utopies et de chimères. Je n’aime pas ces être-prodiges qui se cristallisent, qui deviennent statues de bronze lorsque le peuple a fait la folie de les discerner et de les applaudir. Un Icare est toujours détestable. Un tel homme ne peut convenir, ne voudrait canaliser l’eau vers notre moulin, s’emploierait à notre ruine.

Ses trois compagnons feignirent de ne pas s’apercevoir qu’il calomniait rageusement le candidat éventuel, objet de leurs angoisses. Cependant il sut mettre des formes dans l’explication du but de la réunion, ne voulant pas trop laisser voir qu’il n’agissait que par intérêt personnel. Mais la pensée qu’au moins l’un d’eux devait être dans son cas l’encouragea à brûler les étapes :

— Je vous ai donc convoqués à la hâte, mes amis, pour que nous avisions sans retard aux moyens à prendre d’évincer cette malheureuse candidature qui serait désastreuse au suprême degré. Je vous le répète : il nous faut faire sauter LeBrun. Ses compagnons le regardaient, bouche bée. Aucun n’osait placer un mot, tant le feu de ses yeux menaçait. Il commença par énumérer ses moyens d’offensive :

— D’abord, martela-t-il, il nous faut tenir une grande convention régulière, une convention solennelle, imposante et intimidante. Une convention qui réunira tous les plus gros bonnets du parti. Un homme qui ne « vient » que par le peuple s’apercevra de sa petitesse en présence de tant de grandeur. Il verra que ce n’est pas une poignée d’impuissants comme ses amis qui constituent l’appui nécessaire à une candidature.

— LeBrun ne désarmera pas devant quoi que ce soit, coupa Boisclair. À ses intimes, il dit qu’il est demandé par le peuple, qu’il est sûr que le peuple l’élira à la barbe de ceux qui obligent l’électorat à donner son suffrage à l’homme de leur choix. J’emploie ses propres termes. Il exprime encore bien d’autres choses. Il fera une campagne démagogique remplie d’insinuations, d’accusations, d’où nous pourrions sortir passablement éclopés.

— C’est une convention tenue en bonne et due forme qui choisit un candidat, reprit Ledoux. Ce n’est ni vous ni moi qui faisons cette besogne, quoi qu’en disent quelques malins. Il nous faut faire une propagande énergique pour montrer tout le danger qu’il y aurait à laisser un homme se présenter sans qu’il soit légalement autorisé à le faire. Voici un bon atout dans notre jeu. Parlons de la noblesse des hommes qui nous ont représentés dignement. Disons bien que notre beau parti n’a jamais compté dans ses rangs des députés qui n’avaient pas de couleur à leur drapeau. Assurons tous les fervents de notre étendard que le parti tomberait, car le camp adverse profiterait de cette brèche pour faire entrer un des siens. Démontrons que ce sont nos adversaires politiques qui nous créent ces difficultés en provoquant cette aussi anormale candidature. Puis quand nous aurons épuisé tous les arguments, dit toutes les vérités possibles, si elle vit encore, eh bien, mes amis, recourons aux grands remèdes : attaquons-nous à la réputation de LeBrun, diminuons-la, et si vraiment il fallait la détruire, détruisons-la sans pitié. Vous savez assez comment nous tenons la place pour ne pas laisser d’autres individus s’y introduire et nous en chasser.

Puis, regardant bien en face ses trois copains, il lança le mot, qui retentit avec un fracas effroyable :

— Pour la détruire, nous mettrons en pratique la phrase célèbre : « Mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose. »

— Il est évident que nous avons le devoir de préparer une convention qui ne choisira pas LeBrun, fit remarquer Boisclair. S’il en sortait vainqueur, il serait maître de la situation. C’est lui qui mènerait la danse. Au jour du vote, il remporterait la victoire contre tout venant. Et, une fois élu député, il ferait le chambardement. L’édifice que nous avons élevé croulerait !

— Pas besoin de nous le dire, remarquèrent les trois autres. Le laisser faire serait introduire dans notre paisible comté le désordre politique.

— Ce forfait ne s’accomplira pas, lança Boisclair.

Deux motifs le faisaient parler ainsi : le fait, non avoué par lui, que le candidat préférait à sa fille celle d’un électeur du parti adverse ; la crainte, si le candidat était élu, que ce dernier prît l’initiative d’une enquête sur les faveurs dont le gouvernement l’avait gratifié depuis vingt ans. C’est dur perdre le fromage à venir, ce l’est davantage de se faire dépouiller de dotations antérieures, dont on vit grassement ! Avec Ledoux, c’était lui qui criait le plus fort, le parti l’ayant servi presque aussi généreusement que son triste camarade !

— Toi, Boisclair, reprit Ledoux, tu as une raison de plus que nous de t’insurger contre LeBrun. N’est-ce pas lui qui a plaqué ta fille après lui avoir laissé croire depuis longtemps qu’il en ferait sa femme ?

Boisclair pâlit à cette allusion. Il répondit :

— Tu dis des sottises, Ledoux. Cette raison que tu invoques, fût-elle plausible, n’inspirera nullement ma conduite vis-à-vis de notre adversaire. Cette affaire personnelle ne me regarde pas. Du reste, ma fille n’aime pas ce jeune homme. Entre elle et lui, il n’y a jamais eu plus que de l’amitié de part et d’autre.

— En es-tu bien sûr ? questionna Ledoux, d’un ton ironique. N’empêche, mon ami, que tout le monde reste convaincu du contraire et explique difficilement cette rupture avec Mlle Élise. Les commentaires ne se font pas à l’avantage de ta famille.

Ledoux, sans savoir qu’il exprimait une demi-vérité, inventait en partie cette histoire. Connaissant la fine épiderme et la rancœur agissante de Boisclair, il voulait l’exciter davantage au combat.

— Je vois que nous nous entendons, reprit Ledoux, après avoir joué son rôle de picador auprès de Boisclair. Je vois que vous êtes déterminés autant que moi d’empêcher l’ennemi de prendre le fort. Nous allons travailler ferme. Pas de demi-mesures. Les grands remèdes. La peine capitale. Une exécution pompeuse et lugubre.

— Je serais d’avis, continua-t-il, que nous préparions dès maintenant la bataille. La première attaque devrait être celle-ci : lui opposer un homme, coûte que coûte, un homme qui l’écrasera partout, qui remportera une éclatante victoire. Ce sera une leçon définitive. Parlons de cet homme. Quel sera l’homme qui voudra se sacrifier pour sauver le parti ?

Le visage de Boisclair se colora vivement. Il secoua la cendre de son cigare dans la rondelle caoutchoutée. L’horloge sonna la demie de dix heures. De l’autre côté, le va-et-vient des clients martelait le parquet. On entendit le jappement d’un chien dans la rue. Le marchand poursuivit :

— L’homme le plus populaire du comté, qui a fait le plus de bien aux ouvriers en les employant, aux cultivateurs en les groupant en coopératives, est Paul Maltais.

— C’est lui qui doit « venir », dirent les autres, avec flamme. Il est dans la force de l’âge. Il est riche. Il n’a pas de passé qu’on puisse attaquer. Un homme qui se présente bien, qui a la parole facile, et surtout la riposte écrasante. Vive Paul Maltais !

On le flattait. Il ne comprit pas qu’on désirait en faire un homme de paille, faute de trouver mieux, car on ne voulait pas sortir du cercle népotique des quatre, et pour cause.

— Puisque vous croyez, dit-il, que je suis capable de vous tirer d’embarras, je vais essayer d’entrer dans l’arène. Je compte sur vous. Je sais que je suis ni digne ni méritant. Mais ne faut-il pas qu’un homme périsse pour le salut de tous ? J’aime tellement mon parti, la crainte de voir un autre le battre est si forte chez moi, que je ne peux pas vous refuser. Donc, fourbissons nos armes. Allez, envoyez vos amis de porte en porte et criez : Le feu est à la maison, sauvons-la. Organisons la chaîne des pompiers volontaires. Que l’eau jaillisse en abondance !

Paul Maltais n’était pas du bois de la croix de Saint-Louis ! Tant s’en faut. En le proposant, Ledoux avait escompté un refus de la part de cet industriel véreux mué en marchand, ou bien une contre-proposition immédiate en sa faveur, lui qui brûlait du désir d’être député depuis si longtemps ! Mais les deux autres copains n’avaient pas compris. Il avait mal tiré ses ficelles, le cher homme ! Malgré l’indélicatesse du procédé, il aurait dû se proposer lui-même, quoi, car il était le maître.

On imagine sa déception lorsqu’il vit le suffrage de la minuscule assemblée adhérer unanimement à cette candidature, candidature qu’il ne suggérait à tout hasard que pour qu’on pensât à le choisir une bonne fois. On n’avait jamais été assez intelligent de le faire de soi-même, se disait-il. Voilà comment on paie les sueurs et le sang que j’ai donnés au parti depuis un quart de siècle !

Il fut davantage contrarié d’entendre Maltais, tout heureux du rôle qu’on lui offrait d’assumer, jeter aux quatre coins de la pièce les lignes stratégiques de sa bataille prochaine. Jamais un homme ne parut plus certain qu’on venait de sauver la situation en lui ayant offert de se présenter contre LeBrun. Quelle ironie du sort !

Malgré son dépit, qu’il dissimula habilement, Ledoux resta calme. Mais après le départ des trois chefs, consolé et stoïque, il se dit :

— La convention ne ratifiera pas notre choix. Dans ces circonstances critiques, je ne serais pas plus heureux que lui si j’avais à solliciter le suffrage d’une convention.

— Comme je suis l’homme de l’ordre et de la discipline dans le parti, l’homme qui n’est jamais allé à l’encontre d’une décision officielle, je ne pourrais pas continuer de me porter candidat, si la convention m’avait éliminé. Maltais, lui, ne respectera pas le jugement de cette dernière. Il restera dans la lutte. Il se battra ferme jusqu’au bout. Officieusement, nous nous battrons avec lui. De cette manière, nous aurons plus de chance de remporter la victoire.

— En fait de principes — principes qu’il faut exhiber pour sauver les apparences — Maltais est caméléon. C’est un Machiavel, la tête en moins. La fin justifie les moyens. Il saura faire flèche de tout bois. Avec les agneaux, il sera doux. Au milieu des loups, il hurlera le plus fort. Parmi les lions, il rugira et déchirera. En somme, c’était le meilleur candidat à opposer à LeBrun, si la convention a le malheur de choisir ce dernier. Tandis que moi, si j’avais été battu par elle, il m’aurait fallu appuyer son candidat. Tout arrive à point pour qui sait se plier aux circonstances. Maltais est donc l’homme qui peut le mieux nous fournir l’occasion d’arriver à nos fins.

Rencontrant Louis Jasmin, un de ses trois copains, le surlendemain de cette fiévreuse réunion, il dit doucereusement :

— Nous avons choisi l’homme qui s’imposait en cette heure grave. Exaltons les qualités qu’il semble avoir, affublons-le de toutes celles qui lui manquent, puis, en chœur, chantons les louanges de notre nouveau général, afin qu’il nous conduise sûrement à la victoire.

IX

Les affaires de cœur de Mlle Élise Boisclair étaient critiques. L’entrée dans la politique active de Jules avait élevé un mur entre lui et sa famille à elle. Le chef de cette dernière faisait de terribles colères. De concert avec Ledoux, il préparait la bataille contre le jeune avocat. À ses oreilles, certains propos malveillants tenus sur le compte de ce dernier résonnaient comme un glas.

La pauvre fille voyait tout cela, l’amertume dans le cœur. Elle aurait bien voulu rencontrer Jules pour lui dire son amour et pour le mettre en garde contre le guet-apens. Mais il ne se montrait plus. Depuis un mois, les affaires l’avaient tenu à peu près complètement en dehors du foyer maternel. Alors, en désespoir de cause, elle saisit la première branche qui s’offrait à elle. Elle va lui écrire. Pourquoi n’y avoir pas pensé plus tôt ? Elle prit donc une feuille de papier, s’assit à son secrétaire et, après avoir réfléchi au tour qu’il s’agissait d’employer, elle griffonna les lignes suivantes, confiante que ces dernières sauveraient sa cause :
Cher Jules,

Depuis que tu tiens bureau à Saint-Loup-les-Bains, nous ne te voyons plus. Quel grand dommage !… Ne ris pas. Voudrais-tu nous faire croire que l’exercice de ta profession absorberait tous tes instants ? Quelque habile avocat que tu sois, si tu n’apportes que cet argument, tu perdras ta cause devant nous. Toi, Jules, qui ne manquais jamais de nous faire visite, au moins une fois la semaine ! Nous nous perdons en conjectures ! Nous ne savons plus à qui ou à quoi attribuer ce silence désespérant. Je te demande de chercher à imaginer mon angoisse, notre angoisse à tous, car enfin tu nous avais habitués à bien mieux. Depuis ta sortie des écoles, je ne me rappelle pas avoir été privée du plaisir de ta visite plus d’une semaine à la fois.

Tu sais que la femme est douée du don de pressentiment et qu’elle possède un sixième sens : celui de la divination. Ne te moques pas de cette double assertion. Tu aurais certainement tort de n’y pas croire ou de n’y trouver que matière à boutade. Il ne reste pas moins vrai que tu nous oublies ou que tu nous abandonnes. Serait-ce la dernière des deux affirmations ? Mon petit doigt me dit que tu t’arranges pour ne plus nous revoir.

Mes parents s’expliquent mal ton silence à leur égard, ma mère surtout. Ils t’estiment trop tous deux pour ne pas en souffrir. Sache qu’ils ne sont pas étrangers à la décision que j’ai prise de t’envoyer ces pages. Toutefois, j’en assume seule, bien seule, toute la responsabilité, les mettant sous enveloppe sans leur en faire lecture. Tu vois ! Je savais que je faisais mal en t’écrivant. Mais est-on maître d’un sentiment plus fort que le souci d’être raisonnable ?

Tu te souviens encore de nos enfances et adolescences passées ensemble ? De nos jeux communs, de nos larmes versées et qui se mêlaient certains jours, puis, deux fois l’année, de nos séparations pour la vie de l’internat ? Alors c’était donc vrai que c’était le beau temps, malgré les contrariétés que la poursuite de nos études nous faisait subir ! Nous avons grandi tous les deux presque sous le même toit. Je m’étais habituée à notre douce camaraderie de près de cinq lustres. Quand nous étions séparés, mon imagination te faisait présent. Je t’avoue bien sincèrement que je souffre de ton absence prolongée. Depuis que tu t’es retiré, il y a un immense vide autour de nous. Maman et moi nous en désolons davantage. Dans son anxiété pour le chagrin de sa fille, elle dit :

— Jules s’est mis en route vers les sommets. La passion de sa vie a toujours été de les atteindre. Son cœur, si profondément épris d’idéal, ne s’embrasera jamais d’amour pour la femme.

Elle se trompe, n’est-ce pas ? Cependant si cette dernière opinion de ma mère exprime une vérité, je ne souffrirai pas au moins de te savoir à une autre !

À ces remarques de ma mère, remarques qu’il me faisait mal d’entendre, j’ai répondu avec calme, pour me leurrer évidemment :

— Jules, quel que soit le talent qu’il possède, est homme et tout ce qui peut donner ici-bas le bonheur le plus grand le touchera, l’atteindra dans le plus profond de son être.

Ai-je pensé juste ? Les hommes de talent paient, eux aussi, tribut, bien doux tribut, à cette puissante inclination naturelle : l’amour.

Mais je me trompe lorsqu’il s’agit de toi. J’ai bonne envie, malgré mon peu de courage de le faire, de t’apprendre une grande nouvelle. La voici : le bruit court ici que la société féminine de Saint-Loup-les-Bains possède un charme unique. On dit que le jeune avocat se complaît grandement au milieu d’elle. Certaines langues vont même jusqu’à prétendre qu’une famille a tes prédilections. La rumeur colporte encore davantage. Elle ajoute en chuchotant qu’au sein de cette belle famille se détache en relief d’or une jolie dame de cœur !…

Je m’arrête, car je te sais capable d’abandonner la lecture de ma pauvre lettre. Ce serait grand dommage pour celle dont les larmes inondent les yeux en l’écrivant. Tu ne pourrais pas, en effet, lire l’invitation très pressante que je te fais de venir nous voir à ton premier quart d’heure de loisir. Me le promets-tu ? Il me semble que tu dis oui ! Grand merci ! Eh ! bien, je compte sur ta parole, n’y manque pas, mon cher Jules. Tu ne peux révoquer l’engagement que tu viens de prendre sans manquer à la justice, sans me causer du chagrin.

Papa m’apprend que plusieurs te presseront d’entrer dans la politique. Il me dit que c’est là un de tes plus grands rêves, le plus grand. Mais j’ai tant vu de vilenies se donner en spectacle au bureau de mon père et ailleurs que je suis incapable de te féliciter de te porter candidat. Il m’a toujours paru que les gens honnêtes s’égarent en entrant dans ce labyrinthe. Penses-tu que je suis sérieuse, lorsque je veux ? Je crains tellement de l’être trop pour une jeune fille !

Pardonne-moi de t’écrire ces pages, qui ne traduisent pourtant que mon désir de ne pas te perdre. Celle qui va se noyer s’agrippe à la première planche de salut !… Nous t’attendons ces jours-ci, demain soir, peut-être ? Sois assuré que tous te recevront à cœur et à bras ouverts.

Ta toute aimante,
Élise Boisclair.

Jules LeBrun lut, puis relut une deuxième fois cette longue épître. Jamais il n’aurait imaginé une telle démarche et une semblable révélation de la part d’Élise. S’il avait été homme à provoquer, puis à supputer les attentions de certaines femmes, il n’aurait certainement pas compté Élise parmi elles, car elle ne lui avait jamais, au grand jamais, donné une seule marque de tendresse, de simple amitié même. Et lui, comme il n’éprouvait aucun sentiment affectueux pour elle, la lettre qu’il venait de lire le laissait tout à fait indifférent.

Mais elle lui créait une difficulté : il lui fallait une réponse. Ce n’est pas facile de répliquer à une déclaration d’amour, fut-elle mitigée, comme cette dernière, par une déclaration de froideur. Il hésita longtemps devant l’alternative d’écrire une lettre ou de faire une visite. Vraiment, il prisait la famille Boisclair. Son influence politique était considérable, ce qui valait quelque chose en l’occurrence. Il ne voulait aucunement se brouiller avec elle. D’un autre côté, il lui en coûtait de la rencontrer à cause de la déception qu’il susciterait chez Élise en lui disant la vérité qu’elle réclamerait, puis à cause des explications à donner à M. Boisclair sur ses desseins politiques… Enfin il se décida à écrire. Cependant un bon quart d’heure s’écoula avant qu’il pût trouver la forme convenant à sa pensée, tant il était inhabile dans le genre épistolaire. Soixante minutes après, sa plume avait produit ce qui suit :


Élise,

La lecture de ta lettre a fait tour à tour naître en moi la surprise, le chagrin et la pensée de t’adresser quelques reproches. La surprise, parce que j’étais loin de m’attendre de te voir arriver sous la forme d’une missive. Le chagrin, parce que tu m’exposes une pénible situation que j’ignorais. La pensée de t’adresser des reproches, car tu as eu tort de te comporter de façon tout à fait indifférente à mon endroit au cours de notre longue camaraderie. Bien que je manque totalement d’adresse pour écrire une lettre à une jeune fille, je vais essayer de te donner les explications nécessaires, espérant qu’elles ne me feront pas perdre la considération que tu m’as toujours témoignée.

L’idée, Élise, que tu pouvais éprouver pour moi un sentiment tendre, encore bien moins un sentiment d’amour, n’a jamais effleuré mon esprit. Comment aurais-je pu imaginer de ta part plus que de l’estime pour ma personne, alors qu’ayant été si souvent ensemble, aucun geste, aucune parole, aucune attitude ne m’ait fait soupçonner le secret que tu me révèles à demi-mots aujourd’hui, mais trop tard !

Il est vrai que, jusqu’ici, j’ai vécu dans le monde comme si la femme n’existait pas, mais il me semble que si tu m’avais aimé comme tu le laisses entendre, tu aurais trouvé le moyen de me réveiller de ma léthargie sentimentale. Je crois encore que le feu de ton cœur aurait communiqué au mien une étincelle qui l’aurait peut-être enflammé pour sa compagne et voisine. Quoique je t’aie toujours rencontrée comme un jeune homme fréquente un autre jeune homme qu’il trouve aimable et gentil, chaque fois je t’ai vue impassible, distante et surtout incurablement mondaine, qualité pour laquelle tu connaissais mon absolue antipathie. Avec moi tu agissais comme une sœur avec son frère, mais une sœur qui n’a pour son frère guère d’affection. J’étais loin de penser, Élise, que sous ces dehors, que tu paraissais exhiber avec ostentation comme pour avertir les papillons, se cachait une personne telle que ta lettre me la révèle, une personne aimante, un cœur qui souffre ! Voilà un mot de ma surprise.

Maintenant permets à ma naïveté de te parler de mon chagrin. C’est mon défaut de psychologie et ton manque d’expansion qui sont la cause de ce qui arrive. Il y a six mois, il y a un an, il y a même un peu davantage, au temps où je méconnaissais vraiment la femme, où je la voyais avec de mauvaises lunettes, si tu avais su me prouver par ton attitude que je me trompais sur son compte ! Je la croyais légère. Et chaque fois que nous nous trouvions ensemble, tu affermissais chez moi cette croyance stupide. Je la croyais frivole, coquette, mondaine. On aurait dit que tu étais là tout exprès pour renforcer en mon âme cette malheureuse conviction. Je regrette de te dire que c’est par toi surtout que je la prenais pour une poupée vivante, qui ne vit que de petits plats, qui raffole de bibelots, de musique et de fleurs.

Tu sais, ou du moins tu as été à même de savoir, combien j’aime la littérature, l’histoire, les sciences, la politique, etc. S’il m’arrivait de parler de ces amours, et Dieu sait que cela m’arrivait souvent, trop souvent même, tu paraissais rire de ces choses, que dis-je, tu en riais réellement, tu aiguillais rapidement la conversation sur une autre voie, celle des mondanités, par exemple, alors que tu n’ignorais pas mon aversion pour elles !

Si tu avais essayé de te montrer femme dans toute l’acception du terme, la femme telle que je la connais depuis quelque temps, qui sait si tu n’aurais pas été obligée de me dévoiler un sentiment que je ne pourrais plus essayer de partager, car il est trop tard. En effet, Élise, mon cœur ne m’appartient plus !

Élise, il ne manquera pas de jeunes gens pour me remplacer dans le tien, si c’est bien sûr que tu m’y tenais. Oublie-moi. Et la meilleure manière de t’aider à le faire, ce sera de ne plus me trouver sur ta route. Je veux ton bonheur. J’estime trop ta famille pour ne pas désirer ardemment que toi, tu ne sois pas malheureuse. Il est possible que nous puissions nous expliquer verbalement un de ces jours, quoique, à mon sens, ce ne soit pas désirable. Je suis si pris par les tracasseries de cour, que le temps me manque pour m’occuper des affaires de cœur.

Bien, Élise, il me faut te laisser. Je te conseille de lire ces lignes dans le calme. Ne m’accuse pas, ne t’accuse pas. Accepte le fait accompli en philosophe. Les colères, les explosions de rancune ne serviront de rien. J’aime une autre femme ! Et cette autre femme, qu’on ne lui en veuille pas, car elle ne m’a enlevé à personne : c’était mon premier amour.

À toi amicalement,
Jules LeBrun.

Telle fut la lettre que la jeune fille lut tout bas, seule dans sa chambre, les yeux voilés de larmes, et qu’elle lut à haute voix, plus tard, à ses parents en courroux.

— Mais ce Jules est avec la femme encore plus sot que je ne le croyais, remarqua Mme Boisclair, sur un ton d’indignation.

Pendant une minute, Élise ne sut pas dissimuler son chagrin. Jusqu’ici elle avait si souvent joué le rôle d’une personne froide, indifférente et indépendante que M. et Mme Boisclair furent surpris d’un tel état d’âme chez leur fille, qu’ils croyaient invulnérable. Mais, à leur insu, Cupidon avait lancé une flèche depuis longtemps déjà, laquelle avait opéré son ivresse.

Il y avait une couple d’années qu’ils avaient rêvé une union entre Jules et leur Élise, en autant toutefois qu’ils pouvaient l’espérer d’un homme qui vivait en marge de la société des femmes.

Quelques mois auparavant, M. Boisclair avait dit à sa femme, à l’occasion de l’inscription de Jules au Barreau :

— Ma chère Blanche, la carrière de cet avocat s’annonce bien et sera brillante. Le voilà qui s’engage vers les sommets. Mais c’est étrange, entre lui et son idéal, aucune silhouette de jeune fille ne se dresse encore vraisemblablement. Je suis pourtant convaincu qu’il continuera la tradition des arrière-petits-fils d’Adam ! Une fois que son esprit sera repu, le cœur réclamera sa part, capital et intérêts réunis. Le montant sera considérable alors ! Ce sera une privilégiée que l’élue de ce cœur !

Ce que M. Boisclair avait prédit était arrivé ; ce qu’il avait désiré pour sa fille s’était accompli… pour une autre. Ce fut lui qui souffrit le plus de l’écroulement du château doré en entendant la lecture de la lettre reçue par Élise, le matin même. C’est peut-être à ce moment qu’il prit la ferme résolution, ses propres intérêts aidant, d’être l’un de ses plus militants adversaires dans la lutte politique qui s’annonçait.

Si ses compagnons de club avaient entendu la lecture de cette lettre si déconcertante, ils n’auraient pas été surpris de l’attitude guerrière que M. Boisclair avait prise le même soir, contre le candidat. À tout instant, tel un Caton l’Ancien à propos de Carthage, il lançait ces mots :

— Mes amis, à bas LeBrun. C’est Maltais qu’il nous faut.

— Maltais est notre homme. Que LeBrun s’en aille aux Clément, aux Tremblay, au peuple sans force et sans défense.

— En battant LeBrun, on sauve tout le monde.

— En élisant Maltais, on rétablit l’ordre politique.

C’étaient autant de mots de passe qui devaient servir au cours de la lutte, telle la goutte d’eau qui finit par miner le roc.

Ce soir-là, Boisclair avait pris le commandement de la campagne. Et depuis, il fut l’adversaire acharné de Jules LeBrun.

X

En cette lourde après-midi de la fin d’une semaine dont mille tracasseries l’avaient à demi déprimé, Jules se débattait, par surcroît, devant la solution d’un fâcheux problème qui venait de se poser à lui assez brutalement. Il était tenté de se dire : « De mes amis, délivrez-moi, Seigneur ! » En effet, ses amis, que des restes de scrupules touchant la discipline politique tourmentaient encore, avaient presque exigé de lui qu’il gagnât à sa cause le plus turbulent de tous : Paul Boisclair, l’impitoyable père de la rivale de Mlle Clément. Ils espéraient qu’un tel gain empêcherait l’effritement du parti auquel ils tenaient tant par plus d’une fibre. Ils venaient donc de lui imposer cette amusante tentative.

— S’il vous était possible, monsieur LeBrun, avaient-ils dit, d’un air timide, d’amener Boisclair dans nos rangs, ou simplement de lui faire prendre vis-à-vis de vous une attitude de neutralité absolue, votre campagne se terminerait certainement par une victoire. Sans son concours, ses sympathies ou son abstention, des doutes sur une heureuse issue de votre lutte draperont de gris, comme vous diriez, jusqu’au jour final, votre ciel politique.

Sous l’averse de telles paroles, une invisible contrariété l’avait fortement secoué. Mais il savait qu’un bon général, aux jours des batailles, doit stimuler le courage de ses soldats, soutenir leur ardeur, foncer avec eux sur l’ennemi. Il avait donc fait contre fortune bon cœur, malgré l’amertume de la pilule qu’il venait de prendre.

— C’est une intéressante suggestion que vous me faites, mes amis, avait-il dit. Je m’y rendrai aussitôt que possible. Toutefois, je veux vous faire savoir que je dévierai, que vous dévierez, vous aussi, de la ligne de conduite que je m’étais tracée au début : ne quémander aucun concours qui se paie de faveurs, aucune aide qui exige une onéreuse rétribution.

Un autre combat se livrait en lui. Il se souvenait de la lettre reçue de Mlle Boisclair, une semaine auparavant, et de la réponse qu’il lui avait adressée la veille, réponse de rupture où il lui avait encore dit son intention de ne plus la revoir. Enfin, il connaissait le caractère orgueilleux et cassant du père, l’emprise de Ledoux sur lui, les avantages que les élections pistonnées par eux seuls leur procuraient depuis longtemps. Il ne pouvait donc terminer l’entretien avec ses amis sans leur montrer l’envers de la médaille. Il avait débuté :

— Je vous remercie de nouveau du ferme appui que vous m’avez donné jusqu’à présent, mes bons amis. Grâce à votre travail et au mien, nous changerons certaines traditions politiques défectueuses. J’espère qu’avant longtemps nos mœurs modernes s’harmoniseront avec la démocratie telle qu’elle doit se vivre ; j’espère que nous rendrons possible à tout candidat sérieux de se faire élire par le peuple sans qu’il soit obligé de passer par les compromettantes Fourches Caudines de quelques chefs. Voilà une pénible obligation, une humiliante initiation qui ferme la porte de la vie publique à l’élite de notre population.

— J’avais pensé, avait-il ajouté tout d’une haleine, le visage devenu sombre, qu’à l’instar de votre candidat actuel, le candidat de nos centaines d’alliés, vous n’auriez pas voulu risquer perdre la moindre parcelle de libération électorale que nos initiatives nouvelles nous avaient values, et vous auriez tenu ferme à délivrer le comté de ces vénales créatures que vous connaissez trop bien, de ces dirigeants irréguliers qui font de nos honnêtes électeurs des moutons de Panurge.

Bien que ses auditeurs pusillanimes eussent compris, ils avaient gardé le silence. Pour réagir comme il aurait fallu, il leur manquait la grâce d’état civique. Ce mutisme de leur part, plus coupable que des paroles par quoi on s’accuse, lui avait tracé nettement son devoir. Sur le champ, il s’était décidé à tenter, malgré sa répugnance pour un tel geste, la démarche humiliante que ses disciples croyaient nécessaire. Comme il ne voulait, encore une fois, ne les attrister, ni s’aliéner leur esprit, il leur avait même marqué assez de satisfaction à combler leur vœu déraisonnable. Il leur avait répété :

— Vous avez probablement raison de souhaiter une alliance avec quelqu’un de l’organisation officielle qui travaillera contre nous. Votre idée me semble très bonne même. Dès demain, je m’acquitterai, si possible, de cette tâche. Soyez certains que je verrai l’un des « grands manitous ». Mais, par exemple, mes amis, vous n’irez pas jusqu’à exiger de moi que je m’agenouille devant lui, que je le supplie de prendre ma cause en mains, que je le conjure de me faire élire. Vous sentez bien que ce serait de ma part du véritable avilissement, méprisables procédés auxquels je me refuserai toujours.

Vis-à-vis d’un mandat de député à solliciter d’électeurs intelligents, voilà, en plein vingtième siècle, sous le soleil du prétendu progrès dans tous les domaines, voilà où en était encore le talent consacré : aller implorer de quelque stupide dieu du parti la permission de briguer le suffrage populaire !

Sans doute, l’esprit d’indépendance de Jules, sa dignité reconnue, le beau précédent qu’il désirait créer pour toujours, tout cela lui aurait fourni de bonnes raisons de se refuser à voir Boisclair. S’il consentait à aller chez lui, c’est que, d’une part, il voulait enlever à ses amis tout motif de blâme contre sa conduite au cas d’un échec, et que, d’autre part, malgré sa lettre à Mlle Boisclair, il croyait qu’il valait encore mieux la revoir, s’expliquer, finir avec elle moins prosaïquement…

En ce soir brumeux et humide, lorsque Jules se fut assis au salon mauve tout illuminé des Boisclair, la première personne qui se présenta à lui fut Élise. Aussitôt qu’on lui avait dit le nom si doux du visiteur, elle était accourue sans s’informer si on la demandait, tant le plaisir de le revoir la bouleversait.

— Je désespérais te rencontrer de nouveau, grand compagnon d’enfance, jeta-t-elle avec émoi… Qu’est-ce qui nous vaut la joie de ta visite, mon cher Jules ? Que te devrons-nous pour cette minute de bonheur que tu nous apportes ? Excuse-moi de ces questions. Parle à ton tour, que j’entende le son de ta voix !

— Vraiment, Élise, je ne croyais pas qu’il m’aurait été possible de vous arriver si tôt, ni même de vous arriver un jour. Ma lettre, du reste, t’en avait averti. J’étais bien décidé à ne pas te revenir avant plusieurs mois, comme tu peux l’imaginer.

— Parlons de ta lettre, veux-tu ? fit-elle. Étais-tu bien éveillé quand tu l’as écrite ? Quelle lettre, mon cher ! Mes larmes en ont maculé toutes les lignes ! Enfin je me rends compte de ma culpabilité, hélas !… Mais il me semble…

— Élise, reprit Jules, ma lettre t’a dit mon dernier mot. Je te le répète encore, c’est un malentendu qui a créé entre nous cette déplorable situation. Lorsque tu m’as ouvert les yeux sur ton état, mon cœur s’était donné à une autre.

— Je connais l’irréparable, répondit Élise, au milieu de ses sanglots !…

Le jeune homme ne prononça pas d’autres paroles. Ce fut elle qui rompit le silence qui les enveloppait quelques minutes. Refoulant son orgueil blessé, elle joua le rôle d’une désespérée s’agrippant à la moindre pousse qui croît sur la berge de la rivière où elle se noie.

— Ma vie est brisée, Jules ! Pourquoi ne t’avoir pas crié mon amour plus tôt ? Cet amour qui s’identifiait tellement avec tes traits, ta physionomie, et avec ton âme que je rêvais voir se dissoudre en la mienne ! Renoncer à cet amour me jette dans l’angoisse, oui dans l’angoisse, dans le désespoir le plus cuisant !

Jules se préparait à lui offrir un peu de consolation, lorsque M. Boisclair s’encadra brusquement dans l’arche du salon, l’air semi-contrarié, semi-réjoui :

— Jules, enfin ! proféra-t-il, en guise de bonjour. Il continua comme quelqu’un qui espère convertir et veut donner une bonne leçon. Il parla avec volubilité :

— Voyez-vous ça, un homme qui a vécu avec nous une grande partie de ses vacances annuelles, un garçon dont les extraordinaires succès nous réjouissaient toujours, dont les visites prolongées nous charmaient, enfin un monsieur qui ne nous aime plus, puisqu’il ne franchit plus le seuil de notre porte. A-t-il peur que nous le blâmions de l’imprudente décision qu’il vient de prendre ?

Il continua, croyant le toucher :

— Quand on se sait coupable, quand on s’égare sur une route qu’on ne devait pas suivre, n’est-ce pas, Jules qu’on n’aime guère s’approcher des hommes expérimentés qui pourraient aviser sagement ?

Le jeune avocat n’en laissa pas dire davantage. Il parla d’un ton calme :

M. Boisclair, merci des compliments que vous m’avez adressés au début. Veuillez croire que je les accepte pour ce qu’ils valent. Quant à vos malicieuses allusions au sujet de mon entrée dans la politique, je vous dirai que je les trouve nullement heureuses. En agissant ainsi, je ne fais qu’exercer un droit que m’accordent les lois de mon pays. Ces lois imposent-elles l’obligation à celui qui se porte candidat de se faire approuver au préalable par certains chefs ?

M. Boisclair reprit en bondissant :

— Tu constateras bientôt, jeune homme, que c’est plus qu’une obligation de se faire admettre par nous, que c’est une condition indispensable pour triompher.

— Bien que j’aie voulu rompre avec cette mauvaise coutume, répondit Jules, toujours maître de lui, j’admets qu’à cause de notre longue intimité et de votre influence politique, il aurait été préférable que je vous eusse appris personnellement la nouvelle de ma candidature.

Puis après avoir reconnu sa faute, il ajouta :

— La raison de mon silence a été que je m’attendais à une farouche désapprobation de votre part et que je voulais, en ce faisant, servir la cause des candidats, les sortir de leur état d’esclavage. Il m’a semblé qu’il était temps qu’un homme osât briser cette quasi séculaire sujétion indigne d’électeurs libres.

C’était surtout, en parlant ainsi, le motif de libération qu’il tenait à souligner devant un de ceux dont dépendaient toujours les élections. Boisclair entendait avec dépit bourdonner à ses oreilles ce mot métallique de libération.

Ne pouvant plus maîtriser sa colère, il s’écria :

— Jules, je savais que tu possèdes un beau talent, de multiples connaissances, mais je ne te croyais pas capable de les utiliser à créer autant de désordre dans notre vie régionale. Ensuite tu me sembles un peu jeune pour nous faire des leçons. Depuis quand brigue-t-on le suffrage populaire sans notre permission, sans être choisi et présenté par nous. Rappelle-toi que nous avons décroché sans pitié d’autres étoiles qui ont voulu, elles aussi, s’allumer à notre ciel politique.

Pendant quelques minutes encore, il continua sur ce ton à tancer d’importance son jeune interlocuteur. Ce dernier n’éprouvait guère autre chose que le chagrin de constater jusqu’où peut aller le courtisan que le pouvoir a gâté royalement.

Mlle Élise, dont le cœur gonflé prenait la part de Jules, fit remarquer à son père, désirant le calmer un peu :

— Quoi que vous disiez et fassiez, père, le mal que vous déplorez est irréparable. Pour arranger les choses, supposons que LeBrun vous ait consulté et prenons pour acquis que c’est vous qui l’appuyez le plus fort.

— Jamais de la vie je ne me rangerai à cette opinion, mon enfant, coupa Boisclair, sur un ton plus bas, mais encore chargé de foudre. Si j’étais assez naïf ou imprudent pour accepter la complicité que tu proposes, je mériterais la réprobation de mon parti, qui m’expulserait de son sein sans délai.

— Monsieur Boisclair, ce n’est vraiment pas la peine d’inventer un prétexte à la justification que désire pour vous Élise, dit Jules avec calme et en martelant bien ses phrases. Je veux plutôt que le contraire se manifeste. C’est par respect d’un principe que j’ai postulé le mandat de député : la liberté individuelle.

Puis il alla jusqu’au fond de sa pensée :

— Voici l’essentiel du raisonnement qui inspire mes actes. Je vous prie d’écouter mes paroles sans m’interrompre. J’ai observé que dans chaque circonscription des chefs se choisissent exclusivement pour eux un candidat-serviteur. De concert avec les grands maîtres de la politique, ils convoquent une assemblée de délégués auxquels le mot d’ordre donné est de ratifier leur choix sous peine de représailles. Plus tard, les votants du parti dont il porte le drapeau sont obligés d’élire cet individu qu’on leur a imposé. D’habitude ils se trouvent forcés à se prononcer entre deux hommes : celui de leur couleur et celui de la couleur adverse. Quelquefois ces deux êtres sont les derniers auxquels toute personne sage aurait pensé.

— Tu as, Jules, une étrange façon de plaider ton fourvoiement, répliqua Boisclair, dont les regards lançaient des éclairs.

Cette invective fit bondir le jeune homme. Élise s’empressa d’intervenir.

Elle dit :

— Père, Jules est victime de ses amis. Je le connais assez pour savoir qu’il ne vous en veut pas, qu’il ne vous enlèvera aucun de vos propres avantages.

— C’est à cause de vous, monsieur Boisclair et de tous vos pareils, si l’esprit public est si bas aujourd’hui, si nous sommes arrivés à la plus plate philosophie en toutes choses et surtout si nous souffrons béatement d’un état chronique de niaiserie électorale.

— Je t’en prie, Jules, calme-toi, fit Élise. Papa dépasse peut-être sa pensée. Une chose certaine, c’est qu’il te parle ainsi pour ton bien. Avant longtemps tu constateras combien grande est l’ingratitude des hommes. Ils lâchent aussitôt que l’ennemi fonce sur eux. Si quelques bonnes têtes ne se tiennent pas là pour les garder, ils prennent peur et disparaissent.

— Élise, si tu connaissais tous ceux qui m’appuient, tu ne les jugerais pas de cette manière. Mes tiroirs de bureau contiennent au delà de mille signatures d’hommes qui se recrutent parmi les plus représentatifs du comté, me priant avec instance de me présenter aux prochaines élections. Ils veulent un candidat choisi par eux, demandé par le peuple, dont ils expriment la volonté libre. À leur sage façon de procéder, dois-je préférer celle d’une trentaine de chefs qui agissent, eux, de leur propre autorité, en vue de leurs intérêts personnels ?

— Je suis donc en paix avec ma conscience, continua-t-il. La masse des électeurs désintéressés marche avec moi. Si le succès ne couronne pas la bataille, c’est avec une espèce de gloire que je subirai l’échec, car j’aurai donné une belle leçon, créé un précédent qu’on suivra une autre fois, abattu certains vautours insatiables, surtout préparé un certain esprit d’indépendance. Quant à vous, monsieur Boisclair, s’il vous est possible de me suivre, je vous en remercierai, rien de plus. Je vous devrai, comme à chacun de mes commettants éventuels, une vive reconnaissance. Ma visite sous votre toit se termine avec ce dernier mot.

Boisclair ne put se contenir. Il dit avec rage :

— Très bien, jeune homme. Bientôt tu apprendras à tes dépens que des élections ne se font pas avec mille signatures, ni avec quelques mécontents du parti. Je te sais assez fier pour ne pas venir pleurer devant nous ta défaite et assez intelligent pour ouvrir les yeux quand le jour du malheur arrivera.

La tempête de Boisclair n’éclata qu’à demi, car les larmes que versait silencieusement sa fille le touchaient.

— Élise, fit Jules, sur le pas de la porte, pardonne-moi l’aigreur que j’ai mise dans mes remarques. Je te quitte, toi, avec la pensée que ta belle âme s’est tenue élevée au-dessus de ces misères et qu’elle saura me conserver un peu de sympathie.

Cette tendre apostrophe, tel un baume qu’on verse sur une plaie, apporta quelque calme à son pauvre cœur de femme malheureuse.

XI

Le jour de la convention pour le choix officiel du candidat est arrivé. C’est le plus joli des matins de juillet. Un ciel lavé, au visage pur, rit au-dessus des têtes. L’air chargé d’arôme circule mollement. Des centaines de bruits se croisent. Il est neuf heures. Dans les herbages constellés de marguerites et d’immortelles, bruissent des milliers d’insectes rassasiés de pollen, grisés de nectar.

La principale rue de la petite ville de Saint-Étienne se remplit déjà de monde et de voitures. Un peu partout des groupes houleux se forment. On en voit près du Bureau de Poste, à côté de la Banque de Commerce, du magasin Legris, en face du Palais de Justice. Sur plus d’une personne, s’aperçoit une physionomie de bataille. Les uns causent presque à voix basse, sans gestes qui trahissent une passion quelconque. Les autres parlent sur un ton élevé, bruyant, à découvert. Ce n’est que le triomphe du parti qu’ils désirent. Rien d’autre chose. Ils ne sont pas dangereux. Ceux-ci ourdissent des machinations. Ils ont des intérêts personnels à sauvegarder. Il vaut mieux ne pas les déranger. Ceux-là heurtent leurs idées, discutent fort, mais sans penser à mal. Pourtant en cet avant-midi de soleil, des armes se fourbissent quelque part, une poudre de guerre voltige en certains endroits. Oui, dans une officine, on prépare les créatures à voter à la convention. En ce haut lieu, le mot d’ordre fatal leur est donné : pour aucune considération ne pas choisir LeBrun.

— Jamais le parti ne se relèverait, dit Ledoux, le visage provocant, si vous votiez pour ce misérable !

Le brillant avocat le savait depuis la minute où il avait accepté la candidature. Mais, confiant en la droiture de ses nombreux amis et partisans, il espérait triompher de la bassesse et de l’intrigue de ses quelques adversaires. Il avait dit assez leurs vilenies, leur âpreté au gain, les privilèges dont ils jouissaient, pour espérer leur défaite. Il raisonnait ainsi :

— Si les délégués veulent absolument faire la volonté de quatre chefs qui les tiennent depuis une heure dans une salle close afin d’essayer l’achat de leur vote, je reste assuré que, devant l’enthousiasme du peuple pour moi, ils craindront d’aller à l’encontre de ses désirs. Du reste, les délégués tiennent à exprimer une bonne fois leur propre opinion, manifester leur volonté. Je ne peux penser que ces gens soient assez veules pour plier l’échine sous la férule de ces scélérats, pour se laisser en imposer par eux.

Il espérait, car son nom était vraiment populaire. Il avait conduit son auto, en arrivant, devant la maison de M. Landry, oncle de Françoise. Cette dernière s’y était rendue la veille et l’attendait, impatiente. Tous deux allèrent s’asseoir sur la véranda, derrière une touffe d’hydrangées et de seringas. Une fauvette accompagnait de ses trilles le chant de leur bonheur. Deux petits demi-angoras, tels deux tricots de laine qu’agiterait le vent, jouaient à cache-cache sur le sable fin de l’allée fraîche. Dans la feuillée d’un érable, des mésanges pépiaient, des bergeronnettes lançaient des roulades sonores.

— C’est le jour qui décide de ton sort, Jules… Non, ce n’est pas tout à fait cela que je veux dire, fit Françoise, toute radieuse, mille fois confiante. C’est le jour qui marque une libération. C’est la prise de la Bastille des chefs. Le quatorze juillet de chaque année, notre cœur fêtera cet anniversaire.

— Où les choses en sont rendues, ma chère, fit-il, la séance qui m’attend ne changera rien à mon orientation. Si la convention, que trois ou quatre hommes ont préparée à leur guise, choisit un autre candidat, trois se battront au lieu de deux : celui qui aura été choisi, puis son adversaire, enfin ton amoureux, tel le général Boulanger, qui arrivera au champ de bataille sur son cheval blanc.

— Le résultat final sera-t-il le même, mon cher Jules, questionna-t-elle avec un peu d’anxiété dans la voix ?

— La lutte s’engageant entre trois, j’aurai plus de chance d’être élu, car l’occasion me sera fournie de dévoiler davantage à l’électorat les trompeurs, et, pour ne plus en être dupe, ce dernier m’accordera sa confiance, votera pour moi. Je m’attends même à ce qu’aucun des antagonistes ne recouvre son dépôt.

— Cher Jules, fit-elle sur un ton d’affectueuse admiration et en le caressant de ses regards enflammés, je souhaite que tu triomphes. Tu ne saurais croire combien je songe à ton brillant avenir, à notre avenir, au rôle qui t’attend, à la belle mission que tu vas sûrement remplir dans le monde. Je sais que tu seras grand !

Il l’écoutait parler, comme on écoute une musique. Il entendait battre son cœur, comme on entend des notes mélodieuses. Une émotion intense le pénétrait. Un désir d’affectueuse caresse lui secouait l’âme. De sa personne si bien découpée, se dégageait tant de charme !

Elle dit encore, d’une voix plus douce, entre haut et bas :

— Je trouve que les hommes sont méchants. La plupart d’entre eux font passer avant tout l’intérêt personnel. Que les dévouements sont petits, que les appétits sont grands ! Ceux qui te combattent savent bien, va, que tu es supérieur, que tu es l’homme nécessaire dans les circonstances. Mais leur vénalité étouffe la voix de leurs sentiments. Ils veulent un homme malléable, et toi, tu es l’incarnation de l’honnêteté, de la droiture et de l’esprit d’indépendance.

Il leva vers elle des prunelles reconnaissantes. Dans son ensemble de lainage gris pâle, sous sa toque de velours, elle était vraiment ravissante. Il ne put résister au plaisir de le lui dire en prenant congé d’elle :

— Tu es chic, Françoise, puis affectueuse, gentille et philosophe, même psychologue… Mais quel que soit le charme qui se dégage de toi, et qui m’enivre, il me faut te quitter, ma chérie. Je serai digne de ceux qui me réclament et de la grande cause qu’ils me prient de défendre. D’ici, je vois la figure de Léon Ledoux. Si la bonne fortune m’échoit en partage, il posera au martyre ! Il fera dans le comté, à partir d’aujourd’hui jusqu’au jour du scrutin, mille grimaces et contorsions. Ce sera la preuve évidente qu’il saurait perdre une grosse partie, s’il était à jamais frustré de son éternelle chèfrerie. Plus le démon est démon, plus il redoute l’eau bénite !

Leurs deux rires enveloppèrent cette dernière phrase. Puis ils se serrèrent longuement la main.

Jules alla rejoindre des amis qui l’attendaient. D’autres groupes l’entourèrent. On l’acclamait déjà. L’heure allait sonner. Les gens rentraient en grand nombre à l’Hôtel de Ville, dans le bruit assourdissant des pas et des conversations animées. Les soldats prenaient d’assaut la place et tous voulaient s’y fortifier ensuite pour la garder définitivement.

Mais au moment où il s’apprêtait, lui aussi, à se rendre à la salle, une vision le surprit. Il aperçut sur le trottoir d’en face, à dix pas de lui, Mlle Élise Boisclair. Elle semblait confuse, nerveuse, mais non irritée. Pendant que son père faisait campagne contre Jules, des remords la rongeaient, malgré sa déception d’amour, déception à laquelle elle ne pouvait croire encore. Voulait-elle racheter les fautes du père ? Se faisait-elle espionne à cause de son amour pour Jules ?

Elle quitta le trottoir et vint à lui bravement. Elle avait l’air d’une personne qui a un message à communiquer, un message important. Les amis et partisans de M. LeBrun la regardèrent avec surprise. À ce moment, un don Juan l’eut enlevée. Elle était vraiment ravissante. Dans l’onde diamantée des rayons du soleil, sa beauté souffrante éclata en gerbe. Telle une figure de Rembrandt, elle exprimait le plaisir de vivre, la joie de conquérir. Ses cheveux d’ébène floconnaient mollement jusque sur le milieu des oreilles, lui découpant un front haut et large, des joues arrondies en forme de poire. Ses yeux, couleur ciel de Venise, frangés de cils soyeux, irradiaient à la fois des regards de feu, de mélancolie, de supplique, de calme et de froideur.

— Jules, dit-elle avec émotion, on a prévenu contre toi tous les délégués, du moins c’est ce que l’on se proposait de faire. Le mot d’ordre a été donné hier soir, qui devait, ce matin, en réunion secrète, se communiquer à chacun d’entre eux. Il était ainsi conçu : « Pour des raisons à nous seuls connues et qui sont de force plus que majeure, il faut jeter LeBrun par-dessus bord, coûte que coûte. S’il n’est pas accepté par la convention, alors désemparé, il se retirera sous sa tente, d’où il ne sortira plus. »

Et pour attendrir le cœur de Jules après lui avoir dévoilé le secret des chefs, elle ajouta doucereusement :

— J’espère, grand ami d’autrefois, que tu sauras éviter leur piège et les confondre d’une façon éclatante. Désormais, bien que ma vie sans toi s’écoulera dans l’amertume, je désire ton bonheur. Je sens que tu deviendras une providence pour notre région… Je le dis sans plaisanterie. Si tu veux y correspondre, je te donnerai avec joie mon appui et mon vote…

L’émotion la gagna. Cette dernière phrase se noya dans des sanglots. Elle tamponna ses yeux et se redressa. Jules gardait toujours le silence. Enfin, il dit :

— Merci, Élise, de ce renseignement et de ta sympathie. Permets que je te quitte, car ma présence est absolument requise là-bas. Une autre fois, nous causerons plus longuement. Tu comprends que le temps et le lieu ne conviennent guère à la poursuite de pareils entretiens. Excuse-moi et adieu !

Il la vit disparaître dans la rue qui longeait le bureau de poste. Elle ne s’était pas retournée. Il conclut qu’elle s’armerait davantage contre lui. Où il en était rendu en amour et en politique, il ne regrettait pas cette brusque séparation d’avec elle, ni son refus indirect de l’aide qu’elle lui avait offerte…

Il prononça un bref discours, sans passion, sans rancœur. Sa voix était chaude et sonore. Il ne fit aucune allusion au vote qui allait avoir lieu. On sentait qu’il ne voulait pas faire dépendre son sort uniquement d’une convention. Il se plaçait plus haut. Il dominait de toute sa mâle vigueur et de son autorité morale les intrigues, les clans, les coteries. Ce ne sont pas les délégués qui font les députés, ce sont les électeurs. C’est à eux qu’il s’adressait en toute confiance, persuadé qu’ils avaient assez de sens commun pour le comprendre et s’enrôler sous sa bannière.

Les choses qu’il exprimait étaient nouvelles. Cela ne ressemblait plus aux paroles qui s’étaient prononcées dans cette salle lors d’autres assemblées politiques. Ce qu’il dit, en ces quelques minutes, à cet auditoire frémissant, pouvait se résumer en ces brèves phrases, non démagogiques :

— Si vous me procurez l’avantage de devenir votre député, je consacrerai le meilleur de moi-même à vous faire le plus de bien possible. Seuls compteront dans mon estime et mes recommandations aux emplois, les aptitudes, le mérite réel, la valeur reconnue, les besoins de chacun de mes électeurs.

Il avait scandé chaque mot de la dernière phrase. En terminant, il dit :

— Bientôt, si vous me faites l’honneur de me choisir, je vous ferai connaître les grandes lignes de mon programme politique. Chaque chose en son temps. Permettez que je n’en ajoute pas davantage pour le moment.

On lui fit une ovation. Puis les délégués furent priés de déposer leurs bulletins.

Ledoux songeait : Se pourrait-il que quelques-uns d’entre eux se fussent laissés gagner par les paroles de cet homme ou par la crainte des électeurs ?

La vision de tout ce qu’il perdrait si l’autre sortait vainqueur le suffoquait. Des délégués, ses clients de magasin, le regardaient en sourdine, ayant peur que leur visage ne trahît leur trouble ou leur volte-face.

Il leur lançait des regards de feu, cherchant à leur signifier qu’ils séviraient contre eux s’ils manquaient à leur parole.

Le président s’avança sur l’estrade. Silence absolu. D’une voix mal assurée, il proclama LeBrun élu par une majorité de trente voix.

Ce fut un tonnerre d’applaudissements aux quatre coins de la salle. Mais une rumeur de rage montait quelque part, se perdant au milieu des acclamations. Ledoux lançait des imprécations !…

Jules remercia dignement. Il venait de franchir la première étape de son ascension vers les sommets. Les délégués, en présence de l’effervescence populaire, l’avaient choisi par crainte qu’on leur fît un mauvais parti ; mais ils espéraient le faire battre par l’électorat plus tard, le jour du vote. Autrement, tous auraient voté pour l’autre, tant ils appréhendaient les colères de leur chef suprême.

Quand il sortit de la salle, Ledoux avait le visage cramoisi. Ses amis l’entourèrent, craignant la congestion cérébrale.

— Fiez-vous au jugement des délégués, mugit-il. Est-ce raisonnable ? Ils savaient qu’un grand parti leur avait confié la charge de lui choisir un candidat solide comme un chêne ! Que font-ils ? Ils se laissent circonvenir par un faux sentiment, par une foule inconsciente, par la crainte du désaveu populaire. Les quatre cinquièmes d’entre eux ne méritent pas de porter le nom d’hommes… La popularité éphémère de LeBrun les effraye. C’est un feu de paille ! Attendez et vous assisterez à l’écroulement de ce jeune homme !

Quelqu’un risqua :

— On prétend que c’est un talent, un génie même…

— Trêve de sottises, dit Pierre Maltais. Dans la politique, il s’agit bien de ça ! Il y faut tout le contraire. Le mérite et la valeur n’y comptent pas non plus. La politique demande un lutteur, un batailleur, un homme qui triomphera. Rien de plus.

— Aussi un homme qui fasse gruger un fromage à quelques courtisans, lança une voix de jeune.

— Un homme dont on se fait un escabeau, murmura un autre.

Quelqu’un dit plus bas :

— Le parti adverse ne fera pas d’opposition. Il sait que ses chances, comme d’habitude, sont trop minces.

— Je le souhaite, remarqua Ledoux. Mais un concurrent peut apparaître à la dernière minute.

Il savait que derrière les murs de son bureau, lui et les siens avaient fabriqué à leur image le candidat qui surgirait à l’heure propice.

XII

La circonscription électorale Olier-Lalemant, où Jules LeBrun allait croiser le fer de la bataille, est essentiellement une région agricole. À part Saint-Paul-du-Gouffre et Saint-Étienne, deux petites villes assez considérables, les autres agglomérations ne renferment que de menus villages, avec leurs rangs qui les prolongent dans la campagne. Saint-Loup-les-Bains, comme la dernière partie de son nom l’indique, est une station balnéaire très à la mode. Les touristes y abondent, ainsi qu’à Saint-Étienne, des touristes qui viennent de loin et qui ont gros à dépenser. Saint-François-Xavier s’étage le long du fleuve, tel un vol de mouettes, et s’abrite, au nord, derrière de hautes collines boisées et taillées à pic. Les autres paroisses nichent sur les plateaux, d’où le regard aperçoit un peu partout la masse des Laurentides pleines de mystère et le fleuve large comme une mer.

Mais la terre, souvent délaissée ou mal cultivée, suffit à peine à nourrir cette vaillante population d’honnêtes gens. Cependant la vaste forêt n’a jamais manqué de leur venir en aide. De grands chantiers s’y font tous les ans. De plus, beaucoup d’hommes vont louer leur travail pendant quelques mois, soit à Montréal, soit aux États-Unis. Et depuis quelques années, là peut-être plus qu’ailleurs, la confection radicale des routes a recruté une main-d’œuvre considérable. C’était un gagne-pain qui arrivait à son heure.

Le comté Olier a connu une longue période d’isolement, surtout en hiver, faute de voies ferrées. Mais en été, la navigation fluviale le mettait en contact avec le reste de la population. Maintenant cette pittoresque région est sur un pied d’égalité avec les autres. Avant la crise, la plus grande prospérité y régnait, grâce en partie à l’industrie des animaux à fourrure.

C’est donc dans les comtés Olier et Lalemant que Jules excursionne depuis son adolescence, soit depuis quinze ans. Il en connaît tous les lacs, rivières, ruisseaux et endroits giboyeux, car il est amateur passionné de pêche et de chasse. Il est très au courant de la vie sobre, honnête et hospitalière des familles qui habitent ces régions. Ses poumons se sont souvent remplis de l’air vivifiant des Laurentides. Il est heureux d’y vivre et a hâte de faire figurer sur le tableau d’honneur cette circonscription grande comme une province.

Il connaissait donc ce petit pays, comme une ménagère, les différentes pièces de sa maison. Il en avait exploré toutes les paroisses, fréquenté plusieurs fois les lieux où le gibier et le poisson abondent, les montagnes escarpées qui miroitent au soleil. Le sport de la pêche et de la chasse le hantait. Que d’excursions il avait faites sur cet immense territoire. Il l’avait traversé en long et en large, en voiture remorquée par un cheval, à pied, en automobile, en traîneaux tirés par des chiens, en raquettes, etc. Il l’avait parcouru en été, quand, le matin, les fils de la Vierge drapent d’argent les champs baignés de rosée, qu’une buée d’or à peine visible s’en élève, comme une prière fervente, que les premières flammes de l’aurore incendient les paysages. Il l’avait contemplé le soir lorsque le silence se fait, lorsque la nature, s’apprêtant au repos, se revêt de parure plus sombre, lorsque les arbres prennent des formes fantastiques. Il l’avait traversé en automne, alors que les giboulées accrochent des cristaux partout, en hiver, quand les forêts s’écrasent sous la neige, au printemps quand la saison des sucres anime les érablières, quand les torrents débordent leurs lits, etc.

À Saint-Paul-du-Gouffre, il aimait à aller jeter le filet à la mer, tendre une ligne à la Rivière des Mares, ou encore au Ruisseau des Monts. Sur la batture du fleuve à marée haute, trois ou quatre coups de filet suffisaient à emplir un tombereau de capelans, de sardines et d’éperlans. Tous les amis en recevaient une part. Son endroit favori était la Rivière des Mares. Quand il y allait, il disait qu’il se rendait à son « frisson ».

En effet, dans cette rivière en pleine forêt, aussitôt que l’hameçon était lancé à la surface du remous, la truite d’or le happait, la perche se courbait en arc. Le pêcheur joyeux n’avait qu’à donner un petit coup de gauche ou de droite pour accrocher sa proie frétillante, puis à lancer sa ligne en l’air, alors que le menu fretin s’agitait à l’extrémité et rebondissait de son propre poids, comme un pendule, entre les mains du pêcheur amusé. Jules avait connu toutes les émotions que peuvent faire éprouver la pêche et la chasse. Partout où il allait, on le voyait toujours accompagné du bon père Ben, le vieux serviteur de sa famille.

Cette année, il avait délaissé le sport des excursions pour la pratique active du droit et l’organisation politique de sa lutte. Depuis juillet, une fois la semaine, il tenait bureau d’avocat à Saint-Loup-les-Bains. C’était le vieux Dr Lemire, de cet endroit, qui l’avait engagé à prendre cette initiative, en lui apportant un jour une requête couverte d’une centaine de signatures. Il est permis et juste de croire que Mlle Clément avait inspiré cette démarche du docteur, désirant ainsi rapprocher d’elle le jeune homme.

Il s’était installé, face à l’église, dans un ancien magasin. Le propriétaire de l’immeuble habitait avec sa famille l’étage supérieur. La porte s’ouvrait sur la façade, à côté de la vitrine qu’on avait rendue opaque à demi. Au fond de la pièce très éclairée, un grand secrétaire plat, quelques chaises, et, au mur de droite, une bibliothèque remplie de livres de loi. Un tiers de l’appartement avait été converti en antichambre pour y recevoir ceux et celles qui venaient chercher ses lumières.

C’est dans ce bureau que, tous les jeudis de chaque semaine, il se rendait donner de nombreuses consultations. De plus en plus, le boudoir se bondait de clients attendant leur tour. Il refusait plus de causes qu’il n’en prenait. Et comme une partie de sa clientèle habitait le comté Lalemant, il se rendait souvent plaider à Saint-Étienne, même à Val-d’Espoir. Ses succès de prétoire commençaient à avoir du retentissement. Pour ses proches et ses intimes, il était déjà célèbre comme avocat.

Le soir de son jour de bureau à Saint-Loup-les-Bains, il se rendait à la villa Clément, sur le bord de la grève, où les baigneurs-touristes s’en donnaient à cœur joie, si la marée le permettait. Chaque fois qu’il apparaissait chez le vieux capitaine, c’était une fête pour toute la famille. Le père Clément aimait s’entretenir avec lui. À mesure qu’il le connaissait davantage, il prisait de plus en plus son extraordinaire savoir et sa brillante intelligence. Mme Clément disait souvent de lui :

— Un futur Laurier.

Les autres membres de la famille ajoutaient en regardant leur sœur :

— Le grand « monsieur » de Françoise.

Cette dernière en pensait autant, et même davantage. Comme il l’avait conquise ! Elle l’avait admiré et aimé depuis la première minute où elle apprenait son nom. Il y a des êtres humains nés l’un pour l’autre, dont les radiations sentimentales communiquent de l’un à l’autre dans le temps et l’espace. Au fond d’un des tiroirs de son secrétaire d’acajou, elle avait compilé toutes les découpures de journaux qui faisaient ses louanges. Et depuis quelques mois, sur ces dernières s’empilaient les belles lettres qu’elle avait reçues de lui. Elle était déjà rendue à ne plus imaginer une existence possible pour elle sans lui. Elle désirait ardemment voir sa vie s’unir à la sienne pour toujours !…

Si pris qu’il fût par la pratique de sa profession, il ne put résister, un jour, au plaisir de se donner de petites vacances. Du reste, le Dr. Lemire le lui conseillait fortement. Ses desseins d’amoureux le guidèrent dans la direction à prendre. À vingt milles de Saint-Paul-du-Gouffre, en pleine forêt vierge, sous le ciel des plus hautes Laurentides, un beau lac mirait sa surface d’argent : le lac des « Anges ». Comme membre du club de ce lac, il avait droit, chaque été, d’y passer une semaine et d’y amener quelques amis.

— Ce serait magnifique, se dit-il un matin en se rendant à son bureau de Saint-Loup-les-Bains, ce serait magnifique, si nous allions, ma mère, la famille Clément et moi, vivre quelques jours à ce beau lac. Il faut croire qu’il réalisa son rêve, car une semaine plus tard les deux familles prenaient leurs ébats au lac des « Anges ».

Quelles heures d’exercices à canoter ! Quels moments d’intimité et de griseries sentimentales Françoise et Jules vécurent ensemble ! Le soir, ils s’installaient tous deux derrière le moustiquaire de la véranda du chalet. M. Clément, que la longue marche fatiguait, se retirait vers les neuf heures. Dans la salle à manger, sa mère, Mme Clément, Mlle Simone et le frérot Henri faisaient la partie de cartes. Le ciel, cette semaine-là, était toujours rempli d’étoiles jusqu’au faîte. À l’est du lac, au-dessus de la cime des arbres, la pleine lune trouait d’or jaune le firmament bleuté. La surface du lac semblait un métal liquide à l’état de refroidissement. En présence de cette féerie, ils renouvelèrent leurs échanges suprêmes…

Au retour de ce voyage, Jules, frais et dispos, commença officiellement la lutte. Il savait que la circonscription électorale Olier-Lalemant est la plus vaste de toute la province. Pour un homme rompu à la tâche que tout candidat doit remplir en l’occasion, passe encore ; mais pour un novice, une première campagne politique faite sur un territoire si étendu peut le terrasser, ou encore le dégoûter à jamais.

Jules LeBrun entrait donc en lice. Son ardeur égalait celle de tout homme qui veut arriver. Il alla de paroisse en paroisse, semant la bonne nouvelle. Il expliquait à ses auditeurs émerveillés les moindres détails de son programme. Partout on l’acclamait. Et il faisait sa lutte sans y mettre d’argent. Cela serait possible dans un monde idéal. Un candidat indépendant qui est honnête perd en route plusieurs de ses partisans ou admirateurs. Il ne faut pas oublier que contre lui se liguent les partis adverses et aussi tous ceux qui ne voient que la couleur et qui n’agissent que pour l’argent.

Une personne incarnait ses futurs électeurs. C’était sa Françoise. Elle le suivait dans presque toutes les paroisses. Sa présence et son aide le réconfortaient et lui gagnaient des adhésions précieuses. Comme les femmes partout s’occupaient d’organisation, de cabale, et que la plupart d’entre elles assistaient aux assemblées, Françoise ne se déplaçait nullement en se comportant ainsi. Sa belle tenue, son aménité, sa bienveillance touchaient tout le monde. Elle s’efforçait de démontrer l’excellence de l’homme qui briguait les suffrages et de son programme. Grâce à sa passion pour lui, elle était vraiment éloquente.

Une autre femme faisait pendant à Françoise. C’était Mlle Élise Boisclair. Sa déception d’amour avait été si grande qu’elle voulait punir, semblait-il, le compagnon d’enfance qui lui avait préféré une autre. Elle volait de place en place. Accompagnant son père et l’autre candidat, elle se rendait dans presque toutes les maisons, à toutes les assemblées. Son rôle, l’inverse de celui de sa rivale, consistait à semer à pleine bouche la calomnie. À l’instar des quatre chefs, elle insinuait, mentait. Il fallait se venger de Jules et de Françoise.

De Françoise, parce que celle-ci lui avait enlevé son amour. De Jules, parce que s’il triomphait, son père serait privé du « gros fromage ».

L’enfant de cette immense circonscription, oui, l’enfant, l’adolescent, l’avocat dont les prodiges avaient émerveillé la population, le candidat que tout le monde désirait, baissait, perdait quelques admirateurs. Pourtant c’était le même homme, mais des adversaires qui avaient des intérêts personnels à sauvegarder le noircissaient pour être plus sûrs de le battre. Dans le feu de la bataille, les passions politiques ferment les yeux et les cœurs.

Jules fit une lutte de géant. Il tint une cinquantaine d’assemblées publiques, et partout il se manifesta homme de valeur inégalable. Mais en politique, c’est presque toujours d’un tel homme qu’on ne veut pas.

La lutte fut rude et le vigoureux orateur qu’était LeBrun se montra superbe. Que de chevauchées périlleuses ! Que de veilles prolongées ! Que de sueurs versées ! Que de paroles dites ou criées ici et là ! Que de chocs terribles. Cette élection complémentaire avait pris les proportions d’une mêlée générale. Pour le battre à tout prix, les chefs avaient mobilisé une armée de « forts-en-gueule » qui, comme une meute enragée, couraient les maisons en aboyant.

Jules y connut toutes les espèces d’hommes, tous les héroïsmes, toutes les bassesses, les flatteries, le plus plat « chiencouchantisme » qu’on puisse imaginer. La veille de l’ « appel nominal », son cœur éprouvait du dégoût et sa voix s’en était allée. Il était temps que la campagne prît fin.

Il était fatigué. Il avait parlé dans des maisons particulières où tous les fumeurs d’un rang s’entassent et battent des mains. Il avait parlé dans des salles bondées d’un monde houleux et tapageur, à la porte des églises, à des foules frondeuses qui comptent des adversaires agressifs et turbulents. Il avait parlé dans le grand vent, sous la pluie, dans des milieux de désordres incontrôlables. Il avait parlé à côté d’orateurs qui le calomniaient, le vilipendaient, prédisaient sa défaite !

Il avait donc connu les terribles émotions d’une lutte politique. Il avait encore présentes à l’esprit les frénésies, les ovations de ses amis, comme les huées de ses adversaires. Si ses nombreux admirateurs le tenaient au Capitol, il apercevait proche dans l’ombre la roche Tarpéienne, où s’apprêtaient à le fixer ses monstrueux adversaires. Mais cette tragique vision, au lieu de le troubler, décuplait son activité et son courage.

XIII

Le vieux serviteur des LeBrun, le père « Ben », comme on l’appelait dans la région, avait toujours été un passionné de la politique. Quand des élections s’amenaient, il perdait le boire, le manger, le sommeil et la tête. Pensez donc ! Depuis soixante ans qu’il était d’une unique et même couleur, d’un seul et même parti, qu’il votait à deux mains pour ce parti sacré, pour cette couleur miroitante. Il n’avait jamais considéré une minute l’homme qui briguait les suffrages, fût-il le plus huppé des candidats. Beau temps ou mauvais temps, il avait promené dans toutes les assemblées tapageuses sa massive corpulence, ses longs cheveux indisciplinés et sa grande barbe ondulante, maintenant devenue toute blanche. On avait encore dans les oreilles l’écho de sa voix de stentor, ses frénétiques manifestations de dépit ou d’enthousiasme, selon le cas.

On peut donc imaginer le désarroi de son âme frustre, lorsqu’il apprit que Jules, son cher Jules, se présentait indépendant. Lui, ce pauvre vieux, était-il capable de concevoir cette monstrueuse chose ? Aussi vécut-il une affreuse semaine de cauchemar ! Sur son visage basané et ridé, des sueurs d’agonie coulèrent ! Il voyait venir le jour sombre où il lui faudrait nécessairement se prononcer ! Il était très malheureux ! Mais pouvait-il tourner le dos à son jeune maître ? Pouvait-il tourner le dos au parti qu’il avait adoré ? Cette alternative le plongeait dans l’angoisse ! Un heureux miracle se produisit, qui le sortit d’embarras. L’affection qu’il avait pour Jules l’emporta… Ses sentiments politiques étaient tellement changés qu’il ne voyait et ne jurait plus que par le candidat indépendant. Pour le renseigner de son mieux, il consacrait ses heures de loisir et ses veilles à la recherche des nouvelles. Il réussissait comme pas un. C’est qu’il avait une manière bien à lui de faire parler les gens, le vieux père « Ben ». Aucun receleur de secrets ne pouvait pas ne pas être pris à ses pièges.

Comme on le croyait toujours ardent pour le parti qu’il avait si ostensiblement idolâtré toute sa vie, et « hostile en son for intérieur », comme il avait soin de dire, au candidat « incolore », on le recevait dans le camp adverse, et conséquemment, on le tenait dans le secret des dieux. Chaque jour il était donc en mesure de vider sur la table du bureau du jeune homme un panier rempli de toutes sortes de nouvelles. Ce dernier trouvait un extrême plaisir, comme il goûtait souvent une grande amertume, à entendre le vieux serviteur dévoiler et commenter les secrets politiques des adversaires. Un matin, il disait à Jules, sur un ton de dépit, les regards enflammés :

— Au club des créchards, hier soir, M. Clément a été amené sur le gril. Prenez ma parole qu’ils l’ont tourné et retourné plusieurs fois. Ah ! les méchantes langues ! Ils disent que c’est lui qui vous a endoctriné. Et je vous assure que pour eux ce bonhomme ne vaut pas grand’chose. Il a des principes dangereux. Il hait le peuple. Il déteste ceux qui le gouvernent.

— Mais, père « Ben », je vous demande de quelle façon peuvent-ils exploiter ce stupide argument contre ma candidature ? remarqua Jules, d’une voix indifférente.

— D’après moi, voici comment, reprit le père Ben. Ils disent : « Celui qui a mis dans la tête de Jules l’idée folle de se présenter, c’est M. Clément. Pourquoi ? Parce qu’il entretient une haine terrible contre le parti au pouvoir. Il pense que si Jules est élu, son génie lui permettra de balayer du parlement les chefs actuels qui lui ont refusé une grande faveur un jour. »

— Drôle de manière de raisonner, coupa Jules devenu impatient.

— Ils en ont aussi à dire contre Mlle Françoise, ajouta le vieux, moins à l’aise cette fois.

Jules questionna avec anxiété :

— Que lui veulent-ils, à cette innocente enfant ? Je me fais fort de la défendre envers et contre tous.

— Ils disent qu’elle est fière, hautaine, qu’elle méprise la classe ouvrière et paysanne et que son rêve est de faire de vous un autre Mussolini. Ils veulent propager cette histoire. Ils sont sûrs que les noms de M. Clément et de sa fille vont réussir à vous faire mordre la poussière. Je les ai quittés, car le sang me battait les tempes et le feu de ma colère allait s’allumer.

— Que ces gens-là sont sots et fourbes, s’écria Jules. Ils savent bien, allez, que la famille Clément est une famille intègre, estimée et respectée. Ne sont-ils pas assez intelligents pour voir que de telles calomnies ne seront pas crues, que même elles serviront contre eux ? Que certains hommes sont petits !

— Monsieur Jules je ne suis pas instruit, moi. Je signe à peine mon nom. Vous, vous savez toutes choses. Vous passez pour l’homme le plus capable du comté. N’empêche que je pense dans ma pauvre tête vide que de tels mensonges en temps de politique peuvent vous faire bien tort. Les électeurs sont si faciles à tromper. Puis, voyez-vous, il y a tant de personnes intéressées à ce que vous ne soyez pas élu. Elles ne se gênent pas de le crier sur tous les toits. Ah ! les sales gens !

L’arrivée d’un client de l’avocat coupa net la parole au père « Ben ». Il repartit pour la chasse aux nouvelles. Deux jours s’écoulèrent sans qu’il pût aborder son maître, que des affaires urgentes avaient appelé au dehors.

Mais cette fois, il avait à lui communiquer des choses d’une très grande importance, « des choses graves, » comme il le disait en lui-même. Quand ils furent seul à seul, bien barricadés derrière les quatre murs de la pièce, il dit à son maître :

— Ce que je vais vous apprendre, monsieur Jules, vous fera rire, bien sûr. La famille Boisclair colporte la nouvelle que vous étiez le grand amoureux de Mlle Élise, que même vous aviez demandé sa main ! Ses parents ont refusé, paraît-il, parce que vous n’étiez pas digne de leur fille et que, surtout, elle ne vous aimait pas. Vous, à ce qu’ils chantent encore, indigné de ce refus, non seulement vous vous êtes séparé d’eux, mais vous avez juré de tuer leur parti politique. Les voilà qui courent de porte en porte pour dire que c’est uniquement par dépit d’avoir été mis dehors que vous vous présentez indépendant, que vous voulez leur créer des misères à tout prix.

— Le rêve dont vous me faites le récit, mon cher « Ben », est-ce un rêve que vous venez d’avoir ? Y aurait-il une personne sur cent qui croirait de telles balivernes ? J’ai ici dans mon secrétaire la preuve authentique du contraire de ce qu’on invente à propos d’Élise et de moi. Faudra-t-il que je connaisse l’ennui de dévoiler le secret intime de ses amours ? Quant aux misères que je voudrais créer, ce n’est pas complètement faux. Mais il y a une petite différence entre leur folle prétention et mon désir. Je veux tout simplement enquêter au sujet des faveurs politiques que Boisclair et comparses ont reçues en abondance, voilà tout. Cela, personne ne m’empêchera de le faire, si je suis victorieux.

Le père « Ben » semblait porteur encore d’autres nouvelles. Jules s’en aperçut. Il dit :

— « Ben », vos regards recèlent des secrets qui vous troublent. On dirait qu’il vous en coûte trop de me les dévoiler. Parlez sans gêne. Celui qui entre dans la politique s’expose à toutes sortes d’ennuis. Faites-moi savoir ce que vous connaissez. Rien ne m’abattra, soyez-en sûr.

— Vous avez raison, monsieur Jules, reprit plus bas le vieux, désemparé. J’éprouve du chagrin, car ce que j’ai à vous dire est grave : on s’attaque à votre réputation, on vous noircit de la plus belle manière.

— Vraiment, fit Jules, très surpris, des plis lui barrant le front. Racontez sans gêne.

— Oui, Monsieur, dit l’autre. Ils parlent à mots couverts, mais je comprends, allez.

— Vous, père « Ben », parlez à mots ouverts et allez-y rondement, j’ai hâte de savoir. Pour les mieux combattre, il me faut connaître leur tactique.

— Ils disent comme çà : « Jules LeBrun est un hypocrite. Il a toujours fait semblant d’être vertueux et travailleur. Allez-y voir. Sans doute, il avait du talent, ce qui l’aidait à être un bon à rien, mais il n’a pas su profiter de ses aptitudes. C’est pourquoi, aujourd’hui, ne possédant qu’un savoir superficiel, il est gonflé de prétention et d’orgueil. En marge du monde, qu’il semblait fuir, il a toujours mené une vie douteuse, souvent désordonnée. Un tel homme ne mérite pas notre confiance. »

— Que les bas de la politique sont malpropres, fit Jules en colère. Il y a quelques semaines, alors que je n’obstruais le chemin de personne, j’étais le meilleur des sujets, un homme transcendant. Aujourd’hui, parce que je contrecarre les intérêts de quelques chefs, je suis devenu un scélérat. C’est à la fois la glorieuse et tragique histoire du dimanche des Rameaux et du Vendredi Saint ! Mais quelles que soient les multiples calomnies de mes adversaires, je boirai ma coupe jusqu’à la lie, je tiendrai bon jusqu’à la dernière heure du jour du scrutin.

Il dit au père « Ben », simulant un cœur non troublé :

— Ben, n’allez plus dans le camp des loups. Évitez-les. Si vous vous y rendez encore, ne me dites plus rien. J’aime mieux ne pas savoir ce qu’ils lancent contre moi en mon absence. J’ai le ferme espoir que le triomphe qui m’attend les confondra à jamais en me réhabilitant pour toujours.

Bien qu’il fît partie de ceux qui ne prêtent pas attention aux racontars, le naïf mais vraisemblable rapport du vieux Ben l’intriguait un peu. Il se demandait comment empêcher ces sottes calomnies de produire de trop mauvais effets dans sa lutte électorale. Au dîner, il crut donc bon de révéler à sa mère les propos malveillants qu’on tenait sur son compte. Celle-ci, évidemment, éprouva une amère surprise et s’attrista fort de ces basses attaques contre la réputation de celui qui possédait toute sa confiance et tout son amour maternel.

— Si j’étais à ta place, Jules, je traduirais devant les tribunaux ces hommes malhonnêtes qui t’accusent ainsi pour mieux servir leur mauvaise cause. Tu aurais si peu de misère à te justifier.

— Cette initiative que vous me conseillez, mère, m’avancerait-elle de quelque façon ? Je ne le crois pas. Il ne resterait pas assez de temps, en outre, avant le jour du vote, pour qu’un tribunal rendît un jugement. Une fois portées devant une cour, des accusations non encore réfutées prendraient aux yeux de tous une importance qu’elles n’ont pas à l’heure actuelle.

— D’ailleurs, poursuivit-il, ces stupides coups de langue ne portent guère à conséquence. En politique, ne faut-il pas s’attendre de part et d’autre à se faire noircir ? Puis je vais réfuter. Mes hommes vont réfuter. Enfin la masse d’air pur qui se dégage de l’honorabilité de nos familles nous enveloppe, nous pénètre. Des milliers d’électeurs sauront me faire entière confiance.

— Cher enfant, reprit Mme LeBrun, je sais que tu es blanc comme neige et que tu sauras te disculper en temps et lieu.

— Quoi qu’il en soit, dit Jules, en se levant de table, il ne faut pas qu’un homme qui se croit appelé à jouer un rôle utile se refuse à assumer les responsabilités qui lui incombent avec le seul motif que, pour le battre, des adversaires le calomnient. Soyez assurée que tous ces futiles cancans qui s’élèvent contre moi ne compromettront en rien les succès qui m’attendent.

XIV

Au chef-lieu de la circonscription Olier-Lalemant, le tocsin avait sonné le solennel ralliement politique : le décisif « appel nominal ». À deux heures précises de l’après-midi de ce jour baigné de lumière blonde, les deux candidats essoufflés, fourbus, devaient faire leurs « dépôts » sous peine, aux termes de la loi, de se voir exclus de la lutte. C’est toujours ainsi en l’occurrence. Partout cette formalité est absolument requise.

Il était déjà une heure. Une foule joyeuse et confiante se massait devant la façade de l’Hôtel de Ville, grande place qui pouvait contenir plus de cinq mille personnes. Au milieu des flots de cette mer houleuse, des cabaleurs circulaient, le chapeau en bataille, l’air hargneux, les regards terribles. Ils se démenaient, comme des pompiers en présence d’un incendie menaçant. On les aurait vraiment crus piqués par des guêpes, tant ils grimaçaient et s’agitaient.

Cette extraordinaire sollicitude de leur part s’expliquait : deux candidats brigueraient officiellement les suffrages. L’un s’appelait Jules LeBrun, l’homme de tout un peuple, l’autre, Paul Maltais, créature suscitée par quatre personnes qui s’étaient juré, en le choisissant, de recourir, s’il le fallait, aux moyens les plus malhonnêtes pour lui permettre de battre son redoutable adversaire.

Le matin de la veille de ce jour, ces quatre personnes, ces quatre chefs abhorrés de tous à présent, avaient tenu caucus secret à Saint-Paul-du-Gouffre. Les rapports de la lutte les consternaient. La fièvre leur brûlait le sang. Ils déliraient.

— Vous rendez-vous compte, disait d’une voix brisée, Ledoux, à ses compagnons qui semblaient désemparés, vous rendez-vous compte de notre situation, si LeBrun remporte la victoire ? Vous êtes-vous demandé ce qu’il nous adviendrait au lendemain de son triomphe ? Savez-vous qu’il nous perdrait tous les quatre ? Avez-vous oublié qu’il a crié sur tous les toits qu’il ferait tenir une enquête sur certains privilèges qu’il nous accuse d’avoir obtenus en abondance, sur de multiples faveurs dont nous vivons grassement, prétend-il ? Mettez-vous bien dans la tête qu’il nous insultera, qu’il s’attaquera à notre réputation, qu’il nous traînera dans la boue. Vous ne semblez pas attacher une grande importance à ce qui peut nous arriver d’ici quelques semaines. En vous, que se passe-t-il donc !

Le volume de sa voix d’enragé était allé crescendo jusqu’à la fin. Un des quatre copains, Boisclair, remarqua :

— Mon pauvre Ledoux, tu exagères sûrement la situation.

— Quelle situation, reprit vivement Ledoux, celle d’une défaite pour notre parti, ou celle d’une enquête contre nous ?

— Les deux se tiennent évidemment, répondaient les autres. Mais nous, nous ne craignons rien, vois-tu. Ce n’est pas nous qui avons reçu la plus grosse part du butin. C’est à toi et Boisclair que revenaient les magots…

— Trêve d’insinuations et de distinctions, répliqua Ledoux, d’un ton sec, menaçant. Si coupables il y a, vous êtes aussi des coupables. Mais là n’est pas la question. Écoutez, mes amis, je n’ai pas le temps de vous expliquer l’affaire tout au long, mais pour le moment, je tiens à vous affirmer qu’il nous ruinera tous, si nous avons le malheur de le laisser élire. Voyons, mes braves, désirons-nous notre perte ?

— Oh ! non, s’étaient écriés ensemble ses camarades.

Ils vivaient une heure tragique. Des sueurs les inondaient. Après une minute de silence, l’un d’eux questionnait :

— Qu’allons-nous imaginer pour faire triompher notre homme ? On nous apprend qu’il ne racolera pas cinq cents voix. Est-ce croyable ? J’ai toujours pensé que nos organisateurs craignaient sans motifs plausibles, et surtout qu’ils manquaient de stratégie, de courage et de bravoure. Il ne faut pas s’avouer vaincu avant l’issue de la bataille.

— Écoutez, avait repris Ledoux, d’un ton bas et fixant ses compagnons ahuris, écoutez ceci : si quelqu’un plaçait LeBrun de façon que, le jour de l’ « appel nominal », il ne pût faire, à l’heure dite, le dépôt réglementaire ?

Dans ses prunelles en feu, se dessinait un plan diabolique. Les visages de ses compagnons exprimaient la frayeur.

— Que veux-tu dire, Ledoux ? Nous ne pouvons pas te suivre jusqu’à l’abîme, tu entends.

Boisclair rectifiait :

— Quoique je sois prêt, moi, à t’y accompagner jusqu’au bord, à y pousser même ceux qui nuisent. Je marcherai à côté de toi jusqu’à la mort.

— Mes amis, soyez braves. Devant le sacrifice nécessaire, ne reculez pas. Ne reculons pas. Rendez-vous ici ce soir, à neuf heures, et vous approuverez, j’en suis sûr, ce que j’ai décidé de faire. À ce propos, j’ai rencontré et engagé deux hommes, qui seront exécuteurs des hautes œuvres… Ne dites pas non. Cet individu de malheur doit disparaître. Il disparaîtra. Il le faut ! Il le faut !…

L’auto de Jules, d’après la nouvelle certaine que le père Ben avait donnée, sans penser à mal, démarrait à onze heures du matin, pour Saint-Étienne, le jour du dépôt. Il avait à parcourir trente milles de route nationale comprenant une vingtaine de longues et hautes collines. Pierre Janelle, le plus actif de ses combattants, devait l’accompagner. C’était une course d’une heure environ…

… Maintenant les candidats n’ont plus que trente minutes pour faire leur dépôt. Maltais s’est, dès le matin, empressé de faire le sien. Les amis de Jules l’attendent avec impatience. Il leur avait promis d’être au milieu d’eux vers ce temps-là. Une dizaine des meilleurs partisans de Jules s’étaient rendus chez le Dr. Fraser, le grand zélateur improvisé des intérêts de LeBrun dans la région. Ce dernier demeurait à quelques pas de l’Hôtel de Ville, devant lequel devaient se prononcer les discours, lorsque l’horloge marquerait deux heures précises.

Dans le bureau du docteur, un nuage de fumée enveloppait les bons amis. La conversation ralentissait. Le docteur dit :

— Pour plus de sûreté, comme il est assez près de deux heures, je vais aller faire le dépôt pour M. LeBrun, si l’on veut bien me le permettre.

Il n’eut que le temps d’achever. Le timbre du téléphone retentit ! Grand silence ! À cet appel, le maître de la maison s’était levé précipitamment.

— Allô… oui, c’est le Dr Fraser… Ah ! monsieur LeBrun. Je ne reconnaissais pas votre voix. — Pardon ?… — C’est un appareil défectueux, oui. — Très bien, merci. Vous même ? — Non ?… C’est ennuyeux. Je vous ferai avaler quelques bonnes pilules… — À quel hôtel êtes-vous donc ? Prenez un taxi et rendez-vous au plus tôt au bureau d’enregistrement, car il n’y a plus que vingt minutes. On vous attend avec une grande impatience. Hein ? Je ne comprends pas… Que me chantez-vous là ?… Vous dites ?… Mais qu’y a-t-il. Vous ne pouvez faire une chose pareille. Quelles raisons ? On ne comprendra pas ce geste, on vous accusera de vous être laissé corrompre. C’est une infamie !… Ah ! vous dites que vous ne nous devez rien !… À la bonne heure ! Vous avez joué la comédie avec nous… Est-ce votre dernier mot ? Allô !… Allô !…

Plus rien ! La communication était coupée ! Le Dr. Fraser eut beau s’informer à la téléphoniste, on lui répondit que personne n’appelait plus. Il raccrocha avec dépit le récepteur. Tout le monde s’affolait. Il revint s’asseoir. Il se parlait à lui-même, à mi-voix :

— Non, c’est impossible ! Impossible ! Aurait-il accepté les trente deniers ? Le misérable ! Je ne m’occuperai jamais d’un tel lâche devant le devoir ! Qu’il périsse ! Il est le dernier des hommes !

— Mes amis, dit-il d’un ton grave, angoissé, ce qui arrive est renversant, incroyable. LeBrun ne fait pas son dépôt ! Il se retire, parce qu’il est écœuré de la politique et qu’il se croit malade. Un beau merci à nous adresser et un joli compliment à nous faire !

— Mais, arrêtons-le et fouettons-le, dirent les autres, pleins de rage !

— Mes amis, il ne nous reste plus qu’à nous barricader dans nos maisons. Nous serons l’objet de la risée générale ! On nous criblera de quolibets et de sarcasmes !

— Présentez-vous à sa place, docteur, proposa quelqu’un.

— J’y ai pensé à l’instant où j’ai raccroché le récepteur. Mais c’est impossible. L’effacement de notre chef nous condamne. Je serais bouc émissaire… Il poursuivit :

— Entre l’ « appel nominal » et le jour de la votation, nos terribles adversaires, à cause du lâche abandon de Jules, auraient le temps d’accumuler sur mes épaules la multitude des péchés d’Israël. Aux yeux de tous, d’honnête et paisible citoyen que j’ai toujours été, je passerais pour le plus grand coupable des comtés Olier et Lalemant. Puis on ne s’improvise pas candidat dans quelques minutes. Comment pourrais-je me justifier de me présenter à la place de LeBrun ? On dirait que c’est moi qui ai comploté pour qu’il se retirât. Enfin, ce qui est le pire, on me battrait à plate couture. Du reste, il arrive deux heures. Dans un instant, Maltais n’ayant pas eu d’opposition à sa candidature, sera élu par acclamation.

Il se leva et alla s’encadrer dans la fenêtre qui donnait sur l’Hôtel de Ville.

— Écoutez ! Les applaudissements qui éclatent ! La foule manifeste ! Il semble que des hommes portent Maltais en triomphe !… Voyez d’autres groupes qui essayent de faire un mauvais parti à l’élu, qui n’a pas droit à la gloire !  !  !… On a des nausées de telles infamies ! Les discours qui commencent… Mais on n’y comprend plus rien… Écoutez !…

…Pourtant une heure plus tôt, l’auto de Jules roulait avec son unique occupant, allant de Saint-Loup-les-Bains, où l’amoureux avait pris le dîner en tête à tête avec la chère fiancée, à Saint-Étienne, lieu du ralliement politique. Il emportait avec lui, par cette chaude journée, le souvenir féerique de sa Dulcinée et la vision de son apothéose après l’assemblée à laquelle il se rendait, sorte d’assemblée qui indique toujours lequel des candidats sortira vainqueur.

À un mille de distance de la villa Clément, un chat noir traversa la rue paresseusement, comme s’il bravait la mort. Une fois près de la clôture en fils de broche tendus, il fixa sur LeBrun ses yeux d’agate, semblant le supplier de rebrousser chemin. Le rêve grisait trop ce dernier pour que cette soudaine apparition le troublât de quelque manière. Aussi fila-t-il de son mieux vers le chef-lieu du comté, afin de rendre sa candidature officielle et légale, puis d’y prononcer le meilleur discours de sa vie. Il avait bien hâte de réfuter tout ce qui avait été dit contre lui depuis le début de la campagne.

Sa voiture venait de monter en deuxième vitesse une côte longue et très raide. Les embrayages lancèrent dans l’air des grincements de ferrailles. Seul, dans une route solitaire, entre de grands bois, de tels bruits s’amplifient et ahurissent davantage les personnes que les soucis tracassent. Sur l’âme en fête de Jules, ils ne produisirent pas plus d’effet que la goutte de pluie qui se mêle au ruisseau plein de rires.

Du côté gauche, une forêt dense de taillis et de feuillages touffus se déroulait à perte de vue. À droite, sur le bord de la voie, à une centaine de pieds de lui, stationnait un vieux modèle de voiture quelconque. Tout près de cet auto apparemment en panne, un homme à grande barbe, à feutre enfoncé jusqu’aux oreilles, et un autre, le dos tourné, faisaient force signaux de détresse.

Jules ne fut pas lent à arrêter son « Sedan ». L’un des deux inconnus s’approcha du chauffeur.

— Que désirez-vous ? questionna l’avocat, très pressé de repartir…

Le dernier mot de cette question complaisante expira dans sa gorge, comme une espèce de râlement. Un des gaillards venait de le saisir, de lui appliquer un bâillon et de lui envelopper le visage d’une toile opaque, pendant que son triste associé lui liait les mains derrière le dos. La première scène de ce rapt dura l’instant d’un éclair. Plongé tout à coup dans une telle obscurité et sentant ses bras si solidement immobilisés, le jeune avocat vivait un malheureux rêve, on l’imagine bien.

On le descendit rapidement de sa voiture. Il ne fit aucune résistance. Il comprit que les quatre chefs l’empêchaient de faire son dépôt en temps. Son automobile fut mise sur le bord de la route, afin qu’elle ne pût nuire à la circulation, bien que celle-ci fût très rare en ces lieux, et à ce moment-là.

Ses deux agresseurs le conduisirent dans la forêt, à une distance d’au moins un quart d’heure de marche. Quand ils furent arrivés à l’endroit prévu, ils le jetèrent dans un camp de bûcherons, qu’ils verrouillèrent, après lui avoir délié les bras. Ils savaient qu’il pourrait seul enlever son bâillon et son bandeau. De cette façon, il ne les verrait pas. Au préalable, ils avaient placé sur la table des outils qui lui serviraient à se pratiquer une ouverture pour sortir de sa misérable geôle. Il n’y avait qu’une petite fenêtre de huit pouces de côté dans le haut de la porte, qui était aussi solidement barricadée que celle d’une prison.

Les deux bandits avaient donc le temps de déguerpir et d’arranger les choses pour que rien ne trahît l’acte hideux qu’ils avaient fait.

Une fois en route vers leur Ford, ils se démaquillèrent, l’un en enlevant la barbe postiche qui le vieillissait de trente ans, l’autre en arrachant le loup qui lui recouvrait le visage.

— Y a pas fait d’malice, hein ? remarqua Ti-Noir.

— Qu’est-ce qui pouvait faire tout seul contre nos deux ? j’tel demande, répondit Marc.

Ti-Noir dit :

— Dépêchons-nous maintenant. On court de gros dangers, tu sais. Toé, Marc, va-t’en à pied par le petit sentier du Ruisseau « Fret ». Moé, quand ma machine s’ra fourrée dans la grange, je m’couchrai su l’foin, pis j’ronflerai comme les soufflets d’une forge. Rappelle-toé, Marc, qui faut pas qu’on save qu’on a venu ici. — Bonjour !… Écoute encore :

— On a fait un coup pendable. Si on nous prenait, ça s’rait la prison pour la vie. Jamais il faut parler d’ça à personne.

Pour prouver que Marc comprenait les paroles de son copain, il se plaça l’index de la main droite sur la bouche, puis il partit en courant dans le sentier de la savane, où il disparut du théâtre de l’enlèvement. Un pivert s’envola à tire d’aile. Un écureuil, petit bolide couleur noisette, coula sous terre, comme s’il fût tombé dans le vide, effrayé de tant de malice de la part de deux pauvres chrétiens.

Les quatre chefs venaient de faire payer à Jules LeBrun sa dette à la société pour le crime affreux de s’être porté candidat sans leur agrément.

XV

— « À vaincre sans périls, on triomphe sans gloire », rappelait à Jules, Mlle Françoise, le lendemain du fameux jour de l’appel nominal, alors que le jeune candidat officiel allait prendre congé d’elle pour refaire le tour de sa grande circonscription électorale. Les minutes tragiques qu’il avait vécues l’avaient secoué fortement.

Il lui avait répondu en souriant :

— Si je triomphe avec autant de gloire que j’ai couru de dangers jusqu’à présent, ma lutte va certainement finir en apothéose.

Puis, après une légère pause, il ajoutait, ses regards s’enflammant à mesure qu’il parlait :

— Maintenant je suis assuré de remporter la victoire. Si tu avais vu, comme moi, Françoise, le dépit que la foule a marqué contre mes adversaires lorsqu’elle apprit la façon malhonnête dont les chefs venaient de me traiter, puis si tu avais entendu les ovations qu’elle me fit constamment ensuite, tu n’entretiendrais plus l’ombre d’un doute sur l’issue de la bataille.

Tout à coup son visage illuminé s’était assombri. Des plis avaient barré son front. Son œil était devenu presque sévère. Il avait ajouté :

— Mais, Françoise, bien que je sois certain de mon élection, il me faut accomplir une grande tâche : celle de réduire à néant les accusations qu’on a lancées contre nous.

Elle avait fait remarquer avec beaucoup de douceur :

— Je sais, mon chéri, que cette mission, tu sauras la remplir avec succès, que tu réussiras à confondre tes malheureux accusateurs. « La fin couronne l’œuvre ». Il ne te manque plus que ce dernier geste pour conquérir à jamais l’admiration de tous.

Ce soir-là, ils s’étaient séparés, celle-ci grisée d’espoir en l’avenir prochain, celui-là hanté par la perspective assez troublante d’affronter des milliers d’électeurs et l’immense désir de réhabiliter sa réputation, de recouvrer son honneur. Mais son courage bondissait.

Dans toutes les localités les plus importantes de son vaste territoire électoral, il avait clairement expliqué son programme, ligne par ligne. À l’entendre exposer des choses si neuves et si vraies, des choses si différentes de celles qui avaient toujours été dites et faites jusqu’alors, ses électeurs sentaient que les temps nouveaux requéraient, en effet, d’autres directives, d’autres méthodes, d’autres façons de gouverner qui pussent s’adapter au degré de civilisation auquel le monde en était rendu.

Puis, dans une autre belle envolée d’éloquence, il terminait tous ses discours par ce plaidoyer, dont voici la substance :

Mesdames, Messieurs,

Mes adversaires, incapables d’argumenter contre mon programme, de me suivre dans les régions aérées de la saine politique, ont cru bon de s’attaquer à ma propre personne. Ils ont porté et colporté contre moi des accusations, des calomnies qui sont loin, je le vois, de les grandir dans votre estime. Leur geste infâme atteste qu’ils pressentent une défaite, montre bien qu’ils aperçoivent avec horreur la grande fissure qui lézarde l’un des pans de l’édifice sacré qui s’écroulera avec eux, au jour du scrutin, je vous le promets.

Ils m’accusent de quatre crimes. Si vous me le permettez, je vous prouverai en quelques mots mon entière innocence. On a répété partout avec insistance, comme si cette stupide trouvaille pouvait les servir beaucoup : « C’est M. Clément qui est derrière Jules LeBrun. Vu que le vieux capitaine a conservé une terrible rancune contre le parti au pouvoir, il espère que le jeune avocat, s’il est élu, renversera le gouvernement un jour, pour le venger, ce mécréant. »

À cette sottise, je réponds : M. Clément n’est ni derrière moi ni devant moi. Il est simplement avec moi, comme vous tous. Et comme vous tous, il m’appuie pour deux raisons : il approuve la politique que je préconise, et il approuve l’homme qui l’incarne, abstraction faite de mes amitiés pour sa petite-fille. Quelle rancune, je vous le demande, quelle rancune peut-il entretenir contre le gouvernement actuel ? Je vous affirme que personne ne pourrait prouver qu’il ait sollicité un service quelconque, en conséquence qu’il ait pu avoir été éconduit. Sa glorieuse situation de brave capitaine au long cours lui a toujours amplement suffi. Il n’a jamais quémandé de faveurs.

Tout à l’heure, j’ai mentionné sa petite-fille, Mlle Françoise, que tous les honnêtes gens connaissent. À elle aussi, on veut faire jouer un rôle contre mes intérêts et les vôtres. D’elle, on dit entre haut et bas : « Elle est hautaine, orgueilleuse, aristocrate. Elle n’aime pas les ouvriers et les cultivateurs. Comme elle deviendra sa femme, elle finira bien par lui faire partager ses mauvais sentiments. » Messieurs, je suis en mesure d’affirmer que Mlle Clément possède à un haut degré les qualités contraires. Si je ne trouvais pas si futile, si déraisonnable cette deuxième accusation, et surtout, si je ne considérais pas comme dérisoire le fait de faire partager à ma fiancée les responsabilités que j’assume seul, je réfuterais ce mensonge avec des témoignages écrits émanant de ses anciennes maîtresses de classe, de ses nombreuses amies et de moi-même, témoignages qui vous feraient voir son humilité, sa grandeur d’âme, la valeur de son idéal et sa profonde affection pour tous les déshérités de la vie.

En abordant la troisième accusation, j’éprouve un certain scrupule. De maison en maison, on propage cette autre calomnie : « LeBrun se porte candidat indépendant dans le but d’écraser le parti de M. Boisclair. Et pourquoi le jeter par terre, le parti de celui-ci ? Par vengeance. Quelle vengeance ? Parce qu’ayant demandé la main de Mlle Élise, il a essuyé un refus de cette dernière. C’est alors qu’il a juré de commettre le crime de briguer vos suffrages. »

En pareil cas, un homme bien élevé garde un silence absolu, car ici paraît à la barre une personne digne de tous respects. Sur la femme, un gentilhomme ne lève pas la main. Il ne la frappe jamais, même avec une fleur. Du reste, je sais que Mlle Boisclair et son père n’ont pas donné naissance à ce canard malingre qui a surgi à la dernière minute en nos parages. S’ils aperçoivent ce volatile, ils l’abattront assurément.

La quatrième accusation est beaucoup plus grave que les autres. Elle s’attaque à ma réputation, à mon honneur. Elle me chagrine vraiment. Quand on s’est efforcé de mener une vie intègre, il est triste, en effet, d’apprendre, de savoir que tous ont appris qu’on a vécu dans le désordre, qu’on n’est pas l’homme honnête qu’on se croyait !

Pour me justifier auprès de vous, si vous avez cru mes adversaires, je ne peux pas faire autre chose d’abord que de nier de toute mon âme. Ensuite, je demande à mes détracteurs de vous dire où, quand ils m’ont vu suivre une autre voie que le droit chemin… Vos applaudissements m’avertissent qu’il m’est inutile de chercher à les confondre. Je vous en remercie du fond du cœur. Mais pour ma propre satisfaction, permettez que je prenne un engagement conditionnel vis-à-vis de mes accusateurs. S’ils peuvent, en cette dernière semaine de lutte, produire une preuve irréfutable d’une seule minute d’inconduite de ma part depuis que j’ai l’âge de raison, je promets de quitter l’arène et de laisser élire par acclamation leur candidat. Un coupable fait-il à ses accusateurs une semblable proposition au moment précis où commence à lui sourire la plus souhaitée des victoires ?

Partout où ce vibrant plaidoyer fut fait, une longue et bruyante ovation suivait toujours. Le peuple-jury lui criait avec son âme invariablement : « Non coupable ». Et le peuple-juge prononçait dans le délire son acquittement.

La veille du jour solennel du scrutin, il était minuit lorsqu’il finit de parler à ses électeurs pour la dernière fois. Il se sentait la conscience en paix. Le succès de sa justification avait enlevé de son cœur un poids écrasant. Mais ses efforts oratoires l’avaient un peu épuisé. Comme il se trouvait à Saint-Étienne, ce soir-là, ses bons amis l’amenèrent coucher chez le docteur Fraser, qui le soigna de son mieux. Une fois bien endormi dans le lit qu’on lui avait préparé, il rêva que des milliers de bulletins de vote, tels des confettis qui fleurissent des nouveaux mariés, neigeaient mollement sur lui, pendant que des ovations lointaines chantaient son éclatante victoire.

XVI

Un reflet de lune éclaire, comme un sourire de vierge, la large véranda du logis LeBrun. Une ombre argentée drape de rose la petite ville de Saint-Paul-du-Gouffre. Il est dix heures. Autour du lustre de la façade volètent des bestioles de toutes sortes. L’air est doux et calme. Du côté de l’est, une fraîcheur monte de la rivière silencieuse. Après la journée de chaleur torride qui vient de finir, il fait bon vivre dehors, sous un ciel rempli de points lumineux, piqués sur un fond pâle. Le souffle embaumé de la nuit caresse mollement les visages de Jules et de Françoise, qui causent sur un ton de demi-confidence. Ils regardent les dessins qu’ils ont brodés sur le canevas de leur passé tout récent. S’ils ne les trouvent pas aussi réussis qu’ils les auraient désirés, ils les aiment quand même et ils en tirent une certaine gloire.

L’âme humaine, l’âme de celui ou celle qui a un peu vécu, ressemble souvent à un oiseau blessé. Un oiseau blessé se sait incapable de suivre le vol de ceux de ses congénères dont les ailes n’ont pas encore été atteintes par les plombs de l’épreuve. Il reste en route. D’instinct, il revient à l’endroit où le guettait l’impitoyable chasseur. Et tant que son invalidité, puis sa convalescence durent, il ne cherche pas à s’élever dans les airs, à franchir les espaces, si belle que soit dans le moment la vie qu’il puisse vivre.

L’homme qui a connu des déboires — qui n’en a pas éprouvé ? — semble vivre dans un état semblable. C’est pourquoi il aime évoquer un événement passé qui le fit boire à la coupe de l’infortune. S’en entretenir avec qui sympathise adoucit les peines qui s’abritent toujours dans un repli du cœur, même du cœur de la personne qui a été la plus heureuse au cours de sa vie, même de celle que les heures présentes comblent de bonheur.

Entre les deux âmes de ce couple si uni, une conversation intéressante s’était engagée, s’élevant graduellement, comme, de la terre humide, monte, à l’aurore, une buée de cristal. Sur un ton où la gratitude et la nostalgie bruissaient ensemble, Jules dit :

— Penses-tu, ma chère Françoise, comme la Providence a bien failli m’empêcher, il y a un an, d’entrer pour de bon dans la politique, vers laquelle je marchais avec tant de courage et d’espoir ? J’ai connu, il est vrai, la journée douloureuse de Leipzig, mais heureusement, je n’ai pas vécu les heures tragiques de celle de Waterloo. Toutefois, je rends grâce à Dieu de la somme d’expérience que m’a value la première. Je comprends mieux ce proverbe : « À quelque chose malheur est bon ».

— Oui, mon bien-aimé Jules, la chance a fini par te sourire, répondit-elle. Le peuple s’est incliné devant tes mérites et ta belle compétence. On peut dire qu’il s’est vraiment montré digne de t’avoir pour serviteur et maître. Moi qui ai longtemps cru que les électeurs appartenaient encore à ceux qui les trompent, les flattent et les soignent ! Je suis certaine à présent qu’aux prochaines élections des milliers de personnes t’élèveront sur le pavois, qu’ils t’éliront sans que tu t’exposes aux périls d’une campagne électorale, d’un voyage pénible vers l’inconnu.

— Maintenant, fit Jules, j’ai la bonne fortune de servir mon pays à la fois comme député, comme avocat et comme citoyen. En outre, je consacre mes loisirs au journalisme militant et à la composition d’œuvres de portée sociale.

— Où en es-tu rendu avec tes études sur le capitalisme et les droits de la femme, questionna-t-elle ?

— Ces études ne revêtent encore que la forme d’une pure ébauche. Une fois qu’elles se seront muées en lois et que ces dernières seront passées dans la pratique, je te promets que les inégalités de fortunes diminueront et que les femmes jouiront d’un statut plus conforme à leurs aspirations et à leur apport social.

Puis, après avoir encore causé quelques minutes sur ce sujet, ils sentirent d’instinct le besoin d’une diversion. Ce fut elle qui la fit :

— Jules, tu te rappelles encore toute l’histoire ? L’histoire du mauvais tour qu’on te joua ? Du tour fameux qui fut sur le point de t’arrêter en route ? Cette soirée qui embaume, cette lune discrète, cette molle fraîcheur, tout invite à m’en faire le récit complet.

— Je t’avoue que cette vilenie, que je n’appelle pas un tour, mais un imbécile traquenard, je l’oublie de plus en plus. À vrai dire, je n’y pense à peu près jamais.

— Redis-moi, Jules, j’aime t’entendre raconter, redis-moi ce que tu fis dans la baraque des bûcherons, après que tes deux agresseurs t’eurent laissé seul derrière la porte fermée à double tour, puis redis-moi encore ta rencontre avec tes partisans, à Saint-Étienne, à la suite immédiate de ton évasion. Sais-tu que tu ne m’as parlé de tout cela que par bribes ? Et nous avions tant à nous occuper de notre futur bonheur ! De notre bonheur présent, qui est sans mélange, n’est-ce pas ?

— C’est vrai, Françoise, vrai pour notre bonheur et pour ce que tu viens de dire touchant cette bizarre aventure. Je ne voulais plus repenser à cette sotte affaire. Oui, j’ai été pendant longtemps incapable d’évoquer par des mots ce fait stupide, tant l’écœurement et l’indignation m’envahissaient l’âme. Aujourd’hui ce souvenir me laisse indifférent. Si tu crois trouver quelque intérêt au récit de la bassesse dont mes adversaires se rendirent coupables, c’est bien volontiers que j’accepte de te le faire. Je vais abréger, toutefois, car il est plus de onze heures.

Ayant allumé une cigarette, il commença :

— Comme tu t’en souviens, Françoise, j’avais les mains déliées quand on me jeta dans la cabane vermoulue. Aussi pus-je facilement enlever le bandeau qui me couvrait la moitié du visage. Il faisait très noir d’abord dans cette bicoque. Une petite vitre maculée au centre de la porte filtrait mal un peu de lumière. Une fois cependant que mes yeux y furent habitués, j’aperçus sur la table une scie à main et aussi un ciseau. Je compris que ces deux outils avaient été placés là pour mon propre usage. Je ne fus pas lent à m’en emparer. Ayant cassé la vitre, la seule fenêtre de la hutte, je me mis à scier dans le cadre vide pour en agrandir l’ouverture. Mais comme le bois était dur et l’outil ébréché, ce travail, qui devait me libérer, fut assez long. Mes adversaires le savaient. C’est pourquoi ils durent être sûrs que j’arriverais en retard à Saint-Étienne. La besogne du sciage étant terminée, j’enlevai avec le ciseau, tant bien que mal, on le conçoit, les découpures en zigzags que la scie avait faites. Un passage suffisant s’ouvrait, que je franchis avec misère. J’étais libre !

— J’imagine très bien la position dans laquelle tu te trouvais, Jules ! Que c’était méchant d’accomplir un tel acte envers un homme comme toi !

— Puisque tu voulais toute l’histoire, je la continue, chère Françoise. Après une vingtaine de minutes de marche dans les bois, où je m’égarai une couple de fois, j’atteignis enfin la route, juste à l’endroit où se trouvait mon auto. Il était une heure et quarante minutes à ma montre.

« Vite, en route pour Saint-Etienne, me dis-je. Va te justifier et confondre tes accusateurs. »

Je demeurai indécis un instant. Puis je démarrai et partis à toute vitesse. J’arrivai juste à temps à l’Hôtel de Ville pour y faire mon « dépôt ». Je n’y aperçus aucun de mes amis. Leur absence m’intriguait. Mon discours était déjà commencé depuis quelques minutes, lorsque je les vis apparaître, rayonnants. Les applaudissements crépitaient comme une grêle qui tombe sur une toiture métallique. À ce moment-là, je pressentis que je remporterais la victoire.

— Au cours de ta séquestration, quelles pensées s’agitaient dans ton cerveau, mon cher Jules ?

— Je me disais : La politique est rude, surtout celle qu’un jeune homme comme moi est obligé de faire, en marge de deux partis qui le combattent de concert. Avant le choc, les soldats obéissent à leur général. Mais quand la mêlée s’annonce, quand s’allume le feu de la bataille, ils n’aperçoivent plus que deux couleurs : le bleu et le rouge. Le candidat indépendant, qu’aucune faveur gouvernementale ne remorque évidemment, subira presque toujours l’échec tant que les élections se feront ainsi.

— Puis je pensais encore : Je parie que mes meilleurs amis vont me féliciter d’être resté en panne, car je sais que les deux gouvernements donnent à pleines mains depuis une semaine, surtout à quelques-uns de ceux qui ont servi ma cause avec ferveur.

— Jules, fit-elle, tu as des principes, c’était assez pour ne pas convenir, croyais-je. Plusieurs me disaient :

— Il est droit, honnête, intégral. Il traitera tout le monde sur un pied d’égalité. Il veut que chacun se suffise à soi-même.

Des doutes m’étreignaient. Je répétais à ma famille :

— Jules est venu trop tôt dans notre triste monde. Comme au temps du Christ, on n’en voudra pas. Ses contemporains ne sont pas préparés à le comprendre.

— Tu pousses les choses un peu loin, Françoise, fit Jules en souriant.

Pendant longtemps, continua-t-il, quelques-uns de mes amis me conseillaient de chercher à découvrir les coupables. Était-ce aussi facile qu’ils le croyaient ? Les deux individus qui avaient accompli cet acte héroïque de sauvetage à l’égard de leur parti qui se noyait, craignaient-ils, étaient littéralement masqués lorsqu’ils m’arrêtèrent. Moi, j’étais seul. Aucun témoin ne serait venu corroborer mes dires. Puis, te rappelles-tu qu’à ce moment mes adversaires faisaient courir le bruit que je cherchais un prétexte pour m’évader de la politique après qu’on m’aurait versé les trente deniers ? Ils pouvaient m’accuser de m’être donné des agresseurs, puis d’avoir regretté ce geste à la dernière minute et de m’être rendu à Saint-Étienne.

— Selon moi, la preuve de ton incarcération était à demi faite, remarqua Françoise. Voici : tu pars de chez moi à une heure et tu arrives à Saint-Étienne à deux heures. Tes partisans ne pouvaient pas nier cette évidence. Une heure pour couvrir une distance de dix milles !

— Ils ne devaient pas m’accuser, mais ils l’auraient fait. Il aurait suffi d’une heure ou deux pour m’aliéner les meilleurs esprits. Tous m’auraient lancé à la face l’histoire du téléphone. On m’aurait dit :

— Monsieur, à une heure et demie, vous nous avez communiqué par téléphone votre décision irrévocable de vous retirer. Vous ne pouvez nier.

Je compris, Françoise, qu’un des leurs avait joué pour moi ce tour du téléphone. On serait allé encore plus loin. Des adversaires, mieux rétribués que les autres afin de crier plus fort, se seraient engagés à prouver que les deux hommes qui m’avaient arrêté sur la route étaient de mes partisans, deux fiers-à-bras que j’avais dressés à cette fin. C’était un truc que j’aurais inventé dans un moment de découragement pour disparaître de la scène, alors qu’on avait fait courir le bruit que je voulais abandonner la partie.

— Je sais qu’Élise Boisclair, dit Françoise, fit tout en son pouvoir pour te combattre pendant ta campagne politique. Mais était-ce pour le seul motif du dépit ? Fut-elle pour quelque chose aussi dans l’affaire de ton enlèvement ? Penses-tu qu’elle ait été capable de tant de malice ?

— Je crois vraiment qu’elle a trop d’orgueil pour avoir déclaré à ses parents sa déception d’amour, bien que ceux-ci fussent peut-être terriblement désappointés lorsqu’ils apprirent que j’avais donné mon cœur à une autre. Mais, Françoise, la vraie cause de la bataille que me livrèrent si malhonnêtement M. Boisclair et comparses fut leur crainte de perdre le « patronage », puis celle, plus grande encore, de se voir retirer les biens qu’ils avaient acquis frauduleusement. Quant à l’affaire si vilaine du jour de « l’appel nominal », j’ai des raisons d’être convaincu qu’Élise n’y prit aucune part. De tels coups ne peuvent être imaginés et perpétrés que par des hommes.

— As-tu jamais su, pauvre Jules, comment tes ennemis avaient appris que tu dînais chez moi ce jour-là, et puis que tu serais seul dans ton auto pour te rendre à Saint-Étienne ? Car, enfin, tu aurais bien pu être accompagné de trois ou quatre de tes partisans, ce qui aurait certainement empêché les deux agresseurs d’accomplir leur méfait.

— Il me semblait te l’avoir dit, Françoise. Voici. Mon homme de confiance, à Saint-Paul-du-Gouffre, était, à mon insu, à la solde de mes adversaires. C’est sous leur dictée qu’il travaillait avec mes soldats. Il savait sa leçon. Il organisait tous mes voyages. La première chose que j’appris, le matin du grand jour, fut le départ de tous mes amis pour Saint-Étienne.

— Je devais me rendre avec vous, me dit-il, mais je suis réellement malade ce matin. Si vous ne faites d’objections, je resterai ici pour surveiller vos affaires.

— Je crus tout cela sans peine, ma chère Françoise. À dix heures donc, je me mettais en route pour Saint-Loup-les-Bains. Je conclus que c’est bien lui qui fit avec tant de succès le fameux téléphone que tu sais.

— Les hommes sont donc bien méchants ! observa Françoise. Imaginer de pareilles choses contre un honnête garçon de vingt-sept ans !

— L’intérêt personnel peut les faire descendre encore plus bas, fit Jules. Chez plus d’un, il l’emporte sur l’amour de Dieu et la crainte de l’enfer. Il s’agit toutefois de montrer à tous qu’il passe après l’intérêt général pour que la plupart d’entre eux entendent raison et accomplissent leur devoir de bons citoyens. Si les hommes ont des défauts, il ne faut pas oublier qu’ils ont des qualités. Notre tâche est de les rendre meilleurs.

— J’aime t’entendre parler de la sorte, Jules, dit Françoise, toujours fascinée.

Le silence se fit un instant. De petits pleurs d’enfant égrenèrent leurs notes saccadées jusqu’à la véranda. Leur rythme berça le couple, comme un chant d’allégresse. Dans le berceau, derrière la fenêtre, la petite Lucile, fruit délicieux de leur première année de bonheur conjugal, s’éveillait. Jules dit, dans sa joie pure :

— Sais-tu bien, mon adorée petite femme, que nous venons de vivre treize mois de complète félicité ? Les plus belles idylles de roman pâlissent à côté de celle qui a été la nôtre. Notre roman à nous se double d’une tragi-comédie politique qui a fini en triomphe. Me sera-t-il possible un jour d’écrire ce superbe roman ? Comme je fus arrêté dans ma course vers Saint-Étienne et que, en conséquence, je fus sur le point de l’être dans celle que j’avais entreprise vers les cimes, je l’intitulerais : En cours de route, ou encore : Vers les sommets.

Et un brûlant baiser de part et d’autre en termina joyeusement la dernière phrase.

FIN.



Achevé d’imprimer le 31 juillet 1935,
sur les presses de La Tribune,
Sherbrooke (Québec)










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