Vers les terres neuves/Texte entier

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Secrétariat de l’École sociale populaire (p. Couv.-72).

Nos 62-63-64
L’ÉCOLE SOCIALE POPULAIRE
publication mensuelle


Alexandre DUGRÉ, S. J.


Vers les terres neuves


Prix : 25 sous

Séparateur

MONTRÉAL
secrétariat de l’école sociale populaire
1075, rue rachel
1917
tous droits réservés


Vers les terres neuves


La colonisation n’est pas une question théorique et littéraire bonne à débattre entre académiciens de collège, mais une question éminemment pratique, intéressant de la manière la plus directe notre vie nationale. On en parle assez régulièrement dans la province de Québec ; c’est dans l’Ouest qu’on en fait.

Tandis qu’une réclame mondiale a jeté et jettera dans nos plaines à blé des centaines de mille étrangers susceptibles de s’assimiler, Québec demeure si hésitant, si nul dans l’orientation de nos propres compatriotes vers nos terres à prendre, que notre débordante jeunesse et nos familles pauvres en quête d’héritages continuent lamentablement la désertion qui nous saigne depuis quatre-vingts ans. De tout temps, quelques patriotes sincères ont pris l’initiative de mouvements régionaux, soulevé un coin d’opinion, fondé quelques paroisses ; jamais on n’a réussi à enrayer l’émigration et à diriger vers les terres neuves une partie notable du surplus de nos campagnes.

Un mouvement plus général, et même tout à fait général, serait-il impossible aujourd’hui que la masse d’inertie gouvernementale, cet élément politicien qui a toujours entravé les bonnes volontés, se trouve être le premier à pousser à la roue, à réclamer de l’aide ? Pour peu que les patriotes impuissants de jadis veuillent profiter du vent qui souffle vers les cantons neufs du Transcontinental, et pousser à ses conclusions nécessaires la théorie de l’accroissement de la production agricole et du retour à la terre, un mouvement de colonisation durable et intense peut rajeunir notre province, lancé comme il peut l’être par toutes les catégories de la nation, clergé, gouvernement, classe instruite et peuple, favorisé ensuite par la crise effroyable qui suivra, pour nos ruraux établis en ville, la fermeture des usines de munitions et le retour des soldats.

L’occasion est bonne, croyons-nous, d’attirer l’attention sur nos millions d’acres de terre fertile, comme le Pacifique Canadien le fait pour ses prairies de l’Ouest ; et, sans prétendre à la nouveauté, nous voudrions redire après mille autres les raisons, puis la manière qui nous semble la plus efficace de pousser la colonisation : l’argument économique de la production à accroître durant la guerre, et des hommes à établir après la guerre finie ; l’argument national du Restons chez nous et de l’Emparons-nous du sol ; enfin la manière de transplanter nos campagnards en indiquant, le moins vaguement possible, comment les instruire des avantages des cantons neufs, comment les y conduire et les soutenir à travers les premiers ennuis de l’installation.


I

POURQUOI COLONISER ?


1o L’ARGUMENT ÉCONOMIQUE

De tous côtés, et dès avant la guerre, on s’est ému de la cherté de la vie. Les ruraux qui ont vendu leurs terres pour venir habiter la ville voient fondre tristement leurs dix-piastres avec leurs illusions. D’après la Gazette du Travail (février 1917), les aliments seuls d’une famille de cinq personnes, qui coûtaient 86.95 par semaine, en 1910, sont montés à 810.27 en janvier 1917. Les divers gouvernements fédéral, provincial, municipal et les Chambres de Commerce ont étudié le problème : on aboutit à recommander l’économie et la production plus intense.

C’était prévu : la cherté de la vie est un problème d’addition et de soustraction : le consommateur doit dépenser moins, le producteur doit fournir davantage. Mais l’exportation vient grossir le calcul : si nos trop rares agriculteurs doivent nourrir non seulement nos villes mais encore les peuples en guerre, nous n’y sommes plus du tout. C’est le malheur actuel : nous avons trop peu de producteurs qui produisent trop peu, et qui exportent beaucoup trop en Europe et surtout aux États-Unis.

trop peu de producteurs

En 1871, 80.5 pour cent de la population de notre province vivaient à la campagne ; la production encombrait les marchés de nos rares petites villes, et comme on exportait fort peu en Europe, c’était la congestion des denrées ; la terre ne payait pas et nos gens émigraient en masse aux usines américaines. Par contre, en 1911, le chiffre des villes, qui s’est accru de 850,000 atteint presque celui des campagnes qui n’a monté que de 200,000[1] en 1914, il le dépasse de 7,300 : nous avons 1,131,014 citadins contre 1,123,711 campagnards et la proportion se renverse de plus en plus[2]. Si encore tous nos villageois étaient des producteurs… Mais non, le nombre des cultivateurs, au lieu de doubler comme le reste de la population, diminue littéralement : les 174,996 occupants de terre de 1891, bien loin de s’élever à près de 300,000 comme ils auraient dû, en 1911, sont tombés à 159,554.

Les fermes sont plus grandes qu’il y a vingt ans ; elles sont en général mieux cultivées. Cependant il y a baisse à peu près sur toute la ligne : sans parler du blé, que nous abandonnons trop facilement à l’Ouest, nous récoltons moins de pommes de terre, moins de légumes, moins de blé-d’Inde ; nous perdons en industrie laitière ; nous avons 224,000 pommiers-en-rapport de moins en 1911 qu’en 1901.

Nous produisons deux fois moins de sucre d’érable qu’en 1890 ; nous avons 720,420 vaches laitières en 1915 contre 886,896 en 1908 ; nous avons 554,491 moutons en 1915 contre plus d’un million en 1871 ; nous avons 45,429 ruches en 1911 contre 65,986 en 1901. Les pois et les fèves, ces aliments du pauvre, sont tombés à plat : au lieu de 2,649,000 boisseaux de pois récoltés en 1860, nous en sommes à 404,000 boisseaux, qui se vendent $4. ; et les fèves, qui poussent en n’importe quelle terre de sable, sont descendues, de 330, 000 boisseaux en 1907, à 89,000 en 1914, et on les paie plus de $7.00. Un cultivateur de Vaucluse (comté de l’Assomption) en a récolté pour $175. dans une piécette de trois-quarts d’arpents ; il paraît d’après la Gazette agricole (nov. 1916) qu’on est obligé d’en faire venir des approvisionnements de la Mandchourie !

trop d’exportations

Nous avons trop peu de producteurs qui produisent trop peu, la situation se complique bien davantage si l’exportation s’en mêle pour la peine. Or, les $76,000,000 valant de notre exportation provinciale de 1901 sont devenus $177,556,784 en 1914 ; et, pour tout le Canada, les $163,000,000 de produits canadiens exportés en 1900 se sont élevés pour l’année finissant à janvier 1916 à $669,000,000 dont $337,000,000 de produits animaux et agricoles. Et cette dilapidation de nos marchés n’est pas près de finir : les Américains ne se gênent pas pour opérer chez nous des razzias de bestiaux et de pommes de terre ; mais surtout, nous devons suppléer au déficit alimentaire des nations belligérantes : l’Angleterre, à elle seule, manque de 225,000,000 de boisseaux de blé, ce qui dépasse de 70,000,000 toute la récolte canadienne de 1916. Le monde est menacé de famine ; l’Institut international d’agriculture de Rome a lancé le cri d’alarme : les réserves de blé sont épuisées, et si 1917 ne donne pas beaucoup plus que 1916, nous tâterons de la famine universelle en même temps que de la guerre.

Des quatre milliards de boisseaux de blé produits dans l’univers en temps normal, deux milliards et demi proviennent des pays belligérants ; sur 25,000,000 d’hommes sous les armes, ou morts ou impotents, 15,000,000 au moins travaillaient à la terre et sont devenus improductifs et consommateurs. Ce sont les pays situés hors de la zone bombardée, hors de l’Europe, qui doivent fournir pour les autres, et l’immense Canada surtout, hier au cinquième rang des producteurs de blé, après la Russie, les États-Unis, les Indes et la modeste France, doit s’y mettre de son mieux et croire que la nourriture est aussi nécessaire aux Alliés que les balles.

Nos hommes d’État le comprennent très bien, dans leurs discours. À Calgary, M. Bennett, organisateur du Service National, divisant la nation en trois classes, « ceux qui combattent, ceux qui travaillent, ceux qui donnent et paient, déclare qu’il est aussi important de maintenir l’industrie agricole du pays que d’envoyer des soldats au front. Le Service National du cultivateur est de produire du blé, de nourrir l’armée et le peuple de la Grande-Bretagne. »

Sir Thomas White, ministre des Finances, prône le travail de production et l’économie comme de suprêmes devoirs patriotiques d’où peuvent dépendre notre succès et notre salut national… « En prélevant des fonds pour la guerre, nous nous ferons une règle de ne pas taxer les fermes, effets personnels ou revenus de ceux qui sont engagés dans notre grande industrie fondamentale, l’agriculture. »[3]

Le président du bureau de l’Agriculture de Londres, M. R.-E. Prothero, parle de la Grande-Bretagne comme d’une ville assiégée, et son mot : « La guerre sera gagnée sur nos champs de maïs ou de pommes de terre » semble devoir être la clé de la situation dans l’effort du Service National anglais.

Les gouvernements de France et d’Angleterre organisent l’économie en système, contrôlent la dépense ; déjà les Anglais goûtent du pain noir, et les Français font maigre deux jours par semaine. Bref, ce n’est plus l’abondance, c’est presque la disette ; la famine parle de suivre. Pour les Canadiens, il n’y a pas d’économie qui tienne, si l’exportation doit ainsi drainer nos vivres ; il nous faut produire, produire le plus possible, du bétail, des œufs, du beurre, des chevaux, des légumes.

ce qu’on a fait

Tandis que dans les vieux pays on cultive jusqu’au dernier pouce de terrain, le Canada n’exploite pas 8 % de sa superficie totale. Dans notre Québec, rien que 3 1/2 % des terres sont en culture, soit 15,613,000 acres sur 442,153,000 ; et 44,215,000 d’acres, c’est-à-dire 442,000 terres, déjà arpentées ou explorées, n’attendent que des défricheurs pour muer leur forêt en moissons et en paroisses. Les bras manquaient-ils donc, avant la guerre ?

Une forte propagande d’immigration a fourni des centaines de mille semeurs à l’Ouest et des centaines de paveurs à Montréal. L’Ouest se peuplait vite, grâce au merveilleux plan de colonisation des gouvernements et des compagnies de chemins de fer ; notre province a vu diminuer sa classe rurale par suite d’un système de colonisation pointilleux et barbare, qui n’attirait aucun Européen et décourageait notre propre jeunesse, ces 40,000 immigrants qui nous tombent du ciel chaque année, par le seul excédent de nos naissances.

La superficie des terres occupées n’est pas ici ce qu’elle devrait être, non plus que notre population, du reste. Les deux faillites ont marché de concert ; nos gens ont émigré lamentablement parce qu’ils n’avaient pas de terres accessibles, et les terres ne se sont pas défrichées parce que nos gens émigraient.

Notre population de 1,111,566 âmes, en 1861, qui aurait dû se doubler presque deux fois et dépasser quatre millions en 1911, au lieu de deux petits millions, devrait aussi avoir doublé deux fois la superficie défrichée de notre province ; partant, les 10,375,418 acres de terre occupées en 1861, à cette époque où l’on proclamait patriotiquement que la colonisation allait enfin marcher, devraient s’étendre aujourd’hui à quarante millions d’acres, presque 10 % de notre carte provinciale : nous n’en couvrons que 3 ½ %, 15,613,000 acres. Les 105,671 occupants de terres de 1861, qui devraient être plus de 400,000 ne comptent que 159,554 ; ils ont même fléchi de 15,000, ces vingt dernières années. C’est le fiasco parfait, non seulement de l’immigration, et même de la colonisation, mais de toute l’agriculture québécoise au dix-neuvième siècle. C’est la désertion en masse d’une race agricole, qu’on ne veut pas guider efficacement vers les quatre cent mille terres qui l’attendent et qu’elle ne connaît pas.

Depuis la guerre, quoi de neuf dans la production de nos fermiers ? Ont-ils ensemencé les vieilles terres jusqu’au dernier pouce ? Ont-ils converti en blé, pâturages ou légumes les plaines de l’Ouest et nos forêts de l’Est ? Ont-ils fait le Service National dans les champs de maïs ou de pommes de terre ?

Non : un grand nombre se sont enrôlés, un autre grand nombre ont quitté leurs fermes pour aller en ville tourner des obus ; le plus grand nombre peut-être a déserté aux États-Unis : 84,886 Canadiens, autres que des citoyens des États-Unis, ont passé la frontière en 1915 ; en 1916, 118,136 ont pris le même chemin, et ça empire toujours à mesure que l’on craint davantage la conscription du travail ou des armes. Il faut bien noter qu’on ne parle pas ici des milliers de colons américains non-naturalisés, qui se sont enfuis et décampent encore avec tant de presse que notre gouvernement a jugé bon de leur assurer que la conscription ne les frapperait jamais, eux. On ne compte plus les terres abandonnées. Déjà, en 1916, le Canada, n’avait semé en blé que 10,085,000 acres au lieu de 12,986,000 en 1915, et en bien des endroits la récolte s’est mal faite par manque de moissonneurs ; 1917 s’annonce encore plus mal : on a semé 18.3 % de moins de blé d’automne que l’an dernier.

Les agriculteurs se lamentent sur la pénurie de garçons de ferme, et cependant le vide grandit sans cesse : départ des enrôlés, désertion de ceux qui ne veulent pas s’enrôler. Il faut des soldats, il faut des fermiers. On semble vouloir sacrifier ceux-ci : la production diminue et diminuera bien davantage, en dépit de tous les discours, si nous laissons émigrer nos gens, si nous les exilons nous-mêmes.

ce qu’on doit faire

D’abord, il faut absolument bloquer le coulage, enrayer la désertion des terres en rassurant avec vigueur les paysans contre la conscription. Un Belge du Manitoba l’écrivait récemment : « Enrôler le paysan — et encore plus le laisser déserter — ce serait tuer la poule aux œufs d’or ; ce serait tuer la production rurale, non-seulement en hommes, mais en aliments, si nécessaires à l’Angleterre qui n’a presque plus de paysans… Ce serait affamer les villes, ce serait enfin tuer le pays en tuant le paysan. Notre devise doit être : Ne touchez pas au paysan ! Hands off the farmers !  »

Il n’est pas séditieux, croyons-nous, de constater que pour produire il faut des producteurs, et que pour produire davantage, il faut toujours plus de producteurs, cultivant plus grand de terre ou plus intensément une étendue moindre. C’est ainsi que des pelotons d’instructeurs agricoles parcourent actuellement notre province et poussent les fermiers à la culture intensive ; mais ceux-ci opposent une raison majeure, le manque de garçons de ferme : ils ne trouvent pas d’hommes à engager. Ceux qui pourraient l’être s’en vont travailler aux munitions. Et puis, les Canadiens, du moins ceux des campagnes, n’aiment pas à se mettre à quatre pattes : le jardinage leur donne des tours de reins.

On continuera donc la culture ordinaire, extensive, celle des terres de cent acres. Mais alors, multiplions-les, ces terres de cent acres. Rien de plus facile, puisque nous en avons dans Québec 445,000 qui se donneront au premier occupant. Faisons de la surproduction d’après cette seconde manière, en décuplant l’étendue des terres occupées, si nous ne pouvons décupler le travail sur un seul et même lopin. Beaucoup de jeunes Canadiens qui ne veulent pas s’engager chez un gros fermier où ils sueront beaucoup, gagneront peu et ne verront jamais d’avenir pour eux, seraient très fiers d’aller sans trop de peines défricher à leur profit une ferme qui leur appartiendrait, où ils pourraient élever une famille et donner les lots voisins en héritage à leurs enfants.

Entre nous, il faut avouer qu’il n’y a pas de métier plus ingrat que celui d’homme engagé à la campagne. L’été, ses journées sont longues et chaudes ; l’hiver, sa paye est mince ; toujours sa part d’ouvrage est la plus rude et sa place la dernière : il ressent trop son infériorité, ce qui est peut-être le plus dur de son sort. À vingt, trente ou quarante ans, pourra-t-il espérer un changement de situation ? devenir propriétaire ? se marier ? établir des enfants ? jamais.

Non, la catégorie des engagés à l’année est à peu près éteinte, et il ne faut pas la regretter : elle envoyait fatalement son homme aux États-Unis. Le développement du machinisme et le nombre d’enfants de nos cultivateurs, l’amour de la liberté personnelle et la facilité pour les plus pauvres de se tailler des domaines en pays neuf, devraient contribuer à établir chez nous un autre status agricole que dans les pays vieux, qui ne peuvent plus s’agrandir et qui s’acharnent à faire suer toute sa substance à la dernière motte de terre et à la dune la plus poudreuse. C’est un contresens économique que de vouloir faire de nous un peuple de maraîchers comme si nous étions en Belgique, resserrés dans cinq ou six de nos comtés : il y a 652 Belges par mille carré, là où nous ne sommes pas six.

C’est un autre contresens, dans un pays qui s’ouvre, où la terre est au premier occupant, de nous accorder avec nos ennemis pour comprimer notre peuple dans une espèce de réserve de quinze millions d’acres, quand il y en a quarante-cinq millions d’actuellement disponibles dans Québec, et six cent millions dans tout le Canada. Préjugé ou non, pour nos gens une terre n’est digne de son nom que si elle a autour de cent arpents, et malgré toutes les adjurations des agronomes professionnels ou amateurs, bien peu se résoudront à morceler leur bien entre deux ou trois fils. Nous ne parlons pas de ceux qui posséderaient cinq ou six cents arpents, car alors ce n’est plus une terre mais cinq ou six qu’ils auraient à léguer. Nos gens n’ont peut-être pas tort de répugner à l’émiettement de l’héritage. Cette division a quelque chose d’humiliant, et puis elle ne vaut que pour une génération ; le problème se présentera plus difficile à la génération suivante quand on aura encore plusieurs fils à établir : les familles sont ici plus nombreuses qu’en France.

des terres pour tous les fils

Ce qui arrive chez nous depuis quatre-vingts ans, c’est qu’un des fils reçoit la ferme paternelle et que les autres, élevés dans la persuasion qu’il leur est impossible d’acquérir une terre, apprennent des métiers ou n’apprennent rien du tout et vont chercher fortune en ville ou aux États-Unis : assez souvent l’héritier du domaine les suivra, et le père lui-même ira peut-être les rejoindre et mourir en exil.

Il faut que les cultivateurs sachent bien que leurs cinq ou six fils peuvent tous avoir de belles terres de cent acres, et qu’il n’est pas nécessaire de les acheter à coups de quinze mille piastres. Non, « pour s’établir sur une terre boisée, écrit M. l’abbé Caron, colonisateur de l’Abitibi, il suffit d’avoir de quoi vivre pour un an au plus… Avec un capital de deux à trois cents piastres, un colon laborieux peut être sûr de réussir, surtout s’il possède déjà un matériel de ferme et du bétail.

On nous a cité comme type du colon un brave Canadien de Portneuf qui vivotait là sur une insuffisante petite terre d’à peu près treize cents piastres, et qui résolut de ne pas infliger un si triste héritage à l’un de ses fils. Il entend parler du Témiscamingue, vend son bien, paye ses petites dettes et part avec sept ou huit cents piastres, dont il achète cinq bons lots fertiles, qu’il estime à quinze mille piastres, six ans plus tard. Voilà un bel exemple de transplantation, où il y a profit double ; le pays voit s’accroître le nombre de ses producteurs, et surtout le fermier de misère assure brillamment l’avenir de ses fils et même de ses petits-fils. Jugez, au seul point de vue économique, de ce que seraient devenues les huit cents piastres de notre homme, s’il était allé vivre en ville : en aurait-il même eu assez pour payer les meubles, les toilettes et le piano ?

Résumons cette première partie : on s’accorde à vouloir augmenter la production agricole pour diminuer le coût de la vie, nourrir les pays en guerre et prévenir une famine universelle. Il y a deux manières de produire davantage : la culture intensive de nos terres défrichées, la culture étendue à de nouvelles terres par la colonisation, dans l’Ouest et même dans notre Abitibi, où l’on peut semer dès le premier printemps, et où certain colon de troisième ou quatrième année récoltait déjà l’an dernier mille boisseaux de céréales. Comme nos gens aiment fort peu à s’éreinter sur des arpents de sarclages, et encore moins à devenir garçons de ferme sans espoir de délivrance, il faut les mettre à même de devenir propriétaires, d’établir des familles, de multiplier les producteurs plutôt que les consommateurs. Ce second argument aura toujours plus de force, surtout après la guerre.

Qu’on ne prétende pas, en effet, que cette vogue de l’agriculture tombera, une fois la guerre finie. Au motif de production s’ajoutera alors celui de la réorganisation du travail, de la remise en place du rouage social détraqué par les toutes spéciales besognes actuelles. C’est alors qu’on en verra de rudes : quand on remerciera les centaines de mille ouvriers des munitions ; quand on rapatriera les centaines de mille soldats qui voudront reprendre leurs anciennes places dans les villes ; quand on distribuera le travail assis des postes, douanes, bureaux et banques aux milliers d’amputés que le gouvernement ne suffira pas à combler de pensions ; quand l’or étranger n’arrivera plus chez nous sous forme de commandes de guerre, c’est alors qu’éclatera dans les villes une crise dont le krach de 1913-14 n’aura été qu’un faible avant-goût, c’est alors que vont pulluler les sans-travail, les chercheurs d’emploi, les miséreux et les vagabonds.

L’Angleterre licenciera, au lendemain de la paix, six à huit millions d’hommes et de femmes, qu’on cherchera par tous les moyens à diriger vers le Canada, qui déjà n’en pourra plus. Il devra, lui aussi, trouver un million de places pour occuper son million de travailleurs et de soldats. On parle bien de transformer les industries de guerre en industries de paix ; cela sonne beau dans une envolée, mais dans la réalité, il ne faut pas avoir vu circuler les équipes de jour et celles de nuit pour croire qu’elles ne chômeront pas, et qu’on sortira chaque semaine un travail équivalent aux cent mille obus qui jaillissent de partout. Non, les villes seront débordées, elles vomiront à pleines rues les ex-fermiers et les fils de fermiers embrigadés depuis peu aux usines et aux bureaux, et la terre devra se faire accueillante, bonne, séduisante le plus possible, elle devra s’offrir, aller au-devant par un système facile de colonisation. Les clairvoyants hommes d’affaires du Pacifique-Canadien l’ont compris, et ils préparent admirablement leur Ouest ; Québec doit faire de même pour ses terres en bois debout, dont les avantages et les facilités devront alors sauter aux yeux.

On pourrait accumuler en faveur de la colonisation bien d’autres raisons économiques tirées de circonstances moins urgentes et plus universelles ; celles que nous ressassons depuis cinquante ans valent encore et vaudront toujours, car la condition nécessaire de croissance de tout peuple en tout temps exige en premier lieu la culture de son sol. Aux collectivités aussi bien qu’aux individus s’applique le vers de Paul Harel :

C’est le travail des champs qui nous rendra les forts.


2o L’ARGUMENT NATIONAL


« Les peuples ne meurent pas, ils se tuent, » a dit M. Étienne Lamy. Les uns se laissent mourir d’inanition ; nous qui héritions d’une vitalité extraordinaire, nous avons choisi la dislocation, l’écartèlement, et faute de bourreaux comme chez les Acadiens en 1755, nous nous sommes appliqué la torture nous-mêmes, et avec tant de furie que des lambeaux de notre race gisent épars, encore chauds ou déjà morts, sur tout un continent. Le tronc demeure vivace, mais on devrait enfin cesser de le saigner, de le déchiqueter ; il faut le panser, et si l’on ne peut pratiquer la greffe humaine ou une infusion de sang riche par une bonne immigration française, sauvons ce qui nous reste, permettons-lui de grandir sans tiraillement et dans la mesure naturelle : colonisons chez nous.


les pertes subies

Depuis quatre-vingts ans, l’émigration nous enlève chaque année une moyenne de quinze à vingt mille âmes, comme si une de nos villes, les Trois-Rivières, Hull ou Maisonneuve était engloutie par un tremblement de terre. Dès 1848, Mgr  Bourget veut faire dévier le courant vers les nouveaux Cantons de l’Est. En 1850, une lettre collective de NN. SS. les Évêques cherche à guider vers les terres neuves « ceux de nos frères qui seraient tentés d’émigrer, et de les retenir ainsi dans le sein de notre patrie, assez vaste et assez riche pour nourrir une population beaucoup plus nombreuse ».

Malgré tous les efforts du haut clergé, des prêtres colonisateurs et de quelques autres patriotes, les villes américaines nous ont arraché la moitié de notre peuple, les jeunes surtout, qui auraient dû produire et se multiplier pour notre pays, et qui souvent revenaient, minés par la tuberculose, semer la mort chez leurs parents du Canada. On reste donc en deçà de la vérité quand on escompte par le strict doublement des statistiques les pertes que nous avons subies depuis 1851. Nous serions aujourd’hui plus de trois millions au lieu de seize cent mille si les 669,528 Canadiens-français du Québec d’alors, déjà diminués d’une émigration de quinze années assez alarmante pour provoquer deux lettres pastorales, n’avaient laissé se perdre la moitié de leurs descendants. On a fait une comparaison assez curieuse entre l’accroissement théorique et la réalité dans dix-huit des plus vieux comtés de notre province. En 1871, leur population globale était de 329,828 âmes. La seule multiplication naturelle aurait dû porter ce chiffre à un gros million en 1911. Or, il n’était que de 324,953, accusant une diminution de 5,000 âmes en quarante ans, au lieu d’une augmentation de 670,000. On ne conserve pas le tiers de la descendance !

Dans tous les États de la république voisine, il y a de nos compatriotes et surtout de nos ex-compatriotes qui ont déjà changé de nom, de langue, parfois de religion, et qui se doublent aujourd’hui contre nous, avec notre fécondité. Dans tous les comtés de l’Ontario, des provinces maritimes et vraisemblablement de l’Ouest, on trouve de nos gens égarés, au nombre de 500, 300 ou 150 parmi 20,000, 40,000 ou 100,000 étrangers. Si encore ces pauvres familles faisaient bloc, mais non ! elles s’ignorent, ne voient et n’entendent que de l’anglais. Pour quelques milliers qui se soudent plus ou moins étanches, d’autres milliers coulent à pic dès la première génération sous l’anglomanie, les mariages mixtes, l’utilitarisme et à l’école.

Dès 1875, alors que notre première génération, d’émigrés vivait encore, le patriote franco-américain Ferdinand Gagnon gémissait du coulage, du naufrage national, et, désespérant d’obtenir hors de chez nous une organisation résistante, renonçait à tenter des rapiéçages qui coûtaient trop cher et qui ne gardaient pas la moitié de nos gens. Il s’arrangeait donc avec les clairvoyants de chez nous pour tâcher d’enrayer toute émigration et de rapatrier le plus possible : les survivances de là-bas coûtaient trop de morts. Tandis que nos exaltés chantaient un hymne de triomphe pour chaque petite église de bois qui groupait nos tisseuses du Massachusetts ou nos défricheurs du Wisconsin, tandis que les discoureurs des St-Jean-Baptiste monstres de 1880 et 1884 récoltaient des applaudissements faciles avec des envolées délirantes sur les gains et les espérances de la race clairsemée dans le Kansas, l’Illinois, le Dakota et plus loin encore, sans s’occuper, bien entendu, d’y établir des collèges classiques qui pussent leur fournir des prêtres et une classe instruite ; tandis que l’on prédisait pour l’an 1934 quinze ou seize millions de Canadiens-Français marchant à la conquête de cette libre Amérique, nos vrais patriotes, ceux qui gardaient leur tête sur leurs épaules, laissaient gloser ces Athéniens de parade et tâchaient d’arracher aux gouvernements quelques bons lots de forêt, des bouts de chemins de fer et de la propagande colonisatrice. L’Emparons-nous du sol et les quatre-vingts paroisses de Mgr Labelle valent mieux pour nous que tous les discours, délégations, feux d’artifice et processions enrubannées de nos poseurs d’antan et de tous les temps. Quand on n’est pas un fleuve, on doit renoncer à inonder un continent. Si nous comptions 45,000,000 d’âmes comme la Grande-Bretagne, 70,000,000 comme l’Allemagne, 130,000,000 comme la Russie, ce serait une mince affaire, ce serait même une nécessité pour nous de déverser un million d’émigrants par année. Mais quand on n’est que deux millions, que les étrangers nous arrivent par trois cent mille et que nous perdons chaque année du terrain, ne pas serrer les rangs, laisser partir vingt mille de nos jeunes gens, c’est subir en pleine bataille la défection et la traîtrise d’un corps d’armée, qui va tirer contre nous… C’est à peu près ce qui nous arrive depuis soixante-dix ans, et vraiment l’on peut se demander comment il se fait que notre sang ait coulé ainsi sans jamais s’épuiser.

Jamais pareille émigration d’un peuple ne s’est vue depuis la chute de l’Empire romain ; et encore, les Barbares ne s’émiettaient pas follement comme nous, ils partaient en bloc, fuyaient des steppes mauvaises et marchaient à la conquête des riches provinces d’Italie, des Gaules ou de l’Espagne, tandis que nous décampons en fuyards, nous refusons de conquérir notre propre sol et nous échangeons des terres grandes comme l’Empire romain pour quelques métiers de filatures. Cette abdication flagrante de la moitié d’un peuple est le phénomène le plus complet d’insouciance, de naïveté, de désagrégation nationale qu’ait fourni une nation civilisée à l’histoire du monde. D’aucuns se consolent avec des tirades concluantes sur la mission providentielle des Canadiens bâtisseurs d’églises autour des usines américaines. Les Irlandais, les Allemands, les Espagnols, les Italiens et les Polonais s’adjugent la même gloire… Laissons-là cette poétique échappatoire inventée après coup, pour pallier la désertion de nos ignorants, de nos endettés, de nos flâneurs et de nos éblouis qui se sont lancés malgré leurs prêtres à tous les appâts du lucre, qui souvent sont revenus contaminer les poumons, l’esprit et le cœur de leurs proches restés fidèles, qui ont vu leurs descendants perdre en grand nombre leur langue et leur foi, ou au moins vivre dans des périls d’âmes inconnus de nos campagnes. Les colons apôtres de la Nouvelle-France étaient vraiment tout autres.

Songeons bien que si nous étions devenus quatre ou cinq millions au Canada, nous aurions bien plus d’influence, sinon la haute main sur la conduite des affaires, le Canada serait un pays plutôt catholique, et les États-Unis ne se porteraient pas plus mal sans nous, qui y sommes l’équivalent de zéro.

préparer l’avenir

Notre émigration fut une faute immense insensée, irréparable. Il faut l’admettre et en tirer une leçon plutôt que des larmes qui ne guérissent rien. Sous peine d’anéantissement total de notre rare, nous devons mettre un terme à l’aveuglement des individus, à l’inertie des sociétés nationales, à la nullité gouvernementale qui ont rendu possible cette atroce dispersion, pire que celle des Acadiens. Notre plus grand persécuteur ce n’est ni Murray, ni Craig, ni Durham, ni celui-ci, ni celui-là, c’est nous-mêmes, les exécuteurs de cette abominable déportation qui démembre nos familles aussi sûrement que le grand dérangement acadien de jadis.

La proportion de notre race a toujours baissé au Canada : en 1901, nous formions encore 30,71% de la population ; en 1911, nous tombons à 28,51%. Nous serions 55% si nos gens étaient restés au pays. De 1901 à 1911, la population totale du Canada s’est accrue de 34%, nous n’avons gagné que 24%. Il nous faut garder toutes nos forces chez nous si nous voulons surnager dans la marée montante.

De tous côtés on prédit un saut énorme de l’immigration après la guerre : il y aura vingt millions de Canadiens dans le temps de le dire, prétend le Star de Montréal, et S. A. R. le duc de Connaught dans son discours d’adieu nous recommandait de choisir cette multitude d’immigrants en Grande-Bretagne pour que le Canada demeure bien britannique. Que pourrons-nous opposer aux navires pleins d’Anglais et aux convois pleins d’Américains sinon, comme toujours, nos rangées de berceaux ?

Ils ont besoin d’être nombreux, ces berceaux, et solides ! Nos hygiénistes montent la garde auprès des frêles bercelonnettes des villes, tant mieux ! Mais ce sont les vigoureux berceaux rustiques, les bons gros bers de colons décrits par M. Adjutor Rivard, « le vieux ber solide et bien berçant » taillé dans un érable et qui n’a pas le temps de remonter aux entraits du grenier, tant se succèdent drues les petites têtes blondes ; ce sont les bers de la campagne qu’il faut aider à multiplier, non pas tant par des primes aux familles nombreuses, encore qu’elles soient excellentes et méritent d’être rétablies, que par l’établissement systématique de nos fils de cultivateurs sur les terres de colonisation où ils puissent s’agrandir à l’aise. C’est dans nos régions nouvelles, en effet, que se maintient la meilleure proportion de notre natalité : le comté de Matane, avec sa toute neuve vallée de la Matapédia, tient la tête : 59,2 naissances par mille de population. En général, notre natalité commence à faiblir : de 65,3 naissances par mille âmes que’nous avions de 1760 à 1770, nous tombons à 60,1 entre 1830 et 1840, à 55,6 entre 1840 et 1850, à 45 entre 1850 et 1870, puis à 40,3 en 1911. Certaines de nos paroisses de villes semblent contaminées par l’ambiance américaine ou les infiltrations d’Europe : tout récemment, on s’alarmait de ne trouver annuellement en certain quartier de Montréal que « une naissance par dix familles ».

Grâce à Dieu, la campagne reste toujours notre vieille garde qui ne meurt pas et ne se rend pas : une vingtaine de nos comtés ruraux arborent une natalité de 40 à 60 par 1,000 âmes. Mais, chose pénible à constater, plusieurs de ces comtés si prolifiques ont diminué de population depuis 1871. Où vont donc se jeter ces belles recrues de notre race ? Dieu ne nous donnera-t-il tant d’enfants que pour les abandonner à l’exil ? Alors que les Anglais se mettent en quatre pour attirer des millions de colons et que nous désirons recevoir de l’immigration française et belge, commençons donc par installer chez nous les recrues de notre propre sang ! Notre merveilleuse fécondité nous sera-t-elle inutile ? sera-t-elle même une arme contre nous ? Organisons donc en système l’établissement chez nous, sur nos terres nouvelles, des quarante à quarante-cinq mille enfants qui constituent notre excédent annuel : c’est de quoi fonder quarante paroisses !

avec le nombre, l’espace

« L’avenir appartient aux peuples qui auront su occuper sur la rondeur du globe un espace suffisant pour vivre, respirer librement et faire équilibre à leurs voisins, » écrit le géographe Ratzel.

Tel qu’il est aujourd’hui, même amoindri de son million de déserteurs, notre peuple ne ressemble-t-il pas déjà à un grand oiseau qui ouvre des ailes plus larges que sa cage ? Peut-on dire que notre race, embouteillée entre les États-Unis et les Laurentides, et ne cultivant que 3% de ses terres, dont la Couronne peut concéder le reste à n’importe quel flot d’étrangers, occupe un espace suffisant pour vivre, respirer librement et faire équilibre à ses cent vingt millions de voisins ? N’est-ce pas une faute que de nous limiter à quinze millions d’acres de terre, assez peu fertile par endroits, de nous y comprimer dans un étau dont les envahisseurs serreront les demi-tours, si nous ne prenons pas la peine de nous dilater, d’élargir nos cadres ?

Quand on voit les vieux pays se lancer dans des guerres d’extermination pour gagner un carreau de territoire grand comme un de nos comtés, ne devrait-on pas conclure au devoir urgent de conquérir paisiblement à coup de hache une immensité de patrie, quarante-cinq millions d’acres, offertes au premier occupant : un lopin plus grand que la France ! Alors qu’on lutte si ardemment là-bas pour recouvrer l’Alsace et la Lorraine, ne continuerons-nous pas ici l’emprise de la Nouvelle-France ? L’historien Parkman dit que Champlain est venu établir une mission, et les émigrés anglais faire des affaires : nous qui sommes peut-être moins apôtres et plus pratiques, ne poursuivrons-nous pas une colonisation qui est tout ensemble une mission et une affaire ? N’avancerons-nous pas vers les solitudes du nord, de l’est et de l’ouest la blanche procession de nos églises et de nos croix catholiques ? La carte de la province ne s’imprimera-t-elle pas de noms saints et français, du nord au sud, du fond de l’Abitibi à la pointe gaspésienne ? Nos forêts qui attendent des laboureurs depuis la création du monde, ne les changerons-nous pas en champs de blé, en fermes canadiennes, en paroisses catholiques ? Nous laisserons-nous devancer, distancer par l’hérésie ? Les petits-fils des défricheurs-apôtres venus de la Vendée, de la Bretagne et de la Normandie étendre le royaume de Dieu et de la France ne seront-ils plus les évangélisateurs de nos solitudes, refuseront-ils la noble mission d’offrir à Dieu l’adoration de la glèbe, les prémices des champs, et d’être

   le porte-voix en quelque sorte officiel
Par quoi le cri du sol s’échappe vers le ciel ?

Lorsque nos ancêtres, les Francs chevelus, s’établirent en Gaule, leur roi Clovis, au sortir du baptistère de Reims, voulut employer l’ardeur de ses nouveaux chrétiens à conquérir pour Dieu les riches provinces des Visigoths ariens : « Je vois avec peine que ces hérétiques possèdent les plus belles parties de la Gaule. Marchons contre eux, et avec l’aide de Dieu nous les vaincrons. »

Par ici, l’occupation catholique n’oblige point à des luttes cruelles : il nous suffit de prendre les devants, sans déposséder personne. Nos découvreurs ont les premiers planté des croix sur presque tout le continent américain : c’étaient pour eux les jalons avancés de l’empire futur de l’Église, à nous de remplir les cadres !

Notre clergé a toujours compris cette œuvre d’évangélisation, cet apostolat au premier degré, qui consiste à bien baptiser la terre canadienne, afin qu’elle garde ensuite à nos gens leur foi et leurs mœurs. Il y a cinquante ans, dans un article de la Revue Canadienne sur « la Colonisation en 1866 », M. Joseph Royal, analysant le rapport de MM. Chapais et Boucher de la Bruère, rendait hommage au prêtre qui est « le premier, non-seulement dans le chemin de la foi, mais aussi dans les questions de colonisation et d’agriculture.

« Qui découvre les Bois Francs et jette la surabondance de la population du centre dans les riches forêts de l’Est ? Hier, c’était une poignée de missionnaires héroïques ; aujourd’hui, c’est le séminaire de Québec (avec sa ferme de St-Wenceslas), ce sont les Trappistes (dans Dorchester), c’est le vénérable M. Marquis (dans Nicolet). Au sud-est, c’est le Rév. Messire Tassé, curé de St-Rémi, qui dans un travail remarquable prêche aux puissants et à tous la doctrine de la vraie colonisation ; ce sont, dans l’Outaouais et la Gatineau, les RR. PP. Oblats qui vont planter la croix de la civilisation dans leur belle colonie du Désert ; dans le nord-ouest, c’est l’œuvre de MM. Brassard et Provost (à la Mattaouin) ; au nord de Québec, c’est l’estimable curé de Beauport (M. Tremblay), qui ouvre le chemin du lac Saint-Jean. Qui peuple le Saguenay ? C’est encore un prêtre, M. Hébert. Qui fonde les colonies de la Matapédiac ? C’est le vénérable M. Belcourt, qui nous relie ainsi aux Acadiens…

« Avec le prêtre, point de calculs grossiers, point de spéculations intéressées… L’œuvre de la colonisation ne recrute que des apôtres, c’est-à-dire des hommes que l’idée religieuse et patriotique pousse à faire tous les sacrifices possibles pour le succès de la cause. L’habitant ne craint donc pas de les suivre, lui si timide et si défiant par nature. Aussi, partout où le prêtre prend les devants, la colonisation réussit, les paroisses se forment, les églises s’élèvent et la forêt recule. »


transplantons nos surplus


Cette belle expansion, dirigée par nos prêtres de 1866, au nord, au sud, à l’ouest et à l’est pour nous relier aux Acadiens, doit se continuer aujourd’hui et demain avec plus d’intensité que jamais. Il s’agit, en effet, de frayer un chemin à l’Église, de lui bâtir un pont solide entre Québec et le Manitoba par le Nord-Ontario, en bordant de paroisses catholiques le Transcontinental depuis la Tuque et le lac Saint-Jean jusqu’au lac Nepigon, en accrochant le Témiscamingue. Cette fameuse bande de terre forte (clay belt, disent les Anglais) avec sa fertilité admirable peut nourrir, parait-il, dix millions d’âmes, de quoi tailler plus de diocèses que nous n’en possédons actuellement au Canada. C’est une véritable Terre Promise où coulent le lait et le miel, où sont conviés les catholiques de toutes races, et où pourront se donner champ libre ces Canadiens-Français qu’on se plaît à proclamer « les premiers défricheurs du monde », et auxquels on offre si peu l’occasion de se faire valoir.

Toutes les paroisses de Québec doivent y envoyer quelques familles. Ce ne sont pas les hommes qui manquent ; nous ne saurions trop le répéter, vu que nous l’oublions trop : le seul excédent de nos 45,000 naissances nous permet d’ouvrir annuellement quarante nouveaux cantons, si nous nous donnons la peine d’y bien guider nos surplus avant qu’ils ne débordent à faux. De 1901 à 1911, alors que nos villes augmentent de 314,000 âmes, nos campagnes et villages ne s’élèvent pas de 40,000. Et pourtant, Dieu sait si nos familles rurales se multiplient : où vont donc tous ces enfants ? Car il faut bien qu’ils se déversent quelque part : une terre qui peut nourrir une famille de douze enfants ne nourrira jamais douze familles de douze enfants. Évidemment, onze devront partir. De quel côté ?

Il y en a un bon et deux mauvais : se chercher des terres aux régions nouvelles, ou s’enfuir en ville et aux États-Unis. Si personne n’est là pour éclairer le paysan vers le rude chemin de la forêt, il ira vers l’un des mauvais côtés, où tout le pousse, où les chemins de fer le conduisent, où sont rendus les anciens amis. Quel père de famille peut raisonnablement imaginer d’établir ses cinq ou six fils sur des terres en bois debout, qu’il voit en noir, à deux cents milles de chez lui ? Qui prend la peine de le guider, de l’instruire ?

L’avenir des enfants se décide souvent bien à la légère, chez nos cultivateurs. On commence par leur faire entendre qu’il n’y a pas moyen pour eux de se procurer de fermes, on les dégoûte de la terre pour leur en faire perdre la vocation, on leur parle d’un oncle ou d’un cousin qui fait de l’argent en ville ; la visite d’un ami, une place d’apprenti, une besogne quelconque tiendront lieu d’appel divin auprès de bons paysans si religieux par ailleurs. Une éducation des parents s’impose, et c’est le prêtre qui devrait dire le dernier mot dans cette question d’âme et de vie qui décidera de la santé physique et morale de plusieurs générations. Les curés devraient organiser eux-mêmes le déversement de leurs paroisses, qui se produira fatalement sans eux et contre eux, du mauvais côté, s’ils ne veulent pas se mettre à la tête. Ils ne peuvent pas garder toute leur jeunesse, c’est entendu ; qu’ils lui proposent donc une œuvre à faire, un idéal d’avenir et de conquête du sol qui soit tout ensemble une mission et une affaire. Pourquoi ne pas jeter des motifs de cette noblesse dans les considérant parfois si mesquins d’un choix d’état de vie ? Pourquoi ne pas compléter l’éducation chrétienne et nationale de notre jeunesse en lui expliquant comme elle peut faire beaucoup, même sans instruction, pour l’Église et le pays ? On ne sait pas découvrir les forces du bien ; on les ignore, on les laisse en jachère ; nos héros restent à l’état brut faute d’avoir l’occasion de se produire.

des colons sains

C’est le meilleur des vieilles paroisses, la crème et non pas l’écume, qui devrait ainsi se déverser dans les cantons neufs pour y produire cent pour un, pour y former une race forte et belle. Suivons en cela la leçon de nos pères à qui Louis XIV défendait d’admettre en la Nouvelle-France les hérétiques et les vicieux. Sur quoi M. Maurice Barrès, le grand admirateur du miracle de notre survivance, rend hommage à l’intelligence ecclésiastique qui sut trier les colons, nos ancêtres : « Ceux qui restaient, après l’abandon, ce furent des paysans, des chasseurs, quelques soldats. Ces petites gens ont tout sauvé. C’est qu’ils étaient d’excellente race, Normands et Poitevins pour la plupart… Ajoutez à cela que la Compagnie de Jésus, qui s’était chargée du soin de peupler la colonie, ne recruta pour l’émigration que des éléments de choix, d’une parfaite santé physique et morale. Après un siècle et demi écoulé, cette intelligence pratique qui organisa l’émigration fait éclater son bienfait. Des soixante mille Français de 1763 est sortie une population de trois millions d’hommes bien vivants… L’intelligence ecclésiastique a gagné la victoire. »

Est-ce que cette victoire ne se répétera pas aujourd’hui que nous avons tant de si belles terres à couronner d’églises ? Notre clergé n’usera-t-il pas de son crédit auprès du peuple pour lui montrer cette carrière toujours nouvelle de la colonisation, et même, tout directement, pour le recruter et le conduire aux bons endroits, à la Terre Promise ?

Résumons : dans l’intérêt de la cause religieuse et nationale, il faut arrêter le coulage ruineux de nos émigrants, il faut garder nos gens chez nous, les canaliser vers les terres neuves pour donner à nos campagnards des fermes pour tous leurs fils. Québec est un immense empire qu’il faut peupler : faisons, avec mesure sans doute, comme tous les bâtisseurs d’empire, tel ce Frédéric II de Prusse qui décréta l’accroissement de la population, tout comme la levée de l’impôt et de la milice, qui embaucha et fit même enlever des paysans des contrées voisines, surtout les colosses ; tels aussi nos voisins les Anglais dans leur propagande pour coloniser l’Ouest.

Plusieurs de nos patriotes s’occupent, en ville, de corriger notre langage de propager les annonces françaises, etc. S’ils veulent garder aussi l’esprit français, la discipline traditionnelle, s’ils veulent que nous ne soyons simplement « des Américains qui parlent français », ils devront se tourner aussi vers la terre et tâcher d’y retremper notre race urbaine, qui se matérialise dans les affaires et l’amour des aises de l’industrialisme anglo-saxon. La campagne sera toujours le réservoir des forces nationales et pour le nombre et pour la qualité. C’est aux champs que l’âme française résonne de son timbre particulier, qu’elle garde sa modestie, son idéalisme, sa générosité riante, sa gentilhommerie d’un autre âge, son culte des morts et ce catholicisme fervent qui « donne à sa vie une certaine spiritualité malheureusement trop rare en Amérique-nord, » comme l’écrivait en 1914 un journaliste anglais.

En trois mots, si nous voulons garder notre qualité d’âme, peupler la terre de nos pères, et acquérir le nombre nécessaire à un pays représentatif, nous devons décréter la colonisation de nos fertiles cantons de l’Abitibi, du Témiscamingue, de la Lièvre, du lac Saint-Jean et de la Matapédia.


II

COMMENT COLONISER ?


Peut-on raisonnablement parler de colonisation à des gens qui désertent la terre et qui vendent l’héritage paternel avec autant d’aise que les agents d’immeubles concèdent le troisième lot du coin ?

D’abord, dissipons une équivoque. On peut avoir bien des raisons de déserter la terre : l’amour de la vie facile et du luxe qu’on espère assez follement trouver en ville ; le dégoût du rude travail des champs, les maigres profits tirés d’une terre mal cultivée, l’entraînement d’anciens compagnons de misère qui reviennent des États, tout sonnants de petite monnaie ; voilà les arguments classiques. Il y en a plusieurs autres moins apparents, tout aussi réels, peut-être plus ancrés dans le tréfonds de notre race, en particulier cette soif d’aventures qui réclame toujours du nouveau et qui va le chercher aux villes, faute de le trouver à la campagne. Pour qui sait nos ascendances gauloises, franques, romaines et normandes, nos randonnées par toute l’Amérique se comprennent fort bien, et nous devons être, par voie d’hérédité, mobiles et migrateurs.

Souvent, l’on déserte en ville, non par dégoût de la terre, mais d’une terre, située dans un bout de rang, au bas d’une côte, où l’on ne voit rien, où l’on s’ennuie, loin du chemin de fer, loin de l’eau, loin de l’église et du village. On est sociable, on aime la compagnie, les réunions, mais les voisins déplaisent ; des antipathies de clans, des chicanes de conseil municipal ou de maison d’école rendent la vie impossible ; les gens se reluquent, se boudent, que sais-je ? Ou bien encore la ferme est hypothéquée, elle rapporte peu, elle est insuffisante pour un train de vie convenable, surtout pour l’avenir des enfants ; elle a été mal partie, mal divisée, on la voudrait autre, et dans le désespoir de jamais la mettre à sa main, on s’en défait pour filer en ville. On ne déteste pas l’agriculture, mais telles ou telles conditions d’agriculture où l’on se trouve, et si l’on savait quelque moyen d’améliorer sa situation, sans émigrer en ville et sans payer des sommes folles, qu’on n’a pas, pour acheter une terre ailleurs, on serait tout heureux d’assurer l’avenir des enfants sans les exposer aux dangers des rues. Parfois encore, la vieille terre se vend parce que deux, trois, quatre fils, les plus débrouillards, déjà rendus en ville, entraînent le malheureux serf qu’on a rivé à la glèbe paternelle. Ou bien les parents, inquiets d’y envoyer leurs fils et filles seuls, se décident à les suivre pour les pensionner, les surveiller, vivre et mourir au milieu d’eux. Ignorance et manque de guides à notre peuple aveugle, tel est le mal national des quatre-vingts dernières années : de grâce, ne jetons pas trop la pierre à nos pauvres déserteurs, n’obéissons pas à la commune tentation humaine qui veut faire des coupables avec des malheureux.

Dieu merci, la paresse et la ruée aux aises ne sont pas toujours ni même le plus souvent les causes de la dépopulation rurale ; encore faudrait-il, si elles l’étaient, entreprendre une rééducation énergique de notre peuple, sous peine de décadence avouée, de byzantisme et de disparition prochaine.

« Quand il y a dans un peuple quelques paresseux et quelques jouisseurs, écrit M. Godefroy Kurth,[4] l’humanité peut se borner à les regarder et à passer. Ce qui est grave, c’est quand on voit un peuple entier porter dans son sein cette maladie désespérée des civilisations en décadence : le dégoût du travail et la soif du plaisir. » Notre jeune nation glisserait-elle dans la corruption romaine, avant même son adolescence ? Aurait-elle, parmi les Américains, le triste sort des Barbares qui ne prirent de Rome que ses festins et son luxe, et auxquels « il arriva ce qui arrive à toute société jeune et sans expérience, mise en contact avec une société vieille et blasée : leurs mœurs s’altérèrent avec une rapidité prodigieuse, et d’un état qui était presque celui de nature, ils tombèrent d’emblée dans une espèce de décrépitude sénile, sans passer par les phases intermédiaires : c’est la pourriture du fruit vert »…[5]

Souffrirons-nous que ce soit là notre affaire ? Mais non, nous n’en sommes pas là : notre peuple est capable de se ressaisir si l’on veut seulement lancer le cri d’alarme et se mettre à sa tête. Ici comme en France on peut répéter la parole de M. Méline : « Donnez à la campagne les mêmes avantages qu’à la ville, et son procès est gagné. » À tous les agents de désertion qui faisaient du zèle et qui en font encore, chez nous et chez les Acadiens, pour fasciner les convoitises avec leurs breloques et leurs promesses d’aises et d’aisance aux États-Unis, et qui discréditent la terre avec ses fatigues et ses ennuis, la terre insultée ne trouvait pas d’avocats et plaidait coupable, ou ne pouvait rétorquer que des abstractions, des raisons de sentiments, de fidélité au sol, ou des offres de colonisation dans des conditions défectueuses avec la misère, le manque de chemins, les tracasseries gouvernementales et l’impossibilité de bien vendre ses produits.

Mais les temps sont changés : la colonisation est en train de se faire alléchante, et, par contre, la ville a perdu bien de ses charmes, à la crise de 1913-14, et ses parts pourraient bien dégringoler encore rudement d’ici à quelques années. Partout l’on prêche le retour à la terre, l’estime de la profession agricole, et bientôt les cours commerciaux ou classiques et les petits métiers qui alimentent l’exode rural depuis quatre-vingts ans ne seront plus les seules carrières ouvertes aux fils de cultivateurs et même de citadins : les terres en bois debout constitueront de plus solides héritages. Mais comment y diriger notre peuple ? Par les méthodes mêmes qui ont rempli de nos gens les usines américaines, qui ont peuplé l’Ouest canadien et que nous enseigne le bon sens : en instruisant nos campagnards des avantages des terres nouvelles, en les conduisant par groupes compacts afin qu’on puisse les aider et qu’ils puissent s’entraider aux heures pénibles des commencements.

de la réclame !

Nil volitum nisi præcognitum, dit un axiome de philosophie. On ne veut une chose qu’après en avoir pris connaissance, ou, au sens large, on ne monte dans le bois que si ça doit payer. Des milliers de hâbleurs experts en réclame pour les usines américaines ont fait chez nous des razzias de déserteurs ; jamais colon heureux n’est venu dire son avoir, ses labeurs et ses espérances. Pour beaucoup de ruraux, la colonisation est un vocable aussi vide et abstrait que la métaphysique, le rayon terrestre ou le carré de l’hypothénuse.

Qui s’est jamais avisé de dire clairement, efficacement, au point de vue affaires, les avantages et les facilités de la colonisation ? Dans les discours patriotiques de nos 24 juin, on brandit énergiquement devant un enthousiaste auditoire de couturières et de rentiers la vaillante hache du défricheur et le flambeau de la civilisation ; à chaque geste la forêt recule sans doute, un frisson d’épouvante court à travers les sapins ; mais quittons la rhétorique pour la pratique : s’est-on jamais donné la peine de faire aux terres neuves une réclame, mais là, une vraie réclame, organisée, poussée, concluante ; une publicité de journaux, de tracts, d’affiches, de conférences et de projections ; une réclame à millions, toute commerciale, qui emballe la clientèle, pénètre dans tous les recoins et pousse à l’action ?

Il y a cinq ou six ans, un cultivateur progressif de Saint-Prosper, comté de Champlain, M. Théophile Trudel, allait visiter l’Abitibi, que venait d’ouvrir le tout nouveau Transcontinental, et, à son retour chez lui, il publiait à qui voulait l’entendre que les terres de là-bas valaient les meilleures de par chez eux. Il se recruta des imitateurs, qui défrichèrent des lots, bâtirent des cabanes, amenèrent leurs familles, instruisirent leurs amis qui allèrent les rejoindre, si bien que du seul comté de Champlain huit cents colons sont aujourd’hui là-bas, enracinés en bonne terre, particulièrement à Amos-sur-Harricana, tandis que les autres vieux comtés envoient encore leurs surplus de population en ville et aux États-Unis.

Ignoti nulla cupido, dit un second axiome de philosophie semblable au premier : on ne désire pas ce qu’on ignore. C’est tout le génie des grands annonceurs américains : Trade follows light, le commerce suit la publicité. On doit crier partout les avantages de la terre si l’on veut qu’elle éclipse la ville, qui saute aux yeux. Qu’a-t-on fait jusqu’ici pour mettre en belle lumière ces rudes forêts lointaines qui cachent leurs trésors de jolies fermes sous les brouillards et la misère ?

journaux, tracts, affiches

Pourquoi les journaux, qui gémissent tant de la cherté de la vie, ne donnent-ils pas régulièrement des articles sur le grand moyen d’augmenter la production qu’est le déboisement de nos 442,000 lots à prendre ? Il ne s’agit pas de glisser une misérable annonce du Département des Terres, payée tant la ligne pour se noyer dans un fond de page avec les pilules Moro, mais d’articles précis, bien lisants et bien lus, qui reviennent à la charge, citent des témoignages de colons, ressassent les raisons et les moyens d’aller là-bas plutôt qu’en ville. Que fait donc le Journal d’Agriculture, lui qui est tout désigné pour dire aux cultivateurs ce qu’ils doivent faire de leurs fils ? Qu’il enseigne donc en même temps à conserver les vieilles terres et à défricher les nouvelles !

Pourquoi des tracts courts, attrayants, activants, ne se répandent-ils pas à millions dans toutes les écoles ou sur les perrons d’églises de nos vieilles campagnes et de beaucoup de nos paroisses franco-américaines, offrant des héritages à tous, assurant aux familles pauvres une échappée brillante sur l’avenir dans l’Abitibi, la Matapédia ou la Lièvre ? On pourrait modeler ces tracts sur ceux qu’emploie la Bonne Presse de Paris pour réfuter les erreurs courantes : feuille simple imprimée des deux côtés sur deux colonnes avec reliefs et illustrations pour que les idées entrent davantage. Ou encore, copions ces appétissants papiers du Canadien-Nord et du Pacifique-Canadien, annonçant avec le succès que chacun connaît les terres de l’Ouest.

Les jolies brochures du ministère de la Colonisation sont trop dispendieuses pour être distribuées à tous : on en expédie aux gros bonnets, puis on réserve les autres à ceux qui daignent les demander : il s’ensuit qu’elles n’atteignent pas ceux qui devraient les connaître. Le fermier qui écrit pour se les procurer a déjà l’idée de la colonisation ; c’est l’autre, l’ignorant, dont l’horizon se borne à ses clôtures et à son bout de rang, et qui achètera une malle et un billet de chemin de fer à ses fils quand ils seront d’âge à aller s’établir en ville ; c’est le fermier de routine dont la terre sablonneuse, petite et endettée sera plutôt une servitude qu’un avantage pour le malheureux héritier marqué du sort ; c’est le pauvre, le dépourvu d’initiative, l’arriéré qui ne lit pas la gazette, c’est celui-là que le tract doit aller relancer dans ses ténèbres. Comme Mahomet, nos colonisateurs doivent aller vers la montagne, puisque la montagne ne veut pas venir à eux.

La terre doit savoir se présenter, se faire invitante, solliciter les défricheurs : notre Ouest canadien ne s’est-il pas transporté en Écosse, en Finlande, en Autriche, partout ? N’est-il pas allé trouver chez eux les Anglais, les Allemands et les Ruthènes avec une réclame admirablement conçue de tracts, annonces, interviews, discours, projections, chariots de blé ou de légumes parcourant les campagnes, dans tous les pays d’Europe non susceptibles de fournir des sujets, parlant français, tandis que les compagnies de transport touchaient une prime de cinq piastres pour tout colon qui venait faire fortune chez nous, fût-il un de ces Juifs qui fourragent dans les prairies de la rue Craig et du boulevard Saint-Laurent…

Et ces terres, qui ont eu assez d’éloquence pour fasciner à des milliers de lieues un million d’Européens des plus frustes, n’obtiendraient-elles pas de nos gens une minute d’attention si elles daignaient leur dire un petit mot ? Si l’on ne veut pas faire circuler dans nos campagnes des voitures de denrées, pourquoi ne pas profiter des expositions provinciales et régionales pour étaler dans tous les recoins de Québec des produits spécimens des terres neuves, avec cartes, projections, chiffres, explications et invites à s’emparer de notre sol fertile ? Pourquoi ne pas remplacer, sur les terrains d’expositions, les petites tentes louches d’acrobates et de danseuses, qui souillent ces triomphes de l’agriculture, par une espèce de bureau de propagande colonisatrice qui aboutirait à une excursion monstre, à peu près gratuite, pour la fin de l’exposition ? M. le ministre Caron, qui prône avec tant d’énergie le retour à la terre des ex-cultivateurs, ne pourrait-il s’entendre avec son collègue de la Colonisation pour prévenir les désertions, en guidant les ruraux vers les champs illimités ? Pourquoi l’honorable M. Mercier ne joindrait-il pas aux agronomes qui donnent des semaines agricoles dans tous nos districts, des colonisateurs qui disent aux cultivateurs ce qu’ils doivent faire de leurs fils, où leur trouver des fermes gratuites, comment vendre au voisin une terre insuffisante et aller s’en ouvrir cinq ou six dans l’Abitibi ? Croyez-vous que ces conférenciers n’auraient pas autant de succès que les apôtres du drainage, du superphosphate et des poulaillers froids ?

Pourquoi ne collerait-on pas de grandes affiches voyantes aux abords des terrains, et, d’une façon générale, dans toutes les vieilles campagnes, le long des chemins de fer, dans les gares, sur des granges de village, à la manière des annonces de cirques et de Castoria ? On pourrait y reproduire en couleurs quelques scènes graduées de la vie du colon, depuis la première hutte entre les souches jusqu’à la grande ferme bien bâtie, avec statistiques, conditions faciles, etc. Que d’autres véhicules de propagande n’avons-nous pas négligés jusqu’aujourd’hui ? Faut-il donc perdre tout sens des affaires quand il s’agit d’œuvres patriotiques ?

du recrutement

Puisqu’il s’agit d’enrôlement pour une conquête pacifique où les colons sont encore plus nécessaires que les soldats, voyons donc comment procèdent les habiles sergents-recruteurs et adoptons leurs méthodes.

Les enrôleurs sont nombreux, ils rayonnent partout, prodiguent les discours suivis d’entretiens serrés, vont au-devant de leur homme, font les trois quarts et demi du chemin, se font insinuants, persuasifs, entraînants, c’est le cas de le dire.

Les recruteurs de colons, eux, sont-ils bien nombreux ? bien agissants ? bien entraînants ? Vont-ils faire la levée de nos surplus ? Font-ils les trois quarts du chemin ? la moitié ? le quart ? le demi-quart ? Il n’y a, croyons-nous, pour notre province qu’un seul missionnaire-colonisateur en titre, M. l’abbé I. Caron, chargé de peupler l’immense Témiscamingue-Abitibi, et trop pris aux bureaux de Québec pour pouvoir rayonner largement dans toutes nos campagnes. Les bureaux de la colonisation, à Québec et à Montréal, n’exercent d’action au dehors que par la correspondance et les brochures expédiées aux rares administrés qui les demandent. Imagine-t-on un major-recruteur qui se louerait des appartements rue Ste-Catherine ou St-Antoine et qui attendrait en fumant que les conscrits daignent s’amener ? Voit-on bien les cent mille recrues quitter leurs familles pour accourir au khaki ?…

C’est toute une compagnie de recruteurs qu’il faut lancer dans nos vieilles paroisses, toute une mission de colonisateurs, qui reçoivent des cantons à peupler, qui recrutent systématiquement le surplus de tel ou tel diocèse, qui organisent des départs communs de gens qui se connaissent et puissent s’encourager, s’aider, transplanter avec eux leurs coutumes régionales, comme nos ancêtres apportèrent ici leur morceau de France, car le plan n’est pas neuf : « Le fond du peuple canadien, écrit M. Rameau,[6] c’est un vrai démembrement de la souche de nos paysans français : leurs familles cherchées et groupées avec un soin particulier ont transporté avec elles les mœurs, les habitudes, les locutions de leurs cantons paternels. » Des prêtres, de la même région s’il y a moyen, reçoivent là-bas les groupes de pionniers, et les établissements s’additionnent et se multiplient. Pourquoi ne fonderions-nous pas annuellement les quarante paroisses que nous permettent notre natalité et l’esprit d’apostolat de nos prêtres, qui rêvent de colonisation pour étendre le règne de l’Église ?

un projet de transplantation

Voici comment nous nous représentons cette propagande d’instruction verbale et de recrutement, qui serait encore assez facile. Un prêtre-colonisateur dans chaque diocèse obtient de Monseigneur l’Évêque l’autorisation de recruter des colons pour l’Abitibi ou pour le Sud. Il vient de temps à autre dans chaque paroisse, exposer aux hommes, femmes et jeunes gens les motifs de la colonisation, ceux d’ordre pratique et ceux d’ordre élevé, les moyens plus faciles aujourd’hui qu’autrefois, les témoignages de défricheurs heureux, le tout illustré d’éloquentes vues fixes ou animées montrant à l’œuvre un colon type, et aussi la fortune différente de deux anciens voisins qui auraient quitté la terre natale, l’un pour mieux établir ses fils en pays neuf, l’autre pour filer un mauvais coton aux États-Unis. On peut encore faire sauter aux yeux beaucoup de vérités qui auraient pu ne pas entrer par les oreilles : c’est le truc éducationnel pour les enfants, dont le peuple n’est que le plus grand.

Puis, quand l’auditoire est bien au courant, bien enlevé, on l’exhorte à aller voir, on fixe une date d’excursion commune à dix ou quinze paroisses, on distribue séance tenante des billets de colons à très bas prix, surtout pour l’aller ; le lendemain, on complète les renseignements en petits comités, puis on va répéter la séance dans la paroisse voisine. Le jour du commun départ, on est dans le train avec ce contingent de pères de familles et de jeunes gens qu’on instruit encore et qu’on ragaillardit ; rendu au bon endroit, on va faire jaser les colons déjà établis, on sert de cicerone dans la visite des lots et l’on guide la main à ceux qui achètent et qui s’installent immédiatement. Un prêtre résidant se charge des nouveaux venus qu’il organise et soutient dans les premiers ennuis : c’est un germe de paroisse. Le recruteur continue sa levée dans un autre coin de son diocèse, et ce roulement harmonieux, cette poussée ininterrompue de transplantation des vieilles pépinières de la race sera une des œuvres les plus puissantes de notre clergé, ce sera la lutte la plus radicale contre le socialisme, le paupérisme, la tuberculose, l’immoralité des villes et l’anglicisation : ne vaut-il pas mieux prévenir le mal que de le guérir ?

Supposons dans nos dix vieux diocèses le même soigneux recrutement de notre trop plein, avant qu’il ne déborde à faux ; de combien de nouvelles paroisses n’enrichirons-nous pas l’Église et la carte de Québec ! Chaque vieille campagne de mille âmes s’accroît annuellement de vingt à vingt-cinq unités qu’elle peut et doit donner à la colonisation, sous peine de la voir glisser en ville. Chaque vieux diocèse rural de cent mille âmes devrait en céder deux mille cinq cents, le noyau solide de cinq paroisses.

Sans doute, il faut une belle abnégation à nos curés pour organiser eux-mêmes le départ de leurs ouailles ; mais la cause en vaut la peine, et il faut bien savoir que tôt ou tard cette jeunesse ou ces familles s’en iront, et qu’au lieu de devenir des apôtres et des bâtisseurs de patrie, elles s’ajouteront probablement aux épaves et aux déclassés. Le Bulletin de l’Institut International d’Agriculture de Rome (mai 1912, p. 187) rapporte un exemple intéressant d’exportation raisonnée de l’excédent de bras, fourni par une localité anglaise atteinte de dépopulation : « En 1830, la paroisse de Corsley embarqua à ses frais, en une seule fois, soixante-six personnes à destination du Canada. Environ la moitié étaient des jeunes gens n’ayant pas encore atteint leur majorité. En deux ans, deux cents personnes émigrèrent, dit-on sur une population inférieure à deux mille habitants. » N’est-ce pas là notre affaire ? N’imiterons-nous pas le geste encore plus noble des ancêtres français recrutés jadis pour travailler aux débuts si rudes de la Nouvelle-France, alors que, sur trois cents recrues, il en mourait durant la traversée, trente-trois à Pierre Boucher de Boucherville, et soixante à M. de Mésy, et que les autres s’enracinaient ici, exposés à l’ennui, au froid et au couteau des Iroquois ?…

au programme d’éducation

Notre œuvre d’emprise du sol est-elle donc terminée ? La levée des colons ne mérite-t-elle pas de passer dans nos mœurs, comme dans les vieux pays, les anciennes levées de volontaires, et, dans l’Ouest, l’enrôlement des moissonneurs ? La colonisation ne doit-elle pas être inscrite aux programmes d’études avec l’agriculture, dont elle est la source ?

L’éducation se ruralise, tant mieux ! Il importe cependant que les enfants n’apprennent pas seulement à garder le vieux sol, mais aussi à conquérir le neuf. Dès l’école, dans les dictées, le calcul, la géographie et l’histoire du Canada, il faut tendre leurs regards vers cet immense empire du Nord que vient de traverser si opportunément le Transcontinental ; il faut les en coiffer à la manière de ces petits Prussiens de 1815, dont Pierre de la Gorce[7] nous montre le précoce dressage en vue de l’unification de l’empire, qui s’accomplit cinquante-cinq ans plus tard « par l’évolution des mœurs publiques bien plus que par les actes des gouvernants. Dès l’école, les yeux de l’enfant furent accoutumés à contempler au-dessus de l’Allemagne morcelée que les traités avaient faite, une autre Allemagne où toutes les petites divisions politiques étaient marquées d’un trait à peine effleuré, une Allemagne, une par la langue, par la ressemblance des intérêts, par la nécessité de faire face à l’ennemi. À cette leçon par l’image un bref commentaire s’ajoutait sur la mission historique de la Prusse, façonnée de longue main pour défendre la communauté germanique. Dans les universités, l’enseignement de l’école se continua. L’enfant, une fois devenu homme, des associations de toutes sortes le reçurent… Les peuples voisins, accoutumés surtout à rêver, subiraient l’ascendant de ces Prussiens, qui étaient surtout accoutumés à agir »… Arrive en 1861 Guillaume Ier avec sa proclamation qui étonne l’Europe : « Je conserverai fidèlement le legs de mes aïeux. La destinée de la Prusse n’est pas de vivre dans la jouissance des biens acquis… Puissé-je, avec l’aide de Dieu, la conduire à des nouvelles gloires », le patriotisme du peuple exalté de longue main, ne regimbera pas trop contre l’accroissement des dépenses et de l’armée.

Nous pourrions trouver plus près de nous d’autres exemples d’éducation utilitaire qui accoutume les enfants à agir, tandis que les voisins se contentent de rêver ou de parler. Tout en conservant avec piété notre spiritualité idéalisante, ne pourrions-nous pas insuffler à notre jeunesse un peu de louable utilitarisme qui lui fasse réaliser cet idéal qu’elle caresse ? Il faut être pratique, pour réaliser un idéal. Ne craignons donc pas de descendre, ou de nous élever, jusqu’à l’utile dans des matières même qui semblent ne pas s’y prêter, comme l’histoire : étudions l’œuvre des anciens Canadiens en vue du présent et de l’avenir ; pas de sainte rage ou de frisson patriotique, mais une conclusion : les ancêtres ont fait leur devoir, faisons-nous le nôtre ? Qu’est-ce que chacun de nous peut faire pour le pays ? De même, dans la géographie la plus rudimentaire, négligeons un peu, de grâce, le Béloutchistan et les fleuves de Chine, le Yang-tsé-Kiang, le Hoang-Ho et tous leurs affluents charroyeurs de riz, et apprenons à voir la carte de notre province avec ses forêts à défricher, ses cantons à prendre, ses montagnes à convertir en pâturages comme celles d’Auvergne et de Savoie, ses rares chemins de fer à multiplier, ses villes et celles des États-Unis à éviter, et disons pourquoi. Il faut expliquer ce que c’est que la terre paternelle et la honte qui frappe celui qui la déserte, à moins qu’il ne la vende pour assurer des fermes meilleures aux descendants. Les séances d’écoles rurales devraient se changer en apothéoses de la campagne : déclamations, chants, calcul et petites compositions littéraires peuvent semer des idées qui germeront en actes salutaires. Certains livres de lectures, propres à inculquer la fidélité au sol, devraient se trouver dans les plus modestes bibliothèques scolaires : La Terre qui meurt, Les Noêllet, le Blé qui lève de Bazin ; La grande amie, l’Emprise, Restez chez vous de Pierre l’Ermite ; Jean Rivard de Gérin-Lajoie, Les Rapaillages, Chez nous, La Croix du Chemin, les brochures illustrées des ministères de l’Agriculture et de la Colonisation, etc. Dans les collèges classiques et commerciaux, des conférenciers agricoles et colonisateurs pourraient fort bien donner une orientation féconde aux jeunes guides de l’opinion de demain : il faut une mentalité agricole à toutes les classes de notre population, si nous voulons être un peuple agricole ; et si l’instruction agronomique n’atteint jamais qu’un petit nombre d’individus, par contre l’éducation agricole doit pénétrer partout, si l’on veut réellement que la campagne redevienne à la mode. Et quand le choix d’un avenir se décide, il faut que le jeune campagnard ait le plus de cordes possible à son arc en faveur de la terre « Si vous ne faites pas de vos fils des prêtres, disait un jour son Éminence le cardinal Bégin, tâchez d’en faire des agriculteurs. »

Avec une jeunesse ainsi formée, notre race aura autre chose que des appétits de confort et de repos satisfait ; elle gardera ses vieilles gloires et en recherchera de nouvelles. Le recrutement de la colonisation future sera facilité, pourvu que nous ayons des chefs qui en prennent l’initiative. Déjà, dans presque tous nos diocèses, un prêtre est spécialement chargé des œuvres sociales, choses ouvrières et organisations agricoles ; pourquoi ne s’entendrait-il pas avec le gouvernement pour diriger à bon port le surplus de ses comtés, ces jeunes et ces pauvres qui, faute de savoir mieux, s’exilent misérablement pour eux et pour nous ?

aide aux colons

Au point de vue colonisation, la pauvreté se trouve être la meilleure et la pire des choses : la meilleure, parce qu’elle oblige son homme à chercher des héritages ailleurs qu’aux banques ; la pire, en ce qu’elle rend la période de défrichement si pénible que seuls les plus courageux passent à travers, et que les autres ou bien succombent à l’ennui et à la faim et passent pour de faux colons, ou bien, plus souvent, trouvent plus simple d’aller aux États, où tous les enfants pourront gagner, où l’argent vient plus vite et plus brillant.

Comme ce sont les pauvres qui ont fait, qui font et qui feront les frais d’héroïsme de s’attaquer à la forêt par amour pour leurs fils et pour la patrie, et comme, même chez les peuples les plus admirables, l’héroïsme n’est pas une denrée qu’on puisse exiger de tout le monde, à jet continu, si nous voulons créer une transplantation intense et durable, il nous faut trouver moyen de réduire la dose de sacrifices, de faciliter l’accès des terres neuves, de venir en aide au colon. On lui épargnera de mourir d’ennui, si l’on a eu le soin de le grouper avec des amis, des connaissances, tout au moins des régionaux, des pays, comme on dit en France. On lui épargnera de mourir de faim, si le gouvernement ou quelque société nationale lui vient en aide, s’il peut emprunter quelque part, fut-ce à un Crédit agricole, ou du moins, peut-on articuler cette énormité dans Québec ? s’il peut vendre le bois qu’il coupe sur son lot.

« On transplante les hommes comme les arbres, écrit M. Rameau, avec les mêmes difficultés et les mêmes soins ; il faut assurer la formation de nouvelles racines pour qu’ils reprennent une vie qui leur soit propre. »

À l’origine de la colonie, on fournit d’abord le passage, la terre, la nourriture et les hardes jusqu’à la première récolte. Plus tard, en vue de coloniser le Détroit, on donne les instruments, quelques animaux et la première semence. En 1750, M. de la Jonquière ajoute à cela un fusil, la nourriture pour toute la famille pendant dix-huit mois, et il entretient aux frais du roi un charpentier qui aide les habitants à se bâtir.

Que faisait, et surtout que ne fera pas demain le Pacifique-Canadien pour les soldats de retour du front ? Les prospectus viennent de paraître, énonçant des conditions alléchantes, incroyables pour nous, habitués à vivre dans la petitesse… Les fermes seront « prêtes à occuper ; la maison, les granges, les puits, les clôtures, tout sera terminé avant que le nouveau fermier en prenne officiellement possession ; il y aura même quarante acres de terre prête à ensemencer, et l’on fournira, si c’est nécessaire, le bétail, les grains et les machines agricoles… Si le colon ne peut suffire à sa subsistance, on lui prêtera même, à des taux faciles, certaines sommes d’argent. Il y aura dans chaque colonie une ferme-modèle où l’on pourra se renseigner, trouver des animaux de race et les machines trop dispendieuses… On n’est tenu à verser le premier paiement qu’après trois ans, et l’on aura vingt ans pour s’acquitter. »

Voilà qui s’appelle une affaire ! On veut des colons, on prend les moyens d’en avoir, on en aura. Voilà ce que peut faire une simple compagnie de chemin de fer, c’est ce que ne fait pas Québec !… Veut-on savoir les plans de l’Ontario ? Ils se lisent tout clairs dans la Gazette du 9 février 1917 : des lots de quatre-vingts acres, dont dix de nettoyées, seront distribués gratis. On paiera des gages raisonnables à ceux qui suivront le cours d’apprentissage de Monteith, et l’on avancera jusqu’à cinq cents piastres pour l’achat du matériel de ferme et les bâtisses, en prenant une hypothèque (à lien) remboursable en vingt ans à 6%, à partir de la troisième année.

Au Manitoba, « le Ministère provincial a inauguré un nouveau système pour venir en aide aux colons qui n’ont pas l’argent nécessaire pour se monter un troupeau : on leur fournit des bovins sur hypothèque. »[8]

Dans Québec, qu’allons-nous faire ? Pourquoi ne pas défricher quelques acres sur tous les lots ? bâtir des huttes, ou du moins dans chaque canton, une grande maison centrale qui serve de pied-à-terre aux défricheurs, d’habitation au missionnaire et d’église provisoire, puis de maison d’école ? Cette construction de huttes est une affaire de rien pour une équipe d’hommes engagée ad hoc, tandis que ce sont deux cents entreprises pour deux cents colons de s’en bâtir chacun une. Pourquoi ne pas fournir sur place des outils, arrache-souches et machinés, qui sont bien malcommodes à transporter des vieilles paroisses ? Pourquoi ne pas donner du bétail, comme on en ramasse pour les ventes d’automne de Montréal et de Québec, afin que les races pures s’introduisent tout de suite là-bas et qu’on n’y fonde pas des troupeaux inférieurs à base de vaches malingres, les seules qu’un pauvre diable rendu si loin puisse se payer ? Pourquoi n’avancerait-on pas de l’argent, tout simplement, comme le Pacifique-Canadien, et l’Ontario ? À la dernière session, le Crédit agricole est venu sur le tapis, pourquoi n’établirait-on pas le Crédit du colon, puisque le défricheur est sans contredit l’agriculteur qui a le plus grand besoin d’emprunter ? Notre gouvernement offre aux vieilles muninicipalités, pour les travaux de la voirie, des conditions d’emprunt très favorables, pourquoi n’établirait-il pas de même des amortissements faciles en une vingtaine d’années, comme dans l’Ouest ? Ou encore, si nous passons à l’initiative privée, pourquoi les caisses populaires Desjardins, ces systèmes économiques de pompes aspirantes et foulantes, comme le propagateur lui-même se plaît à les appeler, ne crééraient-elles pas ce Crédit du colon en faisant couler sur les terres neuves l’argent qu’elles pomperaient des vieilles paroisses cossues ?

Mais, dira-t-on, ni les caisses ni le gouvernement ne prêteront jamais sur une hypothèque de colon. L’Ouest le fait bien et s’y connaît en affaires ; pourquoi nos gens méritent-ils moins créance ? Non vraiment, qu’on ne dise pas qu’il n’y a jamais moyen de prendre ses garanties avec la généralité des colons ; c’est trop humiliant pour eux et pour nous.

Si le ministère de Québec ne peut fournir de l’argent aux défricheurs, pourquoi ne les laisserait-il pas, du moins, gagner leur subsistance en vendant le bois coupé sur leur lot, comme l’Ontario[9] lui-même le permet à nos compatriotes des environs de Hearst, sur le Transcontinental, qui vendent pour trois ou quatre mille piastres de bois aux pulperies du Wisconsin ? Voilà de quoi défrayer les premières dépenses d’un établissement ; on peut se nourrir, payer des hommes, acheter des animaux et des machines. N’est-ce pas une tracasserie d’un autre âge et de la plus pointilleuse race française, que de forcer à brûler leur bois sur place des défricheurs qui n’ont pas le sou pour s’acheter des chevaux et du grain de semence ? On redoute le faux colon, ce monstrueux bandit, qui coupe les arbres, les vend et se sauve ! N’y a-t-il donc pas moyen de punir les fripons sans écraser toute la catégorie des travailleurs les plus héroïques et les plus nécessaires à notre pays ? Condamne-t-on au garage à perpétuité tous les automobiles parce qu’un malheureux chauffeur, qu’on peut atteindre, a fait de la vitesse ? L’appareil formidable de la justice québécoise doit pouvoir saisir sur le fait quelques faux colons, faire quelques exemples, puis laisser prospérer en paix les honnêtes défricheurs, qui seraient l’immense majorité si on voulait bien leur rendre les débuts tenables. C’est du plus simple bon sens. Depuis des années, depuis toujours, par un criminel suicide de la race,[10] nous nous étranglons avec les mêmes lois stupides et cruelles par lesquelles les autorités du Nouveau-Brunswick empêchent nos Acadiens de conquérir la terre sur la forêt, et les contraignent à se déverser aux usines du Massachusetts, comme nous un peu partout. Ne remédiera-t-on pas à ce contre-bon-sens, à cette législation anti-économique et anti-nationale, comme on veut remédier au voisinage désagréable des marchands de bois dont les limites arrêtent tout progrès de défrichement ? On se propose, en effet, d’échanger les morceaux colonisables des concessions forestières contre d’autres situés ailleurs et impropres à la culture ; cette mesure depuis longtemps réclamée, permettra aux colons du Nominingue et de la Beauce d’acquérir de bons lots détenus jusqu’ici par les compagnies McLaren et Breakey. D’autres points se sont améliorés : les chemins s’ouvrent beaucoup plus vite entre les lots ; les subsides pour la colonisation ont fort augmenté : de 58,443 piastres en 1880-81, ils sont montés à $249,545 en 1913-14, et s’abaissent ensuite à $225,000 puis à $200,000 en 1915-16. Espérons qu’à l’avenir, alors surtout que les villes mêmes, par leurs Chambres de commerce, demandent des subventions plus fortes, des millions pour l’agriculture, espérons donc que les crédits de colonisation dépasseront ce qu’ils ont jamais été, qu’ils ne s’égareront pas trop dans les vieux comtés, et qu’on n’hésitera pas à construire des embranchements de voies ferrées qui permettent aux colons l’accès facile des terres neuves, puis la vente plus avantageuse des produits de leurs champs.

des chemins de fer

Ce n’est pas tout pour le défricheur d’avoir réussi à bûcher, brûler, construire, labourer ou moissonner, il lui faut encore vendre : que lui servent des pleines granges de foin, de grain ou de légumes s’il n’en tire aucun profit, faute de communications, comme c’est un peu le cas du Témiscamingue et du lac Saint-Jean, qui réclament quelques milles de chemins de fer depuis trente ans ?

Au Témiscamingue, un assez mauvais service de bateaux répond au trafic pendant cinq mois de l’année ; l’hiver, il faut recourir au chemin de fer du Nord-Ontario, et pendant un mois d’automne et de printemps on endure un isolement complet de toute civilisation. Imagine-t-on les tracas des colons qui arrivent avec armes et bagages et qui doivent brouetter cela du wagon dans le bateau, du bateau sur les quais, puis sur une vingtaine de milles de chemins fort primitifs jusqu’à leur emplacement de bois debout ? Conçoit-on bien, quelques années après, ce colon courageux, établi dans le canton Latulippe, je suppose, voiturant ses produits : beurre, œufs, viande ou légumes, sur vingt-cinq milles de cahots avant d’atteindre le quai de Ville-Marie, chargeant ses effets sur le bateau, en admettant qu’il ne l’a pas manqué, laissant tout cela à la chaleur, à la merci des manœuvres qui déposeront sur un autre quai pour un futur train de marchandises, ce beurre, ces œufs et cette viande que partout ailleurs on expédie dans un wagon frigorifique et avec le moins de retard possible ?… Ne voit-on pas que toute vente est impossible pour cette autre raison encore, que les risques et les frais de transport mangent tous les profits. Aussi tous ces cantons de producteurs sans consommateurs regorgent-ils de denrées dont ils ne savent que faire, et plusieurs colons abandonnent des fermes très prospères, fatigués qu’ils sont d’être pauvres dans leur opulence. Régulièrement les pétitions circulent dans les paroisses, toujours plus pressantes, quelquefois révoltées et menaçantes ; elles reçoivent toutes le même sort : des belles promesses et le panier. Une cinquante de milles de rails posés par les prisonniers de camps de concentration joindraient au Pacifique-Canadien, déjà rendu à Kipawa pour les touristes, cette fertile région où l’on voit « des champs de blé qui rappellent ceux des grandes plaines de l’Ouest, » et avec quatre-vingts milles de plus la jonction s’opère avec le Transcontinental ; « le courant de colonisation monterait dans l’Abitibi, écrit, dans son rapport de 1916, M. l’abbé I. Caron, et de l’Abitibi il descendrait vers le Témiscamingue. Nous aurions là en peu d’années de nombreuses paroisses riches et florissantes comme celles de la vallée du Saint-Laurent ».

De même, si on prolongeait jusqu’à son terme logique, l’Abitibi, entrevu et visé par Mgr Labelle, le tronçon Montréal-Mont-Laurier, à présent que le pire bout est ouvert, la traversée des Laurentides, on ouvrirait sur l’autre versant, dans la vallée de la Lièvre et jusqu’au Témiscamingue-Abitibi, de superbes régions qui formeraient bloc solide à la frontière ouest de Québec et qui seraient elles-mêmes aussi grandes et aussi peuplées que toute la province efflanquée d’aujourd’hui.

De même encore, à Chicoutimi, les intelligents promoteurs du chemin de fer Roberval-Saguenay, s’ils peuvent obtenir de Québec l’appui financier qu’ils méritent, entendent-ils créer au nord du lac Saint-Jean dix à vingt paroisses, en appliquant exactement le programme d’aide au colon du Pacifique-Canadien dans l’Ouest : « Il faut compter avec l’esprit du temps. Il n’y a plus aujourd’hui de défricheurs capables de grands sacrifices comme nos pères l’ont été. »[11]

En principe, le chemin de fer doit passer le premier, afin que nos gens trouvent aussi facile la route des terres neuves que celle des villes. C’est ainsi que l’ouverture du Transcontinental a été une bénédiction pour l’Abitibi, où jamais colon ne se serait aventuré, il y a dix ans ! Le malheur est que c’est là une exception, et que chez nous la voie ferrée suit les défricheurs, les suit de loin et parfois ne les suit pas du tout, comme au Témiscamingue et à Mistassini.

L’Ontario possède déjà trois grandes lignes qui sillonnent son nord inhabité, du Pacifique au Transcontinental : nous n’en avons pas une, en dépit des nombreux colons qui réclament et gémissent. Notre mesquine politique de chemins de fer est déplorable : Québec, la plus vieille province du Canada, n’arrive qu’au quatrième rang pour le nombre de milles de voies ferrées, avec 4,043 milles[12] contre plus du double, 9,255 milles dans l’Ontario, après même le Manitoba et la Saskatchewan, qui ne datent pas de cinquante ans. Sur $406,259,165 d’aide accordée aux chemins de fer, sous forme de garantie, d’obligations, d’intérêts, etc., par les gouvernements provinciaux et fédéral, notre vieille province, qui contient à elle seule le quart de la population du Canada, ne fournit que $392,000, alors que la Colombie Anglaise, qui est pauvre, montagneuse, mal peuplée, mais qui veut s’organiser, monte jusqu’à $80,322,072.

De 1890 à 1915, nous n’avons payé que $7,347,577 de subventions aux chemins de fer, et, depuis 1910, nous ne fournissons en tout et partout que $750 au « Québec, Montréal Ottawa et Occidental »…[13] Et nous sommes surpris, après de telles largesses, que les locomotives de plusieurs compagnies ne couvrent pas le Nord de long en large devant nos défricheurs ?

Cette politique d’économie de petits rentiers peut avoir du bon pour affronter les critiques du chef de l’opposition ; elle va contre toutes les lois du progrès, contre tout ce qui a réussi dans l’Ouest ; elle force nos gens à émigrer et nos terres neuves à pousser tranquillement du bois mou pour les compagnies étrangères. Si nous ne développons pas notre province, qui donc se donnera la peine de le faire pour nous ? Si nous dépensons tous les revenus à paver aux automobiles des chemins bien durs dans les campagnes riches, cela peut rapporter beaucoup de votes aux élections, mais ne retardera pas d’un train la désertion des pauvres diables qui ne savent où trouver des terres à leurs enfants. L’économie renforcée a beaucoup de bon, à première vue, mais elle perd de ses charmes si l’on se rappelle un petit fait de notre histoire qui pourrait bien se renouveler. À l’époque de l’union des deux Canadas, Québec, en se refusant bien des améliorations s’était arrondi de belles finances ; l’Ontario lui, avec un grand sens des affaires, avait dépensé bien plus que son revenu en travaux publics et se trouvait dans la dèche en face des réclamations de la maison Baring de Londres. Une intrigue mercantile, dénoncée par lord Gosford lui-même, cimenta l’union de l’endetté et du rentier : Ontario paya ses dettes et progressa, Québec devint pauvre, et resta arriéré.

Une fois la guerre finie, l’histoire pourrait bien se montrer encore « une éternelle recommenceuse »…

autres moyens

L’aide au colon peut venir de bien des sources et revêtir bien d’autres formes, quand on connait ses besoins d’outillage, d’argent, de débouchés, de législation plus favorable, de protection contre des fonctionnaires hargneux ou des marchands de bois, d’intercession influente auprès du gouvernement, etc. Comme tous les griefs se rattachent plus ou moins à la question pécuniaire, mentionnons quelques industries déjà proposées pour y subvenir. Dès 1884, le très pratique Mgr  Labelle désireux de pousser à des conclusions substantielles une célébration enthousiaste de la St-Jean-Baptiste, disait : « Nous devrions nous imposer une taxe de la colonisation ; et il y a trente ans (donc en 1854) que l’on aurait dû organiser une souscription nationale perpétuelle (un Fonds patriotique de colonisation ! ) pour aider à mettre des Canadiens à la place des pruches et des épinettes. »[14]Et M. Charles Thibault faisait écho en proposant d’imiter « la Société St-Jean-Baptiste de Saint-Sauveur de Québec qui, chaque année, entretient à ses frais dix à douze colons au lac Saint-Jean ».

L’an dernier, à Notre-Dame-du-Chemin, près Québec, se formait un nouveau cercle de colonisation, en vue « d’aider le colon à franchir les heures les plus angoissantes de sa pénible carrière », et il applique l’œuvre de la St-Vincent-de-Paul à protéger une colonie naissante à Matalik, dans le comté de Matane. C’est la belle initiative proposée à toutes les vieilles paroisses, depuis dix ans, par le R. P. Martineau, S. J.[15] et c’est assurément l’idéal, si l’âme des cercles, le curé, est lui-même un pratique et dévoué colonisateur, s’il aiguillonne vers l’action, s’il empêche le groupe de se borner aux parlotes, aux disputes, aux élections d’officiers et aux interprétations des règlements, qui aboutissent vite à la léthargie et à la mort. On pourrait peut-être ouvrir un comité de colonisation dans une organisation déjà existante, cercle rural de l’A. C. J. C. ou section de la St-Jean-Baptiste, pourquoi pas dans un Cercle agricole ? On choisirait trois ou quatre des plus actifs pour voir au recrutement des colons, entretenir le feu sacré, percevoir les fonds, rester en contact avec le Central, qui lui adresserait papiers, tracts, affiches et conférenciers. L’important, c’est de ne pas consumer le temps et les énergies à échafauder des cercles plus ou moins viables, aux dépens de la colonisation directe. N’épuisons pas nos pauvres efforts à soulever des rochers d’inertie ; lançons le grain qui germe, prenons les moyens les plus expéditifs, réduisons l’organisme de propagande et de collectes à sa plus simple expression : une tournée de commis-voyageurs en colonisation, et menons rondement la besogne. Parlons peu, agissons plus. Acta, non verba.

Pourquoi, dans nos villes, les organismes qui s’occupent des questions ouvrières, des œuvres de bienfaisance et des choses nationales, comme les conférences de St-Vincent de Paul, les cercles de jeunesse, les sociétés patriotiques et toutes les œuvres qui ont à cœur le soulagement des misères et déchéances physiques ou morales, ne remonteraient-elles pas à la source de tout le mal, afin d’endiguer d’abord cet énorme coulage des campagnes qui inonde les villes ? Un aliéniste, pour juger de l’état de ses malades, leur commandait d’étancher l’eau lancée sur le parquet par un robinet tout grand ouvert. Si le patient commençait par fermer le jet d’eau, le docteur avait bon espoir de guérison ; mais s’il essuyait avec fureur, sans supprimer la cause de l’inondation, cette impuissance de réflexion enlevait tout espoir de recouvrance.

Il en est un peu ainsi de nous : nous avons gémi et nous gémirons encore de l’obsession de tous les sans-travail, déclassés, mécontents, socialistes, appauvris ou malades qui ont encombré nos rues et qui en déborderont plus que jamais dans quelques mois, à la fermeture des usines de guerre et au retour des soldats, dont « pas trois pour cent iront cultiver la terre », assurait dernièrement un député aux Communes.

Aucune organisation civique, aucune société de bienfaisance ne suffirait à étancher cette marée montante de toutes les misères ; on essuiera, on essuiera avec une charité admirable, on gémira surtout, mais les recrues du malheur déborderont toujours. Si nous sommes sages, commençons par fermer le robinet de la désertion des campagnes, allons recruter chez eux tous ces ruraux qui ne peuvent pas s’y établir, et qui viendraient mendier des places de commis, de charroyeurs de charbon et de balayeurs de rues, d’entrepôts ou de collèges, eux, ces fils de grand air et de liberté… Recueillons en ville les ex-agriculteurs qui regrettent la terre, mais qui ne veulent pas retourner à l’ancienne ferme, trop ennuyeuse ou trop ingrate ; puis menons toutes ces recrues bien doucement et bien intensément vers les lots à prendre.

C’est une question d’apostolat et de charité, non moins qu’une affaire de dignité sociale et de vie nationale : le salut des âmes est plus facile aux champs qu’à la ville ; les élevants spectacles de la belle nature produisent un effet bien autre que les déprimantes visions des rues, et l’on peut découvrir bien des sens au vers du poète :

Qui fait aimer les champs fait aimer la vertu.

De son côté, la bienfaisance ne se limite pas à l’aumône de main à main ; elle est plus large, plus clairvoyante, meilleure organisatrice ; elle aime mieux prévenir que guérir, donner au travailleur des outils plutôt qu’une obole, une terre plutôt que des outils : le consommateur devient ainsi producteur, et c’est toute la communauté qui en profite. « L’intelligence de la science sociale, écrit Le Play, procède du cœur encore plus que de l’esprit.»

Ce que l’Armée du Salut faisait et fera encore pour recruter, conduire et implanter dans l’Ouest canadien, les miséreux des quais de Liverpool et des faubourgs de Londres, notre admirable Saint-Vincent de Paul, qui vient de s’incorporer dans le but d’étendre son œuvre, ne l’essayera-t-elle pas en faveur de nos ouvriers, anciens cultivateurs que vomiront bientôt les usines ?

Pourquoi encore n’obtiendrait-on pas du gouvernement des étendues de bois debout pour y tailler des champs à d’immenses orphelinats agricoles et ménagers, déversoirs des Crèches de nos villes, et pépinières de futurs agriculteurs et — souvenir héroïque de la Nouvelle-France — d’épouses de colon ? Pourquoi ne pas doter de semblable manière des congrégations religieuses, à charge d’y établir sanatoriums, hôpitaux, couvents, collèges, écoles d’agriculture, etc. ? Au moyen-âge, ce sont les monastères qui ont troué d’éclaircies fécondes les épaisses forêts druidiques ; ce sont les moines d’Occident célébrés par Montalembert qui ont défriché une partie de la France, attiré les colons, multiplié les bourgs et les villages : il en sera de même aujourd’hui dans nos solitudes fertiles du Nord et du Sud-Est, si le clergé peut se mettre à la tête d’un vaste mouvement.

« L’œuvre de la colonisation ne recrute que des apôtres, écrivait l’honorable M. Royal, il y a cinquante ans. Partout où le prêtre prend les devants, la colonisation réussit, les paroisses se forment, les églises s’élèvent et la forêt recule. » Et son Éminence le cardinal Taschereau le répétait en 1890, à l’inauguration du Mérite Agricole : « Sans doute que nous devons déplorer l’exode des Canadiens aux États-Unis ; cependant, il ne faut pas nous décourager. Pendant les vingt années de mon épiscopat, cinquante-trois paroisses nouvelles ont été créées. Il y a un proverbe qui dit que le sucre attire les enfants : de même aussi un curé résidant attire les colons. »

Trouvera-t-on dans les vieux diocèses assez de prêtres, pour guider vers les pâturages que Dieu nous offre, les troupeaux errants de l’Église ? Les ouvriers sont toujours bien peu nombreux pour la moisson, il est vrai ; mais l’Église, — elle le comprend et elle le fera, — doit agir, prêcher la croisade, faire l’impossible pour arrêter les fourvoiements de ses ouailles.

Si les autorités civiles d’aujourd’hui veulent sérieusement la fidélité au sol et même le retour à la terre, si M. le ministre de la Colonisation veut renouveler en faveur des cantons neufs l’appel au clergé de son collègue à l’Agriculture, recommandant l’économie et l’accroissement de production des vieilles fermes, l’Église sera tout heureuse d’offrir son concours et ses moyens d’action, et l’on peut tout espérer de cette union conquérante des pouvoirs civil et religieux. Mais si l’on ne doit rien attendre des gouvernants que de belles paroles, de jolies brochures, de l’inertie et des lois tracassières, à cette heure grave où tous les clairvoyants s’inquiètent des problèmes d’après-guerre, le clergé doit marcher tout seul, appuyé s’il se peut, des sociétés nationales enfin réveillées, et ne demandant aux politiciens que de ne pas lui nuire ; il doit pouvoir s’unir dans une action commune, suivre une direction vivante et écoutée, afin d’opérer, en vue de conquête catholique et de salut des âmes, la transplantation que les compagnies de chemins de fer accomplissent avec tant de succès dans l’Ouest, pour des bénéfices de piastres et de sous.

CONCLUSION

Nous avons étudié à la course quelques motifs et quelques moyens d’activer la colonisation : les vivres coûtent très cher, les Alliés auront besoin de nos producteurs pour remporter la victoire, le monde entier est menacé d’une disette de blé. Il faut économiser, il faut produire. Nous devons semer nos terres le plus possible, et semer le plus de terres possible : la culture extensive des cantons neufs doit s’ajouter à la culture intensive, que nos gens goûtent fort peu.

La guerre finie, une forte production sera encore nécessaire, rappelons-nous la cherté de la vie de 1913-14 ; il faudra payer des taxes, placer les gens sortis des usines, tous les sans-travail qui courront les soupes et les besognes municipales, qui paraderont sur le champ de mars et agaceront la police. La colonisation de nos quarante-cinq millions d’acres de forêts arpentées permettra à beaucoup d’anciens fermiers repentants de s’assurer du pain et de l’avenir, et au recensement de 1921, d’arborer une population rurale plus nombreuse que la population urbaine.

Le long coulage des Canadiens-Français doit cesser ; nous ne pouvons pas toujours nous payer le luxe d’un émiettement annuel de quinze à vingt milles jeunes gens : notre petit peuple, s’il veut être fort, doit être bloc solide et non sable poudrant. Multiplions nos résistantes et irrésistibles paroisses au Nord, à l’Est et à l’Ouest, aussi nombreuses que le permet notre natalité, cette immigration providentielle que nous avons jusqu’ici tournée contre nous. Instruisons les jeunes et les pères de famille des facilités d’acquérir de belles fermes, crions cela partout dans une propagande de journaux, d’affiches, de conférences, et le reste comme on le fait si bien pour l’Ouest. Transplantons le surplus de nos campagnes par un recrutement systématique et annuel ; groupons nos recrues par régions, aidons-les à traverser la période critique de l’établissement par tous les moyens moraux et pécuniaires ; la raison et l’expérience en indiquent beaucoup, il faut les employer tous pour être sûr de ne pas laisser échapper le bon.

Transportons ici notre sens des affaires ; soyons des agissants, ne bornons pas notre patriotisme à des applaudissements mutuels, à des critiques de nos rivaux, à des jérémiades en petits comités : les gémissements n’ont jamais rien bâti ; on n’agit sur les faits qu’avec des faits. Napoléon, traçant sur la carte de l’Europe le plan de ses campagnes, disait de ses ennemis : « C’est là que nous les battrons ! » Nous autres, quand il s’agit d’effort national et qu’on en vient à la colonisation, nous disons toujours : « C’est ici que nous serons battus ! » Il faut que cela finisse ! Nos gens doivent apprendre « non pas ce qu’on peut faire ou ne pas faire, mais ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire ». C’est avec cette science du vieux colonel Keller qu’on « sauve les choses qui vont périr et qu’on crée celles qui vivent ».

Dans la grande œuvre qui s’impose, il faut l’éveil et le concours de tous,… même de nos chefs. Nous sommes en Amérique trois pauvres millions disséminés parmi cent-vingt millions, une petite armée sans ressources qui lutte dans la proportion d’un contre quarante : évidemment, il nous faut serrer les rangs, combattre sans repos, éviter les désertions, faire taire les chicanes. Chez nous, la bonne besogne se fait par les héros obscurs qui marchent de l’avant, puis demandent aux chefs de les suivre, de leur accorder un chemin de fer pour conquérir encore…

Partout ailleurs, ce sont les gouvernants qui décident les conquêtes, les améliorations, le développement du pays ; c’est ainsi que l’Ouest se peuple, que l’enrôlement prospère et que les affaires marchent ; c’est ainsi que notre colonisation n’a jamais été qu’une banqueroute. Nous ne devons guère compter que sur nous-mêmes.

la part de chacun

« Si chacun attend d’un homme ou de tous le salut, demeurant lui-même les bras croisés, nous sommes perdus, écrit Ollé-Laprune. L’initiative privée, n’oublions pas que c’est le commencement et l’essentiel. Il y a trop d’hommes qui, en présence d’une difficulté ou d’un danger quelconque, appellent un sauveur, un dictateur. Non, il ne faut pas compter sur les sauveurs, il faut se sauver soi-même. » Que chacun sache ce qu’il peut faire et qu’il le fasse ; si l’on ne peut agir, on peut aider, pousser, parler : à force de crier on se fait entendre, on suscite des actes.

Dans notre province, des hommes de tout rang ont pris la hache pour se tailler des fiefs ou des fermes, depuis Messieurs de Boucherville, gouverneur des Trois-Rivières, de Chambly, de Verchères et autres officiers du régiment de Carignan jusqu’à l’apothicaire Hébert, le premier colon de Québec, au chirurgien Bourgeois, au tailleur Mélanson-Laverdure, au meunier Thibodeau, fondateurs d’Acadie, et à ce Robert Giffard qui devait réaliser le type du seigneur colonisateur en peuplant son domaine de Beauport de défricheurs recrutés par lui dans le Perche.

On peut coloniser par procuration, en soudoyant des bûcherons trop pauvres pour être colons eux-mêmes. Les terres ainsi ouvertes pourraient ensuite s’exploiter en métairies ou bien se vendre par paiements faciles à la façon des pianos et des immeubles.

Les industriels canadiens-français devraient établir sur les cours d’eau de l’Abitibi des scieries et des pulperies avant que les Américains n’aillent s’y tailler des monopoles. N’y aura-t-il chez nos gens que des manœuvres et des hommes de chantiers ?[16]

Pourquoi nos amateurs de villégiature n’iraient-il pas camper sur nos rivières et nos lacs poissonneux du Nord, faire des poitrines et de la poésie à leurs enfants dans les merveilleux sites que viennent accaparer les Américains eux-mêmes, au lieu d’aller se reposer et surtout poser aux dispendieuses plages à la mode ? Nos Nemrods pourraient encore s’exercer à tuer les loups que le Manitoba et l’Ontario pourchassent de notre côté et qui ruinent l’élevage dans les terrains si propices du haut Nominingue.

Nous avons dit ce que peuvent faire pour la colonisation les instituteurs, le clergé paroissial, les associations de bienfaisance et le gouvernement. Il y a de l’ouvrage pour tous, ouvrage des bras, ouvrage de tête : « nous ne sommes pas assez nombreux pour qu’on se repose, » ni surtout pour qu’on déserte et qu’on se chamaille. Dans toutes les branches de l’activité sociale et nationale, il faut du travail et des compétences. Notre peuple doit acquérir le nombre, l’espace et la qualité. Notre vieux fonds d’âme latine et française enrichi par l’éducation nous donnera la qualité, la colonisation nous fournira le nombre et l’espace.

L’élan est donné aux écoles primaires, l’instruction secondaire et supérieure sont en progrès. Des leçons d’art, d’histoire et de littérature toujours plus fréquentées, les conférences sérieuses plus goûtées, le mouvement des idées mieux suivi, le langage plus soigné, un meilleur appétit de savoir qu’il faut rassasier et développer encore, quelques succès en musique et en peinture, voilà des indices encourageants pour ceux qui nous rêvent en Amérique un peu du rôle poli des Grecs dans l’empire romain.

L’œuvre des campagnes, elle, est encore boiteuse : de florissants Instituts agricoles s’emploient à créer des compétences agronomiques ; des classes ambulantes pourchassent la routine et prônent la culture intelligente ; la coopération favorisera bientôt les achats et les ventes qui rendront la ferme payante. Mais rien ne se fait encore pour les terres neuves, pas de compétences, pas de publicité, pas de réveil sonné comme partout ailleurs. Nous avons des clairvoyants qui étudient le devoir social propre à toutes les catégories du peuple et qui se préoccupent d’améliorer notre parler, notre industrie, notre éducation, notre hygiène, notre agriculture, nos relations avec les Ontariens ; nul groupe ne s’est chargé efficacement d’améliorer notre déversement des vieilles paroisses et de préparer l’avenir du nombre et de l’espace. Il faut pourtant savoir graduer notre patriotisme, mesurer à chaque tâche notre effort national, donner à la colonisation l’importance primordiale qu’elle mérite. Il faut des chefs, une direction, de l’unité d’efforts à toutes ces bonnes volontés impuissantes qui voudraient s’employer à la conquête du sol. On veut une croisade de tout le peuple, un mouvement de fond, une poussée intense, au lieu des émiettements stériles des années passées : il faut absolument des meneurs, un groupe solide et vivace qui concentre en une force irrésistible toutes les faiblesses isolées, qui sache que les obstacles sont faits pour être vaincus ; un Bureau Central qui reçoive les plaintes et les demandes de secours, qui lance de tous côtés le mot d’ordre et la propagande, qui serve de mégaphone aux réclamations des colons en peine, qui ne permette pas l’étouffement pur et simple des suppliques pour crédits, chemins, concessions, etc., ni des protestations contre les tracasseries de tels marchands, agents des terres ou autres potentats de l’oppression. Il faut des meneurs : c’est ce qui a peut-être le plus manqué à notre vaillant petit peuple dans le passé, et cette faiblesse de gouvernement a fait la force de nos adversaires. La sentence du vieux Grec est toujours vraie : « Une armée de cerfs conduite par un lion est plus à craindre qu’une armée de lions conduite par un cerf. »

Quand il s’agit de colonisation, tout le monde est un peu cerf, il faut des lions à la tête : ce fut le succès de l’Ouest, ce sera le nôtre. Mieux vaut chercher ces vaillants en dehors, au-dessus de la politique, comme pour le Conseil de l’Instruction publique : l’idéal serait peut-être une poignée de patriotes, un comité de la Saint-Jean-Baptiste, qui s’entendît avec NN. SS. les Évêques, les gouvernements et les compagnies de chemins de fer, et qui eût la confiance du peuple sans acception de partis. Qu’on se mette à l’œuvre sans retard, afin d’avoir une organisation toute prête quand se produira la crise. Cessons de vivre cinquante ans en arrière, de tirer des plans et de comparer des statistiques : toute construction d’édifice ou de peuple comprend trois choses : le plan, les matériaux, l’exécution. Nous dépensons nos énergies aux plans, personne ne se charge de l’exécution, et ainsi nous laissons perdre les matériaux, ces belles familles qui émigrent. Si nous voulons survivre parmi les hommes pratiques qui s’emparent du Canada, il nous faut être pratiques aussi et nous emparer du sol de notre Québec, par un élan de colonisation à outrance, Pro Deo et Patria.

APPENDICE


LA COOPÉRATIVE DES COLONS DU NORD

VŒUX ET REVENDICATIONS

Soumis et adoptés à l’assemblée générale des directeurs,
et au troisième congrès annuel de la C. C. N
à L’Annonciation, le 15 juin 1908

Après exposition des motifs dont s’inspire la Coopérative, et tels qu’ils ont été maintes fois rappelés en son nom, notamment par son porte-parole, le Pionnier, Ami du colon :

Il est proposé par M. le maire Péclet, de L’Annonciation, M. le curé Ouimet, de St-Jovite, et M. W. Charbonneau, L’Ascension ; appuyé par M. le maire Beauvais, de L’Ascension, MM. Delale, La Macaza, F. Raymond, Ste-Véronique de Turgeon, D. Champagne, St-Jovite et le R. P. Victor, curé de L’Annonciation et résolu à l’unanimité : que la Coopérative des Colons du Nord, tant par son bureau de direction que par son congrès général, persiste dans les revendications et vœux suivants, dont la plupart furent déjà ratifiés dans chacun de ses deux précédents congrès de Nominingue et de St-Jovite, et en autant qu’ils n’ont pas encore reçu satisfaction ; que la C. C. N. s’engage, de plus, à appuyer de toutes ses énergies et de son influence une propagande active tendant à la réalisation, aussi prompte et aussi complète que possible, de ces légitimes revendications :

I. Concession plus facile et moins précaire des lots aux colons, dans les cantons ouverts, ou propres à la colonisation, au moyen d’une classification rationnelle des terres à culture et des lots de forêt, et par la régie directe et exclusive des terres à culture par le Ministère de Colonisation réorganisé ;

II. Liberté pour les colons de faire du bois marchand, sur leur lot, sans droit supplémentaire, mais sous certaines réserves quant aux proportions, à la coupe réglementée, etc., et à la condition de maintenir, à perpétuité, une certaine portion de chaque lot entièrement en bois ;

II (bis). Mise en réserve par l’État, en faveur des futures municipalités, de dix ou quinze lots de terres à bois, moins propres à l’agriculture, et devant constituer dans chaque canton une réserve forestière communale, selon le système qui existe en France.

III. Subventions plus généreuses et plus systématiques pour l’établissement des chemins de roulage, et entretien par l’État, service de l’Agriculture ou des Travaux Publics, des grandes routes coloniales, une fois établies, jusqu’à ce que les municipalités intéressées soient assez fortes pour en être chargées efficacement ;

IV. Aide substantielle aux écoles primaires, dans les nouveaux centres coloniaux, et maintien de ces écoles, à la charge de l’État, en tout ou en partie, aussi longtemps que les municipalités ne seront pas en mesure d’y pourvoir convenablement ;

V. Encouragement, sous forme de primes ou boni, à l’industrie laitière et à celle de l’élevage, dans les centres de colonisation ;

VI. Retour à l’ancienne loi, pour le brûlage des abattis, meilleure organisation pour l’exécution et le contrôle des feux, propagande active et campagne éducationnelle en faveur du reboisement et de la coupe réglée ;

VII. Adoption d’une loi limitant à « une par mille âmes » le nombre des licences pouvant être accordées, en pays de colonisation ;

VIII. Reprise par l’État des lacs trop nombreux donnés à bail à des clubs, plus grande liberté d’accès à la plupart de ces lacs, pour les colons et touristes, meilleure protection du gibier et du poisson, par l’interdiction des chasses avec chiens, des pêches à la dynamite, des digues sans passe migratoire, etc. ;

IX. Continuation immédiate, jusqu’au cœur de la région du Témiscamingue, de l’extension du Pacifique Canadien à la Lièvre ;

X. Concession de taux plus bas et service plus efficace pour l’expédition du fret de la région Labelle ;

XI. Construction sans retard, à travers la région Labelle, du tronçon devant relier la ville de Montréal au Transcontinental National, autant que possible en utilisant à cette fin l’embranchement St-Jérôme-Huberdeau du Nord Canadien de Québec, ou à défaut de cela, extension de ce dernier tronçon vers la Lièvre et la Gatineau, selon l’esprit de sa charte primitive ;

XII. Érection de la région Labelle, avec quelques cantons avoisinants, en un comté spécial de colonisation, comme au lac St-Jean ;

XIII. Établissement du même territoire, avec quelques adjonctions naturelles de territoires limitrophes, en une juridiction nouvelle de la Cour Supérieure, distincte de celles d’Ottawa, de Terrebonne, etc. ;

XIV. Protection efficace de la région Labelle contre l’envahissement menaçant de l’immigration israélite ;

XV. Établissement dans notre région des Coopératives paroissiales de Colonisation, selon le plan du R. P. Martineau, S. J. déjà chaleureusement approuvé par plusieurs archevêques et évêques de la province, de telle sorte que notre région fournisse la première Union de comté, dans cette puissante association nationale, dont la C. C. N. a déjà fourni l’idée inspiratrice.


Certifié, pour présentation et adoption :


Signé : Dom André Mouttet, C. R. I. C., président
J.-M.-Amédée Denault, secrétaire


Pour copie conforme :
J.-M.-Amédée Denault, Sec., C. C. N.


L’Annonciation, le 15 juin 1908.
  1. Les statistiques fournies dans ce travail sont tirées surtout de l’Annuaire du Canada, 1914 ; l’Annuaire statistique de la province de Québec, 1914, 1915 et 1918 ; la Gazette du Travail, 1916 ; la Gazette Agricole, 1916 ; Production, Economie et la Statistique Mensuelle.
  2. On compte 15 cités dans la province. Leur population globale était de 699,600 âmes en 1911. D’après les Statistiques municipales, cette population aurait atteint 957,129. en 1915, soit une augmentation de 257,529.

    Les villes sont au nombre de 76. soit 15 de plus qu’en 1911.

    Les municipalités de village sont au nombre de 200 contre 157 en 1911. Le chiffre de population des villages, en 1911, était de 116,338 et de 160,143 en 1915. Plusieurs villages de 1911 sont aujourd’hui organisés en villes. Pour résumer, la province de Québec comptait, en 1915, 1,316,134 âmes dans ses 15 cités, ses 76 villes et ses 200 villages incorporés. La population totale s’élevant à 2,321,187, il restait pour les campagnes et les villages non-incorporés 1,005,053 âmes, donc 310,000 de moins à la campagne qu’à la ville. Annuaire statistique de la Province de Québec, 1916, p. 67.

  3. Extrait du discours budgétaire, 1916, cf. Production, Économie, p. 5.
  4. Godefroy Kurth, Les Origines de la civilisation moderne, I, p. 22.
  5. Ibid. p. 162.
  6. La France aux colonies, p. 88.
  7. Histoire du Second Empire, Tome IV, p. 400.
  8. La Gazette agricole, octobre 1916, p. 911.
  9. Voici une comparaison plutôt cruelle des règlements de colonisation dans les deux provinces, tirée d’une lettre de M. J.-L. Pineau, président actif de la Ligue de colonisation Nouveau-Québec et Nouvel-Ontario, (La Presse, 10 mars 1917) :

    Règlements d’un lot au Nouvel-Ontario : « Le colon a droit à un lot de 160 acres, à 50c l’acre, payable en 4 ans, à 6%. Enregistrer le lot 6 mois d’avance, si désiré, et pendant les trois ans, bâtir une maison 16 x 20, au moins, défricher, résider et cultiver 16 acres. »

    Comme on le voit, il n’y a pas de restrictions au défrichement ; le colon peut même engager de l’aide, faire couper et vendre autant de bois de pulpe qu’il le désire. Et après les trois ans le colon a droit à un autre lot de 160 acres, aux mêmes conditions que le premier. Aussi, une première personne, désirant payer une seconde personne, pour faire exécuter les conditions d’un lot, la première personne devient, par le fait, propriétaire de ce lot, mais à condition que le défrichement soit de 32 acres, au lieu de 16. Tout colon peut faire la chasse et la pêche, au Nouvel-Ontario, dans quelque endroit, sans avoir à craindre les régions louées à des clubs, comme on en voit dans notre province.

    Règlements d’un lot en Abitibi : — « Le colon a droit à 100 acres, à 30c l’acre ; défricher au moins 3 acres par année, et les mettre en culture l’année suivante ; dans les (30) trente mois, il devra bâtir une habitation et une grange, et obtenir ses lettres patentes, après 30 mois de résidence continue, et s’il a 15% d’acres en culture. Tout bois coupé, sur le lot avant l’émission des lettres patentes, au contraire que pour défrichement, chauffage, bâtisses et clôtures, sera considéré comme ayant été coupé sans licence, sur les terres publiques. Le colon ne peut pas faire la chasse, et la pêche, dans les régions louées à des clubs. »

    Ne serait-il pas préférable de livrer la forêt au colon, au lieu du marchand de bois ?

  10. On serait parfois tenté de croire que le gouvernement ne tient pas à la colonisation, et qu’il préfère de beaucoup l’industrie forestière à l’agriculture, le marchand de bois au colon, l’arbre à l’homme. Pour ne rien dire de l’administration actuelle, citons quelques faits bien précis particulièrement révoltants, dévoilés dans Le Pionnier de mai 1908 sous la signature d’un prêtre colonisateur, M. l’abbé Chouinard, de St-Paul de la Croix. (Témiscouata) :

    ... « L’idée des terres libres aux colons libres, à mon sens, est la meilleure… Le but de cet article est de faire connaître au public la manière vraiment indigne dont on traite le colon dans notre comté. Comme il n’y a rien de plus probant que des faits, je cite des faits. Un de mes paroissiens, M. Michel St-Pierre, père de plusieurs garçons, voulait en établir trois, voisins, sur les terres nouvelles. Il va au canton Demers, à 20 milles d’ici, choisit ses lots et en fait la demande à l’agent des Terres à la Rivière-du-Loup, avant le 30 avril, car ces lots sont dans les limites des porteurs de licence. L’agent lui concède ces lots. Mais voilà qu’au mois de juillet, au moment où il se disposait, avec ses trois garçons, à aller faire le défrichement voulu par la loi, il reçoit de l’agent, M. Le Bel, ordre de ne pas toucher à ses lots avant que le marchand de bois ait enlevé tout le bois marchand (on sait que cela peut durer des années !). Justement irrité de tant de mauvaise foi, M. St-Pierre prend ses permis d’occupation, retourne à la Rivière-du-Loup, les remet à l’agent et réclame son argent.

    Un autre de mes paroissiens. M. Xavier Lepage, s’adresse au même agent pour avoir un lot dans le même canton. C’est un père de famille qui veut se fixer sur des terres nouvelles. L’agent lui fait comprendre qu’il ne peut avoir son permis avant d’avoir fait le défrichement voulu ! Mon homme, ignorant la loi à ce sujet, va tranquillement prendre son lot, y fait du défrichement et ensemence sa terre. Maintenant sûr de son coup, il se rend à la Rivière-du-Loup pour prendre son permis d’occupation. L’agent l’éconduit honteusement, le traitant de colon de mauvaise foi, etc.

    C’est incroyable, mais c’est vrai. Et il y a ici des centaines de cas semblables dans tout le comté. L’obstacle à la colonisation ne vient pas tant du marchand de bois, des réserves forestières, etc, que du Département des Terres, par ses trop souples agents. On nous en signale un qui aurait déclaré, en présence de plusieurs personnes, qu’il était payé par les compagnies pour décourager les colons comme il le fait. Une enquête serait fort à propos »…

    « Il faut absolument, si l’on veut faire de la colonisation pratique, qu’on s’associe pour le redressement de toutes les difficultés qui sont semées sous les pas du colon. Laissé à lui-même il se décourage et quitte le pays… Le canton Raudot, facile à faire, était sous licence. Nos cercles se sont émus de cet état de choses, et l’on a résolu d’envoyer une délégation à Québec. Il faut rendre cet hommage à l’hon. M. Turgeon qu’il nous a reçus avec courtoisie et a rendu pleine justice à nos légitimes réclamations. Nous avons ainsi obtenu un territoire assez vaste pour la fondation d’une nouvelle paroisse, et tous les obstacles ont été aplanis comme par enchantement Ce que les colons laissés à eux-mêmes n’auraient jamais pu obtenir, nos cercles l’ont eu sans difficulté. C’est le temps de proclamer que l’union fait la force. Le problème serait vite résolu si l’on savait s’unir dans une action commune, et cela par l’association »…

    Voilà en effet la conclusion du bon sens, celle qu’on pratiquerait s’il s’agissait d’une affaire quelconque, ou si nous savions faire de la sociologie pratique, du patriotisme pratique, au meilleur sens du terme. Les griefs sont partout, au Nominingue, à la Gaspésie, au lac St-Jean, à l’Abitibi : il faut des porte-voix aux pauvres plaintes des colons ; il faut des cercles qui fassent enquête, qui dénoncent, qui crient, qui sollicitent. Il faut que les fonctionnaires soient surveillés, dégourdis, aiguillonnés, que la colonisation tienne une place dans leurs loisirs, qu’ils s’occupent non à empêcher le défrichement de notre province, mais à l’étendre de plus en plus. Il faut amender les lois de colonisation, préférer nos bâtisseurs de paroisses aux clubistes et aux marchands de bois millionnaires de New-York, et subordonner le Département des Terres au Ministère de la Colonisation. La terre libre au colon libre !

  11. Lettre de M. Elzéar Boivin, dans Le Progrès du Saguenay, 28 décembre 1916.
  12. Annuaire du Canada, 1914, pp. 477 et suivante.
  13. Annuaire statistique de la province de Québec. 1916, p. 481.
  14. Les jeunes gens de l’A. C. J. C. qui percevaient les souscriptions pour l’Aide aux Blessés de l’Ontario, publiaient dans Le Semeur de mai 1915 un intéressant bout de lettre qu’accompagnait l’obole d’un « ancien » : « Il y a cinquante et quelques années, (en 1862), les jeunes d’alors parmi lesquels Honoré Mercier, Boucher de la Bruère, avaient entrepris une croisade analogue à la vôtre. Il s’agissait de colonisation : aider nos compatriotes à se tailler des domaines dans les cantons de l’Est. Notre projet ne réussit que partiellement parce que nous n’étions pas organisés en société et que nous étions plus ou moins lancés dans la politique »…
  15. Voir le tract numéro 61 de l’Ê. S. P.
  16. Certains industriels ont littéralement fondé leur paroisse. Entre autres, à Manseau, comté de Nicolet, la compagnie Savoie, après avoir exploité le bois de commerce de sa limite, a taillé les lots, attiré les colons, vendu quatre ou cinq cents terres, aidé aux premiers défrichements par un bon système de crédit, et elle ouvre actuellement sa deuxième paroisse. Espérons qu’elle se transportera ailleurs pour multiplier son action bienfaisante, et qu’elle aura des imitateurs.